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Jean-Jacques ROUSSEAU - Comptoir Littéraire

23 oct. 2018 ... Livré à lui-même, Jean-Jacques put puiser sans discernement dans les romans .... Il est consacré à l'examen des instruments naturels par lesquels les corps se ..... exercés, peu sujet aux maladies dont la plupart naissent de la vie civilisée. .... Par où l'on voit encore combien Rousseau est loin de l'image ...




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André Durand présente

Jean-Jacques ROUSSEAU

(Suisse-France)

(1712-1778)

 INCLUDEPICTURE "http://atheisme.free.fr/Biographies/Photos/Rousseau.jpg" \* MERGEFORMATINET 

Au fil de sa biographie s’inscrivent ses œuvres
qui sont résumées et commentées
(surtout ‘’La nouvelle Héloïse’’, ‘’Émile’’ et ‘’Les confessions’’
qui sont étudiés dans des dossiers à part).


Bonne lecture !
D’une famille protestante d’origine française qui s'était réfugiée en Suisse dès 1549 et établie à Genève, il naquit le 28 juin 1712, au 40, Grand-Rue dans la vieille-ville. Sa mère, atteinte d’une fièvre puerpérale, mourut dix après. Il fut soumis donc, avec son frère aîné, à l’humeur et à l’éducation fantasques de son père, Isaac, qui regrettait de ne pouvoir remplacer son épouse perdue, mais qui fut assisté par sa sœur cadette, « tante Suzon » qui s’installa à la maison. Livré à lui-même, Jean-Jacques put puiser sans discernement dans les romans d'amours laissés par sa mère, et ‘’L’astrée’’ éveilla de bonne heure son esprit romanesque. Mais il lut aussi Plutarque (qui lui donna le goût de la vertu), Ovide, Bossuet, La Bruyère, Fontenelle. En 1721, son frère aîné, voué au vagabondage, disparut.
En 1722, le père, obligé de s’expatrier à la suite d’une rixe, le mit en pension chez le pasteur Jean-Jacques Lambercier, à la campagne, à Bossey. Lui, qui était un écorché vif, vécut alors trois années heureuses (entre 1722 et 1724), abandonné à sa paresse et à ses rêves. En 1726, revenu à Genève, après un séjour chez son oncle Bernard, il fit un apprentissage indolent et sans plaisir, tour à tour chez un greffier et chez le graveur Ducommun qui le traitait brutalement : victime de l'injustice, il parvint à supporter les mauvais traitements, mais devint dissimulé, menteur, fainéant et chapardeur.
Le soir d’un dimanche, le 14 mars 1728, rentrant trop tard d’une promenade, il trouva les portes de la ville fermées. Par crainte d’être battu, rien ne le retenant vraiment dans cette patrie qui lui avait légué une position intermédiaire entre les aspirations politiques et humaines des «gens du bas» et celles des «citoyens» patriciens détenant le pouvoir, il décida de partir, à pied, comme il le fera si souvent par la suite, sur les routes de Savoie, entrant ainsi dans une existence picaresque avec ses seize ans et ses rêves. Mais il fut vite accueilli par un prêtre qui l’envoya à Annecy auprès de Mme de Warens, jeune femme qui était toujours lancée dans des entreprises hasardeuses, vivait surtout d’expédients ; ainsi, elle-même récemment convertie au catholicisme, elle était étrangement rétribué «à la pièce» par le roi de Sardaigne pour chacun des nouveaux convertis qu’elle amenait (la conversion de Rousseau lui valut donc quelques louis !). La rencontre, le 21 mars, de «la belle convertisseuse» laissa une impression inoubliable au jeune homme. Elle le fit aller à Turin dans un hospice de catéchumènes où, le 21 août, il abjura le protestantisme. Il fut un temps laquais d’une Mme de Vercellis. Puis, à la suite d’un vol, il fut chassé et, en décembre, entra au service du comte de Gouvon en tant que secrétaire, ce qui était pour lui une occasion de s’instruire. Mais, humilié par ces maîtres orgueilleux, il préféra partir sur les routes avec un vaurien genevois pour mener alors une vie misérable et insouciante, dormant à la belle étoile. Revenu en 1729 auprès de Mme de Warens, qu’il appelait désormais « Maman », qui était de six ans plus âgée et pour laquelle, semble-t-il, il n'éprouvait alors que des sentiments filiaux. Elle le fit entrer au séminaire, mais quelques mois suffirent pour révéler ses médiocres dispositions pour la prêtrise. Il s’enthousiasma alors pour la musique, à laquelle il allait consacrer une part décisive de son activité de créateur, et entra pour six mois à la maîtrise de la cathédrale d’Annecy. Au cours de l’année 1730, il alla à Lyon avec un maître de chapelle, Venture. Mais il l’abandonna aussitôt pour retourner, toujours à pied, à Annecy. Par malheur, Mme de Warens était absente. Il reprit donc sa vie errante, passant par Nyon où vivait son père, par Fribourg, par Lausanne où il tenta sa chance comme maître de musique, faisant même jouer, sans presque rien y connaître, une cantate de sa composition. Il passa l’hiver 1730-1731 à Neuchâtel où il vécut de leçons. Au printemps, il était de nouveau sur la route, interprète d’un soi-disant archimandrite, archevêque de Jérusalem qui quêtait pour le Saint-Sépulcre. Il passa par Berne et Soleure et se rendit à Paris où, en 1731, il comptait devenir précepteur du neveu d’un certain colonel Godard : on lui offrit une place de laquais ! Aussi, à la fin de l’année, revint-il, pour la troisième fois, auprès de Mme de Warens qui, désormais, vivait à Chambéry : ce fut son dernier grand voyage à pied. Elle lui trouva une situation stable au cadastre qu’il quitta cependant en 1732 pour donner des leçons de musique. Il connut alors une vie agréable : table mise, petits concerts qu’il dirigeait, composition de cantates, lecture de livres nouveaux qui lui permirent de combler méthodiquement les lacunes d’une éducation longtemps négligée : histoire, géographie, latin, astronomie, physique et chimie, écriture d’une comédie, ‘’Narcisse’’. Souvent malade, il passait les beaux jours à la campagne. Il rêvait de finir ses jours auprès de sa « Maman » qui, en 1734, fit de lui son amant, même si elle était déjà la maîtresse de son valet de chambre, les deux hommes s'entendant d'ailleurs fort bien. Et ce fut le comble du bonheur quand, en 1735, elle acheta, tout près de Chambéry, une maison de campagne, ‘’Les Charmettes’’. Mais, en 1737, souffrant de malaises persistants, il alla chercher un diagnostic à la faculté de médecine de Montpellier, occasion d'une autre idylle, passagère. À son retour, il se trouva supplanté par un jeune rival, Wintzenried. Pendant des mois, la maison connut une atmosphère orageuse. En août 1738, il fut installé aux Charmettes, mais seul et ulcéré, livré à la solitude et à ses rêves, vivant cependant enfin en accord avec lui-même, libre et sans contrainte.
En 1740, il fut, à Lyon, précepteur des deux enfants du grand-prévôt Jean Bonnot de Mably. Il rédigea alors un ‘’Projet pour l’éducation de M. de Sainte-Marie’’, l’aîné « de huit à neuf ans » qui « était d'une jolie figure, l'esprit assez ouvert, assez vif, étourdi, badin, malin, mais d'une malignité gaie. Le cadet, appelé Condillac, paraissait presque stupide, musard, têtu comme une mule, et ne pouvait rien apprendre. » (‘’Confessions’’, VI). Ce fut un échec, et Rousseau dut retourner aux Charmettes, pour un dernier séjour lui aussi plein d’orages.
En 1742, lui qui était bon mathématicien vint tenter fortune à Paris avec un nouveau système de notation musicale, présentant sur ce sujet, à l’Académie des sciences, un mémoire qui fut refusé. Et il ne reçut que des encouragements. Il dut se résigner à vivre de leçons de musique. Il chercha l’appui de grandes dames, devint secrétaire de Mme Dupin, femme d'un conseiller du roi, se lia d’amitié avec Diderot et Grimm. Puis Mme de Broglie lui procura une place à Venise, chez l’ambassadeur de France, M. de Montaigu. Devenu un personnage, il voyagea en chaise, distribua des pourboires. Mais, par malheur, M. de Montaigu était un incapable plein de morgue. Rousseau, d’autant plus pointilleux qu’il ne voulait pas retomber au rang de valet, exigeait des égards, disputait la préséance aux gentilshommes. La brouille éclata, si vive qu’il fut chassé de Venise, n’emportant que la révélation de la musique italienne et sa rancune de roturier contre l’inégalité sociale. Ses loisirs lui avaient permis de publier une “Dissertation sur la musique moderne”, mais pas de se montrer sensible à cette ville exceptionnelle, comme l’ont remarqué les Goncourt («Rousseau le descriptif a passé à Venise sans être plus touché de la féerie du décor et de la poésie du milieu que s’il avait été secrétaire d’ambassade à Pontoise»).
De retour à Paris, il vécut pauvrement dans un galetas, mais joua pourtant au bel esprit et à l’homme de société. Il compléta sa culture, ébaucha une farce, écrivit une comédie, ‘’L’engagement téméraire’’, se remit à la musique. En 1745, il écrivit avec Rameau un ballet, ‘’Les muses galantes’’ qui le signala à M. de Richelieu qui le chargea de réduire en un seul acte la comédie-ballet de Rameau, sur un livret de Voltaire, “La princesse de Navarre” que le roi avait souhaité revoir après ce remaniement dont les deux auteurs s'étaient poliment déchargés sur ce débutant plein d'avenir. Il écrivit donc à Voltaire une lettre fort déférente, lui demandant la permission d'apporter des changements à son texte. Voltaire répondit assez légèrement qu'il pouvait bien en faire ce qu'il voulait. Rousseau s'exécuta, coupa, réécrivit, changea le nom de l’opéra qui devint “Les fêtes de Ramire” et fut représenté à Versailles, le 22 décembre. Mais son nom ne fut pas même cité et il fut blessé du fait que ni Voltaire ni Rameau ne prirent la peine de savoir ce qu'il était advenu de leur œuvre. Lui, qui avait seize ans de moins, qui n'avait pas encore commencé à écrire, avait beaucoup d’admiration pour l’oeuvre de la star internationale qu’était Voltaire, mais allait, toute sa vie, souffrir de ce que l'autre ne le considère pas comme un interlocuteur sérieux : «Je vous hais... en homme digne de vous aimer si vous l'aviez voulu !».
En 1746, il fut secrétaire puis hôte de Mme Dupin, l’épouse d’un financier richissime, et de son beau-fils, M. de Francueil (le grand-père de George Sand) avec qui il fit des études en chimie, alla avec eux en été à leur château de Chenonceaux où il écrivit un poème, “L’allée de Sylvie”, nom d'une allée du parc qui bordait le Cher. Il composa :
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‘’Les institutions chimiques’’
(1746)

Premier livre

Il est est consacré aux problèmes de la nature des premiers éléments et de la composition des corps.

Deuxième livre

Il est consacré à l’examen des instruments naturels par lesquels les corps se conservent, s’altèrent et peuvent être connus (le feu, l’air, l’eau et la terre).

Troisième livre

Il est consacré aux instruments artificiels de la chimie (fourneaux, dissolvants, etc.).

Quatrième livre

Il est consacré aux opérations chimiques nécessaires pour utiliser ces instruments et connaître les corps (distillation, fusion, fermentation, etc.).

Commentaire

C’est un gros ouvrage sur les rudiments de cette science dont l’essentiel consiste en une synthèse, une vulgarisation et une mise à jour de l’ensemble des connaissances en chimie de l’époque : Rousseau explique les grandes thèses des chimistes les plus illustres, relève différentes expériences et études (lumière, pression atmosphérique, etc.) et signale les instruments à utiliser dans chaque cas, les propriétés de ces instruments et l’utilisation qu’on doit en faire. De par son caractère général et simple, cet ouvrage aurait pu être utile en son temps et contribuer à l’avancement des connaissances en chimie. Aujourd’hui, cependant, son contenu proprement scientifique est quelque peu dépassé et n’a guère plus d’intérêt que pour l’histoire des sciences. Néanmoins, cet ouvrage éclaire la pensée et l’oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, puisqu’il offre une perspective originale sur son rapport avec les sciences et avec la philosophie et qu’il montre les germes de son génie littéraire. Cette preuve tangible de l’intérêt qu’il avait pour les sciences étonne en raison de ses propos critiques envers les sciences dans le ‘’Discours sur les sciences et les arts’’ et dans le ‘’Discours sur l’inégalité parmi les hommes’’, dans lesquels il allait les rendre responsables de la majorité des vices et des maux qui affectent l’humanité. On a donc souvent pensé qu’il en était un pur et simple détracteur. ‘’Les institutions chimiques’’ viennent donc faire contrepoids à cette opinion, en montrant un Rousseau qui maîtrisait les sciences, s’y appliquait et partageait, dans une certaine mesure, l’optimisme de son siècle pour leurs bienfaits et leur progression : « La connaissance de nous-mêmes, c’est-à-dire celle de notre corps et celle des corps qui nous environnent sont d’une extrême utilité pour notre conservation, pour notre commodité, et même pour nos plaisirs. […] Cependant, c’est peut-être par elle [la chimie] seule que l’on peut se flatter de parvenir à la connaissance la plus exacte que nous puissions acquérir de tout ce qu’on appelle matière. »
En outre, les premières pages de chacun des livres des ‘’Institutions chimiques’’ nous montrent l’affinité de Rousseau avec la méthode scientifique expérimentale de l’époque. Non seulement récusa-t-il à de nombreuses reprises la philosophie naturelle traditionnelle pour être trop spéculative et détachée du réel (il faut, pour connaître la nature, « congédier les philosophes et leurs belles hypothèses » et entrer « dans le laboratoire d’un chimiste »), mais il inscrivit également sa démarche dans la voie tracée par Descartes dans son ‘’Discours de la méthode’’ : «Tâchons donc dans nos recherches […] de n’admettre aucune hypothèse ; effaçons de notre esprit toutes les idées que nous pouvons en avoir conçues par habitude ou par préjugé, et suivant en ceci la méthode des géomètres appliquons-nous à considérer [l’élément naturel] comme un être parfaitement inconnu et dont nous ne pourrons jamais déterminer autrement la nature qu’en la déduisant de celles de ses propriétés qui nous sont les plus évidentes.» Toutefois, Rousseau ne réduisait pas la science à l’expérimentation, puisqu’il se montra soucieux « de l’harmonie générale et du jeu de toute la machine », c’est-à-dire de la compréhension des phénomènes dans leur généralité. Il reconnut ainsi une certaine valeur aux théories en ce qu’elles permettent d’englober et de dépasser les observations particulières : pour lui, les explications mécanistes sont insuffisantes à elles seules pour expliquer la nature des choses et il importe que tout scientifique soit conscient de son ignorance au sujet des premiers principes et qu’il exerce son jugement sur les différentes théories en place, ce qu’il fit d’ailleurs dans cet ouvrage.
D’autre part, on trouve dans ‘’Les institutions chimiques’’ quelques effets littéraires remarquables, tels une comparaison entre le théâtre d’opéra et le théâtre de la nature ainsi qu’un rapprochement entre l’être humain et le verre. On perçoit à travers des descriptions scientifiques parfois fastidieuses qu’il était déjà un écrivain exceptionnel dont le talent ne demandait que de mûrir encore un peu pour se déployer dans toute sa puissance.
Somme toute, ‘’Les institutions chimiques’’ sont donc un ouvrage dont le contenu scientifique est de peu d’intérêt, mais dont la réflexion sur la science est digne de considération et gagne à être mise en relief dans l’ensemble de l’oeuvre de Rousseau.

