Oppression et liberté - kiosquenet
Examen critique des idées de révolution et de progrès ... l'organisation des mas
ses prolétariennes, sur le terrain politique et syndical, dans les cadres du régime.
..... actuellement une alliance militaire entre la Russie et l'Allemagne hitlérienne.
...... la connaissance, l'autre l'esprit, sujet de la connaissance ; toutes deux ôtent ...
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Simone Weil
Oppression et Liberté
Table des matières
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_1" Perspectives. Allons-nous vers la révolution prolétarienne ?
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_2" Réflexions concernant la technocratie, le national-socialisme,
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_2" lU.R.S.S. et quelques autres points
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_3" Sur le livre de Lénine « Matérialisme et empiriocriticisme »
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_4" Réflexions sur les causes de la liberté et de loppression sociale
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_5" Fragments 1933-1938.
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_6" Examen critique des idées de révolution et de progrès
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_7" Méditation sur lobéissance et la liberté
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_8" Sur les contradictions du marxisme
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_9" Fragments, Londres 1943
HYPERLINK \l "oppression_et_liberte_10" Y a-t-il une doctrine marxiste ?
PerspectivesAllons-nous vers la révolution prolétarienne ?
Je nai que mépris pour le mortel qui se réchauffe
avec des espérances creuses. Sophocle
HYPERLINK \l "tdm" Table des matières
Le moment depuis longtemps prévu est arrivé, ou le capitalisme est sur le point de voir son développement arrête par des limites infranchissables. De quelque manière que lon interprète le phénomène de laccumulation, il est clair que capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que lexpansion capitaliste nest plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre. Et cependant jamais le socialisme na été annoncé par moins de signes précurseurs. Nous sommes dans une période de transition ; mais transition vers quoi ? Nul nen a la moindre idée. Dautant plus frappante est linconsciente sécurité avec laquelle on sinstalle dans la transition comme dans un état définitif, au point que les considérations concernant la crise du régime sont passées un peu partout a létat de lieux communs. Certes on peut toujours croire que le socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou une vertu ; tant que lon entendra de jour en jour par après-demain le surlendemain du jour présent, on sera sûr de nêtre jamais démenti ; mais un tel état desprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient, par exemple, au jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme lAjax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses.
Tout au long de lhistoire, des hommes ont lutté, ont souffert et sont morts pour émanciper des opprimés. Leurs efforts, quand ils ne sont pas demeurés vains, nont jamais abouti à autre chose quà remplacer un régime doppression par un autre. Marx, qui en avait fait la remarque, a cru pouvoir établir scientifiquement quil en est autrement de nos jours, et que la lutte des opprimés aboutirait à présent à une émancipation véritable, non à une oppression nouvelle. Cest cette idée, demeurée parmi nous comme un article de foi, quil serait nécessaire dexaminer à nouveau, à moins de vouloir fermer systématiquement les yeux sur les événements des vingt dernières années. Épargnons-nous les désillusions de ceux qui, ayant lutté pour Liberté, Égalité, Fraternité, se sont trouvés un beau jour avoir obtenu, comme dit Marx, Infanterie, Cavalerie, Artillerie. Encore ceux-là ont-ils pu tirer quelque enseignement des surprises de lhistoire ; plus triste est le sort de ceux qui ont péri en 1792 ou 93, dans la rue ou aux frontières, dans la persuasion quils payaient de leur vie la liberté du genre humain. Si nous devons périr dans les batailles futures, faisons de notre mieux pour nous préparer à périr avec une vue claire du monde que nous abandonnerons.
La Commune de Paris a donné un exemple, non seulement de la puissance créatrice des masses ouvrières en mouvement, mais aussi de lincapacité radicale, dun mouvement spontané quand il sagit de lutter contre une force organisée de répression. Août 1914 a marqué la faillite de lorganisation des masses prolétariennes, sur le terrain politique et syndical, dans les cadres du régime. Dès ce moment, il a fallu abandonner une fois pour toutes lespérance placée dans ce mode dorganisation non seulement par les réformistes, mais par Engels. En revanche, Octobre 1917 vint ouvrir de nouvelles et radieuses perspectives. On avait enfin trouvé le moyen de lier laction légale à laction illégale, le travail systématique des militants disciplinés au bouillonnement spontané des masses. Partout dans le monde devaient se former des partis communistes auxquels le parti bolchevik communiquerait son savoir ; ils devaient remplacer la social-démocratie, qualifiée par Rosa Luxembourg, dès août 1914, de « cadavre puant », et qui nallait pas tarder à disparaître de la scène de lhistoire ; ils devaient semparer du pouvoir à brève échéance. Le régime politique créé spontanément par les ouvriers de Paris en 1871, puis par ceux de Saint-Pétersbourg en 1905, devait sinstaller solidement en Russie et couvrir bientôt la surface du monde civilisé. Certes lécrasement de la Révolution russe par une intervention brutale de limpérialisme étranger pouvait anéantir ces brillantes perspectives ; mais à moins dun semblable écrasement, Lénine et Trotsky étaient surs dintroduire dans lhistoire précisément cette série de transformations et non pas une autre.
Quinze ans se sont écoulés. La Révolution russe na pas été écrasée. Ses ennemis extérieurs et intérieurs ont été vaincus. Cependant nulle part sur la surface du globe, y compris le territoire russe, il ny a de soviets ; nulle part sur la surface du globe, y compris le territoire russe, il ny a de parti communiste proprement dit. Le « cadavre puant » de la social-démocratie a continué quinze ans durant a corrompre latmosphère politique, ce qui nest guère le fait dun cadavre ; sil a été finalement en grande partie balayé, ça été par le fascisme et non par la révolution. Le régime issu dOctobre, et qui devait sétendre ou périr, sest fort bien adapté, quinze ans durant, aux limites des frontières nationales ; son rôle à lextérieur consiste à présent, comme les événements dAllemagne le montrent avec évidence, à étrangler la lutte révolutionnaire du prolétariat. La bourgeoisie réactionnaire a fini par sapercevoir elle-même quil est bien près davoir perdu toute force dexpansion, et se demande si elle ne pourrait pas à présent lutiliser en contractant avec lui, en vue des guerres futures, des alliances défensives et offensives (cf. la Deutsche Allgemeine Zeitung du 27 mai). À vrai dire ce régime ressemble au régime que croyait instaurer. Lénine dans la mesure où il exclut presque entièrement la propriété capitaliste ; pour tout le reste, il en est très exactement le contre-pied. Au lieu dune liberté effective de la presse, limpossibilité dexprimer un jugement libre sous forme de document imprimé, ou dactylographié, ou manuscrit, ou même par la simple parole, sans risquer la déportation ; au lieu du libre jeu des partis dans les cadres du système soviétique, « un parti au pouvoir, et tous les autres en prison » ; au lieu dun parti communiste destiné à rassembler, en vue dune libre coopération, les hommes qui posséderaient le plus haut degré de dévouement, de conscience, de culture, desprit critique, une simple machine administrative, instrument passif aux mains du Secrétariat, et qui, au dire de Trotsky lui-même, na dun parti que le nom ; au lieu de soviets, de syndicats et de coopératives fonctionnant démocratiquement et dirigeant la vie économique et politique, des organismes portant à vrai dire les mêmes noms, mais réduits à de simples appareils administratifs ; au lieu du peuple armé et organisé en milices pour assurer à lui seul la défense à lextérieur et lordre à lintérieur, une armée permanente, une police non contrôlée et cent fois mieux armée que celle du tsar ; enfin et surtout, au lieu des fonctionnaires élus, sans cesse contrôlés, sans cesse révocables, qui devait assurer le gouvernement en attendant le moment où « chaque cuisinière apprendrait à gouverner lÉtat », une bureaucratie permanente, irresponsable, recrutée par cooptation, et possédant, par la concentration entre ses mains de tous les pouvoirs économiques et politiques, une puissance jusquici inconnue dans lhistoire.
La nouveauté même dun semblable régime le rend difficile à analyser. Trotsky persiste à dire quil sagit dune « dictature du prolétariat », dun « État ouvrier » bien quà « déformations bureaucratiques », et que, concernant la nécessité, pour un tel régime, de sétendre ou de périr, Lénine et lui ne se sont trompés que sur les délais. Mais quand une erreur de quantité atteint de telles proportions, il est permis de croire quil sagit dune erreur portant sur la qualité, autrement dit sur la nature même du régime dont on veut définir les conditions dexistence. Dautre part, nommer un État « État ouvrier » quand on explique par ailleurs que chaque ouvrier y est placé, économiquement et politiquement, a lentière discrétion dune caste bureaucratique, cela ressemble a une mauvaise plaisanterie. Quant aux « déformations », ce terme, singulièrement mal à sa place concernant un État dont tous les caractères sont exactement lopposé de ceux que comporte théoriquement un État ouvrier, semble impliquer que le régime stalinien serait une sorte danomalie ou de maladie de la Révolution russe. Mais la distinction entre le pathologique et le normal na pas de valeur théorique. Descartes disait quune horloge détraquée nest pas une exception aux lois de lhorloge, mais un mécanisme différent obéissant a ses lois propres ; de même il faut considérer le régime stalinien, non comme un État ouvrier détraque, mais comme un mécanisme social différent, défini par les rouages qui le composent, et fonctionnant conformément à la nature de ces rouages. Et, alors que les rouages dun État ouvrier seraient les organisations démocratiques de la classe ouvrière, les rouages du régime stalinien sont exclusivement les pièces dune administration centralisée dont dépend entièrement toute la vie économique, politique et intellectuelle du pays. Pour un tel régime, le dilemme « sétendre ou périr » non seulement nest plus valable, mais na même plus de sens ; le régime stalinien, en tant que système doppression, est aussi peu contagieux que pouvait lêtre lEmpire pour les pays voisins de la France. La vue selon laquelle le régime stalinien constituerait une simple transition, soit vers le socialisme, soit vers le capitalisme, apparaît également comme arbitraire. Loppression des ouvriers nest évidemment pas une étape vers le socialisme. La « machine bureaucratique et militaire » qui constituait, aux yeux de Marx, le véritable obstacle à la possibilité dune marche continue vers le socialisme par la simple accumulation de réformes successives, na sans doute pas perdu cette propriété du fait que, contrairement aux prévisions, elle survit à léconomie capitaliste. Quant à la restauration du capitalisme, qui ne pourrait se produire que comme une sorte de colonisation, elle nest nullement impossible, en raison de lavidité propre à tous les impérialismes et de la faiblesse économique et militaire de lU.R.S.S. ; cependant les rivalités qui opposent les divers impérialismes empêchent, jusquici, que le rapport des forces soit écrasant pour la Russie. En tout cas, la bureaucratie soviétique ne soriente nullement vers une capitulation, de sorte que le terme de transition serait de toute manière impropre. Rien ne permet de dire que la bureaucratie dÉtat russe prépare le terrain pour une domination autre que la sienne propre, quil sagisse de la domination du prolétariat ou de celle de la bourgeoisie. En réalité, toutes les explications embarrassées par lesquelles les militants formés par le bolchevisme essaient de se dispenser de reconnaître la fausseté radicale des perspectives posées en octobre 1917 reposent sur le même préjugé que ces perspectives elles-mêmes, à savoir sur laffirmation, considérée comme un dogme, quil ne peut y avoir actuellement que deux types dÉtat, lÉtat capitaliste et lÉtat ouvrier. À ce dogme, le développement du régime issu dOctobre apporte le plus brutal démenti. DÉtat ouvrier, il nen a jamais existé sur la surface de la Terre, sinon quelques semaines à Paris, en 1871, et quelques mois peut-être en Russie, en 1917 et 1918. En revanche règne sur un sixième du globe, depuis près de quinze ans, un État aussi oppressif que nimporte quel autre et qui nest ni capitaliste ni ouvrier. Certes Marx navait rien prévu de semblable. Mais Marx non plus ne nous est pas aussi cher que la vérité.
Lautre phénomène capital de notre époque, je veux dire le fascisme, ne rentre pas plus aisément que lÉtat russe dans les schémas du marxisme classique. Là-dessus aussi, bien entendu, il existe des lieux communs propres à sauver de la pénible obligation de réfléchir. Comme lU.R.S.S. est un « État ouvrier » plus ou moins « déformé », le fascisme est un mouvement des masses petites-bourgeoises, reposant sur la démagogie, et qui constitue « la dernière carte de la bourgeoisie avant le triomphe de la révolution ». Car la dégénérescence du mouvement ouvrier a amené les théoriciens à représenter la lutte des classes comme un duel, ou un jeu entre partenaires conscients, et chaque évènement social ou politique comme une manuvre de lun des partenaires ; conception qui na pas plus de rapports avec le matérialisme que la mythologie grecque. Il existe des cercles restreints de grands financiers, de grands industriels, de politiciens réactionnaires qui défendent consciemment ce quils pensent être les intérêts politiques de loligarchie capitaliste ; mais ils sont bien incapables aussi bien dempêcher que de susciter un mouvement de masses comme le fascisme, ou même de le diriger. En fait, ils lont tantôt aidé, tantôt combattu, ont tenté vainement de sen faire un instrument docile et ont fini par capituler eux-mêmes devant lui. Certes cest la présence dun prolétariat exaspère qui fait pour eux de cette capitulation un moindre mal. Néanmoins le fascisme est toute autre chose quune carte entre leurs mains. La brutalité avec laquelle Hitler a congédié Hugenberg comme un domestique, et cela malgré les protestations de Krupp, est significative à cet égard. Il ne faut pas non plus oublier que le fascisme met radicalement fin à ce jeu des partis né du régime bourgeois et quaucune dictature bourgeoise, même en temps de guerre, navait encore supprimé ; et quil a installé à la place un régime politique dont la structure est à peu près celle du régime russe tel que la défini Tomsky : « Un parti au pouvoir et tous les autres en prison. » Ajoutons que la subordination mécanique du parti au chef est la même dans les deux cas, et assurées, dans les deux cas, par la police. Mais la souveraineté politique nest rien sans la souveraineté économique ; aussi le fascisme tend-il à se rapprocher du régime russe aussi sur le terrain économique, par la concentration de tous les pouvoirs, aussi bien économiques que politiques, entre les mains du chef de lÉtat. Mais sur ce terrain, le fascisme se heurte à la propriété capitaliste quil ne veut pas détruire. Il y a là une contradiction dont on voit mal à quoi elle peut mener. Mais, de même que le mécanisme de lÉtat russe ne peut être expliqué par de simples « déformations », de même cette contradiction essentielle du mouvement fasciste ne peut être expliquée par la simple démagogie. Ce qui est sûr, cest que, si le fascisme italien na obtenu la concentration des pouvoirs politiques quaprès de longues années qui ont épuisé son élan, le national-socialisme au contraire, parvenu au même résultat en moins de six mois, renferme encore une immense énergie et tend à aller beaucoup plus loin. Comme le montre notamment un rapport dune grande société anonyme allemande, que lHumanité a cité sans en apercevoir la signification, la bourgeoisie sinquiète devant la menace de lemprise étatique. Et effectivement Hitler a créé des organismes ayant un pouvoir souverain pour condamner ouvriers ou patrons à dix ans de travaux forcés et confisquer les entreprises.
Lon essaie vainement, pour faire rentrer à tout prix le national-socialisme dans les cadres du marxisme, de trouver, à lintérieur même du mouvement, une forme déguisée de la lutte des classes entre la base, instinctivement socialiste, et les chefs, qui représenteraient les intérêts du grand capital et auraient pour tâche de duper les masses par une savante démagogie. Tout dabord rien ne permet daffirmer avec certitude que Hitler et ses lieutenants, quels que soient leurs liens avec le capital monopolisateur, en sont de simples instruments. Et surtout lorientation des masses hitlériennes, si elle est violemment anticapitaliste, nest nullement socialiste, non plus que la propagande démagogique des chefs ; car il sagit de remettre léconomie non pas entre les mains des producteurs groupes en organisations démocratiques, mais bien entre les mains de lappareil dÉtat. Or, bien que linfluence des réformistes et des staliniens lait fait oublier depuis longtemps, le socialisme, cest la souveraineté économique des travailleurs et non pas de la machine bureaucratique et militaire de lÉtat. Ce quon nomme laile « national-bolchévique » du mouvement hitlérien nest donc nullement socialiste. Ainsi les deux phénomènes politiques qui dominent notre époque ne peuvent ni lun ni lautre être situés dans le tableau traditionnel de la lutte des classes.
Il en est de même pour toute une série de mouvements contemporains issus de laprès-guerre, et remarquables par leurs affinités aussi bien avec le stalinisme quavec le fascisme. Telle est, par exemple, la revue allemande Die Tat, qui groupe une pléiade de jeunes et brillants économistes, est extrêmement proche du national-socialisme et considère lU.R.S.S. comme le modèle de lÉtat futur, à labolition de la propriété privée près ; elle préconise actuellement une alliance militaire entre la Russie et lAllemagne hitlérienne. En France, nous avons quelques cercles, comme celui de la revue Plans, où se retrouve une semblable ambiguïté. Mais le mouvement le plus significatif à cet égard, cest ce mouvement technocratique qui a, dit-on, en un court espace de temps, couvert la surface des États-Unis ; on sait quil préconise, dans les limites dune économie nationale fermée, labolition de la concurrence et des marchés et une dictature économique exercée souverainement par les techniciens. Ce mouvement, quon a souvent rapproché du stalinisme et du fascisme, a dautant plus de portée quil ne semble pas être sans influence sur le cercle dintellectuels de Columbia qui sont en ce moment les conseillers de Roosevelt.
De pareils courants didées sont quelque chose dabsolument nouveau et qui donne à notre époque son caractère propre. Au reste, la période actuelle, si confuse soit-elle et si riche en courants politiques de toutes sortes, ancien et nouveau, ne semble guère manquer que du mouvement même qui, daprès les prévisions, devrait en constituer le caractère essentiel, à savoir la lutte pour lémancipation économique et politique des travailleurs. Il y a bien, dispersés çà et là et désunis par dobscures querelles, une poignée de vieux syndicalistes et de communistes sincères ; il y a même quelques petites organisations qui ont gardé à peu près intacts les mots dordre socialistes. Mais lidéal dune société régie, sur le terrain économique et politique, par la coopération des travailleurs ne conduit presque plus aucun mouvement des masses, soit spontané, soit organisé ; et cela au moment même où il nest question, dans tous les milieux, que de la faillite du capitalisme.
Devant cet état de choses, lon est contraint, si lon veut regarder la réalité en face, de se demander si le successeur du régime capitaliste ne doit pas être, plutôt que la libre association des producteurs, un nouveau système doppression. je voudrais à ce sujet soumettre une idée, à titre de simple hypothèse, à lexamen des camarades. On peut dire en abrégeant que lhumanité a connu jusquici deux formes principales doppression, lune, esclavage ou servage, exercé au nom de la force armée, lautre au nom de la richesse transformée ainsi en capital ; il sagit de savoir sil nest pas en ce moment en train de leur succéder une oppression dune espèce nouvelle, loppression exercée au nom de la fonction.
* * *
La lecture même de Marx montre avec évidence que déjà, il y a un demi-siècle, le capitalisme avait subi des modifications profondes et de nature à transformer le mécanisme même de loppression. Cette transformation na fait que saccentuer depuis la mort de Marx jusquà nos jours, et à un rythme particulièrement accéléré durant la période daprès-guerre. Déjà dans Marx il apparaît que le phénomène qui définit le capitalisme, à savoir lachat et la vente de la force de travail, est devenu, au cours du développement de la grande industrie, un facteur subordonné dans loppression des masses laborieuses ; linstant décisif, quant à lasservissement du travailleur, nest plus celui où, sur le marché du travail, louvrier vend son temps au patron, mais celui où, à peine le seuil de lusine franchi, il est happé par lentreprise. On connaît, à ce sujet, les terribles formules de Marx : « Dans lartisanat et la manufacture, le travailleur se sert de loutil ; dans la fabrique, il est au service de la machine. » « Dans la fabrique existe un mécanisme mort indépendant des ouvriers, et qui se les incorpore comme des rouages vivants. » « Le renversement (du rapport entre le travailleur et les conditions du travail) ne devient une réalité saisissable dans la technique elle-même quavec le machinisme. » « La séparation des forces spirituelles du procès de production davec le travail manuel, et leur transformation en force doppression du capital sur le travail, saccomplit pleinement... dans la grande industrie construite sur la base du machinisme. Le détail de la destinée individuelle
de louvrier travaillant à la machine disparaît comme une mesquinerie devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont cristallisés dans le système des machines et constituent la puissance du maître. » Si lon néglige la manufacture, qui peut être regardée comme une simple transition, on peut dire que loppression des ouvriers salariés, dabord fondée essentiellement sur les rapports de propriété et déchange, au temps des ateliers, est devenue par le machinisme un simple aspect des rapports contenus dans la technique même de la production. À lopposition créée par largent entre acheteurs et vendeurs de la force de travail sest ajoutée une autre opposition, créée par le moyen même de la production, entre ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose. Lexpérience russe a montré que, contrairement à ce que Marx a trop hâtivement admis, la première de ces oppositions peut être supprimée sans que disparaisse la seconde. Dans, les pays capitalistes, ces deux oppositions coexistent, et cette coexistence crée une confusion considérable. Les mêmes hommes se vendent au capital et servent la machine ; au contraire, ce ne sont pas toujours les mêmes hommes qui disposent des capitaux et qui dirigent lentreprise.
À vrai dire, il existait encore, il ny a pas bien longtemps, une catégorie douvriers qui, tout en étant salariés, nétaient pas de simples rouages vivants au service des machines, mais exécutaient au contraire leur travail en utilisant les machines avec autant de liberté, dinitiative et dintelligence que lartisan qui manie son outil ; cétaient les ouvriers qualifiés. Cette catégorie douvriers qui, dans chaque entreprise, constituait le facteur essentiel de la production a été à peu près supprimée par la rationalisation ; à présent un régleur se charge de disposer une certaine quantité de machines selon les exigences du travail à exécuter et le travail est accompli sous ses ordres par des manoeuvres spécialisés, capables seulement de faire fonctionner un type de machine et un seul par des gestes toujours identiques et auxquels lintelligence na aucune part. Ainsi lusine est partagée, actuellement, en deux camps nettement délimités, ceux qui exécutent le travail sans y prendre à proprement parler aucune part active, et ceux qui dirigent le travail sans rien exécuter. Entre ces deux fractions de la population dune entreprise, la machine elle-même constitue une barrière infranchissable. En même temps, le développement du système des sociétés anonymes a établi une barrière, à vrai dire moins nette, entre ceux qui dirigent lentreprise et ceux qui la possèdent. Un homme comme Ford, à la fois capitaliste et chef dentreprise, apparaît de nos jours comme une survivance du passé, ainsi que la remarqué léconomiste américain Pound. « Les entreprises », écrit Palewski dans un livre paru en 1928, « tendent de plus en plus à échapper des mains de ces capitaines dindustrie, chefs et possesseurs primitifs de laffaire... Lère des conquérants tend peu à peu à nêtre que le passé. Nous arrivons à lépoque quon a pu appeler lère des techniciens de la direction, et ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des capitalistes que les ouvriers. Le chef nest plus un capitaliste maître de lentreprise, il est remplacé par un conseil de techniciens. Nous vivons encore sur ce passé si proche et lesprit a quelque peine à saisir cette évolution. »
Ici encore il sagit dun phénomène que Marx avait aperçu. Seulement, tandis quau temps de Marx le personnel administratif de lentreprise nétait guère quune équipe demployés au service des capitalistes, de nos jours, en face des petits actionnaires réduits au simple rôle de parasites et des grands capitalistes principalement occupés du jeu financier, les « techniciens de la direction » constituent une couche sociale distincte, dont limportance tend a croître et qui absorbe par diverses voies une quantité considérable des profits. Laurat, analysant dans son livre sur lU.R.S.S. le mécanisme de lexploitation exercée par la bureaucratie, note que « la consommation personnelle des bureaucrates », consommation disproportionnée, dans lensemble, avec la valeur des services rendus par eux, « effectuée régulièrement et à titre de revenu fixe », sopère quasi indépendamment des nécessites daccumulation qui ne se matérialisent dans la rubrique « bénéfices » que lorsque les « frais dadministration », cest-à-dire les besoins de la bureaucratie, sont couverts ; et il oppose à ce système le système capitaliste où « la nécessité de laccumulation prime le versement du dividende ». Mais il oublie que, si laccumulation passe avant les dividendes, les « frais dadministration », dans les sociétés capitalistes tout comme en U.R.S.S., passent avant laccumulation. Jamais ce phénomène na été si frappant quaujourdhui, où des entreprises proches de la faillite, ayant renvoyé une foule douvriers, travaillant au tiers ou au quart de leur capacité de production, conservent presque intact un personnel administratif composé de quelques directeurs grassement rétribués et demployés mal payés, mais en quantité tout à fait disproportionnée avec le rythme de la production. Ainsi il y a, autour de lentreprise, trois couches sociales bien distinctes : les ouvriers, instruments passifs de lentreprise, les capitalistes dont la domination repose sur un système économique en voie de décomposition, et les administrateurs qui sappuient au contraire sur une technique dont lévolution ne fait quaugmenter leur pouvoir.
Ce développement de la bureaucratie dans lindustrie nest que laspect le plus caractéristique dun phénomène tout à fait général. Lessentiel de ce phénomène consiste dans une spécialisation qui saccentue de jour en jour. La transformation qui a eu lieu dans lindustrie, où les ouvriers qualifiés, capables de comprendre et de manier toutes sortes de machines, ont été remplacés par des manoeuvres spécialisés, automatiquement dressés à servir une seule espèce de machine, cette transformation est limage dune évolution qui sest produite dans tous les domaines. Si les ouvriers sont de plus en plus dépourvus de connaissances techniques, les techniciens, non seulement sont souvent assez ignorants de la pratique du travail, mais encore leur compétence est en bien des cas limitée à un domaine tout à fait restreint ; en Amérique on sest même mis a créer des ingénieurs spécialisés, comme de vulgaires manoeuvres, dans une catégorie déterminée de machines, et, chose significative, lU.R.S.S. sest empressée dimiter lAmérique sur ce point. Il va de soi, au reste, que les techniciens ignorent les fondements théoriques des connaissances quils utilisent. Les savants, à leur tour, non seulement restent étrangers aux problèmes techniques, mais sont de plus entièrement privés de cette vue densemble qui est lessence même de la culture théorique. On pourrait compter sur les doigts, dans le monde entier, les savants qui ont un aperçu de lhistoire et du développement de leur propre science ; il nen est point qui soit réellement compétent à légard des sciences autres que la sienne propre. Comme la science forme un tout indivisible, on peut dire quil ny a plus à proprement parler de savants, mais seulement des manoeuvres du travail scientifique, rouages dun ensemble que leur esprit nembrasse point. On pourrait multiplier les exemples. Dans presque tous les domaines, lindividu, enfermé dans les limites dune compétence restreinte, se trouve pris dans un ensemble qui le dépasse, sur lequel il doit régler toute son activité, et dont il ne peut comprendre le fonctionnement. Dans une telle situation, il est une fonction qui prend une importance primordiale, à savoir celle qui consiste simplement à coordonner ; on peut la nommer fonction administrative ou bureaucratique. La rapidité avec laquelle la bureaucratie a envahi presque toutes les branches de lactivité humaine est quelque chose de stupéfiant dès quon y songe. Lusine rationalisée, où lhomme se trouve privé, au profit dun mécanisme inerte, de tout ce qui est initiative, intelligence, savoir, méthode, est comme une image de la société actuelle. Car la machine bureaucratique, pour être formée dé chair, et de chair bien nourrie, nen est pas moins aussi irresponsable et aussi inconsciente que les machines de fer et dacier. Toute lévolution de la société actuelle tend à développer les diverses formes doppression bureaucratique et à leur donner une sorte dautonomie par rapport au capitalisme proprement dit. Aussi notre devoir est-il de définir ce nouveau facteur politique plus clairement que na pu le faire Marx.
À vrai dire, Marx avait bien aperçu la force doppression que constitue la bureaucratie. Il avait parfaitement vu que le véritable obstacle aux réformes émancipatrices nest pas le système des échanges et de la propriété, mais « la machine bureaucratique et militaire » de lÉtat. Il avait bien compris que la tare la plus honteuse quait à effacer le socialisme, ce nest pas le salariat, mais « la dégradante division du travail manuel et du travail intellectuel » ou, selon une autre formule, « la séparation des forces spirituelles du travail davec le travail manuel ». Mais Marx ne sest pas demandé sil ne sagit pas là dun ordre de problèmes indépendant des problèmes que pose le jeu de léconomie capitaliste proprement dite. Bien quil ait assisté à la séparation de la propriété et de la fonction dans lentreprise capitaliste, il ne sest pas demandé si la fonction administrative, dans la mesure où elle est permanente, ne pourrait pas, indépendamment de tout monopole de la propriété, donner naissance à une nouvelle classe oppressive. Et cependant, si lon voit très bien comment une révolution peut « exproprier les expropriateurs », on ne voit pas comment un mode de production fondé sur la subordination de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent pourrait ne pas produire automatiquement une structure sociale définie par la dictature dune caste bureaucratique. Non pas quon ne puisse imaginer un contrôle et un système de roulement qui rétablirait légalité aussi bien dans lÉtat que dans le procès même de la production industrielle ; mais en fait, quand une couche sociale se trouve pourvue dun monopole quelconque, elle le conserve jusquà ce que les bases mêmes en soient sapées par le développement historique. Cest ainsi que le féodalisme est tombé non pas sous la poussée des masses populaires semparant elles-mêmes de la force armée, mais par la substitution du commerce à la guerre comme moyen principal de domination. De même, la couche sociale définie par lexercice des fonctions dadministration nacceptera jamais, quel que soit le régime légal de la propriété, douvrir laccès de ces fonctions aux masses laborieuses, dapprendre « à chaque cuisinière à gouverner lÉtat » ou à chaque manuvre à diriger lentreprise. Tout régime de domination dune classe sur une autre répond en somme, dans lhistoire, à la distinction entre une fonction sociale dominante et une ou plusieurs fonctions subordonnées ; ainsi, au moyen âge, la production était quelque chose de subordonne par rapport à la défense des champs à main armée ; à létape suivante, la production, devenue essentiellement industrielle, sest trouvée subordonnée à la circulation. Il y aura socialisme quand la fonction dominante sera le travail productif lui-même ; mais cest ce qui ne peut avoir lieu tant que durera un système de production où le travail proprement dit se trouve subordonné, par lintermédiaire de la machine, à la fonction consistant à coordonner les travaux. Aucune expropriation ne peut résoudre ce problème, contre lequel sest brisé lhéroïsme des ouvriers russes. La suppression de la division des hommes en capitalistes et en prolétaires nimplique nullement que doive disparaître, même progressivement, « la séparation des forces spirituelles du travail davec le travail manuel ».
Les technocrates américains ont tracé un tableau enchanteur dune société où, le marché étant supprimé, les techniciens se trouveraient tout-puissants, et useraient de leur puissance de manière à donner à tous le plus de loisir et de bien-être possible. Cette conception rappelle, par son caractère utopique, celle du despotisme éclairé cher à nos pères. Toute puissance exclusive et non contrôlée devient oppressive aux mains de ceux qui en détiennent le monopole. Et dès à présent lon voit fort bien comment se dessine, à lintérieur même du système capitaliste, laction oppressive de cette couche sociale nouvelle. Sur le terrain de la production, la bureaucratie, mécanique irresponsable, engendre, comme la noté Laurat à propos de lU.R.S.S., dune part un parasitisme sans limites, dautre part une anarchie qui, en dépit de tous les « plans », équivaut pour le moins à lanarchie causée par la concurrence capitaliste. Quant aux rapports entre la production et la consommation, il serait vain despérer quune caste bureaucratique, quelle soit russe ou américaine, les rétablisse en subordonnant la première à la seconde. Tout groupe humain qui exerce une puissance lexerce, non pas de manière à rendre heureux ceux qui y sont soumis, mais de manière à accroître cette puissance ; cest là une question de vie ou de mort pour nimporte quelle domination. Tant que la production en est restée à un stade primitif, la question de la puissance sest résolue par les armes. Les transformations économiques lont transportée sur le plan de la production elle-même ; cest ainsi quest né le régime capitaliste. Lévolution du régime a, par la suite, rétabli la guerre comme moyen essentiel de lutte pour le pouvoir, mais sous une autre forme ; la supériorité dans la lutte militaire suppose, de nos jours, la supériorité dans la production elle-même. Si la production a pour fin, aux mains des capitalistes, le jeu de la concurrence, elle aurait nécessairement pour fin, aux mains des techniciens organisés en une bureaucratie dÉtat, la préparation à la guerre. Au reste, comme Rousseau lavait déjà compris, aucun système doppression na intérêt au bien-être des opprimés ; cest sur la misère que loppression peut peser le plus aisément de tout son poids.
Quant à latmosphère morale que peut amener un régime de dictature bureaucratique, on peut dès à présent se rendre compte de ce quelle peut être. Le capitalisme nest quun système dexploitation du travail productif ; si lon excepte les tentatives démancipation du prolétariat, il a donné un libre essor, dans tous les domaines, à linitiative, au libre examen, à linvention, au génie. Au contraire, la machine bureaucratique, qui exclut tout jugement et tout génie, tend, par sa structure même, à la totalité des pouvoirs. Elle menace donc lexistence même de tout ce qui est encore précieux pour nous dans le régime bourgeois. Au lieu du choc des opinions contraires, on aurait, sur toutes choses, une opinion officielle dont nul ne pourrait, sécarter ; au lieu du cynisme propre au système capitaliste, qui dissout tous les liens dhomme à homme pour les remplacer par de purs rapports dintérêts, un fanatisme soigneusement cultivé, propre à faire de la misère, aux yeux des masses, non plus un fardeau passivement supporté, mais un sacrifice librement consenti ; un mélange de dévouement mystique et de bestialité sans frein ; une religion de lÉtat qui étoufferait toutes les valeurs individuelles, cest-à-dire toutes les valeurs vraies. Le système capitaliste et même le régime féodal, qui, par le désordre quil comportait, permettait çà et là a des individus et à des collectivités de se développer dune manière indépendante, sans parler de ce bienheureux régime grec où les esclaves étaient du moins employés à nourrir des hommes libres, toutes ces formes doppression apparaissent comme des formes de vie libre et heureuse auprès dun système qui anéantirait méthodiquement toute initiative, toute culture, toute pensée.
Sommes-nous réellement menaces dêtre soumis à un tel régime ? Nous en sommes peut-être plus que menacés ; il semble que nous le voyions se développer sous nos yeux. La guerre, qui se continue sous forme de préparation à la guerre, a donné une fois pour toutes à lappareil dÉtat un rôle important dans la production. Bien que, même en pleine lutte, les intérêts des capitalistes aient souvent passé avant lintérêt de la défense nationale, comme le montre lexemple de Briey, la préparation systématique à la guerre suppose pour chaque État une certaine réglementation de léconomie, une certaine tendance vers lindépendance économique. Dautre part, dans tous les domaines, la bureaucratie sest, depuis la guerre, monstrueusement développée. Certes la bureaucratie ne sest pas encore constituée en un système doppression ; si elle sest infiltrée partout, elle demeure cependant diffuse, dispersée en une foule dappareils que le jeu même du régime capitaliste empêche de se cristalliser autour dun noyau central, Fried, le principal théoricien de la revue Die Tat, disait en 1930 : « Nous sommes pratiquement sous la domination de la bureaucratie syndicale, de la bureaucratie industrielle et de la bureaucratie dÉtat, et ces trois bureaucraties se ressemblent tant quon pourrait mettre lune à la place de lautre. » Or, sous linfluence de la crise, ces trois bureaucraties tendent à se fondre en un appareil unique. Cest ce quon voit en Amérique, où Roosevelt, sous linfluence dune pléiade de techniciens, essaie de fixer les prix et les salaires, en accord avec les unions dindustriels et douvriers. Cest ce quon voit en Allemagne, où, avec une rapidité foudroyante, lappareil dÉtat sest annexé lappareil syndical et tend à mettre la main sur léconomie. Quant à la Russie, il y a longtemps que les trois bureaucraties de lÉtat, des entreprises et des organisations ouvrières ny forment plus quun seul et même appareil.
La question des perspectives se pose ainsi de deux manières ; dune part, pour la Russie où les masses travailleuses ont exproprié propriétaires et capitalistes, il sagit de savoir si la bureaucratie peut effacer, sans guerre civile, jusquaux traces des conquêtes dOctobre. Il semble bien que les faits nous contraignent, malgré Trotsky, à répondre par laffirmative. Quant aux autres pays, il faut examiner si le capitalisme proprement dit peut y périr sans une semblable expropriation, par une simple transformation du sens de la propriété. Sur ce point, les faits sont beaucoup moins clairs. Certes lon peut dire que dès maintenant le régime capitaliste nexiste plus a proprement parler. Il ny a plus à proprement parler de marché du travail. La réglementation du salaire et de lembauche, le service du travail semblent autant détapes dans la transformation du salariat en une forme dexploitation nouvelle. Il semble aussi quen Allemagne les commissaires installés par Hitler dans les trusts et les grandes entreprises, exercent réellement un pouvoir dictatorial. Labandon systématique de la monnaie or dans le monde est aussi un phénomène important. Dautre part il faut tenir compte de faits tels que la « clôture de la révolution nationale » en Allemagne et la constitution dun conseil supérieur de léconomie qui comprend tous les magnats. Cependant le mouvement national-socialiste est loin davoir dit son dernier mot. Les capitulations successives de la bourgeoisie devant ce mouvement montrent assez quel est le rapport des forces. La séparation de la propriété et de lentreprise, qui a transformé la plupart des propriétaires de capital en simples parasites, permet des mots dordre tels que « la lutte contre lesclavage de lintérêt », qui sont anticapitalistes sans être prolétariens. Quant aux grands magnats du capital industriel et financier, leur participation à la dictature économique de lÉtat nexclut pas nécessairement la suppression du rôle quils ont joué jusquici dans léconomie. Enfin, si les phénomènes politiques peuvent être considérés comme des signes de lévolution économique, on ne peut négliger le fait que tous les courants politiques qui touchent les masses, quils sintitulent fascistes, socialistes ou communistes, tendent à la même forme de capitalisme dÉtat. Seuls sopposent à ce grand courant quelques défenseurs du libéralisme économique, de plus en plus timides et de moins en moins écoutés. Bien rares sont ceux de nos camarades qui se souviennent quon pourrait y opposer aussi la démocratie ouvrière. En présence de tous ces faits, et de bien dautres, nous sommes contraints de nous demander nettement vers quel régime nous mènera la crise actuelle, si elle se prolonge, ou, en cas dun retour rapide de la bonne conjoncture, les crises ultérieures.
Devant une semblable évolution, la pire déchéance serait doublier nous-mêmes le but que nous poursuivons. Cette déchéance a déjà atteint plus ou moins gravement un grand nombre de nos camarades, et elle nous menace tous. Noublions pas que nous voulons faire de lindividu et non de la collectivité la suprême valeur. Nous voulons faire des hommes complets en supprimant cette spécialisation qui nous mutile tous. Nous voulons donner au travail manuel la dignité a laquelle il a droit, en donnant à louvrier la pleine intelligence de la technique au lieu dun simple dressage ; et donner à lintelligence son objet propre, en la mettant en contact avec le monde par le moyen du travail. Nous voulons mettre en pleine lumière les rapports véritables de lhomme et de la nature, ces rapports que déguise, dans toute société fondée sur lexploitation, « la dégradante division du travail en travail intellectuel et travail manuel ». Nous voulons rendre à lhomme, cest-à-dire à lindividu, la domination quil a pour fonction propre dexercer sur la nature, sur les outils, sur la société elle-même ; rétablir la subordination des conditions matérielles du travail par rapport aux travailleurs ; et au lieu de supprimer la propriété individuelle, « faire de la propriété individuelle une vérité, en transformant les moyens de production... qui servent aujourdhui surtout à asservir et exploiter le travail, en de simples instruments du travail libre et associé ».
Cest là la tâche propre de notre génération. Depuis plusieurs siècles, depuis la Renaissance, les hommes de pensée et daction travaillent méthodiquement à rendre lesprit humain maître des forces de la nature ; et le succès a dépassé les espérances. Mais au cours du siècle dernier, lon a compris que la société elle-même est une force de la nature, aussi aveugle que les autres, aussi dangereuse pour lhomme sil ne parvient pas à la maîtriser. Actuellement cette force pèse sur nous plus cruellement que leau, la terre, lair et le feu ; dautant quelle a elle-même entre ses mains, par les progrès de la technique, le maniement de leau, de la terre, de lair et du feu. Lindividu sest trouvé brutalement dépossédé des moyens de combat et de travail ; ni la guerre ni la production ne sont plus possibles sans une subordination totale de lindividu à loutillage collectif. Or le mécanisme social, par son fonctionnement aveugle, est en train, comme le montre tout ce qui arrive depuis août 1914, de détruire toutes les conditions du bien-être matériel et moral de lindividu, toutes les conditions du développement intellectuel et de la culture. Maîtriser ce mécanisme est pour nous une question de vie ou de mort ; et le maîtriser, cest le soumettre à lesprit humain, cest-à-dire à lindividu. La subordination de la société à lindividu, cest la définition de la démocratie véritable, et cest aussi celle du socialisme. Mais comment maîtriser cette puissance aveugle, alors quelle possède, comme Marx la montré en des formules saisissantes, toutes les forces intellectuelles et matérielles cristallisées en un monstrueux outillage ? Nous chercherions en vain dans la littérature marxiste une réponse à cette question.
Faut-il donc désespérer ? Certes les raisons ne manqueraient pas. Lon voit mal où lon pourrait placer son espérance. La capacité de juger librement se fait de plus en plus rare, en particulier dans les milieux intellectuels, par cette spécialisation qui force chacun, dans les questions fondamentales que pose chaque recherche théorique, à croire sans savoir. Ainsi, même dans le domaine de la théorie pure, le jugement individuel se trouve découronne devant les résultats acquis par leffort collectif. Quant à la classe ouvrière, sa situation dinstrument passif de la production ne la prépare guère à prendre ses propres destinées en mains. Les générations actuelles ont été dabord décimées et démoralisées par la guerre ; puis la paix et la prospérité, une fois revenues, ont amené dune part un luxe et une fièvre de spéculation qui ont profondément corrompu toutes les couches de la population, dautre part des modifications techniques qui ont enlevé à la classe ouvrière sa force principale. Car lespoir du mouvement révolutionnaire reposait sur les ouvriers qualifiés, seuls à unir, dans le travail industriel, la réflexion et lexécution, à prendre une part active et essentielle dans la marche de lentreprise, seuls capables de se sentir prêts à assumer un jour la responsabilité de toute la vie économique et politique. En fait, ils formaient le noyau le plus solide des organisations révolutionnaires. Or la rationalisation a supprimé leur fonction et na guère laissé subsister que des manoeuvres spécialisés, complètement asservis à la machine. Ensuite est venu le chômage, qui sest abattu sur la classe ouvrière ainsi mutilée sans provoquer de réaction. Sil a exterminé moins dhommes que la guerre, il a produit un abattement autrement profond, en réduisant de larges masses ouvrières, et en particulier toute la jeunesse, à une situation de parasite qui, à force de se prolonger, a fini par sembler définitive à ceux qui la subissent. Les ouvriers qui sont demeurés dans les entreprises ont fini par considérer eux-mêmes le travail quils accomplissent non plus comme une activité indispensable à la production, niais comme une faveur accordée par lentreprise. Ainsi le chômage, là où il est le plus étendu, en arrive à réduire le prolétariat tout entier à un état desprit de parasite. Certes la prospérité peut revenir, mais aucune prospérité ne peut sauver les générations qui ont passé leur adolescence et leur jeunesse dans une oisiveté plus exténuante que le travail, ni préserver les générations suivantes dune nouvelle crise ou dune nouvelle guerre. Les organisations peuvent-elles donner au prolétariat la force qui lui manque ? La complexité même du régime capitaliste, et par suite des problèmes que pose la lutte à mener contre lui, transporte dans le sein même du mouvement ouvrier « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel ». La lutte spontanée sest toujours révélée impuissante, et laction organisée sécrète en quelque sorte automatiquement un appareil de direction qui, tôt ou tard, devient oppressif. De nos jours cette oppression seffectue sous la forme dune liaison organique soit avec lappareil dÉtat national, soit avec lappareil dÉtat russe. Et ainsi nos efforts risquent non seulement de rester vains, mais encore de se tourner contre nous, au profit de notre ennemi capital, le fascisme. Le travail dagitation, en exaspérant la révolte, peut favoriser la démagogie fasciste, comme le montre lexemple du parti communiste allemand. Le travail dorganisation, en développant la bureaucratie, peut favoriser également lavènement du fascisme, comme le montre lexemple de la social-démocratie. Les militants ne peuvent pas remplacer la classe ouvrière. Lémancipation des travailleurs sera luvre des travailleurs eux-mêmes, ou elle ne sera pas. Or le fait le plus tragique de lépoque actuelle, cest que la crise atteint le prolétariat plus profondément que la classe capitaliste, de sorte quelle apparaît comme nétant pas simplement la crise dun régime, mais de notre société elle-même.
Ces vues seront sans doute taxées de défaitisme, même par des camarades qui cherchent à voir clair. Il est douteux cependant que nous ayons avantage à employer dans nos rangs le vocabulaire de lÉtat-major. Le terme même de découragement ne saurait avoir de sens parmi nous. La seule question qui se pose est de savoir si nous devons ou non continuer à lutter ; dans le premier cas, nous lutterons avec autant dardeur que si la victoire était sûre. Il ny a aucune difficulté, une fois quon a décidé dagir, à garder intacte, sur le plan de laction, lespérance même quun examen critique a montré être presque sans fondement ; cest là lessence même du courage. Or, étant donne quune défaite risquerait danéantir, pour une période indéfinie, tout ce qui fait a nos yeux la valeur de la vie humaine, il est clair que nous devons lutter par tous les moyens qui nous semble avoir une chance quelconque dêtre efficaces. Un homme que lon jetterait à la mer en plein océan ne devrait pas se laisser couler, malgré le peu de chances quil aurait de trouver le salut, mais nager jusquà lépuisement. Et nous ne sommes pas véritablement sans espoir. Le seul fait que nous existons, que nous concevons et voulons autre chose que ce qui existe, constitue pour nous une raison despérer. La classe ouvrière contient encore, dispersés çà et là, en grande partie hors des organisations, des ouvriers délite, animés de cette force dâme et desprit que lon ne trouve que dans le prolétariat, prêt, le cas échéant, à se consacrer tout entier, avec la résolution et la conscience quun bon ouvrier met dans son travail, à lédification dune société raisonnable. Dans des circonstances favorables, un mouvement spontané des masses peut les porter au premier plan de la scène de lhistoire. En attendant, lon ne peut que les aider à se former, à réfléchir, à prendre de linfluence dans les organisations ouvrières restées encore vivantes, cest-à-dire, pour la France, dans les syndicats, enfin à se grouper pour mener, dans la rue ou dans les entreprises, les actions qui sont encore possibles malgré linertie actuelle des masses. Un effort tendant à grouper tout ce qui est resté sain au cur même des entreprises, en évitant aussi bien lexcitation des sentiments élémentaires de révolte que la cristallisation dun appareil, ce nest pas encore grand-chose, mais il ny a pas autre chose. Le seul espoir du socialisme réside dans ceux qui, dès à présent, ont réalisé en eux-mêmes, autant quil est possible dans la société daujourdhui, cette union du travail manuel et du travail intellectuel qui définit la société que nous nous proposons.
