Construire le territoire - Groupe International de Recherches ...
TD : 690 heures et CM/TD intégrés: 150 heures ...... Dualité onde-corpuscule,
mécanique quantique : effet photo-électrique, ...... Hypothèse de de Broglie.
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BALZAC GéOGRAPHE
TERRITOIRES
GROUPE INTERNATIONAL DE RECHERCHES BALZACIENNES
Collection Balzac
BALZAC GÉOGRAPHE
TERRITOIRES
Études réunies et présentées par
Philippe Dufour et Nicole Mozet
Textes de
Max Andréoli, Régine Borderie, Xavier Bourdenet, Claudine Cohen, Christèle Couleau, Andrea Del Lungo, Jacques-David Ebguy,
Jean-Dominique Goffette, Jeannine Guichardet, Pierre Laforgue, Guy Larroux, Roland Le Huenen, Patrick Matagne, Henri Mitterand, Kyoko Murata, Jacques Neefs, Alexandre Péraud,
Jean-François Richer, Isabelle Tournier, Sébastien Velut
publié avec le concours
du Conseil de la Région Centre
du Conseil Général dIndre-et-Loire
de léquipe « Histoire des représentations » de lUniversité de Tours
de léquipe « Littérature et histoires » de lUniversité Paris 8
Collection Balzac
dirigée par Nicole Mozet
sous légide du
Groupe international de recherches balzaciennes
Cette nouvelle « Collection Balzac » du girb prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions sedes, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de limpossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac, Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; LÉrotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd., 2001) ; Balzac dans lHistoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).
Dans la même collection :
Balzac, La Grenadière et autres récits tourangeaux de 1832, édition établie et présentée par Nicole Mozet, 1999.
Penser avec Balzac, José-Luis Diaz et Isabelle Tournier éd., 2003.
Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd., 2003.
Aude Déruelle, Balzac et la digression : une nouvelle prose romanesque, 2004.
Balzac et la crise des identités, Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen éd., à paraître, 2005.
Abréviations : CH, pour La Comédie humaine, avec indication du tome et de la page, Pléiade, 12 vol. ; OD, pour les uvres diverses, ibid., 2 vol. ; PR, pour Premiers Romans, Laffont, 2 vol. : Corr., pour la Correspondance, Garnier, 5 vol. ; LHB, pour les Lettres à madame Hanska, Laffont, 2 vol. ; AB, pour LAnnée balzacienne, suivie de lannée.
Le calcul des occurrences utilise la Concordance de Kazuo Kiriu (CH, OD, PR, Corr., Lettres à Mme Hanska et Contes drolatiques), mise en ligne sur le site de la Maison de Balzac à Paris.
Présentation
Balzac géographe ?
Ce livre constitue les actes du colloque de Tours de 2003, « Balzac géographe », centré sur la notion de Territoires. Celui-ci était organisé par léquipe « Histoire des représentations » de lUniversité François Rabelais, représentée par Philippe Dufour et le Groupe International de Recherches Balzaciennes, présidé par Nicole Mozet. Il sagit de la troisième grande manifestation balzacienne ayant eu lieu à lUniversité de Tours, laquelle prend place à la suite de notre colloque du Bicentenaire de 1999, « Balzac dans lHistoire » et du « Balzac voyageur » de 2001.
Il y a une cohérence dans cette série. La Révolution a constitué une rupture temporelle majeure qui a été ressentie comme inaugurant une nouvelle ère, tandis que la vente des Biens nationaux et le Code civil ont bouleversé le statut de la propriété, de lindividu et de la transmission des fortunes. Parallèlement, les mutations économiques transformaient en profondeur le rapport à lespace national aussi bien que mondial. Les institutions nétaient pas épargnées, le pouvoir politique de lÉglise était battu en brèche, les disciplines scientifiques prenaient chacune leur autonomie et la littérature européenne entrait en romantisme. Ce terme recouvre des phénomènes très différents selon les pays et les moments de son histoire, mais il implique toujours un questionnement sur la hiérarchie des genres et les modes de représentation qui sont à la disposition des écrivains.
Parler de représentation, cest désigner les interactions multiples entre la littérature, les disciplines scientifiques et le désir de rendre compte de cette « réalité » qui nous entoure, omniprésente, changeante et insaisissable. Le territoire est un des socles de cette volonté de représenter. Ce que lon appelle quelquefois, de façon trop vague et peu satisfaisante, le « cadre » dune fiction romanesque nest rien dautre que la volonté de montrer tout ce qui fait le « réel » dune époque ou dun individu, et qui fait corps avec celui-ci : dans le roman balzacien, y compris dans les Contes drolatiques, le geste narratif commence le plus souvent par la délimitation et lappropriation dun espace. Ce qui veut dire nommer, décrire et situer dans le temps et lespace :
Au commencement de lautomne de lannée 1826, labbé Birotteau, principal personnage de cette histoire, fut surpris par une averse en revenant de la maison où il était allé passer la soirée. Il traversait donc aussi promptement que son embonpoint pouvait le lui permettre la petite place déserte nommée le Cloître, qui se trouve derrière le chevet de Saint-Gatien, à Tours.
Les frontières du territoire
Territoire : le mot inspire limaginaire. De multiples acceptions se sont empilées au cours du temps et au gré des discours. Économie, droit, philosophie politique, éthologie, anthropologie, géographie sociale, nombreuses sont les disciplines à croiser et creuser la notion.
Premières définitions
Au départ, la définition pourrait relever de la géographie physique : un territoire montagneux, aride, vallonné. Mais lépithète double déjà la neutralité descriptive dun regard évaluatif : le territoire (à linstar de son doublet populaire, le terroir) sapprécie à ses ressources naturelles. Le territoire produit de la richesse : dans La Comédie humaine, Balzac parle plus dune fois de la fortune territoriale. Aussi le territoire est-il objet de désir et exposé aux violences : riche, fertile, il excite les convoitises. « Qui terre a, guerre a », lit-on dans le roman balzacien du territoire remembré et démembré. Espace à conquérir, menacé, à régenter, le territoire nécessite une assise juridique. Auguste le déclare dans Cinna, un territoire est un terroir encadré par des lois ;
Maxime, je vous fais gouverneur de Sicile :
Allez donner mes lois à ce terroir fertile.
Caesar Siciliam fecit. Le territoire, approprié, relève du droit. Au VIe siècle, sous lempereur byzantin Justinien premier, à lépoque où lon rédige le Digeste et les codes qui fondent notre droit romain, un regard étymologique incertain croit discerner un radical commun aux mots territorium et terrere et en tire une définition pour le législateur : la sécurité du territoire est garantie par un droit à y faire régner la peur (on pense à la caractérisation que Max Weber donnera de lÉtat comme détenant le monopole de la violence légitime sur son sol).
« Allez donner mes lois à ce terroir fertile ». Corneille nemploie pas le mot territoire, sans doute parce que dans lalexandrin les syllabes sont comptées, aussi parce que le mot reste rare au XVIIe siècle, circonscrit à son sens juridique, nettement spécialisé, le dictionnaire de Furetière en témoigne. Le territoire sy présente comme une juridiction, un espace dans les limites duquel sexerce une compétence, pour prélever des impôts ou rendre la justice notamment (cinquante ans plus tard, Montesquieu intitulera un chapitre de son maître ouvrage « De la justice territoriale des églises »). Tous les exemples que donne labbé portent sur des subdivisions administratives, pourrait-on dire : territoire dun marquisat, dune cure, évêché, seigneurie, territoire dun juge. Le « territoire du bourg » quorganise Benassis tient de ce modèle quasi féodal, même si le médecin ladapte à léconomie moderne, puisquil sagit proprement daménager le territoire. Furetière, à aucun moment, ne parle du territoire comme espace borné par des frontières au sein desquelles sexerce la souveraineté dun État.
Au XVIIIe siècle, la définition se politise, dans la pensée des Lumières, alors que le mot gagne en fréquence. À lacception juridique sajoute une coloration idéologique. Dans le Contrat social, la conception économique du terme est réputée insuffisante. Pour Rousseau, seule une bonne constitution (pas les lois dAuguste !) fait le prix dun territoire. Le territoire se doit dêtre structuré par une éthique indispensable à la conservation de lÉtat, à linstauration dun lien social: « [
] une saine et forte constitution est la première chose quil faut rechercher, et lon doit plus compter sur la vigueur qui naît dun bon gouvernement, que sur les ressources que fournit un grand territoire ». Le territoire apparaît idéalement comme lespace dun bien-être que ne sauraient procurer les seules richesses économiques, qui engage plus fondamentalement la volonté des hommes, réunis collectivement dans une décision au bonheur. Cette conception du territoire, lieu dune identité politique à travers laquelle saffirment des valeurs, se concrétise pour ainsi dire avec la Révolution française. Le territoire national, un et indivisible, fait la République. Il est à défendre contre lennemi extérieur (« létranger », alias « les tyrans », id est lEurope des monarchies) aussi bien que contre lennemi intérieur (la France féodale des terroirs où des patois en tous genres entravent la diffusion de la langue de la liberté). 1793 : le jus terrendi byzantin est dactualité.
Préserver le territoire, cest défendre une vision du monde. Saint-Just proclame dans un rapport du 13 ventôse an II (3 mars 1794) :
Que lEurope approuve que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre, quil y propage lamour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe.
Le territoire national à sécuriser se confond ainsi avec un idéal politique hérité des Lumières. Nullement lieu dun repli, il se rêve en modèle universel (la terre, lEurope se profilent à son horizon). Le territoire de la République française, porté par un projet collectif, se veut réalisation dune idée. Dans Les Chouans, lofficier républicain Gérard fait écho à cette conviction. Pour lui comme pour Rousseau, le territoire représente plus que lintégrité dun sol ; pour lui comme pour Saint-Just, le territoire est animé par des idées aspirant à se diffuser au-delà de ses frontières :
Notre révolution sarrêterait donc ? Ah! nous ne sommes pas seulement chargés de défendre le territoire de la France, nous avons une double mission. Ne devons-nous pas aussi conserver lâme du pays, ces principes généreux de liberté, dindépendance, cette raison humaine, réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, jespère, de proche en proche ? La France est comme un voyageur chargé de porter une lumière, elle la garde dune main et se défend de lautre; si vos nouvelles sont vraies, jamais depuis dix ans, nous naurions été entourés de plus de gens qui cherchent à la souffler. Doctrines et pays, tout est près de périr (CH, VIII, 929).
Voilà la véritable richesse du territoire, sa vraie fertilité : une âme et des doctrines.
De léthologie aux sciences sociales
Cette conception plus symbolique que matérielle du territoire prévaudra dans les extensions de sens que connaît le mot au XXe siècle et qui vont distinguer nettement ses emplois de son synonyme sol, lequel avait jusqualors suivi une évolution assez analogue, quoique plus lente (de la géologie à léconomie ; de léconomie au droit ; du droit à la sphère idéologique ou sentimentale, touchant la fibre patriotique après celle de lhomme propriétaire). Les sciences sociales vont en effet privilégier les micro-territoires, espaces où un groupe, voire un individu, affirme son identité et ses valeurs, espaces réglés par des lois tacites, informulées mais patentes dès quelles sont enfreintes. Ce modèle aura eu pour source dinspiration léthologie, en particulier lornithologue anglais H. E. Howard, spécialiste des fauvettes, le premier à penser systématiquement le monde animal en termes de territoire (non que dautres bien avant nen aient eu lintuition), affichant même la notion dans le titre de son ouvrage majeur: Territory in Bird Life. Léthologie conçoit le territoire comme un espace à laccès réservé et contrôlé, interdit aux congénères particulièrement dans certaines périodes (laccouplement, la nidification), codé : un marquage, des rituels dintimidation visent à dissuader lintrus avant, en dernier ressort, de lui voler dans les plumes. On voit que le jus terrendi sexerce aussi dans le droit naturel.
En éthologie, Howard naura-t-il pas été au demeurant précédé par « limmortel fabuliste », usant du mot territoire pour désigner un espace vital inviolable ?
Quand des chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui nest pas de leur détroit,
Je laisse à penser quelle fête.
Les chiens du lieu nayants en tête
Quun intérêt de gueule, à cris, à coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusquaux confins du territoire.
La Fontaine invitait à transposer à la société humaine : il en va de même, ajoutait-il, pour les gouvernants, les courtisans et les « gens de tous métiers ». À chacun son territoire. Pareille transposition sest produite au siècle passé de léthologie à lanthropologie sociale. E. T. Hall, par exemple, étudiant la façon dont sorganisent les espaces public et privé, la manière dont les hommes communiquent en leur sein, repart explicitement de Howard pour placer au cur de sa réflexion le concept de territorialité : « La territorialité est un concept de base dans létude du comportement animal: on la définit généralement comme la conduite caractéristique adoptée par un organisme pour prendre possession dun territoire et le défendre contre les membres de sa propre espèce ». De la même façon, Erving Goffman présente sa micro-sociologie comme désir de « constituer une éthologie des interactions ». Lhomme est un animal parmi dautres, nétait cette différence, quun individu ou un groupe humain investissant un espace le pourvoient des marques de leur culture. Balzac repartant lui aussi du modèle des sciences naturelles, le soulignait : les territoires humains (les milieux, dit-il) sont autrement complexes que ceux de lanimal, sur-signifiants : « [
] lhomme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses murs, sa pensée et sa vie dans tout ce quil approprie à ses besoins ». De Buffon à Balzac, de Howard à Goffman, un parcours analogue.
Esthétique du territoire
Le roman réaliste (Balzac, mais aussi Stendhal, Flaubert ou Zola) développe un savoir inédit, qui est pensée des petits territoires. Et sans doute le romancier du XIXe siècle y était-il prédisposé par un effet de lHistoire : dans un monde aux repères incertains, où espace public et espace privé se redéfinissent, qui oscille entre individualisme et grégarisme, un désir de différenciation saffirme chez certains, angoissés du niveau, soucieux de délimiter leur territoire personnel ou celui de leur caste. Par un mouvement de réaction, la société de lindistinction satomise en territoires exclusifs. Lhomme Flaubert est un bon exemple de cette tendance. Je trouve dans sa Correspondance cet usage nettement métaphorisé, néologisme de sens, du mot territoire, dans un contexte où Flaubert réagit aux propos de Du Camp le poussant à vite publier pour connaître le succès : « Je suis très bon enfant jusquà un certain degré, jusquà une frontière (celle de ma liberté) quon ne passe pas. Or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je lai recalé dans son coin et à distance ». Le territoire intime de lermite de Croisset, plus quun périmètre géographique, est le lieu dune morale: solitude de lhomme-plume qui organise son temps au rythme de la longue patience du génie, au mépris des exigences du marché (le monde parisien des Belles-Lettres). Les uvres romanesques sattachent à circonscrire de tels territoires autoproclamés, à comprendre leurs lois et leurs valeurs. Ne dirait-on pas que certaines scènes, qui bien sûr possèdent aussi une fonction narrative dans le récit, relèvent dune sociologie expérimentale ? Ainsi dans Illusions perdues, trois grandes scènes scandent les trois parties du roman, composant une série : ladmission contestée de Lucien dans le salon Bargeton à Angoulême, son exclusion dans la loge de Mme dEspard à lOpéra de Paris, sa réhabilitation momentanée dans ce qui est devenu le salon de Mme de Sénonches à Angoulême de nouveau. Autant dépreuves qui mettent en lumière des rites dintégration ou dexclusion, les rituels daffirmation dun groupe au détriment dun intrus. Lhistorien des murs dégage les codes latents qui organisent le territoire. Langage verbal bien sûr (la discrimination par les appellatifs : les surnoms intimes de laristocratie angoumoisine qui échappent à Lucien de Rubempré pendant quil sentend appeler M. Chardon, ou encore Châtelet dépouillé de sa particule par Mme de Bargeton ; plus généralement la division des sociolectes lesprit de la conversation qui éblouit Lucien dans la loge de lOpéra, « en étranger qui ne savait pas la langue »), mais aussi les « langages silencieux » dE. T. Hall. Tel le vêtement : Lucien fagoté comme un « garçon de noces » sent tout ce qui le sépare des jeunes élégants à lOpéra, mais de retour dans lOlympe dAngoulême, imitant le dandy de Marsay, il ébahit laristocratie provinciale, comme un « grand seigneur en visite chez de petites gens ». Dans lhabit, un habitus. Tel encore lart de (se) tenir à distance: dans la loge de la marquise dEspard, les dandies discutent familièrement avec du Châtelet, immédiatement intégré, alors que de Marsay prend son lorgnon pour regarder Lucien pourtant juste à ses côtés, déniant ainsi toute proximité effective. Le territoire ne tient pas ici tant à un endroit précis quà une manière dêtre ensemble ou de refuser de cohabiter. Goffman parle parfois à ce propos de territoires situationnels (pour les distinguer des territoires fixes). Le territoire est informé par ce réglage des distances réelles ou symboliques. Il ne suffit pas de pénétrer dans un espace géographique pour en faire partie : « En arrivant sous les arbres de Beaulieu, il contempla la distance qui séparait Angoulême de lHoumeau. Les murs du pays avaient élevé des barrières morales bien autrement difficiles à franchir que les rampes par où descendait Lucien » (CH, V, 149-150). Tel enfin, autre code tacite retenant Balzac, le capital social qui conditionne la relation entre les individus, pèse sur léchange : Châtelet, homme dEmpire en mal de particule snobé par les ultras dAngoulême, est reconnu par le faubourg Saint-Germain parce quil est lami de Montriveau et est reçu chez Mme de Sérisy, tout comme Louise de Bargeton, pourtant très province à lOpéra se voit cependant intégrée parce quelle est née Nègrepelisse et partant cousine de la marquise dEspard. Elle est protégée par la mémoire de la caste. Pas de territoire sans histoire. Pour la même raison, Lucien, Rubempré mâtiné de Chardon, est exclu. Dans le roman, Finot théorise cette importance du capital social (la fortune morale, dans son langage), par opposition au capital économique. Lui seul permet de pénétrer dans les territoires réservés : « À Paris, la fortune est de deux espèces: il y a la fortune matérielle, largent que tout le monde peut ramasser, et la fortune morale, les relations, la position, laccès dans un certain monde inabordable pour certaines personnes, quelle que soit leur fortune matérielle [
] » (ibid., 522) Largent nest pas tout. Cependant Splendeurs et misères des courtisanes montrera que Lucien sans terre ne saurait être complètement un Rubempré pour les Grandlieu : la « fortune territoriale » continue de peser dans la France de Balzac. Et le banquier Nucingen que Mme de Beauséant refusait de recevoir dans Le Père Goriot aura ses entrées dans le prestigieux salon de Mlle des Touches (voir Autre étude de femme) : la fortune matérielle aura fini par anoblir laristocratie dargent, le capital économique renfloue au bout du compte le capital social. Des premières heures de la Restauration à la monarchie de Juillet, les frontières des territoires bougent. Le noble avait voulu faire un fief de son salon ou dune loge de théâtre, à la façon dont le Chouan saccrochait à son terroir, bien clôturé, avec des haies et des échaliers symboliques. Il avait ainsi voulu clamer son absolue particularité dans le monde de légalité de droit instituée par la Révolution. À ces territoires nettement délimités convient admirablement cette définition venue de la géographie sociale qui sest à son tour récemment emparée de la notion : « milieu de vie, de pensée et daction dans lequel et grâce auquel un individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui lentoure de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire ». Le territoire est alors tout ensemble positionnement dans lespace, dans la société, dans lHistoire. Mais dans le monde du roi bourgeois, lindistinction gagne. Le territoire aristocratique, du ressentiment historique, calfeutré, est au fond une exception au sein dune société mobile, avec ses promotions et ses déchéances, où « lépicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social ». Des passages, des alliances se dessinent dune sphère à lautre, dès la Restauration même favorisés par des lieux neutralisés : les salons mixtes comme les appelle Balzac. Cest une des forces de La Comédie humaine, qui se donne le temps, que de faire apparaître des territoires mouvants. Ils deviennent la métaphore dun monde en mal didentité fixe, en peine de valeurs marquées.
Le présent volume met bien en évidence limportance de la spatialisation dans la pensée et lécriture balzaciennes : il y a connivence entre la page et le lieu dont la lecture nous ouvre la porte, quelquefois difficilement, comme au début du Curé de Tours : « Comment me laissez-vous sonner trois fois par un temps pareil ? » (CH, IV, 189). Cest dans cet esprit que J. Neefs analyse la superbe « ouverture » de La Cousine Bette. En essayant déviter quelques clichés, comme lopposition systématique entre Paris et la province, nous nous sommes efforcés de définir des problématiques entre savoir et pouvoir, entre science, politique et histoire, entre espace public et espace privé (J. Neefs, J.-D. Ebguy). Nous avons demandé à des géographes, tel S. Velut, ou à des historiens des sciences, comme C. Cohen et P. Matagne, de nous aider à lire Balzac, en confrontation avec les discours scientifiques des Buffon, Cuvier, Geoffroy-Saint-Hilaire, Lavater, Malte-Brun ou Humboldt. À commencer par lAvant-propos (C. Cohen, P. Matagne), presque tous les textes se trouvent convoqués, traversés, analysés dans une sorte de grand brassage, sans oublier lHistoire et physiologie des boulevards de Paris (J.-D. Goffette). Presque tous les romans : des Chouans, « scène de la vie militaire » (H. Mitterand, S. Velut), à La Recherche de lAbsolu (M. Andréoli), dAlbert Savarus (X. Bourdenet) au Curé de village (J. Neefs, K. Murata) et au Médecin de campagne (A. Péraud) ; dUne passion dans le désert (A. Del Lungo) aux Petits Bourgeois (C. Couleau) et à la trilogie des Célibataires Pierrette, Le Curé de Tours, La Rabouilleuse (G. Larroux). Paris est omniprésent (R. Le Huenen, J.-D. Goffette, J. Guichardet, J.-F. Richer, etc.), mais figurent aussi, moins attendus, locéan (P. Laforgue) et le ciel, dont la majuscule devient de plus en plus problématique en passant de la religion à la météorologie (I. Tournier).
La première partie « Problématiques et politiques du terri-toire » est plus historique (la notion de « milieu », analysée par C. Cohen et P. Matagne, ou le rapport de Balzac et des géographes de son temps, selon S. Velut), plus sociologique (G. Larroux sinspirant de Goffman), plus linguistique (H. Mitterand, C. Couleau) : « Terre, terrain, territoire », dit lun, « discours géographique », dit lautre. En un mot, cette partie est plus portée sur une réflexion idéologique axée sur la notion de pouvoir : M. Andréoli évoque la toute nouvelle Belgique, R. Le Huenen se demande « comment le discours balzacien investit les lieux ». Il sagit de « construire le territoire » (A. Péraud), ou de définir les « territoires du pouvoir dans le Paris de La Comédie humaine » (J.-D. Goffette). Enfin, pour clore son analyse du « privé » et du « public » qui conclut cette première partie, J. Neefs fait appel au très beau livre de Marcel Détienne : Comment être autochtone ?
En écho, la seconde partie « Lieux, non-lieux et passages » est plutôt une étude des frontières, de leur perméabilité (I. Guichardet), de leur fragilité (X. Bourdenet, J.-F. Richer) et de leur caractère symbolique (K. Murata, R. Borderie). Où trouve-t-on linfini balzacien ? Est-ce dans le vide de locéan (P. Laforgue) ou celui du désert (A. Del Lungo) ? I. Tournier sinterroge sur les mutations de la transcendance dans le texte balzacien. En guise de conclusion, Jacques-David Ebguy décrit les « territoires-carrefours », que Michel Foucault appelait « hétérotopies ». Car le propre du romanesque balzacien est le passage qui, dans une société elle-même en mutation, crée hasards, affrontements, décalages et rencontres.
Bien des façons donc darpenter le territoire en sillonnant La Comédie humaine. Les études ici réunies en témoignent. Mais le plus extraordinaire ne reste-t-il pas que Balzac, visionnaire qui ne se nommait pas pour rien « docteur ès sciences sociales » (CH, VII, 104), ait à ce point devancé les discours de notre temps, à sa manière, celle dun romancier ? Il ne théorise pas comme un sociologue : il met en scène, il rend sensibles les idées à travers des situations narratives. Le romancier pense en racontant, raconte en pensant, « lidée dans limage ou limage dans lidée ». Telle est la puissance de concrétisation de la littérature dimages idéée, que Balzac appelle, toujours dans les « Études sur M. Beyle », « Éclectisme littéraire ».
Philippe Dufour (Université François Rabelais, Tours)
et Nicole Mozet (Université Paris 7-Denis Diderot)
I
Problématiques et politiques
du territoire
Terre, terrain, territoire
variations géocritiques balzaciennes
Le paysage des Chouans est un de ces « paysages-histoire » dont parle Julien Gracq dans ses Carnets du grand chemin. Cest ce paysage-là que jaimerais parcourir un moment, en souhaitant que lon mexcuse pour le caractère monographique de mon propos. Je me suis cantonné à cette seule uvre par prudence, parce que je ne suis pas familier de lensemble des terres balzaciennes, et parce que ce roman me paraît exemplaire pour létude du traitement balzacien du territoire, et plus généralement pour celle de lespace romanesque.
De territoire, jai rapproché deux termes de la même famille : terre et terrain. On pourrait penser aussi à terroir, mais ce mot ferait double emploi avec terre. Quant à géocritique, pourquoi pas ? Il existe une sociocritique, une psychocritique, une ethnocritique. Cest Balzac lui-même qui nous aide à définir ce que pourrait être une géocritique, ou plutôt et plus généralement une topocritique, lorsquil écrit au début du troisième chapitre du roman : « Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de la disposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensable den donner ici une minutieuse description, sans laquelle le dénouement serait dune compréhension difficile » (CH, VIII, 1069). Comprendre le roman, saisir son économie, ses sens et ses valeurs en fonction de la disposition de ses lieux géographiques, voilà les objectifs de la géocritique.
Nous disposons, sur lespace géographique des Chouans, de plusieurs études pionnières : notamment celle de Maurice Regard, pour les deux cartes quil a dessinées au début de lédition du roman dans les Classiques Garnier ; celle de Nicole Mozet, dans son livre sur La Ville de province ; celle de Doris Kadish, dans un article des Nineteenth Century French Studies, en 1983 ; celles de Claudie Bernard dans son livre sur Le Chouan romanesque et dans son édition du roman pour le Livre de poche. Claudie Bernard, en particulier, propose des réflexions rapides, mais fortes et neuves, sur la thématique de lOuest dans Les Chouans, et sur la relation des personnages de Chouans à leur terre, en prenant en compte lethnographie et le mythe. Je ne pourrais quy souscrire et les reprendre. Elle sintéresse principalement aux rapports mutuels des personnages au sein des enjeux de la troisième insurrection paysanne contre la République, et elle laisse de côté lespace géographique au profit du temps historique. On peut donc, après ces chercheurs, tenter une nouvelle fois de sinstaller sur les lieux mêmes que parcourent les héros, dans lintention de travailler sur ces trois données apparentées, le territoire, la terre et le terrain, détudier leurs spécificités et leurs connexions, et surtout de bien garder en tête lidée que lespace romanesque nest pas un donné immédiat, un référent géographique auto-suffisant, mais une forme-sens construite, sémiotisée pour les besoins de la fiction, modelée par la vision, les objectifs narratifs, lhéritage intertextuel du romancier surtout lorsquil sagit dun écrivain de pareil calibre. À cet égard, les cartes dressées par Maurice Regard ne nous offrent quun côté de la médaille.
Le territoire
Commençons par le territoire, et dabord par la face mimesis de la médaille. Il est facile de repérer les sites, soit lors dun voyage à Fougères une ville qui vaut le détour , soit sur une carte routière : Fougères, La Pèlerine, Ernée, Mayenne, etc. Les personnages se déplacent continuellement dune localité à lautre. Les Chouans est un roman du parcours, du voyage, de la route, comme beaucoup de romans avant lui et après lui. Cest une des caractéristiques du roman daventures, nous y reviendrons. Or la plupart des commentateurs ont concentré leur attention sur la ville de Fougères : cest naturel dans le livre de Nicole Mozet, puisque celle-ci, tout en commentant en toute netteté le motif de la route, a consacré sa recherche aux représentations de la ville. Cest logique aussi pour Doris Kadish, qui est allée droit à linterprétation symbolique et idéologique du point de vue qui soffre à Marie de Verneuil du haut de la tour du Papegaut. Mais on a privilégié ainsi lisolement dun site unique, avec sa position en surplomb dominant la campagne chouanne, et pour finir lenfermement des deux amants, Montauran et Marie, dans le piège urbain qui les conduit à la mort.
Or, Les Chouans se lit dentrée de jeu, et tout au long, pour sa carte, pour la multiplicité de ses lieux, et pour les itinéraires quils induisent. Cest un monde qui se découvre en perspective horizontale, et non pas seulement en plongée verticale. On parcourt son territoire de toutes les façons, à pied, en « turgotine », en voiture de louage, à dos dâne, à cheval. On nen sature pas la totalité en tous sens, mais on le traverse, dabord douest en est, puis dest en ouest pour le retour. Une traversée ponctuée darrêts, les uns euphoriques, les autres dysphoriques ; certains les deux successivement. Lespace des Chouans est un espace-ligne, parcouru en deux sens. Mais la ligne débouche au retour sur une étendue à deux dimensions, et même à trois, les alentours immédiats de Fougères : là seulement, par un effet de convergence et de concentration sur le lieu du dénouement, la route cède la place à la ville (en alternance avec le faubourg), puis à la demeure de ville, puis à la chambre, site du traquenard sans issue à laide duquel la République met fin au péril royaliste en même temps que le roman met un terme à la vie de ses héros. De la ville, on a cependant poussé encore une pointe, avec Marie, dans la direction du nord, jusquà Saint-James, avant de rentrer définitivement à Fougères. Ces deux allers-retours dessinent ainsi, entre la Bretagne, le Maine et la Basse-Normandie, un triangle rectangle, aux côtés très inégaux, et dont on ne connaîtra pas les terres intérieures, exception faite du château de La Vivetière, au demeurant imaginaire.
Tout cela témoigne, en premier lieu, dune compétence précise, bien informée, de géographe. Cest une géographie, note Nicole Mozet, qui exclut larchéologie. Oui. Mais qui exclut aussi léconomie sinon celle de la thésaurisation, avec le personnage de dOrgemont, et celle de lusage des fonds secrets. Balzac garde le silence sur la productivité de cet espace mi-rural, mi-urbain. Son savoir ici est à dominante topographique, spatiographique, avec une mineure ethnographique. Des points, des lignes, des vecteurs, des visées, des secteurs. Une géométrie, une structure abstraite. Les noms sont pour la plupart réels, pour les besoins de leffet de réel, et aussi pour la fonction didactique du texte, laquelle est partie prenante de lefficacité esthétique, on aurait tort de loublier : car il faut promener le lecteur à la suite des personnages, à travers un paysage identifiable, parce quil y prend un double plaisir, celui dapprendre et celui de rêver. Apprendre et rêver sur le paysage breton. Mais aussi apprendre et rêver sur les jeux plus abstraits du voyage comme système ou réseau de déplacements. Qui a mieux compris ce double effet de prises de vues, darrêts, de regards, de visées, de surplombs, de perspectives, pour tout dire doptiques, que Julien Gracq, historien, géographe, romancier et critique, qui intervient à deux reprises sur Les Chouans dans En lisant, en écrivant ? Dabord ceci, pour le paysage-histoire : « La longue description du panorama de La Pèlerine [
] vise clairement à enrichir la simple escarmouche de guérilla qui sannonce de toute la résonance historique et géographique exemplaire quelle est capable déveiller ». Et puis ceci, pour le paysage-prestige, cest le mot de Gracq :
Toute la première partie se déroule comme un travelling aérien spacieux où, par un mouvement continu, on passe de la cuvette du Couësnon, en franchissant la crête de La Pèlerine, à un autre compartiment de terrain ample et isolé où le champ visuel se doublant dun contre-champ sonore particulièrement expressif sannonce dans le lointain de la route la turgotine qui vient dErnée, cependant que résonnent encore derrière La Pèlerine les tambours de la garde nationale retournant à Fougères. Plus dune fois, le point de vue surplombant où se place ici presque constamment Balzac lui permet de surprendre et de faire vivre dans leur simultanéité les mouvements coordonnés ou contrariés qui sont le flux même et le reflux de la guerre des haies, et danimer de part en part ce coin de Bocage aussi intensément que les abords dune fourmilière [
] Presque tout, dans le livre, annonce une prescience, et déjà une utilisation littéraire efficace, de lubiquité mécanique des points de vue qui sera un des apports du seul cinéma [
] Le travelling aéropanoramique, cest Balzac qui a eu le mérite de linventer, dans Les Chouans.
Un territoire « panoptique », cest-à-dire qui se donne à voir dans tout son empan ; ce qui complète le savoir livresque de la carte, et qui ajoute au repérage intellectuel le mouvement du regard, de la sensibilité et de la rêverie.
Cependant, « la géographie », écrit le géographe Yves Lacoste dans une proposition restée célèbre, citée par Nicole Mozet, « la géographie, ça sert dabord à faire la guerre ». À léchelle des Chouans, on peut dire que la géographie, la connaissance géographique, ça sert à construire un récit de guerre et dhistoire. Sur le territoire des Chouans, sinscrivent tous les points propices à une activité militaire, et tous les incidents propres, plus précisément, à lactivité de guérilla : embuscades, escarmouches, accrochages, assauts, sièges, enferme-ments, meurtres, tortures, fuites, cachettes, exécutions, sorties fatales, etc. Lespace naturel, géographiquement repérable sur une carte touristique, est donc remodelé à des fins qui sont celles de la carte détat-major.
Or quel récit historique est-il totalement aseptisé de tout ce qui nest pas le vrai, lhistoriquement authentique ? Celui-ci moins que tout autre. Il se mêle toujours à lHistoire, avec un grand H, une couleur daventure, et laventure, littérarisée, apporte avec elle, inévitablement, ses propres codes. Il convient donc de chercher à lire Les Chouans selon cette grille, qui libère les lieux du roman de la seule perception géographique pour leur donner le statut dun autre univers spatiographique, qui vient de très loin : celui de lintertexte sans âge du roman daventures, et quon retrouvera toujours au cur des romans du voyage dans le « monde réel » : évoquons pêle-mêle Boule-de-Suif, La Débâcle, Voyage au bout de la nuit, La Semaine sainte, etc.
« Je concevais la vie, écrit François Augiéras dans LApprenti sorcier, comme au jeu de loie : la caverne, la prison, la rivière, léglise
». Il y a comme un jeu de loie dans le voyage quaccomplit Marie de Verneuil. Oublions maintenant la carte touristique et la carte détat-major pour scruter une carte qui dessinerait le paysage, immémorial, des anciens contes, ou aussi bien du roman courtois, du roman picaresque. Du côté de la première, Fougères, Mayenne, Ernée, le Nançon, etc. Du côté de la seconde, la série des lieux canoniques : lauberge, le château, la lande, la clairière, la salle de bal, le précipice, la cahute, la tour, la chambre
Avec, à chaque étape du parcours, la fourche où souvrent, en sexcluant ou au contraire en sassociant, la voie de la conquête et du salut et la voie de la défaite et du piège fatal. Georges Perec a écrit un livre intitulé Espèces despaces. Balzac a ainsi conçu en somme Les Chouans selon deux espèces despaces : la carte routière et paysagère et la carte dun jeu de loie militaire, politique et amoureux. Cest déjà une conjonction originale et féconde, en particulier pour ses avantages compositionnels. Mais elle trouve une originalité et une fécondité supplémentaires dans la mise en uvre, en sus du territoire, de deux autres facteurs spatiaux riches de sens et de valeurs narratives : la terre et le terrain.
La terre et le terrain
Tous les commentateurs des Chouans de Pierre Barbéris à Lucienne Frappier-Mazur, de Max Andréoli à Claudie Bernard, lont souligné, citations à lappui : les combattants chouans semblent ne faire quun avec la terre. Ils ne forment avec elle quune seule et même matière, comme sils étaient nés directement de la lande, de la forêt, des roches, des boursouflures du sol. Ils sortent de la terre et y rentrent aussi mystérieusement que soudainement, par une sorte de génération spontanée. Ils surgissent de ses profondeurs. Ils la parcourent, eux, à lécart des routes, elle souvre devant eux et se referme derrière eux. Le fantastique imprègne alors lhistoire. Lethnographique est second. Il en va ainsi pour le costume les peaux de bique et pour les murs, toutes de sauvagerie, de religiosité superstitieuse, de primitivité dans la tactique militaire, de cruauté. Ces hommes appartiennent à une autre espèce animale, et à un autre temps. À une autre terre.
Laspect stratégique de lhistoire contée est lié à cette altérité. Les Chouans tiennent la terre, les Bleus tiennent les villes et les routes. Le roman est traversé par cette opposition et par les tentatives des uns et des autres pour la réduire. Un seul lieu y échappe, peut-être : la maison dOrgemont, repaire de largent, dont le propriétaire leurre les uns comme les autres.
La ville va lemporter sur la terre, à première vue. Les Chouans sont maîtres du terrain extérieur aux villes, mais ils sont incapables de le sécuriser absolument. Le discours du romancier dit la terre chouanne inexpugnable ; mais le récit montre les chouans toujours battus. Du moins dans le laps de temps couvert par le roman, et dans des épisodes qui sont des coups de main brefs et localisés. Cependant, avec toute leur science militaire, leur argent, leurs canons, leurs points dappui urbains, les Républicains semblent incapables dune offensive militaire victorieuse et complète. Ils ne peuvent réduire leur adversaire, Montauran, que par la manipulation policière. Et en fin de compte la terre reste menaçante, parce quelle est la nature, inconnaissable et immaîtrisable : cest ce que signifie, analogiquement, le brouillard qui cache à Marie, du haut de Fougères, toute la terre environnante. Lhistoire sécrit dans les villes, mais il reste toujours devant elle, lui échappant, un avenir indiscernable, un brouillard politique. Et voici lironie : le jeu de loie se révèle en fin de compte un jeu à qui perd gagne, et inversement. Quels sont les trois survivants, et les trois vainqueurs de laventure ? Ce sont trois hommes de la terre bretonne, et de lombre : Marche-à-Terre, dOrgemont, et Corentin, le policier au prénom tout ce quil y a de plus bretonnant.
Je mattarde peu dans une réflexion sur le terrain, notion pourtant intéressante par ses significations militaires : le terrain est la forme tactique que prend la terre lorsquelle entre en guerre, surtout dans le cas des guerres de partisans. Cette définition implique une restriction de champ par rapport et à la terre et au territoire. À létendue horizontale du territoire et à la profondeur verticale de la terre, toutes les deux homogènes, continues, le terrain substitue lhétérogénéité des accidents de relief et leur virtualité de confrontations localisées : il est aisé de vérifier que Les Chouans, je parle du roman, exploite parfaitement cette modulation du champ des opérations. Si lon ne considère que le terrain, on peut en dénoter trois sortes, chacune avec ses sites dédiés : le terrain proprement militaire, qui est celui des affrontements armés, du désir de sang : La Pèlerine, les murs de Fougères, La Vivetière ; le terrain amoureux, qui est celui du désir damour : lauberge des Trois-Maures, la voiture, Saint-James, la chambre de la tour du Papegaut ; et le terrain politique, celui du désir de pouvoir, partiellement en intersection avec les deux autres. Oserai-je suggérer quil y a là, dans cette double distribution ternaire, la terre, le terrain et le territoire, et le politique, le militaire et lamoureux, comme des effets dharmonie et de contrastes qui évoquent lointainement lopéra ? Car chacune de ces espèces despaces engendre ses propres voix : la basse de Marche-à-Terre, lhomme des dessous obscurs de la terre, le baryton du colonel Hulot, pilote des batailles de terrain, le soprano de Marie et peut-être le ténor de Montauran voix des amants itinérants et tragiques.
Le territoire du texte
Revenons maintenant, pour terminer, à une vue densemble du territoire parcouru et de litinéraire suivi. Je men tiens à la dimension syntagmatique du récit, qui est aussi un itinéraire, un itinéraire textuel, de situation en situation et de péripétie en péripétie. Un territoire du texte. La question à poser est alors celle-ci : existe-t-il, entre lordre de succession des lieux marqués le long des parcours imaginés, et les phases successives du programme de situations et dactions imposé aux personnages principaux, une relation fonctionnelle ? Autrement dit, quest-ce qui est le plus pertinent, pour le commentaire du territoire romanesque des Chouans : son appropriation à la vérité dune carte géographique ou son modelage par le temps et la logique de la fiction ? Doù viennent les personnages, où vont-ils, par où passent-ils, où arrivent-ils ? Comment leur parcours se transforme-t-il en un programme de destinée, et, aussi bien, pour le lecteur, en une marche vers le sens, ou vers des sens possibles ?
Dans son édition des Chouans pour le Livre de poche, Claudie Bernard sengage dans une réflexion de cette sorte. Prenant appui sur lidée que le modèle théâtral, notamment celui du drame romantique, « informe et à loccasion déforme le roman historique », elle note que les cinq grandes rencontres de Marie de Verneuil et de Montauran, « analogues aux cinq actes classiques, scandent les étapes dune progression tragique ». Et elle reprend à son compte cette observation de René Guise : à chacune de ces cinq rencontres est dévolu un lieu particulier. Cest-à-dire : lauberge dAlençon, La Vivetière, Saint-James, la chaumière de Galope-Chopine, Fougères. Lauberge, la salle de bal, la cahute du paysan, la tour sans issue. Par où lon revient à limage du jeu de loie.
Je proposerais pour ma part, dans le même ordre didées, de considérer non pas seulement les rencontres entre les deux héros du roman damour, mais lensemble du réseau des personnages, et lordre de la plupart des opérations, militaires, politiques et amoureuses.
En observant dabord que tous les personnages sont des personnes déplacées. Les uns viennent du pays monarchiste et catholique, la Vendée, relayé par le pays ennemi, lAngleterre : Mme du Gua et le Gars. Dautres viennent du pays républicain, Paris : Hulot, Corentin, Marie. Un troisième groupe, avec à sa tête Marche-à-Terre, vient du cur de la terre bretonne, de nul lieu assignable. De toute manière, trois hors-lieux, ou, pour employer la terminologie de Greimas, trois lieux hétérotopiques : une origine qui nétait encore, avant la première page, parce quelle nappartenait pas au champ de laction romanesque, ni territoire ni terrain. Lespace de laventure commence à La Pèlerine, entre le point de départ pour la guerre, Fougères, et le point de départ pour lamour, Mayenne : il a bien pour lieu délection la route, plutôt que chacune des demeures précitées. Par la route le roman récupère son avantage sur le théâtre.
Or que se passe-t-il sur cette route ? Résumons. Le combat de La Pèlerine révèle la pugnacité des Chouans, atteste la présence dun nouveau chef à leur tête, et sert de baptême du feu aux soldats de Hulot, dans lart militaire de la guérilla. Au cours du voyage à Alençon et de la rencontre à lauberge, Marie jette ses filets amoureux, auxquels elle se laissera prendre elle-même, sur fond de mystère et de jeux didentité, tandis que Hulot fait son apprentissage politique. Lentreprise de séduction mutuelle entre Marie et Montauran se poursuit dAlençon à Mayenne et à La Vivetière. Larrivée au château de La Vivetière, pour une confrontation entre les Bleus et les Blancs que Marie et Montauran auraient voulue pacifique, est le symétrique de laccrochage de La Pèlerine. Le face-à-face Hulot-Montauran, hors de la présence de Marie, a fait place à un face-à-face Montauran-Marie, hors de la présence de Hulot. Un programme politique et amoureux sest substitué à un programme militaire. Le voyage en commun se termine. Chacun a manipulé ou tenté de manipuler tous les autres, dans une tension complexe des devoirs, des vouloirs, des savoirs et des pouvoirs, et de leurs contraires. Mais les performances centrales restent à venir. À lentrée dans le château, tout est possible, dans lambiguïté partagée. De Fougères à La Vivetière via Mayenne et Alençon : cest litinéraire des préparations : un espace paratopique, aurait dit Greimas. La géographie réelle nest là quune défroque, cachant la mécanique du montage.
Une deuxième phase fonctionnelle réunit La Vivetière (après lentrée de la voiture et de son escorte de Bleus), les entours de Fougères, et Saint-James. Encore une trilogie. Le château, à lécart de la grandroute, et le bocage environnant Fougères et la ville du dernier complot sapparentent. Cest là que le territoire devient terrain : dabord terrain du massacre des Bleus à La Vivetière ; puis terrain de la bataille qui voit la revanche de larmée ; enfin, terrain du rassemblement insurrectionnel de Saint-James, dun autre combat décisif et dun autre retournement de situation : la conquête amoureuse, revanche de lhumiliation qui a flagellé Marie à La Vivetière. De même que la première Vivetière est le symétrique de La Pèlerine, le bal de Saint-James fait symétrie avec la seconde Vivetière. De celle-ci à celui-là sest construite une seconde chronotopie : après les épreuves préparatoires, la chronotopie des épreuves principales. Le jeu de Marie sy est fait de plus en plus dangereux. Plus victorieuses sont ses échappées hors de ses marivaudages, de ses provocations et de ses enfermements, plus le lecteur sinterroge sur ses stratégies et ses tactiques.
La troisième et dernière configuration spatiographique forme un couple : celui qui unit la cabane de Galope-Chopine et la tour du Papegaut. Les sites du dénouement. Lespace utopique, dans la sémiotique spatio-narrative de Greimas. Amours utopiques, en effet, en un autre sens, puisque la mort est proche, inéluctable, pour les amants cernés. Lunion amoureuse suicidaire dénouera toutes les contradictions. Sur tous les plans, militaire, politique, amoureux, cest lespace de la fin. Terre, territoire, terrain, ont disparu. Ne reste que la verticalité et lintimité de la tour, un lieu qui nie à la fois létendue du territoire, les profondeurs obscures et les caches invisibles de la terre, lhétérogénéité accidentée du terrain. Lieu de lascension vers lamour et de la chute vers la mort, cest en effet le lieu utopique par excellence.
Des calculs et des intuitions qui lont conduit à agencer ces dispositifs, Balzac ne dit évidemment pas un mot. Lui aussi répand des rideaux de fumée devant ses secrets de métier. Mieux vaut parler des espèces sociales et de la comédie humaine, cest plus sérieux. Zola ne fera pas autre chose. Ne sous-estimons pas sa pensée de lHistoire. Mais il ne faudrait pas non plus sous-estimer sa poétique romanesque, sa poétique du territoire. On pourrait dire que si lune réfère, en une mimesis du référent géographique et historique, lautre profère : dun référent familier le paysage de Fougères, tout le monde la vu, tout le monde le connaît elle va à quelque chose quon pourrait appeler, si lon ne craignait pas linflation jargonneuse, le « proférent », ce que le roman profère à partir de ce quil réfère : sy superposent et sy mêlent, à partir du paysage réminiscent, lencyclopédisme ethnographique, le modèle géométrique, la topologie des parcours, la stéréotypie des motifs locaux intertextuels, le programme chrono-topique articulant la diégèse, et bien entendu la langue et les rythmes. Ce qui fait que le territoire qui unit Fougères, Saint-James et Alençon sest transformé en une espèce déchiquier, doublement étrange dailleurs : par sa forme, triangulaire, et par ses pièces : deux reines, deux rois, deux fous, quatre chevaux et une seule tour
Encore un mot sur le rythme pour finir : on ne parle pas assez du rythme à propos du roman, et en particulier à propos du roman balzacien, alors que cest un facteur essentiel de son attrait. Nous avons vu que Les Chouans tressent ensemble et harmonisent lhorizontalité du territoire et de ses parcours, la perspective en profondeur et en épaisseur de la substance-terre, les tactiques de la conquête et de loccupation du terrain. Les passages de lune à lautre créent déjà un rythme ; et celui-ci se soutient des mouvements et des haltes qui unissent les lieux canoniques de laventure. Mais ceci trouve son répondant sur le plan temporel, si lon admet que sentrelacent la durée historique du territoire, la longue durée géologique, ou géo-ethnographique, des paysages naturels, et la brève durée des épisodes de la guérilla de terrain guérilla militaire et guérilla amoureuse. Cadence des lieux, cadence des temps : ainsi naît sous la plume de Balzac, une orchestration de lespace et de lHistoire, dailleurs beaucoup plus complexe que ne lindiquent les seules brèves suggestions qui précèdent. À la démonstration doptique narrative de Julien Gracq, il faudrait donc ajouter sans son style, hélas ! une démonstration de rythmique spatio-temporelle. Où lon verrait que le paysage-histoire est bien aussi un paysage-roman, qui doit peut-être moins aux aléas de lévénement quaux nécessités de la forme.
Henri Mitterand
Columbia University
Balzac
et linvention du concept de milieu
En 1838, le philosophe Auguste Comte propose, dans la XLe leçon de son Cours de philosophie positive, une définition de la notion scientifique de « milieu ». Ce néologisme désigne à ses yeux une notion universelle, qui trouve son origine dans les sciences biologiques. Le milieu, explique-t-il, ne doit pas être seulement pensé sur le modèle mécanique du « fluide dans lequel un corps se trouve plongé », mais plutôt comme « lensemble total des circonstances extérieures nécessaires à chaque organisme » : cette définition permet de penser les échanges réciproques entre lorganisme et son milieu. « Le système ambiant ne saurait modifier lorganisme sans que celui-ci nexerce à son tour sur lui une influence correspondante », remarque Comte. Cette règle vaut pour la plupart des êtres vivants, elle concerne au plus haut point lespèce humaine. Comte propose ainsi une extension possible de la notion, présente dans les sciences de la Vie depuis le début du siècle, aux sociétés humaines. Quatre ans plus tard, dans lAvant-propos de La Comédie humaine Balzac situe la notion de « milieu » au fondement de sa construction romanesque.
Les dictionnaires font en effet remonter à Balzac le premier usage du terme de milieu pour désigner une catégorie sociale. Il est remarquable que Balzac fasse lui-même largement référence aux élaborations scientifiques de son temps pour transposer cette notion du monde de la nature à lespace social, en une sorte de métaphore qui après lui devient courante dans le discours des historiens, des géographes et des sociologues. Quelques décennies plus tard, Hippolyte Taine consacre lusage de cette notion dans les sciences sociales, faisant du « milieu » un des trois principes dexplication de lhistoire, et singulièrement de lhistoire littéraire (les deux autres étant la « race » et le « moment »). Il nest pas si fréquent quun romancier contribue à lélaboration dun concept en sciences sociales, et il nous appartient ici de nous interroger sur la manière dont cette notion se forme ou se transforme à partir de ses sources biologiques, et sur la manière dont celle-ci fonctionne dans luvre balzacienne.
LAvant-propos de La Comédie humaine est entièrement tissé de références aux grands représentants des sciences de la nature de lépoque et des siècles précédents. Dans ce texte de commande, rédigé en 1842, longtemps après la publication des premières uvres, Balzac convoque la pensée des naturalistes de son temps, Geoffroy Saint-Hilaire, Cuvier, mais aussi ceux du XVIIIe siècle, Buffon, Needham, Leibniz, Charles Bonnet, à lappui de son projet romanesque fondé, explique-t-il, sur lidée dune unité du monde vivant dans laquelle il faut aussi inclure lHomme. Si linfluence du milieu naturel rend compte des différences entre les espèces zoologiques, dit Balzac, il est également possible de considérer le rapport des « espèces sociales » avec leurs « milieux » au sein des sociétés humaines : ce rapport peut être lobjet de descriptions, de classifications, de différenciations plus fines et plus complexes encore que celles que permet le monde animal. Il peut dès lors devenir un des éléments essentiels de la composition romanesque.
Les biologistes du premier tiers du XIXe siècle sétaient à des degrés divers intéressés aux interactions de lorganisme avec son environnement à travers les notions de fonction, de forme et dadaptation. Lanatomie comparée et la physiologie de Cuvier avaient essentiellement pour visée de saisir la cohérence de lorganisation et du fonctionnement des êtres. Pour Cuvier (1769-1832), il sagit de démonter la machinerie propre à chaque organisme, la mécanique qui rend possible la fonction remplie. Il existe pour chaque être vivant une logique fonctionnelle de son organisation et de sa morphologie propre ramenée à un type. Cest à laide de deux « lois » fondées sur lidée dune cohérence structurale de lorganisme le principe de « corrélation des organes » et celui de « subordination des fonctions » que Cuvier se fait fort de pouvoir reconstituer déductivement la totalité dun animal à partir dun os ou dune griffe proclamant son ambition de fonder ainsi la paléontologie comme une science déductive et prédictive. Pour Cuvier, les sciences de la nature doivent égaler en rigueur les sciences exactes, et tenter de dégager les lois des phénomènes de la Terre et de la Vie voire de les quantifier sur le modèle des sciences physiques. Le structuralisme de Cuvier sarticule à ses positions fixistes : sil pense ladaptation des espèces, cest de manière intemporelle, en rendant compte de lorganisme vivant comme un système clos, une totalité fermée, et en expliquant les adaptations fonctionnelles de lanimal sans théoriser à proprement parler ses interactions avec son environnement. Chez Cuvier, le « milieu » nintervient dans lhistoire de la Vie que comme lhorizon dune adaptation fixée ou bien sous la forme dune sorte de deus ex machina, de gigantesques cataclysmes qui viennent périodiquement anéantir les faunes vivantes.
Une approche plus fine du rôle des « circonstances » ou du « milieu ambiant » joue un rôle central chez les défenseurs du transformisme que sont, à cette époque, Lamarck (1744-1829) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1842). Chez Lamarck, « les milieux » désignent, au sens quasi physique du terme, « des fluides comme leau, lair, la lumière ». Il parle de « circonstances influentes » pour désigner lensemble des actions qui sexercent du dehors sur lêtre vivant. Lamarck conçoit quil existe une tendance à la dérive lente et au perfectionnement inhérente à la vie elle-même, qui sopère par leffort que les êtres font pour sadapter à ces « circonstances » ambiantes. Cest en réagissant à elles que lorganisme est amené à se transformer, en une correspondance nécessaire au maintien de la vie.
Pour Geoffroy au contraire, la vie tend normalement à conserver à lêtre la même forme et les mêmes caractères : laction du milieu extérieur est dabord perturbatrice, accidentelle. Si elle est créatrice, cest par lintermédiaire du monstre : le transformisme de Geoffroy fait intervenir une articulation complexe de lembryologie, de la tératologie et de laction du « milieu ambiant ». Le milieu agit à deux niveaux : dune part en provoquant des changements accidentels, imprévisibles, dans lembryon, qui sont des monstruosités ; dautre part en opérant un tri parmi les êtres qui naissent, favorisant certains et en éliminant dautres. Cest ainsi quil imprime le mouvement dun devenir aux espèces vivantes. À partir de 1825, Geoffroy se rapproche des conceptions de Lamarck et devient un des plus fermes partisans du transformisme. Contre Cuvier, il soutient que les espèces animales actuelles descendent des espèces fossiles, et que les différences sexpliquent par linfluence du temps et des climats. « Les espèces ont été atteintes par le cours des siècles et par les modifications successives survenues dans les conditions matérielles du globe », écrit-il. « Sous cette influence, les espèces sont remplacées insensiblement par dautres [
] qui sont venues continuer à leur tour toute cette couche dorganisation animale et végétale dont se compose la croûte terrestre ». Si les espèces des temps anciens diffèrent des actuelles, cest pour la raison qu« alors cétait un autre monde ambiant qui sy appliquait, un autre monde par la nature différente des agents physiques et des milieux, dont le concours est indispensable et entre comme élément dans toute chose organisée. » Cest ainsi que les formes animales se sont insensiblement modifiées : « Les animaux perdus sont, par voie non interrompue de générations et de modifications successives, les ancêtres des animaux du monde actuel ». Geoffroy peut ainsi établir un lien généalogique entre espèces actuelles et fossiles, par exemple entre les genres de Crocodiliens fossiles, Teleosaurus et Stenosaurus, et les Crocodiles actuels.
