cours sur gramsci - Politproductions.com
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Toutefois, les autres indications données aussitôt par Gramsci obligent à corriger
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on aux questions les plus générales du matérialisme historique PAGEREF _Toc8494559 \h 33
4. La philosophie de tout le monde PAGEREF _Toc8494560 \h 39
5. L'analyse dialectique du « folklore ». PAGEREF _Toc8528154 \h 49
6. Dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses PAGEREF _Toc8494561 \h 59
B. « Observations et études critiques sur une tentative de Manuel populaire de sociologie »
7. Critique de la vulgarisation PAGEREF _Toc8494563 \h 71
8. La question fondamentale de la généralité du matérialisme historique PAGEREF _Toc8494564 \h 81
9. La question de la généralité de science et le stalinisme théorique PAGEREF _Toc8494565 \h 91
10. Les enjeux politiques de la faiblesse théorique de Boukharine PAGEREF _Toc8744371 \h 101
11. Linaptitude à la dialectique PAGEREF _Toc8494567 \h 111
12. La rechute dans la métaphysique PAGEREF _Toc8494568 \h 121
13. La confusion épistémologique et la méthode PAGEREF _Toc8494569 \h 133
DEUXIEME PARTIE
Le débat entre Bordiga et Gramsci
A. Introduction générale à la question des conseils dusine
14. La question de lentre-deux de la culture et de la politique PAGEREF _Toc8494572 \h 145
15. Une école de la liberté PAGEREF _Toc8494573 \h 155
16. Le changement de terrain, tournant décisif de la philosophie politique PAGEREF _Toc8494574 \h 165
B. Le débat entre Bordiga et Gramsci sur les conseils dusine
17. La question de la démocratie ouvrière PAGEREF _Toc8494576 \h 177
18. La question de lEtat PAGEREF _Toc8494577 \h 187
19. Le changement fondamental de lessence de la production PAGEREF _Toc8494578 \h 195
20. Le soviet selon Bordiga PAGEREF _Toc8494579 \h 205
21. Le malentendu PAGEREF _Toc8494580 \h 215
CONCLUSION GENERALE
22. Lénigme de la production PAGEREF _Toc8744387 \h 227
Index des noms PAGEREF _Toc8744388 \h 235
TC INTRODUCTION GENERALE TC 1. Directions de travail
Phi 224 rassemble un cours et des TD. Les TD appartiennent à loption « Philosophie politique » de deuxième année. Le cours, consacré à Gramsci, et dont ces émissions radiophoniques sont une sorte de résumé, un guide de lecture et de travail à lintention des étudiants non assidus, définit en outre un C2 de maîtrise.
Pourquoi Gramsci? Parce quil est sans doute le plus important des théoriciens marxistes depuis Lénine XE "Lénine" et celui dont linfluence est la plus actuelle, y compris en France où pourtant laccès de ses écrits reste très limité pour tous ceux qui ne lisent pas litalien. De cette influence les signes sont multiples : référence constante à Gramsci dans toutes les publications marxistes de toutes tendances, traduction et publication fréquentes de tel ou tel fragment du Gramsci davant ou daprès la prison, études, prises de position et interprétations non moins nombreuses, la dernière en date étant celle de Maria-Antonietta Macciocchi XE "Macciocchi" , sous le titre « Pour Gramsci », dans le n° 54 de la revue Tel Quel, cest à dire le numéro dété de 1973. Enfin, on sait que la pensée de Gramsci est lune des origines de celle de Louis Althusser XE "Althusser" .
Comment Gramsci? Modestement. Et pour en préparer la lecture. Nous tenterons cette lecture selon deux axes. Dune part, laxe proprement philosophique, je veux dire les questions les plus générales du matérialisme historique, à commencer par sa définition. Dautre part, laxe proprement politique, je veux dire les questions les plus précises, sur lEtat, la prise de pouvoir par le prolétariat, la constitution et le rôle du parti, les institutions propres à la classe ouvrière, en particulier la question centrale et célèbre des conseils dusine. Ces deux aspects correspondront approximativement, dans les présentes émissions, aux deux moitiés de lannée que nous commencerons par le versant philosophique.
Dans la masse considérable des textes théoriques les plus généraux de Gramsci, il fallait donc choisir un ensemble suffisamment limité pour convenir à un petit nombre démissions, et cependant suffisamment central et essentiel. Jai pensé trouver la solution à ces difficultés en étudiant avec vous un ensemble de textes qui, dans les manuscrits des Quaderni del Carcere, cest à dire des Cahiers de la prison, correspond au Cahier 11 dans la numérotation établie par lIstituto Gramsci, à Rome, sous la direction de Valentino Gerratana XE "Gerratana" qui travaille à lélaboration dune édition véritablement scientifique, critique et complète de Gramsci. Toutefois, ce Cahier 11 est noté sous le numéro XVIII dans la table de correspondances de la seule édition aujourdhui disponible des Cahiers de la prison, lédition Einaudi. Par conséquent, chaque fois que lon nomme les Cahiers on est obligé dindiquer les deux numérotations, en chiffres arabes la numérotation actuelle il faudrait même plutôt dire « future » puisque lédition Gerratana XE "Gerratana" na pas encore vu le jour bien quon lattende de mois en mois depuis maintenant peut-être deux ou trois ans et en chiffres romains la numérotation que lon trouve dans les références de lédition Einaudi.
Dans ce Cahier 11 nous laisserons de côté les notes 1 à 11, cest à dire un ensemble de « références de caractère historico-critique », pour frayer notre chemin dans la traduction des notes 12 à 49. Lessentiel de ces notes, dont je vous livrerai le détail dans une prochaine séance, constitue une critique du célèbre Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . Pour vous donner simplement un aperçu très général du contenu, voici les titres des principaux groupes de paragraphes du Cahier 11 :
la note 12 sintitule : « Quelques points préliminaires de référence » ;
les notes 13 à 35 sintitulent : « Observations et notes critiques sur une tentative de Manuel populaire de sociologie » cest précisément louvrage cité de Boukharine ;
les notes 36 à 39 sintitulent : « Les sciences et les idéologies scientifiques » ;
les notes 40 à 45 sintitulent : « Les instruments logiques de la pensée » ;
les notes 46 à 49, enfin : « La traductibilité des langages scientifiques et philosophiques ».
Nous laisserons enfin de côté les notes 50 à 70, cest à dire les « Mélanges » sur lesquels se termine le Cahier 11. Lédition de Valentino Gerratana nétant pas pour linstant sortie, ce Cahier nexiste encore quen manuscrits. Cest à dire que ce que nous allons suivre comme un ensemble, et qui forme bien un ensemble dans les manuscrits, est plus ou moins dispersé dans lédition Einaudi. Cependant, toutes les notes que nous allons travailler se retrouvent en différents endroits du tome 1 des Quaderni del Carcere de cette édition Einaudi, cest à dire le volume qui porte le titre Il materialismo storico (Le matérialisme historique).
Dès maintenant je vous donne quelques références nécessaires à votre lecture.
Dabord celle de louvrage de Nicolas Boukharine XE "Boukharine" lui-même : La théorie du matérialisme historique, ouvrage plus connu donc par son sous-titre, Manuel populaire de sociologie marxiste, aux Editions Anthropos à Paris, 1971.
Si certains dentre vous veulent approfondir ce qui concerne la relation de Gramsci et de Boukharine, ils peuvent lire également larticle de Robert Paris XE "Paris" : « Gramsci e la crisa teorica del 1923 » (Gramsci et la crise théorique de 1923), dans louvrage collectif : Gramsci e la cultura contemporanea (Gramsci et la culture contemporaine), tome II, p. 29-44, Editori Riuniti (Editeurs Réunis).
On trouve encore chez les Editeurs Réunis, dans louvrage Studi gramsciani (Etudes gramsciennes), Roma, 1968, p. 346-368, un article de Aldo Zanardo XE "Zanardo" , intitulé « Il Manuale di Bukharin, visto dai comunisti tedeschi e da Gramsci » (Le « Manuel » de Boukharine, vu par les communistes allemands et par Gramsci).
Pour mémoire, je vous signale que Lukács XE "Lukács" a lui aussi procédé à une critique du Manuel, antérieure du reste à celle dAntonio Gramsci, dans les Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung (les Archives pour lhistoire du socialisme et du mouvement ouvrier), tome 11, 1925, p. 216-224. Toutefois, il nest pas absolument nécessaire que vous soyez polyglottes puisque cet article de Lukács XE "Lukács" a été traduit en français dans un numéro de la revue Lhomme et la Société.
Enfin on peut, peut-être même doit-on, si lon se souvient des tendances crociennes du jeune Gramsci, lire également Benedetto Croce XE "Croce" , Materialismo storico ed economia marxistica (Matérialisme marxiste et économie marxiste), editori Laterza, a Bari. Il existe de cet ouvrage célèbre de Croce, qui est probablement la seule critique bourgeoise intéressante du matérialisme historique, une traduction française par Bonnet XE "Bonnet" , à Paris, édition Giard et Biere, 1901.
Avant, toutefois, que nous puissions commencer la lecture de la critique du Manuel de Boukharine XE "Boukharine" par Gramsci, et de toutes les questions théoriques les plus générales qui sy rattachent, il est absolument nécessaire que nous consacrions au moins deux séances, peut-être trois à établir quelques données biographiques et bibliographiques concernant Antonio Gramsci. Nous commencerons aujourdhui, par conséquent, par la bibliographie, en signalant dabord un ouvrage de Giuseppe Fiori XE "Fiori" , La vie de Antonio Gramsci, traduit en français dans la collection « Le monde sans frontières » chez Fayard, 1970. Ce nest pourtant pas de ce livre, dont cependant je vous recommande instamment la lecture, que je vais tirer aujourdhui les renseignements biographiques nécessaires, mais dune Cronologia della vita di Antonio Gramsci (Chronologie de la vie dAntonio Gramsci) qui se trouve en tête de lédition italienne des Lettres de la prison, Le Lettere del Carcere, et qui malheureusement na pas été reprise dans la traduction française parue chez Gallimard on ne sait du reste pas pourquoi. Cette Cronologia della vita di Antonio Gramsci est extrêment complète et très longue. Par conséquent, jai été obligé de la réduire à son squelette et, malgré cela, vous verrez que la lire et surtout la traduire au courant de la voix, comme nous allons le faire, cest un travail qui va exercer votre patience.
Cest toutefois un travail absolument nécessaire. Je voudrais que lon entende quil ne sagit pas là dune manie dérudition, mais tout simplement dune nécessité, dabord parce que lactivité théorique de Gramsci nest en rien séparable de sa pratique politique, que la plupart de ses textes sont des textes dintervention et, par conséquent, quune bonne connaissance du détail de la vie de Gramsci ce qui veut toujours dire de sa vie politique car cette biographie nest évidemment pas anecdotique est absolument indispensable à la compréhension réelle non seulement de ses écrits, disons militants ou de journalisme, antérieurs à 1926, à larrestation, mais tout aussi bien de ses écrits théoriques même les plus généraux, comme ceux dans lesquels, une fois cette traduction de la chronologie finie, nous commencerons lannée et qui correspondent au volume du Materialismo storico dans lédition Einaudi. Il y a encore une deuxième raison dans cette obstination un peu sévère à faire défiler les dates et les événements, cest, comme je lai dit, que cette chronologie nest pas disponible au lecteur français et que cest une certaine politique de lenseignement que, au lieu de garder par-devers soi les documents et de sassurer ainsi lapparence à bon marché dun savoir absolu, lenseignant livre au contraire aux étudiants laccès effectif aux textes et documents afin quils puissent les utiliser sans lui, même au besoin contre lui. Cest seulement si cette possibilité est ouverte quil devient acceptable que létudiant travaille avec le professeur.
Si sobre et peut-être terne que soit cette façon de procéder, elle est le préalable nécessaire à tout travail de lecture et de recherche de votre côté, en même temps quelle met entre vos mains des instruments qui sont difficilement accessibles en France. Certes cette simple chronologie nexplique rien. Tous les faits de la vie de Gramsci, tous les remous à lintérieur des différents partis qui expriment le prolétariat y sont réduits à leur factualité pure et à leurs dates, et tout cela est désinséré de la lutte des classes. Ces éléments ne seront donc véritablement utiles quà la deuxième partie du cours, dans le deuxième versant de lannée, quand nous étudierons plus particulièrement la pensée proprement politique du Gramsci ordinoviste, celui des théories propres à la classe ouvrière, celui de la théorie du Parti et de lEtat, et que nous replongerons toutes ces données chronologiques dans ce qui en effet les explique, cest à dire la lutte des classes en Italie et dans lEurope entière au cours de la période qui sépare la guerre de 14 de la mort de Lénine XE "Lénine" , en sorte que cest sans aucune prétention interprétative ni même explicative que je vous fournis dès maintenant ce canevas chronologique, mais simplement parce quil est nécessaire.
Commençons donc la traduction de cette chronologie, réduite au moins à ses renseignements fondamentaux, traduction que jinterromprai simplement une fois ou lautre pour vous donner quelques indications supplémentaires de mon cru qui sont aussi des conseils de lecture. TC 2. Chronologie de la vie dAntonio Gramsci
1891. 22 janvier. Gramsci naît à Alès, province de Cagliari, cest à dire en Sardaigne, de Francesco et Giuseppina Marcias XE "Marcias" , le quatrième de sept enfants. Son père, fils dun colonel de la gendarmerie bourbonienne, était né à Gaète en 1860 et provenait dune famille dorigine albanaise qui avait gagné le Royaume des Deux-Siciles au lendemain de la révolution grecque de 1821. Une fois ses études achevées au lycée, le père de Gramsci trouve un emploi au service de lenregistrement de Ghilarza en Sardaigne (1881). En 1883, il épouse Giuseppina Marcias qui était née à Ghilarza en 1861, était par conséquent sarde, sarde de père et de mère, et apparentée aux familles aisées de lendroit.
1894-1896. Le petit enfant, Antonio (« Nino ») Gramsci est de santé délicate. Cest à cette époque, environ lâge de quatre ans, quune femme de service le laisse tomber, ce qui, croit-on, aurait déterminé sa malformation physique. La malformation physique en question, cest, comme chacun sait, que Gramsci était bossu. Dans les premiers temps où il avait maille à partir avec la police, à Turin, les policiers le repéraient ou le nommaient comme « un sardo gobbo », un sarde bossu.
1897-1898. Son père est suspendu de son emploi à cause dune irrégularité administrative. Antonio fréquente les écoles élémentaires.
1903-1905. Ayant obtenu en 1903 le certificat détudes, il est contraint, par les difficiles conditions économiques de la famille, à travailler pendant deux ans à loffice du cadastre de Ghilarza. Il poursuit ses études de façon privée.
1905-1908. Grâce à laide de sa mère et de ses soeurs, il reprend ses études et fréquente les trois dernières classes du lycée à Santu Lussurgiu, à environ 15 km de Ghilarza. Durant cette période détudes, il vit à Santu Lussurgiu dans la maison dune paysanne. Les premières années il manifeste des dons marquants pour la mathématique et les sciences. Aux environs de 1905, il commence à lire la presse socialiste, en particulier lAvanti! que son frère aîné, Gennaro, lui envoie de Turin.
1908-1911. Il sinscrit au lycée Dettòri de Gagliari, siège de la province. Il vit avec son frère Gennaro, caissier de la Bourse du Travail locale, puis secrétaire de la section socialiste. Il fréquente le mouvement socialiste et participe activement dans les milieux de la jeunesse aux discussions sur les problèmes économiques et sociaux de lîle. À cette époque se manifeste en lui un sentiment profond de révolte envers les riches, teinté dorgueil régionaliste. En 1910, il publie dans le quotidien de Cagliari, LUnione Sarda (LUnion Sarde), dirigé par Raffa Garzía XE "Garzía" , son premier article. Il est correspondant de journal à Aidomaggiore, petit centre voisin de Ghilarza. Il lit la revue Il Viandante de Tomaso Monicelli XE "Monicelli" . Il suit les articles de Salvemini XE "Salvemini" , Croce XE "Croce" , Prezzolini XE "Prezzolini" , Cecchi XE "Cecchi" , etc. Cest à ces années, 1908-1911 donc, quil est possible de faire remonter également les premières lectures de Marx XE "Marx" « per curiosità intellettuale », comme dit Gramsci lui-même plus tard, « par curiosité intellectuelle ». Durant les vacances, pour contribuer aux dépenses de ses études, il exécute des travaux de comptable et donne des cours particuliers.
1911. Lété. Il obtient son baccalauréat. Pour sinscrire à luniversité, il décide de concourir pour une bourse détudes de 70 lires mensuelles à raison de 10 mois lannée, offerte par le Collège Charles Albert de Turin aux étudiants pauvres des vieilles provinces du Royaume de Sardaigne.
Octobre. Il passe le concours, auquel participent également Palmiro XE "Palmiro" Togliatti XE "Togliatti" , Augusto Rostagni XE "Rostagni" , Lionello Vicenti XE "Vicenti" , et il obtient la bourse détudes.
Novembre. Il sinscrit à la faculté des lettres, en même temps quAngelo Tasca XE "Tasca" , compagnon détudes et dirigeant du mouvement de la jeunesse socialiste.
1912. Dans les premiers mois de sa vie détudiant, il vit isolé, en proie à de graves difficultés matérielles et souffrant dun épuisement nerveux. Ses intérêts se tournent particulièrement vers les études de linguistique auxquelles il est conduit par Matteo Bartoli XE "Bartoli" avec quelques recherches sur le dialecte sarde. Il fréquente également le cours de littérature italienne dUmberto Cosmo XE "Cosmo" . À un exercice du professeur Pacchioni XE "Pacchioni" sur la loi romaine des XII Tables, il renoue connaissance avec Togliatti XE "Togliatti" et noue avec lui une amitié serrée. Quelque temps plus tard, ils semploient ensemble à une recherche sur la structure sociale de la Sardaigne.
1913. Il sapplique à une intense vie détudes, fréquentant dans lannée académique 1912-1913 de nombreux cours de la faculté des lettres et de la faculté de droit.
Octobre. De Ghilarza, Gramsci envoie sa propre adhésion au « Groupe daction et de propagande anti-protectionniste », promu en Sardaigne par Attilio Deffenu XE "Deffenu" et Nicolò Francello XE "Francello" . Ladhésion de Gramsci apparaît dans La Voce, le journal de Prezzolini XE "Prezzolini" , du 9 octobre. Il assiste en Sardaigne à la bataille électorale en vue des premières élections au suffrage universel (26 oct.-2 nov.) et il reste frappé des transformations produites dans ce milieu par la participation des masses paysannes à la vie politique. Il écrit là-dessus à son ami Tasca XE "Tasca" . Dans les mois suivants, il a ses premiers contacts avec le mouvement socialiste turinois, en particulier avec les jeunes du « Fascio centrale » (du Faisceau central), selon le témoignage du même Tasca. Cest probablement à cette époque que remonte également linscription de Gramsci à la section de Turin.
1914. Tout en poursuivant et réussissant ses études, il lit assidûment La Voce de Prezzolini XE "Prezzolini" et LUnità de Salvemini XE "Salvemini" , et il projette avec quelques amis de fonder une revue socialiste. Gramsci est à cette époque aux côtés des groupes avancés des travailleurs et des étudiants socialistes, libertaires, etc. qui forment à Turin la fraction de la gauche révolutionnaire et prennent une part active à la grande manifestation ouvrière du 9 juin durant la semaine rouge.
Octobre. Il intervient dans le débat sur la position du Parti socialiste italien face à la guerre avec larticle signé « Neutralité active et opérante », Il Grido del Popolo (Le Cri du Peuple), 31 octobre, où il polémique avec Tasca XE "Tasca" qui était favorable à la neutralité absolue.
1915. Le 12 avril il se présente à lexamen de littérature italienne. Ce sera son ultime examen. À partir de ce moment, Gramsci abandonne luniversité mais, au moins jusquà la fin de 1918, il ne paraît pas renoncer à son projet de passer sa licence en linguistique. 1915.
Automne. À cette époque, Gramsci reprend sa collaboration au Cri du Peuple, tenant en polémiste la chronique théâtrale et la chronique des moeurs sous la rubrique Sotto la Mole (Sous la masse ou sous le poids) du journal Avanti! (1916). Parmi ses cibles on trouve la rhétorique nationaliste et interventionniste et la dégradation intellectuelle et sociale. Il tient des conférences dans les cercles ouvriers turinois sur Romain Rolland XE "Rolland" , la Commune de Paris, la Révolution française, Marx XE "Marx" et Andrea Costa XE "Costa" , etc.
1917. Février. Gramsci, qui était alors, comme il le racontera plus tard, de tendance plutôt crocienne, assume la rédaction dun numéro unique de la fédération de la jeunesse socialiste piémontaise, La città futura (11 février).
Avril à juillet. Dans quelques articles et notes du Cri du Peuple, Gramsci exalte la figure de Lénine XE "Lénine" et souligne la finalité socialiste de la révolution russe.
Août. Il collabore aux préparatifs de la section socialiste pour la visite à Turin dun groupe de délégués russes des soviets.
Septembre. Après lémeute ouvrière des 23-26 août et larrestation de presque tous les représentants socialistes turinois, Gramsci devient secrétaire de la commission exécutive provisoire de la section de Turin et il assume de fait la direction du Grido del Popolo.
18 et 19 novembre. Comme représentant de lExécutif provisoire de la section turinoise et directeur de Il Grido, Gramsci participe à Florence à la réunion clandestine de la « fraction intransigeante révolutionnaire » qui sest constituée au mois daoût. Sont présents Lazarri XE "Lazarri" , Serrati XE "Serrati" , Bombacci XE "Bombacci" , Amadeo Bordiga XE "Bordiga" , etc. Gramsci partage la conviction de Bordiga sur la nécessité dune intervention active du prolétariat dans la crise de la guerre.
Décembre. Il propose la création à Turin dune association prolétarienne de culture et affirme la nécessité dajouter à laction politique et économique un organe dactivité culturelle de façon à en faire un tout. 24 décembre : Gramsci commente la prise du pouvoir par les bolcheviks dans larticle : « La Rivoluzione contro Il Capitale » (« La révolution contre Le Capital ») « Capital » avec des guillemets car cela désigne non pas la chose même, le capital des capitalistes, mais bien le livre de Marx XE "Marx" ), article publié par Serrati XE "Serrati" dans lAvanti! de Milan. Dans les mois suivants, Gramsci mène dans Le Cri du Peuple une campagne pour la rénovation idéologique et culturelle du mouvement socialiste et, parallèlement, il publie des commentaires, des notes et des documents sur les développements de la révolution en Russie.
1918. Janvier. Accusé de « volontarisme », il polémique avec Claudio Treves XE "Treves" dans larticle « La critica critica », Le Cri du Peuple, 12 janvier. Il commémore la naissance de Marx XE "Marx" le 4 mai dans Le Cri du Peuple avec larticle : « Il nostro Marx » (Notre Marx).
22 juin. Il publie, dans Le Cri du Peuple, larticle : « Pour connaître la révolution russe ».
19 octobre. Fin de la publication du Cri du Peuple qui fait place à lédition turinoise de lAvanti!.
5 décembre. Parution du premier numéro de lédition turinoise de lAvanti! ; rédacteur en chef : Ottavio Pastore XE "Pastore" , rédacteurs : Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Alfonso Leonetti XE "Leonetti" , Leo Galetto XE "Galetto" .
22 décembre. Sortie à Naples du premier numéro de lhebdomadaire Il Soviet, futur organe de la fraction abstentionniste du P. S. I. et, avec LOrdine Nuovo de Turin, centre de rassemblement des forces qui donneront vie au Parti communiste.
1919. 18-22 mars. La Direction du Parti socialiste italien décide, à la majorité de 10 voix contre 3, son adhésion à lInternationale communiste.
Avril. Gramsci, Tasca XE "Tasca" , Umberto Terracini XE "Terracini" et Togliatti XE "Togliatti" décident de donner vie à la revue LOrdine Nuovo. Rassegna settimanale di cultura socialista (LOrdre Nouveau. Revue hedomadaire de culture socialiste) ; Gramsci est secrétaire de rédaction.
Je ferai ici une petite interruption dans la pure chronologie afin de rappeler ce qui a déjà été indiqué brièvement, mais peut-être justement trop brièvement, concernant LOrdine Nuovo. Il faut savoir, en effet, que toutes les périodes de la vie de Gramsci sont lobjet dune sorte de lutte interprétative dont les enjeux sont non seulement politiques en général, mais aussi politiques actuels, et que le Gramsci ordinoviste, le Gramsci de LOrdine Nuovo, néchappe pas à la règle, bien au contraire. Pour donner une idée de lenjeu, eh bien, il suffit de rappeler que la période de LOrdine Nuovo, 1919-1920, est la période révolutionnaire en Russie mais, croyait-on alors, pour le moins pré-révolutionnaire ou déjà révolutionnaire dans lensemble de lEurope occidentale, en tout cas en Italie, période relativement minimisée ou refoulée par le P. C. I., en tout cas par les staliniens et en tout cas à une certaine époque, et qui du même coup est devenue une arme contre les communistes, tant du point de vue libertaire quaussi bien, à lautre bord, du point de vue social-démocrate. Il est par conséquent essentiel de posséder parfaitement le détail de cette période de LOrdine Nuovo.
Il faut aussi savoir quil y a eu trois Ordine Nuovo. Premièrement, lhebdomadaire (Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Tasca XE "Tasca" , Terracini XE "Terracini" ), celui sur la fondation duquel nous avons interrompu la traduction de la chronologie : avril 19-décembre 20. Deuxièmement, en 1921, exactement le 1er janvier, LOrdine Nuovo devient le quotidien du P. C. I. Et enfin, troisièmement, un Ordine Nuovo semi-mensuel paraît à partir du 1er mars 1924. Alors, de ces trois publications au même titre, seule la première est absolument essentielle, en tout cas cest elle qui est lobjet des plus grands enjeux, et cest de LOrdine Nuovo hebdomadaire (avril 1919-décembre 1920) que lon parle le plus généralement lorsque lon parle du Gramsci ordinoviste.
Pour comprendre la suite de cette chronologie, par conséquent, il faut posséder quelques renseignements, en particulier sur le premier Ordine Nuovo, lhebdomadaire, ainsi que sur le jeu des tendances à lintérieur du Parti socialiste italien (P. S. I.).
Sur LOrdine Nuovo et le Gramsci ordinoviste, il y a malheureusement non traduit louvrage fondamental de Paolo Spriano XE "Spriano" , L Ordine Nuovo e i consigli di fabbrica (LOrdine Nuovo et les conseils dusine), à la Piccola Biblioteca Einaudi (Petite bibliothèque Einaudi), à Rome. Cest à la même époque que se situe la polémique entre Bordiga XE "Bordiga" et Gramsci ; le titre en est : Dibattito sui consigli di fabbrica (Débat sur les conseils dusine), editori Samonà e Savelli, 1971, coll. « La Nuova Sinistra », via Cicerone 44, 00193, Roma.
Et enfin louvrage de base sur toute cette période est encore de Paolo Spriano XE "Spriano" , Storia del P. C. I. (Histoire du Parti communiste italien), tome I, Da Bordiga XE "Bordiga" a Gramsci, chez léditeur Einaudi à Turin, 1967. Il faut simplement ajouter à ces références le livre de Palmiro XE "Palmiro" Togliatti XE "Togliatti" , La formazione del gruppo dirigente del P. C. I. (La formation du groupe dirigeant du Parti communiste italien), 1923-24, dans lequel on trouve dailleurs, pp. 64-65, une autocritique du Gramsci ordinoviste, dans une lettre précisément adressée à Palmiro Togliatti le 18 mai 23.
Nous sommes donc en avril 1919 où Gramsci, Tasca XE "Tasca" , Umberto Terracini XE "Terracini" et Togliatti XE "Togliatti" décident de donner vie à la revue LOrdine Nuovo. Revue hebdomadaire de culture socialiste dont Gramsci est le secrétaire de rédaction.
1er mai : parution du 1er numéro de LOrdine Nuovo ; à gauche, en en-tête, la formule : « Formez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence, agissez [à moins quil ne faille traduire : faites de lagitation, agitatevi] parce que nous aurons besoin de tout votre enthousiasme, organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ». Au mois de mai, Gramsci est élu à la commission exécutive de la section socialiste turinoise dirigée par labstentionniste Boero XE "Boero" .
Juin. Avec larticle « Democrazia operaia, « Démocratie ouvrière » (LOrdine Nuovo du 21 juin) Gramsci pose le problème des commissions internes dusine comme « centres de vie prolétarienne » et futurs « organes du pouvoir prolétarien », ces deux expressions étant de lui. Gramsci traduit systématiquement de la presse ouvrière internationale, russe, française, anglaise, etc., des documents et des témoignages sur la vie des usines et sur les conseils ouvriers. Il publie des textes de Lénine XE "Lénine" , Zinoviev XE "Zinoviev" , Bela Kun XE "Bela Kun" , etc. Dans le même temps, la revue fait connaître les voix les plus vivantes de la révolution dans le camp de la culture : Barbusse XE "Barbusse" , Lunacharski XE "Lunacharski" , Romain Rolland XE "Rolland" , Eastman XE "Eastman" , Martinet XE "Martinet" , Gorki XE "Gorki" .
Le 26 juillet, LOrdine Nuovo publie, en le reprenant de la revue Il Soviet, Le programme de la fraction communiste, le premier document officiel de la fraction communiste abstentionniste du P. S. I. inspiré par Bordiga XE "Bordiga" .
Dans la discussion qui a précédé le congrès du Parti socialiste italien à Bologne (5-8 octobre), le groupe de LOrdine Nuovo saligne sur la motion maximaliste électionniste de Serrati XE "Serrati" qui obtient la majorité des voix. Le congrès de Bologne décide ladhésion à lInternationale communiste.
6 décembre. Lassemblée de la section socialiste turinoise commence la discussion sur les conseils et approuve les critères dont ils sinspirent, nommant un comité détude dirigé par Togliatti XE "Togliatti" .