Pour une raison que nous ignorons, ni Rousseau ni Paul Moultou, à qui il avait légué l’ouvrage avant sa mort, ne le publièrent ; il fut ainsi oublié et perdu. Ce n’est qu’au début du XXe siècle qu’on y prêta attention et qu’il fut finalement publié, dans les tomes XII et XIII des ‘’Annales J.-J. Rousseau’’ (1918-1920). L’éditeur y a joint trois articles inachevés sur l’utilité du plomb, du cuivre et de l’arsenic, qui devaient vraisemblablement faire partie d’un cinquième livre des Institutions chimiques.
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En 1746, Rousseau qui était accueilli dans les salons mais était timide, maladroit, un parleur médiocre qui n’osait faire la cour aux grandes dames, s’attacha à une jeune servante d’auberge douce, affectueuse mais ignorante et vulgaire («une femme imprésentable» selon Montherlant), Thérèse Levasseur dont il eut, à la fin de l’automne, un premier enfant qu’il mit à l’hospice des Enfants-Trouvés, puis un second, en 1748, qui y fut placé aussi, et trois autres allaient se succéder. Peu à peu, par habitude, par goût de la simplicité, par aspiration au repos, par besoin d’être soigné, Rousseau se laissa enchaîner à Thérèse, à « la tribu » des Levasseur. Mais il se trouvait ainsi dans une situation fausse qui contribuait à l’écarter de la vie mondaine, à se sentir « peuple » dans des milieux encore marqués par l'idéal aristocratique.
Le 9 mai 1747 était mort son père.
Devenu l’ami de Grimm et de Diderot, il allait collaborer de façon importante à “L’encyclopédie”, étant sous contrat pour des articles de musique qui allaient être nombreux et savants
Au début d’octobre 1749, il allait voir Diderot, qui était emprisonné au château de Vincennes pour sa “Lettre sur les aveugles”, quand il tomba, dans ”Le Mercure de France” sur la question mise en concours par l’académie de Dijon pour son prix annuel : «Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs». « À l'instant de cette lecture, allait-il raconter dans ‘’Les confessions’’, je vis un autre univers et je devins un autre homme... En arrivant à Vincennes, j'étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la ‘’Prosopopée de Fabricius’’, écrite en crayon sous un chêne. II m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement» (‘’Livre deuxième’’, chapitre 8). Il découvrit l’idée qui allait faire l'unité de toute sa pensée : l'être humain est bon et heureux par nature ; c'est la civilisation qui l'a corrompu et qui a ruiné son bonheur primitif. Et il prit soudain conscience d'une éloquence dont il ne soupçonnait pas encore qu’elle allait le condamner à une tâche d’écrivain qu'il abhorrait et adorait à la fois. Par goût du paradoxe Diderot l’incita à défendre son idée, mais ce fut du fond du coeur, et non par jeu, que Rousseau le fit, ayant l'impression de découvrir sa vérité, de devenir « un autre homme » en prenant ainsi le contre-pied de son siècle : contre la vie mondaine, le luxe et les agréments d'une société policée si profondément loués par Voltaire. En réalité, cette idée était l'aboutissement de tout son passé, l'expression profonde de son tempérament. Sa formation genevoise, les leçons des prédicateurs, les lectures stoïciennes lui avaient donné le sens de la liberté et de la justice, le goût de la vertu, le mépris des richesses. Sans doute les douceurs de la société semblaient l'avoir pris tout entier ; mais le sujet du concours réveilla soudain les vieux sentiments et lui fit ressentir comme une blessure le désaccord entre son fond vertueux, sa vie simple et la société corrompue qu'il fréquentait. De là venait la gêne qu'il éprouvait dans ces milieux et qui était un obstacle à son succès ; n'était-ce pas un reste de simplicité plébéienne qui l'attachait, au mépris du scandale, à Thérèse Levasseur, humble servante d'auberge? Tout s'expliquait maintenant : son malheur datait de son entrée dans une société pervertie par le luxe et la civilisation. Telle était l'histoire de l'humanité tout entière : bonheur des êtres primitifs, corruption et malheur des peuples civilisés.
Il composa :
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“Discours sur les sciences et les arts,
dissertation philosophique et morale”
(1750)

Essai

Les sciences et les arts ont corrompu les mœurs au lieu de les épurer. L’auteur se proposait d’en donner des preuves historiques et de prouver qu'il ne pouvait en être autrement.

Première partie 

Rousseau convoquait des exemples tirés de l'histoire de Sparte, d'Athènes et de Rome, puis de celle des États modernes pour constater que :
- En adoucissant la vie sociale, les sciences et les arts aident les tyrans à asservir les êtres humains : « ils étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu'on appelle des peuples policés... »
- Il n’y a pas de lien nécessaire entre progrès moral et progrès de civilisation.
- Le progrès aboutit à la corruption des mœurs d'une société. De nos jours, les mensonges de la bienséance ont remplacé la vertu : les vices sont voilés sous la politesse ou déguisés habilement en vertus. « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection ».
- S’il est irréversible et même réparateur, l’état de culture est essentiellement insuffisant.
- La civilisation a corrompu la nature humaine : supériorité du barbare sur le civilisé, de la constitution de Sparte sur celle d’Athènes, etc..
Ainsi, dans l'Histoire, le progrès des sciences, des arts et du luxe a perdu l'Égypte, la Grèce, Rome, Constantinople, la Chine, tandis que les peuples ignorants et primitifs (Germains, vieux Romains, Suisses, sauvages de l'Amérique) ont conservé leur vertu et leur bonheur. Quelle eût été l'indignation de l'antique Fabricius devant la décadence de Rome !

Seconde partie 

Nées de nos vices et de notre orgueil, les sciences encouragent à l'oisiveté et détruisent le sens religieux sans rétablir la morale. Quant aux arts, ils sont inséparables du luxe, agent de corruption et de décadence. Enfin, la culture intellectuelle affaiblit les vertus militaires et fausse l'éducation : elle forme des savants et non des citoyens.
Le secret de la vertu n'est donc pas dans la folle science : « Ô vertu, science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d'appareil pour te connaître? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les cœurs? et ne suffit-il pas, pour apprendre tes lois, de rentrer en soi-même et d'écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voilà la véritable philosophie... »

Commentaire

En 1750, les lieux communs des philosophies antiques retrouvés par Rousseau (d’où la fameuse ‘’Prosopopée de Fabricius’’ attribuée à cet homme politique romain du IIIe siècle avant Jésus-Christ qui fut célèbre pour son incorruptibilité et qui est le héros d’une des ‘’Vies’’ de Plutarque), parurent nouveaux et originaux.
On se demande depuis des siècles si les connaissances développées par l'humanité aident à mieux vivre, à mieux être. À première vue, il est assez simple de voir que les savoirs et les techniques ont permis l'augmentation de notre niveau de vie et l'amélioration de nos conditions de vie. Mais cette idée n'est pas partagée par tous. Rousseau, par exemple, défendit la thèse contraire. Il expliqua que le progrès dans les connaissances, malgré son apparence brillante, est en réalité néfaste.
D'abord, il pensait que les avancements dans les sciences (à prendre au sens général de «savoirs») et les arts favorisent l'élite et permettent la consolidation de leur pouvoir sur le peuple. Il voulut souligner par là que les savoirs sont souvent réservés à l'élite : élaborés par et pour elle. Et n’est-ce pas encore le cas à notre époque? tout le monde, y compris dans les pays occidentaux, ne peut pas s'offrir tout ce que la technologie permet.
Bien plus, pour Rousseau, le développement des sciences s'accompagne du luxe, c'est-à-dire de richesses débordantes et inutiles, parce que superficielles, ce qu’il critiqua dans un esprit très moderne. En outre, au fur et à mesure que les sciences se perfectionnent, le goût des arts s'étend et les besoins souvent inutiles s'accroissent, ce qui contribue à l'asservissement du peuple. En effet, souligna-t-il, il est beaucoup plus difficile de soumettre un peuple autonome qui satisfait seul à ses propres besoins, réduits souvent au strict minimum. Il pensa, par exemple, aux autochtones découverts en Amérique, qui vivaient dans la simplicité et qui n'avaient besoin d'aucun gouvernement ou d'aucun prince pour satisfaire les besoins les plus vitaux. Enfin le progrès, selon lui, ne contribue en rien à notre bonheur. L’exemple probant en est justement que ces peuples primitifs découverts à l’époque, dont les moyens techniques étaient faiblement développés, n'en étaient pas moins heureux.
Si le but de l'humanité est le bonheur de tous, elle ne doit pas s'entêter dans une vaine curiosité et une vanité sans relâche qui la poussent à vouloir tout savoir. Finalement, non seulement les sciences et les arts ne permettent pas le bonheur selon Rousseau, mais ils font du peuple des esclaves, privés de liberté naturelle et souvent miséreux. Pourquoi ne pas développer la sagesse pratique (dans les actions) plutôt que la connaissance et les savoirs? En effet, pourquoi chercher la superficialité, alors que la simplicité et une vie saine et naturelle pourraient nous rendre plus libres de l'asservissement par les plus forts? Il faudrait aspirer à une vie plus proche de la nature, où la société telle que nous la connaissons n'existerait pas. Au lieu de laisser développer les besoins inutiles et de donner le soin aux plus riches de nous les fournir à leur gré, on pourrait développer une société où la curiosité, la compétition et la vanité ne soient pas valorisées. Pourquoi vouloir tout savoir et tout théoriser sur le monde quand on sait à peine se comprendre soi-même? La vision de Rousseau remettait donc en question tous les fondements de la société, de l'organisation sociale faite par les êtres humains.
Ces considérations sont étonnamment modernes et peuvent facilement être rapprochées de questionnements contemporains par exemple sur le partage des richesses, la pollution de l'environnement, la société de consommation et donc sur la légitimité du progrès scientifique tel que nous le connaissons. Bien sûr, Rousseau ne pensait pas à tout cela. À travers ses réflexions, le dogme du progrès était ébranlé : il entraîne beaucoup d'inégalités et son utilité pour l'atteinte du bonheur est à remettre en question.
Ces positions allaient à l’encontre des idées que Voltaire avait développées dans “Les lettres philosophiques” et dans “Le mondain”. « Les philosophes », en réaction contre la morale d'austérité et de renoncement du siècle précédent, chantaient le luxe, le progrès matériel qui engendre le progrès moral et conditionne le bonheur. Au moment où l'Encyclopédie allait symboliser cette foi dans la civilisation, voici que ce « barbare » se dressait, soutenant que les sciences et les arts corrompent les mœurs, que le bonheur est dans la vie simple, que la vertu dépend non de la science mais de la conscience !
Habitués à des écrits spirituels ou à de froides dissertations, les contemporains se laissèrent prendre à l'âpreté du moraliste, à l'éloquence de son style. Pour les lecteurs de 1750, le ‘’Discours sur les sciences et les arts’’, qu’on allait appeler conuramment « le premier Discours », rendait un son nouveau.
Cette éloquence sans cesse nourrie de réminiscences classiques paraît aujourd'hui d'une rhétorique bien artificielle (il y a trop d’apostrophes, d’interrogations, d’exclamations, d’antithèses et de formules dans le texte de la prosopopée), mais Rousseau s'enflammait pour ses idées et l'on est sensible à l’enthousiasme d’une âme sincère, à cette ardeur où l’on perçoit parfois l’amertume d’un homme blessé par la vie.
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Le 23 août 1750, l’Académie de Dijon couronna la réponse de Rousseau qui remporta le prix et accéda à une célébrité qui allait ne jamais le quitter. Chose encore rare à l'époque, sa notoriété allait devenir telle qu'elle lui valut souvent, à Genève ou à Paris, d'être reconnu dans la rue grâce aux nombreux portraits de lui qui circulaient dans les milieux cultivés.
Le ‘’Discours sur les sciences et les arts’’ fut publié en novembre et souleva aussitôt une foule de réfutations, notamment celles du pasteur Vernet, de Grimm et du roi de Pologne Stanislas. Mais le ‘’Discours préliminaire‘’ de ‘’l’Encyclopédie’’ par d’Alembert évoqua l’originalité de la position de Rousseau sans la rejeter absolument au nom du progrès. À son tour, Rousseau, que cette polémique rendait célèbre, protesta contre les déformations infligées à sa pensée en déclarant qu’était loin de lui l’idée de détruire la société civilisée et de prêcher un retour à la vie primitive, qu’il jugeait impossible et dangereux :
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“Lettre à Grimm”
(1751)

Elle porta sur les controverses suscitées par le “Discours”.
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‘’Lettre à Stanislas’’
(1751)

« Gardons-nous de conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les universités et les académies. Nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie ; et les mœurs n’y gagneraient rien… On n’a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompu ; cherchons à faire une diversion sage, et tâchons de donner le change à leurs passions […] Les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité. »
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Dans sa préface à sa comédie en un acte, ‘’Narcisse ou L’amant de lui-même’’, Rousseau ajouta : « Les arts et les sciences, après avoir fait éclore les vices, sont nécessaires pour les empêcher de se tourner en crimes ».
S’étant fait, contre la civilisation, le champion de la vie simple, de la pauvreté et de la vertu, il décida une « réforme » personnelle, un renoncement à la vanité symbolisé par la simplicité de sa mise ; mettant ainsi son « image » en conformité avec sa pensée, il délaissa les habits de ville pour la robe de bure et le bonnet d'Arménien qu'on lui voit dans un portrait réalisé en 1766 par Allan Ramsay à la demande du philosophe David Hume. On lit au ‘’Livre huitième’’ des ‘’Confessions’’ : « J’étais ce jour-là dans le même équipage négligé qui m’était ordinaire : grande barbe et perruque assez mal peignée. » Il quitta son poste de secrétaire, devint copiste de musique pour gagner sa vie en « homme libre » délivré de l’obligation des grimaces complaisantes, cette existence modeste et ce travail minutieux le rendant heureux. Mais il fit porter aux Enfants-Trouvés son troisième enfant. En fait, il ne put aller jusqu’au bout de sa « réforme » : il fréquentait encore les Encyclopédistes, le salon de D’Holbach, discutait musique avec Grimm, son plus cher ami après Diderot. Et, profitant de ses premiers succès, il fit représenter :
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“Le devin de village”
(1752)

Opéra-comique

Colette, délaissée par Colin, pleure et se lamente. Mais il y a, dans le village, un devin, et elle décide d'aller le voir pour savoir si elle pourra regagner le coeur de son amoureux. Il lui répond que Colin l'a quittée pour une autre femme, mais qu'au fond, il l'aime toujours. Il se fait fort de ramener l'infidèle à ses pieds et lui conseille de feindre l'indifférence à son égard. Or Colin annonce au devin qu'il veut revenir vers Colette. Mais le devin lui affirme qu'il est trop tard : Colette est tombée amoureuse d'un monsieur de la ville. Colin, au désespoir, demande au devin de l'aider par quelque sortilège. Le devin tire de sa poche un livre de grimoire et un petit bâton de jacaob, avec lesquels il fait un charme. De jeunes paysannes, qui venaient le consulter, laissent tomber leur présents, et se sauvent tout effrayées en voyant ses contorsions. Il annonce à Colin la venue de Colette. Elle arrive, mais il ne sait comment l'aborder. Elle fait sa coquette et lui dit qu'elle ne l'aime plus. Il annonce son départ du village. Elle le rappelle et ils se réconcilient. Le devin se réjouit et convie les jeunes villageois à chanter le bonheur des amants.
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L’opéra-comique fut représenté d’abord devant la Cour, à Fontainebleau (la reine Marie-Antoinette y tenant le rôle de Colette), puis à l’Opéra. Ce fut la gloire, mais elle arrivait trop tard : prisonnier de son attitude, de sa timidité, de sa maladie, Rousseau bouda son succès, n’osa pas être présenté au roi, ce qui équivalait au refus d’une pension royale.
‘’Narcisse ou L’amant de lui-même’’, joué à la Comédie-Française, fut un échec.
Il publia :
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“Lettre sur la musique française”
(1753)

Dans la querelle musicale dite des «bouffons» (qui opposait, depuis 1752, les admirateurs de l’opéra-bouffe créé par Pergolèse aux tenants de l’opéra français classique représenté par Rameau), Rousseau défendait la musique italienne.
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L’opéra de Rousseau, ‘’Les muses galantes’’, fut répété dans le salon de Mme de La Poplinière.
Au même moment, “Le Mercure” publia un second sujet de concours : «Quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle».
En 1754, pendant la composition de sa réponse, pour consacrer son divorce avec le monde des « esclaves », Rousseau fit un voyage à Genève où il reprit son titre de « citoyen d’une cité libre » et abjura le catholicisme pour revenir au calvinisme. Allait-il se fixer définitivement dans sa patrie? Non : l’installation de Voltaire aux ‘’Délices’’, la froideur du Grand Conseil, le décidèrent à rester en France où son humeur étrange commença à le brouiller avec ses amis.
Pour ‘’l’Encyclopédie’’, il composa l’article “Économie politique” qui fut publié en 1755.
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“Essai sur l'origine des langues”
(peut-être écrit en 1754)

Essai

Contre la fiction sensualiste et l'idéologie d'un langage outil de communication, Rousseau liait à l'expression de l'individualité ou de l'identité une parole capable aussi bien d'exprimer le concert des coeurs (politique, au besoin), que de diviser radicalement.

Commentaire

Il fut publié en 1781 dans les “Traités sur la musique”.
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En 1753, l'Académie de Dijon avait proposé ce nouveau sujet : « Quelle est l'origine de l'inégalité des conditions parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle? » Au cours d'un séjour à Saint-Germain, Rousseau conçut sa réponse : « Enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et, comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable source de ses misères. Mon âme, exaltée par ces contemplations sublimes, s'élevait auprès de la divinité ; et, voyant de là mes semblables suivre, dans l'aveugle route de leurs préjugés, celle de leurs erreurs, de leurs malheurs, de leurs crimes, je leur criais d'une faible voix qu'ils ne pouvaient entendre : ‘’Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux viennent de vous !’’ » (‘’Confessions’’, VIII). La racine du mal était donc dans la vie sociale, puisque la nature avait fait l'être humain pour la vie isolée. Mais, plus directement, le problème de l'inégalité remettait en question les bases mêmes de la société contemporaine.
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“Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
Essai de philosophie politique”
(1755)

Essai

Rousseau affirma, dans la préface, que «La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l'homme». Négligeant l'inégalité physique, il étudia l'origine de l'inégalité morale ou politique. Il imagina ce qu'était l'homme à l'état de nature, en le dépouillant de toutes les facultés artificielles qu'il doit à la vie sociale.

Bonheur de l’homme primitif

À l'état de nature, l'homme avait une vie essentiellement animale : la rude existence des forêts avait fait de lui un être robuste, agile, aux sens exercés, peu sujet aux maladies dont la plupart naissent de la vie civilisée. Son activité intellectuelle était à peu près nulle : « L'homme qui médite est un animal dépravé. » Vivant dans cet équilibre parfait avec la nature, sans pensée, ni angoisse, ni aucune institution (langage, famille), il était heureux, ses seules passions étant naturelles et aisées à satisfaire : « Je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas ; et voilà ses besoins satisfaits [...] Ses désirs ne passent pas ses besoins physiques ; les seuls biens qu'il connaisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos ; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim [...] Je voudrais bien qu'on m'expliquât quel peut être le genre de misère d'un être libre dont le cœur est en paix et le corps en santé. » - « Son âme, que rien n'agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle sans aucune idée de l'avenir. » Entre ces êtres l'inégalité naturelle était négligeable ; elle ne leur était d'ailleurs pas sensible puisqu'ils n'avaient « presque aucune sorte de relation entre eux. », qu’ils vivaient indépendants et heureux, l'exercice de la force étant tempéré par la pitié.
C'est en effet le point capital de l'argumentation de Rousseau : la nature ne destinait pas l'homme primitif à la vie en société ; pendant des milliers de siècles peut-être, il a vécu solitaire et par suite indépendant, et c'était un élément essentiel de son bonheur. Il ne se distinguait des animaux que par sa plus grande intelligence, par la conscience d'être libre et non soumis à l'instinct, et par la faculté de se perfectionner qu'il possédait en puissance et qui aurait pu ne jamais se développer. Il a fallu toute une suite de circonstances malheureuses pour « rendre un être méchant en le rendant sociable ».