Dans ses usages du mot et de la notion de « milieux », Balzac névoque que de manière imprécise les débats scientifiques qui lui sont contemporains et ne semble pas vraiment choisir entre Cuvier, Lamarck et Geoffroy. Comme Lamarck, il utilise le terme « milieux » au pluriel, mais il désigne par ce terme non seulement lenvironnement physique, mais aussi les déterminations matérielles qui agissent sur lindividu (ce que Lamarck appelait les « circonstances influentes »). Il se réfère à Geoffroy pour lui emprunter la notion d« unité de composition », mais celle-ci prend sous sa plume une signification littéraire, assez éloignée du concept scientifique. Enfin, tout en se réclamant de Geoffroy, il ne cesse de clamer son admiration pour son adversaire scientifique Georges Cuvier, à qui il rend hommage dès 1831 dans La Peau de chagrin : cette fascination continue de sexprimer sans faille dans toute son uvre.
Cest en réalité à une « histoire naturelle » plus traditionnelle que Balzac nous convie : cest surtout à Buffon (1707-1788) quil se réfère le plus clairement dans lAvant-propos pour justifier son projet. « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre lensemble de la zoologie, ny avait-il pas une uvre de ce genre à faire pour la société ? » (CH, I, 8), écrit-il. De même que lHistoire naturelle de Buffon, sa Comédie humaine est nourrie dune approche typologique des personnages, et sa peinture des « types sociaux » répond bien à la technique buffonnienne de la description des types animaliers.
Nombre de portraits balzaciens font en effet penser aux monographies zoologiques de Buffon. Chez le naturaliste, la description des animaux suit un ordre fixe, emprunté à la technique classique du portrait : évocation successive de lallure générale, puis des caractéristiques les plus saillantes, la tête, le corps, lexpression, les murs enfin mise en scène de lanimal dans son environnement habituel. Le texte est accompagné dillustrations qui figurent lanimal dans son environnement : le singe suspendu à sa branche, le bouquetin sur son rocher, le lion et la lionne dans la savane
Buffon introduit, à partir des années 1760, lhypothèse dune transformation des êtres en mettant en avant la notion de « dégénération », effet des « circonstances », des « climats », de lhabitat, de la nourriture, plus ou moins favorables et salubres, qui ont un impact sur la forme de lanimal, son aspect et finalement sa survie.
Balzac dans La Comédie humaine se plaît à camper ses personnages sur un modèle qui évoque les monographies zoologiques buffonniennes, en les figurant le plus souvent comme des types, dans leur environnement « naturel ». À cette typologie sajoutent des considérations inspirées de la phrénologie de Gall et de la caractérologie de Lavater qui non seulement permettent de fixer le type et dinterpréter la correspondance du « moral » et du « physique » à travers le déchiffrement des traits du visage ou de la forme du crâne, mais autorisent aussi à passer de la figure de lhomme à celle de lanimal en attribuant à lhomme des traits animaux. Ce quexcelle à démontrer le récit balzacien, cest à quel point le type social est façonné par son « milieu ambiant », et adapté à lui, jusquà faire pratiquement partie de lui et lui ressembler. La notion de « milieux » a dabord un sens strictement physique et désigne une détermination particulière de lorganisme par son environnement (« les milieux où il est appelé à se développer », « les milieux où il se déploie ») : cest la beauté de la vallée de lIndre où sépanouit la beauté de Mme de Mortsauf, cest le froid dune boutique où se racornissent les épiciers, cest lodeur et la laideur de la pension Vauquer où sétiole la jeune Virginie Taillefer et où se recroqueville le Père Goriot. Il arrive aussi que, comme chez Buffon, le milieu opère une « dégénération » qui a pour effet de mettre en scène de véritables pathologies sociales. « Lembonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons de lhôpital », écrit Balzac pour conclure la présentation de la veuve Vauquer et de sa pension (Le Père Goriot, CH, III, 52-53).
Mais la notion de « milieux » est en fait plus complexe. Pour observer le comportement des personnages, le romancier sait tantôt ouvrir le grand angle qui permet une vision surplombante des grandes unités du monde social, tantôt examiner au microscope le grouillement de la faune sociale, semblable à celui des animalcules sous la lame pour étudier la logique de lagitation propre à un individu ou à un milieu donné : sidentifiant en cela au naturaliste, il tente de percer le principe de cette agitation, de définir les lois de ces mouvements sans logique apparente.
Cependant lenvironnement humain est autrement plus riche que celui de lanimal : « Lanimal a peu de mobilier, il na ni les arts ni les sciences. Lhomme [
] tend à représenter ses murs, sa pensée et sa vie dans tout ce quil approprie à ses besoins » (Avant-propos, CH, I, 9), écrit Balzac. Cest de cette richesse que se nourrit le récit balzacien, qui explore toute la diversité des « milieux » sociaux en sattachant non seulement aux personnages et à leur aspect, à leurs déterminations temporelles et géographiques, mais aussi à tous les traits matériels, moraux, intellectuels, aux objets et aux langages qui caractérisent leur mode de vie.
La structure de La Comédie humaine définit des unités larges que caractérise un mode de vie commun : vie privée, vie de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire, vie de la campagne qui constituent une taxinomie conçue non seulement comme une classification « anatomique » et « physiologique », mais aussi pourrait-on dire, comme une approche « anthropogéographique » proche de celle de Buffon. Ces milieux impriment leurs marques sur lesprit, les murs et le corps même de ceux qui les habitent : ainsi les premières pages de La Fille aux yeux dor (CH, V, 1039-1055) font un tableau saisissant de la vie parisienne Paris est peint comme un enfer où règne à tous les niveaux sociaux la soif de lor et du plaisir, qui consume tout, déforme les corps et les âmes. Même sils sont aussi le lieu dimmenses différences de richesse, de statuts, de murs, ces milieux « colorent » toutes les sphères qui leur appartiennent : « la corruption sociale prend toutes les couleurs des milieux où elle se développe », écrit Balzac (Avant-propos, CH, I, 17).
Sur le fond de ces larges unités il est possible de différencier des sphères plus restreintes : « Les habitudes de chaque animal sont, à nos yeux du moins, constamment semblables en tout temps, tandis que les habitudes, les vêtements, les paroles, les demeures dun prince, dun banquier, dun artiste, dun bourgeois, dun prêtre et dun pauvre, sont entièrement dissemblables et changent au gré des civilisations », écrit Balzac dans lAvant-propos (CH, I, 9). Ces singularités procèdent aussi de la différence des sexes, et on sait avec quelle attention Balzac sest attaché à analyser les traits, les modes de vie et les murs des femmes dans des milieux distincts ; ces différences résultent aussi des activités, et distinguent « un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme dÉtat, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre » (CH, I, 8) ; elles résultent enfin de lappartenance à des cercles sociaux plus ou moins accessibles ou impénétrables (salons du faubourg Saint-Germain, sphères politiques ou milieux artistiques
).
Le récit balzacien éclaire les circulations des personnages entre les milieux en fonction des perméabilités, des contingences de leur vie et de leur histoire, de leurs désirs et de leurs ambitions. Certains personnages de La Comédie humaine ont pour vocation quasi naturelle dêtre des intermédiaires : Gaudissart, le commis-voyageur, en est un des types les plus parfaits. « Nest-il pas lanneau qui joint le village à la capitale, quoique essentiellement il ne soit ni parisien ni provincial ? Il est voyageur » (CH, IV, 561 et suiv.). Cette circulation est également favorisée dans certains lieux « mixtes », où se croisent des personnages dappartenances sociales diverses. La pension Vauquer est un de ces lieux « intermédiaires » : ce nest pas seulement le lieu crasseux, au mobilier hétéroclite, aux couleurs et à lodeur si caractéristiques quelles simpriment sur ceux qui y vivent. Cest le lieu où peut seffectuer la rencontre fortuite dun vermicellier à la retraite, dun bandit, dun étudiant pauvre dorigine aristo-cratique, dun étudiant en médecine et de femmes du monde, et où tous ces personnages entretiennent des relations complexes et imprévisibles : elle devient une sorte de carrefour social et humain où se scellent les destinées. Cest de cette circulation entre les milieux, de ces rencontres fortuites, de ces ambitions qui poussent à sortir dun milieu et pénétrer dans un autre, que naît la possibilité du romanesque.
Cependant, lêtre ne subit pas toujours son milieu de manière passive : certes, il est des personnages de La Comédie humaine qui habitent leur milieu « comme des huîtres sur un rocher » (CH, III, 73). Mais Balzac ne se contente pas dindividus fixés et comme identifiés à lunivers qui leur est propre. Il pense les « milieux » non seulement comme ce qui détermine lexistence des individus, mais comme ce que, précisément, lêtre transforme en se transformant lui-même par une opération active, dynamique, par son effort et sa volonté. On sait que Balzac est hostile à lidée dune transformation des espèces animales ; mais le transformisme prend à ses yeux tout son sens sagissant du monde humain. « Si quelques savants nadmettent pas encore que lAnimalité se transforme dans lHumanité par un immense courant de vie, lépicier devient certainement pair de France, et le noble descend parfois au dernier rang social » (CH, I, 9), écrit-il non sans humour dans lAvant-propos de 1842. Chez Balzac, ce thème de lénergie mise en uvre pour pénétrer un milieu fermé est un ressort romanesque essentiel. Cest Rastignac se proposant du haut du Père-Lachaise, de conquérir les milieux de la bonne société parisienne (Le Père Goriot, CH, III, 290). Cest le militaire tentant de conquérir une femme du monde, jusquà vouloir pénétrer dans le couvent de Carmélites où elle se cache (La Duchesse de Langeais, CH, V, 905 et suiv.) ; cest la servante supplantant son maître et accédant au statut de maîtresse et de bourgeoise (La Rabouilleuse, CH, IV). Les milieux sont des lieux de circulation, de pénétration, de transformation. Le romanesque réside précisément dans ces tentatives conquérantes ou désespérées pour sintégrer à un espace, pour le posséder.
Ce qui intéresse Balzac, ce sont aussi les interactions des individus confrontés les uns aux autres dans un espace donné. Car le milieu, ce sont aussi les autres individus de son espèce et des autres, auxquels lêtre saffronte. Ce sont précisément les rencontres des individus dont naissent alliances, passions, conflits, luttes à mort, dont certains sortent victorieux tandis que dautres sont inexorablement éliminés. « Il faut vous manger les uns les autres » (CH, III, 139) tel est le conseil que Vautrin donne à Rastignac pour réussir sa vie. Le monde social balzacien met en uvre ces luttes âpres qui parfois aboutissent à lélimination des uns et au triomphe des autres. De lintelligence de ce phénomène, Darwin fera le moteur de lévolution biologique, montrant que la concurrence des individus pour leur survie est cause de destruction et dextinction, ou au contraire de la sélection dindividus mieux armés pour la survie, et rend possible à travers eux la formation de nouvelles espèces. Chez Balzac, lénergie vitale nest pas toujours facteur de survie ou de progrès, elle est au contraire ce qui « brûle » et finit par anéantir lindividu selon la formule quénonce La Peau de chagrin. Quant au génie, il semble être pensé par Balzac sur le modèle tératologique de Geoffroy Saint-Hilaire, comme une sorte de monstre, dirrégularité de la nature, que son milieu étouffe et détruit, et dont le destin est, plutôt que de triompher, de sombrer dans la folie et dans la mort (Louis Lambert, CH, XI).
En cette première moitié du XIXe siècle, la science constitue désormais un domaine de savoir autonome, distinct de la philosophie, de la littérature et des arts, et devient une valeur suprême qui tend à investir les autres discours jusquà en devenir la norme, jusquau point où la littérature elle-même affiche sa prétention de ressembler aux sciences, par la pertinence des concepts mis en uvre dans la présentation des événements et des personnages, par la structure et la rigueur des raisonnements qui laniment. De Hugo à Balzac, de Flaubert à Zola, la référence aux sciences habite le discours littéraire. À lire lAvant-propos de La Comédie humaine, on ne peut quêtre frappé par la quête de légitimité adressée à la science pour justifier lentreprise romanesque : tout se passe en effet comme si Balzac voulait prouver lancrage scientifique de son uvre pour nous convaincre de sa cohérence et de sa valeur.
Cependant, dans les uvres qui composent La Comédie humaine, la peinture balzacienne des personnages et des milieux se laisse mal évaluer à laune de sa pertinence scientifique. Par son inventivité et sa richesse narrative le roman balzacien brouille les cadres scientifiques quil invoque et déborde de toutes parts les professions de foi scientistes quil affiche. Si, comme on la montré, certaines constantes apparaissent dans son traitement du monde social, on ne saurait véritablement démêler, sans réduire la puissance de lécrivain et la force de son récit, ce qui relève de la typologie buffonnienne, du structuralisme cuviérien, du vitalisme lamarckien, de la morphologie transcendantale de Geoffroy positions jugées à son époque incompatibles, mais dont Balzac paraît sinspirer tour à tour dans la présentation des milieux, des personnages et des situations quil évoque avec linconstance dun créateur qui assimile pour les faire siennes des thèses parfois contradictoires, et que traversent les idées et les inspirations.
En mettant en avant la notion de « milieux », lAvant-propos de 1842 paraît pourtant bien nous livrer une des clés de loeuvre balzacienne. En transposant métaphoriquement son usage du biologique au social et en ouvrant la notion à une analyse des déterminations, des comportements des individus et de leurs interactions au sein de lenvironnement qui leur est propre ou de ceux auxquels ils aspirent, le romancier impose une catégorie neuve dont la pertinence se vérifie dans toute létendue de son univers fictionnel et dans lespace même de sa création romanesque.
Claudine Cohen
École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris)
Institute for Advanced Study (Princeton)
Les espèces sociales et leurs milieux
ou lécologie sociale balzacienne
Lidée première de La Comédie humaine, écrit Balzac dans lAvant-propos, « vint dune comparaison entre lHumanité et lAnimalité » (CH, I, 7). Il justifie cette comparaison en sappuyant sur les travaux et les débats scientifiques les plus récents. Lui qui voue un grand respect mêlé dadmiration à légard des savants, ne convoque pas gratuitement « les écrits des plus beaux génies en histoire naturelle » (ibid., 8) ou par simple érudition, mais pour donner sens, a posteriori, à sa grande fresque sociale. Cette quête de légitimité scientifique lui permettra de se poser non seulement en nomenclateur mais aussi, comme on le verra, en biogéographe.
Les fondements de lunité de composition de son uvre
Cest ainsi que Balzac se pose clairement en Buffon de la société. À la recherche comme lui dune classification, dun système, il se lance dans un ambitieux travail analytique et analogique afin de composer les types sociaux qui lui permettent décrire une nomenclature dont il lui faut « surprendre le sens caché » (ibid., 11) et les lois, sans jugement de valeur. En effet, il cherche à garder une certaine neutralité, à faire preuve dune objectivité toute scientifique. Deux à trois mille figures, « somme des types que présente chaque génération » (ibid., 18) précise-t-il, composent une immense galerie de portraits dont les personnages communiquent, se présentent à plusieurs reprises avec linvention du retour des personnages dans Le Père Goriot.
Examinons cette question de la nomenclature chez le grand naturaliste Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), auquel sidentifie Balzac et dont il parle longuement, puis les points qui ont attiré son attention chez des naturalistes et des philosophes quil cite également : le suisse Charles Bonnet (1720-1793), labbé britannique John Turberville Needham (1713-1781), le philosophe allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), Goethe (1749-1832), le fondateur de lanatomie comparée et de la paléontologie des vertébrés Georges Cuvier (1769-1832) dont Balzac a suivi les cours le zoologiste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844).
Buffon, pour qui les systèmes classificatoires ne sont pas la science mais seulement des échafaudages pour arriver à la science, pose le problème auquel fait référence Balzac à propos de la difficulté détablir des limites nettes entre les taxons :
[
] il est impossible de donner un système général, une méthode parfaite, non seulement pour lHistoire Naturelle entière, mais même pour une seule de ses branches ; car pour faire un système, un arrangement, en un mot une méthode générale, il faut que tout y soit compris ; il faut diviser ce tout en différentes classes, partager ces classes en genres, sous-diviser ces genres en espèces, et tout cela suivant un ordre dans lequel il entre nécessairement de larbitraire. Mais la Nature marche par des gradations inconnues, et, par conséquent elle ne peut pas se prêter totalement à ces divisions, puisquelle passe dune espèce à une autre espèce, et souvent dun genre à un autre genre, par des nuances imperceptibles ; de sorte quil se trouve un grand nombre despèces moyennes et dobjets mi-partis quon ne sait où placer, et qui dérangent nécessairement le projet du système général.
Buffon adopte ici une thèse dominante à lépoque selon laquelle il ny a pas de discontinuités dans la nature. Cette conception est ardemment défendue par Charles Bonnet qui, après Leibniz affirme « quil nest point de sauts dans la nature ; tout y est gradué, nuancé ». La seule entité dont il reconnaisse la réalité est lespèce, fondée sur le critère de reproduction, tandis que le genre, lordre et la classe ne sont que des regroupements artificiels. Il prend aussi en compte ce quil appelle le naturel des animaux, cest-à-dire leurs murs. Cette problématique éthologique est reprise par Balzac et transposée à ses espèces sociales.
Buffon est lié à Needham, qui a travaillé sur la génération spontanée à laquelle il croit comme bien dautres à lépoque. Citons notamment le physiologiste anglais William Harvey 1578-1657), Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) et Claude Bernard (1813-1878). Ce que retient sans doute Balzac ici, pour servir son propos, cest le fait que Needham « présuppose un Univers créé dans un ordre parfait », une nature où « tout est déterminé originairement ». Leibniz, Buffon, Bonnet, Needham, autant de personnalités incontestables qui, du XVIIe siècle au XVIIIe siècle, ont réfléchi au statut de lespèce, à ses limites, à la validité des systèmes de classification.
Venons-en maintenant à la grande querelle des années 1830 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire à laquelle Balzac fait clairement allusion.
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire occupe le poste de professeur de zoologie des mammifères et oiseaux au Muséum national dhistoire naturelle de 1793 à 1841. Il pose dès 1796 le principe que la nature a composé tous les êtres à partir dun plan unique chez les vertébrés. Les différentes formes spécifiques dun même taxon dérivent donc les unes des autres. Il va alors développer un principe de connexions entre les parties anatomiques et définir des analogies, correspondant aujourdhui à ce quon nomme des homologies. Par exemple, les membres antérieurs des vertébrés, les ailes des oiseaux et des chauves-souris sont homologues quelles que soient leurs fonctions. Une loi de balancement des organes complète le dispositif. Elle pose quun organe ne peut développer une propriété quaux dépens dun autre. Geoffroy Saint-Hilaire va arriver à la conception dune unité de composition organique ou théorie des analogues à laquelle Balzac adhère.
Georges Cuvier, secrétaire perpétuel de lAcadémie des Sciences, rejette lidée de plan unique pour lensemble du règne animal. La querelle larvée éclate à lAcadémie des sciences le 15 février 1830, elle aura un large écho dans la presse. Elle se personnalise et sinternationalise. En effet, Geoffroy Saint-Hilaire présente Cuvier comme un homme du passé qui défend une conception dépassée. Goethe prend fait et cause pour Geoffroy Saint-Hilaire dans cette querelle dite « des analogues », qui séteint avec la mort de Cuvier en 1832.
Si luvre et la personne de Cuvier font lobjet dun hommage de la part de Balzac dans La Peau de chagrin (CH, X, 71), notamment à propos de la théorie catastrophiste quil défend, le grand paléontologiste na cependant plus ses faveurs par la suite. Balzac dédie même à Geoffroy Saint-Hilaire lédition de 1843 du Père Goriot ainsi que les suivantes « comme un témoignage dadmi-ration de ses travaux et de son génie » (CH, III, 49).
Cette conception dune unité de composition donne des arguments à Balzac pour transposer des questions qui se posent dans létude du monde animal. Il ne dit effectivement pas autre chose que Buffon, Geoffroy Saint-Hilaire ou Needham quand il écrit dans son Avant-propos qu« il ny a quun seul animal. Le créateur ne sest servi que dun seul et même patron pour tous les êtres organisés » (CH, I, 8). Il sautorise ainsi à affirmer que ses espèces sociales sont analogues aux espèces zoologiques. Il précise dans Béatrix que « le caractère dimmuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve [
] chez les hommes » (CH, II, 640).
Recherchant également le sens caché de sa propre uvre, il découvre finalement, lui aussi, une unité de composition et annonce dans la préface dIllusions perdues que chaque roman nest quun chapitre de son grand roman de la société. Cette organisation, qui commence à prendre forme à partir de 1830, est linstrument parfait dune forme dexpression totale du réel que Balzac essaie datteindre. Cette conception densemble se met en place en 1834 avec la division de lensemble en trois parties : Études de murs, Études philosophiques et Études analytiques. Le Père Goriot lui permet daller plus loin dans son projet de donner à lensemble une unité organique en faisant réapparaître des personnages (Rastignac, Bianchon, Lousteau, etc.). Cherchant un titre global il songe en 1835 à Études sociales, pour finalement sarrêter à La Comédie humaine en 1842 (en référence à La Divine Comédie de Dante), année de la rédaction du fameux Avant-propos. Ce vaste théâtre social aurait dû aboutir à lécriture des Mille et une nuits de lOccident.
Arriver à cette conception globale, à cette unité de composition inspirée de Geoffroy Saint-Hilaire, passe par une description des détails (pièces de vêtements, meubles, objets), selon la méthode employée par Cuvier qui, à partir de lexamen de fragments dos, reconstruit les organismes dans leur ensemble, y compris ceux qui ont disparu. Balzac sy emploie quand, sinscrivant dans une perspective historique, il décrit des « espèces sociales disparues » dans Les Paysans (CH, IX, 141). Il admet cependant que sa tâche est encore plus complexe que celle des naturalistes. En effet, les limites entre les espèces sociales sont plus difficiles à définir quentre les espèces zoologiques car « lÉtat social [...] est la Nature plus la Société » (CH, 37). Les facteurs humains - lintelligence, les arts, les sciences - compliquent singulièrement la typologie. Cependant, les espèces sociales néchappent que partiellement à la pression des circonstances, au sens lamarckien de lexpression.
Balzac biogéographe
Lautre tâche qui occupe Balzac pour composer sa galerie de portraits, nest autre que celle à laquelle sont confrontés les biogéographes, surtout depuis le XVIIIe siècle. La multiplication des grands voyages de découvertes apporte une grande quantité despèces animales et végétales nouvelles, quil faut décrire et insérer dans les systèmes de classification existants et qui ajoutent des faits biogéographiques inédits. Purement descriptive avec Linné, la biogéographie devient interprétative avec Alexandre de Humboldt (1769-1859) que Balzac a rencontré et le botaniste suisse Augustin Pyramus de Candolle (1778-1841).
Au retour dun voyage de quatre années en Amérique équinoxiale, Humboldt présente en 1805 à lInstitut (qui a remplacé lAcadémie des Sciences) un « Essai sur la géographie des plantes », dans lequel il définit la géographie des plantes comme la « science qui considère les végétaux sous les rapports de leur association locale dans les différents climats ». Humboldt pose aussi les bases dune zoogéographie appelée à se développer plus tard dans le siècle. En 1820, larticle « géographie botanique » de Candolle rédigé pour le Dictionnaire dhistoire naturelle dirigé par Frédéric Cuvier (le frère de Georges), précise que cette science a pour objet « létude méthodique des faits relatifs à la distribution des végétaux sur le globe, et des lois plus ou moins générales quon en peut déduire ». Avec la recherche des modalités et des mécanismes de la répartition des êtres vivants sur un territoire, avec létude des processus de dispersion, se développe une problématique biogéographique qui contribue à lémergence de lécologie (le terme est créé en 1866 par le naturaliste allemand Ernst Hæckel), entendue comme la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu.
Balzac transpose cette problématique pour rechercher les lois qui président à la distribution des types humains selon leurs milieux. Cependant, ces lois ne sont pas seulement géographiques, elles sont aussi sociales et professionnelles. Cette recherche lui permet de démonter les mécanismes et danalyser les effets (Études de murs), puis les causes (Études philosophiques) et enfin les principes (Études analytiques) qui gouvernent les espèces sociales.
Cest ainsi que, corrélant les facteurs, Balzac fait de Paris et de la province une antithèse sociale, ou bien quil campe dans Le Député dArcis la figure archétypale du « bourgeois de province » : « Dieu, dans son paradis terrestre, aurait voulu, pour y compléter les Espèces, y mettre un bourgeois de province, il naurait pas fait de ses mains un type plus beau et plus complet que Philéas Beauvisage » (CH, VIII, 730).
Avec la figure du bourgeois, Balzac élabore un véritable système de nomenclature binomiale comme la instauré le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) au XVIIIe siècle. Mais il sagit chez Balzac dune nomenclature qui permet de situer lespèce à la fois socialement et géographiquement : le bourgeois de Noyon, le bourgeois de Paris, dIssoudun, de Nemours, dOrléans, etc., avec le taxon englobant du bourgeois de province. Ensuite, des caractéristiques particulières physiques ou morales permettent de distinguer des variétés. Certains sont petits, stupides, bons, sots, parvenus, enrichis, vertueux, débonnaires, modestes, etc.
Balzac, très au fait de létat de la science et des controverses scientifiques de son temps, sappuie donc sur les méthodes de Cuvier et sur le principe de lunité de composition de Geoffroy Saint-Hilaire pour composer lunité de son uvre, pour lui donner sens. Je fais lhypothèse quil sinspire aussi des recherches biogéographiques alors en cours depuis le XVIIIe siècle pour concevoir une sorte décologie sociale, dans laquelle les espèces ont une place et une fonction (une niche écologique au sens de lécologie contemporaine) et sont mises en relation les unes avec les autres ainsi quavec leur milieu. Autrement dit, il ne se limite pas à les épingler et à les étiqueter pour en dresser un tableau juste et vrai, il cherche surtout à comprendre les mécanismes et les lois qui les animent.
On peut aussi se demander quel est le degré dimprégnation de Balzac par le transformisme lamarckien. On sait en effet quavec la mort de Cuvier en 1832, une sorte de verrou saute en France. Désormais, les idées de Lamarck commencent à être diffusées plus largement.
Patrick Matagne
iufm de Lille
Savante ou sauvage
la géographie dans La Comédie humaine
Sinterroger sur Balzac géographe correspond à une étape des lectures de son uvre que lon peut rapprocher des interprétations dautres auteurs ou de littératures selon une problématique territoriale justifiée par les préoccupations contemporaines pour les phénomènes identitaires. Abordées par certains spécialistes de littérature, ces interrogations rejoignent celles de géographes qui ont depuis quelques années déjà étendu leurs recherches aux objets littéraires. Cette rencontre se fait dans trois champs principaux, si on laisse de côté une approche naïve faisant de la littérature une source dinformation pour le géographe. Elle peut en premier lieu sinterroger sur lutilisation poétique de connaissances géographiques insérées, dans une trame romanesque et la nourrissant. Plus subtilement, la voie suivie peut être celle dune herméneutique senrichissant des outils danalyse de la géographie, cherchant hauts et bas lieux, territoires individuels et collectifs, distances matérielles et sociales. À ce jeu, la géographie dit au moins autant sur les textes littéraires que ces derniers nen disent en retour sur les sciences de lhomme et des sociétés, leurs questionnements et leurs écritures. Cest tout du moins lhypothèse de Marc Brosseau (1996) qui affirme que les « romans-géographes » montrent une façon propre de faire la géographie distincte de celle des savants mais pas moins efficace pour décrire le monde, ses espaces et ses territoires.
Luvre de Balzac, et plus spécifiquement La Comédie humaine, peut se prêter à ces différentes approches géographiques, au delà de son exceptionnel intérêt documentaire. Lopposition Paris-province, lespace social de la capitale, les lieux du pouvoir, topologies et topographies sont riches de significations sans quil soit pourtant possible daffirmer que Balzac ait été particulièrement réceptif à la géographie de son temps ou quil sen soit, directement ou indirectement, inspiré. Bien quil affirme dans son Avant-propos, « mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits », cette géographie nest pas facile à cerner. Si certains éléments témoignent de lintérêt porté par Balzac à la dimension spatiale des événements et des situations romanesques, on ne peut pas pour autant affirmer demblée que cet aspect soit central dans le développement et moins encore quelle fasse écho à la géographie de son temps, à la différence dun Jules Verne qui sen inspira très directement.
Figurent pourtant, parmi les pièces du dossier, les minutieuses descriptions initiales, premières enveloppes des personnages auxquelles Juliette Grange (1990) trouve une précision cartographique. On pense à Angoulême, Paris, mais aussi Sancerre qui, dans La Muse du département, offre loccasion dune curieuse remarque dhydrologie fluviale comparée :
Sur la lisière du Berry se trouve au bord de la Loire une ville qui par sa situation attire infailliblement lil du voyageur. Sancerre occupe le point culminant dune chaîne de petites montagnes, dernière ondulation des mouvements de terrain du Nivernais. La Loire inonde les terres au bas de ces collines, en y laissant un limon jaune qui les fertilise, quand il ne les ensable pas à jamais par une de ces terribles crues également familières à la Vistule, cette Loire du Nord (CH, IV, 629-630).
Peut-être doit-on cette notation à une observation faite par Balzac lors de ses voyages en Europe. Il franchit la Vistule mais ne connut pas, semble-t-il, Sancerre
En effet, comme le fait remarquer Roger Pierrot (1992), ces voyages furent tardifs, peu nombreux et au total nalimentèrent guère les romans qui comportent peu de « choses vues ». Si les descriptions des villes ligériennes et plus généralement de lOuest français sappuient sur une longue fréquentation, Balzac ne sest pas pour autant systématiquement documenté sur les lieux quil décrivait. Le séjour à Fougères pour la rédaction des Chouans mais qui ne prit pas la forme dune enquête systématique reste un fait exceptionnel dans la production balzacienne.
Dailleurs, quel rôle jouent ces lieux, minutieusement décrits dès les premières pages dans le développement de lintrigue ? La description parfois fait défaut et même quand elle est présente, il sopère fréquemment une simplification faisant du paysage minutieusement décrit un décor de théâtre où les lieux prennent une signification symbolique. Cest par exemple le cas de Guérande et de ses environs, dont la présentation au début de Béatrix ravit lamateur de paysages et le géographe, mais qui fonctionnent ensuite sur un système simple et efficace dopposition entre la ville fortifiée, immobile dans ses habitudes dun temps révolu, et les échos de la vie intellectuelle parisienne qui animent la villa de Félicité des Touches (Mustière, 1980).
Dernier élément à apporter à ce premier bilan : la faiblesse des relations entre Balzac et les géographes de son temps. Aucune figure de géographe ne prend place dans la galerie des personnages de La Comédie humaine qui compte pourtant des savants, mais ils sont médecins comme Bianchon ou naturalistes, comme dans lébauche de Entre savants. Dans la correspondance éditée par Roger Pierrot, on ne trouve pas déchanges entre Balzac et les géographes de son temps, hormis un billet insignifiant adressé à Alexandre de Humboldt à loccasion du passage de Balzac à Berlin en octobre 1843 (Corr. IV, 621). Il témoigne que les deux hommes sétaient connus à Paris, sans doute dans le salon de David dAngers. Balzac connaissait la relation de voyage dAlexandre de Humboldt, quil cite sur le mode comique dans La Maison du chat-qui-pelote.
Qualifier Balzac de géographe paraît donc hâtif. Pour Julien Gracq, lecteur attentif partageant avec Balzac certains espaces de prédilection : « Balzac, qui est un Tourangeau, qui nest pas géographe, (ou bien il lest à létat sauvage), quand il parle dun pays que je connais bien comme celui de la presquîle guérandaise qui est décrit dans Béatrix avec ses salines, est dune rare précision ». Pour cerner cette géographie sauvage, dans laquelle Balzac fait preuve non seulement dun il géographique, mais aussi de surprenantes intuitions, il convient de faire un détour par la géographie savante une géographie que na pas ignorée Balzac comme le montrent quelques passages de La Comédie humaine. Cest à la lumière de ces discours géographiques contemporains que lon peut lire certains passages du corpus balzacien comme des propos sur lespace surmontant dans le mouvement romanesque les contradictions de textes scientifiques. Le rapprochement avec Alexandre de Humboldt, cette autre grande figure du monde scientifique et littéraire de la première moitié du siècle, simpose : non pas seulement en raison dune relation personnelle dont on ne sait pas grand chose, mais aussi parce que Humboldt exprime avec force et talent les positions et les problèmes de la géographie de son temps.
Les géographies du temps de Balzac
De quelque point de vue que lon se place, la géographie du début du XIXe siècle est loin de constituer une science unifiée même si elle est pratiquée par des savants et des amateurs, donne lieu à des publications spécialisés et à des travaux pratiques et reçoit la protection des pouvoirs publics. La fondation en 1821 de la Société de Géographie de Paris témoigne de lintérêt quelle suscite. Les adhésions des premières années montrent que le goût pour la géographie est largement partagé dans les élites de ladministration, du commerce, de la science et de larmée (Lejeune, 1993). Mais, il sagit dune discipline à visée principalement pratique, une science utile, nécessaire aux affaires et à ladministration, au commerce et à la stratégie. Bien quelle soit enseignée, la géographie napparaît pas comme le domaine de la spéculation intellectuelle, mais plutôt dune érudition parfois étouffante. Elle se décline selon plusieurs types que lon peut examiner en termes de genres, en entendant par là quils se différencient par leurs objectifs, leurs auteurs, leurs publics, les contraintes auxquelles ils sont soumis ainsi que les ressources rhétoriques dont ils disposent. Ainsi comprise, la géographie doit senvisager à partir de ses productions, cartes, livres, revues, autant dobjets quelle partage avec le genre romanesque.
Les géographies savantes
La géographie universitaire est dabord la géographie historique. Cest le genre le plus ancien et le plus respectable, celui quenseigne à la Sorbonne Edme-François Jomard, auteur de plusieurs travaux sur la géographie de lAntiquité et fondateur à la Bibliothèque nationale du département des Cartes et Plans. Ses représentants retracent lévolution des découpages ecclésiastiques, politiques et administratifs et cherchent à identifier danciennes subdivisions qui pouvaient fort bien ne jamais avoir été nettement délimitées. Proche de lhistoire, la géographie savante est une affaire dérudits qui ne saurait passionner un public élargi, mais elle se révèle fort utile pour légitimer des revendications territoriales en exhibant les preuves de lantériorité dun rattachement ou dune possession. Encore au début du XXe siècle, dans le litige qui oppose la France et le Brésil sur le tracé des frontières en Guyane, le gouvernement fit appel à un géographe, qui pour être représentant dune nouvelle École nen était pas moins nourri des principes de lancienne. Paul Vidal de La Blache composa les volumes destinés à étayer la position française sans succès, les preuves apportées par les diplomates brésiliens ayant finalement emporté la conviction des arbitres.
Dans la première moitié du XIXe siècle, la géographie historique est convoquée pour létude de nouvelles circonscriptions : les départements issus du tout récent découpage révolutionnaire, généralisé par lEmpire et repris par la Restauration (Ozouf-Marignier, 1988). Cest ainsi que lon peut interpréter les sujets mis au concours par la Société industrielle dAngers et reproduit dans le Bulletin de la Société de Géographie en 1839 :
1° Quelles étaient les peuplades gauloises qui se groupaient au bas des rivières de Sarthe, de Loire et de Mayenne ?
2° Comment peut-on se figurer au temps de César les circonscriptions du pays où sont les Andégaves ?
3° Que fut lAnjou à partir de la conquête des Francs ? etc.
Cette longue liste se termine par une question portant sur les villes et les principales activités du département du Maine. Dans la France de la Restauration, les réponses à ce genre de concours devaient conférer aux départements lancrage historique que les commissions révolutionnaires avaient précisément voulu effacer en privilégiant les limites naturelles. La géographie historique a donc des affinités avec la géographie politique. Parente de lhistoire, elle se distingue de la géographie mathématique, proche de la géométrie. Cette branche de la discipline sintéresse à la description du globe terrestre, à la détermination des positions et aux représentations cartographiques par le biais des différents systèmes de projection. Le problème est ancien et lon en connaît déjà les principales solutions théoriques, encore utilisées aujourdhui. Ce qui est nouveau, cest laccroissement de la précision dans la connaissance des positions, permise par de nouveaux moyens de relevé. Les chronomètres de précision, dits garde-temps, capables de transporter dans des voyages au long cours lheure dun lieu donné, et les tables astronomiques publiées par le Bureau des Longitudes fournissent aux navigateurs deux puissants moyens de déterminer leurs positions.
Cet aspect de la géographie est si important que Conrad Malte-Brun lui consacre le deuxième volume de sa géographie universelle. La maîtrise de la géographie mathématique est au fondement de la géographie militaire : cest elle qui apprend à lofficier du génie à lever les plans dune place ou dune frontière par les méthodes de la triangulation, au marin à se repérer et à choisir sa route en mer et à lartificier à choisir inclinaison et azimut de sa pièce.
Telle quelle elle na guère décho dans le corpus balzacien malgré sa parenté avec la cartographie. Il est vrai que de la carte dite de Cassini, achevée dans les années 1790, (Pelletier, 2002) et couvrant lensemble du territoire français à léchelle dune ligne pour une toise soit 1/ 86 4000 pourrait être rapprochée par sa précision de la description balzacienne. Pourtant, sil est possible de retrouver sur la carte les lieux cités dans les romans le col de la Pèlerine des Chouans ou le faubourg de LHoumeau dIllusions perdues on ne peut pour autant trouver sur la carte un équivalent du regard balzacien : leur échelle est trop petite et surtout ils ne portent aucune indication daltitude alors même que la topographie joue un rôle essentiel dans la mise en scène balzacienne. Dailleurs, alors que Balzac procède à de nombreux « collages » dans son texte (publicité pour la Reine des Roses dans César Birotteau, romance de Modeste Mignon, sans parler des descriptions duvres dart), il ne cite pas, à ma connaissance de cartes. Lorsquelles apparaissent, cest pour ce quelles sont des instruments du contrôle et non pour ce quelles représentent le terrain.
La géographie des voyageurs
Moins spécialisés, les récits des voyageurs continuent à jouir dun vif succès auprès du public dont lintérêt a pu saccroître par lélargissement des horizons et une plus grande diffusion de cette pratique sociale, qui nest réservée ni aux savants explorateurs, ni aux représentants dune élite fortunée. Aux nombreuses couches de la société qui voyageaient sajoutent tous les sédentaires que les guerres napoléoniennes ont lancés sur les routes. Cest notamment le cas des jeunes chirurgiens de LAuberge rouge dont lattitude rappelle celle des jeunes gens du siècle des Lumières décrits par Daniel Roche (1999 et 2003) mais animée et enrichie par les possibilités de déplacement et davancement ouvertes par lEmpire. Ils se font observateurs de la nature et de lhistoire, admirent des points de vue, sabandonnent à la rêverie et fournissent à Balzac loccasion de donner son mode demploi du voyage romantique :
[
] ils avaient visité lélectorat et les rives du Rhin en artistes, en philosophes, en observateurs. Quand nous avons une destinée scientifique, nous sommes à cet âge des êtres véritablement multiples. Même en faisant lamour, ou en voyageant, un sous-aide doit thésauriser les rudiments de sa fortune ou de sa gloire à venir. Les deux jeunes gens sétaient donc abandonnés à cette admiration profonde dont sont saisis les hommes instruits à laspect des rives du Rhin et des paysages de la Souabe, entre Mayence et Cologne ; nature forte, riche, puissamment accidentée, pleine de souvenirs féodaux, verdoyante, mais qui garde en tous lieux les empreintes du fer et du feu. [
] En voyant cette terre merveilleuse, couverte de forêts, et où le pittoresque du moyen âge abonde, mais en ruines, vous concevez le génie allemand, ses rêveries et son mysticisme » (CH, XI, 93-94)
Lintérêt pour les voyages coïncide également avec lextension des espaces parcourus et décrits. LEurope même a été sillonnée par les militaires qui relatent leurs exploits comme le vétéran du Médecin de campagne et le monde souvre à la curiosité des explorateurs européens qui préparent la conquête coloniale en senfonçant vers le centre des continents, tout particulièrement en Afrique. Alexandre de Humboldt incarne les aspirations au voyage des jeunes gens de son temps en sembarquant en 1799 pour un tour du monde devenu un périple de près de cinq ans dans les Amériques. Les récits de voyages et les explorateurs jouissent de la faveur du public comme le montre la monumentale Bibliothèque universelle des voyages de Boucher de La Richarderie, publiée à Paris entre 1806 et 1808, témoin selon Daniel Roche (2003, p. 24) « dun intérêt général et dun horizon dattente pratique ». Sur le plan scientifique, la généralisation des unités du système métrique, lamélioration des techniques et de linstrumentation ainsi que ladoption dun vocabulaire unifié facilitent les échanges entre les savants. Cet engouement pose cependant trois problèmes aux géographes.
Le premier tient à la fiabilité des informations rapportées par les voyageurs, peu ou mal formés à lobservation et aux sciences naturelles, suivant sans sen écarter des itinéraires identiques et napportant par à leurs relevés le caractère systématique nécessaire pour une utilisation scientifique. Sédentaires formés au travail de cabinet, les géographes se méfient des voyageurs. Pourtant, au début du siècle, la carte du monde comporte encore de vastes zones inconnues que seules des explorations permettront de combler. Pour y parvenir, de grandes expéditions scientifiques rassemblant différentes spécialistes seraient néces-saires, mais elles sont très coûteuses et complexes à organiser. Les expéditions en Méditerranée, et tout particulièrement lexpédition dégypte, modèle du genre, demeurent des exceptions plus que la règle tant le dispositif scientifique, militaire et logistique quelles impliquent est important (Lepetit, 1998). Les sociétés savantes et les académies sefforcent de pallier cet inconvénient en munissant les voyageurs de listes de questions sur les thèmes qui les intéressent (Kury, 1998). Ces instructions tendent cependant à se spécialiser sur des registres thématiques et laisser de côté lappréhension et le rendu densemble des contrées traversées.
Cest là le second problème posé par la géographie des voyageurs qui en fonction de leur curiosité, de leur talent et de leurs possibilités rapportent en Europe des moissons de faits plus ou moins abondantes. Avec le développement de la statistique territoriale, illustrée en France par la grande enquête des préfets (Bourguet, 1989), des recueils numériques sajoutent aux descriptions des milieux. Pour Conrad Malte-Brun il sagit là dune nouvelle « branche de la géographie politique », mais les géographes sont en général embarrassés pour prendre en compte ces faits. Daprès Isabelle Laboulais-Lesage, les géographes ont eu grand peine à utiliser ces informations nouvelles, dont dautres administrateurs, diplomates ont au contraire cherché à tirer un parti scientifique, comme Coquebert de Montbret (Laboulais-Lesage, 1999). Balzac lui-même nignore pas cette nouvelle branche du savoir et tout particulièrement les travaux de Charles Dupin (Barbéris, 1966) dont les réflexions sur linégal progrès des départements français (1827) inspirent quelques-unes de ses pages. En effet, la vision synthétique des pays et des paysages se perd dans le foisonnement des informations, les éclairages particuliers à la botanique, à la géologie ou à ladministration. Le terrain lui-même disparaît des écrits des géographes patentés comme le remarque finement Isabelle Laboulais-Lesage (2001). Cela les place devant une alternative : soit de limiter leur activité à létude critique dune partie des faits, notamment les informations concernant les positions et le milieu naturel comme le préconise Mentelle, soit den reprendre lintégralité dans une énumération potentiellement infinie.
Enfin, les récits de voyages se démarquent de la géographie, cette science austère, par lintérêt que dhabiles narrateurs savent susciter. À titre de contre-exemple, le Bulletin de la Société de géographie publie ainsi dans un de ses premiers numéros les fragments dun voyage dans les montagnes du Jura sous la plume dun certain Michel Roux où le pittoresque et lanecdotique probablement controuvé lemportent sur le contenu scientifique, malgré la visite dune grotte. Au contraire, un savant comme Alexandre de Humboldt ne souhaitait pas rédiger le récit de son voyage, mais publier séparément les résultats scientifiques suivant les divisions des sciences : « Javais quitté lEurope écrit-il dans lintroduction de sa Relation historique dans la ferme intention de ne pas publier ce quon est convenu dappeler la relation historique mais de publier le fruit de mes recherches dans des ouvrages purement descriptifs. Javais rangé les faits non dans lordre dans lequel ils sétaient présentés successivement, mais daprès les rapports quils ont entre eux. [
] car il me semblait que mon ouvrage, tout en offrant quelques données utiles aux sciences, offrait pourtant bien peu de ces incidents dont le récit fait le charme principal dun itinéraire ». À ce dédain de lhomme de science, fait écho dans Illusions perdues, la saillie de Lousteau sur les récits de voyage :
Tout en les approuvant, on se moque des voyageurs qui célèbrent comme de grands événements un oiseau qui passe, un poisson volant, une pêche, les points géographiques relevés, les bas-fonds reconnus. On redemande ces choses scientifiques parfaitement inintelligibles, qui fascinent comme tout ce qui est profond, mystérieux, incompréhensible. Labonné rit, il est servi » (CH, V, 355).
En écrivant sa relation, Alexandre de Humboldt apporte une solution au problème de la nature du texte et à celui du contenu de la description et donne de nouvelles bases à la géographie dite spéciale.
La géographie spéciale : du texte à limage
La géographie spéciale correspond à ce que lon appelle aujourdhui la géographie régionale, la description synthétique des contrées, qui se distingue donc de géographies particulières comme par exemple la géographie botanique ou économique. Son statut scientifique est précaire, car plus que toute autre géographie, elle peut donner lieu à des sommes arides justifiant la remarque de Conrad Malte-Brun (1812) sur la géographie en général : « la jeunesse la redoute, les savants la négligent, les gens du monde la dédaignent ». Dun autre côté, on peut aussi la considérer comme le cur de la discipline, car son objet lui est propre, à la différence des autres géographies placées la charnière avec dautres disciplines et partageant avec ces dernières leur objet. Dailleurs, les travaux de géographie botanique dAlexandre de Humboldt furent davantage exploités par des botanistes que des géographes. Enfin, même si la jeunesse la redoute, cest cette géographie quelle doit apprendre, celle à laquelle lhomme daction demande des connaissances immédiatement utilisables.
Cest une fois de plus Alexandre de Humboldt qui donne le premier une solution au problème en sinspirant directement des écrits de Horace-Bénédict de Saussure sur les Alpes. Revenu des Amériques ébloui par la variété de ce quil a vu, il est en même temps pénétré par le sentiment de la profonde unité du monde physique, des liens entre les phénomènes, des êtres inanimés aux êtres animés et jusquaux hommes ayant entre eux des rapports de mutuelle dépendance. Il sen explique dès 1812 dans lintroduction de sa relation de voyage pour donner à cette intuition fondamentale tout son développement dans son dernier ouvrage, Cosmos, dont le dernier volume, posthume, paraît en 1859. La notion de cosmos désigne pour Alexandre de Humboldt lunité du monde physique à laquelle est subordonnée la présentation des « faits enregistrés pas la science et soumis aux opérations de lentendement [
] les faits partiels ne seront considérés que dans leurs rapports avec le tout » (Cosmos, p. 61).
Loin de sen tenir aux faits physiques et moins encore à la topographie et aux positions, le point de vue totalisant dAlexandre de Humboldt prend également en compte les faits humains car « le tableau de la nature serait incomplet si je nentreprenais de décrire ici également quelques traits caractéristiques de lespèce humaine considérée [
] dans linfluence que lui ont fait subir les forces terrestres et quà son tour, elle a exercée, quoique plus faiblement, sur celles-ci » (Cosmos, p. 336). Cette inclusion des hommes dans le monde physique, à la fois parce quils lui sont soumis mais aussi parce quils sont capables de le transformer, est la clef de voûte de la pensée géographique dAlexandre de Humboldt. Elle le conduit à présenter dans le Cosmos une étude des sentiments que fait naître le spectacle de la nature et à étudier le développement de lidée de Cosmos depuis lAntiquité. Ainsi conçus les rapports entre les hommes et la nature sont compris de façon dynamique, une interaction incessante, portée par lavancement de la connaissance, lévolution des représentations et lefficacité des techniques susceptibles de transformer les milieux. Dans sa Relation historique tout comme dans les Tableaux de la Nature, Alexandre de Humboldt met en application ses principes avec un réel talent décriture dans ses descriptions de paysages qui mêlent ligne à ligne les éléments naturels et humains, ces derniers comprenant aussi bien des faits matériels décrits avec la plus grande précision que les impressions ou les idées produites par lobservation des paysages, comme celui de la vallée de Caripe, à proximité de Caracas :
Les hêtres et les érables sont remplacés ici par les formes les plus imposantes du Ceiba et des palmiers Praga et Irasse. Des sources sans nombre jaillissent du flanc des roches qui entourent circulairement le bassin de Caripe, et dont les pentes rapides, offrent vers le sud, des profils de mille pieds de hauteur. Ces sources naissent, pour la plupart de quelques crevasses ou gorges étroites. Lhumidité quelles répandent favorise laccroissement des grands arbres ; et les indigènes, qui aiment les lieux solitaires, forment leurs conucos le long de ces crevasses. Des bananiers et des papayers entourent des bouquets de fougères arborescentes. Ce mélange de végétaux, cultivés et sauvages, donne à ces lieux un charme particulier. (Relation historique, début du chapitre VII).
Toutefois, Alexandre de Humboldt ne trouve guère de continuateurs parmi les géographes de son temps. En Allemagne, il na pas de disciple, hormis Carl Ritter. Dans un petit article traduit par le Bulletin de la Société de géographie, ce dernier se pose comme un continuateur de la pensée humboldtienne : « Lobjet de la géographie est létude de la surface de la terre ; mais elle ne mériterait pas le nom de science si elle se bornait à étudier les formes matérielles, les accidents qui la couvrent : la surface de la terre est le théâtre de lactivité de lhomme, elle se modifie sous son action elle est en lui dans un éternel rapport. » (Ritter, 1835, p. 172). Carl Ritter cite par la suite les grandes migrations, les découvertes, la canalisation des fleuves comme autant déléments appartenant autant à lhistoire quà la géographie car ils ont une influence sur lespace. Malheureusement, le grand ouvrage de Carl Ritter, Erdkunde déçoit, car il y fait preuve dun esprit de système en subordonnant les faits aux formes des continents et aux découpures des côtes, quil juge plus ou moins perméables au commerce.
En France, malgré ses succès littéraires et scientifiques, les théories géographiques dAlexandre de Humboldt ne sont guère développées avant la fin du siècle, même si certains géographes essaient de sinspirer de sa méthode descriptive et de son art de la composition. Ainsi, dans les années 1810, Conrad Malte-Brun publie une Géographie universelle en cinq volumes, complétés en 1826 par un sixième tome. Le succès de cet ouvrage tient moins à lampleur de la science dont il fait preuve quaux talents dexposition de son auteur. Il annonce dans sa préface une filiation directe avec les Belles Lettres dans son souci de composer un véritable livre :
Après avoir examiné toutes les prétendues classifications des objets de la géographie spéciale, nous avons reconnu que cest précisément lemploi trop rigoureux de ces méthodes abstraites qui donne aux livres de géographie tant de sécheresse. Grâce à ce vain appareil de science, la géographie, cette image vivante de lunivers, ne semble en être que la triste et froide anatomie [
] nous avons donc cru devoir suivre les principes généraux de lart décrire [en] variant daprès la nature des objets non seulement le ton mais même lordre de la description. (1812, p. 5).
Conrad Malte-Brun place ainsi la géographie du côté de lart plutôt que de la science, rejetant des méthodes qui lui paraissent inutilement abstraites et conseillant dadapter lécriture à lobjet décrit.
Sans égaler la hauteur de vues dAlexandre de Humboldt, Conrad Malte-Brun le rejoint dans son désir de trouver un langage adapté à la géographie pour rendre sensible le spectacle du monde. Ce point était essentiel pour le savant allemand qui articulait précisément faits naturels et faits humains sur limpression produite par la contemplation du paysage naturel ou rendu par les moyens de lart. Lécriture scientifique devait selon lui mettre sous les yeux du lecteur les paysages, non seulement en les décrivant mais aussi en en faisant comprendre les relations internes. Il accordait donc une grande importance aux langues il était lui-même polyglotte, et sétait intéressé par lintermédiaire de son frère Guillaume à la linguistique et affirme dans lintroduction du Cosmos :
Lorsque par loriginalité de sa structure et de sa richesse native, la langue parvient à donner du charme et de la clarté aux tableaux de la nature, lorsque par lheureuse flexibilité de son organisation elle se prête à peindre les objets du monde extérieur, elle répand en même temps un souffle de vie sur la pensée. » (Cosmos, p. 67).
Alexandre de Humbolt va plus loin dans cette recherche en présentant les différents moyens susceptibles de faire connaître la nature, comme la création de jardins botaniques ou encore la peinture de paysage par des peintres connaissant suffisamment la botanique pour donner une image exacte des végétaux et ne représenter sur une même scène que des plantes occupant effectivement un même habitat. Attentif à linnovation il relève une nouveauté :
Les décors de théâtres, les panoramas, les dioramas, les néoramas et toute cette peinture à grande dimension, si fort perfectionnée de nos jours, ont rendu plus générale et plus forte limpression produite par le paysage. [
] Tous ces moyens sont très propres à propager létude de la nature ; et sans doute la grandeur sublime de la création serait mieux connue et mieux sentie si dans les grandes villes, auprès des musées, on ouvrait librement à la population des panoramas où des tableaux circulaires représenteraient en se succédant, des paysages empruntés à des degrés différents de longitude et de latitude. » (cité par Jean-Marc Besse).
On comprend facilement lintérêt dAlexandre de Humboldt pour ce moyen nouveau, capable de placer des spectateurs devant, ou plus exactement, au milieu dune scène de la nature, mais aussi de les transporter par le déplacement de leur regard, dun climat à un autre ou dun continent à un autre. Placé ainsi « face au monde », selon lexpression de Jean-Marc Besse (2003), le spectateur pourrait sinstruire dun coup dil. Il ne semble pas pourtant que de tels dioramas géographiques aient jamais existé, même si Jean-Marc Besse a trouvé dautres dispositifs analogues, les géoramas, implantés sur les boulevards parisiens dans les années 1820. Mais il est certain que les dioramas, perfectionnés au cours du siècle par les meilleurs architectes, ont trouvé chez Alexandre de Humboldt et Honoré de Balzac deux spectateurs enthousiastes. Le premier sen explique clairement et va même jusquà conseiller certains entrepreneurs (Besse, 2003). Quant au second, comment ne pas rapprocher certaines de ses descriptions du dispositif scénique propre aux panoramas, où le spectateur débouche dun couloir obscur sur un point élevé doù se découvre un panorama lentourant de tous côtés ? Cest le terme quemploie Philippe Mustière à propos de la description de Guérande, celui aussi qui convient pour le coup dil de Rastignac sur Paris.
Balzac, sil na pas directement étudié ou employé la géographie de son temps ne lignore pas pour autant, pas plus quil nignore la stratégie, la philosophie ou les sciences naturelles. Il montre même à son égard de surprenantes intuitions. Il ne sagit sans doute pas du résultat dune étude approfondie, mais plutôt dimpressions de lectures, de voyage ou de salons, enrichissant la matière romanesque. Le genre affranchit Balzac des contraintes épistémologiques auxquelles sont soumis les géographes de profession, il peut ainsi imaginer des façons de décrire répondant en partie aux problèmes que se posent ces derniers et tracer, en quelques occasions, des études régionales dont le pouvoir de synthèse dépasse largement les travaux des savants de son temps.
Les territoires et leurs changements dans La Comédie humaine
Il ne sagit pas ici dinventorier les lieux balzaciens, ni den examiner le sens dans les configurations romanesques, ce à quoi semploient dautres contributions de ce volume, mais plutôt de faire retentir, à partir dexemples tirés de romans provinciaux, les échos quéveille la lecture de Balzac chez un géographe daujourdhui trouvant dans La Comédie humaine la manifestation dune conception complexe des territoires proches de notions actuelles. Cette lecture nest pas exhaustive mais exploratoire et elle assume son caractère anachronique par lusage même du terme de territoire qui nest guère employé au temps de Balzac sinon dans un sens juridique et que jentends à la suite de Bernard Debarbieux comme un « agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de lexistence dun individu ou dun collectif social et dinformer en retour cet individu et ce collectif sur sa propre identité ». Or, sil utilise implicitement cette notion, Balzac ne lenferme pas dans une conception univoque, pas plus quil ne sembarrasse de contradictions pouvant rebuter des auteurs savants se sentant davantage tenus que le romancier par le principe de non-contradiction.