15-17 décembre. Le congrès extraordinaire de la Bourse du travail de Turin approuve un ordre du jour favorable aux conseils dusine. Le problème des conseils est vivement débattu par les différents courants socialistes. Interviennent dans la discussion : Il Soviet de Bordiga XE "Bordiga" , Comunismo de Serrati XE "Serrati" , Battaglie sindacali (Bataille syndicale) de la C. G. L. (cest à dire la Confédération Générale du Travail italienne), lAvanti!, etc.
1920. Janvier-février. Gramsci publie dans LOrdine Nuovo (24-31 janvier) le Programme daction de la section socialiste turinoise, section à la commission exécutive de laquelle il vient dêtre réélu en même temps que Togliatti XE "Togliatti" . Il prend part à lactivité de l« école de culture » qui a été mise en place en novembre 1919 par la revue, avec quelques leçons sur la Révolution russe.
27 mars. LOrdine Nuovo publie le manifeste Pour le congrès des Conseils dusine signé par la commission exécutive de la section socialiste de Turin, le comité détude des conseils dusine, LOrdine Nuovo, le groupe libertaire turinois.
28 mars. Prenant prétexte de ce quon appelle la grève des aiguilles, « sciopero delle lancette », les industriels turinois proclament le lock-out des établissements métallurgiques.
13 avril. Est proclamée la grève générale à laquelle adhèrent plus de deux cent mille travailleurs turinois, mais le mouvement ne sétend pas à léchelle nationale.
24 avril. La grève générale se solde par une substantielle victoire des industriels ; la réglementation de la discipline interne des usines est reprise en main par la direction des établissements. La grève davril, appuyée par Gramsci et par le groupe de LOrdine Nuovo, est désavouée par la Confédération Générale du Travail et par la direction du Parti socialiste.
8 mai. LOrdine Nuovo publie la motion Per un rinnovamento del Partito socialista (Pour une rénovation du Parti socialiste). Je signale en passant que ce texte est extrêmement important car cest lui qui, peu de temps après, recueillera lapprobation de Lénine XE "Lénine" . Donc 8 mai, LOrdine Nuovo publie la motion Pour un renouvellement (ou une rénovation) du Parti socialiste, élaborée par Gramsci dans les premiers jours de lutte des ouvriers de la métallurgie et présentée au Conseil national du Parti socialiste italien qui sest tenu à Milan du 18 au 22 avril présentée naturellement par les représentants de la section socialiste de Turin.
8-9 mai. Gramsci participe à Florence en tant quobservateur à la conférence de la fraction communiste abstentionniste de Bordiga XE "Bordiga" qui, depuis quelques mois, était en train de renforcer sa propre organisation sur une échelle nationale. Bien que maintenant des rapports étroits avec cette fraction, Gramsci juge que le Parti communiste ne peut se constituer sur la base du simple abstentionnisme.
23-28 mai. Gramsci assiste au congrès de la Bourse du Travail de Turin qui approuve le rapport Tasca XE "Tasca" sur les conseils dusine.
Juin-juillet. Développement de lopposition ouverte entre Gramsci et Tasca XE "Tasca" sur le problème de la fonction et de lautonomie des conseils dusine. Gramsci et LOrdine Nuovo appuient linitiative pour la constitution à Turin de groupes communistes dusine, base du futur Parti communiste (voir Gramsci, « I gruppi comunisti » dans LOrdine Nuovo du 17 juillet). Il envoie au comité exécutif de lInternationale communiste un rapport sur Le mouvement turinois des conseils dusine qui sera publié dans lédition russe, lédition allemande et lédition française de lInternationale communiste.
Le second congrès de lInternationale communiste (19 juillet-7 août) fixe les conditions pour ladmission des Partis dans lInternationale. Ce sont les fameux 21 points ou 21 conditions. Le congrès de lInternationale invite le Parti socialiste italien à se débarrasser des réformistes et se prononce en faveur de « lutilisation des institutions bourgeoises de gouvernement en vue de leur destruction ».
Il faut peut-être ici, pour comprendre les remous que cette décision de lInternationale a causés au sein du Parti socialiste italien de lépoque, tracer brièvement le portrait des trois tendances de ce P. S. I.. Pour en avoir une vue un peu plus détaillée, il faut vous reporter à La vie dAntonio Gramsci par Giuseppe Fiori XE "Fiori" . Je répète cette indication bibliographique parce quelle est essentielle, en particulier parce quil faut que pendant ces semaines où, dans cette émission, nous ne faisons quétablir les documents et traduire la chronologie, vous rendiez cette biographie à son tour vivante en lisant La vie dAntonio Gramsci. Donc vous trouverez également dans cette vie de Gramsci par Fiori chez Fayard, pp. 148-151, des développements beaucoup plus longs que les quelques indications schématiques que je peux vous donner sur les trois tendances du P. S. I..
Il y avait dabord, premièrement, la tendance réformiste pour mettre un nom dessus, disons Turati qui était certes minoritaire au moment de la scission de Livourne, en 1921, mais qui était cependant importante, premièrement parce que le groupe socialiste à lAssemblée est réformiste, deuxièmement parce que la Confédération Générale du Travail est aussi réformiste et, troisièmement, parce quils ont un organe théorique, Critica sociale.
La deuxième tendance, très largement majoritaire, est celle quon appelle maximaliste ou parfois maximaliste-électionniste et dont le principal leader est Giacinto Menotti Serrati XE "Serrati" . Elle est appelée maximaliste simplement parce que son programme est maximum, projetant, disons, la révolution pure et simple et non pas de simples réformes sociales. La critique que Gramsci lui fera, cest que ce maximalisme est verbal, incapable de réaliser son programme.
Et enfin la troisième tendance, la fraction communiste abstentionniste, dirigée par celui qui sera le véritable animateur et pour ainsi dire le maître du Parti communiste italien à venir : Amadeo Bordiga XE "Bordiga" . Aujourdhui nous qualifierions peut-être de gauchiste cette fraction ; elle sappelle absentionniste parce quelle refuse de se corrompre dans les élections, et cest elle qui fera en 1921 la scission de Livourne. Gramsci fait alliance avec elle parce quil pense que le danger principal est dans le verbalisme des maximalistes, et aussi parce quil na pas su organiser LOrdine nuovo en tendance nationale.
Ces indications données, nous revenons à la traduction de la chronologie.
Donc le second congrès de lInternationale communiste se prononce en faveur de « lutilisation des institutions bourgeoises de gouvernement en vue de leur destruction ». Bordiga XE "Bordiga" expose la position du groupe de LOrdine Nuovo qui nétait pas représenté au congrès. Lénine XE "Lénine" , malgré les dissensions de la délégation italienne, définit la motion de Gramsci, Per un rinnovamento del Partito socialista, celle dont je parlais tout à lheure, comme « correspondant pleinement aux principes de la troisième Internationale ». Août : Gramsci se détache de Togliatti XE "Togliatti" et Terracini XE "Terracini" et refuse dentrer dans la fraction communiste électionniste de la section socialiste de Turin, rassemblant autour de lui un petit groupe d« éducation communiste », cétait le nom de ce groupe, « Educazione comunista », dont la tendance était proche des abstentionnistes bordigiens. Il publie larticle : « Le programme de LOrdine Nuovo » (LOrdine Nuovo du 14 et du 28 août).
Septembre. Gramsci participe au mouvement doccupation des usines. Il se rend également à Milan dans certains établissements, cest à dire certaines entreprises. Dans une série darticles, publiés dans lédition turinoise de lAvanti!, il met en garde les ouvriers contre lillusion que loccupation pure et simple des usines résoudra par elle-même le problème du pouvoir, et il souligne la nécessité de créer une défense ouvrière militaire.
Octobre. Il favorise la fusion des divers groupes, le groupe abstentionniste, le groupe communiste électionniste et le groupe « éducation communiste », donc les divers groupes de la section socialiste de Turin. Et il publie dans LOrdine Nuovo larticle : « Le Parti communiste » (9 octobre). Dans la première quinzaine doctobre, il participe à Milan à la réunion des divers groupes qui sont daccord pour soutenir lacceptation des 21 conditions de lInternationale, cest à dire les abstentionnistes menés par Bordiga XE "Bordiga" , le groupe de LOrdine Nuovo mené par Gramsci et les éléments de la gauche du P. S. I.. Sélabore alors un « Manifeste-programme » de la fraction communiste signé par Bombacci XE "Bombacci" , Bordiga, Fortichiari XE "Fortichiari" , le groupe de LOrdine Nuovo, etc., que LOrdine Nuovo publie le 30 octobre.
28-29 novembre. Gramsci participe à la rencontre dImola, petite ville de Toscane, où se constitue officiellement la fraction communiste du P. S. I., quon appelle par conséquent la fraction dImola XE "Fraction dImola" .
24 décembre. Parution du dernier numéro de LOrdine Nuovo hebdomadaire. Une anthologie des écrits de Gramsci pour LOrdine Nuovo, compilés par Piero Gobetti XE "Gobetti" lannée suivante, ne verra jamais le jour. Lédition turinoise de lAvanti! reprend le titre de LOrdine Nuovo et la direction du nouveau quotidien organe des communistes turinois est confiée à Gramsci.
1921. 1er janvier. Sortie à Turin du premier numéro de LOrdine Nuovo quotidien (dans la première page le mot de Lassalle XE "Lassalle" : « Dire la verità è rivoluzionario », « Dire la vérité est révolutionnaire »). À la rédaction on trouve Togliatti XE "Togliatti" , Leonetti XE "Leonetti" , Ottavio Pastore XE "Pastore" , Mario Montagnana XE "Montagnana" , Giovanni Amoretti XE "Amoretti" , etc.
14 janvier. Avec Zino Zini XE "Zini" et dautres camarades, Gramsci fonde lInstitut de culture prolétarienne, section du ProletKult de Moscou.
15-21 janvier. Il participe à Livourne au XVIIe Congrès du P. S. I.. Pour la motion dImola XE "Fraction d'Imola" (dite « communiste pure ») prennent la parole Terracini XE "Terracini" , Bordiga XE "Bordiga" , Bombacci XE "Bombacci" et les représentants de lInternationale communiste Kabakchec XE "Kabakchec" et Rákosi XE "Rákosi" . La motion obtient 58 783 voix. La motion de Florence (dite « communiste unitaire », représentée par Serrati XE "Serrati" , qui correspond par conséquent à la tendance maximaliste) obtient la majorité des voix (98 028) ; celle de Reggio Emilia XE "Emilia" (réformiste) 14 695 voix. Les délégués de la fraction communiste décident le 21 janvier la constitution du « Parti communiste dItalie. Section de la Troisième Internationale ». Gramsci fait partie du Comité central. Le Comité exécutif est constitué de Bordiga, Fortchiari XE "Fortchiari" , Grieco XE "Grieco" , Repossi XE "Repossi" et Terracini.
28 janvier. Sur la scission de Livourne, Gramsci écrit dans LOrdine Nuovo larticle : « Caporetto et Vittorio Veneto ». Dans la polémique journalistique des derniers mois, il attaque dun côté les « mandarins » du syndicat et les réformistes, de lautre le centrisme maximaliste du P. S. I.. Dans une série darticles il met en mouvement une analyse du contenu de classe du mouvement fasciste.
27 février. Il fait la connaissance de Giuseppe Prezzolini XE "Prezzolini" et il assiste à lune de ses conférences à la Maison du Peuple de Turin sur « Intellectuels et ouvriers ».
Octobre. À la veille du XVIIIe congès du P. S. I. Gramsci publie larticle : « Le congrès socialiste » dans LOrdine Nuovo du 9 octobre.
Petite incise ici pour dire ce qui ne devrait pas avoir besoin dêtre dit, cest quil faut être attentif à ne pas confondre, surtout en cette période de la scission, le P. S. I., cest à dire le Parti socialiste italien, et le nouveau P. C. I. qui vient de sortir de la fraction dite dImola XE "Fraction d'Imola" .
Donc à la veille du XVIIIe congès du P. S. I. Gramsci publie larticle : « Le congrès socialiste » dans LOrdine Nuovo du 9 octobre. Le courant maximaliste, dirigé par Serrati XE "Serrati" , confirme au congrès sa propre adhésion à lInternationale communiste.
Décembre. LExécutif de lInternationale communiste publie une série de 25 thèses sur le « front unique ouvrier », qui développent les directives données par le troisème congrès de lInternationale communiste pour « la conquête de la majorité du prolétariat ».
18, 19, 20 décembre. Gramsci participe à Rome à la réunion élargie du Comité central du parti et, avec Bordiga XE "Bordiga" , Graziadei XE "Graziadei" , Sanna XE "Sanna" , Tasca XE "Tasca" et Terracini XE "Terracini" , il présente le rapport sur les thèses qui concernent la question agraire, la question syndicale et la tactique à présenter pour le second congrès du P. C. I.. Le 31 décembre LOrdine Nuovo publie lappel de lExécutif de lInternationale communiste pour le « front unique ».
1922. 20-24 mars. Gramsci participe à Rome au second congès du P. C. I. qui approuve à une grande majorité ce que lon appelle les « thèses de Rome », dans une polémique implicite avec la tactique du « front unique ». Gramsci juge que la tactique du « front unique » est réalisable sur le terrain syndical, mais en excluant les alliances politiques. Il est rapporteur avec Tasca XE "Tasca" sur la question syndicale. Au congrès se détache une minorité (Tasca, Graziadei XE "Graziadei" , Vota XE "Vota" , etc.) qui sera ensuite définie comme de droite sur les positions de lInternationale communiste. Gramsci est désigné pour représenter le parti à Moscou au Comité exécutif de lInternationale.
26 mai. Dans de difficiles conditions de santé il part pour Moscou, en même temps que Graziadei XE "Graziadei" et Bordiga XE "Bordiga" .
Juin. Il participe à la seconde conférence de lExécutif élargi de lInternationale communiste (7-11 juin). Il entre dans lExécutif de lInternationale communiste. Après la conférence, il est hébergé pour quelques mois dans la maison de soin de Serebrjanyibor, près de Moscou, où en septembre il fait la connaissance de Julija (« Giulia ») Schucht XE "Schucht" .
1-4 octobre. Le XIXe congrès du P. S. I. décide lexpulsion du courant réformiste et renouvelle son adhésion à lInternationale communiste.
28 octobre. « Marche sur Rome » : les fascistes prennent le pouvoir. Commence une période dillégalité de fait pour le P. C. I.. Dans le parti, rappellera Trotsky XE "Trotsky" en 1932, personne, excepté Gramsci, nadmettait la possibilité dune dictature fasciste.
Novembre-décembre. Gramsci participe au IVe Congrès de lInternationale communiste (5 novembre-5 décembre), qui soccupe de la « question italienne » et, en particulier, de la fusion entre le P. C. I. et le P. S. I. soutenue par Zinoviev XE "Zinoviev" . La commission de fusion est composée, pour les communistes, de Gramsci (en remplacement de Bordiga XE "Bordiga" ), de Scoccimaro et Tasca XE "Tasca" et, pour les socialistes, de Serrati XE "Serrati" , Tonetti XE "Tonetti" et Maffi XE "Maffi" . Le projet de fusion, que la majorité du P. C. avait en aversion et quelle acceptait par discipline envers lInternationale communiste, na cependant pas réussi à cause, entre autres, de larrestation en Italie de Serrati et de laction développée à lintérieur du P. S. I. par le courant dirigé par Nenni XE "Nenni" .
1923. Février. Pendant que Gramsci se trouve à Moscou, en Italie la police arrête une partie du Comité exécutif du P. C. I. (Bordiga XE "Bordiga" , Grieco XE "Grieco" , etc.) et de nombreux dirigeants locaux. Un mandat darrêt est lancé également contre Gramsci. Terracini XE "Terracini" soccupe de remettre sur pied lorganisation.
Avril-mai. De sa prison Bordiga XE "Bordiga" transmet à la direction un « appel aux camarades du P. C. I. », dans lequel il critique laction développée au Comité exécutif de lInternationale communiste en particulier pour ce qui concerne les rapports avec le P. S. I.. Lappel, accepté en un premier temps, bien quavec quelque perplexité, par Togliatti XE "Togliatti" , Terracini XE "Terracini" , Scoccimarro XE "Scoccimarro" , etc., est repoussé dans les mois suivants par Gramsci qui refuse de le signer. Terracini se rend à Moscou et le travail de direction du parti est assumé en Italie par Togliatti.
12-23 juin. Avec Scoccimarro XE "Scoccimarro" , Tasca XE "Tasca" , Terracini XE "Terracini" et Vota XE "Vota" , Gramsci participe aux travaux de la troisième conférence de lExécutif élargi de lInternationale communiste, et prononce un discours en son sein devant la Commission pour « la question italienne ». LExécutif élargi procède dautorité à la désignation dun nouveau Comité exécutif du Parti communiste dItalie, avec la participation de représentants de la minorité (dite de droite). En font partie : Togliatti XE "Togliatti" , Scoccimarro, Tasca, Vota, Fortichiari XE "Fortichiari" (remplacé peu après par Gennari XE "Gennari" ). Terracini prend à Moscou le poste de Gramsci qui, lui, est nommé à Vienne.
Août. Bordiga XE "Bordiga" et Grieco XE "Grieco" démissionnent du Comité central du Parti communiste dItalie.
12 septembre. Dans une lettre au Comité exécutif du parti, Gramsci communique la décision de lExécutif de lInternationale communiste de publier un nouveau quotidien ouvrier avec la collaboration du groupe des « terzinternazionalisti », cest à dire des hommes qui se sont alignés sur les positions de la Troisième Internationale. Il propose comme titre LUnità (LUnité). Dans la lettre Gramsci annonce pour la première fois le thème de lalliance entre les couches les plus pauvres de la classe ouvrière du nord et les masses paysannes du sud.
21 septembre. À Milan la police arrête les membres du nouveau Comité exécutif du P. C. I.. Accusés dun complot contre la sécurité de lEtat, ils sont soumis à linstruction et puis, après trois mois de prison, finalement libérés.
18-26 octobre. Le procès contre Bordiga XE "Bordiga" , Grieco XE "Grieco" , Fortichiari XE "Fortichiari" et les autres dirigeants communistes finit par un acquittement général.
Novembre. Vers la fin du mois Gramsci se transporte à Vienne. À la fin de 1923 et au commencement de 1924 il collabore, sous le pseudonyme de G. Masci XE "Masci" , à « La Correspondance internationale » avec quelques articles sur la situation interne italienne et sur le fascisme.
1924. Janvier. Il projette de fonder une revue trimestrielle détudes marxistes et de culture politique, sous le titre Critica proletaria (Critique prolétarienne). Il projette en outre une nouvelle série de LOrdine Nuovo. Il propose à Zino Zini XE "Zini" la traduction dune anthologie de Marx XE "Marx" et de Engels XE "Engels" sur le matérialisme historique.
Février. 9 février. Dans une lettre à Togliatti XE "Togliatti" et Terracini XE "Terracini" il expose pour la première fois abondamment sa conception du parti dans le cadre national et international et il annonce son projet de travailler à la création dun nouveau groupe dirigeant communiste sur les positions de lInternationale communiste. Il reconfirme son refus de signer lappel de Bordiga XE "Bordiga" .
12 février. Sortie à Milan du premier numéro de LUnità. Quotidien des travailleurs et des paysans et, à partir du 12 août, avec lentrée des « terzinternazionalisti » dans le parti, Organe du Parti communiste dItalie. Avec la fusion entre les « terzini » et les communistes la direction est assumée par Alfonso Leonetti XE "Leonetti" . Dans le numéro du 22 février paraît larticle : « Le problème de Milan » dans lequel Gramsci pose le « problème national » de la conquête du prolétariat social-démocrate de Milan.
1er mars. Préparé en grande partie par Gramsci, sort à Rome le premier numéro de LOrdine Nuovo semi-mensuel. Revue de politique et de culture ouvrière, IIIe série par conséquent de LOrdine Nuovo. Dans la manchette on lit : « LOrdine Nuovo se propose de susciter dans les masses des ouvriers et des paysans une avant-garde révolutionnaire, capable de créer lEtat des conseils des ouvriers et des paysans et de fonder les conditions pour lavènement et la stabilisation de la société communiste. ». Léditorial de Gramsci, « Capo » (Le Chef), est dédié à la mémoire de Lénine XE "Lénine" .
6 avril. Gramsci est élu député dans la circonscription de Vénétie.
12 mai. Il rentre en Italie après deux années dabsence. Dans la seconde moitié de mai, il participe à la 1ère conférence nationale du parti qui se tient clandestinement dans les environs de Côme, en présence des représentants du Comité central et des Fédérations provinciales. Le rapport politique est présenté par Togliatti XE "Togliatti" . Gramsci critique la ligne politique de Bordiga XE "Bordiga" , mais la grande majorité des cadres du parti restent sur les positions de la gauche bordighienne. Gramsci entre dans le Comité exécutif du parti.
Juin. Il se rend à Rome. Togliatti XE "Togliatti" remplace Gramsci comme délégué à Moscou au cinquième congrès de lInternationale.
10 juin. Laffaire Matteoti.
Matteoti était ce député libéral, mais de lopposition, qui sétait fait assassiner par les fascistes.
Avec le camarade Luigi Repossi Gramsci participe aux réunions de lopposition parlementaire (le « Comité des seize ») : il propose un appel aux masses et la grève générale politique. Il dirige de Rome les services politiques de LUnità et la Section Agitation et Propagande.
À Moscou le cinquième congrès (17 juin-8 juillet) commence la campagne qui a pour fin la « bolchevisation » des « sections » adhérentes à lInternationale communiste, et il confirme la tactique du front unique et le mot dordre de « gouvernement ouvrier et paysan ». Togliatti XE "Togliatti" , avec Bordiga XE "Bordiga" , est élu à lExécutif de lInternationale communiste.
Juillet. Dans la première quinzaine de juillet Gramsci intervient au Comité central sur la politique du P. C. I. et des oppositions antifascistes face à la crise du fascisme.
Août. La fraction des « terzinternazionalisti » se dissout et se fond dans le P. C. I.. Entrent au Comité central, entre autres, Serrati XE "Serrati" , Maffi XE "Maffi" , Marabini XE "Marabini" . Gramsci, secrétaire général du parti, développe le 13-14 août un rapport au Comité central sur Les tâches du Parti communiste face à la crise de la société capitaliste italienne. Il participe aux réunions du parti à Turin et Milan. À Moscou Giulia donne le jour à un bébé : Delio.
Septembre. Commencement de la transformation de la structure dorganisation du parti sur la base des « cellules ». Gramsci participe à la réunion clandestine du Comité exécutif à Campanna Mara, au-dessus dAsso. Il est présent au congrès provincial de Naples où il développe un rapport sur la polémique avec Bordiga XE "Bordiga" .
Octobre. Il est présent dans divers congrès provinciaux qui doivent se prononcer sur la nouvelle orientation du parti. Le 19-22 octobre, à Rome, à une réunion du Comité central, il développe un rapport sur la situation politique italienne en vue de la reprise des travaux parlementaires.
20 octobre. Le groupe parlementaire communiste propose aux Oppositions la constitution du Parlement des Oppositions (de lAntiparlement). La proposition est repoussée.
12 novembre. À la réouverture de la Chambre le député communiste Luigi Repossi XE "Repossi" se présente, seul, dans lenceinte et lit une déclaration antifasciste. À la séance du 26 tout le groupe communiste rentre en séance.
1925. Février. Gramsci collabore à la création dune école du parti par correspondance, et il est chargé de la rédaction des fascicules.
Mars-avril. Il se rend à Moscou pour participer aux travaux de la Ve session de lExécutif élargi de lInternationale communiste (21 mars-6 avril). Il intervient sur le travail dagitation et de propagande qui sest développé dans le Parti communiste dItalie à la Conférence de la Section dAgitation et de Propagande de lExécutif de lInternationale communiste. LInternationale des paysans transmet, vers la fin de lannée, au congrès de Macomer du Parti sarde dAction un manifeste, redigé par Grieco XE "Grieco" mais inspiré par Gramsci, sur lalliance entre la classe ouvrière italienne et les paysans et les éleveurs sardes.
16 mai. Gramsci prononce à la Chambre des Députés un discours contre le projet de loi sur les associations secrètes, présenté par Mussolini XE "Mussolini" et Alfredo Rocco XE "Rocco" . Dans la seconde quinzaine de mai, en un rapport au Comité central, il pose le problème de la « bolchévisation » du parti et ouvre le débat préparatoire en vue du troisième congrès national.
Juin. Dans une lettre en date du 1er juin à LUnità Damen XE "Damen" , Repossi XE "Repossi" , Fortichiari XE "Fortichiari" , etc. annoncent la constitution dun Comité dentente, à lintérieur du parti, entre les éléments de gauche. Ce Comité est dirigé par Bordiga XE "Bordiga" .
1er juillet. Gramsci présente un rapport au Comité central réuni à Campanna Mara pour examiner linitiative du courant bordighien. LInternationale communiste considère le Comité dentente comme lamorce dune activité fractionniste et en décide la dissolution. Dans les mois de juillet et daoût Gramsci participe dans toute lItalie à de nombreuses réunions pour discuter de la situation interne du parti. En août, à Naples, il a une rencontre et une longue discussion avec Bordiga XE "Bordiga" , en présence des cadres communistes locaux. Il conclut avec Onorato Damen XE "Damen" et Jules Humbert-Droz XE "Humbert-Droz" (représentants de lInternationale) un accord pour la dissolution du Comité dentente de Bordiga.
Août-septembre. Il élabore, en collaboration avec Togliatti XE "Togliatti" , les thèses à présenter au troisième congrès.
1926. Lannée de larrestation et, par conséquent, la fin de notre chronologie. Janvier. Gramsci participe dans la seconde moitié de janvier, à Lyon, au troisième congrès national du Parti communiste dItalie et il présente le rapport sur la situation politique générale. Les résultats du congrès constituent une écrasante affirmation du nouveau groupe dirigeant communiste guidé par Gramsci ; votes favorables : 90,8%, votes pour la gauche bordighienne : 9,2%, absents et non consultés : 18,9%. Entrent dans le nouveau Comité exécutif : Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Scoccimarro XE "Scoccimarro" , Camilla XE "Camilla" , Ravera XE "Ravera" , Ravazzoli, etc.
Février. Le 6 février Gramsci participe à la réunion du Comité directeur et il intervient dans la discussion sur les Comités ouvriers et paysans et sur la transformation du Comité syndical en organisme de masse.
2-3 août. Il présente un rapport au Comité directeur sur la crise économique et sur la tactique à suivre dans les rapports entre les masses ouvrières et les classes moyennes.
12 septembre. La conférence agraire du parti, qui se déroule clandestinement à Bari, approuve les « thèses sur le travail paysan » directement inspirées par Gramsci. Dans la seconde moitié de septembre le Comité directeur vote une résolution sur La situation politique et les tâches du P. C. I. rédigée par Scoccimarro XE "Scoccimarro" en collaboration avec Gramsci.
Octobre. Le 14 octobre, au nom du Bureau politique du P. C. I., il envoie au Comité central du Parti communiste russe une lettre relative aux luttes de tendances au sein du parti bolchevique. Dans la lettre Gramsci attire lattention sur le danger que de telles luttes ne finissent par annuler « la fonction dirigeante que le parti communiste dU. R. S. S. avait conquise sous limpulsion de Lénine XE "Lénine" . » La lettre est retenue par Togliatti XE "Togliatti" mais communiquée à Boukharine XE "Boukharine" . Gramsci répète son argumentation dans une seconde et brève lettre à Togliatti.
1926. Dans le même mois doctobre, il développe un essai, resté incomplet, Quelques thèmes de la question méridionale. Face à la politique de répression conduite par lEtat, cest à dire lEtat italien fasciste, contre les oppositions, la direction du P. C. I. se préoccupe de la sécurité personnelle de Gramsci et organise un plan pour son passage clandestin en Suisse. Gramsci ne semble pas avoir approuvé ce plan.
Novembre. Les 1er, 2, 3 novembre se déroule clandestinement à Valpolcevera, dans les environs de Genova, une réunion du Comité directeur, en présence de Humbert-Droz XE "Humbert-Droz" , chargé de donner des éclaircissements sur les discussions en cours dans la partie bolchevique entre la majorité, cest à dire Staline et Boukharine XE "Boukharine" , et lopposition formée par formée par Trotsky XE "Trotsky" , Zinoviev XE "Zinoviev" et Kamenev XE "Kamenev" . Gramsci, pendant quil se rendait au lieu de la réunion, fut arrêté par la police et contraint de retourner à Rome.
8 novembre. En conséquence des « lois exceptionnelles » adoptées par le régime fasciste, Gramsci, en dépit de son immunité parlementaire, est arrêté avec dautres députés communistes et il est incarcéré à la prison de Regina Coeli XE "Coeli" dans un isolement complet.
Ici commence la vie carcérale de Gramsci qui durera plus de dix ans, essentiellement à la prison de Turi et de Formia puis, pour finir, dans cette prison clinique qui sappelait ironiquement « Quisisana », « Ici on guérit », période carcérale sur laquelle, par conséquent, nous ne donnerons plus, du moins maintenant, de renseignements chronologiques il est vrai que, en un sens, il se passe peu de choses dans la vie dun prisonnier et sur laquelle nous reviendrons pour une chronologie plus vaste, une chronologie politique générale, lorsque le besoin sen fera sentir dans la deuxième partie de lannée. Vous trouverez les éléments nécessaires à la connaissance de la vie de Gramsci en captivité dans louvrage de Giuseppe Fiori XE "Fiori" que, je vous répète, il faut absolument lire : La vie dAntonio Gramsci chez Fayard.