Mais, à côté de cette tache, lextrême faiblesse des armes dont nous disposons nous oblige à en entreprendre une autre. Si, comme ce nest que trop possible, nous devons périr, faisons en sorte que nous ne périssions pas sans avoir existé. Les forces redoutables que nous avons à combattre sapprêtent à nous écraser ; et certes elles peuvent nous empêcher dexister pleinement, cest-à-dire dimprimer au monde la marque de notre volonté. Mais il est un domaine où elles Sont impuissantes. Elles ne peuvent nous empêcher de travailler à concevoir clairement lobjet de nos efforts, afin que, si nous ne pouvons accomplir ce que nous voulons, nous layons du moins voulu, et non pas désiré aveuglément ; et dautre part notre faiblesse peut à la vérité nous empêcher de vaincre, mais non pas de comprendre la force qui nous écrase. Rien au monde ne peut nous interdire dêtre lucides. Il ny a aucune contradiction entre cette tâche déclaircissement théorique et les tâches que pose la lutte effective ; il y a corrélation au contraire, puisquon ne peut agir sans savoir ce que Pori veut, et quels obstacles on a à vaincre. Néanmoins, le temps dont nous disposons étant de toute manière limité, lon est forcé de le répartir entre la réflexion et laction, ou, pour parler plus modestement, la préparation à laction. Cette répartition ne peut être déterminée par aucune règle, mais seulement par le tempérament, la tournure desprit, les dons naturels de chacun, les conjectures que chacun forme concernant lavenir, le hasard des circonstances. En tout cas le plus grand malheur pour nous serait de périr impuissants à la fois à réussir et à comprendre.
(Révolution Prolétarienne, n° 158, 25 août 1933.)
Réflexions concernant la technocratie,le national-socialisme, lU.R.S.S.et quelques autres points
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Ce ne sont ici que quelques idées, peut-être hasardées, certainement hérétiques par rapport à toutes les orthodoxies, destinées avant tout à faire réfléchir les militants.
* * *
Nous vivons sur une doctrine élaborée par un grand homme certes, mais un grand homme mort il y a cinquante ans. Il a créé une méthode ; il la appliquée aux phénomènes de son temps ; il ne pouvait lappliquer aux phénomènes du nôtre.
Les militants davant-guerre ont senti la nécessité dappliquer la méthode marxiste à la forme nouvelle quavait prise le capitalisme de leur temps. La mince brochure de Lénine concernant limpérialisme témoigne dun tel souci, pour lequel les préoccupations quotidiennes des militants laissaient malheureusement peu de loisirs.
Quant à nous, Marx représente pour nous, dans le meilleur des cas, une doctrine ; bien plus souvent un simple nom, que lon jette à la tête de ladversaire pour le pulvériser ; presque jamais une méthode. Le marxisme ne peut cependant rester vivant quà titre de méthode danalyse, dont chaque génération se sert pour définir les phénomènes essentiels de sa propre époque. Or il semble que nos corps vivent seuls dans cette période prodigieusement nouvelle, qui dément toutes les prévisions antérieures ; et que nos esprits continuent à se mouvoir, sinon au temps de la première Internationale, du moins au temps davant-guerre, à lépoque de la C.G.T. révolutionnaire et du parti bolchevik russe. Nul nessaie de définir la période actuelle. Trotsky a bien dit et même répété à maintes reprises que, depuis 1914, le capitalisme est entré dans une nouvelle période, celle de son déclin ; mais il na jamais eu le temps de dire ce quil entend par là au juste, ni sur quoi il se fonde. On ne saurait le lui reprocher, mais cela ôte toute valeur à sa formule. Et personne, que je sache, nest allé plus loin.
Celui qui admet la formule de Lénine : « Sans théorie révolutionnaire pas de mouvement révolutionnaire » est forcé dadmettre aussi quil ny a à peu près pas de mouvement révolutionnaire en ce moment.
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Il y a un peu plus de deux ans paraissait en Allemagne un livre qui a fait un assez grand bruit, intitulé La Fin du Capitalisme ; lauteur, Ferdinand Fried, appartenait à cette célèbre revue, Die Tat, qui a longtemps préconisé un capitalisme dÉtat, une économie dirigée et fermée, avec une dictature appuyée à la fois sur les organisations syndicales et sur le mouvement national-socialiste. Les révolutionnaires nont guère porté attention à louvrage de Fried, et lont jugé médiocre ; cest quils ont eu le tort dy chercher un système cohérent ; et la valeur du livre, considéré comme un simple document, leur a échappé. Lidée essentielle du livre, cest celle du pouvoir de la Bureaucratie. Ce ne sont plus les possesseurs du capital, les propriétaires de loutillage qui dirigent lentreprise ; grâce aux actions, ces propriétaires sont fort nombreux, et les quelques gros actionnaires qui les dirigent se préoccupent surtout dopérations financières. Ceux qui conduisent lentreprise elle-même, administrateurs, ingénieurs, techniciens de toute espèce, ce sont, à part quelques exceptions, non des propriétaires, mais des salariés ; cest une bureaucratie. Parallèlement le pouvoir dÉtat, dans tous les pays, sest concentré de plus en plus entre les mains dun appareil bureaucratique. Enfin le mouvement ouvrier est au pouvoir dune bureaucratie syndicale. « Aujourdhui nous sommes pratiquement sous la domination de la bureaucratie syndicale, de la bureaucratie industrielle et de la bureaucratie dÉtat, et ces trois bureaucraties se ressemblent tant que lon pourrait mettre lune à la place de lautre. » La conclusion est quil faut organiser une économie fermée, dirigée par cette triple bureaucratie unie en un même appareil. Cest le programme même du fascisme, avec cette différence que le fascisme brise lappareil syndical et créée des syndicats placés sous sa domination directe.
On a beaucoup parlé en Amérique, ces temps-ci, dune théorie nouvelle qui avait nom « technocratie ». Lidée, comme le nom même lindique, était celle dune économie nouvelle, qui ne serait plus ballottée au hasard des concurrences, qui ne serait pas non plus, comme le veut le socialisme, aux mains des ouvriers, mais qui serait dirigée par les techniciens, investis dune sorte de dictature. Les modalités de cette économie nouvelle, la méthode de répartition, la monnaie fondée sur « lunité dénergie », ce ne sont la que des détails.
Lessentiel était cette idée, qui a, nous dit-on, préoccupé pendant quelque temps tous les Américains, de substituer à la classe capitaliste une autre classe dirigeante, qui naurait été autre que cette bureaucratie industrielle signalée par Fried.
Ces courants de pensée absolument nouveaux, propres à laprès-guerre, et qui se sont développés avec la crise actuelle, doivent nous porter à examiner ce quest devenu, de nos jours, le procès de la production industrielle. Et nous devons reconnaître que les deux catégories économiques établies par Marx, capitalistes et prolétariat, ne suffisent plus à saisir la forme de la production. Les capitalistes se sont de plus en plus détachés de la production elle-même, pour se consacrer à la guerre économique. Le premier roi du pétrole, Rockefeller, a conquis sa suprématie par une trouvaille dordre industriel, les pipe-lines ; le second, Deterding, na été le concurrent heureux de Rockefeller que grâce à des coups de bourse et à des manoeuvres financières. Cette succession est symbolique.
* * *
Caste ou classe, la bureaucratie est un facteur nouveau dans la lutte sociale. Elle a transformé, en U.R.S.S., la dictature du prolétariat en une dictature exercée par elle-même, et dirige depuis lors les ouvriers révolutionnaires du monde entier. En Allemagne au contraire elle sest alliée au capital financier pour lextermination des meilleurs ouvriers. On peut dire que dans aucun des deux cas elle na joué un rôle indépendant ; mais, tant que la féodalité a duré, la bourgeoisie aussi a dû sallier avec les classes opprimées contre elle, ou avec elle contre les classes opprimées. Ce qui est grave, cest que nulle part les ouvriers ne sont organisés dune manière indépendante. Les communistes obéissent à cette bureaucratie russe, aussi incapable à présent de jouer un rôle progressif dans le reste du monde que la bourgeoisie française après Thermidor, quand elle eut écrasé ces sans-culottes sur lesquels elle sétait appuyée. Les ouvriers réformistes sont aux mains de cette bureaucratie syndicale qui ressemble à la bureaucratie industrielle et à la bureaucratie dÉtat comme une goutte deau à deux autres, et sagglutine mécaniquement à lappareil dÉtat. Les anarchistes néchappent à lemprise de la bureaucratie que parce quils ignorent laction méthodiquement organisée. En face de cette situation, les polémiques des communistes oppositionnels, des syndicalistes révolutionnaires, etc., semblent pour le moins manquer singulièrement dactualité.
Les communistes accusent les sociaux-démocrates dêtre les « fourriers du fascisme », et ils ont cent fois raison. Ils se vantent dêtre, eux, un parti capable de lutter efficacement contre le fascisme, et ils ont malheureusement tort. Devant la menace fasciste, une question se pose aux militants. Est-il possible dorganiser les ouvriers dun pays quelconque sans que cette organisation sécrète pour ainsi dire une bureaucratie qui subordonne aussitôt lorganisation a un appareil dÉtat, soit celui du pays lui-même, soit celui de lU.R.S.S. ?
La sinistre comédie que jouent depuis déjà tant de mois, aux dépens du prolétariat allemand, la social-démocratie et lInternationale Communiste montre que la question est urgente, et peut-être la seule qui importe présentement.
Sur le livre de Lénine« Matérialisme et empiriocriticisme »
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Cet ouvrage, le seul quait publié Lénine sur des questions de pure philosophie, est dirigé contre Mach et contre les disciples, avoués ou non, quil avait en 1908 dans les rangs de la social-démocratie, et surtout de la social-démocratie russe ; le plus connu était Bogdanov. Lénine y examine en détail les doctrines de ses adversaires, doctrines qui tentaient toutes, avec plus ou moins de raffinements, de résoudre le problème de la connaissance en supprimant la notion dun objet extérieur à la pensée ; il montre quelles se ramènent au fond, une fois dépouillées de leur phraséologie prétentieuse, à lidéalisme de Berkeley, cest-à-dire a la négation du monde extérieur ; il leur oppose le matérialisme de Marx et dEngels. Dans cette polémique, qui lécartait de ses préoccupations habituelles, Lénine a manifesté une fois de plus sa puissance de travail, son goût de la documentation sérieuse. Lintérêt de la discussion est facile à comprendre : on ne peut se réclamer du « socialisme scientifique » si lon na pas une notion nette de ce quest la science, si par suite on na pas pose en termes clairs le problème de la connaissance, des rapports entre la pensée et son objet. Cependant louvrage de Lénine est presque aussi ennuyeux et même presque aussi peu instructif que nimporte quel manuel de philosophie. Cela tient en partie à la médiocrité des adversaires auxquels Lénine sattaque, mais surtout a la méthode même de Lénine.
Lénine a étudié la philosophie dabord en 1899, étant en Sibérie, puis en 1908, lorsquil préparait le livre en question pour un but bien déterminé, à savoir pour réfuter les théoriciens du mouvement ouvrier qui voulaient sécarter du matérialisme dEngels. Cest une méthode bien caractéristique que celle qui consiste à réfléchir pour réfuter, la solution étant donnée avant la recherche. Et par quoi pouvait, donc être donnée cette solution ? Par le Parti, comme elle est donnée, pour le catholique, par lÉglise. Car « la théorie de la connaissance, tout comme léconomie politique, est, dans notre société contemporaine, une science de Parti ». À vrai dire on ne peut nier quil ny ait un rapport étroit entre la culture théorique et la division de la société en classes. Toute société oppressive donne naissance à une conception fausse des rapports de lhomme et de la nature, du seul fait que seuls y sont en contact direct avec la nature les exploités, cest-à-dire ceux qui sont exclus de la culture théorique, privés du droit et de la possibilité de sexprimer ; et inversement la conception fausse ainsi formée tend à faire durer loppression, dans la mesure où elle fait apparaître comme légitime cette séparation de la pensée et du travail. En ce sens on peut dire de tel système philosophique, de telle conception de la science quils sont réactionnaires ou bourgeois. Mais ce nest pas ainsi que semble lentendre Lénine. Il ne dit pas : telle conception déforme le véritable rapport de lhomme avec le monde, donc elle est réactionnaire ; mais : telle conception sécarte du matérialisme, mène a lidéalisme, donne des arguments à la religion, elle est réactionnaire, donc fausse. Il ne sagit pas du tout pour lui de voir clair dans sa propre pensée, mais uniquement de maintenir intactes les traditions philosophiques sur lesquelles vivait le Parti. Une telle méthode de pensée nest pas celle dun homme libre. Comment pourtant Lénine aurait-il pu réfléchir autrement ? Du moment quun parti se trouve cimenté non seulement par la coordination des actions, mais aussi par lunité de la doctrine, il devient impossible à un bon militant de penser autrement quen esclave. Il est facile dès lors de se représenter comment peut se conduire un tel parti, une fois au pouvoir. Le régime étouffant qui pèse en ce moment sur le peuple russe était déjà impliqué en germe dans lattitude de Lénine vis-à-vis de sa propre pensée. Longtemps avant de ravir la liberté de pensée à la Russie tout entière, le parti bolchevik lavait déjà enlevée a son propre chef.
Marx, heureusement, sy prenait autrement pour réfléchir. Malgré bien des polémiques qui najoutent rien à sa gloire, il cherchait plutôt à mettre de lordre dans sa propre pensée quà réduire en poudre ses adversaires ; et il avait appris de Hegel quau lieu de réfuter les conceptions incomplètes il vaut mieux les « surmonter en les conservant ». Aussi la pensée de Marx diffère-t-elle sensiblement de celle des marxistes, sans en excepter Engels, et nulle part autant que dans la solution du problème dont soccupe ici Lénine, à savoir le problème de la connaissance et, plus généralement, des rapports de la pensée et du monde.
Pour expliquer comment il peut se faire que la pensée connaisse le monde, on peut ou représenter le monde comme une simple création de la pensée, ou représenter la pensée comme un des produits du monde, produit qui, par un hasard inexplicable, en constituerait aussi limage ou le reflet. Lénine pose que toute philosophie doit se ramener, au fond, à lune de ces deux conceptions, et opte, bien entendu, pour la seconde. Il cite la formule dEngels selon laquelle la pensée et la conscience « sont des produits du cerveau humain, étant, en fin de compte, des produits de la nature » ; de sorte que « les produits du cerveau humain étant, en fin de compte, des produits de la nature, loin dêtre en contradiction avec lensemble de la nature, y correspondent » ; et il répète à satiété que cette correspondance consiste en ce que les produits du cerveau humain sont, apparemment grâce à la Providence, les photographies, les images, les reflets de la nature. Comme si les Pensées dun fou nétaient pas, au même titre, des « produits de la nature » ! Or, les deux conceptions entre lesquelles Lénine veut nous contraindre a choisir procèdent toutes deux de la même méthode ; pour mieux résoudre le problème, elles en suppriment lun des deux termes. Lune supprime le monde, objet de la connaissance, lautre lesprit, sujet de la connaissance ; toutes deux ôtent à la connaissance toute signification. Si lon veut, non pas bâtir une théorie, mais se rendre compte de la condition où lhomme se trouve réellement Place, on ne se demandera pas comment il peut se faire que le monde soit connu, mais comment, en fait, lhomme connaît le monde ; et lon devra reconnaître lexistence et dun monde qui dépasse la pensée, et dune pensée qui, loin de refléter passivement le monde, sexerce sur lui à la fois pour le connaître et pour le transformer. Cest ainsi que pensait Descartes, dont il est significatif que Lénine, dans ce livre, ne mentionne même pas le nom ; cest ainsi également, on ne peut en douter, que pensait Marx.
On objectera sans doute que Marx ne sest jamais dit en désaccord avec la, doctrine exposée par Engels dans ses ouvrages philosophiques, quil a lu lAnti-Dühring en manuscrit et la approuve ; mais cela signifie seulement que Marx na jamais pris le temps de réfléchir a ces problèmes assez pour prendre conscience de ce qui le séparait dEngels. Toute luvre de Marx est imprégnée dun esprit incompatible avec le matérialisme grossier dEngels et de Lénine. Jamais il ne considère lhomme comme étant une simple partie de la nature, mais toujours comme étant aussi, du fait quil exerce une activité libre, un terme antagoniste vis-à-vis de la nature. Dans une étude sur Spinoza, il reproche expressément à celui-ci de confondre lhomme avec la nature qui le contient, au lieu de les opposer. Dans ses Thèses sur Feuerbach, il écrit : « Le défaut principal de toutes les doctrines matérialistes qui ont été formées jusquà ce jour, y compris celle de Feuerbach, consiste en ce que le réel, le sensible, ne sont conçus que sous la forme de lobjet, de la contemplation, et non comme activité humaine sensible, comme praxis, dune manière subjective. Cest pourquoi le côté actif a été développé, dune manière abstraite, il est vrai, en opposition avec le matérialisme, par lidéalisme - qui, bien entendu, ne connaît pas lactivité réelle, sensible, comme telle. » Bien que ces formules soient obscures, elles disent du moins clairement quil sagit de faire une synthèse de lidéalisme et du matérialisme, synthèse où soit sauvegardée une opposition radicale entre la nature passive et lactivité humaine. À vrai dire Marx refuse de concevoir une pensée pure qui sexercerait hors de toute prise de contact avec la nature ; mais il ny a rien de commun entre une doctrine qui fait de lhomme tout entier un simple produit de la nature, de la pensée un simple reflet, et une conception qui montre la réalité apparaissant au contact de la pensée et du monde, dans lacte par lequel lhomme pensant prend possession du monde. Cest selon cette conception quil faut interpréter le matérialisme historique, qui signifie, comme Marx lexplique longuement dans son Idéologie allemande, que les pensées formées par les hommes dans des conditions techniques, économiques et sociales déterminées répondent à la manière dont ils agissent sur la nature en produisant leurs propres conditions dexistence. Cest de cette conception enfin quil faut tirer la notion même de la révolution prolétarienne ; car, lessence même du régime capitaliste consiste, comme la montré Marx avec force, en un « renversement du rapport entre le sujet et lobjet », renversement constitué par la subordination du sujet à lobjet, du « travailleur aux conditions matérielles du travail » ; et la révolution ne peut avoir dautre sens que de restituer au sujet pensant le rapport quil doit avoir avec la matière, en lui rendant la domination quil a pour fonction dexercer sur elle.
Il nest nullement surprenant que le parti bolchevik, dont lorganisation même a toujours reposé sur la subordination de lindividu, et qui, une fois au pouvoir, devait asservir le travailleur à la machine tout autant que le capitalisme, ait adopté pour doctrine le matérialisme naïf dEngels plutôt que la philosophie de Marx. Il nest pas étonnant non plus que Lénine sen soit tenu a une méthode purement polémique, et ait mieux aimé embarrasser ses adversaires dans toutes sortes de difficultés, plutôt que de montrer comment sa théorie matérialiste aurait évité des difficultés analogues. Une citation de lAnti-Dürhing remplace pour lui toutes les analyses ; mais ce nest pas en parlant avec mépris des « erreurs depuis longtemps réfutées de Kant » quil peut empêcher la Critique de la Raison pure de demeurer, malgré ses lacunes, bien autrement instructive que lAnti-Dühring pour quiconque veut réfléchir sur le problème de la connaissance. Et lon ne peut que rire lorsquon le voit, lui qui a constamment invoque le « matérialisme dialectique » comme une doctrine complète et susceptible de tout résoudre, avouer, dans un fragment concernant la dialectique, quon ne sest occupé encore que de vulgariser la dialectique, et non den vérifier la justesse par lhistoire des sciences.
Un tel ouvrage est une marque bien affligeante de la carence du mouvement socialiste dans le domaine de la théorie pure. Et lon ne peut sen consoler en se disant que laction sociale et politique importe plus que la philosophie ; la révolution doit être une révolution intellectuelle autant que sociale, et la spéculation purement théorique y a sa tâche, dont elle ne peut se dispenser sous peine de rendre tout le reste impossible. Tous les révolutionnaires authentiques ont compris que la révolution implique la diffusion des connaissances dans la population tout entière. Il y a là-dessus accord complet entre Blanqui, qui juge le communisme impossible avant quon nait partout répandu « les lumières », Bakounine, qui voulait voir la science, selon son admirable formule, « ne faire quun avec la vie réelle et immédiate de tous les individus », et Marx, pour qui le socialisme devait être avant tout labolition de la « dégradante division du travail en travail intellectuel et travail manuel ». Cependant lon ne semble pas avoir compris quelles sont les conditions dune telle transformation. Envoyer tous les citoyens au lycée et à luniversité jusquà dix-huit ou vingt ans serait un remède faible, ou pour mieux dire nul, à létat de choses dont nous souffrons. Sil sagissait simplement de vulgariser la science telle que nos savants nous lont faite, ce serait chose facile ; mais de la science actuelle on ne peut rien vulgariser, si ce nest les résultats, obligeant ainsi ceux que lon a lillusion dinstruire à croire sans savoir. Quant aux méthodes, qui constituent lâme même de la science, elles sont par leur essence même impénétrable aux profanes, et par suite aussi aux savants eux-mêmes, dont la spécialisation fait toujours des profanes en dehors du domaine très restreint qui leur est propre. Ainsi, comme le travailleur, dans la production moderne, doit se subordonner aux conditions matérielles du travail, de même la pensée, dans linvestigation scientifique, doit de nos jours se subordonner aux résultats acquis de la science ; et la science, qui devait faire clairement comprendre toutes choses et dissiper tous les mystères, est devenue elle-même le mystère par excellence, au point que lobscurité, voire même labsurdité, apparaît aujourdhui, dans une théorie scientifique, comme un signe de profondeur. La science est devenue la forme la plus moderne de la conscience de lhomme qui ne sest pas encore retrouvé ou sest de nouveau perdu, selon la belle formule de Marx concernant la religion. Et sans doute la science actuelle est-elle bien propre à servir de théologie à notre société de plus en plus bureaucratique, sil est vrai, comme lécrivait Marx dans sa jeunesse, que « lâme universelle de la bureaucratie est le secret, le mystère, à lintérieur delle-même par la hiérarchie, vis-à-vis de lextérieur par son caractère de corps fermé ». Plus généralement tout privilège, et par suite toute oppression, a pour condition lexistence dun savoir essentiellement impénétrable aux masses travailleuses qui se trouvent ainsi obligées de croire comme elles sont contraintes dobéir. La religion, de nos jours, ne suffit pas à remplir ce rôle, et la science lui a succédé. Aussi la belle formule de Marx concernant la critique de la religion comme condition de toute critique doit-elle être étendue aussi à la science moderne. Le socialisme ne sera même pas concevable tant que la science naura pas été dépouillée de son mystère.
Descartes avait cru autrefois avoir fondé une science sans mystère, cest-à-dire une science où il y aurait assez dunité et de simplicité dans la méthode pour que les parties les plus compliquées soient seulement plus longues et non pas plus difficiles à comprendre que les parties les plus simples ; où chacun pourrait par suite comprendre comment ont été trouvés les résultats mêmes auxquels il na pas eu le temps de parvenir ; ou chaque résultat serait donné avec la méthode qui a conduit à le découvrir, de manière que chaque écolier ait le sentiment dinventer à nouveau la science. Le même Descartes avait formé le projet dune École des arts et métiers où chaque artisan apprendrait à se rendre pleinement compte des fondements théoriques de son propre métier ; il se montrait ainsi plus socialiste, sur le terrain de la culture, que nont été tous les disciples de Marx. Cependant il na accompli ce quil voulait que dans une très faible mesure, et sest même trahi lui-même, par vanité, en publiant une Géométrie volontairement obscure. Après lui, il ne sest guère trouvé de savants pour chercher à saper leurs propres privilèges de caste. Quant aux intellectuels du mouvement ouvrier, ils nont pas songé à sattaquer à une tâche aussi indispensable ; tâche écrasante, il est vrai, qui implique une révision critique de la science tout entière, et surtout de la mathématique, où la quintessence du mystère sest réfugiée ; mais tâche clairement posée par la notion même du socialisme, et dont laccomplissement, indépendant des conditions extérieures et de la situation du mouvement ouvrier, dépend seulement de ceux qui oseront lentreprendre ; au reste si important quun pas fait dans cette vole serait plus utile peut-être à lhumanité et au prolétariat que bien des victoires partielles dans le domaine de laction. Mais les théoriciens du mouvement socialiste, quand ils quittent le domaine de laction pratique ou cette agitation vaine au milieu des tendances, fractions et sous-fractions qui leur donne lillusion dagir, ne songent nullement à saper les privilèges de la caste intellectuelle ; loin de là, ils élaborent une doctrine compliquée et mystérieuse qui sert de soutien à loppression bureaucratique au sein du mouvement ouvrier. En ce sens la philosophie est bien, comme le dit Lénine, une affaire de parti.
(Critique sociale, novembre 1933.)
Réflexions sur les causes de la libertéet de loppression sociale
En ce qui concerne les choses humaines, ne pas rire, ne pas pleurer ; ne pas sindigner, mais comprendre. Spinoza
Lêtre doué de raison peut faire de tout obstacle une matière de son travail, et en tirer parti. Marc-Aurèle
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La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre sévanouit, où lon doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou linconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout lespoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce nest quune partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander sil existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de lactivité et de lespérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne saccomplit plus avec la conscience orgueilleuse quon est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même quon en jouit, bref une place. Les chefs dentreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer quils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisquau lieu du bien-être il na apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu sen faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile dempiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et lexpérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisquon ne peut divulguer aux masses quune misérable caricature de la culture scientifique moderne, caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. Lart lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte a linspiration. Enfin la vie familiale nest plus quanxiété depuis que la société sest fermée aux jeunes. La génération même pour qui lattente fiévreuse de lavenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience quelle na aucun avenir, quil ny a point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, sil est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute lhumanité daujourdhui. Nous vivons une époque privée davenir. Lattente de ce qui viendra nest plus espérance, mais angoisse.
Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables, et nest jamais si riche despoir que dans les situations désespérées ; cest le mot de révolution. Aussi le prononce-t-on souvent depuis quelque temps. Nous devrions être, semble-t-il, en pleine période révolutionnaire ; mais en fait tout se passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec le régime même quil aspire à détruire. Depuis plus dun siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourdhui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution dOctobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière na donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxembourg, et qui dailleurs ne sest jamais manifesté que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs. On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et que le « facteur subjectif » fait seul défaut ; comme si la carence totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime nétait pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la structure de notre société ! Cest pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est davoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose quun mot, sil a un contenu précis, sil nest pas simplement un des nombreux mensonges qua suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur dune idée à la quantité de sang quelle a fait répandre. Qui sait si les révolutionnaires nont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se, battirent dix ans autour de lombre dHélène ?
Critique du marxisme
Jusquà ces temps-ci, tous ceux qui ont éprouvé le besoin détayer leurs sentiments révolutionnaires par des conceptions précises ont trouvé ou cru trouver ces conceptions dans Marx. Il est entendu une fois pour toutes que Marx, grâce à sa théorie générale de lhistoire et à son analyse de la société bourgeoise, a démontré la nécessité inéluctable dun bouleversement proche où loppression que nous fait subir le régime capitaliste serait abolie ; et même, à force den être persuadé, on se dispense en général dexaminer de plus près la démonstration. Le « socialisme scientifique » est passé à létat de dogme, exactement comme ont fait tous les résultats obtenus par la science moderne, résultats auxquels chacun pense quil a le devoir de croire, sans jamais songer à senquérir de la méthode. En ce qui concerne Marx, si lon cherche à sassimiler véritablement sa démonstration, on saperçoit aussitôt quelle comporte beaucoup plus de difficultés que les propagandistes du « socialisme scientifique » ne le laissent supposer.
À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de loppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte quon a peine à se, représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner. Dordinaire, on ne retient de cette oppression que laspect économique, a savoir lextorsion de la plus-value ; et si lon sen tient à ce point de vue, il est certes facile dexpliquer aux masses que cette extorsion est liée à la concurrence, elle-même liée à la propriété privée, et que le jour où la propriété deviendra collective tout ira bien. Cependant, même dans les limites de ce raisonnement simple en apparence, mille difficultés surgissent pour un examen attentif. Car Marx a bien montré que la véritable raison de lexploitation des travailleurs, ce nest pas le désir quauraient les capitalistes de jouir et de consommer, mais la nécessité dagrandir lentreprise le plus rapidement possible afin de la rendre plus puissante que ses concurrentes. Or ce nest pas seulement lentreprise, mais toute espèce de collectivité travailleuse, quelle quelle soit, qui a besoin de restreindre au maximum la consommation de ses membres pour consacrer le plus possible de temps à se forger des armes contre les collectivités rivales ; de sorte quaussi longtemps quil y aura, sur la surface du globe, une lutte pour la puissance, et aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle, les ouvriers seront exploités. À vrai dire, Marx supposait précisément, sans le prouver dailleurs, que toute espèce de lutte pour la puissance disparaîtrait le jour où le socialisme sera établi dans tous les pays industriels ; le seul malheur est que, comme Marx lavait reconnu lui-même, la révolution ne peut se faire partout à la fois ; et lorsquelle se fait dans un pays, elle ne supprime pas pour ce pays, mais accentue au contraire la nécessité dexploiter et dopprimer les masses travailleuses, de peur dêtre plus faible que les autres nations. Cest ce dont lhistoire de la révolution russe constitue une illustration douloureuse.
Si lon considère dautres aspects de loppression capitaliste, il apparaît dautres difficultés plus redoutables encore, ou, pour mieux dire, la même difficulté, éclairée dun jour plus cru. La force que possède la bourgeoisie pour exploiter et opprimer les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, cest dabord et essentiellement le régime même de la production moderne, à savoir la grande industrie. À ce sujet, les formules vigoureuses abondent, dans Marx, concernant lasservissement du travail vivant au travail mort, « le renversement du rapport entre lobjet et le sujet », « la subordination du travailleur aux conditions matérielles du travail ». « Dans la fabrique », écrit-il dans le Capital, « il existe un mécanisme indépendant des travailleurs, et qui se les incorpore comme des rouages vivants... La séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel, et la transformation des premières en puissance du capital sur le travail, trouvent leur achèvement dans la grande industrie fondée sur le machinisme. Le détail de la destinée individuelle du manuvre sur machine disparaît comme un néant devant la science, les formidables forces naturelles et le travail collectif qui sont incorporés dans lensemble des machines et constituent avec elles la puissance du maître ». Ainsi la complète subordination de louvrier à lentreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de lusine et non sur le régime de la propriété. De même « la séparation entre les forces spirituelles qui interviennent dans la production et le travail manuel », ou, selon une autre formule, « la dégradante division du travail en travail manuel et travail intellectuel » est la base même de notre culture, qui est une culture de spécialistes. La science est un monopole, non pas à cause dune mauvaise organisation de linstruction publique, mais par sa nature même ; les profanes nont accès quaux résultats, non aux méthodes, cest-à-dire quils ne peuvent que croire et non assimiler.
Le « socialisme scientifique » lui-même est demeuré le monopole de quelques-uns, et les « intellectuels » ont malheureusement les mêmes privilèges dans le mouvement ouvrier que dans la société bourgeoise. Et il en est de même encore sur le plan politique. Marx avait clairement aperçu que loppression étatique repose sur lexistence dappareils de gouvernement permanents et distincts de la population, à savoir les appareils bureaucratique, militaire et policier ; mais ces appareils permanents sont leffet inévitable de la distinction radicale qui existe en fait entre les fonctions de direction et les fonctions dexécution. Sur ce point encore, le mouvement ouvrier reproduit intégralement les vices de la société bourgeoise. Sur tous les plans, on se heurte au même obstacle. Toute notre civilisation est fondée sur la spécialisation, laquelle implique lasservissement de ceux qui exécutent à ceux qui coordonnent ; et sur une telle base, on ne peut quorganiser et perfectionner loppression, mais non pas lalléger. Loin que la société capitaliste ait élaboré dans son sein les conditions matérielles dun régime de liberté et dégalité, linstauration dun tel régime suppose une transformation préalable de la production et de la culture.
Que Marx et ses disciples aient pu croire cependant à la possibilité dune démocratie effective sur les bases de la civilisation actuelle, cest ce quon peut comprendre seulement si lon fait entrer en ligne de compte leur théorie du développement des forces productives. On sait quaux yeux de Marx, ce développement constitue, en dernière analyse, le véritable moteur de lhistoire, et quil est à peu près illimité. Chaque régime social, chaque classe dominante a pour « tâche », pour « mission historique », de porter les forces productives à un degré sans cesse plus élevé, jusquau jour où tout progrès ultérieur est arrêté par les cadres sociaux ; à ce moment les forces productives se révoltent, brisent ces cadres, et une classe nouvelle sempare du pouvoir. Constater que le régime capitaliste écrase des millions dhommes, cela ne permet que de le condamner moralement ; ce qui constitue la condamnation historique du régime, cest le fait quaprès avoir rendu possible le progrès de la production il y fait à présent obstacle. La tâche des révolutions consiste essentiellement dans lémancipation non pas des hommes mais des forces productives. À vrai dire il est clair que, dès que celles-ci ont atteint un développement suffisant pour que la production puisse saccomplir au prix dun faible effort, les deux tâches coïncident ; et Marx supposait que tel est le cas à notre époque. Cest cette supposition qui lui a permis détablir un accord indispensable à sa tranquillité morale entre ses aspirations idéalistes et sa conception matérialiste de lhistoire. À ses yeux, la technique actuelle, une fois libérée des formes capitalistes de léconomie, peut donner aux hommes, dès maintenant, assez de loisirs pour leur permettre un développement harmonieux de leurs facultés, et par suite faire disparaître dans une certaine mesure la spécialisation dégradante établie par le capitalisme ; et surtout le développement ultérieur de la technique doit alléger davantage de jour en jour le poids de la nécessité matérielle, et par une conséquence immédiate celui de la contrainte sociale, jusquà ce que lhumanité atteigne enfin un état à proprement parler paradisiaque, où la production la plus abondante coûterait un effort insignifiant, où lantique malédiction du travail serait levée, bref où serait retrouvé le bonheur dAdam et dÈve avant leur faute. On comprend fort bien, à partir de cette conception, la position des bolcheviks, et pourquoi tous, y compris Trotsky, traitent les idées démocratiques avec un mépris souverain. Ils se sont trouvés impuissants à réaliser la démocratie ouvrière prévue par Marx ; mais ils ne se troublent pas pour si peu de chose, convaincus comme ils sont dune part que toute tentative daction sociale qui ne consiste pas à développer les forces productives est vouée davance à léchec, dautre part que tout progrès des forces productives fait avancer lhumanité sur la vole de la libération, même si cest au prix dune oppression provisoire. Avec une pareille sécurité morale, il nest pas surprenant quils aient étonné le monde par leur force.
Il est rare cependant que les croyances réconfortantes soient en même temps raisonnables. Avant même dexaminer la conception marxiste des forces productives, on est frappé par le caractère mythologique quelle présente dans toute la littérature socialiste, où elle est admise comme un postulat. Marx nexplique jamais pourquoi les forces productives tendraient à saccroître ; en admettant sans preuve cette tendance mystérieuse, il sapparente non pas à Darwin, comme il aimait à le croire, mais à Lamarck, qui fondait pareillement tout son système biologique sur une tendance inexplicable des êtres vivants à ladaptation. De même pourquoi est-ce que, lorsque les institutions sociales sopposent au développement des forces productives, la victoire devrait appartenir davance à celles-ci plutôt quà celles-là ? Marx ne suppose évidemment pas que les hommes transforment consciemment leur état social pour améliorer leur situation économique ; il sait fort bien que jusquà nos jours les transformations sociales nont jamais été accompagnées dune conscience claire de leur portée réelle ; il admet donc implicitement que les forces productives possèdent une vertu secrète qui leur permet de surmonter les obstacles. Enfin pourquoi pose-t-il sans démonstration, et comme une vérité évidente, que les forces productives sont susceptibles dun développement illimité ? Toute cette doctrine, sur laquelle repose entièrement la conception marxiste de la révolution, est absolument dépourvue de tout caractère scientifique. Pour la comprendre, il faut se souvenir des origines hégéliennes de la pensée marxiste. Hegel croyait en un esprit caché à 1oeuvre dans lunivers, et que lhistoire du monde est simplement lhistoire de cet esprit du monde, lequel, comme tout ce qui est spirituel, tend indéfiniment à la perfection. Marx a prétendu « remettre sur ses pieds » la dialectique hégélienne, quil accusait dêtre « sens dessus dessous » ; il a substitué la matière à lesprit comme moteur de lhistoire ; mais par un paradoxe extraordinaire, il a conçu lhistoire, à partir de cette rectification, comme sil attribuait à la matière ce qui est lessence même de lesprit, une perpétuelle aspiration au mieux. Par là il saccordait dailleurs profondément avec le courant général de la pensée capitaliste ; transférer le principe du progrès de lesprit aux choses, cest donner une expression philosophique à ce « renversement du rapport entre le sujet et lobjet » dans lequel Marx voyait lessence même du capitalisme. Lessor de la grande industrie a fait des forces productives la divinité dune sorte de religion dont Marx a subi malgré lui linfluence en élaborant sa conception de lhistoire. Le terme de religion peut surprendre quand il sagit de Marx ; mais croire que notre volonté converge avec une volonté mystérieuse qui serait à luvre dans le monde et nous aiderait a vaincre, cest penser religieusement, cest croire à la Providence. Dailleurs le vocabulaire même de Marx en témoigne, puisquil contient des expressions quasi mystiques, telles que « la mission historique du prolétariat ». Cette religion des forces productives au nom de laquelle des générations de chefs dentreprise ont écrasé les masses travailleuses sans le moindre remords constitue également un facteur doppression a lintérieur du mouvement socialiste ; toutes les religions font de lhomme un simple instrument de la Providence, et le socialisme lui aussi met les hommes au service du progrès historique, cest-à-dire du progrès de la production. Cest pourquoi, quel que soit loutrage infligé à la mémoire de Marx par le culte que lui vouent les oppresseurs de la Russie moderne, il nest pas entièrement immérité. Marx, il est vrai, na jamais eu dautre mobile quune aspiration généreuse à la liberté et a légalité ; seulement cette aspiration, séparée de la religion matérialiste avec laquelle elle se confondait dans son esprit, nappartient plus quà ce que Marx nommait dédaigneusement le socialisme utopique. Si luvre de Marx ne contenait rien de plus précieux, elle pourrait être oubliée sans inconvénient, à lexception du moins des analyses économiques.
Mais ce nest pas le cas ; on trouve chez Marx une autre conception que cet hégélianisme à rebours, à savoir un matérialisme qui na plus rien de religieux et constitue non pas une doctrine, mais une méthode de connaissance et daction. Il nest pas rare de voir ainsi chez dassez grands esprits deux conceptions distinctes et même incompatibles se confondre à la faveur de limprécision inévitable du langage ; absorbés par lélaboration didées nouvelles, le temps leur manque pour faire lexamen critique de ce quils ont trouvé. La grande idée de Marx, cest que dans la société aussi bien que dans la nature rien ne seffectue autrement que par des transformations matérielles. « Les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions déterminées. » Désirer nest rien, il faut connaître les conditions matérielles qui déterminent nos possibilités daction ; et dans le domaine social, ces conditions sont définies par la manière dont lhomme obéit aux nécessités matérielles en subvenant à ses propres besoins, autrement dit par le mode de production. Une amélioration méthodique de lorganisation sociale suppose au préalable une étude approfondie du mode de production, pour chercher à savoir dune part ce quon peut en attendre, dans lavenir immédiat et lointain, du point de vue du rendement, dautre part quelles formes dorganisation sociale et de culture sont compatibles avec lui, et enfin comment il peut être lui-même transformé. Seuls des êtres irresponsables peuvent négliger une telle étude et prétendre néanmoins a régenter la société ; et par malheur tel est le cas partout, aussi bien dans les milieux révolutionnaires que dans les milieux dirigeants. La méthode matérialiste, cet instrument que nous a légué Marx, est un instrument vierge ; aucun marxiste ne sen est véritablement servi, à commencer par Marx lui-même. La seule idée vraiment précieuse qui se trouve dans luvre de Marx est la seule aussi qui ait été complètement négligée. Il nest pas étonnant que les mouvements sociaux issus de Marx aient fait faillite.
La première question à poser est celle du rendement du travail. A-t-on des raisons de supposer que la technique moderne, à son niveau actuel, soit capable, dans lhypothèse dune répartition équitable, dassurer à tous assez de bien-être et de loisir pour que le développement de lindividu cesse dêtre entravé par les conditions modernes du travail ? Il semble quil y ait a ce sujet beaucoup dillusions, savamment entretenues par la démagogie. Ce ne sont pas les profits quil faut calculer ; ceux des profits qui sont réinvestis dans la production seraient dans lensemble ôtés aux travailleurs sous tous les régimes. Il faudrait pouvoir faire la somme de tous les travaux dont on pourrait se dispenser au prix dune transformation du régime de la propriété. Encore la question ne serait-elle pas résolue par la ; il faut tenir compte des travaux quimpliquerait la réorganisation complète de lappareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, a savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement dautres. Des calculs précis sont évidemment impossibles à établir ; mais ils ne sont pas indispensables pour apercevoir que la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis.
Mais, si létat actuel de la technique ne suffit pas à libérer les travailleurs, peut-on du moins raisonnablement espérer quelle soit destinée à un développement illimité, qui impliquerait un accroissement illimité du rendement du travail ? Cest ce que tout le monde admet, chez les capitalistes comme chez les socialistes, et sans la moindre étude préalable de la question ; il suffit que le rendement de leffort humain ait augmenté dune manière inouïe depuis trois siècles pour quon sattende à ce que cet accroissement se poursuive au même rythme. Notre culture soi-disant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, dextrapoler arbitrairement, au lieu détudier les conditions dun phénomène et les limites quelles impliquent ; et Marx, que sa méthode dialectique devait préserver dune telle erreur, y est tombé sur ce point comme les autres.
Le Problème est capital, et de nature à déterminer toutes nos perspectives ; il faut le formuler avec la dernière précision. À cet effet, il importe de savoir tout dabord en quoi consiste le progrès technique, quels facteurs y interviennent, et examiner séparément chaque facteur ; car on confond sous le nom de progrès technique des procédés entièrement différents, et qui offrent des possibilités de développement différentes. Le premier procédé qui soffre à lhomme pour produire plus avec un effort moindre, cest lutilisation des sources naturelles dénergie ; et il est vrai en un sens quon ne peut assigner aux bienfaits de ce procédé une limite précise, parce quon ignore quelles nouvelles énergies lon pourra un jour utiliser ; mais ce nest pas à dire quil ne puisse y avoir dans cette voie des perspectives de progrès indéfini, ni que le progrès ny soit en général assuré. Car la nature ne nous donne pas cette énergie, sous quelque forme que celle-ci se présente, force animale, houille ou pétrole ; il faut la lui arracher et la transformer par notre travail pour ladapter à nos fins propres. Or ce travail ne devient pas nécessairement moindre à mesure que le temps passe ; actuellement, cest même le contraire qui se produit pour nous, puisque lextraction de la houille et du pétrole devient sans cesse et automatiquement moins fructueuse et plus coûteuse. Bien plus, les gisements actuellement connus sont destinés à sépuiser au bout dun temps relativement court. On peut trouver de nouveaux gisements ; mais la recherche, linstallation dexploitations nouvelles dont certaines sans doute échoueront, tout cela sera coûteux ; au reste nous ne savons pas combien il existe en général de gisements inconnus, et de toute manière la quantité nen sera pas illimitée. On peut aussi, et on devra sans doute un jour, trouver des sources dénergie nouvelles ; seulement rien ne garantit que lutilisation en exigera moins de travail que lutilisation de la houille ou des huiles lourdes ; le contraire est également possible. Il peut même arriver a la rigueur que lutilisation dune source dénergie naturelle coûte un travail supérieur aux efforts humains que lon cherche à remplacer. Sur ce terrain cest le hasard qui décide ; car la découverte dune source dénergie nouvelle et facilement accessible ou dun procédé économique de transformation pour une source dénergie connue nest pas de ces choses auxquelles on soit sûr darriver à condition de réfléchir avec méthode et dy mettre le temps. On se fait illusion à ce sujet parce quon a lhabitude de considérer le développement de la science du dehors et en bloc ; on ne se rend pas compte que si certains résultats scientifiques dépendent uniquement du bon usage que fait le savant de sa raison, dautres ont pour condition dheureuses rencontres. Cest le cas en ce qui concerne lutilisation des forces de la nature. Certes toute source dénergie est transformable à coup sûr ; mais le savant nest pas plus sûr de rencontrer au cours de ses recherches quelque chose déconomiquement avantageux que lexplorateur de parvenir à un territoire fertile. Cest de quoi on peut trouver un exemple instructif dans les fameuses expériences concernant lénergie thermique des mers, autour desquelles on a fait tant de bruit, et si vainement. Or dès lors que le hasard entre en jeu, la notion de progrès continu nest plus applicable. Ainsi espérer que le développement de la science amènera quelque jour, dune manière en quelque sorte automatique, la découverte dune source dénergie qui serait utilisable dune manière presque immédiate pour tous les besoins humains, cest rêver. On ne peut démontrer que ce soit impossible ; et à vrai dire il est possible aussi quun beau jour quelque transformation soudaine de lordre astronomique octroie à de vastes étendues du globe terrestre le climat enchanteur qui permet, dit-on, à certaines peuplades primitives de vivre sans travail ; mais les possibilités de cet ordre ne doivent jamais entrer en ligne de compte. Dans lensemble, il ne serait pas raisonnable de prétendre déterminer dès maintenant ce que lavenir réserve au genre humain en te domaine.
Il nexiste par ailleurs quune autre ressource permettant de diminuer la somme de leffort humain, à savoir ce que lon peut nommer, en se servant dune expression moderne, la rationalisation du travail. On y peut distinguer deux aspects, lun qui concerne le rapport entre les efforts simultanés, lautre le rapport entre les efforts successifs ; dans les deux cas le progrès consiste à augmenter le rendement des efforts par la manière dont on les combine. Il est clair que dans ce domaine on peut à la rigueur faire abstraction des hasards, et que la notion de progrès y a un sens ; la question est de savoir si ce progrès est illimité, et, dans le cas contraire, si nous sommes encore loin de la limite. En ce qui concerne ce quon peut nommer la rationalisation du travail dans lespace, les facteurs déconomie sont la concentration, la division et la coordination des travaux. La concentration du travail implique la diminution de toutes sortes de dépenses quon peut englober sous le nom de frais généraux, parmi lesquelles les dépenses concernant le local, les transports, parfois loutillage. La division du travail, elle, a des effets beaucoup plus étonnants. Tantôt elle permet dobtenir une rapidité considérable dans lexécution douvrages que des travailleurs isolés pourraient accomplir aussi bien, mais beaucoup plus lentement, et cela parce que chacun devrait faire pour son compte leffort de coordination que lorganisation du travail permet à un seul homme dassumer pour le compte de beaucoup dautres ; la célèbre analyse dAdam Smith concernant la fabrication des épingles en fournit un exemple. Tantôt, et cest ce qui importe le plus, la division et la coordination des efforts rend possibles des oeuvres colossales qui dépasseraient infiniment les possibilités dun homme seul. Il faut tenir compte aussi des économies que permet en ce qui concerne les transports dénergie et de matière première la spécialisation par régions, et sans doute encore de bien dautres économies quil serait trop long de rechercher. Quoi quil en soit, des quon jette un regard sur le régime actuel de la production, il semble assez clair non seulement que ces facteurs déconomie comportent une limite au-delà de laquelle ils deviennent facteurs de dépense, mais encore que cette limite est atteinte et dépassée. Depuis des années déjà lagrandissement des entreprises saccompagne non dune diminution, mais dun accroissement des frais généraux ; le fonctionnement de lentreprise, devenu trop complexe pour permettre un contrôle efficace, laisse une marge de plus en plus grande au gaspillage et suscite une extension accélérée et sans doute dans une certaine mesure parasitaire du personnel affecté à la coordination des diverses parties de lentreprise. Lextension des échanges, qui a autrefois joué un rôle formidable comme facteur de progrès économique, se met elle aussi à causer plus de frais quelle nen évite, parce que les marchandises restent longtemps improductives, parce que le personnel affecté aux échanges saccroît lui aussi à un rythme accéléré, et parce que les transports consomment une énergie sans cesse accrue en raison des innovations destinées à augmenter la vitesse, innovations nécessairement de plus en plus coûteuses et de moins en moins efficaces à mesure quelles se succèdent. Ainsi à tous ces égards le progrès se transforme aujourdhui, dune manière a proprement parler mathématique, en régression.
