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Les TD appartiennent à l'option « Philosophie politique » de deuxième année. .... Tous les faits de la vie de Gramsci, tous les remous à l'intérieur des ...... enfin depuis Socrate, ou depuis la lecture platonicienne de Socrate ? dont il ... Toutefois, les autres indications données aussitôt par Gramsci obligent à corriger la trace, ...




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on aux questions les plus générales du matérialisme historique  PAGEREF _Toc8494559 \h 33
4. La philosophie de tout le monde  PAGEREF _Toc8494560 \h 39
5. L'analyse dialectique du « folklore ».  PAGEREF _Toc8528154 \h 49
6. Dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses  PAGEREF _Toc8494561 \h 59

B. « Observations et études critiques sur une tentative de “Manuel populaire de sociologie” »
7. Critique de la vulgarisation  PAGEREF _Toc8494563 \h 71
8. La question fondamentale de la généralité du matérialisme historique  PAGEREF _Toc8494564 \h 81
9. La question de la généralité de science et le stalinisme théorique  PAGEREF _Toc8494565 \h 91
10. Les enjeux politiques de la faiblesse théorique de Boukharine  PAGEREF _Toc8744371 \h 101
11. L’inaptitude à la dialectique  PAGEREF _Toc8494567 \h 111
12. La rechute dans la métaphysique  PAGEREF _Toc8494568 \h 121
13. La confusion épistémologique et la méthode  PAGEREF _Toc8494569 \h 133


DEUXIEME PARTIE
Le débat entre Bordiga et Gramsci

A. Introduction générale à la question des conseils d’usine
14. La question de l’entre-deux de la culture et de la politique  PAGEREF _Toc8494572 \h 145
15. Une école de la liberté  PAGEREF _Toc8494573 \h 155
16. Le changement de terrain, tournant décisif de la philosophie politique  PAGEREF _Toc8494574 \h 165

B. Le débat entre Bordiga et Gramsci sur les conseils d’usine
17. La question de la démocratie ouvrière  PAGEREF _Toc8494576 \h 177
18. La question de l’Etat  PAGEREF _Toc8494577 \h 187
19. Le changement fondamental de l’essence de la production  PAGEREF _Toc8494578 \h 195
20. Le soviet selon Bordiga  PAGEREF _Toc8494579 \h 205
21. Le malentendu  PAGEREF _Toc8494580 \h 215

CONCLUSION GENERALE

22. L’énigme de la production  PAGEREF _Toc8744387 \h 227


Index des noms  PAGEREF _Toc8744388 \h 235
















 TC INTRODUCTION GENERALE  TC 1. Directions de travail 



Phi 224 rassemble un cours et des TD. Les TD appartiennent à l’option « Philosophie politique » de deuxième année. Le cours, consacré à Gramsci, et dont ces émissions radiophoniques sont une sorte de résumé, un guide de lecture et de travail à l’intention des étudiants non assidus, définit en outre un C2 de maîtrise.

Pourquoi Gramsci? Parce qu’il est sans doute le plus important des théoriciens marxistes depuis Lénine XE "Lénine"  et celui dont l’influence est la plus actuelle, y compris en France où pourtant l’accès de ses écrits reste très limité pour tous ceux qui ne lisent pas l’italien. De cette influence les signes sont multiples : référence constante à Gramsci dans toutes les publications marxistes de toutes tendances, traduction et publication fréquentes de tel ou tel fragment du Gramsci d’avant ou d’après la prison, études, prises de position et interprétations non moins nombreuses, la dernière en date étant celle de Maria-Antonietta Macciocchi XE "Macciocchi" , sous le titre « Pour Gramsci », dans le n° 54 de la revue Tel Quel, c’est à dire le numéro d’été de 1973. Enfin, on sait que la pensée de Gramsci est l’une des origines de celle de Louis Althusser XE "Althusser" .

Comment Gramsci? Modestement. Et pour en préparer la lecture. Nous tenterons cette lecture selon deux axes. D’une part, l’axe proprement philosophique, je veux dire les questions les plus générales du matérialisme historique, à commencer par sa définition. D’autre part, l’axe proprement politique, je veux dire les questions les plus précises, sur l’Etat, la prise de pouvoir par le prolétariat, la constitution et le rôle du parti, les institutions propres à la classe ouvrière, en particulier la question centrale et célèbre des conseils d’usine. Ces deux aspects correspondront approximativement, dans les présentes émissions, aux deux moitiés de l’année que nous commencerons par le versant philosophique.
Dans la masse considérable des textes théoriques les plus généraux de Gramsci, il fallait donc choisir un ensemble suffisamment limité pour convenir à un petit nombre d’émissions, et cependant suffisamment central et essentiel. J’ai pensé trouver la solution à ces difficultés en étudiant avec vous un ensemble de textes qui, dans les manuscrits des Quaderni del Carcere, c’est à dire des Cahiers de la prison, correspond au Cahier 11 dans la numérotation établie par l’Istituto Gramsci, à Rome, sous la direction de Valentino Gerratana XE "Gerratana"  qui travaille à l’élaboration d’une édition véritablement scientifique, critique et complète de Gramsci. Toutefois, ce Cahier 11 est noté sous le numéro XVIII dans la table de correspondances de la seule édition aujourd’hui disponible des Cahiers de la prison, l’édition Einaudi. Par conséquent, chaque fois que l’on nomme les Cahiers on est obligé d’indiquer les deux numérotations, en chiffres arabes la numérotation actuelle — il faudrait même plutôt dire « future » puisque l’édition Gerratana XE "Gerratana"  n’a pas encore vu le jour bien qu’on l’attende de mois en mois depuis maintenant peut-être deux ou trois ans — et en chiffres romains la numérotation que l’on trouve dans les références de l’édition Einaudi.
Dans ce Cahier 11 nous laisserons de côté les notes 1 à 11, c’est à dire un ensemble de « références de caractère historico-critique », pour frayer notre chemin dans la traduction des notes 12 à 49. L’essentiel de ces notes, dont je vous livrerai le détail dans une prochaine séance, constitue une critique du célèbre Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . Pour vous donner simplement un aperçu très général du contenu, voici les titres des principaux groupes de paragraphes du Cahier 11 :

la note 12 s’intitule : « Quelques points préliminaires de référence » ;
les notes 13 à 35 s’intitulent : « Observations et notes critiques sur une tentative de “Manuel populaire de sociologie” » — c’est précisément l’ouvrage cité de Boukharine ;
les notes 36 à 39 s’intitulent : « Les sciences et les idéologies “scientifiques” » ;
les notes 40 à 45 s’intitulent : « Les instruments logiques de la pensée » ;
les notes 46 à 49, enfin : « La traductibilité des langages scientifiques et philosophiques ».

Nous laisserons enfin de côté les notes 50 à 70, c’est à dire les « Mélanges » sur lesquels se termine le Cahier 11. L’édition de Valentino Gerratana n’étant pas pour l’instant sortie, ce Cahier n’existe encore qu’en manuscrits. C’est à dire que ce que nous allons suivre comme un ensemble, et qui forme bien un ensemble dans les manuscrits, est plus ou moins dispersé dans l’édition Einaudi. Cependant, toutes les notes que nous allons travailler se retrouvent en différents endroits du tome 1 des Quaderni del Carcere de cette édition Einaudi, c’est à dire le volume qui porte le titre Il materialismo storico (Le matérialisme historique).

Dès maintenant je vous donne quelques références nécessaires à votre lecture.

D’abord celle de l’ouvrage de Nicolas Boukharine XE "Boukharine"  lui-même : La théorie du matérialisme historique, ouvrage plus connu donc par son sous-titre, Manuel populaire de sociologie marxiste, aux Editions Anthropos à Paris, 1971.
Si certains d’entre vous veulent approfondir ce qui concerne la relation de Gramsci et de Boukharine, ils peuvent lire également l’article de Robert Paris XE "Paris"  : « Gramsci e la crisa teorica del 1923 » (Gramsci et la crise théorique de 1923), dans l’ouvrage collectif : Gramsci e la cultura contemporanea (Gramsci et la culture contemporaine), tome II, p. 29-44, Editori Riuniti (Editeurs Réunis).
On trouve encore chez les Editeurs Réunis, dans l’ouvrage Studi gramsciani (Etudes gramsciennes), Roma, 1968, p. 346-368, un article de Aldo Zanardo XE "Zanardo" , intitulé « Il “Manuale” di Bukharin, visto dai comunisti tedeschi e da Gramsci » (Le « Manuel » de Boukharine, vu par les communistes allemands et par Gramsci).
Pour mémoire, je vous signale que Lukács XE "Lukács"  a lui aussi procédé à une critique du Manuel, antérieure du reste à celle d’Antonio Gramsci, dans les Archiv für die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung (les Archives pour l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier), tome 11, 1925, p. 216-224. Toutefois, il n’est pas absolument nécessaire que vous soyez polyglottes puisque cet article de Lukács XE "Lukács"  a été traduit en français dans un numéro de la revue L’homme et la Société.
Enfin on peut, peut-être même doit-on, si l’on se souvient des tendances crociennes du jeune Gramsci, lire également Benedetto Croce XE "Croce" , Materialismo storico ed economia marxistica (Matérialisme marxiste et économie marxiste), editori Laterza, a Bari. Il existe de cet ouvrage célèbre de Croce, qui est probablement la seule critique bourgeoise intéressante du matérialisme historique, une traduction française par Bonnet XE "Bonnet" , à Paris, édition Giard et Biere, 1901.

Avant, toutefois, que nous puissions commencer la lecture de la critique du Manuel de Boukharine XE "Boukharine"  par Gramsci, et de toutes les questions théoriques les plus générales qui s’y rattachent, il est absolument nécessaire que nous consacrions au moins deux séances, peut-être trois à établir quelques données biographiques et bibliographiques concernant Antonio Gramsci. Nous commencerons aujourd’hui, par conséquent, par la bibliographie, en signalant d’abord un ouvrage de Giuseppe Fiori XE "Fiori" , La vie de Antonio Gramsci, traduit en français dans la collection « Le monde sans frontières » chez Fayard, 1970. Ce n’est pourtant pas de ce livre, dont cependant je vous recommande instamment la lecture, que je vais tirer aujourd’hui les renseignements biographiques nécessaires, mais d’une Cronologia della vita di Antonio Gramsci (Chronologie de la vie d’Antonio Gramsci) qui se trouve en tête de l’édition italienne des Lettres de la prison, Le Lettere del Carcere, et qui malheureusement n’a pas été reprise dans la traduction française parue chez Gallimard — on ne sait du reste pas pourquoi. Cette Cronologia della vita di Antonio Gramsci est extrêment complète et très longue. Par conséquent, j’ai été obligé de la réduire à son squelette et, malgré cela, vous verrez que la lire et surtout la traduire au courant de la voix, comme nous allons le faire, c’est un travail qui va exercer votre patience.
C’est toutefois un travail absolument nécessaire. Je voudrais que l’on entende qu’il ne s’agit pas là d’une manie d’érudition, mais tout simplement d’une nécessité, d’abord parce que l’activité théorique de Gramsci n’est en rien séparable de sa pratique politique, que la plupart de ses textes sont des textes d’intervention et, par conséquent, qu’une bonne connaissance du détail de la vie de Gramsci — ce qui veut toujours dire de sa vie politique car cette biographie n’est évidemment pas anecdotique —est absolument indispensable à la compréhension réelle non seulement de ses écrits, disons militants ou de journalisme, antérieurs à 1926, à l’arrestation, mais tout aussi bien de ses écrits théoriques même les plus généraux, comme ceux dans lesquels, une fois cette traduction de la chronologie finie, nous commencerons l’année et qui correspondent au volume du Materialismo storico dans l’édition Einaudi. Il y a encore une deuxième raison dans cette obstination un peu sévère à faire défiler les dates et les événements, c’est, comme je l’ai dit, que cette chronologie n’est pas disponible au lecteur français et que c’est une certaine politique de l’enseignement que, au lieu de garder par-devers soi les documents et de s’assurer ainsi l’apparence à bon marché d’un savoir absolu, l’enseignant livre au contraire aux étudiants l’accès effectif aux textes et documents afin qu’ils puissent les utiliser sans lui, même au besoin contre lui. C’est seulement si cette possibilité est ouverte qu’il devient acceptable que l’étudiant travaille avec le professeur.
Si sobre et peut-être terne que soit cette façon de procéder, elle est le préalable nécessaire à tout travail de lecture et de recherche de votre côté, en même temps qu’elle met entre vos mains des instruments qui sont difficilement accessibles en France. Certes cette simple chronologie n’explique rien. Tous les faits de la vie de Gramsci, tous les remous à l’intérieur des différents partis qui expriment le prolétariat y sont réduits à leur factualité pure et à leurs dates, et tout cela est désinséré de la lutte des classes. Ces éléments ne seront donc véritablement utiles qu’à la deuxième partie du cours, dans le deuxième versant de l’année, quand nous étudierons plus particulièrement la pensée proprement politique du Gramsci ordinoviste, celui des théories propres à la classe ouvrière, celui de la théorie du Parti et de l’Etat, et que nous replongerons toutes ces données chronologiques dans ce qui en effet les explique, c’est à dire la lutte des classes en Italie et dans l’Europe entière au cours de la période qui sépare la guerre de 14 de la mort de Lénine XE "Lénine" , en sorte que c’est sans aucune prétention interprétative ni même explicative que je vous fournis dès maintenant ce canevas chronologique, mais simplement parce qu’il est nécessaire.

Commençons donc la traduction de cette chronologie, réduite au moins à ses renseignements fondamentaux, traduction que j’interromprai simplement une fois ou l’autre pour vous donner quelques indications supplémentaires de mon cru qui sont aussi des conseils de lecture.  TC 2. Chronologie de la vie d’Antonio Gramsci 



1891. 22 janvier. Gramsci naît à Alès, province de Cagliari, c’est à dire en Sardaigne, de Francesco et Giuseppina Marcias XE "Marcias" , le quatrième de sept enfants. Son père, fils d’un colonel de la gendarmerie bourbonienne, était né à Gaète en 1860 et provenait d’une famille d’origine albanaise qui avait gagné le Royaume des Deux-Siciles au lendemain de la révolution grecque de 1821. Une fois ses études achevées au lycée, le père de Gramsci trouve un emploi au service de l’enregistrement de Ghilarza en Sardaigne (1881). En 1883, il épouse Giuseppina Marcias qui était née à Ghilarza en 1861, était par conséquent sarde, sarde de père et de mère, et apparentée aux familles aisées de l’endroit.

1894-1896. Le petit enfant, Antonio (« Nino ») Gramsci est de santé délicate. C’est à cette époque, environ l’âge de quatre ans, qu’une femme de service le laisse tomber, ce qui, croit-on, aurait déterminé sa malformation physique. La malformation physique en question, c’est, comme chacun sait, que Gramsci était bossu. Dans les premiers temps où il avait maille à partir avec la police, à Turin, les policiers le repéraient ou le nommaient comme « un sardo gobbo », un sarde bossu.

1897-1898. Son père est suspendu de son emploi à cause d’une irrégularité administrative. Antonio fréquente les écoles élémentaires.

1903-1905. Ayant obtenu en 1903 le certificat d’études, il est contraint, par les difficiles conditions économiques de la famille, à travailler pendant deux ans à l’office du cadastre de Ghilarza. Il poursuit ses études de façon privée.

1905-1908. Grâce à l’aide de sa mère et de ses soeurs, il reprend ses études et fréquente les trois dernières classes du lycée à Santu Lussurgiu, à environ 15 km de Ghilarza. Durant cette période d’études, il vit à Santu Lussurgiu dans la maison d’une paysanne. Les premières années il manifeste des dons marquants pour la mathématique et les sciences. Aux environs de 1905, il commence à lire la presse socialiste, en particulier l’Avanti! que son frère aîné, Gennaro, lui envoie de Turin.

1908-1911. Il s’inscrit au lycée Dettòri de Gagliari, siège de la province. Il vit avec son frère Gennaro, caissier de la Bourse du Travail locale, puis secrétaire de la section socialiste. Il fréquente le mouvement socialiste et participe activement dans les milieux de la jeunesse aux discussions sur les problèmes économiques et sociaux de l’île. À cette époque se manifeste en lui un sentiment profond de révolte envers les riches, teinté d’orgueil régionaliste. En 1910, il publie dans le quotidien de Cagliari, L’Unione Sarda (L’Union Sarde), dirigé par Raffa Garzía XE "Garzía" , son premier article. Il est correspondant de journal à Aidomaggiore, petit centre voisin de Ghilarza. Il lit la revue Il Viandante de Tomaso Monicelli XE "Monicelli" . Il suit les articles de Salvemini XE "Salvemini" , Croce XE "Croce" , Prezzolini XE "Prezzolini" , Cecchi XE "Cecchi" , etc. C’est à ces années, 1908-1911 donc, qu’il est possible de faire remonter également les premières lectures de Marx XE "Marx"  « per curiosità intellettuale », comme dit Gramsci lui-même plus tard, « par curiosité intellectuelle ». Durant les vacances, pour contribuer aux dépenses de ses études, il exécute des travaux de comptable et donne des cours particuliers.

1911. L’été. Il obtient son baccalauréat. Pour s’inscrire à l’université, il décide de concourir pour une bourse d’études de 70 lires mensuelles à raison de 10 mois l’année, offerte par le Collège Charles Albert de Turin aux étudiants pauvres des vieilles provinces du Royaume de Sardaigne.
Octobre. Il passe le concours, auquel participent également Palmiro XE "Palmiro"  Togliatti XE "Togliatti" , Augusto Rostagni XE "Rostagni" , Lionello Vicenti XE "Vicenti" , et il obtient la bourse d’études.
Novembre. Il s’inscrit à la faculté des lettres, en même temps qu’Angelo Tasca XE "Tasca" , compagnon d’études et dirigeant du mouvement de la jeunesse socialiste.

1912. Dans les premiers mois de sa vie d’étudiant, il vit isolé, en proie à de graves difficultés matérielles et souffrant d’un épuisement nerveux. Ses intérêts se tournent particulièrement vers les études de linguistique auxquelles il est conduit par Matteo Bartoli XE "Bartoli"  avec quelques recherches sur le dialecte sarde. Il fréquente également le cours de littérature italienne d’Umberto Cosmo XE "Cosmo" . À un exercice du professeur Pacchioni XE "Pacchioni"  sur la loi romaine des XII Tables, il renoue connaissance avec Togliatti XE "Togliatti"  et noue avec lui une amitié serrée. Quelque temps plus tard, ils s’emploient ensemble à une recherche sur la structure sociale de la Sardaigne.

1913. Il s’applique à une intense vie d’études, fréquentant dans l’année académique 1912-1913 de nombreux cours de la faculté des lettres et de la faculté de droit.
Octobre. De Ghilarza, Gramsci envoie sa propre adhésion au « Groupe d’action et de propagande anti-protectionniste », promu en Sardaigne par Attilio Deffenu XE "Deffenu"  et Nicolò Francello XE "Francello" . L’adhésion de Gramsci apparaît dans La Voce, le journal de Prezzolini XE "Prezzolini" , du 9 octobre. Il assiste en Sardaigne à la bataille électorale en vue des premières élections au suffrage universel (26 oct.-2 nov.) et il reste frappé des transformations produites dans ce milieu par la participation des masses paysannes à la vie politique. Il écrit là-dessus à son ami Tasca XE "Tasca" . Dans les mois suivants, il a ses premiers contacts avec le mouvement socialiste turinois, en particulier avec les jeunes du « Fascio centrale » (du Faisceau central), selon le témoignage du même Tasca. C’est probablement à cette époque que remonte également l’inscription de Gramsci à la section de Turin.

1914. Tout en poursuivant et réussissant ses études, il lit assidûment La Voce de Prezzolini XE "Prezzolini"  et L’Unità de Salvemini XE "Salvemini" , et il projette avec quelques amis de fonder une revue socialiste. Gramsci est à cette époque aux côtés des groupes avancés des travailleurs et des étudiants socialistes, libertaires, etc. qui forment à Turin la fraction de la gauche révolutionnaire et prennent une part active à la grande manifestation ouvrière du 9 juin durant la semaine rouge.
Octobre. Il intervient dans le débat sur la position du Parti socialiste italien face à la guerre avec l’article signé « Neutralité active et opérante », Il Grido del Popolo (Le Cri du Peuple), 31 octobre, où il polémique avec Tasca XE "Tasca"  qui était favorable à la neutralité absolue.

1915. Le 12 avril il se présente à l’examen de littérature italienne. Ce sera son ultime examen. À partir de ce moment, Gramsci abandonne l’université mais, au moins jusqu’à la fin de 1918, il ne paraît pas renoncer à son projet de passer sa licence en linguistique. 1915.

Automne. À cette époque, Gramsci reprend sa collaboration au Cri du Peuple, tenant en polémiste la chronique théâtrale et la chronique des moeurs sous la rubrique Sotto la Mole (Sous la masse ou sous le poids) du journal Avanti! (1916). Parmi ses cibles on trouve la rhétorique nationaliste et interventionniste et la dégradation intellectuelle et sociale. Il tient des conférences dans les cercles ouvriers turinois sur Romain Rolland XE "Rolland" , la Commune de Paris, la Révolution française, Marx XE "Marx"  et Andrea Costa XE "Costa" , etc.

1917. Février. Gramsci, qui était alors, comme il le racontera plus tard, de tendance plutôt crocienne, assume la rédaction d’un numéro unique de la fédération de la jeunesse socialiste piémontaise, La città futura (11 février).
Avril à juillet. Dans quelques articles et notes du Cri du Peuple, Gramsci exalte la figure de Lénine XE "Lénine"  et souligne la finalité socialiste de la révolution russe.
Août. Il collabore aux préparatifs de la section socialiste pour la visite à Turin d’un groupe de délégués russes des soviets.
Septembre. Après l’émeute ouvrière des 23-26 août et l’arrestation de presque tous les représentants socialistes turinois, Gramsci devient secrétaire de la commission exécutive provisoire de la section de Turin et il assume de fait la direction du Grido del Popolo.
18 et 19 novembre. Comme représentant de l’Exécutif provisoire de la section turinoise et directeur de Il Grido, Gramsci participe à Florence à la réunion clandestine de la « fraction intransigeante révolutionnaire » qui s’est constituée au mois d’août. Sont présents Lazarri XE "Lazarri" , Serrati XE "Serrati" , Bombacci XE "Bombacci" , Amadeo Bordiga XE "Bordiga" , etc. Gramsci partage la conviction de Bordiga sur la nécessité d’une intervention active du prolétariat dans la crise de la guerre.
Décembre. Il propose la création à Turin d’une association prolétarienne de culture et affirme la nécessité d’ajouter à l’action politique et économique un organe d’activité culturelle de façon à en faire un tout. 24 décembre : Gramsci commente la prise du pouvoir par les bolcheviks dans l’article : « La Rivoluzione contro Il Capitale » (« La révolution contre Le Capital ») — « Capital » avec des guillemets car cela désigne non pas la chose même, le capital des capitalistes, mais bien le livre de Marx XE "Marx" ), article publié par Serrati XE "Serrati"  dans l’Avanti! de Milan. Dans les mois suivants, Gramsci mène dans Le Cri du Peuple une campagne pour la rénovation idéologique et culturelle du mouvement socialiste et, parallèlement, il publie des commentaires, des notes et des documents sur les développements de la révolution en Russie.

1918. Janvier. Accusé de « volontarisme », il polémique avec Claudio Treves XE "Treves"  dans l’article « La critica critica », Le Cri du Peuple, 12 janvier. Il commémore la naissance de Marx XE "Marx"  le 4 mai dans Le Cri du Peuple avec l’article : « Il nostro Marx » (Notre Marx).
22 juin. Il publie, dans Le Cri du Peuple, l’article : « Pour connaître la révolution russe ».
19 octobre. Fin de la publication du Cri du Peuple qui fait place à l’édition turinoise de l’Avanti!.
5 décembre. Parution du premier numéro de l’édition turinoise de l’Avanti! ; rédacteur en chef : Ottavio Pastore XE "Pastore" , rédacteurs : Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Alfonso Leonetti XE "Leonetti" , Leo Galetto XE "Galetto" .
22 décembre. Sortie à Naples du premier numéro de l’hebdomadaire Il Soviet, futur organe de la fraction abstentionniste du P. S. I. et, avec L’Ordine Nuovo de Turin, centre de rassemblement des forces qui donneront vie au Parti communiste.

1919. 18-22 mars. La Direction du Parti socialiste italien décide, à la majorité de 10 voix contre 3, son adhésion à l’Internationale communiste.
Avril. Gramsci, Tasca XE "Tasca" , Umberto Terracini XE "Terracini"  et Togliatti XE "Togliatti"  décident de donner vie à la revue L’Ordine Nuovo. Rassegna settimanale di cultura socialista (L’Ordre Nouveau. Revue hedomadaire de culture socialiste) ; Gramsci est secrétaire de rédaction.

Je ferai ici une petite interruption dans la pure chronologie afin de rappeler ce qui a déjà été indiqué brièvement, mais peut-être justement trop brièvement, concernant L’Ordine Nuovo. Il faut savoir, en effet, que toutes les périodes de la vie de Gramsci sont l’objet d’une sorte de lutte interprétative dont les enjeux sont non seulement politiques en général, mais aussi politiques actuels, et que le Gramsci ordinoviste, le Gramsci de L’Ordine Nuovo, n’échappe pas à la règle, bien au contraire. Pour donner une idée de l’enjeu, eh bien, il suffit de rappeler que la période de L’Ordine Nuovo, 1919-1920, est la période révolutionnaire en Russie mais, croyait-on alors, pour le moins pré-révolutionnaire ou déjà révolutionnaire dans l’ensemble de l’Europe occidentale, en tout cas en Italie, période relativement minimisée ou refoulée par le P. C. I., en tout cas par les staliniens et en tout cas à une certaine époque, et qui du même coup est devenue une arme contre les communistes, tant du point de vue libertaire qu’aussi bien, à l’autre bord, du point de vue social-démocrate. Il est par conséquent essentiel de posséder parfaitement le détail de cette période de L’Ordine Nuovo.
Il faut aussi savoir qu’il y a eu trois Ordine Nuovo. Premièrement, l’hebdomadaire (Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Tasca XE "Tasca" , Terracini XE "Terracini" ), celui sur la fondation duquel nous avons interrompu la traduction de la chronologie : avril 19-décembre 20. Deuxièmement, en 1921, exactement le 1er janvier, L’Ordine Nuovo devient le quotidien du P. C. I. Et enfin, troisièmement, un Ordine Nuovo semi-mensuel paraît à partir du 1er mars 1924. Alors, de ces trois publications au même titre, seule la première est absolument essentielle, en tout cas c’est elle qui est l’objet des plus grands enjeux, et c’est de L’Ordine Nuovo hebdomadaire (avril 1919-décembre 1920) que l’on parle le plus généralement lorsque l’on parle du Gramsci ordinoviste.
Pour comprendre la suite de cette chronologie, par conséquent, il faut posséder quelques renseignements, en particulier sur le premier Ordine Nuovo, l’hebdomadaire, ainsi que sur le jeu des tendances à l’intérieur du Parti socialiste italien (P. S. I.).
Sur L’Ordine Nuovo et le Gramsci ordinoviste, il y a — malheureusement non traduit — l’ouvrage fondamental de Paolo Spriano XE "Spriano" , L’ Ordine Nuovo e i consigli di fabbrica (L’Ordine Nuovo et les conseils d’usine), à la Piccola Biblioteca Einaudi (Petite bibliothèque Einaudi), à Rome. C’est à la même époque que se situe la polémique entre Bordiga XE "Bordiga"  et Gramsci ; le titre en est : Dibattito sui consigli di fabbrica (Débat sur les conseils d’usine), editori Samonà e Savelli, 1971, coll. « La Nuova Sinistra », via Cicerone 44, 00193, Roma.
Et enfin l’ouvrage de base sur toute cette période est encore de Paolo Spriano XE "Spriano" , Storia del P. C. I. (Histoire du Parti communiste italien), tome I, Da Bordiga XE "Bordiga"  a Gramsci, chez l’éditeur Einaudi à Turin, 1967. Il faut simplement ajouter à ces références le livre de Palmiro XE "Palmiro"  Togliatti XE "Togliatti" , La formazione del gruppo dirigente del P. C. I. (La formation du groupe dirigeant du Parti communiste italien), 1923-24, dans lequel on trouve d’ailleurs, pp. 64-65, une autocritique du Gramsci ordinoviste, dans une lettre précisément adressée à Palmiro Togliatti le 18 mai 23.

Nous sommes donc en avril 1919 où Gramsci, Tasca XE "Tasca" , Umberto Terracini XE "Terracini"  et Togliatti XE "Togliatti"  décident de donner vie à la revue L’Ordine Nuovo. Revue hebdomadaire de culture socialiste dont Gramsci est le secrétaire de rédaction.
1er mai : parution du 1er numéro de L’Ordine Nuovo ; à gauche, en en-tête, la formule : « Formez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre intelligence, agissez [à moins qu’il ne faille traduire : “faites de l’agitation”, “agitatevi”] parce que nous aurons besoin de tout votre enthousiasme, organisez-vous parce que nous aurons besoin de toute votre force ». Au mois de mai, Gramsci est élu à la commission exécutive de la section socialiste turinoise dirigée par l’abstentionniste Boero XE "Boero" .
Juin. Avec l’article « Democrazia operaia, « Démocratie ouvrière » (L’Ordine Nuovo du 21 juin) Gramsci pose le problème des commissions internes d’usine comme « centres de vie prolétarienne » et futurs « organes du pouvoir prolétarien », ces deux expressions étant de lui. Gramsci traduit systématiquement de la presse ouvrière internationale, russe, française, anglaise, etc., des documents et des témoignages sur la vie des usines et sur les conseils ouvriers. Il publie des textes de Lénine XE "Lénine" , Zinoviev XE "Zinoviev" , Bela Kun XE "Bela Kun" , etc. Dans le même temps, la revue fait connaître les voix les plus vivantes de la révolution dans le camp de la culture : Barbusse XE "Barbusse" , Lunacharski XE "Lunacharski" , Romain Rolland XE "Rolland" , Eastman XE "Eastman" , Martinet XE "Martinet" , Gorki XE "Gorki" .
Le 26 juillet, L’Ordine Nuovo publie, en le reprenant de la revue Il Soviet, Le programme de la fraction communiste, le premier document officiel de la fraction communiste abstentionniste du P. S. I. inspiré par Bordiga XE "Bordiga" .
Dans la discussion qui a précédé le congrès du Parti socialiste italien à Bologne (5-8 octobre), le groupe de L’Ordine Nuovo s’aligne sur la motion maximaliste électionniste de Serrati XE "Serrati"  qui obtient la majorité des voix. Le congrès de Bologne décide l’adhésion à l’Internationale communiste.
6 décembre. L’assemblée de la section socialiste turinoise commence la discussion sur les conseils et approuve les critères dont ils s’inspirent, nommant un comité d’étude dirigé par Togliatti XE "Togliatti" .
15-17 décembre. Le congrès extraordinaire de la Bourse du travail de Turin approuve un ordre du jour favorable aux conseils d’usine. Le problème des conseils est vivement débattu par les différents courants socialistes. Interviennent dans la discussion : Il Soviet de Bordiga XE "Bordiga" , Comunismo de Serrati XE "Serrati" , Battaglie sindacali (Bataille syndicale) de la C. G. L. (c’est à dire la Confédération Générale du Travail italienne), l’Avanti!, etc.