TC PREMIERE PARTIE La critique de Boukharine par Gramsci
TC A. « Quelques points préliminaires de reference »
TC 3. Introduction aux questions les plus générales du matérialisme historique
(Cahier 11, § )
Nous avons arrêté la chronologie de la vie de Gramsci au moment de son arrestation en 1926 afin déviter tout de même dêtre trop long au niveau des simples documents de travail. Si quelque chose nous manque du point de vue chronologique au moment où nous passerons au Gramsci ordinoviste, au Gramsci théoricien des institutions de la classe ouvrière, cest à dire dans le deuxième versant de lannée, si quelque chose nous manque en particulier pour bien suivre les différentes évolutions de la Troisième Internationale et leurs répercussions en Italie, nous y reviendrons à ce moment-là.
Il est temps maintenant de se préparer à aborder ce qui fera le thème de la première partie de cette année, à savoir les questions les plus générales sur le matérialisme historique telles que Gramsci les traite. Et je vous rappelle que nous avons choisi de les suivre sur un ensemble de textes à la fois cohérents et relativement courts, ceux dans lesquels Gramsci procède à la critique du célèbre Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" .
Il faudrait que vous commenciez pour votre part à lire, bien entendu, le Manuel de Boukharine XE "Boukharine" . Selon les bonnes méthodes, en tout cas les méthodes efficaces, il faudrait commencer par lAvant-propos et lIntroduction et sauter de là directement à la fin du volume, aux pages 339 à 350, dans le Supplément qui sintitule : « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique », parce que dans ces « Brèves remarques » Boukharine ressaisit lui-même lintérêt général de son travail et répond à des critiques qui sétaient déjà fait jour à son sujet, et que, par conséquent, avant de plonger dans le détail des huit chapitres qui composent louvrage, il est bon de voir les enjeux généraux dans lAvant-propos, lIntroduction et puis ce Supplément.
Pour notre part, nous nallons pas ici entrer dans la lecture même de Boukharine XE "Boukharine" cest quelque chose que vous pouvez faire par vous-mêmes, il nous faut économiser le temps mais bien dans celle de Gramsci critiquant Boukharine. Il est donc bien évident que si vous navez pas lu de votre côté le Manuel populaire de sociologie marxiste, tout cela vous restera fermé, et que par conséquent il y a là un travail propre dont, je crois, vous ne pouvez vous dispenser.
Tous les textes de Gramsci que nous allons étudier, je vous le rappelle, se trouvent dans Il materialismo storico, le premier tome de lédition Einaudi des Quaderni del Carcere. Mais lordre suivi par Platone XE "Platone" , celui qui a pris soin de cette édition, nétant pas lordre même des Cahiers de la prison, nous restituerons, nous, lordre même des manuscrits, et par conséquent il faut établir rapidement quelques concordances entre les manuscrits et lédition.
Les « Observations et études critiques sur une tentative de Manuel populaire de sociologie », tel est le titre gramscien des pages que nous allons lire dans Il materialismo storico, à partir de la page 119 jusquà la page 165 [G 195-248]. Ces « Observations et études critiques » sont elles-mêmes subdivisées en un certain nombre de sous-titres.
Il y a dabord une sorte dintroduction qui na pas dintitulé propre, p. 119-123 [G 195-200] du Materialismo storico.
Ensuite le § qui sintitule : « Sur la métaphysique », enfin je vous donne les titres en français, pp. 133-134 [G 200-202] ; vous voyez que lon saute de 123 à 133 dans le livre tandis que les choses se suivent dans le manuscrit.
Ensuite « Le concept de science », § , Il materialismo storico, pp. 135-138 [G 202-205].
§ , « Questions de nomenclature et de contenu », Il materialismo storico, pp. 148-152 [G 205-209].
§ , « Lainsi-nommée réalité du monde extérieur » ou, plus mal traduit, « Ce quon appelle... » ou « La prétendue réalité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 138-143 [G 210-214].
§ , « Jugement sur les philosophies du passé », Il materialismo storico, pp. 145-146 [G 214-215].
§ , « Sur lart », Il materialismo storico, pp. 165-166 [G 215-216].
§ , « Objectivité et réalité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 143-145 [G 216-218].
§ , « La science et les instruments scientifiques », Il materialismo storico, pp. 152-153 [G 218-219].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 129-133 [G 220-224].
§ , « La téléologie », Il materialismo storico, p. 165 [G 224].
§ , « Le langage et la métaphore » eh oui! ce nest pas un titre derridéen, cest un titre gramscien , Il materialismo storico, pp. 147-148 [G 224-226].
§ , « Réduction de la philosophie de la praxis à une sociologie », Il materialismo storico, pp. 126-128 [G 226-228].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 124, 126 et 128. [G 228-231].
§ , « Le concept dorthodoxie », Il materialismo storico, pp. 157-159 [G 231-235].
§ , « Limmanence et la philosophie de la praxis », Il materialismo storico, pp. 146-147 [G 235-236].
§ , « Linstrument technique », Il materialismo storico, pp. 154-156 [G 236-239].
§ , « La matière », Il materialismo storico, pp. 160-162 [G 239-242].
§ , « La cause dernière », Il materialismo storico, p. 135 [G 242-243].
§ , « Quantité et qualité », Il materialismo storico, pp. 133-164 [G 243-244].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 128-129 [G 244-245].
§ , « Lobjectivité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 143-145 [G 246-247].
Et enfin § , « La téléologie », de nouveau, Il materialismo storico, pp. 164-165 [G 247-248].
Alors, par cette concordance, ce que jai fait cest tout simplement prendre dans lordre des manuscrits les différents paragraphes qui constituent ensemble le deuxième point du Cahier 11, les « Observations et études critiques sur une tentative de Manuel populaire de sociologie » de Boukharine, et donner les références correspondantes dans lédition Einaudi.
Toutefois, avant den venir à la lecture même de Boukharine par Gramsci, et pour la comprendre, il faut remonter un peu plus haut dans le même manuscrit du Cahier 11, sur la quinzaine de pages qui sintitulent « Quelques points préliminaires de référence » et qui précèdent en effet, pour de bonnes raisons, la critique de Boukharine. Il sagit donc du § dans le Cahier 11, ce qui correspond dans le Materialismo storico, édition Einaudi, aux pages 3 à 20 [G 175-195].
Dans ces pages sont mis au point des concepts proprement gramsciens concernant la philosophie, le bon sens, le sens commun, la religion, la science, les relations de toutes ces dimensions les unes avec les autres et puis, surtout peut-être, une théorie générale du rapport entre les intellectuels et les masses, tous concepts qui sont absolument indispensables à la compréhension de la critique de Boukharine XE "Boukharine" . Cest pourquoi cela vous donnera le temps dailleurs de continuer à lire Boukharine tranquillement nous commencerons par ces pages-là, qui ne le visent pas encore directement mais qui sont nécessaires à la compréhension des pages suivantes.
Je procéderai tout simplement, puisque le texte nest pas connu en français, à une traduction au moins des passages les plus importants, au cours de laquelle nous laisserons venir le commentaire ou quelques remarques si du moins je ne peux pas toutes les réprimer, fort librement, mon but principal ici étant de vous livrer laccès à Gramsci même beaucoup plus quune prétendue lecture de Gramsci dont je ne prétends pas encore être capable.
Donc « Quelques points préliminaires de référence ».
« Il convient de détruire le préjugé fort répandu selon lequel la philosophie serait quelque chose de très difficile, du fait quelle est lactivité intellectuelle propre dune catégorie déterminée dhommes de science spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs de systèmes. Il convient par conséquent de démontrer préliminairement que tous les hommes sont philosophes, définissant les limites et les caractères de cette philosophie spontanée qui est le propre de tout le monde, cest à dire de définir préliminairement les limites et les caractères de la philosophie qui est contenue : 1) dans le langage même, lequel est un ensemble de notions et de concepts déterminés, et non pas seulement un ensemble de paroles grammaticalement vides de contenu ; 2) dans le sens commun et le bon sens ; 3) dans la religion populaire, et de là également dans tout le système de croyances, de superstitions, dopinions, modes de vie et daction, qui se rassemblent en un faisceaua, cest à dire dans ce quon nomme généralement le folklore.
Ayant démontré que tous sont philosophes, fût-ce à leur propre manière, de façon inconsciente, puisque même dans la moindre manifestation dune quelconque activité intellectuelle, cest à dire dans le langage, se trouve contenue une conception déterminée du monde, on passe ensuite au second moment, au moment de la critique et de la conscience, cest à dire à la question suivante : est-il préférable de penser sans en avoir une conscience critique, sur le mode épars et occasionnel, cest à dire de participer à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu extérieur, ce qui veut dire toujours par lun des nombreux groupes sociaux dans lesquels chacun est automatiquement englobé depuis son entrée dans le monde conscient (et cela peut être le village dans lequel on est né ou la province, cela peut avoir son origine dans la paroisse ou dans lactivité intellectuelle du curé ou du vieillard patriarchal dont la sagesse fait loi, ou dans la petite femme qui a hérité la sagesse des mégères, ou dans le petit intellectuel aigri dans sa propre stupidité et impuissance à agir), ou bien est-il préférable délaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique, et de là, en connexion avec un tel travail de son propre cerveau, de choisir sa propre sphère dactivité, de participer activement à la production de lhistoire du monde, dêtre le guide de soi-même et de ne plus accepter passivement dans une attitude de renonciation que ce soit lextérieur qui donne le sceau à notre personnalité propre? »
Tel est le coup denvoi de ces « Points préliminaires de référence » que je vous ai traduits sans aucun commentaire, les commentaires étant donnés dabord par Gramsci lui-même dans quatre Notes qui suivent ce début et sur lesquelles nous allons revenir la fois prochaine en même temps que sur un certain nombre de concepts contenus dans ce que nous venons de traduire et qui sont repris dans la suite de ces pages et demandent à être mis au point.
TC 4. La philosophie spontanée de tout le monde
(Cahier 11, § , Notes I-IV)
Nous avions commencé à traduire la semaine dernière le texte intitulé « Quelques points préliminaires de référence », page 3 à page 20 de Il materialismo storico dans lédition Einaudi [G 175-195], dont la lecture est en effet nécessaire, disions-nous, avant daborder et pour pouvoir comprendre la critique que Gramsci opère du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . À peine avions-nous dailleurs commencé à traduire ce texte préliminaire. Il appelle cependant déjà quelques remarques, ne serait-ce que pour bien comprendre en leur sens marxiste matérialiste les notions ici employées, et non pas dans le sens idéaliste que dune certaine façon, cependant, elles semblent pouvoir avoir, à commencer par cette idée que la philosophie nest pas en soi quelque chose désotérique, de difficile, dinaccessible, de réservé à une élite intellectuelle, puisquau contraire, affirme Gramsci, « tous les hommes sont philosophes ». Il y a même là un appel fait à la « philosophie spontanée » de « tout le monde ».
Il serait parfaitement erroné de concevoir cette référence à lêtre philosophique possible de « tout le monde » au sens traditionnel enfin depuis Socrate XE "Socrate" , ou depuis la lecture platonicienne XE "Platon" de Socrate dont il y a au contraire chez Gramsci une réinterprétation matérialiste parfaitement consciente delle-même. Nous verrons dans la suite du texte quil sagit bien, en effet, du « Connais-toi toi-même », du « Conosci te stesso », du « Gnôthi séauton », mais non pas considéré comme le retour ou le recours à ce dedans de lâme selon Platon XE "Platon" , que lon opère par la réminiscence, ni non plus à cette espèce de présence pure à soi-même dans la syntaxe élémentaire de ce dont on a conscience, comme le voudra Descartes XE "Descartes" . Il ne sagit pas du retour à la réminiscence platonicienne XE "Platon" ni du retour à une constitution transcendantale de la conscience. En réalité, la conception gramscienne de la philosophie et de son rapport à lensemble de la culture est entièrement une conception matérialiste et historique.
Il nen reste pas moins que le problème se posera peut-être plutôt pour nous et en marge du texte gramscien que dans Gramsci même de ce que présuppose un tel retour à la possibilité de philosopher en chacun, même comprise de façon matérialiste historique. On trouve, par exemple, dans les précisions données par Gramsci sur cette philosophie spontanée de tout le monde, des indications qui font question.
La première qui nest pas la première par hasard car cest aussi la première formation de Gramsci que davoir été un étudiant en linguistique est cette indication que le langage même est pour ainsi dire le lieu naturel de la pensée. Il est vrai que cest déjà tout autre chose, quitte à se risquer à donner ou à indiquer un élément naturel pour la pensée, un élément tout simplement donné en quelque sorte, cest déjà autre chose que de définir le langage comme un tel élément, et non pas comme la présence à soi de la conscience dans la représentation ou dans la réminiscence, parce que le langage est lui-même un être collectif et historique. Néanmoins, il est bien certain que Gramsci perçoit ce langage comme une sorte de structure transcendantale, « un ensemble », dit-il exactement, « de notions et de concepts déterminés, et non pas simplement un enchaînement de paroles vides de contenu ». Alors il y a plusieurs façons de concevoir le retour du langage sur soi comme milieu naturel de la pensée. Cette question a, par exemple, son versant heideggerien XE "Heidegger" . Il est certain que dans tout le später Heidegger XE "Heidegger" die Sprache, la langue, est le seul lieu subsistant, pour autant quon puisse dire que la langue elle-même subsiste, le seul lieu subsistant du Denken, de la pensée. Et il en va de même ici.
Toutefois, les autres indications données aussitôt par Gramsci obligent à corriger la trace, peut-être, didéalisme transcendantal qui pourrait encore subsister dans une attitude dorigine cependant linguistique, puisque ces autres indications nous éloignent définitivement de lordre du pur ou du propre de la raison demeurant auprès de soi-même, et nous font dériver au contraire vers lensemble de la culture objectivement donnée, dans ce quelle a de non déjà philosophique, de non déjà conceptualisé et dessentiellement impur, comme par exemple « le sens commun et le bon sens », « la religion populaire », les « croyances », les « superstitions » et les « opinions », toutes nommées en vrac dans le texte que nous avons lu la dernière fois. Rien nest plus parlant, de ce point de vue, que le terme qui rassemble pour Gramsci toutes ces dimensions subsistantes naturelles de la pensée en puissance, celle par laquelle nous sommes tous philosophes, puisque ce terme est tout simplement celui de « folklore ». Il faut donc bien conclure quil y a là une théorie folklo de la pensée. Pour folklo quelle soit, elle nen a pas moins des répondants traditionnels de poids. On ne peut quêtre frappé, en effet, à la lecture de ces pages, de la consonance entre Gramsci et Aristote XE "Aristote" . Chez Aristote aussi et quoi quil en soit dune attirance platonicienne XE "Platon" pour la science pure de lIdée dont il ne se débarrassera jamais tout à fait, comme il ne se débarrassera non plus tout à fait dune idée non moins pure de lâme comme activité noétique originelle chez Aristote aussi ce qui domine cest précisément lidée que la connaissance nest jamais pure, quelle consiste au mieux en une sorte de reprise purificatrice, unificatrice, conceptualisante de toutes les connaissances antérieures qui, elles, sont de nature dialectique comme lexpliquent les Topiques, cest à dire bel et bien, en effet, du niveau de lendoxon, du niveau de lendoxalité, cest à dire en effet le sens commun, la religion populaire, les opinions, létat de la question dans la culture, les bibliothèques, les publications. Et la vie philosophique, elle, est conçue comme une vie de lecture avant tout. Platon, vous le savez, regardait de haut, à la fois affectueusement et de façon cependant méprisante, son élève et son futur assassin, Aristote, en le traitant de liseur, « le liseur ». On peut dire que Gramsci, lui aussi, a une philosophie de liseur. Il y a en philosophie ceux qui prétendent voir et ceux qui pensent que limportant est de savoir lire.
Les Notes de Gramsci disent dailleurs, beaucoup mieux que mon propre commentaire ne pourrait le faire, ce qui est en cause dans une telle conception. Il sagit, bien entendu, de passer de lextérieur au propre, à lintérieur donc, si lon veut, de passer de ce qui est imposé de lextérieur par un simple milieu social à une conception propre du monde. Mais au moins cette référence au propre nest-elle pas celle du propre au sens de la métaphysique, de lEigensein de la conscience ou du pur de la raison ; cest plutôt lidée dune reprise permanente du travail collectif. La Note I développe déjà ce point :
« Note I. Par sa conception propre du monde, on appartient toujours à un groupement déterminé, et précisément à celui de tous les éléments sociaux qui partagent un même mode de penser et dagir. On est les conformistes » difficile à traduire, parce que le « on » en italien admet un adjectif au pluriel et non pas en français « on est les conformistes dun quelconque conformisme, on est toujours des hommes-masses, des hommes-collectifs. »
Ce qui veut dire quil ny a de pensée que dans le conformisme, quil ny aucun moment ou aucune instance propre du retour en soi de lactivité pensante détachée des moments dits insuffisants, ou simplement dopinion, ou simplement historiques, comme sil sagissait là dun dépôt quil suffirait de laisser décanter. Et sil sagit de sélever à lordre du concept et à la reprise propre dune histoire, personnelle en un sens, de lensemble de la culture, cest encore un mouvement qui se fait collectivement. Ce qui se voit aussitôt dans la précision que Gramsci apporte à cette question de la libération du « tout le monde » en vue de laccès au propre, de lélévation du niveau de lopinion au niveau dune conception du monde cohérente, car cette question est posée uniquement de manière historique. La suite de la Note I dit en effet :
« La question est celle-ci : de quel type historique est le conformisme, lhomme-masse, dont on fait partie? »
Ce qui veut dire que la sorte de liberté intellectuelle à laquelle il sagit daccéder, par obtention de la cohérence et du théorique proprement dit, ne consiste pas à se détacher purement et simplement des données historico-collectives, disons de lhumus ou du fumier psychologique, familial, scolaire, universitaire, de bibliothèque, de librairie, de revue, bref du moment idéologique historique auquel on appartient toujours, jusques et y compris dans les efforts quon fait pour en un sens sen dégager. Il ne sagit pas de sen séparer, mais de le mettre à distance en le comprenant historiquement. Autrement dit, la liberté est définie ici comme la capacité de linterprétation de lhistoire. « La question est celle-ci : de quel type historique est le conformisme, lhomme-masse, dont on fait partie? »
« Quand la conception du monde », poursuit cette Note I, « nest pas critique et cohérente, mais occasionnelle et éparse, alors on appartient simultanément à une multiplicité dhommes-masses, la personnalité propre quon a est composée dune façon bizarre ; on trouve en elle des éléments des hommes des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de toutes les phases historiques passées, mesquinement locales, et des intuitions dune philosophie à venir, qui sera la philosophie propre du genre humain unifié mondialement. Critiquer sa propre conception du monde signifie par conséquent la rendre unitaire et cohérente et lélever jusquau point où elle rejoint le penser mondial le plus avancé. Cela signifie par conséquent également critiquer toute la philosophie existant jusquici, dans la mesure où celle-ci a laissé des stratifications qui se sont indurées dans la philosophie populaire. Le début de lélaboration critique cest la conscience de ce que lon est réellement, cest à dire un « Conosci te stesso », un « Connais-toi toi-même » comme produit du procès historique qui sest déroulé jusquici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces que tu as reçues sans bénéfice dinventaire. Il convient de faire initialement un tel inventaire. »
Quelques remarques sur cette note dune étonnante densité, dabord pour indiquer tout de même tout ce qui dans le langage de Gramsci ne fait pas question et peut-être ne pouvait, dans les années 1920-1930, faire question pour personne, tandis que pour nous il y a là des questions ; je veux dire, premièrement, cette sorte de définition implicite explicite! mais tenue pour évidente de la philosophie comme conception du monde ; deuxièmement, cette idée car peut-être, après tout, tant quon na pas procédé là aussi à linventaire, comme Gramsci nous y invite, ne sagit-il là en effet que dune idée, au sens kantien classique et strict, dune idée régulatrice à linfini cette idée, donc, quil existe un penser mondial, et un penser mondial qui est à venir, par rapport auquel les idéologies existantes, les degrés de culture existants, les discours philosophiques effectivement tenus se jugent comme plus ou moins actuels, plus ou moins retardataires, plus ou moins avancés. Pour linstant cela se présente comme une sorte de foi. Peut-être est-ce la foi minimale sans laquelle il nest pas question de philosopher, car cela veut dire finalement quil existe une époque, et que le travail propre de la philosophie est de penser lépoque. Cela suppose aussi une certaine sorte de temporalité, dont on ne trouvera pas lélaboration chez Gramsci mais chez quelquun qui écrivait finalement à la même époque, et donc peut-être pas par hasard, à savoir chez Heidegger XE "Heidegger" , dans LEtre et le Temps. Il sagit en effet de cette temporalité qui coule à partir de lavenir. Et Gramsci parle bien sans cesse dune philosophie à venir. Le premier qui lait fait, je pense, cest Feuerbach XE "Feuerbach" . Peut-être cette pensée qui paraît difficile, selon laquelle lavenir est lorigine de la temporalité, rejoint-elle simplement notre pratique à tous. Il est vrai que les textes que nous lisons avec une certaine avidité, un espoir, une admiration réels sont ceux qui, en effet, sont perçus comme venant déjà de lavenir, comme des sortes de fragments dune écriture future et dun mode dêtre futur dont ils sont lanticipation. Et ce qui crée un présent, en matière idéologique ou philosophique, cest le recul dans le passé que ces textes davenir font opérer à dautres, et cest la force de lecture du passé quils donnent. Car dans cette temporalité qui coule de lavenir, enseigne Heidegger dans LEtre et le Temps, le passé aussi est conçu dune façon inhabituelle, cest à dire non pas comme ce qui est derrière nous, mais bel et bien comme ce qui est devant nous. Non pas quil sagisse de le répéter. Il sagit en un sens, comme ici, de le traverser, de sen débarrasser dans une critique radicale, à la fois essentielle et historique, dans une lecture libératrice. Mais cest à travers le passé que davance nous continuons à percevoir et à recevoir les événements, les textes, les comportements, en sorte quil nest pas question, lorsque lon prépare un avenir, de tout simplement opérer des conversions, de tout simplement changer dattitude, par exemple de décider quon en a fini avec la métaphysique et que lon passe à des choses positives, ou au militantisme ou à une discipline scientifique. Le signe, au contraire, que lon se libère véritablement du passé cest quen un sens on nen a jamais fini de le remettre en jeu, de le réécrire ou de le relire, bien entendu non pas dans limmédiateté de sa thèse, dans la conscience quil avait de lui-même, mais par un discours contemporain par lequel il faut commencer, continuer et finir.
Donc la Note I fait apparaître linstance philosophique comme banalité, la philosophie de « tout le monde », mais en un sens, essentiellement historique, qui suppose un rapport de lecture ou de déconstruction, ou de décalage et de réinscription à légard des textes du passé, et qui suppose par conséquent que tout travail philosophique soit fait à partir des textes contemporains, de ces textes météorites et fragmentaires qui tombent du ciel de lavenir et qui seuls attirent véritablement notre désir. Cest ce que va dire aussitôt la Note II :
« Note II. On ne peut pas séparer la philosophie de lhistoire de la philosophie, ni la culture de lhistoire de la culture. Dans le sens le plus immédiat, qui colle à la peaub, on ne peut être philosophe, cest à dire avoir une conception du monde cohérente de façon critique, sans la conscience de son historicité, de la phase du développement quelle représente et du fait quelle est en contradiction avec les autres [dautres] conceptions ou avec des éléments des autres [dautres] conceptions. La propre conception du monde répond à des problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien déterminés et originaux dans leur actualité. Comment est-il possible de penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes du passé [souvent bien lointain et bien dépassé]c? Si cela se produit, cela signifie que lon est devenu anachronique dans son propre temps, que lon est devenu un fossile et que lon nest pas un vivant moderne. Ou pour le moins que lon est composé de façon bizarre. Et en fait il arrive que des groupes sociaux, qui par certains aspects expriment la modernité la plus développée, par dautres sont en retard avec [à légard de] leur position sociale et par conséquent sont incapables dune complète autonomie historique »
et que si, par conséquent, apparaît le thème de lautonomie du propre, en tant que possibilité pour tous de philosopher, cette autonomie est aussitôt affectée, et essentiellement, de ladjectif « historique », quelle consiste même uniquement en une capacité de se mettre au clair avec son histoire, et que cette histoire est toujours celle de la pratique générale il nest pas besoin quelle soit consciente ni que le concept en soit produit la pratique générale dun groupe social.
Quant à la méthode, eh bien elle est de commencer par les textes contemporains. Il faudrait le faire, en réalité, non pas comme on goûte à un dessert exquis vers la fin dune licence de philosophie, par exemple, comme malheureusement cela se pratique trop souvent, mais il faudrait dentrée de jeu traiter le rapport à la Tradition à partir de textes et de prises de position contemporains. Faute de quoi nous risquons dêtre comme ces anachronistes en leur propre temps, ces fossiles qui ne vivent pas de façon moderne, sur lesquels Gramsci répand son mépris.
La Note III, elle, est pour corriger aussi lidéalisme transcendantal qui, peut-être, pourrait encore se loger dans la référence faite au langage.
« Note III. Sil est vrai que tout langage contient les éléments dune conception du monde et dune culture, il sera aussi vrai que du langage de chacun on peut juger la plus grande ou moindre complexité de sa conception du monde. »
Et vous allez voir quil sagit ici non pas du langage comme instance en général, mais bel et bien du discours historiquement et socialement tenu par des individus appartenant à des groupes bien déterminés.
« Qui parle seulement le dialecte », continue Gramsci, « ou comprend la langue nationale à des degrés divers, participe nécessairement dune intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique en opposition [par rapport] aux grands courants de pensée qui dominent lhistoire mondiale. »
Toujours cette idée, cette idée feuerbachienne, également admise et ininterrogée chez Marx XE "Marx" , également admise et ininterrogée ici, quil y a une histoire mondiale. Chez Marx, par exemple, on sait même quil y a ou plutôt quil y aura une histoire mondiale quand aura fini la préhistoire du monde, cest à dire quand le marché lui-même sera devenu mondial. Donc linvocation de la philosophie ici est faite comme il faut, à partir de son origine traditionnelle (le « connais-toi toi-même » de Socrate XE "Socrate" ) et en direction de lobjet propre de la philosophie qui est le devenir-monde du monde. On voit par conséquent que cette théorie matérialiste na, quant à la prétention de penser, la prétention au bon sens du terme, rien à envier aux plus grands moments de la Tradition occidentale, à Hegel XE "Hegel" par exemple. Il reste quon ne voit pas en elle instruite la question du monde comme monde. Il nest pas question de dire bien entendu que tout est dans Gramsci, mais de montrer quil se situe comme les plus grands. Il sagit donc de passer de son village au monde, et non pas den rester, si on traduit cette exigence au niveau du langage, au dialecte, mais bien à la langue nationale, et encore à ces grandes langues nationales, précisera la fin de la note, qui ont valeur de véhicules culturels mondiaux. Peut-être cette vision donnera-t-elle du fil à retordre aux partisans, et surtout aux partisans politiques, par exemple de la langue doc la question étant de savoir si elle est vraiment dégénérée définitivement en un dialecte et si, à ce moment-là, on ne senferre pas dans le provincialisme fossilisé à vouloir y accrocher quelque espoir politique. Gramsci semble prendre au sérieux et pas du tout par nationalisme, le nationalisme est une notion de droite lidée des langues nationales. Il sagit de celles dont le passé culturel est tel quelles véhiculent quelque chose comme une question du monde, quelles sont lun des véhicules à travers lesquels sest fait effectivement le monde comme monde, en loccurrence le monde moderne bourgeois quil sagit de mettre bas afin de lui substituer non pas nimporte quoi, mais bien une autre figure du monde en entier. La note se termine en disant :
« Les intérêts de cet homme », cest à dire de celui qui en reste très simplement au dialecte ou à une maigre compréhension dune langue nationale, « ses intérêts seront restreints, plus ou moins corporatistes ou économistes » vous voyez que la traduction politique ne se fait pas attendre « et non pas universels. Sil nest pas toujours possible dapprendre plusieurs langues étrangères pour se mettre au contact de vies culturelles diverses, il convient au moins de bien apprendre la langue nationale. Une grande culture peut se traduire dans la langue dune autre grande culture, cest à dire quune grande langue nationale, historiquement riche et complexe, peut traduire toute autre grande culture, cest à dire être une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut faire la même chose. ».
Et enfin Note IV, par laquelle nous terminerons :
« Note IV. Créer une nouvelle culture, cela ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes originales, cela signifie aussi, et spécialement, répandre de façon critique des vérités déjà découvertes, les socialiser pour ainsi dire, et par conséquent les faire devenir la base dactions dans la vie [vitales], lélément de coordination et dordre intellectuel et moral. Quune masse dhommes soit conduite à penser de façon cohérente et sur un mode unitaire le réel présent, cest un fait philosophique bien plus important et original que ne le serait la trouvaille, de la part dun génie philosophique, dune nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »
Par là samorce lune des questions pour lesquelles nous avons besoin de Gramsci, la question de lavant-garde en matière idéologique et philosophique.