Le progrès dû, à la coordination des efforts dans le temps est sans doute le facteur le plus important du progrès technique ; il, est aussi le plus difficile à analyser. Depuis Marx, on a coutume de le désigner en parlant de la substitution du travail mort au travail vivant, formule dune redoutable imprécision, en ce sens quelle évoque limage dune évolution continue vers une étape de la technique où, si lon peut parler ainsi, tous les travaux à faire seraient déjà faits. Cette image est aussi chimérique que celle dune source naturelle dénergie qui serait aussi immédiatement accessible à lhomme que sa propre force vitale. La substitution dont il sagit met simplement à la place des mouvements qui permettraient dobtenir directement certains résultats dautres mouvements qui produisent ce résultat indirectement grâce à la disposition assignée à des choses inertes ; cest toujours confier à la matière ce qui semblait être le rôle de leffort humain, mais au lieu dutiliser lénergie que fournissent certains phénomènes naturels, on utilise la résistance, la solidité, la dureté que possèdent certains matériaux. Dans un cas comme dans lautre, les propriétés de la matière aveugle et indifférente ne peuvent être adaptées aux fins humaines que par le travail humain ; et dans un cas comme dans lautre la raison interdit dadmettre à lavance que ce travail dadaptation doive nécessairement être inférieur à leffort que devraient fournir les hommes Pour atteindre directement la fin quils ont en vue. Mais alors que lutilisation des sources naturelles dénergie dépend pour une part considérable de rencontres imprévisibles, lutilisation de matériaux inertes et résistants sest effectuée dans lensemble selon une progression continue que lon peut embrasser et prolonger par la pensée lorsquon en a une fois aperçu le principe. La première étape, vieille comme lhumanité, consiste à confier à des objets placés en des lieux convenables tous les efforts de résistance ayant pour but dempêcher certains mouvements de la part de certaines choses. La deuxième étape définit le machinisme proprement dit ; le machinisme est devenu possible le jour où lon sest aperçu que lon pouvait non seulement utiliser la matière inerte pour assurer limmobilité là où il le fallait, mais encore la charger de conserver les rapports permanents des mouvements entre eux, rapports qui jusque-là devaient être à chaque fois établis par la pensée. À cette fin il faut et il suffit que lon ait pu inscrire ces rapports, en les transposant, dans les formes imprimées à la matière solide. Cest ainsi quun des premiers progrès qui aient ouvert la voie au machinisme a consisté à dispenser le tisserand dadapter le choix des fils à tirer sur son métier au dessin de létoffe, et cela grâce à un carton percé de trous qui correspondent au dessin. Si lon na pu obtenir les transpositions de cet ordre dans les diverses espèces de travail que peu à peu et grâce à des inventions apparemment dues à linspiration ou au hasard, cest parce que le travail manuel combine les éléments permanents quil contient de manière à les dissimuler le plus souvent sous une apparence de variété ; cest pourquoi le travail parcellaire des manufactures a dû précéder la grande industrie. Enfin la troisième et dernière étape correspond à la technique automatique, qui ne fait que commencer à apparaître ; le principe en réside dans la possibilité de confier à la machine non seulement une opération toujours identique à elle-même, mais encore un ensemble dopérations variées. Cet ensemble peut être aussi vaste, aussi complexe quon voudra ; il est seulement nécessaire quil sagisse dune variété définie et limitée à lavance. La technique automatique, qui se trouve encore à un état en quelque sorte primitif, peut donc théoriquement se développer indéfiniment ; et lutilisation dune telle technique pour satisfaire les besoins humains ne comporte dautres limites que celles quimpose la part de limprévu dans les conditions de lexistence humaine. Si lon pouvait concevoir des conditions de vie ne comportant absolument aucun imprévu, le mythe américain du robot aurait un sens, et la suppression complète du travail humain par un aménagement systématique du monde serait possible. Il nen est rien, et ce ne sont là que fictions ; encore ces fictions seraient-elles utiles à élaborer, à titre de limite idéale, si les hommes avaient du moins le pouvoir de diminuer progressivement par une méthode quelconque cette part dimprévu dans leur vie. Mais ce nest pas le cas non plus, et jamais aucune technique ne dispensera les hommes de renouveler et dadapter continuellement, à la sueur de leur front, loutillage dont ils se servent.
Dans ces conditions il est facile de concevoir quun certain degré dautoimatisme puisse être plus coûteux en efforts humains quun degré moins élevé. Du moins est-ce facile à concevoir abstraitement ; il est presque impossible darriver en cette matière à une appréciation concrète à cause du grand nombre de facteurs quil faudrait faire entrer en ligne de compte. Lextraction des métaux dont les machines sont faites ne peut sopérer quavec du travail humain ; et, comme il sagit de mines, le travail devient de plus en plus pénible à mesure quil seffectue, sans compter que les gisements connus risquent de sépuiser dune manière relativement rapide ; les hommes se reproduisent, non le fer. Il ne faut pas oublier non plus, bien que les bilans financiers, les statistiques, les ouvrages des économistes dédaignent de le noter, que le travail des mines est plus douloureux, plus épuisant, plus dangereux que la plupart des autres travaux ; le fer, le charbon, la potasse, tous ces produits sont souillés de sang. Au reste les machines automatiques ne sont avantageuses quautant que lon sen sert pour produire en série et en quantités massives ; leur fonctionnement est donc lié au désordre et au gaspillage quentraîne une centralisation économique exagérée ; dautre part elles créent la tentation de produire beaucoup plus quil nest nécessaire pour satisfaire les besoins réels, ce qui amène à dépenser sans profit des trésors de force humaine et de matières premières. Il ne faut pas négliger non plus les dépenses quentraîne tout progrès technique, à cause des recherches préalables, de la nécessité dadapter à ce progrès dautres branches de la production, de labandon du vieux matériel qui souvent est rejeté alors quil aurait pu servir encore longtemps. Rien de tout cela nest susceptible dêtre même approximativement mesuré. Il est seulement clair, dans lensemble, que plus le niveau de la technique est élevé, plus les avantages que peuvent apporter des progrès nouveaux diminuent par rapport aux inconvénients. Nous navons cependant aucun moyen de nous rendre clairement compte si nous sommes près ou loin de la limite à partir de laquelle le progrès technique doit se transformer en facteur de régression économique. Nous pouvons seulement essayer de le deviner empiriquement, daprès la manière dont évolue léconomie actuelle.
Or ce que nous voyons, cest que depuis quelques années, dans presque toutes les industries, les entreprises refusent systématiquement daccueillir les innovations techniques. La presse socialiste et communiste tire de ce fait des déclamations éloquentes contre le capitalisme, mais elle omet dexpliquer par quel miracle des innovations actuellement dispendieuses deviendraient économiquement avantageuses en régime socialiste ou soi-disant tel. Il est plus raisonnable de supposer que dans ce domaine nous ne sommes pas loin de la limite du progrès utile ; et même, étant donné que la complication des rapports économiques actuels et lextension formidable du crédit empêchent les chefs dentreprise de sapercevoir immédiatement quun facteur autrefois avantageux a cessé de lêtre, on peut conclure, avec toutes les réserves qui conviennent concernant un problème aussi confus, que vraisemblablement cette limite est déjà dépassée.
Une étude sérieuse de la question devrait à vrai dire prendre en considération bien dautres éléments. Les divers facteurs qui contribuent à accroître le rendement du travail ne se développent pas séparément, bien quil faille les séparer dans lanalyse ; ils se combinent, et ces combinaisons produisent des effets difficiles à prévoir. Au reste le progrès technique ne sert pas seulement à obtenir à peu de frais ce quon obtenait auparavant avec beaucoup defforts ; il rend aussi possibles des ouvrages qui auraient été sans lui presque inimaginables. Il y aurait lieu dexaminer la valeur de ces possibilités nouvelles, en tenant compte du fait quelles ne sont pas seulement possibilités de construction, mais aussi de destruction. Mais une telle étude devrait obligatoirement tenir compte des rapports économiques et sociaux qui sont nécessairement liés à une forme déterminée de la technique. Pour linstant, il suffit davoir compris que la possibilité de progrès ultérieurs en ce qui concerne le rendement du travail nest pas hors de doute ; que, selon toute apparence, on a présentement autant de raisons de sattendre à le voir diminuer quaugmenter ; et, ce qui est le plus important, quun accroissement continu et illimité de ce rendement est à proprement parler inconcevable. Cest uniquement livresse produite par la rapidité du progrès technique qui a fait naître la folle idée que le travail pourrait un jour devenir superflu. Sur le plan de la science pure, cette idée sest traduite par la recherche de la « machine à mouvement perpétuel », cest-à-dire de la machine qui produirait indéfiniment du travail sans jamais en consommer ; et les savants en ont fait prompte justice en posant la loi de la conservation de lénergie. Dans le domaine social, les divagations sont mieux accueillies. « Létape supérieure du communisme » considérée par Marx comme le dernier terme de lévolution sociale est, en somme, une utopie absolument analogue à celle du mouvement perpétuel. Et cest au nom de cette utopie que les révolutionnaires ont versé leur sang. Pour mieux dire ils ont versé leur sang au nom ou de cette utopie ou de la croyance également utopique que le système de production actuel pourrait être mis par un simple décret au service dune société dhommes libres et égaux. Quoi détonnant si tout ce sang a coulé en vain ? Lhistoire du mouvement ouvrier séclaire ainsi dune lumière cruelle, mais particulièrement vive. On peut la résumer tout entière en remarquant que la classe ouvrière na jamais fait preuve de force quautant quelle a servi autre chose que la révolution ouvrière. Le mouvement ouvrier a pu donner lillusion de la puissance aussi longtemps quil sest agi pour lui de contribuer à liquider les vestiges de la féodalité, à aménager la domination capitaliste soit sous la forme du capitalisme prive, soit sous la forme du capitalisme dÉtat, comme ce fut le cas en Russie ; à présent que sur ce terrain son rôle est terminé, et que la crise pose devant lui le problème de la prise effective du pouvoir par les masses travailleuses, il seffrite et se dissout avec une rapidité qui brise le courage de ceux qui avaient mis leur foi en lui. Sur ses ruines se déroulent des controverses interminables qui ne peuvent sapaiser que par les formules les plus ambiguës ; car parmi tous les hommes qui sobstinent encore à parler de révolution, il ny en a peut-être pas deux qui attribuent à ce terme le même contenu. Et cela na rien détonnant. Le mot de révolution est un mot pour lequel on tue, pour lequel on meurt, pour lequel on envoie les masses populaires à la mort, mais qui na aucun contenu.
Peut-être cependant peut-on donner un sens à lidéal révolutionnaire, sinon en tant que perspective possible, du moins en tant que limite théorique des transformations sociales réalisables. Ce que nous demanderions a la révolution, cest labolition de loppression sociale ; mais pour que cette notion ait au moins des chances davoir une signification quelconque, il faut avoir soin de distinguer entre oppression et subordination des caprices individuels a un ordre social. Tant quil y aura une société, elle enfermera la vie des individus dans des limites fort étroites et leur imposera ses règles ; mais cette contrainte inévitable ne mérite dêtre nommée oppression que dans la mesure ou, du fait quelle provoque une séparation entre ceux qui lexercent et ceux qui la subissent, elle met les seconds à la discrétion des premiers et fait ainsi peser jusquà lécrasement physique et moral la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent. Même après cette distinction, rien ne permet au premier abord de supposer que la suppression de loppression soit ou possible ou même seulement concevable à titre de limite. Marx a fait voir avec force, dans des analyses dont lui-même a méconnu la portée, que le régime actuel de la production, à savoir la grande industrie, réduit louvrier à nêtre quun rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent ; et il est vain despérer que le progrès technique puisse, par une diminution progressive et continue de leffort de la production, alléger, jusquà le faire presque disparaître, le double poids sur lhomme de la nature et de la société. Le problème est donc bien clair ; il sagit de savoir si lon peut concevoir une organisation de la production qui, bien quimpuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de sexercer sans écraser sous loppression les esprits et les corps. À une époque comme la nôtre, avoir saisi clairement ce problème est peut-être une condition pour pouvoir vivre en paix avec soi. Si lon arrive à concevoir concrètement les conditions de cette organisation libératrice, il ne reste quà exercer, pour se diriger vers elle, toute la puissance daction, petite ou grande, dont on dispose ; et si lon comprend clairement que la possibilité dun tel mode de production nest pas même concevable, on y gagne du moins de pouvoir légitimement se résigner à loppression, et cesser de sen croire complice du fait quon ne fait rien defficace pour lempêcher.
Analyse de loppression
Il sagit en somme de connaître ce qui lie loppression en général et chaque forme doppression en particulier au régime de la production ; autrement dit darriver à saisir le mécanisme de loppression, à comprendre en vertu de quoi elle surgit, subsiste, se transforme, en vertu de quoi peut-être elle pourrait théoriquement disparaître. Cest là, ou peu sen faut, une question neuve. Pendant des siècles, des âmes généreuses ont considéré la puissance des oppresseurs comme constituant une usurpation pure et simple, à laquelle il fallait tenter de sopposer soit par la simple expression dune réprobation radicale, soit par la force armée mise au service de la justice. Des deux manières, léchec a toujours été complet ; et jamais il nétait plus significatif que quand il prenait un moment lapparence de la victoire, comme ce fut le cas pour la Révolution française, et quaprès avoir effectivement réussi à faire disparaître une certaine forme doppression, on assistait, impuissant, à linstallation immédiate dune oppression nouvelle.
La réflexion sur cet échec retentissant, qui était venu couronner tous les autres, amena enfin Marx à comprendre quon ne peut supprimer loppression tant que subsistent les causes qui la rendent inévitable, et que ces causes résident dans les conditions objectives, cest-à-dire matérielles, de lorganisation sociale. Il élabora ainsi une conception de loppression tout à fait neuve, non plus en tant quusurpation dun privilège, mais en tant quorgane dune fonction sociale. Cette fonction, cest celle même qui consiste à développer les forces productives, dans la mesure où ce développement exige de durs efforts et de lourdes privations ; et, entre ce développement et loppression sociale, Marx et Engels ont aperçu des rapports réciproques. Tout dabord, selon eux, loppression sétablit seulement quand les progrès de la production ont suscité une division du travail assez poussée pour que léchange, le commandement militaire et le gouvernement constituent des fonctions distinctes ; dautre part loppression, une fois établie, provoque le développement ultérieur des forces productives, et change de forme à mesure que lexige ce développement, jusquau jour où, devenue pour lui une entrave et non une aide, elle disparaît purement et simplement. Quelque brillantes que soient les analyses concrètes par lesquelles les marxistes ont illustré ce schéma, et bien quil constitue un progrès sur les naïves indignations quil a remplacées, on ne peut dire quil mette en lumière le mécanisme de loppression. Il nen décrit que partiellement la naissance ; car pourquoi la division du travail se tournerait-elle nécessairement en oppression ? Il ne permet nullement den attendre raisonnablement la fin ; car, si Marx a cru montrer comment le régime capitaliste finit par entraver la production, il na même pas essayé de prouver que, de nos jours, tout autre régime oppressif lentraverait pareillement ; et de plus on ignore pourquoi loppression ne pourrait pas réussir à se maintenir, même une fois devenue un facteur de régression économique. Surtout Marx omet dexpliquer pourquoi loppression est invincible aussi longtemps quelle est utile, pourquoi les opprimés en révolte nont jamais réussi à fonder une société non oppressive, soit sur la base des forces productives de leur époque, soit même au prix dune régression économique qui pouvait difficilement accroître leur misère ; et enfin il laisse tout à fait dans lombre les principes généraux du mécanisme par lequel une forme déterminée doppression est remplacée par une autre.
Bien plus, non seulement les marxistes nont résolu aucun de ces problèmes, mais ils nont même pas cru devoir les formuler. Il leur a semblé avoir suffisamment rendu compte de loppression sociale en posant quelle correspond à une fonction dans la lutte contre la nature. Au reste ils nont vraiment mis cette correspondance en lumière que pour le régime capitaliste ; mais de toute manière, supposer quune telle correspondance constitue une explication du phénomène, cest appliquer inconsciemment aux organismes sociaux le fameux principe de Lamarck, aussi inintelligible que commode, « la fonction crée lorgane ». La biologie na commencé dêtre une science que le jour où Darwin a substitué à ce principe la notion des conditions dexistence. Le progrès consiste en ce que la fonction nest plus considérée comme la cause, mais comme leffet de lorgane, seul ordre intelligible ; le rôle de cause nest dès lors attribué quà un mécanisme aveugle, celui de lhérédité combinée avec les variations accidentelles. Par lui-même, à vrai dire, ce mécanisme aveugle ne peut que produire au hasard nimporte quoi ; ladaptation de lorgane à la fonction rentre ici en jeu de manière à limiter le hasard en éliminant les structures non viables, non plus à titre de tendance mystérieuse, mais à titre de condition dexistence ; et cette condition se définit par le rapport de lorganisme considéré au milieu pour une part inerte et pour une part vivant qui lentoure, et tout particulièrement aux organismes semblables qui lui font concurrence. Ladaptation est dès lors conçue par rapport aux êtres vivants comme une nécessite extérieure et non plus intérieure. Il est clair que cette méthode lumineuse nest pas valable seulement en biologie, mais partout où lon se trouve en présence de structures organisées qui nont été organisées par personne. Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue à celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck. Les causes de lévolution sociale ne doivent plus être cherchées ailleurs que dans les efforts quotidiens des hommes considérés comme individus. Ces efforts ne se dirigent certes pas nimporte où ; ils dépendent, pour chacun, du tempérament, de léducation, des routines, des coutumes, des préjugés, des besoins naturels ou acquis, de lentourage, et surtout, dune manière générale, de la nature humaine, terme qui, pour être malaisé à définir, nest probablement pas vide de sens. Mais étant donné la diversité presque indéfinie des individus, étant donne surtout que la nature humaine comporte entre autres choses le pouvoir dinnover, de créer, de se dépasser soi-même, ce tissu defforts incohérents produirait nimporte quoi en fait dorganisation sociale, si le hasard ne se trouvait en ce domaine limité par les conditions dexistence auxquelles toute société doit se conformer sous peine dêtre ou subjuguée ou anéantie. Ces conditions dexistence sont le plus souvent ignorées des hommes qui sy soumettent ; elles agissent non pas en imposant aux efforts de chacun une direction déterminée, mais en condamnant à être inefficace tous les efforts dirigés dans les voles quelles interdisent.
Ces conditions dexistence sont déterminées tout dabord, comme pour les êtres vivants, dune part par le milieu naturel, dautre part par lexistence, par lactivité et particulièrement par la concurrence des autres organismes de même espèce, cest-à-dire en loccurrence des autres groupements sociaux. Mais un troisième facteur entre encore en jeu, à savoir laménagement du milieu naturel, loutillage, larmement, les procédés de travail et de combat ; et ce facteur occupe une place à part du fait que, sil agit sur la forme de lorganisation sociale, il en subit à son tour la réaction. Au reste ce facteur est le seul sur lequel les membres dune société puissent peut-être avoir quelque prise. Cet aperçu est trop abstrait pour pouvoir guider ; mais si lon pouvait à partir de cette vue sommaire arriver à des analyses concrètes, il deviendrait enfin possible de poser le problème social. La bonne volonté éclairée des hommes agissant en tant quindividus est lunique principe possible du progrès social ; si les nécessités sociales, une fois clairement aperçues, se révélaient comme étant hors de la portée de cette bonne volonté au même titre que celles qui régissent les astres, chacun naurait plus quà regarder se dérouler lhistoire comme on regarde se dérouler les saisons, en faisant son possible pour éviter à lui-même et aux êtres aimés le malheur dêtre soit un instrument soit une victime de loppression sociale. Sil en est autrement, il faudrait tout dabord définir à titre de limite idéale les conditions objectives qui laisseraient place à une organisation sociale absolument pure doppression ; puis chercher par quels moyens et dans quelle mesure on peut transformer les conditions effectivement données de manière à les rapprocher de cet idéal ; trouver quelle est la forme la moins oppressive dorganisation sociale pour un ensemble de conditions objectives déterminées ; enfin définir dans ce domaine le pouvoir daction et les responsabilités des individus considérés comme tels. À cette condition seulement laction politique pourrait devenir quelque chose danalogue à un travail, au lieu dêtre, comme ce fut le cas jusquici, soit un jeu, soit une branche de la magie.
Par malheur, pour en arriver là, il ne faut pas seulement des réflexions approfondies, rigoureuses, soumises, afin déviter toute erreur, au contrôle le plus serré ; il faut aussi des études historiques, techniques et scientifiques, dune étendue et dune précision inouïes, et menées dun point de vue tout à fait nouveau. Cependant les événements nattendent pas ; le temps ne sarrêtera pas pour nous ménager des loisirs ; lactualité simpose à nous dune manière urgente, et nous menace de catastrophes qui entraîneraient, parmi bien dautres malheurs déchirants, limpossibilité matérielle détudier et décrire autrement quau service des oppresseurs. Que faire ? Rien ne servirait de se laisser emporter dans la mêlée par un entraînement irréfléchi. Nul na la plus faible idée ni des buts ni des moyens de ce quon nomme encore par habitude laction révolutionnaire. Quant au réformisme, le principe du moindre mal qui en constitue la base est certes éminemment raisonnable, si discrédité soit-il par la faute de ceux qui en ont fait usage jusquici, seulement, sil na encore servi que de prétexte à capituler, ce nest pas dû à la lâcheté de quelques chefs, mais à une ignorance par malheur commune à tous ; car tant quon na pas défini le pire et le mieux en fonction dun idéal clairement et concrètement conçu, puis déterminé Il marge exacte des possibilités, on ne sait pas quel est le moindre mal, et dès lors on est contraint daccepter sous ce nom tout ce quimposent effectivement ceux qui ont en main la force, parce que nimporte quel mal réel est toujours moindre que les maux possibles que risque toujours damener une action non calculée. Dune manière générale, les aveugles que nous sommes actuellement nont guère le choix quentre la capitulation et laventure. Lon ne peut pourtant se dispenser de déterminer dès maintenant lattitude à prendre par rapport à la situation présente. Cest pourquoi, en attendant davoir, si toutefois la chose est possible, démonté le mécanisme social, il est permis peut-être dessayer den esquisser les principes ; pourvu quil soit bien entendu quune telle esquisse exclut toute espèce daffirmation catégorique, et vise uniquement à soumettre quelques idées, à titre dhypothèses, à lexamen critique des gens de bonne foi. Au reste on est loin dêtre sans guide en la matière. Si le système de Marx, dans ses grandes lignes, est dun faible secours, il en est autrement des analyses auxquelles il a été amené par létude concrète du capitalisme, et dans lesquelles, tout en croyant se borner à caractériser un régime, il a sans doute plus dune fois saisi la nature cachée de loppression elle-même.
Parmi toutes les formes dorganisation sociale que nous présente lhistoire, fort rares sont celles qui apparaissent comme vraiment pures doppression ; encore sont-elles assez mal connues. Toutes correspondent à un niveau extrêmement bas de la production, si bas que la division du travail y est à peu près inconnue, sinon entre les sexes, et que chaque famille ne produit guère plus que ce quelle a besoin de consommer. Il est assez clair dailleurs quune pareille condition matérielle exclut forcément loppression, puisque chaque homme, contraint de se nourrir lui-même, est sans cesse aux prises avec la nature extérieure ; la guerre même, à ce stade, est guerre de pillage et dextermination, non de conquête, parce que les moyens dassurer la conquête et surtout den tirer parti font défaut. Ce qui est surprenant, ce nest pas que loppression apparaisse seulement à partir des formes plus élevées de léconomie, cest quelle les accompagne toujours. Cest donc quentre une économie tout à fait primitive et les formes économiques plus développées il ny a pas seulement différence de degré, mais aussi de nature. Et en effet, si, du point de vue de la consommation, il ny a que passage à un peu plus de bien-être, la production, qui est le facteur décisif, se transforme, elle, dans son essence même. Cette transformation consiste à première vue en un affranchissement progressif à légard de la nature. Dans les formes tout à fait primitives de la production, chasse, pêche, cueillette, leffort humain apparaît comme une simple réaction à la pression inexorable continuellement exercée par la nature sur lhomme, et cela de deux manières ; tout dabord il saccomplit, ou peu sen faut, sous la contrainte immédiate, sous laiguillon continuellement ressenti des besoins naturels ; et par une conséquence indirecte, laction semble recevoir sa forme de la nature elle-même, à cause du rôle important quy jouent une intuition analogue a linstinct animal et une patiente observation des phénomènes naturels les plus fréquents, a cause aussi de la répétition indéfinie des procédés qui ont souvent réussi sans quon sache pourquoi, et qui sont sans doute regardés comme étant accueillis par la nature avec une faveur particulière. À ce stade, chaque homme est nécessairement libre à légard des autres hommes, parce quil est en contact immédiat avec les conditions de sa propre existence, et que rien dhumain ne sinterpose entre elles et lui ; mais en revanche, et dans la même mesure, il est étroitement assujetti a la domination de la nature, et il le laisse bien voir en la divinisant. Aux étapes supérieures de la production, la contrainte de la nature continue certes à sexercer, et toujours impitoyablement, mais dune manière en apparence moins immédiate ; elle semble devenir de plus en plus large et laisser une marge croissante au libre choix de lhomme, à sa faculté dinitiative et de décision. Laction nest plus collée dinstant en instant aux exigences de la nature ; on apprend à constituer des réserves, à longue échéance, pour des besoins non encore ressentis ; les efforts qui ne sont susceptibles que dune utilité indirecte se font de plus en plus nombreux ; du même coup une coordination systématique dans le temps et dans lespace devient possible et nécessaire, et limportance sen accroît continuellement. Bref lhomme semble passer par étapes, a légard de la nature, de lesclavage à la domination. En même temps la nature perd graduellement son caractère divin, et la divinité revêt de plus en plus la forme humaine. Par malheur, cette émancipation nest quune flatteuse apparence. En réalité, à ces étapes supérieures, laction humaine continue, dans lensemble, à nêtre que pure obéissance à laiguillon brutal dune nécessité immédiate ; seulement, au lieu dêtre harcelé par la nature, lhomme est désormais harcelé par lhomme. Au reste cest bien toujours la pression de la nature qui continue à se faire sentir, quoiquindirectement ; car loppression sexerce par la force, et en fin de compte, toute force a sa source dans la nature.
La notion de force est loin dêtre simple, et cependant elle est la première à élucider pour poser les problèmes sociaux. La force et loppression, cela fait deux ; mais ce quil faut comprendre avant tout, cest que ce nest pas la manière dont on use dune force quelconque, mais sa nature même qui détermine si elle est ou non oppressive. Cest ce que Marx a clairement aperçu en ce qui concerne lÉtat ; il a compris que cette machine à broyer les hommes ne peut cesser de broyer tant quelle est en fonction entre quelques mains quelle soit. Mais cette vue a une portée beaucoup plus générale. Loppression procède exclusivement de conditions objectives. La première dentre elles est lexistence de privilèges ; et ce ne sont pas les lois ou les décrets des hommes qui déterminent les privilèges, ni les titres de propriété ; cest la nature même des choses. Certaines circonstances, qui correspondent à des étapes sans doute inévitables du développement humain, font surgir des forces qui sinterposent entre lhomme du commun et ses propres conditions dexistence, entre leffort et le fruit de leffort, et qui sont, par leur essence même, le monopole de quelques-uns, du fait quelles ne peuvent être réparties entre tous ; dès lors ces privilégiés, bien quils dépendent, pour vivre, du travail dautrui, disposent du sort de ceux mêmes dont ils dépendent, et légalité périt. Cest ce qui se produit tout dabord lorsque les rites religieux par lesquels lhomme croit se concilier la nature, devenus trop nombreux et trop compliqués pour être connus de tous, deviennent le secret et par suite le monopole de quelques prêtres ; le prêtre dispose alors, bien que ce soit seulement par une fiction, de toutes les puissances de la nature, et cest en leur nom quil commande. Rien dessentiel nest changé lorsque ce monopole est constitué non plus par des rites, mais par des procédés scientifiques, et que ceux qui le détiennent sappellent, au lieu de prêtres, savants et techniciens. Les armes, elles aussi, donnent naissance a un privilège du jour où dune part elles sont assez puissantes pour rendre impossible toute défense dhommes désarmés contre des hommes armés, et où dautre part leur maniement est devenu assez perfectionne et par suite assez difficile pour exiger un long apprentissage et une pratique continuelle. Car dès lors les travailleurs sont impuissants à se défendre, au lieu que les guerriers, tout en se trouvant dans limpossibilité de produire, peuvent toujours semparer par les armes des fruits du travail dautrui ; ainsi les travailleurs sont à la merci des guerriers, et non inversement. Il en est de même pour lor, et plus généralement pour la monnaie, dès que la division du travail est assez poussée pour quaucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie avec ceux des autres ; lorganisation des échanges devient alors nécessairement le monopole de quelques spécialistes, et ceux-ci, ayant la monnaie en mains, peuvent à la fois se procurer, pour vivre, les fruits du travail dautrui, et priver les producteurs de lindispensable. Enfin partout où dans la lutte contre les hommes ou contre la nature les efforts ont besoin de sajouter et de se coordonner entre eux pour être efficaces, la coordination devient le monopole de quelques dirigeants dès quelle atteint un certain degré de complication, et la première loi de lexécution est alors lobéissance ; cest le cas aussi bien pour ladministration des affaires publiques que pour celle des entreprises. Il peut y avoir dautres sources de privilège, mais ce sont là les principales ; au reste, sauf la monnaie qui apparaît à un moment déterminé de lhistoire, tous ces facteurs jouent sous tous les régimes oppressifs ; ce qui change, cest la manière dont ils se répartissent et se combinent, cest le degré de concentration du pouvoir, cest aussi le caractère plus ou moins fermé et par suite plus ou moins mystérieux de chaque monopole. Cependant les privilèges, par eux-mêmes, ne suffisent pas à déterminer loppression. Linégalité pourrait facilement être adoucie par la résistance des faibles et lesprit de justice des forts ; elle ne ferait pas surgir une nécessite plus brutale encore que celle des besoins naturels eux-mêmes, sil nintervenait pas un autre facteur, à savoir la lutte pour la puissance.
Comme Marx la compris clairement pour le capitalisme, comme quelques moralistes lont aperçu dune manière plus générale, la puissance enferme une espèce de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur ceux qui commandent que sur ceux qui obéissent ; bien plus, cest dans la mesure où elle asservit les premiers que, par leur intermédiaire, elle écrase les seconds. La lutte contre la nature comporte des nécessités inéluctables et que rien ne peut faire fléchir, mais ces nécessités enferment leurs propres limites ; la nature résiste, mais elle ne se défend pas, et là où elle est seule en jeu, chaque situation pose des obstacles bien définis qui donnent sa mesure à leffort humain, Il en est tout autrement dès que les rapports entre hommes se substituent au contact direct de lhomme avec la nature. Conserver la puissance est, pour les puissants, une nécessité vitale, puisque cest leur puissance qui les nourrit ; or ils ont à la conserver à la fois contre leurs rivaux et contre leurs inférieurs, lesquels ne peuvent pas ne pas chercher à se débarrasser de maîtres dangereux ; car, par un cercle sans issue, le maître est redoutable à lesclave du fait même quil le redoute, et réciproquement ; et il en est de même entre puissances rivales.
Bien plus, les deux luttes que doit mener chaque homme puissant, lune contre ceux sur qui il règne et lautre contre ses rivaux, se mêlent inextricablement et sans cesse chacune rallume lautre. Un pouvoir, quel quil soit, doit toujours tendre à saffermir à lintérieur au moyen de succès remportés au-dehors, car ces succès lui donnent des moyens de contrainte plus puissants ; de plus, la lutte contre ses rivaux rallie à sa suite ses propres esclaves, qui ont lillusion dêtre intéressés à lissue du combat. Mais, pour obtenir de la part des esclaves lobéissance et les sacrifices indispensables à un combat victorieux, le pouvoir doit se faire plus oppressif ; pour être en mesure dexercer cette oppression, il est encore plus impérieusement contraint de se tourner vers lextérieur ; et ainsi de suite. On peut parcourir la même chaîne en partant dun autre chaînon, montrer quun groupement social pour être en mesure de se défendre contre les puissances extérieures qui voudraient se lannexer, doit lui-même se soumettre a une autorité oppressive ; que le pouvoir ainsi établi, pour se maintenir en place, doit attiser les conflits avec les pouvoirs rivaux ; et ainsi de suite, encore une fois. Cest ainsi que le plus funeste des cercles vicieux entraîne la société tout entière à la suite de ses maîtres, dans une ronde insensée.
On ne peut briser le cercle que de deux manières, ou en supprimant linégalité, ou en établissant un pouvoir stable, un pouvoir tel quil y ait équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Cette seconde solution est celle quont recherchée tous ceux que lon nomme partisans de lordre, ou du moins tous ceux dentre eux qui nont été mus ni par la servilité ni par lambition ; ce fut sans doute le cas des écrivains latins qui louèrent « limmense majesté de la paix romaine », de Dante, de lécole réactionnaire du début du XIXe siècle, de Balzac, et, aujourdhui, des hommes de droite sincères et réfléchis. Mais cette stabilité du pouvoir, objectif de ceux qui se disent réalistes, apparaît comme une chimère, si lon y regarde de près, au même titre que lutopie anarchiste.
Entre lhomme et la matière, chaque action, heureuse ou non, établit un équilibre qui ne peut être rompu que du dehors ; car la matière est inerte, Une pierre déplacée accepte sa place nouvelle ; le vent accepte de conduire à destination le même bateau quil aurait détourné de sa route si voile et gouvernail navaient été bien disposés. Mais les hommes sont des êtres essentiellement actifs, et possèdent une faculté de se déterminer eux-mêmes quils ne peuvent jamais abdiquer, même sils le désirent, sinon le jour où ils retombent par la mort à létat de matière inerte ; de sorte que toute victoire sur les hommes renferme en elle-même le germe dune défaite possible, à moins daller jusquà lextermination. Mais lextermination supprime la, puissance en en supprimant lobjet. Ainsi il y a, dans lessence même de la puissance, une contradiction fondamentale, qui lempêche de ne jamais exister à proprement parler ; ceux quon nomme les maîtres, sans cesse contraints de renforcer leur pouvoir sous peine de se le voir ravir, ne sont jamais quà la poursuite dune domination essentiellement impossible à posséder, poursuite dont les supplices infernaux de la mythologie grecque offrent de belles images. Il en serait autrement si un homme pouvait posséder en lui-même une force supérieure à celle de beaucoup dautres réunis ; mais ce nest jamais le cas ; les instruments du pouvoir, armes, or, machines, secrets magiques ou techniques, existent toujours en dehors de celui qui en dispose, et peuvent être pris par dautres. Ainsi tout pouvoir est instable.
Dune manière générale, entre êtres humains, les rapports de domination et de soumission nétant jamais pleinement acceptables constituent toujours un déséquilibre sans remède et qui saggrave perpétuellement lui-même ; il en est ainsi même dans le domaine de la vie privée, où lamour, par exemple, détruit tout équilibre dans lâme dès quil cherche à sasservir son objet ou à sy asservir. Mais là du moins rien dextérieur ne soppose à ce que la raison revienne tout mettre en ordre en établissant la liberté et légalité ; au lieu que les rapports sociaux, dans la mesure où les procédés mêmes du travail et du combat excluent légalité, semblent faire peser la folie sur les hommes comme une fatalité extérieure. Car du fait quil ny a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir, et que cette course est sans terme, sans limites, sans mesure, il ny a pas non plus de limite ni de mesure aux efforts quelle exige ; ceux qui sy livrent, contraints de faire toujours plus que leurs rivaux, qui sefforcent de leur côté de faire plus queux, doivent sacrifier non seulement lexistence des esclaves, mais la leur propre et celle des êtres les plus chers ; cest ainsi quAgamemnon immolant sa fille revit dans les capitalistes qui, pour maintenir leurs privilèges, acceptent dun coeur léger des guerres susceptibles de leur ravir leurs fils.
Ainsi la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles. Marx la bien vu en ce qui concerne le régime capitaliste. Rosa Luxembourg protestait contre lapparence de « carrousel dans le vide » que présente le tableau marxiste de laccumulation capitaliste, ce tableau où la consommation apparaît comme un « mal nécessaire » à réduire au minimum, un simple moyen pour maintenir en vie ceux qui se consacrent soit comme chefs soit comme ouvriers au but suprême, but qui nest autre que la fabrication de loutillage, cest-à-dire des moyens de la production. Et pourtant cest la profonde absurdité de ce tableau qui en fait la profonde vérité ; vérité qui déborde singulièrement le cadre du régime capitaliste. Le seul caractère propre a ce régime, cest que les instruments de la production industrielle y sont en même temps les armes principales dans la course au pouvoir ; mais toujours les procédés de la course au pouvoir, quels quils soient, se soumettent les hommes par le même vertige et simposent a eux à titre de fins absolues. Cest le reflet de ce vertige qui donne une grandeur épique à des uvres comme la Comédie humaine, ou les Histories de Shakespeare, ou les chansons de geste, ou lIliade. Le véritable sujet de lIliade, cest lemprise de la guerre sur les guerriers, et, par leur intermédiaire, sur tous les humains ; nul ne sait pourquoi chacun se sacrifie, et sacrifie tous les siens à une guerre meurtrière et sans objet, et cest pourquoi, tout au long du poème, cest aux dieux quest attribuée linfluence mystérieuse qui fait échec aux pourparlers de paix, rallume sans cesse les hostilités, ramène les combattants quun éclair de raison pousse à abandonner la lutte.
Ainsi dans cet antique et merveilleux poème apparaît déjà le mal essentiel de lhumanité, la substitution des moyens aux fins. Tantôt la guerre apparaît au premier plan, tantôt la recherche de la richesse, tantôt la production ; mais le mal reste le même. Les moralistes vulgaires se plaignent que lhomme soit mené par son intérêt personnel ; plût au ciel quil en fût ainsi ! Lintérêt est un principe daction égoïste, mais borné, raisonnable, qui ne peut engendrer des maux illimités. La loi de toutes les activités qui dominent lexistence sociale, cest au contraire, exception faite pour les sociétés primitives, que chacun y sacrifie la vie humaine, en soi et en autrui, à des choses qui ne constituent que des moyens de mieux vivre. Ce sacrifice revêt des formes diverses, mais tout se résume dans la question du pouvoir. Le pouvoir, par définition, ne constitue quun moyen ; ou pour mieux dire posséder un pouvoir, cela consiste simplement à posséder des moyens daction qui dépassent la force si restreinte dont un individu dispose par lui-même. Mais la recherche du pouvoir, du fait même quelle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et en arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. Cest ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, cest cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce quil y a dinsensé et de sanglant tout au long de lhistoire. Lhistoire humaine nest que lhistoire de lasservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs quopprimés, le simple jouet des instruments de domination quils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi lhumanité vivante à être la chose de choses inertes.
Aussi ce ne sont pas les hommes, mais les choses qui donnent à cette course vertigineuse au pouvoir sa limite et ses lois. Les désirs des hommes sont impuissants à la régler. Les maîtres peuvent bien rêver de modération, mais il leur est interdit de pratiquer cette vertu, sous peine de défaite, sinon dans une très faible mesure ; aussi, en dehors dexceptions quasi miraculeuses, telles que Marc-Aurèle, deviennent-ils rapidement incapables même de la concevoir. Quant aux opprimés, leur révolte permanente, qui bouillonne toujours bien quelle néclate que par moments, peut jouer de manière à aggraver le mal aussi bien que de manière à le restreindre ; et elle constitue surtout dans lensemble un facteur aggravant, du fait quelle contraint les maîtres à faire peser leur pouvoir toujours plus lourdement de crainte de le perdre. De temps en temps, les opprimés arrivent à chasser une équipe doppresseurs et à la remplacer par une autre, et parfois même à changer la forme de loppression ; mais quant à supprimer loppression elle-même, il faudrait à cet effet en supprimer les sources, abolir tous les monopoles, les secrets magiques ou techniques qui donnent prisent sur la nature, les armements, la monnaie, la coordination des travaux. Quand les opprimés seraient assez conscients pour sy déterminer, ils ne pourraient y réussir. Ce serait se condamner à être aussitôt asservi par les groupements sociaux qui nont pas opéré la même transformation ; et quand même ce danger serait écarté par miracle, ce serait se condamner à mort, car, quand on a une fois oublié les procédés de la production primitive et transformée le milieu naturel auquel ils correspondaient, on ne peut retrouver le contact immédiat avec la nature. Ainsi, malgré toutes les velléités de mettre fin à la folie et à loppression, la concentration du pouvoir et laggravation de son caractère tyrannique nauraient point de bornes sil ne sen trouvait heureusement dans la nature des choses. Il importe de déterminer sommairement quelles peuvent être ces bornes ; et à cet effet, il faut garder présent à lesprit que, si loppression est une nécessité de la vie sociale, cette nécessité na rien de providentiel. Ce nest pas parce quelle devient nuisible à la production que loppression peut prendre fin ; la « révolte des forces productrices », si naïvement invoquée par Trotsky comme un facteur de lhistoire, est une pure fiction. On se tromperait de même en supposant que loppression cesse dêtre inéluctable dès que les forces productives sont assez développées pour pouvoir assurer à tous le bien-être et le loisir. Aristote admettait quil ny aurait plus aucun obstacle à la suppression de lesclavage si lon pouvait faire assumer les travaux indispensables par des « esclaves mécaniques », et Marx, quand il a tenté danticiper sur lavenir de lespèce humaine, na fait que reprendre et développer cette conception. Elle serait juste si les hommes étaient conduits par la considération du bien-être ; mais, depuis lépoque de lIliade jusquà nos jours, les exigences insensées de la lutte pour le pouvoir ôtent même le loisir de songer au bien-être. Lélévation du rendement de leffort humain demeurera impuissante à alléger le poids de cet effort aussi longtemps que la structure sociale impliquera le renversement du rapport entre le moyen et la fin, autrement dit aussi longtemps que les procédés du travail et du combat donneront à quelques-uns un pouvoir discrétionnaire sur les masses ; car les fatigues et les privations devenues inutiles dans la lutte contre la nature se trouveront absorbées par la guerre menée entre les hommes pour la défense ou la conquête des privilèges. Dès lors que la société est divisée en hommes qui ordonnent et hommes qui exécutent, toute la vie sociale est commandée par la lutte pour le pouvoir, et la lutte pour la subsistance nintervient guère que comme un facteur, à vrai dire indispensable, de la première. La vue marxiste selon laquelle lexistence sociale est déterminée par les rapports entre lhomme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique ; seulement ces rapports doivent être considérés dabord en fonction du problème du pouvoir, les moyens de subsistance constituant simplement une donnée de ce problème. Cet ordre semble absurde, mais il ne fait que refléter labsurdité essentielle qui est au cur même de la vie sociale. Une étude scientifique de lhistoire serait donc une étude des actions et des réactions qui se produisent perpétuellement entre lorganisation du pouvoir et les procédés de la production ; car si le pouvoir dépend des conditions matérielles de la vie, il ne cesse jamais de transformer ces conditions elles-mêmes. Une telle étude dépasse actuellement de très loin nos possibilités ; mais, avant daborder la complexité infinie des faits, il est bon délaborer un schéma abstrait de ce jeu dactions et de réactions, à peu près comme les astronomes ont dû inventer une sphère céleste imaginaire pour sy reconnaître dans les mouvements et les positions des astres.
Il faut tenter tout dabord de dresser une liste des nécessités inéluctables qui bornent toute espèce de pouvoir. En premier lieu, un pouvoir quelconque sappuie sur des instruments qui ont dans chaque situation une portée déterminée. Ainsi on ne commande pas de la même manière au moyen de soldats armés de flèches, de lances et dépées quau moyen davions et de bombes incendiaires ; la puissance de lor dépend du rôle joué par les échanges dans la vie économique ; celle des secrets techniques est mesurée par la différence entre ce quon peut accomplir par leur moyen et ce quon peut accomplir sans eux ; et ainsi de suite. À vrai dire, il faut toujours faire entrer en ligne de compte dans ce bilan les ruses grâce auxquelles les puissants obtiennent par persuasion ce quils sont hors détat dobtenir par contrainte, soit en mettant les opprimés dans une situation telle quils aient ou croient avoir un intérêt immédiat à faire ce quon leur demande, soit en leur inspirant un fanatisme propre à leur faire accepter tous les sacrifices. En second lieu, comme le pouvoir quexerce réellement un être humain ne sétend quà ce qui se trouve effectivement soumis à son contrôle, le pouvoir se heurte toujours aux bornes mêmes de la faculté de contrôle, lesquelles sont fort étroites. Car aucun esprit ne peut embrasser une masse didées à la fois ; aucun homme ne peut se trouver à la fois en plusieurs lieux ; et pour le maître comme pour lesclave la journée na jamais que vingt-quatre heures. La collaboration constitue en apparence un remède à cet inconvénient ; mais comme elle nest jamais complètement pure de rivalité, il en résulte des complications infinies. Les facultés dexaminer, de comparer, de peser, de décider, de combiner sont essentiellement individuelles, et par suite il en est aussi de même du pouvoir, dont lexercice est inséparable de ces facultés ; le pouvoir collectif est une fiction, du moins en dernière analyse. Quant à la quantité daffaires qui peuvent tomber sous le contrôle dun seul homme, elle dépend dans une très large mesure de facteurs individuels tels que létendue et la rapidité de lintelligence, la capacité de travail, la fermeté du caractère ; mais elle dépend également des conditions objectives du contrôle, rapidité plus ou moins grande des transports et des informations, simplicité ou complication des rouages du pouvoir. Enfin lexercice dun pouvoir quelconque a pour condition un excédent dans la production des subsistances, et un excédent assez considérable pour que tous ceux qui se consacrent, soit en qualité de maîtres, soit en qualité desclaves, à la lutte pour le pouvoir, puissent vivre. Il est clair que la mesure de cet excédent dépend du mode de production, et par suite aussi de lorganisation sociale. Voilà donc trois facteurs qui permettent de concevoir le pouvoir politique et social comme constituant à chaque instant quelque chose danalogue à une force mesurable. Cependant, pour compléter le tableau, il faut tenir compte du fait que les hommes qui se trouvent en rapport, soit à titre de maîtres soit à titre desclaves, avec le phénomène du pouvoir sont inconscients de cette analogie. Les puissants, quils soient prêtres, chefs militaires, rois ou capitalistes, croient toujours commander en vertu dun droit divin ; et ceux qui leur sont soumis se sentent écrases par une puissance qui leur paraît divine ou diabolique, mais de toute manière surnaturelle. Toute société oppressive est cimentée par cette religion du pouvoir, qui fausse tous les rapports sociaux en permettant aux puissants dordonner au-delà de ce quils peuvent imposer ; il nen est autrement que dans les moments deffervescence populaire, moments où au contraire tous, esclaves révoltés et maîtres menaces, oublient combien les chaînes de loppression sont lourdes et solides.