Topologies des Chouans
Il est inutile de rappeler lorganisation des Chouans, premier roman publié de La Comédie humaine, le seul pour lequel le romancier ait souhaité séjourner sur son terrain, Fougères, pour observer les paysages et les habitants avec un souci du détail directement perceptible dans le texte. On peut lire la guerre entre les soldats républicains et les chouans comme la rencontre de deux types despace : celui des grandes routes et des villes parcourues par les Bleus, celui des chemins creux et des champs où se dissimulent les paysans soulevés. Marie de Verneuil participe de ces deux mondes, de même quelle est partagée entre le marquis quelle aime et Corentin qui laccompagne, son père de noblesse bretonne et sa mission au service de la Révolution. Elle passe ainsi dun monde à lautre, notamment lorsquelle décide de rejoindre son amant au bal donné à Saint-James, ce quelle fait en empruntant les chemins creux du bocage :
Galope-chopine évita soigneusement la grande route, et guida les deux étrangères à travers limmense dédale de chemins de traverse de la Bretagne. Mlle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. En parcourant ces routes elle put mieux apprécier létat de ces campagnes qui, vues dun point élevé, lui avaient paru si ravissantes ; mais dans lesquelles il faut senfoncer pour en concevoir et les dangers et les inextricables difficultés. [
] Ces chemins sont si habituellement marécageux, que lusage a forcément établi pour les piétons dans le champ et le long de la haie un sentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce de terre. (CH, VIII, 1113-1114).
Ce voyage fait découvrir à Marie ce que Julien Gracq appelle, dans lentretien déjà cité, le « paysage-histoire » du bocage (p. 1202), dont lorganisation est si fortement liée aux guerres des Chouans, quil ne peut être vu que dans le jour de ces événements. Les petits champs entourés de haies paraissent disposés (« machinés » dit Julien Gracq) pour la guérilla et dessinent les cases dun « échiquier ». Ils témoignent également dune civilisation paysanne dont les coutumes sont condamnées au nom de lagronomie moderne.
Lespace de la narration sorganise selon deux topologies principales et concurrentes : le réseau des grande routes, repérables sur la carte de Cassini à leurs tracés rectilignes, sur lesquelles circulent les troupes et les diligences (la Turgotine) soppose à la trame serrée des chemins creux, qui ne figurent pas sur la carte, et dans lesquels se glissent les piétons parfois accompagnés danimaux de trait. Les Bleus trouvent dans le premier réseau leurs points dappui, villes et garnisons, et leurs points de vue doù ils embrassent le panorama selon le regard dominant du stratège formé à la lecture des paysages. Les Chouans tirent leur subsistance du deuxième, où senracinent leurs cultures, dont leur langue désigne les éléments (léchalier, la rote), où se dissimulent leurs cérémonies religieuses et avec lesquels ils se confondent par leurs vêtements. Il sagit bien là de deux territoires en réseau qui ne communiquent pas entre eux sauf dans les affrontements lorsque les chouans surgissent des chemins creux. Cest le cas par exemple dans lembuscade du col de la Pèlerine ou encore au château de la Vivetière dans lequel les soldats pénètrent par la route alors que les insurgés traversant les fossés et les étangs encerclent les troupes républicaines. Inversement, Hulot déguisent ses propres soldats en Chouans pour quils pénètrent dans la campagne et débusquent le Gars. Là où des géographes auraient sans doute cherché à séparer et à analyser, ou à proposer des solutions pour la modernisation des campagnes, le roman présente les deux mondes antagonistes, complémentaires, et superposés sur la même contrée qui est à la fois lun et lautre. Le conflit se noue sur cette contradiction spatiale, qui est en même temps un moteur pour lécriture et une clé de compréhension des paysages et des sociétés de louest français, clé qui ne fonctionne que parce quelle laisse irrésolue la tension quelle instaure et permet de comprendre les dynamiques dune région.
Géo-économie des campagnes
Achevés, Le Député dArcis tout comme Les Paysans auraient été de grands romans géopolitiques, passionnants pour les représentants actuels de cette branche de la géographie qui sefforcent de comprendre linscription spatiale des phénomènes de pouvoir (Claval, 1972), le rôle des personnalités individuelles et celui des structures sociales ainsi que les articulations entre phénomènes économiques et représentation politique (Lacoste, 1986). Dans les parties publiées de ces romans, Balzac suggère notamment le jeu combinant les données locales familles établies, alliées ou rivales et linfluence du ministère empruntant différents canaux, limportance relative des fortunes et des lieux de pouvoir.
Ces deux romans à lancrage territorial si précis se déroulent pourtant dans un cadre imaginaire : La-Ville-aux-Fayes des Paysans, dont la topographie et la situation sont si précisément décrites, a pu être identifié tantôt avec Avallon tantôt à Clamecy. Quant au Député dArcis, Balzac affirme avoir dépaysé la scène :
Avant de commencer la peinture des élections en province, principal élément de cette Étude, il est inutile de faire observer que la ville dArcis-sur-Aube na pas été le théâtre des événements qui en sont le sujet. [
] Des ménagements exigés par lhistoire des murs contemporaines ont dicté ces précautions. Peut-être est-ce une ingénieuse combinaison que de donner la peinture dune ville pour cadre à des faits qui se sont passés ailleurs. Plusieurs fois déjà, dans le cours de La Comédie humaine, ce moyen fut employé, malgré son inconvénient qui consiste à rendre la bordure souvent aussi considérable que la toile. » (CH, VIII, 715)
Largument de prudence politique qui justifie cette délocalisation a deux conséquences. La première est de donner un effet réaliste supplémentaire, en masquant ou en feignant de masquer, des faits et des personnages réels. La seconde est ce que Balzac appelle en même temps une « ingénieuse combinaison » et un « inconvénient », lobligation de décrire avec précision les lieux, même si le lien logique avec le dépaysement de lintrigue nest pas évident. Limportance ainsi donnée à la « bordure » enracine les personnages et les événements dans des structures sociales et surtout, dans un espace particulier, celui de la Champagne pouilleuse, dont la pauvreté nest pourtant quapparente :
La Champagne a lapparence dun pays pauvre et nest quun pauvre pays. Son aspect est généralement triste, la campagne y est plate. [
] Sans parler des manufactures de Reims, presque toute la bonneterie de France, commerce considérable, se fabrique autour de Troyes. La campagne, dans un rayon de dix lieues, est couverte douvriers dont les métiers saperçoivent par les portes ouvertes quand on passe dans les villages. Ces ouvriers correspondent à des facteurs, lesquels aboutissent à un spéculateur appelé fabricant. Ce fabricant traite avec des maisons de Paris ou souvent avec de simples bonnetiers au détail qui, les uns et les autres, ont une enseigne où se lisent ces mots : Fabrique de bonneteries. Ni les uns ni les autres ne font un bas, ni un bonnet, ni une chaussette. » (CH, VIII, 749).
Les réseaux de fabricants qui fournissent la matière première et reprennent les marchandises pour les vendre à Paris animent donc ces campagnes, emploient les ouvriers et apportent une certaine richesse à ce qui nest quun pauvre pays agricole. Bien que Balzac critique ce système qui multiplie les intermédiaires et renchérit la marchandise, il montre aussi que ces échanges ont créé une activité qui ne disposait pourtant daucune ressource naturelle sur place, le coton devant être importé. La relative proximité avec Paris, une main duvre disponible et laction énergique de quelques fabricants expliquent cette spécialisation productive. Elle na pas été déterminée par des ressources naturelles, mais par lactivité des entrepreneurs et leur capacité à jouer sur les prix et sur les marchés. On pourrait faire une remarque analogue à propos des forêts des Paysans qui fournissent Paris en bois de chauffage, grâce à la facilité du transport par voie deau et lintermédiaire des marchands de bois, une activité qui a renversé les rapports entre Soulanges et La-Ville-aux-Fayes, devenu sous-préfecture du département sous la Révolution et donné aux grands domaines forestiers une rentabilité et un prix bien supérieurs à ce que lon devrait attendre à cette distance de Paris.
Lactivité économique peut ainsi modifier la géographie, les activités et limportance des lieux. Pendant les guerres napoléoniennes, Philéas Beauvisage a su en profiter pour devenir « lAlexandre, ou, si vous voulez, lAttila » (CH, VIII, 750) de la bonneterie. Jouant sur le prix du coton et le déroulement des batailles, « il se tint entre larmée française et Paris. À chaque bataille perdue, il se présentait chez les ouvriers qui avaient enterré leurs produits dans des futailles, les silos de la bonneterie ; puis lor à la main, ce cosaque des bas achetait au-dessous du prix de fabrication [
] Philéas déploya dans ces circonstances malheureuses une activité presque égale à celle de lempereur. Ce général du tricot fit commercialement la campagne de 1814 avec un courage ignoré » (CH, VIII, 753). Le déplacement de la ligne de front modifie en effet le système des prix, entre lavant et larrière, et permet à un spéculateur décidé de faire fortune. Dans ce mouvement, la valeur des positions et des objets change constamment. Par rapport à des thèses fixistes sur les territoires économiques, ancrés dans des spécialisations agricoles liées au sol et au climat, ou voués à des activités minières et industrielles découlant de leurs ressources naturelles, Balzac montre ici encore des territoires changeants, dont les orientations productives et la place dans les échanges varient en fonction des aléas des marchés et des stratégies des acteurs économiques.
Conclusion : Des géographes balzaciens
La parenté entre Balzac et la géographie nest sans doute pas à chercher du côté de la géographie savante de son temps, qui connaissait un flottement aussi bien dans ses fondements épistémologiques que dans son statut au sein des institutions savantes. Face à la multiplication des sciences spécialisées dune part, et au comblement progressif des blancs de la carte du monde dautre part, les géographes, érudits sédentaires, peinent à trouver leur place. La géographie, en tant que description raisonnée des espaces proches et lointains, vit ailleurs que dans leurs cabinets. Commerçants, militaires, administrateurs, voyageurs et écrivains, contribuent à faire évoluer les conceptions et les contenus dune description raisonnée du monde. Cest sans nul doute du côté de cette géographie active quil faut chercher les liens avec Balzac, dans son goût pour les questions pratiques, sa sensibilité aux changements de la France sous la Restauration et bien sûr ses descriptions.
De ce point de vue, on peut certainement souligner la parenté existante entre les questionnements de certains savants préoccupés par la façon de décrire le monde et les techniques employés par Balzac pour tracer la « bordure » de ces tableaux. Mais Balzac va plus loin que la plupart dentre eux, non seulement car il dispose dune technique littéraire plus aboutie, mais aussi parce quil parvient à saisir lessentiel dun paysage humain, le nud qui lui fait prendre sens et lordonne. En ce sens, on peut faire lhypothèse que lécriture balzacienne, et plus généralement, celle du roman réaliste, a profondément influencé les géographes francophones, à commencer par Paul Vidal de La Blache. Le point de vue dominant sur un panorama, le narrateur omniscient, lattention portée aux vocables locaux, le rôle du déplacement, les liens entre les hommes et le paysage, autant de ressources stylistiques qui apparaissent dans la littérature géographique. Peut-être a-t-il manqué aux géographes qui adoptaient ce modèle littéraire la capacité à prendre mieux en compte les changements, comme le souhaite un géographe contemporain, Roger Brunet, dans un programme de travail aux accents balzaciens : « Raconter lespace est parler des hommes dans leurs voisinages, leurs travaux et leurs actes, leurs habitats et leurs lieux, leurs transactions et leurs organisations, et dans les changements » (Brunet, 1990, p. 163). Si Balzac pratiqua une géographie sauvage, les géographes savants nont pas fini de faire du Balzac.
Sébastien Velut
École normale supérieure
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Le territoire à la lumière dune sociologie
des circonstances : lumwelt des personnages
Le territoire selon Goffman
Comparée aux usages courants ou spécialisés, la notion de territoire entreprise par une sociologie des circonstances à la manière dErving Goffman est lobjet de deux opérations majeures : un resserrement et une redéfinition. Resserrement : au lieu de la vaste étendue terrestre des géographes, le territoire se trouve limité aux dimensions de lespace dinteraction, en particulier de ces interactions que Goffman appelle « en face-à-face » et dont il traite notamment dans La Mise en scène de la vie quotidienne et dans Les Rites dinteraction. Ce qui paraît noffrir aucun intérêt particulier, cette étoffe de la vie quotidienne faite de déplacements, de relations, de rencontres et de mille comportements mineurs, se trouve soumis à une description quasi grammaticale et accède à la dignité théorique. Sagissant précisément du territoire, plus que la grammaire, cest léthologie qui sert de modèle avec son principe directeur, lobservation de près et sur le terrain des conduites animales soumises à un découpage séquencé. Les questions de marquage, de violations, doffenses territoriales se posent en des termes étonnamment proches pour les espèces animales et pour les humains. Au nom en particulier dune communauté de schémas, comme par exemple (je donnerai un exemple plus bas) celui qui règle la relation des individus à leur entourage ou umwelt.
Pour la redéfinition, il ny a pas que léthologie qui soit requise. Le concept de droit est au principe de lapproche goffmanienne du territoire. Dans son texte « Les territoires du moi » il précise que « le droit nest pas tant exercé sur une matière particulière que sur un champ dobjets une réserve dont layant droit surveille et défend habituellement les limites ». Le territoire est donc redéfini comme un ensemble de « réserves ». Comprenant non seulement les territoires fixes, comme les maisons (de la plus grande importance évidemment), mais également des territoires situationnels et des réserves égocentriques (gravitant autour de layant droit). Le terme de « réserves » entend « déspatialiser » quelque peu la notion en létendant à autre chose, « à des objets non spatiaux mais territoriaux », comme notamment :
la portion despace autour de lindividu et où toute pénétration est ressentie comme violation ;
la place (lespace délimité) auquel lindividu peut avoir droit temporairement ;
lenveloppe corporelle (la peau), ce « contour minimal » qui représente le « type le plus pur de territorialité égocentrique» ;
« les réserves dinformation », cest-à-dire lensemble des faits concernant lindividu et dont il entend contrôler laccès en présence dautrui. Cela va du contenu de nos poches à la « vie privée ».
enfin, « les domaines réservés de la conversation », cest-à-dire le droit qua lindividu dexercer un certain contrôle sur qui peut lui adresser la parole et à quel moment.
Lindividu, lui-même territoire, est par conséquent au centre du territoire et lanalyse goffmanienne est toute placée sous le signe du droit. Si bien que pour la description il faut se munir dun ensemble de termes corrélés. On parlera ainsi du bien (pour lobjet désiré), de droit (pour le titre de possession), dayant droit (pour la partie au nom de laquelle le droit est revendiqué), dempêchement (pour lacte ou les moyens par lesquels le droit est menacé), dappelant ou dadversaire (pour la partie au nom de laquelle le droit est menacé), des agents (pour les individus qui représentent layant droit et ses adversaires).
Par le seul énoncé de ces termes on voit quelles potentialités dramatiques contient le territoire goffmanien, cest-à-dire conceptualisé, mais non inventé ou seulement décrit par lui. Car pour ce qui est de la description, elle se rencontre déjà chez Balzac. On admirait naguère que lauteur de La Comédie humaine ait pu anticiper les analyses de Marx ; à une tout autre échelle, dans le cadre cette fois dune sociologie des circonstances, cest le même mouvement admiratif que nous ressentons. Avec sans doute des degrés suivant les uvres, comme si la nature même des intrigues avait poussé parfois Balzac à développer non seulement le sens mais aussi le montage des territoires si bien, on sen doute, quil ny a aucune difficulté à éprouver les différents types de « réserves » distingués ni à reconnaître dans La Comédie humaine toutes sortes dévénements territoriaux amalgamés à la matière du roman, dont la liste serait fastidieuse. Il est peut-être avantageux de se concentrer sur des textes qui les amènent au premier plan et où lenjeu territorial simpose en effet sous cette lumière crue, à la fois éthologique et juridique. Tel est le cas des trois textes qui composent Les Célibataires.
Lenjeu territorial dans Les Célibataires
On est frappé par le grand nombre de parentés structurelles entre les trois récits : Le Curé de Tours, Pierrette, La Rabouilleuse. Dans les trois cas le désir des personnages se fixe sur un bien matériel, un territoire fixe pour le coup, une maison ou un appartement. Ces derniers font lobjet dun investissement affectif démesuré : monomanie secrète, « concupiscence mobilière » (de labbé Birotteau, mais la formule vaut pour les autres textes) ; dans Pierrette passion double, jumelle, des Rogron pour leur maison de Provins qui devient un objet de convoitise générale ; occupation active de la maison sur la place dIssoudun au nom dun droit discutable (jus primi occupandi) et disputé, cest tout le sujet de La Rabouilleuse. Pour les célibataires, il faut croire inestimables « les félicités de la vie matérielle » (CH, IV, 187) et lexpression « la jouissance des lieux » doit sentendre dans son double sens : juridique et, si on ose dire, libidinal (on frotte beaucoup les meubles dans ces textes). À linverse, langoisse de la désappropriation est intense, et cest dans Le Curé de Tours quelle trouve son expression la plus aiguë, elle touche au cur du sujet comme on le voit lorsque labbé Birotteau, déjà en mauvaise posture, imagine « ses livres errants, ses membres disloqués et son ménage en désordre » (CH, IV, 220). Autrement dit, un cercle très cher de ses réserves égocentriques démantelé. Du reste, le concept sociologique de « territoires du moi » recevant dans ce roman un contenu étonnamment riche et précis, nous ferait dessiner autour du corps de lindividu des cercles détendue variable dans lesquels sont incluses différentes classes dobjets : cela va des chaussures mouillées (on se rappelle laverse initiale) aux meubles, en particulier la bibliothèque et jusquau portrait de Chapeloud.
Cette libido habitandi, qui est contagieuse, débouche sur un conflit dappropriation. Ramené à sa plus simple expression : x veut prendre la place de y, ou x veut installer y à la place de z. Ce conflit senracine dans la question des origines, filiation et héritage. Question ténébreuse : les deux abbés rivaux sont les fils spirituels du bon père Chapeloud ; dans Pierrette, la belle maison de la place a été pour ainsi dire volée par Rogron père à la grand-mère de Pierrette ; dans La Rabouilleuse lhistoire des Bridau est celle dhéritiers écartés qui souhaitent rattraper une succession. La question de la paternité est centrale et on ne voit pas de bon père. Le bon abbé Chapeloud (le pensionnaire parfait, jy reviendrai), a suscité des fils ennemis ; cest par le père que les Rogron ont été éloignés de Provins dont ils rêvent ensuite comme dune terre promise ; dans La Rabouilleuse cest par la faute du père à la descendance problématique que le désordre advient.
Ce conflit de désirs ne reste pas au seul plan privé mais se transporte dans le domaine public, devient suivant les lois de propagation propres à la ville de province un fait de notoriété publique et même une affaire de droit. Doù le procès dans Le Curé de Tours et Pierrette, doù dans La Rabouilleuse laffaire de police, au terme desquels linnocent ou linnocente (Birotteau, Pierrette, Agathe et Joseph Bridau) se trouvent injustement déboutés. Dans les trois cas, layant droit devient la victime et fait même lobjet dune mesure déloignement pouvant aller jusquà la mort, comme dans Pierrette, le plus sombre des trois textes. Le conflit dappropriation suscitant des camps, des antagonismes, layant droit devient un tiers pris entre deux camps, un quasi prétexte qui sera sacrifié aux intérêts finalement concordants des deux camps, cest typiquement le cas de labbé Birotteau et de Pierrette, mais aussi dAgathe Bridau et de Flore Brazier, lune et lautre mises à mort et sacrifiées aux intérêts de Philippe Bridau, le condamné politique (bonapartiste) en quête de réintégration. On le voit, lenjeu territorial de ces textes va loin et le dernier mot de lhistoire célibataire est politique, avec 1830 comme point darrivée. Dans Pierrette, le conflit se résorbe de lui-même entre la ville haute et la ville basse, entre le parti Tiphaine (du pouvoir et des vieilles familles) et le parti Vinet (libéral). De lhistoire célibataire découle une leçon politique et morale sur « les friponneries sociales » qui, par bonds successifs, éloigne du simple conflit domestique et du pur enjeu territorial. En somme, nous aurions un Balzac plus politique que sociologue, se servant du huis clos domestique et des données si concrètes offertes par les territoires du moi à des fins de démonstration idéologique. On peut néanmoins résister à ce mouvement du texte, freiner sur la pente du débouché politique, en revenant à des données de base, antérieures, on nose pas dire antépolitiques.
Ostracisme, hospitalité, impatronisation
On dispose dun schéma général pour qualifier la relation de lindividu au territoire : admission et expulsion. Mais ces termes abstraits ont linconvénient de manquer de ce fond anthropologique et sociologique que précisément imposent des romans comme ceux qui forment Les Célibataires. Il apparaît que ces textes racontent plutôt des histoires dostracisme et dhospitalité. Il y a ostracisme chaque fois quun individu est, pour une raison ou pour une autre, déclaré persona non grata et éloigné dun territoire auquel il a par ailleurs quelque droit, et auquel il a souvent aspiré de longue date. Parisiens chassés dIssoudun (La Rabouilleuse) ou (les Rogron dans Pierrette) enfants daubergiste embourgeoisés qui échouent à se faire admettre dans la bonne société de Provins, et se trouvent réduits à leur intérieur. Cest plus évidemment encore le cas de labbé Birotteau qui a été désigné pour jouir du statut de pensionnaire de Mlle Gamard et qui se trouve, par une suite derreurs, exclu du séjour des bienheureux. Le récit entier représente une suite dexclusions : incident initial de lattente sous la pluie devant une porte verrouillée (labbé payant le prix de son infidélité en allant dans le monde) ; éloignement fatal lorsque, pour fuir la tyrannie domestique de son hôtesse, labbé va sétablir dix jours chez Mme de Listomère, absence interprétée avec malveillance comme « retrait » et dénoncée comme infraction au contrat de location ; procès au terme duquel labbé doit non seulement se démettre de ses droits mais quitter Saint-Gatien et même Tours. Cet ostracisme est cruellement fixé dans limage finale de Birotteau mis dans un fauteuil sur le quai Saint-Symphorien.
Dans toutes les civilisations, les lois de lhospitalité sont celles qui président à louverture et au partage du territoire privé. Dans Les Célibataires elles sont essentiellement compliquées, obscures pour lintéressé lui-même. On est rarement au logis dautrui pour de bonnes raisons, et la plus naturelle, la raison de famille, nest pas la meilleure. On se souvient que Pierrette, la cousine pauvre de Bretagne, est appelée pour divertir les deux célibataires précisément ostracisés (« ces deux mécaniques navaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés », CH, IV, 66). Sylvie Rogron comprend lintérêt davoir un tiers au logis et voit dans sa cousine un moyen de faire revenir la société de Provins sur son compte. Il faudrait sarrêter à la scène de réception de la petite fille « jetée comme un paquet » dans la salle à manger de ses riches cousins, « qui lui parut être celle dun palais » (CH, IV, 74) ainsi quau rituel des présentations, à ces tout premiers pas en territoire censé ami, ou encore au motif de la chambre. Car le motif du lit traverse Les Célibataires où semble sénoncer une vérité du genre : dis-moi où tu couches et je te dirai qui tu es.
Cette petite cousine admise au nom dune hospitalité douteuse nous fait évidemment penser à une autre, à la jolie rabouilleuse soustraite au ruisseau, recrutée en qualité de servante par le docteur Rouget qui sera trompé dans les calculs de sa débauche. La scène dadmission mériterait là aussi examen : le soir même de la tractation, le gîte et le couvert lui sont accordés, et quel gîte ! La rabouilleuse est installée dans la chambre juste au-dessus de celle du docteur, à titre conservatoire. On connaît la suite et ce quil en est des manières de table et de lit dans ce roman dun profond intérêt ethnologique.
Dans Le Curé de Tours, le bénéficiaire de lhospitalité nest pas un enfant, quoique Birotteau soit présenté comme un « grand enfant, à qui la majeure partie des pratiques sociales était complètement étrangère » (CH, IV, 192). La naïveté du bon abbé (nonobstant son vif désir de coucher dans le lit dun mort) consiste en ce quil croit que sa félicité sera assurée une fois exaucé son désir dintérieur, cest-à-dire une fois quil sera implanté chez Mlle Gamard. Birotteau a le tort de confondre les lois naturelles, de limplantation précisément, avec les lois sociales. Sa principale erreur est davoir mal jugé son hôtesse dès le premier moment de son arrivée et de méconnaître les règles de lexistence sous le même toit. Birotteau na pas réfléchi à « la mesure à mettre dans ses relations journalières » (CH, IV, 195) avec Mlle Gamard. Il sest dabord trop attardé dans la pension, a fait ensuite échouer le rêve mondain de son hôtesse par une défection qui va lexposer à des représailles.
Pourquoi les règles de lhospitalité sont-elles obscures ? Parce que, sans être écrites, elles font en réalité lobjet dun savoir précis, que ne détient pas Birotteau, mais que possédait à merveille son prédécesseur, labbé Chapeloud, dont est rappelée la profonde science sociale. Ce savoir consiste notamment en la maîtrise des règles de politesse, en un réglage quasi géométrique des rencontres avec lhôtesse, des « points de contact strictement ordonnés par la politesse, et ceux qui existent nécessairement entre des personnes vivant sous le même toit » (CH, IV, 193). Contrairement à son prédécesseur dont il na pas hérité linfaillibilité, Birotteau a manqué à ces règles, au rituel de lhommage quotidien à lhôtesse, à cette série de « petites dévotions » (Goffman) qui dans la vie séculière manifestent la sacralité de la personne, comme le soulignent les spécialistes du rite et de linteraction. Si on emprunte à Durkheim et à Goffman lopposition entre rites positifs (qui expriment lhommage et la proximité au récipiendaire) et rites négatifs (qui expriment le respect de la tranquillité et du territoire dautrui), on dira que labbé Birotteau est deux fois coupable. Sattardant trop dans le salon jaune de Mlle Gamard au début de son installation et évitant par exemple de prendre son thé au dehors, il a en quelque sorte violé son territoire ; en manquant à tous les petits rites positifs il a lui fait subir un affront. Ce quil paiera au prix fort.
Dans ce bel observatoire où Balzac paraît avoir monté des espaces dinteraction ad hoc, il faudrait opposer à lincompétence et aux faux pas de labbé la totale réussite de Mme de Listomère dans sa dernière démarche. Je veux parler de sa visite au terrible abbé Troubert, le nouveau pensionnaire, qui constitue une petite aventure interactionnelle en territoire ennemi. Celle-ci entre dans la classe des échanges réparateurs puisque Mme de Listomère est venue apporter le désistement de Birotteau et éteindre un procès dommageable à ses intérêts. Cette conversation ferait le bonheur des interactionnistes parce quelle comporte une grande part de « travail cérémoniel » et quelle paraît faite pour illustrer leur théorie des faces. Tout lenjeu dune interaction consiste à ménager sa face et à ne pas menacer celle dautrui. Pour être précis, cette face se dédouble : en face positive (lidée quon se fait de soi-même, le narcissisme) et en face négative (qui représente nos possessions, notre territorialité), ce qui ramène à la notion goffmanienne de territoire égocentrique et de « réserves ». On se rappelle que laventure interactionnelle sachève heureusement sur lacceptation par labbé dune partie de whist chez la comtesse.
À côté de lostracisme et de lhospitalité, il convient de mentionner un troisième cas de figure, qui nest quun dévoiement du second, mais il revêt une telle importance quon peut lui faire un sort particulier. Il sagit de limpatronisation. Symétrique de léchec à se mettre en pension illustré par labbé Birotteau, limpatronisation est un établissement trop bien réussi, mais au mépris du droit. Le cas décole est celui de Flore Brazier qui, une fois introduite dans la maison Rouget par la faute du père, ne veut plus en sortir par le désir du fils. Dans La Rabouilleuse, on a le sentiment que la nature (sociale) a horreur du vide, des chambres et des étages inoccupés. On se souvient que Flore impose Maxence Gilet au domicile si bien que lamant simpatronise à son tour, jusquà ce quil soit chassé de la place par larrivée de Philippe Bridau, lequel vit « chez son oncle et aux dépens de son oncle, en vertu des lois du népotisme » (CH, IV, 513). Dans cette même page on trouve du reste une fort intéressante mise en rapport avec lordre politique : « De même que Fouché dit à Louis XVIII de se coucher dans les draps de Napoléon au lieu de donner une Charte, Philippe désirait rester couché dans les draps de Gilet ».
Lumwelt menacé
On a évoqué un savoir proprement social, quasi inné, celui qui touche à létiquette, aux rites et aux règles du savoir-vivre. Il en existe un autre, professionnel, qui simpose dans La Rabouilleuse, en raison même de lidentité de certains des protagonistes : il sagit du savoir militaire. Alors quAgathe et Joseph Bridau ont choisi la mauvaise stratégie et sont tombés dans le piège tendu, le lieutenant-colonel Philippe Bridau fera, lui, le choix de la bonne. Il ne sétablit dabord dans aucune maison, prend ses quartiers à lextérieur de la ville, fixe ses rendez-vous en territoire neutre, se livre à de savants travaux dapproche avant déliminer ses antagonistes. La principale difficulté, on sen souvient, est laccès au territoire privé de loncle, plus précisément lobtention dune promenade avec celui qui est placé sous létroit contrôle de ceux qui se sont impatronisés chez lui. Toute la partie issoldunoise du roman tourne autour de cette opération de soustraction, qui implique une incursion en territoire occupé, une offense territoriale donc.
Il sagit là encore dune aventure interactionnelle qui consiste en deux scènes proches : une première visite à loncle du neveu nouvellement arrivé (en présence de Flore Brazier et de Max Gilet), quelques pages plus loin, une seconde visite plus menaçante. On sen tiendra à la première. Il faut pour cela marcher sur les traces du militaire et mettre les pieds dans la maison Rouget :
Le lendemain de son arrivée, Philippe se présenta sur les dix heures pour faire une visite à son oncle, il tenait à se présenter dans son horrible costume. Aussi, quand léchappé de lhôpital du Midi, quand le prisonnier du Luxembourg entra dans la salle, Flore Brazier éprouva-t-elle comme un frisson au cur à ce repoussant aspect. Gilet sentit également en lui-même cet ébranlement dans lintelligence et dans la sensibilité par lequel la nature nous avertit dune inimitié latente ou dun danger à venir. Si Philippe devait je ne sais quoi de sinistre dans la physionomie à ses derniers malheurs, son costume ajoutait encore à cette expression. Sa lamentable redingote bleue restait boutonnée militairement jusquau col par de tristes raisons, mais elle montrait ainsi beaucoup trop ce quelle avait la prétention de cacher. Le bas du pantalon, usé comme un habit dinvalide, exprimait une misère profonde. Les bottes laissaient des traces humides en jetant de leau boueuse par les semelles entrebâillées. Le chapeau gris que le colonel tenait à la main offrait aux regards une coiffe horriblement grasse. La canne en jonc, dont le vernis avait disparu, devait avoir stationné dans tous les coins de cafés de Paris et reposé son bout tordu dans bien des fanges. Sur un col de velours qui laissait voir son carton, se dressait une tête presque semblable à celle que se fait Frédérick Lemaître au dernier acte de La Vie dun joueur, et où lépuisement dun homme vigoureux se trahit par un teint cuivré, verdi de place en place. [
] « Bonjour, mon oncle, dit-il dune voix enrouée, je suis votre neveu Philippe Bridau. Voilà comment les Bourbons traitent un vieux lieutenant-colonel, un vieux de la vieille, celui qui portait les ordres de lEmpereur à la bataille de Montereau. Je serais honteux si ma redingote sentrouvrait, à cause de mademoiselle. Après tout, cest la loi du jeu. Nous avons voulu recommencer la partie, et nous avons perdu ! Jhabite votre ville par ordre de la police, avec une haute paye de soixante francs par mois. Ainsi les bourgeois nont pas à craindre que je fasse augmenter le prix des consommations. Je vois que vous êtes en bonne et belle compagnie.
Ah ! tu es mon neveu, dit Jean-Jacques
Mais invitez donc M. le colonel à déjeuner, dit Flore.
Non, madame, merci, répondit Philippe, jai déjeuné. Dailleurs, je me couperais plutôt la main que de demander un morceau de pain ou un centime à mon oncle, après ce qui sest passé dans cette ville à propos de mon frère et de ma mère
Seulement il ne me paraît pas convenable que je reste à Issoudun sans lui tirer ma révérence de temps en temps. Vous pouvez bien dailleurs, dit-il en offrant à son oncle sa main dans laquelle Rouget mit la sienne quil secoua, vous pouvez faire tout ce quil vous plaira : je ny trouverai jamais rien à redire, pourvu que lhonneur des Bridau soit sauf
»
Gilet pouvait regarder le lieutenant-colonel à son aise, car Philippe évitait de jeter les yeux sur lui avec une affectation visible. Quoique le sang lui bouillonnât dans les veines, Max avait un trop grand intérêt à se conduire avec cette prudence des grands politiques, qui ressemble parfois à la lâcheté, pour prendre feu comme un jeune homme ; il resta donc calme et froid.
« Ce ne sera pas bien, monsieur, dit Flore, de vivre avec soixante francs par moi à la barbe de votre oncle qui a quarante mille livres de rente, et qui sest déjà bien conduit avec M. le commandant Gilet, son parent par nature, que voilà
Oui, Philippe, reprit le bonhomme, nous verrons cela
»
Sur la présentation faite par Flore, Philippe échangea un salut presque craintif à Gilet.
« Mon oncle, jai des tableaux à vous rendre, ils sont chez M. Hochon ; vous me ferez le plaisir de venir les reconnaître un jour ou lautre. »
Après avoir dit ces derniers mots dun ton sec, le lieutenant-colonel Philippe Bridau sortit. Cette visite laissa dans lâme de Flore et aussi chez Gilet une émotion plus grave encore que leur saisissement à la première vue de cet effroyable soudard. Dès que Philippe eut tiré la porte avec une violence dhéritier dépouillé, Flore et Gilet se cachèrent dans les rideaux pour le regarder allant de chez son oncle chez les Hochon (CH, IV, 471-472).
Concentrons-nous sur lessentiel, à savoir ce qui fait de cette petite scène quil faudrait examiner dans le détail un grand événement territorial. Philippe Bridau accomplit ici un rite de présentation puisque cest la première rencontre du neveu et de loncle. Dans tout rite de présentation, deux choses revêtent une grande importance : la tenue et la déférence, lune et lautre dirigées vers un récipiendaire : ici, bien sûr, le père Rouget. Le visiteur propose et soutient une image de soi. Ce jeu, en principe implicite, est ici particulièrement voulu : « il tenait à se présenter dans son horrible costume », nous dit le texte. Le costume du condamné politique donc, et on aura relevé la mention en forme dhommage à Frédérick Lemaître.
En principe, un rite de présentation ouvre à des suites, à dautres rites, comme une invitation par exemple. Linvitation à déjeuner ne tarde pas à être formulée, par Flore et non par le récipiendaire. Mais Philippe Bridau la décline, et en quels termes ! (« Non, madame, merci, répondit Philippe, jai déjeuné. Dailleurs je me couperais plutôt la main que de demander un morceau de pain ou un centime à mon oncle, après ce qui sest passé dans cette ville à propos de mon frère et de ma mère
»). Cest un affront, cest-à-dire un manquement au rite positif qui est censé exprimer lhommage et la proximité au récipiendaire. En réalité, laffront a été préparé par loffense territoriale et par la tenue. On relève le détail capital des bottes qui laissent « des traces humides en jetant de leau boueuse par les semelles entrebâillées ». Souillure et, déjà, marquage dun territoire dans lequel le lieutenant-colonel Philippe Bridau va en effet laisser sa trace. Il nest pas interdit de penser ici aux jolis pieds nus de la Rabouilleuse qui autrefois ont touché le même parquet.
Le rite vise, explicitement du moins, une seule personne mais quatre personnes (Philippe Bridau, le père Rouget, Flore et Max) sont comprises dans cette interaction qui est toute enveloppée de droit. Est en jeu un bien : rien de moins que lhéritage du père Rouget. À ce moment précis, lhistoire tourne autour dun droit : une certaine inscription que Flore et Max veulent à tout prix obtenir car ces ayants droit tiennent à leur position (à leur jus primi occupandi) cependant que le propriétaire en titre, lui, se tient en retrait parce quil est sous contrôle. Chaque protagoniste surveille par conséquent ses « réserves », et encore plus celles de lautre. Autant que le territoire fixe, compte dans La Rabouilleuse ce que Goffman appelle « les réserves dinformation » et « les domaines réservés de la conversation ». Le principal intéressé, loncle, est presque privé de parole, comme il est interdit de promenade. Flore et Max entendent assumer le plus strict contrôle des réserves égocentriques du père Rouget. Il va falloir un coup de force de Philippe Bridau pour accéder à ces réserves, et ce sera lobjet de la deuxième visite, plus menaçante encore, quoique celle-ci le soit déjà.
Cela nous ramène à lenjeu éthologique, à la source même de notre relation à lenvironnement immédiat. Tout individu (humain ou animal) ne connaît que deux manières de se rapporter à cet entourage : soit nous le tenons pour sûr et donc négligeable (Goffman nomme cet état « les apparences normales »), soit il cesse de lêtre et alors notre attention est mobilisée par des « signes dalarme ». Lumwelt désigne cette région à lentour du sujet où sont susceptibles dapparaître des signes dalarme. Ceux-ci peuvent provenir des points daccès comme les portes, et Balzac na pas manqué de relever, en clausule de scène, cette porte tirée « avec une violence dhéritier dépouillé ». Porte qui aura à se rouvrir puisque le malicieux neveu avertit quil ne manquera pas de venir « tirer sa révérence de temps en temps ». La source dalarme est donc ici le visiteur lui-même et Balzac a très bien saisi ce que, en langage décole, on nomme la vulnérabilité dun umwelt. Mieux, il la rapporte, comme il se doit, à un schéma primordial lorsquil désigne au tout début du passage « cet ébranlement dans lintelligence et dans la sensibilité par lequel la nature nous avertit dune inimitié latente ou dun danger à venir. »
Ce genre de scène, qui nest pas rare dans La Comédie humaine, peut nous représenter lavantage quil y a à changer déchelle quand nous parlons de territoire. Nous avons naturellement tendance à voir large et à le rechercher principalement dans ses grandes réalisations géographiques et politiques (tout à fait pertinentes, cela va de soi) quand ce qui nous occupe se laisse aussi saisir dans lentourage immédiat des individus. Cela engagerait à revoir nos échelles de grandeurs et de valeurs et, par exemple, à réinvestir en lui donnant tout son poids de territorialité cette unité toute simple mais en réalité fort complexe qui sappelle la scène. Dans ce domaine une sociologie des circonstances à la manière de Goffman nous paraît bonne conseillère.
Guy Larroux
Université de Toulouse-le Mirail
Faculté des Lettres de Sousse
Le discours géographe
Le texte romanesque peut se lire au prisme de la cartographie quil dessine, découpant son aire en autant de zones, de champs, de fiefs, de sas, de seuils, qui décrivent lespace réel et le remodèlent en un ensemble signifiant. Dans cette perspective, on remarque que le roman balzacien fait systématiquement des discours ceux quil fait mine dobserver et de collecter, ceux que tient le narrateur linstrument de définition de ce quon pourrait appeler des territoires.
La notion de territoire implique tout dabord lidée dune appartenance à une communauté. Ce principe fonctionne dans les deux sens : une répartition géographique peut fonder ou du moins signifier une appartenance, voulue ou subie, à tel ou tel groupe social ; mais cest souvent le sentiment de la collectivité qui donne sens au découpage dun espace dont la réalité devient idéologique au moins autant que géographique. Il sagit moins dy être que den être. Dautre part, le tracé dun territoire suppose aussi lexercice dun empire, dune autorité. Il définit un domaine de compétence, délimite des zones dinfluence, des chasses gardées. Ladministration parle en cela le même langage que la zoologie. Le territoire matérialise donc un pouvoir, lemprise de ceux qui se lapproprient. Cest dans cette double perspective que, dans le récit balzacien, le discours auctorial a partie liée avec la notion de territoire. Quil émane du narrateur ou des personnages, il a en effet pour principale caractéristique dêtre reconnu comme légitime, recevable. Cest un discours autorisé. Pour être perçu comme tel, il doit donc être énoncé dans un espace social adéquat, où la qualité de lénonciateur, son appartenance socioprofessionnelle, son caractère, et les idées véhiculées par son discours, seront considérés comme légitimes. Mais sil sinscrit ainsi dans un espace donné, cest en opérant une différenciation par rapport à dautres espaces quil rejette. Cest aussi un discours autoritaire. En tant que discours idéologique, vecteur de savoirs, dopinions et de jugements, le discours auctorial cloisonne lespace : il rassemble une communauté autour dun « Qui maime me suive », mais du même coup exclut ceux qui ne le reconnaissent pas, divisant pour mieux régner. Ainsi que le souligne Michel Serres, « ce quon nomme idéologie nest jamais quun discours qui dessine une place où se place celui qui tient à tenir ce discours ». La question nest pas seulement alors de savoir doù parle le locuteur, mais de chercher quel espace, quels territoires dessine son discours.
Topographie des discours
La première étape est donc celle dune reconnaissance. Lespace balzacien est un parloir. Le discours, en tant quindice, y recèle une valeur typique. On pense évidemment aux parlures, aux jargons, à largot surtout, qui en est lexemple le plus frappant. Bien que ne suffisant pas à définir un discours comme auctorial, ces formes spécifiques de langage peuvent contribuer à lui assigner un territoire, lui assurant par là même un certain crédit dans un lieu et sur une communauté donnés. Largot dessine ainsi les contours dune confrérie de brigands. Il relie par un code commun ceux quil sépare du reste du monde par lhermétisme de sa signification. Éric Bordas a noté la valeur doublement discriminante de cette « parole étrange et étrangère, avec tout ce que cette altérité implique dagressivité et dincommunicabilité ». Cette étrangeté est intéressante en ce quelle signifie lappartenance à un autre espace : lorsquil laisse tout à coup son discours se saturer dargot lors de son arrestation, dans Le Père Goriot (CH, III, 218-220), Vautrin dévoile brutalement quil nappartient pas à lunivers de la pension Vauquer. Un autre territoire est soudain convoqué, rendu présent par ses mots, celui du bagne. Cest aussi une autre forme dautorité qui est appelée, agissant sur dautres personnes. Balzac semble intéressé, au-delà de laspect pittoresque du vocabulaire argotique, par cette capacité à formuler des communautés, à circonscrire des territoires. Cest ce qui explique peut-être cette assimilation a priori surprenante quil propose dans Splendeurs et misères des courtisanes : « Le grand monde a son argot. Mais cet argot sappelle le style » (CH, VI, 882). Quil sagisse de vocabulaire, de style, ou plus généralement de « façons de parler », pour reprendre le titre dun ouvrage dErving Goffman, on peut considérer que chaque univers a ses codes discursifs, ses références, ses systèmes de valeurs, ses topoï et devient ainsi repérable en tant que territoire. Le discours est alors à même den dessiner plus ou moins nettement les contours.
Prime donc la vision dune personne agissant sous une certaine identité, dans un certain rôle social, en qualité de membre dun groupe, dune fonction, dune catégorie, dune relation, dune association, bref, dune source socialement établie dauto-identification. Souvent, cela signifie que lindividu parle, explicitement ou non, au nom dun « nous », non dun « je » [
]. En tenant ce type de discours, lindividu fait corps avec le groupe, il cherche à trouver avec lui des lieux communs. Cest le sens, par exemple, des longues listes de clichés que Balzac attribue à lentourage de César Birotteau ou aux petits bourgeois du salon Thuillier :
Un homme desprit, sil avait pu supporter lennui de ces soirées, eût ri comme à une comédie de Molière, en y apprenant après de longues discussions des choses semblables à celles-ci :
« La Révolution de 1789 pouvait-elle séviter ? Les emprunts de Louis XIV lavaient bien ébauchée. Louis XV, un égoïste, homme desprit néanmoins (il a dit : si jétais lieutenant de police, je défendrais les cambrioleurs), roi dissolu, vous connaissez son parc aux cerfs, y a beaucoup contribué. M. Necker, Genevois mal intentionné, a donné le branle. Les étrangers en ont toujours voulu à la France. On reverra la queue au pain. Le maximum a fait beaucoup de tort à la Révolution. En droit, Louis XVI ne devait pas être condamné, il eût été absous par un jury. Bonaparte a fusillé les Parisiens et cette audace lui a réussi, Louis-Philippe sest appuyé sur cet exemple. Pourquoi Charles X est-il tombé ? Napoléon est un grand homme, et les détails qui prouvent son génie appartiennent à ces anecdotes. Il prenait cinq prises de tabac à la minute et dans des poches doublées de cuir, adaptées à son gilet. Il rognait tous les mémoires de ses fournisseurs, il allait rue Saint-Denis pour savoir le prix des choses [
] »
« Vous avez assez fait assaut desprit comme cela, disait Mlle Thuillier [
] » (CH, VIII, p. 52).
À celui qui voudrait intégrer le salon Thuillier, il faudrait donc poser demblée cette question : parlez-vous le petit bourgeois ? Dun groupe à lautre, du cercle des petits bourgeois au poste dobservation des hommes desprit, les idées varient, lévaluation des énoncés est différente, les mots mêmes changent de sens, comme le montre le glissement de référent du mot « esprit » au début et à la fin du passage. Cette liste, qui répertorie les discours « autorisés » à la table de ces hôtes, forme donc un condensé, une « compression » idéologique du territoire. Ces discours sappuient sur des références et des savoirs communs (lincise « vous connaissez son parc aux cerfs », insiste sur cette connivence et suppose un cadrage implicite de linformation le parc aux cerfs nest pas à envisager sous un angle zoologique mais érotique). Ils ne heurtent pas le savoir-vivre bourgeois, lallusion égrillarde restant implicite et vivement condamnée par ladjectif « dissolu ». Ils illustrent ses échelles de valeurs (Napoléon est valorisé, Louis XV dévalorisé) et ses préjugés (le sens de léconomie, la méfiance à légard de létranger sont soulignés). Lappartenance à ce territoire passe donc par ladhésion à ces discours ainsi César Birotteau « épousa forcément le langage, les erreurs, les opinions du bourgeois de Paris » (CH, VI, 69). Leur caractère assertif et dogmatique, souligné par le présent de vérité générale et les formules destinées à assurer la conviction, en fait une doxa, un discours partagé, assumé par la collectivité, et qui ne saurait être remis en cause sous peine de crise, de faille brutale dans le territoire ainsi délimité. On pourrait parcourir tout lunivers de La Comédie humaine à laune de cette topographie des discours, chaque lieu, chaque sphère de la société possédant les siens propres, quelle autorise à se tenir en son sein, et quil faut maîtriser (voir limportance des manuels de savoir-vivre) pour lintégrer. Les discours ne sont plus alors des indices, mais des instruments.
Diviser pour régner
Or lespace socialisé de La Comédie humaine est un espace instable, à la géographie mouvante. Si des lignes de force semblent visiblement le structurer (lopposition Paris/province, la rivalité hiérarchique entre villes voisines, lécart entre les physionomies propres à chaque quartier, à chaque salon dune même ville), on voit quelles dessinent des axes de circulation tout autant quelles tracent des frontières. Malgré dévidentes résistances, de nombreux personnages aspirent à changer de place, ou se retrouvent, malgré eux, déplacés. Lambition, « le mouvement ascensionnel de largent » (CH, V, 1046), les hasards dune fortune ou dune faillite créent de tels glissements de terrain, qui forment lun des ressorts de la narration balzacienne. Chaque personnage est donc placé entre deux lieux, géographiques ou symboliques : celui doù il vient, et dont il porte les stigmates (les « limons » de La Peyrade) ; celui quil souhaite conquérir, et dont il ne maîtrise pas toujours les codes. Litinéraire de Théodose de La Peyrade, dans Les Petits Bourgeois, celui de Lucien de Rubempré dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, les mènent du rejet initial de la sphère dattache à la conquête progressive de nouveaux territoires, cest-à-dire, peu ou prou, à linvestissement de nouveaux discours.
Dans de telles équipées, le discours souvent sert de cheval de Troie. À la géographie sociale des origines se superpose celle des compor-tements et des façons de parler. Alors que les signes dappartenance tendent à se fondre dans lindifférenciation, le discours apparaît comme lultime frontière, en même temps quil peut servir de sésame. On marque son territoire, on le défend, on le fortifie avec des mots. Entrer dans un cercle, un salon, un boudoir, relève moins du mouvement que de lémission dun discours adéquat. Se faire accepter, cest dabord faire accepter son discours, ou se fondre dans le discours que lon attend. Car ces discours sont agissants : il faut les adopter ou partir. Dans La Fille aux yeux dor, le narrateur remarque ainsi, à propos cette fois de la doxa qui prévaut dans les sphères les plus riches de la société :
Si quelques hommes valides usent dune plaisanterie fine et légère, elle est incomprise ; bientôt fatigués de donner sans recevoir, ils restent chez eux et laissent régner les sots sur leur terrain. (CH, V, 1051)
Mais le discours nest pas seulement lindice dune appartenance, il peut être aussi ce qui la forge, ce qui la nie ou en redessine les contours. Prononcer, ou convoquer implicitement un discours auctorial donné, peut tenir lieu de carte de séjour comme dautorisation de sortie du territoire. Selon que son autorité sera ou non reconnue, le locuteur sera agréé ou mis au ban de cette société, admis à y occuper une place définie ou susceptible de sen dessiner une nouvelle, à lintérieur ou à lextérieur du territoire initial. Vautrin, à nouveau arrêté dans Splendeurs et misères des courtisanes, ne commet pas la même erreur que la première fois. Placé dans un lieu qui est le sien (lespace carcéral de la Conciergerie), il refuse de sy laisser assimiler. Mis en présence du bourreau Sanson, il feint de ne pas le reconnaître et sécrie, « dun air plein de bonhomie » : « Monsieur est laumônier » (CH, VI, 858-859). Cest parce que ce discours nest pas reconnu comme celui dun spécialiste, dun membre du milieu, parce quil ne fait pas autorité en ce lieu, que Vautrin est mis hors de cause, autorisé à sortir, symboliquement du moins, de ce fâcheux territoire. À linverse, cest malgré lui que Lucien de Rubempré est exclu de la haute société dAngoulême, en dépit de lautorité que devraient lui conférer son titre de poète et le charme de ses vers :
Lucien fut dès ce soir violemment introduit dans la société de Mme de Bargeton ; mais il y fut accepté comme une substance vénéneuse que chacun se promit dexpulser en la soumettant aux réactifs de limpertinence (CH, V, 157).
Cette métaphore immunitaire et chimique est symptomatique. Si Lucien est physiquement dans la place, il narrive pas à sen faire un territoire sur lequel exercer son emprise. Toléré à contrecur, il est considéré comme un corps étranger que le grand corps social expulsera tôt ou tard à défaut de pouvoir lintégrer à sa substance comme ce fut le cas pour Mme de Bargeton, dont le narrateur nous dit que chez elle :
Lexaltation [
] devient de lexagération en se prenant aux petits riens de la province. Loin du centre où brillent les grands esprits [
] le goût se dénature comme une eau stagnante. [
] Bientôt limitation des idées étroites et des manières mesquines gagne la personne la plus distinguée (ibid., 157).
Le discours poétique de Mme de Bargeton a été phagocyté par le territoire angoumoisin, envahi par ses extensions idéologiques comme par de mauvaises herbes, métissé de clichés provinciaux. Il forme une enclave tolérée comme une originalité, perçue comme un ridicule ce nest plus un discours auctorial, tout au plus des « tartines ». La poésie dont sautorise Lucien, elle, ne semble pas soluble dans les lieux communs de cette micro-société, mais elle reste elle aussi impuissante, cependant, à la remettre en cause :
Le baron Sixte Châtelet pensa que le petit rimeur crèverait tôt ou tard dans la serre chaude des louanges, ou que, dans livresse de sa gloire anticipée, il se permettrait quelques impertinences qui le feraient rentrer dans son obscurité primitive (ibid., 172-173).
Ce discours nest pas pertinent, il peut devenir impertinent, et cest par des impertinences que lon peut y mettre fin : ainsi démarre le conflit territorial. Ce discours est déplacé, et cest par lironie, notamment, que les « suzerains de ce territoire » (CH, I, 134) défendent leur fief et cherchent à remettre Lucien à sa place.
Le discours ironique est en effet loutil privilégié dune possible reconfiguration des territoires. Lironie, conçue comme « poétique des effets de positions », pour reprendre lexpression de Philippe Hamon, « trace des lignes de partage entre les locuteurs, dessine des territoires idéologiques ». Offensive ou défensive, elle permet de mettre les rieurs de son côté et disoler la victime, remodelant ou confirmant une géographie existante. Si dans le salon de lhôtel Bargeton lironie procède de ficelles assez grossières, du type calembour et mauvais jeu de mots, elle nen est pas moins opérationnelle sur le plan géographique. Dire que le père de Lucien, pharmacien de son état, aurait dû donner à son fils « des biscuits pour les vers », cest avant tout affirmer que la poésie ne constitue pas en ce lieu un pôle axiologique positif, et quil faut sen débarrasser (poète compris) on retrouve dailleurs ici, de façon très cohérente, limage du corps étranger que nous avons relevée plus haut. Le rire est ce « réactif » qui dissout lautorité de lautre, tout en soudant un peu plus la communauté autour de sa doxa : Roland Barthes a ainsi souligné, dans S/Z, que lironie pouvait constituer simplement « un stéréotype de plus ».
Lusage actif de lironie est porté à un plus haut degré par La Peyrade qui, dans Les Petits Bourgeois, en explore toutes les ressources scénographiques. Théodose de La Peyrade intègre en effet lironie dans une stratégie densemble qui consiste à développer un discours auctorial contrasté, susceptible de multiplier les alliances occasionnelles avec tout ou partie de lauditoire. Au cur même dun espace apparemment unifié, lunivers petit bourgeois de la maison Thuillier, il impose donc une redéfinition mouvante et permanente des territoires, qui débouche sur une micro-tectonique des plaques. La scène du repas de candidature en donne la cartographie la plus visible :
1) Les Minard, Colleville et La Peyrade échangèrent quelques-uns de ces sourires qui trahissent une communauté de pensées satiriques [
]
2) « Avouez quils ont besoin quon leur apprenne à vivre, et que vous et Colleville vous mangez ce que lon nomme de la vache enragée, une vieille connaissance à moi ! Mais ces Minard, quelle hideuse cupidité ! Votre fille serait à jamais perdue pour vous ; ces parvenus ont les vices des grands seigneurs dautrefois, sans en avoir lélégance. Leur fils, qui a douze mille francs de rente, peut bien trouver des femmes dans la famille Potasse sans venir passer le râteau de leur spéculation ici
Quel plaisir de jouer de ces gens-là comme dune basse ou dune clarinette. »
Flavie écoutait en souriant, et ne retira pas son pied quand Théodose mit sa botte dessus. « Cest pour vous avertir de ce qui se passe, dit-il, entendons-nous par la pédale [
] »
3) Je vais vous faire rire, dit La Peyrade, qui ne cessait de parler à loreille de Flavie.
Et il se leva : « Aux femmes ! à ce sexe enchanteur à qui nous devons tant de bonheur, sans compter nos mères, nos surs et nos épouses !