TC 5. Lanalyse dialectique du folklore
(Cahier 11, §§ , )
Pour cette quatrième leçon, je voudrais quaprès avoir traduit le texte dintroduction des « Points préliminaires de référence » et des quatre Notes qui laccompagnent, nous pénétrions assez largement dans lensemble du texte que nous sommes en train de traduire et qui contient la définition dun certain nombre de notions gramsciennes fondamentales quant à la théorie de la philosophie et de son emploi politique, en y mêlant le moins possible de remarques ou de commentaires afin déviter cette faute classique de submerger sous un commentaire un texte qui nest pas lui-même connu, qui na jamais été livré, et dajouter le brouillage dune pensée personnelle par rapport à lécriture de lauteur. Il est bien entendu impossible de réprimer ici ou là quelques remarques, et il nen est dailleurs pas question, à commencer par celle-ci qui est de justification : cest que lélaboration des différences entre le sens commun, la religion, la philosophie, la science, le bon sens, auxquelles sont consacrées les pages que nous allons traduire, est nécessaire, comme je vous lai déjà dit, à la bonne compréhension de lattitude générale à partir de laquelle Gramsci lit et critique le Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . Je nen prendrai pour preuve que le début des pages consacrées, toujours dans le Materialismo storico, à la critique de Boukharine, à savoir dans lédition Einaudi, sous le titre Premessa, la page 119 [G 195] , qui dit ceci :
« Un travail comme le Manuel populaire, destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû partir de lanalyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la philosophie des non-philosophes, cest à dire la conception du monde absorbée de façon non critique par les divers milieux sociaux et culturels dans lesquels se développe lindividualité morale de lhomme moyen. Le sens commun nest pas une conception unique, identique dans le temps et dans lespace : il est le folklore de la philosophie, et comme le folklore il se présente sous des formes innombrables ; son trait fondamental et le plus caractéristique est dêtre (même dans les cerveaux particuliers) une conception désagrégée, incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale et culturelle des masses dont il est la philosophie. Quand dans lhistoire sélabore un groupe social homogène, sélabore aussi, contre le sens commun, une philosophie homogène, cest à dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire se trompe lorsquil part (implicitement) du présupposé quà cette formation dune philosophie originale des masses populaires sopposent les grands systèmes des philosophies traditionnelles et la religion du haut clergé, cest à dire les conceptions du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité ces systèmes sont ignorés de la multitude et nont pas defficace directe sur son mode de penser et dagir. Certes cela ne signifie pas quils ne sauraient être sans aucune efficace historique : mais cette efficace est dun autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique externe, comme élément de la force de cohésion des classes dirigeantes, comme élément par conséquent de la subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires de façon négative, sans influer sur elle positivement, comme ferment vital de transformation intime de ce que les masses pensent de façon embryonnaire et chaotique à légard du monde et de la vie. »
Voilà qui suffit à montrer combien les questions débattues dans le texte introductif, dont nous allons donc maintenant poursuivre la traduction, déterminent la bonne compréhension de la lecture gramscienne de Boukharine XE "Boukharine" .
Reprenons donc, dans le Materialismo storico, à la page 5 [G 178] :
« Connexion entre le sens commun, la religion et la philosophie. La philosophie est un ordre intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion, ni le sens commun. Voir comment, dans la réalité, la religion et le sens commun ne coïncident même pas, la religion étant simplement un élément de la désagrégation du sens commun. Du reste sens commun est un terme collectif, comme religion, cest à dire quil nexiste pas un seul sens commun et que lui aussi est un produit et un devenir historiques. La philosophie est la critique et le dépassement de la religion et du sens commun, et en ce sens-là elle coïncide avec le bon sens, qui soppose au sens commun. »
Ce premier paragraphe, vous ferai-je dabord remarquer, développe et précise ce qui, dans le tout début du texte qui précédait les quatre Notes, était simplement juxtaposé en deuxième position comme lun des lieux dans lesquels on trouve la philosophie spontanée de tout le monde : le premier des lieux était le langage, le second était le sens commun et le bon sens (« Nel senso comune e buon senso », à la page 3 [G 175]). Ici on voit sarticuler peu à peu, de façon dialectique, cette différence quil sagit de faire jouer et qui est la différence, en un sens, dun même entre le sens commun et le bon sens. Dune certaine façon, le sens commun et le bon sens sont la même chose au moins en ceci quils sont une sorte de donné immédiat et quils sopposent lun et lautre à lélaboration systématique de la haute culture ou des grandes philosophies, qui est toujours loeuvre desprits singuliers ou de génialités particulières. Mais, dun autre côté, cette sorte dunité que forment le sens commun et le bon sens est une unité darticulation dune différence. Comme la question est longuement reprise et en dautres textes encore par Gramsci, nous la laissons ici de côté. Nous aurons plusieurs fois loccasion de voir comment sapprofondit la conception dialectique de cette différence entre sens commun et bon sens.
Quant à la deuxième petite remarque que ce paragraphe ne peut pas ne pas appeler, elle concerne lusage du terme religion. « Religion », comme le paragraphe suivant le précisera, nest pas pris au sens confessionnel, mais en un sens laïque, exactement dans le sens laïque de l« unité de foi entre une conception du monde et une norme de conduite qui sy conforme ». Ce terme de religion est par conséquent à entendre ici au sens où il désigne la globalité du comportement historique donné, lensemble finalement de la pratique, un peu et même tout à fait au sens où Feuerbach XE "Feuerbach" , par exemple, parle de religion, un sens qui nest déjà plus religieux même sil succède de façon critique au catholicisme. Au reste on voit également Gramsci mener sans cesse son analyse lanalyse des tâches qui simposent au parti et aux masses populaires dans le domaine de la culture le long dun parallélisme avec ce qua su réussir ou na pas su ou ne sait plus réussir léglise catholique. Il y a par conséquent un travail de comparaison entre Gramsci et Feuerbach qui pourrait tenter quelques-uns et qui, je crois, ne serait pas sans fondement. Donc, deuxième paragraphe, nous reprenons à la page 5 [G 178] du Materialismo storico :
« Relations entre science, religion et sens commun. La religion et le sens commun ne peuvent constituer un ordre intellectuel, parce quils ne peuvent être réduits à lunité et à la cohérence, pas même dans la conscience individuelle (pour ne rien dire de la conscience collective) : [du moins] ils ne peuvent être réduits à lunité et à la cohérence de façon libre, encore que [mais] de façon autoritaire cela pourrait bien arriver, comme de fait cela est déjà arrivé dans le passé au moins entre certaines limites. Le problème de la religion [est] entendu [ici] non pas au sens confessionnel, mais dans le sens laïque dune unité de foi entre une conscience du monde et une norme de conduite [qui lui soit] conforme, laisse simplement apparaître cette question : mais pourquoi appeler cette unité de foi religion et non pas lappeler idéologie , ou tout simplement et directement [carrément] politique? »
La réponse à cette question est dans la suite du texte et elle consiste à montrer queffectivement ce qui est nommé quasi-descriptivement comme « religion » ou « idéologie » a en fait une consistance qui est bel et bien politique.
« Il nexiste pas en fait la philosophie en général : il existe diverses philosophies ou conceptions du monde, et il se fait sans cesse un choix entre elles. Comment se produit ce choix? Est-ce que ce choix est un fait purement intellectuel ou bien quelque chose de plus complexe? Et narrivetil pas souvent quentre le fait intellectuel et la norme de conduite il y ait contradiction? Quelle sera alors la réelle conception du monde? celle qui est affirmée logiquement comme fait intellectuel ou celle qui résulte de lactivité réelle de chacun, qui est implicite dans son agir? Et puisque lagir est toujours un agir politique ne peut-on dire que la philosophie réelle de chacun est contenue tout entière dans sa politique? Cette opposition ou cette contradiction entre le penser et lagir, cest à dire la coexistence de deux conceptions du monde, lune affirmée en paroles, et lautre sexplicitant dans lagir effectif, nest pas toujours due à la mauvaise foi. La mauvaise foi peut être une explication satisfaisante pour quelques individus pris singulièrement, ou même pour des groupes plus ou moins nombreux, elle nest pas satisfaisante cependant quand la contradiction se vérifie dans la manifestation de la vie [les manifestations de vie] de larges masses : alors cette contradiction ne peut pas ne pas être lexpression de contradictions plus profondes, dordre historicosocial. Elle signifie quun groupe social qui a une conception du monde qui lui est propre, même si elle est purement embryonnaire, et qui se manifeste dans laction (et par conséquent de temps à autres seulement et occasionnellement, à savoir quand ce groupe se meut en tant quun ensemble organique) elle signifie, donc, que ce groupe social a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelle, emprunté une conception qui nest pas la sienne et qui vient dun autre groupe, et que cest celleci quil affirme en paroles, que même cest celleci également quil croit quil suit, étant donné quil la suit effectivement dans ce quil appelle les temps ordinaires, cest à dire lorsque la conduite nest ni indépendante ni autonome, mais bel et bien soumise et subordonnée. Voici par conséquent pourquoi on ne peut détacher la philosophie de la politique et comment on peut [même] montrer que le choix et la critique dune conception du monde [sont]d eux aussi des faits politiques. »
Bien évidemment, cette page ne se comprend que si on comprend que Gramsci vise ici la situation propre du prolétariat. Cest le prolétariat qui vit cette contradiction dêtre à cheval sur deux philosophies et dopérer une sorte de double choix, lun conscient, exprès, qui est le choix en fait pour la philosophie ou généralement les normes de conduite, les valeurs, la culture de la classe dominante, bourgeoise, et lautre qui est le développement dune sorte de philosophie prolétarienne propre, implicite, lequel développement nest pas justement poursuivi de façon constante, mais au contraire se manifeste simplement dune façon qui ne peut peut-être queffrayer non seulement la bourgeoisie et la culture régnante mais le prolétariat lui-même par sa nouveauté effective, cest à dire dans les périodes de crise, de temps à autres, de façon occasionnelle et dautant plus effrayante que ce qui apparaît ici est simplement un embryon. Un embryon est quelque chose qui certes a le futur en soi, mais qui la de façon gluante, non belle, tout enveloppée et frippée. Lidée générale de Gramsci est de ne se servir du niveau culturel historiquement donné et dominant, cest à dire du niveau culturel bourgeois, que pour élever à la conscience de soi cet embryon occasionnel que recèle implicitement la conduite du prolétariat lorsquelle est effectivement prolétarienne et qui comprend en soi tout une conception du monde ou une philosophie implicite.
Reprenons le cours du texte.
« Il convient par conséquent dexpliquer comment il se fait quen tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants philosophiques, comment ils naissent, comment ils se répandent, puisque leur diffusion suit certaines lignes de fracture [clivage] et certaines directions, etc. Cela montre combien il est nécessaire de systématiser de façon critique et cohérente ses propres intuitions du monde et de la vie, en fixant avec exactitude ce que lon doit entendre par système, étant donné quil ne sagit pas de le comprendre dans le sens pédantesque et professoral du terme. Mais cette élaboration doit être et peut seulement être faite dans le cadre de lhistoire de la philosophie, qui montre quelle élaboration la pensée a [déjà] subie au cours des siècles et à quelle force collective nous devons notre mode actuel de penser, qui rassemble et résume toute cette histoire passée, y compris dans ses erreurs et dans ses délires, [dont il nest pas dit, dailleurs, que, pour avoir été commis dans le passé et avoir été redressés, ils ne se reproduisent pas dans le présent et ne demandent pas à être redressés encore une fois]e.
Quelle est lidée que le peuple se fait de la philosophie? On peut le reconstruire [la restituer] à travers les différentes façons de parler qui sont celles du langage commun. »
Encore une petite incise ici. Ce que nous venons de lire auparavant, du reste, mériterait de nombreux développements, auxquels il mest loisible de me livrer dans le cadre horaire plus large dun cours de la faculté, tandis quici dans cette petite demi-heure il me paraît de meilleure méthode de meffacer le plus possible derrière le texte même de Gramsci. Une petite remarque, toutefois, à propos de ce recours au langage. Il vérifie bien entendu la première proposition du texte initial : « la philosophie spontanée » est « contenue : 1° dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non pas seulement de paroles grammaticalement vides de contenu ». Javais dit, en commentant ce texte lautre jour, quil ne fallait pas le comprendre ou en tout cas pas de façon prépondérante, car la question se pose peut-être quand même comme linvocation dune sorte de couche transcendantale ou eidétique du langage. Et effectivement, ici, page 7 [G 180], le langage est davantage analysé comme discours historiquement et politiquement déterminé, cest-à-dire comme langage commun, quil nest analysé comme une sorte de réserve de sens pur, comme un lieu de la grammaire pure des idées, bref, dans une attitude par exemple husserlienne, ni même dans une attitude heideggerienne en tant que le retour sur soi du langage révèle toujours la dimension ontologique de la pratique de létant par le Dasein. Il est à noter que ce recours historico-politique déterminé au langage commun nest pas nécessairement exclusif dune problématique qui succéderait dune certaine façon aux ambitions pures de linvestigation transcendantale, ou même à la question de lêtre. Mais, simplement, ce qui est ici supprimé est le mythe du langage comme tel en tant que référence éternelle indéterminée. Il sagit bien de revenir à la banalité et de trouver le point de départ de lanalyse dans le langage, et il sagira bien de sélever en un sens à lidée, ou à lidéel, mais toujours selon une banalité qui ne traduit pas une nature humaine éternelle ou une activité ni même une puissance déterminées des facultés de lâme ou de la pensée, etc., toujours au contraire dune façon historique.
« Lune de ces façons de dire les plus répandues se trouve dans la phrase banale : prendre les choses avec philosophie, laquelle, si on lanalyse, nest nullement à jeter aux orties. Il est vrai que dans cette phrase est contenue une invitation implicite à la résignation et à la patience, mais il me semble que le point le plus important soit au contraire linvitation à la réflexion, à se rendre compte et raison que ce qui se produit est au fond rationnel et quil convient de laffronter, comme tel, en concentrant ses propres forces rationnelles et en ne se laissant pas [au lieu de se laisser] entraîner par les impulsions instinctives et violentes. On pourrait regrouper ces façons de parler populaires avec les expressions similaires des écrivains de caractère populaire en les prenant dans les grands dictionnaires (ou les grands lexiques) toutes les expressions populaires, donc, dans lesquelles entrent les termes philosophie et philosophiquement, et on pourrait voir que ces termes ont une signification parfaitement [très] précise de dépassement des passions bestiales et élémentaires vers [dans] une conception de la nécessité qui donne à lagir propre une direction consciente. Cest là le noyau sain dans le [du] sens commun, qui justement pourrait être appelé le bon sens et qui mérite dêtre développé et dêtre rendu unitaire et cohérent. »
Par conséquent, ici sarticule de façon tout à fait précise la différence sens commun/bon sens déjà signalée, qui joue un grand rôle dans lensemble des écrits de Gramsci, à savoir que le bon sens est le produit dun travail critique effectué sur le sens commun et effectué à partir, dune certaine façon, dune position culturelle dominante qui ne peut pas ne pas être empruntée aux instruments de la bourgeoisie, mais qui est elle-même guidée politiquement par un choix prolétarien. Cet ensemble de pièces articulées, telles que Gramsci les agence et sen sert, est peut-être encore exactement pour nous le modèle. Non quil sagisse ici de copier, mais il sagit de sinspirer, au sens vrai du terme, de la modestie et en même temps de la précision définissante et conceptuelle de ce genre de recherches. Donc tel est le noyau sain dans le sens commun, non pas celui quatteindrait la réminiscence ou lanalytique transcendantale ou la grammaire pure logique, mais bien celui que sépare, par une décision dont la motivation dernière est politique, lanalyse menée à partir, en effet, de tout lhéritage philosophique, de toute lhistoire de la philosophie puisque cest seulement dans le cadre de lhistoire de la philosophie, disait le texte tout à lheure, que la systématisation critique du sens commun, de lidéologie, de la religion, bref, du folklore est possible.
« Ainsi il apparaît que pour cette raison également il nest pas possible de disjoindre ce qui sappelle philosophie scientifique de ce qui sappelle philosophie vulgaire et populaire » cette disjonction spontanée et implicite dans Boukharine XE "Boukharine" , et précisément son principal défaut « qui est seul [nest qu] un ensemble désagrégé didées et dopinions. »
Il y a donc dans Gramsci ceci daristotélicien XE "Aristote" , nous le disions la dernière fois, que lexercice de la philosophie, en tant que systématisation critique et élévation à un véritable savoir, sopère bien par conscience de sa supériorité à légard de lensemble des connaissances banales, endoxales, préalables, du niveau de lopinion, mais dune façon non platonicienne XE "Platon" , non pas par le congé donné à lopinion, à ce qui est toujours autre et toujours multiple, mais au contraire par une sorte de plongée dans cette diversité pour y retrouver cependant, si on veut, un même platonicien XE "Platon" , mais non platonique ou platonisant puisque ce même est désormais déterminé par les intérêts historiques propres de la classe ouvrière qui, par conséquent, se pose ici implicitement en candidate à la succession de lensemble de la philosophie occidentale. Il semble que la haute idée de ces pages de Gramsci ne puissent se comprendre autrement que fidèle à ce quétait déjà lidée de Marx XE "Marx" et dEngels XE "Engels" à légard de ces rapports, encore secrets pour nous, entre le prolétariat dune part, et dautre part lidéalisme allemand et, à travers lui, lensemble de la philosophie occidentale. Reprenons le fil du texte pour ne point laisser semballer le commentaire.
« Mais en ce point se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une religion, une foi, cest à dire qui a produit une activité pratique et une volonté et qui est contenue en elles comme prémisse théorique implicite (autrement dit une idéologie, pourrait-on dire, si on donne justement au terme idéologie la signification plus haute dune conception du monde qui se manifeste de façon implicite dans lart, dans le droit, dans lactivité économique et dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective) ce problème cest de conserver lunité idéologique dans tout le bloc social qui justement doit à cette idéologie déterminée son ciment et son unité. »
Cest sur ce point de vue de pratique politique en matière culturelle que le temps nous force ici dinterrompre cette traduction, que nous reprendrons par conséquent mercredi prochain jusquau terme de ce texte préliminaire, avant den venir à la critique du manuel de Boukharine XE "Boukharine" .
TC 6. Dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses
(Cahier 11, § )
Cette séance de traduction du texte initial, « Quelques points préliminaires de référence », sera la dernière. Nous passerons ensuite, ce qui coïncidera avec la première émission du deuxième trimestre, à la lecture et surtout à la critique gramscienne de loeuvre de Boukharine XE "Boukharine" , Manuel populaire de sociologie marxiste.
Comme toujours, le temps nous étant chichement mesuré, je tâcherai, cest du moins ainsi que je conçois la nature du télé-enseignement, de vous fournir le plus possible de documents au prix dune sobriété également aussi grande que possible pour ce qui est de lordre du commentaire. Je reprends donc et vite cette traduction là où nous lavons laissée, à une charnière, heureusement, à peu près cohérente. Il sagit dentamer un parallèle entre ce qui a fait la force de lÉglise catholique dans les siècles passés, à savoir son aptitude à maintenir lunité idéologique dun bloc social, et ce qui, jusquà présent tout au moins, a toujours fait au contraire la faiblesse des philosophies « immanentistes » comme les appelle Gramsci, cest à dire des philosophies qui se passent de la transcendance divine, au premier rang desquelles vient celle qui en tire toutes les conséquences, cest à dire le matérialisme historique dialectique lui-même. La faiblesse des philosophies immanentistes jusquici est de navoir point su maintenir lunité sociale, lunité idéologique sociale, ce qui est pour Gramsci loccasion de développer la dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses. Ce texte est évidemment suffisamment important pour que jessaye de vous en livrer le plus possible dans le peu de temps que nous avons. La traduction reprend donc au bas de la page 7 [G 180] dans lédition Einaudi, Materialismo storico.
« La force des religions et spécialement de lÉglise catholique a consisté et consiste en ce quelles ont senti [sentent] énergiquement la nécessité de lunion doctrinale de toute la masse religieuse et quelles luttent par conséquent pour que les strates (ou les couches) intellectuellement supérieures ne se détachent pas de celles qui sont inférieures. LÉglise romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte pour empêcher que, officiellement, ne se forment deux religions, celle des intellectuels et celle des âmes simples. Cette lutte na pas été sans de graves inconvénients pour lÉglise elle-même, mais ces inconvénients sont connexes au processus historique qui transforme toute la société civile et qui en bloc contient une critique corrosive des religions : [cela ne fait que mieux ressortir]e la capacité organisatrice du clergé dans la sphère de la culture et le rapport abstraitement rationnel et juste que, dans lenceinte qui est la sienne, lÉglise a su établir, à lintérieur de ses murs, entre les intellectuels et les gens simples. Les jésuites ont été indubitablement [incontestablement] les plus grands [meilleurs] artisans de cet équilibre et pour le conserver ils ont imprimé à lÉglise un mouvement de progrès qui tend à donner certaines satisfactions aux exigences de la science et de la philosophie, mais à un rythme si lent et avec tant de méthode que les mutations ne sont point perçues de la masse des simples, quand bien même elles apparaissent révolutionnaires et démagogiques aux intégristes.
Une des plus grandes faiblesses des philosophies immanentistes... »
jajoute ici que ce quil faut entendre par « philosophie immanentiste » nest pas précisé davantage dans ce texte, mais ressort à soi seul, je crois, de lopposition avec lÉglise, et sa culture et sa philosophie. Il sagit de la direction densemble tout au moins de la philosophie des modernes, en tant quen elle le thème transcendantal peu à peu se débarrasse du thème théologique, jusquà ce fameux avatar qui a eu lieu dans Hegel XE "Hegel" et que Nietzsche XE "Nietzsche" a baptisé « la mort de Dieu », plus loin encore jusquà la tentative de destruction du caractère théologique de la philosophie par Feuerbach XE "Feuerbach" et, enfin, latteinte du véritable athéisme dans le matérialisme dialectique historique de Marx XE "Marx" .
Un mot de commentaire cependant avant dentamer ce deuxième grand alinéa. Ce qui me paraît frappant cest lélévation, si je puis dire, de lobjet propre de la réflexion de Gramsci dans ces pages. La comparaison avec lÉglise romaine montre quil ne sagit de rien de moins que de concevoir une unité totale de la pratique dans un groupe social donné et finalement sans doute dans lhumanité elle-même. De même quau début du texte jouait lévidence ou jouait comme une évidence la prise en considération dune question du monde, le caractère mondial par exemple des langues nationales comme grandes expressions de la culture en était un signe, de même ici il ne sagit de rien de moins que de ce qui faisait déjà lobjet au moins mythique de lespoir philosophique de Platon XE "Platon" , cest à dire délever lhumanité au rang du vivre philosophique. Dans cette grande ambition qui nest pas moins grande, finalement, chez Gramsci, elle ne létait dailleurs pas moins non plus chez Marx ou Feuerbach quelle ne le sera chez Husserl par exemple le matérialisme apparaît ici ni plus ni moins comme le successeur de la tradition occidentale en son plus haut, et nullement comme celui qui la liquide au niveau de la grossièreté.
« Une des plus grandes faiblesses des philosophies immanentistes consiste en général justement en ce quelles nont point su créer une unité idéologique entre le bas et le haut, entre les simples et les intellectuels. Dans lhistoire de la civilisation occidentale le fait sest vérifié à léchelle européenne avec la déconfiture immédiate de la Renaissance, et en partie également de la Réforme elle-même, dans leur confrontation à lÉglise romaine. Cette faiblesse se manifeste dans la question scolaire, dans la mesure où les philosophies immanentistes nont jamais tenté [même pas tenté] de construire une conception qui puisse se substituer à la religion dans léducation des enfants, doù ce sophisme pseudo-historiciste qui veut que des pédagogues areligieux (aconfessionnels), et en réalité athées, dispensent cependant lenseignement de la religion, sous prétexte que la religion est la philosophie de lenfance de lhumanité, qui se renouvelle dans toute enfance non métaphorique [au sens propre]. »
Cest le premier exemple pris par Gramsci de faiblesse historico-politique concrète des philosophies sans transcendance, des philosophies athées, matérialistes. Et il est de fait quhistoriquement, pendant longtemps, aujourdhui encore sous des formes à peine camouflées, ces philosophies nont pas été et ne sont toujours pas prêtes à remplir leur rôle historique de prise en main de la totalité de la pratique, comme sil leur manquait une confiance en soi, et quelles ont toujours concédé à cela même quelles prétendent combattre, cest à dire à lancien ordre du monde et à son idéologie transcendante et religieuse, ce qui finalement est peut-être le plus important, à savoir léducation des enfants. Le deuxième signe de cette sorte de débilité historiale des philosophies immanentistes, celui dont il va être question maintenant, est linaptitude à développer des institutions culturelles véritablement dirigées vers le peuple et destinées à lélever effectivement.
« [De la même façon] lidéalisme », continue en effet le texte, « sest également montré opposé aux mouvements culturels de marche vers le peuple », andata verso il popolo, « qui se sont manifestés dans ce quon a appelé les universités populaires et dans les institutions similaires ; et non seulement à cause des aspects inférieurs [les moins bons] de ces institutions, puisque dans ce cas-là il aurait dû simplement chercher à faire mieux. »
Cest à dire que la prétendue supériorité de la culture bourgeoise en général, qui se donne les gants de mépriser les universités populaires ou les institutions semblables, nest évidemment quun masque, un masque de limpuissance réelle à et plus loin encore sans doute de la non-volonté non moins réelle de rapprocher la culture et le peuple dune façon qui élève effectivement le peuple, et ce pour des raisons que Gramsci va développer maintenant. La raison finale, parmi toutes celles quil va exposer, est quil nest pas possible de faire servir immédiatement à des buts prolétariens la culture bourgeoise comme telle. Doù un problème grave, puisquen un sens, si lon veut, la culture dominante fut longtemps la seule, en tout cas la seule suffisamment développée, que la culture prolétarienne est plus un idéal ou un objectif de la stratégie quune réalité déjà existante, et que par conséquent la sorte dimpuissance dans laquelle se sont trouvées les universités populaires et les institutions semblables risque encore dêtre longtemps notre lot. Toutefois la solution est indiquée en quelques lignes tout à fait essentielles, et elle consiste tout entière dans lidée que les intellectuels doivent devenir de façon organique les intellectuels des masses populaires. Je reprends le fil du texte.
« Toutefois ces mouvements étaient dignes dintérêt et ils méritaient dêtre étudiés : ils eurent en effet leur moment de bonheur [heure de gloire], en ce sens quils ont démontré de la part des simples », entre guillemets, bien entendu, cest toujours le vocabulaire chrétien et le vocabulaire chrétien déjà daté qui sert ici, « en ce sens quils ont démontré de la part des simples un enthousiasme sincère et une forte volonté de sélever à une forme supérieure de culture et de conception du monde. »
Je vous ferai remarquer en passant que la métaphorique du haut et du bas nest jamais abandonnée par Gramsci dans tous ces textes, quel que soit le platonisme XE "Platon" qui puisse se cacher derrière cette distinction du haut et du bas, surtout quand elle recoupe celle de lopinion et du savoir, du sens commun et du bon sens. Et cette symbolique du haut et du bas nest même pas abandonnée lorsquil sagit ici dopposer, disons, létat culturel du prolétariat et puis la culture bourgeoise, tout simplement parce quil ny en a pas dautre! Donc toute la question est quil faut en un sens entrer dans un processus historique polémique et critique, et destructeur de la culture bourgeoise, mais avec la permanence dune division métaphorique en haut et bas qui est encore sous sa dépendance et avec des instruments qui sont encore les siens.
« Il manquait cependant en eux », , « toute organicité, tant celle de la pensée philosophique que celle de la solidité organisationnelle et de la centralisation culturelle ; on avait limpression quils ressemblaient aux premiers contacts entre les marchands anglais et les Nègres dAfrique : on donnait de la marchandise de pacotille pour avoir des pépites dor. »
Texte difficile, parce que cela même qui, il y a quelques lignes, définissait la forme supérieure de la culture et le haut est tout dun coup saisi ici comme « marchandise de pacotille », tandis que cela même qui définissait létat dinculture relative et même assez profonde du peuple est ici appelé « pépites dor ». Alors, il faut comprendre quil y a une sorte de mortier, non pas impossible à défaire mais qui ne se défait pas tout seul, à lintérieur de la culture bourgeoise entre ce qui représente effectivement le haut, disons de façon très générale laccès au théorique, et puis ce qui représente lenveloppe idéologique et la mauvaise diffusion culturelle condescendante vers les masses, soit effectivement la réduction du savoir à la pacotille. En revanche, létat dignorance culturelle ou de relative infériorité culturelle du prolétariat est comparé à lor, avec une confiance en la culture en général et en la philosophie quil est peut-être difficile de transposer dans notre génération, et cest pourquoi lire Gramsci nous fait du bien. Gramsci ne doute pas plus que nen auraient douté Lagneau XE "Lagneau" , Hegel XE "Hegel" ou Platon XE "Platon" , quil y a en tout homme un appétit de culture et de savoir qui est lor même, soit ce qui vaut mieux finalement que toute culture en acte et dautant plus que cette culture est accaparée par une classe donnée. La question est de savoir comment effectivement actualiser ce qui nest de lor quen puissance ou seulement en tant que matériau ; lor est la matière noble mais il est matière, lêtre en puissance. Et il faut bien lactualiser dans la culture bourgeoise, en même temps que ce mouvement fait apparaître de plus en plus celle-ci, au moins spécifiquement dans son enveloppe bourgeoise, comme pacotille, et que les nouveaux intellectuels, quil sagit en définitive de former, deviennent de plus en plus capables de dissocier dans le mortier indifférencié de la culture bourgeoise cette pacotille et la véritable acquisition des instruments du savoir et de la critique. Cest cet ensemble que Gramsci baptise lorganicité de la pensée philosophique. Mais cette organicité a elle-même une présupposition historico-politique, quil reste à lire :
« Dautre part, lorganicité de la pensée et la solidité culturelle ne pouvaient avoir lieu quà la conditiong quentre les intellectuels et les simples se fût établie la même unité qui doit exister entre la théorie et la pratique, cest à dire que si les intellectuels avaient été organiquement les intellectuels de ces masses, sils avaient par conséquent [en dautres termes] élaboré et rendu cohérents les principes et les problèmes que ces masses posaient par leur activité pratique, constituant ainsi un bloc culturel et social. »
Phrase dune grande importance parce quelle fait apparaître le matérialisme historique, en tant que théorie ou forme théorique propre au prolétariat, non pas tant comme le passage de la tradition philosophique à un autre élément, pour reprendre lexpression dAlthusser XE "Althusser" , qui serait lélément de la science, que plutôt comme un tournant historique par lequel à la fois le prolétariat recueille la tradition de la philosophie occidentale et en même temps change dans un changement délément, si on veut tout de même, mais dans un changement lui-même pratique la source des problèmes et des questions de la culture et plus particulièrement de la philosophie, qui est conçue par Gramsci comme une sorte de caisse de résonance centrale de la culture, la source devenant ou devant devenir lactivité pratique des masses travailleuses elles-mêmes.