Les trois étapes de l’inégalité

C'est la propriété qui, donnant naissance à la société, a corrompu les humains et développé l'inégalité. Auparavant, peu à eu, les hommes primitifs, vivant isolés, ont conquis la supériorité sur les animaux. Puis s’établit la famille qui « introduisit une sorte de propriété », et la liaison entre familles créa des groupes. Déjà différent de la pure nature, cet état antérieur à la propriété et à la société fut néanmoins le plus heureux de l’humanité, un âge d’or paradisiaque.
Première étape : Poussés par le sentiment de perfectibilité, les êtres humains se sont associés, se sont organisés et ont formé la société civile, dont l'acte de naissance est la première affirmation de la propriété : «Ceci est à moi». Ce fut une rupture irrémédiable, une catastrophe qui n’est pas inscrite dans l’essence de l’être humain mais qui créa des riches et des pauvres, engendra l’ambition, la jalousie, la tromperie, l’avarice, les conflits. Les inégalités sociales n’ont fait que croître avec le temps et les traditions, renforçant les inégalités naturelles. Constamment en lutte avec les pauvres, les riches, sous prétexte de les protéger, leur ont proposé habilement d’instituer un contrat, de contenir les ambitieux, et d’assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. « Telle fut ou dut être l’origine de la société et des lois, qiui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et, pour le profit de quelques ambitieux, assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. »
Deuxième étape : Des magistrats ont été élus pour faire respecter ces lois : de là résulta l'inégalité de la hiérarchie sociale.
Troisième étape : Le pouvoir légitime s’est transformé en pouvoir arbitraire : les magistrats élus, se proclamant héréditaires, ont établi le despotisme et provoqué la guerre (ce qui était, selon Hobbes, la condition naturelle). De ce fait, l'inégalité règne parmi les peuples policés, « puisqu'il est manifestement contre la loi de nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »
Rousseau résuma sa thèse dans la formule : «La nature a fait l'homme heureux et bon, mais la société le déprave et le rend misérable.»

Commentaire

Au début, Rousseau fit une distinction, apparemment triviale, entre animalité et humanité qui est peut-être son principal apport philosophique, car dans le critère qui sépare le règne humain du règne animal gît toute la formule de l'humanisme moderne. La bête, sans doute, ne l'est pas tant qu'on le dit. Elle possède une intelligence, une sensibilité, voire une faculté de communiquer, et ce n'est nullement la raison, l'affectivité ou même le langage qui distinguent en dernier lieu les êtres humains. Le critère, pour Rousseau, est ailleurs : dans la liberté ou, comme il dit, dans « la perfectibilité ». La preuve? D'évidence, l'animal est guidé par l'instinct commun à son espèce comme par une norme intangible, une sorte de logiciel implacable dont il ne peut s'écarter. La nature lui tient donc lieu tout entière de culture : « C'est ainsi qu'un pigeon mourrait de faim près d'un bassin rempli des meilleures viandes, et un chat sur des tas de fruits ou de grains, quoique l'un ou l'autre pût très bien se nourrir de l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'était avisé d'en essayer. » La situation de l'être humain est inverse : il est même si peu programmé par la nature qu'il peut commettre des excès jusqu'à en mourir, car en lui « la volonté parle encore quand la nature se tait ». Première conséquence : à la différence des animaux, les humains seront doués d'une histoire culturelle : au lieu que les termites ou les fourmis sont les mêmes depuis des millénaires, les sociétés humaines progressent, ou du moins changent, sous l'effet d'une double historicité : celle de l'individu, qui a nom éducation (d'où, plus tard, la composition d’‘’Émile’’), et celle de l'espèce, qui est la politique (d'où, plus tard, la composition du ‘’Contrat social’’). Seconde implication : c'est parce qu'il est libre, qu'il n'est prisonnier d'aucun code naturel ou historique déterministe que l'humain est un être moral. Ce que dira très exactement, quelques décennies plus tard, la ‘’Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen’’: ce n'est pas en tant que membre d'une communauté ethnique, religieuse, linguistique, nationale que l'individu possède des droits, mais en tant qu'il est, par sa liberté, toujours aussi au-delà de sa communauté d'origine. L'humanisme abstrait était né.
Plus loin, laissant de côté « les témoignages incertains de l'histoire», s’appuyant sur des documents sérieux mais aujourd’hui dépassés (comme les œuvres du baron de La Hontan : ‘’Nouveaux voyages de M. le baron de La Hontan dans l’Amérique septentrionale’’, ‘’Mémoires de l’Amérique septentrionale ou la suite des voyages’’, ‘’Suite du voyage de l’Amérique ou Dialogues de M. le baron de La Hontan et d’un sauvage adario’’, qui lancèrent le thème du « bon sauvage »), suivant une méthode hypothético-déductive, Rousseau se livra à des hypothèses plausibles pour reconstituer par le raisonnement l'évolution de l’âge d’or de l’humanité primitive à la corruption de la civilisation. Cette méthode arbitraire lui permit d'éluder les tracasseries des théologiens et d'admettre a priori la condition isolée de l'homme primitif.
En fait, contrairement à une idée reçue, « le bon sauvage » qui est censé vivre à l'état de nature n'est pas « bon », à proprement parler, aux yeux de Rousseau. Il possède seulement les trois qualités qui définissent l'être humain en général :
- une « pitié naturelle », certes, mais elle n'est encore que l'embryon de la moralité plus tard développée dans la société fondée sur le contrat social, si du moins elle se réalise jamais ;
- « l'amour de soi » qu'il faut se garder de confondre avec le défaut si funeste qu'est « l'amour-propre » (ou vanité) : il correspond à l'instinct de conservation, heureuse disposition, à vrai dire, puisque, sans elle, l'espèce humaine n'aurait pas survécu ; cet amour de soi, qui pousse l'individu à s'adapter au milieu pour « persévérer dans son être », apparaît ainsi comme l'embryon de l'intelligence ;
- enfin, « la perfectibilité », liée à la liberté, cette faculté d'émancipation à l'égard de la nature qui permet à l'humain d'entrer dans la sphère de l'historicité et de la culture.
En ce sens, un être éduqué selon les préceptes d'’’Émile’’ et vivant dans une société telle que celle imaginée dans ‘’Le contrat social’’ serait sans aucun doute bien supérieur au « bon sauvage »... Par où l'on voit encore combien Rousseau est loin de l'image romantique qu'on a si souvent voulu donner de lui.
Pour Marx et Durkheim, les humains ont toujours vécu en société. Mais Rousseau, comme d'ailleurs les autres philosophes de son temps, lorsqu'il décrivit l'état de nature, c'est-à-dire la situation des êtres humains « avant » qu'ils entrent en société, ne prétendit nullement faire oeuvre d'historien ou de sociologue, et il le déclara clairement : « Commençons par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. » Il voulait imaginer ce qui devrait être, déterminer les conditions et les critères d'une autorité politique légitime. Et, pour pouvoir bien poser la question, il lui fallut donc inventer cette fiction de l'état de nature, ce « moment zéro » où ne régnait encore aucune légitimité. Il pouvait alors montrer que cette légitimité, puisqu'elle n'a pas existé de toute éternité, ne vient ni de la nature (comme, par exemple, l'autorité des parents), ni de Dieu, mais de la volonté des humains, c'est-à-dire d'un contrat. C'est ainsi qu’il fit naître l'idée démocratique qu’il allait développer dans ‘’Le contrat social’’ : ce qui fait qu'un régime politique est juste, ce n'est pas le fait qu'il imiterait un ordre naturel, ce n'est pas non plus qu'il reposerait sur un prétendu « droit divin », c'est qu'il s'enracine dans « la volonté générale ». En ce sens,« le contrat social » n'est pas plus réel que l'état de nature, il indique seulement l'origine et le fondement de toute légitimité politique moderne.
Le ‘’Discours’’ fut donc un vigoureux effort de raisonnement reposant sur des conjectures parfois contestables. Au lieu d'un philosophe perdu dans la spéculation, les contemporains découvraient un moraliste ardent qui voulait, de toute son âme, les guérir et les rendre heureux, qui plaçait le bonheur non dans les fausses vertus de la convention sociale mais dans les saines vertus de la morale individuelle, qui ne les invitait pas à une impossible régression vers la vie sauvage, mais à une existence rustique et patriarcale.
Jamais on n'avait affirmé avec tant de force l'égalité fondamentale des êtres humains. Rousseau qui avait souffert de sa basse condition et de la misère s'indignait contre l'injuste répartition des fortunes et contestait le droit de propriété ; ayant été humilié par la servitude, il protestait contre l'inégalité et le despotisme ; il dénonçait enfin le lien entte l'inégalité des richesses et l'inégalité politique.


Le ‘’Discours’’ fut le point de départ de la philosophie politique de Rousseau. Il édifia l’utopie qu’est l’état idéal de l'homme de la nature, dans lequel la nature humaine aurait pu se développer dans toute sa perfection. Puis il suivit l'histoire de sa dénaturation, donna un nouveau fondement à la théorie du droit naturel, critiqua l’injustice de la société contemporaine. Son pessimisme n'était pas le corollaire d'une pensée rétrograde, comme Voltaire feignit de le croire. Il eut ainsi une influence considérable sur la pensée politique moderne.
Rousseau avait déployé une imagination ardente, une vivacité de ton, un parti pris d’insolence cinglante et une éloquence toujours vibrante et spontanée, parfois brutale, aux accents plébéiens, aux formules frappantes et même explosives et au rythme enflammé, qui annonçait les orages révolutionnaires.
La peinture des sauvages « libres, sains, bons et heureux » allait devenir un thème littéraire (Marmontel : ‘’Les Incas’’, Bernardin de Saint-Pierre : ‘’La chaumière indienne’’, etc.).
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Cette fois, Rousseau ne reçut pas le prix : l'Académie de Dijon recula devant la hardiesse de cette critique de la société. Mais le ‘’Discours sur l'Inégalit钒, publié en 1755 aux Pays-Bas, assura sa gloire et son influence.
Suivant l'usage, il avait fait parvenir à Voltaire des copies de chacun de ses “Discours”. Voltaire lui fit la surprise de lui envoyer, le 30 août 1755, une lettre de remerciements qu'il fit publier. Mais, les jugeant assez farfelues, il réfuta les théories de Rousseau avec désinvolture : «Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre, et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes que vous et moi...». Rousseau, lui, mit beaucoup de soin à sa réponse, expliquant à quelqu'un qui, apparemment, n'avait pas compris sa thèse, que, pour lui, ce ne sont pas les sciences et les arts qui ont produit les vices, mais que, bien au contraire, ce sont les vices qui sont à l'origine des sciences et des arts, prenant ainsi Voltaire en flagrant délit de lecture superficielle. Ce qui n'eut pas l’heur de plaire à l’aîné. Mais, pour l'instant, il ne fut pas question de querelle.
La même année 1755, Palissot de Montenoy fit représenter une comédie satirique, “Le cercle”, où il se moquait des philosophes et où Rousseau, la principale victime, était représenté à quatre pattes.
En novembre 1755, dans le tome V de l'’’Encyclopédie’’, parut l’article :
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‘’Économie politique’’
(1755)

Essai

L'économie politique désigne le gouvernement de l'État. Tandis que le pouvoir paternel est fondé sur une relation naturelle et est réglé par le sentiment, le pouvoir politique est conventionnel et réglé sur les lois. Le paternalisme (pour qui le pouvoir politique dérive du pouvoir du père sur ses enfants) est donc faux. En outre, gouverner ne consiste pas à faire les lois. Ceci appartient à l'autorité suprême ou souveraineté. Considérant le corps politique comme un être moral, Rousseau appelle « volonté générale » « ce qui tend toujours au bien-être et à la conservation du tout et de chaque partie ». C'est de cette volonté qu'émanent les lois. Elle est la source des lois. Le gouvernement «  n'a que la puissance exécutrice ».
L'article dégage les tâches du gouvernement légitime : celui où l'intérêt du peuple est le même que celui des chefs.
- La première maxime du gouvernement est de se conformer autant qu'il est possible à la volonté générale. Celle-ci une fois connue et bien séparée des intérêts particuliers doit être réalisée : que les lois qui l'expriment soient donc respectées, et au premier chef par les magistrats.
- Mais la force des lois vient aussi du peuple : il faut que, dès leur plus jeune âge et grâce à l'éducation publique, les citoyens aiment les lois. En effet, c'est l'amour des lois et de la patrie qui donne sa force à un État. Reconnaissants pour les biens fondamentaux que la patrie leur procure (sûreté, liberté), les citoyens la défendront avec zèle.
- Le troisième aspect essentiel du gouvernement concerne « l'administration des biens ». Il faut d'une part « pourvoir aux besoins publics » et de l'autre songer à la subsistance des citoyens. Ceux-ci ne demandent que des conditions satisfaisantes pour travailler. Il suffit de respecter la propriété, droit sacré, « vrai fondement de la société civile » et ne pas décourager le travail. Quant à ce que le fisc prend au peuple pour les besoins publics, il est juste que le principal intéressé, le peuple, en approuve les modalités. Rousseau veut un impôt juste. La volonté de préserver de tout impôt ceux qui n'ont que le nécessaire révèle une revendication de justice sociale appuyée.
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En avril 1756, fuyant le monde, Rousseau s’installa à “L’ermitage”, maison des champs à la lisière de la forêt de Montmorency, dépendant du château de la Chevrette, propriété de Mme d’Épinay, sa bienfaitrice (qui le fut aussi de Mozart). Les encyclopédistes l’accusèrent de déserter et d’affecter par système un faux amour de la solitude. Il comptait bien que cette paisible retraite dans cette solitude champêtre où il retrouvait enfin la nature, comme aux Charmettes, allait lui permettre de rédiger plusieurs ouvrages déjà sur le chantier ou du moins conçus dans son esprit. Mais, quand vinrent les beaux jours, il trouva une évasion, une revanche sur la vie, en créant les personnages d’un roman épistolaire : Julie et Saint-Preux, auxquels il prêta sa passion, son lyrisme enflammé. Peu à peu, leurs aventures se précisèrent ; toutefois, le dénouement restait encore incertain.
En mai 1757, la belle-sœur de Mme d’Épinay, la comtesse Sophie d’Houdetot, maîtresse de Saint-Lambert, vint le surprendre. Il s'éprit d’elle, accédant à plus de quarante ans à la seule vraie passion de sa vie, passion à la fois romanesque et sensuelle, exaltée par une aspiration sincère à la vertu et qu’il se flattait d’avoir su garder pure et noble. Sans la faire céder, il la conquit par l’élévation de ses sentiments. Mais Saint-Lambert était un irréprochable amant que ni l’un ni l’autre ne pouvaient trahir. Pris au piège de sa propre vertu, Rousseau ne pouvait désormais que tenter de vivre une amitié à trois, innocente certes, fondée sur une commune tendresse, mais dont la réalisation s’avéra bientôt impossible. Il se contenta donc d’en poursuivre le rêve, transposé, épuré, dans le roman qu’il écrivait, sublimant Mme d’Houdetot en Julie, Saint-Lambert en M. de Wolmar, lui-même en Saint-Preux. La vie se mêla au roman dont elle allait compléter la trame.
On peut aussi penser que c’est à cette époque qu’il eut l'idée d’écrire une autobiographie, ayant tout loisir de se remémorer, avec quelque nostalgie, sa vie passée : sa jeunesse aventureuse, ses amours avec Mme de Warens, d’y trouver des sujets de méditation, de découvrir les différentes facettes d'un moi qu'il aspirait à toujours mieux connaître. Et quel meilleur moyen de connaître son moi que de l'enchâsser dans un ouvrage qui le racontera et le décrira?
Le tremblement de terre qui, le 1er novembre 1755, avait détruit la ville basse de Lisbonne et avait fait des milliers de victimes ayant inspiré à Voltaire son “Poème sur le désastre de Lisbonne” (mars 1756) dans lequel il constatait que le tremblement de terre confirmait que le monde est soumis au mal, exposait une thèse pessimiste et mettait en cause l'existence de Dieu ou du moins la notion de bonté divine, puisqu’il était libre s'il le voulait de supprimer le mal, Rousseau, choqué, lui envoya sa :
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“Lettre sur la Providence”
(1756)

Essai

Rousseau, posant la question : «Serait-ce donc que la nature doit être soumise à nos lois et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville?», reprochait à Voltaire son athéisme. Il lui répliquait : « Si l'embarras du mal vous forçait d'altérer quelqu'une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépens de sa bonté? » Et la bonté divine se concilie avec l'existence du mal car ainsi Dieu respecte la liberté de l'être humain, condition essentielle de sa vertu !