»
Ce toast excita lhilarité générale, et Colleville, déjà gai, cria : « Gredin, tu mas volé ma phrase. »
4) [
] comme dit Dutocq à Théodose : « Cest un meurtre que de donner de pareil vin de Malaga à des gosiers de dernier ordre. »
5) Eh bien, les gens desprit rient entre eux, voilà tout. Vous êtes lesprit et la beauté de ce petit monde bourgeois ; voilà ce qui ma fait vous vouer un culte ; mais ma seconde pensée a été de vous tirer de là [
]
6) Colleville a vu, pauvre homme, en moi lartiste opprimé par tous ces bourgeois, se taisant devant eux parce quil serait incompris, mal jugé, chassé. Et, alors, cet homme, à qui toute cette bourgeoisie faisait horreur, en a plaisanté avec moi ; nous avons commencé contre eux, en riant, et il ma trouvé aussi fort que lui. [
] Ne faut-il pas que Colleville madopte, que je puisse être chez vous de son aveu
(CH, VIII, p. 104-113).
Cest dabord la portée de la voix qui définit les territoires quelle cherche à se soumettre : parler à loreille de Flavie Colleville, destiner un commentaire au seul Théodose, cest former dans lespace des enclaves privilégiées, alors que le toast lancé à la cantonade ou le cri de Colleville englobent au contraire intégralement cet espace. Il en est de même des discours implicites qui ont le corps pour vecteur : regards échangés par les Minard, Colleville et Théodose, pieds en contact de Flavie et Théodose. Il est à noter que lespace se charge ainsi dune troisième dimension : toute position définie horizontalement sur léchiquier du discours se double dune caractérisation verticale sur laxe des valeurs. Se séparer des autres, ou sy allier, cest aussi les juger. Cest donc une géographie de la connivence qui se met en place.
Certes, « les gens desprit rient entre eux », mais qui appartient à ce corps délite ? Si au début du passage on peut y placer les Minard, Colleville et La Peyrade (cit. 1), on voit que très vite les Minard sont violemment exclus par le jugement très péjoratif de Théodose (cit. 2). En formulant cet avis devant Flavie, et en linvitant de surcroît à prendre position (« avouez »), ce dernier linclut à leur place dans le camp des rieurs, ce que confirme la citation 5. Plus loin (cit. 6), cest Colleville qui est exclu, qualifié quil est de « pauvre homme », et ce par la raison même quil a cru pouvoir former avec Théodose une alliance exclusive anti-bourgeois, alors que ce dernier ne cherchait quà duper un mari « minotaurisable ». Lironie de la situation veut dailleurs que Colleville exhibe cette alliance par une sorte de fusion symbolique de leurs discours (cit. 3, « Gredin, tu mas volé ma phrase ») au moment même où la relation privilégiée de Théodose avec sa femme lexclut : le toast porté aux amantes (cit. 3) se double en effet dune déclaration à sa femme quil ne soupçonne pas. Ce passage constitue dailleurs lun des moments forts du cloisonnement de lespace. Chargé pour tous dun implicite réjouissant qui excite « lhilarité générale » (cit. 3), ce toast est pour Flavie seule un camouflet à lhumour bourgeois et un défi à laveuglement des maris. Le rire qui semblait souder le groupe le divise en fait, tous ne riant pas pour les mêmes raisons. Faisant à nouveau de Flavie sa complice privilégiée, Théodose réduit la sphère des gens desprit à leur couple illégitime, alliance que matérialise la « pédale » (cit. 2) qui mêle signe érotique et signal herméneutique. Cependant, la citation 5, qui dote explicitement Flavie des qualités qui permettent à Théodose de la distinguer, semble aussi les relativiser de manière ironique : dire à sa maîtresse « Vous êtes lesprit et la beauté de ce petit monde bourgeois », nest-ce pas la réintégrer, finalement, dans ce territoire auquel elle semblait échapper, et contre lequel se sont focalisées toutes les critiques depuis le début ? Elle néchappe pas au jeu de massacre, instrument parmi dautres de cette conquête territoriale : unique point commun de tous ces territoires, Théodose reste seul maître du jeu. Non content de diviser pour régner, il met en pratique ce principe formulé par Philippe Hamon : « tout désir nest peut-être que linstauration ou labolition de distances ». La Peyrade se livre en effet à une véritable politique daménagement du territoire, à travers cette proxémique à géométrie variable. Lui quun discours « artiste » (cit. 6) risquerait de mettre au ban de cette société (« il serait mal compris, mal jugé, chassé », cit. 6 : on peut noter au passage létroite imbrication de la donnée axiologique et de la donnée spatiale) peut, en « se taisant », être toléré, et peut, en portant un toast, obtenir un triomphe. Sil parle à sa complice de son désir de fuite, cest au contraire son souci dintégration qui domine la scène. Et il ne sagit pas seulement dobtenir les bonnes grâces dun mari, mais de noyauter une communauté tout entière. Lenclave isole sans exclure, elle donne du jeu au système sans lempêcher de fonctionner. Alors même quil multiplie au sein du groupe les fractures, Théodose expose donc aux yeux de tous des liens qui ly rattachent (soutien de Flavie, amitié avec Colleville, unanimité du rire). Le pied quil pose hardiment sur celui de Flavie constitue donc avant tout le premier pas sur un territoire bientôt conquis dans ses recoins les plus complexes.
On notera au passage que Balzac nagit pas autrement avec ses lecteurs. Sans cesse, il divise son lectorat en autant de territoires de compétences. Par ses adresses ironiques à des narrataires divers, il cloisonne lespace de la réception, et nous oblige à remettre en cause notre adhésion au discours, partant, notre appartenance à la communauté discursive. On la vu, souvent, des critères géographiques ou des critères dappartenance sociologique entrent directement en ligne de compte : selon les cas, les provinciaux, les parisiens, les étrangers, les gens du monde, sont mis hors-jeu par le narrateur. Le narrataire qui ne possède pas les bons codes se trouve exclu, coupé du territoire romanesque. Il reste derrière le mur. Cest donc au narrateur quest dévolu le rôle de passeur : cest lui qui peut donner accès aux territoires romanesques, qui peut les rendre lisibles.
Le discours comme cartographie
Lauteur a une vue surplombante sur le monde quil décrit. Ces espaces, il ne peut se les approprier quen écrivant, en tenant sur eux un discours. Mais il y a fort à parier que ce discours, en retour, informe et modélise lespace quil observe. Cet espace, cest le texte qui le bâtit en sécrivant. Le discours auctorial du narrateur peut donc être considéré à son tour comme un discours géographe, proposant son propre aménagement du territoire romanesque.
Remarquons tout dabord que la carte des lieux est transformée en plan général de luvre romanesque. Or cest « limmensité de ce plan », lit-on dans lAvant-propos, qui « autorise » Balzac (le mot est important) à donner à louvrage un titre dont on sait quil constitue déjà un discours auctorial sur le monde, tout en donnant aux uvres complètes leur continuité territoriale. Il serait intéressant détudier les effets de redistribution des espaces sur les trois étages de La Comédie humaine, et la façon dont cette capacité de synthèse et de réorganisation des territoires légitime lécriture romanesque. Ce principe général trouve dailleurs des équivalents au sein des différents romans. Alors que le rapport à lespace est en général conçu sur le mode dune linéarité narrative, liée au parcours des personnages, on observe parfois des points de concentration, qui sont commandés avant tout par le désir de tenir un discours idéologique sur La Société. Lespace est alors modélisé, pour devenir un territoire signifiant, lisible, exemplaire : on peut penser bien sûr au début de La Fille aux yeux dor, qui propose la structure dantesque des cercles parisiens. Des équivalents plus discrets apparaissent à chaque fois quil est question de sphères, de cercles, déchelle ; on pense aussi aux espaces-carrefours décrits par Jacques-David Ebguy dans ce même volume. Le discours propose alors ses propres panneaux indicateurs, il suggère des voies de traverse.
Parfois, le discours et le territoire fonctionnent comme les deux faces dune même substance. Le discours utopique suppose une telle fusion : lespace tient lieu de discours, et en même temps il lui fait place. Ainsi, dans Les Paysans, les quatre portes des Aigues, qui forment quatre entrées successives dans le roman, semblent la matérialisation des quatre versants du discours auctorial qui se développe dans luvre : discours poétique, dramatique, social, économique. Les territoires du roman mettent en scène ici la visée panoptique du discours. Le territoire devient alors un instrument du discours qui linvente, cest-à-dire qui lexplore et le crée tout à la fois. Nicole Mozet avait déjà repéré, dans Balzac au pluriel, de tels flottements de la géographie balzacienne. Elle définit ainsi la province comme un « espace négatif et très peu géographique » avant de conclure que « la province nexiste pas vraiment ». Trompe-lil géographique, la province serait moins un espace quune spatialisation du discours idéologique, au service de lanalyse :
[
] entre Paris et les villes de province, les différences ne sont que quantitatives : tout va plus lentement en province, ce qui, joint à létroitesse du cadre, présente lavantage de rendre plus visibles les objets de lanalyse, comme sous leffet dune loupe grossissante (p. 186).
Cela explique sans doute dapparentes incohérences. Ainsi trouve-t-on en plein Paris, dans Les Petits Bourgeois, un salon de province :
Ce salon était donc une espèce de salon de province, mais éclairé par les reflets du continuel incendie parisien, sa médiocrité, ses platitudes suivaient le torrent du siècle. Le mot à la mode et la chose, car à Paris, le mot et la chose sont comme le cheval et le cavalier, y arrivaient toujours par ricochets (CH, VIII, 52).
Avec le temps, Balzac semble soucieux de défaire les catégories trop rigides quil avait mises en place, répétant par exemple que « à chaque étage de la société, les usages se ressemblent, et ne diffèrent que par les manières, les façons, les nuances » (CH, VI, 882), préférant une circulation, un travail de comparaison, de mise en relation qui associe et fait se rencontrer les réalités les plus distantes : Paris/province, grand/petit, local/global. Là où lil voit de la continuité géographique, il note les discontinuités idéologiques ; là où lil perçoit des fractures, il cherche au contraire une continuité. Comme le suggère Michel Serres, le rôle du discours pourra être alors un « [
] travail global de connecter le déconnecté, ou linverse, douvrir les fermés, ou linverse, de réduire une déchirure, ou linverse, et ainsi de suite. [
] Comme si le discours navait pour objet et pour cible que de connecter. Ou comme si le raccord, le rapport, constituait la voie par où passe le premier discours. »
Le discours auctorial pense ainsi un espace en réseau, une combinatoire. Pour le lecteur, il trace des frontières, des plans de circulation, il place des échelles qui permettent de franchir les murs bâtis par la société. Le discours auctorial du narrateur configure donc lespace en un territoire signifiant et orienté. Cette hypothèse permet de relire le passage de lAvant-propos où Balzac explique que : « [s]on ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits [
] » (CH, I, 19). La géographie ne se laisse pas ici réduire aux lieux, au seul aspect physique du territoire. Cest ce que laissent entendre, de manière indirecte, ces deux autres phrases de lAvant-propos : « Il y a des situations qui se présentent dans toutes les existences, des phases typiques, et cest là lune des exactitudes que jai le plus cherchées. Jai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays » (ibid., 18 ; je souligne). Le terme « idée », dont le caractère vague pourrait paraître contradictoire avec le souci dexactitude exprimé ici, ne semble pas être là par hasard. Plus quà la couleur locale ou à la vraisemblance, il est possible que Balzac se soit attaché à une géographie analytique. Il propose avant tout un parcours dans sa propre pensée. Cest ce que suggère La Fille aux yeux dor : « Cette vue du Paris moral prouve que le Paris physique ne saurait être autrement » (CH, V, 1051). Par une sorte de renversement, la « vision » morale de Paris, cest-à-dire la formalisation interprétative quen donne le discours auctorial, semble précéder, et même légitimer, le Paris réel. Le discours est premier, il impose sa géographie au réel. Par le même geste que Napoléon, décrit dans Le Médecin de campagne, il pointe le doigt sur une carte géographique en disant « ça, ce sera un royaume » (CH, IX, 529). Le discours auctorial explique le monde. Or, étymologiquement, nous lavons maintes fois noté, expliquer, cest déplier, déployer. Le discours crée son territoire à mesure quil sénonce. Michel Serres, à nouveau, apporte un éclairage intéressant lorsquil décrit la représentation de lespace qui samorce au XIXe siècle sur le modèle du « nuage de points » dont, dit-il, « les bords portent les problèmes » :
Fermés, ouverts, stables, définis ou indéfinis. Tout se passe comme si lessentiel était une épistémologie de lultrastructure, ou des interstructures. Bords, adhérences, membranes, connexions, entourage, régulation. Les lieux de passage et de la communication, les carrefours dHermès.
Christèle Couleau
Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Dire le territoire
ou comment le discours (balzacien) investit les lieux
Le terme territoire est somme toute assez rare dans La Comédie humaine. Je nen ai relevé que quarante-quatre occurrences essaimées dans vingt-trois romans, privilégiant massivement le sens politique ou administratif: territoire national, communal, urbain, régional. Le sens géographique se rencontre aussi, quoique encore moins fréquent. Il renvoie alors à une étendue de terre, plus ou moins nettement délimitée, présentant une certaine unité morphologique ou un caractère physique particulier. Ainsi de cette saillie de la côte bretonne où se dresse dans Béatrix la ville de Guérande, « territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et Le Croisic » (II, 641), ou encore ce haut plateau, « ce territoire [qui] tourne autour dun pic très élevé, mais complètement nu [
] », où « au midi, lil embrasse, par une immense coupure, la Maurienne française, le Dauphiné, les rochers de la Savoie et les lointaines montagnes du Lyonnais » (IX, 448) et où Benassis, dans Le Médecin de campagne, a établi sa commune. Ladjectif territorial dautre part, dont jai compté trente-huit occurrences, se rapporte systématiquement à la propriété foncière : fortune, puissance, valeurs, acquisitions, opérations, possessions territoriales ; impôt, biens, revenus, placements territoriaux. À sen tenir donc à la seule apparition du mot dans les textes, lenquête sur la nature et le rôle de ce que lon pourrait appeler pour le moment, et faute dune meilleure formule, le circonstant territoire dans le roman balzacien, risquerait fort de tourner court. Il sagira donc de prendre la question dune autre façon et, tout en retenant la double acception géographique et politique que les emplois du terme ont mise en évidence, de se demander comment le discours met en texte le territoire, comment il linscrit dans léconomie du récit, et quel traitement il fait subir à lespace de la fiction pour en tirer des effets de territorialisation. La référence géographique accorde au territoire sa conformation dans lespace, ses dimensions physiques, son étendue, son relief, les particularités et les accidents de son sol, son hydrographie et la nature de sa végétation. La dimension politique du territoire en établit les frontières et lautorité qui lui est propre et sy manifeste, les compétences de cette autorité et létendue de sa juridiction. En bref le territoire est une réalité géopolitique.
Mais cette réalité na de sens quune fois représentée. Au risque de demeurer une entité abstraite, susceptible certes de conceptualisation, mais autrement indiscernable, le territoire requiert le support concret dune représentation graphique. Son appréhension est dabord affaire de cartographie. Le premier geste de tout explorateur est de tracer sur le papier, ne serait-ce que très grossièrement, les contours des contrées, des lieux, des côtes, des rivières quil vient de reconnaître pour la première fois. Son second geste sera de transmettre à lautorité qui la commandité loriginal ou la copie de la carte ainsi levée. Le premier mouvement est tout entier de savoir, savoir les lieux, savoir la route que le hasard le plus souvent lui a fait emprunter, mais surtout savoir retrouver sa route. Le second mouvement signale une finalité politique : il réitère par le don de la carte la prise de possession au nom du prince des terres nouvellement découvertes. Et si le navigateur manifeste de surcroît quelque talent pour le dessin, et pour peu quil soit français, il naura manque dy ajouter un cartouche fleurdelisé. Ainsi toute carte porte-t-elle en soi une double marque : celle du savoir et celle du pouvoir. Elle contribue au progrès des connaissances tout en assurant lhégémonie de lautorité qui jalousement la recèle et en utilise à son profit les enseignements.
Lhistoire de la cartographie a dabord et pour longtemps eu pour objet la science cartographique, cest-à-dire létude des techniques qui au long des siècles se sont perfectionnées afin de produire des cartes de plus en plus exactes, de plus en plus précises, et de plus en plus utiles pour leurs utilisateurs. Et ce nest quassez récemment que lon doit aux historiens, anglo-saxons en particulier, davoir déplacé leur regard critique et considéré, en sus de la qualité graphique des cartes, le discours, souvent implicite, qui les anime et les informe. Ainsi Brian Harley peut-il écrire dans The New Nature of Maps (LEssence nouvelle des cartes) :
Les cartes représentent toujours autre chose que limage physique dun lieu. Un plan de ville ou une vue générale sont une image emblématique de la communauté. Ils associent à lespace urbain un système de valeurs qui balisent les lieux de culte, de fêtes, de spectacles et de pouvoir. Les cartes des atlas régionaux et historiques du XIXe siècle, ne se réduisent jamais au simple témoignage dune topographie disparue. Elles nous offrent le récit métaphorique, aussi complexe que celui dun texte verbal, dune immigration rurale empreinte de dignité, dutopies pressenties, de principes dordre et de prospérité inscrits dans le paysage.
Envisagée sous cet angle, la carte relève au même titre que lénoncé verbal de lordre du discours : elle se propose destimer, dévaluer, de convaincre, damplifier tout autant que de nommer, de situer ou de relater. Elle se présente comme un type particulier dimages culturelles dont le mode de production et déchange reflète les valeurs sociales prédominantes. En outre, en tant quelle vise à élargir le registre des connaissances, elle ne saurait échapper à la collusion qui lie le savoir à lexercice du pouvoir, relation indéfectible dont Foucault a remarquablement décrit le mécanisme et dont il suffira de rappeler le principe.
Il faut [
] admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce quil le sert ou en lappliquant parce quil est utile) ; que pouvoir et savoir simpliquent directement lun lautre ; quil ny a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative dun champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations de pouvoir.
De tous temps, le prince, quil fût calife, sultan, empereur de Chine ou de Mongolie, ou encore monarque tout-puissant dOccident, fut le premier et le principal consommateur de cartes, quil commanditait, collectionnait, utilisait pour ses entreprises militaires, politiques ou religieuses. Depuis le jour où le pape Alexandre VI, sur la vue dun planisphère, consignait dans le testament dAdam la division du Nouveau Monde entre Espagnols et Portugais, jusquau dix-neuvième siècle colonialiste, la carte a servi non seulement à légitimer la possession des territoires conquis, mais encore à élargir les frontières, à anticiper et à promouvoir les nouvelles conquêtes. Larpenteur et le géomètre ont depuis toujours marché de concert avec le soldat, produisant leurs cartes dabord pour reconnaître le terrain, puis à fin dinformation, de pacification et enfin dexploitation. En somme ce quil sagit de souligner, cest que le territoire, quelle que soit son origine foncièrement géographique, ne saurait exister ni faire sens autrement que par la médiation dun discours, ou plus exactement dun essaim de discours dont la carte est le premier jalon et dont le texte verbal, fictif ou autre, assurera le relais dans le contexte dune économie discursive qui, pour être autonome, nen demeure pas moins étroitement apparentée. La langue dailleurs na pas manqué denregistrer la continuité de ce parcours cognitif. Écoutons Furetière dans le Dictionnaire universel de 1690 :
Savoir la carte, se dit non seulement au propre de ceux qui savent la géographie, mais plus souvent au figuré de ceux qui connaissent les intrigues dune cour, le train des affaires dun état, les détours dune maison, les connaissances, les habitudes, les secrets dune famille, dun quartier.
Cette translation du géographique à lhistoire, puis à lhistoire des murs, Balzac laccomplit spontanément, mais sans pour autant faire oublier lorigine topographique de sa description des territoires, toujours décelable à la lecture. Ainsi Henri Mitterand dans son analyse de Ferragus se voit-il conduit à observer que « pour évoquer les lieux du roman, il faut se faire quelque peu cartographe ». Et dautre part, le beau livre que Jeannine Guichardet a consacré à Balzac « archéologue » de Paris pose impérativement dans son principe le recours à un plan de la capitale, en loccurrence celui de 1832 gravé par Perrier et Gallet, qui permet notamment de suivre très exactement les principaux itinéraires empruntés par les personnages parisiens de La Comédie humaine. La problématique du territoire dans le roman balzacien revient donc à se demander comment sy négocie la relation du topographique, déjà sémiotisé comme on vient de létablir, et du discours verbal en tant quil véhicule un assemblage de représentations, de croyances, de présupposés, de codes culturels empruntés au discours de la rumeur, et que Balzac accueille et fait siens en partie, en les soumettant à un travail critique. On reconnaîtra donc lexistence dune épistémé du territoire parisien porteuse des conditions propres à investir le sujet du discours, en loccurrence le narrateur balzacien, de la capacité à produire sur son objet une suite dénoncés admis pour vrais. Assumant que la manifestation figurative la plus tangible et la plus réfléchie de cette épistémé est le prologue sur la population parisienne qui ouvre La Fille aux yeux dor, je poserais comme hypothèse que le territoire parisien dans La Comédie humaine est le construit résultant de la projection sur lespace plan, autrement indifférencié de la carte topographique, du mythe social qui dans ce roman prend la forme métaphorique dune pyramide. Nous aurions là un plan de Paris au second degré, où le tracé initial des rues, des boulevards, des avenues, des places, des jardins, laisserait apparaître des zones rigoureusement circonscrites assujetties à des règles dorigine sociale dinclusion, dexclusion, de passavant ou de transit, des territoires donc soumis à une autorité qui pour nêtre pas administrative, ne se montrerait pas moins terriblement contraignante. La longue digression consacrée au faubourg Saint-Germain au début du second chapitre de La Duchesse de Langeais en fournit une première approximation :
Une aristocratie est en quelque sorte la pensée dune société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont lorganisme et laction. De là des sièges différents pour ces forces [
] Cet espace mis entre une classe et toute une capitale nest-il pas une consécration matérielle des distances morales qui doivent les séparer ? (V, p.925-926).
Dans Ferragus nous savons quels sont ces lieux. Cest dabord précisément le faubourg Saint-Germain, où habite Maulincour, rue de Bourbon (devenue rue de Lille après 1830), quartier de laristocratie légitimiste. Comme le montre bien J. Guichardet, la présence du faubourg Saint-Germain dans les scènes de la vie parisienne émane « non de décors et darchitectures urbaines, mais de la puissance magique de quelques noms », ceux des rues indiquées, mais jamais décrites, ceux aussi des habitants des hôtels particuliers et de leurs invités que le narrateur se complaît à répéter comme sil sagissait de signes hiératiques. La définition par la négative quen donne Balzac dans La Duchesse de Langeais « ni un quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui se puisse clairement exprimer » (V, 923) contribue à marquer le faubourg Saint-Germain du sceau de lexceptionnel et de lhyperbole et à provoquer la curiosité et limagination du lecteur. Sagit-il là dun territoire ? Si dans le Paris du XIXe siècle il représente bien un espace urbain dont les bornes sont aisément repérables sur un plan, il atteint dans La Comédie humaine un statut dautant plus mythique quil est exportable, non seulement dans certains autres beaux quartiers de la capitale, mais encore dans dautres villes. Ainsi dans Ursule Mirouët les Portenduère et quelques autres familles exclusives constituent-elles à Nemours un « minime faubourg Saint-Germain », alors que Paul de Manerville dans Le Contrat de mariage fréquente « le faubourg Saint-Germain bordelais » (III, 537). Dépourvus de toute aura mythique, les autres lieux parisiens dHistoire des Treize se définissent par la configuration des rues qui les circonscrivent et les traversent, par le type dactivités qui sy exercent et surtout par le style de vie des riverains. La Chaussée dAntin sur la rive droite est un quartier neuf où la bourgeoisie enrichie habite dans des hôtels dinégale distinction, aux allures un peu frêles et au luxe affiché mais dun goût souvent douteux. Cest là que se trouve lhôtel particulier du baron de Nucingen. Le quartier de la Bourse, de la rue Vivienne, de la rue de Ménars accueille la bourgeoisie daffaires, banquiers et agents de change. Il y a aussi des territoires neutres qui ne sont pas des quartiers à proprement parler, mais des sortes de sas régis par lautorité administrative, comme lHôtel de Ville où le préfet de la Seine donne dans Ferragus un bal où se côtoient les représentants des trois couches sociales identifiées ci-dessus, la haute aristocratie, la grande bourgeoisie et les gens daffaires. Dautres lieux, quoique réservés aux hommes, sont susceptibles de jouer ce même rôle : ceux que Balzac désigne dun même terme le Cercle , qui en fait recouvre aussi bien le Jockey Club que le Cercle du Commerce, ou celui des Amis des Arts. Et puis il y a létoilement de tous les autres espaces parisiens, autant de territoires qui ont leurs conventions, leurs traditions, leur habitus, leurs activités réservées, leurs autochtones, leur aisance ou leur misère : la Montagne Sainte-Geneviève, lHôtel de Ville, La Halle, Le Marais, le faubourg Saint-Marceau, la zone longitudinale du Palais-Royal qui depuis le coupe-gorge du Doyenné, en passant par la rue de Langlade et la rue Fromenteau se prolonge au nord vers linfâme secteur de la rue Pagevin et de la rue Soly.
Le célèbre passage sur les rues de Paris qui sert de prologue à Ferragus reproduit sous maints aspects le geste nominatif du découvreur-cartographe :
Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut lêtre un homme coupable dinfamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne sest pas encore formé dopinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense (V, 793).
Paris est encore comparé à un monstre, « le plus délicieux de tous les monstres » (V, 794), une « monstrueuse merveille » (V, 795), métaphore filée qui domine le prologue et résonne en échos récurrents tout au long du roman. Ne retrouve-t-on pas là comme une transposition urbaine de ce que Lévi-Strauss rapporte du paysage naturel tel quil se présente pour la première fois dans son indifférenciation primordiale au regard du voyageur ? « Tout paysage, soutient Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, se présente dabord comme un immense désordre qui laisse libre de choisir le sens quon préfère lui donner ». Doù la nécessité pour le découvreur dorganiser lespace et de se lapproprier en fonction critères de désignation qui reposent, dans lignorance et lindifférence des cultures et nomenclatures indigènes, tantôt sur une particularité physique du paysage, tantôt sur le recours au calendrier grégorien qui fournit pour tel ou tel endroit reconnu et porté sur la carte le nom du saint du jour. Cette dernière pratique, culturelle et ídéologique, est en même temps suivie dune expansion prédicative qui projette sur les lieux, ainsi découpés et singularisés, divers discours interprétatifs, celui du navigateur, du géographe, de lagriculteur, du missionnaire, du colonisateur. Dans son panorama des rues de Paris, Balzac ne procède guère différemment. Il sagit là aussi de saisir et de mesurer une réalité monstrueuse, chaotique, amorphe dont le cabajoutis de la rue des Enfants-Rouges est peut-être la métaphore la plus concrète, lunité minimale de représentation la plus tangible ; de la toiser enfin au moyen dune structure organisatrice qui soit linterprétant de lespace parisien et permette de lapproprier à la socialité du texte. Que sont les rues Pagevin, Soly, Fromenteau, Saint-Lazare, Vivienne, de Ménars, sinon des dénominations indigènes dont le sens échappe, dont lorigine est perdue pour le flâneur comme pour le passant pressé ? Il importera donc dy substituer une autre configuration, une carte mise à jour, un découpage raisonné de la matière urbaine initialement appréhendée dans son indistinction et son insignifiance. Il sagit en somme de territorialiser la topographie parisienne en identifiant des lieux qui soient aussi les dépositaires de valeurs empruntées au discours social. On dira donc du territoire quil est un sociotope, cest-à-dire un espace géographique qui relève de lordre de la carte mais déterminé selon le code culturel en vigueur dans la société du temps. Le corps parisien se voit ainsi doté dune âme, de « qualités humaines », dit Balzac dans le passage plus haut cité, le monstre se voit investi dune logique dont lenchaînement engendre « certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense ».
Cette dernière remarque de Balzac mérite dautant plus dêtre relevée quelle semble suggérer le pouvoir et linexorabilité des lieux, cela même dont il est question dans Ferragus. Ce qui frappe en effet à la lecture de ce texte cest la dominante du rapport dexclusion entre personnages qui par leur statut social sont liés à certains territoires et dautres lieux quils se trouvent fréquenter indûment. « Il est des rues, ou des fins de rue, trouve-t-on dans Ferragus, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser delle les choses les plus cruellement blessantes » (V, 795). Surprise dans de tels lieux, « cette femme est perdue ». Ce sera le cas de Mme Jules Desmarets aperçue rue Soly par Maulincour. « Elle, dans cette crotte, à cette heure ! » (V, 797).Cette rencontre sera fatale pour la jeune femme, mais Maulincour en sera lui aussi victime. Tous deux, chacun à sa manière, ont transgressé un interdit dont Henri Mitterand a bien démontré et démonté le mécanisme sémiotique dans son étude sur Ferragus. Jaimerais toutefois élargir la question à lensemble des règles qui régissent la circulation des personnages dun territoire à lautre dans le cadre de cette fiction et des deux autres romans dHistoire des Treize.
La règle dexclusion telle quelle est formulée par Balzac ne concerne pas simplement linterdiction pour les hautes classes de se mêler à la faune des quartiers populaires, mais aussi la répugnance à recevoir sur son territoire la bourgeoisie de la banque et de la finance. On se souviendra de la démarche que Rastignac dans Le Père Goriot entreprend auprès de Mme de Beauséant, à la demande de Delphine de Nucingen qui rêve dêtre admise dans les salons dorés du faubourg Saint-Germain. En second lieu, existe sinon une règle tout au moins un régime de tolérance, qui permet aux membres de laristocratie et de la bourgeoisie de se rencontrer sur un terrain neutre, au bal de lHôtel de ville, dans les Cercles, et qui permet aussi aux jeunes gens titrés de frayer sans déroger avec les résidents de la Chaussée dAntin, comme le fait Auguste de Maulincour en se rendant au bal du baron de Nucingen.
La troisième règle se rapporte aux modalités du vouloir, du savoir et du pouvoir. Dans Ferragus et les deux autres romans dHistoire des Treize il est clair que le vouloir lemporte de loin sur les deux autres motivations, et demeure largement responsable du cours tragique que prendront les événements. Si lon admet que la présence initiale de Maulincour rue Soly est de lordre de laccident et du hasard, le fait dy retourner pour espionner les allées et venues de Mme Jules relève dun désir obsessionnel de pénétrer un secret, dun vouloir savoir à tout prix qui manque dêtre tempéré par un savoir vouloir. Il en va de même pour Jules Desmarets, dont le milieu social est celui du quartier de la Bourse et de la Chaussée dAntin, et qui ne sait plus trouver dans lexpérience jusque-là radieuse du bonheur conjugal la force de faire taire en lui le désir forcené de se rendre rue des Enfants-Rouges pour percer le mystère qui entoure les déplacements de Clémence. De même dans La Duchesse de Langeais la quête de Montriveau est fondée sur lexercice continu dun vouloir absolu, que rien ne vient modérer, et qui précipitera le drame, comme le double désir insensé de de Marsay et de Paquita, compliqué de celui contrarié de la marquise de San-Réal qui finira par regretter son geste meurtrier commis sans réfléchir, sera la cause première du dénouement brutal de laventure amoureuse dans La Fille aux yeux dor.
Enfin la dernière catégorie de règles qui gouvernent la syntaxe des lieux est celle qui affecte la relation du public et du privé. La dimension du privé est sensible dans Ferragus et demeure attachée au personnage de Mme Jules. Celle-ci subit le monde plus quelle ne sy plaît, fait de son intérieur un nid damour où « elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouver ainsi que, pour elle, il était plus que le monde » (V, 809). « La chambre à coucher de Mme Jules était un lieu sacré. Elle, son mari, sa femme de chambre pouvaient seuls y entrer » (V, 838). Cette intimité si jalousement préservée est bien évidemment inconciliable avec la rue Pagevin, lieu public, sordide, infâme où Maulincour surprend Clémence. Le récit procède de ce dérèglement et du refus du jeune homme dabandonner lombre fugace de Mme Jules là où il lavait entrevue. Double transgression du code social et de léthique, et qui provient de la confusion de deux espaces, ou plus exactement de limpossibilité à vouloir distinguer entre deux territoires. Si la jeune femme que lon a croisée du côté de la rue des Vieux-Augustins est bien celle que lon croit, cest donc bien que la vie privée de celle-ci nest pas ce que lon croit. De cette confrontation des lieux et de lincapacité à les faire cohabiter, surgissent le bouleversement des existences et le châtiment mortel. Seule la mort pourra rétablir lordre perturbé des sociotopes et donner lillusion de retrouver lintimité perdue, par le don de lurne funéraire arrachée à la gestion inflexible du gardien du cimetière. La société oublie bien vite ceux qui cessent de la fréquenter, quils soient vivants ou morts, laissant à ladministration le soin de classer ces derniers dans ses registres, et selon un protocole qui pour lui être propre, nen est pas moins terriblement rigide. Le cimetière du Père-Lachaise est un Paris miniature avec ses allées, ses ruelles, sa carte ou son plan sans lesquels on se perdrait entre les tombes, qui sont comme autant dimmeubles en réduction et dont les ornements seuls rappellent la caste à laquelle le mort ou la morte appartenait. La différence en effet est quil ny a plus ici de territoires, même à petite échelle. On enterre Mme Jules entre une actrice et un boucher, selon une logique que ladministration qui lapplique serait bien en peine de justifier. Seul le pouvoir des Treize sera en mesure de sentremettre entre les pouvoirs publics et le vu du citoyen privé, et rendra à Jules les cendres de Clémence.
Dautre part, laxe public-privé constitue larmature narrative de La Duchesse de Langeais et de La Fille aux yeux dor qui sont des récits de transgression, et plus particulièrement deffraction. Rencontrée dans cet espace ouvert et public quest le jardin des Tuileries, Paquita Valdès se donnera à de Marsay dans le boudoir de la marquise de San-Réal, alcôve intime et interdite où il naurait jamais dû pénétrer. Montriveau fera enlever du monde où elle brillait Antoinette de Langeais, pour lentraîner par ruse et furtivement dans sa « chambre de garçon » (V, 991) avec lintention de se venger delle, puis quand celle-ci se sera retirée du monde, désireuse de trouver dans la retraite dun couvent éloigné loccasion dun repliement sur soi, il sacharnera à la retrouver, violera lintimité du lieu sacré, organisera son enlèvement pour la ramener au monde, et nemportera quun cadavre. Une fois de plus léconomie de ces récits repose sur linobservance des règles locatives et sur le conflit résultant denjeux territoriaux.
Ce qui caractériserait ainsi la circulation spatiale dans Histoire des Treize serait un immobilisme de principe, que viendraient contredire des déplacements transgressifs systématiquement porteurs de châtiments. Seul Ferragus semble échapper impunément à la tyrannie des lieux. Hors-la-loi, hors la société, il se déplace avec la même aisance dun sociotope à lautre, de la rue Soly à lambassade du Portugal ou à lHôtel de Ville. Hantant tous les lieux, il nest daucun lieu, et cest sans doute le sens quil faut donner à lépisode final qui le montre brisé, hagard, hantant lesplanade de lObservatoire, « lieu sans nom [
] espace sans genre, espace neutre dans Paris » (V, 901). Cette organisation spatiale ne me semble pourtant pas représenter un modèle dominant dans La Comédie humaine, et je voudrais brièvement lui opposer une autre syntaxe sociotopique empruntée au Père Goriot.
Une fois reçu à lhôtel de Beauséant, Eugène de Rastignac se sent la liberté de parcourir à sa guise tous les territoires sociaux de la capitale. « Être admis dans ces salons dorés équivalait à un brevet de haute noblesse. En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit daller partout » (III, 76). Et Rastignac fera valoir ce droit. Ces nombreuses courses pédestres à travers Paris le conduisent à fréquenter depuis le faubourg Saint-Marceau les meilleurs hôtels du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée dAntin. Toutefois la parenté avec Mme de Beauséant nexplique pas à elle seule cette capacité à se faire ouvrir les portes. Si ambitieux soit-il, Rastignac ne se laisse guère aveugler par un vouloir inconsidéré et se rend très vite compte, dès sa première bévue à lhôtel de Restaud, de limportance de connaître les usages du monde dont Mme de Beauséant puis Vautrin linstruiront. En somme, dans ce roman, cest le savoir et non plus le vouloir qui surdétermine la conduite du personnage et lui fournit en toutes occasions le compas requis pour tracer sa route sur la carte des sociotopes parisiens. En deuxième lieu, laxe public-privé dont la portée est si importante dans Histoire des Treize ne joue ici quun rôle très secondaire. Le privé ny tient guère de place. En fait Rastignac se trouve informé de tous les secrets, rien de lintimité des personnes quil fréquente ne lui échappe, quil sagisse de ses commensaux de la pension Vauquer ou des gens de la haute société quil côtoie dans les salons. Autant Histoire des Treize fait du secret que lon verrouille le moteur de ses drames, autant Le Père Goriot est un récit qui étale sur la scène publique les détails intimes de la vie de ses personnages. La conversation demeure lun des grands ressorts de léconomie narrative de ce texte : conversations autour de la table de Mme Vauquer où se voient révélés aussi bien les malheurs de Goriot que ceux de Victorine Taillefer, conversations surprises par une porte entrouverte, conversations mondaines où séchangent les dernières nouvelles sur les amours à la mode. Même Vautrin se dévoile partiellement à Rastignac. Cette circulation de linformation nest pas à négliger lorsquil sagit de rendre compte de la liberté de mouvement qui anime les déplacements des personnages dun territoire à lautre dans Le Père Goriot. Certes les contraintes existent. Goriot est expulsé par ses gendres et lorsquil se rend aux hôtels de ses filles ny accède généralement que par la porte de service, pour le plus souvent se contenter du bavardage des domestiques. Mais ses filles participent de la mobilité sociale qui fait que dune génération à lautre, selon que les conditions sont propices, les membres dune certaine classe se trouvent hissés dans la sphère supérieure selon un mécanisme que semploie à décrire le prologue de La Fille aux yeux dor et qui repose, comme on sait, sur le double principe de lor et du plaisir. Louvrier sil est économe se fait mercier, à force de travail senrichit, puis sa fortune et ses enfants « deviennent la proie du monde supérieur, auquel il porte ses écus et sa fille, ou son fils élevé au collège, qui, plus instruit que ne lest son père, jette plus haut ses regards ambitieux » (V, 1044). Aussi plus quaucun autre récit antérieur de Balzac, Le Père Goriot emblématise-t-il cette frénésie du lieu à investir sur le grand échiquier parisien. Pour mieux en saisir la portée il suffit de comparer deux scènes similaires mais à la finalité inversée, celle où Jules Desmarets sur la tombe de Clémence contemple Paris depuis les hauteurs du Père-Lachaise et celle où Rastignac, placé au même endroit, regarde Paris à son tour après y avoir accompagné la dépouille du père Goriot. Nous dirions deux clichés identiques, pris du même point de vue, focalisés sur le même objet bordé par la colonne de la place Vendôme et la coupole des Invalides, deux images jumelles et pourtant contraires dans leurs effets, puisque la première sert de prélude à un renoncement au monde, tandis que la seconde est un cri de guerre qui proclame la volonté dy faire sa place et de se lancer à la conquête de la ville.
Il est tentant démettre en conclusion lhypothèse dun parallèle entre lévidente porosité des sociotopes parisiens qui se met en place à partir du Père Goriot et le principe du retour des personnages que ce roman inaugure. La circulation devenue plus libre entre territoires de la fiction a pour pendant la mise en relation des territoires de luvre, scènes, tableaux, drames et autres études qui entrent dans la composition en mosaïque de celle-ci. Est-ce à dire que cest la prise de conscience de la mobilité sociale et de ses implications topographiques qui conduit Balzac à imaginer la récurrence des personnages pour en faire le moteur de la dynamique de son projet décriture, ou plutôt linverse ? La question reste ouverte. Limportant pour la postérité de La Comédie humaine est quil y ait complémentarité entre ces deux tendances. Lincipit dUn drame au bord de la mer, qui date de 1835, en offre à mon sens une opportune illustration, dautant plus suggestive quelle est de surcroît confortée par une métaphore empruntée au langage de la cartographie :
Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer lavenir ; quand leur volonté saccorde avec la hardiesse de langle quils ouvrent, le monde est à eux [
] Je mesurais ce quune pensée veut de temps pour se développer ; et, mon compas à la main, debout sur un rocher, cent toises au-dessus de lOcéan, dont les lames se jouaient dans les brisants, jarpentais mon avenir en le meublant douvrages, comme un ingénieur qui, sur un terrain vide, trace des forteresses et des palais (X, 1159).
Roland Le Huenen
Université de Toronto
La Belgique à lheure balzacienne
La Révolution française na pas eu de territoire propre ; bien plus, son effet a été deffacer en quelque sorte de la carte toutes les anciennes frontières.
Le mot territoire, ladjectif territorial, ne sont pas des plus fréquents dans le vocabulaire de La Comédie humaine et de ses annexes, qui les utilisent en général en accord avec lusage : quand le mot est déterminé, il peut désigner un espace délimité attribué à telle ou telle entité spatiale ou sphère dactivité précisée par le déterminant : une province, une commune, une région, une possession territoriale (le territoire de Champagne, de Besançon, du bourg de Batz, etc.) ; sans détermination, il désigne le plus souvent le territoire national, ou lobjet dun conflit politique, et devient une réalité géopolitique, ce qui rend malaisée une séparation de lhistoire et de la géographie. Il y a peu dambiguïtés ; toutefois, lorsque le juge de paix du Curé de village dit que le Titre des successions du Code civil est « le pilon qui émiette le territoire », parle-t-il du territoire national ou de la surface utile ? César Birotteau cumule les deux emplois : le malheureux héros expose au banquier Keller les déboires que lui cause laffaire territoriale périlleuse dans laquelle il sest imprudemment lancé ; dautre part, il organise un bal pour célébrer, comme il le ressasse à tout propos et hors de propos, sa promotion à lordre de la Légion dhonneur en même temps que la délivrance du territoire cest-à-dire la fin de loccupation de la France. On se demandera donc quels motifs divers ont conduit Balzac à mettre en jeu un certain nombre de notions liées à ces vocables, à partir de lexemple de la Belgique promue au rang dÉtat en 1830. Dans ce coin de lEurope dépourvu de bornes géographiques nettes, les limites territoriales ont été, plus encore quailleurs, transgressées, modifiées et déplacées au gré des guerres, des révolutions, des conquêtes et des traités ; Jésus-Christ en Flandre se déroule ainsi à une époque imprécise, et le conteur peut sinterroger : « Qui régnait alors en Brabant, en Belgique ? Sur ce point, la tradition est muette. » La tradition sinon lhistoire, une histoire des plus compliquées que lon résumera en appliquant à la Belgique un passage de La Recherche de lAbsolu sur les Flandres ; lauteur y évoque les bouleversements quont connus ces périodes agitées par les « vicissitudes politiques qui les ont successivement soumises aux Espagnols, aux Français, et les ont fait fraterniser avec les Allemands et les Hollandais [
]. » Il faut cependant observer que, vis-à-vis de chacun de leurs maîtres, la Belgique industrielle et la Flandre se montrèrent toujours jalouses de leur autonomie et de leurs privilèges sur tous les plans, linguistique, économique, et religieux, aussi bien face à lEspagne ou à lAutriche catholiques quaux Pays-Bas calvinistes, commerçants et néerlandophones.
Après Waterloo, le Congrès de Vienne de 1815 avait décidé, à linstigation de lAngleterre soucieuse de neutraliser et de contrôler le port dAnvers, de constituer, à la place du Royaume Batave de Napoléon, un nouveau Royaume des Pays-Bas, agrandi des anciens départements français de Belgique. Dans La Recherche de lAbsolu, Balthazar Claës est apparenté aux Gantois ; ses ancêtres ont lutté et souffert en défendant les libertés de Gand, ville incluse dans les Pays-Bas espagnols puis autrichiens de 1584 à 1792, et rattachée à la France en 1794. Pourtant, à la mort de sa femme Marguerite, en 1816, le notaire Pierquin lui signale que monsieur Conyncks, de Bruges, « est aujourdhui votre plus proche parent ; mais le voici devenu belge ! », en fait sujet du tout récent Royaume des Pays-Bas. En le créant, lobjectif des Puissances était de ressusciter la politique dite de la Barrière, inaugurée par les deux traités de 1709 et 1715, et qui visait, au moyen dune chaîne de places fortes dans le sud, à protéger les Provinces-Unies contre lexpansionnisme français. Le monarque en serait, sous le nom de Guillaume Ier, le prince Guillaume dOrange-Nassau, rentré en novembre 1813 dès le départ de Louis, et qui sétait, par une sorte de coup dÉtat, proclamé souverain. Mais cette belle combinaison imposée par létranger, dailleurs lui-même divisé, échoua presque aussitôt ; conséquence dune politique maladroite ou partiale, du moins sentie comme telle, et de la révolution de Juillet à Paris, lémeute qui grondait à Bruxelles éclata le 25 août 1830 à loccasion dune représentation de lopéra dAuber, La Muette de Portici, donnée pour lanniversaire du roi
. La révolte sétendit très vite, et mit en échec les tentatives, négociées ou armées, déviter la rupture ; Guillaume ne trouva aucun appui auprès des États européens qui lavaient porté au pouvoir, mais qui craignaient les répercussions de Juillet dans leurs propres pays. Les divergences relatives à lindépendance et aux frontières de la Belgique suscitèrent des affrontements diplomatiques et militaires dont lactualité se nourrit plusieurs années durant, la France étant impliquée au premier chef dans cette situation conflictuelle. Le compromis adopté, provisoire sans doute, mais qui a perduré jusquà nos jours, résultait dune décision politique destinée à sauvegarder léquilibre européen beaucoup plus quà répondre aux vux de la population des territoires concernés. Rien na changé, sinon quon habille aujourdhui les convoitises financières, territoriales ou stratégiques et les agressions, de paroles sonores répétées à satiété, lutte contre le terrorisme, défense de la démocratie, libération, sécurisation, etc.
Je marrêterai à quelques points de repère ; les Puissances du nord, sauf la Prusse, sétaient assez vite désengagées : la Russie fut accaparée à partir de novembre par les troubles en Pologne, et lAutriche voyait plutôt dans la Belgique une monnaie déchange. Restaient trois partenaires, lAngleterre, la France, et la Prusse ; la Prusse, parce quelle sétait emparée de certains territoires situés sur la rive droite du Rhin ; lAngleterre, parce que son objectif traditionnel était, depuis le seizième siècle au moins, dinterdire quune puissance ne sinstallât à proximité de ses côtes ; la France, parce que le ministère du 11 août, à peine issu de Juillet, était poussé par lopinion parisienne à soutenir linsurrection. Mais occupé à faire reconnaître par lEurope la dynastie orléaniste, il ne tenait pas à voir la France accusée de fomenter des révolutions ou de remettre en cause les traités de 1815, cette « halte dans la boue », selon lexpression du général Lamarque. Lémeute à Bruxelles était donc une « tuile », mot du duc de Broglie, alors chargé de lInstruction publique ; Talleyrand, à Londres, cherchait à apaiser les Anglais, à qui il alla jusquà promettre labandon dAlger, qui venait dêtre conquise ; et le comte Molé, ministre des Affaires étrangères, notifia, au nom de la France, le « principe de non-intervention », qui frustrait les révolutionnaires parisiens, mais permettait de dissuader la Prusse si elle prenait linitiative daccorder son aide à Guillaume. En simplifiant la conjoncture, on dira quaprès la défaite du 23 septembre, qui mit un terme aux deux tentatives, lune pacifique et lautre militaire, du pouvoir royal hollandais, lindépendance de la Belgique fut proclamée par le Congrès national le 4 octobre 1830 ; lÉtat belge était né ; et dès lors, il sagissait de savoir quelles en seraient les limites territoriales, avec quel statut. Deux formules demeuraient possibles : lindépendance, ou le rattachement à la France, exigé par les Parisiens et par une importante fraction de la population belge ; car les Belges noffraient pas un front sans faille : la bourgeoisie nétait guère enthousiasmée par un changement qui pouvait gêner les affaires avec la Hollande agricole ; et les émeutiers étaient souvent des ouvriers « luddistes » briseurs de machines. À la Conférence de Londres, les Puissances, en vertu de ce que nous appelons le « droit dingérence », en clair le droit du plus fort, que Metternich défendait contre le « principe de non-intervention », sarrogèrent la faculté de décréter que le nouvel État serait un royaume perpétuellement neutre, de redessiner, malgré les protestations du Congrès national, la carte de la Belgique (le pays fut amputé du Luxembourg, de la Flandre du nord et du Limbourg), et de se prononcer sur le choix du futur monarque, qui, pour de multiples raisons, ne pouvait être belge. LAngleterre avait son candidat (qui venait de refuser le trône de Grèce), le prince Léopold de Saxe-Cobourg ; il lui était très lié, ce qui justifiait que la France nen veuille pas. Du côté français, deux candidats se manifestèrent : un candidat « de gauche », le duc de Leuchtenberg, fils de lancien vice-roi dItalie Eugène de Beauharnais, sollicité par les démocrates belges et les bonapartistes français, et donc abhorré par Louis-Philippe (certains, dont Balzac, le soupçonnaient dêtre une créature de Metternich) (947) ; un candidat « de droite », le propre fils de Louis-Philippe, le duc de Nemours, mais candidat fictif (le Congrès national en avait été avisé), car lobjectif était décarter Leuchtenberg, non de provoquer lAngleterre. Néanmoins, le 3 février 1831, le Congrès sobstina à élire Nemours, par 97 voix contre 74 à Leuchtenberg et 21 à larchiduc Charles, éventuel candidat de la Prusse. Il ne restait plus à Louis-Philippe, et à son ambassadeur Talleyrand, qui tissait la trame de cette histoire embrouillée à dessein, quà décliner loffre, en échange de léviction de Leuchtenberg. Ce double ou triple jeu se solda par une victoire dynastique sur les bonapartistes à lintérieur, et une capitulation sans gloire à lextérieur, devant lAngleterre, qui imposa Léopold, en dépit de la volonté des Belges et des Hollandais
Or Balzac fut amené à se mêler au débat dans une période où, sans préjudice des idées quil professa tout au long de sa carrière, ses options politiques concrètes nétaient pas encore publiques : on le sait, il ne se rallia ouvertement à la fraction modérée du parti légitimiste quen janvier 1832, par larticle intitulé Le Départ, dans le keepsake royaliste LÉmeraude ; laffaire belge coïncide avec un moment capital de son évolution, le moment « sceptique ». À lexamen, ses analyses, développées dans la série des Lettres sur Paris que publia Le Voleur entre septembre 1830 et mars 1831 (date du changement de pouvoir, qui, du Mouvement, passe à la Résistance avec Casimir Perier), se révèlent complexes ; car des considérations de politique intérieure ou dintérêts économiques interfèrent avec les données de la situation en Europe, et avec des axes permanents de son système politique. Lécrivain, de retour à Paris après la bataille, vers le 10 septembre 1830, ne parut guère affecté par la révolution de Juillet, que célébraient entre autres Auguste Barbier en vers enflammés, ou Victor Hugo. Indifférence réelle ou feinte : quoique, dans lespoir de parvenir au pouvoir, il neût pas encore choisi un camp, et quil se gardât dafficher des préférences, latmosphère exaltée des émeutes navait rien pour lui convenir. Quelques strophes du poème La Curée, dans les Iambes de Barbier, suffiraient à donner le ton ; et lauteur du récent Dernier Chouan qui illustrait linanité et le danger des soulèvements populaires, conviction corroborée ultérieurement par le sac de léglise Saint-Merry en février 1831, nappréciait sans doute ni les vers à la gloire de « la grande populace et la sainte canaille », ni le portrait de « la forte femme aux puissantes mamelles » que célébrait Barbier et que peignit Delacroix celui de la future Catherine Tonsard dans Les Paysans. Et pourtant, dès la deuxième Lettre sur Paris, le 28 septembre, une semaine donc après la défaites des troupes de Guillaume, Balzac parut rejoindre sur ce point les positions de la Gauche, représentée dans le texte par un homme du Mouvement, qui juge la guerre inévitable, et qui ressemble à « feu Roberjot, ministre plénipotentiaire assassiné à Rastadt », comme par hasard, car cest le traité de Rastadt, en 1713, qui restitua à lAutriche les provinces espagnoles du sud, dont la Belgique :
[
] que la Belgique triomphe ou succombe, nous interviendrons nécessairement : dans le dernier cas, pour protéger le principe de notre révolution ; et, dans le premier, pour régler les rapports commerciaux qui devront exister entre les deux États parlant le même langage, ayant les mêmes murs, et dont le plus petit ne saurait, sans de graves inconvénients, léser les intérêts du plus grand. Dailleurs la Belgique sans protectorat est impossible, et la France en sera toujours la tutrice naturelle.
Au fil de la parution des Lettres, les commentaires de la question belge, qui ne sera réglée pour longtemps quen 1839, sont parcourus de frémissements guerriers, échos du « tapage superficiel et bruyant» qui agaçait si fort lhistorien orléaniste Thureau-Dangin. Relatant lexclusion des Nassau par le Congrès national, lépistolier triomphe (Lettre VII, du 19 novembre 1830) : « Nécessairement, cette contrée se jettera dans les bras de la France, en réclamant son secours, et se donnera sans doute pour prix de la longue lutte qui va commencer » (908-909). La Lettre IX du 18 décembre 1830 déclare en outre que, du fait de linsurrection polonaise qui paralyse les États européens,
Un ministre habile pourrait donc, en quinze jours, délivrer lItalie, nous donner nos frontières naturelles, les Alpes et le Rhin, et provoquer un nouveau congrès, dans lequel il ne sagirait plus des intérêts de quelques hommes, mais de lindépendance des peuples. Le congrès de Paris serait un beau pendant au congrès de Vienne (920).
Vaste programme, où lexigence des « frontières naturelles » est posée ; mais il ny a pas de « ministre habile » pour le mener à bien ; dailleurs, Balzac ne paraît pas prendre tout cela très au sérieux : « Après avoir réglé le sort du monde, comme gens de la petite Provence
» (920), ajoute-t-il cest-à-dire du café du Commerce , il sinterroge : « Si la Belgique se donne à nous
Laccepterons-nous ? » (922).