Ainsi une étude scientifique de lhistoire devrait commencer par analyser les réactions exercées à chaque instant par le pouvoir sur les conditions qui lui assignent objectivement ses bornes ; et une esquisse hypothétique du jeu de ces réactions est indispensable pour guider une telle analyse, dailleurs beaucoup trop difficile eu égard à nos possibilités actuelles. Certaines de ces réactions sont conscientes et voulues. Tout pouvoir sefforce consciemment, dans la mesure de ses moyens, mesure déterminée par lorganisation sociale, daméliorer dans son propre domaine la production et le contrôle ; lhistoire en fournit maint exemple, depuis les pharaons jusquà nos jours, et cest là-dessus que sappuie la notion de despotisme éclairé. En revanche tout pouvoir sefforce aussi, et toujours consciemment, de détruire chez ses rivaux les moyens de produire et dadministrer, et est de leur part lobjet dune tentative analogue. Ainsi la lutte pour le pouvoir est à la fois constructrice et destructrice, et amène ou un progrès ou une décadence économique selon que la construction ou la destruction lemporte ; et il est clair que dans une civilisation déterminée la destruction sopérera dans une mesure dautant plus grande quil sera plus difficile à un pouvoir de sétendre sans se heurter à des pouvoirs rivaux de force à peu près égale. Mais les conséquences indirectes de lexercice du pouvoir ont beaucoup plus dimportance que les efforts conscients des puissants. Tout pouvoir, du fait même quil sexerce, étend jusquà la limite du possible les rapports sociaux sur lesquels il repose ; ainsi le pouvoir militaire multiplie les guerres, le capital commercial multiplie les échanges. Or il arrive parfois, par une sorte de hasard providentiel, que cette extension fait surgir, par un mécanisme quelconque, des ressources nouvelles rendant possible une nouvelle extension, et ainsi de suite, à peu près comme la nourriture renforce les corps vivants en pleine croissance et leur permet ainsi de conquérir plus de nourriture encore de manière à acquérir de plus grandes forces. Tous les régimes offrent des exemples de ces hasards providentiels ; car sans de tels hasards, aucune forme de pouvoir ne pourrait durer, de sorte que les pouvoirs qui en bénéficient sont seuls à subsister. Ainsi la guerre permettait aux Romains de ravir des esclaves, cest-à-dire des travailleurs dans la force de lâge dont dautres avaient eu a nourrir lenfance ; le profit tiré du travail des esclaves permettait de renforcer larmée, et larmée plus forte entreprenait des guerres plus vastes qui lui valaient un butin desclaves nouveau et plus considérable. De même les routes que les Romains construisaient à des fins militaires facilitaient par la suite ladministration et lexploitation des provinces et contribuaient par conséquent à entretenir des ressources pour les guerres nouvelles. Si lon passe aux temps modernes, on voit par exemple que lextension des échanges a provoqué une division plus grande du travail, laquelle à son tour a rendu indispensable une plus grande circulation des marchandises ; de plus la productivité accrue qui en est résultée a fourni des ressources nouvelles qui ont pu se transformer en capital commercial et industriel. En ce qui concerne la grande industrie, il est clair que chaque progrès important du machinisme a créé à la fois des ressources, des instruments et un stimulant pour un progrès nouveau. De même cest la technique de la grande industrie qui sest trouvée fournir les moyens de contrôle et dinformation indispensables à léconomie centralisée à laquelle la grande industrie aboutit fatalement, tels que le télégraphe, le téléphone, la presse quotidienne. On peut en dire autant des moyens de transport. On pourrait trouver tout au cours de lhistoire une immense quantité dexemples analogues, portant sur les plus grands et sur les Plus petits aspects de la vie sociale. On peut définir la croissance dun régime par le fait quil lui suffit de fonctionner pour susciter de nouvelles ressources lui permettant de fonctionner sur une plus grande échelle.
Ce phénomène de développement automatique est si frappant quon serait tenté dimaginer quun régime heureusement constitué, si lon peut sexprimer ainsi, subsisterait et progresserait sans fin. Cest exactement là ce que le XIXe siècle, socialistes compris, sest figuré concernant le régime de la grande industrie. Mais sil est facile dimaginer dune manière vague un régime oppressif qui ne connaîtrait jamais de décadence, il nen est plus de même si lon veut concevoir clairement et concrètement lextension indéfinie dun pouvoir déterminé. Sil pouvait étendre sans fin ses moyens de contrôle, il sapprocherait indéfiniment dune limite qui serait comme léquivalent de lubiquité ; sil pouvait étendre sans fin ses ressources, tout se passerait comme si la nature environnante évoluait graduellement vers cette générosité sans réserve dont Adam et Ève bénéficiaient au paradis terrestre ; et enfin sil pouvait étendre indéfiniment la portée de ses propres instruments quil sagisse darmes, dor, de secrets techniques, de machines ou dautre chose il tendrait à abolir cette corrélation qui, en liant indissolublement la notion de maître à celle desclave, établit entre maître et esclave un rapport de dépendance réciproque. On ne peut prouver que tout cela soit impossible ; mais il faut admettre que cest impossible, ou bien se résoudre à penser lhistoire humaine comme un conte de fées. Dune manière générale, on ne peut considérer le monde où nous vivons comme soumis a des lois que si lon admet que tout phénomène y est limité ; et cest le cas aussi pour le phénomène du pouvoir, comme lavait compris Platon. Si lon veut considérer le pouvoir comme un phénomène concevable, il faut penser quil peut étendre les bases sur lesquelles il repose jusquà un certain point seulement, après quoi il se heurte comme à un mur infranchissable. Mais néanmoins il ne lui est pas loisible de sarrêter ; laiguillon de la rivalité le contraint à aller plus loin et toujours plus loin, cest-à-dire à dépasser les limites à lintérieur desquelles il peut effectivement sexercer. Il sétend au-delà de ce quil peut contrôler ; il commande au-delà de ce quil peut imposer ; il dépense au-delà de ses propres ressources. Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par lopposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes.
Car dès quun pouvoir dépasse les limites qui lui sont imposées par la nature des choses, il rétrécit les bases sur lesquelles il sappuie, il rend ces limites mêmes de plus en plus étroites. En sétendant au-delà de ce quil peut contrôler, il engendre un parasitisme, un gaspillage, un désordre qui, une fois apparus, saccroissent automatiquement. En essayant de commander là même où il nest pas en état de contraindre, il provoque des réactions quil ne peut ni prévoir ni régler. Enfin, en voulant étendre lexploitation des opprimés au-delà de ce que permettent les ressources objectives, il épuise ces ressources elles-mêmes ; cest là sans doute ce que signifie le conte antique et populaire de la poule aux oeufs dor. Quelles que soient les sources doù les exploiteurs tirent les biens quils sapproprient, un moment vient où tel procédé dexploitation, qui était dabord, à mesure quil sétendait, de plus en plus productif, se fait au contraire ensuite de plus en plus coûteux. Cest ainsi que larmée romaine, qui avait dabord enrichi Rome, finit par la ruiner ; cest ainsi que les chevaliers du moyen âge, dont les combats avaient dabord donné une sécurité relative aux paysans qui se trouvaient quelque peu protégés contre le brigandage, finirent au cours de leurs guerres continuelles par dévaster les campagnes qui les nourrissaient ; et le capitalisme semble bien traverser une phase de ce genre. Encore une fois, on ne peut prouver quil doive toujours en être ainsi ; mais il faut ladmettre, à moins de supposer la possibilité de ressources inépuisables. Ainsi cest la nature même des choses qui constitue cette divinité justicière que les Grecs adoraient sous le nom de Némésis, et qui châtie la démesure.
Quand une forme déterminée de domination se trouve ainsi arrêtée dans son essor et acculée à la décadence, il sen faut quelle commence à disparaître peu à peu ; parfois cest alors au contraire quelle se fait le plus durement oppressive, quelle écrase les êtres humains sous son poids, quelle broie sans pitié corps, coeurs et esprits. Seulement comme tous se mettent peu à peu à manquer des ressources quil faudrait aux uns pour vaincre, aux autres pour vivre, un moment vient où, de toutes parts, on cherche fiévreusement des expédients. Il ny a aucune raison pour quune telle recherche ne demeure pas vaine ; et en ce cas le régime ne peut que finir par sombrer faute de ressources pour subsister, et céder la place non pas à un autre régime mieux organise, mais à un désordre, à une misère, à une vie primitive qui durent jusquà ce quune cause quelconque fasse surgir de nouveaux rapports de force. Sil en est autrement, si la recherche de ressources nouvelles est fructueuse, de nouvelles formes de vie sociale surgissent et un changement de régime se prépare lentement et comme souterrainement. Souterrainement, car ces formes nouvelles ne peuvent se développer que pour autant quelles sont compatibles avec lordre établi et quelles ne présentent, tout au moins en apparence, aucun danger pour les pouvoirs constitués ; sans quoi rien ne pourrait empêcher ces pouvoirs de les anéantir, aussi longtemps quils sont les plus forts. Pour que les nouvelles formes sociales lemportent sur les anciennes, il faut quau préalable ce développement continu les ait amenées à jouer effectivement un rôle plus important dans le fonctionnement de lorganisme social, autrement dit quelles aient suscité des forces supérieures à celles dont disposent les pouvoirs officiels. Ainsi il ny a jamais véritablement rupture de continuité, non pas même quand la transformation du régime semble leffet dune lutte sanglante ; car la victoire ne fait alors que consacrer des forces qui, dès avant la lutte, constituaient le facteur décisif de la vie collective, des formes sociales qui avaient commencé depuis longtemps à se substituer progressivement à celles sur lesquelles reposait le régime en décadence. Cest ainsi que, dans lEmpire romain, les barbares sétaient mis à occuper les postes les plus importants, larmée se disloquait peu à peu en bandes menées par des aventuriers et linstitution du colonat substituait progressivement le servage à lesclavage, tout cela longtemps avant les grandes invasions. De même la bourgeoisie française na pas, il sen faut, attendu 1789 pour lemporter sur la noblesse. La révolution russe a, il est vrai, grâce à un singulier concours de circonstances, paru faire surgir quelque chose dentièrement nouveau ; mais la vérité est que les privilèges supprimés par elle navaient depuis longtemps aucune base sociale en dehors de la tradition ; que les institutions surgies au cours de linsurrection nont peut-être pas été effectivement en fonction lespace dun matin ; et que les forces réelles, à savoir la grande industrie, la police, larmée, la bureaucratie, loin davoir été brisées par la révolution, sont parvenues grâce à elle a une puissance inconnue dans les autres pays. Dune manière générale ce renversement soudain du rapport des forces qui est-ce quon entend dordinaire par révolution nest pas seulement un phénomène inconnu dans lhistoire, cest encore, si lon y regarde de près, quelque chose à proprement parler dinconcevable, car ce serait une victoire de la faiblesse sur la force, léquivalent dune balance dont le plateau le moins lourd sabaisserait. Ce que lhistoire nous présente, ce sont de lentes transformations de régimes où les événements sanglants que nous baptisons révolutions jouent un rôle fort secondaire, et doù ils peuvent même être absents ; cest le cas lorsque la couche sociale qui dominait au nom des anciens rapports de force arrive à conserver une partie du pouvoir à la faveur des rapports nouveaux, et lhistoire dAngleterre en fournit un exemple. Mais quelques formes que prennent les transformations sociales, lon naperçoit, si lon essaie den mettre à nu le mécanisme, quun morne jeu de forces aveugles qui sunissent ou se heurtent, qui progressent ou déclinent, qui se substituent les unes aux autres, sans jamais cesser de broyer sous elles les malheureux humains. Ce sinistre engrenage ne présente à première vue aucun défaut par où une tentative de délivrance puisse trouver passage. Mais ce nest pas dune esquisse aussi vague, aussi abstraite, aussi misérablement sommaire que lon peut prétendre tirer une conclusion.
Il faut poser encore une fois le problème fondamental, à savoir en quoi consiste le lien qui semble jusquici unir loppression sociale et le progrès dans les rapports de lhomme avec la nature. Si lon considère en gros lensemble du développement humain jusquà nos jours, si surtout lon oppose les peuplades primitives, organisées presque sans inégalité, a notre civilisation actuelle, il semble que lhomme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir dautant celui de loppression sociale, comme par le jeu dun mystérieux équilibre. Et même, chose plus singulière encore, on dirait que, si la collectivité humaine sest dans une large mesure affranchie du poids dont les forces démesurées de la nature accablent la faible humanité, elle a en revanche pris en quelque sorte la succession de la nature au point décraser lindividu dune manière analogue.
En quoi lhomme primitif est-il esclave ? Cest quil ne dispose presque pas de sa propre activité ; il est le jouet du besoin, qui lui dicte chacun de ses gestes, ou peu sen faut, et le harcèle de son aiguillon impitoyable ; et ses actions sont réglées non pas par sa propre pensée, mais par les coutumes et les caprices également incompréhensibles dune nature quil ne peut quadorer avec une aveugle soumission. Si lon ne considère que la collectivité, les hommes semblent sêtre élevés de nos jours à une condition qui se trouve aux antipodes de cet état servile. Presque aucun de leurs travaux ne constitue une simple réponse à limpérieuse impulsion du besoin ; le travail saccomplit de manière à prendre possession de la nature et à laménager en sorte que les besoins se trouvent satisfaits. Lhumanité ne se croit plus en présence de divinités capricieuses dont il faille se concilier la faveur ; elle sait quelle a simplement à manier de la matière inerte, et sacquitte de cette tâche en se réglant méthodiquement sur des lois clairement conçues. Enfin il semble que nous soyons parvenus à cette époque prédite par Descartes où les hommes emploieraient « la force et les actions du feu, de leau, de lair, des astres et de tous les autres corps » en même façon que les métiers des artisans, et se rendraient ainsi maîtres de la nature. Mais, par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que lon descend à léchelle de lindividu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre daussi près que la faim serre de près le chasseur primitif ; depuis ce chasseur primitif jusquà louvrier de nos grandes fabriques, en passant par les travailleurs égyptiens menés à coups de fouet, par les esclaves antiques, par les serfs du moyen âge que menaçait constamment lépée des seigneurs, les hommes nont jamais cessé dêtre poussés au travail par une force extérieure et sous peine de mort presque immédiate. Et quant à lenchaînement des mouvements du travail, il est souvent, lui aussi, impose du dehors à nos ouvriers tout comme aux hommes primitifs, et aussi mystérieux aux premiers quaux seconds ; bien plus, dans ce domaine, la contrainte est en certains cas sans comparaison plus brutale aujourdhui quelle na jamais été ; si livré que pût être un homme primitif à la routine et aux tâtonnements aveugles, il pouvait au moins tenter de réfléchir, de combiner et dinnover à ses risques et périls, liberté dont un travailleur à la chaîne est absolument privé. Enfin si lhumanité semble parvenue à disposer de ces forces de la nature qui pourtant, selon la parole de Spinoza, « dépassent infiniment celles de lhomme », et cela presque aussi souverainement quun cavalier dispose de son cheval, cette victoire nappartient pas aux hommes pris un à un ; seules les plus vastes collectivités sont en état de manier « la force et les actions du feu, de leau, de lair... et de tous les autres corps qui nous entourent » ; quant aux membres de ces collectivités, oppresseurs et opprimés y sont pareillement soumis aux exigences implacables de la lutte pour le pouvoir.
Ainsi, en dépit du progrès, lhomme nest pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent lunivers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société quil forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux. Dès lors la question sociale se pose sous une forme assez claire ; il faut examiner le mécanisme de ce transfert ; chercher pourquoi lhomme a dû payer à ce prix sa puissance sur la nature ; concevoir en quoi peut consister pour lui la situation la moins malheureuse, cest-à-dire celle où il serait le moins asservi à la double domination de la nature et de la société ; enfin apercevoir quels chemins peuvent rapprocher dune telle situation, et quels instruments pourrait fournir aux hommes daujourdhui la civilisation actuelle sils aspiraient à transformer leur vie en ce sens.
Nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il saccomplit. La vie primitive est quelque chose daisément compréhensible ; lhomme est piqué par la faim, ou tout au moins par la pensée elle-même lancinante quil sera bientôt saisi par la faim, et il part en quête de nourriture ; il frissonne sous lemprise du froid, ou du moins sous lemprise de la pensée quil aura bientôt froid, et il cherche des choses bonnes à créer ou à conserver la chaleur ; et ainsi de suite. Quant à la manière de sy prendre, elle lui est donnée tout dabord par le pli, pris dès lenfance, dimiter les anciens, et aussi par les habitudes quil sest lui-même données, au cours de multiples tâtonnements, en répétant les procédés qui ont réussi ; lorsquil est pris au dépourvu, il tâtonne encore, pousse quil est a agir par un aiguillon qui ne lui laisse point de répit. En tout cela, lhomme na quà céder a sa propre nature, et non à la vaincre.
Au contraire, dès quon passe à un stade plus avancé de la civilisation, tout devient miraculeux. On voit alors les hommes mettre de côté des choses bonnes à consommer, désirables, et dont cependant ils se privent. On les voit abandonner dans une large mesure la recherche de la nourriture, de la chaleur et du reste, et consacrer le meilleur de leurs forces à des travaux en apparence stériles. À vrai dire ces travaux, pour la plupart, loin dêtre stériles, sont infiniment plus productifs que les efforts de lhomme primitif, car ils ont pour effet un aménagement de la nature extérieure dans un sens favorable a la vie humaine ; mais cette efficacité est indirecte, et souvent séparée de leffort par tant dintermédiaires que lesprit a peine a les parcourir ; elle est à longue échéance, souvent à si longue échéance que seules les générations futures en profiteront ; alors quau contraire la fatigue exténuante, les douleurs, les dangers liés à ces travaux se font immédiatement et perpétuellement ressentir. Or chacun sait bien par sa propre expérience combien il est rare que lidée abstraite dune utilité lointaine lemporte sur les douleurs, les besoins, les désirs présents. Il faut pourtant quelle lemporte dans lexistence sociale, sous peine de retour à la vie primitive.
Mais ce qui est plus miraculeux encore, cest la coordination des travaux. Tout niveau un peu élevé de la production suppose une coopération plus ou moins étendue ; et la coopération se définit par le fait que les efforts de chacun nont de sens et defficacité que par leur rapport et leur exacte correspondance avec les efforts de tous les autres, de manière que tous les efforts forment un seul travail collectif. Autrement dit, les mouvements de plusieurs hommes doivent se combiner à la manière dont se combinent les mouvements dun seul homme. Mais comment cela se peut-il ? Une combinaison ne sopère que si elle est pensée ; or un rapport ne se forme jamais qua lintérieur dun esprit. Le nombre deux pensé par un homme ne peut sajouter au nombre deux pensé par un autre homme pour former le nombre quatre ; de même la conception quun des coopérateurs se fait du travail partiel quil accomplit ne peut se combiner avec la conception que chacun des autres se fait de sa tâche respective pour former un travail cohérent. Plusieurs esprits humains ne sunissent point en un esprit collectif, et les termes dâme collective, de pensée collective, si couramment employés de nos jours, sont tout à fait vides de sens. Dès lors, pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut quils soient tous dirigés par un seul et même esprit, comme lexprime le célèbre vers de Faust : « Un esprit suffit pour mille bras. »
Dans lorganisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de leffort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche loppression sociale fournit une solution immédiate, en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories dhommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Le chef coordonne sans peine les efforts des hommes qui sont subordonnés à ses ordres ; il na aucune tentation à vaincre pour les réduire au strict nécessaire ; et quant au stimulant de leffort, une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au-delà des limites de leurs forées, les uns étant fouettés par lambition, les autres, selon la parole dHomère, « sous la pression dune dure nécessité ».
Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent nont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup dune menace de mort plus ou moins déguisée. Cest ainsi que lhomme néchappe dans une certaine mesure aux caprices dune nature aveugle quen se livrant aux caprices non moins aveugles de la lutte pour le pouvoir. Cela nest jamais plus vrai que lorsque lhomme arrive, comme cest le cas pour nous, a une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour quil puisse en être ainsi, la coopération doit saccomplir a une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse daffaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. Lhumanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donnée le progrès technique, autant quelle la jamais été dans les temps primitifs ; nous en avons fait, nous en faisons, nous en ferons Jamère expérience. Quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant loppression, elles suscitent aussitôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui sy sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug ; lexpérience en a été faite sur une petite échelle dans des coopératives de production, sur une vaste échelle lors de la révolution russe. Il semblerait que lhomme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre.
Tableau théorique dune société libre
Et pourtant rien au monde ne peut empêcher lhomme de se sentir ne pour la liberté. Jamais, quoi quil advienne, il ne peut accepter la servitude ; car il pense. Il na jamais cesse de rêver une liberté sans limites, soit comme un bonheur passe dont un châtiment laurait privé, soit comme un bonheur a venir qui lui serait dû par une sorte de pacte, avec une providence mystérieuse. Le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve. Ce rêve est toujours demeuré vain, comme tous les rêves, ou, sil a pu consoler, ce nest que comme un opium ; il est temps de renoncer à rêver la liberté, et de se décider à la concevoir.
Cest la liberté parfaite quil faut sefforcer de se représenter clairement, non pas dans lespoir dy atteindre, mais dans lespoir datteindre une liberté moins imparfaite que nest notre condition actuelle ; car le meilleur nest concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal. Lidéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans lordre de la moindre a la plus haute valeur. La liberté parfaite ne peut pas être conçue comme consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ; tant que lhomme vivra, cest-à-dire tant quil constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se relâchera jamais un seul instant. Un état de choses où lhomme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues quil lui plairait ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons. La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques ; mais attendre linvention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, cest à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de lan mille. Au reste, si lon examine cette fiction de près, il napparaît même pas quelle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humaine pour comprendre quune vie doù la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il ny a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il ny a pas dautre source de discipline pour lhomme que leffort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple doisifs pourrait bien samuser à se donner des obstacles, sexercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour lhomme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et quil faut surmonter qui fournissent loccasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, nont de valeur quautant quelles imitent lexactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression dune ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. La seule liberté quon puisse attribuer à lâge dor, cest celle dont jouiraient les petits enfants si les parents ne leur imposaient pas des règles ; elle nest en réalité quune soumission inconditionnée au caprice. Le corps humain ne peut en aucun cas cesser de dépendre du puissant univers dans lequel il est pris ; quand même lhomme cesserait dêtre soumis aux choses et aux autres hommes par les besoins et les dangers, il ne leur serait que plus complètement livré par les émotions qui le saisiraient continuellement aux entrailles et dont aucune activité régulière ne le défendrait plus. Si lon devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur.
On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité dobtenir sans effort ce qui plait. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et laction ; serait tout à fait libre lhomme dont toutes les actions procéderaient dun jugement préalable concernant la fin quil se propose et lenchaînement des moyens propres a amener cette fin. Peu importe que les actions en elles-mêmes soient aisées ou douloureuses, et peu importe même quelles soient couronnées de succès ; la douleur et léchec peuvent rendre lhomme malheureux, mais ne peuvent pas lhumilier aussi longtemps que cest lui-même qui dispose de sa propre faculté dagir. Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires ne procèdent daucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres. Tout jugement porte sur une situation objective, et par suite sur un tissu de nécessités. Lhomme vivant ne peut en aucun cas cesser dêtre enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à laiguillon par lequel elle le pousse de lextérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure quil sen forge ; et cest en quoi consiste lopposition entre servitude et liberté. Les deux termes de cette opposition ne sont au reste que des limites idéales entre lesquelles se meut la vie humaine sans pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de nêtre plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient dune autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée dautrui ; lhomme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, lesclave romain perpétuellement tendu vers les ordres dun surveillant armé dun fouet, louvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème darithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et lhomme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable détablir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, cest-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, il suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique quimprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, mais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, laccomplissement de nimporte quel ouvrage consisterait en une combinaison defforts aussi consciente et aussi méthodique que peut lêtre la combinaison de chiffres par laquelle sopère la solution dun problème lorsquelle procède de la réflexion. Lhomme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. Le simple désir, il est vrai, ne le mènerait à rien, Il ne recevrait rien gratuitement ; et même les possibilités deffort efficace seraient pour lui étroitement limitées. Mais le fait même de ne pouvoir rien obtenir sans avoir mis en action, pour le conquérir, toutes les puissances de la pensée et du corps permettrait à lhomme de sarracher sans retour à lemprise aveugle des passions. Une vue claire du possible et de limpossible, du facile et du difficile, des peines qui séparent le projet de laccomplissement efface seule les désirs insatiables et les craintes vaines ; de là et non dailleurs procèdent la tempérance et le courage, vertus sans lesquelles la vie nest quun honteux délire. Au reste toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour lhomme quun sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans quil ait rien à attendre que de soi, et telle que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. Lhomme est un être borné à qui il nest pas donné dêtre, comme le Dieu des théologiens, lauteur direct de sa propre existence ; mais lhomme posséderait léquivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent dexister étaient exclusivement luvre de sa pensée dirigeant leffort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable.
Cette liberté nest quun idéal, et ne peut pas plus se trouver dans une situation réelle que la droite parfaite ne peut être tracée par le crayon. Mais cet idéal sera utile à concevoir si nous pouvons apercevoir en même temps ce qui nous sépare de lui, et quelles circonstances peuvent nous en éloigner ou nous en approcher. Lobstacle qui apparaît le premier est constitué par la complexité et létendue de ce monde auquel nous avons affaire, complexité et étendue qui dépassent infiniment la portée de notre esprit. Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; elles sont comme des problèmes dont les données seraient en quantité innombrable, car la matière est doublement indéfinie, eu égard et à lextension et à la divisibilité. Aussi est-il impossible à un esprit humain de tenir compte de tous les facteurs dont dépend le succès de laction en apparence la plus simple ; nimporte quelle situation laisse place à des hasards sans nombre, et les choses échappent à notre pensée comme des fluides quon voudrait prendre entre les doigts. Dès lors il semblerait que la pensée ne puisse sexercer que sur de vaines combinaisons de signes, et que laction doive se réduire au tâtonnement le plus aveugle. Mais en fait il nen est pas ainsi. Certes nous ne pouvons jamais agir à coup sûr ; mais cela nimporte pas tant quon pourrait le croire. Nous pouvons aisément supporter que les conséquences de nos actions dépendent de hasards incontrôlables ; ce quil nous faut à tout prix soustraire au hasard, ce sont nos actions elles-mêmes, et cela de manière à les soumettre à la direction de la pensée. Il suffit pour cela que lhomme puisse concevoir une chaîne dintermédiaires unissant les mouvements dont il est capable aux résultats quil veut obtenir ; et il le peut souvent, grâce à la stabilité relative qui persiste, à travers les aveugles remous de lunivers, à léchelle de lorganisme humain, et qui seule permet à cet organisme de subsister. Certes cette chaîne dintermédiaires ne constitue jamais quun schéma abstrait ; quand on passe à lexécution, des accidents peuvent a chaque instant intervenir pour déjouer les plans les mieux établis ; mais si lintelligence a su élaborer clairement le plan abstrait de laction à exécuter, cela veut dire quelle est arrivée non certes à éliminer le hasard, mais a lui faire une part circonscrite et limitée, et, pour ainsi dire, à 1e filtrer, en classant par apport à ce plan la masse indéfinie des accidents possibles en quelques séries bien déterminées.
Ainsi lesprit est impuissant à se reconnaître dans les remous innombrables que forment en pleine mer le vent et leau ; mais si on place au milieu de ces remous un bateau dont voiles et gouvernail soient disposés de telle ou telle manière, on peut faire la liste des actions quils peuvent lui faire subir. Tous les outils sont ainsi, dune manière plus ou moins parfaite, comme des instruments à définir les hasards. Lhomme pourrait de la sorte éliminer le hasard sinon autour de lui, du moins en lui-même ; cependant cela même est un idéal inaccessible. Le monde est trop fertile en situations dont la complexité nous dépasse pour que linstinct, la routine, le tâtonnement, limprovisation ne puissent jamais cesser de jouer un rôle dans nos travaux ; lhomme ne peut que restreindre de plus en plus ce rôle grâce aux progrès de la science et de la technique. Ce qui importe, cest que ce rôle soit subordonné et nempêche pas la méthode de constituer lâme même du travail. Il faut aussi quil apparaisse comme provisoire, et que routine et tâtonnement soient toujours considérés non pas comme des principes daction, mais comme des pis-aller destinés à combler les lacunes de la pensée méthodique ; cest à quoi les hypothèses scientifiques nous aident puissamment, en nous faisant concevoir les phénomènes à moitié connus comme régis par des lois analogues à celles qui déterminent les phénomènes les plus clairement compris. Et même là où nous ne savons rien, nous pouvons encore supposer que de semblables lois sappliquent ; cela suffit pour éliminer, à défaut de lignorance, le sentiment du mystère, et nous faire comprendre que nous vivons dans un monde où lhomme ne doit attendre de miracles que de soi.
Il est cependant une source de mystère que nous ne pouvons éliminer, et qui nest autre que notre propre corps. Lextrême complexité des phénomènes vitaux peut peut-être être progressivement débrouillée, tout au moins dans une certaine mesure ; mais une ombre impénétrable enveloppera toujours le rapport immédiat qui lie nos pensées à nos mouvements. Dans ce domaine nous ne pouvons concevoir aucune nécessité, du fait même que nous ne pouvons pas déterminer des chaînons intermédiaires ; au reste la notion de nécessité, telle que la pensée humaine la forme, nest proprement applicable quà la matière. On ne peut même trouver dans les phénomènes en question, à défaut dune nécessite clairement concevable, une régularité même approximative. Parfois les réactions du corps vivant sont complètement étrangères à la pensée ; parfois, mais rarement, elles en exécutent simplement les ordres ; plus souvent elles accomplissent ce que lâme a désiré sans que celle-ci y prenne aucune part ; souvent aussi elles accompagnent les vux formés par lâme sans y correspondre daucune manière ; dautres fois encore elles précèdent les pensées. Aucun classement nest possible. Cest pourquoi, lorsque les mouvements du corps vivant jouent le premier rôle dans la lutte contre la nature, la notion même de nécessité peut difficilement se former ; en cas de succès la nature semble obéir ou complaire immédiatement aux désirs, et, en cas déchec, les repousser. Cest ce qui a lieu dans les actions accomplies ou sans instruments ou avec des instruments si bien adaptes aux membres vivants quils ne font guère quen prolonger les mouvements naturels. On peut comprendre ainsi que les primitifs, malgré leur habileté extrême à accomplir tout ce dont ils ont besoin pour subsister, se représentent le rapport entre lhomme et le monde sous laspect non du travail, mais de la magie. Entre eux et le réseau de nécessités qui constitue la nature et définit les conditions réelles de lexistence sinterposent dès lors comme un écran toutes sortes de caprices mystérieux à la merci desquels ils croient se trouver ; et si peu oppressive que puisse être la société quils forment, ils nen sont pas moins esclaves par rapport à ces caprices imaginaires, souvent interprétés dailleurs par des prêtres et des sorciers en chair et en os. Ces croyances survivent sous forme de superstitions, et, contrairement à ce que nous aimons à penser, aucun homme nen est complètement dégagé ; mais leur emprise perd sa force à mesure que, dans la lutte contre la nature, le corps vivant passe au second plan et les instruments inertes au premier. Cest le cas lorsque les instruments, cessant de se modeler sur la structure de lorganisme humain, le contraignent au contraire à adapter ses mouvements à leur forme. Dès lors il ny a plus aucune correspondance entre les gestes à exécuter et les passions ; la pensée doit se soustraire au désir et à la crainte, et sappliquer uniquement à établir un rapport exact entre les mouvements imprimés aux instruments et le but poursuivi. La docilité du corps en pareil cas est une espèce de miracle, mais un miracle dont la pensée na pas à tenir compte ; le corps, rendu comme fluide par lhabitude, selon la belle expression de Hegel, fait simplement passer dans les instruments les mouvements conçus par lesprit. Lattention se porte exclusivement sur les combinaisons formées par les mouvements de la matière inerte, et la notion de nécessité apparaît dans sa pureté, sans aucun mélange de magie. Par exemple, sur terre et portée par les désirs et les craintes qui meuvent ses jambes pour lui, lhomme se trouve souvent avoir passé dun lieu à un autre sans savoir comment ; sur mer au contraire, comme les désirs et les craintes nont pas prise sur le bateau, il faut perpétuellement ruser et combiner, disposer voiles et gouvernail, transformer la poussée du vent par un enchaînement dartifices qui ne peut être luvre que dune pensée lucide. On ne peut pas réduire entièrement le corps humain à ce rôle dintermédiaire docile entre la pensée et les instruments, mais on peut ly réduire de plus en plus ; cest à quoi contribue chaque progrès de la technique.
Mais, par malheur, quand même on arriverait à soumettre strictement et jusque dans le détail tous les travaux sans exception à la pensée méthodique, un nouvel obstacle à la liberté surgirait aussitôt, à cause de la profonde différence de nature qui sépare la spéculation théorique et laction. En réalité, il ny a rien en commun entre la résolution dun problème et lexécution dun travail même parfaitement méthodique, entre lenchaînement des notions et lenchaînement des mouvements. Celui qui sattaque a une difficulté dordre théorique procède en allant du simple au complexe, du clair à lobscur ; les mouvements du travailleur ne sont pas, eux, plus simples ou plus clairs les uns que les autres, mais simplement ceux qui précèdent sont la condition de ceux qui suivent. Par ailleurs la pensée rassemble le plus souvent ce que lexécution doit séparer, ou sépare ce que lexécution doit unir. Cest pourquoi, lorsquun travail quelconque présente à la pensée des difficultés non immédiatement surmontables, il est impossible dunir lexamen de ces difficultés et lexécution du travail ; lesprit doit dabord résoudre le problème théorique par ses procédés propres, et ensuite la solution peut être appliquée à laction. On ne peut dire en pareil cas que laction soit à proprement parler méthodique ; elle est conforme à la méthode, ce qui est bien différent. La différence est capitale ; car celui qui applique la méthode na pas besoin de la concevoir au moment où il lapplique. Bien plus, sil sagit de choses compliquées, il ne le peut, quand il laurait élaborée lui-même ; car lattention, toujours contrainte de se porter sur le moment présent de lexécution, ne peut guère embrasser en même temps lenchaînement de rapports dont dépend lensemble de lexécution. Dès lors ce qui est exécuté, ce nest pas une pensée, cest un schéma abstrait indiquant une suite de mouvements, et aussi peu pénétrable à lesprit, au moment de lexécution, quune recette due à la simple routine ou un rite magique. Par ailleurs une seule et même conception est applicable, avec ou sans modifications de détail, un nombre indéfini de fois ; car bien que la pensée embrasse dun coup la série des applications possibles dune méthode, lhomme nest pas dispensé pour autant de les réaliser une par une toutes les fois que cest nécessaire. Ainsi à un seul éclair de pensée correspond une quantité illimitée dactions aveugles. Il va de soi que ceux qui reproduisent indéfiniment lapplication de telle ou telle méthode de travail ne se sont souvent jamais donné la peine de la comprendre ; il arrive au reste fréquemment que chacun deux ne soit chargé que dune partie de lexécution, toujours la même. Cependant que ses compagnons font le reste. Dès lors on se trouve en présence dune situation paradoxale ; à savoir quil y a de la méthode dans les mouvements du travail, mais non pas dans la pensée du travailleur. On dirait que la méthode a transféré son siège de lesprit dans la matière. Cest ce dont les machines automatiques offrent la plus frappante image. Du moment que la pensée qui a élaboré une méthode daction na pas besoin dintervenir dans lexécution, on peut confier cette exécution à des morceaux de métal aussi bien et mieux qua des membres vivants ; et on se trouve ainsi devant le spectacle étrange de machines où la méthode sest si parfaitement cristallisée en métal quil semble que ce soit elles qui pensent, et les hommes attachés à leur service qui soient réduits à létat dautomates. Au reste cette opposition entre lapplication et lintelligence de la méthode se retrouve, absolument identique, dans le cadre même de la pure théorie. Pour prendre un exemple simple, il est tout à fait impossible, au moment où lon fait une division difficile, davoir la théorie de la division présente à lesprit ; et cela non seulement parce que cette théorie, qui repose sur le rapport de la division à la multiplication, est dune certaine complexité, mais surtout parce quen exécutant chacune des opérations partielles au bout desquelles la division est accomplie, on oublie que les chiffres représentent tantôt des unités, tantôt des dizaines, tantôt des centaines. Les signes se combinent selon les lois des choses quils signifient ; mais, faute de pouvoir conserver le rapport de signe au signifié perpétuellement présent à lesprit, on les manie comme sils se combinaient daprès leurs propres lois ; et de ce fait les combinaisons deviennent inintelligibles, ce qui veut dire quelles saccomplissent automatiquement. Le caractère machinal des opérations arithmétiques est illustré par lexistence de machines à compter ; mais un comptable aussi nest pas autre chose quune machine à compter imparfaite et malheureuse. La mathématique ne progresse quen travaillant sur les signes, en élargissant leur signification, en créant des signes de signes ; ainsi les lettres courantes de lalgèbre représentent des quantités quelconques, ou même des opérations virtuelles, comme cest le cas pour les valeurs négatives ; dautres lettres représentent des fonctions algébriques, et ainsi de suite. Comme à chaque étage, si lon peut ainsi parler, on en arrive inévitablement à perdre de vue que le rapport de signe à signifié, les combinaisons de signes, bien que toujours rigoureusement méthodiques, deviennent bien vite impénétrables à la pensée. Il nexiste pas de machine algébrique satisfaisante, bien que plusieurs tentatives aient été faites dans ce sens ; mais les calculs algébriques nen sont pas moins le plus souvent aussi automatiques que le travail du comptable. Ou pour mieux dire ils le sont plus, en ce sens quils le sont, en quelque sorte, essentiellement. Après avoir fait une division, on peut toujours réfléchir sur elle, en rendant aux signes leur signification, jusquà ce quon ait compris le pourquoi de chaque partie de lopération ; mais il nen est pas de même en algèbre, où les signes, à force dêtre maniés et combinés entre eux en tant que tels, finissent par faire preuve dune efficacité dont leur signification ne rend pas compte. Tels sont, par exemple, les signes e et i ; en les maniant convenablement, on aplanit merveilleusement toutes sortes de difficultés, et notamment si on les combine d une certaine manière avec À, on arrive à l affirmation que la quadrature du cercle est impossible ; cependant aucun esprit au monde ne conçoit quel rapport les quantités, si on peut les nommer ainsi, que désignent ces lettres peuvent avoir avec le problème de la quadrature du cercle. Le calcul met les signes en rapport sur le papier, sans que les objets signifiés soient en rapport dans lesprit ; de sorte que la question même de la signification des signes finit par ne plus rien vouloir dire. On se trouve ainsi avoir résolu un problème par une sorte de magie, sans que lesprit ait mis en rapport les données et la solution. Dès lors là aussi, comme dans le cas de la machine automatique, la méthode semble avoir pour domaine les choses au lieu de la pensée ; seulement, en loccurrence, les choses ne sont pas des morceaux de métal, mais des traits sur du papier blanc. Cest ainsi quun savant a pu dire : « Mon crayon en sait plus que moi. » Il va de soi que les mathématiques supérieures ne sont pas un pur produit de lautomatisme, et que la pensée et même le génie ont eu part et ont part à leur élaboration ; il en résulte un extraordinaire mélange dopérations aveugles avec des éclairs de pensée ; mais là où la pensée ne domine pas tout, elle joue nécessairement un rôle subordonné. Et plus le progrès de la science accumule les combinaisons toutes faites de signes, plus la pensée est écrasée, impuissante à faire linventaire des notions quelle manie. Bien entendu, le rapport des formules ainsi élaborées avec les applications pratiques dont elles sont susceptibles est, lui aussi, souvent tout à fait impénétrable à la pensée, et, de ce fait, apparaît comme aussi fortuit que lefficacité dune formule magique. Le travail se trouve en pareil cas automatique pour ainsi dire à la deuxième puissance ; ce nest pas seulement lexécution, cest aussi lélaboration de la méthode de travail qui saccomplit sans être dirigée par la pensée. On pourrait concevoir, à titre de limite abstraite, une civilisation où toute activité humaine, dans le domaine du travail comme dans celui de la spéculation théorique, serait soumise jusque dans le détail à une rigueur toute mathématique, et cela sans quaucun être humain comprenne quoi que ce soit a ce quil ferait ; la notion de nécessité serait alors absente de tous les esprits, et cela dune manière tout autrement radicale que chez les peuplades primitives dont nos sociologues affirment quelles ignorent la logique.
Par opposition, le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à luvre tout au cours du travail. Les difficultés à vaincre devraient être si variées que jamais il ne fût possible dappliquer des règles toutes faites ; non certes que le rôle des connaissances acquises doive être nul ; mais il faut que le travailleur soit obligé de toujours garder présente à lesprit la conception directrice du travail quil exécute, de manière à pouvoir lappliquer intelligemment à des cas particuliers toujours nouveaux. Une telle présence desprit a naturellement pour condition que cette fluidité du corps que produisent lhabitude et lhabileté atteint un degré fort élevé. Il faut aussi que toutes les notions utilisées au cours du travail soient assez lumineuses pour pouvoir être évoquées tout entières en un clin dil ; il dépend de la souplesse plus ou moins grande de lintelligence, mais plus encore de la voie plus ou moins directe par laquelle une notion sest formée dans lesprit, que la mémoire puisse conserver la notion elle-même ou seulement la formule qui lui servait denveloppe. Par ailleurs il va de soi que le degré de complication des difficultés à résoudre ne doit jamais être trop élevé, sous peine détablir une coupure entre la pensée et laction. Bien entendu un tel idéal ne pourra jamais être pleinement réalisable ; on ne peut pas éviter, dans la vie pratique, daccomplir des actions quil soit impossible de comprendre au moment où on les accomplit, soit quil faille se fier à des règles toutes faites ou bien à linstinct, au tâtonnement, à la routine. Mais on peut du moins élargir peu à peu le domaine du travail lucide, et cela peut-être indéfiniment. Il suffirait à cette fin que lhomme visât non plus à étendre indéfiniment ses connaissances et son pouvoir, mais plutôt à établir, aussi bien dans létude que dans le travail, un certain équilibre entre lesprit et lobjet auquel lesprit sapplique.
Mais il existe encore un autre facteur de servitude ; cest pour chacun lexistence des autres hommes. Et même, à y bien regarder, cest a proprement parlé le seul facteur de servitude ; lhomme seul peut asservir lhomme. Les primitifs mêmes ne seraient pas esclaves de la nature sils ny logeaient des êtres imaginaires analogues à lhomme, et dont les volontés sont dailleurs interprétées par des hommes. En ce cas comme dans tous les autres, cest le monde extérieur qui est la source de la puissance ; mais si derrière les forces infinies de la nature il ny avait pas, soit par fiction, soit en réalité, des volontés divines ou humaines, la nature pourrait briser lhomme et non pas lhumilier. La matière peut démentir les prévisions et ruiner les efforts, elle nen demeure pas moins inerte, faite pour être conçue et maniée du dehors ; mais on ne peut jamais ni pénétrer ni manier du dehors la pensée humaine. Dans la mesure où le sort dun homme dépend dautres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ; le jugement et la résolution nont plus rien à quoi sappliquer ; au lieu de combiner et dagir, il faut sabaisser à supplier ou a menacer ; et lâme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il ny a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances quun homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante nest pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants. Comme lhomme puissant ne vit que de ses esclaves, lexistence dun monde inflexible lui échappe presque entièrement ; ses ordres lui paraissent contenir en eux-mêmes une efficacité mystérieuse ; il nest jamais capable à proprement parler de vouloir, mais est en proie à des désirs auxquels jamais la vue claire de la nécessité ne vient apporter une limite. Comme il ne conçoit pas dautre méthode daction que de commander, quand il lui arrive, comme cela est inévitable, de commander en vain, il passe tout dun coup du sentiment dune puissance absolue au sentiment dune impuissance radicale, ainsi quil arrive souvent dans les rêves ; et les craintes sont alors dautant plus accablantes quil sent continuellement sur lui la menace de ses rivaux. Quant aux esclaves, ils sont, eux, continuellement aux prises avec la matière ; seulement leur sort dépend non de cette matière quils brassent, mais de maîtres aux caprices desquels on ne peut assigner ni lois ni limites.
Mais ce serait encore peu de chose de dépendre dêtres qui, bien quétrangers, sont du moins réels, et quon peut sinon pénétrer, du moins voir, entendre, deviner par analogie avec soi-même. En réalité, dans toutes les sociétés oppressives, un homme quelconque, à quelque rang quil se trouve, dépend non seulement de ceux qui sont placés au-dessus ou au-dessous de lui, mais avant tout du jeu même de la vie collective, jeu aveugle qui détermine seul les hiérarchies sociales ; et peu importe à cet égard que la puissance laisse apparaître son origine essentiellement collective ou bien semble loger dans certains individus déterminés comme la vertu dormitive dans lopium. Or sil y a au monde quelque chose dabsolument abstrait, dabsolument mystérieux, dinaccessible aux sens et à la pensée, cest la collectivité ; lindividu qui en est membre ne peut, semble-t-il, latteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis delle de lordre de linfiniment petit. Si les caprices dun individu apparaissent à tous les autres comme arbitraires, les secousses de la vie collective semblent lêtre à la deuxième puissance. Ainsi entre lhomme et cet univers qui lui est assigné par le sort comme lunique matière de sa pensée et de son action, les rapports doppression et de servitude placent dune manière permanente lécran impénétrable de larbitraire humain. Quoi détonnant si au lieu didées on ne rencontre guère que des opinions, au lieu daction une agitation aveugle ? On ne pourrait se représenter la possibilité dun progrès quelconque au seul vrai sens de ce mot, cest-à-dire un progrès dans lordre des valeurs humaines, que si lon pouvait concevoir à titre de limite idéale une société qui armerait lhomme contre le monde sans len séparer.