Commentaire

Ce révolté qu’était Rousseau, s’il ne pouvait nier la présence du mal, ne se résignait pas à douter de la Providence : il était trop malheureux pour renoncer à l'espérance.
La lettre fut publiée clandestinement en 1759 puis avec l’accord de Rousseau en 1764.
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Voltaire ne répondit pas, n'ayant jamais eu qu'une indifférence polie, voire un certain mépris, pour ce jeune provocateur ambitieux qui «écrit des inepties dans le seul but de se faire un nom par une réputation d'original» !
Diderot ayant, dans les ‘’Entretiens avec Dorval sur “Le fils naturel”’’, écrit : « Il n’y a que le méchant qui soit seul » (dans ‘’La religieuse’’, il écrivit encore : « Placez un homme dans une forêt, il y deviendra féroce. »), en mars 1757, Rousseau lui fit une querelle qui envenima encore leurs relations.
Le 11 juillet, Mme d’Épinay trouva Mme d’Houdetot et Saint-Lambert chez Rousseau. Elle en fut jalouse.
À la fin de 1757 parut le tome VII de l'’’Encyclopédie’’ : il contenait l'article ‘’Genève’’ composé par d’Alembert à l’instigation de Voltaire. Celui-ci venait de s'installer aux portes de Genève, dans sa propriété des ‘’Délices’’, où il faisait jouer secrètement son théâtre devant des amis proches. Secrètement, car non seulement il n'y avait pas de théâtre à Genève, mais les représentations privées elles-mêmes y étaient interdites ! Il en fit une affaire personnelle et se jura que « Genève aura une comédie malgré Calvin ». Il avait donc convaincu son ami d'Alembert de rédiger en ce sens l'article qu'il devait faire sur la cité suisse. D'Alembert s'exécuta, écrivit une superbe apologie de Genève mais termina en s’étonnant de l’absence de théâtre : « On ne souffre point à Genève de comédie ; ce n'est pas qu'on y désapprouve les spectacles en eux-mêmes, mais on craint, dit-on, le goût de parure, de dissipation et de libertinage que les troupes de comédiens répandent parmi la jeunesse. », en critiquant l’intolérance en cette matière, en demandant qu’y soit établi un théâtre. Voltaire fut ravi, mais c'est justement contre lui que Rousseau entreprit de répondre à d'Alembert.
Le 3 novembre, il envoya à Grimm (qui lui avait reproché d’établir «des paradoxes insoutenables», d’être «obscur et embarrassé dans ses principes, souvent futile et plat») une lettre de rupture.
Le 10 décembre, il en reçut une autre de Mme d’Épinay qui, influencée par Grimm, l’accusait d’ingratitude et lui donnait son congé. Le maréchal de Luxembourg l’hébergea alors à Montlouis, une dépendance de son château de Montmorency.
Au terme de cette année, il avait perdu toutes ses amitiés anciennes. D’où l’état de «tristesse sans fiel » dans lequel, en trois semaines, il rédigea une réponse à d'Alembert (et à Voltaire) en présentant son point de vue sur le théâtre :
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“La lettre à d'Alembert sur les spectacles, pamphlet”
(1758)

Essai

« Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, à M. d'Alembert, de l'Académie Française, de l'Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société Royale de Londres, de l'Académie Royale des Belles-Lettres de Suède, et de l'Institut de Bologne…» ...

Première partie

Rousseau prend la défense des pasteurs de Genève : c'est à eux d'exposer leurs opinions. D'Alembert a tort d'interpréter leur pensée et de leur créer des ennuis en les présentant comme des hérétiques qui ne croient pas aux peines éternelles.

Seconde partie

Rousseau montre les dangers du théâtre. Comment corrigerait-il les mœurs puisqu'il est obligé, pour plaire, de flatter les goûts du public et d'exciter ses passions? On prétend qu'il « rend la vertu aimable et le vice odieux» ; mais à quoi bon? « La source de l'intérêt qui nous attache à ce qui est honnête, et nous inspire de l'aversion pour le mal, est en nous et non dans les pièces ».
La tragédie excite les passions, éveille la pitié alors que ses héros sont des criminels et des anormaux. La pitié n'est qu'un attendrissement superficiel sur des héros imaginaires. Elle n'exige de nous aucun sacrifice et ne saurait réformer une âme mauvaise : au contraire, satisfaits de notre « belle âme », nous nous dispensons de pratiquer la vertu. D'ailleurs, la tragédie est trop au-dessus du réel pour que ses leçons puissent nous toucher : « Heureusement, la tragédie, telle qu'elle existe, est si loin de nous, elle nous présente des êtres si gigantesques, si boursouflés, si chimériques, que l'exemple de leurs vices n'est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n'est utile, et qu'à proportion qu'elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. »
La comédie est plus près de la vie, mais elle n'en est que plus immorale : elle rend le vice aimable et ridiculise la vertu. « Tout en est mauvais et pernicieux, tout tire à conséquence pour les spectateurs ; et le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c'est une suite de ce principe que plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. » Alors que Molière a dit que « l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes » (préface du ‘’Tartuffe’’), Rousseau lui reproche au contraire de favoriser les vices et de ne s'en prendre qu'aux ridicules. L'une des cibles principales de Rousseau est “Le misanthrope”, mais il s’en prend aussi à la scène de “L’avare” qui oppose, dans un même désir, le père usurier et le fils prodigue.
Un autre danger du théâtre réside dans la peinture de l’amour. Au lieu de nous apprendre à dominer nos faiblesses, elle nous conduit à nous y abandonner : nous plaignons Bérénice et Titus, et nous maudissons le devoir qui les sépare.

Troisième partie

Rousseau développe une condamnation du phénomène social qu’est le théâtre («L’on croit s’assembler aux spectacles, et c’est là que chacun s’isole ; c’est là qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables, pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants»), une condamnation des comédiens (leurs mœurs sont dépravées, ils offrent un exemple déplorable aux honnêtes citoyens, sont facteurs d’immoralité). Il préconise les distractions simples du peuple ou les fêtes patriotiques inspirées de celles de Sparte.
Il approuve donc le fait qu’il n’y ait pas de théâtre à Genève. Imaginons, dit-il, les funestes effets de l'installation d’un théâtre chez les Montagnons, campagnards du Jura, dont il vante les mœurs simples et saines : aussitôt apparaîtraient la paresse, la vie chère, les impôts, le goût du luxe, les mauvaises mœurs. À Genève même, le théâtre favoriserait le luxe, accroîtrait l'inégalité, altérerait la liberté et affaiblirait le civisme.

Commentaire

La mention de « pamphlet » dans le titre annonçait le climat de la lettre. Obéissant à la logique de son système, Rousseau critiqua les raffinements de la civilisation en répondant à d’Alembert, à Voltaire qui était aussi auteur dramatique, et à Diderot qui avait élaboré le drame bourgeois. Or, face aux moralistes, aux chrétiens, qui dénonçaient l'immoralité des spectacles, les philosophes, Voltaire en tête, encourageaient l'art dramatique et présentaient la tragédie et la comédie comme donnant « des leçons de vertu, de raison et de bienséance ». Lui-même auteur lyrique célèbre, Rousseau réaffirma néanmoins la thèse du premier ‘’Discours’’ et dénonça dans le théâtre l'expression la plus corruptrice de la civilisation contemporaine.
Cette critique des arts civilisés, cette condamnation de Molière, le rejet de la lecture elle-même qui sera déconseillée à Émile, sont irritants et relèvent quelque peu d'un puritanisme moralisateur qu'on peut juger déplaisant ou dangereux. Au reste, Rousseau lui-même fut un grand lecteur... et l'auteur de plusieurs opéras. En fait, ses réticences reposaient sur une conception très profonde de la vie commune qui s'exprime dans l'opposition du théâtre et de la fête telle que la décrit la fin de la ‘’Lettre’’. D'un côté, un spectacle « exclusif », qui renferme « tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur, qui les tient craintifs et immobiles dans le silence et l'inaction », métaphore de l'absolutisme monarchique qui oblige ses sujets à ne communiquer entre eux que par l'intermédiaire du roi - ici, de la scène. De l'autre, la fête, symbole de la démocratie entendue comme un spectacle où l'on ne montre rien, sinon les spectateurs eux-mêmes : « Plantez au milieu d'une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez les acteurs eux-mêmes, faites que chacun se voie et s'aime dans les autres... » Rousseau semblait appeler ici ces expériences théâtrales qui se firent dans les années 1960 : le happening (qui provoque une participation du public dans un environnement sonore et dramatique, se situant entre l’improvisation intégrale et le psychodrame ; qui, en principe, supprime la dualité scène-salle, la dualité comédien-spectateur, une action préalablement fixée dans un texte ou même un scénario) et la fête (qui cherche à reconstituer « les spectacles de masse » dont parlait Artaud qui auraient « un peu de cette poésie qui est dans les fetes et dans les foules, les jours, aujourd’hui trop rares, où le peuple descend dans la rue »).
Il avait beau jeu de dénoncer l'immoralité des personnages du théâtre : ils le sont si on les juge individuellement, dans l'absolu, mais ils vivent en société et les déplorables effets sociaux de leurs vices et leur châtiment ont donc une portée morale.
Ses arguments ressemblent à ceux de Bossuet. Mais ce qui était nouveau, c'était la conviction avec laquelle il attaquait ‘’Le misanthrope’’, prenait la défense d'Alceste en le façonnant d’ailleurs à sa propre image, plaidant visiblement sa cause personnelle, lui qui était très mal à l'aise dans les salons et très maladroit dans les conversations mondaines, qui s’était brouillé avec la société mondaine où on le considérait comme un ours. Quant à son irritation à propos d’Harpagon, elle est ridicule car le personnnage est grotesque.
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En proposant aux citadins de Genève l'existence laborieuse et simple des Montagnons qui vivent heureux conformément à la nature, Rousseau rompait avec les Encyclopédistes qui étaient passionnés de « civilisation ». Diderot le qualifia de «forcené» dans une lettre à Grimm, d’octobre ou novembre 1757. Dans une lettre aussi, Voltaire, indigné, fulmina : « Ce valet de Diogène, qui s'est mis dans le tonneau de son maître pour aboyer contre notre nation, n'est digne d'aucun ménagement. On lui fait même trop d'honneur de le tourner en ridicule. C'est un polisson orgueilleux.» (1er avril 1761). Il ne pardonna jamais à Rousseau cette condamnation du théâtre et, quelques années plus tard, lorsque l'ancien théâtre de Genève fut détruit par un incendie, décidément vindicatif, il alla jusqu'à faire courir le bruit que l'auteur du délit n'étaitt autre que Rousseau.
En 1758, il publia “Discours sur l’économie politique” qui était le développement de l’article “Économie politique” de “L’Encyclopédie”.
Le 6 mai 1758, Sophie d’Houdetot rompit avec lui. Mais la tardive et un peu étrange passion qu’il avait éprouvée pour elle survécut dans le roman qu’il termina alors.
En 1760, le Suisse Tissot, un des médecins les plus célèbres du XVIIIe siècle, publia “L’onanisme ou dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation “, livre qui devint un best-seller. Jean-Jacques Rousseau correspondit avec lui et allait écrire, dans ”Émile”, que c’est l’«habitude la plus funeste à laquelle un jeune homme puisse être assujetti. Il en aura le corps et le coeur énervés.»
En 1761, son roman parut à Amsterdam sous le titre suivant :
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“Lettres de deux amans habitans d'une petite ville au pied des Alpes,
recueillies et publiées par J.-J. Rousseau”
(1761)
titre qui devint

“Julie ou La nouvelle Héloïse”

Roman épistolaire de 544 pages

Deux personnages séduisants et vertueux, Julie d’Étanges et son précepteur, Saint-Preux, s’aiment d’une passion irrésistible. Mais une mésalliance est impossible et Julie épouse M. de Wolmar. Désormais, elle qui « n’aima si chèrement la vertu même que comme la plus douce des voluptés » sera une épouse et une mère irréprochables, retrouvant son équilibre dans la vie rustique et familiale de Clarens que M. de Wolmar lui-même invitera Saint-Preux à partager.

Pour un résumé plus précis et une analyse, voir ROUSSEAU – ‘’La nouvelle Héloïse’’
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Dès 1761, juste après avoir terminé “La nouvelle Héloïse” qui obtint un grand succès, Rousseau songea à une autobiographie. Son éditeur suisse, Rey, lui demanda de l'écrire pour en faire une préface à l’édition de ses œuvres complètes. Il accepta parce qu’en décembre 1761, une sonde s'étant cassée dans son urètre (il souffrait d’une malformation congénitale de la vessie qui provoquait une incontinence urinaire presque continuelle et des crises néphritiques qui nécessitaient l’intervention des médecins et de leur sondes), il se crut à l’article de la mort et en conçut une vive inquiétude. Il souhaitait dresser le bilan de sa vie, réparer ses fautes, écrire une sorte de testament. Cependant, ce projet resta sans suite.
Malesherbes, le «directeur de la librairie royale» (donc chargé de la censure), était en même temps un de ses protecteurs et amis les plus dévoués. Il lui écrivit des lettres pleines de désarroi pour lui demander son appui. Malesherbes tenta de l'apaiser. Quand il fut rassuré, il s'excusa de ces « folies » et Malesherbes lui répondit avec une amicale compassion : « Cette mélancolie sombre qui fait le malheur de votre vie est prodigieusement augmentée par la maladie et la solitude, mais je crois qu'elle vous est naturelle et que la cause en est physique, je crois même que vous ne devez pas être fâché qu'on le sache. » Il crut y voir un écho des médisances des Encyclopédistes qui présentaient sa misanthropie comme une attitude de philosophe en mal d'originalité. Lui qui s’était dressé contre la société, tenue pour responsable du mal et de la dénaturation de l’être humain, se retrouvait en position d’accusé et, par là-même, dans l’obligation de se justifier. Il écrivit alors, «sans brouillon, rapidement, à traits de plume» :
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“Quatre lettres à M. le président de Malesherbes
contenant le vrai tableau de mon caractère et les vrais motifs de ma conduite”
(1762)

Autobiographie

Rousseau expliqua son caractère, confia son goût de la solitude, son bonheur d’être soi et de remonter sans cesse à sa propre source dans la jouissance de soi-même, la félicité dont il jouissait à la campagne. Il raconta ce qui lui était arrivé lorsqu’il avait découvert la question de l’Académie de Dijon sur « le progrès des sciences et des arts »  : « Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture. Tout à coup, je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de larmes, sans avoir senti que j'en répandais. »

Commentaire

Ces lettres constituent un autoportrait thématique où se manifesta ce besoin anxieux de se justifier et de s’expliquer qui ne cessa de hanter Rousseau.
Dans la quatrième, Rousseau avait confié : « J’ai une violente aversion pour les États qui dominent les autres. Je hais les Grands, je hais leur État.» Claude Lévi-Strauss s’est demandé si cette déclaration ne s’applique pas d’abord à l’être humain, si elle n’instruit pas contre le colonialisme un procès définitivement implacable. 
Rousseau a ensuite considérées ces Lettres comme l’ébauche des ‘’Confessions’’.
Elles furent publiées en 1779.
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“Troisième lettre”

L'écriture de la lettre fut motivée par un double éloignement : en 1762, Rousseau, retiré à Montmorency, était coupé de la société et de ce destinataire particulier qu'était Monsieur de Malesherbes. Ce fut à la fois :
- Un plaidoyer pour le bonheur (ce qui en fait un texte argumentatif) et un texte à caractère autobiographique : l'auteur justifiait sa conduite pour la postérité.
- Une réponse aux accusations de ses détracteurs : À ceux qui l'accusaient d'être misanthrope, Rousseau répondait par son désir d’une vie idéale peuplée d'êtres selon son cœur. Il répondait aussi par la nature et l'imagination, la contemplation de la première exerçant cette faculté créatrice de bonheur : «Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée.» Il s’était ainsi créé un monde loin des valeurs mondaines de son époque. Il racontait une de ses journées, en donnant à sa description des accents lyriques.
Le début du texte, dans une modalité exclamative, se caractérise par l'exaltation : vie faite de délices - inspiration - élan vers la nature.
Le retour à la réalité se fait au centre du texte. Ce versant plus sombre est annoncé par l'adverbe initial : «Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. […] Je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement du cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas d'idée et dont pourtant je sentais le besoin.» Certes, Rousseau exaltait son bonheur solitaire, mais le défendait aussi dans cette lettre qui est structurée et réfléchie.
La fin est une méditation religieuse.
Rousseau voulut réhabiliter son image aux yeux de monsieur de Malesherbes, aux yeux de ses contemporains et aux yeux de la postérité car c’était en fait une lettre ouverte. Il avait l’intention de se peindre, et la lettre (forme idéale pour lui) fut l'occasion de s'épancher, et elle a les accents de la sincérité. L’expression personnelle s'amplifiait en effet au XVIIIème siècle. L'émotion est marquée par la gradation du vocabulaire, par le rythme des phrases. La prose, poétique, rend le monde des sensations.
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Toujours soucieux de préciser son idéal politique, Rousseau méditait depuis 1743 un traité des institutions politiques. Il résuma enfin sa pensée dans :
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“Du contrat social ou Principes du droit politique”
(1762)

Essai

D’abord, Rousseau constate que «L'homme est né libre, et partout il est dans les fers.» (I, 1). Or il affirme que nul n'a le droit d'aliéner au profit d'un autre sa liberté morale et civique. Il pense qu’à l'injuste contrat où le fort a subjugué le faible (comme l’avait montré le ‘’Discours sur l’inégalit钒), il faut substituer un nouveau contrat social où l'individu renonce à une liberté naturelle, absolue, au profit de la communauté («Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout... Chacun se donnant à tous ne se donne à personne», I, 6) et se soumet aux règles dictées par l'intérêt général. Nul ne pourrait y être contraint, mais pour ceux qui l'accepteraient il serait définitif. Cette abdication leur assurerait l'égalité et la liberté. Par le libre renoncement qu'implique le contrat, les êtres humains font « un échange avantageux d'une manière très incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de l'indépendance naturelle contre la liberté ; du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sûreté ; et de leur force, que d'autres pouvaient surmonter, contre un droit que l'union sociale rend invincible ».
En échange, la communauté garantit la sécurité de chacun et le respect des règles et des droits ainsi établis («Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède», I, 8).
Comment définir cette « volonté générale» à laquelle chacun doit obéir? C'est, sous certaines conditions, la volonté de la majorité :
a) Elle doit s'exprimer dans une loi de portée universelle, applicable à tous, et non dans une décision portant sur un fait particulier, une guerre, un traité, etc..
b) Elle doit être dictée par le souci de l'intérêt commun. Toute loi favorisant les intérêts privés est despotique. Pour éviter la tyrannie des intérêts particuliers, Rousseau conseille la médiocrité des fortunes, la limitation du luxe, l'égalité économique : par souci de liberté politique, il prône l'égalité sociale.
« La volonté générale » est donc juste et droite, puisqu'elle a pour objet l'intérêt public. Elle seule a le droit de faire et de défaire les lois. Mais elle ne peut ni se fragmenter ni s’aliéner : elle doit s'exprimer directement. Le peuple souverain (ou, comme dit Rousseau, « le souverain ») ne saurait déléguer à des représentants le pouvoir de légiférer à sa place. En revanche, ne pouvant s'appliquer lui-même ses propres lois, il confie l'exécutif à un gouvernement (« le prince ») qui, étant au service de la volonté souveraine, peut à tout instant être révoqué.
Cette liberté civile est le fondement du corps politique (appelé État en tant qu’il est passif, souverain en tant qu’il est actif). La souveraineté du peuple est une, inaliénable et indivisible. Mais c’est au législateur (qui n’est ni souverain ni magistrat) qu’il appartient d’éclairer et de traduire la volonté générale en proposant des lois (conformes à l’intérêt de tous) et au gouvernement d’en assurer l’exécution.
Selon Rousseau, « le gouvernement démocratique convient aux petits États, l'aristocratique aux médiocres (moyens), le monarchique aux grands ». Ses préférences iraient à la démocratie pure, mais elle exige tant de vertu qu'elle ne convient qu'à « un peuple de dieux» ; considérant la monarchie et l'aristocratie héréditaire comme les pires des gouvernements, il se rallie pratiquement à l'aristocratie élective. D'ailleurs tout bon gouvernement est une république : la volonté générale y est souveraine.
La religion civile (dont les dogmes sont simples et raisonnables) assure le caractère «sacré» de l’ordre social.