Quand la désignation du roi fut dactualité, lauteur des Lettres se prononça à la fois contre le duc de Leuchtenberg, le duc de Nemours, et bien entendu le prince Léopold. La Lettre XIII du 29 janvier 1831, fournit un argument essentiel : « [
] Ce soir, la nouvelle de lélection de M. le duc de Nemours est parvenue au Palais-Royal. Ce nest plus un événement. Le duc de Nemours peut-il jamais être roi dun pays qui, séparé de la France, a des intérêts contraires aux nôtres. » (948, je souligne). Nouvelle un peu prématurée, mais prévisible : le candidat fut élu quatre jours plus tard ; quoi quil en soit, un État indépendant rival ne saurait se concevoir sur la frontière du territoire français ; lépistolier et Balzac ? nenvisage quune issue, lincorporation, comme à lépoque révolutionnaire et impériale, de lentité belge. Le 8 février 1831 (le lendemain du jour où Louis-Philippe renonça au nom de son fils, à la couronne de Belgique, mais on lignorait encore
), après une tirade dirigée contre la politique du ministère, car il prend pour argent comptant, avec tout le monde, la combinaison franco-anglaise pour éliminer Leuchtenberg (951), sa Lettre XIV présente de façon concrète cette solution : « La Belgique sans condition, une réunion pure et simple soumise à la délibération des assemblées législatives des deux pays, est un traité politique dune franchise désirable. » ; il convient dès lors de préparer le rattachement de manière pacifique ou non, ce que ne fait pas le gouvernement libéral : « Jamais notre diplomatie na été si volontairement aveugle, notre gouvernement si faible, que depuis le jour où les clairvoyants de lopposition et les hommes forts du libéralisme sont arrivés au pouvoir » (951-52). Que Balzac sen prenne à des politiques libéraux, rien nest moins étonnant ; en revanche, une phrase de la Lettre IX, proclamant hardiment que « les pavés de Paris devaient être lancés jusquau Rhin » (912), laisse quelque peu perplexe, de même dailleurs que lensemble des Lettres sur Paris : si elles reflétaient le fond de sa pensée, la subite métamorphose de Balzac en révolutionnaire belliciste aurait de quoi surprendre. Serait-ce, J.-H. Donnard le pense, quil ny a pas métamorphose, quil nétait pas conservateur, et ne lest devenu quà la suite de léchec de Juillet ? Hypothèse défendable, mais qui ne saccorde guère avec tout ce quil écrit avant et après 1830 ; Roland Chollet, lui, observe, dans son maître-livre Balzac journaliste, que le nous très ambigu des Lettres nengage pas lauteur, et encore moins Balzac : « Cest la déjà mythique France de Juillet plutôt que Balzac, qui tient ici la plume. » On dira donc que se voyant en homme politique réaliste, à qui ses ambitions imposaient, à ce stade, de garder les dehors de limpartialité, il espérait diriger impartialement des événements acceptés comme des faits, selon sa formule, et, mettant en uvre laxiome quénonçait la Physiologie du mariage, parvenir au pouvoir : « En révolution, le premier de tous les principes est de diriger le mal quon ne saurait empêcher, et dappeler la foudre par des paratonnerres pour la conduire dans un puits. » Voici de ce qui précède une variante que je ne développerai pas : Balzac, faisant pièce au libéralisme vainqueur de Juillet, défie les doctrinaires, les hommes de la révolution qui ont pris la direction des affaires, de se montrer cohérents avec leurs principes, quil sagisse de guerre (le Mouvement) ou de paix (la Résistance). Afin de mieux souligner leur incurie, il pastiche le style des partisans du Mouvement et les met au pied du mur, présumant que leur politique se bornerait à des temporisations, des reculades et des combinaisons au jour le jour. Cette lecture permettrait de comprendre que le contempteur du Titre des successions du Code civil, lauteur de la brochure sur le droit daînesse, etc., près de passer au légitimisme, en vienne à demander tout uniment lapplication de la loi agraire, arguant quelle sinscrit dans la logique dune éventuelle guerre contre lEurope (p. 918) ! Mais en ce qui concerne la Belgique, ce sont bien ses propres idées ; dautant que les revendications territoriales nétaient pas le monopole du côté gauche ; les légitimistes, sils se réjouissaient des avanies dOrléans lusurpateur, nétaient pas unanimes à approuver la conduite des Alliés et les décisions du Congrès de Vienne en matière de territoires : ils les rendaient en partie responsables, non sans raisons, de la poussée de Juillet ; et daprès Thureau-Dangin, Polignac aurait même nourri le rêve, interrompu par la révolution, de reprendre le « grand dessein de Henri IV » sur la Belgique . Il est vrai que Polignac conversait quotidiennement avec la Vierge
Jarrêterai là les références aux Lettres sur Paris ; quelques lignes de lEnquête sur la politique des deux ministères, brochure publiée le 25 avril 1831, au terme de la série des Lettres, en constituent un condensé systématisé ; dans lIntroduction, lauteur sexprime alors en son nom :
À laspect de lEurope [sur une carte], qui ne nous assignerait pas pour frontières, les Pyrénées, les deux mers, les Alpes et le Rhin ? Tout ce bassin est France, la Savoie est France, la Belgique et les bords du Rhin sont France. Dans ce vaste carré, toute langue, tout cur, toute science, tout génie est français. Entre ces quatre murs de montagne et deau, nous sommes complets, comme pays ; clos par des haies ; chez nous, en sûreté comme lAngleterre avec ses falaises. Cest notre île à nous, où nulle puissance autre que le coq gaulois ne doit pénétrer, ne peut crier sa loi.
La théorie des frontières naturelles, et de la langue, discutable pour nous, car tout nest pas forcément « français » dans ce quadrilatère où lon ne parlerait ni lallemand ni le flamand, ne létait pas pour lopinion publique, encore moins pour Napoléon, ni pour ses partisans bonapartistes, ni, à en len croire, pour son émule Balzac, qui ne manquera pas de déplorer, surtout quand une guerre menace, la chance gâchée par le gouvernement de Louis-Philippe. Dans La Rabouilleuse, Philippe Bridau a trempé en 1820 dans une vaste conspiration dont lun des buts est dannexer (ou de fédérer ? ) la Belgique à la France dans un ensemble territorial : « En cas de succès, les traités de 1815 eussent été brisés par une fédération subite de la Belgique enlevée à la Sainte-Alliance, grâce à un pacte militaire entre soldats. Deux trônes sabîmaient en un moment dans ce rapide ouragan ». Philippe nest sans doute pas un personnage recommandable ; mais le demi-solde na quun rôle dhomme de main, et Balzac ne cache pas son admiration pour ce plan « formidable, conçu par de fortes têtes . » Le comte de Sérizy félicite Oscar Husson, pitoyable héros dUn début dans la vie, ce « jeune diplomate qui rendra quelque jour la Belgique à la France . » Il se moque du pauvre garçon, mais sa plaisanterie nen révèle pas moins un objectif cher, sinon aux diplomates en titre, en tout cas au politique profond que se voulait lauteur.
Ces prises de position ont certes pour racine le sentiment patriotique, patriotisme qui inclut la défense des intérêts économiques du pays : Balzac met en accusation ceux qui ne tenaient pas à affronter la concurrence de concitoyens dynamiques ; pour eux, la Belgique devenue région française ne représenterait pas simplement une source dembarras politiques, mais surtout de dangereuses rivalités sur le plan commercial : « [
] le gouvernement a refusé la Belgique, sous prétexte que les mines de charbon, les calicots de M***, les draps de M*** seraient dépréciés » (977). On a mis des noms sous les initiales, sans doute Casimir Perier, ou, dans Le Globe selon J.-H. Donnard, lhonorable Cunin-Gridaine, industriel
Au contraire, estime Balzac, pas dindépendance, car « [
] la France prodiguerait son sang, ses trésors, ses vaisseaux, pour soutenir un Français qui aurait déchu à se faire roi de quatre millions dhommes, pour un jeune prince qui trahirait sa nouvelle patrie, sil nétait belge de cur, cest-à-dire ennemi de la France, de son commerce, de ses manufactures, ou qui trahirait son ancienne patrie, sil devenait belge ?
» (951) : cruel dilemme
Effectivement, un secteur cher au cur de Balzac, celui de la librairie, devait pâtir beaucoup de la concurrence, cette fois étrangère et déloyale, dun État indépendant à peu de distance de Paris : on nen finirait pas de recenser ses doléances à propos de la contrefaçon belge, tant dans sa correspondance que dans son uvre de romancier, de ses articles polémiques ou de son combat pour la reconnaissance de la propriété intellectuelle. La question étant bien connue, peu dexemples suffiront : labsence de protection juridique contre un pays « qui na pas de droits dauteur » compromet, écrit-il à Lamartine en septembre 1839, « la littérature, aujourdhui persécutée dans ses produits purement commerciaux, atteinte par les brigandages de la Belgique ». Auprès dÉveline Hanska, il se plaint lannée suivante, non sans exagération : « Notre commerce va si mal que je ne crois pas quil sécrive dix volumes dici à deux ans. La Belgique a ruiné la littérature française. [
] Si chacun avait refusé lédition belge et voulu, comme vous le faites, lédition française, sil sétait rencontré deux mille personnes ainsi sur le continent, n[ous] étions sauvés ; et la Belgique nous vend à vingt ou trente mille. » En outre, lavenir nallait pas tarder à le montrer, la Belgique offrait un abri commode aux affairistes ; le narrateur dIllusions perdues explique que Paris, qui sert de refuge aux banqueroutiers provinciaux, « est en quelque sorte la Belgique de la province », on y trouve des « retraites presque impénétrables » (CH, V, 621). Cest pourquoi le très indélicat caissier Castanier de Melmoth réconcilié, qui se prépare à quitter Paris avec la caisse, « sétait arrangé pour se faire chercher en Belgique et en Suisse pendant quil serait en mer » (CH., X, 354)
Mais ces motivations ne sont pas tout ; le rattachement de la Belgique à la France va aussi dans le sens de la démarche unitaire de Balzac, car pour lui ce pays nest quune création artificielle de la conférence de Londres, et ne satisfait à aucune condition dordre historique, géographique ou économique : il ny voit ni histoire indépendante, ni passé, ni murs ou culture spécifiques, ni même coalition dintérêts ; dans ses textes, sil y a une Belgique en de rares occasions admise parmi les pays, mot neutre, en sont absentes les expressions de territoire belge, de peuple belge, de royaume belge, de nation ou État belge, etc. Sauf précisément dans les Lettres sur Paris, mais surtout pour en rejeter lexistence : il faudrait, à chaque occurrence, entreprise irréalisable dans les limites de ce travail, examiner le contexte dont la permanente ambiguïté susciterait de fastidieuses discussions. Deux exemples le montreront assez : à en croire la Lettre V, la Hollande et la Belgique « sont deux nations armées du feu et de leau » (899) ; mais il sagit, en novembre 1830, dappuyer la partition, non de plaider pour lindépendance belge. La Lettre XIV, elle sinterroge, ou feint de sinterroger : « Quest-ce que ce vieux peuple, ce jeune royaume [
] voulant tour à tour se donner à la France et presque commander à lEurope ? » (951). Nous sommes début février 1831, et le Congrès venait de choisir son roi, solution qui, on la vu ci-dessus, était la pire dans loptique de Balzac : doù les phrases ironiques qui traduisent son désappointement.
Pourtant, à la Belgique, État arbitraire et abstrait dépourvu de nation, lécrivain oppose une nation essentiellement mythique, mais dépourvue dÉtat : la Flandre, ou les Flandres. On lit en effet dans le passage cité plus haut de La Recherche de lAbsolu : « Les Flandres ne pouvaient guère être considérées que comme le magasin général de lEurope jusquau moment où la découverte du tabac souda par la fumée les traits épars de leur physionomie nationale. Dès lors, en dépit des morcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par la pipe et la bière ». Texte intéressant, dans ma perspective, de même que les pages dont il est tiré, dabord par les curieux critères de convergence, comme on dit, quil met en avant, et qui contribuent à faire des Flandres un territoire imaginaire (thème que reprendra Baudelaire dans LInvitation au voyage), inscrit dans le cadre géographique dune Europe mythique balzacienne dont jai tenté de cerner les contours ; ensuite par ce que présupposent les notions de territoire, de nation, de peuple : la nation est un territoire où règne un peuple uni par une culture commune. La véritable « nation de culture » nest pas alors la Belgique, simple « nation dÉtat », mais les Flandres mythiques, que le défaut de continuité territoriale consécutif à la politique des grandes puissances, na pas empêché de se composer « une vie originale et des murs caractéristiques », concrétisés dans un style de vie et un art nationaux mais sans une syllabe sur la langue flamande
En définitive, au-delà des raisons exposées, le comportement de Balzac paraît déterminé dans cette affaire par la double postulation de son esprit vers le Mouvement et la Résistance, oscillant de lune à lautre, et sefforçant de les concilier, moins en tant que courants politiques, que comme tendances philosophiques (La Peau de chagrin contient à ce sujet un jeu de mots qui mérite réflexion) : oscillation qui aboutit à la neutralité ou l« impartialité », en fait au refus de choisir entre lune ou lautre des politiques de ce quil appelle, dans un vocabulaire dailleurs ambigu, les « deux ministères », cest-à-dire entre les deux orientations possibles dun gouvernement quil méprisait. Le besoin dunité, y compris territoriale, donc de concentration du pouvoir politique de type napoléonien qui est lune des constantes de son système, lont décidé à adhérer à la cause qui répondait le mieux à ses aspirations, celle de la monarchie. Et à propos de la Belgique, il na, semble-t-il, jamais varié, malgré une contradiction qui ne pouvait lui échapper : comment incorporer formellement à la France un pays qui à ses yeux était déjà partie intégrante du territoire national, sinon à loccasion dune guerre européenne avec les risques de bouleversements sociaux quentraînerait son déclenchement ? Sans doute en confiant la direction de lÉtat à un « ministre habile » dont il nest pas difficile de deviner lidentité
, à un homme dÉtat jeune et énergique, qui, le moment venu, serait en mesure de réunir la Belgique et la France, et, à plus longue échéance, dimposer une organisation fédérale à léchelle européenne avec Paris pour capitale, telle que la souhaiteront ou la rêveront Dinah de La Baudraye et Michel Chrestien.
Max Andréoli
Construire le territoire
politique, utopie, poétique
Bien que la notion de territoire se soit considérablement complexifiée au cours des dernières décennies, elle continue de se distinguer des autres catégories topologiques par la forte connotation politique acquise aux XVIIe et XVIIIe siècles. Chez Balzac comme chez Montesquieu et Rousseau, le territoire est lespace sur lequel sexerce un pouvoir. Cependant, au tournant du siècle, à la faveur du déclin du modèle absolutiste et du développement des échanges, les modalités du contrôle territorial se modifient radicalement et avec elles, la définition du territoire. On trouve ainsi deux territoires chez Balzac : dun côté, le modèle féodal finissant dun espace borné où lon jouit dun pouvoir institutionnel, vertical et hiérarchique, de lautre, un territoire dont la maîtrise revient à celui qui sait contrôler les flux (paroles, missives, déplacements humains
) et dominer les multiples réseaux.
Cette transition, sans doute revient-il au Père Goriot den donner la première illustration balzacienne. Si la pension est initialement gouvernée par sa propriétaire légitime, elle échappe progressivement au contrôle de la mère Vauquer pour tomber sous la coupe de Vautrin, cest-à-dire de celui qui sait orchestrer les jeux de dépendances et maîtriser les différents circuits de communication. Le narrateur auctorial considère cette évolution comme la résultante du désordre politique qui caractérise les monarchies censitaires et, de ce point de vue, Les Paysans constitue une condamnation des effets néfastes du recul du principe dautorité. Et cest bien pour navoir pas compris ce changement que Montcornet a obtenu la guerre en voulant dominer « à lancienne » une terre dont il méconnaissait les nouveaux modes de régulation. Cependant, même sil linscrit sous le signe du chaos, Balzac ne sous-estime pas un phénomène quil interprète comme un bouleversement fondamental des modes de régulation sociale. La fiction balzacienne semble en effet découvrir que le territoire nest pas seulement une surface bornée, mais une construction dynamique. Cette découverte nest pas sans rapport avec les définitions contemporaines du territoire que les géographes proposent en appelant, comme Jean-Pierre Jambes, « non pas à délimiter un territoire, mais à appréhender la complexité des relations entre hommes et espace, à chercher à identifier les facteurs constitutifs et les séquences clés de la genèse territoriale ». Il sagit alors de comprendre « les mouvements qui amènent des acteurs à produire des configurations productives particulières [
] pour se situer dans le processus de production, dans la concurrence et dans le rapport au monde. » Transposée à lanalyse littéraire, cette définition nous invite à étudier le territoire romanesque comme une configuration discursive qui ne préexiste pas au texte, mais qui en procède. Si le cadre spatial est au fondement de toute mise en fable, reste que la modernité littéraire modifie profondément son statut et son rôle dans la fabrication de la fiction. À linverse de la neutralité de lespace tragique, le territoire romanesque fabrique les personnages autant quil est fabriqué par eux, il acquiert une densité sémiotique en devenant le symptôme ou lindice de représentations et dévolutions sociales. Cela signifie quen parlant de territoire, il ne sagit plus seulement de traiter de lespace comme une catégorie transcendantale ou comme une configuration définissant des « places » qui autorisent elles-mêmes le déploiement de points de vue, mais de le considérer comme un véritable actant. On comprend par conséquent quil faille sintéresser, par-delà le diagnostic sociopolitique, à la manière dont ce nouveau territoire informe la fiction qui le construit et quil construit dans le même temps.
Le passage dune définition institutionnelle, voire essentielle, du territoire à une définition fonctionnelle implique bien entendu que le romancier, comme ses personnages, connaisse les fonctions et opérations susceptibles de rendre compte des mouvements et des processus, naturels et humains, qui produisent ce territoire. Ainsi, luvre balzacienne distingue, pour chaque type dunité spatiale, des vecteurs différents. En simplifiant à lextrême, on pourrait dire que le contrôle du territoire national repose sur les réseaux policiers et judiciaires (Le Député dArcis, le cycle Vautrin
), que le territoire dépar-temental appartient à celui qui organise les relations économiques (La Vieille Fille) tandis quau dernier niveau, on ne « tient » un quartier quen maîtrisant la circulation de linformation et de la parole (Le Cousin Pons). Aussi sommaire soit-elle, cette taxinomie montre que, chez Balzac, le territoire est un ensemble de flux et de circulations qui sont précisément lenjeu du développement et/ou du pouvoir. Omniprésente dans La Comédie humaine, cette loi sociale est très explicitement exposée dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village, deux romans laboratoires où la fabrication dun territoire est subordonnée à la mise en place de telles circulations. Les termes de fabrication voire dinvention simposent car Benassis et le triptyque Bonnet-Gérard-Véronique Graslin créent une organisation territoriale qui transforme une terre stérile en un lieu vivable où peut sépanouir une communauté humaine. Là réside la modernité de leur entreprise. Il ne sagit plus comme dans La Nouvelle Héloïse ou Le Vicaire de Wakefield de laisser sexprimer une nature idyllique et bienfaisante, mais de transformer une terre qui, faute dintervention humaine, resterait stérile et même hostile. Cest lhomme qui, dans sa mission organisatrice, poursuit luvre divine en faisant advenir la nature à elle-même. Évoquant les travaux dirrigation de Gérard, le narrateur du Curé de village souligne ainsi que « cette vaste opération changea complètement le paysage ; mais il fallait encore cinq ou six années pour quil eût sa vraie physionomie » (CH, IX, 833, nous soulignons). La nature na de vérité que technicisée, culturalisée et ce credo positiviste est résumé dans limage, à la fois naïve et efficace de Farrabesche : « le pays était nu [
] et Madame vient de lhabiller » (ibid.). Contrairement aux cités idéales que Moore ou Campanella « édifiaient » sur dimprobables territoires, lutopie balzacienne sattache à un territoire réel quil sagit de transfigurer, conformément aux projets que Saint-Simon et ses disciples élaborèrent à partir de la fin des années 1820. Mais cest dans les techniques utilisées pour révéler la nature à elle-même, pour la rendre productive, que les administrateurs balzaciens savèrent le plus nettement saint-simoniens. Comprenant limportance stratégique et tactique du territoire que les chemins contribuaient à façonner, Gérard et Benassis commencent ainsi par créer des voies de communication. En quelques pages, dès son installation à Montégnac, lingénieur poursuit luvre de Bonnet et ouvre les « quatre premiers chemins » (ibid., 831), trois canaux, met en place une diligence, de sorte que létablissement du réseau de circulation des hommes et des choses, sans cesse mentionné dans le récit, apparaît non seulement comme un facteur de développement, mais également comme le moyen presque magique de fabriquer un territoire. Ces « chemins, tous aussi beaux que des routes anglaises, [et qui] faisaient lorgueil de lingénieur » (ibid. 838) jouent un rôle tout aussi fondamental dans Le Médecin de campagne, puisque Benassis estima demblée que « le plus urgent moyen de fortune était une route » (CH, IX, 416), que « le chemin devait être la cause la plus directe de la prospérité » (ibid., 418). Quelques années plus tard,
Les charrons, les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Les chemins de Grenoble étaient couverts de charrettes, dallants et venants. Ce fut un mouvement général dans le pays. La circulation de largent faisait naître chez tout le monde le désir den gagner (ibid., 419, nous soulignons).
Le tableau idyllique dun monde prospère par ses communications, « les chemins ont donné du travail à tous » (ibid., 420) ! , nous renvoie au concept saint-simonien de réseau, cest-à-dire à la clef de voûte dune « idéologie [qui] place la mobilité au cur de ses préoccupations. Ladministration des choses que Saint-Simon et ses disciples appellent de leur vu [
] passe par la mise en circulation incessante des marchandises, des hommes et des nouvelles [
] sur le modèle dune nature en perpétuelle gestation ». Comme Chevalier qui compare « son réseau destiné à faire de la Méditerranée le cur de lAncien Monde à un système de veines et dartères », Balzac ne peut penser le territoire quà travers la métaphore organique. Cest bien sûr à dessein quil confie à un médecin la tâche de fabriquer ou dinventer un territoire fondé sur ce modèle, un territoire technicisé, mais qui ne tire ses capacités dynamiques et productives quen épousant la logique même qui fonde lordre naturel. Ce fondement organiciste explique que la « science de la production » dont procède le territoire na plus rien à voir avec la pensée physiocratique. Benassis mise sur lagriculture, mais il nest plus dans cette économie de stock qui caractérise la théorie de Quesnay ; il sappuie sur le travail des paysans, mais comme préalable au développement industriel, économique et social. Et cest toujours en termes très saint-simoniens quil expose sa théorie du développement :
Quand un pays est en plein rapport, et que ses produits sont en équilibre avec sa consommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, faire à lextérieur des échanges qui puissent amener un constant actif dans sa balance commerciale. Cette pensée a toujours déterminé les États sans base territoriale, comme Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et lAngleterre, à semparer du commerce de transport. Je cherchai pour notre petite sphère une pensée analogue, afin dy créer un troisième âge commercial. (ibid., 425)
Découplé de lespace vital et borné qui le définissait jusqualors, le territoire du Médecin de campagne ne se limite plus au bourg et aux espaces communaux. Coïncidant avec laire où se déploient les flux qui partent ou convergent vers Voreppe, il englobe larrière-pays jusquà Grenoble et définit ainsi un espace non plus utopique, mais virtuel.
Lexposition des principes majeurs qui président à la fabrication de ces territoires balzaciens montre que les utopies du Médecin de campagne et du Curé de Village, loin dêtre de simples rêveries, témoignent dune incontestable cohérence théorique. Elle nous autorise par ailleurs à reprendre à nouveau la question du saint-simonisme de Balzac sans doute trop rapidement balayée par certains critiques balzaciens qui, à linstar de Bruce Tolley, estiment que « la conversion de Balzac au saint-simonisme est une fable échafaudée sur de fausses attributions ». Lauteur de LIllustre Gaudissart a beau se gausser ouvertement des promesses des « globules, globistes, globards ou globiens » (CH, IV, 574), il nen a pas moins été séduit par certains éléments de la doctrine au point de collaborer avec des membres de lÉcole lorsquil écrivait pour le Feuilleton. Cette attirance pour les idées de Saint-Simon reste cependant ambiguë. Balzac partage lintérêt que sa génération portait à ce que Barbéris considère comme un véritable imaginaire dépoque, mais, dans le même temps, les deux uvres se distinguent du projet saint-simonien par leur absence de valeur programmatique. Du Médecin de campagne au Curé de village, lampleur de lutopie connaît ainsi une réduction sensible. À lopposé du territoire ouvert, conquérant de 1832, Montégnac apparaît comme un espace clos et protégé, comme si lauteur prenait acte de limpossible généralisation du projet orchestré par le médecin. Il semble même que Benassis anticipe lui-même cet échec lorsquil déclare que « les idées sont peu de choses là où il ne faut quune volonté. Enfin, lAdministration ne consiste pas à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus ou moins justes » (CH, IX, 431). Le discours du héros désavoue en quelque sorte le discours de luvre. Aussi convient-il de reconnaître avec Gérard Gengembre lincomplétude et la fragilité de ces deux projets car si « Benassis et Véronique meurent en saints [
], leur uvre ne leur survit pas, puisquelle ne réapparaît pas dans La Comédie humaine ». Dès lors que le projet politique exposé par la fiction est tout ou partie invalidé, quelle autre signification conférer à ces deux uvres ?
Cette question est dautant plus embarrassante que Le Médecin de campagne et Le Curé de village, romans presque dépourvus daction, sorganisent exclusivement autour de lentreprise civilisatrice. Tout se passe en effet comme si lénergie narrative y était épuisée par la production du territoire, comme si leffort de construction représenté empêchait le récit de se construire. Mise à part la mort du médecin et de Véronique, on recense fort peu dépisodes dramatiques simultanés dont le développement serait susceptible de concurrencer la fabrication du territoire. Le récit nest suspendu que pour rapporter des faits antérieurs. Les très nombreuses analepses, comme les longs discours de Benassis, Bonnet et Gérard, mais aussi de quelques personnages secondaires, constituent larrière-plan du récit, la motivation biographique, spirituelle ou intellectuelle des acteurs qui font le territoire. Cette absence daction au présent est comme revendiquée dans la préface du Curé de village. Alors que les premiers chapitres constituent la partie la plus romanesque du récit, le préfacier explique que
Jusquà larrivée de Véronique à Montégnac, les événements ne sont évidemment que les préliminaires du vrai livre. [
] Lauteur avoue avoir réservé un livre dont la place se trouve entre larrivée de tous les personnages sur la scène et la mort de Mme Graslin » (CH, IX, 638).
Cette manière de focaliser lattention du lecteur sur lentreprise de Véronique, de Bonnet et de Gérard na donc de sens que si lon considère le roman comme une réflexion dramatisée sur lécriture. Avec Le Médecin de campagne et Le Curé de village, nous aurions affaire à deux mises en texte complémentaires de leffort constructeur qui sous-tend toute création humaine. La vérité du livre, comme la vérité de la nature, est à trouver dans le processus qui préside à la fabrication du territoire, le véritable héros du roman. Dès lors, ceci nous invite à dresser une sorte de parallèle entre lauteur et ces quatre figures dadministrateurs le médecin, le prêtre, lingénieur et la femme sensible, qui composent celle du romancier. Rose Fortassier a dailleurs relevé les traits physiques, biographiques et moraux qui rapprochent Benassis de Balzac, allant même jusquà penser que Balzac aurait peint, par anticipation, le portrait « de lhomme de cinquante ans quil deviendra [
] », quil aurait tracé « de façon troublante, la ligne même de sa destinée ».
Quel que soit le crédit que lon accorde à ces rapprochements à la fois très évidents et trop allusifs, force est de constater quil existe une analogie entre le faire du romancier et celui des administrateurs. Comme le font ces derniers lorsquils scrutent le paysage naturel, le romancier décèle les organisations naturelles ou sociales du réel pour mettre en place, au sein de ses uvres des circulations narratives dont le retour des personnages, « inventé » quelques semaines après la publication du Médecin de campagne, est lincarnation la plus tangible, mais qui se manifestent également à travers les flux monétaires, la plupart à crédit, qui organisent les récits. Ces circulations jouent ainsi un double rôle : elles animent lespace fictif et assurent au romancier le contrôle de son territoire romanesque. Et cest dans Le Médecin de campagne que le rôle unificateur du schème territorial est le plus net. Au plan diégétique dune part, il définit lespace organisé où prospère la communauté, tandis quil assure globalement la cohérence thématique de la fable. Au plan narratif dautre part, il est garant de lunité et de la progression du récit. En effet, comment justifier lenchaînement des nombreux récits secondaires qui ponctuent le roman autrement que par le parcours de Benassis et Genestas ? Cest parce quil accepte de suivre le médecin tout au long de ses chemins que le militaire découvre les richesses et les mystères des individus qui composent la communauté.
En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin deux personnes en marche, et dit au commandant, qui depuis quelque temps allait tout pensif : Vous avez vu la misère résignée dun vétéran de larmée, maintenant vous allez voir celle dun vieux agriculteur. Voilà un homme qui, pendant toute sa vie, a pioché, labouré, semé, recueilli pour les autres. Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie avec une vieille femme (CH, IX, 460, nous soulignons).
Genestas est une figure du lecteur balzacien. Là où celui-ci arpente les chemins tracés par le romancier, le premier emprunte les voies créées par Benassis, voies conçues pour assurer le développement du pays et qui, dans le même temps, permettent à la parole de circuler dans lespace de la fiction. Aussi ne faut-il pas sétonner que Genestas ajourne le récit de ses faits darmes ou de ses amours. Celui qui déplore navoir « jamais pu être le héros daucune histoire » (MC, IX, 593) nest pas lobjet du récit, mais sa focale : il incarne à sa manière la figure du flâneur qui découvre le monde en se déplaçant au sein du territoire de la fiction et qui, partant, lui donne vie. Si Benassis est le véritable producteur du territoire, cest grâce au cheminement du militaire que celui-ci devient manifeste. Voreppe sapparente ainsi à limmeuble perecquien de La Vie mode demploi dont chaque parcelle recèle les histoires humaines qui confèrent sa profondeur au récit.
Le territoire se donne alors comme un macro-chronotope qui est, à linstar du salon, le « lieu dintersection des séries spatiales et temporelles » où se « nouent les intrigues », où « séchangent les dialogues ». À linverse du lieu qui est lobjet de prédilection de la description et du déploiement paradigmatique, le territoire organise sur le plan syntagmatique lenchaînement des actions humaines et, ce faisant, garantit la dynamique narrative. Dès lors que lobjet du récit devient une métaphore organisatrice de ce même récit, la mise en texte du territoire ne saurait être neutre. Et cette narrativité « naturelle » du territoire permet de justifier lhomologie quon a pu dresser entre La Comédie humaine et les espaces utopiques. Tout se passe comme si, dès 1832, Balzac avait eu avec Le Médecin de campagne lintuition de luvre à venir. La valeur programmatique de ce roman apparaît dailleurs plus nettement encore quand on le met en regard du Curé de village. Le premier met en scène la force centripète dun territoire qui attire nombre détrangers, qui accueille tous les corps de métiers, toutes les classes sociales
afin de transformer une terre vierge et stérile en un territoire qui soit à lui seul une société complète. On ne peut pas ne pas songer au processus dauto-engendrement du personnel romanesque qui caractérise La Comédie humaine quand on entend Benassis raconter comment il a peuplé la commune, comment « en peuplant ce bourg, [il] créai[t] de nouvelles nécessités » (ibid., 418). À linverse, Le Curé de village sorganise autour dun territoire qui, hormis Véronique, Gérard et le notaire, draine peu de nouveaux venus, mais « récupère » les habitants qui avaient quitté Montégnac, quil sagisse de Catherine ou de Denise Tascheron. Le roman resserre les rangs, comme si, au tournant des années 1830-1840, alors que Balzac publie lédition originale du récit, la nécessité de mettre en cohérence et de lier lexistant primait limpératif dextension du monde balzacien quavait thématisé la première utopie.
Les territoires politiques balzaciens, quelle que soit leur échelle, ne sont donc pas seulement les décors dune intrigue, ils possèdent une logique et une structure propres, ils reposent sur des dynamiques que le récit reprend à son compte. La topologie poétique de luvre globale, par ses réseaux internes, ses jeux dinterdépendances correspondrait ainsi à lorganisation du réel. En un sens, plus que la métaphore architecturale, habituellement utilisée pour définir la poétique romanesque hugolienne ou balzacienne, la conception du territoire qui émerge en cette première moitié du dix-neuvième siècle pourrait éclairer lorganisation du projet balzacien. Celui-ci, comme lexplique Lucien Dällenbach, « serait moins à penser sous laspect figé de la collection et de laccumulation que sur le mode dynamique et moderne de la circulation, du renvoi incessant et de linterdépendance ». Balzac na sans doute pas cherché à masquer, derrière lutopie politique, une allégorie de son entreprise romanesque. En revanche, on peut estimer que lécriture de ces fictions de territoire la conduit exprimer, fût-ce de manière oblique, quelques-uns des principes poétiques qui fondent son uvre. De ce point de vue, la référence saint-simonienne est essentielle pour comprendre la mise en relation métaphorique et conceptuelle des territoires spatiaux et romanesques. Parce quelle en explicite très précisément les enjeux et modalités, elle seule permet de comprendre la mutation contemporaine du territoire. « Le passage du territoire-jardin des Lumières au territoire-réseau de lère industrielle traduit la montée en puissance de nouvelles médiations entre représentations et pratiques comme entre projets et réalisations » qui modifient radicalement limaginaire social. Enfin, par-delà ses aspects techniques, le saint-simonisme est avant tout une poétique de la circulation qui veut que « de lentrelacement des trajectoires et de leur coordination [naissent] des figures belles et complexes comme celles que tissent les métiers à soie ». Et dune certaine manière, La Comédie humaine peut être considérée comme lune des plus belles réussites de ce programme.
Alexandre Péraud
Équipe Modernités
Université Michel de Montaigne-Bordeaux I
Espace public et territoires du pouvoir
dans le Paris de La Comédie humaine
Si lon admet que parler de territoire, cest toujours implicitement faire référence aux notions de pouvoir et de limite qui expriment les rapports quune collectivité entretient avec une portion despace, il savère alors que cette notion revêt, dans le Paris de La Comédie humaine, un caractère quelque peu paradoxal. En effet, bien que Balzac lutilise pour désigner des modèles despace qui se rattachent à des villes de province et à une économie encore profondément rurale, il ne lassocie jamais clairement à Paris. Et pourtant, la connivence, entre les personnages balzaciens et certaines configurations spatiales fortement identitaires, qui contribuent à latmosphère des multiples scènes de la vie parisienne, porte à croire quelle structure effectivement ses représentations de la capitale et de son espace public. Par conséquent, si lon veut mettre en perspective cette notion dans le Paris balzacien, il convient de rappeler le statut de cette ville dans luvre de lauteur.
Depuis la Révolution, Paris est devenu, pour Balzac, le lieu producteur et révélateur de la civilisation moderne, le lieu où, en 1830, la bourgeoisie sest saisie du pouvoir alors que dans les années 1820, la fraction supérieure de cette bourgeoisie, dominée par les banquiers Nucingen et Keller, contribuait dans lavidité de ses spéculations urbaines à la naissance dun « second Paris » ou « Paris moderne » qui, dans sa poussée vers le nord et louest, accélérait le décentrement de la ville, initiait de façon chaotique la refonte de sa forme et par contrecoup entraînait le refoulement de lancien Paris.
Partant de cette nouvelle centralité urbaine, jai essayé de mettre en perspective, dans le sens où elle a été posée de façon liminaire, la notion de territoire dans le Paris de La Comédie humaine. En particulier, parce quen se référant à cette centralité, lanalyse fait ressortir quelle joue un rôle majeur dans la construction des représentations du Paris balzacien et de ses territoires qui, allant de pair avec une nouvelle topographie du pouvoir, révèle la nature de son espace public.
Nouvelle centralité et nouveau dispositif territorial
Associée à la Bourse tout comme à la polarité sociale et symbolique du boulevard Montmartre et du boulevard des Italiens, la nouvelle centralité qui a remplacé le Palais-Royal représente le « cur » de la ville moderne. Secteur privilégié de la localisation dun nouveau pouvoir : la presse, celui-ci nest autre que le lieu où se concentre au XIXe siècle la vie parisienne. Elle na plus pour lieu la Cour et son espace public structuré par la représentation qui, pulvérisé, a entraîné la généralisation de lapparence démocratisée, signature et symbole de lespace public post-révolutionnaire. Cela veut dire que le miroir de la société ne pivote plus autour de lorigine éternelle et stable, que symbolisait le « cur » spirituel et géographique de lancien Paris, situé dans lîle de la Cité et inséparable de Notre-Dame, mais que la Révolution la précipité dans une autre dimension du temps. Celui de la ville moderne, lequel nest assujetti à aucune autre condition que lui-même.
Ainsi définie, il est indéniable que la nouvelle centralité occupe bien une place originale dans la manière dont Balzac appréhende Paris depuis la rive droite de la Seine et quelle en constitue le référent obligé. Et il est vrai quelle fonctionne comme un principe organisateur à partir duquel il invente et imagine, en lajustant à la ligne des Boulevards Madeleine-Bastille, la carte dune nouvelle figure territoriale, cest-à-dire la scène du pouvoir qui la produit et la scénographie des relations quil engendre entre les êtres et les choses. Ce qui implique dans le même temps une subdivision de la rive droite en trois territoires articulés à trois sections de boulevards qui fonctionnent les unes et les autres comme autant de scènes dexposition des diverses couches sociales qui les composent. Placée sous le signe de la division sociale de lespace urbain, cette carte révèle que les élites, prises dans lorbite de la haute bourgeoisie de la Chaussée dAntin, possèdent pour scène dexposition la section des boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens et Montmartre. À la petite bourgeoisie commerciale et industrielle revient la section des boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle, alors que le peuple dispose de la section des boulevards Saint-Martin et du Temple. À lévidence, un tel dispositif territorial offre une représentation horizontale des diverses stratifications sociales qui, après 1830, occupent plus particulièrement la scène urbaine et romanesque du Paris balzacien.
Signifié par le glissement vers louest de lélite sociale et le rejet vers lest des classes populaires, le processus dappropriation différentielle de lespace urbain montre que les rapports de force parisiens ne se situent plus, comme cétait le cas sous la Restauration, entre la Chaussée dAntin et le faubourg Saint-Germain, mais bien plutôt entre possédants et déshérités, entre exploiteurs et exploités, entre oppresseurs et opprimés. Révélateur des contrastes entre espace public bourgeois et espace public populaire, le pôle Madeleine-Bastille plante le décor dun face à face conflictuel. Sopposent ainsi laristocratie dargent, favorisée par un régime de monarchie parlementaire à suffrage censitaire où seuls les titres de propriété confèrent le droit de vote, et le « monde qui na rien » dont la passion égalitaire alimente chez les possédants lobsession des barricades. Ce qui revient à dire que la forme de ce territoire structurée par la géographie des fortunes exprime les contradictions sociales, économiques et politiques du libéralisme naissant.
Mais, comme on peut aisément limaginer, Balzac ne se contente pas de découper et de subdiviser un espace référentiel, topographique et toponymique. Parce que les lieux et les objets secrètent de la pensée humaine, il valorise et hiérarchise les scènes dexposition de ses territoires en fonction de critères délégance et de distinction. Plus encore, il se livre à un travail de nomination et délimitation qui, introduisant un univers décalé par rapport à lespace de référence topographique, construit lidentité et limaginaire de chaque territoire. Pour cela, il joue manifestement sur la valeur didentification de toponymes quil emprunte de façon significative au lexique et à la syntaxe de la géographie. Nombre de ces termes, qui rapprochent et confondent lespace référentiel et lailleurs, fonctionnent comme de puissantes métaphores spatiales. Et cest de la combinaison de ces éléments, qui créent des systèmes de rapports, déloignement et de proximité, de contraste et de dissonance, que résultent la sémiologie de ces territoires et les représentations de leurs différentes scènes dexposition.
Le Paris moderne
Étant donné la position géographique de la scène dexposition du Paris moderne, il faut admettre quelle signifie plusieurs choses à la fois. En effet, la « ligne du Midi », la section de boulevards reliant la Madeleine à la rue du Faubourg-Montmartre, est tout autant le support et la matrice du Paris moderne que la frontière entre lancien et le nouveau tissu urbain. À sa façon elle innerve le territoire du Paris attirant et il nest pas exagéré davancer quelle renvoie à la notion, utilisée par les géographes et les militaires, de « marche pionnière » qui, connotant le dynamisme et la conquête, se définit avant tout par des forces centrifuges, cest-à-dire orientées vers la périphérie. Linsistance balzacienne, sur le décrochage entre lancien Paris et le Paris moderne, renforce cette représentation de « marche pionnière » annexant et absorbant toujours de nouveaux espaces. Destiné à la création du sentiment des lieux, le registre lexicologique de Balzac, qui sert à projeter et à singulariser le territoire de la ville opulente, met laccent sur les charmes dune zone territoriale bénéficiant dun climat enchanteur et salubre. Ce dernier se trouve favorisé par les réalisations dun urbanisme qui sinspire des conceptions hygiénistes selon lesquelles « tout ce qui est en mouvement, en circulation, est sain ; tout ce qui stagne est malsain. Circulation de lair et des eaux, pénétration de la lumière sopposent à lentassement, la concentration de lair vicié, lexhalaison des miasmes et des odeurs méphitiques ». Point de vue que confirment les coordonnées géographiques de ce territoire qui dessinent un cartogramme dont laxe des boulevards, depuis « lÉquateur » du passage des Panoramas jusquau secteur de la Madeleine, structure un ensemble de quartiers solidaires dun réseau de rues et de places conciliant embellissement, hygiène et intérêt du commerce, les « latitudes les plus chaudes » et les « longitudes les plus propres de Paris [
] entre le 10e et la 110e arcade de la rue de Rivoli », les « contrées les moins crottées » du Faubourg-Saint-Honoré, le quartier Saint-Georges, la Chaussée dAntin, la rue de la Paix, la rue Neuve-des-Petits-Champs, la place Vendôme, la rue de Castiglione, etc. Si lon complète la lecture de ce cartogramme, il est indéniable quil offre une bonne lisibilité des frontières nord et est de cet ensemble territorial : dans un cas, « la ligne des boulevards extérieurs », dans lautre, la rue du Faubourg-Montmartre. Par contre, à louest, les délimitations en pointillé paraissent suspendues au lieu-dit du « cap de la Madeleine » qui représente lavant-poste de cette conquête de louest parisien annoncée par Balzac lorsquil écrit quen 1860 le « cur » de Paris sera « entre la rue de la Paix et la Concorde ».
Puisque la notion de frontière nest pas univoque, on peut affirmer que le faux ami anglais frontier qui nexprime pas une limite, mais au contraire, un espace ouvert, devant être conquis, nimbe limaginaire des représentations balzaciennes de la vitrine mondaine de ce territoire. Cest que, depuis les fastes de la Restauration et la formation dun Tout-Paris qui sest substitué à laristocratie, le déplacement du divertissement et de loisiveté sest définitivement opéré de la Cour vers le monde parisien du Boulevard, la portion du boulevard des Italiens comprise entre la rue du Helder et la rue Le Peletier. Du foyer de lOpéra à celui des Italiens, cest un lieu qui, pôle du nouveau pouvoir mondain, légitime par ses verdicts lappartenance à la bonne société née de « la triple aristocratie de largent, du pouvoir et du talent », autrement dit, « le patriciat de la banque, du ministérialisme, des journaux et de la tribune ». Si pour les provinciaux de La Comédie humaine, Paris est un espace de conquête et de réussite, cest bien là que tout se joue. Et parce que cest précisément là quil faut se montrer, ce lieu où se déplient les luttes symboliques par le moyen des apparences, fonctionne comme le détour obligé de tous ceux qui veulent conquérir la capitale. De fait, le héros balzacien, - on pensera à la figure emblématique de lambitieux, Rastignac -, sait toujours en cet endroit calculer ses manuvres pour parvenir à ses fins.
Ce faisant, laccumulation des signes dintégration au cercle exclusif de lélite sociale passe par linstallation des personnages, qui connaissent une telle trajectoire, dans les espaces résidentiels proches du Boulevard. Par là-même, suivant lexemple de laristocratie dargent, installée Chaussée dAntin, les membres appartenant au sommet de la hiérarchie sociale se différencient-ils du reste de la population parisienne en se regroupant dans les mêmes quartiers. Cest ainsi quil faut remarquer que la langue particulière à cet « esprit parisien » susceptible de nêtre compris « que dans la zone décrite par le faubourg Montmartre et par la rue de la Chaussée dAntin, entre les hauteurs de la rue de Navarin et la ligne des boulevards », laisse entendre que les beaux quartiers possèdent en quelque sorte léquivalent dune carte linguistique. On peut donc soutenir que dans ces « élégantes régions », les limites dun certain type de sociolecte et les limites territoriales recoupent et recouvrent les frontières de la ségrégation sociale.
En même temps, sorte de représentation permanente, la scène dexposition du territoire de la ville moderne fonctionne comme un miroir de la modernité. Vecteur de la ville devenue un marché, elle offre un condensé des séductions douces quelle étale dans lespace public transformé en espace de représentation de la marchandise qui prétend à la beauté. Balzac souligne les sortilèges de son pouvoir souverain qui, concrétisation dun rêve, module le désir de ceux quelle éblouit et enchante. Ce qui est sûr, en tout cas, cest quelle fascine, par exemple Lucien de Rubempré, le flâneur impénitent. Bref, il sagit de limaginaire territorial de la ville du plaisir devenue limage insigne dune modernité dévorante et dont le décor sapparente à une porte des « Mille et Une Nuits », à un espace exotique et sensuel qui véhicule tous les signes du rêve et de lailleurs. En outre, on notera que Balzac rend compte de lémergence dune nouvelle image du territoire urbain et de son espace public qui, support des échanges, du changement et du loisir, ne trouve plus son identité dans le paysage mais dans les flux qui ont pour raison dêtre le privilège que la ville moderne accorde à la circulation et à toutes les formes de mobilité.
Les contrées hyperboréales
Démarcation à valeur de disjonction, la rue du Faubourg-Montmartre constitue le point de passage dans lespace dexposition du territoire propre à la petite bourgeoisie commerçante et industrielle. Facilement identifiable, un tel territoire comporte un réseau de quartiers, de rues et de lieux plutôt bien balisés dans le Paris balzacien : rue Saint-Denis, rue Saint-Martin, rue des Lombards, rue des Bourdonnais, rue des Cinq-Diamants, rue Grenetat, la Halle, etc. Mais surtout, socle du nouvel état de droit, au critère de naissance sest substitué celui sacro-saint de la propriété, lomniprésence romanesque, dans cette partie de la ville, des personnages qui possèdent et qui produisent, permet de lever son cadastre territorial. Cette représentation témoigne du poids social de la petite bourgeoisie et de limportance de son éthique de la prospérité. Explicitement relié à laxe de la rue Saint-Denis, Balzac désigne ce territoire comme étant celui des « contrées hyperboréales ».
La formule évoque un espace soustrait aux variations des fluides atmosphériques et aux rythmes des respirations aériennes. Labsence de soleil et lomniprésence dun ciel toujours voilé renvoient à limaginaire dun paysage urbain en noir et blanc, cest-à-dire en gris. Comme souvent chez Balzac, des détails visuels fixent lidentité des référents. Dans lespace public monochrome, le « boueux » boulevard Bonne-Nouvelle et la ligne vestimentaire des « masses inélégantes » assurent cette fonction. La boue nest que la trace de la saleté fonctionnelle en provenance dun enchevêtrement de rues sombres et tristes qui recèlent les innombrables « cloaques industriels » dispersés et dissimulés dans lancien Paris. Signifiant labsence de vanité extérieure, le vêtement sombre et austère raconte le monde de la banalité répétitive où se reproduisent la vulgarité et luniformité. En somme, lon peut dire que ce territoire, lié à la consistance dun type dactivité, manifeste la victoire de lépargne, de la prévoyance et du calcul sur cette prodigalité que pratiquait, sous lAncien Régime, comme le rappelle non sans intention polémique Balzac, le grand seigneur de droit divin.
Car une telle dynamique, tributaire de lessor de la rationalité de léconomie capitaliste, dans laquelle rien néchappe au supplice de lutile, possède son revers. Dautant plus que pour Balzac, légalité, le moteur de lirrésistible ascension de la bourgeoisie depuis 1789, nest pas étrangère à labaissement de lart et des artistes. Dans le domaine esthétique, elle en est le pendant et le corollaire. Rien détonnant ainsi à ce que, dans lespace public des boulevards Poissonnière et Bonne-Nouvelle, « leffrontée boutique » donne à voir des « produits » qui remplacent les « uvres » personnelles dautrefois. Et rien détonnant, non plus, à ce que cette vitrine livre la carte géographique et symbolique des artistes sans talent. Nest-ce pas à cet endroit que les copies de Pierre Grassou, le peintre bourgeois, commencent à rencontrer le succès ? Avide de nouveautés à condition de retrouver lancien et les usages les plus dégradés de la visibilité, lespèce petite bourgeoise balzacienne manifeste, dans cette attirance pour le double et la laideur, sa bêtise et sa suffisance.
En tout cas, si lon envisage les choses du strict point de vue de la trajectoire des membres de lespèce petite bourgeoise, on peut prétendre que ce territoire nest quune étape. Et si la stratégie est le résultat dun plan, dun programme qui suppose une finalité et le recours à une série de moyens, ici largent et la propriété, il nest pas absurde de lassimiler à un espace stratégique. Fidèles à ce tissu urbain, cest bien là que les héros balzaciens de « lépopée commerciale » accumulent leur fortune de la Révolution à la Restauration puis triomphent sous la monarchie de Juillet. Grands bénéficiaires de la Révolution, ce sont eux qui accèdent finalement au sommet du pouvoir pour occuper lespace délaissé par laristocratie. Rien nillustre peut-être mieux ce processus que le changement dadresse de certains de ses membres. Cest par exemple le cas, dans les années 1840, de lancien caissier de La Reine des Roses de César Birotteau et ami de lillustre Gaudissart, Anselme Popinot, devenu ministre du Commerce et pair de France. Tournant le dos à lancien Paris, il sinstalle dans un hôtel de la rue Basse-du-Rempart qui, situé le long du boulevard des Capucines, se trouve à proximité du Ministère des Affaires étrangères. Attachée au prestige de largent, cette inscription territoriale participe de laffirmation du pouvoir souverain de cette nouvelle aristocratie qui incarne, aux yeux de Balzac, « la plus triste des aristocraties, celle du coffre-fort ».
Kamtchatka
Éloquent marquage symbolique, la « sentine ignoble » de la porte Saint-Denis annonce le Paris insalubre et dégradé dans lequel vit la « nation des faubourgs ». Ayant perdu sa signification neutre pour prendre un sens péjoratif au cours du premier XIXe siècle, le terme faubourg souligne bien la marginalisation des classes populaires à la périphérie de la ville. Parmi les faubourgs mentionnés, seul le faubourg Saint-Antoine, qualifié de « séminaire de révolutions», bénéficie dune appréciation généralisante. Elle insiste sur la concentration dune population hétéroclite qui, soumise aux affres du besoin et aux tourments du malheur, na manifestement pas despace à elle. Tout ceci suggère quil nest guère facile de délimiter ce territoire où sesquisse une géographie de la peur et de la violence. Indissociable de la représentation de lidentité des groupes sociaux, labsence même de carte suffit à montrer quil est étranger au personnel romanesque de La Comédie humaine. Pour lessentiel, il se réduit à sa scène dexposition, la « zone du boulevard des Italiens du peuple » ; lespace festif du Paris populaire qui, connu pour ses petits théâtres, recoupe la section du boulevard Saint-Martin et du boulevard du Temple.
Balzac nomme ce territoire le « Kamtchatka ». Caractérisé par un climat rude et un paysage volcanique, cest dire quil appartient, dans luvre romanesque de lauteur, à limaginaire dun territoire lointain et inhospitalier. Sa position géographique et sa nature hostile métaphorisent toute la distance et toute la différence qui existent entre la ville des dominants et celle des dominés. Chose importante, le recours à lunivers du tellurique et de léruptif na rien danodin. Évoquant un réservoir de forces incontrôlables, celui-ci fait écho à une série de mythèmes qui circulent dans La Comédie humaine. Ainsi, présenté dans le panorama de La Fille aux yeux dor, Vulcain est-il lun des noms donné par lauteur au « peuple » aux « mains sales » ; « figure du peuple en colère contre les lois » et véritable Hercule, Jacques Collin alias Vautrin, qui résout lindistinction du crime et de la révolte sociale, se voit certes décrit comme un « poème infernal » mais surtout comme un terrifiant « volcan humain ».
Limaginaire et la symbolique que véhicule la toponymie balzacienne renforcent létrangeté de ce territoire, qui se trouve associé à la présence de larchaïque et du menaçant. À savoir ce que les classes dominantes refoulent et redoutent : le spectre des classes laborieuses qui dans lespace urbain provoquent ces explosions que lon appelle révolte, émeute, révolution. Balzac occulte ces formes dinvestissement politique de lespace public par le peuple auquel il dénie fictionnellement tout statut de sujet.
Rien détonnant donc, si ce parti pris contamine la figuration inquiétante de lespace public populaire, que celui-ci ne se dévoile quà travers des pratiques nocturnes. Là encore, cest une série de détails, en loccurrence des composantes significatives dordre visuel et olfactif qui structurent les représentations de cet espace public. Marqueurs de lindignité sociale au XIXe siècle, les « guenilles » malodorantes signalent dans lespace public la présence furtive de ceux que les élites sociales de lépoque appellent les « barbares » ou encore les « sauvages » qui, assimilés à des hordes primitives, étaient censés menacer la civilisation. Les préjugés de lauteur, les fantasmes et les stéréotypes dune société sinscrivent dans un espace associé à la criminalité, la prostitution, la mendicité. Aucune surprise à ce que les lieux de plaisir de la « zone » accueillent un mélange dexclus, de déclassés et de marginaux. Philippe Bridau, le soldat perdu, ou encore Vautrin fréquentent les cafés ou les salles des petits théâtres. Aucune surprise à ce que lodeur et lhaleine des faubourgs imprègnent ces lieux. Et de fait, les « émanations populacières » du théâtre des Funambules indisposent la comtesse Fdora, la femme sans cur de La Peau de chagrin. Aucune surprise à ce que seules les figures issues du monde de la prostitution, comme Malaga, écuyère au Cirque Olympique ou Florine, actrice au Panorama-Dramatique, accèdent au statut de personnage et inscrivent leurs destins dans une série de trajectoires romanesques qui les métamorphosent en lorettes du quartier Saint-Georges. Par conséquent, on peut dire que le boulevard des Italiens du peuple révèle un territoire lié à tout ce qui se situe hors de la propriété et à tout ce qui se trouve « exclu de la parole qui fait lhistoire ». Dépourvu de pouvoir légitime, le peuple possède néanmoins celui de la peur qui domine le discours bourgeois de lépoque sur la marginalité urbaine et la dissidence sociale.
Finalement la mise en perspective adoptée semble suggérer que le remodelage de lassiette territoriale et de la topographique de la ville affecte uniquement et exclusivement les représentations du Paris de la rive droite. Or il importe dajouter que tout cela ne serait pas complet sans une évocation de la rive gauche qui subit effectivement les conséquences de ce remodelage et apparaît dans le Paris de La Comédie humaine comme un territoire défiguré et voué à labandon. Sensible à ce phénomène, Balzac ne partage pas toujours les inquiétudes de ses contemporains qui dénonçaient cette fracture urbaine et voulaient y mettre un frein.
En fait ce qui lintéresse avant tout, cest de donner forme et sens au mouvement dune ville dont la nouvelle centralité sordonne à présent autour du « centre des affaires » qui sest fixé « entre la Bourse et la Madeleine ». À plus forte raison parce que cette ville ne se laisse plus penser et représenter, dans laprès-coup de la Révolution, selon limaginaire de lancienne topographie du pouvoir. Non seulement parce que le cadre institutionnel de la société a changé mais également parce que Paris a changé de propriétaires : la bourgeoisie a remplacé le Prince.
Mettant en cause les représentations héritées de la ville classique, le lieu de prestige de la monarchie, organisé autour des places royales et des lieux de culte, il rend compte, à partir de la ligne des Boulevards Madeleine-Bastille, de lirruption dune nouvelle configuration territoriale dont la forme et la nature de son espace public expriment les contenus socio-économiques et les effets du capitalisme financier qui sapproprie la ville. Significatif à cet égard, dans le Paris de La Comédie humaine cest donc bien le « pouvoir politique et de la finance », que la bourgeoisie incarne à travers son association avec « la haute banque libérale » de la Chaussée dAntin, qui produit du territoire en le soumettant à la logique de la spéculation et à la puissance de largent qui, double symbolique de toute chose, dissout toute valeur dans son abstraction.
Jean-Dominique Goffette
Lycée Jules Ferry, Paris
Territoires privés, territoires publics
Si lon entend le « territoire » en son sens politique, cest-à-dire lespace qui peut être « tenu » par ce qui le domine, ce qui le conquiert et le défend, par ce qui sy joue de dispositions vitales et de significations, de maîtrise projetée dans les choses et dans les lieux, on rencontre dans cette notion lune des lois fondamentales exposées et appliquées par Balzac pour létude des « espèces sociales ». Cest la loi quil énonce ainsi dans lAvant-propos : « Lanimal a peu de mobilier, il na ni arts ni sciences ; tandis que lhomme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses murs, sa pensée et sa vie dans tout ce quil approprie à ses besoins » (CH, I, 9). Que Balzac propose cette loi comme un trait fondamental de différenciation entre lanimalité et lhumanité, est le moyen de faire porter lattention sur la dimension essentiellement « signifiante » des réalisations humaines. Il livre ainsi lune des formules de « représentation » sans doute les plus fécondes, en ce que celle-ci commande à la fois la « sociologie » balzacienne et lesthétique narrative qui porte avec elle cette « sociologie ». Cest sur cette réflexivité particulière de lhumanité, que lon peut assimiler au propre du « langage », que Balzac fonde la science des « signes » quest linvestigation « physiologique ». Le texte « narratif-analytique » balzacien sattache à ce pli par lequel lhumanité se dessine elle-même en seffectuant, en se composant, par projection de signes, par inscriptions de sens. Dans le volume des fictions narratives, cette effectuation passe par lappropriation despaces : Balzac désigne en effet une force dempreinte particulière sur les choses et sur le cadre, qui rend lisible ce qui se trame dans lespace : il sagit de lire là (de donner à lire) les marques de sens qui se jouent entre les humains, et de déchiffrer (de donner à déchiffrer) les pouvoirs, les passions, les désirs qui sinscrivent dans la matière des choses, des corps, des décors.