1920. Janvier-février. Gramsci publie dans L’Ordine Nuovo (24-31 janvier) le Programme d’action de la section socialiste turinoise, section à la commission exécutive de laquelle il vient d’être réélu en même temps que Togliatti XE "Togliatti" . Il prend part à l’activité de l’« école de culture » qui a été mise en place en novembre 1919 par la revue, avec quelques leçons sur la Révolution russe.
27 mars. L’Ordine Nuovo publie le manifeste Pour le congrès des Conseils d’usine signé par la commission exécutive de la section socialiste de Turin, le comité d’étude des conseils d’usine, L’Ordine Nuovo, le groupe libertaire turinois.
28 mars. Prenant prétexte de ce qu’on appelle la grève des aiguilles, « sciopero delle lancette », les industriels turinois proclament le lock-out des établissements métallurgiques.
13 avril. Est proclamée la grève générale à laquelle adhèrent plus de deux cent mille travailleurs turinois, mais le mouvement ne s’étend pas à l’échelle nationale.
24 avril. La grève générale se solde par une substantielle victoire des industriels ; la réglementation de la discipline interne des usines est reprise en main par la direction des établissements. La grève d’avril, appuyée par Gramsci et par le groupe de L’Ordine Nuovo, est désavouée par la Confédération Générale du Travail et par la direction du Parti socialiste.
8 mai. L’Ordine Nuovo publie la motion Per un rinnovamento del Partito socialista (Pour une rénovation du Parti socialiste). Je signale en passant que ce texte est extrêmement important car c’est lui qui, peu de temps après, recueillera l’approbation de Lénine XE "Lénine" . Donc 8 mai, L’Ordine Nuovo publie la motion Pour un renouvellement (ou une rénovation) du Parti socialiste, élaborée par Gramsci dans les premiers jours de lutte des ouvriers de la métallurgie et présentée au Conseil national du Parti socialiste italien qui s’est tenu à Milan du 18 au 22 avril — présentée naturellement par les représentants de la section socialiste de Turin.
8-9 mai. Gramsci participe à Florence en tant qu’observateur à la conférence de la fraction communiste abstentionniste de Bordiga XE "Bordiga"  qui, depuis quelques mois, était en train de renforcer sa propre organisation sur une échelle nationale. Bien que maintenant des rapports étroits avec cette fraction, Gramsci juge que le Parti communiste ne peut se constituer sur la base du simple abstentionnisme.
23-28 mai. Gramsci assiste au congrès de la Bourse du Travail de Turin qui approuve le rapport Tasca XE "Tasca"  sur les conseils d’usine.
Juin-juillet. Développement de l’opposition ouverte entre Gramsci et Tasca XE "Tasca"  sur le problème de la fonction et de l’autonomie des conseils d’usine. Gramsci et L’Ordine Nuovo appuient l’initiative pour la constitution à Turin de groupes communistes d’usine, base du futur Parti communiste (voir Gramsci, « I gruppi comunisti » dans L’Ordine Nuovo du 17 juillet). Il envoie au comité exécutif de l’Internationale communiste un rapport sur Le mouvement turinois des conseils d’usine qui sera publié dans l’édition russe, l’édition allemande et l’édition française de l’Internationale communiste.
Le second congrès de l’Internationale communiste (19 juillet-7 août) fixe les conditions pour l’admission des Partis dans l’Internationale. Ce sont les fameux 21 points ou 21 conditions. Le congrès de l’Internationale invite le Parti socialiste italien à se débarrasser des réformistes et se prononce en faveur de « l’utilisation des institutions bourgeoises de gouvernement en vue de leur destruction ».

Il faut peut-être ici, pour comprendre les remous que cette décision de l’Internationale a causés au sein du Parti socialiste italien de l’époque, tracer brièvement le portrait des trois tendances de ce P. S. I.. Pour en avoir une vue un peu plus détaillée, il faut vous reporter à La vie d’Antonio Gramsci par Giuseppe Fiori XE "Fiori" . Je répète cette indication bibliographique parce qu’elle est essentielle, en particulier parce qu’il faut que pendant ces semaines où, dans cette émission, nous ne faisons qu’établir les documents et traduire la chronologie, vous rendiez cette biographie à son tour vivante en lisant La vie d’Antonio Gramsci. Donc vous trouverez également dans cette vie de Gramsci par Fiori chez Fayard, pp. 148-151, des développements beaucoup plus longs que les quelques indications schématiques que je peux vous donner sur les trois tendances du P. S. I..

Il y avait d’abord, premièrement, la tendance réformiste — pour mettre un nom dessus, disons Turati — qui était certes minoritaire au moment de la scission de Livourne, en 1921, mais qui était cependant importante, premièrement parce que le groupe socialiste à l’Assemblée est réformiste, deuxièmement parce que la Confédération Générale du Travail est aussi réformiste et, troisièmement, parce qu’ils ont un organe théorique, Critica sociale.

La deuxième tendance, très largement majoritaire, est celle qu’on appelle maximaliste ou parfois maximaliste-électionniste et dont le principal leader est Giacinto Menotti Serrati XE "Serrati" . Elle est appelée maximaliste simplement parce que son programme est maximum, projetant, disons, la révolution pure et simple et non pas de simples réformes sociales. La critique que Gramsci lui fera, c’est que ce maximalisme est verbal, incapable de réaliser son programme.

Et enfin la troisième tendance, la fraction communiste abstentionniste, dirigée par celui qui sera le véritable animateur et pour ainsi dire le maître du Parti communiste italien à venir : Amadeo Bordiga XE "Bordiga" . Aujourd’hui nous qualifierions peut-être de gauchiste cette fraction ; elle s’appelle absentionniste parce qu’elle refuse de se corrompre dans les élections, et c’est elle qui fera en 1921 la scission de Livourne. Gramsci fait alliance avec elle parce qu’il pense que le danger principal est dans le verbalisme des maximalistes, et aussi parce qu’il n’a pas su organiser L’Ordine nuovo en tendance nationale.

Ces indications données, nous revenons à la traduction de la chronologie.

Donc le second congrès de l’Internationale communiste se prononce en faveur de « l’utilisation des institutions bourgeoises de gouvernement en vue de leur destruction ». Bordiga XE "Bordiga"  expose la position du groupe de L’Ordine Nuovo qui n’était pas représenté au congrès. Lénine XE "Lénine" , malgré les dissensions de la délégation italienne, définit la motion de Gramsci, Per un rinnovamento del Partito socialista, celle dont je parlais tout à l’heure, comme « correspondant pleinement aux principes de la troisième Internationale ». Août : Gramsci se détache de Togliatti XE "Togliatti"  et Terracini XE "Terracini"  et refuse d’entrer dans la fraction communiste électionniste de la section socialiste de Turin, rassemblant autour de lui un petit groupe d’« éducation communiste », c’était le nom de ce groupe, « Educazione comunista », dont la tendance était proche des abstentionnistes bordigiens. Il publie l’article : « Le programme de L’Ordine Nuovo » (L’Ordine Nuovo du 14 et du 28 août).
Septembre. Gramsci participe au mouvement d’occupation des usines. Il se rend également à Milan dans certains établissements, c’est à dire certaines entreprises. Dans une série d’articles, publiés dans l’édition turinoise de l’Avanti!, il met en garde les ouvriers contre l’illusion que l’occupation pure et simple des usines résoudra par elle-même le problème du pouvoir, et il souligne la nécessité de créer une défense ouvrière militaire.
Octobre. Il favorise la fusion des divers groupes, le groupe abstentionniste, le groupe communiste électionniste et le groupe « éducation communiste », donc les divers groupes de la section socialiste de Turin. Et il publie dans L’Ordine Nuovo l’article : « Le Parti communiste » (9 octobre). Dans la première quinzaine d’octobre, il participe à Milan à la réunion des divers groupes qui sont d’accord pour soutenir l’acceptation des 21 conditions de l’Internationale, c’est à dire les abstentionnistes menés par Bordiga XE "Bordiga" , le groupe de L’Ordine Nuovo mené par Gramsci et les éléments de la gauche du P. S. I.. S’élabore alors un « Manifeste-programme » de la fraction communiste signé par Bombacci XE "Bombacci" , Bordiga, Fortichiari XE "Fortichiari" , le groupe de L’Ordine Nuovo, etc., que L’Ordine Nuovo publie le 30 octobre.
28-29 novembre. Gramsci participe à la rencontre d’Imola, petite ville de Toscane, où se constitue officiellement la fraction communiste du P. S. I., qu’on appelle par conséquent la fraction d’Imola XE "Fraction d’Imola" .
24 décembre. Parution du dernier numéro de L’Ordine Nuovo hebdomadaire. Une anthologie des écrits de Gramsci pour L’Ordine Nuovo, compilés par Piero Gobetti XE "Gobetti"  l’année suivante, ne verra jamais le jour. L’édition turinoise de l’Avanti! reprend le titre de L’Ordine Nuovo et la direction du nouveau quotidien — organe des communistes turinois — est confiée à Gramsci.

1921. 1er janvier. Sortie à Turin du premier numéro de L’Ordine Nuovo quotidien (dans la première page le mot de Lassalle XE "Lassalle"  : « Dire la verità è rivoluzionario », « Dire la vérité est révolutionnaire »). À la rédaction on trouve Togliatti XE "Togliatti" , Leonetti XE "Leonetti" , Ottavio Pastore XE "Pastore" , Mario Montagnana XE "Montagnana" , Giovanni Amoretti XE "Amoretti" , etc.
14 janvier. Avec Zino Zini XE "Zini"  et d’autres camarades, Gramsci fonde l’Institut de culture prolétarienne, section du Prolet’Kult de Moscou.
15-21 janvier. Il participe à Livourne au XVIIe Congrès du P. S. I.. Pour la motion d’Imola XE "Fraction d'Imola"  (dite « communiste pure ») prennent la parole Terracini XE "Terracini" , Bordiga XE "Bordiga" , Bombacci XE "Bombacci"  et les représentants de l’Internationale communiste Kabakchec XE "Kabakchec"  et Rákosi XE "Rákosi" . La motion obtient 58 783 voix. La motion de Florence (dite « communiste unitaire », représentée par Serrati XE "Serrati" , qui correspond par conséquent à la tendance maximaliste) obtient la majorité des voix (98 028) ; celle de Reggio Emilia XE "Emilia"  (réformiste) 14 695 voix. Les délégués de la fraction communiste décident le 21 janvier la constitution du « Parti communiste d’Italie. Section de la Troisième Internationale ». Gramsci fait partie du Comité central. Le Comité exécutif est constitué de Bordiga, Fortchiari XE "Fortchiari" , Grieco XE "Grieco" , Repossi XE "Repossi"  et Terracini.
28 janvier. Sur la scission de Livourne, Gramsci écrit dans L’Ordine Nuovo l’article : « Caporetto et Vittorio Veneto ». Dans la polémique journalistique des derniers mois, il attaque d’un côté les « mandarins » du syndicat et les réformistes, de l’autre le centrisme maximaliste du P. S. I.. Dans une série d’articles il met en mouvement une analyse du contenu de classe du mouvement fasciste.
27 février. Il fait la connaissance de Giuseppe Prezzolini XE "Prezzolini"  et il assiste à l’une de ses conférences à la Maison du Peuple de Turin sur « Intellectuels et ouvriers ».
Octobre. À la veille du XVIIIe congès du P. S. I. Gramsci publie l’article : « Le congrès socialiste » dans L’Ordine Nuovo du 9 octobre.

Petite incise ici pour dire ce qui ne devrait pas avoir besoin d’être dit, c’est qu’il faut être attentif à ne pas confondre, surtout en cette période de la scission, le P. S. I., c’est à dire le Parti socialiste italien, et le nouveau P. C. I. qui vient de sortir de la fraction dite d’Imola XE "Fraction d'Imola" .

Donc à la veille du XVIIIe congès du P. S. I. Gramsci publie l’article : « Le congrès socialiste » dans L’Ordine Nuovo du 9 octobre. Le courant maximaliste, dirigé par Serrati XE "Serrati" , confirme au congrès sa propre adhésion à l’Internationale communiste.
Décembre. L’Exécutif de l’Internationale communiste publie une série de 25 thèses sur le « front unique ouvrier », qui développent les directives données par le troisème congrès de l’Internationale communiste pour « la conquête de la majorité du prolétariat ».
18, 19, 20 décembre. Gramsci participe à Rome à la réunion élargie du Comité central du parti et, avec Bordiga XE "Bordiga" , Graziadei XE "Graziadei" , Sanna XE "Sanna" , Tasca XE "Tasca"  et Terracini XE "Terracini" , il présente le rapport sur les thèses qui concernent la question agraire, la question syndicale et la tactique à présenter pour le second congrès du P. C. I.. Le 31 décembre L’Ordine Nuovo publie l’appel de l’Exécutif de l’Internationale communiste pour le « front unique ».

1922. 20-24 mars. Gramsci participe à Rome au second congès du P. C. I. qui approuve à une grande majorité ce que l’on appelle les « thèses de Rome », dans une polémique implicite avec la tactique du « front unique ». Gramsci juge que la tactique du « front unique » est réalisable sur le terrain syndical, mais en excluant les alliances politiques. Il est rapporteur avec Tasca XE "Tasca"  sur la question syndicale. Au congrès se détache une minorité (Tasca, Graziadei XE "Graziadei" , Vota XE "Vota" , etc.) — qui sera ensuite définie comme de droite — sur les positions de l’Internationale communiste. Gramsci est désigné pour représenter le parti à Moscou au Comité exécutif de l’Internationale.
26 mai. Dans de difficiles conditions de santé il part pour Moscou, en même temps que Graziadei XE "Graziadei"  et Bordiga XE "Bordiga" .
Juin. Il participe à la seconde conférence de l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste (7-11 juin). Il entre dans l’Exécutif de l’Internationale communiste. Après la conférence, il est hébergé pour quelques mois dans la maison de soin de Serebrjanyibor, près de Moscou, où en septembre il fait la connaissance de Julija (« Giulia ») Schucht XE "Schucht" .
1-4 octobre. Le XIXe congrès du P. S. I. décide l’expulsion du courant réformiste et renouvelle son adhésion à l’Internationale communiste.
28 octobre. « Marche sur Rome » : les fascistes prennent le pouvoir. Commence une période d’illégalité de fait pour le P. C. I.. Dans le parti, rappellera Trotsky XE "Trotsky"  en 1932, personne, excepté Gramsci, n’admettait la possibilité d’une dictature fasciste.
Novembre-décembre. Gramsci participe au IVe Congrès de l’Internationale communiste (5 novembre-5 décembre), qui s’occupe de la « question italienne » et, en particulier, de la fusion entre le P. C. I. et le P. S. I. soutenue par Zinoviev XE "Zinoviev" . La commission de fusion est composée, pour les communistes, de Gramsci (en remplacement de Bordiga XE "Bordiga" ), de Scoccimaro et Tasca XE "Tasca"  et, pour les socialistes, de Serrati XE "Serrati" , Tonetti XE "Tonetti"  et Maffi XE "Maffi" . Le projet de fusion, que la majorité du P. C. avait en aversion et qu’elle acceptait par discipline envers l’Internationale communiste, n’a cependant pas réussi à cause, entre autres, de l’arrestation en Italie de Serrati et de l’action développée à l’intérieur du P. S. I. par le courant dirigé par Nenni XE "Nenni" .

1923. Février. Pendant que Gramsci se trouve à Moscou, en Italie la police arrête une partie du Comité exécutif du P. C. I. (Bordiga XE "Bordiga" , Grieco XE "Grieco" , etc.) et de nombreux dirigeants locaux. Un mandat d’arrêt est lancé également contre Gramsci. Terracini XE "Terracini"  s’occupe de remettre sur pied l’organisation.
Avril-mai. De sa prison Bordiga XE "Bordiga"  transmet à la direction un « appel aux camarades du P. C. I. », dans lequel il critique l’action développée au Comité exécutif de l’Internationale communiste en particulier pour ce qui concerne les rapports avec le P. S. I.. L’appel, accepté en un premier temps, bien qu’avec quelque perplexité, par Togliatti XE "Togliatti" , Terracini XE "Terracini" , Scoccimarro XE "Scoccimarro" , etc., est repoussé dans les mois suivants par Gramsci qui refuse de le signer. Terracini se rend à Moscou et le travail de direction du parti est assumé en Italie par Togliatti.
12-23 juin. Avec Scoccimarro XE "Scoccimarro" , Tasca XE "Tasca" , Terracini XE "Terracini"  et Vota XE "Vota" , Gramsci participe aux travaux de la troisième conférence de l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste, et prononce un discours en son sein devant la Commission pour « la question italienne ». L’Exécutif élargi procède d’autorité à la désignation d’un nouveau Comité exécutif du Parti communiste d’Italie, avec la participation de représentants de la minorité (dite de droite). En font partie : Togliatti XE "Togliatti" , Scoccimarro, Tasca, Vota, Fortichiari XE "Fortichiari"  (remplacé peu après par Gennari XE "Gennari" ). Terracini prend à Moscou le poste de Gramsci qui, lui, est nommé à Vienne.
Août. Bordiga XE "Bordiga"  et Grieco XE "Grieco"  démissionnent du Comité central du Parti communiste d’Italie.
12 septembre. Dans une lettre au Comité exécutif du parti, Gramsci communique la décision de l’Exécutif de l’Internationale communiste de publier un nouveau quotidien ouvrier avec la collaboration du groupe des « terzinternazionalisti », c’est à dire des hommes qui se sont alignés sur les positions de la Troisième Internationale. Il propose comme titre L’Unità (L’Unité). Dans la lettre Gramsci annonce pour la première fois le thème de l’alliance entre les couches les plus pauvres de la classe ouvrière du nord et les masses paysannes du sud.
21 septembre. À Milan la police arrête les membres du nouveau Comité exécutif du P. C. I.. Accusés d’un complot contre la sécurité de l’Etat, ils sont soumis à l’instruction et puis, après trois mois de prison, finalement libérés.
18-26 octobre. Le procès contre Bordiga XE "Bordiga" , Grieco XE "Grieco" , Fortichiari XE "Fortichiari"  et les autres dirigeants communistes finit par un acquittement général.
Novembre. Vers la fin du mois Gramsci se transporte à Vienne. À la fin de 1923 et au commencement de 1924 il collabore, sous le pseudonyme de G. Masci XE "Masci" , à « La Correspondance internationale » avec quelques articles sur la situation interne italienne et sur le fascisme.

1924. Janvier. Il projette de fonder une revue trimestrielle d’études marxistes et de culture politique, sous le titre Critica proletaria (Critique prolétarienne). Il projette en outre une nouvelle série de L’Ordine Nuovo. Il propose à Zino Zini XE "Zini"  la traduction d’une anthologie de Marx XE "Marx"  et de Engels XE "Engels"  sur le matérialisme historique.
Février. 9 février. Dans une lettre à Togliatti XE "Togliatti"  et Terracini XE "Terracini"  il expose pour la première fois abondamment sa conception du parti dans le cadre national et international et il annonce son projet de travailler à la création d’un nouveau groupe dirigeant communiste sur les positions de l’Internationale communiste. Il reconfirme son refus de signer l’appel de Bordiga XE "Bordiga" .
12 février. Sortie à Milan du premier numéro de L’Unità. Quotidien des travailleurs et des paysans et, à partir du 12 août, avec l’entrée des « terzinternazionalisti » dans le parti, Organe du Parti communiste d’Italie. Avec la fusion entre les « terzini » et les communistes la direction est assumée par Alfonso Leonetti XE "Leonetti" . — Dans le numéro du 22 février paraît l’article : « Le problème de Milan » dans lequel Gramsci pose le « problème national » de la conquête du prolétariat social-démocrate de Milan.
1er mars. Préparé en grande partie par Gramsci, sort à Rome le premier numéro de L’Ordine Nuovo semi-mensuel. Revue de politique et de culture ouvrière, IIIe série par conséquent de L’Ordine Nuovo. Dans la manchette on lit : « L’Ordine Nuovo se propose de susciter dans les masses des ouvriers et des paysans une avant-garde révolutionnaire, capable de créer l’Etat des conseils des ouvriers et des paysans et de fonder les conditions pour l’avènement et la stabilisation de la société communiste. ». L’éditorial de Gramsci, « Capo » (Le Chef), est dédié à la mémoire de Lénine XE "Lénine" .
6 avril. Gramsci est élu député dans la circonscription de Vénétie.
12 mai. Il rentre en Italie après deux années d’absence. Dans la seconde moitié de mai, il participe à la 1ère conférence nationale du parti qui se tient clandestinement dans les environs de Côme, en présence des représentants du Comité central et des Fédérations provinciales. Le rapport politique est présenté par Togliatti XE "Togliatti" . Gramsci critique la ligne politique de Bordiga XE "Bordiga" , mais la grande majorité des cadres du parti restent sur les positions de la gauche bordighienne. Gramsci entre dans le Comité exécutif du parti.
Juin. Il se rend à Rome. Togliatti XE "Togliatti"  remplace Gramsci comme délégué à Moscou au cinquième congrès de l’Internationale.
10 juin. L’affaire Matteoti.

Matteoti était ce député libéral, mais de l’opposition, qui s’était fait assassiner par les fascistes.

Avec le camarade Luigi Repossi Gramsci participe aux réunions de l’opposition parlementaire (le « Comité des seize ») : il propose un appel aux masses et la grève générale politique. Il dirige de Rome les services politiques de L’Unità et la Section Agitation et Propagande.
À Moscou le cinquième congrès (17 juin-8 juillet) commence la campagne qui a pour fin la « bolchevisation » des « sections » adhérentes à l’Internationale communiste, et il confirme la tactique du front unique et le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et paysan ». Togliatti XE "Togliatti" , avec Bordiga XE "Bordiga" , est élu à l’Exécutif de l’Internationale communiste.
Juillet. Dans la première quinzaine de juillet Gramsci intervient au Comité central sur la politique du P. C. I. et des oppositions antifascistes face à la crise du fascisme.
Août. La fraction des « terzinternazionalisti » se dissout et se fond dans le P. C. I.. Entrent au Comité central, entre autres, Serrati XE "Serrati" , Maffi XE "Maffi" , Marabini XE "Marabini" . Gramsci, secrétaire général du parti, développe le 13-14 août un rapport au Comité central sur Les tâches du Parti communiste face à la crise de la société capitaliste italienne. Il participe aux réunions du parti à Turin et Milan. À Moscou Giulia donne le jour à un bébé : Delio.
Septembre. Commencement de la transformation de la structure d’organisation du parti sur la base des « cellules ». Gramsci participe à la réunion clandestine du Comité exécutif à Campanna Mara, au-dessus d’Asso. Il est présent au congrès provincial de Naples où il développe un rapport sur la polémique avec Bordiga XE "Bordiga" .
Octobre. Il est présent dans divers congrès provinciaux qui doivent se prononcer sur la nouvelle orientation du parti. Le 19-22 octobre, à Rome, à une réunion du Comité central, il développe un rapport sur la situation politique italienne en vue de la reprise des travaux parlementaires.
20 octobre. Le groupe parlementaire communiste propose aux Oppositions la constitution du Parlement des Oppositions (de l’Antiparlement). La proposition est repoussée.
12 novembre. À la réouverture de la Chambre le député communiste Luigi Repossi XE "Repossi"  se présente, seul, dans l’enceinte et lit une déclaration antifasciste. À la séance du 26 tout le groupe communiste rentre en séance.

1925. Février. Gramsci collabore à la création d’une école du parti par correspondance, et il est chargé de la rédaction des fascicules.
Mars-avril. Il se rend à Moscou pour participer aux travaux de la Ve session de l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste (21 mars-6 avril). Il intervient sur le travail d’agitation et de propagande qui s’est développé dans le Parti communiste d’Italie à la Conférence de la Section d’Agitation et de Propagande de l’Exécutif de l’Internationale communiste. L’Internationale des paysans transmet, vers la fin de l’année, au congrès de Macomer du Parti sarde d’Action un manifeste, redigé par Grieco XE "Grieco"  mais inspiré par Gramsci, sur l’alliance entre la classe ouvrière italienne et les paysans et les éleveurs sardes.
16 mai. Gramsci prononce à la Chambre des Députés un discours contre le projet de loi sur les associations secrètes, présenté par Mussolini XE "Mussolini"  et Alfredo Rocco XE "Rocco" . Dans la seconde quinzaine de mai, en un rapport au Comité central, il pose le problème de la « bolchévisation » du parti et ouvre le débat préparatoire en vue du troisième congrès national.
Juin. Dans une lettre en date du 1er juin à L’Unità Damen XE "Damen" , Repossi XE "Repossi" , Fortichiari XE "Fortichiari" , etc. annoncent la constitution d’un Comité d’entente, à l’intérieur du parti, entre les éléments de gauche. Ce Comité est dirigé par Bordiga XE "Bordiga" .
1er juillet. Gramsci présente un rapport au Comité central réuni à Campanna Mara pour examiner l’initiative du courant bordighien. L’Internationale communiste considère le Comité d’entente comme l’amorce d’une activité fractionniste et en décide la dissolution. Dans les mois de juillet et d’août Gramsci participe dans toute l’Italie à de nombreuses réunions pour discuter de la situation interne du parti. En août, à Naples, il a une rencontre et une longue discussion avec Bordiga XE "Bordiga" , en présence des cadres communistes locaux. Il conclut avec Onorato Damen XE "Damen"  et Jules Humbert-Droz XE "Humbert-Droz"  (représentants de l’Internationale) un accord pour la dissolution du Comité d’entente de Bordiga.
Août-septembre. Il élabore, en collaboration avec Togliatti XE "Togliatti" , les thèses à présenter au troisième congrès.

1926. L’année de l’arrestation et, par conséquent, la fin de notre chronologie. Janvier. Gramsci participe dans la seconde moitié de janvier, à Lyon, au troisième congrès national du Parti communiste d’Italie et il présente le rapport sur la situation politique générale. Les résultats du congrès constituent une écrasante affirmation du nouveau groupe dirigeant communiste guidé par Gramsci ; votes favorables : 90,8%, votes pour la gauche bordighienne : 9,2%, absents et non consultés : 18,9%. Entrent dans le nouveau Comité exécutif : Gramsci, Togliatti XE "Togliatti" , Scoccimarro XE "Scoccimarro" , Camilla XE "Camilla" , Ravera XE "Ravera" , Ravazzoli, etc.
Février. Le 6 février Gramsci participe à la réunion du Comité directeur et il intervient dans la discussion sur les Comités ouvriers et paysans et sur la transformation du Comité syndical en organisme de masse.
2-3 août. Il présente un rapport au Comité directeur sur la crise économique et sur la tactique à suivre dans les rapports entre les masses ouvrières et les classes moyennes.
12 septembre. La conférence agraire du parti, qui se déroule clandestinement à Bari, approuve les « thèses sur le travail paysan » directement inspirées par Gramsci. Dans la seconde moitié de septembre le Comité directeur vote une résolution sur La situation politique et les tâches du P. C. I. rédigée par Scoccimarro XE "Scoccimarro"  en collaboration avec Gramsci.
Octobre. Le 14 octobre, au nom du Bureau politique du P. C. I., il envoie au Comité central du Parti communiste russe une lettre relative aux luttes de tendances au sein du parti bolchevique. Dans la lettre Gramsci attire l’attention sur le danger que de telles luttes ne finissent par annuler « la fonction dirigeante que le parti communiste d’U. R. S. S. avait conquise sous l’impulsion de Lénine XE "Lénine" . » La lettre est retenue par Togliatti XE "Togliatti"  mais communiquée à Boukharine XE "Boukharine" . Gramsci répète son argumentation dans une seconde et brève lettre à Togliatti.
1926. Dans le même mois d’octobre, il développe un essai, resté incomplet, Quelques thèmes de la question méridionale. Face à la politique de répression conduite par l’Etat, c’est à dire l’Etat italien fasciste, contre les oppositions, la direction du P. C. I. se préoccupe de la sécurité personnelle de Gramsci et organise un plan pour son passage clandestin en Suisse. Gramsci ne semble pas avoir approuvé ce plan.
Novembre. Les 1er, 2, 3 novembre se déroule clandestinement à Valpolcevera, dans les environs de Genova, une réunion du Comité directeur, en présence de Humbert-Droz XE "Humbert-Droz" , chargé de donner des éclaircissements sur les discussions en cours dans la partie bolchevique entre la majorité, c’est à dire Staline et Boukharine XE "Boukharine" , et l’opposition formée par formée par Trotsky XE "Trotsky" , Zinoviev XE "Zinoviev"  et Kamenev XE "Kamenev" . Gramsci, pendant qu’il se rendait au lieu de la réunion, fut arrêté par la police et contraint de retourner à Rome.
8 novembre. En conséquence des « lois exceptionnelles » adoptées par le régime fasciste, Gramsci, en dépit de son immunité parlementaire, est arrêté avec d’autres députés communistes et il est incarcéré à la prison de Regina Coeli XE "Coeli"  dans un isolement complet.

Ici commence la vie carcérale de Gramsci qui durera plus de dix ans, essentiellement à la prison de Turi et de Formia puis, pour finir, dans cette prison clinique qui s’appelait ironiquement « Quisisana », « Ici on guérit », période carcérale sur laquelle, par conséquent, nous ne donnerons plus, du moins maintenant, de renseignements chronologiques — il est vrai que, en un sens, il se passe peu de choses dans la vie d’un prisonnier — et sur laquelle nous reviendrons pour une chronologie plus vaste, une chronologie politique générale, lorsque le besoin s’en fera sentir dans la deuxième partie de l’année. Vous trouverez les éléments nécessaires à la connaissance de la vie de Gramsci en captivité dans l’ouvrage de Giuseppe Fiori XE "Fiori"  que, je vous répète, il faut absolument lire : La vie d’Antonio Gramsci chez Fayard.














  TC PREMIERE PARTIE La critique de Boukharine par Gramsci















 TC A. « Quelques points préliminaires de reference » 
 TC 3. Introduction aux questions les plus générales du matérialisme historique
(Cahier 11, § )



Nous avons arrêté la chronologie de la vie de Gramsci au moment de son arrestation en 1926 afin d’éviter tout de même d’être trop long au niveau des simples documents de travail. Si quelque chose nous manque du point de vue chronologique au moment où nous passerons au Gramsci ordinoviste, au Gramsci théoricien des institutions de la classe ouvrière, c’est à dire dans le deuxième versant de l’année, si quelque chose nous manque en particulier pour bien suivre les différentes évolutions de la Troisième Internationale et leurs répercussions en Italie, nous y reviendrons à ce moment-là.