Commentaire

Pour son idée du pacte social, Rousseau s'inspirait en partie des idées de Montesquieu, des théories de Hobbes et de Locke, de la contestation par les protestants français du droit divin Mais Montesquieu étudiait les gouvernements en historien : Rousseau, lui, médita en philosophe et en moraliste sur ce que devrait être une société juste ; il posa des principes absolus et en tira des conséquences d'une valeur universelle.
À l'idée de la liberté individuelle, chère à Montesquieu et Voltaire, Rousseau souscrivit théoriquement, mais il la subordonna à la souveraineté de la nation, à l'égalité politique ou même économique. Ainsi lui, qui avait tant souligné les méfaits de la vie sociale, considérait ici qu'une société bien organisée offre à l'individu plus d'avantages que l'état de nature et l'élève à une plus haute dignité morale. D’autre part, l'abdication totale au profit de la communauté peut paraître d'une rigueur tyrannique. Mais, à ses aux yeux, elle sauvegarde l'égalité et la liberté, puisque la condition est égale pour tous et qu'en obéissant à la volonté générale dont il a reconnu d'avance la souveraineté, l'individu ne fait que ce qu'il a librement consenti. N'y a-t-il pas sous cette logique austère une argumentation quelque peu spécieuse? On lui a reproché d'admettre comme juste « la volonté générale » même lorsqu'elle n'est pas éclairée : mais comment reconnaître si elle est éclairée?
Paradoxe d'un Rousseau, antimoderne et ultramoderniste, qui apparaît au grand jour dans le chapitre 8 du livre 1 du ‘’Contrat social’’ où on voit bien que ses conceptions de la démocratie et de l'éducation modernes reposent sur une vision ternaire de l'Histoire héritée de la Bible autant que de Platon : après avoir connu « l'âge d'or », l'humanité traverse une longue période de déclin, une sorte de « chute » hors d'un paradis désormais perdu. Mais, plutôt que de plaider pour un vain retour en arrière, il préféra inventer, fût-ce sur un mode irréel, ce qui aurait pu ou pourrait encore advenir. Après avoir décrit l'état de nature comme un âge d'or irrémédiablement perdu, après avoir évoqué « la chute » que constitue l'essor d'une civilisation qui corrompt les êtres humains, il affirma, contre toute attente, qu'avec un nouveau contrat social l'individu gagne infiniment plus qu'il n'a perdu : animal « stupide et borné » au départ, il devient « un être intelligent et un homme ». Certes, il perd sa « liberté naturelle » et son « droit illimité à tout ce qui le tente », mais il gagne la liberté civile, et même cette liberté morale qui ne consiste nullement à faire tout ce que l'on veut ou croit vouloir, mais en « l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite ».
Loin de toutes les nostalgies romantiques d'un paradis perdu, Rousseau serait-il brutalement devenu optimiste? Pas certain, car on peut se demander si, dans ces trois temps de l'Histoire, le troisième dessine un avenir possible ou un simple irréel du passé, ce qui pourrait et devrait être ou bien ce qui aurait pu et dû advenir, mais qui ne sera plus jamais, tant il est impossible de revenir de la corruption une fois qu'elle est installée. Toute son interprétation se joue là : selon qu'on privilégie l'une ou l'autre réponse, on en fait un romantique, tourné tout entier vers la nostalgie d'un âge d'or, ou bien un révolutionnaire qui ouvre les voies d'un avenir radieux. Ces deux reproches contradictoires lui furent adressés tout au long du XIXe siècle. En fait, loin d’être passéiste, il rêva au contraire d'une philosophie de l'avenir qui décrirait ce que pourrait être, ou ce qu'aurait à tout le moins pu être, s'il était trop tard, un monde meilleur. Et c'est pourquoi, bien qu'opposé aux Lumières, il allait paradoxalement fonder pour une large part la pensée révolutionnaire.
«Je ne sais pas l'art d'être clair pour qui ne veut pas être attentif», déclara Rousseau en nous invitant à le lire « posément ». La lecture de ces chapitres doit être en effet lente et réfléchie. Pour une fois, il renonça à sa fougue oratoire, s’en tenant à la froide rigueur d'un logicien qui pousse ses déductions jusqu'à leurs conséquences extrêmes.
Paru en même temps que “Émile”, l’ouvrage mettait en relief le lien fondamental entre éducation morale et politique chez Rousseau. Peu connu à l'origine, le ‘’Contrat social’’ eut une grande influence sur des penseurs comme Kant, Fichte, Hegel. Essentiel dans l'histoire des idées politiques, il donna lieu à deux interprétations opposées : apologie de la démocratie directe (il inspira la “Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen” de 1789 [« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »] et la Constitution de 1793) ou anticipation des régimes totalitaires (Mirabeau, Danton, Robespierre et Saint-Just y trouvèrent une justification de leur politique parfois tyrannique parce que Rousseau proclama le droit à l'insurrection quand le contrat social est violé.)
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Au moment où, dénonçant la corruption de son siècle, Rousseau soumettait à ses contemporains une conception plus naturelle de la famille (‘’La nouvelle Héloïse’’) et de la société (‘’Contrat social’’), la révolution politique étant impossible sans une révolution pédagogique, il fut logiquement entraîné à exposer les principes d'une éducation conforme à la nature dans un ouvrage qu’il écrivit entre 1757 et 1760 :
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“Émile ou De l’éducation”
(1762)

Roman en cinq livres

Rousseau y expose les étapes d’une éducation, de la naissance au mariage, qui, tout en préservant chez Émile ses qualités naturelles et le développement spontané de sa personnalité le prépare à sa vie de citoyen, en formant son corps, son intelligence et son cœur par la découverte du monde naturel puis de la culture et de la société.
Dans la ‘’Profession de foi du vicaire savoyard’’ (livre IV), Rousseau formule une morale naturelle et un déisme reposant sur le sentiment de la beauté et de l’harmonie de la nature.

Pour un résumé plus précis et une analyse, voir ROUSSEAU – ‘’Émile’’
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‘’Émile’’ à peine achevé, Rousseau entreprit de lui donner une suite :
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“Émile et Sophie ou Les solitaires”
(1762)

Roman

Émile écrit deux lettres à son vieux précepteur. Il pensait que Paris distrairait Sophie de la mort de ses parents et de sa fille. Deux mois ont suffit pour qu’elle lui soit infidèle. Il l’a quittée, est devenu esclave en Alger où, à la suite d'une révolte, il parvint à faire entendre raison au maître.

Commentaire

Dans ces deux lettres qui sont l’ébauche d’un roman épistolaire, Rousseau voulut vérifier l’hypothèse qu’était ”Émile”, et mit les jeunes gens idéalement éduqués à l’épreuve du réel, les exposa aux cruautés du sort, la fiction jouant le rôle d’expérience imaginaire. Or l'idéal pédagogique d’“Émile” se brise : Sophie est infidèle, le couple se dissout ! Faut-il conclure que, de l'aveu même de son auteur, l'éducation rousseauiste est un lamentable échec? L'inachèvement d'’’Émile et Sophie’’ permet de le penser. Il reste que leurs malheurs traduisent avant tout les difficultés que rencontra Rousseau lorsqu'il tenta de concilier l'amour et le mariage. Les adeptes d’’’Émile’’ ne purent cacher leur désarroi.
Le texte fut publié posthume en 1780.
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‘’Émile’’ fit l'unanimité des institutions officielles contre lui : la Justice française, l'Église catholique et le Consistoire de Genève.
Paru depuis un mois à peine, il fut, le 3 juin 1762, condamné par le Parlement de Paris, qui le fit confisquer et brûler.
Le 9 juin, un décret de prise de corps fut rendu contre Rousseau. Comme il était susceptible d’être arrêté et incarcéré où qu’il se trouvât, il se hâta de passer en Suisse, avec l’aide du maréchal de Luxembourg.
Le 11 juin, ‘’Émile’’ fut brûlé sur les marches du Palais de Justice de Paris.
Le 18 juin, Genève fit saisir ‘’Du contrat social’’ et ‘’Émile’’.
Le 29 juillet, Madame de Warens mourut.
Le 28 août, un mandement de l’archevêque de Paris fut prononcé contre ‘’Émile’’.
Rousseau se défendit dans :
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“Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève,
à Mgr de Beaumont, archevêque de Paris”
(1762)

Pamphlet

Rousseau interpelle passionnément l’archevêque grand seigneur qui l’avait condamné sur sa foi et son espérance.
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En 1763, les autorités genevoises invitèrent Rousseau à quitter le canton. Il abdiqua son titre de citoyen de Genève, trouva d’abord refuge à Yverdon. Il en fut expulsé. Il écrivit à Frédéric II de Prusse pour lui demander asile dans la principauté de Neuchâtel, une enclave prussienne. Il s’établit à Môtiers, dans le Val de Travers, où, ami du gouverneur Keith, il fut accueilli par la communauté protestante et allait résider jusqu'en septembre 1765, y passant dix-huit mois où il fut assez heureux.
Il composa alors :

‘’Pygmalion’’
(1763)

Scène lyrique

Le sculpteur Pygmalion crée la statue de la nymphe Galathée. Il s'en éprend et supplie Vénus de lui donner vie.




Commentaire

Ce petit drame était inspiré du célèbre mythe transmis par ‘’Les métamorphoses’’ d'Ovide, mais il était original par un mélange alternatif de la parole et de la symphonie comme par l'introduction de la pantomime et l'utilisation d'une prose poétique. Il fut ainsi à l'origine du genre musical du mélodrame.
Rousseau y proposait une réflexion sur le processus de la création artistique, née de son expérience personnelle. Pygmalion représente le désir du créateur solitaire qui aspire à s'unir à sa création et à lui donner vie. Lorsque Galathée s'anime, elle se touche et dit : «Moi» ; ensuite, caressant un marbre : «Ce n'est plus moi». Quand enfin elle touche Pygmalion, elle s’écrie : «Ah ! encore moi», témoignant ainsi de l'identité du créateur et de la création dans laquelle il se projette.
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À Genève, ses amis voulaient faire annuler sa condamnation, mais Voltaire excita ses adversaires. Le procureur général du grand conseil de Genève, Jean-Robert Tronchin, publia alors les “Lettres écrites de la campagne”, qui justifiaient cette condamnation, la dernière ayant été publiée le 23 octobre. Le 9 juin 1764, Rousseau, qui se voulait plus croyant que la plupart des philosophes de son siècle, entreprit de répondre à ses accusations d'irreligion, voire d'athéisme :
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‘’Lettres écrites de la montagne”
(1764)

Essai

Rousseau y règle ses comptes avec Genève et réclame finalement un nouveau droit de conscience errante.
Commentaire

Pour Rousseau, la montagne était une image de la distance prise avec le monde.
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La Corse, victime de la pénible domination gênoise, s’était révoltée et avait rejeté ce joug en 1729. Elle avait pour chef le général Pasquale Paoli, despote éclairé qui désirait donner à son État des institutions. M. Buttafoco prit l'initiative de demander à Rousseau la rédaction d'un projet de constitution. Il avait en effet écrit dans le chapitre X du livre II du ‘’Contrat social’’ : «Il est encore en Europe un pays capable de législation, c'est l'île de Corse.» Il vit donc l'occasion de lui appliquer le ‘’Contrat social’’ et se mit à l'étude. Il n'eut malheureusement pas l'occasion de s’y rendre. Mais il s'appuya sur des documents nombreux et voulut respecter les données particulières du pays :
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“Lettre sur la législation de la Corse”
(1764)

Essai

La Corse présente des caractéristiques encourageantes : « la situation avantageuse de l'île », « l'heureux naturel de ses habitants »qui doit être cependant discipliné. Elle saura en premier lieu se rendre indépendante et assurer sa subsistance. L'agriculture doit être l'activité principale. La frugalité et la taille du pays constituent des conditions proches de celles de la Suisse, et font de la démocratie le régime le plus indiqué : c'est l'administration la moins onéreuse et la plus légitime. Un serment solennel marque l'appartenance de chaque citoyen au peuple corse. Il faut valoriser l'état paysan et favoriser la population plutôt que les richesses. L'argent ne doit pas être une valeur concurrente de la richesse humaine. On en limite l'usage au maximum, en diminuant le commerce extérieur, et ramenant au troc le commerce intérieur. Les impôts sont en nature. Les charges d'administration et de finance ne sont pas des métiers lucratifs, mais des états passagers qui éprouvent le mérite des jeunes aspirants au titre de citoyen.

Commentaire

Il est intéressant de lire cet opuscule de politique pragmatique pour les Corses en parallèle avec les ‘’Considérations sur le gouvernement de Pologne’’. Un certain passéisme est visible dans le traitement du cas corse, certainement parce que l'île rappelait la Suisse à l'auteur.
Il ne fut publié qu’en 1783.
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À la fin de 1764, les premières vraies ébauches de la grande oeuvre autobiographique de Rousseau où il voulait se justifier devant la postérité furent consignées à l'intérieur du “manuscrit de Neuchâtel” où il racontait ses années d'enfance et d'adolescence et qu'il terminait d'une conclusion provisoire, justifiant qu'on s'intéresse à ces quatre livres.
La querelle avec Voltaire prit un tour venimeux avec le “Sentiment des citoyens” où ce dernier révéla que l'auteur d’“Émile” avait abandonné ses enfants : «L’excès de l’orgueil et de l’envie a perdu Jean-Jacques, mon illustre philosophe. Ce monstre ose parler d’éducation ! lui qui n’a voulu élever aucun de ses fils et qui les a mis tous aux Enfants-Trouvés. Il a abandonné ses enfants et la gueuse à qui il les avait faits.» Surtout, il réclama contre lui la peine capitale.
En 1765, “Les lettres écrites de la montagne” furent brûlées à La Haye, à Genève puis à Paris. Le 29 mars, Rousseau fut cité devant le consistoire de Môtiers. Le 6 septembre, un prêche excita la population contre lui  et sa maison fut assiégée et lapidée dans la nuit. Le 12 septembre, il se réfugia sur l'île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne. Il y goûta six semaines délicieuses. Mais, le 21 octobre, il fut sommé de partir dans les cinq jours. Après être passé à Strasbourg, le fugitif, qui se sentait traqué, arriva à Paris le 16 septembre.
Il accepta alors l’invitation du philosophe anglais David Hume et arriva à Londres le 13 janvier 1766. Le 16 janvier, le ‘’London chronicle’’ relata la persécution qui’il subissait. Le 19 mars, il s’installa au château de Wootton (Straffordshire), chez M. Davenport. En avril, Voltaire le ridiculisa dans sa ‘’Lettre au docteur Pansolphe’’. Mais il en vint à soupçonner Hume, interprétant ses paroles, ses silences, ses regards comme autant de preuves de machiavélisme. Du fait de ses hantises, de ses angoisses, de ses terreurs subites, ils se brouillèrent, et, revenu à Londres, il lui envoya, le 10 juillet 1776, une lettre réquisitoire qui entraîna la rupture et il écrivit :
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‘’Réflexions posthumes sur le grand procès de Jean-Jacques avec David’’
(1767)