« Ainsi se représentait », continue le texte, « la même question déjà soulignée : un mouvement philosophique est-il tel seulement en tant quil sapplique à développer une culture spécialisée pour des groupes intellectuels restreints, ou au contraire est-il tel seulement dans la mesure où, dans le travail délaboration dune pensée supérieure au sens commun et scientifiquement cohérente, il noublie jamais de rester au contact avec les simples, et où même cest dans ce contact quil trouve la source des problèmes à étudier et à résoudre? Cest seulement par ce contact quune philosophie devient historique, quelle sépure des éléments intellectualistes de nature individuelle, et quelle devient vie. [
]
Une philosophie de la praxis ne peut que se présenter initialement dans une attitude polémique et critique, en tant que surmontement du mode de penser précédent et de la pensée existant de façon concrète (ou monde culturel existant). »
Entendez bien que le rapprochement de cette phrase et de celle que nous avons traduite juste avant, dessine une tâche des philosophes qui se réclament du prolétariat assez différente du paysage contemporain auquel nous avons affaire. Il ne sagit pas ici de critiquer personne, ou alors de se critiquer soi-même le premier. Il est certain quune avant-garde philosophique marche aujourdhui du même pas que le prolétariat ou plutôt campe sur les positions du prolétariat ou voudrait le faire. Mais il est certain aussi quelle est plutôt le développement dune sorte dexquisité de la période de la succession de la métaphysique à partir de Freud XE "Freud" , à partir de la linguistique, à partir dune néo-épistémologie, mais de toute façon à partir dun degré de culture et de philosophie si élevé quon serait tenté de lappeler le degré n, et sans que lon ait affaire à ce à quoi Gramsci, lui, nous invite, cest à dire la recherche de la source des problèmes à étudier et à résoudre dans lactivité pratique même qui est celle des masses. Peut-être sommes-nous dans une période de transition et, après le byzantinisme davant-garde, qui est dailleurs sans doute une position aujourdhui à tenir et que nous connaissons, aurons-nous affaire à une sorte de période affirmative et simple où les philosophes seront effectivement capables non seulement de développer savamment la question des rapports entre théorie et pratique ou entre intellectuels et masses, mais daller chercher dans les conditions réelles de la reproduction de la vie matérielle du prolétariat la source des problèmes à étudier et à résoudre. Mais on ne peut pas simposer comme un devoir abstrait cette sorte de période, simple, affirmative, doctrinale et véritablement nouvelle. Il ne sagit pas de se torturer en tant quintellectuel daujourdhui, de la période dite de transition (rire), étant donné quelle suppose elle-même un changement politique profond. Encore faut-il sy préparer et souffrir de ce que notre meilleur travail, et meilleur du point de vue même de la révolution, ne sadresse encore quà ce que Gramsci appelle, avec quelque sévérité dans la critique, des groupes intellectuels restreints.
« Une philosophie », donc, « de la praxis ne peut que se présenter initialement comme une attitude polémique et critique, dans le dépassement du mode de penser précédent et de la pensée existant concrètement (ou monde culturel existant). De là, avant tout, comme critique du sens commun (après sêtre fondé sur le sens commun pour démontrer que tous [les hommes] sont philosophes et quil ne sagit pas dintroduire ex novo une science dans la vie individuelle de tous, mais de renouveler et de rendre critique une activité déjà existante), critique par conséquent du sens commun et, de là, critique de la philosophie des intellectuels, qui a donné lieu à lhistoire de la philosophie et qui, en tant quindividuelle (et elle se développe [sest développée] en fait essentiellement dans lactivité dindividus singuliers particulièrement doués), peut être considérée comme les cimes du progrès du sens commun, pour le moins du sens commun des couches les plus cultivées de la société, et à travers celles-ci également du sens commun populaire. Voici par conséquent quil faut mettre en route létude de la philosophie en exposant synthétiquement les problèmes nés du procès de développement de la culture en général
»
Le texte italien dit : « cultura generale », et je ne pense pas quil faille le traduire pour autant par « culture générale », cette espèce de faux concept qui a présidé un certain temps par exemple aux avatars de feu la propédeutique où la généralité écrasait la différence spécifique, où il sagissait de faire de lhistoire mais pas en historien, de la philosophie mais pas trop technique, des langues mais sans trop de linguistique, etc. Ce que Gramsci appelle « culturale generale » cest la culture en général et non pas la culture générale, soit ce dont la philosophie nest quune partie, une sorte de reflet ou de caisse de résonance comme je le disais tout à lheure. Cest simplement parce quil nest pas encore possible de faire une sorte dhistoire fondamentale du sens commun ou de la culture en général que la philosophie et son histoire, en tant que pars totalis, doivent passer sur le devant de nos préoccupations. Il resterait à se demander pourquoi il en est ainsi et quelle est la place, par exemple, de cette idée de culture en général ou dhistoire générale du sens commun, dhistoire de la production de sens dans lhumanité en général par opposition à la philosophie. Une différence à peu près comparable existe par exemple chez Heidegger XE "Heidegger" entre la métaphysique et puis lensemble de la façon dont le Dasein pratique létant en vérité.
Le temps nous oblige à laisser là cette traduction. Peut-être a-t-elle été cependant menée assez loin pour que nous puissions à partir du début du mois de janvier en venir de façon un peu ferme et suivie à létude de la critique du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" par Gramsci qui est notre principal objet.
TC B. « Observations et etudes critiques sur une tentative de Manuel populaire de sociologie »
TC 7. Critique de la vulgarisation
< 7. critique de la vulgarisation
(Cahier 11, § , Manuel, Avant-propos) >
Avec ce second trimestre, nous allons enfin, pensez-vous sans doute, entamer la lecture effective de la critique du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" telle que Gramsci la développe dans le Cahier 11. Quelques mots extrêmement rapides dabord, pour rappeler des choses bien connues sur Nicolaï Ivanovitch Boukharine, 1888-1938, lun des principaux dirigeants de la Troisième Internationale, lun des six auxquels Lénine XE "Lénine" a consacré un portrait fameux dans son testament.
De Boukharine XE "Boukharine" , il faut dabord retenir, du point de vue qui nous occupe, quil est un économiste de formation, formation par là même très différente de celle de Gramsci qui sest faite, dune part, dans la philologie en général, dans la linguistique en particulier, et dautre part, dans la philosophie. Cet économiste sest signalé dès lâge de vingt-cinq ans, cest à dire en 1913, par une étude intitulée Léconomie (politique) du rentier qui est restée célèbre parce quelle est une pertinente critique de la théorie marginaliste de la valeur, et deux ans plus tard, en 1915, par un ouvrage chaudement approuvé par Lénine XE "Lénine" : Léconomie mondiale et limpérialisme. Il faut encore retenir à très grands traits quil y a deux périodes dans la vie de Boukharine XE "Boukharine" , jentends bien entendu sa vie de dirigeant politique, grosso modo que de 17 à 22 il est le leader à lintérieur du parti bolchevique dune tendance de gauche, tandis quà partir de 1924 il est plutôt le leader ou du moins lun des leaders de la tendance de droite, dans cette période qui voit le reflux mondial de la révolution et la consolidation du « socialisme en un seul pays ». Enfin il faut savoir, et tout le monde sait, que Boukharine a pour une grande part favorisé la fortune politique de Staline avant de devenir finalement, mais bien trop tard, sa victime.
À ces très schématiques indications, jajouterai simplement donc les quelques phrases du testament de Lénine XE "Lénine" qui le concernent :
« Boukharine XE "Boukharine" nest pas seulement un théoricien des plus marquants et de très haute valeur, il jouit à bon droit de laffection du parti tout entier. Cependant, ses vues théoriques ne peuvent quavec la plus grande réserve être tenues pour parfaitement marxistes, car il y a en lui quelque chose de scolastique : il na jamais étudié et, je le présume, na jamais compris entièrement la dialectique. »
Si je cite ce texte cest bien entendu parce que cette grave accusation dinsuffisance philosophique en général, en particulier dans la compréhension de la nature même de la dialectique, correspond tout à fait à et peut rassembler comme sous un titre ou un épigraphe lensemble des critiques que Gramsci adresse au Manuel de sociologie de Boukharine XE "Boukharine" . Ce manuel lui-même appartient à la période charnière de la vie de Boukharine, entre sa tendance de gauche et son virage à droite, puisquil est de 1921. Et politiquement, ce qui a son importance, il vient juste après la période dite de « la mobilisation pour la production » (dans une sorte de transposition de la formule trotskyste XE "Trotsky" : « la mobilisation pour la guerre ») qui était la formule et la préoccupation principales de Boukharine dans les années 1920-1921.
Les deux phrases du testament de Lénine XE "Lénine" semblent par elles-mêmes presque contradictoires, puisque la première déclare que Boukharine est « un théoricien des plus marquants et de très haute valeur », tandis que la seconde déclare que précisément ses vues théoriques « ne peuvent être tenues quavec la plus grande réserve pour parfaitement marxistes » pour cause dinsuffisance dialectique. Il semble que la contradiction ne soit ni à raffiner ni à élever par une contorsion intellectuelle, mais bien à dénouer historiquement. Lorsque Lénine approuve les vues théoriques de Boukharine, il pense sans doute à ce Boukharine quil a en effet approuvé, appuyé et par conséquent favorisé politiquement de 1913 et 1915, le Boukharine des deux essais déconomie, et en particulier Léconomie mondiale et limpérialisme que jai signalé tout à lheure, et quen revanche, la réserve, pour ne pas dire la condamnation portée par Lénine sur le caractère peu marxiste et faiblement dialectique des conceptions théoriques de Boukharine doit sentendre de ses conceptions théoriques les plus générales, non pas de son travail déconomiste socialiste, soviétique, mais de son travail dans un domaine quil dominait beaucoup moins et qui est ou aurait dû être le domaine de la théorie en général, autrement dit de la philosophie, auquel il substitue une autre généralité, celle-ci en provenance des sciences, la généralité dune sociologie générale. Cest précisément à cette substitution de la sociologie générale au matérialisme comme théorie, je serais tenté de dire comme théorie densemble, que sen prendra Gramsci dans le Cahier 11.
Ce que nous allons dire et lire maintenant suppose, je vous en avais prévenus, que de votre côté vous ayez déjà parcouru La théorie du matérialisme historique, Manuel populaire de sociologie marxiste et, pour ce qui va nous occuper dans les prochaines séances, en particulier lAvant-propos, lIntroduction, le Chapitre I également et les « Brèves remarques » qui forment un Supplément à la fin du volume et dans lesquelles Boukharine XE "Boukharine" sefforce de répondre déjà à ses critiques. En revanche, il nest guère possible de sattendre à ce que vous ayez lu Gramsci lui-même, à moins que vous ne soyez italianisants. Par conséquent, nous consacrerons le plus possible à la traduction de la critique gramscienne le peu de temps dont nous disposons, tandis que nous procéderons beaucoup plus par allusion à légard des thèses et des textes de Boukharine (sauf à certains moments de discussion fondamentale) puisque ceux-ci, en revanche, vous sont directement accessibles.
La critique gramscienne souvre dabord par un avant-propos, Premessa, sorte de prémisse en italien, dont il faut retenir cette leçon, encore aujourdhui nouvelle, que la nature dun texte se détermine à partir de ce quil faudrait appeler son adresse, dans tous les sens du terme, cest à dire à la fois le public auquel il sadresse, et par conséquent aussi son adresse ou sa maladresse, sa pertinence en tant que texte adressé à tel et tel et non à dautres.
« Un travail », commence Gramsci [G 195], « Un travail comme le Manuel populaire, destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû prendre son mouvement [point de départ] dans lanalyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la philosophie des non-philosophes, cest à dire la conception du monde absorbée sans critique dans [par] les différents milieux sociaux et culturels parmi lesquels se développe lindividualité morale de lhomme moyen. Le sens commun nest pas une conception unique, identique dans le temps et dans lespace : il est le folklore de la philosophie, et comme le folklore il se présente sous des formes innombrables ; son trait fondamental et le plus caractéristique est dêtre (même dans les cerveaux singuliers) une conception qui est désagrégée, incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale et culturelle des masses dont il est la philosophie. Quand dans lhistoire sélabore [se forme] un groupe social homogène, sélabore aussi, contre le sens commun, une philosophie homogène, cest à dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire, en revanche, se trompe en son point de départ même puisque (implicitement) il part du présupposé quà cette élaboration dune philosophie originale des masses populaires sopposent les grands systèmes des philosophies traditionnelles et la religion du haut clergé, cest à dire la [les] conception[s] du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité ces systèmes sont ignorés de la multitude et ils nont pas defficace directe sur [son]h mode de penser et dagir. Certes cela ne signifie pas quils nont aucune efficace historique : mais cette efficace est dun autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique externe, comme élément de la force de cohésion des classes dirigeantes, comme élément par conséquent de subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires de façon négative, sans influer sur elle de façon positive, en tant que ferment vital de transformation intime de ce que les masses pensent de façon embryonnaire et chaotique à légard du monde et de la vie. »
« Ce que jai dit », continue un peu plus bas la page 120 [G 196], « Ce que jai dit plus haut, à propos du Manuel populaire, qui critique les philosophies systématiques au lieu de prendre son départ [mouvement] dans la critique du sens commun, doit être entendu dans une certaine exactitude méthodologique, cest à dire dans de certaines limites. Certes [en tout cas] je ne veux pas dire quil sagit de négliger la critique des philosophies systématiques des intellectuels. Quand individuellement un élément de la masse surmonte de façon critique le sens commun, il accepte par le fait même une philosophie nouvelle : de là par conséquent [justement] la nécessité, dans une exposition de la philosophie de la praxis, de la polémique contre les philosophies traditionnelles. Du reste [Bien plus], par son caractère tendanciel de philosophie de masse, la philosophie de la praxis ne peut être conçue que sous une forme polémique, sous la forme dune lutte perpétuelle. Toutefois le point de départ doit être toujours le sens commun qui spontanément est la philosophie des multitudes, laquelle il sagit de rendre homogène idéologiquement. »
Rappel peut-être un petit peu long des thèses de Gramsci dont nous avons déjà rencontré quelque chose dans les semaines précédentes à propos du sens commun et des grandes philosophies et dont il faut souligner les point suivants.
1) Pour commencer, nous lavons déjà dit, Gramsci aborde le travail théorétique de Boukharine XE "Boukharine" du point de vue du rapport entre ladresse de son texte et sa nature. Il remarque que Boukharine parle le langage, quoiquun peu avachi, de la philosophie systématique et déjà élaborée par les intellectuels de la classe dominante, et que par conséquent son texte est, par son écriture même, mal approprié à ceux à qui, de son propre aveu, il sadresse, puisque Boukharine dit au début de lAvant-propos du Manuel :
« Ce livre a été composé sur le même modèle que lA B C du Communisme. Il va de soi quil doit être lu après lA B C ; son sujet même est beaucoup plus ardu et, par suite, son exposé plus difficile à comprendre, bien que lauteur se soit efforcé de le traiter dune façon aussi populaire que possible. Ceci dit, cet ouvrage est écrit avant tout pour les ouvriers désireux de sinitier aux théories marxistes. »
Il y a beaucoup à dire sur lopposition entre cette simple première phrase de lAvant-propos de Boukharine XE "Boukharine" et la simple première phrase de la critique gramscienne. Ce nest pas seulement que la nature dun texte se détermine à partir de son adresse, ce qui pourtant est déjà important, car cela veut dire que tous les textes sont des textes dintervention, ou du moins quune conception et une pratique marxistes des textes doivent les concevoir et les pratiquer tous comme des textes dintervention, et quà cet égard Boukharine se voit reprocher par Gramsci de ne pas avoir adapté son texte à lintervention quil était supposé servir ou produire. Mais en outre Gramsci et Boukharine ont ici des conceptions diamètralement opposées du rapport entre le prolétariat ou les masses populaires en général et le travail théorique et son mode décriture.
Pour Boukharine XE "Boukharine" , si on lit les choses de près, il y a une distinction allant de soi et toujours maintenue entre ce qui est difficile et ce qui ne lest pas. Par conséquent, Boukharine a lidée quil y a des hauteurs de la culture ou des profondeurs de la science que lon ne peut pas aborder dans une écriture capable datteindre directement les ouvriers eux-mêmes. Il y a encore deux conséquences implicites à ce début du Manuel. Premièrement, on ne peut se livrer quà une vulgarisation, « lauteur » sétant « efforcé », dit-il, de « traiter le sujet dune façon aussi populaire que possible ». Sans quil sen aperçoive, Boukharine partage ici certainement ce préjugé de lexistence et même de linévitabilité de la dimension de la vulgarisation avec ces intellectuels bourgeois en rupture de ban qui se sont à la fois efforcés de mettre sur pied les universités populaires et, en réalité, de les vider de leur substance jusquà finalement y renoncer pour cause dinfériorité culturelle. Et la deuxième conséquence, après donc cette hypothèse douteuse de la vulgarisation, est une sorte de distinction élitiste parmi les ouvriers entre leur masse en général et puis ceux qui sont désireux de sinitier aux théories marxistes, cest à dire ceux qui sélèvent à la culture, dune certaine façon en quittant leur condition ou en se séparant, peu ou prou, au moins intellectuellement déjà, de leur classe.
Or Gramsci voit point par point les choses de façon opposée. Il ne pense pas du tout que subsiste en soi-même le niveau ardu ou difficile des questions qui ne demanderaient ou nautoriseraient par conséquent quune vulgarisation à légard dune certaine élite désireuse de sinitier. Il pense au contraire cest là le devoir propre de la philosophie quil doit y avoir un discours théorique général, une théoricité marxiste générale possible, capable de reprendre effectivement lexpérience banale ou le senso comune qui est celui des masses et, par un exercice évidemment critique et polémique, de le rendre cohérent et de lélever au niveau de la science. Ceci suppose, et cest bien ce quopposera toujours Gramsci à Boukharine XE "Boukharine" , une sorte de foi ou de conviction dans la généralité même de la dimension philosophique, donc la possibilité de développer une écriture et un discours du niveau le plus général dans la théorie qui ne perde rien de son air théorique et qui, cependant, soit capable de la banalité, de la quotidienneté et de la totalité. Du même coup, il ne sagit pas pour lui de vulgarisation, mais au contraire de cesser déchanger des marchandises de pacotille contre la pépite dor du désir de savoir, disait un texte récemment lu. Et il ne pense pas non plus quil sagit de distinguer les ouvriers désireux de sinitier aux théories marxistes de la masse des autres, mais plutôt que la théorie marxiste elle-même nest rien si elle nest pas la reprise des problèmes et, au-delà de tous les problèmes, de la conception du monde, implicite dans la pratique du prolétariat, qui les rassemble. Par conséquent ces quelques lignes de lavant-propos du Cahier 11 dressent déjà une antithèse à la fois fondamentale et, je pense, vous lavez reconnu, pour nous très actuelle.
2) Dans le même ordre didées, il faut noter, toujours dans cette page 119 [G 195] de Materialismo storico, mais au deuxième alinéa, la non-opposition des philosophies traditionnelles et de la philosophie originale des masses populaires. Si Boukharine XE "Boukharine" se trompe, déclare Gramsci, cest non seulement parce quil est parti dune critique des philosophies systématiques au lieu de partir dune critique du sens commun, mais cest aussi parce quil pétrifie lopposition entre, dun côté, les grands systèmes de la philosophie traditionnelle et la conception du monde des intellectuels de haute culture et, de lautre côté, lélaboration dune philosophie originale des masses populaires, autrement dit parce quil na pas découvert lidée dune philosophie originale des masses populaires en tant quelle détruit la tradition philosophique occidentale en général et à la fois lui succède cétait pourtant, nous lavons déjà souligné, lidée maîtresse de Marx XE "Marx" et dEngels XE "Engels" qui chez Boukharine sest perdue, mais qui chez Gramsci revit. Cette non-opposition entre les philosophies traditionnelles et la philosophie originale des masses populaires est à comprendre de deux façons. Dune part, très simplement, elle signifie quil ny a pas dopposition et que si la philosophie est vivante, elle est capable de tisser le lien entre les grands textes de la tradition et la masse des problèmes concrets qui composent lexpérience actuelle, en particulier lexpérience de lépoque ou du monde actuels telle quelle est vécue par le prolétariat. Donc, en ce sens, « non-opposition » signifie quil ny a pas dopposition. Mais, dautre part, « non-opposition » signifie aussi quil ny a pas cette sorte dopposition indifférente, sur laquelle joue en effet Boukharine, et quentre deux termes que relie seulement le milieu indéterminé la vulgarisation est suspecte, mais quau contraire un jeu de différences, et de différences qui sont celles dun combat destructeur et en même temps dune réinvention, un jeu de la différence doit être possible entre la tradition ou la métaphysique occidentale en général et la reprise des problèmes pratiques qui se posent aux masses populaires. Cette non-opposition signifie donc le contraire dune opposition indifférente, si vous voulez une contradiction effectivement en marche ou un va-et-vient à lintérieur dune différence qui doit pouvoir jouer.
3) Enfin, il faut noter que cette vision, ce souhait de lélaboration dune philosophie originale des masses, quelque chose dinouï comme un point de vue prolétarien en philosophie, nest pas un rêve indéterminé de la part de Gramsci puisque sa réalisation est subordonnée à des conditions données. Il faut, dit la fin du premier alinéa de la page 119 [G 195], que dabord dans lhistoire « sélabore un groupe social homogène » pour que puisse sélaborer également, mais par conséquent ensuite, contre le sens commun et son dérivé, les philosophies bourgeoises, « une philosophie homogène, cest à dire cohérente et systématique », qui soit ou sera celle du prolétariat. Cela veut dire dans une vue qui est dailleurs très hégélienne, souvenez-vous de la Préface des Fondements de la philosophie du droit que cest seulement sur le soir que loiseau de Minerve prend son envol et quil ny a pas de tâche intellectuelle dont on puisse déterminer les contours encore intellectuellement, mais quon le peut seulement de manière historico-politique, ou encore que cest seulement lorsque et dans la mesure où, dans les périodes de crise, de révolution ou de préparation effective de cette révolution, daffrontement social effectif, cest seulement dans les moments par conséquent où le groupe social nouveau, celui qui représente lavenir de lhistoire, cest à dire le prolétariat, se forme effectivement, sélabore, quest possible aussi lélaboration dune philosophie homogène. En revanche, dans les périodes que lautre texte nommait les temps normaux, qui sont les temps de la subordination à lidéologie dominante et qui sont aussi et avant tout les temps de subordination au mode de production bourgeois, alors dans ces époques-là, la page 120 [G 196] précise bien quil ne peut y avoir de surmontement critique du sens commun et de la philosophie dominante que par un élément de la masse et de façon individuelle. « Quand individuellement », disait le texte lu tout à lheure, « un élément de la masse surmonte critiquement le sens commun, il accepte par le fait même une philosophie nouvelle ». Ce qui veut dire en réalité que, individuellement, il accepte la philosophie bourgeoise. Il faut par conséquent distinguer entre les temps dits normaux et les temps où lhistoire se contracte déjà à partir de son avenir, et savoir en quelque sorte mesurer lélan du désir selon la nature politique des temps, non pas quil sagisse de renoncer à lélaboration dune philosophie homogène du prolétariat, mais déviter dy substituer par volontarisme ce qui nest au fond quune destruction encore bourgeoise du monde bourgeois lui-même et cest peut-être dans cette période-là, dans ces temps tristement normaux que nous sommes encore.
Telles sont les questions posées par louverture de la critique gramscienne de lAvant-propos du Manuel. Celles qui viennent et qui seront posées sous le titre « Questions générales », nous les retiendrons la semaine prochaine en tant quelles soulignent, dune part, le manque de conscience de ce quest la théorie en général de la part de Boukharine XE "Boukharine" et, dautre part, la confusion de la philosophie de la praxis et de la sociologie. Ce qui est en cause de la façon la plus générale dans ces pages, cest le rapport entre science et philosophie, et cest par conséquent ici encore une question tout à fait actuelle comme ne cesseront plus de lêtre celles que dans sa prison, il y a pourtant maintenant une quarantaine dannées, Gramsci remuait.
TC 8. La question fondamentale de la généralité du matérialisme historique
Les critiques que Gramsci adresse au Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" suivent très exactement les diverses articulations de cet ouvrage : Avant-propos, Introduction, etc. Nous avons déjà commenté ce qui concerne la critique de lAvant-propos, nous prendrons en suivant ce qui concerne la critique de lIntroduction et qui, dans le texte gramscien, sintitule : « Quistioni generali », (Questions générales). Il sagit, en effet, non seulement de questions générales, mais plus profondément de la question de la généralité ou du niveau de généralité du discours boukharinien. Essentiellement, il sagit de savoir sil est légitime que cette généralité soit, comme si cela allait de soi, une généralité de science, ce qui est le cas lorsque le matérialisme historique est considéré comme sociologie, ou bien sil ne faudrait pas respecter au contraire la distinction essentielle entre la généralité de science et la généralité proprement théorétique ou généralité philosophique, et cest précisément sur ce point que Gramsci fait porter sa principale critique. Il sagira, donc, premièrement dun point de vue philosophique fermement tenu contre une réduction de la généralité à la science, deuxièmement dun procès en carence théorique, dont les enjeux sont suffisamment généraux pour nous concerner encore (jespère être capable par endroits de le montrer, même si le temps nous est assez mesuré), les traces de la confusion science/philosophie dans lIntroduction de Boukharine produisant une conception philosophique positiviste de la science elle-même et entraînant par conséquent aussi un certain nombre de défauts, une sorte de stagnation dans limagination théorique qui pourrait bien être elle-même liée à quelque chose comme le révisionnisme sur le plan proprement politique.
Nous suivrons cette question fondamentale, celle donc de la généralité, du niveau de généralité du discours qui mérite de sappeler théorie du matérialisme historique, essentiellement dans le § 1 et le § 5 de lIntroduction de Boukharine ainsi que dans le § 7 du Chapitre premier. Nous y ajouterons simplement quelques remarques tirées de lappendice au livre de Boukharine, le Supplément, « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique », en particulier du numéro 1 de ces « Brèves remarques », à la page 340 des Editions Anthropos. Ce sont dailleurs, si je ne me trompe, des références que je vous avais déjà données et qui ont donc dû guider vos lectures pendant linterruption des vacances de Noël. Mais comme mon but premier est de communiquer tout simplement le texte de Gramsci, jusquici muré dans son italien, nous commencerons par traduire, donc sans trop la commenter, la critique gramscienne elle-même, page 124 du Materialismo storico dans lédition Einaudi (G 228-9).
« Questions générales. Lune des observations préliminaires est la suivante : que le titre ne correspond pas au contenu du livre. »
Il sagit naturellement du titre du livre de Boukharine XE "Boukharine" , La théorie du matérialisme historique. « Théorie de la philosophie de la praxis » : cest ainsi que Gramsci traduit le titre boukharinien (La théorie du matérialisme historique). On sait que Gramsci dans ses notes de prison, pour ce quon croit être des raisons de prudence à légard de linstitution carcérale fasciste, nécrivait jamais ou presque jamais « matérialisme historique » ou « marxisme », mais généralement « philosophie de la praxis ». Cest donc pourquoi il nomme là encore le titre de Boukharine dans sa traduction prudente.
« Théorie de la philosophie de la praxis devrait signifier la systématisation logique et cohérente des concepts philosophiques qui sont connotés [connus] de façon éparse sous le terme de matérialisme historique [philosophie de la praxis] (et qui [pour beaucoup] sont souvent des concepts bâtards [impurs]). Dans les premiers chapitres les questions que lon devrait voir traitées sont les suivantes : Quest-ce que la philosophie? En quel sens une conception du monde peut-elle sappeler une philosophie? Comment la philosophie a-t-elle jusquici été conçue? La philosophie de la pratique renouvelle-t-elle cette conception? Que signifie une philosophie spéculative? La philosophie de la praxis pourra-t-elle jamais avoir une forme spéculative? Quels sont les rapports existant entre les idéologies, les conceptions du monde, les philosophies? Quels sont ou doivent être les rapports entre la théorie et la pratique? Comment ces rapports sont-ils conçus par les philosophies traditionnelles? etc., etc. La réponse à ces questions, et à dautres, constitue la théorie de la philosophie de la praxis. »
Ainsi se termine le premier alinéa qui nénumère les différentes questions fondamentales qui devraient constituer une véritable théorie de la philosophie de la praxis, autrement dit une théorie du matérialisme historique, que pour mieux souligner dans la suite comment Boukharine XE "Boukharine" , au contraire, ignore ces questions ou sen débarrasse, cette ignorance ou cette évacuation des questions fondamentales sur la nature même de la philosophie, sur le rapport théorie/pratique et sur le matérialisme historique en tant que philosophie étant la même chose que la confusion du matérialisme historique avec une simple sociologie. Je reprends donc le texte à son deuxième alinéa.
« Dans le Manuel populaire ne se trouve même pas justifiée de façon cohérente la prémisse implicite dans lexposition (et parfois, mais par hasard, accentuée [explicitement mentionnée] en quelque endroit du texte) que la vraie philosophie est le matérialisme philosophique et que la philosophie de la praxis est une pure « sociologie ». Que signifie réellement cette affirmation? Si elle était vraie, la théorie de la philosophie de la praxis serait le matérialisme philosophique. Mais dans un tel cas, que signifie que la philosophie de la praxis est une sociologie? Et que serait cette sociologie? Une science de la politique et de lhistoriographie? Ou bien un recueil systématique et classifié selon un certain ordre dobservations purement empiriques de lart politique et de règles extérieures de la recherche historique? Les réponses à ces questions nous ne les avons pas dans le livre », entendez dans le livre de Boukharine XE "Boukharine" , « bien quelles seules pourtant constitueraient une théorie. Ainsi ne se trouve pas justifié le lien entre le titre général : Théorie du matérialisme historique, et le soustitre : Manuel populaire de sociologie marxiste. Le soustitre constituerait plutôt le titre exact, si au terme de sociologie on donnait une signification beaucoup plus circonscrite. Celle-ci nest-elle pas une tentative pour élaborer une prétendue science exacte (cest à dire positiviste) des faits sociaux, autrement dit de la politique et de lhistoire? Nest-elle donc pas [Cest à dire encore] un embryon de philosophie? La sociologie natelle pas cherché à faire quelque chose de semblable à ce que fait la philosophie de la praxis? »
Dans cette série de questions sexprime la naïveté du lecteur moyen qui ne voit pas très bien pourquoi lon reprocherait à Boukharine XE "Boukharine" de considérer la philosophie de la praxis, autrement dit le matérialisme historique, comme quelque chose comme une sociologie. Ne semble-t-il pas que lun et lautre ont tenté, au niveau des faits sociaux et dans une généralité semblable, un travail comparable? Cest précisément contre cette molle évidence, dans laquelle se confondent science et philosophie, matérialisme historique dun côté, et sociologie de lautre, que Gramsci va désormais introduire un certain nombre de distinguos.