Pas plus que lhomme nest fait pour être le jouet dune nature aveugle, il nest fait pour être le jouet des collectivités aveugles quil forme avec ses semblables ; mais pour cesser dêtre livré à la société aussi passivement quune goutte deau à la mer, il faudrait quil puisse et la connaître et agir sur elle. Dans tous les domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles ; ainsi lon ne peut pas plus facilement concevoir un individu disposant même dune portion de la vie collective quune ligne sallongeant par laddition dun point. Cest là du moins lapparence ; mais en réalité il y a une exception et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné ; là lindividu dépasse la collectivité autant que quelque chose ne dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit, se trouvant seul en face de lui-même ; les collectivités ne pensent point. Il est vrai que la pensée ne constitue nullement une force par elle-même. Archimède a été tué, dit-on, par un soldat ivre ; et si on lavait mis à tourner une meule sous le fouet dun surveillant desclaves, il aurait tourné exactement de la même manière que lhomme le plus épais. Dans la mesure où la pensée plane au-dessus de la mêlée sociale, elle peut juger, mais non pas transformer. Toutes les forces sont matérielles ; lexpression de force spirituelle est essentiellement contradictoire ; la pensée ne peut être une force que dans la mesure où elle est matériellement indispensable. Pour exprimer la même idée sous un autre aspect, lhomme na rien dessentiellement individuel, na rien qui lui soit absolument propre, si ce nest la faculté de penser ; et cette société dont il dépend étroitement à chaque instant de son existence dépend eh retour quelque peu de lui dès le moment où elle a besoin quil pense. Car tout le reste peut être imposé du dehors par la force, y compris les mouvements du corps, mais rien au monde ne peut contraindre un homme à exercer sa puissance de pensée, ni lui soustraire le contrôle de sa propre pensée. Si lon a besoin quun esclave pense, il vaut mieux lâcher le fouet ; sinon lon a bien peu de chances dobtenir des résultats de bonne qualité. Ainsi, si lon veut former, dune manière purement théorique, la conception dune société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant quindividus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle ninterviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée clairs, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement ladaptation de ses efforts avec louvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à loeuvre la réflexion méthodique ; lanalogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait sétablir dune manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée dun esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler lensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur léchange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient automatiquement abolis. La fonction de coordonner nimpliquerait plus aucune puissance, puisquun contrôle continuel exercé par chacun rendrait toute décision arbitraire impossible. Dune manière générale la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres nimpliquerait plus que leur sort se trouve livré a larbitraire, et elle cesserait dintroduire dans la vie humaine quoi que ce soit de mystérieux, puisque chacun serait en état de contrôler lactivité de tous les autres en faisant appel à sa seule raison. Il ny a quune seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsquils sen écartent ; ainsi une société où toute la vie matérielle aurait pour condition nécessaire et suffisante que chacun exerce sa raison pourrait être tout à fait transparente pour chaque esprit. Quant au stimulant nécessaire pour surmonter les fatigues, les douleurs et les dangers, chacun le trouverait dans le désir dobtenir lestime de ses compagnons, mais plus encore en lui-même ; pour les travaux qui sont des créations de lesprit, la contrainte extérieure, devenue inutile et nuisible, est remplacée par une sorte de contrainte intérieure ; le spectacle de louvrage inachevé attire lhomme libre aussi puissamment que le fouet pousse lesclave. Une telle société serait seule une société dhommes libres, égaux et frères. Les hommes seraient à vrai dire pris dans des liens collectifs, mais exclusivement en leur qualité dhommes ; ils ne seraient jamais traités les uns par les autres comme des choses. Chacun verrait en chaque compagnon de travail un autre soi-même placé à un autre poste, et laimerait comme le veut la maxime évangélique. Ainsi lon posséderait en plus de la liberté un bien plus précieux encore ; car si rien nest plus odieux que lhumiliation et lavilissement de lhomme par lhomme, rien nest si beau ni si doux que lamitié.
Ce tableau, considère en lui-même, est si possible plus éloigné encore des conditions réelles de la vie humaine que la fiction de lâge dor. Mais à la différence de cette fiction il peut servir, en tant quidéal, de point de repère pour lanalyse et lappréciation des formes sociales réelles. Le tableau dune vie sociale absolument oppressive et soumettant tous les individus au jeu dun mécanisme aveugle était lui aussi purement théorique ; lanalyse qui situerait une société par rapport à ces deux tableaux serrerait déjà de plus près la réalité, tout en demeurant très abstraite. Il apparaît ainsi une nouvelle méthode danalyse sociale qui nest pas celle de Marx, bien quelle parte, comme le voulait Marx, des rapports de production ; mais au lieu que Marx, dont la conception reste dailleurs peu précise sur ce point, semble avoir voulu ranger les modes de production en fonction du rendement, on les analyserait en fonction des rapports entre la pensée et laction. Il va de soi quun tel point de vue nimplique nullement que lhumanité ait évolué, au cours de lhistoire, des formes les moins conscientes aux formes les plus conscientes de la production ; la notion de progrès est indispensable à quiconque cherche à forger davance lavenir, mais elle ne peut quégarer lesprit quand on étudie le passé. Il faut alors y substituer la notion dune échelle des valeurs conçue en dehors du temps ; mais il nest pas non plus possible de disposer les diverses formes sociales en série sur une telle échelle. Ce que lon peut faire, cest rapporter à une semblable échelle tel ou tel aspect de la vie sociale prise à une époque déterminée. Il est assez clair que les travaux diffèrent réellement entre eux par quelque chose qui ne se rapporte ni au bien-être, ni au loisir, ni à la sécurité, et qui pourtant tient au coeur de tout homme ; un pêcheur qui lutte, contre les flots et le vent sur son petit bateau, bien quil souffre du froid, de la fatigue, du manque de loisir et même de sommeil, du danger, dun niveau de vie primitif, a un sort plus enviable que louvrier qui travaille à la chaîne, pourtant mieux partagé sur presque tous ces points. Cest que son travail ressemble beaucoup plus au travail dun homme libre, quoique la routine et limprovisation aveugle y aient une part parfois assez large. Lartisan du moyen âge occupe lui aussi, de ce point de vue, une place assez honorable, bien que le « tour de main » qui joue un si grand rôle dans tous les travaux faits à la main soit dans une large mesure quelque chose daveugle ; quant à louvrier pleinement qualifié formé par la technique des temps modernes, il est peut-être ce qui ressemble le plus au travailleur parfait. On trouve des différences analogies dans laction collective ; une équipe de travailleurs à la chaîne surveillés par un contremaître est un triste spectacle, au lieu quil est beau de voir une poignée douvriers du bâtiment, arrêtés par une difficulté, réfléchir chacun de son côté, indiquer divers moyens daction, et appliquer unanimement la méthode conçue par lun deux, lequel peut indifféremment avoir ou ne pas avoir une autorité officielle sur les autres. Dans de pareils moments limage dune collectivité libre apparaît presque pure. Quant au rapport entre la nature du travail et la condition du travailleur, il est évident, lui aussi, dès quon jette un coup dil sur lhistoire ou sur la société actuelle ; même les esclaves antiques étaient traités avec égards lorsquon les employait comme médecins ou comme pédagogues. Mais toutes ces remarques ne portent encore que sur des détails. Une méthode qui permettrait daboutir à des vues densemble concernant les diverses organisations sociales en fonction des notions de servitude et de liberté serait plus précieuse.
Il faudrait tout dabord dresser quelque chose comme une carte de la vie sociale, carte dans laquelle seraient indiqués les points où il est indispensable que la pensée sexerce, et par suite, si lon peut ainsi parler, les zones dinfluence de lindividu sur la société. On peut distinguer trois manières dont la pensée peut intervenir dans la vie sociale ; elle peut élaborer des spéculations purement théoriques, dont des techniciens appliqueront ensuite les résultats ; elle peut sexercer dans lexécution ; elle peut sexercer dans le commandement et la direction. Dans tous les cas, il ne sagit que dun exercice partiel et pour ainsi dire mutilé de pensée, puisque jamais lesprit ny embrasse pleinement son objet ; mais cest assez pour que ceux qui sont obligés de penser lorsquils sacquittent de leur fonction sociale conservent mieux que les autres la forme humaine. Cela nest pas vrai seulement des opprimés, mais de tous les degrés de léchelle sociale. Dans une société fondée sur loppression, ce ne sont pas seulement les faibles, mais aussi les plus puissants qui sont asservis aux exigences aveugles de la vie collective, et il y a amoindrissement du cur et de lesprit chez les uns comme chez les autres, bien que de manières différentes ; or si lon oppose deux couches sociales oppressives telles que, par exemple, les citoyens dAthènes et la bureaucratie soviétique, on trouve une distance au moins aussi grande quentre un de nos ouvriers qualifiés et un esclave grec. Quant aux conditions selon lesquelles la pensée a plus ou moins part à lexercice du pouvoir, il serait facile de les établir daprès le degré de complication et détendue des affaires, le caractère général des difficultés à résoudre et la répartition des fonctions. Ainsi les membres dune société oppressive ne se distinguent pas seulement daprès le lieu plus élevé ou plus bas où ils se trouvent accrochés au mécanisme social, mais aussi par le caractère plus conscient ou plus passif de leurs rapports avec lui, et cette seconde distinction, plus importante que la première, est sans lien direct avec elle. Quant à linfluence que les hommes chargés de fonctions sociales soumises à la direction de leur propre intelligence peuvent exercer sur la société dont ils font partie, elle dépend, bien entendu, de la nature et de limportance de ces fonctions ; il serait fort intéressant de poursuivre lanalyse jusquau détail sur ce point, mais aussi fort difficile. Un autre facteur très important des relations entre loppression sociale et les individus est constitué par les facultés de contrôle plus ou moins étendues que peuvent exercer, sur les diverses fonctions qui consistent essentiellement à coordonner, les hommes qui nen sont pas investis ; il est clair que plus ces fonctions échappent au contrôle, plus la vie collective est écrasante pour lensemble des individus. Il faut enfin tenir compte du caractère des liens qui maintiennent lindividu dans la dépendance matérielle de la société qui lentoure ; ces liens sont tantôt plus lâches et tantôt plus étroits, et il peut sy trouver des différences considérables, selon quun homme est plus ou moins contraint, à chaque moment de son existence, de se tourner vers autrui pour avoir les moyens de consommer, les moyens de produire, et se préserver des périls. Par exemple, un ouvrier qui possède un jardin assez grand pour lapprovisionner en légumes est plus indépendant que ceux de ses camarades qui doivent demander toute leur nourriture aux marchands ; un artisan qui possède ses outils est plus indépendant quun ouvrier dusine dont les mains deviennent inutiles lorsquil plaît au patron de lui retirer lusage de sa machine. Quant à la défense contre les dangers, la situation de lindividu à cet égard dépend du mode de combat que pratique la société où il se trouve ; là où le combat est le monopole des membres dune certaine couche sociale, la sécurité de tous les autres dépend de ces privilégiés ; là où la puissance des armements et le caractère collectif du combat donnent le monopole de la force militaire au pouvoir central, celui-ci dispose à son gré de la sécurité des citoyens. En résumé la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans lobligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur lensemble de la vie collective et possède le plus dindépendance. Au reste les conditions nécessaires pour diminuer le poids oppressif du mécanisme social se contrarient les unes les autres dès que certaines limites sont dépassées ; ainsi il ne sagit pas de savancer aussi loin que possible dans une direction déterminée, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, de trouver un certain équilibre optimum.
La conception purement négative dun affaiblissement de loppression sociale ne peut par elle-même donner un objectif aux gens de bonne volonté. Il est indispensable de se faire au moins une représentation vague de la civilisation à laquelle on souhaite que lhumanité parvienne ; et peu importe que cette représentation tienne plus de la simple rêverie que de la pensée véritable. Si les analyses précédentes sont correctes, la civilisation la plus pleinement humaine serait celle qui aurait le travail manuel pour centre, celle où le travail manuel constituerait la suprême valeur. Il ne sagit de rien de pareil à la religion de la production qui régnait en Amérique pendant la période de prospérité, qui règne en Russie depuis le plan quinquennal ; car cette religion a pour objet véritable les produits du travail et non le travailleur, les choses et non lhomme. Ce nest pas par son rapport avec ce quil produit que le travail manuel doit devenir la valeur la plus haute, mais par son rapport avec lhomme qui lexécute ; il ne doit pas être lobjet dhonneurs ou de récompenses, mais constituer pour chaque être humain ce dont il a besoin le plus essentiellement pour que sa vie prenne par elle-même un sens et une valeur à ses propres yeux. Même de nos jours, les activités quon nomme désintéressées, sport ou même art ou même pensée, narrivent peut-être pas à donner léquivalent de ce que lon éprouve à se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal. Rimbaud se plaignait que « nous ne sommes pas au monde » et que « la vraie vie est absente » ; en ces moments de joie et de plénitude incomparables, on sait par éclairs que la vraie vie est là, on éprouve par tout son être que le monde existe et que lon est au monde. Même la fatigue physique narrive pas à diminuer la puissance de ce sentiment, mais plutôt, tant quelle nest pas excessive, elle laugmente. Sil en peut être ainsi à notre époque, quelle merveilleuse plénitude de vie ne pourrait-on pas attendre dune civilisation où le travail serait assez transformé pour exercer pleinement toutes les facultés, pour constituer lacte humain par excellence ? Il devrait alors se trouver au centre même de la culture. Naguère la culture était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus quune simple distraction y cherchent dordinaire un moyen de sévader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer lhomme pour quil puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourdhui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de lesprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de lesprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de lhomme ; mais elle sexerce à vide, et par suite ne sexerce quen apparence, lorsquelle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que lunivers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec lunivers qui seul leur donne une valeur concrète, cest le fait quelles sont directement ou, indirectement applicables. De nos jours, il est vrai, leurs propres applications leur demeurent étrangères ; ceux qui élaborent ou étudient ces spéculations le font sans penser à leur valeur théorique. Du moins il en est le plus souvent ainsi. Le jour où il serait impossible de comprendre les notions scientifiques, même les plus abstraites, sans apercevoir clairement, du même coup, leur rapport avec des applications possibles, et également impossibles dappliquer même indirectement ces notions sans les connaître et les comprendre à fond, la science serait devenue concrète et le travail conscient ; et alors seulement lune et lautre auront leur pleine valeur jusque-là science et travail auront toujours quelque chose dincomplet et dinhumain. Ceux qui ont dit jusquici que les applications sont le but de la science voulaient dire que la vérité ne vaut pas la peine dêtre cherchée et que le succès seul importe ; mais on pourrait lentendre autrement ; on peut concevoir une science qui se proposerait comme fin dernière de perfectionner la technique non pas en la rendant plus puissante, mais simplement plus consciente et plus méthodique. Au reste le rendement pourrait bien progresser en même temps que la lucidité ; « cherchez dabord le royaume des cieux et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Une telle science serait en somme une méthode pour maîtriser la nature, ou un catalogue des notions indispensables pour arriver à cette maîtrise, disposées selon un ordre qui les rende transparentes à lesprit. Cest sans doute ainsi que Descartes a conçu la science. Quant à lart dune semblable civilisation, il cristalliserait dans des oeuvres lexpression de cet heureux équilibre entre lesprit et le corps, entre lhomme et lunivers, qui ne peut exister en acte que dans les formes les plus nobles du travail physique ; au reste, même dans le passé, les uvres dart les plus pures ont toujours exprimé le sentiment, ou, pour parler dune manière peut-être plus exacte, le pressentiment dun tel équilibre. Le sport aurait pour fin essentielle de donner au corps humain cette souplesse et, comme dit Hegel, cette fluidité qui le rend pénétrable à la pensée et permet à celle-ci dentrer directement en contact avec les choses. Les rapports sociaux seraient directement modelés sur lorganisation du travail ; les hommes se grouperaient en petites collectivités travailleuses, où la coopération serait la loi suprême, et où chacun pourrait clairement comprendre et contrôler le rapport des règles auxquelles sa vie serait soumise avec lintérêt général. Au reste chaque moment de lexistence apporterait à chacun loccasion de comprendre et déprouver combien tous les hommes sont profondément un, puisquils ont tous a mettre aux prises une même raison avec des obstacles analogues ; et tous les rapports humains, depuis les plus superficiels jusquaux plus tendres, auraient quelque chose de cette fraternité virile qui unit les compagnons de travail.
Sans doute cest là une pure utopie. Mais décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, cest toujours bâtir une utopie ; pourtant rien nest plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu quelles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est dailleurs imprégnée daspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique ; on a même pu croire quelque temps que cétait cette civilisation qui se formait, et quon entrait dans lépoque où la géométrie grecque descendrait sur la terre. Descartes la certainement cru, ainsi que quelques-uns de ses contemporains. Au reste la notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute lunique conquête spirituelle quait fait la pensée humaine depuis le miracle grec ; cétait peut-être là la seule lacune à lidéal de vie humaine que la Grèce a élaborée et quelle a laissée après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À lantique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de lesclavage et de labjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de lhomme avec le monde : « Lhomme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité. Après Descartes, les savants ont progressivement glissé à considérer la science pure comme un but en soi ; mais lidéal dune vie consacrée à une forme libre de labeur physique a commencé en revanche à apparaître aux écrivains ; et même il domine loeuvre maîtresse du poète généralement considéré comme le plus aristocratique de tous, à savoir Goethe. Faust, symbole de lâme humaine dans sa poursuite inlassable du bien, abandonne avec dégoût la recherche abstraite de la vérité, devenue à ses yeux un jeu vide et stérile ; lamour ne le conduit quà détruire lêtre aimé ; la puissance politique et militaire se révèle comme un pur jeu dapparences ; la rencontre de la beauté le comble, mais seulement lespace dun éclair ; la situation de chef dentreprise lui donne un pouvoir quil croit substantiel, mais qui le livre néanmoins à la tyrannie des passions. Il aspire enfin à être dépouillé de sa puissance magique, quon peut considérer comme le symbole de toute espèce de puissance ; il sécrie : « Si je me tenais devant toi, Nature, seulement en ma qualité dhomme, cela vaudrait alors la peine dêtre une créature humaine » ; et il finit par atteindre, au moment de mourir, le pressentiment du bonheur le plus plein, en se représentant une vie qui sécoulerait librement parmi un peuple libre et quoccuperait tout entière un labeur physique pénible et dangereux, mais accompli au milieu dune fraternelle coopération. Il serait facile de citer encore dautres noms illustres, parmi lesquels Rousseau, Shelley et surtout Tolstoï, qui a développé ce thème tout au long de son uvre avec un accent incomparable. Quant au mouvement ouvrier, toutes les fois quil a su échapper à la démagogie, cest sur la dignité du travail quil a fondé les revendications des travailleurs. Proudhon osait écrire : « Le génie du plus simple artisan lemporte autant sur les matériaux quil exploite que lesprit dun Newton sur les sphères inertes dont il calcule les distances, les masses et les révolutions » ; Marx, dont luvre enferme bien des contradictions, donnait comme caractéristique essentielle de lhomme, par opposition avec les animaux, le fait quil produit les conditions de sa propre existence et ainsi se produit indirectement lui-même. Les syndicalistes révolutionnaires, qui mettent au centre de la question sociale la dignité du producteur considéré comme tel, se rattachent au même courant. Dans lensemble, nous pouvons avoir la fierté dappartenir à une civilisation qui a apporté avec elle le pressentiment dun idéal nouveau.
Esquisse de la vie sociale contemporaine
Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qua prise de nos jours la civilisation moderne, au terme dune évolution de plusieurs siècles. Jamais lindividu na été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes nont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes doppresseurs et dopprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes limpuissance et langoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les curs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de linconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige. La cause de ce douloureux état de choses est bien claire. Nous vivons dans un monde où rien nest à la mesure de lhomme ; il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de lhomme, lesprit de lhomme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine ; tout est déséquilibré. Il nexiste pas de catégorie, de groupe ou de classe dhommes qui échappe tout à fait à ce déséquilibre dévorant, à lexception peut-être de quelques îlots de vie plus primitive ; et les jeunes, qui y ont grandi, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à lintérieur deux-mêmes le chaos qui les entoure. Ce déséquilibre est essentiellement une affaire de quantité. La quantité se change en qualité, comme 1a dit Hegel, et en particulier une simple différence de quantité suffit à transporter du domaine de lhumain au domaine de linhumain. Abstraitement les quantités sont indifférentes, puisquon peut changer arbitrairement lunité de mesure ; mais concrètement certaines unités de mesure sont données et sont demeurées jusquici invariables, par exemple le corps humain, la vie humaine, lannée, la journée, la rapidité moyenne de la pensée humaine. La vie actuelle nest pas organisée à la mesure de toutes ces choses ; elle sest transportée dans un tout autre ordre de grandeur, comme si lhomme sefforçait de lélever au niveau des forces de la nature extérieure en négligeant de tenir compte de sa nature propre. Si lon ajoute que, selon toute apparence, le régime économique a épuisé sa capacité de construction et commence à ne pouvoir fonctionner quen sapant peu à peu ses bases matérielles, on apercevra dans toute sa simplicité lessence véritable de la misère sans fond qui constitue le lot des générations présentes. En apparence presque tout saccomplit de nos jours méthodiquement ; la science est reine, le machinisme envahit peu à peu tout le domaine du travail, les statistiques prennent une importance croissante, et, sur un sixième du globe, le pouvoir central tente de régler lensemble de la vie sociale daprès des plans. Mais en réalité lesprit méthodique disparaît progressivement, du fait que la pensée trouve de moins en moins où mordre. Les mathématiques constituent à elles seules un ensemble trop vaste et trop complexe pour pouvoir être embrassées par un esprit ; à plus forte raison le tout formé par les mathématiques et les sciences de la nature ; à plus forte raison le tout formé par la science et ses applications ; et dautre part tout est trop étroitement lié pour que la pensée puisse véritablement saisir des notions partielles. Or tout ce que lindividu devient impuissant à dominer, la collectivité sen empare. Cest ainsi que la science est depuis longtemps déjà et dans une mesure de plus en plus large une oeuvre collective. À vrai dire les résultats nouveaux sont toujours en fait loeuvre dhommes déterminés ; mais, sauf peut-être de rares exceptions, la valeur dun résultat quelconque dépend dun ensemble si complexe de rapports avec les découvertes passées et avec les recherches possibles que lesprit même de linventeur ne peut en faire le tour. Ainsi les clartés, en saccumulant, font figure dénigmes, à la manière dun verre trop épais qui cesse dêtre transparent. À plus forte raison la vie pratique prend un caractère de plus en plus collectif, et lindividu comme tel y est de plus en plus insignifiant. Les progrès de la technique et la production en série réduisent de plus en plus les ouvriers à un rôle passif ; ils en arrivent dans une proportion croissante et dans une mesure de plus en plus grande à une forme de travail qui leur permet daccomplir les gestes nécessaires sans en concevoir le rapport avec le résultat final. Dautre part une entreprise est devenue quelque chose de trop vaste et de trop complexe pour quun homme puisse pleinement sy reconnaître ; et dailleurs, dans tous les domaines, tous les hommes qui se trouvent aux postes importants de la vie sociale sont chargés daffaires qui dépassent considérablement la portée dun esprit humain. Quant à lensemble de la vie sociale, elle dépend de tant de facteurs dont chacun est impénétrablement obscur et qui se mêlent en des rapports inextricables que personne naurait même lidée de chercher à en concevoir le mécanisme. Ainsi la fonction sociale la plus essentiellement attachée à lindividu, celle qui consiste à coordonner, à diriger, à décider, dépasse les capacités individuelles et devient dans une certaine mesure collective et comme anonyme.
Dans la mesure même où ce quil y a de systématique dans la vie contemporaine échappe à lemprise de la pensée, la régularité y est établie par des choses qui constituent léquivalent de ce que serait la pensée collective si la collectivité pensait. La cohésion de la science est assurée par des signes ; à savoir dune part par des mots ou des expressions toutes faites quon utilise au-delà de ce que comporteraient les notions qui y étaient primitivement renfermées, dautre part par les calculs algébriques. Dans le domaine du travail, les choses qui assument les fonctions essentielles sont les machines. La chose qui met en rapport production et consommation et qui règle léchange des produits, cest la monnaie. Enfin là où la fonction de coordonner et de diriger est trop lourde pour lintelligence et la pensée dun homme seul, elle est confiée à une machine étrange, dont les pièces sont des hommes, où les engrenages sont constitués par des règlements, des rapports et des statistiques, et qui se nomme organisation bureaucratique. Toutes ces choses aveugles imitent à sy méprendre leffort de la pensée. Le simple jeu du calcul algébrique est parvenu plus dune fois à ce quon pourrait appeler une notion nouvelle, à cela près que ces similinotions nont pas dautre contenu que des rapports de signes ; et ce même calcul est souvent merveilleusement propre à transformer des séries de résultats expérimentaux en lois, avec une facilité déconcertante qui rappelle les transformations fantastiques que lon voit dans les dessins animés. Les machines automatiques semblent présenter le modèle du travailleur intelligent, fidèle, docile et consciencieux. Quant à la monnaie, les économistes ont longtemps été persuadés quelle possède la vertu détablir entre les diverses fonctions économiques des rapports harmonieux. Et les mécanismes bureaucratiques parviennent presque à remplacer des chefs. Ainsi dans tous les domaines la pensée, apanage de lindividu, est subordonnée à de vastes mécanismes qui cristallisent la vie collective, et cela au point quon a presque perdu le sens de ce quest la véritable pensée. Les efforts, les peines, les ingéniosités des êtres de chair et de sang que le temps amène par vagues successives à la vie sociale nont de valeur sociale et defficacité quà condition de venir à leur tour se cristalliser dans ces grands mécanismes. Le renversement du rapport entre moyens et fins, renversement qui est dans une certaine mesure la loi de toute société oppressive, devient ici total ou presque, et sétend à presque tout. Le savant ne fait pas appel à la science afin darriver à voir plus clair dans sa propre pensée, mais aspire à trouver des résultats qui puissent venir sajouter à la science constituée. Les machines ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais on se résigne à nourrir les hommes afin quils servent les machines. Largent ne fournit pas un procédé commode pour échanger les produits, cest lécoulement des marchandises qui est un moyen pour faire circuler largent. Enfin lorganisation nest pas un moyen pour exercer une activité collective, mais lactivité dun groupe, quel quil puisse être, est un moyen pour renforcer lorganisation. Un autre aspect du même renversement consiste dans le fait que les signes, mots et formules algébriques dans le domaine de la connaissance, monnaie et symboles de crédit dans la vie économique, font fonction de réalités dont les choses réelles ne constitueraient que les ombres, exactement comme dans le conte dAndersen où le savant et son ombre intervertissaient leurs rôles ; cest que les signes sont la matière des rapports sociaux, au lieu que la perception de la réalité est chose individuelle. La dépossession de lindividu au profit de la collectivité nest au reste pas totale, et elle ne peut lêtre ; mais on conçoit mal comment elle pourrait aller beaucoup plus loin quaujourdhui. La puissance et la concentration des armements mettent toutes les vies humaines à la merci du pouvoir central. En raison de lextension formidable des échanges, la plupart des hommes ne peuvent atteindre la plupart des choses quils consomment que par lintermédiaire de la société et contre de largent ; les paysans eux-mêmes sont aujourdhui soumis dans une large mesure à cette nécessité dacheter. Et comme la grande industrie est un régime de production collective, bien des hommes sont contraints, pour que leurs mains puissent atteindre la matière du travail, de passer par une collectivité qui se les incorpore et les astreint à une tâche plus ou moins servile ; lorsque la collectivité les repousse, la force et lhabileté de leurs mains restent vaines. Les paysans eux-mêmes, qui échappaient jusquici à cette condition misérable, y ont été réduits récemment sur un sixième du globe. Un état de choses aussi étouffant suscite bien ça et là une réaction individualiste ; lart, et notamment la littérature, en porte des traces ; mais comme en vertu des conditions objectives, cette réaction ne peut mordre ni sur le domaine de la pensée ni sur celui de laction, elle demeure enfermée dans les jeux de la vie intérieure ou dans ceux de laventure et des actes gratuits, cest-à-dire quelle ne sort pas du royaume des ombres ; et tout porte à croire que même cette ombre de réaction est vouée à disparaître presque complètement.
Quand lhomme est à ce point asservi, les jugements de valeur ne peuvent se fonder, en quelque domaine que ce soit, que sur un critérium purement extérieur ; il ny a pas, dans le langage, de terme assez étranger à la pensée pour exprimer convenablement quelque chose daussi dépourvu de sens ; mais lon peut dire que ce critérium se définit par lefficacité, à condition dentendre par là des succès remportés à vide. Même une notion scientifique nest pas appréciée daprès son contenu, lequel peut être tout à fait inintelligible, mais daprès les facilités quelle procure pour coordonner, abréger, résumer. Dans le domaine économique, une entreprise est jugée non daprès lutilité réelle des fonctions sociales quelle remplit, mais daprès lextension quelle a prise et la rapidité avec laquelle elle se développe ; et ainsi pour tout. Ainsi le jugement des valeurs est en quelque sorte confié aux choses au lieu de lêtre à la pensée. Lefficacité des efforts de toute espèce doit toujours, il est vrai, être contrôlée par la pensée, car, dune manière générale, tout contrôle procède de lesprit ; mais la pensée est réduite à un rôle si subalterne quon peut dire, pour simplifier, que la fonction de contrôler est passée de la pensée aux choses. Mais cette complication exorbitante de toutes les activités théoriques et pratiques qui a ainsi découronné la pensée en arrive, lorsquelle saggrave encore, à rendre ce contrôle exercé par les choses à son tour défectueux et presque impossible. Tout est alors aveugle. Cest ainsi que, dans le domaine de la science, laccumulation démesurée des matériaux de toute espèce aboutit à un chaos tel que le moment semble proche où tout système apparaîtra comme arbitraire. Le chaos de la vie économique est encore bien plus évident. Dans lexécution même du travail, la subordination desclaves irresponsables à des chefs débordés par la quantité des choses à surveiller, et dailleurs irresponsables eux aussi dans une large mesure, est cause de malfaçons et de négligences innombrables ; ce mal, dabord limité aux grandes entreprises industrielles, sest étendu aux champs là où les paysans sont asservis à la manière des ouvriers, cest-à-dire en Russie soviétique. Lextension formidable du crédit empêche la monnaie de jouer son rôle régulateur en ce qui concerne les échanges et les rapports des diverses branches de la production ; et cest bien en vain que lon essaierait dy remédier à coups de statistiques. Lextension parallèle de la spéculation aboutie à rendre la prospérité des entreprises indépendante, dans une large mesure, de leur bon fonctionnement ; du fait que les ressources apportées par la production même de chacune delles comptent de moins en moins à côté de lapport perpétuel de capital nouveau. Bref, dans tous les domaines, le succès est devenu quelque chose de presque arbitraire ; il apparaît de plus en plus comme luvre du pur hasard ; et comme il constituait la règle unique dans toutes les branches de lactivité humaine, notre civilisation est envahie par un désordre continuellement croissant, et ruinée par un gaspillage proportionnel au désordre. Cette transformation saccomplit au moment même où les sources de profit doù léconomie capitaliste a autrefois tiré son développement prodigieux se font de moins en moins abondantes, où les conditions techniques du travail imposent par elles-mêmes au progrès de léquipement industriel un rythme rapidement décroissant.
Tant de changements profonds se sont opérés presque à notre insu, et pourtant nous vivons une période où laxe même du système social est pour ainsi dire en train de se retourner. Tout au cours de lessor du régime industriel, la vie sociale sest trouvée orientée dans le sens de la construction. Léquipement industriel de la planète était par excellence le terrain sur lequel se livrait la lutte pour le pouvoir. Faire grandir une entreprise plus vite que ses rivales, et cela par ses propres ressources, tel était en général le but de lactivité économique. Lépargne était la règle de la vie économique ; on restreignait au maximum la consommation non seulement des ouvriers, mais aussi des capitalistes, et, dune manière générale, toutes les dépenses tendant à autre chose quà léquipement industriel. Les gouvernements avaient avant tout pour mission de préserver la paix civile et internationale. Les bourgeois avaient le sentiment quil en serait indéfiniment ainsi, pour le plus grand bonheur de lhumanité ; mais il ne pouvait pas en être indéfiniment ainsi. De nos jours, la lutte pour le pouvoir, tout en gardant dans une certaine mesure lapparence des mêmes formes, a complètement changé de nature. Laugmentation formidable de la part prise dans les entreprises par le capital matériel, si on la compare à celle du travail vivant, la diminution rapide du taux de profit qui en a résulté, la masse perpétuellement croissante des frais généraux, le gaspillage, le coulage, labsence de tout élément régulateur permettant dajuster les diverses branches de la production, tout empêche que lactivité sociale puisse encore avoir pour pivot le développement de lentreprise par la transformation du profit en capital. Il semble que la lutte économique ait cessé dêtre une rivalité pour devenir une sorte de guerre. Il sagit non plus tant de bien organiser le travail que darracher la plus grande part possible de capital disponible épars dans la société en écoulant des actions, et darracher ensuite la plus grande quantité possible de largent dispersé de toutes parts en écoulant des produits ; tout se joue dans le domaine de lopinion et presque de la fiction, à coups de spéculation et de publicité. Le crédit étant à la clef de tout succès économique, lépargne est remplacée par les dépenses les plus folles. Le terme de propriété est devenu presque vide de sens ; il ne sagit plus pour lambitieux de faire prospérer une affaire dont il serait le propriétaire, mais de faire passer sous son contrôle le plus large secteur possible de lactivité économique. En un mot, pour caractériser dune manière dailleurs vague et sommaire cette transformation dune obscurité presque impénétrable, il sagit à présent dans la lutte pour la puissance économique bien moins de construire que de conquérir ; et comme la conquête est destructrice, le système capitaliste, demeuré pourtant en apparence à peu près le même quil y a cinquante ans, soriente tout entier vers la destruction. Les moyens de la lutte économique, publicité, luxe, corruption, investissements formidables reposant presque entièrement sur le crédit, écoulement de produits inutiles par des procédés presque violents, spéculations destinées à ruiner les entreprises rivales, tendent tous à saper les bases de notre vie économique bien plutôt quà les élargir. Mais tout cela est peu de chose auprès de deux phénomènes connexes qui commencent à apparaître clairement et à faire peser sur la vie de chacun une menace tragique ; à savoir dune part le fait que lÉtat tend de plus en plus, et avec une extraordinaire rapidité, à devenir le centre de la vie économique et sociale, et dautre part la subordination de léconomique au militaire. Si lon essaie danalyser ces phénomènes dans le détail, on est arrêté par un enchevêtrement presque inextricable de causes et deffets réciproques ; mais la tendance générale est assez claire. Il est assez naturel que le caractère de plus en plus bureaucratique de lactivité économique favorise les progrès de la puissance de lÉtat, lequel est lorganisation bureaucratique par excellence. La transformation profonde de la lutte économique joue dans le même sens ; lÉtat est incapable de construire, mais du fait quil concentre entre ses mains les moyens de contrainte les plus puissants, il est amené en quelque sorte par son poids même à devenir peu à peu lélément central là où il sagit de conquérir et de, détruire. Enfin, étant donné que lextraordinaire complication des opérations déchanges et de crédit empêche désormais que la monnaie puisse suffire à coordonner la vie économique il faut bien quun semblant de coordination bureaucratique y supplée ; et lorganisation bureaucratique centrale qui est lappareil dÉtat doit naturellement être amenée tôt ou tard à prendre la haute main dans cette coordination. Le pivot autour duquel tourne la vie sociale ainsi transformée nest autre que la préparation à la guerre. Dès lors que la lutte pour la puissance sopère par la conquête et la destruction, autrement dit par une guerre économique diffuse, il nest pas étonnant que la guerre proprement dite vienne au premier plan. Et comme la guerre est la forme propre de la lutte pour la puissance lorsque les compétiteurs sont des États, tout progrès dans la mainmise de lÉtat sur la vie économique a pour effet dorienter la vie industrielle dans une mesure encore un peu plus grande vers la préparation à la guerre ; cependant que réciproquement les exigences continuellement croissantes de la préparation à la guerre contribuent à soumettre de jour en jour davantage lensemble des activités économiques et sociales de chaque pays à lautorité du pouvoir central. Il apparaît assez clairement que lhumanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire dorganisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, cest-à-dire à un régime où le pouvoir dÉtat déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. La Russie offre un exemple presque parfait dun tel régime, pour le plus grand malheur du peuple russe ; les autres pays ne pourront que sen approcher, à moins de bouleversements analogues à celui doctobre 1917, mais il semble inévitable que tous sen approchent plus ou moins au cours des années qui viennent. Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore lincohérence, le gaspillage, la misère. Les guerres amèneront une consommation insensée de matières premières et doutillage, une folle destruction des biens de toute espèce que nous ont légués les générations précédentes. Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de lorganisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et lhumanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle quil nous est absolument impossible de prévoir.
Se figurer que lon peut aiguiller lhistoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut dune action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, cest rêver tout éveillé. Il nexiste rien sur quoi appuyer même de simples tentatives. La formule de Marx selon laquelle le régime engendrerait ses propres fossoyeurs reçoit tous les jours de cruels démentis ; et lon se demande dailleurs comment Marx a jamais pu croire que lesclavage puisse former des hommes libres. Jamais encore dans lhistoire un régime desclavage nest tombé sous les coups des esclaves. La vérité, cest que, selon une formule célèbre, lesclavage avilit lhomme jusquà sen faire aimer ; que la liberté nest précieuse quaux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et quun régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables dédifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés quoppresseurs. Partout, à des degrés différents, limpossibilité de mettre en rapport ce quon donne et ce quon reçoit a tué le sens du travail bien fait, le sentiment de la responsabilité, a suscité la passivité, labandon, lhabitude de tout attendre de lextérieur, la croyance aux miracles. Même aux champs, le sentiment dun lien profond entre la terre qui nourrit lhomme et lhomme qui travaille la terre sest effacé dans une large mesure depuis que le goût de la spéculation, les variations imprévisibles des monnaies et des prix ont habitué les paysans à tourner leurs regards du côté de la ville. Louvrier na pas conscience de gagner sa vie en faisant acte de producteur ; simplement lentreprise lasservit chaque jour durant de longues heures, et lui octroie chaque semaine une somme dargent qui lui donne le pouvoir magique de susciter en un instant des produits tout fabriqués, exactement comme font les riches. La présence de chômeurs innombrables, la cruelle nécessité de mendier une place font apparaître le salaire comme étant moins un salaire quune aumône. Quant aux chômeurs eux-mêmes, ils ont beau être des parasites involontaires et dailleurs misérables, ils nen sont pas moins des parasites. Dune manière générale, le rapport entre le travail fourni et largent reçu est si difficilement saisissable quil apparaît comme presque contingent, de sorte que le travail apparaît comme un esclavage, largent comme une faveur. Les milieux que lon nomme dirigeants sont atteints par la même passivité que tous les autres, du fait que, débordés comme ils sont par un océan de problèmes inextricables, ils ont depuis longtemps renoncé, à diriger. On chercherait en vain, du plus haut au plus bas de léchelle sociale, un milieu dhommes en qui puisse un jour germer lidée quils pourraient, le cas échéant, avoir à prendre en mains les destinées de la société ; les déclamations des fascistes pourraient seules faire illusion à ce sujet, mais elles sont creuses. Comme il arrive toujours, la confusion mentale et la passivité laissent libre cours à limagination. De toutes parts on est obsédé par une représentation de la vie sociale qui, tout en différant considérablement dun milieu à lautre, est toujours faite de mystères, de qualités occultes, de mythes, didoles, de monstres ; chacun croit que la puissance réside mystérieusement dans un des milieux où il na pas accès, parce que presque personne ne comprend quelle ne réside nulle part, de sorte que partout le sentiment dominant est cette peur vertigineuse que produit toujours la perte du contact avec la réalité. Chaque milieu apparaît du dehors comme un objet de cauchemar. Dans les milieux qui se rattachent au mouvement ouvrier, les rêves sont hantés par des monstres mythologiques qui ont nom Finance, Industrie, Bourse, Banque et autres ; les bourgeois rêvent dautres monstres quils nomment meneurs, agitateurs, démagogues ; les politiciens considèrent les capitalistes comme des êtres surnaturels qui possèdent seuls la clef de la situation, et réciproquement ; chaque peuple regarde les peuples den face comme des monstres collectifs animés dune perversité diabolique. On pourrait développer ce thème à linfini. Dans une pareille situation, nimporte quel soliveau peut être regardé comme un roi et en tenir lieu dans une certaine mesure grâce a cette seule croyance ; et cela nest pas vrai seulement en ce qui concerne les hommes, mais aussi en ce qui concerne les milieux dirigeants. Rien nest plus facile non plus que de répandre un mythe quelconque à travers toute une population. Il ne faut pas sétonner dès lors de lapparition de régimes « totalitaires » sans précédent dans lhistoire. On dit souvent que la force est impuissante à dompter la pensée ; mais pour que ce soit vrai, il faut quil y ait pensé. Là où les, opinions irraisonnées tiennent lieu didées, la force peut tout. Il est bien injuste de dire par exemple que le fascisme anéantit la pensée libre ; en réalité cest labsence de pensée libre qui rend possible dimposer par la force des doctrines officielles entièrement dépourvues de signification. À vrai dire un tel régime arrive encore à accroître considérablement labêtissement général, et il y a peu despoir pour les générations qui auront grandi dans les conditions quil suscite. De nos jours toute tentative pour abrutir les êtres humains trouvés à sa disposition des moyens puissants. En revanche une chose est impossible, quand même on disposerait de la meilleure des tribunes ; à savoir diffuser largement les idées claires, des raisonnements corrects, des aperçus raisonnables.
Il ny a pas de secours a espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes nen seraient pas moins vaincus davance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas dautres moyens daction que des machines à écraser lhumanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps quelles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, loppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux dêtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en même temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans lesprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. Et sans usines, sans armes, sans grande presse on ne peut rien contre ceux qui possèdent tout cela. Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants. Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables dexercer une influence réelle, ces groupements, quils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime quils prétendaient réformer ou abattre, à savoir lorganisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de lindividu, la séparation entre la pensée et laction, le caractère machinal de la pensée elle-même, lutilisation de labêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite. Lunique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue dune décentralisation progressive de la vie sociale ; mais labsurdité dune telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. En dehors dune telle coopération, il est impossible darrêter la tendance aveugle de la machine sociale vers une centralisation croissante, jusquà ce que la machine elle-même senraye brutalement et vole en éclats. Que peuvent peser les souhaits et les vux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à limpuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés quils sont dune manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter détendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien ; ce qui revient à opprimer dans lespoir de libérer, comme a fait Lénine. Il est de toute évidence impossible que la décentralisation parte du pouvoir Central ; dans la mesure même où le pouvoir central sexerce, il se subordonne tout le reste. Dune manière générale lidée du despotisme éclairé, qui a toujours eu un caractère utopique, est de nos jours tout à fait absurde. En présence de problèmes dont la variété et la complexité dépassent infiniment les grands comme les petits esprits, aucun despote au monde ne peut être éclairé. Si quelques hommes peuvent espérer, à force de réflexions honnêtes et méthodiques, apercevoir quelques lueurs dans cette obscurité impénétrable, ce nest certes pas le cas pour ceux que les soucis et les responsabilités du pouvoir privent à la fois de loisir et de liberté desprit. Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui sobstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon sefforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de léconomie ou de la technique, de laisser çà et là à lindividu une certaine liberté de mouvement à lintérieur des liens dont lentoure lorganisation sociale. Cest certes quelque chose, mais cela ne va pas loin. Dans lensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? Cest peut-être une affaire de quelques dizaines dannées, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas dêtre épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres ; et dautre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base a une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusquà lextrême limite des possibilités. Somme toute il paraît raisonnable de penser que les générations qui seront en présence des difficultés suscitées par leffondrement du régime actuel sont encore à naître. Quant aux générations actuellement vivantes, elles sont peut-être, de toutes celles qui se sont succédé au cours de lhistoire humaine, celles qui auront eu à supporter le plus de responsabilités imaginaires et le moins de responsabilités réelles. Cette situation, une fois pleinement comprise, laisse une liberté desprit merveilleuse.
Conclusion
Quest-ce au juste qui périra et quest-ce qui subsistera de la civilisation actuelle ? Dans quelles conditions, en quel sens lhistoire se déroulera-t-elle par la suite ? Ces questions sont insolubles. Ce que nous savons davance, cest que la vie sera dautant moins inhumaine que la capacité individuelle de penser et dagir sera plus grande. La civilisation actuelle, dont nos descendants recueilleront sans doute tout au moins des fragments en héritage, contient, nous ne le sentons que trop, de quoi écraser lhomme ; mais elle contient aussi, du moins en germe, de quoi le libérer. Il y a dans notre science, malgré toutes les obscurités quamène une sorte de nouvelle scolastique, des éclairs admirables, des parties limpides et lumineuses, des démarches parfaitement méthodiques de lesprit. Dans notre technique aussi il y a des germes de libération du travail. Non pas sans doute, comme on le croit communément, du côté des machines automatiques ; celles-ci apparaissent bien comme étant propres, du point de vue purement technique, à décharger les hommes de ce que le travail peut contenir de machinal et dinconscient, mais en revanche elles sont indissolublement liées a une organisation de léconomie centralisée à lexcès, et par suite très oppressive. Mais dautres formes de la machine-outil ont produit, surtout avant la guerre, le plus beau type peut-être de travailleur conscient qui soit apparu dans lhistoire, à savoir louvrier qualifié. Si, au cours des vingt dernières années, la machine-outil a pris des formes de plus en plus automatiques, si le travail accompli, même sur les machines de modèle relativement ancien, est devenu de plus en plus machinal, cest la concentration croissante de léconomie qui en est cause. Qui sait si une industrie dispersée en dinnombrables petites entreprises ne susciterait pas une évolution inverse de la machine-outil, et, parallèlement, des formes de travail demandant encore bien plus de conscience et dingéniosité que le travail le plus qualifié des usines modernes ? Il est dautant moins défendu de lespérer que lélectricité fournit la forme dénergie qui conviendrait à une semblable organisation industrielle. Étant donné que notre impuissance presque complète à légard des maux présents nous dispense du moins, une fois clairement comprise, de nous soucier de lactualité en dehors des moments où nous en subissons directement latteinte, quelle tâche plus noble pourrions-nous assumer que celle de préparer méthodiquement un tel avenir en travaillant à faire linventaire de la civilisation présente ? Cest à vrai dire une tâche qui dépasse de très loin les possibilités si restreintes dune vie humaine ; et dautre part, sorienter dans une pareille voie, cest se condamner à coup sûr à la solitude morale, à lincompréhension, à lhostilité aussi bien des ennemis de lordre existant que de ses serviteurs ; quant aux générations futures, rien ne permet de supposer que le hasard leur fasse même parvenir, le cas échéant, à travers les catastrophes qui nous séparent delles, les fragments didées que pourraient élaborer de nos jours quelques esprits solitaires. Mais il serait fou de se plaindre dune telle situation. Jamais aucun pacte avec la Providence na promis lefficacité aux efforts mêmes les plus généreux. Et quand on a résolu de ne faire confiance, en soi-même et autour de soi, quà des efforts ayant leur source et leur principe dans la pensée de celui même qui les accomplit, il serait ridicule de désirer quune opération magique permette dobtenir de grands résultats avec les forces infimes dont disposent les individus isolés. Ce nest jamais par de pareilles raisons quune âme ferme peut se laisser détourner, quand elle aperçoit clairement une chose à faire, et une seule. Il sagirait donc de séparer, dans la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit à lhomme considère comme individu et ce qui est de nature à fournir des armes contre lui a la collectivité, tout en cherchant les moyens de développer les premiers éléments au détriment des seconds. En ce qui concerne la science, il ne faut plus essayer dajouter à la masse déjà trop grande quelle constitue ; il faut en faire le bilan pour permettre à lesprit dy mettre en lumière ce qui lui appartient en propre, ce qui est constitué par des notions claires, et de mettre à part ce qui nest que procédé automatique pour coordonner, unifier, résumer ou même découvrir ; il faut tenter de ramener ces procédés eux-mêmes à des démarches conscientes de lesprit ; il faut dune manière générale, partout où on le peut, concevoir et présenter les résultats comme un simple moment dans lactivité méthodique de la pensée. À cet effet une étude sérieuse de lhistoire des sciences est sans doute indispensable. Quant à la technique, il faudrait létudier dune manière approfondie, dans son histoire, dans son état actuel, dans ses possibilités de développement, et cela dun point de vue tout à fait nouveau, qui ne serait plus celui du rendement, mais celui du rapport du travailleur avec son travail. Enfin il faudrait mettre en pleine lumière lanalogie des démarches quaccomplit la pensée humaine, dune part dans la vie quotidienne et notamment dans le travail, dautre part dans lélaboration méthodique de la science. Quand même une suite de réflexions ainsi orientées devrait rester sans influence sur lévolution ultérieure de lorganisation sociale, elle nen perdrait pas pour cela sa valeur ; les destinées futures de lhumanité ne sont pas lunique objet qui mérite considération. Seuls des fanatiques peuvent nattacher de prix à leur propre existence que pour autant quelle sert une cause collective ; réagir contre la subordination de lindividu à la collectivité implique quon commence par refuser de subordonner sa propre destinée au cours de lhistoire. Pour se déterminer à un pareil effort danalyse critique, il suffit de comprendre quil permettrait à celui qui lentreprendrait déchapper à la contagion de la folie et du vertige collectif en renouant pour son compte, par-dessus lidole sociale, le pacte originel de lesprit avec lunivers.