Pamphlet
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Le 16 mai 1767, Rousseau s’embarqua à Douvres pour la France, où il résida d’abord à Fleury près de Meudon, puis quelques mois au château de Trye, près de Gisors, chez le prince de Conti. Y ayant retrouvé une certaine paix intérieure, il y travailla à son autobiographie, rédigea une nouvelle introduction, corrigea certaines pages, en écrivit quelques autres.
Il publia un “Dictionnaire de musique”.
En août 1768, passant par Lyon, puis Grenoble, il s’installa à Bourgoin, en Dauphiné, où il put herboriser. Quelques jours plus tard, Thérèse Levasseur, sa compagne depuis vingt-trois ans, le rejoignit et, à la surprise de tous, le 29 août à l’auberge ‘’La Fontaine d'Or’’, sans cérémonie religieuse, ils se marièrent en présence de deux témoins et du maire : ce fut en quelque sorte le premier mariage civil.
Grâce à la marquise de Césarges, le 30 janvier 1769, il s'installa, à quelques kilomètres de Bourgoin, à Monquin, à la ferme isolée de Maubec où il herborisa et composa les livres VII, VIII et IX de la seconde partie des ‘’Confessions’’.
Le 24 juin 1770, par petites étapes (Lyon, Dijon, Montbard, Auxerre), il regagna Paris où il s’établit, avec Thérèse Levasseur, dans un appartement d'une seule pièce à un quatrième étage rue Plâtrière, redevenant copiste de musique, vivant pauvrement, presque solitaire. Cependant, la capitale et l'émulation intellectuelle qui y régnait lui furent salutaires. Encore interdit de séjour, il aimait braver la police : on le voyait souvent au café Procope ou au Régence débattre avec la foule ou faire une partie d'échecs avec un inconnu.
Dans une lettre à M. de Saint-Germain, il exprima cet espoir : «J’espère qu’un jour on jugera de ce que je fus par ce que j’ai su souffrir».
Il fit représenter ‘’Pygmalion’’, à Lyon, avec des intermèdes instrumentaux de Coignet, puis, en octobre 1775, à la Comédie-Française.
Toujours obsédé par l’idée du complot universel contre lui, mais plus que jamais décidé à se défendre contre les coteries dont il se sentait le constant objet, il se décida à terminer sa grande œuvre autobiographique qui prit sa forme définitive à la fin de 1770.
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“Les confessions”
(1765-1770)

Autobiographie

Rousseau désirait se justifier, rendre son cœur « transparent comme le cristal », illustrer ses théories sur la nécessité de l’état de nature, être utile à l’étude de l’être humain. D’abord « histoire » par son aspect chronologique, c’est une succession de moments privilégiés sous forme de tableaux charmants (‘’La cueillette des cerises’’) ou de portraits romanesques (Mme de Warens), livrés par la mémoire affective. Suivant une construction musicale se font écho les thèmes du bonheur (‘’Nuit au bord de la Saône’’) et de la rêverie (‘’Les voyages à pied’’) au sein de paysages champêtres, « les seuls dont l’œil et le cœur ne se lassent jamais ». Sur le récit se greffent nombre d’analyses pénétrantes du flux d’émotions que le souvenir ramène, et la vivacité du conteur laisse alors la place à la pénétration du psychologue (‘’Le ruban vol钒). La tonalité du style est également très variée : vif ou romanesque pour évoquer l’enfance et la jeunesse (livres I à VI), il devient pathétique pour retracer les terreurs de Rousseau de 1740 à 1765 (livres VII à XII) ou lyrique quand il s’agit d’immortaliser un moment exceptionnel (‘’Soirée avec Mme d’Houdetot’’).

Pour un résumé et une analyse plus précise, voir ROUSSEAU - ‘’Les confessions’’
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En 1770, Rousseau fit, en cercle privé, des lectures des six derniers livres des “Confessions’’. Mais, comme il n’y avait pas caché les noms ou les conflits, en 1771, Mme d’Épinay les fit interdire par M. Sartine, lieutenant général de la police. Cela le confirma dans sa conviction que la société tout entière s'était liguée contre lui en un vaste complot unissant « les grands, les vizirs, les robins, les financiers, les médecins, les prêtres », et dirigé par ses ennemis, les philosophes qui, en effet, s'amusaient à exacerber son trouble et à lui créer des ennuis.
En 1771, dans une note à l’”Épître au roi de la Chine”, Voltaire le qualifia d’«original qui avait voulu à toute force qu'on parlât de lui». Le 7 juillet, il envoya à son amie, Mme Latour de Franqueville, le manuscrit de :


“Les réflexions sur ce qui s’est passé au sujet de la rupture de J.-J. Rousseau
avec Hume”
(1771)
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En 1772, Bernardin de Saint-Pierre fit à Rousseau sa première visite.
Il se consacrait alors à la rédaction d’un opuscule politique sur la Pologne qui était alors minée par le désordre intérieur et la faiblesse géopolitique : le morcellement du pays et la division rigide de la population en trois états, l'ingérence constante de la Russie qui plaçait ses candidats sur le trône polonais (Leszczynski avait été ainsi évincé), les conflits entre catholiques et « dissidents », la paralysie du législatif due au droit de veto exorbitant accordé à tous les membres de la Diète, la résistance légitime au pouvoir national que pouvaient opposer les régions en formant des Confédérations en cas de désaccord avec la Diète, tous ces facteurs étaient de graves sources de désordre et rendaient l'administration du pays impossible. Le comte Wielhorski étant venu en France en 1770 demander leur aide aux hommes politiques et aux philosophes, Rousseau rédigea :
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“Considérations sur le gouvernement de la Pologne et sur sa réformation rejetée”
(1772)

Essai

Rousseau veut rendre à ce trop grand pays force et indépendance. Il n'est pas question d'une « institution »complète (instituer un peuple chez Rousseau, c'est lui donner des lois) comme pour la Corse, car l'État est trop vieux et trop affaibli pour souffrir une révolution brutale, mais il faut une réforme lente tirant parti des avantages de la situation tout en prévenant ses abus. Pour autant cette réforme n'est pas un compromis : Rousseau veut par « une marche graduelle » (§13) amener le droit politique polonais à la légitimité qui lui manque, telle que la définit le ‘’Contrat social’’. Notamment, si les nobles sont les seuls à avoir une existence politique, alors que les bourgeois sont comptés pour « rien » et les serfs « moins que rien », la stratégie de Rousseau consiste à agrandir progressivement le corps des citoyens pour y faire entrer le reste de la population, et retrouver peu à peu des bases politiques plus conformes au droit naturel.
Mais, avant de changer la constitution, il faut la raffermir ainsi que le pays. En promouvant la particularité de la nation, Rousseau veut utiliser la force affective qui attache les habitants à leurs habitudes, leurs coutumes. Ainsi se développe l'amour de la patrie, qui seul rendra le pays « impossible à subjuguer » durablement. Le gouvernement doit tourner dès leur enfance les Polonais vers la patrie, il doit remplacer dans leur cœur l'amour des richesses et du luxe par celui des honneurs, dont une carrière proportionnée au mérite et à l'âge déroule les différentes étapes.
Ensuite, la constitution doit être plus cohérente, le droit de veto utile, et le roi élu sans encourager la corruption. Rousseau accepte les faits. L'État est trop grand pour la démocratie directe : il faudra se résigner à la représentation politique. Or celle-ci était exclue dans le ‘’Contrat social’’ , car « la volonté générale » ne peut être représentée. Mais les représentants élus dans les Diétines pour siéger à la Diète nationale seront tellement sélectionnés et contrôlés par leur Diétine qu'ils ne pourront trahir leur mission.

Commentaire

L'enthousiasme de ce texte prouvait à la fois l'implication de Rousseau dans le projet et la nécessité de la dimension passionnelle dans la constitution d'un État solide.
L'ouvrage, commencé en 1771, achevé en avril 1772, ne fut publié qu’en 1782.
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En 1774, Rousseau rédigea l’introduction de son “Dictionnaire des termes d’usage en botanique”.
Sa folie de la persécution ne cessait d'empirer : tous ceux qui l’approchaient lui étaient suspects ; il ne se sentait en sécurité nulle part, pas même dans la rue où il s’imaginait que tous les passants le reconnaissaient, se moquaient de lui et lui voulaient du mal. Convaincu d'être l'objet d'un complot universel mais renonçant à se faire entendre des contemporains, il fit un dernier effort désespéré pour se justifier du moins devant la postérité dans : Rousseau explore pour se peindre une autre voie que l'autobiographie pratiquée dans les ‘’Confessions’’. Le relatif insuccès des lectures des ‘’Confessions’’ en 1766, et les soupçons grandissants de Rousseau au sujet d'un complot ourdi contre lui, lui font à nouveau prendre la plume.
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“Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques”
(1772-1776)

Autobiographie

Rousseau met en scène trois personnages dont le dialogue permet de retrouver peu à peu, derrière l'affreux et criminel « Jean-Jacques » construit par les philosophes et par l'opinion, l'écrivain « Rousseau » réel. Un « Français » qui dialogue avec Rousseau sert d'intermédiaire pour dévoiler peu à peu le vrai visage de « Jean-Jacques ». Par ses questions, par l'exposition des préjugés qu'il nourrit sur « Jean-Jacques », il donne à « Rousseau » l'occasion de dénoncer les bruits qui courent à son sujet en revenant à leur source, en repérant les passions haineuses qui fomentent cette animosité. Ce dédoublement surprenant d'un homme en « Jean-Jacques » et « Rousseau » est imposé à l'auteur par le public qui lui attribue aujourd'hui des crimes multiples et contradictoires, alors que ce même public a jadis apprécié le charme de ses ouvrages. Comment l'auteur des crimes peut-il être l'auteur des livres? Il ne s'agit pas pour l'auteur des ‘’Dialogues’’ de se complaire dans cette dualité, mais de la surmonter à l'aide de l'observation impartiale. Rousseau cherche à savoir « de quel œil, s'il se voyait, il verrait un homme tel que lui ». « Jean-Jacques » n'existe pas. Il faut comprendre pourquoi ce fantôme a pris corps dans l'idée des gens.
Dans son portrait, Rousseau décrit sa sensibilité et son caractère hors du commun : sans vertu pour combattre ses penchants, il a toujours eu des passions si pures que l'idée du crime n'a jamais pu l'atteindre. Les passions haineuses issues de l'amour-propre n'ont pas approché son cœur. « Il est ce que l'a fait la nature », c'est pourquoi il dérange les gens civilisés trop éloignés d'elle.

Commentaire

Dans ces géniales divagations, qui constituent un document plus riche, plus original, en tout cas plus curieux encore que les ‘’Confessions’’, Rousseau, se donnant « le rôle humiliant de [sa] propre défense », révéla sa tendance au délire de persécution : «Étranger, sans parents, sans appui, seul, abandonné de tous, trahi du plus grand nombre, J.J. est dans la pire position où l'on puisse être pour être jugé équitablement». Il dénonçait éloquemment « le complot » tramé contre lui par « les philosophes », continuait le récit de sa séparation d'avec un monde auquel «on» le dérobait. Sa démarche était paradoxale, car s'il déclarait n'attendre plus rien des humains, il leur lançait pourtant ce témoignage ultime de son innocence. Sa justification qui était frénétique, virulente et agressive, sa défense, qui se fit parfois éloge outré, comporte pourtant des passages clairs et philosophiques où il précisa ses conceptions de la sensibilité, de la vertu et de l'amour-propre. Plus que l'œuvre de celui que la folie gagne, ce fut l'œuvre d'un homme qui luttait contre elle.
La première édition complète en fut donnée en 1782.
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Désespérant de publier le manuscrit des “Dialogues”, Rousseau rédigea un résumé de ce (déjà) petit texte et, adressant ce tract à « tout Français aimant encore la justice et la vérité », il alla jusqu'à distribuer aux passants. Puis il conçut le projet de se confier à la Providence et, le 24 février 1776, se dirigea vers le chœur de Notre-Dame avec l'intention de le déposer sur l'autel ; mais des grilles qu'il n'avait pas vues jusque-là l'en empêchèrent. Il éprouva tout d'abord le vertige de sentir que Dieu aussi était ligué contre lui. Puis il se rendit compte que la Providence lui envoyait un signe pour lui indiquer qu'il devait chercher un destinataire compréhensif : il le porta à l’abbé de Condillac.
Après une maladie et un accident (il fut, le 24 octobre, à Ménilmontant, renversé par un chien danois), persuadé qu'on ne lui permettrait même pas de transmettre aux générations futures une image exacte de sa personne et de sa pensée, il se résigna, prit le parti de ne plus penser à ses ennemis, trouva enfin l'apaisement dans l'oubli des humains et le repli sur lui-même, enchantant ses dernières années par de longues promenades qui le conduisaient dans la campagne autour de Paris, où, en marchant, il herborisait et rédigeant par fragments, sur des papiers de rencontre (parfois des cartes à jouer) :
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“Les rêveries du promeneur solitaire”
(1776-1778)

Recueil de dix textes autobiographiques
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‘’Première promenade’’

Se disant «seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même», détaché de «toutes les affections terrestres», se vouant au «goût de la solitude et de la contemplation», Rousseau affirme : « Je consacre mes derniers jours à m'étudier moi-même et à préparer d'avance le compte que je ne tarderai pas à rendre de moi ». Il sent que ses forces déclinent et l'abandonnent peu à peu ; son imagination devient moins vive : « Il y a plus de réminiscences que de création dans ce qu'elle produit désormais. » Cependant, il annonce : « Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. » Il se sent persécuté par ceux qu’il appelle les « directeurs de [s]a destinée ». Pour lui, cette hostilité universelle ne peut être qu’une épreuve envoyée par Dieu. Il décide donc de se résigner et de se confier à la justice divine : « Dieu est juste ; il veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. Voilà le motif de ma confiance ; mon cœur et ma raison me crient qu’elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destinée ; apprenons à souffrir sans murmure : tout doit à la fin rentrer dans l’ordre, et mon tour viendra tôt ou tard. »
Il définit enfin ce que seront les ‘’Rêveries’’ : « Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rêveries [...] elles peuvent être regardées comme un appendice de mes ‘’Confessions’’ : mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien à dire qui puisse le mériter. »

Commentaire

« Je dirai ce que j'ai pensé tout comme il m'est venu et avec aussi peu de liaison que les idées de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain » fait penser à la découverte de Freud : les mystères de la psyché, l'ombre dissimulée derrière l'évidence rationnelle.
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‘’Deuxième promenade’’

Rousseau goûtait au début la douceur de « converser avec son âme », et c'était un véritable bilan de son existence qu'il faisait au cours de cette sortie dans la banlieue parisienne, à Ménilmontant. Mais sa faiblesse physique fit dégénérer en accident grave une simple chute qui vint interrompre ses « paisibles méditations » : un chien danois qui courait devant un carrosse le renversa si brutalement qu'il perdit connaissance. Son retour, sanglant, chez lui provoqua les cris et l'effroi de sa femme. Son réveil après un évanouissement prolongé lui fut délicieux : « Tout entier au moment présent, je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui j'étais ni où j'étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. » Le bruit de sa mort étant répandu par ses ennemis, on voulut ouvrir une souscription pour l'impression de ses manuscrits.

Commentaire

Ce texte, la « promenade » la plus rigoureusement composée, était nettement préromantique par la mélancolie du thème, par le plaisir trouvé au malheur, à la tristesse, par l'harmonie entre le paysage et les sentiments, par le rôle de la nature qui favorise leur prise de conscience (ainsi René, le héros de Chateaubriand, verra partout dans la nature le symbole de sa destinée) et surtout par la sincérité du témoignage : nous sentons que Rousseau, même au moment où il se dédouble et se contemple avec lucidité, ne sort pas de lui-même et s'engage tout entier dans ce retour sur le passé.
Rousseau relate les incidents avec une parfaite sérénité et s'analyse avec une lucidité surprenante ; et pourtant son imagination bâtit avec une logique et une conviction déconcertantes l'édifice des soupçons, des méfiances, des interprétations qui démontrent à ses yeux le complot de « toute la génération présente », et justifient sa décision de se retirer du monde. Comme Montaigne après sa chute de cheval, il analysa avec pénétration les impressions étranges qu'il éprouva en revenant à la vie. La fin est dominée par l'idée de la persécution.
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‘’Troisième promenade’’

Rousseau expose son état moral. Il attend la mort sans inquiétude et consacre ses derniers jours à « sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux » qu'il n'y est entré. Un vieillard doit apprendre à mourir, mais il faut qu'il ait, pendant sa vie, établi solidement ses principes d'action. C'est ce que lui-même a voulu faire, surtout à partir de sa quarantième année, époque qu'il s'était fixée « comme le terme de ses efforts pour parvenir ». Le principal résultat extérieur de cette réforme morale et religieuse fut de provoquer l'hostilité universelle et les attaques de ses ennemis qui se révélèrent alors. À l'évocation de la persécution qu'il a subie, il ne peut retenir son amertume. Il n'en a pas moins persévéré dans son attitude, et c'est ce qu'on ne lui a pas pardonné. Aussi, maintenant, ne lui reste-t-il plus qu'à « consacrer le reste de sa vieillesse à la patience, à la douceur, à la résignation, à l'intégrité, à la justice impartiale ».