Il est temps maintenant de se préparer à aborder ce qui fera le thème de la première partie de cette année, à savoir les questions les plus générales sur le matérialisme historique telles que Gramsci les traite. Et je vous rappelle que nous avons choisi de les suivre sur un ensemble de textes à la fois cohérents et relativement courts, ceux dans lesquels Gramsci procède à la critique du célèbre Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" .
Il faudrait que vous commenciez pour votre part à lire, bien entendu, le Manuel de Boukharine XE "Boukharine" . Selon les bonnes méthodes, en tout cas les méthodes efficaces, il faudrait commencer par l’Avant-propos et l’Introduction et sauter de là directement à la fin du volume, aux pages 339 à 350, dans le Supplément qui s’intitule : « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique », parce que dans ces « Brèves remarques » Boukharine ressaisit lui-même l’intérêt général de son travail et répond à des critiques qui s’étaient déjà fait jour à son sujet, et que, par conséquent, avant de plonger dans le détail des huit chapitres qui composent l’ouvrage, il est bon de voir les enjeux généraux dans l’Avant-propos, l’Introduction et puis ce Supplément.
Pour notre part, nous n’allons pas ici entrer dans la lecture même de Boukharine XE "Boukharine"  — c’est quelque chose que vous pouvez faire par vous-mêmes, il nous faut économiser le temps — mais bien dans celle de Gramsci critiquant Boukharine. Il est donc bien évident que si vous n’avez pas lu de votre côté le Manuel populaire de sociologie marxiste, tout cela vous restera fermé, et que par conséquent il y a là un travail propre dont, je crois, vous ne pouvez vous dispenser.
Tous les textes de Gramsci que nous allons étudier, je vous le rappelle, se trouvent dans Il materialismo storico, le premier tome de l’édition Einaudi des Quaderni del Carcere. Mais l’ordre suivi par Platone XE "Platone" , celui qui a pris soin de cette édition, n’étant pas l’ordre même des Cahiers de la prison, nous restituerons, nous, l’ordre même des manuscrits, et par conséquent il faut établir rapidement quelques concordances entre les manuscrits et l’édition.
Les « Observations et études critiques sur une tentative de “Manuel populaire de sociologie” », tel est le titre gramscien des pages que nous allons lire dans Il materialismo storico, à partir de la page 119 jusqu’à la page 165 [G 195-248]. Ces « Observations et études critiques » sont elles-mêmes subdivisées en un certain nombre de sous-titres.

Il y a d’abord une sorte d’introduction qui n’a pas d’intitulé propre, p. 119-123 [G 195-200] du Materialismo storico.
Ensuite le §  qui s’intitule : « Sur la métaphysique », enfin je vous donne les titres en français, pp. 133-134 [G 200-202] ; vous voyez que l’on saute de 123 à 133 dans le livre tandis que les choses se suivent dans le manuscrit.
Ensuite « Le concept de science », § , Il materialismo storico, pp. 135-138 [G 202-205].
§ , « Questions de nomenclature et de contenu », Il materialismo storico, pp. 148-152 [G 205-209].
§ , « L’ainsi-nommée réalité du monde extérieur » ou, plus mal traduit, « Ce qu’on appelle... » ou « La prétendue réalité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 138-143 [G 210-214].
§ , « Jugement sur les philosophies du passé », Il materialismo storico, pp. 145-146 [G 214-215].
§ , « Sur l’art », Il materialismo storico, pp. 165-166 [G 215-216].
§ , « Objectivité et réalité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 143-145 [G 216-218].
§ , « La science et les instruments scientifiques », Il materialismo storico, pp. 152-153 [G 218-219].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 129-133 [G 220-224].
§ , « La téléologie », Il materialismo storico, p. 165 [G 224].
§ , « Le langage et la métaphore » — eh oui! ce n’est pas un titre derridéen, c’est un titre gramscien —, Il materialismo storico, pp. 147-148 [G 224-226].
§ , « Réduction de la philosophie de la praxis à une sociologie », Il materialismo storico, pp. 126-128 [G 226-228].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 124, 126 et 128. [G 228-231].
§ , « Le concept d’orthodoxie », Il materialismo storico, pp. 157-159 [G 231-235].
§ , « L’immanence et la philosophie de la praxis », Il materialismo storico, pp. 146-147 [G 235-236].
§ , « “L’instrument technique” », Il materialismo storico, pp. 154-156 [G 236-239].
§ , « “La matière” », Il materialismo storico, pp. 160-162 [G 239-242].
§ , « La cause dernière », Il materialismo storico, p. 135 [G 242-243].
§ , « Quantité et qualité », Il materialismo storico, pp. 133-164 [G 243-244].
§ , « Questions générales », Il materialismo storico, pp. 128-129 [G 244-245].
§ , « L’objectivité du monde extérieur », Il materialismo storico, pp. 143-145 [G 246-247].
Et enfin § , « La téléologie », de nouveau, Il materialismo storico, pp. 164-165 [G 247-248].

Alors, par cette concordance, ce que j’ai fait c’est tout simplement prendre dans l’ordre des manuscrits les différents paragraphes qui constituent ensemble le deuxième point du Cahier 11, les « Observations et études critiques sur une tentative de “Manuel populaire de sociologie” » de Boukharine, et donner les références correspondantes dans l’édition Einaudi.
Toutefois, avant d’en venir à la lecture même de Boukharine par Gramsci, et pour la comprendre, il faut remonter un peu plus haut dans le même manuscrit du Cahier 11, sur la quinzaine de pages qui s’intitulent « Quelques points préliminaires de référence » et qui précèdent en effet, pour de bonnes raisons, la critique de Boukharine. Il s’agit donc du §  dans le Cahier 11, ce qui correspond dans le Materialismo storico, édition Einaudi, aux pages 3 à 20 [G 175-195].
Dans ces pages sont mis au point des concepts proprement gramsciens concernant la philosophie, le bon sens, le sens commun, la religion, la science, les relations de toutes ces dimensions les unes avec les autres et puis, surtout peut-être, une théorie générale du rapport entre les intellectuels et les masses, tous concepts qui sont absolument indispensables à la compréhension de la critique de Boukharine XE "Boukharine" . C’est pourquoi — cela vous donnera le temps d’ailleurs de continuer à lire Boukharine tranquillement — nous commencerons par ces pages-là, qui ne le visent pas encore directement mais qui sont nécessaires à la compréhension des pages suivantes.
Je procéderai tout simplement, puisque le texte n’est pas connu en français, à une traduction au moins des passages les plus importants, au cours de laquelle nous laisserons venir le commentaire ou quelques remarques si du moins je ne peux pas toutes les réprimer, fort librement, mon but principal ici étant de vous livrer l’accès à Gramsci même beaucoup plus qu’une prétendue lecture de Gramsci dont je ne prétends pas encore être capable.

Donc « Quelques points préliminaires de référence ».

« Il convient de détruire le préjugé fort répandu selon lequel la philosophie serait quelque chose de très difficile, du fait qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie déterminée d’hommes de science spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs de systèmes. Il convient par conséquent de démontrer préliminairement que tous les hommes sont “philosophes”, définissant les limites et les caractères de cette “philosophie spontanée” qui est le propre de “tout le monde”, c’est à dire de définir préliminairement les limites et les caractères de la philosophie qui est contenue : 1) dans le langage même, lequel est un ensemble de notions et de concepts déterminés, et non pas seulement un ensemble de paroles grammaticalement vides de contenu ; 2) dans le sens commun et le bon sens ; 3) dans la religion populaire, et de là également dans tout le système de croyances, de superstitions, d’opinions, modes de vie et d’action, qui se rassemblent en un faisceaua, c’est à dire dans ce qu’on nomme généralement le “folklore”.
Ayant démontré que tous sont philosophes, fût-ce à leur propre manière, de façon inconsciente, puisque même dans la moindre manifestation d’une quelconque activité intellectuelle, c’est à dire dans le langage, se trouve contenue une conception déterminée du monde, on passe ensuite au second moment, au moment de la critique et de la conscience, c’est à dire à la question suivante : — est-il préférable de “penser” sans en avoir une conscience critique, sur le mode épars et occasionnel, c’est à dire de “participer” à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu extérieur, ce qui veut dire toujours par l’un des nombreux groupes sociaux dans lesquels chacun est automatiquement englobé depuis son entrée dans le monde conscient (et cela peut être le village dans lequel on est né ou la province, cela peut avoir son origine dans la paroisse ou dans l’“activité intellectuelle” du curé ou du vieillard patriarchal dont la “sagesse” fait loi, ou dans la petite femme qui a hérité la sagesse des mégères, ou dans le petit intellectuel aigri dans sa propre stupidité et impuissance à agir), ou bien est-il préférable d’élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et critique, et de là, en connexion avec un tel travail de son propre cerveau, de choisir sa propre sphère d’activité, de participer activement à la production de l’histoire du monde, d’être le guide de soi-même et de ne plus accepter passivement dans une attitude de renonciation que ce soit l’extérieur qui donne le sceau à notre personnalité propre? »

Tel est le coup d’envoi de ces « Points préliminaires de référence » que je vous ai traduits sans aucun commentaire, les commentaires étant donnés d’abord par Gramsci lui-même dans quatre Notes qui suivent ce début et sur lesquelles nous allons revenir la fois prochaine en même temps que sur un certain nombre de concepts contenus dans ce que nous venons de traduire et qui sont repris dans la suite de ces pages et demandent à être mis au point.

 TC 4. La philosophie spontanée de tout le monde
(Cahier 11, § , Notes I-IV)



Nous avions commencé à traduire la semaine dernière le texte intitulé « Quelques points préliminaires de référence », page 3 à page 20 de Il materialismo storico dans l’édition Einaudi [G 175-195], dont la lecture est en effet nécessaire, disions-nous, avant d’aborder et pour pouvoir comprendre la critique que Gramsci opère du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . À peine avions-nous d’ailleurs commencé à traduire ce texte préliminaire. Il appelle cependant déjà quelques remarques, ne serait-ce que pour bien comprendre en leur sens marxiste matérialiste les notions ici employées, et non pas dans le sens idéaliste que d’une certaine façon, cependant, elles semblent pouvoir avoir, à commencer par cette idée que la philosophie n’est pas en soi quelque chose d’ésotérique, de difficile, d’inaccessible, de réservé à une élite intellectuelle, puisqu’au contraire, affirme Gramsci, « tous les hommes sont “philosophes” ». Il y a même là un appel fait à la « philosophie spontanée » de « tout le monde ».
Il serait parfaitement erroné de concevoir cette référence à l’être philosophique possible de « tout le monde » au sens traditionnel — enfin depuis Socrate XE "Socrate" , ou depuis la lecture platonicienne XE "Platon"  de Socrate — dont il y a au contraire chez Gramsci une réinterprétation matérialiste parfaitement consciente d’elle-même. Nous verrons dans la suite du texte qu’il s’agit bien, en effet, du « Connais-toi toi-même », du « Conosci te stesso », du « Gnôthi séauton », mais non pas considéré comme le retour ou le recours à ce dedans de l’âme selon Platon XE "Platon" , que l’on opère par la réminiscence, ni non plus à cette espèce de présence pure à soi-même dans la syntaxe élémentaire de ce dont on a conscience, comme le voudra Descartes XE "Descartes" . Il ne s’agit pas du retour à la réminiscence platonicienne XE "Platon"  ni du retour à une constitution transcendantale de la conscience. En réalité, la conception gramscienne de la philosophie et de son rapport à l’ensemble de la culture est entièrement une conception matérialiste et historique.
Il n’en reste pas moins que le problème se posera — peut-être plutôt pour nous et en marge du texte gramscien que dans Gramsci même — de ce que présuppose un tel retour à la possibilité de philosopher en chacun, même comprise de façon matérialiste historique. On trouve, par exemple, dans les précisions données par Gramsci sur cette philosophie spontanée de tout le monde, des indications qui font question.
La première — qui n’est pas la première par hasard car c’est aussi la première formation de Gramsci que d’avoir été un étudiant en linguistique — est cette indication que le langage même est pour ainsi dire le lieu naturel de la pensée. Il est vrai que c’est déjà tout autre chose, quitte à se risquer à donner ou à indiquer un élément naturel pour la pensée, un élément tout simplement donné en quelque sorte, c’est déjà autre chose que de définir le langage comme un tel élément, et non pas comme la présence à soi de la conscience dans la représentation ou dans la réminiscence, parce que le langage est lui-même un être collectif et historique. Néanmoins, il est bien certain que Gramsci perçoit ce langage comme une sorte de structure transcendantale, « un ensemble », dit-il exactement, « de notions et de concepts déterminés, et non pas simplement un enchaînement de paroles vides de contenu ». Alors il y a plusieurs façons de concevoir le retour du langage sur soi comme milieu naturel de la pensée. Cette question a, par exemple, son versant heideggerien XE "Heidegger" . Il est certain que dans tout le später Heidegger XE "Heidegger"  die Sprache, la langue, est le seul lieu subsistant, pour autant qu’on puisse dire que la langue elle-même subsiste, le seul lieu subsistant du Denken, de la pensée. Et il en va de même ici.
Toutefois, les autres indications données aussitôt par Gramsci obligent à corriger la trace, peut-être, d’idéalisme transcendantal qui pourrait encore subsister dans une attitude d’origine cependant linguistique, puisque ces autres indications nous éloignent définitivement de l’ordre du pur ou du propre de la raison demeurant auprès de soi-même, et nous font dériver au contraire vers l’ensemble de la culture objectivement donnée, dans ce qu’elle a de non déjà philosophique, de non déjà conceptualisé et d’essentiellement impur, comme par exemple « le sens commun et le bon sens », « la religion populaire », les « croyances », les « superstitions » et les « opinions », toutes nommées en vrac dans le texte que nous avons lu la dernière fois. Rien n’est plus parlant, de ce point de vue, que le terme qui rassemble pour Gramsci toutes ces dimensions subsistantes naturelles de la pensée en puissance, celle par laquelle nous sommes tous philosophes, puisque ce terme est tout simplement celui de « folklore ». Il faut donc bien conclure qu’il y a là une théorie folklo de la pensée. Pour folklo qu’elle soit, elle n’en a pas moins des répondants traditionnels de poids. On ne peut qu’être frappé, en effet, à la lecture de ces pages, de la consonance entre Gramsci et Aristote XE "Aristote" . Chez Aristote aussi — et quoi qu’il en soit d’une attirance platonicienne XE "Platon"  pour la science pure de l’Idée dont il ne se débarrassera jamais tout à fait, comme il ne se débarrassera non plus tout à fait d’une idée non moins pure de l’âme comme activité noétique originelle — chez Aristote aussi ce qui domine c’est précisément l’idée que la connaissance n’est jamais pure, qu’elle consiste au mieux en une sorte de reprise purificatrice, unificatrice, conceptualisante de toutes les connaissances antérieures qui, elles, sont de nature dialectique comme l’expliquent les Topiques, c’est à dire bel et bien, en effet, du niveau de l’endoxon, du niveau de l’endoxalité, c’est à dire en effet le sens commun, la religion populaire, les opinions, l’état de la question dans la culture, les bibliothèques, les publications. Et la vie philosophique, elle, est conçue comme une vie de lecture avant tout. Platon, vous le savez, regardait de haut, à la fois affectueusement et de façon cependant méprisante, son élève et son futur assassin, Aristote, en le traitant de liseur, « le liseur ». On peut dire que Gramsci, lui aussi, a une philosophie de liseur. Il y a en philosophie ceux qui prétendent voir et ceux qui pensent que l’important est de savoir lire.
Les Notes de Gramsci disent d’ailleurs, beaucoup mieux que mon propre commentaire ne pourrait le faire, ce qui est en cause dans une telle conception. Il s’agit, bien entendu, de passer de l’extérieur au propre, à l’intérieur donc, si l’on veut, de passer de ce qui est imposé de l’extérieur par un simple milieu social à une conception propre du monde. Mais au moins cette référence au propre n’est-elle pas celle du propre au sens de la métaphysique, de l’Eigensein de la conscience ou du pur de la raison ; c’est plutôt l’idée d’une reprise permanente du travail collectif. La Note I développe déjà ce point :

« Note I. Par sa conception propre du monde, on appartient toujours à un groupement déterminé, et précisément à celui de tous les éléments sociaux qui partagent un même mode de penser et d’agir. On est les conformistes » — difficile à traduire, parce que le « on » en italien admet un adjectif au pluriel et non pas en français — « on est les conformistes d’un quelconque conformisme, on est toujours des hommes-masses, des hommes-collectifs. »

Ce qui veut dire qu’il n’y a de pensée que dans le conformisme, qu’il n’y aucun moment ou aucune instance propre du retour en soi de l’activité pensante détachée des moments dits insuffisants, ou simplement d’opinion, ou simplement historiques, comme s’il s’agissait là d’un dépôt qu’il suffirait de laisser décanter. Et s’il s’agit de s’élever à l’ordre du concept et à la reprise propre d’une histoire, personnelle en un sens, de l’ensemble de la culture, c’est encore un mouvement qui se fait collectivement. Ce qui se voit aussitôt dans la précision que Gramsci apporte à cette question de la libération du « tout le monde » en vue de l’accès au propre, de l’élévation du niveau de l’opinion au niveau d’une conception du monde cohérente, car cette question est posée uniquement de manière historique. La suite de la Note I dit en effet :

« La question est celle-ci : de quel type historique est le conformisme, l’homme-masse, dont on fait partie? »

Ce qui veut dire que la sorte de liberté intellectuelle à laquelle il s’agit d’accéder, par obtention de la cohérence et du théorique proprement dit, ne consiste pas à se détacher purement et simplement des données historico-collectives, disons de l’humus ou du fumier psychologique, familial, scolaire, universitaire, de bibliothèque, de librairie, de revue, bref du moment idéologique historique auquel on appartient toujours, jusques et y compris dans les efforts qu’on fait pour en un sens s’en dégager. Il ne s’agit pas de s’en séparer, mais de le mettre à distance en le comprenant historiquement. Autrement dit, la liberté est définie ici comme la capacité de l’interprétation de l’histoire. « La question est celle-ci : de quel type historique est le conformisme, l’homme-masse, dont on fait partie? »

« Quand la conception du monde », poursuit cette Note I, « n’est pas critique et cohérente, mais occasionnelle et éparse, alors on appartient simultanément à une multiplicité d’hommes-masses, la personnalité propre qu’on a est composée d’une façon bizarre ; on trouve en elle des éléments des hommes des cavernes et des principes de la science la plus moderne et la plus avancée, des préjugés de toutes les phases historiques passées, mesquinement locales, et des intuitions d’une philosophie à venir, qui sera la philosophie propre du genre humain unifié mondialement. Critiquer sa propre conception du monde signifie par conséquent la rendre unitaire et cohérente et l’élever jusqu’au point où elle rejoint le penser mondial le plus avancé. Cela signifie par conséquent également critiquer toute la philosophie existant jusqu’ici, dans la mesure où celle-ci a laissé des stratifications qui se sont indurées dans la philosophie populaire. Le début de l’élaboration critique c’est la conscience de ce que l’on est réellement, c’est à dire un « Conosci te stesso », un « Connais-toi toi-même » comme produit du procès historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces que tu as reçues sans bénéfice d’inventaire. Il convient de faire initialement un tel inventaire. »

Quelques remarques sur cette note d’une étonnante densité, d’abord pour indiquer tout de même tout ce qui dans le langage de Gramsci ne fait pas question et peut-être ne pouvait, dans les années 1920-1930, faire question pour personne, tandis que pour nous il y a là des questions ; je veux dire, premièrement, cette sorte de définition implicite — explicite! mais tenue pour évidente — de la philosophie comme conception du monde ; deuxièmement, cette idée — car peut-être, après tout, tant qu’on n’a pas procédé là aussi à l’inventaire, comme Gramsci nous y invite, ne s’agit-il là en effet que d’une idée, au sens kantien classique et strict, d’une idée régulatrice à l’infini — cette idée, donc, qu’il existe un penser mondial, et un penser mondial qui est à venir, par rapport auquel les idéologies existantes, les degrés de culture existants, les discours philosophiques effectivement tenus se jugent comme plus ou moins actuels, plus ou moins retardataires, plus ou moins avancés. Pour l’instant cela se présente comme une sorte de foi. Peut-être est-ce la foi minimale sans laquelle il n’est pas question de philosopher, car cela veut dire finalement qu’il existe une époque, et que le travail propre de la philosophie est de penser l’époque. Cela suppose aussi une certaine sorte de temporalité, dont on ne trouvera pas l’élaboration chez Gramsci mais chez quelqu’un qui écrivait finalement à la même époque, et donc peut-être pas par hasard, à savoir chez Heidegger XE "Heidegger" , dans L’Etre et le Temps. Il s’agit en effet de cette temporalité qui coule à partir de l’avenir. Et Gramsci parle bien sans cesse d’une philosophie à venir. Le premier qui l’ait fait, je pense, c’est Feuerbach XE "Feuerbach" . Peut-être cette pensée qui paraît difficile, selon laquelle l’avenir est l’origine de la temporalité, rejoint-elle simplement notre pratique à tous. Il est vrai que les textes que nous lisons avec une certaine avidité, un espoir, une admiration réels sont ceux qui, en effet, sont perçus comme venant déjà de l’avenir, comme des sortes de fragments d’une écriture future et d’un mode d’être futur dont ils sont l’anticipation. Et ce qui crée un présent, en matière idéologique ou philosophique, c’est le recul dans le passé que ces textes d’avenir font opérer à d’autres, et c’est la force de lecture du passé qu’ils donnent. Car dans cette temporalité qui coule de l’avenir, enseigne Heidegger dans L’Etre et le Temps, le passé aussi est conçu d’une façon inhabituelle, c’est à dire non pas comme ce qui est derrière nous, mais bel et bien comme ce qui est devant nous. Non pas qu’il s’agisse de le répéter. Il s’agit en un sens, comme ici, de le traverser, de s’en débarrasser dans une critique radicale, à la fois essentielle et historique, dans une lecture libératrice. Mais c’est à travers le passé que d’avance nous continuons à percevoir et à recevoir les événements, les textes, les comportements, en sorte qu’il n’est pas question, lorsque l’on prépare un avenir, de tout simplement opérer des conversions, de tout simplement changer d’attitude, par exemple de décider qu’on en a fini avec la métaphysique et que l’on passe à des choses positives, ou au militantisme ou à une discipline scientifique. Le signe, au contraire, que l’on se libère véritablement du passé c’est qu’en un sens on n’en a jamais fini de le remettre en jeu, de le réécrire ou de le relire, bien entendu non pas dans l’immédiateté de sa thèse, dans la conscience qu’il avait de lui-même, mais par un discours contemporain par lequel il faut commencer, continuer et finir.
Donc la Note I fait apparaître l’instance philosophique comme banalité, la philosophie de « tout le monde », mais en un sens, essentiellement historique, qui suppose un rapport de lecture ou de déconstruction, ou de décalage et de réinscription à l’égard des textes du passé, et qui suppose par conséquent que tout travail philosophique soit fait à partir des textes contemporains, de ces textes météorites et fragmentaires qui tombent du ciel de l’avenir et qui seuls attirent véritablement notre désir. C’est ce que va dire aussitôt la Note II :

« Note II. On ne peut pas séparer la philosophie de l’histoire de la philosophie, ni la culture de l’histoire de la culture. Dans le sens le plus immédiat, qui colle à la peaub, on ne peut être philosophe, c’est à dire avoir une conception du monde cohérente de façon critique, sans la conscience de son historicité, de la phase du développement qu’elle représente et du fait qu’elle est en contradiction avec les autres [d’autres] conceptions ou avec des éléments des autres [d’autres] conceptions. La propre conception du monde répond à des problèmes déterminés posés par la réalité, qui sont bien déterminés et “originaux” dans leur actualité. Comment est-il possible de penser le présent, et un présent bien déterminé, avec une pensée élaborée pour les problèmes du passé [souvent bien lointain et bien dépassé]c? Si cela se produit, cela signifie que l’on est devenu anachronique dans son propre temps, que l’on est devenu un fossile et que l’on n’est pas un vivant moderne. Ou pour le moins que l’on est “composé” de façon bizarre. Et en fait il arrive que des groupes sociaux, qui par certains aspects expriment la modernité la plus développée, par d’autres sont en retard avec [à l’égard de] leur position sociale et par conséquent sont incapables d’une complète autonomie historique »

… et que si, par conséquent, apparaît le thème de l’autonomie du propre, en tant que possibilité pour tous de philosopher, cette autonomie est aussitôt affectée, et essentiellement, de l’adjectif « historique », qu’elle consiste même uniquement en une capacité de se mettre au clair avec son histoire, et que cette histoire est toujours celle de la pratique générale — il n’est pas besoin qu’elle soit consciente ni que le concept en soit produit — la pratique générale d’un groupe social.
Quant à la méthode, eh bien elle est de commencer par les textes contemporains. Il faudrait le faire, en réalité, non pas comme on goûte à un dessert exquis vers la fin d’une licence de philosophie, par exemple, comme malheureusement cela se pratique trop souvent, mais il faudrait d’entrée de jeu traiter le rapport à la Tradition à partir de textes et de prises de position contemporains. Faute de quoi nous risquons d’être comme ces anachronistes en leur propre temps, ces fossiles qui ne vivent pas de façon moderne, sur lesquels Gramsci répand son mépris.
La Note III, elle, est pour corriger aussi l’idéalisme transcendantal qui, peut-être, pourrait encore se loger dans la référence faite au langage.

« Note III. S’il est vrai que tout langage contient les éléments d’une conception du monde et d’une culture, il sera aussi vrai que du langage de chacun on peut juger la plus grande ou moindre complexité de sa conception du monde. »

Et vous allez voir qu’il s’agit ici non pas du langage comme instance en général, mais bel et bien du discours historiquement et socialement tenu par des individus appartenant à des groupes bien déterminés.

« Qui parle seulement le dialecte », continue Gramsci, « ou comprend la langue nationale à des degrés divers, participe nécessairement d’une intuition du monde plus ou moins restreinte et provinciale, fossilisée, anachronique en opposition [par rapport] aux grands courants de pensée qui dominent l’histoire mondiale. »

Toujours cette idée, cette idée feuerbachienne, également admise et ininterrogée chez Marx XE "Marx" , également admise et ininterrogée ici, qu’il y a une histoire mondiale. Chez Marx, par exemple, on sait même qu’il y a ou plutôt qu’il y aura une histoire mondiale quand aura fini la préhistoire du monde, c’est à dire quand le marché lui-même sera devenu mondial. Donc l’invocation de la philosophie ici est faite comme il faut, à partir de son origine traditionnelle (le « connais-toi toi-même » de Socrate XE "Socrate" ) et en direction de l’objet propre de la philosophie qui est le devenir-monde du monde. On voit par conséquent que cette théorie matérialiste n’a, quant à la prétention de penser, la prétention au bon sens du terme, rien à envier aux plus grands moments de la Tradition occidentale, à Hegel XE "Hegel"  par exemple. Il reste qu’on ne voit pas en elle instruite la question du monde comme monde. Il n’est pas question de dire bien entendu que tout est dans Gramsci, mais de montrer qu’il se situe comme les plus grands. Il s’agit donc de passer de son village au monde, et non pas d’en rester, si on traduit cette exigence au niveau du langage, au dialecte, mais bien à la langue nationale, et encore à ces grandes langues nationales, précisera la fin de la note, qui ont valeur de véhicules culturels mondiaux. Peut-être cette vision donnera-t-elle du fil à retordre aux partisans, et surtout aux partisans politiques, par exemple de la langue d’oc — la question étant de savoir si elle est vraiment dégénérée définitivement en un dialecte et si, à ce moment-là, on ne s’enferre pas dans le provincialisme fossilisé à vouloir y accrocher quelque espoir politique. Gramsci semble prendre au sérieux — et pas du tout par nationalisme, le nationalisme est une notion de droite — l’idée des langues nationales. Il s’agit de celles dont le passé culturel est tel qu’elles véhiculent quelque chose comme une question du monde, qu’elles sont l’un des véhicules à travers lesquels s’est fait effectivement le monde comme monde, en l’occurrence le monde moderne bourgeois qu’il s’agit de mettre bas afin de lui substituer non pas n’importe quoi, mais bien une autre figure du monde en entier. La note se termine en disant :

« Les intérêts de cet homme », c’est à dire de celui qui en reste très simplement au dialecte ou à une maigre compréhension d’une langue nationale, « ses intérêts seront restreints, plus ou moins corporatistes ou économistes » — vous voyez que la traduction politique ne se fait pas attendre — « et non pas universels. S’il n’est pas toujours possible d’apprendre plusieurs langues étrangères pour se mettre au contact de vies culturelles diverses, il convient au moins de bien apprendre la langue nationale. Une grande culture peut se traduire dans la langue d’une autre grande culture, c’est à dire qu’une grande langue nationale, historiquement riche et complexe, peut traduire toute autre grande culture, c’est à dire être une expression mondiale. Mais un dialecte ne peut faire la même chose. ».