Fragments 1933-1938
I
HYPERLINK \l "tdm" Table des matières
La situation où nous nous trouvons est dune gravité sans précédent. Le prolétariat le plus avancé, le mieux organisé du monde a non seulement été vaincu, mais a capitulé sans résistance. Cest la seconde fois en vingt ans. Pendant la guerre, nos aînés ont encore pu espérer que le prolétariat russe, par son magnifique soulèvement, allait réveiller les ouvriers européens. Pour nous, rien ne nous permet de former un espoir analogue ; aucun signe nannonce nulle part une victoire susceptible de compenser lécrasement sans combat des ouvriers allemands. Jamais peut-être, depuis quun mouvement ouvrier existe, le rapport des forces na été aussi défavorable au prolétariat quaujourdhui, cinquante ans après la mort de Marx.
Que nous reste-t-il de Marx, cinquante ans après sa mort ? Sa doctrine nest pas destructible ; chacun peut la chercher dans ses uvres et se lassimiler en la pensant à nouveau ; et bien que lon répande de nos jours, sous le nom de marxisme, quelques formules desséchées et dépourvues de signification réelle, quelques militants remontent aux sources. Mais, bien que les analyses de Marx aient une valeur qui ne peut périr, lobjet de ces analyses, à savoir la société contemporaine de Marx, nest plus. Le marxisme ne peut vivre quà une condition, cest que le précieux outil que constitue la méthode marxiste passe de génération en génération sans se rouiller, chaque génération sen servant pour définir le monde où elle vit. Cest ce qua compris la génération davant-guerre, comme en témoigne la brochure de Lénine sur limpérialisme et plusieurs ouvrages allemands. Tout cela est malheureusement bien sommaire. Mais nous, depuis la guerre, quavons-nous fait à cet égard ? On dirait, à lire la littérature du mouvement ouvrier, quil ny a rien de nouveau depuis Marx et Lénine. Il y a cependant, « sur un sixième du globe », un régime économique tel quon nen a jamais connu ni ne suppose un semblable ; dans le reste du monde, la monnaie papier, linflation, la part croissante de lÉtat dans léconomie, la rationalisation et bien dautres changements sont venus modifier, et peut-être transformer, les rapports économiques ; nous vivons, depuis plus de quatre ans, une crise telle quil ny en a jamais eu de semblable. Que savons-nous sur tout cela ? Pour moi, je ne puis énumérer ces questions sans prendre conscience, avec un amer sentiment de honte, de ma propre ignorance ; et par malheur il ny a, à ma connaissance, dans la littérature du mouvement ouvrier, rien qui permette de croire quil y a, actuellement, des marxistes capables de résoudre ou même de formuler clairement les questions essentielles que pose létat présent de léconomie. Aussi ne faut-il pas sétonner que, cinquante ans après la mort de Marx, les marxistes eux-mêmes traitent en fait la politique comme si cétait un domaine à part, à peu près séparé du domaine des faits économiques. Dans la presse communiste quotidienne, la division en classes, destinée chez Marx à expliquer les phénomènes politiques par les rapports de production, est devenue la source dune mythologie nouvelle ; la bourgeoisie, notamment, y est une divinité mystérieuse et maléfique, qui suscite les phénomènes dont elle a besoin, et dont les désirs et les ruses expliquent à peu près tout ce qui se passe. La littérature communiste plus sérieuse néchappe pas entièrement à ce ridicule, et cela même dans les groupements dopposition, même dans certaines analyses de Trotsky. Et bien entendu, les conceptions politiques, nétant pas appuyées sur léconomie et ne pouvant pas plus avancer dans le vide quun oiseau ne pourrait voler sans la résistance de lair, sont celles que nous ont léguées lavant-guerre et la guerre. Le réformisme reste ce quil a toujours été ; lidéologie anarchiste aussi ; les syndicalistes révolutionnaires rêvent à la vieille C.G.T. ; les communistes orthodoxes et oppositionnels se disputent pour savoir qui imite le mieux le parti bolchevik davant-guerre. Tous traversent en inconscients cette période si neuve où nous sommes, période quaucune des analyses précédemment faites ne permet de définir, et où il semble que les corps soient seuls à vivre, alors que les esprits se meuvent encore dans le monde disparu de lavant-guerre.
II
La question de la structure sociale se ramène à la question des classes.
Jusquici, dans lhistoire, lon ne connaît que des sociétés divisées en classes, a lexception des sociétés tout à fait primitives, où aucune différenciation ne sest encore produite. Dès que la production est quelque peu développée, la société se divise en diverses catégories qui sopposent les unes aux autres, et dont les intérêts diffèrent. Lopposition la plus marquée est celle qui existe entre les non-producteurs et les producteurs, autrement dit entre les exploiteurs et les exploités ; car les non-producteurs consomment nécessairement ce que dautres produisent, et par suite les exploitent. Le mécanisme de lexploitation définit la structure sociale de chaque époque. Au reste, il va sans dire quune théorie matérialiste ne peut jamais considérer les exploiteurs comme de simples parasites ; dans toute société divisée en classes, lexploitation du travail dautrui constitue une fonction sociale, rendue possible et nécessaire par le mécanisme de la production dans cette société. Et une société sans classes ne pourra être réalisée que si lon obtient une forme de production qui exclue une telle fonction. Au reste, une société quelconque ne se divise jamais simplement, en exploiteurs et en exploités, mais en plusieurs classes, dont chacune se définit par son rapport au fait fondamental de lexploitation.
On connaît, dans lhistoire, trois formes principales de société fondée sur lexploitation : le régime de lesclavage, le régime féodal et le régime capitaliste. On ne connaît quune forme de société sans exploiteurs, à savoir le communisme primitif, lié à une technique tout à fait arriérée. La question vitale qui se pose pour nous est de savoir si, à un niveau supérieur, avec une technique très développée, une production sans exploitation est de nouveau possible. Pour poser la question dune manière correcte, il faut savoir étudier scientifiquement, non pas seulement les diverses structures sociales, mais surtout les transformations qui remplacent une structure par une autre.
III
Ce quon nomme de nos jours, par un terme qui appellerait bien des éclaircissements, la lutte des classes est, de tous les conflits qui opposent des groupements humains, le plus concret, celui dont lobjectif est le plus sérieux. Pourtant là aussi interviennent parfois des entités purement imaginaires qui empêchent toute action dirigée, qui amènent presque tous les efforts à porter dans le vide, et qui presque seules suscitent le danger de haines inexpiables, de destructions inutiles, peut-être de tueries sans limites. La lutte de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent, lorsque le mode de commandement entraîne lécrasement de la dignité humaine chez ceux den bas, est ce quil y a au monde de plus légitime, de plus motivé, de plus authentique. Cette lutte a toujours existé, parce que ceux qui commandent tendent toujours, quils le sachent ou non, à fouler aux pieds la dignité humaine au-dessous deux ; la fonction de commandement, pour autant quelle sexerce, ne peut pas, sauf cas exceptionnels, respecter lhumanité dans la personne des agents dexécution. Si elle sexerce sans aucune résistance, elle en arrive inévitablement à sexercer comme si les hommes étaient des choses, et encore des choses exceptionnellement souples et maniables ; car lhomme soumis a la menace de mort, qui est en dernière analyse la sanction suprême de toute autorité, peut devenir beaucoup plus maniable que la matière inerte. Aussi longtemps quil y aura une hiérarchie sociale, quelle que puisse être dailleurs cette hiérarchie, ceux den bas devront lutter et lutteront pour ne pas perdre tous les droits dun être humain. Dautre part, la résistance de ceux den haut aux efforts surgis den bas, si elle est naturellement moins sympathique, repose du moins sur des motifs concrets. Dabord, sauf le cas dune générosité assez rare, les privilégiés préfèrent nécessairement garder intacts leurs privilèges matériels et moraux. Et surtout ceux qui sont investis des fonctions de commandement ont pour mission de défendre lordre indispensable à toute vie sociale, et le seul ordre possible à leurs yeux est celui qui existe. Ils ont raison dans une certaine mesure, car jusquà ce quun nouvel ordre soit établi en fait, personne ne peut affirmer quil sera possible ; cest précisément pourquoi un progrès social petit ou grand nest possible que si la pression den bas est assez forte pour imposer en fait des conditions nouvelles aux rapports sociaux. Il sétablit ainsi continuellement, entre la pression den bas et la résistance den haut, un équilibre instable qui définit à chaque instant la structure dune société. Mais la rencontre de ces deux efforts opposés nest pas une guerre, même sil arrive que çà ou là il coule un peu de sang. Les colères y sont inévitables, mais non la haine. Elle peut dun côté ou de lautre, ou des deux côtés, tourner en extermination ; mais alors cest quelle change de nature, et que les objectifs véritables de la lutte seffacent de la pensée des hommes, soit quun désir aveugle de vengeance paralyse la pensée soit que lintervention dentités vides de sens donne lillusion, toujours erronée, quun équilibre est impossible. Il y a alors catastrophe ; mais de telles catastrophes sont évitables. Lantiquité ne nous a pas seulement légué lhistoire des massacres interminables et inutiles autour de Troie, elle nous a légué aussi lhistoire de laction énergique et pacifique par laquelle les plébéiens de Rome, sans verser une goutte de sang, sont sortis dune situation qui touchait à lesclavage et ont obtenu, comme garantie de leurs droits nouveaux, linstitution des tribuns. Cest exactement de la même manière que les ouvriers français, par loccupation pacifique des usines, ont imposé les congés payes, les salaires garantis et les délégués ouvriers.
On ne peut pas énumérer toutes les abstractions vides qui faussent aujourdhui la lutte sociale, et dont certaines risquent de la faire dégénérer en une guerre civile funeste pour les deux camps. Il y en a trop. On ne peut que prendre un exemple. Ainsi que peuvent avoir dans lesprit ceux pour qui le mot « capitalisme » représente le mal absolu ? Nous vivons sous un régime qui comporte des formes de contraintes et doppression parfois écrasantes ; des inégalités très douloureuses ; des masses de souffrances inutiles. Dautre part, ce régime est économiquement caractérisé par un certain rapport entre la production et la circulation des marchandises, entre la circulation des marchandises et la monnaie. Dans quelle mesure exacte est-ce que ces deux rapports conditionnent les souffrances en question ? Dans quelle mesure ont-elles dautres causes ? Dans quelle mesure létablissement de tel ou tel autre système les allégerait-il ou les aggraverait-il ? Si on étudiait le problème ainsi posé, on pourrait peut-être apercevoir approximativement dans quelle mesure le capitalisme est un mal. Comme on reste dans lignorance, on rapporte toutes les souffrances quon subit ou quon constate autour de soi à quelques phénomènes économiques dailleurs perpétuellement changeants, et quon cristallise arbitrairement en une abstraction impossible à définir. De la même manière, un ouvrier rapporte arbitrairement au patron toutes les souffrances quil subit dans lusine, sans se demander si dans tout autre système de propriété la direction de lentreprise ne lui infligerait pas encore une partie de ces souffrances ou même nen aggraverait pas certaines ; pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépressible de lêtre humain accablé par des conditions de vie trop dures. Dans lautre camp, une ignorance identique fait assimiler à des fauteurs de désordre tous ceux qui envisagent la fin du capitalisme, parce quon ignore dans quelle mesure et à quelle condition les rapports économiques qui constituent actuellement le capitalisme peuvent être légitimement considérés comme nécessaires à lordre. Ainsi la lutte entre adversaires et défenseurs du capitalisme est une lutte daveugles ; les efforts des lutteurs, dun côté comme de lautre, nembrassent que le vide ; et cest pourquoi cette lutte risque de devenir impitoyable.
La chasse aux entités dans tous les domaines de la vie politique et sociale apparaît ainsi comme une oeuvre de salubrité publique. Leffort déclaircissement pour dégonfler les causes des conflits imaginaires na rien de commun avec celui des endormeurs qui tentent détouffer les conflits sérieux. Cest même exactement le contraire. Les beaux parleurs qui, en prêchant la paix internationale, comprennent par cette expression le maintien indéfini du statu quo au profit exclusif de lÉtat français, ceux qui, en recommandant la paix sociale, entendent conserver les privilèges intacts ou du moins subordonner toute modification à la bonne volonté des privilégiés, ceux-là sont les pires ennemis de la paix internationale et civile. Discriminer les oppositions imaginaires et les oppositions réelles, discréditer les abstractions vides et analyser les problèmes concrets, ce serait, si nos contemporains consentaient a un pareil effort intellectuel, diminuer les risques de guerre sans renoncer à la lutte, dont Héraclite disait quelle est la condition de la vie.
IV
Le marxisme est la plus haute expression spirituelle de la société bourgeoise. Par lui elle est arrivée à prendre conscience delle-même, en lui elle sest niée elle-même. Mais cette négation à son tour ne pouvait être exprimée que sous une forme déterminée par lordre existant, sous une forme de pensée bourgeoise. Cest ainsi que chaque formule de la doctrine marxiste dévoile les caractéristiques de la société bourgeoise, mais en même temps les légitime. À force de développer la critique de léconomie capitaliste, le marxisme a fini par donner de larges fondements aux lois de cette même économie ; lopposition contre la politique bourgeoise a abouti à revendiquer la possibilité daccomplir le vieil idéal de la bourgeoisie, cet idéal quelle na réalisé que dune manière ambiguë, formelle, purement juridique, mais de laccomplir en luttant contre elle, dune manière plus conséquente quelle et vraiment concrète ; la doctrine qui devait à lorigine servir à anéantir toutes les idéologies en démasquant les intérêts quelles recouvrent sest transformée elle-même en une idéologie, dont on devait par la suite abuser pour diviniser les intérêts dune certaine classe de la société bourgeoise.
Ainsi sest répété le même phénomène quau temps où la jeune bourgeoisie avait commencé sa lutte contre la société féodale et ecclésiastique. Elle dut dabord revêtir son opposition des formes religieuses de cette société elle-même, et, pour combattre lÉglise, se réclamer du christianisme primitif. Au cours de sa lutte contre les deux autres ordres, la bourgeoisie prit conscience de former un ordre distinct, et montra ainsi que malgré son opposition contre le régime féodal, elle avait conscience den constituer une partie intégrante (exactement comme la conscience de classe du prolétariat daujourdhui, qui sest développé pour compenser une tendance non satisfaite à la propriété, manifeste seulement létat desprit bourgeois des prolétaires ; car le fait de penser par classes est précisément propre à la société bourgeoise). La bourgeoisie ne put se libérer de cette idéologie religieuse, ecclésiastique et féodale quà mesure que la société féodale tomba en décadence. Mais elle ne fit que purifier la représentation de Dieu des scories qui sy attachaient depuis le temps de léconomie naturelle ; elle se fit un Dieu sublimé qui nétait plus quune Raison transcendante, devançant tous les événements et en déterminant lorientation. Dans la philosophie de Hegel, Dieu apparaît encore, sous le nom d« esprit du monde », comme moteur de lhistoire et législateur de la nature. Ce ne fut quaprès avoir accompli sa révolution que la bourgeoisie reconnut en ce Dieu une création de lhomme lui-même, et que lhistoire est luvre propre de lhomme.
Cest Ludwig Feuerbach qui formula clairement cette idée ; mais comment « lhomme » arrive à faire lhistoire, cest ce quil fut incapable dexpliquer. Car dune juxtaposition dhommes considérés seulement comme des êtres naturels ne peuvent sortir quun mélange dactions, mais non pas un développement régulier et ascendant de lhumanité. La découverte première et décisive de Marx consista seulement en ce quil séleva au-dessus de lhomme abstrait de Feuerbach et commença à chercher lexplication du processus historique dans la coopération des individus, dans lunion et la lutte, dans les « rapports » multiples qui existent entre eux. Cependant ce progrès de la pensée est encore à présent acheté, dun autre point de vue, au prix dun recul inconscient. Karl Marx na pu surmonter l« être humain » isolé de Feuerbach quen ramenant dans lhistoire, sous le nom de « société », le Dieu que Feuerbach en avait éliminé.
À vrai dire, Marx commence par nous présenter la nouvelle divinité sous une forme inoffensive, comme « ensemble des rapports sociaux », cest-à-dire comme réunion de toutes les relations individuelles entre hommes concrets et actifs. Il souligne plus dune fois que ces « rapports » sont bien entendu des produits empiriques de lactivité humaine, que leur « ensemble », si lon tient absolument à donner un nom spécial aux relations changeantes qui unissent entre eux les hommes actifs, doit être regardé seulement comme un terme abrégé désignant le résultat du processus historique. Mais plus Marx analyse profondément le cours de lhistoire et les lois économiques, plus il modifie son point de vue, jusquà ce que, dune manière imprévue, la « collectivité » devienne une hypostase, la condition des actions individuelles, une « essence » qui « apparaît » dans laction et la pensée des hommes et « se réalise » dans leur activité. Elle constitue, à côté du domaine « privé » de lindividualisme bourgeois, un domaine à part, celui du « général », et, en qualité de substance indépendante, est le fondement du premier ; par exemple la valeur dun produit est déjà déterminée par elle, avant de se « réaliser » dans le prix concret, empirique du marché. Et en régime socialiste aussi, il y aura encore une certaine séparation entre les deux domaines. Quon réfléchisse seulement a la formule : « propriété individuelle sur la base dune possession collective de la terre et des moyens de production », formule qui définit lordre économique futur dans un passage connu du Capital. La distinction dune sphère générale et dune sphère individuelle est ici expressément formulée ; mais la représentation dune « possession collective » nest possible que si lon considère la « collectivité » comme une substance particulière, planant au-dessus des individus, et agissant à travers eux.
Si lon conteste tout cela, quon examine de près la formule marxiste : lexistence sociale détermine la conscience. Elle contient plus de contradictions que de mots. Étant donné que ce qui est « social » ne peut trouver une existence que dans les esprits humains, « lexistence sociale » est par elle-même déjà conscience, elle ne peut déterminer en outre une conscience quil resterait dailleurs à définir. Poser ainsi une « existence sociale » comme un facteur de détermination particulier sépare de notre conscience, caché on ne sait où, cest en faire une hypostase ; et cest en plus un bel exemple de linclination de Marx au dualisme. Mais si lon veut considérer cette énigmatique « existence » comme un élément des rapports entre les hommes, et qui dépend de certaines institutions, telles que largent, on verra tout de suite clairement que cet élément ne joue que comme résultat dactes conscients accomplis par des individus, et par suite dépend de la conscience, loin de la déterminer. De plus, si Marx, contrairement a tous les penseurs qui lont précédé, juge nécessaire de mettre à part une forme particulière de lexistence, quil nomme sociale, cest donc quil loppose tacitement au reste de lexistence, à savoir la nature.
Examen critiquedes idées de révolution et de progrès
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Un mot magique, aujourdhui, semble capable de compenser toutes les souffrances, de satisfaire toutes les inquiétudes, de venger le passé, de remédier aux malheurs présents, de résumer toutes les possibilités davenir. Cest le mot de révolution. Il ne date pas dhier. Il date de plus dun siècle et demi. Un premier essai dapplication, de 1789 à 1793, a donné quelque chose, mais non pas ce quon en attendait. Depuis, chaque génération de révolutionnaires se croit, dans sa jeunesse, désignée pour faire la vraie révolution, puis vieillit peu à peu et meurt en reportant ses espérances sur les générations suivantes ; elle ne risque pas den recevoir le démenti, puisquelle meurt. Ce mot a suscité des dévouements si purs, fait couler à plusieurs reprises un sang si généreux, constitué pour tant de malheureux la seule source du courage de vivre quil est presque sacrilège de lexaminer ; tout cela nempêche pourtant pas que peut-être il ne soit vidé de sens. Les martyrs ne remplacent les preuves que pour les prêtres.
Si on considère le régime quil sagirait dabolir, le mot de révolution semble navoir jamais été si actuel, car, de toute évidence, ce régime est bien malade. Si on se retourne du côté des successeurs éventuels, on aperçoit une situation paradoxale. En ce moment, aucun mouvement organisé ne prend effectivement le mot de révolution comme un mot dordre déterminant lorientation de laction et de la propagande. Pourtant jamais on ne sest tant réclamé de ce mot dordre ; et surtout il touche individuellement tous ceux que les conditions dexistence actuelles font souffrir dans leur chair ou dans leur âme, tous ceux qui sont des victimes ou qui simplement se croient des victimes, tous ceux aussi qui prennent généreusement à coeur le sort des victimes qui les entourent, bien dautres encore. Ce mot renferme la solution de tous les problèmes insolubles. Les ravages de la guerre passée, la préparation dune guerre éventuelle pèsent sur les peuples dun poids de plus en plus écrasant ; chaque désordre dans la circulation de la monnaie et des produits, dans le crédit, dans les investissements, se répercute en atroces misères ; le progrès technique semble apporter au peuple plus de surmenage et dinsécurité que de bien-être ; tout cela sévanouira à linstant où sonnera lheure de la révolution.
Louvrier qui, à lusine, contraint à une obéissance passive, a un travail morne et monotone, « trouve le temps long », ou qui ne se croit pas fait pour le travail manuel, ou qui est persécuté par un chef, ou qui souffre, à la sortie, de ne pouvoir se procurer tel ou tel plaisir offert aux consommateurs bien munis dargent, songe à la révolution. Le petit commerçant malheureux, le rentier ruine tournent les yeux vers la révolution. Ladolescent bourgeois en rébellion contre le milieu familial et la contrainte scolaire, lintellectuel en mal daventures et qui sennuie, rêvent de révolution, Lingénieur heurté à la fois dans sa raison et dans son amour-propre par la prédominance des considérations financières sur les considérations techniques, et qui voudrait voir la technique régir lunivers, aspire à la révolution. La plupart de ceux qui ont vivement à coeur la liberté, légalité, le bien-être général, qui souffrent de voir des misères et des injustices, attendent une révolution. Si on prenait un à un tous ceux à qui il est arrivé de prononcer avec espoir le mot de révolution, si on cherchait les mobiles réels qui ont orienté chacun deux dans ce sens, les changements précis, dordre général ou personnel, auxquels il aspire réellement, on verrait quelle extraordinaire diversité didées et de sentiments peut recouvrir un même mot. On sapercevrait que la révolution dun homme nest pas toujours celle du voisin, il sen faut, que même bien souvent elles sont incompatibles. On trouverait aussi quil ny a souvent aucun rapport entre les aspirations de toute espèce que traduit ce mot dans la pensée des hommes qui le prononcent et les réalités auxquelles il est susceptible de correspondre au cas où lavenir apporterait effectivement un bouleversement social.
Au fond on pense aujourdhui à la révolution non comme à une solution des problèmes posés par lactualité, mais comme à un miracle dispensant de résoudre les problèmes. La preuve quon la considère ainsi, cest quon attend quelle tombe du ciel ; on attend quelle se fasse, on ne se demande pas qui la fera. Peu de gens sont assez naïfs pour compter à cet égard sur les grandes organisations, syndicales ou politiques, qui avec plus ou moins de conviction persistent à se réclamer delle. Dans leurs états-majors, quoique non totalement dépourvus dhommes de valeur, le regard le plus optimiste ne pourrait apercevoir lembryon dune équipe capable de mener à bien une tâche de cette envergure. Les cadres de second plan, les jeunes, ne donnent aucune marque quils puissent renfermer les éléments dune telle équipe. Dailleurs ces organisations reflètent une bonne part des tares quelles dénoncent dans la société où elles évoluent ; elles en renferment même dautres plus graves, à cause de linfluence quexerce sur elles à distance un certain régime totalitaire pire que le régime capitaliste. Les petits groupements, dallure extrémiste ou modérée, qui accusent les grandes organisations de ne rien faire et mettent une persévérance si touchante à annoncer la bonne nouvelle, seraient plus embarrassés encore pour désigner des hommes capables dêtre les accoucheurs dun ordre nouveau.
On se fie, il est vrai, ou du moins on le feint, à la spontanéité des masses. Juin 1936 a donné un exemple émouvant de cette spontanéité quon avait pu croire tuée, en France, dans le sang de la Commune. Un grand élan, sorti des entrailles de la masse, ingouvernable, a desserré soudain létau de la contrainte sociale, rendu latmosphère enfin respirable, changé les opinions dans tous les esprits, fait admettre comme évidentes des choses tenues six mois plus tôt pour scandaleuses. Grâce à lincomparable puissance de persuasion que possède la force, des millions dhommes ont fait apparaître, et dabord à leurs propres yeux, quils avaient part aux droits sacrés de lhumanité, ce que des intelligences même pénétrantes navaient pu apercevoir au temps où ils étaient faibles. Mais cest tout. Sauf dans le sens dun bouleversement plus profond, il ne pouvait y avoir autre chose. Les masses ne posent pas de problèmes, nen résolvent pas ; donc elles norganisent ni ne construisent. Dailleurs elles aussi, profondément imprégnées des tares du régime où elles vivent, peinent et souffrent. Leurs aspirations portent la marque du régime. La société capitaliste ramène tout aux francs, aux sous, aux centimes ; les aspirations des masses aussi sexpriment principalement en francs, en sous, en centimes. Le régime repose sur linégalité ; les masses expriment des revendications inégales. Le régime repose sur la contrainte ; les masses, dès quelles ont droit à la parole, exercent dans leurs propres rangs une contrainte du même genre. On voit mal comment il pourrait surgir des masses, spontanément, le contraire du régime qui les a formées, ou plutôt déformées.
On se fait une étrange idée de la révolution, à examiner la chose de près. Dailleurs, dire quon sen fait une idée, cest beaucoup dire. À quoi les révolutionnaires croient-ils pouvoir reconnaître le moment où il y aura révolution ? Aux barricades et aux fusillades dans les rues ? À linstallation au gouvernement dune certaine équipe dhommes ? À la violation de la légalité ? À certaines nationalisations ? À lémigration massive des bourgeois ? À la promulgation dun décret supprimant la propriété privée ? Tout cela nest pas clair. Mais enfin il reste quon attend, sous le nom de révolution, un moment où les derniers seront les premiers, où les valeurs niées ou abaissées par le régime actuel surgiront au premier plan, où les esclaves, sans abandonner dailleurs leurs tâches, seront les seuls citoyens, où les fonctions sociales vouées aujourdhui à la soumission, à lobéissance et au silence auront les premiers droits à la parole et à la délibération dans toutes les affaires dintérêt public. Il ne sagit pas là de prophéties religieuses. On présente un tel avenir comme correspondant au cours normal de lhistoire. Cest quon ne se fait aucune idée juste du cours normal de lhistoire. Même quand on la étudiée, on reste pénétré par le souvenir vague des manuels décole primaire et des chronologies.
On se réclame de lexemple de 1789. On nous dit que, ce que la bourgeoisie a fait par rapport à la noblesse en 1799, le prolétariat le fera par rapport à la bourgeoisie en une année non déterminée. On se figure quen cette année 1789, ou du moins de 1789 à 1793, une couche sociale jusque-là subalterne, la bourgeoisie, a chassé et remplacé ceux qui géraient la société, les rois et les nobles. De la même manière, on croit quà un certain moment quon désigne sous le nom de Grandes Invasions les barbares ont envahi lEmpire romain, ont brisé les cadres de lEmpire, réduit les Romains à un état très subalterne, et pris le commandement partout. Pourquoi les prolétaires nen feraient-ils pas autant, à leur manière ? En effet, il en est ainsi dans les manuels. Dans les manuels, lEmpire romain dure jusquau moment où commencent les Grandes Invasions ; après quoi, cest un nouveau chapitre. Dans les manuels, le roi, la noblesse et le clergé possèdent la France. Jusquau jour où on prend la Bastille ; ensuite, cest le Tiers-État. Cette notion catastrophique de lhistoire, où les catastrophes sont marquées par les fins ou les débuts de chapitres, nous lavons tous absorbée pendant des années ; nous ne nous en débarrassons pas, et nous réglons notre action sur elle. La division des manuels dhistoire en chapitres nous vaudra bien des erreurs désastreuses.
Cette division ne correspond à rien de ce quon sait concernant le passé. Il ny a pas eu substitution violente des premières formes de la féodalité a lEmpire romain. Dans lEmpire lui-même, les barbares sétaient mis à occuper les postes les plus importants, les Romains tombaient peu à peu à des places honorifiques ou subalternes, larmée se disloquait en bandes menées par des aventuriers, le colonat remplaçait peu à peu lesclavage, tout cela bien avant les grandes invasions. De même, en 1789, il y avait longtemps que la noblesse était réduite à une situation presque parasite. Un siècle plus tôt, Louis XIV, si fier envers les plus hauts personnages, devenait déférent devant un banquier. Les bourgeois occupaient les plus hautes fonctions de lÉtat, régnaient sous le nom du roi, exerçaient les magistratures, dirigeaient les entreprises industrielles et commerciales, sillustraient dans les sciences et la littérature, et ne laissaient guère aux nobles quun monopole, celui des fonctions dofficiers supérieurs. On pourrait citer dautres exemples.
Quand il semble quune lutte sanglante substitue un régime à un autre, cette lutte est en réalité la consécration dune transformation déjà plus quà moitié accomplie, et amène au pouvoir une catégorie dhommes qui le possédaient déjà plus quà moitié. Il y a la une nécessitée. Comment pourrait-il y avoir rupture de continuité dans la vie sociale, puisquil faut manger, se vêtir, produire et échanger, commander et obéir tous les jours, et que tout cela ne peut se faire aujourdhui que sous des formes sensiblement semblables à celles dhier ? Cest sous un régime en apparence stable que sopèrent lentement des transformations dans la structure des rapports sociaux, des changements dans les attributions des diverses catégories sociales. Les luttes violentes, quand elles se produisent, et elles ne se produisent pas toujours, ne jouent que le rôle de balances ; elles donnent le pouvoir à ceux qui lont déjà. Cest ainsi, pour sen tenir a ces deux exemples, que les grandes invasions ont livré lEmpire romain aux barbares, qui sen étaient déjà emparés du dedans, et que la prise de la Bastille, avec ce qui sen est suivi, a consolidé lÉtat moderne, que les rois avaient constitué, et livré le pays aux bourgeois, qui y faisaient déjà à peu près tout. Si la révolution dOctobre, en Russie, semble avoir crée de toutes pièces du nouveau, ce nest quune apparence ; elle a seulement renforcé les pouvoirs qui déjà étaient les seuls réels sous le tsarisme, la bureaucratie, la police, larmée. Ce genre dévénements abolit les privilèges qui ne correspondent à aucune fonction effective, mais ne bouleverse pas la répartition de ces fonctions et des pouvoirs qui y sont attachés. Aujourdhui, il pourrait bien arriver que les financiers, les spéculateurs, les actionnaires, les collectionneurs de sièges dadministrateurs, les petits commerçants, les rentiers, tous ces, parasites petits et grands, soient un beau jour balayés. Cela pourrait bien aussi saccompagner dévénements violents. Mais comment croire que ceux qui peinent en esclaves dans les usines et les mines deviendront, du coup, des citoyens dans une économie nouvelle ? Dautres queux seront les bénéficiaires de lopération.
Ceux qui prétendent appuyer de raisonnements, et même de raisonnements scientifiques, leur croyance en une révolution se réclament tous de Marx. Le socialisme dit scientifique crée par Marx est passé à létat de dogme, comme dailleurs tous les résultats établis par la science moderne, et on accepte une fois pour toutes les conclusions sans jamais senquérir des méthodes et des démonstrations. On aime mieux croire que Marx a démontré la constitution future et prochaine dune société socialiste, plutôt que de chercher dans ses oeuvres si on y peut trouver même la moindre tentative de démonstration. Marx, il est vrai, analyse et démonte avec une admirable clarté le mécanisme de loppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte quon ne peut guère se représenter comment, avec les mêmes rouages, le mécanisme pourrait un beau jour se transformer au point que loppression sévanouisse progressivement
Méditationsur lobéissance et la liberté
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La soumission du plus grand nombre au plus petit, ce fait fondamental de presque toute organisation sociale, na pas fini détonner tous ceux qui réfléchissent un peu. Nous voyons, dans la nature, les poids les plus lourds lemporter sur les moins lourds, les races les plus prolifiques étouffer les autres. Chez les hommes, ces rapports si clairs semblent renverses. Nous savons, certes, par une expérience quotidienne, que lhomme nest pas un simple fragment de la nature, que ce quil y a de plus élevé chez lhomme, la volonté, lintelligence, la foi, produit tous les jours des espèces de miracles. Mais ce nest pas ce dont il sagit ici. La nécessité impitoyable qui a maintenu et maintient sur les genoux les masses desclaves, les masses de pauvres, les masses de subordonnés, na rien de spirituel ; elle est analogue à tout ce quil y a de brutal dans la nature. Et pourtant elle sexerce apparemment en vertu de lois contraires à celles de la nature. Comme si, dans la balance sociale, le gramme lemportait sur le kilo.
Il y a près de quatre siècles, le jeune La Boétie, dans son Contrun, posait la question. Il ny répondait pas. De quelles illustrations émouvantes pourrions-nous appuyer son petit livre, nous qui voyons aujourdhui, dans un pays qui couvre le sixième du globe, un seul homme saigner toute une génération ! Cest quand sévit la mort que le miracle de lobéissance éclate aux yeux. Que beaucoup dhommes se soumettent à un seul par crainte dêtre tués par lui, cest assez étonnant ; mais quils restent soumis au point de mourir sur son ordre, comment le comprendre ? Lorsque lobéissance comporte au moins autant de risques que la rébellion, comment se maintient-elle ?
La connaissance du monde matériel où nous vivons a pu se développer à partir du moment où Florence, après tant dautres merveilles, a apporté à lhumanité, par lintermédiaire de Galilée, la notion de force. Cest alors aussi seulement que laménagement du milieu matériel par lindustrie a pu être entrepris. Et nous, qui prétendons aménager le milieu social, nous nen posséderons pas même la connaissance la plus grossière aussi longtemps que nous naurons pas clairement conçu la notion de force sociale. La société ne peut pas avoir ses ingénieurs aussi longtemps quelle naura pas eu son Galilée. Y a-t-il en ce moment, sur toute la surface de la Terre, un esprit qui conçoive même vaguement comment il se peut quun homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tomber nimporte quelle tête dans les limites des frontières russes ?
Les marxistes nont pas facilité une vue claire du problème en choisissant léconomie comme clef de lénigme sociale. Si lon considère une société comme un être collectif, alors ce gros animal, comme tous les animaux, se définit principalement par la manière dont il sassure la nourriture, le sommeil, la protection contre les intempéries, bref la vie. Mais la société considérée dans son rapport avec lindividu ne peut pas se définir simplement par les modalités de la production. On a beau avoir recours à toutes sortes de subtilités pour faire de la guerre un phénomène essentiellement économique, il éclate aux yeux que la guerre est destruction et non production. Lobéissance et le commandement sont aussi des phénomènes dont les conditions de la production ne suffisent pas à rendre compte. Quand un vieil ouvrier sans travail et sans secours périt silencieusement dans la rue ou dans un taudis, cette soumission qui sétend jusque dans la mort ne peut pas sexpliquer par le jeu des nécessités vitales. La destruction massive du blé, du café, pendant la crise est un exemple non moins clair. La notion de force et non la notion de besoin constitue la clef qui permet de lire les phénomènes sociaux.
Galilée na pas eu à se louer, personnellement, davoir mis tant de génie et tant de probité à déchiffrer la nature ; du moins ne se heurtait-il quà une poignée dhommes puissants spécialisés dans linterprétation des Écritures. Létude du mécanisme social, elle, est entravée par des passions qui se retrouvent chez tous et chez chacun. Il nest presque personne qui ne désire soit bouleverser, soit conserver les rapports actuels de commandement et de soumission. Lun et lautre désir met un brouillard devant le regard de lesprit, et empêche dapercevoir les leçons de lhistoire, qui montre partout les masses sous le joug et quelques-uns levant le fouet.
Les uns, du côté qui fait appel aux masses, veulent montrer que cette situation est non seulement inique, mais aussi impossible, du moins pour lavenir proche ou lointain. Les autres, du côté qui désire conserver lordre et les privilèges, veulent montrer que le joug pèse peu, ou même quil est consenti. Des deux côtés, on jette un voile sur labsurdité radicale du mécanisme social, au lieu de regarder bien en face cette absurdité apparente et de lanalyser pour y trouver le secret de la machine. En quelque matière que ce soit, il ny a pas dautre méthode pour réfléchir. Létonnement est le père de la sagesse, disait Platon.
Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusquà se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, cest quil nest pas vrai que le nombre soit une force. Le nombre, quoi que limagination nous porte à croire, est une faiblesse. La faiblesse est du côté où on a faim, où on sépuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on menace. Le peuple nest pas soumis bien quil soit le nombre, mais parce quil est le nombre. Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe dun homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés a coups de chicotte, lun après lautre, par un ou deux chefs déquipe.
La contradiction nest peut-être quapparente. Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce quils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce quils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. Ainsi la puissance dune infime minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité lemporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que lorganisation des masses renverserait le rapport ; car elle est impossible. On ne peut établir de cohésion quentre une petite quantité dhommes. Au-delà, il ny a plus que juxtaposition dindividus, cest-à-dire faiblesse.
Il y a cependant des moments où il nen est pas ainsi. À certains moments de lhistoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que cest que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement analyser la chose. « Le principal signe dun mouvement profond, impossible à apaiser, cest quils nétaient pas disséminés ou manoeuvrés par quelques-uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté quon aurait cru quils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936, et limpression ne sen est pas encore effacée.
De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu dune émotion vive et générale, nest compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et darrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps darrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour saccomplir. La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire sestompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans lintervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent.
Les puissants nont pas dintérêt plus vital que dempêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours lempêcher, de la rendre le plus rare possible. Quune même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, cest ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais dordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment dune impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment dimpuissance, cest le premier article dune politique habile de la part des maîtres.
Lesprit humain est incroyablement flexible, prompt à imiter, prompt à plier sous les circonstances extérieures. Celui qui obéit, celui dont la parole dautrui détermine les mouvements, les peines, les plaisirs, se sent inférieur non par accident, mais par nature. À lautre bout de léchelle, on se sent de même supérieur, et ces deux illusions se renforcent lune lautre. Il est impossible à lesprit le plus héroïquement ferme de garder la conscience dune valeur intérieure, quand cette conscience ne sappuie sur rien dextérieur. Le Christ lui-même, quand il sest vu abandonné de tous, bafoué, méprisé, sa vie comptée pour rien a perdu un moment le sentiment de sa mission ; que peut vouloir dire dautre le cri : « Mon Dieu, pourquoi mavez-vous abandonné ? » Il semble à ceux qui obéissent que quelque infériorité mystérieuse les a prédestinés de toute éternité à obéir ; et chaque marque de mépris, même infime, quils souffrent de la part de leurs supérieurs ou de leurs égaux, chaque ordre quils reçoivent, surtout chaque acte de soumission quils accomplissent eux-mêmes les confirme dans ce sentiment.
Tout ce qui contribue à donner à ceux qui sont en bas de léchelle sociale le sentiment quils ont une valeur est dans une certaine mesure subversif. Le mythe de la Russie soviétique est subversif pour autant quil peut donner au manoeuvre dusine communiste renvoyé par son contremaître le sentiment que malgré tout il a derrière lui larmée rouge et Magnitogorsk, et lui permettre ainsi de conserver sa fierté. Le mythe de la révolution historiquement inéluctable joue le même rôle, quoique plus abstrait ; cest quelque chose, quand on est misérable et seul, que davoir pour soi lhistoire. Le christianisme, dans ses débuts, était lui aussi dangereux pour lordre. Il ninspirait pas aux pauvres, aux esclaves, la convoitise des biens et de la puissance, tout au contraire ; mais il leur donnait le sentiment dune valeur intérieure qui les mettait sur le même plan ou plus haut que les riches, et cétait assez pour mettre la hiérarchie sociale en péril. Bien vite il sest corrigé, a appris à mettre entre les mariages, les enterrements des riches et des pauvres la différence qui convient, et a reléguer les malheureux, dans les églises, aux dernières places.
La force sociale ne va pas sans mensonge. Aussi tout ce quil y a de plus haut dans la vie humaine, tout effort de pensée, tout effort damour est corrosif pour lordre. La pensée peut aussi bien, à aussi juste titre, être flétrie comme révolutionnaire dun côté, comme contre-révolutionnaire de lautre. Pour autant quelle construit sans cesse une échelle de valeurs « qui nest pas de ce monde », elle est lennemie des forces qui dominent la société. Mais elle nest pas plus favorable aux entreprises qui tendent à bouleverser ou à transformer la société, et qui, avant même davoir réussi, doivent nécessairement impliquer chez ceux qui sy vouent la soumission du plus grand nombre au plus petit, le dédain des privilégiés pour la masse anonyme et le maniement du mensonge. Le génie, lamour, la sainteté méritent pleinement le reproche quon leur fait bien des fois de tendre à détruire ce qui est sans rien construire à la place. Quant à ceux qui veulent penser, aimer, et transposer en toute pureté dans laction politique ce que leur inspire leur esprit et leur cur, ils ne peuvent que périr égorgés, abandonnés même des leurs, flétris après leur mort par lhistoire, comme ont fait les Gracques.
Il résulte dune telle situation, pour tout homme amoureux du bien public, un déchirement cruel et sans remède. Participer, même de loin, au jeu des forces qui meuvent lhistoire nest guère possible sans se souiller ou sans se condamner davance à la défaite. Se réfugier dans lindifférence ou dans une tour divoire nest guère possible non plus sans beaucoup dinconscience. La formule du « moindre mal », si décriée par lusage quen ont fait les sociaux-démocrates, reste alors la seule applicable, à condition de lappliquer avec la plus froide lucidité.
Lordre social, quoique nécessaire, est essentiellement mauvais, quel quil soit. On ne peut reprocher à ceux quil écrase de le saper autant quils peuvent ; quand ils se résignent, ce nest pas par vertu, cest au contraire sous leffet dune humiliation qui éteint chez eux les vertus viriles. On ne peut pas non plus reprocher à ceux qui lorganisent de le défendre, ni les représenter comme formant une conjuration contre le bien général. Les luttes entre concitoyens ne viennent pas dun manque de compréhension ou de bonne volonté ; elles tiennent à la, nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. Pour quiconque aime la liberté, il nest pas désirable quelles disparaissent, mais seulement quelles restent en deçà dune certaine limite de violence.
Sur les contradictions du marxisme
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À mes yeux, ce ne sont pas les événements qui imposent une révision du marxisme, cest la doctrine de Marx qui, en raison des lacunes et des incohérences quelle renferme, est et a toujours été très au-dessous du rôle quon a voulu lui faire jouer ; ce qui ne signifie pas quil ait été élaboré alors ou depuis quelque chose de mieux. Ce qui me fait exprimer un jugement si catégorique, et si propre à déplaire, cest le souvenir de mon expérience propre. Quand, étant encore dans ladolescence, jai lu pour la première fois le Capital, certaines lacunes, certaines contradictions de première importance mont tout de suite sauté aux yeux. Leur évidence même, à ce moment, ma empêchée de faire confiance à mon propre jugement ; je me disais que tant de grands esprits, qui ont adhéré au marxisme, avaient dû apercevoir aussi ces incohérences, ces lacunes si claires ; quelles avaient donc certainement été les unes comblées, les autres résolues, dans dautres ouvrages de doctrine marxiste. À combien desprits jeunes narrive-t-il pas ainsi détouffer, par défiance deux-mêmes, leurs doutes les mieux fondés ? Pour moi, dans les années qui suivirent, létude des textes marxistes, des partis marxistes ou soi-disant tels, et des événements eux-mêmes na pu que confirmer le jugement de mon adolescence. Ce nest donc pas par comparaison avec les faits, cest en elle-même que jestime la doctrine marxiste défectueuse ; ou plutôt, je pense que lensemble des écrits rédigés par Marx, Engels et ceux qui les ont pris comme guides ne forme pas une doctrine.
Il y a contradiction, contradiction évidente, éclatante, entre la méthode danalyse de Marx et ses conclusions. Ce nest pas étonnant : il a élaboré les conclusions avant la méthode. La prétention du marxisme à être une science est dès lors assez plaisante. Marx est devenu révolutionnaire dans sa jeunesse, sous lemprise de sentiments généreux ; son idéal de cette époque était dailleurs humain, clair, conscient, raisonné, autant et même bien plus que par la suite de sa vie. Plus tard, il a tenté « délaborer une méthode pour létude des sociétés humaines. Sa force desprit ne lui permettait pas de fabriquer une simple caricature de méthode ; il a vu ou du moins entrevu une méthode véritable. Tels sont les deux apports faits par lui dans lhistoire de la pensée : il a aperçu, dans sa jeunesse, une formule neuve de lidéal social, et, dans son âge mûr, la formule neuve ou partiellement neuve dune méthode dans linterprétation de lhistoire. Il a ainsi fait doublement preuve de génie. Par malheur, répugnant, comme tous les caractères forts, à laisser subsister en lui deux hommes, le révolutionnaire et le savant, répugnant aussi à lespèce dhypocrisie quimplique ladhésion à un idéal non accompagné daction, trop peu scrupuleux dailleurs à légard de sa propre pensée, il a tenu a faire de sa méthode un instrument pour prédire un avenir conforme a ses vux. À cet effet, il lui a fallu donner un coup de pouce et à la méthode et à lidéal, les déformer lune et lautre. Dans le relâchement de sa pensée qui a permis de telles déformations, il sest laissé aller, lui, le non-conformiste, à une conformité inconsciente avec les superstitions les moins fondées de son époque, le culte de la production, le culte de la grande industrie, la croyance aveugle au progrès. Il a porté ainsi un tort grave, durable, peut-être irréparable, en tout cas difficile à réparer, à la fois à lesprit scientifique et à lesprit révolutionnaire. Je ne crois pas que le mouvement ouvrier redevienne dans notre pays quelque chose de vivant tant quil ne cherchera pas, je ne dis pas des doctrines, mais une source dinspiration dans ce que Marx et les marxistes ont combattu et bien follement méprisé : dans Proudhon, dans les groupements ouvriers de 1848, dans la tradition syndicale, dans lesprit anarchiste. Quant à une doctrine, lavenir seul, au meilleur des cas, pourra peut-être en fournir une non le passé.