Commentaire

C’est une autobiographie philosophique
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‘’Quatrième promenade’’

Poursuivant son examen de sa conduite, Rousseau proclame sa haine du mensonge ; il se rappelle avec honte un mensonge qu'il a fait dans sa jeunesse, en laissant accuser une cuisinière du vol d'un ruban dont il était le seul coupable. Il reconnaît qu'il y a même dans les ‘’Confessions’’ quelques mensonges, mais ils sont involontaires : « J'avais mon intérêt à tout dire et j'ai tout dit. » Dans sa vie, il s'est toujours efforcé d'être véridique et il a plus souvent gardé le silence sur le bien qu'il a fait que sur le mal.
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‘’Cinquième promenade’’

Dans le site riant de l’île de Saint-Pierre, au milieu du lac de Bienne, près de Neuchâtel, en Suisse, Rousseau vécut un des moments les plus heureux de son existence, comme une trêve qu'il se rappelle avec émotion car il y connut le secret de « la suprême félicité », le bonheur de jouir de son être selon « ce que la nature a voulu ». Il s’est livré à « l’occupation délicieuse et nécessaire » que sont l’herborisation et les travaux rustiques, se perdant avec ivresse dans le beau système de la nature, étant conduit à des « extases », à des « ravissements » qui élevaient son âme vers le Grand Être. Mais ce fut surtout par « le précieux far niente » et la rêverie («état simple et permanent... dont la durée accroît le charme au point d'y trouver enfin la suprême félicité ») que Rousseau pénétra dans le paradis où s’évanouissent les laideurs de ce monde : «Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser.»
Il conclut : « On ne m’a laisser passer guère que deux mois dans cette île, mais j’y aurais passé deux ans, deux siècles et toute l’éternité sans m’y ennuyer un moment. [...] Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie. [...] Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette île chérie !... Délivré de toutes les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la vie sociale, mon âme s'élancerait fréquemment au-dessus de cette atmosphère et commercerait d'avance avec les intelligences célestes, dont elle espère augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile où ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empêcheront pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de l'imagination, et d'y goûter durant quelques heures le même plaisir que si je l'habitais encore. »

Commentaire

Dès la description de cet Éden perdu, on comprend pourquoi cette âme tourmentée qu’était Rousseau avait formé le vœu d’y finir ses jours. Le paysage est évoqué par le rythme plutôt que par le pittoresque de la description. Rousseau trouva, pour évoquer la seule consolation efficace, des accents magnifiques qui allient la simplicité et le dépouillement à l'émotion la plus sincère et la plus communicable. Le texte est un véritable poème en prose, les rythmes et les sons concourant à évoquer les sensations, à exprimer les émotions et les idées. Jamais encore la prose française n'avait connu l'harmonieuse maîtrise qu'elle atteignit dans la ‘’Cinquième promenade’’.
Rousseau fit de la rêverie, telle qu'il la comprenait, une analyse subtile : l'âme, dégagée du passé, indifférente à l'avenir, tout occupée du présent, goûte le vrai bonheur. Elle lui apportait une évasion profonde, mais ce serait une erreur de n’y voir qu'un anéantissement : au fond de cette inertie, la sensibilité subsiste, assez vive pour goûter le bonheur sous la forme élémentaire du présent vécu à l'état pur. Si, dans ces moments privilégiés, il épousait de tout son être la vie universelle, c'était, comme disait Montaigne, « non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver » : dans cette communion subconsciente se renouait l'alliance profonde de l'être humain avec la nature ; l'euphorie qui en résultait était celle d'une unité retrouvée.
Cette psychologie si nouvelle en son siècle fit de Rousseau le précurseur du romantisme et, à certains égards, de la littérature moderne.
La cinquième « promenade» est à juste titre la plus célèbre. Elle est de loin la plus caractéristique des « Promenades ».
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‘’Sixième promenade’’

Reprenant ses promenades dans les environs de Paris, Rousseau va herboriser à Gentilly. Il y rencontre un petit mendiant, auquel il a toujours donné de bon cœur son aumône ; maintenant, il s'est presque créé une obligation vis-à-vis de cet enfant et elle lui pèse, d'autant plus que le petit, ayant appris qui il est, l'appelle de son nom. Rousseau, découvert, fait désormais un détour pour ne plus rencontrer le jeune garçon. Il en tire la conclusion que, porté par sa nature à bien traiter ses semblables, il en est détourné aussitôt qu'il paraît y être obligé. Il ne peut admettre de contrainte dans ce domaine. Voilà qui explique ses tristes relations avec la société de son temps. C'est bien la preuve qu'il n'est pas fait pour la vie sociale.

Commentaire

Rousseau étudiait son caractère et son comportement social, méditait sur la pitié et la bienfaisance, la philanthropie et la misanthropie.
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‘’Septième promenade’’

Rousseau faisait l’éloge de la botanique, lui chantait un hymne de reconnaissance. Grâce aux plaisirs qu'elle lui a procurés, il a eu de nouvelles occasions d'adorer la nature et d'oublier les persécutions des humains : « La terre offre à l'homme, dans l'harmonie des trois règnes, un spectacle plein de vie, d'intérêt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son cœur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'âme sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord.» - « Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie ; et, durant ces égarements, mon âme erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination, dans des extases qui passent toute autre jouissance. » - « Je sens des extases, des ravissements inexprimables à me fondre, pour ainsi dire, dans le système des êtres, à m'identifier avec la nature entière. »

Commentaire

Cette promenade annonçait particulièrement les œuvres du disciple de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre.
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‘’Huitième promenade’’

C’est une nouvelle méditation de Rousseau sur ses misères d'autrefois et le calme de sa vie présente. Bien qu'elle ait été déplorable, il ne changerait pas sa destinée contre celle du plus fortuné des mortels. Et cependant, alors même que le monde le fêtait, il n'était pas vraiment heureux. Puis a éclaté le complot universel contre lui. Il a d'abord essayé de se défendre. Il n'a pu retrouver le repos qu'en se résignant et en étouffant les derniers sursauts de son amour-propre. Il est maintenant récompensé de sa patience, puisque, même si, au contact des humains, il éprouve encore quelques mouvements d'humeur, la solitude lui apporte désormais l'apaisement.

Commentaire

Rousseau définissait les conditions du bonheur, affirmant les bienfaits de la solitude qui permet la paix de l’âme.
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‘’Neuvième promenade’’

Rousseau se penche sur son enfance et sur ses goûts : « Je sens que faire le bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse goûter. » Il déclare qu’il ne peut être heureux que s’il a le sentiment de son innocence et de sa bonté. Mais, dit-il, « il y a longtemps que ce bonheur a été mis hors de ma portée. » Et il revient sur une question pénible dont il a déjà parlé dans ses ‘’Confessions’’ : l'abandon de ses enfants qu'il a mis, malgré lui, aux Enfants-Trouvés. Ses ennemis en ont profité pour faire de lui un père dénaturé et pour l'accuser de haïr les enfants. En fait, il éprouve beaucoup de tendresse pour l'enfance et a toujours énormément de plaisir à voir et à observer la jeunesse. Il prouve sa charité et sa sociabilité par le souvenir des douces et pures émotions qu’il a éprouvées à embrasser un enfant, à distribuer des pommes aux petits Savoyards, à gâter, au parc de la Muette, « une vingtaine de petites filles, conduites par une manière de religieuse » en leur achetant des oublies (pâtisseries roulées en cornet). S'il a dû se séparer de ses enfants, c'est qu'il se savait incapable de les élever. « Plus indifférent sur ce qu'ils deviendraient et hors d'état de les élever moi-même, il aurait fallu, dans ma situation, les laisser élever par leur mère qui les aurait gâtés, et par sa famille, qui en aurait fait des monstres. Je frémis encore d'y penser. » Après une nouvelle évocation de ses marches dans la campagne proche de Paris, en particulier à Clignancourt et à la Muette, il se souvient d'une fête champêtre chez Mme d'Épinay. Enfin, il s'étend sur sa rencontre avec un vieil invalide qui, ignorant encore qui il est, le traite comme un être humain.
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‘’Dixième promenade’’

À l'occasion du cinquantième anniversaire de leur première rencontre, Rousseau rappelle avec attendrissement le souvenir de Mme de Warens et du bonheur vécu auprès d’elle à qui il rend un hommage reconnaissant.

Commentaire

Cette « promenade » ne comprend que deux pages : sa rédaction a été interrompue par la mort de l'auteur. Mais elle est considérée par beaucoup comme la plus belle.
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Commentaire sur le recueil

Ne trouvant plus dans son imagination tarie par les ans la faculté d'évasion qu'elle lui offrait jadis, Rousseau se réfugia dans ses souvenirs, enchantant le présent avec les images charmantes du passé. Ces textes autobiographiques, « journal informe de [ses] rêveries », écrits au jour le jour, sans ordre préétabli, au hasard des rencontres, des méditations, des souvenirs, étaient des focalisations intenses sur des thèmes privilégiés remis en perspective ou des accidents symboliques, et des ouvertures sur la méditation. D'une grande sincérité, ces pages furent écrites par Rousseau pour lui-même, pour son amélioration morale et son plaisir, et on y trouve un Rousseau à l'état pur, avec son ingénuité naïve, sa sincérité indubitable, son intelligence qui n'est plus troublée par les polémiques et la passion. Sans doute, ses hantises ne l'ont pas encore tout à fait abandonné, mais il est maintenant capable d'en parler avec un peu plus de détachement et d'abandon. Et c'est un nouveau visage de lui qu'il nous donne, épuré et comme définitif. La vie retirée qu'il menait n'était plus la conséquence de l'exclusion universelle imposée par ses ennemis, mais un état accepté et revendiqué.
La quête de la présence à soi menait à une célébration de la présence au monde où, non sans paradoxe, le moi se perdait de vue en des épisodes et des descriptions qui s’appelaient les unes les autres, à travers le temps. Isolé des humains, le promeneur solitaire chercha ses plus grandes jouissances dans la nature, celle des environs de Paris, ou celle qu'il retrouva dans ses souvenirs, nature qui n'était plus le décor tourmenté de la montagne, mais plutôt un paysage modéré et « riant », comme le bord d'un lac avec ses eaux fraîches et ses bouquets de verdure, ‘’Les rêveries’’ nous dévoilant ses rapports si apaisants avec la nature. Elle offrit à son âme d'artiste le charme de ses ensembles variés, de leurs lignes harmonieuses, ou au contraire la perfection minutieuse des végétaux qui émerveillait le botaniste, satisfaisait les exigences du savant, prouvait au croyant que l'Être éternel ne cesse de veiller sur ce monde qu'il a créé et qu'il continue inlassablement d'embellir. Pour Rousseau, la nature est une personne avec qui il s'entretenait, auprès de qui il rêvait ; aussi se soucia-t-il moins de la décrire que d'évoquer l'état qu'elle déterminait en lui, que de reproduire les contemplations, les méditations et les rêveries qu'elle lui suggérait. Il la goûta de tous ses sens, de tout son être. À son esprit inquiet, elle apporta le refuge de la solitude, l'apaisement que Saint-Preux demandait à l'air des montagnes ; à ses goûts simples elle fournit les saines activités rustiques déjà chantées dans ‘’La nouvelle Héloïse’’ et dans ‘’Émile’’. Mais, pas plus que dans ‘’La nouvelle Héloïse’’, il ne se préoccupa de décrire en spectateur le pittoresque des décors. C'est avant tout lui-même qu'il nous peignit dans sa communion avec la nature : il fut surtout sensible aux vibrations qu'elle éveilla en son cœur, aux harmonies entre le paysage d'automne et son âme mélancolique, aux extases qui le rapprochent de Dieu.
Tout au long, il se livra à un examen de conscience d'une précision minutieuse qui, plus encore que ‘’Les confessions’’, nous fait pénétrer dans l'intimité de son âme malade. Les « promenades» révèlent la personnalité complexe de Rousseau dont «les passions vives, impétueuses» se heurtèrent sans cesse au réel et aux contraintes de la société («On dirait que mon coeur et mon esprit n'appartiennent pas au même individu»). Elles frappent par sa capacité de fascination sur les expériences les plus quotidiennes, dont le poids et le prix s’avèrent inestimables. Ces analyses nous révèlent un Rousseau apaisé, détendu, mais profondément mélancolique et navré d'avoir manqué sa vie. Il reconnaissait ses faiblesses, l'abandon de ses enfants, la tendance au mensonge qu'il expliquait par sa timidité et son besoin de liberté. Mais il restait convaincu de sa bonté foncière et protestait contre l'échec de son existence dont la responsabilité retombait sur ses ennemis. Çà et là, en effet, reparaissaient les inquiétudes maladives et la hantise du complot : son oubli des autres n'était pas aussi total qu'il voulait s'en persuader.
De ces pages lumineuses, si justement célèbres, émane toute une philosophie du bonheur, liée à la bonté originelle de l'être humain. Rousseau affrirmait son triomphe sur l’aliénation.
L'écriture fut un moyen de retrouver intact le plaisir de ces instants heureux et de les revivre quand bon lui semblait. N’ayant pas été conçues selon un plan ni une construction dialectique, ‘’Les rêveries’’ ont une composition souple. Dépouillé de la rhétorique artificielle des ‘’Discours’’ et de la froideur didactique d'’’Émile’’, leur style, dont la très grande simplicité était imposée par les contacts avec la nature, porta à leur perfection les beautés de ‘’La nouvelle Héloïse’’ et des ‘’Confessions’’. À soixante-cinq ans, il substitua à l'ancienne prose française, rapide, frondeuse, conceptuelle, lapidaire, claire de concepts, une prose admirablement musicale, qui se moule sur les rythmes de la promenade ou de l’eau qui clapote, qui trouve une perfection harmonique et rythmique : «Après le souper quand la soirée était belle, nous allions encor tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fraîcheur». La phrase devient la matière même du temps qui passe. L'éloquence de Rousseau, encore un peu laborieuse dans les premières œuvres, déjà assouplie dans ‘’La nouvelle Héloïse’’ et dans ‘’Les confessions’’, s'adoucit ici en un véritable chant intérieur.
Ces textes qui se suffisaient à eux-mêmes, sans souci de communication, furent remis par Thérèse Levasseur à Moultou, l’ami de l’écrivain qui les publia en 1782 à la suite de la première partie des ‘’Confessions’’.
C’est ainsi que cette prose lyrique aux harmonieuses modulations qui était la traduction spontanée des sensations et s'accordait naturellement avec les élans de la sensibilité s’est retrouvée d’abord chez son disciple le plus direct, Bernardin de Saint-Pierre ; puis, parfois, dans les rythmes enchanteurs de Chateaubriand ; enfin, chez les poètes romantiques français qui subirent plus ou moins l'influence de ce modèle, depuis ‘’Les méditations poétiques’’ de Lamartine et certaines pièces des ‘’Odes et ballades’’ ou des ‘’Feuilles d'automne’’ de Hugo jusqu'aux visions panthéistiques de Leconte de Lisle. Et Baudelaire n’y songeait-il pas aussi quand il rêvait d'une prose poétique « assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience » (préface des ‘’Poèmes en prose’’)? L'influence des ‘’Rêveries’’ ne fut pas moindre sur les prosateurs du XIXe siècle : on peut dire que partout où l'on trouve une évocation fraîche, vivante et sentimentale de la nature, aussi bien chez Michelet que chez George Sand, par exemple, on peut reconnaître la marque de Rousseau. De toutes ses œuvres, c'est celle qui est la plus proche de nous, celle qui semble bien demeurer comme son véritable chef-d'œuvre.
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Le 20 mai 1778, Rousseau accepta l’invitation du marquis de Girardin, un de ses admirateurs, qui lui offrait de se retirer auprès de lui, dans son château d’Ermenonville. Il emportait avec lui le manuscrit des ‘’Rêveries’’. Mais il allait laisser inachevée la dixième car, le 2 juillet, à onze heures du matin, après avoir herborisé avec le fils de son hôte, il mourut d'une attaque d'apoplexie. Le 4 juillet, il fut inhumé dans le parc, sur l’île des Peupliers.

Il fut un génie bien singulier, un être à part au sein d'un siècle tout entier voué à l'apologie d'une civilisation naissante, celle des Lumières et de l'Encyclopédie. Alors que Voltaire et Diderot étaient solaires, parisiens, radieux, conceptuels, enthousiastes, gais, lui fut inquiet, solitaire, paranoïaque, seul, mélancolique, blessé, habité par un songe sans fin d'éden perdu. Il avait un côté moite et misanthrope dans le siècle de l'air sec et de la mondanité poudrée. Quand il pénétrait dans un salon, il jetait un froid. C’est que, d'abord, il était genevois, qu’il n’avait jamais échappé à l’empreinte de son éducation calviniste, même si, un temps, il se laissa convertir au catholicisme par amour pour Mme de Warens. Ensuite, une vie de vagabondage le conduisit à exercer les métiers les plus divers. Enfin, la vie parisienne ne lui sourit jamais : mal à l'aise et peu brillant, il ne cessa de subir des blessures d'amour-propre.
Pour Jean d’Ormesson, il fut un «monstre de dissimulation et de pureté». Et cette antithèse explique bien qu’il soit vénéré par les uns, moqué sinon vilipendé par les autres. On formerait un très gros volume, un singulier « florilège » exclusivement fait d'épines, avec tout ce qui a été dit d'insultant, de méprisant, de fielleux, de furieux sur Jean-Jacques Rousseau, depuis son époque jusqu'à la nôtre. On en ferait un autre, il est vrai, avec les éloges, panégyriques et dithyrambes qui lui ont été décernés pendant le même temps. D'où il résulte que l'homme et l'œuvre sont haïs ou aimés d'un mouvement identique mais de sens contraire.