Appropriation, puissance, maîtrise, mais aussi dépendance, soumission, humble adoption, le récit de ces signes se propose en une composition de « territoires » qui fait apparaître la consistance intime des liens, et rend sensible la conjonction des êtres ; et qui dispose, en une visibilité toute particulière, les marques et les combats intimes de lHumanité.
Je propose den suivre les tensions dans quatre brèves « scènes », choisies pour les variations quelles permettent de repérer dans cette dramaturgie des territoires, principalement en ce qui concerne le partage entre territoire privé et territoire public.
En effet, le texte balzacien est comme une effraction. Littré souligne, dans lentrée « Privé, ée, adj. » de son Dictionnaire, la protection dont doit bénéficier la vie privée : « La vie privée doit être murée. Il nest pas permis de chercher et de faire connaître ce qui se passe dans la maison dun particulier ». Respecter le « mur de la vie privée » est un impératif de cette société nouvelle. Ainsi Stendhal écrit-il dans une lettre du 31 octobre 1823, que cite Littré dans une « Remarque » qui fait suite à son article : « Je nose continuer de peur dentreprendre sur la vie privée dun citoyen, qui, comme la si bien dit M. de Talleyrand, doit être murée. » À lopposé, le propos des fictions balzaciennes est bien, entre autres visées, de lever le mur de la vie privée que la société se bâtit, dentrer dans les espaces cachés qui abritent le cur des intimités, mais précisément toujours pour déceler, et exposer, lambivalence constitutive de la territorialité subjective : létude « analytique » y trouve ses éléments et ses principes de classements, la « scène » sa dynamique dramatique, luvre sa mobilité et ses différenciations internes, et peut-être son « unité de composition », si celle-ci est dans la visibilité donnée à la représentation que lHumanité compose sans cesse delle-même, en tant quelle se donne comme Société.
Au tout début de La Cousine Bette, Balzac compose une admirable chorégraphie « socio-physiologique », pour une séquence de rencontre, et dentretien (CH, VII, 55-58). La « scène » commence dans la rue, dans lespace public, parfaitement identifiable, où se nomment presque delles-mêmes les choses nouvelles, et le texte littéralement apporte le personnage dans le mouvement des objets :
Vers le milieu du mois de juillet de lannée 1838, une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords cheminait, rue de lUniversité, portant un gros homme de taille moyenne en uniforme de la Garde nationale (ibid., 55).
En regard, quelques lignes plus loin, la physionomie du personnage sexpose, avec les signes dune ostentation satisfaite :
Aussi, croyez que le ruban de la Légion dhonneur ne manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi dagréables sourires adressés à de beaux yeux absents (ibid.).
Le regardant-regardé dessine en réciprocité lespace de sa propre visibilité publique, autour du secret de sa pensée.
Le tour suivant est une « entrée », lentrée dans un « hôtel qui demeurait dans sa forme primitive au fond [dune] cour diminuée de moitié » (ibid.) :
Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite, et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du rez-de-chaussée de lhôtel dun air qui disait : « Elle est à moi ! » Les portiers de Paris ont le coup dil savant, ils narrêtent point les gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante ; enfin ils connaissent les riches (ibid., 56).
Lidentification sociale est une « science » publique. En ce seuil, Balzac organise une distribution rapide, toute en mouvements, des personnages. Une brève biographie suffit à situer le propriétaire des lieux, (« Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron Hulot dErvy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien intendant-général darmée, et alors directeur dune des plus importantes administrations du ministère de la Guerre, conseiller dÉtat, grand officier de la Légion dhonneur, etc. etc. », ibid.), et une courte séquence à introduire, à proprement parler, le personnage initial, en le nommant : « Admis aussitôt quun domestique en livrée leut aperçu, cet homme important et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du salon : M. Crevel ! » (ibid.). De lintrigue se dessine aussitôt : « En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui le portait, une grande femme blonde, très bien conservée, parut avoir reçu comme une commotion électrique et se leva » (ibid.) ; intrigue qui se démultiplie, en une substitution véritablement théâtrale, par la sortie arrangée de deux autres personnages : « Après avoir gracieusement salué le capitaine, Mlle Hortense Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiquelle eût cinq ans de moins » (ibid., 56-57). La distribution des rôles et le partage des êtres sont très rapides, visuellement marqués, et finalement stabilisés en un dispositif complexe par lequel la baronne Hulot délimite son propre territoire, celui dune intimité prudente, cachée et ouverte à la fois :
« Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup mieux que dans ce salon pour causer daffaires », dit Mme Hulot en désignant une pièce voisine qui, dans lordonnance de lappartement, formait un salon de jeu./ Cette pièce nétait séparée que par une légère cloison du boudoir dont la croisée donnait sur le jardin, et Mme Hulot laissa M. Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût y venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également la porte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sa cousine quelle vit établies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin dentendre ouvrir celle du grand salon, si quelquun y entrait (ibid., 57-58)
Les précautions de ces phrases désignent une scénographie qui circonscrit lespace privé au bord des regards et des intrusions : de la rue au « salon de jeu », cette « entrée » crée de lintrigue en faisant glisser dun espace à lautre, depuis lostentation publique jusquà lintimité aménagée, de Crevel à la baronne Hulot, les paragraphes miment le partage entre les lieux, pour se suspendre dans le territoire de laffrontement privé, où se « joue » la suite du récit.
En ce territoire ainsi délimité, Balzac fait surgir une sorte de vérité singulièrement subtile : « En allant et venant ainsi, la baronne, nétant observée par personne, laissait dire à sa physionomie toute sa pensée ; et qui laurait vue, eût été presque épouvanté de son agitation » (ibid., 58). Lintime nest vrai quexposé pour « personne », quand il est hors de portée pour autrui : lon est bien là dans le « propre » de la fiction, avec cette capacité de « voir » les subjectivités dans ce qui de celles-ci se manifeste en dehors de tout regard, cette capacité dêtre présent dans le monde intime des sujets avec le regard de « personne ». Cet étrange « effet de vérité » est souligné encore par le retour à la représentation « publique », maîtrisée : « Mais en revenant de la porte dentrée du grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve impénétrable que toutes les femmes, même les plus franches, semblent avoir à commandement » (ibid.).
Le roman seul, tel que Balzac le développe alors, peut faire jouer ainsi, avec une telle vitesse et une telle évidence expressive, lintrication des espaces et des territoires, dans le mouvement des êtres qui ladaptent à leur propre intérêt, à leur propre sentiment.
En contraste, lon peut considérer dans Le Curé de village la démonstration qui est étendue dans lampleur dun espace-paysage, et dans la production dune figure-paysage qui devient lexposition métaphorique de lespace privé. Balzac pose explicitement la leçon de la métaphore, dans le regard porté sur le paysage :
Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle, muet dailleurs : pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans la plaine, le silence dans la forêt ; çà et là, quelques fumées dans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme sa maîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celui qui y règne, son esprit y plane (CH, IX, 758).
Cette « loi » dimitation est au centre de la mimesis balzacienne, comme motif dexposition des espaces, des décors, des choses, comme signes, et comme effet de vérité lisible. Dans Le Curé de village, Balzac létend à la totalité du territoire, en une figure où se nouent la visibilité de la nature et son intériorisation par le personnage : lire le lieu, cest se lire soi-même, en un mouvement de spécularité que Balzac narrativise longuement dans ce livre :
Et à force de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par la même pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à la fois sauvage et ruinée, abandonnée, infertile, la gagna et répondit à ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elle aperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelque aride ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaient poussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint de moments en moments, lesprit de cette nature austère la frappa, lui suggéra des observations neuves pour elle, et excitées par les significations de ces divers spectacles. Il nest pas un site de forêt qui nait sa signifiance ; pas une clairière, pas un fourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des pensées humaines (ibid., 762).
La figure est forte, de lhumanité-forêt, de la forêt humaine, dans cette « correspondance » que la fiction déploie en récit, en pensées, en décision, comme en une « allégorie réelle » : « Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui la détermina à déployer pour son uvre cette persévérance tant admirée et de laquelle elle donna tant de preuves » (ibid., 763). La vérité du personnage est ainsi découverte, et accomplie, dans la leçon du territoire, lintime et le plus profond du « privé » sont suscités par lespace qui leur est donné :
Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cur, elle sy éveilla dune léthargie. « Je compris alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient être labourées aussi bien que la terre. » Cette vaste scène était éclairée par le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées grises chassées par un vent froid venaient de louest (ibid.).
Balzac élabore ainsi une relation qui devient plus quune simple métaphore entre le sujet intime et son territoire, mais qui est lexposition réciproque, de commune reconstruction, du sujet et de son territoire. En effet, le récit déploie alors le retour du plus caché, le crime initial, et sa conversion en reconstruction du pays, comme résurgence féconde (une vaste entreprise dirrigation est à luvre, comme dans la figure dun corps) et comme rachat du secret privé. Donner au territoire sa fertilité par dégagement de ses sources secrètes, par sa complète redistribution (en le faisant entrer dans lère moderne de lingénieur), est présenté comme lexercice dune énergie intime qui sy déploie en totale extériorité, en une objectivation absolue de soi. Létrange séduction de ce texte, qui se veut parfaitement édifiant, est de mettre en récit lentrelacs entre une « âme » et son territoire dexercice, de les rendre comme coalescents lun à lautre dans luvre dune résurrection, de disposer en chiasme lespace privé dune vie et lespace public dun territoire dans le récit dune commune révélation et dune commune transfiguration. Balzac invente la formule dune parfaite « parabole » réaliste, le roman construisant sa leçon morale par ses effets de réalité, et par la démonstration proprement narrative de sa fiction.
Lexposition finale du secret intime, avec la confession publique de Véronique Graslin, signe littéralement lopération dincarnation de lespace privé dans lespace public, par lempreinte profonde de lun dans lautre, pour le temps et pour la mémoire :
Ma vie connue a été une immense réparation des maux que jai causés : jai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre dici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords on en aura lombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc longtemps parmi vous (ibid., 868).
La vie qui respire dans le territoire : le territoire public est lassomption de ce qui dune volonté sinscrit en lui ; il est lespace des vivants, tissu de la mémoire qui est détenue en lui. Il y a là comme lavatar moderne dune mystique monarchique, transcrit dans le récit dune conquête de la prospérité économique.
Cest également dans la perspective dune capacité de retournement entre territoire privé et territoire public, étendue à une société entière, que lon peut lire LEnvers de lhistoire contemporaine. La dimension du temps et de la mémoire est indissociable de cet effet de retournement, et cest sans doute lun des modes les plus significatifs que Balzac invente pour répondre à lénigme de lhistoire moderne, histoire ouverte, indiscernable, dans lespace nouveau des énergies individuelles. Le titre même, LEnvers de lhistoire contemporaine, désigne explicitement cette logique de limpression, de lempreinte, de léchange entre passé et futur. Cette histoire dune société secrète entièrement consacrée à la bienfaisance, mais hors de toute visibilité, fondée sur le très violent secret antérieur que représente le personnage rayonnant en son centre, Mme de La Chanterie, dispose de manière particulièrement originale le chiasme entre lespace privé et lespace public, puisque, en loccurrence, laccès qui est progressivement donné au territoire privé de Mme de La Chanterie ouvre au dessein qui règne dans celui-ci de sétendre secrètement à la totalité de lespace public, pour en convertir et en retourner les valeurs.
Le cours du récit effectue, dans son début, avec une sorte de musicalité, le trajet qui conduit jusquau cur du territoire privé. Le point de départ est lui-même une figure de toute lhistoire de Paris :
[
] un homme denviron trente ans restait appuyé au parapet de ce quai doù lon peut voir à la fois la Seine en amont depuis le Jardin des Plantes jusquà Notre-Dame, et en aval la vaste perspective de la rivière jusquau Louvre. (CH, VIII, 217).
Le lieu suscite la pensée, il est lui-même déjà comme une pensée : « Ce point, au cur de lancien Paris, en est lendroit le plus solitaire, le plus mélancolique. Les eaux de la Seine sy brisent à grand bruit, la cathédrale y jette ses ombres au coucher du soleil. On comprend quil sy émeuve de graves pensées chez un homme atteint de quelque maladie morale » (ibid., 218).
Le parcours (rencontre énigmatique autour dun geste de charité, chemin vers les rues les plus secrètes de Paris) conduit vers une sorte de figure superlative du privé et de lancien, à la topographie décalée, incertaine :
En achevant ces mots, le prêtre ouvrit la porte de lappartement qui paraissait être le rez-de-chaussée et qui, sur la première comme sur la seconde cour, car il existe une petite cour intérieure, se trouve au premier étage. / Dans cette première pièce travaillait à la lueur dune petite lampe, une domestique coiffée dun bonnet en batiste à tuyaux gaufrés pour tout ornement ; elle ficha une de ses aiguilles dans ses cheveux, et garda son tricot à la main, tout en se levant pour ouvrir la porte dun salon éclairé sur la cour intérieure (ibid., 226-227).
Là, comme dans tant dautres moments des fictions balzaciennes, mais de façon peut-être plus saisissante par la précision et la progressivité de lapproche, qui mime la découverte, et létonnement, la scène devient visiblement, tout à coup, lexposition dune vie privée, avec les traits de son territoire intime, parfaitement délimité, entre dedans et dehors (le rôle des cours est ici nuancé avec minutie), pour faire de ce lieu le centre du plus « caché », mais avec la figure, comme sacrée, de lancien :
Le silence a peut-être ses degrés. Peut-être Godefroid, déjà saisi par le silence des rues Massillon et Chanoinesse où il ne roule pas deux voitures par mois, saisi par le silence de la cour et de la tour, dut-il se trouver comme au cur du silence, dans ce salon gardé par tant de vieilles rues, de vieilles cours et de vieilles murailles (ibid., 227)
Ce point retiré du monde moderne sera précisément le lieu du retournement de lhistoire, celui de leffort pour racheter ce qui dans le présent règne encore du silencieux secret du passé (il faudra que celui-ci soit à son tour exposé pour quil y ait une sorte de « rachat », au nom de Marie-Antoinette, la grande faute de la Révolution semblant être la figure déterminante) : en attribuant ainsi à la puissance silencieuse dun secret territoire privé le rêve dune action invisible sur la totalité du territoire public, Balzac invente une sorte de dialectique fantasmatique, par laquelle, au sein du réel, ce qui du passé tient au silence saurait devenir pleinement agissant, luvre narrative se devant den être la révélation.
La rencontre dans Les Martyrs ignorés du « vieux médecin âgé de quatre-vingt-dix ans qui demeurait dans une de ces rues étroites situées autour du carroi Saint-Martin et qui mènent à la Loire » (CH, XII, 740), offre encore, pour conclure, un autre exemple, qui permet de revenir à Tours, de lentrelacs entre le visible et linvisible, dans le moment dune ouverture de lespace privé singulier. La vision du personnage est une approche, dans la proximité qui pourtant isole celui-ci, et sauvegarde sa distance :
Sa maison avait une petite porte pleine dans sa partie inférieure et grillée par en haut. Quand jallai lui faire visite, je pus donc lapercevoir à travers les barreaux de sa grille, et crus me dispenser de sonner en lappelant par son nom, car il était sur la porte dune salle basse (ibid.).
Lapproche est une séparation : « Il ne me répondit pas, je sonnai très fort ; mais il ne remua point et resta planté sur ses pieds, devant la porte de la salle basse. La cour était si petite, quà peine existait-il entre nous un intervalle de quelques toises » (ibid.). Le personnage est à portée, et pourtant il garde en lui une énigme qui le retient, hors de nous. Balzac crée en de tels moments une sorte de passion de linterrogation, il impose une scénographie de linquiétude, et dit linaccessibilité de ce qui pourtant est parfaitement visible et lisible ; il rend sensible lespace de la distance infranchissable qui nous sépare de la vérité dun être :
En examinant ce grand vieillard vêtu de drap noir, habillement qui faisait ressortir ses cheveux blancs, en le voyant immobile et les yeux ouverts, jeus un vague sentiment de peur. Il nétait pas moins ruiné que ce vieux logis crevassé, garni de treilles dont les pampres lui caressaient le visage en courant au-dessus du linteau de la porte (ibid.).
Le personnage est posé pour lil dans lespace de son univers strictement privé, dans le décor de son passé : « Le clair-obscur de la salle où régnait un jour doux et où japercevais les meubles, le carreau blanc, la cheminée de bois que je connaissais depuis mon enfance, formait le fond sur lequel il se détachait, comme un portrait. » (ibid.). Pour lil, la découpe isole la figure dans lintimité de son fond. À linstant de son apparition, le personnage est suspendu dans lespace de sa vie privée. « Comme un portrait » : le texte désigne ce quil offre, la suspension de limage, et la manière dont celle-ci se détache dans le réel, dont elle insiste pour lil dans le temps du regard.
Le territoire étroit de la cour, ainsi distendu dans une proximité figée (lon peut imaginer la réalisation scénographique moderne dun tel moment de suspens, dénigmatique immobilisation), au bord de la douceur ancienne, familière, de la vie privée (« la cheminée de bois que je connaissais depuis mon enfance » est un magnifique détail) prend de cette manière une importance considérable, que la révélation que fait ensuite le personnage du vieux médecin élucidera : « Savez-vous ce que je voyais dans ma cour, sous mes pavés ? il sest levé de là, ce matin, des morts avec lesquels je causais, des personnes que jai soignées, que jai vues à leur agonie, pour lesquelles la science était impuissante, et sur lesquelles (ne dites jamais ceci) jai fait des expériences importantes » (ibid., 742).
Le sol est notre territoire, entre territoire privé et territoire public, mais il est également fait de lenvers de notre histoire, territoire des morts qui nappartiennent vraiment à personne. Dans Comment être autochtone, Marcel Détienne cite Braudel : « Vivants, nous sommes plus de 50 millions aujourdhui ; à eux tous, nos morts sont une vingtaine de fois plus nombreux. Et noubliez pas quils restent présents sous les pieds des vivants » Le sol, notre territoire, ne nous appartient pas véritablement, dans une telle conception de limplication des morts dans lespace des vivants comme dans la mémoire que donne au paysage Véronique Graslin , il est comme traversé par ce qui simpose à travers lui. Il y a une responsabilité inépuisable, une dette également, dans lappartenance à un sol, dans la délimitation dun territoire privé, pris sous le regard sans nom des morts. Lentreprise de Balzac est de faire surgir en grand nombre ces êtres précaires qui sont le passé de la société contemporaine, qui en ont dessiné et formé les territoires, privés et publics. Comme Michelet pour lhistoire, Balzac conçoit le travail de lécrivain « analytique » comme une uvre de « résurrection » symbolique.
De la scénographie sociale des jeux avec la discrétion et le secret, à la fantasmatique de limplication des morts dans la territorialisation, le propre du texte balzacien est doffrir une sorte de mobilité infinie entre lavers et le revers, de dédoubler les espaces entre le secret de linvisible et lexpression des signes, le roman étant lui-même, par la dramatisation narrative, une machine à retourner lenvers, à exposer lintime, pour offrir au jugement public les secrets des destins privés.
Jacques Neefs
Université Paris 8 et The Johns Hopkins University
II
LIEUX, NONLIEUX ET PASSAGES
Le bleu du ciel, immatériaux balzaciens
Mettre Balzac sous la double égide des titres de Georges Bataille et de Jean-François Lyotard, cest le déplacer et le décaler dans un anachronisme voulu, lentrer par surprise et un peu par force dans des problématiques qui le bordent, du côté dune mystique du sublime, dun religieux sans religion. Ainsi, notre titre, que lon aura limmodestie de trouver beau, nest sans doute pas un bon titre. Ou plutôt, il ne recouvre que lune des dimensions et des valeurs de notre objet, lespace-ciel. Celle précisément, paradoxale (et sans doute trop évidemment paradoxale) par rapport au sujet de notre rencontre, de nen être pas un, de nêtre pas objectivable. Contre la terre que lon arpente, que lon parcourt et mesure, celle que le savant toise et que le géographe décrit, celle, terroir ou territoire, que nos travaux appellent ; contre locéan même, autre, mais susceptible de romanesque dramatisé, sillonné de vaisseaux, peuplé de pêcheurs et de pirates, le ciel est vide, vertige vertigineux. Il nest perceptible quin absentia, par les étoiles, les nuages, la lune, les couchers de soleil qui éclairent les horizons et laccident des orages qui le spectacularisent, le substantent, rendent des couleurs à son azur transparent, et le sonorisent à grand renfort de tonnerre. Sans eux, on ny voit que du bleu.
En outre, par attachement matériel voire matérialiste au bas monde, par goût et sens du détail / du détaillé / du détaillable, par passion archéologique, par choix historien, tout un pan de La Comédie humaine semble résilier le ciel, inassimilable par et pour les us et coutumes didactico-narratifs de Balzac. Le ciel est sans partition donc sans cadastre, sans partage donc sans propriétaire, paysage sans pays : il offre le négatif, inversé, le contre-champ, dun certain espace romanesque, prédominant (?) chez Balzac ou du moins désigné préférentiellement, derrière son titre, par ce volume lui-même. Celui qui, distribué entre scènes de la vie de campagne, provinciales, parisiennes, englobe les bourgs, chefs-lieux, préfectures et sous-préfectures, cantons, arrondissements, départements dune France où les terroirs se territorialisent, où les provinces anciennes seffacent et se fondent en Province. Le ciel procure donc le contraire (lexact contraire) des circonscriptions de la modernité administrative comme des vestiges paysagés du passé.
Cela étant, cette opposition peut se concevoir comme une alternative. Car lici-bas, cest la sèche leçon des Paysans, est déchiré. Derrière ses grilles et ses barrières, illusoires protections de la propriété, le domaine des Aigues, scène des conflits humains et du dérèglement des murs, est irrépressiblement démembré, défriché, aplani. Le dénouement fait fable, qui prophétise par la bouche dÉmile Blondet : « Mon Dieu ! que deviendront les rois dans peu ! Mais que deviendront, avec cet état de choses, les nations elles-mêmes dans cinquante ans ?... » (CH, IX, 347). Dans le vacillement général des identités et des valeurs qui saccentue dans les derniers romans, malgré tous les quadrillages régulateurs de lespace public hérités de la Révolution et du Consulat, même la terre nest guère ferme. Elle est fracturée, menacée. Le placement des Paysans, en ouverture des Scènes de la vie de campagne, dément par avance la réalité des restaurations que les trois autres épisodes élaborent. Et le vieux Paris nest plus... Le ciel apparaît alors comme promesse didéal ou refuge, activée largement dans la pensée contemporaine au moins contemporaine du jeune Balzac , chez Maistre, Bonald, Ballanche, ou objet dun surinvestissement affectif, sur fond dorages désirés, chez Chateaubriand. En effet, il relève dune chronicité an-historique, sans âge et sans devenir. Le temps météorologique qui le gouverne, celui quil fait, beau, mauvais ou magnifique, figure, avec ses cycles, un tout autre ordre que le temps bouleversé des hommes, des vivants et des morts. Le temps du ciel, soumis au retour du même, des saisons et des lunes, ne sinscrit pas dans le temps historique, événementiel, imprévisible, incontrôlable. Espace à lécart de lhistoire, le ciel évite utopiquement ses hasards. Modèle dordonnancement naturel, il peut donc perpétuer un lieu symbolique ultime de valeurs, a fortiori si on le croit témoin dun plan divin. Cette potentialité darticulation compensatoire du terrestre, bousculé par lhistoire, et du céleste a, notons-le, pour effet dannuler la classique partition du corpus entre, dun côté, Lambert ou Séraphîta, le Balzac mystique-visionnaire suivi au plus haut des cieux par la blanche litanie des anges de Louis (CH, XI, 682), celui des successeurs de Baudelaire/Béguin et, dautre part, Les Chouans, Les Paysans, le réaliste, celui de Champfleury et alii. La ligne dhorizon ou déquilibre passe à lintérieur de chaque groupe de Scènes ou à lintérieur de chaque roman, en polarisations contradictoires mais tenues ensemble.
Une précision initiale. Le matériau lexical de La Comédie humaine a été rendu ces dernières années accessible en quelques clics sur support numérisé. La recherche balaie désormais exhaustivement les vastes séries des champs lexicaux/sémantiques. Il devient possible dinventorier et danalyser les situations, lorigine des regards, les effets didactiques, démonstratifs, poétiques, rythmiques conjugués dans les romans, bref, de comprendre la poétique balzacienne des ciels. Face à une telle énumération de tâches, lon est tenté destimer lentreprise danaïdesque ou parodique, surtout dans les bornes mesquines dun article, et de sourire de la vanité de leffort comme de sa patente inadéquation à son objet : on ne cadastre pas linfini, on ne grillage pas les nuages et le ciel ne se sublime quau défaut de sa représentation. On peut tout au plus reconstruire les possibles archéologiques, les disponibilités génériques, scénariques, discursives, bref les références qui modélisent et modalisent les représentations du ciel dans le moment balzacien. Pour, dans un deuxième temps, poser les lois balzaciennes appliquées au ciel et guetter leurs exceptions : repérer, en espérant des échappées, régularités et automatismes décriture. On voit lenjeu : Balzac est-il en capacité dexpérimenter hors de lui-même, de lemprise du « système » et du métier, de déborder ses présupposés, de résister aux urgences de la copie, de se permettre de rêver ? Quelle place les scénarios balzaciens laissent-ils à linconnu ?
Nous posons donc comme axiome de départ que le ciel constitue un fait culturel global, complexe, exceptionnellement significatif des mutations des cadres représentatifs, des symboliques du siècle ou des désymbolisations amorcées, investissant (ou investi par) la littérature : les poésies méditatives, harmoniques, orientales et dérivées, toutes les invitations au voyage et leurs récits, ce genre viatique tellement dépoque, traversant lair pur des montagnes, farouches, grandioses, tendant à Dieu ; les étendues immenses des déserts, mais aussi les vignettes et chromos du romantisme illustré, tous textes ou images dune culture qui recueille et conjoint les différents emplois disponibles du ciel, parfois dans un syncrétisme cuménique, par exemple pour une mystique sentimentalisée. Mais ce romantisme paysagé fut très tôt dévalorisé pour sêtre tant illustré depuis le pré-romantisme, de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre, de Chateaubriand à Lamartine, et abandonné aux épigones. Ainsi, observer le ciel au télescope balzacien impose de sonder une dimension contemporaine de la connaissance tout autant quun musée imaginaire. Car, pour épuiser la référentialité du lieu ciel, il faut encore le convoquer picturalement. Le ciel est donc moins motif ou thème que révélateur sensible, au sens photographique et chimique, des débats dépoque, en particulier de la laïcisation en devenir depuis que, à la suite de Newton et Leibniz, linfini est devenu une notion mathématique, apprivoisée par le calcul, depuis lémergence dune discipline météorologique identifiée comme science dès les années 1770. Mais il est encore un peu tôt dans le siècle pour que lastronomie soit devenue une science pour tous, comme ce sera le cas grâce aux astronomies populaires dAuguste Comte et de François Arago, ainsi quà Camille Flammarion et aux publications de vulgarisation scientifique, à commencer par Le Magasin pittoresque. Le ciel relayera alors la terre dans la curiosité publique et mobilisera les amateurs. Mais, malgré des travaux pionniers, le premier XIXe siècle reste encore passionnément attaché à lobservation de la Terre, derrière Buffon, Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. À ce titre, le Balzac de La Peau est son strict contemporain.
Pour la commodité de lexposé, distinguons très schémati-quement, ces valeurs générales, éparses des almanachs de village à lImitation de Jésus-Christ, danciennetés diverses mais déquivalente présence aux discours dépoque, et chacune porteuse dun réseau de connotations et dimages.
1) Lemploi météorologique courant, bénin mais signifiant, appartenant au « fond de la langue » (Le Curé de Tours, CH, IV, 216) : la pluie et le beau temps et autres considérations de météorologie vulgaire reviennent dans les conversations, notamment en campagne. Secondairement, la descrip-tion scientifique des mêmes phénomènes.
2) Le ciel métaphysique, le Ciel majuscule, « les cieux immenses de la métaphysique », disait Sténie à lorigine de lécrit (OD, I, 726), blancs comme les anges. Son archéologie religieuse est complexe puisque le ciel quon voit nest quun leurre : il nest pas le séjour des dieux ni celui de notre Père. En stricte théologie, Dieu est len-dehors, lau-delà des sphères célestes. Mais dans lusage courant dune théologie familière ou dune mystique en acte, sulpicien ou swedenborgien, le ciel vaut pour la figure divine et les élus qui laccom-pagnent. Cet usage peut relever chez les personnages des croyances ordinaires, de la foi éprouvée, ou de la réflexion démonstrative, de la familiarité du juron ou de lextase et de lélévation.
3) Le ciel de lesthétique, expression suprême du Beau au-delà des limites des formes et des uvres, un Beau mêlé indissolublement au Bien et au Vrai, depuis Lessing et la critique de limitation au nom de lexpression. Le sujet éprouve la beauté du monde dans la contemplation de linfini des ciels qui nourrit sa méditation. « Des millions détoiles rayonnant dans le sobre azur du dôme céleste ! La lune au milieu du firmament ! Une mer sans rivage ! Linfini dans le ciel et sur les flots ! ». (Chateaubriand, Le Génie du Christianisme).
4) Corollaire, le ciel état dâme, psychologisé, venant avec le paysage affect, lié au sentiment dun espace ineffable, dune perméabilité du ciel à lémotion, au rêve, au pressentiment, à laspiration vague, à toutes les mélancolies.
5) Enfin, en peinture, le ciel évoqué pour lui-même, quand le tableau sy implante. Celui-ci est lissue dune histoire longue, initiée depuis que les peintres de la Renaissance ont banni les fonds dor conventionnels et, en abaissant la ligne dhorizon, ouvert la composition sur le ciel, poursuivie depuis que les paysagistes du XVIIe et XVIIIe siècle ont joué des lointains brumeux des fêtes galantes, assis sur un nuage un ange ou un Cupidon, assorti des nuées dorage aux panoramas des marines ou des batailles, puis aux ruines, en un mot, fait des « ciels ». Mais, dans le XIXe siècle débutant, le ciel tend à être densifié en matière même de la toile. Ruskin qui entreprend vers 1840 sa série sur Les Peintres modernes a ainsi pu étudier ce quil qualifie de peinture au « service des nuages ». Le nuagisme (« cloudiness ») et la mise en scène du ciel furent selon lui les traits distinctifs du paysage moderne tel quen 1844 le Turner de Pluie, vapeur, vitesse lincarne. Avant les impressionnistes, les ciels se brouillent, perturbant les coordonnées géométriques des points de vue et des perspectives. La lumière ne révèle plus la beauté des sites ; elle dissout les formes dans « les merveilleuses constructions de limpalpable ». Peindre ce réel si peu matériel, cest sengager sans le savoir dans la longue translation vers labstraction, dans lécart peu à peu trouvé avec la chair des choses.
Ainsi, les ciels balancent entre la sagesse populaire, les platitudes météorologiques, la science et le sublime, une esthétique théologique (ou une théologie esthétique) et une écriture expansive des émois et des passions. Ces ciels pris dans leurs ambivalences, Balzac les renomme. Il sollicite et réactive continûment la mémoire sémantique du mot dans ses diverses acceptions et ses différents emplois. Mais, quelles que soient les figurations du ciel fixées en langue et en langages dont il hérite, il en traite rarement de manière distincte, autonomisée et étendue. On guette en vain, au détour de son édition Pléiade ou de son CDrom, une page descriptive en expansion, heureuse. Il faut des circonstances particulières, motivées par la topographie ouverte du lieu envisagé (les landes de Béatrix, locéan, le désert) ou la psychologie du personnage focalisateur (Félix de Vandenesse dans ses « retours profonds sur lui-même, [ses] élans prodigieux vers le ciel », Le Lys dans la vallée, CH, IX, 1054) pour produire, çà et là, de fugitives plages de paysages états dâme :
Jetez sur ces tableaux tantôt des torrents de soleil ruisselant comme des ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignées comme les rides au front dun vieillard, tantôt les tons froids dun ciel faiblement orangé, sillonné de bandes dun bleu pâle ; puis écoutez ? vous entendrez dindéfinissables harmonies au milieu dun silence qui confond. (1055).
Mais, même dans un tel cas, la description ne bascule jamais tout entière vers le ciel. Elle le rejoint, le cite, consent à le coloriser, à le faire voir, seulement par éclairs. Pourquoi cette retenue ? Par stratégie littéraire de distinction ? ne pas faire du Chateaubriand, ne surtout pas se romanticocoter. Après 1836, par crainte des lecteurs de feuilletons, allergiques aux tunnels descriptifs, interactifs et interventionnistes ? Par assujettissement de la description aux exigences du récit ? Sans doute. En effet, « morcelées, modulées, parsemées » (jemprunte cette triade à Raymonde Debray-Genette), limitées au nécessaire, les descriptions balzaciennes sont des séquences fragmentaires beaucoup plus fragmentées que ce quune opinion commune sur leur(s) prétendue(s) longueur(s) laisserait accroire. Elles font sens par des reprises, par exemple dans Le Curé de village, Le Lys, Illusions perdues, Eugénie Grandet, etc., quand la circonstance atmosphérique traduit le changement de climat moral, dans un trajet généralement déceptif, beaucoup plus quelles ne sont traitées en soi ou pour soi. Exemplaire de ce point de vue la double représentation de la vallée de Benassis dans un matin radieux « où le soleil enflamme un ciel pur » (CH, IX, 386) et dans l« une de ces matinées de décembre où le ciel est couvert dun voile grisâtre » (ibid., 598), assombrie par la mort du médecin. Cette instrumentalisation borne ou force le paysage, le contient et le contraint, refuse aux ciels et aux saisons de lâme une plénitude esthétique autonome. Balzac ne sait pas, ne veut pas être un lyrique, se donner et sabandonner au lyrisme, sauf dans la mystique.
Les pages ascensionnelles de la fin des Proscrits ou le dernier chapitre « Assomption » de Séraphîta, sont envol, élan, extase, jouissance dun voyage aérien vers là où « tout était à la fois, sonore, diaphane, mobile » (CH, XI, 855). En sympathie avec les textes, en osmose herméneutique, le Bachelard de LAir et les songes sattache au « rêve de vol » comme « ascension psychologique vécue » de Dante et Godefroid, Minna et Wilfried. Il les retire à lallégorie, à la littérature et à ses effets, pour en certifier ce quil nomme la « sincérité », le caractère d« expérience onirique réelle ». Sans doute. Mais faute dy croire, den éprouver la vibration, faute presque de les comprendre, la lecture contemporaine (la mienne toutefois) peine à en éprouver le frisson cosmique. Ces textes (en vérité tout aussi ou plus encore référencés que dautres, fusion de Böhme, Saint-Martin, Swedenborg ou Mme Guyon) ont pour nous cependant une singularité absolue. Mais les reconnaître singuliers ne suffit pas à emporter ladhésion, le partage.
À ces exceptions hérétiques près, le ciel balzacien apparaît majoritairement dépendant, voire redondant, saisi par le pacte métonymique qui structure son roman et par lunité de composition qui le lie. Le ciel mérite mention par analogie, par ce quil apprend sur un autre lieu ou comme indice dune situation ou dun personnage. Le ciel reflète (des sentiments, des émotions). Le ciel est un reflet. « Les arbres, lair, le ciel, toute la nature me semblait répéter le sourire de Fdora. », La Peau de chagrin, (CH, X, 167). De ce point de vue, le ciel est un détail, fonctionne comme détail, « détail immense » selon lexpression balzacienne. Fonctionnel, fonctionnaire du récit. Le ciel saccorde et se « confond », il prolonge. Il est semblance et contiguïté. Jappliquerai volontiers aux ciels parisiens la célèbre formule de Ferragus : « là, Paris nest plus ; et là, Paris est encore ». Quelques exemples de ces pratiques, de la confusion des espaces comme des continuités espace-personnage :
Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par dinsensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. [...] cétait un tableau plein dharmonies, une scène doù lâme humaine pouvait embrasser dimmuables espaces. (La Femme de trente ans, CH, II, 1180-1181).
Le ciel était sans nuages, la mer était sans rides ; dautres ny eussent vu que deux steppes bleus [sic] lun sur lautre ; mais nous [Louis et Pauline], nous qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, [...] nous nous serrions la main au moindre changement que présentaient, soit la nappe deau, soit les nappes de lair, car nous prenions ces légers phénomènes pour des traductions matérielles de notre double pensée. (Un drame au bord de la mer, CH, X, 1160).
Or, par une belle matinée de printemps où les feuilles ne sont pas vertes encore, quoique dépliées ; où le soleil commence à faire flamber les toits et où le ciel est bleu ; où la population parisienne sort de ses alvéoles, vient bourdonner sur les boulevards, coule comme un serpent aux mille couleurs, par la rue de la Paix, vers les Tuileries, en saluant les pompes de lhyménée que recommence la campagne ; dans une de ces joyeuses journées donc, un jeune homme, beau comme était beau le jour de ce jour-là [...], se promenait dans la grande allée des Tuileries. (La Fille aux yeux dor, CH, V, 1054).
De Marsay fait corps avec le paysage parisien et la couleur du ciel comme les Chouans avec leur terre, comme, quasi allégoriquement, Mme de Mortsauf : « Elle était, [...] le lys de cette vallée où elle croissait pour le ciel » (CH, IX, 987).
La lisibilité, la prévisibilité de ces dispositifs célestes en miroirs confirment, sil était besoin, lefficace de la sémiotique balzacienne et sa maîtrise du descriptif. Mais le plus neuf nest pas là. Il est dans lexploitation, lorchestration, de la polyvalence du ciel. Le ciel est alors exemplaire du brouillage référentiel généralisé par lequel Balzac opère sur le réel. Premier cas, une intégration calculée des clichés représentatifs quil aimante. Que lon nespère pas chez Balzac un flaubertisme anticipé, un effacement illocutoire du narrateur, laissant le cliché à sa seule mention, à son efficace tranquille, à son réalisme sociolectique, à sa simplicité stupide. Lui le ruse et le sature. Il a lironie indiscrète. Un seul exemple emprunté à Eugénie Grandet (CH, III, 1186) et à la lettre que, de retour des îles et fiancé avec Mlle dAubrion, linfidèle Charles adresse à sa cousine :
Je me suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à lheure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, nest-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ; non, je ne dois point vous tromper. Il sagit, en ce moment, pour moi, dune alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le mariage. Lamour, dans le mariage, est une chimère.
Ces nuages désignent par lapsus de lépistolier et dévoiement délibéré du narrateur limage attendue : létoile fixée au firmament, celle-là que se doivent de contempler ensemble ou à distance, pour conjurer labsence, les amants romantiques. Car ces nuages, dailleurs absents du manuscrit, sont sans référent préalable dans le récit. Jamais, dans la fiction, rien de tel na été décidé entre les fiancés du petit jardin. Lajout rend manifeste le caractère « convenu » de la référence et ostensible lironie. Cest une mémoire livresque ou imagière qui vient souffler à Charles son « procédé » (ce que le texte surligne littéra-lement : « Tonnerre de Dieu, cest y mettre des procédés, se dit-il », en signant sa lettre) qui se substitue à lauthenticité du souvenir vécu et remplace léternité lumineuse de létoile par le transit des nuages, emportés au vent mauvais de la trahison. Ils passent, comme la vie dEugénie va passer. Au dénouement, le Ciel semble reprendre ses droits, promis à celle qui « nest pas du monde au milieu du monde » [et] « marche au ciel accompagnée dun cortège de bienfaits » (ibid., 1198). Seule la foi pouvait sauver lépouse vierge de M. de Bon-fon[d]s.
Plus souvent, Balzac tend à mélanger les éléments discursifs mobilisés par le mot pour des effets de contrepoint et de contraste à divers degrés desprit, de satire ou de profanation. Un seul exemple mais significatif de cette interférence des registres, en loccurrence de la transcendance et de limmanence. Le Ciel ne sort pas indemne de ce passage du Curé de Tours (CH, IV, 204-210). Il sagit dun faux dialogue, en deux phases, entre deux prêtres également attachés à leur petit pré carré temporel. Dans cette séquence en partie muette, le ciel est présent en situation (deux abbés, une bigote, une cathédrale), et dans son acception symbolique, et dans sa version profane (par-dessus le toit, comme indice du temps quil fera). Entraperçu à travers les arcs de la cathédrale, il fournit à Birotteau des paroles de salut, du moins le croit-il, pour tenter de conjurer linsupportable mutisme observé par son hôtesse :
Après avoir regardé le ciel par le petit espace qui séparait, au-dessus du jardin, les deux arcs-boutants noirs de Saint-Gatien, le vicaire eut encore le courage de dire : « il fera plus beau aujourdhui quhier... ». / À ce propos, Mlle Gamard se contenta de jeter la plus gracieuse des illades à labbé Troubert, et reporta ses yeux empreints dune sévérité terrible sur Birotteau, qui heureusement avait baissé les siens. (ibid., 205).
Avec une virtuosité cruelle, la narration diffère alors la réponse par un suspens du temps diégétique occasionné par un portrait de Mlle Gamard, « figure typique du genre vieille fille » (ibid., 206-209), avant de renouer trois pages plus loin, le fil de lépisode :
« Oui, il fera beau », répondit après un moment le chanoine qui parut sortir de sa rêverie et vouloir pratiquer les lois de la politesse.
Birotteau, effrayé du temps qui sécoula entre la demande et la réponse, [...] quitta la salle à manger. (ibid., 210).
Birotteau en reste à lénoncé météorologique le plus prévisible, paraphrasé du proverbe (Après la pluie...) ; Troubert, qui avait peu avant mimé sa foi dans la Providence, en levant « les yeux au ciel par un mouvement de résignation » (ibid., 203), laisse un « temps » et un ange passer, avant que le ciel ne retrouve sa fonction séculière : dire le temps quil fait ou quil fera. Malgré lacquiescement de son rival, loptimisme affiché par Birotteau est démenti pour le lecteur qui sait la manuvre déviction déclenchée et la menace qui plane. Le Ciel a perdu sa majuscule dans cette réduction météorologique et ce contexte dintrigue prosaïque : en lieu et place de la discussion pastorale ou théologique induite par la fonction des deux desservants, se construit une scène dont le prétexte est lobservation du ciel à son degré le plus élémentaire et dont la finalité est toute dramatique, prise dans la sous-conversation équivoque et littéralement déplacée des regards et ses enjeux quasi érotiques (« la plus gracieuse des illades »).
Écrire La Comédie humaine, ce nest pas écrire La Divine Comédie. Le ciel nest-il plus quun être de langage ou un pur espace ? Il tremble sur sa majuscule. Sa désymbolisation entreprise sur dautres scènes, celles de la science, sa positivation, la réduction par le politique du religieux au très privé et aux chuchotements de confessionnal, Balzac à sa manière les accomplit, les anticipe, sans forcément les désigner. Il ne fait pas directement fiction de cette perte daura, et de la Mort de Dieu car la religion reste pour lui, sans excès despoir, le seul lien social plausible, sur un mode quil sait utopique, sur un mode que le roman dans sa liberté grande autorise encore. Doù, dans luvre qui sachève, lexpérimentation charitable et la mystique également improbable des Frères de la Consolation, ces « débris » de la « monarchie écroulée », confinés au pied de Notre-Dame dans une micro-société sectaire, auxquels il confie fictivement la gestion de la question sociale et/ou morale (LEnvers de lhistoire contemporaine, VIII, 241). Mais leur retrait et le titre même disent assez limpuissance de ces scènes de la vie de campagne à la ville, de ces Séraphîta urbains, de ces Saint-Jean bonaldisés.
Et pourtant, lurgente obligation de lici-bas est la seule « conclusion » de La Comédie humaine, commune à ses fins multiples : La Physiologie du mariage, seule étude analytique au t. XVI du Furne, livré le 19 août 1846, Le Cousin Pons, dernier roman rajouté dans le Furne, au tome XVII et livré le 18 novembre 1848, LInitié, dernière fin fictionnelle dans lordre de lécriture, paru en octobre 1848, la Pathologie de la vie sociale, dernier texte de La Comédie humaine, en catimini et sur la foi du Catalogue de 1845, depuis lédition Lévy. Les dénouements des dernières Études philosophiques sont autant de chutes. Les « deux proscrits, les deux poètes tomb[és] sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux ». Dante retourne « À Florence ! à Florence ! Ô ma Florence ! » et lenfant Godefroid au « sein maternel », dans un happy end régressif (CH, XI, 555). Lambert est enseveli, dans lîle du parc de Villenoix, sous « une simple croix de pierre, sans nom » (CH., XI, 692). Et Séraphîta sachève quand « Au dehors éclatait dans sa magnificence le premier été du dix-neuvième siècle. » (CH, XI, 860) : le ciel enregistre la découverte de son historicité et prend conscience de sa caducité. Cest le risque que doit affronter le dix-neuvième siècle.
Retournons pour conclure ce survol à lAvant-propos, ses leçons et ses lapsus. Les divers cautionnements qui sy orchestrent manifestent réciproquement leur inefficace. En dépit/ à côté de/ pour suppléer aux/ défaillances patentes de « la Religion, la Monarchie » (CH, I, 13), Balzac postule pour son uvre un ordre intérieur, régulateur, définitif, fondé analogiquement sur le système dévolution découvert par les naturalistes de son temps. Ce réancrage terrien qui est une manière de rehiérarchiser la société et den penser non historiquement les devenirs aurait pu ou dû rendre inutile la valeur dailleurs des ciels. De lefficace de cette tentative de classification/autonomisation, on sait trop quil faut douter. En dépit du sur-titre abusif de La Comédie humaine, (uvres complètes de M. de Balzac), de son organisation pyramidale voire de son aspiration vers le haut, « [une] assise, [
] sur laquelle sélèvent les Études philosophiques [...]. Au-dessus, [...] les Études analytiques », à cause du caractère fantomatique de ces dernières, la poussée contradictoire de lécriture livre les énoncés, en masse ingérable, à la centrifugeuse de La Comédie humaine. Linstabilité du ciel, son insignifiance relative est peut-être moins leffet dune perte des illusions, dun prosaïsme terre-à-terre, dune instrumentalisation des descriptions, que la conséquence mécanique dune « collection si volumineuse » (LHB, I, du 13 juillet 1842, 594), qui disperse et pulvérise ses matières. Le ciel et le territoire impliquaient permanence et stabilité, le monde balzacien, historiquement et structurellement, le mouvement et la menace, mais toujours (?) en recherche dAbsolu.
Isabelle tournier
Université Paris 8
Le lac et le salon
territoire, paysage et désir
dans Albert Savarus
pour In-Kyoung Kim
On prendra le parti denvisager la configuration romanesque du territoire. Cest pourquoi lon a choisi de restreindre le corpus à un roman, Albert Savarus, afin de suivre le détail dun travail de textualisation du « territoire » à léchelle dun système délimité ayant sa cohérence et ses besoins propres. Si le choix sest porté sur Albert Savarus, cest parce que la mise en abîme bien connue qui le caractérise (lenchâssement dans le roman dune nouvelle composée par le héros éponyme : « LAmbitieux par amour »), permet de poser deux espaces antagonistes, celui de Besançon où sancre le récit encadrant et celui de la Suisse, de lItalie et de leurs lacs où séchappe le récit encadré. À la différence de bon nombre de romans balzaciens, Albert Savarus nest donc pas fondé sur lopposition classique et structurante Paris / province, mais sur une dissociation entre dune part « le territoire de Besançon », la Comté, à partir duquel le roman joue dun très fort effet denracinement, et dautre part létranger, la Suisse et lItalie, qui vient problématiser cet effet denracinement et la notion même de « territoire ». Le « territoire » bisontin est donc comme creusé, travaillé, par un espace autre, les deux espaces ne se comprenant que lun par rapport à lautre, dans le couple dynamique quils forment et dont on entreprend ici de saisir les enjeux romanesques.
Notre hypothèse sera que cette configuration romanesque de lespace sert à constituer lérotique mise en place par Albert Savarus, quelle est à la fois le support concret et la meilleure symbolisation des lois du désir dans le roman. Quelle est une structure dordre érotique plus encore que géographique. Autrement dit, il sagira de voir en quoi le territoire construit et aide à déchiffrer une réalité affective. Pour cela, on reconstituera dabord le couple des deux espaces antagonistes du roman, qui en est comme le noyau énergétique ; puis on en envisagera la signification érotique avant de constater que ce travail de textualisation trouve son point daboutissement dans le motif du lac des Rouxey, sur lequel se clôt le roman et auquel on réservera une place de choix dans lanalyse.
Le « territoire de Besançon » et le « paysage » du lac
Le premier lieu posé par le roman est explicitement défini comme un « territoire ». Il sagit du « territoire de Besançon », dont le baron de Watteville collectionne « les fragments géologiques » tout comme il amasse les coquillages et les insectes. Ce qui donne à la notion son sens directement géographique, physique. Toutefois, sil est réalité géologique, le « territoire de Besançon » est aussi, et surtout, réalité socio-politique qui transparaît dans léquivalence constante que le roman établit entre « la Comté » et Besançon ainsi que dans les quelques traits fortement accusés qui dessinent une spécificité bisontine. Le premier de ces traits est larriération de Besançon, qui échappe à la modernité : « nulle ville noffre une résistance plus sourde et muette au Progrès » (919-920). Au point dêtre « la ville la plus immobile de France » (985). Le second trait caractéristique, largement plus appuyé, est limage dun espace clos et fermé sur lui-même, hostile à toute intrusion du dehors. Besançon est de fait la ville « la plus réfractaire à létranger » (985), « jamais un étranger, un intrus ne sest glissé dans ces maisons » (920). Le « nom expressif » de « la colonie » donné par les Bisontins à tous « les administrateurs, les employés, les militaires, enfin tous ceux que le gouvernement, que Paris y envoie occuper un poste quelconque » (920) souligne on ne peut mieux cette assimilation de Besançon à une place forte absolument rétive à toute greffe qui viendrait entamer son intégrité.
Le territoire de Besançon est un espace strictement quadrillé, tout y est « classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté » (926) et la ville multiplie les murs et les frontières de tous ordres (réels ou métaphoriques) qui cloisonnent et compriment. Rien ne le montre mieux que léducation de Rosalie, « élevée dans lenceinte de lhôtel de Rupt que sa mère quitta rarement » et « fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse et par le despotisme de sa mère qui la tenait sévèrement par principes » (922-923). Cette éducation comme compression de lesprit (931) que Balzac condamne ici comme ailleurs, sinscrit dans la logique territoriale de Besançon qui est repli et fermeture, verrouillage et non ouverture et dilatation. On en trouve confirmation dans la cartographie romanesque du territoire bisontin. Elle se réduit en effet à quatre rues adjacentes qui forment ce quAnne-Marie Meininger a justement nommé « le quadrilatère de laction dAlbert Savarus. » Cet effet de resserrement spatial est corroboré par lassimilation posée dès la première phrase du roman du « territoire de Besançon » à un seul lieu, le salon de lhôtel de Rupt. Or, cest un lieu intégralement politique. Cest là que se réunit la société légitimiste de Besançon, cest là quont lieu les discussions politiques concernant les élections et cest là quAlbert Savarus doit être impatronisé candidat le soir de sa mystérieuse disparition (1004). En ce sens, le salon est un avant-goût de la « Chambre » des députés, lieu par excellence du politique. Le salon Watteville fonctionne en tandem avec le palais de justice dont il est le prolongement et comme lannexe, comme le prouve la scène inaugurale qui voit labbé de Grancey réintégrer le salon Watteville pour y relater le détail du procès qui la requis pendant vingt jours et qui impliquait larchevêché défendu par lavocat Savaron. Le motif du procès est dailleurs révélateur. Grâce à Savaron, « la propriété des bâtiments de lancien couvent [que lhôtel de ville voulait sapproprier] reste au Chapitre de la cathédrale de Besançon » (915). Demblée, le « territoire de Besançon » est un espace à conquérir ou à défendre. Il est lobjet dune lutte politique, un enjeu de pouvoir entre « notre hôtel de ville » (i.e. le gouvernement juste-milieu, le pouvoir civil) et le « Chapitre de la cathédrale » (le pouvoir religieux et le tissu légitimiste de la ville). Bien plus que sur une géologie ou une géographie, cest donc sur une socialité (étanchéité et compression des espaces, enfermement) et sur une politique (les luttes inaugurées ou réactivées par 1830) quest indexé le « territoire de Besançon ».
Ce dernier nacquiert sa valeur romanesque que dêtre opposé à un espace autre quinstalle la nouvelle « LAmbitieux par amour », dans laquelle Albert Savarus narre sous les traits de Rodolphe sa rencontre émerveillée avec Francesca, duchesse italienne en exil en Suisse. Ce second espace est donc celui de létranger, de la Suisse (dans la nouvelle) puis de lItalie (dans les lettres dAlbert à Francesca). Quil sagisse de la Suisse ou de lItalie, létranger est dans les deux cas réduit à un espace emblématique : le lac ; lac des Quatre-Cantons où a lieu la rencontre des amants, lac de Genève où quelque temps après ils se revoient, et lac Majeur, où Francesca sest installée tandis quAlbert tente de se faire un nom à Besançon. Cet espace du lac, qui nest à aucun moment assimilé à un « territoire », inverse quasiment toutes les caractéristiques de Besançon et du salon dont il semble la contre-épreuve.
Si ce dernier concourt au code de figuration réaliste auquel obéit globalement le roman en ancrant très fortement le récit dans un temps et un espace parfaitement circonscrits, lespace étranger, le lac, concourt à leffet strictement inverse. Il produit une sorte de dé-territorialisation du récit. La raison en est simple. Le lac suisse est construit par le roman comme espace dé-réalisé. Dabord parce quil sagit dun espace littéraire, écrit, qui apparaît dans une fiction insérée dans le récit : on ny a donc accès que par la médiation de lécrit (la nouvelle « LAmbitieux par amour »). Ce que confirment les lettres dAlbert à Francesca qui évoquent le lac Majeur : ce nest quau niveau dun récit enchâssé (ici la lettre) que la description de cet espace idyllique quest le lac peut se faire. Au niveau de lénonciation, la mise en abîme, le relais énonciatif (récit/nouvelle ou récit/lettre) dé-réalise donc dentrée de jeu lespace lacustre.
Ensuite, et conséquemment, parce que le lac, espace écrit, est en outre, au niveau de lénoncé, un espace du déjà écrit. La description du lac des Quatre-Cantons est en effet saturée de références littéraires. Avant même dêtre information (un espace servant une figuration réaliste), le lac est indice, convocation dun intertexte massif et voyant. « LAmbitieux par amour » cite explicitement Richardson et sa Clarisse Harlowe dans le premier nom sous lequel se présente Francesca, Fanny Lovelace, mais surtout se nourrit de très nombreux emprunts à La Chartreuse de Parme de Stendhal et à ses évocations des lacs italiens. On a depuis longtemps relevé ces allusions, dont on ne dressera pas ici la liste, facile à établir. On préférera interroger le sens de ce tissu stendhalien dans la nouvelle dAlbert. Parler d« hommage » indéniable à un écrivain admiré et mort au moment même de la composition dAlbert Savarus (printemps 1842) comme la fait Henri Martineau ou plus récemment Jean-Pierre Saidah, ne résout pas la question de la valeur de ces allusions dans le système dAlbert Savarus. On dira plutôt que, dune part, Balzac cherche à produire par ces allusions un effet de surenchère littéraire qui dé-réalise lespace lacustre ; que dautre part il renvoie à une esthétique du paysage que Stendhal pratique dans La Chartreuse et qui soppose à celle du « territoire » dont Balzac use pour décrire Besançon. Un rapide sondage lexical le confirme : la seule occurrence de « territoire » renvoie à Besançon et cest le terme de « paysage » qui est à linverse appliqué au lac et à lui seul.