Et enfin Note IV, par laquelle nous terminerons :

« Note IV. Créer une nouvelle culture, cela ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes “originales”, cela signifie aussi, et spécialement, répandre de façon critique des vérités déjà découvertes, les “socialiser” pour ainsi dire, et par conséquent les faire devenir la base d’actions dans la vie [vitales], l’élément de coordination et d’ordre intellectuel et moral. Qu’une masse d’hommes soit conduite à penser de façon cohérente et sur un mode unitaire le réel présent, c’est un fait “philosophique” bien plus important et original que ne le serait la trouvaille, de la part d’un “génie” philosophique, d’une nouvelle vérité qui reste le patrimoine de petits groupes intellectuels. »

Par là s’amorce l’une des questions pour lesquelles nous avons besoin de Gramsci, la question de l’avant-garde en matière idéologique et philosophique.
TC 5. L’analyse dialectique du folklore 
(Cahier 11, §§ , )



Pour cette quatrième leçon, je voudrais qu’après avoir traduit le texte d’introduction des « Points préliminaires de référence » et des quatre Notes qui l’accompagnent, nous pénétrions assez largement dans l’ensemble du texte que nous sommes en train de traduire et qui contient la définition d’un certain nombre de notions gramsciennes fondamentales quant à la théorie de la philosophie et de son emploi politique, en y mêlant le moins possible de remarques ou de commentaires afin d’éviter cette faute classique de submerger sous un commentaire un texte qui n’est pas lui-même connu, qui n’a jamais été livré, et d’ajouter le brouillage d’une pensée personnelle par rapport à l’écriture de l’auteur. Il est bien entendu impossible de réprimer ici ou là quelques remarques, et il n’en est d’ailleurs pas question, à commencer par celle-ci qui est de justification : c’est que l’élaboration des différences entre le sens commun, la religion, la philosophie, la science, le bon sens, auxquelles sont consacrées les pages que nous allons traduire, est nécessaire, comme je vous l’ai déjà dit, à la bonne compréhension de l’attitude générale à partir de laquelle Gramsci lit et critique le Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine" . Je n’en prendrai pour preuve que le début des pages consacrées, toujours dans le Materialismo storico, à la critique de Boukharine, à savoir dans l’édition Einaudi, sous le titre Premessa, la page 119 [G 195] , qui dit ceci :

« Un travail comme le Manuel populaire, destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû partir de l’analyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la “philosophie des non-philosophes”, c’est à dire la conception du monde absorbée de façon non critique par les divers milieux sociaux et culturels dans lesquels se développe l’individualité morale de l’homme moyen. Le sens commun n’est pas une conception unique, identique dans le temps et dans l’espace : il est le “folklore” de la philosophie, et comme “le folklore” il se présente sous des formes innombrables ; son trait fondamental et le plus caractéristique est d’être (même dans les cerveaux particuliers) une conception désagrégée, incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale et culturelle des masses dont il est la philosophie. Quand dans l’histoire s’élabore un groupe social homogène, s’élabore aussi, contre le sens commun, une philosophie homogène, c’est à dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire se trompe lorsqu’il part (implicitement) du présupposé qu’à cette formation d’une philosophie originale des masses populaires s’opposent les grands systèmes des philosophies traditionnelles et la religion du haut clergé, c’est à dire les conceptions du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité ces systèmes sont ignorés de la multitude et n’ont pas d’efficace directe sur son mode de penser et d’agir. Certes cela ne signifie pas qu’ils ne sauraient être sans aucune efficace historique : mais cette efficace est d’un autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique externe, comme élément de la force de cohésion des classes dirigeantes, comme élément par conséquent de la subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires de façon négative, sans influer sur elle positivement, comme ferment vital de transformation intime de ce que les masses pensent de façon embryonnaire et chaotique à l’égard du monde et de la vie. »

Voilà qui suffit à montrer combien les questions débattues dans le texte introductif, dont nous allons donc maintenant poursuivre la traduction, déterminent la bonne compréhension de la lecture gramscienne de Boukharine XE "Boukharine" .
Reprenons donc, dans le Materialismo storico, à la page 5 [G 178] :

« Connexion entre le sens commun, la religion et la philosophie. La philosophie est un ordre intellectuel, ce que ne peuvent être ni la religion, ni le sens commun. Voir comment, dans la réalité, la religion et le sens commun ne coïncident même pas, la religion étant simplement un élément de la désagrégation du sens commun. Du reste “sens commun” est un terme collectif, comme “religion”, c’est à dire qu’il n’existe pas un seul sens commun et que lui aussi est un produit et un devenir historiques. La philosophie est la critique et le dépassement de la religion et du sens commun, et en ce sens-là elle coïncide avec le “bon sens”, qui s’oppose au sens commun. »

Ce premier paragraphe, vous ferai-je d’abord remarquer, développe et précise ce qui, dans le tout début du texte qui précédait les quatre Notes, était simplement juxtaposé en deuxième position comme l’un des lieux dans lesquels on trouve la philosophie spontanée de tout le monde : le premier des lieux était le langage, le second était le sens commun et le bon sens (« Nel senso comune e buon senso », à la page 3 [G 175]). Ici on voit s’articuler peu à peu, de façon dialectique, cette différence qu’il s’agit de faire jouer et qui est la différence, en un sens, d’un même entre le sens commun et le bon sens. D’une certaine façon, le sens commun et le bon sens sont la même chose au moins en ceci qu’ils sont une sorte de donné immédiat et qu’ils s’opposent l’un et l’autre à l’élaboration systématique de la haute culture ou des grandes philosophies, qui est toujours l’oeuvre d’esprits singuliers ou de génialités particulières. Mais, d’un autre côté, cette sorte d’unité que forment le sens commun et le bon sens est une unité d’articulation d’une différence. Comme la question est longuement reprise et en d’autres textes encore par Gramsci, nous la laissons ici de côté. Nous aurons plusieurs fois l’occasion de voir comment s’approfondit la conception dialectique de cette différence entre sens commun et bon sens.
Quant à la deuxième petite remarque que ce paragraphe ne peut pas ne pas appeler, elle concerne l’usage du terme religion. « Religion », comme le paragraphe suivant le précisera, n’est pas pris au sens confessionnel, mais en un sens laïque, exactement dans le sens laïque de l’« unité de foi entre une conception du monde et une norme de conduite qui s’y conforme ». Ce terme de religion est par conséquent à entendre ici au sens où il désigne la globalité du comportement historique donné, l’ensemble finalement de la pratique, un peu et même tout à fait au sens où Feuerbach XE "Feuerbach" , par exemple, parle de religion, un sens qui n’est déjà plus religieux même s’il succède de façon critique au catholicisme. Au reste on voit également Gramsci mener sans cesse son analyse — l’analyse des tâches qui s’imposent au parti et aux masses populaires dans le domaine de la culture — le long d’un parallélisme avec ce qu’a su réussir ou n’a pas su ou ne sait plus réussir l’église catholique. Il y a par conséquent un travail de comparaison entre Gramsci et Feuerbach qui pourrait tenter quelques-uns et qui, je crois, ne serait pas sans fondement. Donc, deuxième paragraphe, nous reprenons à la page 5 [G 178] du Materialismo storico :

« Relations entre science, religion et sens commun. La religion et le sens commun ne peuvent constituer un ordre intellectuel, parce qu’ils ne peuvent être réduits à l’unité et à la cohérence, pas même dans la conscience individuelle (pour ne rien dire de la conscience collective) : [du moins] ils ne peuvent être réduits à l’unité et à la cohérence de “façon libre”, encore que [mais] de façon “autoritaire” cela pourrait bien arriver, comme de fait cela est déjà arrivé dans le passé au moins entre certaines limites. Le problème de la religion [est] entendu [ici] non pas au sens confessionnel, mais dans le sens laïque d’une unité de foi entre une conscience du monde et une norme de conduite [qui lui soit] conforme, laisse simplement apparaître cette question : mais pourquoi appeler cette unité de foi “religion” et non pas l’appeler “idéologie ”, ou tout simplement et directement [carrément] “politique”? »

La réponse à cette question est dans la suite du texte et elle consiste à montrer qu’effectivement ce qui est nommé quasi-descriptivement comme « religion » ou « idéologie » a en fait une consistance qui est bel et bien politique.

« Il n’existe pas en fait la philosophie en général : il existe diverses philosophies ou conceptions du monde, et il se fait sans cesse un choix entre elles. Comment se produit ce choix? Est-ce que ce choix est un fait purement intellectuel ou bien quelque chose de plus complexe? Et n’arrivetil pas souvent qu’entre le fait intellectuel et la norme de conduite il y ait contradiction? Quelle sera alors la réelle conception du monde? celle qui est affirmée logiquement comme fait intellectuel ou celle qui résulte de l’activité réelle de chacun, qui est implicite dans son agir? Et puisque l’agir est toujours un agir politique ne peut-on dire que la philosophie réelle de chacun est contenue tout entière dans sa politique? Cette opposition ou cette contradiction entre le penser et l’agir, c’est à dire la coexistence de deux conceptions du monde, l’une affirmée en paroles, et l’autre s’explicitant dans l’agir effectif, n’est pas toujours due à la mauvaise foi. La mauvaise foi peut être une explication satisfaisante pour quelques individus pris singulièrement, ou même pour des groupes plus ou moins nombreux, elle n’est pas satisfaisante cependant quand la contradiction se vérifie dans la manifestation de la vie [les manifestations de vie] de larges masses : alors cette contradiction ne peut pas ne pas être l’expression de contradictions plus profondes, d’ordre historicosocial. Elle signifie qu’un groupe social qui a une conception du monde qui lui est propre, même si elle est purement embryonnaire, et qui se manifeste dans l’action (et par conséquent de temps à autres seulement et occasionnellement, à savoir quand ce groupe se meut en tant qu’un ensemble organique) — elle signifie, donc, que ce groupe social a, pour des raisons de soumission et de subordination intellectuelle, emprunté une conception qui n’est pas la sienne et qui vient d’un autre groupe, et que c’est celleci qu’il affirme en paroles, que même c’est celleci également qu’il croit qu’il suit, étant donné qu’il la suit effectivement dans ce qu’il appelle “les temps ordinaires”, c’est à dire lorsque la conduite n’est ni indépendante ni autonome, mais bel et bien soumise et subordonnée. Voici par conséquent pourquoi on ne peut détacher la philosophie de la politique et comment on peut [même] montrer que le choix et la critique d’une conception du monde [sont]d eux aussi des faits politiques. »

Bien évidemment, cette page ne se comprend que si on comprend que Gramsci vise ici la situation propre du prolétariat. C’est le prolétariat qui vit cette contradiction d’être à cheval sur deux philosophies et d’opérer une sorte de double choix, l’un conscient, exprès, qui est le choix en fait pour la philosophie ou généralement les normes de conduite, les valeurs, la culture de la classe dominante, bourgeoise, et l’autre qui est le développement d’une sorte de philosophie prolétarienne propre, implicite, lequel développement n’est pas justement poursuivi de façon constante, mais au contraire se manifeste simplement d’une façon qui ne peut peut-être qu’effrayer non seulement la bourgeoisie et la culture régnante mais le prolétariat lui-même par sa nouveauté effective, c’est à dire dans les périodes de crise, de temps à autres, de façon occasionnelle et d’autant plus effrayante que ce qui apparaît ici est simplement un embryon. Un embryon est quelque chose qui certes a le futur en soi, mais qui l’a de façon gluante, non belle, tout enveloppée et frippée. L’idée générale de Gramsci est de ne se servir du niveau culturel historiquement donné et dominant, c’est à dire du niveau culturel bourgeois, que pour élever à la conscience de soi cet embryon occasionnel que recèle implicitement la conduite du prolétariat lorsqu’elle est effectivement prolétarienne et qui comprend en soi tout une conception du monde ou une philosophie implicite.
Reprenons le cours du texte.

« Il convient par conséquent d’expliquer comment il se fait qu’en tout temps coexistent de nombreux systèmes et courants philosophiques, comment ils naissent, comment ils se répandent, puisque leur diffusion suit certaines lignes de fracture [clivage] et certaines directions, etc. Cela montre combien il est nécessaire de systématiser de façon critique et cohérente ses propres intuitions du monde et de la vie, en fixant avec exactitude ce que l’on doit entendre par “système”, étant donné qu’il ne s’agit pas de le comprendre dans le sens pédantesque et professoral du terme. Mais cette élaboration doit être et peut seulement être faite dans le cadre de l’histoire de la philosophie, qui montre quelle élaboration la pensée a [déjà] subie au cours des siècles et à quelle force collective nous devons notre mode actuel de penser, qui rassemble et résume toute cette histoire passée, y compris dans ses erreurs et dans ses délires, [dont il n’est pas dit, d’ailleurs, que, pour avoir été commis dans le passé et avoir été redressés, ils ne se reproduisent pas dans le présent et ne demandent pas à être redressés encore une fois]e.
Quelle est l’idée que le peuple se fait de la philosophie? On peut le reconstruire [la restituer] à travers les différentes façons de parler qui sont celles du langage commun. »

Encore une petite incise ici. Ce que nous venons de lire auparavant, du reste, mériterait de nombreux développements, auxquels il m’est loisible de me livrer dans le cadre horaire plus large d’un cours de la faculté, tandis qu’ici dans cette petite demi-heure il me paraît de meilleure méthode de m’effacer le plus possible derrière le texte même de Gramsci. Une petite remarque, toutefois, à propos de ce recours au langage. Il vérifie bien entendu la première proposition du texte initial : « la philosophie spontanée » est « contenue : 1° dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non pas seulement de paroles grammaticalement vides de contenu ». J’avais dit, en commentant ce texte l’autre jour, qu’il ne fallait pas le comprendre — ou en tout cas pas de façon prépondérante, car la question se pose peut-être quand même —comme l’invocation d’une sorte de couche transcendantale ou eidétique du langage. Et effectivement, ici, page 7 [G 180], le langage est davantage analysé comme discours historiquement et politiquement déterminé, c’est-à-dire comme langage commun, qu’il n’est analysé comme une sorte de réserve de sens pur, comme un lieu de la grammaire pure des idées, bref, dans une attitude par exemple husserlienne, ni même dans une attitude heideggerienne en tant que le retour sur soi du langage révèle toujours la dimension ontologique de la pratique de l’étant par le Dasein. Il est à noter que ce recours historico-politique déterminé au langage commun n’est pas nécessairement exclusif d’une problématique qui succéderait d’une certaine façon aux ambitions pures de l’investigation transcendantale, ou même à la question de l’être. Mais, simplement, ce qui est ici supprimé est le mythe du langage comme tel en tant que référence éternelle indéterminée. Il s’agit bien de revenir à la banalité et de trouver le point de départ de l’analyse dans le langage, et il s’agira bien de s’élever en un sens à l’idée, ou à l’idéel, mais toujours selon une banalité qui ne traduit pas une nature humaine éternelle ou une activité ni même une puissance déterminées des facultés de l’âme ou de la pensée, etc., toujours au contraire d’une façon historique.

« L’une de ces façons de dire les plus répandues se trouve dans la phrase banale : “prendre les choses avec philosophie”, laquelle, si on l’analyse, n’est nullement à jeter aux orties. Il est vrai que dans cette phrase est contenue une invitation implicite à la résignation et à la patience, mais il me semble que le point le plus important soit au contraire l’invitation à la réflexion, à se rendre compte et raison que ce qui se produit est au fond rationnel et qu’il convient de l’affronter, comme tel, en concentrant ses propres forces rationnelles et en ne se laissant pas [au lieu de se laisser] entraîner par les impulsions instinctives et violentes. On pourrait regrouper ces façons de parler populaires avec les expressions similaires des écrivains de caractère populaire — en les prenant dans les grands dictionnaires (ou les grands lexiques) — toutes les expressions populaires, donc, dans lesquelles entrent les termes “philosophie ” et “philosophiquement”, et on pourrait voir que ces termes ont une signification parfaitement [très] précise de dépassement des passions bestiales et élémentaires vers [dans] une conception de la nécessité qui donne à l’agir propre une direction consciente. C’est là le noyau sain dans le [du] sens commun, qui justement pourrait être appelé le bon sens et qui mérite d’être développé et d’être rendu unitaire et cohérent. »

Par conséquent, ici s’articule de façon tout à fait précise la différence sens commun/bon sens déjà signalée, qui joue un grand rôle dans l’ensemble des écrits de Gramsci, à savoir que le bon sens est le produit d’un travail critique effectué sur le sens commun et effectué à partir, d’une certaine façon, d’une position culturelle dominante qui ne peut pas ne pas être empruntée aux instruments de la bourgeoisie, mais qui est elle-même guidée politiquement par un choix prolétarien. Cet ensemble de pièces articulées, telles que Gramsci les agence et s’en sert, est peut-être encore exactement pour nous le modèle. Non qu’il s’agisse ici de copier, mais il s’agit de s’inspirer, au sens vrai du terme, de la modestie et en même temps de la précision définissante et conceptuelle de ce genre de recherches. Donc tel est le noyau sain dans le sens commun, non pas celui qu’atteindrait la réminiscence ou l’analytique transcendantale ou la grammaire pure logique, mais bien celui que sépare, par une décision dont la motivation dernière est politique, l’analyse menée à partir, en effet, de tout l’héritage philosophique, de toute l’histoire de la philosophie puisque c’est seulement dans le cadre de l’histoire de la philosophie, disait le texte tout à l’heure, que la systématisation critique du sens commun, de l’idéologie, de la religion, bref, du folklore est possible.

« Ainsi il apparaît que pour cette raison également il n’est pas possible de disjoindre ce qui s’appelle philosophie “scientifique” de ce qui s’appelle philosophie “vulgaire” et populaire » — cette disjonction spontanée et implicite dans Boukharine XE "Boukharine" , et précisément son principal défaut — « qui est seul [n’est qu’] un ensemble désagrégé d’idées et d’opinions. »

Il y a donc dans Gramsci ceci d’aristotélicien XE "Aristote" , nous le disions la dernière fois, que l’exercice de la philosophie, en tant que systématisation critique et élévation à un véritable savoir, s’opère bien par conscience de sa supériorité à l’égard de l’ensemble des connaissances banales, endoxales, préalables, du niveau de l’opinion, mais d’une façon non platonicienne XE "Platon" , non pas par le congé donné à l’opinion, à ce qui est toujours autre et toujours multiple, mais au contraire par une sorte de plongée dans cette diversité pour y retrouver cependant, si on veut, un même platonicien XE "Platon" , mais non platonique ou platonisant puisque ce même est désormais déterminé par les intérêts historiques propres de la classe ouvrière qui, par conséquent, se pose ici implicitement en candidate à la succession de l’ensemble de la philosophie occidentale. Il semble que la haute idée de ces pages de Gramsci ne puissent se comprendre autrement que fidèle à ce qu’était déjà l’idée de Marx XE "Marx"  et d’Engels XE "Engels"  à l’égard de ces rapports, encore secrets pour nous, entre le prolétariat d’une part, et d’autre part l’idéalisme allemand et, à travers lui, l’ensemble de la philosophie occidentale. Reprenons le fil du texte pour ne point laisser s’emballer le commentaire.

« Mais en ce point se pose le problème fondamental de toute conception du monde, de toute philosophie qui est devenue un mouvement culturel, une “religion”, une “foi”, c’est à dire qui a produit une activité pratique et une volonté et qui est contenue en elles comme “prémisse” théorique implicite (autrement dit une “idéologie”, pourrait-on dire, si on donne justement au terme idéologie la signification plus haute d’une conception du monde qui se manifeste de façon implicite dans l’art, dans le droit, dans l’activité économique et dans toutes les manifestations de la vie individuelle et collective) — ce problème c’est de conserver l’unité idéologique dans tout le bloc social qui justement doit à cette idéologie déterminée son ciment et son unité. »

C’est sur ce point de vue de pratique politique en matière culturelle que le temps nous force ici d’interrompre cette traduction, que nous reprendrons par conséquent mercredi prochain jusqu’au terme de ce texte préliminaire, avant d’en venir à la critique du manuel de Boukharine XE "Boukharine" .
 TC 6. Dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses
(Cahier 11, § )



Cette séance de traduction du texte initial, « Quelques points préliminaires de référence », sera la dernière. Nous passerons ensuite, ce qui coïncidera avec la première émission du deuxième trimestre, à la lecture et surtout à la critique gramscienne de l’oeuvre de Boukharine XE "Boukharine" , Manuel populaire de sociologie marxiste.

Comme toujours, le temps nous étant chichement mesuré, je tâcherai, c’est du moins ainsi que je conçois la nature du télé-enseignement, de vous fournir le plus possible de documents au prix d’une sobriété également aussi grande que possible pour ce qui est de l’ordre du commentaire. Je reprends donc et vite cette traduction là où nous l’avons laissée, à une charnière, heureusement, à peu près cohérente. Il s’agit d’entamer un parallèle entre ce qui a fait la force de l’Église catholique dans les siècles passés, à savoir son aptitude à maintenir l’unité idéologique d’un bloc social, et ce qui, jusqu’à présent tout au moins, a toujours fait au contraire la faiblesse des philosophies « immanentistes » comme les appelle Gramsci, c’est à dire des philosophies qui se passent de la transcendance divine, au premier rang desquelles vient celle qui en tire toutes les conséquences, c’est à dire le matérialisme historique dialectique lui-même. La faiblesse des philosophies immanentistes jusqu’ici est de n’avoir point su maintenir l’unité sociale, l’unité idéologique sociale, ce qui est pour Gramsci l’occasion de développer la dialectique du rapport entre les intellectuels et les masses. Ce texte est évidemment suffisamment important pour que j’essaye de vous en livrer le plus possible dans le peu de temps que nous avons. La traduction reprend donc au bas de la page 7 [G 180] dans l’édition Einaudi, Materialismo storico.

« La force des religions et spécialement de l’Église catholique a consisté et consiste en ce qu’elles ont senti [sentent] énergiquement la nécessité de l’union doctrinale de toute la masse “religieuse” et qu’elles luttent par conséquent pour que les strates (ou les couches) intellectuellement supérieures ne se détachent pas de celles qui sont inférieures. L’Église romaine a toujours été la plus tenace dans la lutte pour empêcher que, “officiellement”, ne se forment deux religions, celle des “intellectuels” et celle des “âmes simples”. Cette lutte n’a pas été sans de graves inconvénients pour l’Église elle-même, mais ces inconvénients sont connexes au processus historique qui transforme toute la société civile et qui en bloc contient une critique corrosive des religions : [cela ne fait que mieux ressortir]e la capacité organisatrice du clergé dans la sphère de la culture et le rapport abstraitement rationnel et juste que, dans l’enceinte qui est la sienne, l’Église a su établir, à l’intérieur de ses murs, entre les intellectuels et les gens simples. Les jésuites ont été indubitablement [incontestablement] les plus grands [meilleurs] artisans de cet équilibre et pour le conserver ils ont imprimé à l’Église un mouvement de progrès qui tend à donner certaines satisfactions aux exigences de la science et de la philosophie, mais à un rythme si lent et avec tant de méthode que les mutations ne sont point perçues de la masse des simples, quand bien même elles apparaissent “révolutionnaires” et démagogiques aux “intégristes”.
Une des plus grandes faiblesses des philosophies immanentistes... »

…j’ajoute ici que ce qu’il faut entendre par « philosophie immanentiste » n’est pas précisé davantage dans ce texte, mais ressort à soi seul, je crois, de l’opposition avec l’Église, et sa culture et sa philosophie. Il s’agit de la direction d’ensemble tout au moins de la philosophie des modernes, en tant qu’en elle le thème transcendantal peu à peu se débarrasse du thème théologique, jusqu’à ce fameux avatar qui a eu lieu dans Hegel XE "Hegel"  et que Nietzsche XE "Nietzsche"  a baptisé « la mort de Dieu », plus loin encore jusqu’à la tentative de destruction du caractère théologique de la philosophie par Feuerbach XE "Feuerbach"  et, enfin, l’atteinte du véritable athéisme dans le matérialisme dialectique historique de Marx XE "Marx" .
Un mot de commentaire cependant avant d’entamer ce deuxième grand alinéa. Ce qui me paraît frappant c’est l’élévation, si je puis dire, de l’objet propre de la réflexion de Gramsci dans ces pages. La comparaison avec l’Église romaine montre qu’il ne s’agit de rien de moins que de concevoir une unité totale de la pratique dans un groupe social donné et finalement sans doute dans l’humanité elle-même. De même qu’au début du texte jouait l’évidence ou jouait comme une évidence la prise en considération d’une question du monde, le caractère mondial par exemple des langues nationales comme grandes expressions de la culture en était un signe, de même ici il ne s’agit de rien de moins que de ce qui faisait déjà l’objet au moins mythique de l’espoir philosophique de Platon XE "Platon" , c’est à dire d’élever l’humanité au rang du vivre philosophique. Dans cette grande ambition — qui n’est pas moins grande, finalement, chez Gramsci, elle ne l’était d’ailleurs pas moins non plus chez Marx ou Feuerbach qu’elle ne le sera chez Husserl par exemple — le matérialisme apparaît ici ni plus ni moins comme le successeur de la tradition occidentale en son plus haut, et nullement comme celui qui la liquide au niveau de la grossièreté.

« Une des plus grandes faiblesses des philosophies immanentistes consiste en général justement en ce qu’elles n’ont point su créer une unité idéologique entre le bas et le haut, entre les “simples” et les intellectuels. Dans l’histoire de la civilisation occidentale le fait s’est vérifié à l’échelle européenne avec la déconfiture immédiate de la Renaissance, et en partie également de la Réforme elle-même, dans leur confrontation à l’Église romaine. Cette faiblesse se manifeste dans la question scolaire, dans la mesure où les philosophies immanentistes n’ont jamais tenté [même pas tenté] de construire une conception qui puisse se substituer à la religion dans l’éducation des enfants, d’où ce sophisme pseudo-historiciste qui veut que des pédagogues areligieux (aconfessionnels), et en réalité athées, dispensent cependant l’enseignement de la religion, sous prétexte que la religion est la philosophie de l’enfance de l’humanité, qui se renouvelle dans toute enfance non métaphorique [au sens propre]. »

C’est le premier exemple pris par Gramsci de faiblesse historico-politique concrète des philosophies sans transcendance, des philosophies athées, matérialistes. Et il est de fait qu’historiquement, pendant longtemps, aujourd’hui encore sous des formes à peine camouflées, ces philosophies n’ont pas été et ne sont toujours pas prêtes à remplir leur rôle historique de prise en main de la totalité de la pratique, comme s’il leur manquait une confiance en soi, et qu’elles ont toujours concédé à cela même qu’elles prétendent combattre, c’est à dire à l’ancien ordre du monde et à son idéologie transcendante et religieuse, ce qui finalement est peut-être le plus important, à savoir l’éducation des enfants. Le deuxième signe de cette sorte de débilité historiale des philosophies immanentistes, celui dont il va être question maintenant, est l’inaptitude à développer des institutions culturelles véritablement dirigées vers le peuple et destinées à l’élever effectivement.

« [De la même façon] l’idéalisme », continue en effet le texte, « s’est également montré opposé aux mouvements culturels de “marche vers le peuple”  », andata verso il popolo, « qui se sont manifestés dans ce qu’on a appelé les universités populaires et dans les institutions similaires ; et non seulement à cause des aspects inférieurs [les moins bons] de ces institutions, puisque dans ce cas-là il aurait dû simplement chercher à faire mieux. »

C’est à dire que la prétendue supériorité de la culture bourgeoise en général, qui se donne les gants de mépriser les universités populaires ou les institutions semblables, n’est évidemment qu’un masque, un masque de l’impuissance réelle à — et plus loin encore sans doute de la non-volonté non moins réelle de —rapprocher la culture et le peuple d’une façon qui élève effectivement le peuple, et ce pour des raisons que Gramsci va développer maintenant. La raison finale, parmi toutes celles qu’il va exposer, est qu’il n’est pas possible de faire servir immédiatement à des buts prolétariens la culture bourgeoise comme telle. D’où un problème grave, puisqu’en un sens, si l’on veut, la culture dominante fut longtemps la seule, en tout cas la seule suffisamment développée, que la culture prolétarienne est plus un idéal ou un objectif de la stratégie qu’une réalité déjà existante, et que par conséquent la sorte d’impuissance dans laquelle se sont trouvées les universités populaires et les institutions semblables risque encore d’être longtemps notre lot. Toutefois la solution est indiquée en quelques lignes tout à fait essentielles, et elle consiste tout entière dans l’idée que les intellectuels doivent devenir de façon organique les intellectuels des masses populaires. Je reprends le fil du texte.

« Toutefois ces mouvements étaient dignes d’intérêt et ils méritaient d’être étudiés : ils eurent en effet leur moment de bonheur [heure de gloire], en ce sens qu’ils ont démontré de la part des “simples” », entre guillemets, bien entendu, c’est toujours le vocabulaire chrétien et le vocabulaire chrétien déjà daté qui sert ici, « en ce sens qu’ils ont démontré de la part des “simples” un enthousiasme sincère et une forte volonté de s’élever à une forme supérieure de culture et de conception du monde. »

Je vous ferai remarquer en passant que la métaphorique du haut et du bas n’est jamais abandonnée par Gramsci dans tous ces textes, quel que soit le platonisme XE "Platon"  qui puisse se cacher derrière cette distinction du haut et du bas, surtout quand elle recoupe celle de l’opinion et du savoir, du sens commun et du bon sens. Et cette symbolique du haut et du bas n’est même pas abandonnée lorsqu’il s’agit ici d’opposer, disons, l’état culturel du prolétariat et puis la culture bourgeoise, tout simplement parce qu’il n’y en a pas d’autre! Donc toute la question est qu’il faut en un sens entrer dans un processus historique polémique et critique, et destructeur de la culture bourgeoise, mais avec la permanence d’une division métaphorique en haut et bas qui est encore sous sa dépendance et avec des instruments qui sont encore les siens.

« Il manquait cependant en eux », , « toute organicité, tant celle de la pensée philosophique que celle de la solidité organisationnelle et de la centralisation culturelle ; on avait l’impression qu’ils ressemblaient aux premiers contacts entre les marchands anglais et les Nègres d’Afrique : on donnait de la marchandise de pacotille pour avoir des pépites d’or. »

Texte difficile, parce que cela même qui, il y a quelques lignes, définissait la forme supérieure de la culture et le haut est tout d’un coup saisi ici comme « marchandise de pacotille », tandis que cela même qui définissait l’état d’inculture relative et même assez profonde du peuple est ici appelé « pépites d’or ». Alors, il faut comprendre qu’il y a une sorte de mortier, non pas impossible à défaire mais qui ne se défait pas tout seul, à l’intérieur de la culture bourgeoise entre ce qui représente effectivement le haut, disons de façon très générale l’accès au théorique, et puis ce qui représente l’enveloppe idéologique et la mauvaise diffusion culturelle condescendante vers les masses, soit effectivement la réduction du savoir à la pacotille. En revanche, l’état d’ignorance culturelle ou de relative infériorité culturelle du prolétariat est comparé à l’or, avec une confiance en la culture en général et en la philosophie qu’il est peut-être difficile de transposer dans notre génération, et c’est pourquoi lire Gramsci nous fait du bien. Gramsci ne doute pas plus que n’en auraient douté Lagneau XE "Lagneau" , Hegel XE "Hegel"  ou Platon XE "Platon" , qu’il y a en tout homme un appétit de culture et de savoir qui est l’or même, soit ce qui vaut mieux finalement que toute culture en acte et d’autant plus que cette culture est accaparée par une classe donnée. La question est de savoir comment effectivement actualiser ce qui n’est de l’or qu’en puissance ou seulement en tant que matériau ; l’or est la matière noble mais il est matière, l’être en puissance. Et il faut bien l’actualiser dans la culture bourgeoise, en même temps que ce mouvement fait apparaître de plus en plus celle-ci, au moins spécifiquement dans son enveloppe bourgeoise, comme pacotille, et que les nouveaux intellectuels, qu’il s’agit en définitive de former, deviennent de plus en plus capables de dissocier dans le mortier indifférencié de la culture bourgeoise cette pacotille et la véritable acquisition des instruments du savoir et de la critique. C’est cet ensemble que Gramsci baptise l’organicité de la pensée philosophique. Mais cette organicité a elle-même une présupposition historico-politique, qu’il reste à lire :

« D’autre part, l’organicité de la pensée et la solidité culturelle ne pouvaient avoir lieu qu’à la conditiong qu’entre les intellectuels et les simples se fût établie la même unité qui doit exister entre la théorie et la pratique, c’est à dire que si les intellectuels avaient été organiquement les intellectuels de ces masses, s’ils avaient par conséquent [en d’autres termes] élaboré et rendu cohérents les principes et les problèmes que ces masses posaient par leur activité pratique, constituant ainsi un bloc culturel et social. »

Phrase d’une grande importance parce qu’elle fait apparaître le matérialisme historique, en tant que théorie ou forme théorique propre au prolétariat, non pas tant comme le passage de la tradition philosophique à un autre élément, pour reprendre l’expression d’Althusser XE "Althusser" , qui serait l’élément de la science, que plutôt comme un tournant historique par lequel à la fois le prolétariat recueille la tradition de la philosophie occidentale et en même temps change — dans un changement d’élément, si on veut tout de même, mais dans un changement lui-même pratique — la source des problèmes et des questions de la culture et plus particulièrement de la philosophie, qui est conçue par Gramsci comme une sorte de caisse de résonance centrale de la culture, la source devenant ou devant devenir l’activité pratique des masses travailleuses elles-mêmes.