« Il convient cependant ici », continue-t-il en effet, « de bien sentendre : la philosophie de la praxis est née sous la forme daphorismes et de règles [critères] pratiques, par un pur hasard, étant donné que son fondateur a consacré ses forces intellectuelles à dautres problèmes, spécialement des problèmes économiques (sous une forme systématique) : mais dans ces critères pratiques et dans ces aphorismes est implicite toute une conception du monde, une philosophie. »
On remonte par conséquent ici à lécriture ou à la pratique théorique même de Marx XE "Marx" pour affirmer, premièrement, que celle-ci est bel et bien une philosophie ou de niveau philosophique affirmation qui sera reprise souvent dans les pages à venir et pour noter, deuxièmement, que le fait que Marx se soit consacré spécialement aux problèmes économiques, cest à dire aux problèmes fondamentaux dune théorie de la société, ne constitue nullement cependant le discours marxiste en sociologie, disons le discours marxiste tel quon le trouve dans la Contribution à la critique de léconomie politique ou dans Le Capital. Au contraire, Gramsci considère quavoir dédié ses forces intellectuelles aux problèmes économiques, cétait pour Marx les avoir consacrées à dautres problèmes, à d« altri problemi ». Autres problèmes que quoi? que la constitution dune philosophie de la praxis ou, plus exactement, que la constitution dune réflexion sur soi de cette pratique théorique de niveau philosophique en quoi consiste lécriture de Marx. Il y a ici la même idée qui se trouve reprise chez Althusser XE "Althusser" , à savoir quil y a chez Marx une pratique théorique entièrement nouvelle et de niveau général ou total, mais qui est implicite, prise dans la forme de laphorisme ou enfoncée dans la règle pratique, et que par conséquent cest notre travail de dégager la nature propre de cette écriture théorique comme entièrement nouvelle.
En revanche, je voudrais insister cette fois-ci sur la différence entre Gramsci et Althusser. Car il ne sagit pas du tout, dans le dégagement de cette sorte de théorie nouvelle ou décriture théorique nouvelle ou de pratique théorique nouvelle implicite dans le travail de Marx, de passer à la science comme à un autre élément par rapport à la philosophie, mais bel et bien de constituer la philosophie de la praxis. Que celle-ci, disons en tant que point de vue prolétarien en philosophie, soit aussi un autre élément par rapport à la tradition, cest une question qui reste ouverte, mais sans quaucune confusion soit jamais faite entre la nature philosophique du discours et la nature du savoir scientifique. Cest au contraire, je crois, un des problèmes de lentreprise althussérienne que de dénommer « science » le niveau de cette théoricité implicite et enfouie chez Marx.
Quant à Boukharine XE "Boukharine" , il ne se pose aucun de ces problèmes. Il va de soi pour lui que le matérialisme historique est une science, quil prend sa place parmi les sciences sociales. À ce point de vue le titre même de lIntroduction du Manuel a déjà tout dit : « Introduction. Limportance pratique des sciences sociales », et le corps du texte ajoute : « il est nécessaire, au point de vue pratique, davoir des notions claires concernant la société ». Ce qui suppose que le discours du matérialisme historique est un discours qui prend sa place parmi les sciences sociales, exactement selon la même évidence qui veut par exemple que la philosophie soit, dans les différents compartiments de la recherche scientifique, rangée quelque part avec les autres parmi les sciences humaines. Cependant, la philosophie ne fait pas plus partie des sciences humaines que les mathématiques ne font partie des sciences de la nature. Et le mérite principal du texte de Gramsci, de ses questions sur la généralité car je crois que cest décidément comme cela quil faudrait traduire le titre : « Questions générales » est précisément de refuser de confondre la généralité de science et la généralité philosophique.
Je reprends le texte gramscien pour relever, donc, que dans ce retour au fondateur, cest à dire à Marx XE "Marx" , il faut noter, troisièmement, que « dans [les] règles pratiques et [les] aphorismes est implicite toute une conception du monde, une philosophie. » La suite du texte oppose à ce niveau de généralité celui de la sociologie comme étant un niveau de généralité de science, incapable par conséquent de sélever au niveau de la théorie fondamentale quil faudrait être capable de développer pour répondre aux questions qui ont été énumérées dans le premier alinéa. Je lis :
« La sociologie [pour sa part] fut une tentative pour créer une méthode de la science historico-politique dans la dépendance dun système philosophique déjà élaboré, le positivisme évolutionniste, sur lequel la sociologie a réagi, mais seulement partiellement. La sociologie est par conséquent devenue une tendance par elle-même, elle est devenue la philosophie des non-philosophes, une tentative pour décrire et classer schématiquement les faits historiques et politiques, selon des critères construits sur le modèle des sciences naturelles. La sociologie est donc une tentative de rechercher [pour dégager] expérimentalement les lois de lévolution de la société humaine, de façon à prévoir lavenir avec la même certitude que celle avec laquelle on prévoit que dun gland [sortira]i un chêne. Lévolutionnisme vulgaire est à la base de la sociologie qui ne peut connaître le principe dialectique avec le [du] passage de la quantité à la qualité, le passage qui trouble toute évolution et toute loi duniformité entendue en un sens vulgairement évolutionniste. En tout cas toute sociologie présuppose une philosophie, une conception du monde dont elle est un rameau [fragment] subordonné. Il importe de ne pas confondre avec la théorie générale, cest à dire avec la philosophie, la logique particulière interne des diverses sociologies, logique par laquelle elles acquièrent une cohérence mécanique. Ce qui ne veut pas dire naturellement que la recherche des lois de luniformité ne soit pas quelque chose dutile et dintéressant et quun traité rassemblant les [composé des] observations immédiates de lart politique naurait pas sa raison dêtre ; mais il convient dappeler un chat un chat et de présenter des traités de ce genre pour ce quils sont »
et en particulier de ne pas les faire passer pour des traités de théorie générale ou, autrement dit, de ne pas les confondre avec le niveau proprement philosophique qui est celui du matérialisme historique.
Ces deux pages de critique nous ont pris à peu près tout notre temps. Elles appellent cependant quelques remarques que je puis toujours indiquer sinon développer.
La première, cest quil ne sagit pas du tout pour Gramsci de développer un point de vue marxiste en sociologie. Mais il sagirait plutôt de cesser de considérer la sociologie et cest cela qui est proprement marxiste comme la science éternelle dun domaine éternel qui serait le social comme tel. Et lon remarque que la page 125 [G 230] replonge au contraire la sociologie comme science et comme objet dans le devenir historique lui-même. Le soupçon sous-jacent, et presquaffleurant ici, est bel et bien que la sociologie est lun des produits historiques du développement de lidéologie bourgeoise. Ce qui par conséquent pose ou devrait poser, devrait nous poser bien des problèmes quant à ce qui souvent est au contraire pris pour une évidence : le développement dun point de vue marxiste en sociologie, voire dune sociologie marxiste, comme cela devrait poser des problèmes que de développer une économie politique marxiste ou un point de vue marxiste en économie politique, alors que peut-être, que même certainement le niveau de généralité du matérialisme historique en tant que niveau philosophique est tel quil est capable au contraire de déraciner entièrement lévidence même et de léconomie politique et de la sociologie.
La deuxième remarque est que, replongée ainsi dans son devenir historique, la sociologie apparaît comme dominée par lidéal des sciences de la nature et, de ce point de vue, ce passage rend un son étrangement husserlien. Il manque dailleurs, si lon veut, à ces critiques de Gramsci ce quon pourrait y accrocher, qui serait peut-être dune certaine façon dallure husserlienne, cest à dire tout un travail de recherche sur le rapport, à lintérieur de lensemble de la culture bourgeoise du XVIIe au XIXe siècles ou au début du XXe siècle, entre les sciences de la nature et les sciences sociales ou humaines, le tout sur le fond de la métaphysique des modernes. En tout cas, dès lors que lon pose de telles questions, que lon distingue la généralité philosophique de la généralité de science, que lon soupçonne quil existe peut-être de demi-sciences ou de fausses sciences et que la sociologie ou léconomie politique pourraient bien en faire partie, dès lors on ne peut plus, avec la massivité de Boukharine XE "Boukharine" , identifier théorie du matérialisme historique (cest son titre) et manuel populaire de sociologie marxiste (cest son sous-titre).
Le temps nous est trop mesuré pour que je puisse continuer davantage ces remarques. Encore une fois, tout ce que nous pouvons faire dans ces brèves demi-heures cest et cest la tâche principale que je me suis fixée traduire le plus possible de textes gramsciens et, deuxièmement, indiquer simplement quelles sont les questions principales quil pose. De là à les développer il y a tout un pas que nous ne pouvons la plupart du temps point franchir ; cest du reste pourquoi jai décidé de ne traiter dans cette année que deux groupes de questions, puisque nous sommes obligés de les traiter de façon aussi fragmentaire et aussi restreinte dans le temps.
Nous reprendrons donc la semaine prochaine, cette fois sous la forme de questions et non plus de traductions, cette critique de lIntroduction boukharinienne, essayant de montrer ce quil en est de la domination de la sociologie par rapport aux sciences de la nature et ce quil en est surtout de la faiblesse théorique, de la carence théorique générale de lIntroduction boukharinienne, comment enfin la confusion entre science et philosophie entretient un climat théorique de positivisme contre lequel Gramsci lutte comme nous devons encore aujourdhui lutter contre lui.
Les textes sont donc par conséquent, pour la semaine prochaine, encore les mêmes : le § 1 et le § 5 de lIntroduction, le § 7 du Chapitre premier et le 1° du Supplément, cest à dire des « Brèves remarques », qui se trouve à la fin du volume. Ces questions sont trop massives et, jespère le montrer, trop importantes pour quelles ne nous demandent pas au moins deux semaines.
En ce qui concerne, en particulier, la conséquence majeure de la confusion entre science et philosophie, cest à dire celle qui porte sur la conception même de la science et qui en fait un positivisme ou en tout cas quelque chose dinfra-épistémologique, les texte essentiels, parmi ceux que je viens dénumérer, sont le § 1, sur lorigine de la science dans le besoin, et aussi le § 5, qui porte sur la sociologie comme méthode générale de la théorie de lhistoire.
Quant au texte signalé tout à lheure comme étant celui du Supplément, le numéro 1 de la page 340, il porte lui sur un point, qui est extrêmement important dans la pensée gramscienne, à savoir la lutte contre le mécanique. Précisément, le texte de Boukharine XE "Boukharine" essaye de se débarrasser de la différence entre le mécanique et lorganique et dune façon qui met en oeuvre précisément un raisonnement entièrement mécaniste. Nous insisterons sur ce point parce que le manque théorétique napparaît peut-être nulle part aussi nettement que dans ce numéro 1, dautant plus quil y est fait référence à la critique de Smith XE "Smith" et de Ricardo XE "Ricardo" par Marx XE "Marx" .
Enfin, il y a ce fameux et triste texte sur la régularité dans les sciences, la régularité dans la nature, cest à dire le § 7 du Chapitre premier, le dernier de ceux que jai cités tout à lheure, qui montre encore à sa façon comment le texte de Boukharine manque la généralité et constitue épistémologiquement une régression à une sorte de pseudo-aristotélisme je dis « pseudo-aristotélisme » parce quAristote XE "Aristote" lui-même développe fort consciemment un savoir dordre ontologique, tandis quici où nous sommes en climat moderne et où la science dont on parle est la science moderne, le retour aux simples régularités qui se rencontrent dans la nature ne saurait évidemment être réellement compris en un sens aristotélicien XE "Aristote" , mais simplement comme carence ou nullité épistémologique.
Ce sont ces différents points que nous essaierons de mettre en ordre la semaine prochaine en quittant pour une fois un peu les textes auxquels au contraire cette séance a été entièrement consacrée.
TC 9. La question de la généralité de science et le stalinisme théorique
Nous avions terminé la dernière séance en soulignant que lessentiel de la critique adressée par Gramsci à Boukharine XE "Boukharine" concernant son Introduction et son Chapitre premier, cest à dire les questions de méthodes générales, portait sur la confusion entre science et philosophie, commise naturellement par Boukharine du seul fait quil considère le matérialisme historique comme une sociologie. Les thèses en présence, je vous le rappelle, sont donc parfaitement claires. Dun côté, Boukharine, dont la formation est dailleurs celle de science, celle dun économiste, considère que le niveau de généralité de la théorie marxiste en tant que matérialisme historique est le niveau de généralité de la science, bien entendu ici de la science de la société et par conséquent de la sociologie ; de lautre côté, Gramsci considère, dune part, quil ne faut pas confondre la généralité de science et la généralité dordre philosophique et, dautre part, que le matérialisme historique est bel et bien une philosophie de la praxis qui a droit de regard et de critique sur les sciences elles-mêmes en tant que produits historiques.
Nous devons aborder maintenant et la semaine prochaine les conséquences de cette divergence théorique fondamentale entre Boukharine XE "Boukharine" et Gramsci. La première dentre elles concerne la conception de la science chez Boukharine, dune part, et, de lautre, les retentissements dordre proprement politique de ces questions apparemment générales et abstraites. Nous prendrons pied non plus dans le texte de Gramsci, que nous avons abondamment lu et traduit la dernière fois, mais bel et bien dans celui de Boukharine afin dy vérifier, dy exemplifier la critique gramscienne.
La confusion entre science et philosophie a donc comme premier effet une conception positiviste de la science elle-même, ce qui apparaît le mieux, je crois, dans tous les textes dont je vous ai donné la référence, au niveau du § 7, cest à dire le premier paragraphe du Chapitre premier du Manuel de sociologie. Lisons rapidement quelques passages de ce § 7 qui traite de « La régularité dans les phénomènes en général, et dans les phénomènes sociaux en particulier » :
« Si nous considérons », dit Boukharine XE "Boukharine" , « les phénomènes naturels et sociaux, nous voyons que ces phénomènes ne représentent nullement un assemblage désordonné de faits quon ne peut ni comprendre ni prévoir. Au contraire, il suffit détudier partout les choses dun peu près, pour apercevoir une certaine régularité dans les phénomènes. Le jour suit la nuit et la nuit le jour dune façon tout aussi régulière. Les saisons alternent et, en même temps, toute une série de phénomènes qui les accompagnent, se répètent tous les ans : les arbres verdoient et perdent leurs feuilles, les diverses espèces doiseaux arrivent et sen vont, les hommes sèment, moissonnent, etc. Prenons encore un autre exemple assez plaisant. Après des pluies tièdes, chaque fois les champignons poussent en abondance ; il existe même un dicton : Pousser comme les champignons après la pluie. Nous savons tous quun grain dorge tombé dans la terre germe, et quensuite, dans certaines conditions, il finit par donner un épi. Par contre, nous navons jamais observé que ce même épi sorte par exemple dun oeuf de grenouille ou dun grain de chaux. Ainsi, tout ce qui existe dans la nature, en commençant par le mouvement majestueux des planètes, pour finir par les grains et les champignons, est soumis à un certain ordre ou, comme on dit, à certaines lois.
Il en est de même dans la vie sociale, cest à dire dans la vie de la société humaine. Quelque complexe et diverse que soit cette vie, nous y découvrons toujours certaines lois. »
Ce nest peut-être pas sans sourire que vous avez entendu cette énumération, mi-plaisante mi-somptueuse ou rhétorique, des beautés des régularités naturelles ; et si je dis que ce nest peut-être pas sans sourire, cest quil nest pas besoin dun long commentaire pour faire ressortir linsuffisance épistémologique de ce thème de la régularité dans les phénomènes en général.
Pour autant que lon conçoive la science comme une prévision et que cette prévision vise en effet à déterminer ce que lon peut appeler des régularités dans les phénomènes, il est bien certain quil ne sagit pas dune régularité simplement subsistante que lon rencontrerait dans les phénomènes au sens où les phénomènes signifient simplement lensemble des données perceptives immédiatement accessibles, quelque chose comme le spectacle de la nature qui nous est offert dans ce texte, mais que dans toute science les phénomènes sont les phénomènes de la théorie ou, ce qui revient au même, les phénomènes de lexpérimentation dont Bachelard a suffisamment montré quelle nétait que lincarnation elle-même, dans ses instruments mêmes, de la théorie. Quant à la prévision, il ne faut pas dabord la prendre en un sens pratico-pratique, comme prévision de ce qui va arriver ; cette puissance-là de la science, dans la mesure où elle existe, et qui est toujours une mesure assez restreinte, repose sur un autre « pré-voir », sur une prise-en-vue-davance, cest à dire sur le caractère essentiellement a priori des concepts fondamentaux de la théorie.
Par conséquent, le discours boukharinien, pour qui la régularité dans les phénomènes et leur prévision se situent simplement au niveau des données perceptives ou tout simplement dans la nature, est évidemment un discours qui se disqualifie lui-même épistémologiquement, au moins en ce qui concerne la science moderne. Je dis : « au moins en ce qui concerne la science moderne » parce quon pourrait penser à une autre conception de la science, nommément la conception aristotélicienne, dans la mesure où celle-ci ne rompt pas, en effet, avec lordre banal de la donnée primitive ou encore avec lhorizon de la perception. Mais en réalité ce serait faire bien du déshonneur à Aristote XE "Aristote" que de confondre sa théorie de la science avec le discours tenu ici par Boukharine XE "Boukharine" . De toute façon, la science à laquelle Boukharine pense est évidemment la science moderne, les sciences issues, disons, du tronc galiléo-cartésien. Il ne sagit pas, même pour Aristote, de rencontrer dans la nature des régularités. Il se trouve que le cas existe précisément dans la littérature aristotélicienne, dans les Seconds analytiques, où Aristote rencontre en effet dans la nature lobjet de loptique et de lharmonique, cest à dire ces phénomènes soit lumineux soit sonores qui, bien quappartenant à la phusis, montrent deux-mêmes une régularité qui, elle, appartient à la mathesis ou est dordre mathématique. Mais loin de se réjouir de voir ainsi apparaître lordre mathématique dans la nature, au contraire Aristote considère le cas de loptique et de lharmonique comme une exception apparente à sa théorie de la science, dont vous savez quelle est fondée sur la différence des genres, puisquelle nest pas simplement une plate constatation rhétorique des régularités dans la nature, mais bien une théorie des assises ontologiques régionales de tout discours scientifique, et quà ce niveau il sagit pour Aristote de ne point confondre la région du physique avec la région du mathématique ni non plus avec dautres comme la région du chrématistique ou la région du signe ou dautres. Par conséquent, que la science aristotélicienne, par ses fondements métaphysiques, avec lesquels elle ne rompt jamais, à la différence de la pratique périgraphique et autonome qui est celle des concepts modernes de science, conserve aussi un lien avec la banalité de lexpérience et avec le niveau de lapparence ou de lopinion, cest ce qui est confirmé par tous les bons interprètes. Mais il sagit là simplement dun concept ontologique du savoir et nullement de la science au sens formel moderne à laquelle Boukharine, naturellement, ne peut que penser. Il ne sagit pas du tout pour Aristote, dans aucun des cas, de retrouver une régularité dans les phénomènes. Il sagit dun discours ontologique sur les différences régionales qui répartissent fondamentalement les phénomènes et qui chaque fois assignent, prescrivent des règles et des limites à une science déterminée en tant que développement formel car Aristote sest tout de même élevé lui aussi jusquà ce point, sinon jusquà concevoir le formel comme mathématique.
On ne voit pas, par conséquent, comment on pourrait sauver de la banalité ou de la platitude cette conception boukharinienne de la science. Ce qui est grave, cest que des sciences de la nature cette conception reporte sa platitude ou sa banalité sur la vie sociale. Cest évidemment grave puisque le marxisme se présente dabord comme théorie de la vie sociale : « Il en est de même dans la vie sociale, cest à dire dans la vie de la société humaine. »
À propos de ces concepts, de la mise en place réciproque de ces concepts : science, philosophie, différence entre science et philosophie, rapport entre la formalité de science et le tout concret donné dans la perception ou dans lexpérience banale, il faut dire ici deux ou trois mots (car le temps ne nous permet guère den dire davantage) de la pratique de Marx XE "Marx" afin de confirmer que ce que pense Gramsci va bien dans le sens de cette pratique.
Il ne faut pas, selon Gramsci, considérer le matérialisme historique comme une sociologie, et il ne faut pas non plus considérer le matérialisme historique comme une économie. Autrement dit, il faut se souvenir que lorsque Marx consacre toutes ses forces intellectuelles à ces autres problèmes que la théorie générale, que sont les problèmes économiques je vous rappelle que cest Gramsci qui les appelle « autres problèmes » , il se produit à ce moment-là une sorte de phénomène de masque qui fait que la portée proprement philosophique du travail théorique de Marx disparaît derrière ce qui est son objet, cest à dire léconomie politique bourgeoise. Mais léconomie politique bourgeoise ne fournit à aucun moment le terrain même de lécriture de Marx et ne donne à aucun moment à son travail théorique sa limite. Au contraire, à légard de cette économie, le travail de Marx se présente, on le sait, comme une critique de léconomie politique. Zur Kritik der politschen Oekonomie est le texte constant du travail de Marx dans les dix ou quinze années où se sont accumulés les manuscrits des Grundrisse et où se sont élaborés petit à petit dabord le texte de la Contribution et ensuite celui du Capital. Aussi ne faut-il pas oublier que, bien que discutant, et en un sens sur leur terrain, les catégories des économistes ou discutant, et sur leur terrain, les évidences des sociologues, Marx en réalité ne les suit jamais sur leur terrain et ne borne jamais son travail théorique à leur objet, mais quau contraire il exerce une critique à légard des généralités de science en tant quelles sont des universaux formels et manipulables, des « catégories » comme il dit, à partir de la détermination du tout concret historique, en loccurrence à partir de ce qui forme lessence de la détermination du mode de production bourgeois, cest à dire la contradiction force de travail/capital. Et cest seulement dans la mesure où il a, dans le discours théorique, qui est dordre philosophique, déterminé lhistoire lhistoire dont il soccupe, lhistoire bourgeoise quil analyse par la contradiction qui en forme lessence universelle, singulière, historique encore une fois, cest à dire par la contradiction capital/force de travail, qui est inaperçue des économistes, de Smith XE "Smith" et de Ricardo XE "Ricardo" en particulier, cest seulement sur le fondement de ce travail historico-philosophique quil est capable de déployer une critique de la science elle-même. En ce sens, on peut dire que le travail de Marx répond en effet à la véritable idée aristotélicienne de larticulation de la science et de la philosophie, telle en particulier quelle se montre dans la critique des Idées platoniciennes, à savoir que pour Marx comme pour Aristote XE "Aristote" les généralités de science sont toutes des généralités abstraites à partir desquelles ne se recompose jamais le réel lidée de substituer au réel une sorte de concret de pensée qui ne serait quun assemblage de catégories universelles signant au contraire et signifiant lidéalisme métaphysique. Et cest à partir seulement dune connaissance de lousia, de lessence du tout concret, dans un discours qui nest plus de science mais qui dégage le principe historique de lensemble, que se règle le rapport aux généralités du niveau de la science.
Il est donc absolument exclu que le matérialisme historique, en tant que théorie chaque fois singulière et chaque fois historique des modes de production, se situe cest à dire ici se rabaisse dentrée de jeu au niveau de la généralité sociologique ou au niveau de la généralité économique en tant que généralités de science. Ce sont chaque fois au contraire les généralités de science, dans leur agencement et dans leur pertinence, qui sont gouvernées à partir dune vue densemble ou plutôt dun discours densemble sur le principe de la totalité historique du moment. Et cest cet agencement, entre le savoir du théorique proprement dit, comme savoir philosophico-historique, ou philologique dirait Gramsci, dune part, et dautre part lusage des catégories formelles de science, qui est caractéristique de la pratique épistémologique marxiste en général. En témoignent non seulement les nombreuses lettres de Marx à Engels XE "Engels" à propos du Capital dans lesquelles Marx se plaint, comme Engels du reste se plaint, de ce que les lecteurs du Capital nont rien compris au texte parce quils nont pas lu Hegel XE "Hegel" , mais aussi des déclarations de Marx dues parfois à la fatigue et par là même un peu relâchées et dautant plus révélatrices disant à propos de léconomie politique : « Cette science mennuie, jai bien envie de passer à dautres sciences ». Dans quelle dimension se situe cette critique des sciences et ce passage dune science aux autres sciences, si ce nest dans une dimension du discours théorique qui nest pas encore, nest plus la généralité de science, mais bien une généralité dun autre ordre?
Si on se souvient, donc par opposition au positivisme plat boukharinien et en consonance au contraire avec les desiderata de Gramsci, de cette complexe articulation entre discours théorique général et critique des discours de science, dans la pratique théorique de Marx XE "Marx" , alors on ne peut que pencher également du côté de Gramsci contre Boukharine XE "Boukharine" dans une question dont limportance nest pas cette fois simplement épistémologique, mais bel et bien déjà politique, une question qui tient cher au coeur de Gramsci, dans toute sa carrière, et que Boukharine tend au contraire à supprimer ou à brouiller ou à effacer, la question de lopposition entre le mécanique et lorganique. Dans le Manuel de sociologie le titre du passage qui correspond à cette question, cest : « Le Mécanique et lOrganique », à la page 340, cest à dire le premier texte de ces « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique » qui forment à la fin du volume le Supplément que je vous avais demandé, davance, de lire et relire. Nous allons donc y venir maintenant pour tâcher de saisir les enjeux donc déjà, en un sens, politiques de ces questions dépistémologie générale.
Le mécanique et lorganique, cest une division à laquelle Gramsci tient. Cest au contraire une division que Boukharine XE "Boukharine" tend à considérer comme, sinon nulle, du moins dépassée et devenue inutile à lépoque, cest à dire en 1921, où il écrit le Manuel de sociologie. Il dit à la page 340 :
« 1° Le Mécanique et LOrganique. Jusquà ces derniers temps, on opposait ces notions dans notre milieu. Dans le domaine des sciences sociologiques, nous, marxistes, nous protestions contre lexplication mécanique, préférant parler de liens organiques, etc., bien que nous fussions complètement étrangers aux préjugés de ce quon appelle lécole organique, en sociologie »
toujours « en sociologie » puisque le matérialisme historique nest pas supposé être autre chose que la généralité de science.
« Depuis, deux facteurs décisifs sont apparus : tout dabord le renversement des conceptions sur la structure de la matière ; ensuite, le développement extraordinaire de lidéalisme dans la science bourgeoise officielle. »
Alors, dans ces pages de Boukharine XE "Boukharine" , je prendrai simplement ce qui concerne le premier facteur dit décisif : « le renversement des conceptions sur la structure de la matière », parce quil est un bon exemple de marxisme mécaniste, précisément dans un texte qui prétend refuser ou dépasser lopposition du mécanique et de lorganique, et quil est le germe même, le germe boukharinien de ce quon pourrait et même devrait appeler « le stalinisme théorique » le stalinisme se trouve partout, non pas seulement dans la carrière politique de Staline, mais aussi dans la théorie.
Quest-il dit de ce renversement des conceptions sur la structure de la matière? Ceci :
« La révolution dans la théorie sur la structure de la matière a radicalement changé la conception de latome en tant quunité absolument isolée. Or, cest précisément cette conception de latome quon reportait sur lindividu (atome et individu se traduisent en russe par un seul et même mot : indivisible). Les Robinsonnades dans les sciences sociologiques correspondaient exactement aux atomes de lancienne mécanique. Cependant, dans le domaine des sciences sociologiques, il sagissait précisément de venir à bout des Robinsonnades. Il fallait énergiquement et résolument mettre au premier plan le point de vue social, ce qui avait été fait de façon géniale par Marx XE "Marx" , sopposant aux théories des individualistes bourgeois, y compris les brillants classiques de léconomie politique (Smith XE "Smith" et Ricardo XE "Ricardo" ). Les protestations contre lélément mécanique dans le domaine des sciences sociologiques étaient-elles justifiées? Evidemment, oui.