La configuration romanesque de lespace dans Albert Savarus se précise ainsi en une opposition, à la fois énonciative et esthétique, entre le territoire et le paysage. Si le territoire (Besançon et son salon) est construit comme réalité politique, le paysage (le lac) nest appréhendé que comme réalité esthétique, dépolitisée. La pratique balzacienne concorde ici avec la définition du paysage proposée par Alain Corbin qui affirme : « Il me semble que nous pouvons parler de paysage à partir du moment où lespace est offert à lappréciation esthétique. » Le lac est le lieu de la vacance du politique. Certes, Francesca et son mari sont sur les lacs suisses des exilés politiques : libéraux ayant soutenu la révolution napolitaine, ils ont fui la domination autrichienne qui a repris les rênes du royaume dItalie. Mais précisément, le lac suisse offre un refuge, un lieu où la politique est littéralement neutralisée. Rodolphe quant à lui y passe tout simplement des « vacances » (939). Dès lors, le lac suisse nest le lieu dorigine ni de Rodolphe, ni de Francesca : ils y font tous deux figure détrangers (sous deux formes différentes : tourisme/exil). Le lac symbolise donc demblée une opération de dé-territorialisation. Il devient lespace où les déterminations qui pèsent sur lidentité seffacent et se brouillent. À linverse du territoire bisontin où tout est « classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté » (926), le paysage lacustre déjoue et déroute toute tentative de fixation des identités. En témoignent les multiples noms et statuts de Francesca. Elle est successivement Fanny Lovelace anglaise désargentée, Francesca Lamporani « boutiquière » milanaise (952), princesse Gandolphini de Rome, fille du prince Colonna, duchesse dArgaiolo de Florence née princesse Soderini et enfin duchesse de Rhétoré. Identités qui la font tantôt pauvre, tantôt riche, tantôt bourgeoise, tantôt noble, tantôt fille, tantôt épouse. On pourrait en dire autant, sur le plan énonciatif, dAlbert qui, dans cette fiction autobiographique, tout à la fois est et nest pas Rodolphe, la dissociation des prénoms suffisant à créer le doute. Le lac se définit donc demblée comme un espace du décloisonnement et du miroitement, de la fragmentation identitaire. Les catégories habituelles, sociales, de saisie de lidentité sy défont, sy révèlent non pertinentes. Cest en quoi il est apolitique et ouvre sur un espace qui est presque celui de lutopie. Par où il est lantithèse du « territoire ».
Cela est confirmé par la reprise dans la nouvelle de lesthétique stendhalienne et plus largement romantique du paysage, dans le traitement du lac. Cette esthétique peut se résumer dun mot : le sublime. Le lac est lespace du sublime. Le narrateur de la nouvelle insiste sur « le sublime spectacle du lac » des Quatre-Cantons (948) et Albert dans ses lettres à Francesca évoquera le « sublime paysage » du lac Majeur avec ses « orangers en fleur » (982), motif stendhalien sil en est. Sur les quatorze occurrences de ladjectif que compte le roman (ce qui est beaucoup), la plupart (10) renvoient au paysage lacustre et au bonheur que les amants y trouvent. Cette fréquence de ladjectif loin dêtre « insolite » comme lécrit J.-P. Saidah, est parfaitement logique et concourt à lopération de dé-territorialisation que produit le paysage lacustre. De fait, le sublime est par définition ce qui dépasse le paysage, en déborde les frontières et la matérialité géographique, ce qui le fait accéder à une dimension autre métaphysique. Ce dépassement du paysage vers un au-delà du visible, quon appellera avec le narrateur de la nouvelle « le lointain des rêves », fait du paysage lacustre le lieu même de limaginaire et de la poésie. Sur le lac des Quatre-Cantons :
Les paysages qui de Lucerne à Fuelen environnent les eaux présentent toutes les combinaisons que limagination la plus exigeante peut demander aux montagnes et aux rivières, aux lacs et aux rochers, aux ruisseaux et à la verdure, aux arbres et aux torrents. Cest tantôt daustères solitudes et de gracieux promontoires, des vallées coquettes et fraîches, des forêts placées comme un panache sur le granit taillé droit, des baies solitaires et fraîches qui souvrent, des vallées dont les trésors apparaissent embellis par le lointain des rêves (939, je souligne).
Albert donnera explicitement la clé de lecture du « paysage » dans une de ses lettres, à propos du lac Majeur, où vit Francesca : « Mais tout est à Belgirate : là est la poésie, là est la gloire » (982). Contre lespace politique quest le « terri-toire de Besançon » se dresse donc lespace poétique du lac.
La nouvelle « Lambitieux par amour » peut alors reprendre à son compte lépigraphe de La Chartreuse de Parme, empruntée à lArioste : « Gia mi fur dolci inviti a empir le carte / I luoghi ameni » [Jadis des lieux charmants me furent de douces invitations à écrire], dans le lien quelle établit entre les « luoghi ameni » et lécriture. Le lac est un de ces lieux qui appellent lécriture, qui est un espace essentiellement littéraire, on la vu. Cette esthétique des « luoghi ameni », esthétique du sublime, saccompagne de tous les topoï afférents : accord des âmes (946, 953), promenades en barques, univers sonore mélodieux, etc. Cette surenchère dans le chromo romantique, stendhalien, nest ni ironique ni parodique. Elle ne vise quà accentuer et à trancher au maximum lopposition des deux espaces du roman : le « paysage » sublime du lac et le « territoire » politique de Besançon. Lhétérogénéité énonciative que produit la mise en abîme est limage de lhétérogénéité des espaces. Le territoire de Besançon est travaillé de lintérieur par cet autre espace, celui du paysage qui inverse les données du territoire. Structure duelle, conflictuelle que soulignent, au niveau thématique, deux détails : les « vues » de Belgirate quAlbert a placées sur son bureau bisontin (981) et, dès la première page, lécusson suisse des Watteville « mis en abîme sur le vieil écusson [comtois] des de Rupt » (913). Deux détails symboliques qui inscrivent létranger, un ailleurs ouvrant sur le lointain et la poésie, au cur du territoire pourtant clos et rigoureusement cadastré de Besançon.
Territoire et désir
Cette configuration conflictuelle de lespace romanesque prend toute sa signification dans lérotique du roman, dont elle est à la fois le support et la meilleure traduction. La construction textuelle de lespace est directement engrenée sur les flux du Désir qui caractérisent les relations triangulaires des protagonistes principaux : Albert, Rosalie et Francesca, comme nous voudrions désormais le montrer.
Notons dabord quAlbert et Rosalie sont tous deux explicitement définis comme des êtres de Désir. Cest très clair chez Albert qui, sous les traits de Rodolphe, dresse de lui-même le portrait suivant : « Chez lui le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout lêtre, le stimulant de limagination, la raison de ses actions [...]. Rodolphe désirait comme un poète imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies » (940). Ce ne lest pas moins chez Rosalie tout entière caractérisée par lénergie, la « romanesque audace » (924) de son ancêtre le « fameux Watteville » (913), encore aggravée par « la ténacité, par la fierté du sang des de Rupt » (924).
Le lac, réalité poétique, est tout entier construit comme un espace fantasmatique. En lui sorigine le Désir, il en est le principe. Le lac est dabord un espace féminin : il est systématiquement identifié par Rodolphe-Albert à la femme aimée, Francesca, qui dès lors apparaît comme la dame du lac. De fait, Francesca ne quitte le lac des Quatre Cantons que pour gagner celui de Genève avant de se fixer sur le lac Majeur. Le prince Gandolphini le soulignera plaisamment en lançant à Rodolphe quil retrouve à Genève : « ma femme, vous le voyez, est fidèle aux lacs » (960). Dame du lac, Francesca lest encore par le premier nom demprunt quelle choisit à Gersau : Fanny Lovelace, qui inscrit visuellement le lac et phonétiquement lamour (love) au cur même du nom de laimée. Un nom qui fusionne en une seule et même entité poétique et érotique le lac, la femme aimée et la littérature (via lallusion à Richardson). Cette dame du lac nest pas sans rapport avec la figure maternelle, dont elle est un très évident substitut. Le prouve la déclaration de Rodolphe à Francesca lors dune prome-nade en barque alors que la mère du jeune homme vient de mourir :
Je nai plus ma mère pour lui dire combien je suis heureux, elle a quitté cette terre sans voir ce qui eût adouci son agonie...
Quoi ? fit-elle.
Sa tendresse remplacée par une tendresse égale (953).
Francesca prend le relais de la mère et le paysage lacustre, entouré de ses montagnes, offre limage dun espace maternel et protecteur. Au point que le narrateur de la nouvelle peut parler de « seconde naissance » (953) de Rodolphe sur le lac des Quatre-Cantons, qui devient un lieu véritablement matriciel.
Espace féminin, le lac est le lieu de lamour, le lieu dune érotique. Le paysage lacustre est consacré, presque sacralisé, par la femme aimée, qui y imprime sa présence au point de le transfigurer. Rodolphe le dit sans ambages à Francesca lors de leur promenade en barque : « Si vous saviez de quelles couleurs, de quelle poésie vous venez de revêtir la chaîne du Pilate, le Rhigi, et ce magnifique bassin... » (952). Rosalie a la même réaction face au lac comtois des Rouxey, elle qui rêve d« aller aux Rouxey avec [Albert] pour [se] les faire consacrer par [sa] présence » (992). Le lac est bien un espace de projection fantasmatique du Désir. Cest à Rosalie encore quil revient dénoncer presque naïvement ce fonctionnement, lors de son arrivée aux Rouxey, quelle met immédiatement en relation avec les lacs de « LAmbitieux par amour » : « Ils se sont aimés devant des lacs ! Elle est sur un lac ! Décidément un lac est plein damour » (987). Cette dimension érotique du lac a des résonances autobiographiques, relevées depuis longtemps et provient pour une part des souvenirs de la rencontre de Balzac avec Mme Hanska sur le lac de Neuchâtel en 1833. Pour autant, la lecture biographique népuise pas le sens des ces éléments, pas plus quelle nen explique la valeur textuelle.
Car dans la configuration conflictuelle de lespace romanesque, à la pierre des « murs » et autres « enceintes » du territoire de Besançon qui sont liés à une socialité contraignante et étouffante incarnée par Mme de Watteville qui, née de Rupt, ne peut être quune « roche » (« Rupt vient évidemment de rupes », 914), soppose lélément aquatique, omniprésent, et toujours associé au désir. Ce sont toujours des images aquatiques, et plus spécialement lacustres, qui servent à dire ou métaphoriser le désir. Un exemple suffira à le montrer, limage de la barque par laquelle Albert, alors à Besançon, désigne son amour dans sa lettre à Francesca : « Mon Dieu ! combien je taime. Hélas ! jai mis trop de choses dans mon amour et dans mes espérances. Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie ! » (982). Cette barque métaphorique est une reprise de la barque réelle des promenades de Rodolphe et de Francesca sur le lac. Leau, dans Albert Savarus, quelle soit métaphorique ou réelle, est liée au désir dont elle dit la puissance fascinatrice. Ainsi, dans la nouvelle Rodolphe, après avoir quitté Francesca à Gersau, arrive à Genève « attiré par les eaux du lac où lattendait la belle Italienne » (958) et sinstalle non pas dans la ville, mais aux bien nommées « Eaux-Vives, en dehors des remparts » (958). Nul doute que sur ce point Albert Savarus se prêterait aisément à une lecture bachelardienne, quon nenvisagera pas ici, faute despace. Cette dimension fascinante du lac, Rosalie la très bien comprise, qui pour détourner Albert de sa dame lointaine, entreprend de lattirer au lac des Rouxey dont il démêlerait le procès. Elle sait que cest le lac qui est chez lui origine et moteur du désir. Du même coup, il lest aussi chez elle : cest la lecture de la nouvelle qui a produit chez Rosalie la révélation de lamour (« En lisant ces pages contagieuses pour elle, elle sétait dit ce mot solennel : jaime ! », 967-968), qui change la libido videndi et la libido sciendi de la curiosité en désir érotique.
Le lac, le « paysage », est donc le lieu où sorigine le désir, où il trouve sa définition. Il est lailleurs où le désir se fonde. À linverse, le « territoire » de Besançon est le lieu où il trouve à se mettre en uvre, à se matérialiser. On pourrait montrer, à la suite de Nicole Mozet, comment chez Rosalie la logique même du désir orchestre une transgression des frontières et des enceintes que multiplie Besançon, une pénétration voyeuriste des espaces. Bref, une effraction du territoire
La trajectoire romanesque dAlbert permet également de conclure à une signification érotique du rapport à lespace. Chez lui le couple territoire / paysage révèle la structure même du désir. On a vu que le lac et sa dame étaient lespace fantasmatique où le désir se fonde. Il faut en outre remarquer que la relation Albert-Rodolphe / Francesca nest pas sans rappeler lamour courtois du Moyen Âge. De fait, presque tous les éléments de ce paradigme médiéval sont repris. Lamour dAlbert doit séprouver et se prouver dans et par la distance. Francesca, explicitement comparée à une princesse du « Moyen Âge » dont Rodolphe serait le « vassal » « refoulé par la dignité » de sa dame (950), impose à son amant lépreuve suivante : « ce quil faut, cest aimer avec constance, avec persistance et à distance pendant des années, sans autre plaisir que de se savoir aimé » (963). Cest la définition même de lamour courtois. Fondée sur la distance qui sépare les amants, elle implique structurellement une dissociation des espaces : celui, idéalisé, de la femme aimée, lointaine et inaccessible (ici le lac, esthétisé sous la forme du « paysage ») et celui, socio-politique, où le chevalier doit mener à bien son épreuve (ici Besançon défini politiquement comme « territoire »). Le seul lien entre les deux espaces sera les lettres, figuration du lien du désir. Lérotique courtoise mise en place par le roman suppose donc une configuration duelle de lespace. Pour mériter sa dame, Albert doit réussir lépreuve. Celle-ci consiste tout simplement à pénétrer le territoire de Besançon, à se lapproprier. Autrement dit à réaliser limpossible, Albert figurant « létranger » (926) dans la ville « la plus réfractaire à létranger » (985) : lopposition nest aussi nettement tranchée que pour rendre plus glorieuse léventuelle réussite dAlbert. On voit que les caractéristiques du territoire bisontin obéissent aux besoins du roman plus quà celles dune représentation platement réaliste. Lépreuve amoureuse consiste donc pour Albert en une conquête du territoire, ou pour le dire autrement en une opération de territorialisation. Elle passe forcément par des voies politiques, puisque le territoire est une réalité politique. Cest-à-dire par la députation, qui est par définition identification dun individu à un territoire. Lui qui est « si peu de quelque part quon ne sait pas doù il est » (916) selon le mot de Mme de Chavoncourt, entreprend de sidentifier intégralement au territoire comtois et entend « représenter la ville de Besançon » (993). Doù limportance capitale du motif électoral dans le roman. Cest par limplantation dans le système du gouvernement représentatif que paradoxalement Albert pourra renouer avec le lieu apolitique du lac sacralisé par la dame de ses pensées. Lambition politique trouve sa source et sa justification dans lérotique. Cette ambition politique qui est conquête dun « territoire », Albert lavoue sans ambages dans sa lettre à Léopold Hennequin :
Tu mavais bien expliqué, dans nos causeries, la constitution sociale de Besançon, limpossibilité pour un étranger dy parvenir, dy faire la moindre sensation, de sy marier, de pénétrer dans la société, dy réussir en quoi que ce soit. Ce fut là que je voulus aller planter mon drapeau, pensant avec raison y éviter la concurrence, et my trouver seul à briguer la députation (974).
Planter son drapeau : limage traduit lentreprise dappropriation du territoire dans laquelle se lance Albert. Elle passe par la « déclaration de domicile réel et politique » (926) quil dépose à la mairie dès son arrivée à Besançon et par lachat dune « maison qui lui donn[e] le cens déligibilité » (985).
Cette entreprise est sans cesse liée au souvenir de la femme aimée. Le prouve le projet politique daménagement du territoire bisontin que défend Albert et qui rappelle les caractéristiques du paysage lacustre de « LAmbitieux par amour ». Il sagit en effet de rétablir laqueduc que les Romains avaient construit pour amener à Besançon les eaux dArcier, montagne voisine (984). Autrement dit, il sagit, littéralement, damener leau des Romains à Besançon. Or, dans la nouvelle Francesca avait précisé à Rodolphe sur le lac : « Je suis Romaine » (965), au sens doriginaire de Rome mais aussi de qui a le caractère altier des Romains de lAntiquité. Amener leau des Romains à Besançon, cest donc inscrire dans le « territoire » la présence symbolique de la femme aimée et du « paysage » lacustre qui est le sien. En outre, ces aqueducs, qualifiés de « ponts suspendus » (984) reprennent en la concrétisant limage du « pont volant » à laquelle Francesca avait assimilé la gloire en fixant à Rodolphe son épreuve : « Faites une brillante fortune, soyez un des hommes remarquables de votre pays. Lillustration est un pont volant qui peut servir à franchir un abîme. Soyez ambitieux, il le faut » (949). Le projet dAlbert, qui vise une réalisation de la métaphore énoncée par Francesca, provoque le consensus de tous les partis : « Les Nobles comme les Bourgeois, le Juste Milieu comme les Légitimistes, le Gouvernement comme lOpposition, enfin tout le monde se trouva daccord pour vouloir boire leau des Romains et jouir dun pont suspendu » (984). En cela, le projet est parfaitement utopique et rappelle les caractéristiques du paysage lacustre : il défait les oppositions et les luttes politiques qui sont constitutives du territoire. Albert Savarus peut alors être décrit comme une histoire deaux où Albert confond les eaux poétiques (le lac) et les eaux politiques (celles dArcier). Au cur du projet le plus « territorial » et le plus bisontin dAlbert, se niche encore lespace utopique du lac.
Les Rouxey
Cette confusion des espaces constitue la dynamique narrative de toute la fin du roman, tout entière placée sous le signe du lac des Rouxey, cette « terre patrimoniale des Watteville » (985) où Rosalie finit par se fixer. Les Rouxey ont ceci dintéressant quils produisent une surimposition des espaces que le roman avait jusque-là travaillé à soigneusement dissocier et opposer. Ils sont en même temps un « territoire » et un « paysage ». Ils font du paysage un territoire et du territoire un paysage. Ils inscrivent en eux la dualité propre à lorganisation romanesque de lespace dans Albert Savarus. Paysage, ils le sont en ce quils rappellent les lacs suisses et leurs montagnes. Les deux montagnes qui les délimitent, le petit et le grand Rouxey, sont ainsi qualifiées de « deux petites Alpes » (986). Même remarque pour la Dent de Vilard qui est comparée à « la Jung-Frau » (987). Lendroit est dailleurs une « petite Suisse » (987). Il bénéficie dune situation « très pittoresque » (986) et reduplique les caractéristiques du paysage suisse que « LAmbitieux par amour » avait posées, notamment le « sublime » qui en était le trait distinctif : « Cétait sauvage et solitaire, sous la garde de la nature, abandonné au hasard de la végétation, mais plein daccidents sublimes » (987). Et, bien entendu la présence capitale du lac. Lac sur lequel dailleurs Rosalie reproduit avec son père les promenades en barque qui étaient celles de Francesca et de Rodolphe, tout comme elle reproduit dans sa relation à son père pour qui elle se montre une « maîtresse-fille » (1010) les ambiguïtés de la relation de Francesca à son mari déguisé en père.
Mais les Rouxey sont aussi un « territoire » en ce quils héritent des caractéristiques qui fondaient le « territoire de Besançon ». De fait, le lac résulte dun immense aménagement du territoire réalisé par lancêtre, le fameux Watteville. Cest un lac parfaitement artificiel, provenant de la construction dun barrage (986). Et lendroit multiplie les cloisonnements et les murs de toutes sortes, au premier chef desquels le barrage, sur lequel Watteville a construit une chartreuse. Mais il a aussi réuni les pentes des deux Rouxey au pied de la Dent de Vilard par « une forte muraille » et enfermé le lac, la vallée, les deux montagnes, « par une « enceinte » (986). Ce dernier terme était réservé jusqualors dans le roman à lévocation de Besançon. De même « cette espèce de mur mitoyen » (988) que constitue métaphoriquement la Dent de Vilard entre la commune des Riceys et les Rouxey, fait écho au « mur mitoyen » qui sépare le jardin de Savarus de lhôtel de Rupt. La construction textuelle des Rouxey reprend donc le matériau lexical de la description du territoire bisontin autant que celui du paysage lacustre étranger. Si les Rouxey sont un « territoire », cest aussi dans la mesure où ils sont marqués au coin de la politique. Comme le reconnaît le baron, « cette terre est une usurpation consacrée par le temps » (988), une appropriation indue de lespace par le fameux Watteville :
Quand le baron de Watteville se procura le lac au-dessus de son barrage, il était propriétaire des deux Rouxey, mais non de la vallée supérieure quil inondait ainsi, par laquelle on passait en tout temps, et qui se termine en fer à cheval au pied de la dent de Vilard. Mais ce sauvage vieillard imprimait une si grande terreur que, pendant toute sa vie, il ny eut aucune réclamation de la part des habitants des Riceys, petit village situé sur le revers de la dent de Vilard [...]. Ses héritiers se firent les protecteurs du village des Riceys et maintinrent ainsi lusurpation (986).
Cette dimension politique du territoire est réactivée par le procès qui, après la Révolution de 1830, oppose Chantonnit, le maire républicain des Riceys, au baron de Watteville. Ce qui signale que le territoire nexiste comme tel que tant que la structure politique (en loccurrence la loi du plus fort, la violence symbolique des grands seigneurs dAncien Régime) qui la créé perdure. Chaque bouleversement politique, ici la Révolution de 1830, entraîne une modification dans lappropriation du territoire, au point de menacer les Rouxey de « mort » selon le mot de Modinier (988). Le motif du procès qui oppose le maire des Riceys au baron de Watteville est alors sur ce point exactement de même nature que celui sur lequel souvrait le roman, entre le Chapitre de Besançon et lHôtel de Ville. Ce que sans le savoir Rosalie confirme en disant, à propos de Savarus : « celui qui a gagné la cause du Chapitre contre la Ville gagnera bien celle des Watteville contre les Riceys ! » (989). Elle a raison, lenjeu y est strictement identique. Motif de procès, les Rouxey seront en outre, ou conséquemment, objet de transactions financières que Mme de Watteville révèle à son mari : « Vous navez pas encore deviné, dit la baronne, que ce jugement me coûte trente mille francs donnés à Chantonnit. Le paysan ne voulait pas autre chose, il a lair davoir gain de cause pour sa commune, et il nous a vendu la paix » (1008). Les Rouxey sont devenus une réalité économique, une monnaie déchange dans les nouvelles luttes politiques du régime de Juillet. Un détail symbolique prouve cette nature politique des Rouxey : la métaphore du « gouvernement » qui vient qualifier le travail de lintendant du domaine (985-986), intendant lui-même qualifié de « premier ministre » (987).
Les Rouxey représentent donc dans Albert Savarus le « paysage » contaminé ou rattrapé par la politique, par les lois qui sont celles du « territoire ». On pourrait proposer une interprétation historique à cette surimposition ou contamination des espaces. On dirait alors, à la suite de Jean-Pierre Saidah, limpossibilité après 1830 de linnocence et de la pureté, la nécessaire tombée dans le « calcul » sous le régime de Juillet. Tout rapport immédiat et poétique au paysage est désormais impossible dans le monde moderne tel que la forgé 1830, où plus rien néchappe au politique, même ce qui en était lenvers. On préférera toutefois interpréter cette contamination des espaces dans la logique romanesque du système Albert Savarus, dont les Rouxey en tant quespace intrinsèquement duel représentent par excellence le point daboutissement. Cest dailleurs sur eux que le roman, qui sétait ouvert sur le salon de Mme de Watteville, se ferme avec la retraite de Rosalie dans « la chartreuse des Rouxey » (1020), créée par le « fameux Watteville ». Les Watteville, et singulièrement Rosalie, accaparent donc les seuils du roman. Cette fixation finale de Rosalie, qui a quitté le salon bisontin pour le lac des Rouxey est à interroger et livre la clé érotique de cet espace à mi-chemin entre le paysage et le territoire. Notons dabord que les Rouxey sont la terre de Rosalie, qui depuis longtemps sidentifie à eux : « les Rouxey seront un jour à moi [...]. Jaime cette terre et je lhabiterai souvent » (989). Ensuite quils sont indissociables du désir quelle éprouve pour Albert. Le procès relatif aux Rouxey suffirait à le prouver en ce quil fait partie de sa stratégie pour attirer à elle Savarus et provoquer une interpénétration des espaces (« Ah ! se dit-elle, mon père a des contestations à sa terre des Rouxey, jirai ! Sil ny a pas de procès, jen ferai naître, et il viendra dans notre salon », 968).
Mais il y a plus. Le roman se clôt sur limage dune Rosalie retirée dans une chartreuse sur un lac, dont elle a fait son « territoire ». En se fixant sur le lac des Rouxey, Rosalie sidentifie à Francesca en devenant la nouvelle dame du lac, en même temps que dans sa chartreuse, elle sidentifie à Albert qui lui sest retiré à la Grande-Chartreuse. Elle devient à elle seule lincarnation, et littéralement la propriétaire, de lespace du lac, qui était auparavant, au moins fantasmatiquement, propriété symbolique dAlbert et de Francesca qui sen trouvent du même coup dépossédés. Elle aura donc réussi à capter pour elle seule lespace fantasmatique du lac, à en dépouiller Francesca qui à la fin du roman, par un retournement saisissant, nest plus identifiée au paysage lacustre mais à lespace urbain de Florence où se célèbre son mariage et plus encore au salon parisien où Rosalie la rencontre pour lui apprendre ses diaboliques machi-nations : la dame du lac est devenue la dame du salon. Elle en dépouille également Albert qui, retiré à la Grande-Chartreuse, se retrouve hors du monde, dépourvu de lespace intérieur, fantasmatique qui seul le faisait vivre (le lac), pour ne plus trouver dans son âme quun « vaste désert où retentit la voix de Dieu » (1017, je souligne) comme le dit sa lettre à labbé de Grancey. Lespace intérieur auparavant occupé par le lac est devenu vacant. Les amants se trouvent dépossédés du seul lieu où leur relation trouvait à la fois son origine, son sens, et son pouvoir dirradiation. Le lac des Rouxey, là est sa valeur textuelle, dévitalise, éteint le noyau énergétique et fantasmatique quétait jusque-là le paysage lacustre. Au point de devenir un espace mortifère, comme le prouvent la « vase » (1011) qui le caractérise (inimaginable dans la description du lac suisse de la nouvelle) et la mort du baron de Watteville qui y chute avant dêtre enterré dans un îlot du lac (1011), ainsi transformé en cimetière. Il est alors parfaitement logique que ce soit sur ce lac mortifère que sabolisse le texte dAlbert Savarus. Cette territorialisation du paysage lacustre approprié par Rosalie signe donc lextinction du désir et léchec de lérotique courtoise mise en uvre par Albert et Francesca. Jusquau bout, lorganisation romanesque de lespace aura pris sens érotique, aura été la matérialisation du désir et de ses flux jusquà son abolition. La configuration du territoire dans Albert Savarus, telle sera notre conclusion, apparaît donc comme le support et la métaphore du fonctionnement du désir sa meilleure inscription romanesque.
Xavier Bourdenet
Université de Franche-Comté
La structure symbolique du territoire
dans Le Curé de village
Dans Le Curé de village, Limoges et Montégnac, qui constituent le cadre du récit, sont décrits sous une forme symbolique. Dans laffaire Tascheron, cest sur la topologie de Limoges que sarticule lénigme dun crime. De plus, il existe une correspondance certaine entre lhabitation et les caractères de lhabitant. Nous pourrions même dire que le destin de lhabitant est profondément lié à son milieu. Surtout dans la seconde partie de cette uvre, les landes infertiles et desséchées de Montégnac en viennent à constituer la métaphore par excellence de lâme désolée de Véronique. Et la fécondation de ce pays, quelle accomplit par les travaux de lirrigation sous la direction du curé Bonnet, symbolise son repentir et lexpiation de sa faute. En effet, dans une lettre adressée à Mme Hanska, Balzac lui-même déclare que ce roman est « lapplication du repentir catholique à la civilisation ». Le territoire de Montégnac est généralement considéré comme lunivers utopique où sopère le retour aux principes de la religion catholique, un retour des choses sopposant à lindividualisme de la France libérale. Mais ce lieu utopique ne servirait-il donc quà donner une leçon religieuse ou édifiante au lecteur ? Il nous semble quune autre signification se cache dans les profondeurs de la topologie. Nous nous proposons maintenant dexaminer de quelle signification est investi le territoire de Montégnac.
La topologie de Limoges
Avant daborder cette problématique, il est nécessaire danalyser dabord la ville de Limoges qui, en tant que société « réaliste », fait pendant au monde utopique quest Montégnac. Comme lauteur commence le récit par les mots suivants : « Dans le Bas-Limoges », la distinction du Bas et du Haut est déjà là manifeste dans le Limoges balzacien. Si Balzac a si souvent recours à cette structure dans la description de villes de province, ici la topologie de Limoges se démarque de la topologie des autres villes, telle lAngoulême dIllusions perdues. Dans lAngoulême balzacien, le quartier de lancienne noblesse se trouve sur le plateau et celui de la bourgeoisie industrielle, dans la ville basse, ces deux classes se confrontant autant sur le plan politique que sur le plan économique. Par contre dans le Limoges du Curé de village, il ny a aucune opposition entre la noblesse et la bourgeoisie. En réalité, il y manque la classe aristocratique, si on excepte certes le vicomte de Grandville, celui-ci nétant quun étranger dans cette ville.
Ce qui représente le Bas-Limoges, cest le vieux Sauviat, marchand de ferraille, et dautre part, ce qui constitue le Haut-Limoges, cest la bourgeoisie des affaires. Comme en témoigne le portrait du Sauviat, celui-ci appartient à cette partie du peuple qui aspire à monter dans une sphère plus haute. Et cest dans la personne de Véronique quon peut trouver laccom-plissement du rêve de son père. Premièrement, lascension spirituelle : alors que ses parents sont illettrés et incarnent lignorance même, elle, bien instruite, peut lire et écrire. Sa supériorité par rapport à ses parents est montrée dans la position élevée de sa chambre située au second étage, chambre meublée dun lit en « damas rouge dune grande dame » (649), de rideaux, de fauteuils et de chaises, tous de la même étoffe. Par contre, la chambre sans luxe des vieux Sauviat se trouve à létage du dessous. Et Sauviat a lhabitude dadmirer sa fille à sa fenêtre fleurie en regardant vers le haut. Deuxièmement, lascension sociale : par le mariage avec le banquier Graslin, Véronique devient une bourgeoise admise dans la bonne société de Limoges. À preuve, elle sinstalle après son mariage dans un hôtel construit dans le nouveau quartier de la place des Arbres, qui relève du Haut-Limoges. Chose intéressante, dans cet hôtel, lappartement de Véronique se situe à un étage supérieur, et celui de son mari, au rez-de-chaussée. Cest ainsi que lascension sociale de Véronique et sa supériorité morale sont matériellement inscrites dans cette verticalité.
Si cette ascension prodigieuse de Véronique a été rendue possible, cest par la vertu de largent, que le vieux Sauviat thésaurise à force déconomie et de spéculation. Dans ce roman qui subit linfluence du saint-simonisme, largent ne devient efficace que par la circulation. De même que Sauviat, Graslin, « ce Sauviat de la sphère supérieure » (657), ne sarrête pas dans son activité économique et sépanouit dans le terrain des affaires grâce à son engagement dans la spéculation. Cest pourquoi Pingret, assassiné par Tascheron, est regardé comme responsable de sa propre mort par « quelques gens prétendus progressifs » (695), qui laccusent de son avarice improductive. Or dans la société patriarcale, lArgent est traditionnellement réservé aux hommes, de sorte que sétablit léquivalence de largent et du phallus. Cette homologie est merveilleusement illustrée dans Eugénie Grandet. Les trois femmes Eugénie, sa mère, et Nanon sont complètement exclues de la circulation de largent, alors que le père Grandet accapare tout lor, ce qui constitue la source de lautorité paternelle. Il en va de même pour Le Curé de village. Véronique, mise en dehors du monde de largent, ignore le prix des choses avant et après son mariage. Cest son père ou son mari qui sempare du pouvoir de lOr. Si le vieux Sauviat marie sa fille à un riche banquier, cest pour compenser à force dargent sa beauté perdue, quil appelle dans son langage, « les déchets » (651). Ce terme atteste que Sauviat, malgré son affection sincère envers Véronique, implique celle-ci à titre de marchandise dans le système de valeur déchange. Bref, se produit la réification de la femme par le principe masculin. À propos de ce mariage daffaires, Balzac lexplique par cette phrase : « Ainsi lÉglise, la Famille, le Monde, tout jusquaux moindres choses fut complice de ce mariage » (664). Ces trois principes lÉglise, la Famille, le Monde qui se fondent sur lautorité paternelle, fonctionnent comme un dispositif qui sert à étouffer et à refouler lélan spontané de lâme féminine. Dans ce mariage malheureux, Véronique est donc condamnée à « la plus grande résignation » et à « la plus parfaite obéissance » (667) par ces contraintes sociales, morales, et religieuses.
Après le mariage, Véronique se déplace deux jours par semaine de lhôtel de la place des Arbres à la maison de campagne de sa mère, en traversant la Vienne. Nicole Mozet fait remarquer que le Limoges balzacien se divise en deux, et que la Vienne constitue la « frontière symbolique entre le monde de la Loi et celui de lAmour ». Sur la rive droite, se trouvent le Haut-Limoges, quartier des notables de la ville, la rue du Palais, comprenant le Palais de Justice et la prison, et enfin, la place dAîne, lieu des exécutions capitales. Dautre part, sur la rive gauche, se situent la maison de campagne de la vieille Sauviat, lieu de lamour et de la faute de Véronique, et la maison de Pingret, lieu de la mort et du crime commis par lamour passionné. De ce point de vue, le fleuve devient, pour emprunter les termes de N. Mozet, « symbole de transgression en même temps que dune certaine régression ». Cest la Vienne qui réveille par son paysage riche et sensuel la nature profonde de Véronique. Traverser le fleuve signifie donc le retour au Naturel et à la spontanéité originelle. Il nous semble que cette confrontation entre le monde de la Loi et celui de lAmour peut être remplacée par lantagonisme entre le territoire du principe masculin et celui du principe féminin. Sur la rive droite simpose lautorité paternelle à laquelle est soumise la féminité, alors que sur la rive gauche, la loi naturelle ayant la priorité sur les autres, la femme peut agir à sa guise, libérée des entraves masculines. Sil est facilement permis à Véronique de sélever du Bas-Limoges au Haut-Limoges, cest que ces quartiers se situent tous les deux sur la rive droite, sphère admissible parce que fondée sur le système patriarcal. Par contre, en traversant la Vienne, elle transgresse les règles sociales qui privent la femme de ses désirs spontanés pour lenfermer dans la passivité. Cette transgression risque débranler lordre établi ; doù la nécessité de la punition sévère donnée par lhomme de la rive droite quest le procureur de Grandville.
Dans la topologie de Limoges, il existe un autre espace tout à fait différent. Cest le palais épiscopal, situé sur la colline qui borde la Vienne. Lélévation de cette colline est telle que, des terrasses supérieures du palais, on peut jouir du riche panorama de la rivière. Cest de là que lévêque devine intuitivement le secret de lîle de Véronique, indéchiffrable pour le Parquet et la Police. Dans la Théorie de la démarche, Balzac remarque que « Lobservateur est incontestablement homme de génie au premier chef », et le compare par la suite aux « sublimes oiseaux de proie » ; ceux-ci, « tout en sélevant à de hautes régions, possèdent le don de voir clair dans les choses dici-bas, [...] peuvent tout à la fois abstraire et spécialiser, faire dexactes analyses et de justes synthèses » (CH, XII, 276). Cet observateur est, pour ainsi dire, celui qui est doué du regard de Dieu, de la faculté de deviner la vérité des choses et de pénétrer au fond du cur humain. De ce point de vue, lévêque se range dans la catégorie de lobservateur privilégié de Balzac.
À cette clairvoyance du Clergé, soppose laveuglement de lhomme de la Loi. Si le procureur en arrive à découvrir où se cache lor volé, ce nest quen apercevant des terrasses de lévêché une lumière dans lîle de Véronique, après lexécution de Tascheron. Quant à la femme inconnue, complice du crime, elle reste un mystère. Le procureur de Grandville ne peut pas résoudre cette énigme, bien quil soit en situation dobserver de près Mme Graslin. Si labbé Dutheil, à la vue dun mouvement subtil des yeux de Véronique, devine en un éclair sa violente répugnance pour le procureur, celui-ci, lui, ne sen aperçoit point. Balzac met là en relief la perspicacité de lhomme de Dieu en opposition à celle de lhomme de la Loi. Comme le curé Bonnet lexplique à Mme Graslin, la justice divine représentée par lÉglise lemporte sur la justice humaine dans son jugement aussi bien que dans son absolution. Lévêché appartient donc à la sphère supérieure de lesprit, transcendante au monde humain. Cette supériorité se présente dans la position élevée de lévêché, qui domine à la fois la rive gauche et la rive droite. Cest ainsi que le Limoges balzacien constitue un schéma ternaire, où le système des valeurs sinscrit dans la verticalité géographique.
Le territoire de Montégnac
Dans le paysage de Montégnac, se cache aussi un système ternaire, mais sur un autre mode. En fait, lespace de Montégnac soppose à celui de Limoges en plusieurs points. Alors que dans la société « réaliste » de Limoges, simpose lautorité paternelle, dans celle de Montégnac, cest la maternité qui lemporte. Non seulement Véronique est considérée comme « une mère » (349) par les villageois, mais Bonnet se montre aussi sous le signe de la maternité. Car sa « nature nerveuse, électrique [qui] se mettait facilement à lunisson des malheurs dautrui » (737), relève de la maternité plutôt que de la paternité. Balzac le précise comme suit : « lexquise délicatesse [...] lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sens maternel de la femme » (754). Qui plus est, la maternité dont il sagit dans cette histoire, ne réside pas seulement dans le dévouement, la souffrance, et le sacrifice de soi, elle consiste aussi bien à agir quà réveiller lénergie engourdie du village. En dautres termes, ce nest pas la maternité passive que nous avons déjà rencontrée dans le cadre de lordre patriarcal, mais la maternité active et créative. Cest là la différence qui sépare Mme Graslin de Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée, bien que cette dernière incarne la maternité sublime. De même que le paysage de la Touraine saccorde à lâme de Mme de Mortsauf, la profonde tristesse exprimée par la nature de Montégnac présente des analogies avec lâme ravagée de Véronique. Certes, mais Véronique ne se limite pas à voir son image spéculaire dans la nature. Frappée par une sorte de révélation qui surgit soudain de cette nature, elle sort de sa léthargie pour souvrir à une nouvelle perspective davenir. Lillustre bien la citation suivante :
Elle [...] alla sasseoir sur un quartier de roche, en laissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montrait marâtre, et ressentit dans son cur les mouvements maternels [...]. Préparée à recevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par les méditations presque involontaires qui, selon sa belle expression, avaient vanné son cur, elle sy éveilla dune léthargie (763).
Les sentiments maternels quelle éprouve pour la nature se différencient de ceux quelle éprouve pour son fils ou Tascheron. Ils dépassent la dimension personnelle pour être appliqués à un champ plus vaste et plus universel : il sagit de la construction du territoire et de la régénération de la nature. Si elle réussit à accomplir ses uvres, cest en partie quelle est devenue alors ce quon peut appeler « la femme émancipée ». Car à la différence de Mme de Mortsauf, Mme Graslin, quand elle arrive à Montégnac, acquiert la liberté dagir à son gré, surtout la liberté de disposer de lor, parce que son mari est déjà mort. Ainsi se procure-t-elle le pouvoir de lArgent. Sur le plan spirituel, elle cultive lintelligence et acquiert le pouvoir du logos, qui est aussi regardé comme lapanage du principe masculin. Dailleurs pour parcourir la montagne, elle monte à cheval. Comme le prouve Lady Dudley dans Le Lys dans la vallée, qui apparaît en amazone exceptionnelle, dans lunivers balzacien léquitation est souvent associée à lémancipation de la femme. De plus, daprès lestimation de Bianchon, la volonté de Mme Graslin surpasse celle de Napoléon, type de lhomme daction. Doù se produit le renversement des rôles des deux sexes dans un rapport de force. À cause de labsence dun homme daction, elle se transforme elle-même en une femme daction.
Il est donc naturel que dans la topologie de Montégnac, le château de Mme Graslin se trouve sur la colline qui domine le village situé en contrebas sur les terres incultes de la plaine. Dans ce village habitent les pauvres, abandonnés et négligés par la civilisation. Ainsi quà Limoges, à Montégnac sétablit une parfaite correspondance entre le paysage et les êtres. En témoignent les paroles suivantes que labbé Bonnet adresse à Véronique, quand ils contemplent le paysage de la terrasse du château : « De votre travail doit découler le bonheur de ceux au-dessus desquels vous ont mis [sic] votre fortune, votre esprit, tout, jusquà cette position naturelle, image de votre situation sociale » (757). Quant au presbytère et à léglise, ils se trouvent aussi sur la colline et, de la terrasse du presbytère, « la vue planait sur le pays » (712). Cependant ces deux bâtiments ne sélèvent pas à la hauteur du château ; cest le château qui les domine. Si ces maisons de Dieu, qui étaient situées le plus haut dans le Limoges balzacien, se subordonnent au château de Véronique, cest que le presbytère était primitivement bâti pour un garde principal ou pour un intendant, comme le suppose le narrateur. Certes, mais il nous semble quil existe une autre raison plus profonde. Bien que le curé Bonnet soit doué de la perspicacité nécessaire pour deviner le secret de Véronique, son rôle nest quauxiliaire et complémentaire dans la fertilisation des terres. Pour apporter la vie et le mouvement au village engourdi dans une espèce de mort lente, il ne suffit pas de la présence de Bonnet, homme de paroles évangéliques, mais il faut absolument la présence de Véronique, en tant que femme daction. Cest pourquoi la position du château est plus élevée que le presbytère et léglise. Il nest pas donc étonnant que Véronique jette toujours un regard du haut sur le village, soit de la terrasse du château, soit du sommet de la montagne, comme si elle remplaçait lHomme de Dieu. Ceci dit, lhabitation de Bonnet nen appartient pas moins à lespace de la colline, sphère des êtres supérieurs et bienfaiteurs, tandis que dans lespace de la plaine, se rangent les gens du peuple, bénéficiaires.
Cest ainsi que la colline et la plaine constituent deux niveaux dans léchelle topologique des valeurs. Mais apparaît un troisième dordre plus élevé. Cest le premier pic de la chaîne des monts Corréziens, un rocher nommé la Roche-Vive. De là Mme Graslin aperçoit toute la zone de la forêt, qui se divise en deux, marquée dun côté du sceau de la stérilité, et de lautre, de celui de la fécondité. Ce qui provoque linfertilité de Montégnac, cest le manque deau, élément tenu pour le « premier principe de toute production » (707). Les eaux abondantes qui descendent de la montagne fécondent les terres dun flanc, alors que sur lautre, ne coule aucune goutte deau. Luvre créative que Véronique doit accomplir pour apporter la vie et la joie au lieu du silence et de la mort consiste donc à localiser lendroit où se perdent les eaux, et à les capter et les canaliser vers les terres arides. Cest précisément à la Roche-Vive que se trouvent « des déchirures assez profondes » (779), origine des divisions, mais ayant en même temps la possibilité de régénérer la nature. La vue de la Roche-Vive révèle des cours deaux souterrains, la circulation de leau invisible. Ce lieu relie, pour ainsi dire, lunivers visible à lunivers invisible. Dans ce sens, on pourrait penser que la Roche-Vive participe du divin, comme le fait Hava Sussmann, qui regarde le système ternaire de Montégnac comme celui comprenant dans un ordre ascendant, le Naturel, le Spirituel, et le Divin. Mais la présence de Farrabesche sur la Roche-Vive est évidemment en contradiction avec ce système. Marqué de signes féroces et sauvages, Farrabesche représente lhumanité à létat brut. Cependant cest lui qui dirige lattention de Véronique sur ces déchirures, origine du mal, et qui ensuite joue un rôle actif dans la mise en valeur de Montégnac.
Ce qui compte au fond dans ce récit, cest lénergie du peuple, considéré en général comme la classe dangereuse. La plupart des personnages principaux appartiennent à cette couche sociale : Farrabesche est une sorte de double de Tascheron, ouvrier porcelainier, et lingénieur Gérard lui aussi, est le fils dun charpentier. Surtout, cest lénergie sauvage du peuple, cachée à lintérieur de Véronique, qui fournit à celle-ci la force de se lancer dans de perpétuelles activités. Balzac souligne à plusieurs reprises cette énergie quelle possède en elle. Citons à titre dexemple les expressions suivantes : « la grandeur sauvage, la force du peuple que Véronique avait refoulée au fond de son âme » (680) ; « le bleu foncé de liris [de ses yeux] jetait un feu dun éclat sauvage » (745). Dans la société de Limoges, cette énergie lamène à la faute et au crime, mais à Montégnac, Véronique en fait un usage créatif. Elle dit elle-même à Bonnet : « Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple » (747). Quoiquelle soit si souvent associée aux fleurs comme la noble Mme de Mortsauf, Véronique, à la différence de celle-ci, assimilée au lys, la fleur royale, se verra elle, enfant du peuple, comparée à une fleur naïve telle que la violette (677). Lécart de la condition sociale entre ces deux femmes pourrait expliquer la différence de leur attitude à légard de la société. Véronique est entraînée par son énergie sauvage et indomptable, dabord à la révolte, mais finalement conduite à lactivité créative, au lieu de se résigner dans la passivité comme Mme de Mortsauf.
Chose intéressante, le motif des fleurs sauvages qui poussent dans les fentes de la maison se répète dans Le Curé de village. Des « fentes creusées par la pluie » de la maison Sauviat sélancent « quelques fleurs légères, de timides plantes grimpantes, des herbes grêles » (641); des « lézardes » du presbytère séchappent « de folles plantes grimpantes » (713) ; léglise est aussi diaprée par « les fleurs dautomne nées dans les crevasses » (715). Comme le fait remarquer Françoise van Rossum-Guyon, ces fleurs se rattachent au « thème de la régénération matérielle et spirituelle », mais elles représentent aussi, nous paraît-il, lénergie sauvage du peuple, telle que celle de Véronique. Cette énergie, marginalisée et refoulée par lordre établi, surgit des failles et des déchirures du système social. Cest justement Farrabesche, intimement lié à la fosse et aux déchirures de la Roche Vive, qui symbolise le plus concrètement cette image du peuple. Lénergie sauvage et surabondante de lhomme du bas-peuple est un danger potentiel pour lordre établi, mais en revanche, en tant que lhomme des profondeurs, il révèle la vérité cachée au fond de la nature. Cette énergie constitue la première matière dont se fabriquent toutes sortes dhommes daction. Par ailleurs, dans la société bourgeoise sous la monarchie de Juillet, où règnent la médiocrité et la mesquinerie, il ne reste que lénergie vigoureuse du peuple qui puisse construire un nouveau monde.
Par conséquent, dans le système ternaire de Montégnac, si la plaine appartient au domaine du Naturel, la colline relève du domaine de la Maternité suprême plutôt que de celui du Spirituel. En ce qui concerne la Roche-Vive, elle ne symbolise pas tant la divinité catholique que la Nature suprême ; celle-ci surgit des profondeurs infinies et chaotiques, pour en faire sortir une force régénératrice. En un mot, la lumière révélatrice jaillit du bas, non pas du haut. Là se produit le renversement des valeurs établies. Cest pourquoi Farrabesche, homme des profondeurs, se situe le plus haut.
Cest ainsi que lunivers utopique de Montégnac est le revers de la société « réaliste » de Limoges. Premièrement, étant donné quaprès la mort de Véronique, Denise lui succède dans le rôle de « la mère », nous pouvons dire quune sorte de système matriarcal sétablit dans le monde de Montégnac, tandis que le Limoges balzacien, représenté en particulier par la rive droite de la Vienne, se fonde sur lordre patriarcal. Dailleurs, ce qui importe avant tout dans cette terre dutopie, ce nest pas la circulation de largent qui constituait le principe de la société « réaliste », mais la circulation de leau et celle de lénergie vitale. Doù lopposition entre lArgent, principe masculin, et lEau, matière élémentaire, si souvent attachée à la féminité. Deuxièmement, à Limoges, lénergie sauvage du peuple ne fonctionne que dune façon négative et destructrice, alors quà Montégnac, elle se présente sous un aspect positif et créatif. Ainsi Balzac met en lumière la créativité de la femme et du peuple qui, marginalisés et refoulés par lordre social, nétaient décrits jusque-là que comme des êtres faibles ou dangereux. La valorisation du peuple et de la féminité, cest la signification profonde que Balzac inscrit dans la topologie de Montégnac.
Or dans Le Médecin de campagne qui fait pendant au Curé de village, le médecin Benassis lui aussi éprouve les sentiments maternels pour un bourg pauvre. Certes, mais sur le plan politique, il est partisan dun pouvoir fort, concentré entre les mains dun chef puissant. Ce médecin-maire considère les prolétaires comme « les mineurs dune nation », qui « doivent toujours rester en tutelle » (CH, IX, 509). De fait, il dit au sujet de son bourg : « Je résolus délever ce pays comme un précepteur élève un enfant » (ibid., 414). Par conséquent, il impose son autorité paternelle sur le peuple pour le civiliser en répandant les lumières sur les âmes ignorantes et superstitieuses. Considéré comme « le Napoléon » (ibid., 601) de ce pays, le personnage de Benassis est, dans un sens, calqué sur ce héros historique. En effet, comme lindique Rose Fortassier, « Le thème napoléonien circule dans le roman tout entier ». La meilleure illustration en est lépilogue du récit : après la mort de Benassis, cest Genestas, ancien commandant de larmée napoléonienne, qui reprendra son rôle. Cela nous permet de dire que, ce que Benassis a établi dans ce pays utopique, cest un ordre patriarcal, à la différence de celui de Montégnac. Le deuxième point qui sépare Le Médecin de campagne du Curé de village consiste en ceci : ce qui compte le plus pour Benassis, cest la circulation de largent. Car Benassis, dès son installation dans son bourg, construit une grande route vers Grenoble, et ensuite crée plusieurs industries afin dengendrer la circulation de largent. Lui-même dit : « La circulation de largent faisait naître chez tout le monde le désir den gagner, lapathie avait cessé, le bourg sétait réveillé » (CH, IX, 419-420). Son idée relève à lévidence du saint-simonisme, comme le font remarquer plusieurs critiques balzaciens. Il est vrai que Le Curé de village est aussi imprégné de la même idéologie, représentée entre autres par lingénieur Gérard. Mais ici lauteur met laccent sur la circulation de leau, assimilée à lénergie vitale, plutôt que sur la circulation de largent. En somme, on a affaire non seulement à la circulation de leau au sens technique du mot, mais aussi au sens métaphorique, voire mystique de celle-ci ; leau étant notamment considérée comme une source de vie, profondément attachée à lâme humaine. De plus, cest Véronique, incarnation de la féminité supérieure, qui dirige les travaux dirrigation, et non pas lingénieur Gérard ou le curé Bonnet. Si Balzac mentionne avant tout la route construite par les mains des villageois eux-mêmes, cest pour signaler au lecteur que cette route est achevée « par reconnaissance » (751) envers Véronique, sans quil lui en coûte un sou. Autrement dit, cest un acte gratuit, nullement impliqué dans le système de la circulation de largent. Cette route mène dailleurs au château de Véronique, une sphère qui sert de noyau à cet espace utopique fermé. Dans ce roman, tout converge en effet sur la personne de la châtelaine et non pas sur lindustrialisation dun bourg pauvre, comme cétait le cas dans lautre roman. Le troisième point par lequel Le Curé de village se démarque du Médecin de campagne, cest une différence subtile entre Farrabesche et Butifer. Bien que Butifer, contrebandier, représente le peuple de la même façon que Farrabesche, il ne peut pas sintégrer dans lunivers utopique de Benassis, de sorte quil doit en sortir et entrer dans larmée pour se réaliser. Farrabesche, de son côté, en arrive à jouir de tous ses droits civiques et sinstalle commodément à Montégnac avec Catherine quil a pu épouser légalement grâce à Mme Graslin. Ainsi, contrairement au Curé de village, dans Le Médecin de campagne nont pas eu lieu la légitimation du pouvoir du peuple ni la consécration de celui de la féminité.
Dans Les Paysans dont la date de la rédaction est à peu près la même que celle du Curé de village, Balzac met au contraire en relief la force anarchique et destructive du peuple dans un cadre réaliste. Ce qui est à remarquer, cest que lauteur prend soin de faire une distinction nette entre les deux romans dans la description du peuple. Alors que dans Les Paysans, le peuple dont lavidité de terres est tant soulignée se montre sous une forme concrète et réelle, dans Le Curé de village, il nest quune présence pâle et abstraite. À preuve son anonymat, excepté les deux comparses, Colorat et Champion, gardes de Véronique. En ce qui concerne le personnage de Farrabesche, il fonctionne plutôt comme le type idéal du peuple à venir. En contraste profond avec le monde réaliste des Paysans, Balzac voulait faire ressortir, à mon avis, le monde utopique de Montégnac. Cela nous permet de conclure que Montégnac est un territoire où la virtualité et la vitalité du peuple et de la féminité se déploient pleinement, et que ce pays, à cause de cette subversion de léchelle des valeurs, ne peut exister que dans un espace imaginaire, sous forme dutopie.
Kyoko Murata
Université féminine dOsaka
Locéan ou le chronotope du vide
Lieu, non-lieu, hors-lieu : quelle est la spatialité de lOcéan chez Balzac ? Cette question sapparente à une gageure, si peu présent est lOcéan dans La Comédie humaine. La liste est vite faite des uvres où il apparaît : LEnfant maudit, Un drame au bord de la mer, La Femme de trente ans, à quoi lon ajoutera Béatrix, dont certaines scènes se passent sur le rivage de lAtlantique, ainsi quEugénie Grandet, Le Contrat de mariage et Modeste Mignon, qui voient trois de leurs personnages, Charles Grandet, Paul de Manerville et Charles Mignon, sembarquer pour refaire leur fortune outre-mer. Cest à peu près tout, et il est clair que dans lunivers de Balzac lOcéan, à la différence de Hugo, dont lexemple, ou le contre-exemple, se présente aussitôt à lesprit, ne joue pas de rôle significatif, à moins de lappréhender sous langle de la métaphore, ce que nous ferons, mais seulement après lavoir considéré dans sa référentialité.
LOcéan chez Balzac ne constitue pas lunité liquide du monde, comme chez Claudel. Il est un espace indéterminé, une zone intermédiaire entre deux continents. Cest lui que traversent Charles Grandet ou Paul de Manerville pour aller dEurope en Inde. Il sétend dans lespace et dans la durée, faisant office si lon peut dire de parenthèse à lintérieur du récit. Rien ne sy passe, sauf dans La Femme de trente ans, que nous étudierons plus loin, et qui est une exception notable. Quest-ce donc que lOcéan dans son uvre ? il est la figure de lÊtre. Moins un lieu, cest plus comme entité métaphysique que comme motif thématique quil convient de le saisir. LOcéan en cela est au sens poétique et au sens ontologique, présence et mystère de lÊtre. Tel il apparaît à lattachant personnage de lenfant maudit, Étienne dHérouville :
À force de chercher un autre lui-même auquel il pût confier ses pensées et dont la vie pût devenir la sienne, il finit par sympathiser avec lOcéan. La mer devint pour lui un être animé, pensant. Toujours en présence de cette immense création dont les merveilles cachées contrastent si grandement avec celles de la terre, il y découvrit la raison de plusieurs mystères. Familiarisé dès le berceau avec linfini de ces campagnes humides, la mer et le ciel lui racontèrent dadmirables poésies (CH, X, 913).