« Ainsi se représentait », continue le texte, « la même question déjà soulignée : un mouvement philosophique est-il tel seulement en tant qu’il s’applique à développer une culture spécialisée pour des groupes intellectuels restreints, ou au contraire est-il tel seulement dans la mesure où, dans le travail d’élaboration d’une pensée supérieure au sens commun et scientifiquement cohérente, il n’oublie jamais de rester au contact avec les “simples”, et où même c’est dans ce contact qu’il trouve la source des problèmes à étudier et à résoudre? C’est seulement par ce contact qu’une philosophie devient “historique”, qu’elle s’épure des éléments intellectualistes de nature individuelle, et qu’elle devient “vie”. […]
Une philosophie de la praxis ne peut que se présenter initialement dans une attitude polémique et critique, en tant que surmontement du mode de penser précédent et de la pensée existant de façon concrète (ou monde culturel existant). »

Entendez bien que le rapprochement de cette phrase et de celle que nous avons traduite juste avant, dessine une tâche des philosophes qui se réclament du prolétariat assez différente du paysage contemporain auquel nous avons affaire. Il ne s’agit pas ici de critiquer personne, ou alors de se critiquer soi-même le premier. Il est certain qu’une avant-garde philosophique marche aujourd’hui du même pas que le prolétariat ou plutôt campe sur les positions du prolétariat ou voudrait le faire. Mais il est certain aussi qu’elle est plutôt le développement d’une sorte d’exquisité de la période de la succession de la métaphysique à partir de Freud XE "Freud" , à partir de la linguistique, à partir d’une néo-épistémologie, mais de toute façon à partir d’un degré de culture et de philosophie si élevé qu’on serait tenté de l’appeler le degré n, et sans que l’on ait affaire à ce à quoi Gramsci, lui, nous invite, c’est à dire la recherche de la source des problèmes à étudier et à résoudre dans l’activité pratique même qui est celle des masses. Peut-être sommes-nous dans une période de transition et, après le byzantinisme d’avant-garde, qui est d’ailleurs sans doute une position aujourd’hui à tenir et que nous connaissons, aurons-nous affaire à une sorte de période affirmative et simple où les philosophes seront effectivement capables non seulement de développer savamment la question des rapports entre théorie et pratique ou entre intellectuels et masses, mais d’aller chercher dans les conditions réelles de la reproduction de la vie matérielle du prolétariat la source des problèmes à étudier et à résoudre. Mais on ne peut pas s’imposer comme un devoir abstrait cette sorte de période, simple, affirmative, doctrinale et véritablement nouvelle. Il ne s’agit pas de se torturer en tant qu’intellectuel d’aujourd’hui, de la période dite de transition (rire), étant donné qu’elle suppose elle-même un changement politique profond. Encore faut-il s’y préparer et souffrir de ce que notre meilleur travail, et meilleur du point de vue même de la révolution, ne s’adresse encore qu’à ce que Gramsci appelle, avec quelque sévérité dans la critique, des groupes intellectuels restreints.

« Une philosophie », donc, « de la praxis ne peut que se présenter initialement comme une attitude polémique et critique, dans le dépassement du mode de penser précédent et de la pensée existant concrètement (ou monde culturel existant). De là, avant tout, comme critique du “sens commun” (après s’être fondé sur le sens commun pour démontrer que “tous [les hommes] sont philosophes” et qu’il ne s’agit pas d’introduire ex novo une science dans la vie individuelle de “tous”, mais de renouveler et de rendre “critique” une activité déjà existante), critique par conséquent du sens commun et, de là, critique de la philosophie des intellectuels, qui a donné lieu à l’histoire de la philosophie et qui, en tant qu’individuelle (et elle se développe [s’est développée] en fait essentiellement dans l’activité d’individus singuliers particulièrement doués), peut être considérée comme les “cimes” du progrès du sens commun, pour le moins du sens commun des couches les plus cultivées de la société, et à travers celles-ci également du sens commun populaire. Voici par conséquent qu’il faut mettre en route l’étude de la philosophie en exposant synthétiquement les problèmes nés du procès de développement de la culture en général… »

Le texte italien dit : « cultura generale », et je ne pense pas qu’il faille le traduire pour autant par « culture générale », cette espèce de faux concept qui a présidé un certain temps par exemple aux avatars de feu la propédeutique où la généralité écrasait la différence spécifique, où il s’agissait de faire de l’histoire mais pas en historien, de la philosophie mais pas trop technique, des langues mais sans trop de linguistique, etc. Ce que Gramsci appelle « culturale generale » c’est la culture en général et non pas la culture générale, soit ce dont la philosophie n’est qu’une partie, une sorte de reflet ou de caisse de résonance comme je le disais tout à l’heure. C’est simplement parce qu’il n’est pas encore possible de faire une sorte d’histoire fondamentale du sens commun ou de la culture en général que la philosophie et son histoire, en tant que pars totalis, doivent passer sur le devant de nos préoccupations. Il resterait à se demander pourquoi il en est ainsi et quelle est la place, par exemple, de cette idée de culture en général ou d’histoire générale du sens commun, d’histoire de la production de sens dans l’humanité en général par opposition à la philosophie. Une différence à peu près comparable existe par exemple chez Heidegger XE "Heidegger"  entre la métaphysique et puis l’ensemble de la façon dont le Dasein pratique l’étant en vérité.

Le temps nous oblige à laisser là cette traduction. Peut-être a-t-elle été cependant menée assez loin pour que nous puissions à partir du début du mois de janvier en venir de façon un peu ferme et suivie à l’étude de la critique du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine"  par Gramsci qui est notre principal objet.














 TC B. « Observations et etudes critiques sur une tentative de “Manuel populaire de sociologie” » 
 TC 7. Critique de la vulgarisation
< 7. critique de la vulgarisation
(Cahier 11, § , Manuel, Avant-propos) >



Avec ce second trimestre, nous allons enfin, pensez-vous sans doute, entamer la lecture effective de la critique du Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine"  telle que Gramsci la développe dans le Cahier 11. Quelques mots extrêmement rapides d’abord, pour rappeler des choses bien connues sur Nicolaï Ivanovitch Boukharine, 1888-1938, l’un des principaux dirigeants de la Troisième Internationale, l’un des six auxquels Lénine XE "Lénine"  a consacré un portrait fameux dans son testament.

De Boukharine XE "Boukharine" , il faut d’abord retenir, du point de vue qui nous occupe, qu’il est un économiste de formation, formation par là même très différente de celle de Gramsci qui s’est faite, d’une part, dans la philologie en général, dans la linguistique en particulier, et d’autre part, dans la philosophie. Cet économiste s’est signalé dès l’âge de vingt-cinq ans, c’est à dire en 1913, par une étude intitulée L’économie (politique) du rentier qui est restée célèbre parce qu’elle est une pertinente critique de la théorie marginaliste de la valeur, et deux ans plus tard, en 1915, par un ouvrage chaudement approuvé par Lénine XE "Lénine"  : L’économie mondiale et l’impérialisme. Il faut encore retenir à très grands traits qu’il y a deux périodes dans la vie de Boukharine XE "Boukharine" , j’entends bien entendu sa vie de dirigeant politique, grosso modo que de 17 à 22 il est le leader à l’intérieur du parti bolchevique d’une tendance de gauche, tandis qu’à partir de 1924 il est plutôt le leader ou du moins l’un des leaders de la tendance de droite, dans cette période qui voit le reflux mondial de la révolution et la consolidation du « socialisme en un seul pays ». Enfin il faut savoir, et tout le monde sait, que Boukharine a pour une grande part favorisé la fortune politique de Staline avant de devenir finalement, mais bien trop tard, sa victime.
À ces très schématiques indications, j’ajouterai simplement donc les quelques phrases du testament de Lénine XE "Lénine"  qui le concernent :

« Boukharine XE "Boukharine"  n’est pas seulement un théoricien des plus marquants et de très haute valeur, il jouit à bon droit de l’affection du parti tout entier. Cependant, ses vues théoriques ne peuvent qu’avec la plus grande réserve être tenues pour parfaitement marxistes, car il y a en lui quelque chose de scolastique : il n’a jamais étudié et, je le présume, n’a jamais compris entièrement la dialectique. »

Si je cite ce texte c’est bien entendu parce que cette grave accusation d’insuffisance philosophique en général, en particulier dans la compréhension de la nature même de la dialectique, correspond tout à fait à — et peut rassembler comme sous un titre ou un épigraphe — l’ensemble des critiques que Gramsci adresse au Manuel de sociologie de Boukharine XE "Boukharine" . Ce manuel lui-même appartient à la période charnière de la vie de Boukharine, entre sa tendance de gauche et son virage à droite, puisqu’il est de 1921. Et politiquement, ce qui a son importance, il vient juste après la période dite de « la mobilisation pour la production » (dans une sorte de transposition de la formule trotskyste XE "Trotsky"  : « la mobilisation pour la guerre ») qui était la formule et la préoccupation principales de Boukharine dans les années 1920-1921.
Les deux phrases du testament de Lénine XE "Lénine"  semblent par elles-mêmes presque contradictoires, puisque la première déclare que Boukharine est « un théoricien des plus marquants et de très haute valeur », tandis que la seconde déclare que précisément ses vues théoriques « ne peuvent être tenues qu’avec la plus grande réserve pour parfaitement marxistes » pour cause d’insuffisance dialectique. Il semble que la contradiction ne soit ni à raffiner ni à élever par une contorsion intellectuelle, mais bien à dénouer historiquement. Lorsque Lénine approuve les vues théoriques de Boukharine, il pense sans doute à ce Boukharine qu’il a en effet approuvé, appuyé et par conséquent favorisé politiquement de 1913 et 1915, le Boukharine des deux essais d’économie, et en particulier L’économie mondiale et l’impérialisme que j’ai signalé tout à l’heure, et qu’en revanche, la réserve, pour ne pas dire la condamnation portée par Lénine sur le caractère peu marxiste et faiblement dialectique des conceptions théoriques de Boukharine doit s’entendre de ses conceptions théoriques les plus générales, non pas de son travail d’économiste socialiste, soviétique, mais de son travail dans un domaine qu’il dominait beaucoup moins et qui est ou aurait dû être le domaine de la théorie en général, autrement dit de la philosophie, auquel il substitue une autre généralité, celle-ci en provenance des sciences, la généralité d’une sociologie générale. C’est précisément à cette substitution de la sociologie générale au matérialisme comme théorie, je serais tenté de dire comme théorie d’ensemble, que s’en prendra Gramsci dans le Cahier 11.
Ce que nous allons dire et lire maintenant suppose, je vous en avais prévenus, que de votre côté vous ayez déjà parcouru La théorie du matérialisme historique, Manuel populaire de sociologie marxiste et, pour ce qui va nous occuper dans les prochaines séances, en particulier l’Avant-propos, l’Introduction, le Chapitre I également et les « Brèves remarques » qui forment un Supplément à la fin du volume et dans lesquelles Boukharine XE "Boukharine"  s’efforce de répondre déjà à ses critiques. En revanche, il n’est guère possible de s’attendre à ce que vous ayez lu Gramsci lui-même, à moins que vous ne soyez italianisants. Par conséquent, nous consacrerons le plus possible à la traduction de la critique gramscienne le peu de temps dont nous disposons, tandis que nous procéderons beaucoup plus par allusion à l’égard des thèses et des textes de Boukharine (sauf à certains moments de discussion fondamentale) puisque ceux-ci, en revanche, vous sont directement accessibles.
La critique gramscienne s’ouvre d’abord par un avant-propos, Premessa, sorte de prémisse en italien, dont il faut retenir cette leçon, encore aujourd’hui nouvelle, que la nature d’un texte se détermine à partir de ce qu’il faudrait appeler son adresse, dans tous les sens du terme, c’est à dire à la fois le public auquel il s’adresse, et par conséquent aussi son adresse ou sa maladresse, sa pertinence en tant que texte adressé à tel et tel et non à d’autres.

« Un travail », commence Gramsci [G 195], « Un travail comme le Manuel populaire, destiné essentiellement à une communauté de lecteurs qui ne sont pas des intellectuels de profession, aurait dû prendre son mouvement [point de départ] dans l’analyse critique de la philosophie du sens commun, qui est la “philosophie des non-philosophes”, c’est à dire la conception du monde absorbée sans critique dans [par] les différents milieux sociaux et culturels parmi lesquels se développe l’individualité morale de l’homme moyen. Le sens commun n’est pas une conception unique, identique dans le temps et dans l’espace : il est le “folklore” de la philosophie, et comme le “folklore” il se présente sous des formes innombrables ; son trait fondamental et le plus caractéristique est d’être (même dans les cerveaux singuliers) une conception qui est désagrégée, incohérente, inconséquente, conforme à la position sociale et culturelle des masses dont il est la philosophie. Quand dans l’histoire s’élabore [se forme] un groupe social homogène, s’élabore aussi, contre le sens commun, une philosophie homogène, c’est à dire cohérente et systématique.
Le Manuel populaire, en revanche, se trompe en son point de départ même puisque (implicitement) il part du présupposé qu’à cette élaboration d’une philosophie originale des masses populaires s’opposent les grands systèmes des philosophies traditionnelles et la religion du haut clergé, c’est à dire la [les] conception[s] du monde des intellectuels et de la haute culture. En réalité ces systèmes sont ignorés de la multitude et ils n’ont pas d’efficace directe sur [son]h mode de penser et d’agir. Certes cela ne signifie pas qu’ils n’ont aucune efficace historique : mais cette efficace est d’un autre genre. Ces systèmes influent sur les masses populaires comme force politique externe, comme élément de la force de cohésion des classes dirigeantes, comme élément par conséquent de subordination à une hégémonie extérieure, qui limite la pensée originale des masses populaires de façon négative, sans influer sur elle de façon positive, en tant que ferment vital de transformation intime de ce que les masses pensent de façon embryonnaire et chaotique à l’égard du monde et de la vie. »
« Ce que j’ai dit », continue un peu plus bas la page 120 [G 196], « Ce que j’ai dit plus haut, à propos du Manuel populaire, qui critique les philosophies systématiques au lieu de prendre son départ [mouvement] dans la critique du sens commun, doit être entendu dans une certaine exactitude méthodologique, c’est à dire dans de certaines limites. Certes [en tout cas] je ne veux pas dire qu’il s’agit de négliger la critique des philosophies systématiques des intellectuels. Quand individuellement un élément de la masse surmonte de façon critique le sens commun, il accepte par le fait même une philosophie nouvelle : de là par conséquent [justement] la nécessité, dans une exposition de la philosophie de la praxis, de la polémique contre les philosophies traditionnelles. Du reste [Bien plus], par son caractère tendanciel de philosophie de masse, la philosophie de la praxis ne peut être conçue que sous une forme polémique, sous la forme d’une lutte perpétuelle. Toutefois le point de départ doit être toujours le sens commun qui spontanément est la philosophie des multitudes, laquelle il s’agit de rendre homogène idéologiquement. »

Rappel peut-être un petit peu long des thèses de Gramsci dont nous avons déjà rencontré quelque chose dans les semaines précédentes à propos du sens commun et des grandes philosophies et dont il faut souligner les point suivants.
1) Pour commencer, nous l’avons déjà dit, Gramsci aborde le travail théorétique de Boukharine XE "Boukharine"  du point de vue du rapport entre l’adresse de son texte et sa nature. Il remarque que Boukharine parle le langage, quoiqu’un peu avachi, de la philosophie systématique et déjà élaborée par les intellectuels de la classe dominante, et que par conséquent son texte est, par son écriture même, mal approprié à ceux à qui, de son propre aveu, il s’adresse, puisque Boukharine dit au début de l’Avant-propos du Manuel :

« Ce livre a été composé sur le même modèle que l’A B C du Communisme. Il va de soi qu’il doit être lu après l’A B C ; son sujet même est beaucoup plus ardu et, par suite, son exposé plus difficile à comprendre, bien que l’auteur se soit efforcé de le traiter d’une façon aussi populaire que possible. Ceci dit, cet ouvrage est écrit avant tout pour les ouvriers désireux de s’initier aux théories marxistes. »

Il y a beaucoup à dire sur l’opposition entre cette simple première phrase de l’Avant-propos de Boukharine XE "Boukharine"  et la simple première phrase de la critique gramscienne. Ce n’est pas seulement que la nature d’un texte se détermine à partir de son adresse, ce qui pourtant est déjà important, car cela veut dire que tous les textes sont des textes d’intervention, ou du moins qu’une conception et une pratique marxistes des textes doivent les concevoir et les pratiquer tous comme des textes d’intervention, et qu’à cet égard Boukharine se voit reprocher par Gramsci de ne pas avoir adapté son texte à l’intervention qu’il était supposé servir ou produire. Mais en outre Gramsci et Boukharine ont ici des conceptions diamètralement opposées du rapport entre le prolétariat ou les masses populaires en général et le travail théorique et son mode d’écriture.
Pour Boukharine XE "Boukharine" , si on lit les choses de près, il y a une distinction allant de soi et toujours maintenue entre ce qui est difficile et ce qui ne l’est pas. Par conséquent, Boukharine a l’idée qu’il y a des hauteurs de la culture ou des profondeurs de la science que l’on ne peut pas aborder dans une écriture capable d’atteindre directement les ouvriers eux-mêmes. Il y a encore deux conséquences implicites à ce début du Manuel. Premièrement, on ne peut se livrer qu’à une vulgarisation, « l’auteur » s’étant « efforcé », dit-il, de « traiter le sujet d’une façon aussi populaire que possible ». Sans qu’il s’en aperçoive, Boukharine partage ici certainement ce préjugé de l’existence et même de l’inévitabilité de la dimension de la vulgarisation avec ces intellectuels bourgeois en rupture de ban qui se sont à la fois efforcés de mettre sur pied les universités populaires et, en réalité, de les vider de leur substance jusqu’à finalement y renoncer pour cause d’infériorité culturelle. Et la deuxième conséquence, après donc cette hypothèse douteuse de la vulgarisation, est une sorte de distinction élitiste parmi les ouvriers entre leur masse en général et puis ceux qui sont désireux de s’initier aux théories marxistes, c’est à dire ceux qui s’élèvent à la culture, d’une certaine façon en quittant leur condition ou en se séparant, peu ou prou, au moins intellectuellement déjà, de leur classe.
Or Gramsci voit point par point les choses de façon opposée. Il ne pense pas du tout que subsiste en soi-même le niveau ardu ou difficile des questions qui ne demanderaient ou n’autoriseraient par conséquent qu’une vulgarisation à l’égard d’une certaine élite désireuse de s’initier. Il pense au contraire — c’est là le devoir propre de la philosophie — qu’il doit y avoir un discours théorique général, une théoricité marxiste générale possible, capable de reprendre effectivement l’expérience banale ou le senso comune qui est celui des masses et, par un exercice évidemment critique et polémique, de le rendre cohérent et de l’élever au niveau de la science. Ceci suppose, et c’est bien ce qu’opposera toujours Gramsci à Boukharine XE "Boukharine" , une sorte de foi ou de conviction dans la généralité même de la dimension philosophique, donc la possibilité de développer une écriture et un discours du niveau le plus général dans la théorie qui ne perde rien de son air théorique et qui, cependant, soit capable de la banalité, de la quotidienneté et de la totalité. Du même coup, il ne s’agit pas pour lui de vulgarisation, mais au contraire de cesser d’échanger des marchandises de pacotille contre la pépite d’or du désir de savoir, disait un texte récemment lu. Et il ne pense pas non plus qu’il s’agit de distinguer les ouvriers désireux de s’initier aux théories marxistes de la masse des autres, mais plutôt que la théorie marxiste elle-même n’est rien si elle n’est pas la reprise des problèmes et, au-delà de tous les problèmes, de la conception du monde, implicite dans la pratique du prolétariat, qui les rassemble. Par conséquent ces quelques lignes de l’avant-propos du Cahier 11 dressent déjà une antithèse à la fois fondamentale et, je pense, vous l’avez reconnu, pour nous très actuelle.
2) Dans le même ordre d’idées, il faut noter, toujours dans cette page 119 [G 195] de Materialismo storico, mais au deuxième alinéa, la non-opposition des philosophies traditionnelles et de la philosophie originale des masses populaires. Si Boukharine XE "Boukharine"  se trompe, déclare Gramsci, c’est non seulement parce qu’il est parti d’une critique des philosophies systématiques au lieu de partir d’une critique du sens commun, mais c’est aussi parce qu’il pétrifie l’opposition entre, d’un côté, les grands systèmes de la philosophie traditionnelle et la conception du monde des intellectuels de haute culture et, de l’autre côté, l’élaboration d’une philosophie originale des masses populaires, autrement dit parce qu’il n’a pas découvert l’idée d’une philosophie originale des masses populaires en tant qu’elle détruit la tradition philosophique occidentale en général et à la fois lui succède — c’était pourtant, nous l’avons déjà souligné, l’idée maîtresse de Marx XE "Marx"  et d’Engels XE "Engels"  qui chez Boukharine s’est perdue, mais qui chez Gramsci revit. Cette non-opposition entre les philosophies traditionnelles et la philosophie originale des masses populaires est à comprendre de deux façons. D’une part, très simplement, elle signifie qu’il n’y a pas d’opposition et que si la philosophie est vivante, elle est capable de tisser le lien entre les grands textes de la tradition et la masse des problèmes concrets qui composent l’expérience actuelle, en particulier l’expérience de l’époque ou du monde actuels telle qu’elle est vécue par le prolétariat. Donc, en ce sens, « non-opposition » signifie qu’il n’y a pas d’opposition. Mais, d’autre part, « non-opposition » signifie aussi qu’il n’y a pas cette sorte d’opposition indifférente, sur laquelle joue en effet Boukharine, et qu’entre deux termes que relie seulement le milieu indéterminé la vulgarisation est suspecte, mais qu’au contraire un jeu de différences, et de différences qui sont celles d’un combat destructeur et en même temps d’une réinvention, un jeu de la différence doit être possible entre la tradition ou la métaphysique occidentale en général et la reprise des problèmes pratiques qui se posent aux masses populaires. Cette non-opposition signifie donc le contraire d’une opposition indifférente, si vous voulez une contradiction effectivement en marche ou un va-et-vient à l’intérieur d’une différence qui doit pouvoir jouer.
3) Enfin, il faut noter que cette vision, ce souhait de l’élaboration d’une philosophie originale des masses, quelque chose d’inouï comme un point de vue prolétarien en philosophie, n’est pas un rêve indéterminé de la part de Gramsci puisque sa réalisation est subordonnée à des conditions données. Il faut, dit la fin du premier alinéa de la page 119 [G 195], que d’abord dans l’histoire « s’élabore un groupe social homogène » pour que puisse s’élaborer également, mais par conséquent ensuite, contre le sens commun et son dérivé, les philosophies bourgeoises, « une philosophie homogène, c’est à dire cohérente et systématique », qui soit ou sera celle du prolétariat. Cela veut dire — dans une vue qui est d’ailleurs très hégélienne, souvenez-vous de la Préface des Fondements de la philosophie du droit — que c’est seulement sur le soir que l’oiseau de Minerve prend son envol et qu’il n’y a pas de tâche intellectuelle dont on puisse déterminer les contours encore intellectuellement, mais qu’on le peut seulement de manière historico-politique, ou encore que c’est seulement lorsque et dans la mesure où, dans les périodes de crise, de révolution ou de préparation effective de cette révolution, d’affrontement social effectif, c’est seulement dans les moments par conséquent où le groupe social nouveau, celui qui représente l’avenir de l’histoire, c’est à dire le prolétariat, se forme effectivement, s’élabore, qu’est possible aussi l’élaboration d’une philosophie homogène. En revanche, dans les périodes que l’autre texte nommait les temps normaux, qui sont les temps de la subordination à l’idéologie dominante et qui sont aussi et avant tout les temps de subordination au mode de production bourgeois, alors dans ces époques-là, la page 120 [G 196] précise bien qu’il ne peut y avoir de surmontement critique du sens commun et de la philosophie dominante que par un élément de la masse et de façon individuelle. « Quand individuellement », disait le texte lu tout à l’heure, « un élément de la masse surmonte critiquement le sens commun, il accepte par le fait même une philosophie nouvelle ». Ce qui veut dire en réalité que, individuellement, il accepte la philosophie bourgeoise. Il faut par conséquent distinguer entre les temps dits normaux et les temps où l’histoire se contracte déjà à partir de son avenir, et savoir en quelque sorte mesurer l’élan du désir selon la nature politique des temps, non pas qu’il s’agisse de renoncer à l’élaboration d’une philosophie homogène du prolétariat, mais d’éviter d’y substituer par volontarisme ce qui n’est au fond qu’une destruction encore bourgeoise du monde bourgeois lui-même — et c’est peut-être dans cette période-là, dans ces temps tristement normaux que nous sommes encore.

Telles sont les questions posées par l’ouverture de la critique gramscienne de l’Avant-propos du Manuel. Celles qui viennent et qui seront posées sous le titre « Questions générales », nous les retiendrons la semaine prochaine en tant qu’elles soulignent, d’une part, le manque de conscience de ce qu’est la théorie en général de la part de Boukharine XE "Boukharine"  et, d’autre part, la confusion de la philosophie de la praxis et de la sociologie. Ce qui est en cause de la façon la plus générale dans ces pages, c’est le rapport entre science et philosophie, et c’est par conséquent ici encore une question tout à fait actuelle comme ne cesseront plus de l’être celles que dans sa prison, il y a pourtant maintenant une quarantaine d’années, Gramsci remuait.
 TC 8. La question fondamentale de la généralité du matérialisme historique 



Les critiques que Gramsci adresse au Manuel populaire de sociologie marxiste de Boukharine XE "Boukharine"  suivent très exactement les diverses articulations de cet ouvrage : Avant-propos, Introduction, etc. Nous avons déjà commenté ce qui concerne la critique de l’Avant-propos, nous prendrons en suivant ce qui concerne la critique de l’Introduction et qui, dans le texte gramscien, s’intitule : « Quistioni generali », (Questions générales). Il s’agit, en effet, non seulement de questions générales, mais plus profondément de la question de la généralité ou du niveau de généralité du discours boukharinien. Essentiellement, il s’agit de savoir s’il est légitime que cette généralité soit, comme si cela allait de soi, une généralité de science, ce qui est le cas lorsque le matérialisme historique est considéré comme sociologie, ou bien s’il ne faudrait pas respecter au contraire la distinction essentielle entre la généralité de science et la généralité proprement théorétique ou généralité philosophique, et c’est précisément sur ce point que Gramsci fait porter sa principale critique. Il s’agira, donc, premièrement d’un point de vue philosophique fermement tenu contre une réduction de la généralité à la science, deuxièmement d’un procès en carence théorique, dont les enjeux sont suffisamment généraux pour nous concerner encore (j’espère être capable par endroits de le montrer, même si le temps nous est assez mesuré), les traces de la confusion science/philosophie dans l’Introduction de Boukharine produisant une conception philosophique positiviste de la science elle-même et entraînant par conséquent aussi un certain nombre de défauts, une sorte de stagnation dans l’imagination théorique qui pourrait bien être elle-même liée à quelque chose comme le révisionnisme sur le plan proprement politique.
Nous suivrons cette question fondamentale, celle donc de la généralité, du niveau de généralité du discours qui mérite de s’appeler théorie du matérialisme historique, essentiellement dans le § 1 et le § 5 de l’Introduction de Boukharine ainsi que dans le § 7 du Chapitre premier. Nous y ajouterons simplement quelques remarques tirées de l’appendice au livre de Boukharine, le Supplément, « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique », en particulier du numéro 1 de ces « Brèves remarques », à la page 340 des Editions Anthropos. Ce sont d’ailleurs, si je ne me trompe, des références que je vous avais déjà données et qui ont donc dû guider vos lectures pendant l’interruption des vacances de Noël. Mais comme mon but premier est de communiquer tout simplement le texte de Gramsci, jusqu’ici muré dans son italien, nous commencerons par traduire, donc sans trop la commenter, la critique gramscienne elle-même, page 124 du Materialismo storico dans l’édition Einaudi (G 228-9).

« Questions générales. L’une des observations préliminaires est la suivante : que le titre ne correspond pas au contenu du livre. »

Il s’agit naturellement du titre du livre de Boukharine XE "Boukharine" , La théorie du matérialisme historique. « “Théorie de la philosophie de la praxis” » : c’est ainsi que Gramsci traduit le titre boukharinien (La théorie du matérialisme historique). On sait que Gramsci dans ses notes de prison, pour ce qu’on croit être des raisons de prudence à l’égard de l’institution carcérale fasciste, n’écrivait jamais ou presque jamais « matérialisme historique » ou « marxisme », mais généralement « philosophie de la praxis ». C’est donc pourquoi il nomme là encore le titre de Boukharine dans sa traduction prudente.

« “Théorie de la philosophie de la praxis” devrait signifier la systématisation logique et cohérente des concepts philosophiques qui sont connotés [connus] de façon éparse sous le terme de matérialisme historique [philosophie de la praxis] (et qui [pour beaucoup] sont souvent des concepts bâtards [impurs]). Dans les premiers chapitres les questions que l’on devrait voir traitées sont les suivantes : Qu’est-ce que la philosophie? En quel sens une conception du monde peut-elle s’appeler une philosophie? Comment la philosophie a-t-elle jusqu’ici été conçue? La philosophie de la pratique renouvelle-t-elle cette conception? Que signifie une philosophie “spéculative”? La philosophie de la praxis pourra-t-elle jamais avoir une forme spéculative? Quels sont les rapports existant entre les idéologies, les conceptions du monde, les philosophies? Quels sont ou doivent être les rapports entre la théorie et la pratique? Comment ces rapports sont-ils conçus par les philosophies traditionnelles? etc., etc. La réponse à ces questions, et à d’autres, constitue la “théorie” de la philosophie de la praxis. »

Ainsi se termine le premier alinéa qui n’énumère les différentes questions fondamentales qui devraient constituer une véritable théorie de la philosophie de la praxis, autrement dit une théorie du matérialisme historique, que pour mieux souligner dans la suite comment Boukharine XE "Boukharine" , au contraire, ignore ces questions ou s’en débarrasse, cette ignorance ou cette évacuation des questions fondamentales sur la nature même de la philosophie, sur le rapport théorie/pratique et sur le matérialisme historique en tant que philosophie étant la même chose que la confusion du matérialisme historique avec une simple sociologie. Je reprends donc le texte à son deuxième alinéa.