Mais il ne faut pas se borner à rappeler des termes, sans comprendre lessence de la question. Maintenant ce qui est juste dialectiquement, se transforme en son contraire. Car la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées. Latome isolé et dépourvu de qualité est mort. Lélément du lien, de linterdépendance, de léclosion de qualités nouvelles, etc. est rétabli dans tous ses droits. Opposer, la mécanique à lorganique est, de ce point de vue, devenu un non-sens. »
Alors quelques remarques ici touchant lenjeu politique. Si Gramsci, lui, tient dune façon générale à lopposition du mécanique et de lorganique, cest pour des raisons qui touchent à laction, pour des raisons qui sont les mêmes que celles qui ont animé le texte célèbre de « La révolution contre Le Capital » (entendez « Le Capital », le livre de Marx XE "Marx" ). Dans la mesure, en effet, où le livre de Marx peut-être lu dune façon scientifique ou, plutôt, scientiste, il engendre une sorte de conviction plate que, la science étant du côté du prolétariat, le cours de lhistoire se charge de lui-même dassurer la chute du mode de production bourgeois et de porter le prolétariat au pouvoir. Cette conception mécaniste, dite scientifique, est peut-être utile, elle est même certainement utile idéologiquement, et Gramsci est le premier à en convenir, pour tenir le coup dans les temps normaux, cest à dire dans les temps de la domination bourgeoise, dans les temps de reflux de la révolution, mais cest une conception essentiellement désarmante et qui donne lieu à des programmes mous ou révisionnistes qui, dune façon générale, sape les bases de laction et de limagination historiques. Il est donc très important de ne pas avoir de représentations mécaniques du type de nécessité historique dont parle Marx, à propos par exemple de la succession du capital au mode de production antérieur ou bien du prolétariat précisément au capital. Mais cet enjeu proprement politique échappe complètement à Boukharine XE "Boukharine" , à moins quau contraire Boukharine ne représente le moment du reflux de la révolution et le moment déjà stalinien du « socialisme dans un seul pays » et du développement des forces productives fondamentales (« Il faut renoncer à la révolution mondiale, se consacrer à la mobilisation pour la production »), ce qui était en effet le thème des années 1920-1921, en sorte que pour Boukharine aussi, et pas seulement pour Gramsci, il y a des enjeux politiques. La différence est que chez lun ils sont avoués et chez lautre ils sont cachés. Mais ce qui me paraît le plus grave, et en même temps le plus intéressant, est le lien entre ce relâchement politique et la carence théorique, laquelle ici se marque essentiellement par lidée naïve, ou en tout cas inanalysée, que cest dans les sciences de la nature ou sur le modèle des sciences de la nature que se font les changements fondamentaux, et quà partir de là les idées en quel sens ce terme est-il pris? se trouvent tout entières bouleversées, quil sagisse des idées dans les sciences sociales ou bien de la culture et des représentations idéologiques en général.
Le temps nous manque malheureusement pour développer ici cet enjeu politique davantage. Nous y reviendrons la semaine prochaine en le liant aux autres enjeux, politiques également, qui sont ceux du § 1 de lIntroduction : « Les nécessités de la lutte de la classe ouvrière et les sciences sociales ».
TC 10. Les enjeux politiques de la faiblesse théorique de Boukharine
Nous terminions la séance dernière en soulignant quel lien existe (à charge pour nous de le dégager et de le préciser) entre le refus de la pertinence de la division entre le mécanique et lorganique chez Boukharine, XE "Boukharine" dune part, ce qui nest que lun des aspects de la carence théorique boukharinienne en général, et dautre part la passivité dans le domaine politique. Cest là une idée qui nest pas de nous, mais de Gramsci lui-même. On trouve, par exemple, entre autres affirmations de ce lien, à la page 127 de Materialismo storico (G 227), les expressions suivantes :
« il nest pas [na pas été] mis en relief que la loi statistique peut être employée dans la science et dans lart politique seulement dans la mesure où les grandes masses de la population restent essentiellement passives du moins pour ce qui regarde les questions qui intéressent lhistorien et le politique ou sont supposées restées essentiellement passives »
comme, bien évidemment, doit rester essentiellement passif, bien évidemment, identique à lui-même dans sa consistance, tout objet de science. Le danger de concevoir le matérialisme historique comme science est que la science na que des objets tandis quà lhistoire il faudrait des sujets. Et Gramsci souligne encore un peu plus loin :
« En fait, dans la politique », In fatti, nella politica, « le fait dadmettre la loi statistique », la loi statistique étant pour Gramsci le type même de la loi sociologique, « En fait, dans la politique, le fait dadmettre la loi statistique comme loi essentielle, fatalement opérante, nest pas seulement une erreur scientifique, mais devient une erreur pratique en acte », ma diventa errore pratico in acto, « cest elle qui favorise en outre la paresse mentale et la superficialité programmatique » ...
... entendez la superficialité dans les programmes des partis politiques ou dans les programmes de lInternationale. Il y a par conséquent un lien, marqué fermement par Gramsci lui-même, entre la dénivellation le long de laquelle Boukharine fait redescendre la généralité du matérialisme historique au niveau dune simple généralité de science, et puis lerreur pratique en acte dans la politique, cest à dire très précisément la paresse mentale et la faiblesse programmatique.
Afin de faire aussi le lien entre ce texte et celui que nous lisions la semaine dernière, disons pour notre part quelque chose de la faiblesse théorique générale de cette conception boukharinienne sur lévolution générale des idées qui est finalement lobjet de ce paragraphe sur le mécanique et lorganique tel que nous lavons lu la dernière fois.
Vous vous souvenez que Boukharine XE "Boukharine" disait que lopposition du mécanique et de lorganique a longtemps été topique et nécessaire pour les marxistes parce quau fond elle était la même chose que le refus de la sociologie ou de la philosophie politique ou de la philosophie de lhistoire bourgeoises, en tant que celles-ci sont essentiellement fondées sur le mythe idéologique de lindividu ponctuel et naccèdent pas au point de vue du social, de la totalité sociale proprement dite. Mais aujourdhui, pense et dit Boukharine, nous navons plus besoin de cette ancienne opposition. Aujourdhui opposer le mécanique et lorganique est « devenu un non-sens ». Et pourquoi est-ce devenu un non-sens? Pour une première raison, la seule sur laquelle nous nous arrêterons la seconde étant le développement de lidéalisme dans la science bourgeoise officielle qui nest pas notre objet.
Cette première raison est le renversement des conceptions sur la structure de la matière. Il sagit de dire quil sest produit des choses dans les sciences physiques, en particulier en ce qui concerne la théorie de latome, que latome lui-même est apparu comme un ensemble de relations, comme un monde ou un système solaire à lui tout seul, que par conséquent le parfum métaphysique qui entourait encore le terme même datome, cest à dire lindivisible ou lindividu, le non-sécable, a disparu, et que donc la mécanique elle-même nest plus mécanique au sens métaphysique du terme, quelle na plus partie liée idéologiquement avec latome, équivalent de la sensation dans la théorie de la connaissance, de lélément partes extra partes dans la représentation cosmologique générale des fondements de la science moderne chez Descartes XE "Descartes" , etc., comme si, par conséquent, quelque chose de social ou dorganique était déjà apparu dans les conceptions des physiciens.
Il est étonnant que Boukharine imagine, premièrement, que la science de la nature est la matrice de limagination théorique, le lieu conceptuel dominant peut-être dailleurs na-t-il pas historiquement tort, mais il ne donne de cette conviction précisément aucune justification ni aucune analyse historique , deuxièmement, quune importation des concepts ou des images a lieu à partir des sciences de la nature vers les sciences sociales ce qui, là encore, nest peut-être pas faux mais mériterait dêtre analysé historiquement. Par exemple, pour Gramsci, il en va bien ainsi justement de la sociologie en tant que science sociale générale et, en son sein, de toutes les autres sciences sociales, dans la mesure où celles-ci sont analysées comme un certain produit historique de lidéologie bourgeoise, elle-même fonctionnant comme retombée de la philosophie libérale en général, et chacun sait que la philosophie libérale en général, dans son thème spéculatif central qui est le thème transcendantal, est en effet appuyée sur la mathématique et la théorie de la nature ou la physique. Mais pour Gramsci il sagit là, tout simplement, dun phénomène historique. Il faudrait en effet analyser quels liens attachent les concepts des sciences naturelles aux concepts des sciences sociales, pourquoi le mouvement migratoire dans limagination théorique se fait damont en aval, cest à dire pourquoi se trouvent précisément en amont les concepts des sciences de la nature et en aval les concepts des sciences de la société ; et enfin il faudrait savoir dans quel milieu circulent les concepts qui vont damont en aval ou qui simportent de lune de ces sciences vers lautre. Ce milieu, ce ne sont pas simplement, comme à lair de le dire Boukharine, les idées, au sens où dans un bon brave manuel dhistoire on parle du mouvement des idées, au dix-huitième siècle par exemple. Et cest bien en ce sens, cependant, que parle Boukharine. Il dit que les idées, les idées en général, ont été bouleversées : « la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées », comme si jamais dans le domaine philosophique pouvaient se produire des bouleversements dus simplement aux mutations conceptuelles internes à une science donnée, en loccurrence ici à la physique. Cest là précisément une représentation mécaniste des choses qui ne livre pas ses présupposés, car on ne voit pas quelle est la justification historique de la domination des sciences naturelles il faudrait y ajouter dailleurs : des sciences mathématiques au premier chef, et naturelles ensuite. On ne voit pas non plus ce qui assure le relais entre les conceptions théoriques internes des sciences de la nature et puis les conceptions théoriques internes des sciences sociales, ce qui permet limportation des modèles théoriques de lune dans lautre. On voit simplement quil est admis que les idées sorte de matériel psychologico-culturel qui nest pas davantage déterminé par Boukharine que chacun ou chaque groupe a dans la tête, sont en fait bouleversées par ce que font les physiciens. Pourquoi pas par ce que fait la publicité des marques de lessive ou par ce que font les mathématiciens ou les biologistes? Ce qui manque ici cest une fois de plus la dimension philosophique et cest une analyse historique et essentielle sérieuse de lensemble de la culture dans ses différents compartiments de science et dans sa totalité philosophique.
Cest à la faveur de ce manque théorique que Boukharine XE "Boukharine" se donne les gants de dépasser lopposition du mécanique et de lorganique. Ce qui est évidemment nécessaire, si lon veut considérer que la généralité du discours matérialiste historique est une généralité de science ou sociologique, parce quen effet Gramsci, lui, considère bel et bien la généralité de science comme une généralité mécanique qui en elle-même natteint, si lon veut, aucune vérité, ou simplement cerne celle qui concerne son objet lui-même abstrait, tandis que la vérité du discours matérialiste historique est dordre organique, cest à dire quelle vise la totalité historique concrète, et quà ce titre elle a juridiction sur la pertinence et les limites historiques et sur la pertinence épistémologique des catégories de science elles-mêmes. Il sagit là, dans les « Quistioni generali » du Materialismo storico, de lopposition entre la logique interne et mécanique dune science et puis la logique vivante, historique, singulière, concrète chaque fois et universelle dune conception du monde ou philosophie.
Que les enjeux ici soient déjà politiques, nous lavons dit. Cest le lien qui dune façon générale attache Boukharine XE "Boukharine" à Staline qui commence ici à se montrer. Mais nous le ferons peut-être mieux apparaître encore en revenant, comme je lavais annoncé la semaine dernière, sur le § 1 de lIntroduction, non pas toutefois sur tout ce paragraphe, intitulé, je vous le rappelle, « Les nécessités de la lutte de la classe ouvrière et les sciences sociales » encore que là aussi la platitude montre le bout de loreille dune façon quil serait intéressant danalyser, sous les aspects en particulier de la confusion entre la pratique au sens de la praxis et un concept pragmatique de la pratique, un simple concept du besoin, et de la confusion entre la prévision des phénomènes qui vont se produire et puis le caractère a priori du prendre-en-vue-davance en tant quacte constitutif des catégories scientifiques. Mais ce qui nous intéresse désormais cest moins le manque théorique au niveau épistémologique que son enjeu politique et le lien entre les deux.
Donc ce § 1 explique que toutes les sciences dépendent de la pratique entendue au sens du besoin, que léconomie politique de la bourgeoisie correspond à son besoin de dominer le prolétariat et dextorquer la plus-value et que, de la même façon, le prolétariat, lui, a besoin de connaître la manière dont la bourgeoisie produit, et de connaître sociologiquement le monde bourgeois issu du mode de production bourgeois afin de prévoir les réactions de la classe antagoniste et de pouvoir, par conséquent, développer sa propre stratégie et sa propre tactique, comme aussi de savoir ce quil pourra faire quand il viendra au pouvoir. Cest sur ce point que je voudrais maintenant marrêter en pénétrant le texte même :
«
il lui faut savoir », « lui » cest le prolétariat dans sa lutte pour son émancipation, « il lui faut savoir de quoi dépend et par quoi est déterminée la conduite [des différentes] classes. Seules les sciences sociales peuvent répondre à cette question. »
Notez que là encore la substitution va de soi entre le matérialisme historique et les sciences sociales. Alors que si on lit Marx XE "Marx" jen avais dit déjà quelque chose la semaine dernière cest au moins une question de savoir, non pas même si le marxisme est une science sociale, car il nen est pas une, il est une philosophie de la praxis, si nous suivons Gramsci et nous le suivons, mais de savoir si même il y a un point de vue marxiste au niveau de ce que lon appelle les sciences sociales. Va-t-il de soi quil y ait une sociologie marxiste ou un point de vue marxiste en sociologie? Va-t-il de soi quil y ait une économie politique marxiste ou un point de vue marxiste en économie politique? Nullement. Donc, à lexemple même de Marx concevant son travail comme la critique des différentes sciences sociales à partir de la connaissance historique de lessence de la totalité du mode de production bourgeois, nous devons ici plutôt soupçonner que ce que lon appelle les sciences sociales sont elles-mêmes des produits idéologiques historiques de la bourgeoisie. Il nest pas du tout évident quil faille sauver dans lorbite marxiste quelque chose comme une sociologie, mais il est possible que le matérialisme historique soit à lui-même toute la sociologie quil doit jamais être et quil doive en tout cas servir lui-même à régler limagination dune sociologie marxiste. Cest en tout cas une question. Et cen est une parce que les choses sont pensées historiquement à légard ici de la sociologie comme elles sont pensées historiquement par Marx à légard de léconomie politique. Il ne sagit pas du tout pour Marx de faire une économie politique marxiste, ce qui na pas de sens, puisque léconomie politique correspond entièrement, par son objet même, au mode de production bourgeois, mais peut-être de faire une politique et une économie qui, déracinant complètement lobjet même de léconomie politique, donnerait lieu à des sciences encore inédites et jamais coupées de la pratique politique, de la banalité quotidienne et du niveau philosophique, soit une révolution en effet culturelle, dont lidée commence à se faire jour peu à peu et qui pour nous représenterait quelque chose dinouï comme un point de vue prolétarien en philosophie et dans lensemble de la culture en général.
Par opposition à cette vue essentiellement historique, philologique dirait Gramsci, et proprement marxiste, il y a chez Boukharine XE "Boukharine" , malgré son affirmation du paragraphe suivant que toutes les choses changent tout le temps, il y a en fait un éternitarisme scientifique, cest à dire ici scientiste, comme si les sciences sociales existaient depuis toujours et pour toujours, au moins par leur objet et même au fond par leur méthode. Seul, disons, lintérêt de classe, conçu comme extérieur à la scientificité, introduirait une différence entre la pratique bourgeoise de ces sciences et puis leur pratique prolétarienne, tandis que ce que nous visons à essayer de comprendre, cest que le point de vue de classe nest pas extérieur à la scientificité de la science ni à la « philosophicité », si je puis risquer ce barbarisme, du philosophique. Lisons Boukharine :
« Seules les sciences sociales », donc, « peuvent répondre à cette question », cest à dire encore une fois « savoir de quoi dépend et par quoi est déterminée la conduite [des différentes] classes. ». « Seules les sciences sociales peuvent répondre à cette question. Après la prise du pouvoir
», je souligne : « Après la prise du pouvoir », et en effet le texte est écrit en 21, il y a donc quatre ans que le pouvoir a été pris, « Après la prise du pouvoir, la classe ouvrière est obligé de lutter contre les Etats capitalistes des autres pays, et contre la contre-révolution dans son propre pays ; cest alors quelle est obligée de résoudre des problèmes extrêmement difficiles concernant lorganisation de la production et de la distribution. Comment établir un plan de travail économique? Comment se servir des intellectuels? Comment gagner au communisme les paysans et la petite bourgeoisie? Comment former des administrateurs expérimentés, issus de la classe ouvrière? Comment approcher les larges couches encore inconscientes de leur propre classe? etc., etc. autant de questions », continue le texte boukharinien, « dont la solution exige une connaissance approfondie de la société, des classes qui la composent, de leurs particularités et de leur conduite dans certaines conditions données. La solution de ces problèmes exige également la connaissance de la vie économique et des conceptions sociales des divers groupements sociaux. En un mot, elle demande lutilisation pratique de la science sociale. La tâche pratique de la reconstruction sociale ne peut-être réalisée correctement que grâce à lapplication dune politique scientifique de la classe ouvrière, cest à dire dune politique basée sur la théorie scientifique, mise à la disposition des prolétaires, la théorie fondée par Marx. »
Ce texte me paraît extrêmement important et même extrêmement grave, tout simplement parce que le présupposé latent, et certes inconscient, du genre de questions ici soulevées et que nous venons de lire dans leur simple énumération, est tout simplement quon ne touche à rien, bien que lon se situe après la prise de pouvoir. Toutes les catégories qui servent ici, comme celle, par exemple, de travail économique, comme celle dintellectuel, comme celle dadministration, toutes ces catégories existent et continuent à exister après la révolution comme avant, elles sont donc en ce sens-là éternelles, elles sont celles qui définissent lobjet supposé constant de sciences supposées constantes : les sciences sociales. Il se trouve simplement que lintérêt du prolétariat à connaître ces différentes catégories constitutives de lobjet de science nest pas le même que lintérêt de la bourgeoisie, mais ce point de vue de classe, si fortement affirmé dans le § 1, reste encore une fois totalement extérieur à la constitution de lobjet de science et aux méthodes de la science elle-même dont jamais les catégories ne sont mises en question. Il y a là tout simplement le germe du révisionnisme en tant que tel, et il est grave quon envisage, quon puisse même envisager après la prise de pouvoir que des questions comme celles que je vais donc maintenant relire demeurent pertinentes.
« Comment établir un plan de travail économique? », comme si le sens des différents termes de la question ne devait pas bouger après la prise de pouvoir, comme si par conséquent la révolution natteignait pas la totalité de la pratique sociale et laissait intacte lidée même de travail économique. Il nexiste pas de travail économique comme tel, il existe un travail économique bourgeois, dans le mode de production bourgeois caractérisé, faut-il le rappeler, par lopposition capital/force de travail en tant quopposition qui sous-tend toutes les catégories économiques, et en particulier celles de Smith XE "Smith" et de Ricardo XE "Ricardo" , et dont la connaissance était déjà au niveau théorique le principe de la régulation des catégories de science, le principe de la domination théorique proprement philosophique de Marx XE "Marx" sur de simples travaux de science (ou généralités abstraites) comme les travaux de Smith et de Ricardo.
Mais au niveau politique se reproduit ce qui se produisait au niveau théorique, il ne faut pas renoncer à ce que la prise de pouvoir remette en question lidée même de travail et déconomie et donc le concept complexe de travail économique, quelle remette en question lidée même, la notion même des intellectuels et lensemble de la culture, et par conséquent quelle empêche de poser platement cette question, par ailleurs cynique et inquiétante car on connaît son avenir, il est pour nous déjà du passé : « Comment se servir des intellectuels? ». La prise de pouvoir par le prolétariat doit changer quelque chose au statut de lintellectuel en tant quintellectuel et doit changer quelque chose à la culture elle-même, à la science et à la pensée elle-même, et non pas simplement introduire la question dite « pratique », qui en fait est simplement pragmatique, de savoir comment on va se servir de cette espèce, de cette race éternelle quil y avait sous les bourgeois, qui subsiste par sa fonction éternelle, après la prise de pouvoir, à savoir les intellectuels.
De même la question des alliances de classes : « Comment gagner au communisme les paysans et la petite bourgeoisie? ». Bien entendu, la question des alliances de classes se pose. Mais est-elle même soluble? Est-elle même posable dès lors que des catégories comme celles des paysans et de la petite bourgeoisie subsistent tout simplement, autrement que comme des résidus en voie de disparition par la pratique révolutionnaire elle-même, subsistent tout simplement, éternellement, et comme définissant simplement lextérieur par rapport au prolétariat? Si la prise de pouvoir par le prolétariat suppose vraiment la révolution, à ce moment-là il faut que la pratique sociale générale, la politique tout simplement densemble il ny a de politique que densemble change quelque chose dans lêtre paysan du paysan et supprime radicalement la source historique même de la petite bourgeoisie, en sorte que les questions ici posées ne soient plus que des questions résiduelles, et non pas des questions encore historiquement pertinentes.
De même, « Comment former des administrateurs expérimentés, issus de la classe ouvrière? » Quaura-t-on gagné, quaura gagné le prolétariat, et où sera le sens historique mondial de la révolution, si simplement il sagit de puiser dans le prolétariat, et non plus dans la bourgeoisie, des administrateurs pour administrer le même sens de ladministratif que celui que nous connaissons sous le mode de production bourgeois? Cest ladministratif comme tel qui doit lui aussi bouger comme le commerce comme tel doit bouger, comme lagriculture comme telle doit bouger. Tandis quici ces catégories, une nouvelle fois, qui sont supposées être celles des sciences sociales, continuent à valoir dans le discours boukharinien.
On comprend donc quel peut être lenjeu proprement politique des questions dépistémologie générale, voire de philosophie au sens propre du terme, sur lesquelles se fait la division entre Boukharine XE "Boukharine" et Gramsci, et comment des questions comme le rapport entre science et philosophie, ou bien la différence entre le matérialisme historique et la sociologie ou bien le mécanique et lorganique, le rapport entre les sciences de la nature et les sciences sociales, comment ces questions proprement philosophiques sont en fait toujours déjà des questions politiques.
Nous continuerons la lecture du Materialismo storico et la critique Gramscienne de Boukharine XE "Boukharine" sur le fondement des « Questions générales » posées la semaine dernière et cette semaine. En ce qui concerne vos propres lectures, il est certain que le manque du texte italien doit être pour vous une gêne. À ce sujet, je signale que toute émission radiophonique suppose des textes daccompagnement, que je ne les ai pas donnés bout par bout parce que jai traduit les indications bibliographiques et biographiques en début dannée assez longuement, mais que je les rassemblerai en un envoi qui vous sera adressé aux alentours du 15 février.
TC 11. Linaptitude de Boukharine à la dialectique
Jusquà présent nous avons toujours emprunté les textes correspondant aux critiques les plus fondamentales que Gramsci adresse à Boukharine XE "Boukharine" , au même passage du Cahier 11, intitulé : « Quistioni generali » dans lédition Einaudi du Materialismo storico, pages 129-133. Cest encore au dernier de ces textes que nous allons maintenant emprunter la matière de notre lecture. Après quoi, ces « questions générales » ayant été en place mises autant que faire se peut, nous reprendrons lordre du Cahier 11, cest à dire non pas cette fois lordre de lédition Einaudi mais celui des manuscrits, pour traiter dans ces derniers les points 14 et 15. Ce qui va nous donner les titres suivants :
dabord « La dialectique », dernier titre donc des « Questions générales », p. 132 dans lédition Einaudi (G 222) ;
puis « Sur la métaphysique », qui est le point 14 dans le Cahier 11 ;
et enfin « Le concept de science » qui est le point 15 dans le Cahier 11.
Il sagit, toujours dans la correspondance entre les manuscrits et Einaudi, pour le texte sur la métaphysique, des pages 133-134 du Materialismo storico (G 200-202) et, pour le concept de « science », des pages suivantes, 135-138 (G 202-205). Naturellement nous ne viendrons pas à bout en cette seule séance de ces pages sur la dialectique, la métaphysique et le concept de « science », mais nous les entamerons, autant quil nous sera possible de le faire, en une trentaine de minutes.
Il est bien évident, en effet, quil ne suffit pas de reprocher à Boukharine XE "Boukharine" un manque théorétique en général, mais quil faut encore voir comment ce manque sexemplifie, autrement dit voir de quelle façon Gramsci fait le travail ou indique quil faudrait faire le travail quil reproche précisément à Boukharine de navoir pas accompli, le travail véritablement théorique qui exige donc la mise en place au moins de ces trois notions fondamentales la dialectica, la metafisica et la scienza, la dialectique, la métaphysique et la science. Je tâcherai de donner à ces leçons qui viennent maintenant le plus possible le tour de la lecture et de la traduction, conscient que le principal problème de ce cours est linaccessibilité des textes pour les auditeurs qui ne sont pas italianisants, mais bien entendu il va de soi que le commentaire est quelque chose dirrépressible et que vous ne léviterez pas.
Je prends donc, à la deuxième phrase, le chapitre sur la dialectique, page 132 du Materialismo storico (G 222) :
« Labsence de tout traitement de la dialectique », il sagit de labsence dun tel traitement, naturellement, dans le Manuel populaire de Boukharine XE "Boukharine" , « labsence de tout traitement de la dialectique peut avoir deux origines ; la première peut être constituée par le fait que lon suppose que la philosophie de la praxis se scinde en deux éléments : une théorie de lhistoire et de la politique conçue comme une sociologie, et par conséquent [cest à dire] à construire selon la méthode des sciences naturelles (expérimentale au sens grossièrement [étroitement] positiviste), et une philosophie proprement dite qui viendrait ensuite et qui serait le matérialisme philosophique ou métaphysique ou mécanique (vulgaire). »
Cette phrase à son importance, puisquelle explicite lorigine de la façon dont Boukharine XE "Boukharine" manque la dialectique ainsi que le lui reprochait, vous le savez, le testament de Lénine XE "Lénine" lui-même. Il importe par conséquent de la regarder de près. La dialectique est manquée lorsque la philosophie de la praxis est supposée scindée en deux, dune part en tant que théorie de lhistoire et de la politique, où on la conçoit alors comme une sociologie, et dautre part en tant que philosophie proprement dite. À travers cette critique se profile déjà a contrario la position qui sera celle de Gramsci, à savoir que lon ne peut atteindre la dialectique, dont je vous rappelle quil la conçoit expressément comme philosophie et non comme science, quà la condition que lidée de philosophie proprement dite ne soit pas séparée de la théorie de lhistoire et et de la politique. Au demeurant il nest pas difficile, dans cette séparation, de reconnaître la grossière division entre le donné empirique, bien entendu ici du côté de lhistoire et de la politique, et puis on ne sait quel toit philosophique immanent, éternel, toujours subsistant, une dimension du philosophique proprement dit, dimension dans laquelle il y aurait en soi et pour soi des attitudes, et en particulier léternel conflit de lattitude matérialiste et de lattitude idéaliste. En réalité, il est déjà idéaliste de simaginer quil existe ainsi une sorte de dimension philosophique dans laquelle on prend des attitudes ou lon adhère à des doctrines, sans que cette dimension soit immédiatement la même chose que linterprétation ou la théorie de lhistoire et de la politique. Il ny aura en revanche véritablement de matérialisme, et de matérialisme véritablement dialectique, que si lessence même du philosophique consiste dans lhistoricité du logos ou encore dans ce que la fin de ce texte appellera « lhistorisation concrète de la philosophie et... son identification avec lhistoire » (G 224). Tel est donc lenjeu du texte sur la dialectique dont je reprends maintenant le fil :
« Même après la grande discussion qui a eu lieu contre le mécanisme », il sagit de la discussion qui sest poursuivie au congrès dhistoire des sciences de Londres, où Boukharine XE "Boukharine" figurait et avait fait une communication, « Même après la grande discussion survenue contre le mécanisme, lauteur du Manuel ne paraît pas avoir changé beaucoup sa façon de poser le problème philosophique. Comme il apparaît dans le mémoire quil a présenté au Congrès de Londres dhistoire de la science, il continue à tenir que la philosophie de la praxis se serait toujours divisée en deux : la doctrine de lhistoire et de la politique et la philosophie, laquelle il dit cependant être le matérialisme dialectique et non plus le vieux matérialisme philosophique.
Mais si la question est posée de cette façon-là, on ne comprend plus limportance ni la signification de la dialectique, qui de doctrine de la connaissance et de substance médullaire [substantifique moelle] de lhistoriographie et de la science de la politique, se voit ravalée au rang dune sous-espèce de logique formelle, au rang par conséquent dune scolastique élémentaire. »
Un peu compliquée, cette phrase demande cependant que nous revenions sur elle, parce quelle explicite au fond une parenté ou je ne voudrais pas du tout ici anticiper sur les intentions propres de Gramsci, prenons donc par conséquent uniquement à mon compte ce que je vais dire elle nous permet de relever une parenté profonde entre la pensée dAristote XE "Aristote" ou la pratique théorique dAristote et celle de Gramsci lui-même. Je pense quil faudrait y ajouter : et celle de Marx XE "Marx" . Ce qui est certain, en tout cas, cest que sous le titre de « logique formelle », dautres passages par leur contexte le vérifieraient, cest bel et bien la notion aristotélicienne de logique formelle qui est visée. Or de quoi sagit-il dans ce concept aristotélicien XE "Aristote" de logique formelle? Il sagit du statut de la généralité. Elle était déjà notre question et elle est la question théorique fondamentale.
Au-dessus et au-delà des différentes régions ou des différents genres, dont les axiomes renferment et définissent lobjet et la méthode des diverses sciences, se profilent deux types de généralités, qui seront donc toutes les deux des généralités sans genre : dune part la logique formelle, cest à dire les axiomes communs à toutes les sciences, et il ny en a finalement que deux, ce sont le principe didentité et le principe de contradiction, et dautre part cette généralité non plus formelle et cependant non plus générique, puisquelle nest plus de science, donc entièrement problématique, qui est ou serait la généralité dun savoir sur lêtre en tant quêtre, lêtre au-delà des différentes régions dans lesquelles se spécifie létant. Or il est clair que pour Gramsci la dialectique tient exactement le rang que tient chez Aristote la généralité non formelle, qui est celle de la question de lêtre en général ou du discours sur lêtre en général. Cest ainsi, en effet, que peut se comprendre le double refus, de la part de Gramsci, didentifier la dialectique ou la théorie marxiste de la philosophie de la praxis en général soit avec une science, fût-ce avec la plus générale des sciences, cest à dire, dans le projet de Boukharine XE "Boukharine" , avec la sociologie, soit avec un usage seulement formel du logos, avec la logique formelle ou les axiomes communs. Il ne reste donc plus quune place pour la généralité dialectique qui est celle-là même quoccupe le discours proprement métaphysique chez Aristote.