La conception que Marx se faisait des révolutions peut sexprimer ainsi : une révolution se produit au moment où elle est déjà à peu près accomplie, cest quand la structure dune société a cessé de correspondre aux institutions que les institutions changent, et sont remplacées par dautres qui reflètent la structure nouvelle. Notamment la partie de la société à qui la révolution donne le pouvoir est celle qui dès avant la révolution, quoique brimée par les institutions, jouait en fait le rôle le plus actif. Dune manière générale, le « matérialisme historique », si souvent mal compris, signifie que les institutions sont déterminées par le mécanisme effectif des rapports entre les hommes, lequel dépend lui-même de la forme que prennent à chaque moment les rapports entre lhomme et la nature, cest-à-dire de la manière dont saccomplit la production ; production des biens consommables, production des moyens de produire, et aussi point important, bien que Marx le laisse dans lombre production des moyens de combat. Les hommes ne sont pas des jouets impuissants du destin ; ce sont des êtres éminemment actifs ; mais leur activité ; est à chaque instant limitée par la structure de la société quils constituent entre eux, et ne modifie à son tour cette structure que par contrecoup, une fois quelle a modifié les rapports entre eux et la nature. La structure sociale ne peut jamais être modifiée quindirectement.
Dautre part lanalyse du régime actuel, analyse qui se trouve éparse dans plusieurs uvres de Marx, place la source de loppression cruelle que souffrent les travailleurs non dans les hommes, non dans les institutions, mais dans le mécanisme même des rapports sociaux. Si les ouvriers sont épuisés de fatigue et de privations, cest parce quils ne sont rien et que le développement des entreprises est tout. Ils ne sont rien parce que le rôle de la plupart dentre eux, dans la production, est un rôle de simples rouages, et ils sont dégradés à ce rôle de rouages parce que le travail intellectuel sest séparé du travail manuel, et parce que le développement du machinisme a enlevé à lhomme le privilège de lhabileté pour le faire passer à la matière inerte. Le développement de lentreprise est tout, parce que laiguillon de la concurrence contraint sans cesse les entreprises à sagrandir pour subsister ; ainsi « le rapport entre la consommation et la production est renversé », « la consommation nest quun mal nécessaire » ; et si les ouvriers ne touchent pas la valeur de leur travail, ce fait résulte simplement du « renversement du rapport entre le sujet et lobjet » qui sacrifie lhomme à loutillage inerte, qui fait de la production des moyens de production le but suprême.
Le rôle de lÉtat donne lieu à une analyse semblable. Si lÉtat est oppressif, si ta démocratie est un leurre, cest parce que lÉtat est composé de trois corps permanents, se recrutant par cooptation, distincte du peuple, à savoir larmée, la police et la bureaucratie. Les intérêts de ces trois corps sont distincts des intérêts de la population, et par suite leur sont opposés. Ainsi la « machine de lÉtat » est oppressive par sa nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens ; aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut lempêcher dopprimer quen la brisant. Au reste et sur ce point, lanalyse de Marx est moins serrée loppression exercée par la machine de lÉtat se confond avec loppression exercée par la grande industrie ; cette machine se trouve automatiquement au service de la principale force sociale, à savoir le capital, autrement dit loutillage des entreprises industrielles. Ceux qui sont sacrifiés au développement de loutillage industriel, cest-à-dire les prolétaires, sont aussi ceux qui sont exposés à toute la brutalité de lÉtat, et lÉtat les maintient par force esclaves des entreprises.
Que conclure ? La conclusion simpose à lesprit cest que rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution ; au contraire, tout cela doit avoir disparu avant quune révolution puisse se produire ; ou, si elle se produit auparavant, ce ne sera quune révolution apparente, qui laissera loppression intacte ou même laggravera. Cependant Marx concluait exactement le contraire ; il concluait que la société était mûre pour une révolution libératrice. Noublions pas quil y a près de cent ans il croyait déjà une telle révolution imminente. Sur ce point en tout cas, les faits lui ont infligé un démenti éclatant, éclatant en Europe et en Amérique, plus éclatant encore en Russie. Mais le démenti des faits était à peine utile ; dans la doctrine même de Marx, la contradiction était si éclatante quon peut sétonner que ni lui, ni ses amis, ni ses disciples nen aient pris conscience. Comment les facteurs doppression, si étroitement liés au mécanisme même de la vie sociale, devaient-ils soudain disparaître ? Comment est-ce que, la grande industrie, les machines et lavilissement du travail manuel étant donnés, les ouvriers pouvaient être autre chose que de simples rouages dans les usines ? Comment, sils continuaient à être de simples rouages, pouvaient-ils en même temps devenir la « classe dominante » ? Comment, la technique du combat, celle de la surveillance, celle de ladministration étant données, les fonctions militaires, policières, administratives pouvaient-elles cesser dêtre des spécialités, des professions, et par suite lapanage de « corps permanents, distincts de la population » ? Ou bien faut-il admettre une transformation de lindustrie, de la machine, de la technique du travail manuel, de la technique de ladministration, de la technique de la guerre ? Mais de telles transformations sont lentes, progressives ; elles ne sont pas leffet dune révolution.
À de telles questions, qui découlent immédiatement des analyses de Marx, on peut affirmer que ni Marx, ni Engels, ni leurs disciples nont apporté la moindre réponse. Ils les ont passées sous silence. Sur un seul point Marx et Engels ont signalé une transition possible du régime dit capitaliste vers une société meilleure ; ils ont cru voir que le développement même de la concurrence devait amener automatiquement, et dans un court délai, la disparition de la concurrence et en même temps celle de la propriété capitaliste. Effectivement la concentration des entreprises seffectuait sous leurs yeux, comme elle seffectue encore sous les nôtres. La concurrence étant ce qui, dans le régime capitaliste, fait du développement des entreprises un but, et des hommes, considérés soit comme producteurs, soit comme consommateurs, un simple moyen, ils pouvaient considérer la disparition de la concurrence comme équivalente à la disparition du régime. Mais leur raisonnement péchait en un point ; du fait que la concurrence, qui fait manger les petits par les gros, diminue peu à peu le nombre des concurrents, on ne peut conclure que ce nombre doit un jour se réduire à lunité. De plus, Marx et Engels, dans leur analyse, omettaient un facteur ; ce facteur, cest la guerre. Jamais les marxistes nont analysé le phénomène de la guerre ni ses rapports avec le régime ; car je nappelle pas analyse la simple affirmation que lavidité des capitalistes est la cause des guerres. Quelle lacune ! Et quel crédit accorder à une théorie qui se dit scientifique, et qui est capable dune pareille omission ? Or comme la production industrielle est de nos jours, non seulement le principal moyen denrichissement, mais aussi le principal moyen de combat militaire, il en résulte quelle est soumise non seulement à la concurrence entre entreprises, mais à une autre concurrence, plus pressante encore et plus impérieuse : la concurrence entre nations. Cette concurrence-là, comment labolir ? Doit-elle, comme lautre, sabolir par lélimination progressive des concurrents ? Faut-il attendre, pour pouvoir espérer le socialisme, le jour où le monde se trouvera soumis à la « grande paix allemande » ou à la « grande paix japonaise » ? Ce jour nest pas proche, à supposer quil doive jamais venir ; et les partis qui se réclament du socialisme font tout pour léloigner.
Les problèmes que le marxisme na pas résolus nont pas non plus été résolus par les faits ; ils sont de plus en plus aigus. Bien que les ouvriers vivent mieux quau temps de Marx du moins dans les pays de race blanche, car il en est autrement, hélas, aux colonies ; et même la Russie doit peut-être être exceptée les obstacles qui sopposent à la libération des travailleurs sont plus durs qualors. Le système Taylor et ceux qui lui ont succédé ont réduit les ouvriers bien plus encore quauparavant au rôle de simples rouages dans les usines ; à lexception de quelques fonctions hautement qualifiées. Le travail manuel, dans la plupart des cas, est encore plus éloigné du travail de lartisan, plus dénué dintelligence et dhabileté, les machines sont encore plus oppressives. La course aux armements pousse plus impérieusement encore à sacrifier le peuple tout entier à la production industrielle. La machine de lÉtat se développe de jour en jour dune manière plus monstrueuse, devient de jour en jour plus étrangère à lensemble de la population, plus aveugle, plus inhumaine. Un pays qui tenterait une révolution socialiste devrait très vite en arriver, pour se défendre contre les autres, à reproduire en les aggravant toutes les cruautés du régime quil aurait voulu abolir, sauf le cas où une révolution ferait tache dhuile, Sans doute peut-on espérer une pareille contagion, mais elle devrait être immédiate ou ne pas être, car une révolution dégénérée en tyrannie cesse dêtre contagieuse ; et, entre autres obstacles, lexaspération des nationalismes empêche quon puisse raisonnablement croire à lextension immédiate dune révolution dans plusieurs grands pays.
Ainsi la contradiction entre la méthode danalyse élaborée par Marx et les espérances révolutionnaires quil a proclamées semble encore plus aiguë aujourdhui quen son temps. Quen conclure ? Faut-il réviser le marxisme ? On ne révise pas ce qui nexiste pas, et il ny a jamais eu de marxisme, mais plusieurs affirmations incompatibles, les unes fondées, les autres non ; par malheur, les mieux fondées sont les moins agréables. On nous demande encore si une telle révision doit être révolutionnaire. Mais quentend-on par révolutionnaire ? Ce mot souffre plusieurs interprétations. Être révolutionnaire, est-ce attendre, dans un avenir prochain, une bienheureuse catastrophe, un bouleversement qui réalise sur cette terre une partie des promesses de lÉvangile, et nous donne enfin une société où les derniers seront les premiers ? Si cest cela, je ne suis pas révolutionnaire, car un tel avenir, qui dailleurs me comblerait, est à mes yeux sinon impossible, au moins tout à fait improbable ; et je ne crois pas que quelquun puisse aujourdhui avoir des raisons solides, sérieuses, dêtre révolutionnaire en ce sens.
Ou bien, être révolutionnaire, est-ce appeler par ses voeux et aider par ses actes tout ce qui peut, directement et indirectement, alléger ou soulever le poids qui écrase la masse des hommes, les chaînes qui avilissent le travail, refuser les mensonges au moyen desquels on veut déguiser ou excuser lhumiliation systématique du plus grand nombre ? Dans ce cas il sagit dun idéal, dun jugement de valeur, dune volonté, et non pas dune interprétation de lhistoire humaine et du mécanisme social. Lesprit révolutionnaire, pris en ce sens, est aussi ancien que loppression elle-même et durera autant quelle, plus longtemps même, car, si elle disparaît, il devra subsister pour lempêcher de reparaître ; il est éternel ; il na pas à subir de révision, mais il peut senrichir, saiguiser, et il doit être purifié de tous les apports étrangers qui peuvent venir le déguiser et laltérer. Cet éternel esprit de révolte qui animait les plébéiens de Rome, qui enflammait presque simultanément, vers la fin du XIVe siècle, les ouvriers de la laine à Florence, les paysans anglais, les artisans de Gand, qua-t-il à prendre, pour se lassimiler, dans luvre de Marx ? Il a à y prendre ce qui a été précisément presque oublie par ce quon nomme le marxisme : la glorification du travail productif, conçu comme lactivité suprême de lhomme ; laffirmation que seule une société où lacte du travail mettrait en jeu toutes les facultés de lhomme, où lhomme qui travaille serait au premier rang, réaliserait la plénitude de la grandeur humaine. On trouve chez Marx, dans les écrits de jeunesse, des lignes daccent lyrique concernant le travail ; on en trouve aussi chez Proudhon ; on en trouve aussi chez des poètes, chez Goethe, chez Verhaeren. Cette poésie nouvelle, propre à notre temps, et qui en fait peut-être la principale grandeur, ne doit pas se perdre. Les opprimés doivent y trouver lévocation de leur patrie à eux, qui est une espérance.
Mais par ailleurs le marxisme a gravement altéré cet esprit de révolte qui, au siècle dernier, brillait dun éclat si pur dans notre pays. Il y a mêlé à la fois des oripeaux faussement scientifiques, une éloquence messianique, un déchaînement dappétits qui lont défiguré. Rien ne permet daffirmer aux ouvriers que la science est avec eux. La science, cest pour eux, comme dailleurs pour tous aujourdhui, cette puissance mystérieuse qui, en un siècle, a transformé la face du monde au moyen de la technique industrielle ; quand on leur dit que la science est avec eux, ils croient aussitôt posséder une source illimitée de puissance. Il nen est rien. On ne trouve pas, chez les communistes, socialistes ou syndicalistes de telle ou telle nuance, une connaissance plus claire ou plus précise de notre société et de son mécanisme que chez les bourgeois, les conservateurs ou les fascistes. Quand même les organisations ouvrières posséderaient une supériorité dans la connaissance quelles ne possèdent aucunement, elles nauraient pas de ce fait entre les mains les moyens daction indispensables ; la science nest rien, pratiquement, sans les ressources de la technique, et elle ne les donne pas, elle permet seulement den user. Il serait plus faux encore de soutenir que la science permet de prévoir un triomphe prochain de la cause ouvrière ; cela nest pas, et on ne peut même pas croire de bonne foi quil en soit ainsi si lon ne ferme pas obstinément les yeux. Rien ne permet non plus daffirmer aux ouvriers quils ont une mission, une « tâche historique », comme disait Marx, quil leur incombe de sauver lunivers. Il ny a aucune raison de leur supposer une pareille mission plutôt quaux esclaves de lantiquité ou aux serfs du moyen âge. Comme les esclaves, comme les serfs, ils sont malheureux, injustement malheureux ; il est bon quils se défendent, il serait beau quils se libèrent ; il ny a rien à en dire de plus. Ces illusions quon leur prodigue, dans un langage qui mélange déplorablement les lieux communs de la religion à ceux de la science, leur sont funestes. Car elles leur font croire que les choses vont être faciles, quils sont poussés par-derrière par un dieu moderne quon nomme Progrès, quune providence moderne, quon nomme lHistoire, fait pour eux le plus gros de leffort. Enfin rien ne permet de leur promettre, au terme de leur effort de libération, les jouissances et le pouvoir. Une ironie facile a fait beaucoup de mal en discréditant lidéalisme élevé, lesprit presque ascétique des groupes socialistes du début du XIXe siècle ; elle na abouti quà abaisser la classe ouvrière
FragmentsLondres, 1943
I
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Limage de la contradiction dans la matière, cest le heurt entre forces opposées. Ce mouvement vers le bien, à travers les contradictions, que Platon a décrites comme étant celles de la créature pensante secourue par une grâce surnaturelle, Marx la purement et simplement attribué à la matière, mais a une certaine matière : à la matière sociale.
Il a été frappé par le fait que les groupes sociaux se fabriquent des morales à leur propre usage, morales par lesquelles chacun soustrait à latteinte du mal son activité spécifique. Il y a ainsi une morale de lhomme de guerre, une morale de lhomme daffaires, et ainsi de suite, dont le premier article est de nier quon puisse commettre aucun mal quand on mène régulièrement la guerre, les affaires, et ainsi de suite. De plus, toutes les pensées qui circulent dans une société, quelle quelle soit, sont influencées par la morale particulière du groupe qui la domine. Cest là un fait qui na jamais été ignoré, et que Platon, par exemple, connaissait parfaitement.
Quand on la reconnu, on peut réagir de plusieurs manières, selon la profondeur de linquiétude morale. On peut le reconnaître pour les autres, mais lignorer pour soi. Cela signifie simplement quon admet comme absolue la morale particulière du milieu dont on se trouve être un membre. On est alors tranquille. Mais, du point de vue moral, on est mort. Le cas est extrêmement fréquent. Ou bien on peut se rendre compte de la misérable faiblesse de tout esprit humain. On est alors saisi par langoisse. Quelques-uns, pour échapper à cette angoisse, acceptent de laisser les mots « bien » et « mal » perdre toute signification. Ceux-là, au bout dun temps plus ou moins long, se décomposent, tombent en pourriture. Cest peut-être ce qui serait arrivé à Montaigne sans linfluence de son ami stoïcien. Dautres cherchent anxieusement, désespérément, un chemin pour sortir du domaine des morales relatives et connaître le bien absolu. Parmi ceux-là on peut nommer des esprits de valeur très inégale, tels que Platon, Pascal, et, si étrange que cela puisse paraître, Marx.
Le vrai chemin existe. Platon et beaucoup dautres lont parcouru. Mais il nest ouvert quà ceux qui, se reconnaissant incapables de le trouver, ne le cherchent plus, et cependant ne cessent pas de le désirer à lexclusion de toute autre chose. À ceux-là il est accordé de se nourrir dun bien qui, étant situé hors de ce monde, nest soumis à aucune influence sociale. Cest le pain transcendant dont il est question dans le texte original du Pater.
Marx a cherché autre chose, et il a cru trouver. Comme les mensonges en matière de morale émanent de groupes particuliers qui cherchent chacun à poser leur propre existence comme un bien absolu, il sest dit que le jour où il ny aurait plus de groupes particuliers les mensonges disparaîtraient. Il a admis, tout à fait arbitrairement, que le heurt des forces sociales amènerait un jour automatiquement cette destruction des groupes. Sentant irrésistiblement que la connaissance de la justice et de la vérité est en quelque sorte due à lhomme, dont le désir, en ce domaine, est trop profond pour admettre un refus ; ayant reconnu avec raison quaucun esprit humain, sans aucune exception, na la force de se soustraire aux facteurs de mensonge qui empoisonnent la vie sociale ; ignorant quil existe une source doù cette force descend sur ceux qui la désirent avec une complète humilité, il a admis que la société, par un processus automatique de croissance, éliminera son propre poison. Il la admis sans aucune raison, sinon quil ne pouvait pas faire autrement.
Cest ainsi quil faut comprendre ce qui souvent apparaît chez lui comme la négation des notions mêmes de vérité, de justice, de valeur morale. La société étant encore empoisonnée, aucun esprit nest capable daccéder à la vérité et à la justice. Ceux qui prononcent ces mots mentent ou sont trompés par des menteurs. Celui qui veut servir la justice na quun moyen, cest de hâter lopération du mécanisme qui aboutira à une société sans poison. Peu importe de quels procédés il se sert à cet effet ; ils sont bons, sils sont efficaces. Ainsi Marx, exactement comme les hommes daffaires de son temps ou les guerriers du moyen âge, aboutissait à une morale qui mettait au-dessus du péché la catégorie sociale dont il faisait partie, à savoir celle des révolutionnaires professionnels. Il retombait dans la faiblesse même quil avait fait tant defforts pour éviter, comme il arrive à tous ceux qui cherchent la force morale où elle nest pas.
Quant à la nature de ce mécanisme producteur de paradis, il la déduisait dun raisonnement presque puéril. Quand un groupe dominant cesse de dominer, il est remplacé par un groupe qui auparavant se trouvait naturellement plus bas. À force de répéter ce processus, la croissance sociale finit par amener en haut le groupe qui était tout en bas. Alors il ny a plus de bas, plus doppression, plus dintérêts de groupe contraires à lintérêt général, plus de mensonge.
Autrement dit, à lissue dune évolution au cours de laquelle la force a changé de mains, un jour les faibles, demeurés tels, auront la force de leur côté. Cest là un exemple particulièrement absurde de la tendance à lextrapolation qui était une des tares de la science et de toute la pensée du XIXe siècle, époque où, sauf les purs mathématiciens, on ignorait la notion de limite.
La force, en changeant de mains, demeure toujours une relation de plus fort à plus faible, une relation de domination. Elle peut changer de mains indéfiniment sans que jamais un terme de la relation soit éliminé. Au moment dune transformation politique, ceux qui sapprêtent à prendre le pouvoir possèdent déjà une force, cest-à-dire une domination sur de plus faibles. Sils nen possèdent aucune, le pouvoir ne tombera pas entre leurs mains, à moins quil ne puisse intervenir un facteur efficace autre que la force ; ce que Marx nadmettait pas. Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste en somme à poser, dune part que la force seule règle exclusivement les rapports sociaux, dautre part quun jour les faibles, tout en demeurant les faibles, seraient quand même les plus forts. Il croyait au miracle sans croire au surnaturel. Dun point de vue purement rationaliste, si lon croit au miracle, il vaut mieux croire aussi à Dieu.
Ce quil y a au fond de la pensée de Marx, cest une contradiction. Ce nest pas à dire que la non-contradiction soit un critérium de vérité. Bien au contraire, la contradiction, comme Platon le savait, est lunique instrument de la pensée qui sélève. Mais il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction. Lusage illégitime consiste à combiner des affirmations incompatibles comme si elles étaient compatibles. Lusage légitime consiste, lorsque deux vérités incompatibles simposent à lintelligence humaine, à les reconnaître comme telles, et à en faire pour ainsi dire les deux bras dune pince, un instrument pour entrer indirectement en contact avec le domaine de la vérité transcendante inaccessible à notre intelligence. La contradiction ainsi maniée joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien. Il serait facile de le montrer à propos dun exemple comme celui de la Trinité. Elle joue un rôle analogue dans dautres traditions. Il y a peut-être là un critérium pour discerner les traditions religieuses ou philosophiques authentiques.
La contradiction essentielle de la condition humaine, cest que lhomme est soumis à la force, et désire la justice. Il est soumis à la nécessité, et désire le bien. Ce nest pas son corps seul qui est ainsi soumis, mais aussi toutes ses pensées ; et pourtant lêtre même de lhomme consiste à être tendu vers le bien. Cest pourquoi nous croyons tous quil y a une unité entre la nécessite et le bien. Certains croient que les pensées de lhomme concernant le bien possèdent ici-bas le plus haut degré de force. Ce sont ceux quon nomme les idéalistes. Ils se trompent doublement, dabord en ce que ces pensées sont sans force, puis en ce quelles ne saisissent pas le bien. Elles sont influencées par la force ; de sorte que cette attitude est finalement une réplique moins énergique de lattitude contraire. Dautres croient que la force est par elle-même orientée vers le bien. Ce sont des idolâtres. Cest là la croyance de tous les matérialistes qui ne tombent pas dans létat dindifférence. Ils se trompent aussi doublement ; dabord la force est étrangère et indifférente au bien, puis elle nest pas toujours et partout la plus forte. Seuls peuvent échapper à ces erreurs ceux qui ont recours à la pensée incompréhensible quil y a une unité entre la nécessité et le bien, autrement dit entre la réalité et le bien, hors de ce monde. Ceux-là croient aussi que quelque chose de cette unité se communique à ceux qui dirigent vers elle leur attention et leur désir. Pensée encore plus incompréhensible, mais expérimentalement vérifiée.
Marx était un idolâtre. Son idolâtrie avait pour objet la société future ; mais, comme tout idolâtre a besoin dun objet présent, il la reportait sur la fraction de la société quil croyait sur le point dopérer la transformation attendue, cest-à-dire le prolétariat. Il se regardait comme étant son chef naturel, au moins pour la théorie et la stratégie générale ; mais en un autre sens il croyait recevoir de lui la lumière. Si on lui avait demandé pourquoi, toute pensée étant soumise aux fluctuations de la force, lui-même, Marx, ainsi quun grand nombre de ses contemporains, pensait continuellement à une société parfaitement juste, la réponse lui aurait été facile. À ses yeux, cétait là un effet mécanique de la transformation qui se préparait et qui, bien que non accomplie, était dans un état de germination assez avance pour se refléter dans les pensées de quelques-uns. Il interprétait de même la soif de justice totale tellement ardente chez les ouvriers de cette époque.
Il avait raison en un sens. Presque tous les socialistes de ce temps, lui-même y compris, auraient sans doute été incapables de se mettre du côté des plus faibles si, à côté de la compassion causée par la faiblesse, il ny avait eu le prestige lié à une apparence de force. Ce prestige venait non dun avenir pressenti, mais dun passé récent, de quelques scènes éclatantes et trompeuses de la Révolution française.
Les faits montrent que presque toujours les pensées des hommes sont façonnées, comme le pensait Marx, par les mensonges de la morale sociale. Presque toujours, mais non pas toujours. Cela aussi est certain. Il y a vingt-cinq siècles, certains philosophes grecs, dont les noms mêmes nous sont inconnus, affirmaient que lesclavage est absolument contraire à la raison et à la nature. Autant les fluctuations de la morale selon les temps et les pays sont évidentes, autant aussi il est évident que la morale qui procède directement de la mystique est une, identique, inaltérable. On peut le vérifier en considérant lÉgypte, la Grèce, lInde, la Chine, le bouddhisme, la tradition musulmane, le christianisme, et le folklore de tous les pays. Cette morale est inaltérable parce quelle est un reflet du bien absolu qui est situé hors de ce monde. Il est vrai que toutes les religions, sans exception, ont fait des mélanges impurs de cette morale et de la morale sociale, avec des dosages variables. Elle nen constitue pas moins la preuve expérimentale ici-bas que le bien pur et transcendant est réel ; en dautres termes, la preuve expérimentale de lexistence de Dieu.
II
Loeuvre vraiment capitale de Marx, cest lapplication de sa méthode à létude de la société qui lentourait. Il a défini avec une précision admirable les rapports de force dans cette société. Il a montré que le salariat est une forme doppression, que les travailleurs sont inévitablement asservis dans un système de production où, dépouilles de savoir et dhabileté, ils sont réduits presque au néant devant la prodigieuse combinaison de la science et des forces naturelles qui se trouve comme cristallisée dans la machine. Il a montré que lÉtat, étant constitué par des catégories dhommes séparés de la population, bureaucratie, police, cadres de larmée, forme lui-même une machine qui écrase automatiquement ceux quil prétend représenter. Il a aperçu que la vie économique allait devenir elle-même de plus en plus centralisée et bureaucratique, rapprochant ainsi les conducteurs de la production de ceux qui conduisent lÉtat.
Ces prémisses devaient le conduire à prévoir le phénomène moderne de lÉtat totalitaire et la nature des doctrines qui surgiraient autour de lui. Mais Marx voulait que ce sombre mécanisme apportât la justice. Cest pourquoi il na pas voulu prévoir. Il a admis labsurdité la plus criante, la plus contraire à ses propres principes. Il a supposé que, tout étant réglé par la force, un prolétariat sans force allait néanmoins réussir un coup dÉtat politique, le faire suivre dune mesure purement juridique, à savoir la suppression de la propriété individuelle, et se trouver de ce fait le maître dans tous les domaines de la vie sociale.
Il avait pourtant décrit lui-même ce prolétariat dépouillé de tout, sinon de ses faibles bras pour les besognes serviles et de sa soif brûlante de justice. Il avait montré comment les forces de la nature, canalisées par les machines, monopolisées par les maîtres des entreprises industrielles, réduisent presque à néant la simple force musculaire ; comment la culture moderne, mettant un abîme entre le travail manuel et le travail intellectuel, relègue lesprit des ouvriers parmi les objets sans valeur ; comment lhabileté manuelle elle-même avait été enlevée aux hommes et transportée dans les machines Il avait fait voir avec la plus cruelle évidence que cette technique, cette culture, cette organisation du travail et de la vie sociale constituent les chaînes qui tiennent les travailleurs asservis. Et en même temps il a voulu croire que, tout cela demeurant intact, le prolétariat briserait la servitude et assumerait le commandement.
Cette croyance est également contraire aux préjugés matérialistes de Marx et à la partie solide, inaltérable de sa pensée. Il résulte immédiatement de ses analyses les plus profondes que la transformation de la production, de la culture intellectuelle, de lorganisation sociale doit dans lensemble précéder les bouleversements politiques et juridiques, comme ce fut le cas pour la révolution de 1789. Mais Marx na pas voulu voir Cette Conséquence tellement évidente, parce quelle était contraire à ses désirs. Ses disciples ne risquaient pas de la voir non plus, pour la même raison.
Quant à linterprétation marxiste de lhistoire, on nen peut rien dire, parce quil ny en eut a pas. Il ny a eu aucune tentative dexpliquer lévolution de la civilisation en fonction du développement des moyens de production. Bien plus, en posant que la lutte des classes est la clef de lhistoire, Marx na même pas cherché à établir que cest là un principe dexplication matérialiste. Ce nest nullement évident. Laspiration de lâme humaine vers la liberté, la convoitise de lâme humaine à légard de la puissance, peut aussi bien sanalyser comme des faits dordre spirituel.
En mettant sur ces faits létiquette : lutte de classes, Marx a seulement simplifié dune manière presque puérile. Il a oublié la guerre, facteur de lhistoire humaine aussi important que la lutte sociale. Aussi les marxistes se sont-ils toujours trouvés dans un désarroi ridicule devant tous les problèmes posés par la guerre. Au reste, cet oubli est caractéristique de tout le XIXe siècle ; en le commettant, Marx a donné une preuve de plus de servilité intellectuelle à légard des influences dominantes de son siècle. De même il a voulu oublier que les luttes des opprimés entre eux, des oppresseurs entre eux, sont aussi importantes que les luttes mutuelles des opprimés et des oppresseurs, et que dailleurs le plus souvent le même être humain est lun et lautre à la fois. Il a mis la notion doppression au centre de son oeuvre, mais na jamais cherché à lanalyser. Il ne sest jamais demandé ce que cest.
Ce qui a fait la prodigieuse fortune politique du marxisme, cest avant tout cette juxtaposition de deux doctrines pauvres, sommaires et incompatibles entre elles. Lhumanité a toujours fait reposer sur Dieu lespoir dassouvir sa soif de justice. Dès lors que Dieu était absent des âmes, il fallait perdre cet espoir ou le faire reposer sur la matière. Lhomme ne peut supporter dêtre seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si cet allié nest pas esprit, il sera matière. Il sagit simplement de deux expressions différentes de la même pensée fondamentale. Seulement la seconde expression est défectueuse. Cest une religion mal construite. Mais cest une religion. Il nest donc pas étonnant que le marxisme ait toujours eu un caractère religieux. Il a en commun avec les formes de vie religieuse les plus âprement combattues par Marx un grand nombre de choses, et notamment davoir été fréquemment utilisé, pour citer la formule de Marx, comme opium du peuple. Mais cest une religion sans mystique, au vrai sens de ce mot.
Non seulement le matérialisme en général, mais lespèce de matérialisme propre à Marx devait lui assurer une vaste influence. Le XIXe siècle a cru que la production industrielle était la clef du progrès humain. Cétait la thèse des économistes, la pensée qui permettait aux industriels de faire mourir dépuisement des générations denfants sans le moindre remords. Marx a simplement pris cette pensée et la transportée dans le camp révolutionnaire, préparant ainsi lapparition dune espèce très singulière de révolutionnaires bourgeois.
Mais il était réservé à notre époque dutiliser les ouvrages de Marx au maximum. La doctrine idéaliste, utopique qui y est contenue est précieuse pour soulever les masses, leur faire porter un parti au pouvoir, maintenir la jeunesse dans létat denthousiasme permanent nécessaire à tout régime totalitaire. En même temps lautre doctrine, la doctrine matérialiste qui glace toutes les aspirations humaines sous le froid métallique de la force, fournit à un État totalitaire un grand nombre dexcellentes réponses devant les timides aspirations du peuple. Dune manière générale, la juxtaposition dun idéalisme et dun matérialisme également sommaires et grossiers est le caractère spirituel, si lon ose employer ce mot, de notre époque.
Le vice dune telle pensée nest pas la combinaison du matérialisme et de lidéalisme, car ils doivent être combinés. Cest de situer cette combinaison trop bas ; car leur unité réside en un lieu qui se trouve au-dessus du ciel, hors de ce monde.
Deux choses sont solides, indestructibles dans Marx. Lune, cest la méthode qui fait de la société un objet détude scientifique en cherchant à y définir des rapports de force ; lautre, cest lanalyse de la société capitaliste telle quelle existait au XIXe siècle. Le reste non seulement nest pas vrai, mais est même trop inconsistant, trop vide, pour pouvoir être dit erroné.
En oubliant les facteurs spirituels, Marx ne risquait pas de se tromper beaucoup dans lanalyse dune société qui ne leur laissait en somme aucune place. Au fond, le matérialisme de Marx exprimait seulement linfluence de cette société sur lui ; il a eu la faiblesse de devenir lui-même le meilleur exemple de sa thèse concernant la subordination de la pensée aux circonstances économiques. Mais à ses meilleurs moments il sélevait au-dessus de cette faiblesse. Le matérialisme lui faisait alors horreur, et il le stigmatisait dans la société de son époque. Il a trouvé une formule impossible à surpasser quand il a dit que le capitalisme a pour essence la subordination du sujet à lobjet, de lhomme à la chose. Lanalyse quil en a faite de ce point de vue est dune vigueur, dune profondeur incomparable ; aujourdhui encore, aujourdhui surtout, elle est infiniment précieuse à méditer.
Mais la méthode générale est bien plus précieuse encore. Lidée délaborer une mécanique des rapports sociaux a été pressentie par beaucoup desprits lucides. Ce fut sans doute la pensée de Machiavel. Comme dans la mécanique proprement dite, la notion fondamentale serait celle de force. La grande difficulté est de saisir cette notion.
Il ny a rien dans une telle pensée qui soit incompatible avec la spiritualité la plus pure. Elle en est le complément. Platon comparait la société à un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et quils ont la faiblesse dadorer. Le christianisme, si proche de Platon en tant de points, contient non seulement la même pensée, mais la même image ; la bête de lApocalypse est sur du gros animal de Platon. Élaborer une mécanique sociale, cest, au lieu dadorer la bête, en étudier lanatomie, la physiologie, les réflexes, et surtout chercher à comprendre le mécanisme de ses réflexes conditionnels, cest-à-dire chercher une méthode pour la dresser.
La pensée fondamentale de Platon, qui est aussi celle du christianisme, mais qui a été bien oubliée, cest que lhomme ne peut pas éviter dêtre tout entier asservi à la bête, même jusquau centre le plus secret de son âme, excepté dans la mesure ou il est libéré par lopération surnaturelle de la grâce. Lasservissement spirituel consiste dans la confusion du nécessaire et du bien ; car « on ignore quelle distance sépare lessence du nécessaire et celle du bien ».
La bête a une doctrine, la doctrine de la force. Quelques Athéniens, cités par Thucydide, lont exprimée crûment, avec une netteté merveilleuse, quand ils ont dit à des malheureux qui les suppliaient : « Nous croyons au sujet des dieux daprès la tradition, et nous savons au sujet des hommes par une expérience certaine, que toujours chacun, par une nécessité de la nature, commande partout où il en a le pouvoir. » On voit bien que ces Athéniens étaient pour la bête des adorateurs de fraîche date, fils dancêtres étrangers à ce culte ; les vrais fidèles de ce culte nen expriment guère la doctrine, si ce nest par laction. Pour justifier cette action, ils inventent des idolâtries.
Lopposé de cette doctrine, en ce qui concerne la divinité, cest le dogme de lIncarnation. « Étant égal à Dieu, il na pas regardé cette égalité comme un butin
Il sest vidé
Il a pris la condition desclave
Il est devenu obéissant jusquà la mort. »
La bête est maîtresse ici-bas. Le diable a dit au Christ : « Je te donnerai cette puissance et la gloire qui y est attachée, car elles mont été abandonnées. » La description des sociétés humaines en fonction des seuls rapports de force rend compte de presque tout. Elle ne laisse de côté que le surnaturel.
La part du surnaturel ici-bas est secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite. Mais elle est décisive. Proserpine ne croyait pas changer sa destinée en mangeant un seul grain de grenade ; et dès cet instant, pour toujours, lautre monde a été sa patrie et son royaume.
Cette opération décisive de linfiniment petit est un paradoxe que lintelligence humaine a du mal à reconnaître. Par ce paradoxe saccomplit la sage persuasion dont parle Platon, cette persuasion au moyen de laquelle la providence divine amène la nécessité à orienter la plupart des choses vers le bien.
La nature, qui est un miroir des vérités divines, présente partout une image de ce paradoxe. Ainsi les catalyseurs, les bactéries. Par rapport à un corps solide, un point est un infiniment petit. Pourtant, dans chaque corps, il est un point qui lemporte sur la masse entière, car sil est soutenu le corps ne tombe pas ; ce point est le centre de gravité.
Mais un point soutenu nempêche une masse de tomber que si elle est disposée symétriquement autour de lui, ou si lasymétrie comporte certaines proportions. Le levain ne fait lever la pâte que sil lui est mélangé. Le catalyseur nagit quau contact des éléments de la réaction. De même il existe des conditions matérielles pour lopération surnaturelle du divin présent ici-bas sous forme dinfiniment petit.
La misère de notre condition soumet la nature humaine à une pesanteur morale qui la tire continuellement vers le bas, vers le mal, vers une soumission totale à la force. « Dieu vit que les pensées du coeur de lhomme tendaient toujours, constamment au mal. » Cette pesanteur est ce qui contraint lhomme, dune part à perdre la moitié de son âme, selon un proverbe antique, le jour où il devient esclave, et dautre part à toujours commander, selon le mot cité par Thucydide, partout où il en a le pouvoir. Comme la pesanteur proprement dite, elle a ses lois. Au moment où on les étudie, on ne saurait être trop froid, trop lucide, trop cynique. En ce sens, dans cette mesure, il faut être matérialiste.
Mais un architecte étudie, non pas seulement la chute des corps, mais aussi les conditions déquilibre. La véritable connaissance de la mécanique sociale implique celle des conditions auxquelles lopération surnaturelle dune quantité infiniment petite de bien pur, placée au point convenable, peut neutraliser la pesanteur.
Ceux qui nient la réalité du surnaturel ressemblent vraiment à des aveugles. La lumière aussi ne heurte pas, ne pèse rien. Mais par elle les plantes et les arbres montent vers le ciel malgré la pesanteur. On ne la mange pas, mais les graines et les fruits que lon mange ne mûriraient pas sans elle.
De même les vertus purement humaines ne germeraient pas hors de la nature animale de lhomme sans la lumière surnaturelle de la grâce. Quand lhomme se détourne de cette lumière, une décomposition lente, progressive, mais infaillible, le soumet finalement tout entier, jusquau fond de lâme, à lemprise de la force. Autant quil est possible à une créature pensante, il devient matière. De même une plante privée de lumière est changée peu à peu en quelque chose dinerte.
Ceux qui croient que le surnaturel, par définition, opère dune manière arbitraire et qui échappe à toute étude le méconnaissent comme ceux qui en nient la réalité. Les mystiques authentiques, comme saint Jean de la Croix, décrivent lopération de la grâce sur lâme avec une précision de chimiste ou de géologue. Linfluence du surnaturel sur les sociétés humaines, quoique peut-être encore plus mystérieuse, peut sans doute aussi être étudiée.
Si lon regarde de près non seulement le moyen âge chrétien, mais toutes les civilisations vraiment créatrices, on saperçoit que chacune, au moins pendant un temps, a eu au centre même une place vide réservée au surnaturel pur, à la réalité située hors de ce monde. Tout le reste était orienté vers ce vide.
Il ny a pas deux méthodes darchitecture sociale. Il ny en a jamais eu quune. Elle est éternelle. Mais cest toujours léternel qui exige de lesprit humain un véritable effort dinvention. Elle consiste à disposer les forces aveugles de la mécanique sociale autour du point qui sert aussi de centre aux forces aveugles de la mécanique céleste ; cest-à-dire « lAmour qui meut le soleil et les autres étoiles ».
Ce nest certainement pas facile, ni à concevoir dune manière plus précise. ni à accomplir. Mais en tout cas, pour se diriger dans ce sens, la première condition est dy penser. Il ne sagit pas dune de ces choses quon peut obtenir par accident. Peut-être peut-on la recevoir au bout dun long et persévérant désir.
Limitation de lordre du monde fut la grande pensée de lantiquité pré-romaine. Ce devait être aussi la grande pensée du christianisme, puisque le modèle parfait proposé à limitation de chaque homme était le même être que la Sagesse ordonnatrice de lunivers. Effectivement cette pensée a remué souterrainement tout le moyen âge.
Aujourdhui, hébétés que nous sommes depuis plusieurs siècles par lorgueil de la technique, nous avons oublié quil existe un ordre divin de lunivers. Nous ignorons que le travail, lart, la science, sont seulement différentes manières dentrer en contact avec lui.
Si lhumiliation du malheur nous réveillait, si nous retrouvions cette grande vérité, nous pourrions effacer ce qui est le scandale de la pensée moderne, lhostilité entre la religion et la science.
Y a-t-il une doctrine marxiste ?
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Beaucoup de gens se déclarent ou adversaires, ou partisans, ou partisans mitigés de la doctrine marxiste. On ne pense guère à se demander : Marx avait-il une doctrine ? On nimagine pas quune chose qui a excité tant de controverses puisse ne pas exister. Pourtant le cas est fréquent. La question vaut la peine dêtre posée et examinée. Après un examen attentif, il y a peut-être lieu de répondre négativement.
On est généralement daccord pour dire que Marx est matérialiste. Il ne la pas toujours été. Dans sa jeunesse, il était parti pour élaborer une philosophie du travail dans un esprit très proche au fond de celui de Proudhon. Une philosophie du travail nest pas matérialiste. Elle dispose tous les problèmes relatifs à lhomme autour dun acte qui, constituant une prise directe et réelle sur la matière, enferme la relation de lhomme avec le terme antagoniste. Le terme antagoniste, cest la matière. Lhomme ny est pas ramené, il y est opposé.
Dans cette voie, le jeune Marx na même pas commencé lébauche dune ébauche. Il na guère fourni que quelques indications. Proudhon, de son côté, a seulement jeté quelques éclairs parmi beaucoup de fumée. Une telle philosophie reste à faire. Elle est peut-être indispensable. Elle est peut-être plus particulièrement un besoin de cette époque-ci. Plusieurs signes montrent quau siècle dernier il sen préparait un embryon. Mais il nen est rien sorti. Peut-être est-ce une création réservée à notre siècle.
Marx a été arrêté jeune encore par un accident très fréquent au XIXe siècle ; il sest pris au sérieux. Il a été saisi dune sorte dillusion messianique qui lui a fait croire quun rôle décisif lui était réservé pour le salut du genre humain. Dès lors il ne pouvait pas conserver la capacité de penser au sens complet du mot. La philosophie du travail qui germait en lui, il la abandonnée, quoiquil ait continué, mais de plus en plus rarement avec le temps, à mettre çà et là dans ses écrits des formules qui sen inspiraient. Étant hors détat délaborer une doctrine, il a pris les deux croyances les plus courantes à son époque, lune et lautre pauvres, sommaires, médiocres, et de plus impossibles à penser ensemble. Lune est le scientisme, lautre le socialisme utopique.
Pour les adopter ensemble, il leur a donné une unité fictive au moyen de formules qui, si on leur demande leur signification, nen révèlent en fin de compte aucune, sinon un état sentimental. Mais quand un auteur choisit les mots habilement, le lecteur a rarement limpolitesse de poser une telle question. Moins une formule a de signification, plus épais est le voile qui couvre les contradictions illégitimes dune pensée.
Ce nest pas, bien entendu, que Marx ait jamais eu lintention de tromper le public. Le public quil avait besoin de tromper pour pouvoir vivre, cétait lui-même. Cest pourquoi il a entouré le fond de sa conception de nuages métaphysiques qui, lorsquon les regarde fixement pendant un certain temps, deviennent transparents, mais se révèlent vides.
Mais ces deux systèmes quil a pris tout faits, il ne leur a pas seulement fabrique une liaison fictive, il les a aussi repensés. Son esprit, dune portée inférieure à ce quexige la mise au jour dune doctrine, était capable didées de génie. Il y a dans son oeuvre des fragments compacts, inaltérables de vérité, qui ont naturellement leur place dans toute doctrine vraie. Cest ainsi quils ne sont pas seulement compatibles avec le christianisme, mais infiniment précieux pour lui. Ils doivent être repris à Marx. Cest dautant plus facile que ce quon nomme aujourdhui le marxisme, cest-à-dire le courant de pensée qui se réclame de Marx, nen fait aucun usage. La vérité est trop dangereuse à toucher. Cest un explosif.
Le scientisme du XIXe siècle était la croyance que la science de lépoque, au moyen dun simple développement dans des directions déjà définies par les résultats obtenus, fournirait une réponse certaine à tous les problèmes susceptibles de se poser aux hommes, sans exception. Ce qui sest passé en fait, cest quaprès avoir pris un peu dexpansion la science elle-même a craqué. Celle qui est en faveur aujourdhui, bien quelle dérive de celle-là, est une autre science. Celle du XIXe siècle a été déposée respectueusement au musée avec létiquette : science classique.
Elle était bien construite, simple et homogène. La mécanique y était reine. La physique en était le centre. Comme cétait la branche qui avait obtenu de loin les résultats les plus brillants, elle influençait naturellement beaucoup toutes les autres études. Lidée détudier lhomme comme le physicien étudie la matière inerte devait dès lors simposer, et était effectivement très répandue. Mais on ne pensait guère à lhomme que comme individu. La matière était dès lors la chair ; ou bien on sefforçait de définir un équivalent psychologique de latome. Ceux qui réagissaient contre cette obsession de lindividu étaient aussi en réaction contre le scientisme.
Marx le premier, et sauf erreur le seul car on na pas continue ses recherches a eu la double pensée de prendre la société comme fait humain fondamental et dy étudier, comme le physicien dans la matière, les rapports de force.
Cest là une idée de génie, au sens complet du mot. Ce nest pas une doctrine, Cest un instrument détude, de recherche, dexploration et peut-être de construction pour toute doctrine qui ne risque pas de tomber en poussière au contact dune vérité.
Marx, ayant eu cette idée, sest empressé de la rendre stérile, autant quil dépendait de lui, en plaquant dessus le misérable scientisme de son époque. Ou plutôt Engels, qui lui était, très inférieur et le savait, a fait pour lui cette opération ; mais Marx la couverte de son autorité. Il en est résulté un système daprès lequel les rapports de force qui définissent la structure sociale déterminent entièrement et le destin et les pensées des hommes. Un tel système est impitoyable. La force y est tout ; il ne laisse aucune espérance pour la justice. Il ne laisse même pas lespérance de la concevoir dans sa vérité, puisque les pensées ne font que refléter les rapports de force.
Mais Marx était un cur généreux. Le spectacle de linjustice le faisait réellement, on peut dire charnellement souffrir. Cette souffrance était assez intense pour lempêcher de vivre sil navait eu lespoir dun règne prochain et terrestre de la justice intégrale. Pour lui comme pour beaucoup, le besoin était la première des évidences.
La plupart des êtres humains ne mettent pas en doute la vérité dune pensée sans laquelle littéralement ils ne pourraient pas vivre. Arnolphe ne mettait pas en doute la fidélité dAgnès. Le choix suprême pour toute âme est peut-être ce choix entre la vérité et la vie. Qui veut préserver sa vie la perdra. Cette sentence serait légère si elle touchait seulement ceux qui en aucune circonstance nacceptent de mourir. Ils sont en somme assez rares. Elle devient terrible quand elle est appliquée à ceux qui refusent de perdre, fussent elles fausses, les pensées sans lesquelles ils se sentent hors détat de vivre.
La conception courante de la justice au temps de Marx était celle du socialisme quil a lui-même nommé utopique. Elle était très pauvre en effort de pensée, mais comme sentiment elle était généreuse et humaine, voulant la liberté, la dignité, le bien-être, le bonheur et tous les biens possibles pour tous. Marx la adoptée. Il a seulement tenté de la rendre plus précise, et y a ajouté ainsi des idées intéressantes, mais rien qui soit vraiment de premier ordre.
Ce quil a changé, cest le caractère de lespérance. Une probabilité fondée sur le progrès humain ne pouvait lui suffire. À son angoisse il fallait une certitude. On ne fonde pas une certitude sur lhomme. Si le XVIIIe siècle a eu par moments cette illusion et il ne la eue que par moments , les convulsions de la Révolution et de la guerre avaient été assez atroces pour y remédier.
Dans les siècles antérieurs, les gens qui avaient besoin dune certitude lappuyaient sur Dieu. La philosophie du XVIIIe siècle et les merveilles de la technique avaient semblé porter lhomme tellement haut que lhabitude sen était perdue. Mais ensuite, linsuffisance radicale de tout ce qui est humain étant redevenue sensible, on eut besoin de chercher un support. Dieu était démodé. On prit la matière. Lhomme ne peut pas supporter plus dun moment dêtre seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si lon ne croit pas à la toute-puissance lointaine, silencieuse, secrète dun esprit, il ne reste que la toute-puissance évidente de la matière.