« Dans le Manuel populaire ne se trouve même pas justifiée de façon cohérente la prémisse implicite dans l’exposition (et parfois, mais par hasard, accentuée [explicitement mentionnée] en quelque endroit du texte) que la vraie philosophie est le matérialisme philosophique et que la philosophie de la praxis est une pure « sociologie ». Que signifie réellement cette affirmation? Si elle était vraie, la théorie de la philosophie de la praxis serait le matérialisme philosophique. Mais dans un tel cas, que signifie que la philosophie de la praxis est une sociologie? Et que serait cette sociologie? Une science de la politique et de l’historiographie? Ou bien un recueil systématique et classifié selon un certain ordre d’observations purement empiriques de l’art politique et de règles extérieures de la recherche historique? Les réponses à ces questions nous ne les avons pas dans le livre », entendez dans le livre de Boukharine XE "Boukharine" , « bien qu’elles seules pourtant constitueraient une théorie. Ainsi ne se trouve pas justifié le lien entre le titre général : Théorie du matérialisme historique, et le soustitre : Manuel populaire de sociologie marxiste. Le soustitre constituerait plutôt le titre exact, si au terme de “sociologie” on donnait une signification beaucoup plus circonscrite. Celle-ci n’est-elle pas une tentative pour élaborer une prétendue science exacte (c’est à dire positiviste) des faits sociaux, autrement dit de la politique et de l’histoire? N’est-elle donc pas [C’est à dire encore] un embryon de philosophie? La sociologie n’atelle pas cherché à faire quelque chose de semblable à ce que fait la philosophie de la praxis? »

Dans cette série de questions s’exprime la naïveté du lecteur moyen qui ne voit pas très bien pourquoi l’on reprocherait à Boukharine XE "Boukharine"  de considérer la philosophie de la praxis, autrement dit le matérialisme historique, comme quelque chose comme une sociologie. Ne semble-t-il pas que l’un et l’autre ont tenté, au niveau des faits sociaux et dans une généralité semblable, un travail comparable? C’est précisément contre cette molle évidence, dans laquelle se confondent science et philosophie, matérialisme historique d’un côté, et sociologie de l’autre, que Gramsci va désormais introduire un certain nombre de distinguos.

« Il convient cependant ici », continue-t-il en effet, « de bien s’entendre : la philosophie de la praxis est née sous la forme d’aphorismes et de règles [critères] pratiques, par un pur hasard, étant donné que son fondateur a consacré ses forces intellectuelles à d’autres problèmes, spécialement des problèmes économiques (sous une forme systématique) : mais dans ces critères pratiques et dans ces aphorismes est implicite toute une conception du monde, une philosophie. »

On remonte par conséquent ici à l’écriture ou à la pratique théorique même de Marx XE "Marx"  pour affirmer, premièrement, que celle-ci est bel et bien une philosophie ou de niveau philosophique — affirmation qui sera reprise souvent dans les pages à venir — et pour noter, deuxièmement, que le fait que Marx se soit consacré spécialement aux problèmes économiques, c’est à dire aux problèmes fondamentaux d’une théorie de la société, ne constitue nullement cependant le discours marxiste en sociologie, disons le discours marxiste tel qu’on le trouve dans la Contribution à la critique de l’économie politique ou dans Le Capital. Au contraire, Gramsci considère qu’avoir dédié ses forces intellectuelles aux problèmes économiques, c’était pour Marx les avoir consacrées à d’autres problèmes, à d’« altri problemi ». Autres problèmes que quoi? que la constitution d’une philosophie de la praxis ou, plus exactement, que la constitution d’une réflexion sur soi de cette pratique théorique de niveau philosophique en quoi consiste l’écriture de Marx. Il y a ici la même idée qui se trouve reprise chez Althusser XE "Althusser" , à savoir qu’il y a chez Marx une pratique théorique entièrement nouvelle et de niveau général ou total, mais qui est implicite, prise dans la forme de l’aphorisme ou enfoncée dans la règle pratique, et que par conséquent c’est notre travail de dégager la nature propre de cette écriture théorique comme entièrement nouvelle.
En revanche, je voudrais insister cette fois-ci sur la différence entre Gramsci et Althusser. Car il ne s’agit pas du tout, dans le dégagement de cette sorte de théorie nouvelle ou d’écriture théorique nouvelle ou de pratique théorique nouvelle implicite dans le travail de Marx, de passer à la science comme à un autre élément par rapport à la philosophie, mais bel et bien de constituer la philosophie de la praxis. Que celle-ci, disons en tant que point de vue prolétarien en philosophie, soit aussi un autre élément par rapport à la tradition, c’est une question qui reste ouverte, mais sans qu’aucune confusion soit jamais faite entre la nature philosophique du discours et la nature du savoir scientifique. C’est au contraire, je crois, un des problèmes de l’entreprise althussérienne que de dénommer « science » le niveau de cette théoricité implicite et enfouie chez Marx.
Quant à Boukharine XE "Boukharine" , il ne se pose aucun de ces problèmes. Il va de soi pour lui que le matérialisme historique est une science, qu’il prend sa place parmi les sciences sociales. À ce point de vue le titre même de l’Introduction du Manuel a déjà tout dit : « Introduction. L’importance pratique des sciences sociales », et le corps du texte ajoute : « il est nécessaire, au point de vue pratique, d’avoir des notions claires concernant la société ». Ce qui suppose que le discours du matérialisme historique est un discours qui prend sa place parmi les sciences sociales, exactement selon la même évidence qui veut par exemple que la philosophie soit, dans les différents compartiments de la recherche scientifique, rangée quelque part avec les autres parmi les sciences humaines. Cependant, la philosophie ne fait pas plus partie des sciences humaines que les mathématiques ne font partie des sciences de la nature. Et le mérite principal du texte de Gramsci, de ses questions sur la généralité — car je crois que c’est décidément comme cela qu’il faudrait traduire le titre : « Questions générales » — est précisément de refuser de confondre la généralité de science et la généralité philosophique.
Je reprends le texte gramscien pour relever, donc, que dans ce retour au fondateur, c’est à dire à Marx XE "Marx" , il faut noter, troisièmement, que « dans [les] règles pratiques et [les] aphorismes est implicite toute une conception du monde, une philosophie. » La suite du texte oppose à ce niveau de généralité celui de la sociologie comme étant un niveau de généralité de science, incapable par conséquent de s’élever au niveau de la théorie fondamentale qu’il faudrait être capable de développer pour répondre aux questions qui ont été énumérées dans le premier alinéa. Je lis :

« La sociologie [pour sa part] fut une tentative pour créer une méthode de la science historico-politique dans la dépendance d’un système philosophique déjà élaboré, le positivisme évolutionniste, sur lequel la sociologie a réagi, mais seulement partiellement. La sociologie est par conséquent devenue une tendance par elle-même, elle est devenue la philosophie des non-philosophes, une tentative pour décrire et classer schématiquement les faits historiques et politiques, selon des critères construits sur le modèle des sciences naturelles. La sociologie est donc une tentative de rechercher [pour dégager] “expérimentalement” les lois de l’évolution de la société humaine, de façon à “prévoir” l’avenir avec la même certitude que celle avec laquelle on prévoit que d’un gland [sortira]i un chêne. L’évolutionnisme vulgaire est à la base de la sociologie qui ne peut connaître le principe dialectique avec le [du] passage de la quantité à la qualité, le passage qui trouble toute évolution et toute loi d’uniformité entendue en un sens vulgairement évolutionniste. En tout cas toute sociologie présuppose une philosophie, une conception du monde dont elle est un rameau [fragment] subordonné. Il importe de ne pas confondre avec la théorie générale, c’est à dire avec la philosophie, la “logique” particulière interne des diverses sociologies, logique par laquelle elles acquièrent une cohérence mécanique. Ce qui ne veut pas dire naturellement que la recherche des “lois” de l’uniformité ne soit pas quelque chose d’utile et d’intéressant et qu’un traité rassemblant les [composé des] observations immédiates de l’art politique n’aurait pas sa raison d’être ; mais il convient d’appeler un chat un chat et de présenter des traités de ce genre pour ce qu’ils sont »

… et en particulier de ne pas les faire passer pour des traités de théorie générale ou, autrement dit, de ne pas les confondre avec le niveau proprement philosophique qui est celui du matérialisme historique.
Ces deux pages de critique nous ont pris à peu près tout notre temps. Elles appellent cependant quelques remarques que je puis toujours indiquer sinon développer.
La première, c’est qu’il ne s’agit pas du tout pour Gramsci de développer un point de vue marxiste en sociologie. Mais il s’agirait plutôt de cesser de considérer la sociologie — et c’est cela qui est proprement marxiste — comme la science éternelle d’un domaine éternel qui serait le social comme tel. Et l’on remarque que la page 125 [G 230] replonge au contraire la sociologie comme science et comme objet dans le devenir historique lui-même. Le soupçon sous-jacent, et presqu’affleurant ici, est bel et bien que la sociologie est l’un des produits historiques du développement de l’idéologie bourgeoise. Ce qui par conséquent pose ou devrait poser, devrait nous poser bien des problèmes quant à ce qui souvent est au contraire pris pour une évidence : le développement d’un point de vue marxiste en sociologie, voire d’une sociologie marxiste, comme cela devrait poser des problèmes que de développer une économie politique marxiste ou un point de vue marxiste en économie politique, alors que peut-être, que même certainement le niveau de généralité du matérialisme historique en tant que niveau philosophique est tel qu’il est capable au contraire de déraciner entièrement l’évidence même et de l’économie politique et de la sociologie.
La deuxième remarque est que, replongée ainsi dans son devenir historique, la sociologie apparaît comme dominée par l’idéal des sciences de la nature et, de ce point de vue, ce passage rend un son étrangement husserlien. Il manque d’ailleurs, si l’on veut, à ces critiques de Gramsci ce qu’on pourrait y accrocher, qui serait peut-être d’une certaine façon d’allure husserlienne, c’est à dire tout un travail de recherche sur le rapport, à l’intérieur de l’ensemble de la culture bourgeoise du XVIIe au XIXe siècles ou au début du XXe siècle, entre les sciences de la nature et les sciences sociales ou humaines, le tout sur le fond de la métaphysique des modernes. En tout cas, dès lors que l’on pose de telles questions, que l’on distingue la généralité philosophique de la généralité de science, que l’on soupçonne qu’il existe peut-être de demi-sciences ou de fausses sciences et que la sociologie ou l’économie politique pourraient bien en faire partie, dès lors on ne peut plus, avec la massivité de Boukharine XE "Boukharine" , identifier théorie du matérialisme historique (c’est son titre) et manuel populaire de sociologie marxiste (c’est son sous-titre).
Le temps nous est trop mesuré pour que je puisse continuer davantage ces remarques. Encore une fois, tout ce que nous pouvons faire dans ces brèves demi-heures c’est — et c’est la tâche principale que je me suis fixée — traduire le plus possible de textes gramsciens et, deuxièmement, indiquer simplement quelles sont les questions principales qu’il pose. De là à les développer il y a tout un pas que nous ne pouvons la plupart du temps point franchir ; c’est du reste pourquoi j’ai décidé de ne traiter dans cette année que deux groupes de questions, puisque nous sommes obligés de les traiter de façon aussi fragmentaire et aussi restreinte dans le temps.
Nous reprendrons donc la semaine prochaine, cette fois sous la forme de questions et non plus de traductions, cette critique de l’Introduction boukharinienne, essayant de montrer ce qu’il en est de la domination de la sociologie par rapport aux sciences de la nature et ce qu’il en est surtout de la faiblesse théorique, de la carence théorique générale de l’Introduction boukharinienne, comment enfin la confusion entre science et philosophie entretient un climat théorique de positivisme contre lequel Gramsci lutte comme nous devons encore aujourd’hui lutter contre lui.
Les textes sont donc par conséquent, pour la semaine prochaine, encore les mêmes : le § 1 et le § 5 de l’Introduction, le § 7 du Chapitre premier et le 1° du Supplément, c’est à dire des « Brèves remarques », qui se trouve à la fin du volume. Ces questions sont trop massives et, j’espère le montrer, trop importantes pour qu’elles ne nous demandent pas au moins deux semaines.
En ce qui concerne, en particulier, la conséquence majeure de la confusion entre science et philosophie, c’est à dire celle qui porte sur la conception même de la science et qui en fait un positivisme ou en tout cas quelque chose d’infra-épistémologique, les texte essentiels, parmi ceux que je viens d’énumérer, sont le § 1, sur l’origine de la science dans le besoin, et aussi le § 5, qui porte sur la sociologie comme méthode générale de la théorie de l’histoire.
Quant au texte signalé tout à l’heure comme étant celui du Supplément, le numéro 1 de la page 340, il porte lui sur un point, qui est extrêmement important dans la pensée gramscienne, à savoir la lutte contre le mécanique. Précisément, le texte de Boukharine XE "Boukharine"  essaye de se débarrasser de la différence entre le mécanique et l’organique et d’une façon qui met en oeuvre précisément un raisonnement entièrement mécaniste. Nous insisterons sur ce point parce que le manque théorétique n’apparaît peut-être nulle part aussi nettement que dans ce numéro 1, d’autant plus qu’il y est fait référence à la critique de Smith XE "Smith"  et de Ricardo XE "Ricardo"  par Marx XE "Marx" .
Enfin, il y a ce fameux et triste texte sur la régularité dans les sciences, la régularité dans la nature, c’est à dire le § 7 du Chapitre premier, le dernier de ceux que j’ai cités tout à l’heure, qui montre encore à sa façon comment le texte de Boukharine manque la généralité et constitue épistémologiquement une régression à une sorte de pseudo-aristotélisme — je dis « pseudo-aristotélisme » parce qu’Aristote XE "Aristote"  lui-même développe fort consciemment un savoir d’ordre ontologique, tandis qu’ici où nous sommes en climat moderne et où la science dont on parle est la science moderne, le retour aux simples régularités qui se rencontrent dans la nature ne saurait évidemment être réellement compris en un sens aristotélicien XE "Aristote" , mais simplement comme carence ou nullité épistémologique.
Ce sont ces différents points que nous essaierons de mettre en ordre la semaine prochaine en quittant pour une fois un peu les textes auxquels au contraire cette séance a été entièrement consacrée.

 TC 9. La question de la généralité de science et le stalinisme théorique



Nous avions terminé la dernière séance en soulignant que l’essentiel de la critique adressée par Gramsci à Boukharine XE "Boukharine"  concernant son Introduction et son Chapitre premier, c’est à dire les questions de méthodes générales, portait sur la confusion entre science et philosophie, commise naturellement par Boukharine du seul fait qu’il considère le matérialisme historique comme une sociologie. Les thèses en présence, je vous le rappelle, sont donc parfaitement claires. D’un côté, Boukharine, dont la formation est d’ailleurs celle de science, celle d’un économiste, considère que le niveau de généralité de la théorie marxiste en tant que matérialisme historique est le niveau de généralité de la science, bien entendu ici de la science de la société et par conséquent de la sociologie ; de l’autre côté, Gramsci considère, d’une part, qu’il ne faut pas confondre la généralité de science et la généralité d’ordre philosophique et, d’autre part, que le matérialisme historique est bel et bien une philosophie de la praxis qui a droit de regard et de critique sur les sciences elles-mêmes en tant que produits historiques.
Nous devons aborder maintenant et la semaine prochaine les conséquences de cette divergence théorique fondamentale entre Boukharine XE "Boukharine"  et Gramsci. La première d’entre elles concerne la conception de la science chez Boukharine, d’une part, et, de l’autre, les retentissements d’ordre proprement politique de ces questions apparemment générales et abstraites. Nous prendrons pied non plus dans le texte de Gramsci, que nous avons abondamment lu et traduit la dernière fois, mais bel et bien dans celui de Boukharine afin d’y vérifier, d’y exemplifier la critique gramscienne.
La confusion entre science et philosophie a donc comme premier effet une conception positiviste de la science elle-même, ce qui apparaît le mieux, je crois, dans tous les textes dont je vous ai donné la référence, au niveau du § 7, c’est à dire le premier paragraphe du Chapitre premier du Manuel de sociologie. Lisons rapidement quelques passages de ce § 7 qui traite de « La régularité dans les phénomènes en général, et dans les phénomènes sociaux en particulier » :

« Si nous considérons », dit Boukharine XE "Boukharine" , « les phénomènes naturels et sociaux, nous voyons que ces phénomènes ne représentent nullement un assemblage désordonné de faits qu’on ne peut ni comprendre ni prévoir. Au contraire, il suffit d’étudier partout les choses d’un peu près, pour apercevoir une certaine régularité dans les phénomènes. Le jour suit la nuit et la nuit le jour d’une façon tout aussi régulière. Les saisons alternent et, en même temps, toute une série de phénomènes qui les accompagnent, se répètent tous les ans : les arbres verdoient et perdent leurs feuilles, les diverses espèces d’oiseaux arrivent et s’en vont, les hommes sèment, moissonnent, etc. Prenons encore un autre exemple assez plaisant. Après des pluies tièdes, chaque fois les champignons poussent en abondance ; il existe même un dicton : “Pousser comme les champignons après la pluie”. Nous savons tous qu’un grain d’orge tombé dans la terre germe, et qu’ensuite, dans certaines conditions, il finit par donner un épi. Par contre, nous n’avons jamais observé que ce même épi sorte par exemple d’un oeuf de grenouille ou d’un grain de chaux. Ainsi, tout ce qui existe dans la nature, en commençant par le mouvement majestueux des planètes, pour finir par les grains et les champignons, est soumis à un certain ordre ou, comme on dit, à certaines lois.
Il en est de même dans la vie sociale, c’est à dire dans la vie de la société humaine. Quelque complexe et diverse que soit cette vie, nous y découvrons toujours certaines lois. »

Ce n’est peut-être pas sans sourire que vous avez entendu cette énumération, mi-plaisante mi-somptueuse ou rhétorique, des beautés des régularités naturelles ; et si je dis que ce n’est peut-être pas sans sourire, c’est qu’il n’est pas besoin d’un long commentaire pour faire ressortir l’insuffisance épistémologique de ce thème de la régularité dans les phénomènes en général.
Pour autant que l’on conçoive la science comme une prévision et que cette prévision vise en effet à déterminer ce que l’on peut appeler des régularités dans les phénomènes, il est bien certain qu’il ne s’agit pas d’une régularité simplement subsistante que l’on rencontrerait dans les phénomènes au sens où les phénomènes signifient simplement l’ensemble des données perceptives immédiatement accessibles, quelque chose comme le spectacle de la nature qui nous est offert dans ce texte, mais que dans toute science les phénomènes sont les phénomènes de la théorie ou, ce qui revient au même, les phénomènes de l’expérimentation dont Bachelard a suffisamment montré qu’elle n’était que l’incarnation elle-même, dans ses instruments mêmes, de la théorie. Quant à la prévision, il ne faut pas d’abord la prendre en un sens pratico-pratique, comme prévision de ce qui va arriver ; cette puissance-là de la science, dans la mesure où elle existe, et qui est toujours une mesure assez restreinte, repose sur un autre « pré-voir », sur une prise-en-vue-d’avance, c’est à dire sur le caractère essentiellement a priori des concepts fondamentaux de la théorie.
Par conséquent, le discours boukharinien, pour qui la régularité dans les phénomènes et leur prévision se situent simplement au niveau des données perceptives ou tout simplement dans la nature, est évidemment un discours qui se disqualifie lui-même épistémologiquement, au moins en ce qui concerne la science moderne. Je dis : « au moins en ce qui concerne la science moderne » parce qu’on pourrait penser à une autre conception de la science, nommément la conception aristotélicienne, dans la mesure où celle-ci ne rompt pas, en effet, avec l’ordre banal de la donnée primitive ou encore avec l’horizon de la perception. Mais en réalité ce serait faire bien du déshonneur à Aristote XE "Aristote"  que de confondre sa théorie de la science avec le discours tenu ici par Boukharine XE "Boukharine" . De toute façon, la science à laquelle Boukharine pense est évidemment la science moderne, les sciences issues, disons, du tronc galiléo-cartésien. Il ne s’agit pas, même pour Aristote, de rencontrer dans la nature des régularités. Il se trouve que le cas existe précisément dans la littérature aristotélicienne, dans les Seconds analytiques, où Aristote rencontre en effet dans la nature l’objet de l’optique et de l’harmonique, c’est à dire ces phénomènes soit lumineux soit sonores qui, bien qu’appartenant à la phusis, montrent d’eux-mêmes une régularité qui, elle, appartient à la mathesis ou est d’ordre mathématique. Mais loin de se réjouir de voir ainsi apparaître l’ordre mathématique dans la nature, au contraire Aristote considère le cas de l’optique et de l’harmonique comme une exception apparente à sa théorie de la science, dont vous savez qu’elle est fondée sur la différence des genres, puisqu’elle n’est pas simplement une plate constatation rhétorique des régularités dans la nature, mais bien une théorie des assises ontologiques régionales de tout discours scientifique, et qu’à ce niveau il s’agit pour Aristote de ne point confondre la région du physique avec la région du mathématique ni non plus avec d’autres comme la région du chrématistique ou la région du signe ou d’autres. Par conséquent, que la science aristotélicienne, par ses fondements métaphysiques, avec lesquels elle ne rompt jamais, à la différence de la pratique périgraphique et autonome qui est celle des concepts modernes de science, conserve aussi un lien avec la banalité de l’expérience et avec le niveau de l’apparence ou de l’opinion, c’est ce qui est confirmé par tous les bons interprètes. Mais il s’agit là simplement d’un concept ontologique du savoir et nullement de la science au sens formel moderne à laquelle Boukharine, naturellement, ne peut que penser. Il ne s’agit pas du tout pour Aristote, dans aucun des cas, de retrouver une régularité dans les phénomènes. Il s’agit d’un discours ontologique sur les différences régionales qui répartissent fondamentalement les phénomènes et qui chaque fois assignent, prescrivent des règles et des limites à une science déterminée en tant que développement formel — car Aristote s’est tout de même élevé lui aussi jusqu’à ce point, sinon jusqu’à concevoir le formel comme mathématique.
On ne voit pas, par conséquent, comment on pourrait sauver de la banalité ou de la platitude cette conception boukharinienne de la science. Ce qui est grave, c’est que des sciences de la nature cette conception reporte sa platitude ou sa banalité sur la vie sociale. C’est évidemment grave puisque le marxisme se présente d’abord comme théorie de la vie sociale : « Il en est de même dans la vie sociale, c’est à dire dans la vie de la société humaine. »
À propos de ces concepts, de la mise en place réciproque de ces concepts : science, philosophie, différence entre science et philosophie, rapport entre la formalité de science et le tout concret donné dans la perception ou dans l’expérience banale, il faut dire ici deux ou trois mots (car le temps ne nous permet guère d’en dire davantage) de la pratique de Marx XE "Marx"  afin de confirmer que ce que pense Gramsci va bien dans le sens de cette pratique.
Il ne faut pas, selon Gramsci, considérer le matérialisme historique comme une sociologie, et il ne faut pas non plus considérer le matérialisme historique comme une économie. Autrement dit, il faut se souvenir que lorsque Marx consacre toutes ses forces intellectuelles à ces autres problèmes que la théorie générale, que sont les problèmes économiques — je vous rappelle que c’est Gramsci qui les appelle « autres problèmes » —, il se produit à ce moment-là une sorte de phénomène de masque qui fait que la portée proprement philosophique du travail théorique de Marx disparaît derrière ce qui est son objet, c’est à dire l’économie politique bourgeoise. Mais l’économie politique bourgeoise ne fournit à aucun moment le terrain même de l’écriture de Marx et ne donne à aucun moment à son travail théorique sa limite. Au contraire, à l’égard de cette économie, le travail de Marx se présente, on le sait, comme une critique de l’économie politique. Zur Kritik der politschen Oekonomie est le texte constant du travail de Marx dans les dix ou quinze années où se sont accumulés les manuscrits des Grundrisse et où se sont élaborés petit à petit d’abord le texte de la Contribution et ensuite celui du Capital. Aussi ne faut-il pas oublier que, bien que discutant, et en un sens sur leur terrain, les catégories des économistes ou discutant, et sur leur terrain, les évidences des sociologues, Marx en réalité ne les suit jamais sur leur terrain et ne borne jamais son travail théorique à leur objet, mais qu’au contraire il exerce une critique à l’égard des généralités de science en tant qu’elles sont des universaux formels et manipulables, des « catégories » comme il dit, à partir de la détermination du tout concret historique, en l’occurrence à partir de ce qui forme l’essence de la détermination du mode de production bourgeois, c’est à dire la contradiction force de travail/capital. Et c’est seulement dans la mesure où il a, dans le discours théorique, qui est d’ordre philosophique, déterminé l’histoire — l’histoire dont il s’occupe, l’histoire bourgeoise qu’il analyse — par la contradiction qui en forme l’essence universelle, singulière, historique encore une fois, c’est à dire par la contradiction capital/force de travail, qui est inaperçue des économistes, de Smith XE "Smith"  et de Ricardo XE "Ricardo"  en particulier, c’est seulement sur le fondement de ce travail historico-philosophique qu’il est capable de déployer une critique de la science elle-même. En ce sens, on peut dire que le travail de Marx répond en effet à la véritable idée aristotélicienne de l’articulation de la science et de la philosophie, telle en particulier qu’elle se montre dans la critique des Idées platoniciennes, à savoir que pour Marx comme pour Aristote XE "Aristote"  les généralités de science sont toutes des généralités abstraites à partir desquelles ne se recompose jamais le réel — l’idée de substituer au réel une sorte de concret de pensée qui ne serait qu’un assemblage de catégories universelles signant au contraire et signifiant l’idéalisme métaphysique. Et c’est à partir seulement d’une connaissance de l’ousia, de l’essence du tout concret, dans un discours qui n’est plus de science mais qui dégage le principe historique de l’ensemble, que se règle le rapport aux généralités du niveau de la science.
Il est donc absolument exclu que le matérialisme historique, en tant que théorie chaque fois singulière et chaque fois historique des modes de production, se situe — c’est à dire ici se rabaisse d’entrée de jeu — au niveau de la généralité sociologique ou au niveau de la généralité économique en tant que généralités de science. Ce sont chaque fois au contraire les généralités de science, dans leur agencement et dans leur pertinence, qui sont gouvernées à partir d’une vue d’ensemble ou plutôt d’un discours d’ensemble sur le principe de la totalité historique du moment. Et c’est cet agencement, entre le savoir du théorique proprement dit, comme savoir philosophico-historique, ou philologique dirait Gramsci, d’une part, et d’autre part l’usage des catégories formelles de science, qui est caractéristique de la pratique épistémologique marxiste en général. En témoignent non seulement les nombreuses lettres de Marx à Engels XE "Engels"  à propos du Capital dans lesquelles Marx se plaint, comme Engels du reste se plaint, de ce que les lecteurs du Capital n’ont rien compris au texte parce qu’ils n’ont pas lu Hegel XE "Hegel" , mais aussi des déclarations de Marx — dues parfois à la fatigue et par là même un peu relâchées et d’autant plus révélatrices — disant à propos de l’économie politique : « Cette science m’ennuie, j’ai bien envie de passer à d’autres sciences ». Dans quelle dimension se situe cette critique des sciences et ce passage d’une science aux autres sciences, si ce n’est dans une dimension du discours théorique qui n’est pas encore, n’est plus la généralité de science, mais bien une généralité d’un autre ordre?
Si on se souvient, donc par opposition au positivisme plat boukharinien et en consonance au contraire avec les desiderata de Gramsci, de cette complexe articulation entre discours théorique général et critique des discours de science, dans la pratique théorique de Marx XE "Marx" , alors on ne peut que pencher également du côté de Gramsci contre Boukharine XE "Boukharine"  dans une question dont l’importance n’est pas cette fois simplement épistémologique, mais bel et bien déjà politique, une question qui tient cher au coeur de Gramsci, dans toute sa carrière, et que Boukharine tend au contraire à supprimer ou à brouiller ou à effacer, la question de l’opposition entre le mécanique et l’organique. Dans le Manuel de sociologie le titre du passage qui correspond à cette question, c’est : « Le “Mécanique” et l’“Organique” », à la page 340, c’est à dire le premier texte de ces « Brèves remarques sur le problème de la théorie du matérialisme historique » qui forment à la fin du volume le Supplément que je vous avais demandé, d’avance, de lire et relire. Nous allons donc y venir maintenant pour tâcher de saisir les enjeux — donc déjà, en un sens, politiques — de ces questions d’épistémologie générale.
Le mécanique et l’organique, c’est une division à laquelle Gramsci tient. C’est au contraire une division que Boukharine XE "Boukharine"  tend à considérer comme, sinon nulle, du moins dépassée et devenue inutile à l’époque, c’est à dire en 1921, où il écrit le Manuel de sociologie. Il dit à la page 340 :

« 1° Le “Mécanique” et “L’Organique”. — Jusqu’à ces derniers temps, on opposait ces notions dans notre milieu. Dans le domaine des sciences sociologiques, nous, marxistes, nous protestions contre “l’explication mécanique”, préférant parler de liens “organiques”, etc., bien que nous fussions complètement étrangers aux préjugés de ce qu’on appelle l’école organique, en sociologie »

… toujours « en sociologie » puisque le matérialisme historique n’est pas supposé être autre chose que la généralité de science.

« Depuis, deux facteurs décisifs sont apparus : tout d’abord le renversement des conceptions sur la structure de la matière ; ensuite, le développement extraordinaire de l’idéalisme dans la science bourgeoise officielle. »

Alors, dans ces pages de Boukharine XE "Boukharine" , je prendrai simplement ce qui concerne le premier facteur dit décisif : « le renversement des conceptions sur la structure de la matière », parce qu’il est un bon exemple de marxisme mécaniste, précisément dans un texte qui prétend refuser ou dépasser l’opposition du mécanique et de l’organique, et qu’il est le germe même, le germe boukharinien de ce qu’on pourrait et même devrait appeler « le stalinisme théorique » — le stalinisme se trouve partout, non pas seulement dans la carrière politique de Staline, mais aussi dans la théorie.
Qu’est-il dit de ce renversement des conceptions sur la structure de la matière? Ceci :

« La révolution dans la théorie sur la structure de la matière a radicalement changé la conception de l’atome en tant qu’unité absolument isolée. Or, c’est précisément cette conception de l’atome qu’on reportait sur l’individu (“atome” et “individu” se traduisent en russe par un seul et même mot : “indivisible”). Les “Robinsonnades” dans les sciences sociologiques correspondaient exactement aux atomes de l’ancienne mécanique. Cependant, dans le domaine des sciences sociologiques, il s’agissait précisément de venir à bout des “Robinsonnades”. Il fallait énergiquement et résolument mettre au premier plan le point de vue social, ce qui avait été fait de façon géniale par Marx XE "Marx" , s’opposant aux théories des individualistes bourgeois, y compris les brillants “classiques” de l’économie politique (Smith XE "Smith"  et Ricardo XE "Ricardo" ). Les protestations contre l’élément “mécanique” dans le domaine des sciences sociologiques étaient-elles justifiées? Evidemment, oui.
Mais il ne faut pas se borner à rappeler des termes, sans comprendre l’essence de la question. Maintenant ce qui est juste dialectiquement, se transforme en son contraire. Car la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées. L’atome isolé et dépourvu de qualité est mort. L’élément du lien, de l’interdépendance, de l’éclosion de qualités nouvelles, etc. est rétabli dans tous ses droits. Opposer, la “mécanique” à “l’organique ” est, de ce point de vue, devenu un non-sens. »

Alors quelques remarques ici touchant l’enjeu politique. Si Gramsci, lui, tient d’une façon générale à l’opposition du mécanique et de l’organique, c’est pour des raisons qui touchent à l’action, pour des raisons qui sont les mêmes que celles qui ont animé le texte célèbre de « La révolution contre Le Capital » (entendez « Le Capital », le livre de Marx XE "Marx" ). Dans la mesure, en effet, où le livre de Marx peut-être lu d’une façon scientifique ou, plutôt, scientiste, il engendre une sorte de conviction plate que, la science étant du côté du prolétariat, le cours de l’histoire se charge de lui-même d’assurer la chute du mode de production bourgeois et de porter le prolétariat au pouvoir. Cette conception mécaniste, dite scientifique, est peut-être utile, elle est même certainement utile idéologiquement, et Gramsci est le premier à en convenir, pour tenir le coup dans les temps normaux, c’est à dire dans les temps de la domination bourgeoise, dans les temps de reflux de la révolution, mais c’est une conception essentiellement désarmante et qui donne lieu à des programmes mous ou révisionnistes qui, d’une façon générale, sape les bases de l’action et de l’imagination historiques. Il est donc très important de ne pas avoir de représentations mécaniques du type de nécessité historique dont parle Marx, à propos par exemple de la succession du capital au mode de production antérieur ou bien du prolétariat précisément au capital. Mais cet enjeu proprement politique échappe complètement à Boukharine XE "Boukharine" , à moins qu’au contraire Boukharine ne représente le moment du reflux de la révolution et le moment déjà stalinien du « socialisme dans un seul pays » et du développement des forces productives fondamentales (« Il faut renoncer à la révolution mondiale, se consacrer à la mobilisation pour la production »), ce qui était en effet le thème des années 1920-1921, en sorte que pour Boukharine aussi, et pas seulement pour Gramsci, il y a des enjeux politiques. La différence est que chez l’un ils sont avoués et chez l’autre ils sont cachés. Mais ce qui me paraît le plus grave, et en même temps le plus intéressant, est le lien entre ce relâchement politique et la carence théorique, laquelle ici se marque essentiellement par l’idée naïve, ou en tout cas inanalysée, que c’est dans les sciences de la nature ou sur le modèle des sciences de la nature que se font les changements fondamentaux, et qu’à partir de là les idées — en quel sens ce terme est-il pris? — se trouvent tout entières bouleversées, qu’il s’agisse des idées dans les sciences sociales ou bien de la culture et des représentations idéologiques en général.