Pour Rousseau

Dès la fin du XVIIIe siècle, un culte lui fut rendu par un public de lecteurs fervents qui fit même des Charmettes un lieu de pélerinage.
Il bénéficia de la reconnaissance de Laclos qui, aussi étonnant cela peut-il être, conçut “Les liaisons dangereuses” comme un hommage au «plus beau des ouvrages produits sous le titre de roman», ‘’La nouvelle Héloïse’’. Sylvain Maréchal composa “Le tombeau de Jean-Jacques Rousseau” (1779). Mme de Staël écrivit des “Lettres sur le caractère et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau” (1788). Kant fit de lui une lecture sensible et profonde. Mercier publia : “Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution” (1791). Et, en effet, son oeuvre inquiète et exigeante ouvrit la voie à la Révolution. Il fut, avec son ‘’Contrat social’’, l'un des principaux pères fondateurs de la démocratie, le seul auteur que les révolutionnaires avaient vraiment lu et dont ils conservaient l'opuscule dans leur poche jusqu'au sein de l'Assemblée nationale. Ses cendres furent transférées au Panthéon en octobre 1794 (dans la crypte, il fait face à celui qui écrivit un jour : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. » !), ce qui suffit à valoir, plus tard, à celui qui fut l'un des pères fondateurs de la démocratie, la haine des anti-révolutionnaires.
Du côté des arts (comme le prouva son rôle dans la querelle des Bouffons), il mit fin au classicisme. Avec lui, la littérature française abandonna les salons et les alcôves, le théâtre de l'intelligence, la lucidité, la certitude, pour les fêtes champêtres dans les prairies savoyardes, les forêts de la sensibilité ; pour l’épanchement, la confidence fraternelle, le tressaillement, le frémissement pastoral, la béatitude malheureuse, les jeux de l'imagination, les douleurs et les extases de la rumination morose ; pour l'ivresse, l’inquiétude, les pénombres quand le siècle jouait la pleine lumière, la douleur quand tout le monde feignait la gaieté. Surtout, ce maître écrivain, en révélant à l’Europe offusquée et éblouie un style sans précédent marqué par un engagement pathétique dans l’écriture, en déroulant les phrases d'un musicien virtuose, attentif aux rythmes et au nombre, c'est-à-dire à l'agencement des volumes sonores, en maniant une prose qui chantait, caressait, apaisait, brisait, murmurait, déroulait une musique jamais entendue, propageait des ondes, devenait une douce mélodie, charmeuse, extatique, faite de psyché ombreuse et de reflets dans un étang, ouvrit la voie au romantisme ainsi qu'à l'esthétique du sentiment dont les effets sont encore si présents de nos jours. Il influença Goethe (qui l'opposa avantageusement à Voltaire : «Avec Voltaire, c'est le monde ancien qui finit. Avec Rousseau, c'est un monde nouveau qui commence» et qui fut ainsi incité à écrire ‘’Les souffrances du jeune Werther’’, Schiller et Hölderlin (qui y alla de son ode “À Rousseau” [1799] où il le voyait «voler à l'avant-garde des dieux qui vont venir»). Chateaubriand, s’il écrivit ‘’Ren钒 à son exemple, s’il chanta les champs et les forêts, se dissocia toutefois de l’auteur des “Confessions” chez qui, écrivit-il, «perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût», et prit le contrepied de cette autobiographie dans la sienne, “Mémoires d’outre-tombe”. “La nouvelle Héloïse” enchanta Bonaparte et Stendhal (qui, dans son “Journal littéraire” en date de 1803, le percevait «plus près du poète que du philosophe»). Son écho résonna dans les ivresses lamartiniennes, les songes de Nerval, les exils du Hugo de Guernesey. Gustave Flaubert s’exclama : « Pauvre Rousseau qu’on a tant calomnié parce que ton cœur était plus élevé que celui des autres, il est de tes pages où je me suis senti fondre en délices et en amoureuses rêveries ! » Les quarante-huitards firent la promotion du «rousseauisme». Le centenaire de sa mort, commémoré par les républicains, aboutit (en 1889 seulement) à une statue inaugurée à l'Académie française. Alors que Jules Lemaître avec “Jean-Jacques Rousseau” (1907) et Émile Faguet avec “Vie de Rousseau” (1911) se livraient à des études universitaires, le bicentenaire de la naissance, en 1912, fut moins marqué par les tentatives de réhabilitation républicaine et universitaire de Lanson que par le perfide et admirable discours de Barrès à la Chambre (repris dans “Les maîtres”, 1927) refusant de commémorer «cet extravagant musicien... dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de l'anarchie». Tandis que Jacques Maritain voyait en lui «un saint de la nature» (“Trois réformateurs”, 1925), Maurras éructait encore sa haine pour ce «faux prophète» (“Poésie et vérité”, 1944).
Aujourd’hui, on peut encore apprécier le message de celui qui, à l’époque optimiste des Lumières, alors que tous « les philosophes » et les encyclopédistes étaient convaincus que « le progrès des sciences et des arts » engendrerait fatalement celui des moeurs et de « la civilisation », fut le contestataire, le penseur marginal, l'homme révolté, le seul à tenir la société pour responsable du mal et de la dénaturation de l'être humain, à mettre en doute l'idéal de progrès, à penser que le progrès des Lumières n'implique pas celui de la civilisation, à critiquer l’industrialisation naissante, à s'échapper d'une société qu'il refusait parce qu'elle était guindée, qu’elle ne connaissait que des rapports superficiels. À notre époque où nul ne doute sérieusement de la réalité du développement des savoirs ni des capacités techniques qui leur sont inhérentes (l'automobile, l'aviation, la télévision, la médecine scientifique, la conquête de l'espace, l'ordinateur) et qui sont devenues des réalités accessibles en principe à tous ou à beaucoup, on peut se demander si cette évolution est « positive », va dans le bon sens, rend les êtres humains plus heureux, s'est accompagnée d'une élévation du niveau moral de l'humanité, si la barbarie, en ce XXe siècle, a reculé à proportion de l'augmentation des connaissances théoriques dont nous disposons sur le monde qui nous entoure. Grâce à lui, face à ces questions, le doute s'est insinué.
Il ne fut pas ce pessimiste que les manuels de littérature se plaisaient à caricaturer d'une de ces phrases bien senties comme « L'homme naît bon, la société le corrompt. » Il ne fut pas cet adversaire romantique des Lumières ni cet admirateur du « bon sauvage » que Voltaire s'est plu à moquer. Son pessimisme de méthode ne l'empêcha jamais d'imaginer les prémisses d'un autre monde où il faut protéger la pureté contre la civilisation, la simplicité et la rusticité du sauvage, de l'enfant, du paysan, du « fier montagnard » contre la duplicité et la mondanité des moeurs policées. Cependant, son enthousiasme extrême pour les principes démocratiques naissants n’empêcha pas une méfiance extrême à l'égard du monde dont ils vont accoucher.
En politique, loin d’être passéiste, traditionaliste, réactionnaire, il fut assurément le premier penseur de la liberté moderne, notion dont les principes juridiques actuels se sont inspirés. Dans le domaine de la pédagogie, il inventa « les méthodes actives », cette façon d'instruire l'enfant par son propre travail sur laquelle reposent aujourd'hui les systèmes scolaires. Dernier avatar, à la fin des années soixante-dix, s’est dégagé un Rousseau « hippie » et inspirateur des principaux courants de l'écologie contemporaine. Bien sûr, le mot « écologie » n'était pas chez lui, puisqu'il n'apparut pas avant la seconde moitié du XIXe siècle, sous la plume du biologiste allemand Haeckel. Mais l'idée, à coup sûr, vint de lui : non seulement il fut un amoureux de la nature qui détestait, par contraste, la vie mondaine et le parisianisme, mais qui réinventa, dans sa fameuse description des Montagnons, ces gens « naturels » et simples, encore non corrompus par la civilisation, le mythe du paradis perdu qui anima toutes les nostalgies romantiques et qui est encore si présent dans l'écologie contemporaine.


Contre Rousseau

D’autres de ses contemporains détestèrent cet insupportable écorché vif à l’humeur farouche, ce mauvais coucheur perpétuel, ce lamentable désadapté social. L’austérité et la sévérité de ses principes le forcèrent presque toujours à condamner rigoureusement les actes mêmes qu’il invitait le lecteur à excuser. Le vrai procès ne fut pas celui que lui intenta le public mais celui qu’il se fit à lui-même car la souffrance qui l’a affligé, ne l’a-t-il pas soigneusement entretenue par masochisme? S’il fut effectivement persécuté, victime de haines religieuses et des mesquineries de ses anciens amis, les philosophes, il ajouta à ses malheurs par ses soupçons morbides qui le brouillèrent avec tous.
Cette âme sensible pour laquelle vivre c'était avant tout aimer connut des amitiés et des amours qui ont été des échecs. Il s’est complu aux relations orageuses, aux conflits, aux ruptures. Il a beaucoup fui tout au long de sa vie, restant toujours un voyageur et un vagabond qui n’habitait un lieu que pour mieux l’abandonner : il séjourna dans plus de soixante domiciles, ce qui nous vaut de pouvoir admirer un peu partout en France ou en Suisse « la maison de Jean-Jacques Rousseau ». Cette âme sensible écrivit ’’Émile’’, le plus prestigieux traité d'éducation paru au XVIIIe siècle, mais, sans la moindre émotion, abandonna l'un après l'autre ses cinq enfants à l'Assistance publique !
Le fait qu’il ait prétendu avoir fait «le seul portrait d’homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais» est une aubaine pour les psychologues et les psychanalystes. Il s’est peint avec une sincérité qu’on ne peut mettre en doute, mais qui n’implique nullement une véritable connaissance de soi : peut-on se connaître quand on est aussi torturé par la hantise du jugement des autres et qu’on se fabrique de toutes pièces un personnage pour leur échapper? On a pu détecter en lui un psychisme malade, où la docilité a été retournée en mégalomanie, en révolte et en duplicité dissimulée derrière une exigence tyrannique d'unité ; on a pu souligner les bizarreries de sa sexualité, voir en lui le type parfait du pervers qui trouve son plaisir dans le masochisme (l’aveu célèbre qu’est la scène de la fessée de Mademoiselle Lambercier) et dans l’inaccomplissement ; on a pu dénoncer une homosexualité inavouée et paranoïaque qui cache, sous un faux masque de libérateur, une personnalité autoritaire ; on a pu constater que Madame de Warens ne pouvait aimer que les malheureux, les faibles, les « inachevés », ses infidélités cycliques faisant d’elle l’exemple typique de la femme que l’homme ne possède jamais, qui dissimule des instincts sexuels réels.
Dès le XVIIIe siècle, s’il a déclenché la condamnation puritaine des autorités, il a excité aussi la verve des libertins. En effet, le philosophe austère et vaguement pleurnichard qui prônait la vertu suscita une réaction ludique chez des lecteurs qui n’appréciaient pas ses leçons : il était trop tentant de présenter Julie et Saint-Preux à travers des propos et dans des attitudes que leur auteur avait voulu passer sous silence, et même condamner. On s’étonna du fait que sa vie, telle qu’il la raconta dans ‘’Les confessions’’, si elle est sensuellement riche, voire débordante, envahissante, est sexuellement presque inexistante. Au XXe siècle, l’image produite par l’école depuis des générations, celle du philosophe du droit, du penseur de la République, du précurseur de la Révolution française, n’a finalement pas étouffé l’être de chair qui transparaît dans ses écrits et qui émoustille plus que de raison. Des tabous s’étant levés du fait de la connaissance de la psychanalyse et de la libéralisation des moeurs, on est sensible à l’importance qu’il donna à la sexualité, à ses observations érotiques qui sont d’une valeur documentaire inaltérée. La sexualité de Rousseau est désormais banalisée et caricaturée par les médias, ce que ne veulent ni ne peuvent faire l’école ou l’université, qui sont soumises au contrôle moral. Cette approche indirecte se réduit à quelques images fortes qui sont la plupart du temps assorties d’un commentaire succinct ou tendancieux, anecdotique ou vaguement psychanalytique, dont l’importance est capitale pour la perception qu’a de lui le grand public. Quand le chroniqueur d’une revue quelconque puise dans ‘’Les confessions’’ certains épisodes dont il a besoin et les rapporte complaisamment pour illustrer une étude sur la paranoïa ou le masochisme, il ne cherche pas à être le lecteur de bonne foi souhaité par Rousseau. Il fait de lui l’incarnation de ces états pathologiques et en convainc ceux qui vont le lire. Ses écrits importent de moins en moins, mais la puissance des clichés séduit de plus en plus. La simplification de Rousseau, qui au même titre que la plupart des auteurs classiques n’est plus un dieu à vénérer, s’est faite aussi chez des romanciers qui, en s’emparant de lui et en l’approchant de façon oblique, se sont montrés encore plus iconoclastes. Parenté surprenante, ils ont même tendu à l’identifier avec Sade donnant ainsi à son œuvre des prolongements qu’il aurait eu du mal à imaginer. Cette image libertine peut certes choquer ou paraître insignifiante à ceux qui ne veulent retenir de lui que le philosophe.

Claude Lévi-Straus rendit partout hommage à celui qu’il considéra comme «le fondateur des sciences de l’homme». Il ne cessa de citer le ‘’Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes’’. Il se demanda si la «violente aversion», que Rousseau manifesta dans la IVe ‘’Lettre à M. le président de Malesherbes’’ « pour les États qui dominent les autres» ne s’applique pas d’abord à l’être humain, n’instruit pas contre le colonialisme un procès définitivement implacable. 

Mais Rousseau, s’il fut l’un des esprits qui ont le plus marqué la modernité, n’échappe pas non plus aux critiques et s’est développé un virulent antirousseauisme qui relève que, dans leur profusion, ses raisonnements sont contradictoires. Il rêva l'humanité mais a fui celle qui existe pour mieux la convertir à ses propres vues (la fameuse opposition entre « les hommes tels qu’ils devraient être » et « les hommes tels qu’ils sont » !). Il inventa les principes de la démocratie moderne, mais son idéal se situait dans la Grèce antique. Il dénonça les sciences et les arts, mais composa des opéras et des pièces de théâtre. Il condamna le roman mais en écrivit un dont lui, le plébéien qui souffrait de sa condition, estimait qu’il ne pouvait plaire vraiment qu’aux aristocrates car, selon lui, il fallait toute la délicatesse et le tact qu’on ne peut acquérir que par l’éducation du grand monde pour saisir la finesse dont il était imprégné. Il vanta les charmes de la nature vierge mais fit des efforts désespérés pour s'intégrer aux mondanités parisiennes. Il aimait à souligner que le civilisé est seul lorsqu'il est avec les autres, et avec eux lorsqu'il est seul. Manière de dire que la vanité est l'écueil suprême d'un monde civilisé où la concurrence sépare les êtres tandis que l'envie les réunit.
Pour Cioran, il fut un «esprit inspiré mais faux», et, pour Gide, «nombre de ses arguments sont d’une déconcertante ineptie». Comment ne pas se méfier de la pensée de celui qui a proféré cette énormité : «J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature, et que l’homme qui médite est un animal dépravé»? Il écrivit des ouvrages que soutenait la force intellectuelle mais que ses propos cherchaient à dénoncer : « Réfléchir, comparer, chicaner, persister, combattre, n’est plus mon affaire ; je me laisse aller à l’impression du moment sans résistance et même sans scrupule… Tout le mal que j’ai fait en ma vie, je l’ai fait par réflexion ; et le peu de bien que j’ai pu faire, je l’ai fait par impulsion. » La mise en cause de la culture passait chez lui par le déploiement de tous les prestiges du langage et de la musique. Ne fut-il pas le premier de ces privilégiés, si nombreux à notre époque, qui, ayant profité de la culture, s’en servent pour prétendre en priver les autres?
Sa diatribe enflammée contre le théâtre est affligeante d’étroitesse. Sa négation de la «dépendance des choses» ne peut tenir dans une société où l’idéologie libérale révèle bien que la compétition est généralisée, qu’elle s’impose comme une nécessité sociale inéluctable, ce qui vient réduire la valeur du penseur politique. Son anthropologie, fondée sur le mythe du «bon sauvage» qui ne connaîtrait pas de vie sociale, est tout à fait aberrante. La «pédémagogie» héritée d’‘’Émile” (qui est, au fond, élitiste puisque l’éducation est donnée par un précepteur à un seul élève) n’a conduit qu’à la déliquescence intellectuelle et morale de la jeunesse contemporaine. Dans ce livre, Rousseau avait fait éclater une misogynie d’ayatollah qui devrait lui aliéner non seulement les femmes mais les hommes qui sont féministes : «Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance». D’ailleurs, ne serait-ce pas cette misogynie qui lui avait fait choisir une compagne ignorante qui ne pouvait donc lui apporter chez lui la contradiction qu’il ne cessait de provoquer? Cet évangile de l’individualisme moderne que sont “Les confessions” a fait que l’égocentrisme est aujourd’hui généralisé, mais que, la responsabilité vis-à-vis de soi-même, si elle est sans limite, étant un terrible fardeau, se faire prendre en charge est bien plus simple. Ainsi l’individu moderne ruse-t-il, joue-t-il sur tous les tableaux, trouve-t-il les moyens de profiter des fruits d’une société libre tout en se dérobant aux devoirs qu’elle comporte, régresse-t-il vers le monde de l’enfance, celui de l’irresponsabilité heureuse ; surtout, faisant tomber sur sa personne la lumière grandiose du supplice, entre dans la grande cohorte contemporaine des prétendues victimes de la société, la victimisation étant la forme dramatisée de l’infantilisme.

On pourrait en conclure que Jean-Jacques Rousseau fut un être contradictoire et qu’en cela il est proche de nous, qu’il annonça nos incertitudes contemporaines. Mais ne les a-t-il pas causées? Aussi, reprenant la chanson de Gavroche dans ‘’Les misérables’’, entre « C’est la faute à Voltaire » et «C’est la faute à Rousseau», nous choisissons décidément «C'est la faute à Rousseau».


André Durand

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