Cest là labsurdité inévitable de tout matérialisme. Si le matérialiste pouvait écarter tout souci du bien, il serait parfaitement cohérent. Mais il ne peut pas. Lêtre même de lhomme nest pas autre chose quun effort perpétuel vers un bien ignoré. Et le matérialiste est un homme. Cest pourquoi il ne peut pas sempêcher de finir par regarder la matière comme une machine à fabriquer du bien.
La contradiction essentielle dans la vie humaine, cest que lhomme ayant pour être même leffort vers le bien est en même temps soumis dans son être tout entier, dans sa pensée comme dans sa chair, à une force aveugle, à une nécessité absolument indifférente au bien. Cest ainsi ; et cest pourquoi aucune pensée humaine ne peut échapper a la contradiction, Loin que la contradiction soit toujours un critérium derreur, elle est quelquefois un signe de vérité. Platon le savait. Mais on peut distinguer les cas. Il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction.
Lusage illégitime consiste à accoupler des pensées incompatibles comme si elles étaient compatibles. Lusage légitime consiste, dabord, quand deux pensées incompatibles se présentent à lesprit, à épuiser toutes les ressources de lintelligence pour essayer déliminer au moins lune des deux. Si cest impossible, si elles simposent lune et lautre, il faut alors reconnaître la contradiction comme un fait. Puis il faut sen servir comme dun outil à deux branches, comme dune pince, pour entrer par elle en contact direct avec le domaine transcendant de la vérité inaccessible aux facultés humaines. Le contact est direct, quoiquil se fasse par un intermédiaire, de même que le sens du toucher est directement affecté par les rugosités dune table sur laquelle on promène, non pas la main, mais un crayon. Ce contact est réel, quoiquétant au nombre des choses qui par nature sont impossibles, car il sagit dun contact entre lesprit et ce qui nest pas pensable. Il est surnaturel, mais réel.
Cet usage légitime de la contradiction comme passage au transcendant a un équivalent, pour ainsi dire une image, très fréquent dans la mathématique. Il joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien, comme on peut sen rendre compte au sujet de la Trinité, de lIncarnation ou de tout autre exemple. Il en est de même dans dautres traditions. Il y a là peut-être un critérium pour discerner les traditions religieuses et philosophiques authentiques.
Cest surtout la contradiction essentielle, la contradiction entre le bien et la nécessité, ou celle équivalente entre la justice et la force, dont lusage constitue un critérium. Le bien et la nécessité, comme la dit Platon, sont séparés par une distance infinie. Ils nont rien en commun. Ils sont totalement autres. Quoique nous soyons contraints de leur assigner une unité, cette unité est un mystère ; elle demeure pour nous un secret. La contemplation de cette unité inconnue est la vie religieuse authentique.
Fabriquer un équivalent fictif, erroné de cette unité, qui serait saisissable pour les facultés humaines, cest le fond des formes inférieures de la vie religieuse. À toute forme authentique de la vie religieuse correspond une forme inférieure, qui sappuie en apparence sur la même doctrine, mais ne la comprend pas. Mais la réciproque nest pas vraie. Il y a des manières de penser qui ne sont compatibles quavec une vie religieuse de qualité inférieure.
À cet égard le matérialisme tout entier, en tant quil attribue à la matière la fabrication automatique du bien, est à classer parmi les formes inférieures de la vie religieuse. Cela se vérifie même pour les économistes bourgeois du me siècle, les apôtres du libéralisme, qui ont un accent véritablement religieux quand ils parlent de la production. Cela se vérifie bien plus encore pour le marxisme. Le marxisme est tout à fait une religion, au sens le plus impur de ce mot. Il a notamment en commun avec toutes les formes inférieures de la vie religieuse le fait davoir été continuellement utilisé, selon la parole si juste de Marx, comme un opium du peuple.
Au reste une spiritualité comme celle de Platon nest séparée du matérialisme que par une nuance, un infiniment petit. Il dit, non pas que le bien est un produit automatique de la nécessité, mais que lEsprit domine la nécessité par la persuasion ; il lui persuade de faire tourner vers le bien la plupart des choses qui se produisent ; et la nécessité est vaincue par cette sage persuasion. De même Eschyle disait : « Dieu ne sarme daucune violence. Tout ce qui est divin est sans effort. Demeurant en haut, sa sagesse parvient de la néanmoins à opérer, de son siège pur. » La même pensée se trouve en Chine, en Inde, dans le christianisme. Elle est exprimée par la première ligne du Pater, quil vaudrait mieux traduire : « Notre Père, celui des cieux » ; et plus encore par la merveilleuse parole : « Votre Père qui est dans le secret. »
La part du surnaturel ici-bas, cest le secret, le silence, linfiniment petit. Mais lopération de cet infiniment petit est décisive. Proserpine croyait ne sengager à rien quand, moitié contrainte, moitié séduite, elle a consenti à manger un seul grain de grenade ; mais dès cet instant, pour toujours, lautre monde a été son royaume et sa patrie. Une perle dans un champ nest guère visible. Le grain de sénevé est la plus petite des graines...
Lopération décisive de linfiniment petit est un paradoxe ; lintelligence humaine a du mal à la reconnaître ; mais la nature, qui est un miroir des vérités divines, en présente partout des images. Ainsi les catalyseurs, les bactéries, les ferments. Par rapport à un corps solide, un point est un infiniment petit. Pourtant, dans chaque corps, il est un point qui lemporte sur la masse entière, de sorte que si ce point est soutenu, le corps ne tombe pas. La clef de voûte porte den haut tout un édifice. Archimède disait : « Donne-moi un point dappui et je soulèverai le monde. » La présence muette du surnaturel ici-bas est ce point dappui. Cest pourquoi, dans les premiers siècles, on comparait la Croix à une balance.
Si une île tout à fait séparée navait jamais été peuplée que daveugles, la lumière serait pour eux ce quest pour nous le surnaturel. On est tenté de croire dabord que pour eux elle ne serait rien, quen faisant à leur usage une physique doù toute théorie de la lumière soit absente on leur donnerait une explication complète de leur monde. Car la lumière ne heurte pas, ne pousse pas, ne pèse pas, nest pas mangée. Pour eux, elle est absente. Mais on ne peut pas la laisser hors du compte. Par elle seule les arbres et les plantes montent vers le ciel malgré la pesanteur. Par elle seule mûrissent les graines, les fruits et tout ce quon mange.
En assignant au bien et à la nécessité une unité transcendante, on donne au problème humain essentiel une solution incompréhensible, surtout lorsquon y ajoute, comme il est indispensable, la croyance plus incompréhensible encore quil se communique quelque chose de cette unité transcendante à ceux qui, sans la comprendre, sans pouvoir faire à son égard aucun usage ni de leur intelligence ni de leur volonté, la contemplent avec amour et désir.
Ce qui échappe aux facultés humaines ne peut être, par définition, ni vérifié ni réfuté. Mais il en procède des conséquences qui sont situées au niveau dau-dessous, dans le domaine accessible à nos facultés ; ces conséquences peuvent être soumises à une vérification. En fait cette épreuve réussit. Une seconde vérification indirecte est constituée par le consentement universel. En apparence lextrême variété des religions et des philosophies indiquerait que cette preuve nexiste pas ; cette considération a même conduit beaucoup desprits au scepticisme. Mais un examen plus attentif montre que, excepté dans les pays qui ont subordonné leur vie spirituelle à limpérialisme, toute religion porte en son centre secret une doctrine mystique ; et quoique les doctrines mystiques diffèrent entre elles, elles sont non pas simplement semblables, mais absolument identiques en un certain nombre de points essentiels. Une troisième vérification indirecte, cest lexpérience intérieure. Cest une preuve indirecte, même, pour ceux qui font lexpérience, en ce sens que cest une expérience qui échappe à leurs facultés ; ils nen saisissent que lapparence extérieure et le savent. Pourtant ils en savent aussi la signification. Il y a, tout au long des siècles passés, un très petit nombre dêtres humains, évidemment incapables, non seulement de mensonge, mais aussi dautosuggestion, dont le témoignage en cette matière est décisif.
Ces trois preuves sont peut-être les seules possibles ; mais elles suffisent. On peut y ajouter léquivalent dune preuve par labsurde en examinant les autres solutions, celles qui fabriquent pour le bien et la nécessite une unité fictive au niveau des facultés humaines. Elles ont des conséquences absurdes, et dont labsurdité est vérifiable à la fois par le raisonnement et par lexpérience.
Parmi toutes ces solutions insuffisantes, les meilleures de loin, les plus utilisables, les seules peut-être qui contiennent des fragments de vérité pure sont les solutions matérialistes. Le matérialisme rend compte de tout, à lexception du surnaturel. Ce nest pas une petite lacune, car dans le surnaturel tout est contenu et infiniment dépassé. Mais si lon ne tient pas compte du surnaturel, on a raison dêtre matérialiste. Cet univers, avec le surnaturel en moins, nest que matière. En le décrivant seulement comme matière, on saisit une parcelle de vérité. En le décrivant comme une combinaison de matière et de forces spécifiquement morales qui appartiendraient à ce monde, qui serait au niveau de la nature, on fausse tout. Cest pourquoi, pour un chrétien, les écrits de Marx sont bien plus précieux que ceux, par exemple, de Voltaire et des Encyclopédistes, qui trouvaient moyen dêtre athées sans être matérialistes. Ils étaient athées, non pas simplement en ce sens quils excluaient plus ou moins nettement la notion dun Dieu personnel, ce qui est le cas pour certaines sectes bouddhistes qui malgré cela se sont élevées jusquà la vie mystique, mais en ce sens quils excluaient tout ce qui nest pas de ce monde. Ils croyaient, les naïfs, que la justice est de ce monde. Cest là lillusion extrêmement dangereuse enfermée dans ce quon nomme les principes de 1789, la foi laïque, et ainsi de suite.
Parmi toutes les formes de matérialisme, luvre de Marx contient une indication extrêmement précieuse, quoiquil nen ait guère fait un usage réel, et ses adhérents encore bien moins. Cest la notion de matière non physique. Marx, regardant avec raison la société comme étant en ce monde le fait humain primordial, na fait attention quà la matière sociale ; mais on peut considérer de même, en second lieu, la matière psychologique ; il y a plusieurs courants en ce sens dans la psychologie moderne, quoique, sauf erreur, la notion nen ait pas été formulée. Un certain nombre de préjugés courants empêche quelle le soit.
Lidée est celle-ci ; elle est indispensable à toute doctrine solide ; elle est centrale. Il y a sous tous les phénomènes dordre moral, soit collectifs, soit individuels, quelque chose danalogue à la matière proprement dite. Quelque chose danalogue ; non pas la matière elle-même. Cest pourquoi les systèmes que Marx classait dans ce quil nommait le matérialisme mécanique, avec une nuance de mépris justifie, systèmes, qui cherchent à expliquer toute la pensée humaine par un mécanisme physiologique, ne sont que niaiserie. Les pensées sont soumises a un mécanisme qui leur est propre. Mais cest un mécanisme. Quand nous pensons la matière, nous pensons un système mécanique de forces soumises à une aveugle et rigoureuse nécessité. Il en est de même pour cette matière non tangible qui est la substance de nos pensées. Seulement il est très difficile dy saisir la notion de force et de concevoir les lois de cette nécessité.
Mais même avant dy être parvenu, il est déjà extrêmement utile de savoir que cette nécessité spécifique existe. Cela permet déviter deux erreurs dans lesquelles on tombe sans cesse, car dès quon sort de lune on tombe dans lautre. Lune est de croire que les phénomènes moraux sont calqués sur les phénomènes matériels ; par exemple, que le bien-être moral résulte automatiquement et exclusivement du bien-être physique. Lautre est de croire que les phénomènes moraux sont arbitraires et quils peuvent être provoqués par lautosuggestion ou la suggestion extérieure, ou encore par un acte de volonté.
Ils ne sont pas soumis à la nécessité physique, mais ils sont soumis à la nécessité. Ils subissent la répercussion des phénomènes physiques, mais une répercussion spécifique, conforme aux lois propres de la nécessité a laquelle ils sont soumis. Tout ce qui est réel est soumis à la nécessité. Il ny a rien de plus réel que limagination ; ce qui est imaginé nest pas réel, mais létat où se trouve limagination est un fait. Un certain état de limagination étant donné, il ne peut être modifié que si les causes susceptibles de produire un tel effet sont mises en jeu. Ces causes nont aucun rapport direct avec les choses imaginées ; mais dun autre côté elles ne sont pas nimporte quoi. La relation de cause à effet est aussi rigoureusement déterminée dans ce domaine que dans celui de la pesanteur. Elle est seulement plus difficile à connaître.
Les erreurs sur ce point sont innombrables et sont cause de souffrances innombrables dans la vie quotidienne. Par exemple, si un enfant dit quil se sent malade, ne va pas à lécole, et trouve soudain des forces pour jouer avec de petits camarades, la famille indignée pense quil a menti. On lui dit : « Puisque tu avais la force de jouer, tu avais aussi celle de travailler. » Or lenfant peut très bien avoir été sincère. Il a été retenu par un sentiment dépuisement réel que la vue des petits camarades et lattrait du jeu ont réellement fait disparaître, au lieu que létude ne contenait pas un stimulant suffisant pour produire cet effet. De même, il est naïf de notre part de nous étonner quand nous prenons fermement une résolution et ne la tenons pas. Quelque chose nous stimulait à prendre la résolution, mais ce quelque chose nétait pas assez fort pour nous pousser a lexécution ; bien plus, lacte même de prendre une résolution a pu épuiser le stimulant et empêcher ainsi même un commencement dexécution. Cest ce qui se produit souvent quand il sagit dactions extrêmement difficiles. Le cas bien connu de Saint Pierre en est sans doute un exemple.
Cette espèce dignorance intervient constamment, pour les vicier, dans les rapports entre les gouvernements et les peuples, entre les classes dominantes et les masses. Par exemple, les patrons ne conçoivent que deux manières de rendre leurs ouvriers heureux ; ou bien élever leur salaire, ou bien leur dire quils sont heureux et chasser les méchants communistes qui leur assurent le contraire. Ils ne peuvent pas comprendre que dune part, le bonheur dun ouvrier consiste avant tout dans une certaine disposition desprit à légard de son travail ; et que dautre part cette disposition desprit napparaît que si sont réalisées certaines conditions objectives, impossibles à connaître sans une étude sérieuse. Cette double vérité, convenablement transposée, est la clef de tous les problèmes pratiques de la vie humaine.
Dans le jeu de cette nécessité qui régit les pensées et les actes des hommes, les rapports de la société et de lindividu sont très complexes. Mais la primauté du social saute aux yeux. Marx a eu raison de commencer par poser la réalité dune matière sociale, dune nécessité sociale, dont il faut au moins entrevoir les lois avant doser penser aux destinées du genre humain.
Cette idée était originale par rapport à son temps ; mais absolument parlant elle ne lest pas. Dailleurs il est probable quaucune vérité nest vraiment originale. Élaborer une mécanique des rapports sociaux a été très probablement la véritable intention de Machiavel, qui était un grand esprit. Mais bien plus anciennement Platon a eu constamment présent à la pensée la réalité de la nécessité sociale.
Platon sentait surtout très vivement que la matière sociale est un obstacle infiniment plus difficile à franchir que la chair proprement dite entre lâme et le bien. Cest aussi la pensée chrétienne. Saint Paul dit quil ny a pas à lutter contre la chair, mais contre le diable ; et le diable est chez lui dans la matière sociale, puisquil a pu dire au Christ, en lui montrant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui lui est attachée, car elles mont été abandonnées. » Aussi est-il nommé le Prince de ce monde. Puisquil est le père du mensonge, cest donc que la matière sociale est le milieu de culture et de prolifération par excellence pour le mensonge et lerreur. Telle est bien la pensée de Platon. Il comparait la société a un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et dont ils étudient les réflexes pour en tirer leurs convictions concernant le bien et le mal. Le christianisme a gardé cette image. La bête de lApocalypse est sur de celle de Platon.
La pensée centrale, essentielle de Platon, qui est elle aussi une pensée chrétienne, cest que tous les hommes sont absolument incapables davoir sur le bien et le mal dautres opinions que celles dictées par les réflexes de lanimal, excepte les âmes prédestinées quune grâce surnaturelle tire vers Dieu.
Il na pas beaucoup développé cette pensée, quoiquelle soit présente derrière tout ce quil écrit, sans doute parce quil savait que lanimal est méchant et se venge. Cest un thème de réflexion presque inexploré. Il sen faut de beaucoup quil y ait là une vérité évidente ; cest une vérité très profondément cachée. Elle est cachée notamment par les conflits dopinion. Si deux hommes sont en désaccord violent sur le bien et le mal, on peut difficilement croire que tous deux sont aveuglement soumis à lopinion de la société qui les entoure. En particulier, celui qui réfléchit sur ces quelques lignes de Platon est très vivement tente dexpliquer par linfluence de lanimal les opinions des gens avec qui il discute, tout en expliquant les siennes propres par une vue exacte de la justice et du bien. Or on na compris la vérité formulée par Platon que lorsquon la reconnue vraie pour soi-même.
En réalité, à une époque donnée, dans un ensemble social donné, les divergences dopinions sont beaucoup moindres quil ne paraît. Il y a beaucoup moins de divergences que de conflits. Les luttes les plus violentes opposent souvent des gens qui pensent exactement ou presque exactement la même chose. Notre époque est très féconde en paradoxes de ce genre. Le fonds commun aux différents courants dopinion à une époque donnée est lopinion du gros animal à cette époque. Par exemple, depuis dix ans, chaque tendance politique, y compris les plus petits groupuscules, accusait toutes les autres, sans exception, de fascisme, et subissait en retour la même accusation ; excepte, bien entendu, ceux qui regardaient cette épithète comme un éloge. Probablement lépithète était toujours partiellement justifiée. Le gros animal européen du XXe siècle a un goût prononcé pour le fascisme. Un autre exemple amusant est le problème des populations de couleur. Chaque pays est très sentimental au sujet du malheur de celles qui dépendent dautres pays, mais sindigne si lon met en doute le bonheur parfait dont jouissent les siennes. Il y a beaucoup de cas analogues, où la divergence apparente des attitudes est en réalité une identité.
Dautre part, lanimal étant gigantesque et les hommes tout petits, chacun est différemment situé par rapport à lui. En suivant limage de Platon, on peut imaginer que parmi les gens chargés de létriller, un soccupe dun genou, un autre dun ongle, un autre du cou, un autre du dos. Il peut aimer quon le chatouille sous le menton et quon lui tapote le dos. Un de ses serviteurs soutiendra en conséquence que cest le chatouillement qui est le plus grand des biens ; un autre que cest le tapotement. Autrement dit, la société est faite de groupes qui sentrecroisent de toutes sortes de manières, et la morale sociale varie de groupe en groupe. On ne pourrait pas trouver deux individus dont les milieux sociaux soient vraiment identiques ; le milieu de chacun est fait dun enchevêtrement de groupes qui nulle part ailleurs ne se retrouve tel quel. Ainsi loriginalité apparente des individus ne contredit pas la thèse dune subordination totale de la pensée à lopinion sociale.
Cette thèse est celle même de Marx. La seule différence entre lui et Platon à ce sujet, cest quil ignore la possibilité dexceptions opérées par lintervention surnaturelle de la grâce. Cette lacune laisse tout à fait intacte la vérité dune partie de ses recherches, mais est cause que le reste est seulement du verbiage.
Marx a cherché à concevoir le mécanisme de lopinion sociale. Le phénomène de la morale professionnelle lui en a fourni la clef. Chaque groupe professionnel se fabrique une morale en vertu de laquelle lexercice de la profession, dès lors quil est soustrait aux règles, est hors de toute atteinte du mal. Cest là un besoin presque vital, car la tension du travail, quel quil soit, est par elle-même si grande quelle serait intolérable sil sy mêlait le souci harcelant du bien et du mal. Pour sen protéger, il faut une armure. La morale à lusage de la profession joue ce rôle.
Par exemple, un médecin à qui lon donne a soigner un condamné à mort ne se posera généralement pas la question extrêmement angoissante de savoir sil est bon de le guérir. Il est admis quun médecin essaie de guérir. Même pour les esclaves de Rome, il y avait une morale à leur usage, selon laquelle un esclave ne peut jamais mal faire sil obéit à son maître ou agit dans ses intérêts. Bien entendu, cette morale était propagée par les maîtres ; mais elle était dans une large mesure adoptée par les esclaves, et cest pourquoi les révoltes desclaves ont été rares, eu égard à leur nombre et à leur horrible malheur. Au temps où la guerre était une profession, les hommes de guerre avaient une morale selon laquelle tout acte de guerre, conforme aux coutumes de la guerre, et utile à la victoire, est légitime et bon ; y compris, par exemple, les viols de femmes ou les meurtres denfants au cours des sacs de villes, car la licence accordée aux soldats en ces occasions était indispensable au moral de larmée. Au commerce correspond une morale où le vol est le crime par excellence, et où tout échange avantageux dun objet contre de largent est légitime et bon. Le caractère commun à toutes ces morales, et à toute espèce de morale sociale, a été exprimé par Platon en une formule définitive : « Ils nomment justes et belles les choses nécessaires, car ils ignorent combien est grande en réalité la distance qui sépare lessence du nécessaire et celle du bien. »
La conception de Marx, cest que latmosphère morale dune société donnée, atmosphère qui pénètre partout et se combine avec la morale particulière de chaque milieu, est elle-même composée par un mélange des morales de groupe, avec un dosage qui reflète exactement la quantité de puissance exercée par chaque groupe. Ainsi selon quune société est dominée par les propriétaires de vastes entreprises agricoles, ou par des militaires, ou par des commerçants, ou par des industriels, ou par des banquiers, ou par des bureaucrates, elle sera imprégnée tout entière par la conception du monde liée a la morale professionnelle des propriétaires, ou des militaires, et ainsi de suite. Cette conception du monde sexprimera partout, dans la politique, dans les lois, même dans les spéculations abstraites et en apparence désintéressées des intellectuels. Chacun y sera soumis, mais personne nen aura conscience, car chacun croira quil sagit, non dune conception particulière, mais dune manière de penser inhérente à la nature humaine.
Tout cela est en grande partie vrai et facile à vérifier. Pour ne citer quun exemple, il est singulier de voir quelle place tient le vol dans le Code pénal français. Avec certaines circonstances aggravantes, il est plus sévèrement puni que le viol des enfants. Pourtant les hommes qui ont fait ce code navaient pas seulement de largent, mais aussi des enfants que sans doute ils aimaient ; sils avaient eu à choisir entre perdre une partie de leur fortune et voir souiller leurs enfants, rien nautorise à supposer quils auraient préféré largent. Mais en rédigeant le Code ils nétaient à leur propre insu que les organes des réflexes sociaux ; et dans une société fondée sur le commerce, le vol est lacte antisocial par excellence. Au lieu que la traite des femmes, par exemple, est une espèce de commerce ; aussi sest-on difficilement et mollement décidé à la punir.
Tant de faits cependant semblent contredire la théorie quelle serait réfutée aussitôt quexaminée, sil ne fallait la nuancer par la considération du temps. Lhomme est conservateur, et le passé à tendance à demeurer par son propre poids. Par exemple, une grande partie du code vient dun temps où le commerce était bien plus important quaujourdhui ; ainsi, dune manière générale, latmosphère morale dune société contient des éléments qui proviennent de classes autrefois dominantes, depuis lors disparues ou plus ou moins déchues. Mais linverse aussi est vrai. Comme un chef de lopposition, destiné à devenir premier ministre, a déjà une clientèle, de même une classe plus ou moins faible, mais destinée à bientôt dominer, a déjà autour delle une ébauche du courant didées qui dominera avec et par elle. Cest ainsi que Marx expliquait le socialisme de son époque, y compris le phénomène Marx. Il se regardait comme étant lhirondelle dont la simple présence annonce par elle-même limminence du printemps, cest-à-dire de la révolution. Il était pour lui-même un présage.
La seconde démarche de sa tentative dexplication a consisté à chercher le mécanisme de la puissance sociale. Cette partie de sa pensée est extrêmement faible. Il a cru pouvoir affirmer que les rapports de puissance dans une société donnée, si lon fait abstraction des traces du passé, dépendent entièrement des conditions techniques de la production. Ces conditions étant données, une société a la structure qui rend possible le maximum de production. En essayant de produire toujours davantage, elle améliore les conditions de la production. Ainsi ces conditions changent. Un moment vient où se produit une rupture de continuité, comme lorsque de leau, étant graduellement échauffée, se met soudain à bouillir. Les conditions nouvelles rendent nécessaire une nouvelle structure. Il se produit un changement effectif de puissance, suivi, après un certain intervalle et avec des circonstances plus ou moins violentes, du changement politique, juridique, idéologique correspondant. Quand les circonstances sont violentes, on appelle cela une révolution.
Il y a là une pensée juste, mais, par une ironie singulière, en contradiction absolue avec la position politique de Marx. Cest quune révolution visible ne se produit jamais que comme sanction dune révolution invisible déjà consommée. Quand une couche sociale sempare bruyamment du pouvoir, cest quelle le possédait déjà silencieusement, au moins dans une très grande mesure ; autrement elle naurait pas la force nécessaire pour sen emparer. Cest là une évidence, dès lors quon regarde la société comme étant régie par des rapports de force. Cela est pleinement vérifié par la Révolution française, qui, comme Marx lui-même la montré, a officiellement livré à la bourgeoisie le pouvoir quelle possédait déjà en fait au moins depuis Louis XIV. Cela est vérifié aussi par les révolutions récentes qui, dans plusieurs pays, ont mis la totalité de la vie nationale sous le pouvoir de lÉtat. Auparavant déjà, lÉtat était beaucoup et presque tout.
La conséquence évidente, semble-t-il, pour un partisan de la révolution ouvrière, cest quavant de lancer les ouvriers dans laventure dune révolution politique, il faut chercher sil existe des méthodes susceptibles de les amener à semparer silencieusement, graduellement, presque invisiblement, dune grande partie de la puissance sociale réelle ; et quil faut ou appliquer ces méthodes si elles existent, ou renoncer à la révolution ouvrière si elles nexistent pas. Mais si évidente que soit cette conséquence, Marx ne la pas vue, et cela parce quil ne pouvait pas la voir sans perdre ce qui était pour lui sa raison de vivre. Pour la même raison, ses disciples, soit réformistes, soit révolutionnaires, ne risquaient pas de la voir. Cest pourquoi on peut dire, sans crainte dexagérer, que comme théorie de la révolution ouvrière le marxisme est un néant.
Le reste de sa théorie des transformations sociales sappuie sur plusieurs niaiseries. La première consiste à adopter pour lhistoire humaine le principe dexplication de Lamarck, « la fonction crée lorgane » ; ce principe selon lequel la girafe aurait tellement essayé de manger des bananes que son cou se serait allongé. Cest le genre dexplication qui, sans contenir même un commencement dindication pour la solution dun problème, donne la fausse impression quil est résolu, et empêche ainsi de le poser. Le problème est de savoir comment les organes des animaux se trouvent être adaptés aux besoins ; en donnant comme réponse la supposition dune tendance à ladaptation inhérente à la vie animale, on tombe dans la faute que Molière a ridiculisée pour toujours à propos de la vertu dormitive de lopium.
Darwin a nettoyé le problème par la notion simple et géniale de conditions dexistence. Il est étonnant quil y ait des animaux sur la terre. Mais dès lors quil y en a, il nest pas étonnant quil y ait correspondance entre leurs organes et les nécessités de leur vie, car autrement ils ne vivraient pas. Il ny a aucune chance quon découvre jamais dans un recoin du monde une espèce exclusivement mangeuse de bananes, mais quun défaut de conformation malencontreux empêcherait de manger des bananes.
Il y a là une de ces évidences trop évidentes et que personne ne voit, jusquà ce quune intuition géniale les rende manifestes. En fait, celle-là avait été reconnue par les Grecs, comme cest le cas pour presque toutes nos idées ; mais elle avait été oubliée ensuite. Darwin était contemporain de Marx. Mais Marx, comme tous les scientistes, était très en retard en matière de science. Il a cru faire uvre de savant en transportant purement et simplement les naïvetés de Lamarck dans le domaine social.
Il a même ajouté un degré darbitraire en plus en admettant que la fonction crée non seulement un organe capable de laccomplir, mais encore, en gros, dans lensemble, lorgane capable de laccomplir avec le plus haut degré defficacité. Sa sociologie est fondée sur des postulats qui, soumis à lexamen du raisonnement, se révèlent sans fondement, et qui, comparés aux faits, sont manifestement faux.
Il suppose dabord que, les conditions techniques de la production étant données, la société a la structure capable de les utiliser au maximum. Pourquoi ? En vertu de quelle nécessité les choses se passeraient-elles de manière que la capacité de production soit utilisée au maximum ? En fait personne na aucune idée de ce que peut être un tel maximum. Il est seulement visible quil y a toujours eu beaucoup de gaspillage dans toutes les sociétés. Mais cette idée de Marx sappuie sur des notions tellement vagues quon ne peut même pas montrer quelle soit fausse, faute de pouvoir la saisir.
En second lieu, la société sefforcerait continuellement daméliorer la production. Cest le postulat des économistes libéraux, transféré de lindividu à la société. On peut ladmettre avec réserves ; mais en fait il y a eu beaucoup de sociétés où pendant des siècles les gens ne songeaient quà vivre comme vivaient leurs pères.
En troisième lieu, cet effort réagirait sur les conditions mêmes de la production, et cela toujours de manière à les améliorer. Si on raisonne sur cette affirmation, on voit quelle est arbitraire ; si on la compare aux faits, on voit quelle est fausse. Il ny a aucune raison pour quen essayant de faire rendre davantage aux conditions de la production on les développe toujours. On peut aussi bien les épuiser. Cela se produit très souvent. Cest le cas par exemple pour une mine et pour un champ. Le même phénomène se produit, de période en période, à une grande échelle, et provoque de grandes crises. Cest lhistoire de la poule aux oeufs dor. Ésope en savait beaucoup plus long là-dessus que Marx.
En quatrième lieu, quand cette amélioration a dépassé un certain degré, la structure sociale, qui auparavant était la plus efficace possible du point de vue de la production, ne lest plus ; et de ce seul fait, daprès Marx, il résulte nécessairement que la société abandonne cette structure et en adopte une autre qui soit la plus efficace possible.
Cela, cest le comble de larbitraire. Cela ne résiste pas à une minute dexamen attentif. Certainement, de tous les hommes qui ont participé aux changements politiques, sociaux, économiques des siècles passes, aucun ne sest jamais dit : « Je vais provoquer un changement de structure sociale afin que la capacité de production actuelle soit utilisée au maximum. » On ne voit pas non plus le moindre signe dun mécanisme automatique qui résulterait des lois de la nécessité sociale et déclencherait une transformation lorsque la capacité de production ne serait pas pleinement utilisée. Ni Marx ni les marxistes nont jamais fourni la moindre indication en ce sens.
Faut-il donc supposer quil y a derrière lhistoire humaine un esprit tout-puissant, une sagesse qui veille au cours des événements et le dirige ? Marx alors admettrait sans le dire la vérité que connaissait Platon. Il ny a pas dautre manière de rendre compte de sa conception. Mais elle reste quand même bizarre. Pourquoi cet esprit caché veillerait-il aux intérêts de la production ? Lesprit est ce qui tend au bien. La production nest pas le bien. Les industriels du XIXe siècle ont été seuls à faire la confusion. Lesprit caché qui dirige les destinées du genre humain nest pourtant pas celui dun industriel du XIXe siècle.
Lexplication, cest que le XIXe siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production, et que Marx a été servilement soumis à linfluence de son époque. Cette influence lui a fait oublier que la production nest pas le bien. Il a oublié aussi quelle nest pas la seule nécessité, ce qui est cause dune autre niaiserie ; la croyance que la production est lunique facteur des rapports de force. Marx oublie purement et simplement la guerre. Il en a été de même de la plupart de ses contemporains. Les gens du XIXe siècle, tout en se gorgeant de chansons de Béranger et dimages dÉpinal à la louange de Napoléon, avaient presque oublié lexistence de la guerre. Marx a pensé à indiquer une fois brièvement que les modalités de la guerre dépendent des conditions de la production ; mais il na pas vu la relation réciproque par laquelle les conditions de la production sont soumises aux modalités de la guerre. Lhomme peut être menacé de mort, ou par la nature, ou par son semblable, et la force en fin de compte se ramène à la menace de mort. En considérant les rapports de force, il faut toujours concevoir la force sous son double aspect, le besoin et les armes.
Cet oubli de la part de Marx a eu pour conséquence, dans les milieux marxistes, un désarroi ridicule devant la guerre et les problèmes relatifs à la guerre et à la paix. Il ny a rigoureusement rien, dans ce quon nomme la doctrine marxiste, qui indique lattitude que doit prendre un marxiste à légard de ces problèmes. Pour une époque comme la nôtre, cest une lacune assez sérieuse.
La seule forme de guerre dont Marx tienne compte, cest la guerre sociale, ouverte ou sourde, sous le nom de lutte des classes. Il en fait même lunique principe dexplication historique. Comme dautre part le développement de la production est aussi lunique principe de développement historique, il faut supposer que ces deux phénomènes nen font quun. Mais Marx ne dit pas comment ils se ramènent lun à lautre. Certainement les opprimés qui se révoltent ou les inférieurs qui veulent devenir supérieurs ne pensent jamais à augmenter la capacité de production de la société. La seule liaison quon puisse concevoir, cest que la protestation permanente des hommes contre la hiérarchie sociale maintient la société dans létat de fluidité nécessaire pour que les forces de production puissent la modeler à leur gré.
En ce cas la lutte des classes nest pas un principe agissant, mais seulement une condition négative. Le principe agissant reste cet esprit mystérieux qui veille à maintenir la production au niveau maximum, et que les marxistes nomment parfois, au pluriel, les forces productives. Ils prennent cette mythologie très au sérieux. Trotsky a écrit que la guerre de 1914 était en réalité une révolte des forces productives contre les limitations du système capitaliste. On peut rêver longtemps devant une pareille formule et sen demander la signification, jusquà ce quon soit forcé de savouer quelle ne veut rien dire.
Au reste Marx a eu raison de regarder lamour de la liberté et lamour de la domination comme les deux ressorts qui agitent perpétuellement la vie sociale. Seulement il a oublié de montrer quil y a là un principe dexplication matérialiste. Ce nest pas évident. Lamour de la liberté et lamour de la domination sont deux faits humains quon peut interpréter de plusieurs manières différentes.
De plus ces deux faits ont une portée bien plus étendue que le rapport dopprimé à oppresseur qui a seul retenu lattention de Marx. On ne peut pas faire usage de la notion doppression sans avoir fait un sérieux effort pour la définir, car elle nest pas claire. Marx ne sen est pas donné la peine. Les mêmes hommes sont opprimés à certains égards, oppresseurs à dautres ; ou encore peuvent désirer le devenir, et ce désir peut lemporter sur celui de la liberté ; et les oppresseurs, de leur côté, pensent bien moins souvent à maintenir leurs inférieurs dans lobéissance quà lemporter sur leurs semblables. Il y a ainsi non pas lanalogue dune bataille où sopposent deux camps, mais comme un enchevêtrement extraordinairement complexe de guérillas. Cet enchevêtrement est régi pourtant par des lois. Mais elles sont à découvrir.
La seule contribution réelle de Marx à la science sociale, cest davoir posé quil en faut une. Cest beaucoup ; cest immense ; mais nous en sommes toujours au même point. Il en faut toujours une. Marx ne sest pas même préparé à commencer à la constituer. Ses disciples encore moins. Dans le terme de socialisme scientifique par lequel le marxisme sest désigné lui-même, lépithète scientifique ne correspond pas à autre chose quà une fiction. On serait tenté de dire plus crûment un mensonge ; mais Marx et la plupart de ses disciples nont pas voulu mentir. Si ces hommes navaient pas été dabord leurs propres dupes, on devrait qualifier descroquerie lopération par laquelle ils ont fait tourner à leur bénéfice exclusif le respect des hommes daujourdhui pour la science.
Marx était incapable dun véritable effort de pensée scientifique, parce que cela ne lintéressait pas. Ce matérialiste ne sintéressait quà la justice. Il en était obsédé. Sa vue si claire de la nécessité sociale était de nature à le désespérer, puisque cest une nécessité assez puissante pour empêcher les hommes, non seulement dobtenir, mais même de penser la justice. Il ne voulait pas du désespoir. Il sentait irrésistiblement en lui-même que le désir de justice de lhomme est trop profond pour admettre un refus. Il sest réfugié dans un rêve où la matière sociale elle-même se charge des deux fonctions quelle interdit à lhomme, à savoir non seulement daccomplir, mais de penser la justice.
Il a mis à ce rêve létiquette de matérialisme dialectique. Cétait assez pour le couvrir dun voile. Ces deux mots sont dun vide presque impénétrable. Un jeu très amusant, mais un peu cruel consiste à demander à un marxiste leur signification.
On leur trouve quand même une espèce de signification en cherchant beaucoup. Platon nommait dialectique le mouvement de lâme qui, à chaque étape, pour monter au domaine supérieur, sappuie sur les contradictions irréductibles du domaine dans lequel elle se trouve. Au terme de cette ascension, elle est au contact du bien absolu.
Limage de la contradiction dans la matière, cest le heurt des forces de direction différente, Marx a purement et simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante tirée en haut par lopération surnaturelle de la grâce.
Il est facile de voir comment il y a été conduit. Tout dabord, il a adopté sans réserve les deux croyances fausses auxquelles tenaient si fort les bourgeois de son temps. Lune est la confusion entre la production et le bien, et par suite entre le progrès de la production et le progrès vers le bien ; lautre est la généralisation arbitraire par laquelle on fait du progrès de la production, si sensible au XIXe siècle, la loi permanente de lhistoire humaine.
Seulement, contrairement aux bourgeois, Marx nétait pas heureux. La pensée de la misère le bouleversait, comme quiconque nest pas insensible. Il lui fallait, comme compensation, quelque chose de catastrophique, une revanche éclatante, un châtiment. Il ne pouvait pas se représenter le progrès comme un mouvement continu. Il le voyait comme une série de secousses violentes, explosives. Il est bien inutile de se demander qui, des bourgeois ou de lui, avait raison. Cette notion même de progrès en faveur au XIXe siècle na pas de sens.
Les Grecs employaient le mot dialectique quand ils pensaient à la vertu de la contradiction comme support de lâme tirée en haut par la grâce. Comme Marx de son côté combinait limage matérielle de la contradiction et limage matérielle du salut de lâme, à savoir les heurts entre forces et le progrès de la production, il a eu raison peut-être demployer ce mot de dialectique. Mais dun autre côté ce mot, accouplé à celui de matérialisme, révèle aussitôt labsurdité. Si Marx ne la pas senti, cest quil na pas emprunté le mot aux Grecs, mais à Hegel, qui déjà lemployait sans signification précise. Quant au public, il ne risquait pas dêtre choqué ; la pensée grecque nest plus assez vivante pour cela. Les mots étaient très bien choisis au contraire pour amener les gens a se dire : « Cela doit signifier quelque chose. » Quand des lecteurs ou des auditeurs ont été mis dans cet état, ils sont très accessibles à la suggestion.
Autrefois, dans les universités populaires, des ouvriers disaient parfois, avec une sorte davidité timide, à des intellectuels qui se disaient marxistes : « Nous voudrions bien savoir ce que cest que le matérialisme dialectique. » Il est peu probable quils aient jamais obtenu satisfaction.
Quant au mécanisme de la production automatique du bien absolu par les conflits sociaux, la conception que Marx en avait nest pas difficile à saisir ; tout cela est très sommaire.
La source du mensonge social résidant dans les groupes en lutte pour la domination ou lémancipation, la disparition de ces groupes abolirait le mensonge, et lhomme serait dans la justice et la vérité. Et par quel mécanisme ces groupes peuvent-ils disparaître ? Cest très simple. Toutes les fois quune transformation sociale se produit, le groupe dominant tombe, et un groupe relativement inférieur prend sa place. On na quà généraliser ; toute la science et même toute la pensée du siècle avait cette coutume vicieuse de lextrapolation sans contrôle ; excepté dans la mathématique, la notion de limite était presque ignorée. Si chaque fois un groupe place plus bas sélève à la domination, un jour ce sera le plus bas de tous ; dès lors il ny aura plus dinférieurs, plus doppression, plus de structure sociale par groupes ennemis, plus de mensonge. Les hommes posséderont la justice, et parce quils la posséderont, ils la connaîtront telle quelle est.
Cest ainsi quil faut comprendre les passages où Marx semble exclure complètement les notions mêmes de justice, de vérité ou de bien. Tant que la justice est absente, lhomme ne peut pas la penser, et à plus forte raison il ne peut pas se la procurer ; elle ne peut lui venir que du dehors. La société étant viciée, empoisonnée, et le poison social sinfiltrant dans toutes les pensées de tous les hommes, tout ce que les hommes imaginent sous le nom de justice est du mensonge. Quiconque parle de justice, de vérité, ou de nimporte quelle espèce de valeur morale, ment ou se laisse duper par des menteurs. Comment donc servir la justice, si on ne la connaît pas ? Lunique moyen, daprès Marx, est de hâter lopération de ce mécanisme, inscrit dans la structure même de la matière sociale, qui apportera automatiquement la justice aux hommes.
Il est difficile de se rendre compte vraiment si Marx pensait que le rôle du prolétariat dans ce mécanisme, en le mettant plus près de la société future, lui communiquait, à lui et aux écrivains ou militants qui se rangeaient avec lui, comme une première lueur de la vérité ; ou sil regardait le prolétariat seulement comme un instrument aveugle de cette entité quil nommait lhistoire. Sans doute sa pensée a-t-elle oscillé sur ce point. Mais certainement il regardait le prolétariat, y compris ses alliés et chefs venus du dehors, avant tout comme un instrument.
Il regardait comme juste et bon, non pas ce qui apparaît tel à un des esprits faussés par le mensonge social, mais exclusivement ce qui pouvait hâter lapparition dune société sans mensonge ; en revanche, dans ce domaine, tout ce qui est efficace, sans aucune exception, est parfaitement juste et bon, non pas en soi, mais relativement au but final.
Ainsi Marx, finalement, retombait dans cette morale de groupe qui lui répugnait au point de lui faire haïr la société. Comme autrefois les féodaux, comme de son temps les gens daffaires, il sétait fabriqué une morale qui mettait au-dessus du bien et du mal lactivité du groupe social dont il faisait partie, celui des révolutionnaires professionnels.
Il en est toujours ainsi. Lespèce de défaillance que lon redoute et que lon hait le plus, dont on a le plus horreur, est toujours celle où lon tombe, quand on ne cherche pas la source du bien où elle est. Cest le piège perpétuellement tendu à tout homme, et contre lequel il nest quune seule protection.
Ce mécanisme producteur de paradis que Marx imaginait est quelque chose dévidemment puéril. La force est une relation ; ceux qui sont forts le sont par rapport à de plus faibles. Ceux qui sont faibles nont pas la possibilité de semparer du pouvoir social ; ceux qui semparent du pouvoir social par la force constituent toujours, même avant cette opération, un groupe auquel des masses humaines sont soumises. Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste à poser, dune part que tout est réglé exclusivement par la force, dautre part quun jour viendra soudain où la force sera du côté des faibles. Non pas que certains qui étaient faibles deviendront forts, changement qui sest toujours produit ; mais que la masse entière des faibles, demeurant la masse des faibles, aura la force de son côté.
Si labsurdité ne saute pas aux yeux, cest quon pense que le nombre est une force. Mais le nombre est une force aux mains de celui qui en dispose, non pas aux mains de ceux qui le constituent. Comme lénergie enfermée dans le charbon est une force seulement après avoir passé par une machine à vapeur, de même lénergie enfermée dans une masse humaine est une force seulement pour un groupe extérieur à la masse, beaucoup plus petit quelle, et ayant établi avec elle des relations qui, au prix dune étude très attentive, pourraient peut-être être définies. Il en résulte que la force de la masse est utilisée pour des intérêts qui lui sont extérieurs, exactement comme la force dun boeuf pour lintérêt du laboureur, dun cheval pour lintérêt du cavalier. Quelquun peut pousser le cavalier à terre et se mettre en selle à sa place, puis être renversé à son tour ; cela peut se répéter cent et mille fois ; le cheval devra quand même courir sous léperon. Et sil renverse lui-même le cavalier, un autre en prendra bientôt la place.
Marx savait très bien tout cela ; il la exposé brillamment à propos de lÉtat bourgeois ; mais il voulait loublier quand il sagissait de la révolution. Il savait que la masse est faible et ne constitue une force quaux mains dautrui ; car sil en était autrement il ny aurait jamais eu doppression. Il se laissait persuader uniquement par la généralisation, le passage à la limite de ce changement perpétuel qui met périodiquement ceux qui étaient moins forts à la place de ceux qui étaient plus forts. Le passage à la limite, quand il est appliqué à une relation dont il supprime un des termes, est par trop absurde. Mais ce raisonnement misérable suffisait à Marx, parce que tout suffit pour persuader celui qui sent que, sil nétait pas persuadé, il ne pourrait pas vivre.
Lidée que la faiblesse comme telle, demeurant faible, peut constituer une force nest pas une idée nouvelle. Cest lidée chrétienne elle-même, et la Croix en est lillustration. Mais il sagit dune force dune tout autre espèce que celle qui est maniée par les forts ; cest une force qui nest pas de ce monde, qui est surnaturelle. Elle opère à la manière du surnaturel, décisivement, mais secrètement, silencieusement, sous lapparence de linfiniment petit ; et si elle pénètre les masses par rayonnement, elle nhabite pas en elles, mais dans certaines âmes. Marx a admis cette contradiction dune faiblesse forte, sans admettre le surnaturel qui seul rend la contradiction légitime.
De même, Marx a senti une vérité, une vérité essentielle, quand il a compris que lhomme ne conçoit la justice que sil la
Ici sarrête le manuscrit, écrit à Londres en 1943 et inachevé...
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Les communistes les plus fanatiques devraient ouvrir les yeux devant lappel lancé le 5 mars par lInternationale Communiste. Depuis des mois et des mois, les oppositionnels sont injuriés parce quils proclament lurgence de propositions de front unique au sommet. Au début de février, le parti communiste allemand repousse fièrement, sans même offrir de négocier, le « pacte de non-agression » offert par la social-démocratie. Le 19 février, lInternationale Socialiste propose le front unique sans condition, et nobtient dautre réponse que le discours de Thorez au Comité Central contre tout front unique au sommet, contre toute suspension des attaques à légard de la social-démocratie. Survient lincendie du Reichstag, larrestation de milliers de militants, la terreur qui rend illégaux aussi bien social-démocrates que communistes, qui pousse les chefs social-démocrates, affolés, dans les bras de Hitler (cf. la lettre de Well), qui rend tout travail de propagande et dorganisation presque impossible. Et alors, alors seulement, lInternationale Communiste, le 5 mars, accepte, non seulement la proposition du 19 février, mais même le « pacte de non-agression » ! Ainsi aucun principe ne sopposait à cette tactique ? Mais alors quest-ce qui empêchait de ladopter dès février, ou même dès janvier, ou même auparavant, quand le prolétariat allemand pouvait encore prendre loffensive et lutter avec des chances sérieuses de succès ? Ce retard nest-il pas une trahison ?)
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