Le temps nous manque malheureusement pour développer ici cet enjeu politique davantage. Nous y reviendrons la semaine prochaine en le liant aux autres enjeux, politiques également, qui sont ceux du § 1 de l’Introduction : « Les nécessités de la lutte de la classe ouvrière et les sciences sociales ».
 TC 10. Les enjeux politiques de la faiblesse théorique de Boukharine



Nous terminions la séance dernière en soulignant quel lien existe (à charge pour nous de le dégager et de le préciser) entre le refus de la pertinence de la division entre le mécanique et l’organique chez Boukharine, XE "Boukharine"  d’une part, ce qui n’est que l’un des aspects de la carence théorique boukharinienne en général, et d’autre part la passivité dans le domaine politique. C’est là une idée qui n’est pas de nous, mais de Gramsci lui-même. On trouve, par exemple, entre autres affirmations de ce lien, à la page 127 de Materialismo storico (G 227), les expressions suivantes :

« il n’est pas [n’a pas été] mis en relief que la loi statistique peut être employée dans la science et dans l’art politique seulement dans la mesure où les grandes masses de la population restent essentiellement passives — du moins pour ce qui regarde les questions qui intéressent l’historien et le politique — ou sont supposées restées essentiellement passives »…

…comme, bien évidemment, doit rester essentiellement passif, bien évidemment, identique à lui-même dans sa consistance, tout objet de science. Le danger de concevoir le matérialisme historique comme science est que la science n’a que des objets tandis qu’à l’histoire il faudrait des sujets. Et Gramsci souligne encore un peu plus loin :

« En fait, dans la politique », In fatti, nella politica, « le fait d’admettre la loi statistique », la loi statistique étant pour Gramsci le type même de la loi sociologique, « En fait, dans la politique, le fait d’admettre la loi statistique comme loi essentielle, fatalement opérante, n’est pas seulement une erreur scientifique, mais devient une erreur pratique en acte », ma diventa errore pratico in acto, « c’est elle qui favorise en outre la paresse mentale et la superficialité programmatique » ...

... entendez la superficialité dans les programmes des partis politiques ou dans les programmes de l’Internationale. Il y a par conséquent un lien, marqué fermement par Gramsci lui-même, entre la dénivellation le long de laquelle Boukharine fait redescendre la généralité du matérialisme historique au niveau d’une simple généralité de science, et puis l’erreur pratique en acte dans la politique, c’est à dire très précisément la paresse mentale et la faiblesse programmatique.
Afin de faire aussi le lien entre ce texte et celui que nous lisions la semaine dernière, disons pour notre part quelque chose de la faiblesse théorique générale de cette conception boukharinienne sur l’évolution générale des idées qui est finalement l’objet de ce paragraphe sur le mécanique et l’organique tel que nous l’avons lu la dernière fois.
Vous vous souvenez que Boukharine XE "Boukharine"  disait que l’opposition du mécanique et de l’organique a longtemps été topique et nécessaire pour les marxistes parce qu’au fond elle était la même chose que le refus de la sociologie ou de la philosophie politique ou de la philosophie de l’histoire bourgeoises, en tant que celles-ci sont essentiellement fondées sur le mythe idéologique de l’individu ponctuel et n’accèdent pas au point de vue du social, de la totalité sociale proprement dite. Mais aujourd’hui, pense et dit Boukharine, nous n’avons plus besoin de cette ancienne opposition. Aujourd’hui opposer le mécanique et l’organique est « devenu un non-sens ». Et pourquoi est-ce devenu un non-sens? Pour une première raison, la seule sur laquelle nous nous arrêterons — la seconde étant le développement de l’idéalisme dans la science bourgeoise officielle qui n’est pas notre objet.
Cette première raison est le renversement des conceptions sur la structure de la matière. Il s’agit de dire qu’il s’est produit des choses dans les sciences physiques, en particulier en ce qui concerne la théorie de l’atome, que l’atome lui-même est apparu comme un ensemble de relations, comme un monde ou un système solaire à lui tout seul, que par conséquent le parfum métaphysique qui entourait encore le terme même d’atome, c’est à dire l’indivisible ou l’individu, le non-sécable, a disparu, et que donc la mécanique elle-même n’est plus mécanique au sens métaphysique du terme, qu’elle n’a plus partie liée idéologiquement avec l’atome, équivalent de la sensation dans la théorie de la connaissance, de l’élément partes extra partes dans la représentation cosmologique générale des fondements de la science moderne chez Descartes XE "Descartes" , etc., comme si, par conséquent, quelque chose de social ou d’organique était déjà apparu dans les conceptions des physiciens.
Il est étonnant que Boukharine imagine, premièrement, que la science de la nature est la matrice de l’imagination théorique, le lieu conceptuel dominant — peut-être d’ailleurs n’a-t-il pas historiquement tort, mais il ne donne de cette conviction précisément aucune justification ni aucune analyse historique —, deuxièmement, qu’une importation des concepts ou des images a lieu à partir des sciences de la nature vers les sciences sociales — ce qui, là encore, n’est peut-être pas faux mais mériterait d’être analysé historiquement. Par exemple, pour Gramsci, il en va bien ainsi justement de la sociologie en tant que science sociale générale et, en son sein, de toutes les autres sciences sociales, dans la mesure où celles-ci sont analysées comme un certain produit historique de l’idéologie bourgeoise, elle-même fonctionnant comme retombée de la philosophie libérale en général, et chacun sait que la philosophie libérale en général, dans son thème spéculatif central qui est le thème transcendantal, est en effet appuyée sur la mathématique et la théorie de la nature ou la physique. Mais pour Gramsci il s’agit là, tout simplement, d’un phénomène historique. Il faudrait en effet analyser quels liens attachent les concepts des sciences naturelles aux concepts des sciences sociales, pourquoi le mouvement migratoire dans l’imagination théorique se fait d’amont en aval, c’est à dire pourquoi se trouvent précisément en amont les concepts des sciences de la nature et en aval les concepts des sciences de la société ; et enfin il faudrait savoir dans quel milieu circulent les concepts qui vont d’amont en aval ou qui s’importent de l’une de ces sciences vers l’autre. Ce milieu, ce ne sont pas simplement, comme à l’air de le dire Boukharine, les idées, au sens où dans un bon brave manuel d’histoire on parle du mouvement des idées, au dix-huitième siècle par exemple. Et c’est bien en ce sens, cependant, que parle Boukharine. Il dit que les idées, les idées en général, ont été bouleversées : « la conception actuelle de la matière a bouleversé les anciennes idées », comme si jamais dans le domaine philosophique pouvaient se produire des bouleversements dus simplement aux mutations conceptuelles internes à une science donnée, en l’occurrence ici à la physique. C’est là précisément une représentation mécaniste des choses qui ne livre pas ses présupposés, car on ne voit pas quelle est la justification historique de la domination des sciences naturelles — il faudrait y ajouter d’ailleurs : des sciences mathématiques au premier chef, et naturelles ensuite. On ne voit pas non plus ce qui assure le relais entre les conceptions théoriques internes des sciences de la nature et puis les conceptions théoriques internes des sciences sociales, ce qui permet l’importation des modèles théoriques de l’une dans l’autre. On voit simplement qu’il est admis que les idées — sorte de matériel psychologico-culturel qui n’est pas davantage déterminé par Boukharine — que chacun ou chaque groupe a dans la tête, sont en fait bouleversées par ce que font les physiciens. Pourquoi pas par ce que fait la publicité des marques de lessive ou par ce que font les mathématiciens ou les biologistes? Ce qui manque ici c’est une fois de plus la dimension philosophique et c’est une analyse historique et essentielle sérieuse de l’ensemble de la culture dans ses différents compartiments de science et dans sa totalité philosophique.
C’est à la faveur de ce manque théorique que Boukharine XE "Boukharine"  se donne les gants de dépasser l’opposition du mécanique et de l’organique. Ce qui est évidemment nécessaire, si l’on veut considérer que la généralité du discours matérialiste historique est une généralité de science ou sociologique, parce qu’en effet Gramsci, lui, considère bel et bien la généralité de science comme une généralité mécanique qui en elle-même n’atteint, si l’on veut, aucune vérité, ou simplement cerne celle qui concerne son objet lui-même abstrait, tandis que la vérité du discours matérialiste historique est d’ordre organique, c’est à dire qu’elle vise la totalité historique concrète, et qu’à ce titre elle a juridiction sur la pertinence et les limites historiques et sur la pertinence épistémologique des catégories de science elles-mêmes. Il s’agit là, dans les « Quistioni generali » du Materialismo storico, de l’opposition entre la logique interne et mécanique d’une science et puis la logique vivante, historique, singulière, concrète chaque fois et universelle d’une conception du monde ou philosophie.

Que les enjeux ici soient déjà politiques, nous l’avons dit. C’est le lien qui d’une façon générale attache Boukharine XE "Boukharine"  à Staline qui commence ici à se montrer. Mais nous le ferons peut-être mieux apparaître encore en revenant, comme je l’avais annoncé la semaine dernière, sur le § 1 de l’Introduction, non pas toutefois sur tout ce paragraphe, intitulé, je vous le rappelle, « Les nécessités de la lutte de la classe ouvrière et les sciences sociales » — encore que là aussi la platitude montre le bout de l’oreille d’une façon qu’il serait intéressant d’analyser, sous les aspects en particulier de la confusion entre la pratique au sens de la praxis et un concept pragmatique de la pratique, un simple concept du besoin, et de la confusion entre la prévision des phénomènes qui vont se produire et puis le caractère a priori du prendre-en-vue-d’avance en tant qu’acte constitutif des catégories scientifiques. Mais ce qui nous intéresse désormais c’est moins le manque théorique au niveau épistémologique que son enjeu politique et le lien entre les deux.
Donc ce § 1 explique que toutes les sciences dépendent de la pratique entendue au sens du besoin, que l’économie politique de la bourgeoisie correspond à son besoin de dominer le prolétariat et d’extorquer la plus-value et que, de la même façon, le prolétariat, lui, a besoin de connaître la manière dont la bourgeoisie produit, et de connaître sociologiquement le monde bourgeois issu du mode de production bourgeois afin de prévoir les réactions de la classe antagoniste et de pouvoir, par conséquent, développer sa propre stratégie et sa propre tactique, comme aussi de savoir ce qu’il pourra faire quand il viendra au pouvoir. C’est sur ce point que je voudrais maintenant m’arrêter en pénétrant le texte même :

« … il lui faut savoir », « lui » c’est le prolétariat dans sa lutte pour son émancipation, « il lui faut savoir de quoi dépend et par quoi est déterminée la conduite [des différentes] classes. Seules les sciences sociales peuvent répondre à cette question. »

Notez que là encore la substitution va de soi entre le matérialisme historique et les sciences sociales. Alors que si on lit Marx XE "Marx"  — j’en avais dit déjà quelque chose la semaine dernière — c’est au moins une question de savoir, non pas même si le marxisme est une science sociale, car il n’en est pas une, il est une philosophie de la praxis, si nous suivons Gramsci et nous le suivons, mais de savoir si même il y a un point de vue marxiste au niveau de ce que l’on appelle les sciences sociales. Va-t-il de soi qu’il y ait une sociologie marxiste ou un point de vue marxiste en sociologie? Va-t-il de soi qu’il y ait une économie politique marxiste ou un point de vue marxiste en économie politique? Nullement. Donc, à l’exemple même de Marx concevant son travail comme la critique des différentes sciences sociales à partir de la connaissance historique de l’essence de la totalité du mode de production bourgeois, nous devons ici plutôt soupçonner que ce que l’on appelle les sciences sociales sont elles-mêmes des produits idéologiques historiques de la bourgeoisie. Il n’est pas du tout évident qu’il faille sauver dans l’orbite marxiste quelque chose comme une sociologie, mais il est possible que le matérialisme historique soit à lui-même toute la sociologie qu’il doit jamais être et qu’il doive en tout cas servir lui-même à régler l’imagination d’une sociologie marxiste. C’est en tout cas une question. Et c’en est une parce que les choses sont pensées historiquement à l’égard ici de la sociologie comme elles sont pensées historiquement par Marx à l’égard de l’économie politique. Il ne s’agit pas du tout pour Marx de faire une économie politique marxiste, ce qui n’a pas de sens, puisque l’économie politique correspond entièrement, par son objet même, au mode de production bourgeois, mais peut-être de faire une politique et une économie qui, déracinant complètement l’objet même de l’économie politique, donnerait lieu à des sciences encore inédites et jamais coupées de la pratique politique, de la banalité quotidienne et du niveau philosophique, soit une révolution en effet culturelle, dont l’idée commence à se faire jour peu à peu et qui pour nous représenterait quelque chose d’inouï comme un point de vue prolétarien en philosophie et dans l’ensemble de la culture en général.
Par opposition à cette vue essentiellement historique, philologique dirait Gramsci, et proprement marxiste, il y a chez Boukharine XE "Boukharine" , malgré son affirmation du paragraphe suivant que toutes les choses changent tout le temps, il y a en fait un éternitarisme scientifique, c’est à dire ici scientiste, comme si les sciences sociales existaient depuis toujours et pour toujours, au moins par leur objet et même au fond par leur méthode. Seul, disons, l’intérêt de classe, conçu comme extérieur à la scientificité, introduirait une différence entre la pratique bourgeoise de ces sciences et puis leur pratique prolétarienne, tandis que ce que nous visons à essayer de comprendre, c’est que le point de vue de classe n’est pas extérieur à la scientificité de la science ni à la « philosophicité », si je puis risquer ce barbarisme, du philosophique. Lisons Boukharine :

« Seules les sciences sociales », donc, « peuvent répondre à cette question », c’est à dire encore une fois « savoir de quoi dépend et par quoi est déterminée la conduite [des différentes] classes. ». « Seules les sciences sociales peuvent répondre à cette question. Après la prise du pouvoir… », je souligne : « Après la prise du pouvoir », et en effet le texte est écrit en 21, il y a donc quatre ans que le pouvoir a été pris, « Après la prise du pouvoir, la classe ouvrière est obligé de lutter contre les Etats capitalistes des autres pays, et contre la contre-révolution dans son propre pays ; c’est alors qu’elle est obligée de résoudre des problèmes extrêmement difficiles concernant l’organisation de la production et de la distribution. Comment établir un plan de travail économique? Comment se servir des intellectuels? Comment gagner au communisme les paysans et la petite bourgeoisie? Comment former des administrateurs expérimentés, issus de la classe ouvrière? Comment approcher les larges couches encore inconscientes de leur propre classe? etc., etc. — autant de questions », continue le texte boukharinien, « dont la solution exige une connaissance approfondie de la société, des classes qui la composent, de leurs particularités et de leur conduite dans certaines conditions données. La solution de ces problèmes exige également la connaissance de la vie économique et des conceptions sociales des divers groupements sociaux. En un mot, elle demande l’utilisation pratique de la science sociale. La tâche pratique de la reconstruction sociale ne peut-être réalisée correctement que grâce à l’application d’une politique scientifique de la classe ouvrière, c’est à dire d’une politique basée sur la théorie scientifique, mise à la disposition des prolétaires, la théorie fondée par Marx. »

Ce texte me paraît extrêmement important et même extrêmement grave, tout simplement parce que le présupposé latent, et certes inconscient, du genre de questions ici soulevées et que nous venons de lire dans leur simple énumération, est tout simplement qu’on ne touche à rien, bien que l’on se situe après la prise de pouvoir. Toutes les catégories qui servent ici, comme celle, par exemple, de travail économique, comme celle d’intellectuel, comme celle d’administration, toutes ces catégories existent et continuent à exister après la révolution comme avant, elles sont donc en ce sens-là éternelles, elles sont celles qui définissent l’objet supposé constant de sciences supposées constantes : les sciences sociales. Il se trouve simplement que l’intérêt du prolétariat à connaître ces différentes catégories constitutives de l’objet de science n’est pas le même que l’intérêt de la bourgeoisie, mais ce point de vue de classe, si fortement affirmé dans le § 1, reste encore une fois totalement extérieur à la constitution de l’objet de science et aux méthodes de la science elle-même dont jamais les catégories ne sont mises en question. Il y a là tout simplement le germe du révisionnisme en tant que tel, et il est grave qu’on envisage, qu’on puisse même envisager après la prise de pouvoir que des questions comme celles que je vais donc maintenant relire demeurent pertinentes.
« Comment établir un plan de travail économique? », comme si le sens des différents termes de la question ne devait pas bouger après la prise de pouvoir, comme si par conséquent la révolution n’atteignait pas la totalité de la pratique sociale et laissait intacte l’idée même de travail économique. Il n’existe pas de travail économique comme tel, il existe un travail économique bourgeois, dans le mode de production bourgeois caractérisé, faut-il le rappeler, par l’opposition capital/force de travail en tant qu’opposition qui sous-tend toutes les catégories économiques, et en particulier celles de Smith XE "Smith"  et de Ricardo XE "Ricardo" , et dont la connaissance était déjà au niveau théorique le principe de la régulation des catégories de science, le principe de la domination théorique proprement philosophique de Marx XE "Marx"  sur de simples travaux de science (ou généralités abstraites) comme les travaux de Smith et de Ricardo.
Mais au niveau politique se reproduit ce qui se produisait au niveau théorique, il ne faut pas renoncer à ce que la prise de pouvoir remette en question l’idée même de travail et d’économie et donc le concept complexe de travail économique, qu’elle remette en question l’idée même, la notion même des intellectuels et l’ensemble de la culture, et par conséquent qu’elle empêche de poser platement cette question, par ailleurs cynique et inquiétante car on connaît son avenir, il est pour nous déjà du passé : « Comment se servir des intellectuels? ». La prise de pouvoir par le prolétariat doit changer quelque chose au statut de l’intellectuel en tant qu’intellectuel et doit changer quelque chose à la culture elle-même, à la science et à la pensée elle-même, et non pas simplement introduire la question dite « pratique », qui en fait est simplement pragmatique, de savoir comment on va se servir de cette espèce, de cette race éternelle qu’il y avait sous les bourgeois, qui subsiste par sa fonction éternelle, après la prise de pouvoir, à savoir les intellectuels.
De même la question des alliances de classes : « Comment gagner au communisme les paysans et la petite bourgeoisie? ». Bien entendu, la question des alliances de classes se pose. Mais est-elle même soluble? Est-elle même posable dès lors que des catégories comme celles des paysans et de la petite bourgeoisie subsistent tout simplement, autrement que comme des résidus en voie de disparition par la pratique révolutionnaire elle-même, subsistent tout simplement, éternellement, et comme définissant simplement l’extérieur par rapport au prolétariat? Si la prise de pouvoir par le prolétariat suppose vraiment la révolution, à ce moment-là il faut que la pratique sociale générale, la politique tout simplement d’ensemble — il n’y a de politique que d’ensemble — change quelque chose dans l’être paysan du paysan et supprime radicalement la source historique même de la petite bourgeoisie, en sorte que les questions ici posées ne soient plus que des questions résiduelles, et non pas des questions encore historiquement pertinentes.
De même, « Comment former des administrateurs expérimentés, issus de la classe ouvrière? » Qu’aura-t-on gagné, qu’aura gagné le prolétariat, et où sera le sens historique mondial de la révolution, si simplement il s’agit de puiser dans le prolétariat, et non plus dans la bourgeoisie, des administrateurs pour administrer le même sens de l’administratif que celui que nous connaissons sous le mode de production bourgeois? C’est l’administratif comme tel qui doit lui aussi bouger comme le commerce comme tel doit bouger, comme l’agriculture comme telle doit bouger. Tandis qu’ici ces catégories, une nouvelle fois, qui sont supposées être celles des sciences sociales, continuent à valoir dans le discours boukharinien.
On comprend donc quel peut être l’enjeu proprement politique des questions d’épistémologie générale, voire de philosophie au sens propre du terme, sur lesquelles se fait la division entre Boukharine XE "Boukharine"  et Gramsci, et comment des questions comme le rapport entre science et philosophie, ou bien la différence entre le matérialisme historique et la sociologie ou bien le mécanique et l’organique, le rapport entre les sciences de la nature et les sciences sociales, comment ces questions proprement philosophiques sont en fait toujours déjà des questions politiques.

Nous continuerons la lecture du Materialismo storico et la critique Gramscienne de Boukharine XE "Boukharine"  sur le fondement des « Questions générales » posées la semaine dernière et cette semaine. En ce qui concerne vos propres lectures, il est certain que le manque du texte italien doit être pour vous une gêne. À ce sujet, je signale que toute émission radiophonique suppose des textes d’accompagnement, que je ne les ai pas donnés bout par bout parce que j’ai traduit les indications bibliographiques et biographiques en début d’année assez longuement, mais que je les rassemblerai en un envoi qui vous sera adressé aux alentours du 15 février.
 TC 11. L’inaptitude de Boukharine à la dialectique 



Jusqu’à présent nous avons toujours emprunté les textes correspondant aux critiques les plus fondamentales que Gramsci adresse à Boukharine XE "Boukharine" , au même passage du Cahier 11, intitulé : « Quistioni generali » dans l’édition Einaudi du Materialismo storico, pages 129-133. C’est encore au dernier de ces textes que nous allons maintenant emprunter la matière de notre lecture. Après quoi, ces « questions générales » ayant été en place mises autant que faire se peut, nous reprendrons l’ordre du Cahier 11, c’est à dire non pas cette fois l’ordre de l’édition Einaudi mais celui des manuscrits, pour traiter dans ces derniers les points 14 et 15. Ce qui va nous donner les titres suivants :

d’abord « La dialectique », dernier titre donc des « Questions générales », p. 132 dans l’édition Einaudi (G 222) ;
puis « Sur la métaphysique », qui est le point 14 dans le Cahier 11 ;
et enfin « Le concept de “science” » qui est le point 15 dans le Cahier 11.

Il s’agit, toujours dans la correspondance entre les manuscrits et Einaudi, pour le texte sur la métaphysique, des pages 133-134 du Materialismo storico (G 200-202) et, pour le concept de « science », des pages suivantes, 135-138 (G 202-205). Naturellement nous ne viendrons pas à bout en cette seule séance de ces pages sur la dialectique, la métaphysique et le concept de « science », mais nous les entamerons, autant qu’il nous sera possible de le faire, en une trentaine de minutes.
Il est bien évident, en effet, qu’il ne suffit pas de reprocher à Boukharine XE "Boukharine"  un manque théorétique en général, mais qu’il faut encore voir comment ce manque s’exemplifie, autrement dit voir de quelle façon Gramsci fait le travail ou indique qu’il faudrait faire le travail qu’il reproche précisément à Boukharine de n’avoir pas accompli, le travail véritablement théorique qui exige donc la mise en place au moins de ces trois notions fondamentales la dialectica, la metafisica et la scienza, la dialectique, la métaphysique et la science. Je tâcherai de donner à ces leçons qui viennent maintenant le plus possible le tour de la lecture et de la traduction, conscient que le principal problème de ce cours est l’inaccessibilité des textes pour les auditeurs qui ne sont pas italianisants, mais bien entendu il va de soi que le commentaire est quelque chose d’irrépressible et que vous ne l’éviterez pas.
Je prends donc, à la deuxième phrase, le chapitre sur la dialectique, page 132 du Materialismo storico (G 222) :

« L’absence de tout traitement de la dialectique », il s’agit de l’absence d’un tel traitement, naturellement, dans le Manuel populaire de Boukharine XE "Boukharine" , « l’absence de tout traitement de la dialectique peut avoir deux origines ; la première peut être constituée par le fait que l’on suppose que la philosophie de la praxis se scinde en deux éléments : une théorie de l’histoire et de la politique conçue comme une sociologie, et par conséquent [c’est à dire] à construire selon la méthode des sciences naturelles (expérimentale au sens grossièrement [étroitement] positiviste), et une philosophie proprement dite qui viendrait ensuite et qui serait le matérialisme philosophique ou métaphysique ou mécanique (vulgaire). »

Cette phrase à son importance, puisqu’elle explicite l’origine de la façon dont Boukharine XE "Boukharine"  manque la dialectique ainsi que le lui reprochait, vous le savez, le testament de Lénine XE "Lénine"  lui-même. Il importe par conséquent de la regarder de près. La dialectique est manquée lorsque la philosophie de la praxis est supposée scindée en deux, d’une part en tant que théorie de l’histoire et de la politique, où on la conçoit alors comme une sociologie, et d’autre part en tant que philosophie proprement dite. À travers cette critique se profile déjà a contrario la position qui sera celle de Gramsci, à savoir que l’on ne peut atteindre la dialectique, dont je vous rappelle qu’il la conçoit expressément comme philosophie et non comme science, qu’à la condition que l’idée de philosophie proprement dite ne soit pas séparée de la théorie de l’histoire et et de la politique. Au demeurant il n’est pas difficile, dans cette séparation, de reconnaître la grossière division entre le donné empirique, bien entendu ici du côté de l’histoire et de la politique, et puis on ne sait quel toit philosophique immanent, éternel, toujours subsistant, une dimension du philosophique proprement dit, dimension dans laquelle il y aurait en soi et pour soi des attitudes, et en particulier l’éternel conflit de l’attitude matérialiste et de l’attitude idéaliste. En réalité, il est déjà idéaliste de s’imaginer qu’il existe ainsi une sorte de dimension philosophique dans laquelle on prend des attitudes ou l’on adhère à des doctrines, sans que cette dimension soit immédiatement la même chose que l’interprétation ou la théorie de l’histoire et de la politique. Il n’y aura en revanche véritablement de matérialisme, et de matérialisme véritablement dialectique, que si l’essence même du philosophique consiste dans l’historicité du logos ou encore dans ce que la fin de ce texte appellera « l’historisation concrète de la philosophie et... son identification avec l’histoire » (G 224). Tel est donc l’enjeu du texte sur la dialectique dont je reprends maintenant le fil :

« Même après la grande discussion qui a eu lieu contre le mécanisme », il s’agit de la discussion qui s’est poursuivie au congrès d’histoire des sciences de Londres, où Boukharine XE "Boukharine"  figurait et avait fait une communication, « Même après la grande discussion survenue contre le mécanisme, l’auteur du Manuel ne paraît pas avoir changé beaucoup sa façon de poser le problème philosophique. Comme il apparaît dans le mémoire qu’il a présenté au Congrès de Londres d’histoire de la science, il continue à tenir que la philosophie de la praxis se serait toujours divisée en deux : la doctrine de l’histoire et de la politique et la philosophie, laquelle il dit cependant être le matérialisme dialectique et non plus le vieux matérialisme philosophique.
Mais si la question est posée de cette façon-là, on ne comprend plus l’importance ni la signification de la dialectique, qui de doctrine de la connaissance et de substance médullaire [substantifique moelle] de l’historiographie et de la science de la politique, se voit ravalée au rang d’une sous-espèce de logique formelle, au rang par conséquent d’une scolastique élémentaire. »

Un peu compliquée, cette phrase demande cependant que nous revenions sur elle, parce qu’elle explicite au fond une parenté ou — je ne voudrais pas du tout ici anticiper sur les intentions propres de Gramsci, prenons donc par conséquent uniquement à mon compte ce que je vais dire — elle nous permet de relever une parenté profonde entre la pensée d’Aristote XE "Aristote"  ou la pratique théorique d’Aristote et celle de Gramsci lui-même. Je pense qu’il faudrait y ajouter : et celle de Marx XE "Marx" . Ce qui est certain, en tout cas, c’est que sous le titre de « logique formelle », d’autres passages par leur contexte le vérifieraient, c’est bel et bien la notion aristotélicienne de logique formelle qui est visée. Or de quoi s’agit-il dans ce concept aristotélicien XE "Aristote"  de logique formelle? Il s’agit du statut de la généralité. Elle était déjà notre question et elle est la question théorique fondamentale.
Au-dessus et au-delà des différentes régions ou des différents genres, dont les axiomes renferment et définissent l’objet et la méthode des diverses sciences, se profilent deux types de généralités, qui seront donc toutes les deux des généralités sans genre : d’une part la logique formelle, c’est à dire les axiomes communs à toutes les sciences, et il n’y en a finalement que deux, ce sont le principe d’identité et le principe de contradiction, et d’autre part cette généralité non plus formelle et cependant non plus générique, puisqu’elle n’est plus de science, donc entièrement problématique, qui est ou serait la généralité d’un savoir sur l’être en tant qu’être, l’être au-delà des différentes régions dans lesquelles se spécifie l’étant. Or il est clair que pour Gramsci la dialectique tient exactement le rang que tient chez Aristote la généralité non formelle, qui est celle de la question de l’être en général ou du discours sur l’être en général. C’est ainsi, en effet, que peut se comprendre le double refus, de la part de Gramsci, d’identifier la dialectique ou la théorie marxiste de la philosophie de la praxis en général soit avec une science, fût-ce avec la plus générale des sciences, c’est à dire, dans le projet de Boukharine XE "Boukharine" , avec la sociologie, soit avec un usage seulement formel du logos, avec la logique formelle ou les axiomes communs. Il ne reste donc plus qu’une place pour la généralité dialectique qui est celle-là même qu’occupe le discours proprement métaphysique chez Aristote.
Aussi nous ne sommes pas étonné de voir que la dialectique est appelée par Gramsci ici : « doctrine de la connaissance » ; elle est appelée encore par ailleurs : « gnoséologie ». Il s’agit là simplement d’un parler époqual ou, si vous préférez, d’un lexique historique. Il s’agit d’un langage moderne pour le dire encore plus simplement. Car il est certain que, depuis Kant XE "Kant" , c’est la métaphysique dans son essence, et dans la question de son fondement et de son fonctionnement, qui est elle-même visée lorsque l’on parle de « théorie de la connaissance » ou de « doctrine de la connaissance ». Erkenntnistheorie, en effet, désigne en allemand, non pas le travail épistémologique au sens où nous l’entendrions, c’est à dire au sens où il appuyé sur la positivité des sciences et tâche d’interpréter après coup le travail de celles-ci, mais bien la question de la connaissance au sens proprement métaphysique, c’est à dire la question centrale de la possibilité même de la philosophie moderne. On verra d’une certaine façon que Gramsci n’a pas abandonné, qu’au contraire il renouvelle l’idée qu’en effet la dialectique ou la théorie du matérialisme historique succède bel et bien à la tradition métaphysique en son plus haut, c’est à dire, bien entendu ici, en sa reprise hégélienne. Il reste que c’est simplement par défaut que le discours marxiste nomme encore « doctrine de la connaissance » la dialectique dans le moment même où il en recherche la signification et l’importance. Mais ces pratiques de détresse ou de paléographie ne sont pas propres à Gramsci. Nous sommes encore soumis à la même domination à l’égard de tout un lexique, peut-être aussi de toute une sémantique que cependant nous travaillons par ailleurs à périmer de la façon la plus rigoureuse possible. Je reprends le texte :

« La fonction et la signification de la dialectique ne peuvent être conçues dans toute leur fondamentalité que si la philosophie de la praxis est conçue comme une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée dans la mesure où elle surmonte (et en la surmontant inclut en soi les éléments vitaux) aussi bien l’idéalisme que le matérialisme traditionnel, expressions des vieilles sociétés. »

Ce qui veut dire par conséquent — je parlais à l’instant de paléographie ou de paléonymie, expressions reprises bien entendu à Derrida XE "Derrida"  — que le matérialisme lui-même n’est nullement un titre adéquat à son propre contenu ou à la philosophie de la praxis, pour le nommer autrement par conséquent, et que s’imaginer comme Boukharine XE "Boukharine"  qu’il existe une sorte de position matérialiste en philosophie, c’est déjà en réalité obéir à un présupposé traditionnel dont le fond est entièrement idéaliste ; c’est s’imaginer en effet qu’il existe ainsi une sorte de dimension philosophique générale des attitudes en philosophie, parmi lesquelles l’idéalisme et le matérialisme, et s’imaginer peut-être, pourquoi pas, dans la foulée, que le matérialisme dialectique n’est finalement que la correction de ce mouvement dans l’histoire, déjà matérialiste mais cependant mécaniste à des titres divers, qu’il reconnaît en effet d’une certaine façon comme son propre passé, comme si donc il n’y avait pas rupture, coupure fondamentale entre la philosophie de la praxis et l’ensemble de la tradition occidentale, matérialisme mécanique compris. Il faudra peut-être un jour, afin de respecter cette coupure, et penser effectivement à partir de l’avenir, renoncer à appeler la philosophie de la praxis « un matérialisme », non pas certes pour renoncer à ce que ce titre implique de dur et engage de polémique, mais plutôt pour éviter de retomber dans l’indétermination qu’il traîne aussi avec lui à l’égard de l’essence même de la philosophie. L’essence même de la philosophie est en cause dans la philosophie de la praxis, et par conséquent celle-ci ne peut pas légitimement, mais seulement par détresse, se nommer sous aucune des étiquettes ou par aucun des termes du passé, fût-ce par le terme de matérialisme. Ce qui implique que la liaison entre la philosophie et l’historicité est l’entière nouveauté de la philosophie de la praxis ; précisément, une nouveauté qui brise la complémentarité hégélienne de l’ancien et du nouveau, une nouveauté dure à l’égard de laquelle le passé est l’objet non pas tant d’une réinscription que d’une entreprise de combat et de destruction.