Aussi nous ne sommes pas étonné de voir que la dialectique est appelée par Gramsci ici : « doctrine de la connaissance » ; elle est appelée encore par ailleurs : « gnoséologie ». Il sagit là simplement dun parler époqual ou, si vous préférez, dun lexique historique. Il sagit dun langage moderne pour le dire encore plus simplement. Car il est certain que, depuis Kant XE "Kant" , cest la métaphysique dans son essence, et dans la question de son fondement et de son fonctionnement, qui est elle-même visée lorsque lon parle de « théorie de la connaissance » ou de « doctrine de la connaissance ». Erkenntnistheorie, en effet, désigne en allemand, non pas le travail épistémologique au sens où nous lentendrions, cest à dire au sens où il appuyé sur la positivité des sciences et tâche dinterpréter après coup le travail de celles-ci, mais bien la question de la connaissance au sens proprement métaphysique, cest à dire la question centrale de la possibilité même de la philosophie moderne. On verra dune certaine façon que Gramsci na pas abandonné, quau contraire il renouvelle lidée quen effet la dialectique ou la théorie du matérialisme historique succède bel et bien à la tradition métaphysique en son plus haut, cest à dire, bien entendu ici, en sa reprise hégélienne. Il reste que cest simplement par défaut que le discours marxiste nomme encore « doctrine de la connaissance » la dialectique dans le moment même où il en recherche la signification et limportance. Mais ces pratiques de détresse ou de paléographie ne sont pas propres à Gramsci. Nous sommes encore soumis à la même domination à légard de tout un lexique, peut-être aussi de toute une sémantique que cependant nous travaillons par ailleurs à périmer de la façon la plus rigoureuse possible. Je reprends le texte :
« La fonction et la signification de la dialectique ne peuvent être conçues dans toute leur fondamentalité que si la philosophie de la praxis est conçue comme une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans lhistoire et dans le développement mondial de la pensée dans la mesure où elle surmonte (et en la surmontant inclut en soi les éléments vitaux) aussi bien lidéalisme que le matérialisme traditionnel, expressions des vieilles sociétés. »
Ce qui veut dire par conséquent je parlais à linstant de paléographie ou de paléonymie, expressions reprises bien entendu à Derrida XE "Derrida" que le matérialisme lui-même nest nullement un titre adéquat à son propre contenu ou à la philosophie de la praxis, pour le nommer autrement par conséquent, et que simaginer comme Boukharine XE "Boukharine" quil existe une sorte de position matérialiste en philosophie, cest déjà en réalité obéir à un présupposé traditionnel dont le fond est entièrement idéaliste ; cest simaginer en effet quil existe ainsi une sorte de dimension philosophique générale des attitudes en philosophie, parmi lesquelles lidéalisme et le matérialisme, et simaginer peut-être, pourquoi pas, dans la foulée, que le matérialisme dialectique nest finalement que la correction de ce mouvement dans lhistoire, déjà matérialiste mais cependant mécaniste à des titres divers, quil reconnaît en effet dune certaine façon comme son propre passé, comme si donc il ny avait pas rupture, coupure fondamentale entre la philosophie de la praxis et lensemble de la tradition occidentale, matérialisme mécanique compris. Il faudra peut-être un jour, afin de respecter cette coupure, et penser effectivement à partir de lavenir, renoncer à appeler la philosophie de la praxis « un matérialisme », non pas certes pour renoncer à ce que ce titre implique de dur et engage de polémique, mais plutôt pour éviter de retomber dans lindétermination quil traîne aussi avec lui à légard de lessence même de la philosophie. Lessence même de la philosophie est en cause dans la philosophie de la praxis, et par conséquent celle-ci ne peut pas légitimement, mais seulement par détresse, se nommer sous aucune des étiquettes ou par aucun des termes du passé, fût-ce par le terme de matérialisme. Ce qui implique que la liaison entre la philosophie et lhistoricité est lentière nouveauté de la philosophie de la praxis ; précisément, une nouveauté qui brise la complémentarité hégélienne de lancien et du nouveau, une nouveauté dure à légard de laquelle le passé est lobjet non pas tant dune réinscription que dune entreprise de combat et de destruction.
« Si la philosophie de la praxis », conclut ce paragraphe, « nest pensée que de façon subordonnée par rapport à une autre philosophie, on ne peut concevoir la nouvelle dialectique, dans laquelle précisément ce surmontement seffectue et sexprime.
La seconde origine », de labsence de traitement théorique de la dialectique chez Boukharine XE "Boukharine" , « semble bien être de caractère psychologique. On sent [bien] que la dialectique est quelque chose de fort ardu et de difficile, dans la mesure où la pensée dialectique va contre le vulgaire sens commun, lequel est dogmatique, avide de certitudes péremptoires, et possède la logique formelle comme expression. [...]
Ce motif me paraît avoir été un frein psychologique pour lauteur du Manuel, lequel réellement capitule devant le sens commun et la pensée vulgaire parce quil ne sest pas posé le problème dans des termes théoriques exacts et, par conséquent, quil sest trouvé dans la pratique désarmé et impuissant. Si le milieu inéduqué et grossier a dominé léducateur, si le vulgaire sens commun sest imposé à la science, et non linverse, [si cest le milieu qui est léducateur,] alors il faut que léducateur à son tour subisse une éducation, mais le Manuel ne comprend pas cette dialectique révolutionnaire. La racine de toutes les erreurs du Manuel et de son auteur (dont la position na guère [même pas] changé depuis la grande discussion du Congrès de Londres) consiste précisément dans cette prétention de diviser la philosophie de la praxis en deux parties : une sociologie et une philosophie systématique. »
À linverse de cette prétention, Gramsci avance la sienne dans la phrase de conclusion du § dont limportance me paraît extrême :
« Séparée de la théorie de lhistoire et de la politique, la philosophie ne peut être que métaphysique, alors que la grande conquête de [dans] lhistoire du penser moderne représentée par la philosophie de la praxis est précisément lhistoricisation concrète de la philosophie et son identification avec lhistoire. »
Dans les cinq ou six minutes qui nous restent, je voudrais indiquer quel type de questions cette déclaration doctrinale fondamentale implique.
Dabord, une définition de lusage gramscien du terme métaphysique, très proche en un sens, lorsquil est bien explicité, de lusage heideggerien XE "Heidegger" , à savoir que « métaphysique » désigne le vide de la philosophie ou son manque théorétique fondamental (celui-là même qui chez Heidegger XE "Heidegger" sappellera « oubli de lêtre »), vide ou manque qui se produisent pour autant que la philosophie a été scindée de la théorie de lhistoire et de la politique. Certes cette exploitation de la politique ne se trouve pas dans Heidegger. En revanche, celle de la théorie de lhistoire sy trouve. Là encore il ne sagit pas de tout confondre. La théorie de lhistoire se comprendra, dans lordre des questions qui nous occupent ici, cest à dire dans lordre de la culture, comme une théorie de la superstructure et en particulier comme une théorie des intellectuels. Cest finalement sur le fondement dune théorie historique des intellectuels quil paraît à Gramsci possible de surmonter effectivement le vide métaphysique de la tradition et, par conséquent, dobtenir un usage véritablement dialectique de la pensée, tandis que chez Heidegger la théorie de lhistoire ce nest pas la théorie des intellectuels comme un moment essentiel de la théorie de la superstructure, cest la théorie du sens de lêtre ou de la perpétuelle retombée de la pensée de la différence dans lévidence de la présence. Et je ne me dissimule pas que le rapprochement de ces deux conceptions de lhistoire nest en rien aisé. Il reste que lidée dune coupure avec la tradition dépend essentiellement de lidentification de la philosophie et de lhistoricité est une idée commune aux deux penseurs, et quelle est chez tous les deux parfaitement distincte, par conséquent, dune autre historicisation de la pensée qui est plutôt une « philosophication » de lhistoire, si vous me passez ce barbarisme, à savoir distincte de la pensée de Hegel XE "Hegel" . Cest bien évidemment chez Hegel que le développement propre de la pensée nest plus séparable du développement de lhistoire. Mais le traitement de lhistoire est en réalité ici un traitement téléologique tel que le nouveau chaque fois, bien que préféré à lancien, ne jouit que dune nouveauté apparente, puisquaussi bien le nouveau ne fait que mûrir ce qui était toujours en germe dès le début et que finalement ce nest que le mouvement de lidée dans sa scission à lintérieur delle-même qui crée lespace de la différence historique, dans lequel se meut lensemble de traits des figures de la conscience et en particulier des figures de la théorie philosophique. En revanche, il ne sagit pas du tout dans la théorie de lhistoire quon la prenne de façon heideggerienne ou quon la prenne de façon gramscienne, en tout cas pas du tout de façon gramscienne, cela est clair dune telle théologisation de lhistoire, mais il sagit bien cependant de comprendre que lhistoricité de lhistoire et la philosophie ne font quun.
La deuxième remarque que cette conclusion du § appelle est que chez Gramsci, pas plus que chez Engels XE "Engels" ou chez Marx XE "Marx" , il ny a pur et simple reniement à légard de la philosophie et, en particulier, de la philosophie des modernes, mais au contraire que la philosophie de la praxis, au moment même où il sagit de sa coupure à légard de la métaphysique, est nommée, est considérée comme la représentante de la pensée moderne (« La grande conquête de la pensée moderne
représentée par la philosophie de la praxis », dit le texte que nous lisons), et que par conséquent il nest pas question là non plus de penser mécaniquement la rupture ou la coupure entre dialectique et vide métaphysique. Pour que cette rupture soit bien comprise, il faut par conséquent que soit encore mis en place le concept de métaphysique cest lobjet du texte suivant et enfin mis en place le concept de science, cest lobjet du texte encore suivant. Lun et lautre, nous les lirons et nous les commenterons dans nos deux séances prochaines. Je vous rappelle quelles sont les références de ces deux derniers textes. Pour Sulla metafisica cest : Materialismo storico, pages 133-134 (G 200-202) et, pour le concept de « science », Materialismo storico, pages 135-138 (G 202-205).
TC 12. La rechute dans la métaphysique
Je vous rappelle où nous en sommes de cette longue lecture des passages les plus théoriques du Materialismo storico de Gramsci, cest à dire, puisque Gramsci reproche à Boukharine XE "Boukharine" de ne pas affronter les questions fondamentales sur lessence de la philosophie, la véritable philosophie (« Quest-ce que cest quune théorie? », « Quels sont les rapports entre le matérialisme historique comme discours de la généralité et les simples sciences sociales? »), que nous essayons donc, pour notre part, en suivant Gramsci et non nos propres inventions, de combler ce manque théorique et, par conséquent, daffronter la série des concepts les plus généraux et les plus fondamentaux, à savoir dans lordre : la dialectique, la métaphysique et le concept de science.
« La dialectica » est le titre du passage qui commence page 132 et qui finit page 133 dans louvrage dEinaudi (G 222-224), que nous avons traduit la dernière fois et dont le thème fondamental était, je vous le rappelle, lidentification de la philosophie et de lhistoire. Nous abordons ce matin le deuxième thème et le deuxième texte, Sulla metafisica, à cette même page 133 (G 200).
« Peut-on retirer du Manuel populaire », demande Gramsci, « une critique de la métaphysique et de la philosophie spéculative? Il convient de dire que lauteur manque le concept même de métaphysique, dans la mesure où il manque les concepts de mouvement historique, de devenir, et par conséquent le concept de la dialectique elle-même. »
Ce qui signifie que lordre des textes (la dialectique, puis la métaphysique, puis enfin la science) nest pas seulement chez Gramsci, dans le Cahier 11, lordre des textes, mais bel et bien lordre des raisons comme aurait dit Descartes XE "Descartes" , lordre des questions ; à savoir quil y a une question plus générale encore que celle de la métaphysique, contrairement à ce que nous pourrions peut-être penser, qui est la question du mouvement historique du devenir ou encore de la dialectique elle-même, ce qui implique que lon comprenne la métaphysique comme un produit historique et quon la détermine historiquement. Comme, dun autre côté, il sagit cependant de concevoir la dialectique précisément dans son opposition à la métaphysique et dans le réglage de la différence entre la métaphysique et la science, il y a donc une sorte de circulation elle-même historique et dialectique ici entre la recherche marxiste et le passé traditional de lOccident.
« Il convient de dire que lauteur », lauteur du Manuel, Boukharine, « manque le concept même de métaphysique, dans la mesure où il manque les concepts de mouvement historique, de devenir, et par conséquent le concept de la dialectique elle-même. Penser une affirmation philosophique comme vraie dans une période historique déterminée de lhistoire, cest à dire comme expression nécessaire et inséparable dune action historique déterminée, dune praxis déterminée, mais qui se trouve surmontée et rendue vaine dans une période ultérieure, penser ainsi sans pour autant tomber dans le scepticisme et dans le relativisme moral et idéologique, cest à dire concevoir la philosophie comme historicité, est une opération mentale un peu ardue et difficile. »
Et ce « caractère ardu et difficile » est sans doute le motif de « caractère psychologique », disait le texte de la semaine dernière, pour lequel Boukharine XE "Boukharine" fuit la réflexion fondamentale sur la nature de la dialectique et sur son rapport à la philosophie. Mais puisque Gramsci, lui, nous invite à ne pas fuir et que cependant il nen dit, en ce passage au moins, pas davantage sur la façon de surmonter le scepticisme et le relativisme moral avec lequel on pourrait confondre la perspective historique, il faut essayer desquisser par nous-mêmes la question en ses deux points principaux.
Pourquoi sagit-il là d« une opération mentale un peu ardue et difficile? » Dabord parce que cette conception de la pensée elle-même comme mouvement historique suppose que lesprit ou les opérations de lesprit, comme dit la Tradition, soit en lui-même ou soient en elles-mêmes historiques. Il y a un premier exemple qui vient précisément à lesprit ici et qui est celui du langage, ou plutôt, justement, non pas du langage comme faculté indéterminée de lêtre humain parlant et raisonnable en général, mais bien du langage tel queffectivement il est toujours actué, cest à dire des langues, lesquelles langues sont chaque fois et sont seulement elles-mêmes des produits sociaux et historiques. Cest, par exemple, le grand mérite de Humboldt XE "Humboldt" que de refuser de transcender ce quil appelle « die Verschiedenheit der menschlich Sprachen », la diversité des langues humaines, cette sorte de confusion comme à Babel, cette confusion des langues qui nest pas un avatar des langues, mais qui est leur essence. Son mérite est de refuser de coiffer cette diversité des langues historiques du toit spéculatif dune grammaire pure logique ou encore dune catégorialité anhistorique de la pensée humaine. Voir, dans le même ordre didées et de difficultés, le débat qui à la fois unit et sépare Aristote XE "Aristote" , Heidegger XE "Heidegger" , Benveniste et Derrida XE "Derrida" .
Nous ne sommes sommes donc pas complètement démunis pour comprendre comment, au moins sur lexemple des langues, on peut et on doit saisir lesprit lui-même dune façon essentiellement historique. Mais cela ne suffit point. Car lhistoricité de lesprit, y compris comme langue historique, est toujours conçue par le matérialisme historique au sens précis où la pensée Gramsci dit : « il pensiero », dans la généralité et avec, je dirais, la gravité avec laquelle les Allemands de leur côté disent : « das Denken » où la pensée est expression dune société. Cest, par exemple, ce que disait déjà la page 132 (G 223) :
« La fonction et la signification de la dialectique ne peuvent être conçues dans toute leur fondamentalité que si et seulement si la philosophie de la praxis est conçue comme une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans lhistoire et dans le développement mondial de la pensée dans la mesure où elle surmonte (et en la surmontant en inclut en elle les éléments vitaux) autant lidéalisme que le matérialisme traditionnel, expressions des vieilles sociétés. »
Lhistoricité fondamentale de la pensée, comprise de façon marxiste, suppose donc encore le deuxième point suivant : cest que la société ne soit pas comprise, comme elle lest précisément à lhorizon des seules sciences sociales, comme un agrégat de phénomènes dun certain ordre seulement, les phénomènes précisément sociaux à côté desquels il y en aurait encore dautres. Il faut comprendre que dans le discours marxiste, dans celui en tout cas ici de Gramsci, la société désigne la totalité concrète de la pratique, le lieu et la façon, le seul lieu et la seule façon, dont ce que Heidegger XE "Heidegger" appelle le Dasein, lêtre-homme, subsiste. Mais, à linverse, cela suppose que la société est comprise, je dirais, ontologiquement. Ce qui veut dire quune société historique chaque fois donnée puisquil nexiste pas plus de société en général que de production en général est à travers toutes ses occupations (ce quon appelle « ses activités » et « ses secteurs ») pré-occupée à faire un monde. Le thème nest pas développé par Gramsci, mais ce nest pas la première fois que nous remarquons, chez lui comme chez Marx XE "Marx" , lusage constant de ladjectif « mondial », et aussi lusage du singulier dans son unicité pour désigner lhistoire.
Il y a une sorte de toit spéculatif, au-dessus du texte de Gramsci, et invisible en un sens dans ce texte peut-être invisible à son auteur même sur lequel nous voudrions au contraire diriger lattention et que nous voudrions transformer en un lieu de questions. Cest peut-être bien en effet la question la plus urgente à lhorizon même de la pratique critique contemporaine que celle du toit théorique du marxisme. Doù limportance de la reprise du thème de la mondialité ou de lhistoire, tout court et au singulier, comme Histoire du Monde. La phrase que nous venons à linstant de relire, page 132 [G 223], parle ce langage comme sil allait de soi, et ce qui va de soi ici simplement cest la générosité de la succession de la Tradition dans le marxisme : « ... une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans lhistoire et dans le développement mondial de la pensée, etc. », laquelle est à son tour, donc, expression de la société ou chaque fois, plus exactement, des sociétés historiquement déterminées à partir du mode de production.
Je disais donc que pour ne point tomber ici, cest à dire à cause de lhistoricité fondamentale de lesprit, dans le piège de ce qui sappelle cette fois un historicisme, et dans le relativisme sociologique ou autre, il faut bien concevoir la société en sa dimension ontologique comme préoccupée, au-delà de toutes ses occupations, à faire un monde et que cest bien le présupposé de Marx dans les Manuscrits de 1844 (mais qui na jamais été renié nulle part) que de concevoir la production comme lunité-de-lhomme-et-de-la-nature et de concevoir la tâche véritable de la société comme la production de cette production elle-même, comme laccouchement dun monde en tant qu« unité essentielle de lhomme et de la nature » dans lathéisme fondamental. Il va de soi que développer ces questions est en effet, comme indique malicieusement Gramsci, « una operazione mentale un po ardua e difficile » (une opération mentale quelque peu ardue et difficile). Le § continue ainsi :
« Lauteur en revanche », Boukharine XE "Boukharine" , « tombe en plein dans le dogmatisme, et par conséquent dans une forme, fût-elle purement naïve, de la métaphysique ; ce qui est clair à la fin de son introduction, lorsquil pose le problème, lorsquil finit de poser la problématique [dans sa problématique même], là où lon voit sa volonté de transformer la philosophie de la praxis dans la construction dune sociologie systématique, sociologie en ce cas signifiant précisément métaphysique naïve. »
Par conséquent, ce qui signale spécifiquement que lon tombe dans la métaphysique et sa naïveté fondamentale ou son idéalisme, même lorsquelle nest plus naïve au sens ordinaire, cest précisément la substitution à la théorie du matérialisme historique de la généralité de science de la simple sociologie. Cest bien, par conséquent, cette question sur le statut de la généralité entre philosophie et science qui commandait toutes les autres, et cest pourquoi nous avions, il y a quelques semaines, commencé nous-mêmes par elle.
« Dans le paragraphe final de lintroduction », poursuit Gramsci, « lauteur ne sait pas répondre aux objections de certains critiques qui soutiennent que la philosophie de la praxis ne peut vivre que dans des oeuvres concrètes dordre historique. Il ne réussit pas à élaborer le concept de philosophie de la praxis comme méthodologie historique, et celle-ci à son tour comme philosophie, comme la seule philosophie concrète, cest à dire quil ne réussit pas à poser ni à résoudre du point de vue de la dialectique réelle le problème que Croce XE "Croce" sétait posé et avait cherché à résoudre du point de vue spéculatif. »
Le problème, on le voit surgir tout de suite, cest cette liaison que nous croyons nécessaire entre lhistoricité et puis lindividualité ou la singularité des domaines détude. Lidée dune étude de lhistoricité en tant quétude générale ou plus exactement même universelle, et même en tant quétude de luniversalité comme telle, puisquil sagit de la philosophie identifiée à lhistoire, cette idée suppose effectivement que sur lhistoricité de lhistorique on ait un point de vue auquel lhistoire en tant que science de lhistoire ne peut pas sélever. Cest là quintervient cette détermination que jappelais ontologique, celle qui chez Heidegger XE "Heidegger" se signale par des questions comme celle de lidentité de lessence de la technique moderne à lessence de la métaphysique moderne, et chez Marx XE "Marx" par lécart de sens entre la production comme industrie et la production comme production du monde dun sujet réel, cest à dire qui nait même plus à se définir dans son opposition au Dieu de la Tradition. Donc Boukharine XE "Boukharine" ne réussit point à pénétrer dans ces questions.
« En lieu et place dune méthodologie historique, dune philosophie, il construit une casuistique de questions particulières conçues et résolues dogmatiquement, quand encore elles ne sont pas résolues dune façon purement verbale, par des paralogismes naïfs aussi bien que prétentieux. »
Une nouvelle fois ici est affirmé le lien entre limpuissance à pénétrer des questions philosophiques dordre théorique le plus général, autrement dit la confusion entre philosophie et science, dune part, et dautre part, non plus, comme nous lavions longuement souligné les semaines précédentes, le révisionnisme programmatique, mais bien ce qui est son pendant théorique, le dogmatisme. Ce qui est absolument stupéfiant, historiquement et politiquement parlant, est la précision avec laquelle Gramsci, cependant en prison, et alors que la fortune de Staline est encore au moment seulement de se décider, trace avec exactitude tous les traits caractéristiques de ce quil faut malheureusement continuer à appeler le stalinisme tant politiquement que théoriquement.
« Cette casuistique pourrait cependant être utile et intéressante si du moins elle se présentait comme telle, sans autre prétention que de donner des schémas approximatifs de caractère empirique, utiles pour la pratique immédiate. Du reste on comprend quil devait en être ainsi, puisque [dès lors que] dans le Manuel populaire la philosophie de la praxis nest pas une philosophie autonome et originale, mais la [une] sociologie du matérialisme métaphysique. »
Une nouvelle fois est soulignée, par Gramsci donc et non par nous, que lorigine de toutes les erreurs de Boukharine XE "Boukharine" dans le Manuel populaire est la confusion entre philosophie et sociologie, cest à dire entre le statut scientifique de la généralité et le statut philosophique de la généralité. Lun des produits funestes de cette confusion est de priver le matérialisme historique de sa nouveauté, périlleuse mais riche, en tant précisément que philosophie ou que succédant à la philosophie. En effet, lun des produits de cette confusion, soulignions-nous déjà la dernière fois, est lévidence qui autorise à ranger la dialectique, le matérialisme historique, derrière une étiquette ou une position supposée existante en elle-même dans le ciel des attitudes philosophiques en général, qui serait le matérialisme en matière de métaphysique. Alors quau contraire, si Gramsci emploie lexpression « philosophie de la praxis », beaucoup plus souvent que matérialisme historique ou matérialisme dialectique, ce nest pas seulement, comme on la dit, cest peut-être aussi mais ce nest pas seulement par une prudence carcérale et pour éviter dirriter les autorités fascistes de sa prison, auxquelles, je crois, il aurait bien mal échappé par un camouflage aussi léger, mais cest parce quil veut éviter de comprendre déjà davance la philosophie de la praxis comme un matérialisme ou de la comprendre déjà davance comme une option ou attitude métaphysique. Il la pense historiquement comme dialectique au sens historique, dialectique entièrement à inscrire à partir de la pratique du prolétariat et de lavant-garde du parti. Et cest seulement dans linvention, elle-même pratique, dune théorie encore inouïe, dune sorte de point de vue prolétarien dans la généralité, quil devient possible de déterminer le sens même du terme matérialisme, et dexpliquer le rapport même de cette nouvelle généralité qui fait tournant dans lhistoire à légard du nom dont la généralité jusquici sest toujours couverte dans lhistoire elle-même, à savoir le nom de métaphysique. Doù la sévérité avec laquelle Gramsci juge lemploi indéterminé du terme métaphysique chez Boukharine cest ce que dit la suite immédiate du texte.
« Metafisica per esso », « La métaphysique pour lui », cest à dire pour Boukharine, « signifie seulement une certaine formulation philosophique déterminée, la formulation spéculative de lidéalisme, et non pas déjà », sous-entendu : comme il le faudrait et comme moi, Gramsci, je le pense, « toute formulation systématique qui se pose comme vérité extra-historique, comme un universel abstrait en dehors du temps et de lespace. »
Or le matérialisme métaphysique est précisément une telle formulation systématique qui se pose comme vérité extra-historique, et à ce titre elle est fondamentalement métaphysique ou bien, comme nous dirions, nous, idéaliste. Cest à dire quon nest pas idéaliste parce quon appartient au courant reconnu et repéré qui sappelle lidéalisme, on peut lêtre aussi bien lorsque lon sinstalle simplement in abstracto dans une position dite matérialiste et qui nest pas consciente du caractère paléonymique de son propre intitulé. Autrement dit, le lien du matérialisme historique avec le matérialisme mécaniste, par exemple du XVIIIe siècle français, ce lien est à écrire entièrement, comme toujours dans le travail herméneutique, à partir du matérialisme dialectique. Il est non pas une filiation qui expliquerait quelque chose, mais une sorte de recherche en paternité effective, quil faut elle-même expliquer dans le risque total du présent, ou plutôt même encore de lavenir, puisque décidément il sagit ici de quelque façon décrire ce toit spéculatif ou ce toit théorique plutôt que spéculatif, ce toit théorique du marxisme qui chez Marx XE "Marx" lui-même, après la flambée des Manuscrits de 1844, na plus fait lobjet dun travail explicite. Je relis par conséquent cette phrase importante pour la détermination du rapport entre dialectique et métaphysique chez Gramsci :
« La philosophie du Manuel populaire (implicite en lui) peut être appelée un aristotélisme positiviste
»
Quil en aille bien ainsi, nous en avons assez dit en lisant, par exemple, le § 7 du Chapitre I du Manuel pour quil ne soit pas nécessaire dy revenir aujourdhui.
« La philosophie du Manuel populaire (implicite en lui) peut être appelée un aristotélisme positiviste, une adaptation de la logique formelle aux méthodes des sciences physiques et naturelles. »
Et nous avons également déjà dit que, pour réfuter ce faux aristotélisme, ce pseudo-aristotélisme qui nest en fait que le positivisme des modernes du XIXe siècle, Gramsci, lui, sappuie sur la véritable conception dAristote XE "Aristote" concernant les sciences et la généralité dordre non scientifique qui est proprement philosophique. La logique formelle dont il sagit, par conséquent, est soit le niveau de la logicité formelle au sens aristotélicien XE "Aristote" propre, par exemple le principe de contradiction et le principe didentité, soit est son remplissement positiviste moderne fictif je dis « fictif » parce quAristote, lui, savait très bien quà ce niveau-là on parlait logikos et non pas phusikos, cest à dire on parlait seulement dans les mots et non pas sur les choses mêmes, ce que le positivisme oublie le remplissement donc de cette généralité vide par une pseudo-généralité pleine de lordre de la science, la généralité fictive du sociologique à lhorizon de toutes les sciences sociales. Alors que lenjeu de la lutte de Gramsci est dexpliquer que le matérialisme historique en tant que langage philosophique de la généralité ne laisse aucune place à une généralité de science, quon peut si on veut appeler sociologique, qui coifferait encore toutes les sciences sociales, mais que cest au contraire la théorie générale qui remplit directement la fonction régulatrice et la fonction de décision fondamentale à légard des différentes sciences dans une généralité qui nest pas encore de science. Le lien entre le scientisme, le dogmatisme et le révisionnisme est ici une fois de plus, par conséquent, parfaitement souligné. Et cest sans doute la leçon théorico-politique la plus importante de ces textes. Cest en vérité la raison pour laquelle je les ai choisis.
Il nous faut, par conséquent, entrer à la suite de Gramsci dans la reprise de cette question sur la logicité formelle, sur la généralité de science, de métaphysique et de dialectique. Poursuivons donc la traduction.
« La philosophie du Manuel populaire (implicite en celui-ci) peut être appelée un aristotélisme positiviste, une adaptation de la logique formelle aux méthodes des sciences physiques et naturelles. »
Cest ce remplissement monstrueux dont je parlais à linstant.
« La loi de causalité et la recherche de la régularité, de la normalité, de luniformité, sont substituées à la dialectique historique. Mais comment, de cette façon-là, avec une telle conception, peut-on en déduire le surmontement, le renversement qui est loeuvre de la praxis? »
Il est évident quà ce scientisme correspond lhypostase métaphysique dune nature des choses historiques, et par conséquent que leur historicité effective disparaît. Sil sagit de prévoir des effets déterminés dune nature, on ne voit plus du tout quel jeu reste pour la praxis. Doù la phrase suivante :
« Leffet, mécaniquement, ne peut jamais surmonter [dépasser] la cause ou le système des causes ; de là vient quil ne peut avoir dautre développement que le plat et vulgaire développement qui est celui de lévolutionnisme.
Si lidéalisme spéculatif est la science des catégories et de la synthèse a priori de lesprit, cest à dire une forme dabstraction anti-historiciste, la philosophie implicite dans le Manuel populaire est un idéalisme à la renverse », un idealismo alla rovescia, « en ce sens que des concepts et des classifications empiriques se substituent aux catégories spéculatives, mais quils sont tout aussi abstraits et anti-historiques que celles-ci. »
Telle est la solidarité théorique, avant de devenir bientôt historique et politique, entre lidéalisme et le dogmatisme révisionniste scientiste.
TC 13. La confusion entre causalité et déterminisme et la question de la méthode