« Si la philosophie de la praxis », conclut ce paragraphe, « n’est pensée que de façon subordonnée par rapport à une autre philosophie, on ne peut concevoir la nouvelle dialectique, dans laquelle précisément ce surmontement s’effectue et s’exprime.
La seconde origine », de l’absence de traitement théorique de la dialectique chez Boukharine XE "Boukharine" , « semble bien être de caractère psychologique. On sent [bien] que la dialectique est quelque chose de fort ardu et de difficile, dans la mesure où la pensée dialectique va contre le vulgaire sens commun, lequel est dogmatique, avide de certitudes péremptoires, et possède la logique formelle comme expression. [...]
Ce motif me paraît avoir été un frein psychologique pour l’auteur du Manuel, lequel réellement capitule devant le sens commun et la pensée vulgaire parce qu’il ne s’est pas posé le problème dans des termes théoriques exacts et, par conséquent, qu’il s’est trouvé dans la pratique désarmé et impuissant. Si le milieu inéduqué et grossier a dominé l’éducateur, si le vulgaire sens commun s’est imposé à la science, et non l’inverse, [si c’est le milieu qui est l’éducateur,] alors il faut que l’éducateur à son tour subisse une éducation, mais le Manuel ne comprend pas cette dialectique révolutionnaire. La racine de toutes les erreurs du Manuel et de son auteur (dont la position n’a guère [même pas] changé depuis la grande discussion du Congrès de Londres) consiste précisément dans cette prétention de diviser la philosophie de la praxis en deux parties : une “sociologie” et une philosophie systématique. »

À l’inverse de cette prétention, Gramsci avance la sienne dans la phrase de conclusion du § dont l’importance me paraît extrême :

« Séparée de la théorie de l’histoire et de la politique, la philosophie ne peut être que métaphysique, alors que la grande conquête de [dans] l’histoire du penser moderne représentée par la philosophie de la praxis est précisément l’historicisation concrète de la philosophie et son identification avec l’histoire. »

Dans les cinq ou six minutes qui nous restent, je voudrais indiquer quel type de questions cette déclaration doctrinale fondamentale implique.
D’abord, une définition de l’usage gramscien du terme métaphysique, très proche en un sens, lorsqu’il est bien explicité, de l’usage heideggerien XE "Heidegger" , à savoir que « métaphysique » désigne le vide de la philosophie ou son manque théorétique fondamental (celui-là même qui chez Heidegger XE "Heidegger"  s’appellera « oubli de l’être »), vide ou manque qui se produisent pour autant que la philosophie a été scindée de la théorie de l’histoire et de la politique. Certes cette exploitation de la politique ne se trouve pas dans Heidegger. En revanche, celle de la théorie de l’histoire s’y trouve. Là encore il ne s’agit pas de tout confondre. La théorie de l’histoire se comprendra, dans l’ordre des questions qui nous occupent ici, c’est à dire dans l’ordre de la culture, comme une théorie de la superstructure et en particulier comme une théorie des intellectuels. C’est finalement sur le fondement d’une théorie historique des intellectuels qu’il paraît à Gramsci possible de surmonter effectivement le vide métaphysique de la tradition et, par conséquent, d’obtenir un usage véritablement dialectique de la pensée, tandis que chez Heidegger la théorie de l’histoire ce n’est pas la théorie des intellectuels comme un moment essentiel de la théorie de la superstructure, c’est la théorie du sens de l’être ou de la perpétuelle retombée de la pensée de la différence dans l’évidence de la présence. Et je ne me dissimule pas que le rapprochement de ces deux conceptions de l’histoire n’est en rien aisé. Il reste que l’idée d’une coupure avec la tradition dépend essentiellement de l’identification de la philosophie et de l’historicité est une idée commune aux deux penseurs, et qu’elle est chez tous les deux parfaitement distincte, par conséquent, d’une autre historicisation de la pensée qui est plutôt une « philosophication » de l’histoire, si vous me passez ce barbarisme, à savoir distincte de la pensée de Hegel XE "Hegel" . C’est bien évidemment chez Hegel que le développement propre de la pensée n’est plus séparable du développement de l’histoire. Mais le traitement de l’histoire est en réalité ici un traitement téléologique tel que le nouveau chaque fois, bien que préféré à l’ancien, ne jouit que d’une nouveauté apparente, puisqu’aussi bien le nouveau ne fait que mûrir ce qui était toujours en germe dès le début et que finalement ce n’est que le mouvement de l’idée dans sa scission à l’intérieur d’elle-même qui crée l’espace de la différence historique, dans lequel se meut l’ensemble de traits des figures de la conscience et en particulier des figures de la théorie philosophique. En revanche, il ne s’agit pas du tout dans la théorie de l’histoire — qu’on la prenne de façon heideggerienne ou qu’on la prenne de façon gramscienne, en tout cas pas du tout de façon gramscienne, cela est clair — d’une telle théologisation de l’histoire, mais il s’agit bien cependant de comprendre que l’historicité de l’histoire et la philosophie ne font qu’un.
La deuxième remarque que cette conclusion du §  appelle est que chez Gramsci, pas plus que chez Engels XE "Engels"  ou chez Marx XE "Marx" , il n’y a pur et simple reniement à l’égard de la philosophie et, en particulier, de la philosophie des modernes, mais au contraire que la philosophie de la praxis, au moment même où il s’agit de sa coupure à l’égard de la métaphysique, est nommée, est considérée comme la représentante de la pensée moderne (« La grande conquête de la pensée moderne … représentée par la philosophie de la praxis », dit le texte que nous lisons), et que par conséquent il n’est pas question là non plus de penser mécaniquement la rupture ou la coupure entre dialectique et vide métaphysique. Pour que cette rupture soit bien comprise, il faut par conséquent que soit encore mis en place le concept de métaphysique — c’est l’objet du texte suivant — et enfin mis en place le concept de science, c’est l’objet du texte encore suivant. L’un et l’autre, nous les lirons et nous les commenterons dans nos deux séances prochaines. Je vous rappelle quelles sont les références de ces deux derniers textes. Pour Sulla metafisica c’est : Materialismo storico, pages 133-134 (G 200-202) et, pour le concept de « science », Materialismo storico, pages 135-138 (G 202-205).
 TC 12. La rechute dans la métaphysique



Je vous rappelle où nous en sommes de cette longue lecture des passages les plus théoriques du Materialismo storico de Gramsci, c’est à dire, puisque Gramsci reproche à Boukharine XE "Boukharine"  de ne pas affronter les questions fondamentales sur l’essence de la philosophie, la véritable philosophie (« Qu’est-ce que c’est qu’une théorie? », « Quels sont les rapports entre le matérialisme historique comme discours de la généralité et les simples sciences sociales? »), que nous essayons donc, pour notre part, en suivant Gramsci et non nos propres inventions, de combler ce manque théorique et, par conséquent, d’affronter la série des concepts les plus généraux et les plus fondamentaux, à savoir dans l’ordre : la dialectique, la métaphysique et le concept de science.

« La dialectica » est le titre du passage qui commence page 132 et qui finit page 133 dans l’ouvrage d’Einaudi (G 222-224), que nous avons traduit la dernière fois et dont le thème fondamental était, je vous le rappelle, l’identification de la philosophie et de l’histoire. Nous abordons ce matin le deuxième thème et le deuxième texte, Sulla metafisica, à cette même page 133 (G 200).

« Peut-on retirer du Manuel populaire », demande Gramsci, « une critique de la métaphysique et de la philosophie spéculative? Il convient de dire que l’auteur manque le concept même de métaphysique, dans la mesure où il manque les concepts de mouvement historique, de devenir, et par conséquent le concept de la dialectique elle-même. »

Ce qui signifie que l’ordre des textes (la dialectique, puis la métaphysique, puis enfin la science) n’est pas seulement chez Gramsci, dans le Cahier 11, l’ordre des textes, mais bel et bien l’ordre des raisons comme aurait dit Descartes XE "Descartes" , l’ordre des questions ; à savoir qu’il y a une question plus générale encore que celle de la métaphysique, contrairement à ce que nous pourrions peut-être penser, qui est la question du mouvement historique du devenir ou encore de la dialectique elle-même, ce qui implique que l’on comprenne la métaphysique comme un produit historique et qu’on la détermine historiquement. Comme, d’un autre côté, il s’agit cependant de concevoir la dialectique précisément dans son opposition à la métaphysique et dans le réglage de la différence entre la métaphysique et la science, il y a donc une sorte de circulation elle-même historique et dialectique ici entre la recherche marxiste et le passé traditional de l’Occident.

« Il convient de dire que l’auteur », l’auteur du Manuel, Boukharine, « manque le concept même de métaphysique, dans la mesure où il manque les concepts de mouvement historique, de devenir, et par conséquent le concept de la dialectique elle-même. Penser une affirmation philosophique comme vraie dans une période historique déterminée de l’histoire, c’est à dire comme expression nécessaire et inséparable d’une action historique déterminée, d’une praxis déterminée, mais qui se trouve surmontée et “rendue vaine” dans une période ultérieure, penser ainsi sans pour autant tomber dans le scepticisme et dans le relativisme moral et idéologique, c’est à dire concevoir la philosophie comme historicité, est une opération mentale un peu ardue et difficile. »

Et ce « caractère ardu et difficile » est sans doute le motif de « caractère psychologique », disait le texte de la semaine dernière, pour lequel Boukharine XE "Boukharine"  fuit la réflexion fondamentale sur la nature de la dialectique et sur son rapport à la philosophie. Mais puisque Gramsci, lui, nous invite à ne pas fuir et que cependant il n’en dit, en ce passage au moins, pas davantage sur la façon de surmonter le scepticisme et le relativisme moral avec lequel on pourrait confondre la perspective historique, il faut essayer d’esquisser par nous-mêmes la question en ses deux points principaux.
Pourquoi s’agit-il là d’« une opération mentale un peu ardue et difficile? » D’abord parce que cette conception de la pensée elle-même comme mouvement historique suppose que l’esprit ou les opérations de l’esprit, comme dit la Tradition, soit en lui-même ou soient en elles-mêmes historiques. Il y a un premier exemple qui vient précisément à l’esprit ici et qui est celui du langage, ou plutôt, justement, non pas du langage comme faculté indéterminée de l’être humain parlant et raisonnable en général, mais bien du langage tel qu’effectivement il est toujours actué, c’est à dire des langues, lesquelles langues sont chaque fois et sont seulement elles-mêmes des produits sociaux et historiques. C’est, par exemple, le grand mérite de Humboldt XE "Humboldt"  que de refuser de transcender ce qu’il appelle « die Verschiedenheit der menschlich Sprachen », la diversité des langues humaines, cette sorte de confusion comme à Babel, cette confusion des langues qui n’est pas un avatar des langues, mais qui est leur essence. Son mérite est de refuser de coiffer cette diversité des langues historiques du toit spéculatif d’une grammaire pure logique ou encore d’une catégorialité anhistorique de la pensée humaine. Voir, dans le même ordre d’idées et de difficultés, le débat qui à la fois unit et sépare Aristote XE "Aristote" , Heidegger XE "Heidegger" , Benveniste et Derrida XE "Derrida" .
Nous ne sommes sommes donc pas complètement démunis pour comprendre comment, au moins sur l’exemple des langues, on peut et on doit saisir l’esprit lui-même d’une façon essentiellement historique. Mais cela ne suffit point. Car l’historicité de l’esprit, y compris comme langue historique, est toujours conçue par le matérialisme historique au sens précis où la pensée — Gramsci dit : « il pensiero », dans la généralité et avec, je dirais, la gravité avec laquelle les Allemands de leur côté disent : « das Denken » — où la pensée est expression d’une société. C’est, par exemple, ce que disait déjà la page 132 (G 223) :

« La fonction et la signification de la dialectique ne peuvent être conçues dans toute leur fondamentalité que si et seulement si la philosophie de la praxis est conçue comme une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée dans la mesure où elle surmonte (et en la surmontant en inclut en elle les éléments vitaux) autant l’idéalisme que le matérialisme traditionnel, expressions des vieilles sociétés. »

L’historicité fondamentale de la pensée, comprise de façon marxiste, suppose donc encore le deuxième point suivant : c’est que la société ne soit pas comprise, comme elle l’est précisément à l’horizon des seules sciences sociales, comme un agrégat de phénomènes d’un certain ordre seulement, les phénomènes précisément sociaux à côté desquels il y en aurait encore d’autres. Il faut comprendre que dans le discours marxiste, dans celui en tout cas ici de Gramsci, la société désigne la totalité concrète de la pratique, le lieu et la façon, le seul lieu et la seule façon, dont ce que Heidegger XE "Heidegger"  appelle le Dasein, l’être-homme, subsiste. Mais, à l’inverse, cela suppose que la société est comprise, je dirais, ontologiquement. Ce qui veut dire qu’une société historique chaque fois donnée — puisqu’il n’existe pas plus de société en général que de production en général — est à travers toutes ses occupations (ce qu’on appelle « ses activités » et « ses secteurs ») pré-occupée à faire un monde. Le thème n’est pas développé par Gramsci, mais ce n’est pas la première fois que nous remarquons, chez lui comme chez Marx XE "Marx" , l’usage constant de l’adjectif « mondial », et aussi l’usage du singulier dans son unicité pour désigner l’histoire.
Il y a une sorte de toit spéculatif, au-dessus du texte de Gramsci, et invisible en un sens dans ce texte — peut-être invisible à son auteur même — sur lequel nous voudrions au contraire diriger l’attention et que nous voudrions transformer en un lieu de questions. C’est peut-être bien en effet la question la plus urgente à l’horizon même de la pratique critique contemporaine que celle du toit théorique du marxisme. D’où l’importance de la reprise du thème de la mondialité ou de l’histoire, tout court et au singulier, comme Histoire du Monde. La phrase que nous venons à l’instant de relire, page 132 [G 223], parle ce langage comme s’il allait de soi, et ce qui va de soi ici simplement c’est la générosité de la succession de la Tradition dans le marxisme : « ... une philosophie intégrale et originale qui inaugure une nouvelle phase dans l’histoire et dans le développement mondial de la pensée, etc. », laquelle est à son tour, donc, expression de la société ou chaque fois, plus exactement, des sociétés historiquement déterminées à partir du mode de production.
Je disais donc que pour ne point tomber ici, c’est à dire à cause de l’historicité fondamentale de l’esprit, dans le piège de ce qui s’appelle cette fois un historicisme, et dans le relativisme sociologique ou autre, il faut bien concevoir la société en sa dimension ontologique comme préoccupée, au-delà de toutes ses occupations, à faire un monde — et que c’est bien le présupposé de Marx dans les Manuscrits de 1844 (mais qui n’a jamais été renié nulle part) que de concevoir la production comme l’unité-de-l’homme-et-de-la-nature et de concevoir la tâche véritable de la société comme la production de cette production elle-même, comme l’accouchement d’un monde en tant qu’« unité essentielle de l’homme et de la nature » dans l’athéisme fondamental. Il va de soi que développer ces questions est en effet, comme indique malicieusement Gramsci, « una operazione mentale un po’ ardua e difficile » (une opération mentale quelque peu ardue et difficile). Le § continue ainsi :

« L’auteur en revanche », Boukharine XE "Boukharine" , « tombe en plein dans le dogmatisme, et par conséquent dans une forme, fût-elle purement naïve, de la métaphysique ; ce qui est clair à la fin de son introduction, lorsqu’il pose le problème, lorsqu’il finit de poser la problématique [dans sa problématique même], là où l’on voit sa volonté de transformer la philosophie de la praxis dans la construction d’une “sociologie” systématique, sociologie en ce cas signifiant précisément métaphysique naïve. »

Par conséquent, ce qui signale spécifiquement que l’on tombe dans la métaphysique et sa naïveté fondamentale ou son idéalisme, même lorsqu’elle n’est plus naïve au sens ordinaire, c’est précisément la substitution à la théorie du matérialisme historique de la généralité de science de la simple sociologie. C’est bien, par conséquent, cette question sur le statut de la généralité entre philosophie et science qui commandait toutes les autres, et c’est pourquoi nous avions, il y a quelques semaines, commencé nous-mêmes par elle.

« Dans le paragraphe final de l’introduction », poursuit Gramsci, « l’auteur ne sait pas répondre aux objections de certains critiques qui soutiennent que la philosophie de la praxis ne peut vivre que dans des oeuvres concrètes d’ordre historique. Il ne réussit pas à élaborer le concept de philosophie de la praxis comme “méthodologie historique”, et celle-ci à son tour comme philosophie, comme la seule philosophie concrète, c’est à dire qu’il ne réussit pas à poser ni à résoudre du point de vue de la dialectique réelle le problème que Croce XE "Croce"  s’était posé et avait cherché à résoudre du point de vue spéculatif. »

Le problème, on le voit surgir tout de suite, c’est cette liaison que nous croyons nécessaire entre l’historicité et puis l’individualité ou la singularité des domaines d’étude. L’idée d’une étude de l’historicité en tant qu’étude générale ou plus exactement même universelle, et même en tant qu’étude de l’universalité comme telle, puisqu’il s’agit de la philosophie identifiée à l’histoire, cette idée suppose effectivement que sur l’historicité de l’historique on ait un point de vue auquel l’histoire en tant que science de l’histoire ne peut pas s’élever. C’est là qu’intervient cette détermination que j’appelais ontologique, celle qui chez Heidegger XE "Heidegger"  se signale par des questions comme celle de l’identité de l’essence de la technique moderne à l’essence de la métaphysique moderne, et chez Marx XE "Marx"  par l’écart de sens entre la production comme industrie et la production comme production du monde d’un sujet réel, c’est à dire qui n’ait même plus à se définir dans son opposition au Dieu de la Tradition. Donc Boukharine XE "Boukharine"  ne réussit point à pénétrer dans ces questions.

« En lieu et place d’une méthodologie historique, d’une philosophie, il construit une casuistique de questions particulières conçues et résolues dogmatiquement, quand encore elles ne sont pas résolues d’une façon purement verbale, par des paralogismes naïfs aussi bien que prétentieux. »

Une nouvelle fois ici est affirmé le lien entre l’impuissance à pénétrer des questions philosophiques d’ordre théorique le plus général, autrement dit la confusion entre philosophie et science, d’une part, et d’autre part, non plus, comme nous l’avions longuement souligné les semaines précédentes, le révisionnisme programmatique, mais bien ce qui est son pendant théorique, le dogmatisme. Ce qui est absolument stupéfiant, historiquement et politiquement parlant, est la précision avec laquelle Gramsci, cependant en prison, et alors que la fortune de Staline est encore au moment seulement de se décider, trace avec exactitude tous les traits caractéristiques de ce qu’il faut malheureusement continuer à appeler le stalinisme tant politiquement que théoriquement.

« Cette casuistique pourrait cependant être utile et intéressante si du moins elle se présentait comme telle, sans autre prétention que de donner des schémas approximatifs de caractère empirique, utiles pour la pratique immédiate. Du reste on comprend qu’il devait en être ainsi, puisque [dès lors que] dans le Manuel populaire la philosophie de la praxis n’est pas une philosophie autonome et originale, mais la [une] “sociologie ” du matérialisme métaphysique. »

Une nouvelle fois est soulignée, par Gramsci donc et non par nous, que l’origine de toutes les erreurs de Boukharine XE "Boukharine"  dans le Manuel populaire est la confusion entre philosophie et sociologie, c’est à dire entre le statut scientifique de la généralité et le statut philosophique de la généralité. L’un des produits funestes de cette confusion est de priver le matérialisme historique de sa nouveauté, périlleuse mais riche, en tant précisément que philosophie ou que succédant à la philosophie. En effet, l’un des produits de cette confusion, soulignions-nous déjà la dernière fois, est l’évidence qui autorise à ranger la dialectique, le matérialisme historique, derrière une étiquette ou une position supposée existante en elle-même dans le ciel des attitudes philosophiques en général, qui serait le matérialisme en matière de métaphysique. Alors qu’au contraire, si Gramsci emploie l’expression « philosophie de la praxis », beaucoup plus souvent que matérialisme historique ou matérialisme dialectique, ce n’est pas seulement, comme on l’a dit, c’est peut-être aussi mais ce n’est pas seulement par une prudence carcérale et pour éviter d’irriter les autorités fascistes de sa prison, auxquelles, je crois, il aurait bien mal échappé par un camouflage aussi léger, mais c’est parce qu’il veut éviter de comprendre déjà d’avance la philosophie de la praxis comme un matérialisme ou de la comprendre déjà d’avance comme une option ou attitude métaphysique. Il la pense historiquement comme dialectique au sens historique, dialectique entièrement à inscrire à partir de la pratique du prolétariat et de l’avant-garde du parti. Et c’est seulement dans l’invention, elle-même pratique, d’une théorie encore inouïe, d’une sorte de point de vue prolétarien dans la généralité, qu’il devient possible de déterminer le sens même du terme matérialisme, et d’expliquer le rapport même de cette nouvelle généralité qui fait tournant dans l’histoire à l’égard du nom dont la généralité jusqu’ici s’est toujours couverte dans l’histoire elle-même, à savoir le nom de métaphysique. D’où la sévérité avec laquelle Gramsci juge l’emploi indéterminé du terme métaphysique chez Boukharine — c’est ce que dit la suite immédiate du texte.

« Metafisica per esso », « La métaphysique pour lui », c’est à dire pour Boukharine, « signifie seulement une certaine formulation philosophique déterminée, la formulation spéculative de l’idéalisme, et non pas déjà », sous-entendu : comme il le faudrait et comme moi, Gramsci, je le pense, « toute formulation systématique qui se pose comme vérité extra-historique, comme un universel abstrait en dehors du temps et de l’espace. »

Or le matérialisme métaphysique est précisément une telle formulation systématique qui se pose comme vérité extra-historique, et à ce titre elle est fondamentalement métaphysique ou bien, comme nous dirions, nous, idéaliste. C’est à dire qu’on n’est pas idéaliste parce qu’on appartient au courant reconnu et repéré qui s’appelle l’idéalisme, on peut l’être aussi bien lorsque l’on s’installe simplement in abstracto dans une position dite matérialiste et qui n’est pas consciente du caractère paléonymique de son propre intitulé. Autrement dit, le lien du matérialisme historique avec le matérialisme mécaniste, par exemple du XVIIIe siècle français, ce lien est à écrire entièrement, comme toujours dans le travail herméneutique, à partir du matérialisme dialectique. Il est non pas une filiation qui expliquerait quelque chose, mais une sorte de recherche en paternité effective, qu’il faut elle-même expliquer dans le risque total du présent, ou plutôt même encore de l’avenir, puisque décidément il s’agit ici de quelque façon d’écrire ce toit spéculatif ou ce toit théorique plutôt que spéculatif, ce toit théorique du marxisme qui chez Marx XE "Marx"  lui-même, après la flambée des Manuscrits de 1844, n’a plus fait l’objet d’un travail explicite. Je relis par conséquent cette phrase importante pour la détermination du rapport entre dialectique et métaphysique chez Gramsci :

« La philosophie du Manuel populaire (implicite en lui) peut être appelée un aristotélisme positiviste… »

Qu’il en aille bien ainsi, nous en avons assez dit en lisant, par exemple, le § 7 du Chapitre I du Manuel pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y revenir aujourd’hui.

« La philosophie du Manuel populaire (implicite en lui) peut être appelée un aristotélisme positiviste, une adaptation de la logique formelle aux méthodes des sciences physiques et naturelles. »

Et nous avons également déjà dit que, pour réfuter ce faux aristotélisme, ce pseudo-aristotélisme qui n’est en fait que le positivisme des modernes du XIXe siècle, Gramsci, lui, s’appuie sur la véritable conception d’Aristote XE "Aristote"  concernant les sciences et la généralité d’ordre non scientifique qui est proprement philosophique. La logique formelle dont il s’agit, par conséquent, est soit le niveau de la logicité formelle au sens aristotélicien XE "Aristote"  propre, par exemple le principe de contradiction et le principe d’identité, soit est son remplissement positiviste moderne fictif — je dis « fictif » parce qu’Aristote, lui, savait très bien qu’à ce niveau-là on parlait logikos et non pas phusikos, c’est à dire on parlait seulement dans les mots et non pas sur les choses mêmes, ce que le positivisme oublie — le remplissement donc de cette généralité vide par une pseudo-généralité pleine de l’ordre de la science, la généralité fictive du sociologique à l’horizon de toutes les sciences sociales. Alors que l’enjeu de la lutte de Gramsci est d’expliquer que le matérialisme historique en tant que langage philosophique de la généralité ne laisse aucune place à une généralité de science, qu’on peut si on veut appeler sociologique, qui coifferait encore toutes les sciences sociales, mais que c’est au contraire la théorie générale qui remplit directement la fonction régulatrice et la fonction de décision fondamentale à l’égard des différentes sciences dans une généralité qui n’est pas encore de science. Le lien entre le scientisme, le dogmatisme et le révisionnisme est ici une fois de plus, par conséquent, parfaitement souligné. Et c’est sans doute la leçon théorico-politique la plus importante de ces textes. C’est en vérité la raison pour laquelle je les ai choisis.
Il nous faut, par conséquent, entrer à la suite de Gramsci dans la reprise de cette question sur la logicité formelle, sur la généralité de science, de métaphysique et de dialectique. Poursuivons donc la traduction.

« La philosophie du Manuel populaire (implicite en celui-ci) peut être appelée un aristotélisme positiviste, une adaptation de la logique formelle aux méthodes des sciences physiques et naturelles. »

C’est ce remplissement monstrueux dont je parlais à l’instant.

« La loi de causalité et la recherche de la régularité, de la normalité, de l’uniformité, sont substituées à la dialectique historique. Mais comment, de cette façon-là, avec une telle conception, peut-on en déduire le surmontement, le “renversement” qui est l’oeuvre de la praxis? »

Il est évident qu’à ce scientisme correspond l’hypostase métaphysique d’une nature des choses historiques, et par conséquent que leur historicité effective disparaît. S’il s’agit de prévoir des effets déterminés d’une nature, on ne voit plus du tout quel jeu reste pour la praxis. D’où la phrase suivante :

« L’effet, mécaniquement, ne peut jamais surmonter [dépasser] la cause ou le système des causes ; de là vient qu’il ne peut avoir d’autre développement que le plat et vulgaire développement qui est celui de l’évolutionnisme.
Si “l’idéalisme spéculatif” est la science des catégories et de la synthèse a priori de l’esprit, c’est à dire une forme d’abstraction anti-historiciste, la philosophie implicite dans le Manuel populaire est un idéalisme à la renverse », un idealismo alla rovescia, « en ce sens que des concepts et des classifications empiriques se substituent aux catégories spéculatives, mais qu’ils sont tout aussi abstraits et anti-historiques que celles-ci. »

Telle est la solidarité théorique, avant de devenir bientôt historique et politique, entre l’idéalisme et le dogmatisme révisionniste scientiste.
 TC 13. La confusion entre causalité et déterminisme et la question de la méthode