LOcéan est lespace du sens, lespace de limmanence du sens précisément, et à lui-même il est voix et parole. « LOcéan ma parlé » (CH, X, 910), dit le personnage, qui « saisi[t] les langages muets de cette immense création » (CH, X, 913). Cette parole de lOcéan, qui est parole de lÊtre, fait accéder lenfant maudit à la connaissance de la création dans son mystère intime :
Sa pensée, mariée avec cette grande pensée divine, le consolait dans sa solitude, et les mille jets de son âme avaient peuplé son étroit désert de fantaisies sublimes. Enfin, il avait fini par deviner dans tous les mouvements de la mer sa liaison intime avec les rouages célestes, et il entrevit la nature dans son harmonieux ensemble, depuis le brin dherbe jusquaux astres errants qui cherchent, comme des graines emportées par le vent, à se planter dans léther (CH, X, 914).
Cette connaissance cosmique nest réservée quà quelques natures dune sensibilité mystique. La plupart des hommes ressentent, au contraire, leffroi, comme le narrateur dUn drame au bord de la mer qui dit à sa compagne : « Si tu veux livrer ton entendement aux trois immensités qui nous entourent, leau, lair et les sables, en écoutant exclusivement le son répété du flux et du reflux, [...], tu nen supporteras pas le langage, tu croiras y découvrir une pensée qui taccablera » (CH, X, 1166), à quoi, plus finement elle répond : « Ce paysage, qui na que trois couleurs tranchées, le jaune brillant des sables, lazur du ciel et le vert uni de la mer, est grand sans être sauvage ; il est immense, sans être désert ; il est monotone, sans être fatigant ; il na que trois éléments, il est varié ».
Figure de lÊtre et en même temps figure de lAutre, lOcéan est fondamentalement un ailleurs, ce qui ne lempêche pas dêtre une limite, le bord de la mer chez Balzac est, avant Les Contemplations, le « bord de linfini ». Ce limes de lÊtre qui fait deviner les terræ incognitæ est perçu comme limite du fait que lon ne sy risque pas, on ne le regarde que du rivage, et le regard que lon a sur lui ne peut être dans ces conditions que la perception dune altérité foncière.
Cependant, quelquefois, certains personnages sy aventurent et font lexpérience de la pleine mer, ou plutôt du grand large. Préalablement, une remarque dévidence : on ne voyage pas sur mer chez Balzac, ni chez aucun de ses contemporains, pour le plaisir. La traversée de lOcéan nest jamais une croisière ; ce nest quà la fin du romantisme, dans LÉducation sentimentale, que Frédéric Moreau connaîtra « la mélancolie des paquebots ». Les héros balzaciens sembarquent significativement sur des navires de commerce et cest pour faire des affaires quils sembarquent. Ce sont tous ceux qui, ruinés, sexpatrient et partent pour lOrient, généralement les Indes. Leur navigation prend sens dans le cadre de léchange commercial et financier. Aussi lOcéan pour eux nest-il que le lieu dun passage, au sens propre : une traversée. Ce qui leur importe, cest darriver, puis, une fois leur fortune restaurée, cest de repartir. Surtout, et ce point est capital, leur rapport à la société ne disparaît pas quand ils sont au milieu de lOcéan, au contraire. Cest même au milieu de lOcéan que ce rapport à la société prend toute sa signification aux yeux de ces personnages qui se sont retranchés, momentanément, de lordre social. Lexemple le plus intéressant à cet égard est celui de Paul de Manerville à la fin du Contrat de mariage. À la suite de son mariage malheureux avec Natalie Évangélista, il se retrouve ruiné, et sen va aux Indes pour refaire, si possible, sa fortune. Il est donc sur le bateau qui le conduit au bout du monde, et Balzac, attentif à préparer la péripétie, glisse cette remarque :
Pour bien comprendre la situation dans laquelle allait entrer Paul, il faut se le représenter flottant sur lOcéan comme il flottait sur limmense étendue de son passé, revoyant sa vie entière ainsi quun ciel sans nuages, et finissant par revenir, après les tourbillons du doute, à la foi pure, entière sans mélange du fidèle, du chrétien, de lamoureux que rassurait la voix du cur (CH, III, 636-637).
Voilà donc un personnage disponible à la vacance de lOcéan, nayant plus quune relation flottante à lui-même et à son passé, dans une singulière conscience inconsciente, mais voici le coup de théâtre : il reçoit une lettre une lettre de de Marsay léclairant sur les manuvres et la machination de sa délicieuse Natalie. Par un effet dironie bien calculé, Paul de Manerville reçoit cette lettre alors qu« il se trouvait au-delà des Açores » (CH, III, 652); son correspondant lui écrit : « Laisse partir la Belle-Caroline, reviens ici comme la foudre » (CH, III, 650). La lettre de de Marsay na pas quun intérêt dramatique, elle ne se limite pas à dessiller les yeux dun sot ; cest un des grands textes politiques de La Comédie humaine, où se dit la vérité de la res publica. Il est dautant plus remarquable dans ces conditions que cette lettre majeure sur létat historique et politique de la France à la fin de la Restauration soit lue par quelquun qui sest exilé de France et surtout que son lieu de réception et de lecture soit lOcéan, et tout se passe comme si en ce lieu apparemment désaffecté de toute référence historique, politique et sociale prenait sens linterrogation sur lhistoire, le politique et le social, lOcéan constituant de ce point de vue lespace philosophique et poétique où une telle interrogation puisse se formuler dans une sorte de quasi-absolu de lénonciation.
Parvenu à ce point, il nous paraît utile, afin de penser lOcéan dans sa singularité balzacienne, de recourir à la notion bakhtinienne de chronotope. Le chronotope est défini par son inventeur comme « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle quelle a été assimilée par la littérature ». Cette notion, en ce qui concerne notre sujet, est tout à fait efficace, puisquelle permet déchapper à une conception de lOcéan comme lieu réduit à une pure spatialité, qui risque de ne mener quà une description thématique sans intérêt. Le chronotope, au contraire, en liant de façon interdépendante le temps et lespace oblige à considérer, pour ce qui est de lOcéan, son inscription dans lhistoire. Lieu du vide ou, ce qui revient au même, de la plénitude métaphysique, lOcéan est également le lieu dune vacance, une vacance de la socialité. Dans cette perspective la notion de chronotope permet denvisager lOcéan dans sa dimension sociocritique.
Un texte essentiel de Balzac se présente ici, qui montre la pertinence de la notion de chronotope pour une lecture de lOcéan balzacien, en loccurrence cest lépisode des pirates dans La Femme de trente ans. Épisode dun romanesque échevelé, et qui correspond à sa date fort peu au romanesque que Balzac met en uvre à partir des Scènes de la vie privée, il apparaît comme un kyste exogène au sein dune production qui sest employée depuis plusieurs années à éliminer de telles inventions décriture, qui appartiennent à la préhistoire de son uvre, du temps où Balzac nétait pas Balzac. On se souvient donc que par une nuit noire Hélène, la fille de Julie dAiglemont, cédant à une inexplicable « fascination », a suivi un inconnu, qui vient de commettre un assassinat. Plusieurs années après, le navire sur lequel sétait embarqué le père dHélène, parti faire fortune en Amérique du Sud, est arraisonné en pleine mer par un bateau de pirates. À la tête de ces pirates, « le capitaine parisien », marié à Hélène, la fille du général dAiglemont. Difficile de trouver plus invraisemblable chez Balzac. Ce qui importe dans notre optique, ce nest pas cette invraisemblance de la fiction, mais ce qui dans cet épisode, en dépit de son invraisemblance, ou grâce à elle, se dit de la géographie sociocritique de lOcéan. Par rapport à lespace de la société, lOcéan nest pas un non-lieu ni un hors-lieu, mais, bien plutôt, le lieu où sélabore une redéfinition de la socialité. Car sur mer une autre société se constitue, une contre-société qui se caractérise par la marginalité, lillégalité et la criminalité, et qui est donc lenvers négatif de la société, de lordre social ; mais, dun autre côté, cette contre-société soffre comme le modèle littéralement utopique dune autre socialité. Témoin la refondation de la famille et de la familialité qui sopère sur cette nouvelle arche quest le bateau du pirate. Les clivages entre amour et mariage, entre enfants de lamour et enfants du devoir, entre liberté amoureuse et aliénation sociale disparaissent, et à leur place sinstaurent des rapports humains qui ignorent ces clivages, mais qui, au contraire, se fondent sur la reconnaissance dindividus sujets de leur destin.
Faire de lOcéan un espace utopique obéit à des enjeux politiques, sociaux, en un mot idéologiques, et cela a pour contrepartie littéraire, ce sera du moins notre hypothèse, que la représentation de cet espace utopique se solde par un débordement de romanesque, comme si le romanesque, dans son invraisemblance et dans son outrance, était le seul moyen de dire un énoncé qui passe toute énonciation possible, ou simplement raisonnable, formulable. De ce fait, le chronotope du vide, plus exactement le chronotope de la vacance, quest lOcéan participe dune scénographie énonciative problématique, dans la mesure où sy problématise le discours social, hors de toute instance qui puisse le prendre en charge. Car si de Marsay dit bien dans sa lettre à Paul de Manerville quelle politique lui et ses amis se proposent de mettre en uvre, cette politique nest exposée que dans le cadre dune lettre qui, selon un hasard objectif bien calculé par Balzac, nest lue quen plein Océan, et par un destinataire incapable de la comprendre.
Pour terminer, nous examinerons deux des points de fuite que ménage dans sa scénographie le chronotope de lOcéan. Il sagira de la poésie et de la métaphore. La poésie, dabord. Elle double, dans lacception couturière du terme, tout le discours idéologique dont lOcéan est porteur en creux, dans ses abîmes ; elle offre de lOcéan une représentation esthétique. Cest loccasion de belles pages dune descriptivité flamboyante. En voici un exemple :
Sans la frange argentée qui badinait devant le brick, sans le long sillon rapidement effacé quil traçait derrière lui, les voyageurs auraient pu se croire immobiles au milieu de lOcéan tant la mer y était calme. Le ciel avait une pureté ravissante. La teinte foncée de sa voûte arrivait, par dinsensibles dégradations, à se confondre avec la couleur des eaux bleuâtres, en marquant le point de sa réunion par une ligne dont la clarté scintillait aussi vivement que celle des étoiles. Le soleil faisait étinceler des millions de facettes dans limmense étendue de la mer, en sorte que les vastes plaines de leau étaient plus lumineuses peut-être que les campagnes du firmament. Le brick avait toutes ses voiles gonflées par un vent dune merveilleuse douceur, et ces nappes aussi blanches que la neige, ces pavillons jaunes flottants, ce dédale de cordages se dessinaient avec une précision rigoureuse sur le fond brillant de lair, du ciel et de lOcéan, sans recevoir dautres teintes que celles des ombres projetées par les toiles vaporeuses. Un beau jour, un vent frais, la vue de la patrie, une mer tranquille, un bruissement mélancolique, un joli brick solitaire, glissant sur lOcéan, comme une femme qui vole à un rendez-vous, cétait un tableau plein dharmonies, une scène doù lâme humaine pouvait embrasser dimmuables espaces, en partant dun point où tout était mouvement (CH, III, 1180-1181).
Comme on le voit, cette page est très écrite, clairement Balzac a composé sa description sur le mode dun tableau. Cela a pour effet de figer lOcéan dans la picturalité, et, de la sorte, de larracher à la sphère de la réalité pour faire de lui un objet esthétique, qui nexiste que dans lordre de la représentation, et, plus généralement, de lart. Cette esthétisation de lOcéan va de pair avec son abstraction comme chronotope, elle vise à lisoler en tant quessence et entité, afin de le déréaliser, de le déréférentialiser. Il est ainsi disponible à toutes les constructions imaginaires et intellectuelles.
Second point de fuite, la métaphore. Pareillement le traitement métaphorique de lOcéan participe dune comparable stratégie de déréféren-tialisation. Comme les exemples abondent en ce domaine, nous nous limiterons à deux dentre eux. Le premier se trouve de nouveau dans la lettre de de Marsay à Paul de Manerville. Son mentor écrit au « gros Paul » :
Quest-ce que la vie, mon cher, quand une femme est toute la vie ? une galère dont on na pas le commandement, qui obéit à une boussole folle, mais non sans aimant, que régissent des vents contraires et où lhomme est un vrai galérien qui exécute non seulement la loi, mais encore celle quimprovise largousin, sans vengeance possible (CH, III, 652).
La métaphore est filée avec du câble de marine, et il est difficile de ne pas la mettre en relation avec le contexte océanique dans lequel la lettre est lue. Façon pour Balzac de suggérer que lOcéan sur lequel navigue Paul de Manerville appartient au domaine de la rhétorique. LOcéan lui-même signifie une réalité en défaut, laquelle ne peut sappréhender que par le biais de figures, au sens évidemment pascalien du mot. Lautre exemple que nous citerons est tiré du Père Goriot. Dans la description de la pension Vauquer le narrateur écrit ces lignes :
[...] Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous nen connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le : quelque soin que vous mettiez à le parcourir, à le décrire ; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il sy rencontrera toujours un lieu vierge, un antre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose dinouï, oubliés par les plongeurs littéraires (CH, III, 59).
On ne sétonnera pas, à la lecture de ce passage extrêmement célèbre, que lOcéan soit aussi peu présent dans la fiction balzacienne, étant donné quil occupe tout lespace métaphorique et symbolique de lentreprise romanesque de La Comédie humaine. La réalité que prétend décrire Balzac est un océan sans fond et lui-même comme romancier est un plongeur. Écrire La Comédie humaine en ce sens, cest écrire lOcéan. Celui-ci, loin dêtre un hors-lieu ou un ailleurs, est le lieu par excellence de lécriture ; ou, ce qui revient exactement au même, il est un non-lieu, cest-à-dire lespace utopique de lécriture elle-même.
Pierre Laforgue
Université de Franche-Comté
Le désert comme territoire a-topique
Balzac, infatigable créateur de mondes, aurait-il laissé des zones dombre dans la géographie fictionnelle de La Comédie humaine ? Telle est la question qui ma poussé à la recherche de territoires a-topiques, voire de véritables « non-lieux », dans lunivers fortement référentiel de luvre balzacienne. Car cest une tension propre à la littérature de toute époque que celle de concevoir des non-lieux, des espaces qui échappent à la représentation elle-même. Essayons déclairer la notion : le non-lieu littéraire pourrait se définir globalement comme un espace fictionnel imaginaire impossible à situer sur une carte géographique. Rentrent dans cette catégorie les multiples « Voyages aux pays de nulle part », les utopies ou les anti-utopies. Cependant, la littérature moderne nous offre aussi une acception extrême du concept, le non-lieu étant alors un espace non seulement imaginaire mais proprement inimaginable et inconcevable, qui déjoue la logique de la représentation ainsi que les lois de la physique ; on en trouve des exemples chez Borges, notamment dans les Fictions, où lécrivain argentin se plaît à décrire minutieusement ce qui est impossible à décrire : linterminable Bibliothèque de Babel, ou la concentration cosmique de lAleph.
Avouons que ces deux perspectives semblent étrangères à Balzac : on peut facilement étaler sur une carte géographique lunivers fictionnel de La Comédie humaine ; quant aux lieux inimaginables, ils sont précisément tels chez Balzac, même si ce dernier nous a laissé une image borgésienne avant la lettre : celle, empruntée à Leibniz, du « miroir concentrique », qui présente des similitudes étonnantes avec lAleph. Mais le miroir balzacien, le speculum mundi, est métaphore du talent de lartiste et de luvre elle-même, sans jamais être fictionnalisé.
Cependant, si lon adapte la notion de non-lieu selon une perspective sociale, elle pourrait se révéler pertinente pour définir certains espaces qui, dans lunivers balzacien, semblent se dérober au savoir de la géographie et résister à lemprise de lhistoire : des lieux de délitement du social, où les lois qui régissent la logique référentielle de la représentation et le système topographique balzacien nauraient plus cours. Moins non-lieux que « non-territoires », des sortes de « creux » dans lordre géographique, historique et social, qui échappent au système de valeurs de lunivers balzacien et à sa cartographie spécifique déterminée par le pouvoir et le savoir.
Je crois quil existe dans luvre balzacienne un cas exemplaire de non-territoire : il sagit du désert, conçu aussi bien sur le plan réel (en particulier dans la nouvelle intitulée Une passion dans le désert) que sur le plan figuré, comme espace « intime » de retraite du monde social (je pense notamment à La Peau de chagrin, et à la deuxième partie de La Femme de trente ans). Ce territoire a-référentiel, qui se dérobe aux déterminations sociales, semble constituer lespace privilégié dune dialectique entre culture et nature, espace où se déploie une tentation dinfini se concrétisant dans le vide du désert. À lanalyse de ce non-lieu dégarement du sujet sera consacrée la première partie de cette étude, pour examiner ensuite les différents moyens dune reconstruction cognitive qui permet aux personnages dappréhender lespace inconnu, de définir une identité ainsi quun nouvel ordre spatial. Le désert sera ainsi conçu comme lespace du renversement dun système de valeurs, qui condamnera cependant les personnages qui le traversent à un tragique et inéluctable retour dans le monde social.
Une passion dans le désert, ou la tentation de linfini
Dans cette nouvelle que Balzac publie en décembre 1830, et qui sera ensuite rattachée aux Scènes de la vie militaire, le désert est logiquement représenté comme un lieu de perdition où le sujet ségare sans plus disposer de points de repère. Voyons le début de laventure du jeune soldat provençal protagoniste dUne passion dans le désert : au cours de la campagne dÉgypte de larmée napoléonienne, en 1798 (la date nest pourtant pas explicitée dans le récit), le malheureux soldat est fait prisonnier par lennemi, et « emmené par les Arabes dans les déserts situés au-delà des cataractes du Nil » (CH, VIII, 1220). Dans cet espace qui se trouve donc au-delà du connu, cest-à-dire de la dernière détermination géographique établie par le récit, le prisonnier sévade pendant la nuit et commence ainsi son errance solitaire au milieu du désert. Bref, le jeune soldat sort simultanément de lhistoire (la grande Histoire en marche des conquêtes napoléoniennes, maintes fois transcrite dans La Comédie humaine) et du territoire identifiable par le savoir géographique : lhomme égaré na plus le secours de la connaissance cartographique de larmée, ni de la connaissance empirique des indigènes, son aventure se situant alors dans un espace-temps proprement a-référentiel qui enfreint les « codes » de la représentation réaliste.
Dautant plus que le dispositif dénonciation du récit, particulièrement complexe et fulgurant en raison de la brièveté du texte il constitue en effet un cas unique chez Balzac de récit dans le récit à multiples paliers , semble être mimétique de lerrance du personnage. Rappelons que le texte souvre par le récit dune scène dialoguée entre le narrateur anonyme et une femme également anonyme (et désignée dès lincipit par un simple pronom personnel), à la sortie de la ménagerie parisienne du célèbre dompteur de fauves Martin ; pour dévoiler les secrets du dompteur à la jeune femme, étonnée par un tel spectacle, le narrateur évoque sa rencontre passée, au même endroit, avec un ancien militaire énigmatique, qui lui avait livré sa propre histoire à la fin dun dîner.
Or, cette aventure la passion dans le désert nest pas ici racontée oralement par son protagoniste (contrairement au dispositif habituel de récit dans le récit, en particulier dans des uvres datant de la même époque comme Sarrasine ou LAuberge rouge), mais transcrite par le narrateur sous la forme dun récit impersonnel, quil donne à lire à la jeune femme comme un « épisode dune épopée quon pourrait intituler : Les Français en Égypte » (ibid.). Et les errements successifs de ce récit, soumis au double filtrage de loral et de lécrit, ne sarrêtent pas là. Le dénouement de lhistoire est en effet dévoilé lors dun autre dialogue entre le narrateur et la femme-lectrice, et donc après la lecture du récit, pendant lequel le narrateur revient à lépisode du dîner pour donner cette fois-ci la parole au soldat, et lui confier le mot de la fin.
Métaphore de légarement, ce récit errant, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, expose une véritable perte didentité. Le jeune soldat, dailleurs, en est littéralement spolié : sans nom et privé de bataille, il perd ainsi son statut social, et ce jusquau signe vestimentaire (faisant de sa chemise un drapeau de détresse, il se retrouve à létat de nature...). Quant à son origine, seul élément qui permet de le nommer dans le récit (« le Provençal »), elle sefface rapidement dans lespace inconnu du désert : lors du premier réveil du soldat, les souvenirs de la terre natale se présentent à lui comme autant de mirages, les palmiers de loasis lui rappelant « les fûts élégants et couronnés de longues feuilles qui distinguent les colonnes sarrasines de la cathédrale dArles » (ibid., 1221) ; mais limage, loin de rapprocher le temple chrétien du désert oriental, sévapore au moment où le jeune homme est obligé de regarder lespace désespérant qui sétend autour de lui, « un océan sans bornes ».
Enfin, ce soldat est à tel point dépourvu didentité que le récit, nous lavons souligné, lui enlève même la fonction légitime de narrateur de sa propre histoire. Il ne peut donc querrer dans ce territoire sans limites qui soffre à son regard comme un espace dangereux et proprement inimaginable. Voici comment le désert est perçu par le soldat provençal après son réveil :
Il voyait un océan sans bornes. Les sables noirâtres du désert sétendaient à perte de vue dans toutes les directions, et ils étincelaient comme une lame dacier frappée par une vive lumière. Il ne savait pas si cétait une mer de glaces ou des lacs unis comme un miroir. Emportée par lames, une vapeur de feu tourbillonnait au-dessus de cette terre mouvante. Le ciel avait un éclat oriental dune pureté désespérante, car il ne laisse alors rien à désirer à limagination. Le ciel et la terre étaient en feu. Le silence effrayait par sa majesté sauvage et terrible. Linfini, limmensité pressaient lâme de toutes parts : pas un nuage au ciel, pas un souffle dans lair, pas un accident au sein du sable agité par petites vagues menues ; enfin lhorizon finissait, comme en mer, quand il fait beau, par une ligne de lumière aussi déliée que le tranchant dun sabre (ibid., 1221-1222).
La description présente ici un cas extraordinaire de double métaphore filée, les sables du désert étant associés à la fois à lélément marin, par leur conformation, et à des matières tranchantes, par leur luminosité, avec une superposition perpétuelle des deux réseaux métaphoriques. Limage convoque ainsi tous les éléments naturels (terre, mer, ciel, air, lumière, feu) et implique une multiplicité de sensations, à tel point que lon pourrait parler dune longue « synesthésie filée ». Synesthésie qui ne relève pourtant pas de lordre de lhallucination sensorielle, en raison précisément dune sorte de netteté « métallique » de la vision elle-même. Ce qui se trouve en revanche anéanti, dans lespace du désert, est la possibilité de sa perception cognitive : ne pouvant être rapproché quà des espaces également immenses, illimités et inaccessibles (locéan, le ciel), le désert se présente comme un territoire non seulement a-topique, mais littéralement inhumain, dans lequel les signes du social disparaissent, et qui se dérobe à toute possibilité dappréhension par leffacement simultané du savoir et de limagination du sujet.
Le désert semble ainsi signer la déroute globale de la culture, au sens le plus vaste du terme : codes de perception, déterminations sociales, historiques et géographiques, savoir empirique ou même scientifique, comme en témoigne dailleurs la malheureuse aventure dArmand de Montriveau racontée dans La Duchesse de Langeais son exploration de la Haute-Égypte, destinée à résoudre les problèmes géographiques qui « excitent tant dintérêt parmi les savants », se soldera par une pénible traversée du désert en captivité, ne laissant au général que « dinformes souvenirs ». Une passion dans le désert présente une telle traversée, de manière encore plus significative, comme une véritable expérience de linfini, expérience qui dépouille le personnage solitaire de son identité et de son savoir, mais qui laffranchit en même temps de lordre social, avec ses hiérarchies, ses stratifications et ses délimitations.
La retraite dans le désert, ou linversion des signes
La deuxième caractéristique du désert est moins attendue : cet espace sans bornes oblige le sujet qui sy égare à rétablir des limites, à chercher un abri où retrouver son identité et où reconstruire un système de valeurs. Dans Une passion dans le désert, le soldat provençal, après avoir perçu linfini de cet espace incompréhensible, se barricade dans une grotte afin de se protéger dune nature immense et dangereuse. Mais cette retraite se révèle en réalité encore plus dangereuse, car elle plonge le sujet dans un espace où les valeurs, les codes et les signes se renversent : cest là que le soldat se couche sans le savoir à côté dune panthère, et quil vivra sa passion avec lanimal sauvage.
Or, cette rencontre aussitôt érotisée change radicalement la connotation du désert lui-même, qui cesse dêtre perçu comme néant stérile ou ellipse du sens ; comme le souligne Philippe Berthier, « il est frappant que ce soit seulement à partir du moment où se noue entre le Provençal et la panthère un lien affectif que le désert se mette à signifier », devenant ainsi espace lisible, monde qui « pousse le trop peu jusquà ce point dincandescence où il sinverse en trop plein ». Le texte balzacien indique dailleurs explicitement ce retour de la signification : « le désert fut dès lors comme peuplé » (CH, VIII, 1229), le soldat pouvant même reconstruire un ordre spatio-temporel selon une perception proprement cognitive : « Il découvrit dans le lever et le coucher du soleil des spectacles inconnus au monde. [...] Il étudia pendant la nuit les effets de la lune sur locéan des sables où le simoun produisait des vagues, des ondulations et de rapides changements » (ibid., 1229-1230). Et cette capacité retrouvée dobser-vation, qui rend lespace à nouveau compréhensible, sassocie dailleurs à une sorte de voyance qui signe le retour de la conscience de soi, ainsi que dune possibilité de détermination identitaire du sujet : « Il écouta des musiques imaginaires dans les cieux. Puis la solitude lui apprit à déployer les trésors de la rêverie » (ibid., 1230).
Cette évocation du désert soppose donc, point par point, à celle qui précède la rencontre avec la panthère, en raison dun changement de perception qui permet au protagoniste de définir de nouveaux codes dappréhension de lespace, ainsi que de délimiter linfini incompréhensible. Cest dailleurs dans ce territoire renversé, et affranchi des lois sociales, que la panthère se mue subrepticement en femme, « courtisane » et « sultane » du désert, dotée dune âme et même dun nom propre : Mignonne, surnom que le soldat avait donné, par antiphrase, à lune de ses anciennes maîtresses, aussi jalouse que lanimal sauvage. La féminisation de la panthère permet ainsi de jeter un pont avec lexistence passée, de faire affleurer un souvenir qui achève la redéfinition identitaire du personnage.
Laventure du soldat au milieu du désert nous expose ainsi le récit dune passion pure et désintéressée, dans laquelle se scelle une union vouée à léternité : « cest entre nous maintenant à la vie à la mort » (ibid., 1229), sécrie le Provençal après que la panthère lui a sauvé la vie, le tirant des sables mouvants sorte de « contrat de mariage » parfaitement opposé à ceux que lunivers social balzacien nous montre sans cesse. Il est alors évident que la relation érotique et amoureuse contre-nature devient paradoxalement naturelle dans ce lieu de renversement des valeurs, dans ce véritable a-topos social. La retraite dans le désert constitue ainsi une double fuite du monde social, qui consiste dabord en un égarement, et ensuite en une libération de lindividu.
Nous verrons, dans la dernière partie, que la fin dUne passion dans le désert nuance significativement cette possibilité de fuite. Toujours est-il que le désert, image à la puissante valeur symbolique, se trouve évoqué à plusieurs reprises dans luvre balzacienne sur le plan figuré, comme métaphore dune retraite intime volontaire contrairement à lextraordinaire aventure du soldat provençal par laquelle le personnage se dérobe aux déterminations sociales. Double métaphore, dailleurs, qui retrace dans un contexte urbain et civilisé les deux étapes que nous avons observées dans laventure du soldat : légarement devant lespace inconnu, laffranchissement dans la retraite.
Paris est en effet souvent perçu comme un désert, encore plus vide que le désert réel (« Paris est le désert sans les Bédouins », affirme le narrateur du récit encadré dHonorine), encore plus désespérant pour lindividu qui laffronte sans le connaître : la scène dinitiation ratée de Lucien à lOpéra, dans Illusions perdues, montre que ceux qui ont traversé le désert réel (Montriveau et Châtelet) sont bien plus aptes à la vie sociale parisienne que le poète de LHoumeau, pour qui « Paris allait être un affreux désert » (CH, V, 264) ; dautant plus que Lucien ne saura sabriter dans cet espace de retraite quon lui offre, l« oasis » du Cénacle (ibid., 320).
La même image, comparant la ville moderne au désert, se retrouvait déjà dans La Peau de chagrin, roman publié quelques mois après Une passion dans le désert, en août 1831. Dans son récit rétrospectif, Raphaël évoque sa première jeunesse à Paris, « sans parents, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus quennemi, indifférent ! » (CH, X, 133). Impossible de ne pas songer, ici, au cri de désespoir de René « Inconnu, je me mêlais à la foule, vaste désert dhommes ! » , qui marque la condamnation à lisolement du héros romantique devant une société qui le refuse et dont il refuse le système de valeurs.
Or, la retraite se révèle encore une fois le seul moyen pour échapper à ce monde incompréhensible qui dépouille le sujet de son savoir et de son identité, et pour redéfinir ainsi des limites. La résolution du héros de La Peau de chagrin résolution dont le narrateur indique demblée la folie sera alors de se retirer dans une chambre pour se livrer à létude, simposant une discipline claustrale. Véritable ermitage, cette chambre est aussitôt rapprochée du désert : « Je me réjouissais en pensant que jallais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible au milieu de ce Paris si tumultueux » (CH, X, 133). Désert dans le désert, la chambre de Raphaël comme celle de dArthez dans Illusions perdues constitue ainsi un espace de renversement des valeurs, où lidéalisme de la pensée, létude solitaire et la volonté sopposent au matérialisme de la société, à la superficialité mondaine et à la dissipation. Cependant, léchec du héros nous montrera le caractère vain dune telle fuite hors du monde social : par le refus des valeurs de ce dernier, Raphaël plonge dans une solitude métaphysique et proprement intenable qui nest que le reflet de son impossibilité à trouver une place dans la société, le signe dun égarement.
Mais la tentation de lermitage, ainsi que la recherche du désert dans le désert, ressurgit dans les aventures malheureuses dun autre personnage, Julie dAiglemont, dans La Femme de trente ans. La deuxième partie du roman, intitulée « Souffrances inconnues » que Balzac rédige en 1834, au moment où il réunit en un seul texte cinq autres récits parus auparavant , raconte la fuite hors du monde social de lhéroïne, en quête dun espace de solitude. Cette partie capitale de luvre, qui assure le lien entre les récits antérieurs et qui donne une épaisseur psychologique extraordinaire au personnage, souvre par lévocation dune vaste plaine qui sétend entre le Loing et la Seine, ainsi que dun château « jeté dans cette savane de blé, dans ce désert de craie, de marne et de sable où la gaieté meurt, où la tristesse naît infailliblement, où lâme est incessamment fatiguée par une solitude sans voix, par un horizon monotone, beautés négatives, mais favorables aux souffrances qui ne veulent pas de consolations » (CH, II, 1103). Cest précisément dans ce château perdu au milieu dun désert métaphorique que Julie dAiglemont se retire pour plonger dans ses souffrances intimes, contemplant de sa fenêtre cet horizon désespérant, restant silencieuse « au milieu du silence quelle avait établi autour delle » (ibid., 1105). Car ce château sans vie est lui-même à limage du désert, se dérobant aux murs sociales qui « proscrivent les plaintes » et les souffrances : « cette pauvre affligée ne pouvait pleurer à son aise que dans un désert, y dévorer sa souffrance ou être dévorée par elle, mourir ou tuer quelque chose en elle, peut-être sa conscience » (ibid., 1107).
Par une telle mise en espace, le refuge où retrouver lidentité la grotte du soldat provençal, la mansarde de Raphaël, et ici le château est encore une fois situé au milieu dun vide, dun non-lieu désertique qui figure léloignement du monde social : au cur de lespace de perdition le désert se trouve donc un espace de quête, celui du repli sur la conscience et du regard intérieur. Spatialisation qui semblerait au premier abord relever dun cliché romantique : limmensité du paysage est en effet à limage de létendue des souffrances de la malheureuse héroïne. Mais il sagit au contraire dun espace de renversement des valeurs : dans ce désert cloîtré au milieu du désert, Julie en arrive à nier le sentiment damour filial, à exorciser la maternité, à mettre en question les lois sociales et même à refuser le mariage quelle définit, au cours de ses désespérantes conversations avec le curé du village, comme une « prostitution légale » (ibid., 1114).
Les exemples cités nous montrent ainsi que le désert balzacien, quil soit réel ou figuré, constitue un véritable non-territoire où les personnages peuvent saffranchir des déterminations identitaires et sociales. Sa présence à divers niveaux relève dune tentation dinfini qui parcourt les destinées individuelles : la quête dun espace de liberté, sans barrières et sans codes, qui permet aux héros de sonder, dans une retraite solitaire, les profondeurs dun infini intérieur. Espace dun refus social, le désert est aussi, peut-être, le lieu unique dun chemin spirituel considéré comme impossible dans le monde des hommes.
Limpossible non-lieu
Il reste à savoir si ces espaces désertiques, territoires privilégiés dun égarement dans linfini et dun repli sur la conscience, ne sont pas réinvestis par les déterminations géographiques, historiques et sociales auxquelles ils prétendent échapper. Revenons à la fin dUne passion dans le désert : lhistoire amoureuse du soldat et de la panthère se termine, nous dit le narrateur, par un malentendu tragique, implicitement rattaché à lexcessive jalousie de lanimal. Cest dailleurs à la parole du soldat que lexplication est laissée : « je ne sais pas quel mal je lui ai fait, mais elle se retourna comme si elle eût été enragée ; et, de ses dents aiguës, elle mentama la cuisse, faiblement sans doute. Moi, croyant quelle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou » (CH, VIII, 1232). Cependant, lissue fatale de la passion semble être moins le fruit dun malentendu propre à la relation sentimentale que dun instant où les codes sociaux retrouvent leur ordre : par sa morsure, la panthère nest plus humanisée cest du moins ce que le Provençal croit, et là se situe précisément le malentendu , alors que le soldat recouvre le statut social qui lui est propre, usant de son arme.
Dailleurs, la société ne tarde pas à revenir au galop, en rétablissant lordre : le soldat est aussitôt retrouvé par ses compagnons et ramené malgré lui dans lHistoire : « jai fait depuis la guerre en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France ; jai bien promené mon cadavre, je nai rien vu de semblable au désert » (ibid.). Le texte donne alors la résolution dune énigme qui avait été implicitement formulée à son début, à condition desquiver un « piège herméneutique » que Balzac nous tend : car le soldat, que louverture du récit nous avait présenté comme amputé de la jambe droite, ne pourrait avoir été mutilé par la morsure de la panthère comme une première lecture porte à croire , mais plutôt par les batailles successives à son aventure dans le désert. Extirpé du non-lieu de sa retraite et ramené dans la société, le personnage sera ainsi victime de la grande histoire en marche.
Voilà ce qui explique, entre autres, le regret que le vieux soldat exprime à la fin du récit, le regret davoir perdu cet espace de dépaysement, de désir et de retraite qui lui était devenu familier : le désert, « cest Dieu sans les hommes » (ibid.), conclut le soldat. Loxymore de René, « vaste désert dhommes », se trouve ainsi renversé de façon à retrouver le sens propre du désert comme espace vide et dépeuplé, mais aussi comme espace de fusion avec la nature et de contact avec le divin. Ce que le personnage regrette est précisément un lieu dextase mystique, ce désert qui serait alors la métaphore, voire la concrétisation de linfini. Dun infini pourtant perdu : la phrase finale du soldat est en effet suivie dune ligne horizontale de points de suspension. Balzac choisit ainsi « dinachever sa nouvelle », comme le souligne Philippe Berthier ; et cette ligne, qui se prolonge symboliquement vers linfini, marque aussi laveu dun échec de la parole, ne pouvant nous dire que linfini est proprement indicible.
La parabole du soldat dUne passion dans le désert est dailleurs emblématique de la destinée de tous les personnages balzaciens qui, traversant les déserts réels ou métaphoriques, sont enfin rattrapés par lespace social, avec ses lois et ses déterminations. On sait quArmand de Montriveau, revenu du désert, fait dabord figure dinoffensive « panthère » métaphore qui nest pas anodine à côté de la duchesse de Langeais, tel un amoureux soumis qui ne connaît pas les codes de la coquetterie mondaine ; mais la suite de lhistoire le transformera en véritable fauve de la vie parisienne, à tel point quil causera la perte de la duchesse et sa retraite dans ce désert symbolique quest le couvent. Pour en venir aux déserts figurés, Raphaël de Valentin, dans La Peau de chagrin, sortira rapidement de sa mansarde, entraîné par Rastignac dans lespace social, chez Fdora qui est la Société, comme le roman nous lindique en guise de morale (CH, X, 294). Quant à Julie dAiglemont, sa triste destinée est déjà écrite lorsque Balzac rédige « Souffrances inconnues » : sa plongée intime et sa retraite dans le désert dun château écarté ne résisteront pas à lemprise du monde social qui saisit à nouveau le personnage.
Sortir du social, par volonté ou par méprise, est dès lors un acte dangereux. De ce point de vue, il est sans doute essentiel de souligner que tous les textes que nous avons évoqués (à lexception dIllusions perdues) remontent aux années 1830-1834, cest-à-dire aux premières années de rédaction des uvres rattachées ensuite à La Comédie humaine. Dans lensemble, ces textes figurent comme des exceptions, car le premier Balzac se plaît à décentrer son univers romanesque vers des territoires inconnus, lointains et peu référentiels. On sait que, dans la chronologie de la création balzacienne, à la vague orientaliste et exotique des années 1830-1831 (en témoignent lEspagne fantasmagorique mise en scène dans El Verdugo, ou lItalie romanesque de Sarrasine) succède un recentrement progressif de lespace fictionnel sur la géographie française, avec un rapprochement à lépoque contemporaine qui renforce les liens référentiels du roman. Le non-lieu devient alors proprement inconcevable dans cette coagulation de lespace social et du temps historique qui fonde la mimésis balzacienne.
Dailleurs, on pourrait même affirmer que ces uvres rédigées au début des années 1830 signent aussi la fin du « romanesque », conçu comme tension propre au roman à nous transporter dans des espaces lointains, invraisemblables, voire imaginaires, et à la fois comme moyen de perception de la réalité il suffit de songer à ce romanesque si présent en « Stendhalie »... Les destinées aporétiques des héros que nous avons évoqués semblent ainsi énoncer une loi à venir, lune des règles qui régissent lunivers balzacien : on néchappe pas au lieu, au milieu et à lespace social. Surtout, on néchappe pas aux lois qui fondent ce réalisme moderne et tragique, comme le dirait Erich Auerbach, « ne pouvant représenter lhomme autrement quengagé dans une réalité globale, politique, économique et sociale. »
Toujours est-il quune tentation dinfini, figurée par le non-lieu du désert, a existé lespace dun instant. Mais cet infini ne sera plus « spatialisé » dans luvre balzacienne. La fiction, si jose dire, fait limpasse de linfini, notion romantique et périmée qui semble pourtant résister dans un autre espace : celui de la création, que représentent les nombreux artistes qui, dans La Comédie humaine, dépassent toute limite jusquà la fulguration et à la folie, comme en témoignent Frenhofer, Gambara ou Louis Lambert. Personnages aux destinées aussi aporétiques que ceux qui ont traversé le désert, anti-héros modernes condamnés au nom de cet impressionnant matérialisme de lhistoire, ainsi que de ses territoires, qui empêche toute fuite hors du monde social. Limpossibilité du non-lieu est ce qui détermine, au fond, laspect tragique et désespérant de la « comédie » balzacienne.
Andrea Del Lungo
Université de Toulouse-Le Mirail
Territoires incertains en pays parisien
Lespace est un doute.
Pour Balzac, la « monstrueuse merveille », la ville aux « cent mille romans » est une ville ouverte aux quatre vents de son imaginaire et lon chercherait en vain dans La Comédie humaine des pages semblables à celles où Victor Hugo évoque dans Notre-Dame de Paris les enceintes successives de la ville. La ville close nintéresse le romancier que dans la mesure où chaque enceinte qui éclate sous la pression urbaine dun Paris en perpétuelle expansion crée ces zones incertaines où tout à la fois il est et nest plus, ces endroits où le tissu urbain se démaille, seffiloche, engendrant ces « enclos de solitude amis du vent » chers au poète à travers le temps qui passe. Espaces « sans genre », espaces marginalisés tout comme les personnages qui sy inscrivent. Cest là, beaucoup plus que dans les quartiers neufs ou les quartiers du centre que le plongeur littéraire peut partir en quête daventures perdues, de drames oubliés. Territoires de lambiguïté, du vacillement de lidentité, territoires où rôde souvent la folie guettant des êtres défaits aux énergies retombées, dont linquiétante étrangeté fascine le romancier ; doù ce « tropisme des lisières » dont je voudrais donner quelques aperçus.
« Espèces despaces »
Situation
Cependant que Paris poursuit sa traditionnelle marche vers louest et que les quartiers où habite la population « jeune et active » vont sembellissant (notamment au niveau de léclairage et du pavage des rues), lintérêt de Balzac se porte au sud et à lest de la ville sur des quartiers proches des barrières et quelque peu oubliés par la truelle civilisatrice ; quartier de lObservatoire lové dans son passé (cest le quarante-huitième et dernier de Paris) et immédiatement contigu, le quartier du Luxembourg déjà présent dans Ferragus et reparaissant dix ans plus tard dans le roman inachevé Entre savants. Il y fait cette fois lobjet dune substantielle description douverture, laquelle prend parfois lallure dune sorte dhistorique dans la mesure où le quartier est évoqué sous lEmpire et « aujourdhui » ; vision stéréoscopique chère à un narrateur soucieux de noter les transformations de territoires qui finissent toujours par attirer lattention des spéculateurs. Là habite, en attendant, le sympathique professeur Marmus. Cest aussi, aux lisières extrêmes de ce quartier du Luxembourg, tout près de la barrière du Mont Parnasse, que Bourlac expie son passé tandis que le faubourg Saint-Marceau accueille le colonel Chabert. Cest le plus pauvre et dernier arrondissement de Paris (le douzième) et il appartient déjà à une sorte de tradition littéraire au moment où Balzac évoque longuement sa misère sans poésie.
Remontant progressivement vers le nord-est, on atteint le faubourg Saint-Antoine où Facino Cane caresse sa chimère. Là aussi habita Honorine avant de cultiver les fleurs de son secret là-bas, tout au bout de la longue rue Saint-Maur, près de la barrière de Ménilmontant. Et puis, plus au nord, noublions pas le sinistre faubourg Saint-Martin traversé dans la hâte et langoisse un certain 22 janvier 1793, car « ce lieu est encore aujourdhui un des plus déserts de tout Paris ». Vallon semé de chaumières « où les clôtures sont en murailles faites avec de la terre et des os », cest un « asile naturel de la misère et du désespoir », sorte de réplique du faubourg Saint-Marceau. Tous ces territoires sont à des degrés divers des « déserts » marqués du sceau de la solitude et du silence mais ils se souviennent davoir été campagne quand les faubourgs étaient, comme létymologie nous le rappelle, « hors les murs », avant dêtre englobés dans Paris. Si lon isolait de leur contexte certains passages descriptifs pour en composer une anthologie lon se croirait effectivement, comme il est dit dans Honorine, à « cent lieues de Paris » (CH, II, 566).
.Description
À titre dexemples, voyez « le marais » qui entoure le pavillon et le charmant jardin de la fleuriste, vrai « musée de fleurs et darbustes » (ibid., 565), la maison de maraîcher occupée incognito par le fidèle espion du comte Octave et contemplez avec lui, loin des artifices du Paris moderne, les couleurs du crépuscule et la lumière naturelle de la lune. Voyez aussi, dans LEnvers de lhistoire contemporaine, la rue Notre-Dame-des-Champs dont le nom même évoque le passé champêtre. La maison de « monsieur Bernard » donne sur le boulevard du Montparnasse alors « désert comme les marais pontins » (CH, VIII, 330).
Balzac sattarde complaisamment dans LEnvers de lhistoire contemporaine sur ce quartier dont la description tend parfois vers lautonomie. Cest dans la partie de la rue Notre-Dame-des-Champs aboutissant à la rue de LOuest, non pavée à cette époque, quest précisément située la maison à deux entrées de Bourlac. Bourbiers, jardins marécageux, étroits sentiers, ruisseaux entourent une ancienne fabrique abandonnée. En effet, jusquen 1828 cette maison était une magnanerie, et trois arpents plantés en mûriers rue de lOuest même contribuaient à nourrir les vers à soie ; arpents « convertis plus tard en maisons » (ibid., 333) dans ce quartier « qui gagne beaucoup », précise le romancier : la remarque sinscrit dans le courant de permanent intérêt porté aux mutations entraînées par la « fièvre des constructions ». Outre le mystérieux monsieur Bernard la maison abrite deux écrivains impécunieux. Gageons quils sont sans doute fascinés comme le narrateur par ses murs en plâtre fendillé un peu comparables à une page décriture avec leurs inscriptions à déchiffrer.
Dautres figurants animent lendroit quasi provincial : petit domestique « ébouriffé comme un moineau » qui va chercher à la fontaine de lObservatoire leau nécessaire en attendant, lété venu, dêtre garçon chez les marchands de vin des barrières, cependant que la Vauthier (lointaine réincarnation de madame Vauquer) fabrique des chaussons de lisière pour les vendeurs ambulants. Sans oublier ce jardinier du voisinage qui fournit du lait, des ufs et des fleurs pour la chère malade. Rappelons aussi que cette dernière, la fille de monsieur Bernard, sera soignée par linquiétant docteur Halpersohn dont la clinique est située rue Basse-du-Rempart à Chaillot, territoire bien connu de Balzac, non loin de ces lisières de la ville où il a trouvé lui-même refuge à la limite des anciennes Seigneuries dAuteuil et de Passy, dans la maison à double entrée que nous connaissons bien.
Toute proche de la rue de lOuest, la rue Duguay-Trouin, « en équerre », étendant lune de ses deux branches précisément sur cette rue de lOuest et lautre sur la rue de Fleurus. En 1827, elle non plus nest pavée « ni dun côté ni de lautre » et nest « éclairée ni à son angle rentrant ni à ses bouts », et peut-être en est-il de même « encore aujourdhui » (cest-à-dire en 1845, où fut publié dans Le Siècle le début dEntre savants). Oubliée de la ville, promise à lensevelissement car située à un point dangereux des Catacombes elle est encombrée de telles ornières quun fiacre ny monterait pas « pour cent sous ». Rue sans passants « en harmonie avec le silence qui règne dans le Luxembourg ». Pour toutes ces raisons et surtout depuis la débâcle de lEmpire, les loyers y sont modiques, doù le choix du « savant enfoui là dans le giron de la nature » où parmi les plantes grimpantes et les corbeilles de fleurs il peut se livrer sans contrainte à sa chère botanique comparée.
Pour que ces territoires parisiens de lentre-deux qui hésitent encore entre ville et campagne se transforment en lieux romanesques, voire en véritables actants, il suffit dy ancrer ces personnages croisés par le romancier en ces lieux comme eux ambigus. Créatures errantes en marge du « torrent de Paris », elles sont comme des « premiers volumes de romans dont la fin nous échappe » : on ne saurait mieux dire. Toutes à leur manière sont des énigmes à déchiffrer.
Territoires du Secret et de la perte
Perte didentité volontaire ou subie, perte du sentiment même dhumanité, voire perte de la vie toujours liée à des secrets quil faut chercher dans un hiatus, une fracture entre passé et présent. Le plus souvent secrets de vie et de mort.
Voici ferragus, pauvre dévorant dévoré de chagrin, muré dans sa détresse comme est enfermée entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de lObservatoire » cette esplanade sur laquelle il règne dérisoirement. Espace sans genre et sans nom tout comme lui. Jadis tout-puissant en ses multiples identités, il nest plus aujourdhui quun débris anonyme, « espèce intermédiaire » entre lhomme et lanimal, la plante et la pierre, béant, sans regard et sans voix, parvenu à un état « quasi fossile ».
Voici chabert devenu, lui, une espèce de mendiant de Paris « création sans nom dans les langages humains », drapé dans un haillon rougeâtre tout là-bas aux limites extérieures de la ville, à Bicêtre. La quête et la perte didentité sont pour lui hautement symbolisées par les lieux, en étroite osmose avec eux. Ainsi de cette « maison si toutefois ce nom convient à lune de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris » (CH, III, 337), maison de « vergniaud nourricier » sise rue du Petit Banquier, rue non pavée aux profondes ornières elle aussi et toute proche de la barrière dItalie. Lidentité incertaine de la maison va de pair avec celle de Chabert : « Aucun des matériaux ny avait eu sa vraie destination » (ibid.), pas plus que les preuves matérielles que Derville tente de rassembler pour prouver lidentité de son client natteindront leur but
Ces matériaux hétéroclites, est-il précisé, « provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris » (ibid.) : au nombre de ceux-ci peut-être quelques vestiges de cet hôtel qui jadis appartint au colonel Chabert, hôtel démoli par des spéculateurs dans une rue qui a perdu elle aussi prémonitoirement son identité : « Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée dAntin » (ibid., 332). Rejeté de ce centre élégant où il na plus sa place vers la périphérie Chabert trouve néanmoins un « bivouac tempéré par lamitié » (ibid., 339). Tout un réseau métaphorique métamorphose ce misérable territoire parisien en une sorte denclave napoléonienne évoquant campements et champs de bataille dhier. Murs bâtis avec des ossements et de la terre, chambres enterrées par une éminence, quelques bottes de paille et, complétant lillusion, « sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande Armée » (ibid.). Là peut encore luire une lueur despérance, la dernière avant la chute. « Semblable à une pierre lancée dans un gouffre », Chabert va bientôt de « cascade en cascade, sabîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris » avant de rebondir au dépôt de mendicité de Saint-Denis, en attendant lHospice de la Vieillesse où le voici sur la souche dun arbre comme lui abattu, niant lui-même son identité et jusquà son humanité : « Pas Chabert ! pas Chabert ! [
] Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, septième salle » (ibid., 372), murmure-t-il en traçant des raies sur le sable, où tout sefface. Sablier du temps qui lentement sécoule aux lisières dun passé révolu et de territoires à jamais perdus
Reste que « ce vieux-là est tout un poème » (ibid., 371), et bientôt des mots sauveurs doubli inscriront sur une page blanche lineffaçable arabesque de son destin.
Voici maintenant facino cane, jadis Vénitien de haut rang, prince de Varèse et aujourdhui simplement Père Canet, surgi de « cette masse hétérogène nommée le peuple » (CH, VI, 1020) dans un faubourg aux ferveurs révolutionnaires retombées. Dépouillé de sa fortune par une femme à laquelle il a dit le secret de son vrai nom, il est à sa manière un frère de misère de Chabert, « tenu deux ans à Bicêtre comme fou » (ibid., 1030) par cette créature digne de la comtesse Ferraud. Cest à lécart du tumulte de la ville, « devant leau noire des fossés de la Bastille » (ibid., 1031) que Facino Cane confesse son passé. Eau dormante comme celle des canaux de Venise ; eau lourde de secrets enfouis et « dernier regret dun nom perdu » (ibid.) pour ce vieil Homère qui garde « en lui-même une Odyssée condamnée à loubli » (ibid., 1023). Celle-ci sera toutefois sauvée là encore par les mots pour la dire, puisque déjà dans limagination du futur narrateur, sa confidence prend « les proportions dun poème » (ibid., 1025).
Ne quittons pas les fossés de la Bastille, car ils vont nous conduire à présent vers une autre vivante et bien troublante énigme. En effet cest là, dans cet endroit désert, « le long des fossés » (CH, II, 575) que séchangent à mi-voix dautres confidences et séchafaudent dautres plans, ceux du comte Octave et de son fidèle espion pour reconquérir honorine, jadis comtesse et aujourdhui simple ouvrière en fleurs cachée rue Saint-Maur sous le nom de sa femme de charge. Paradoxalement ce territoire dexil exil choisi et farouchement préservé il est vrai est le seul qui puisse faire vivre Honorine de sa vraie vie. Là seulement, elle peut cultiver, comme le Desdichado de Nerval, « la fleur qui plaisait tant à [son] cur désolé ». Fleur du mal certes, fleur de ladultère mais enracinée en elle. Ces limbes de Paris où elle a trouvé refuge sont espace de rêverie salvatrice. « En la rêverie », remarque Bachelard, « le passé mort a en nous un avenir, lavenir de ses images vivantes ». Cest exactement ce quéprouve au sens le plus fort du terme Honorine et ce quOctave ne peut imaginer. « Je ne puis pleurer ni mabandonner à mes rêveries que seule » (ibid., 593), avoue-t-elle. Et lorsque, émue de pitié dangereuse, elle reviendra vers son mari, retrouvant son rang et son identité sociale dans lun des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Honoré acquis pour elle, elle en mourra.
Voyez encore bourlac qui, lui, fut bourreau avant dêtre victime ensevelie dans ses lancinants secrets parmi des espaces sans habitations, déserts silencieux à son image. Il ne craint, face à lintrusion de Godefroid, que dêtre forcé den repartir et « daller hors barrières » car alors qui sait si « les médecins qui déjà viennent voir [sa] fille pour lamour de Dieu voudront passer les barrières !
». Il a naguère habité lélégant quartier du Roule dont la misère la chassé. Mais comme on sait, lange du pardon veille dans lombre et « monsieur Bernard » retrouvera son identité, son prestige et son aisance. Quittant alors les misérables lisières sud de la ville il regagnera à louest un prestigieux quartier : celui des Champs-Élysées, territoire dune résurrection tant sociale pour le père que physique pour la fille, « comme retirée du cercueil » pour être rendue aux siens « jeune, belle, fraîche, ranimée ».
Reste à évoquer le sort ô combien plus enviable que celui de ses prédécesseurs ! du professeur Jean Népomucène Apollodore Marmus de Saint-Leu. Peu lui chaut dapparaître parfois comme un simple « vieillard confiné près de la barrière dEnfer », puisquil a su faire de son modeste espace une sorte de paradis du chercheur insoucieux de renommée. Et peu lui importe davoir au fil des ans et comme par distraction perdu la plus belle moitié de son nom puisque sa véritable identité est celle du savant. Il est vrai que sa nombreuse descendance apocryphe lui confère, par lironie dun sort bien assumé, une sorte de surplus didentité ! Sa vraie vie est ailleurs, car il appartient à ces êtres évoqués dans une phrase restée en suspens lors dune première ébauche, êtres « venus des pays hauts où sont nés le conseiller Crespel
» et tous ceux dont la vraie patrie est un territoire fictif.
Voilà qui nous entraîne vers dautres lisières que je voudrais évoquer brièvement dans la dernière étape de ce parcours.
Aux lisières du rêve éveillé
Lisières où seuls saventurent les artistes, les poètes véritables. Il arrive que sous leur regard ce soit Paris qui perde son identité, le monstre faisant alors place à la seule merveille. Jen veux pour preuve cette large perspective « entre la barrière dItalie et celle de la Santé », digne de ravir lartiste le plus blasé sur les jouissances de la vue. Au dernier plan, tout là-bas où le regard se perd, les « vaporeuses collines de Belleville chargées de maisons et de moulins confondent leurs accidents avec ceux de nuages ». « [
] horizon aussi vague quun souvenir denfance », prélude à la métamorphose dun Paris aux lignes fluidifiées par la lumière. Latmosphère est alors un voile de gaze et dazur irisé à travers lequel on peut admirer « une de ces féeries éloquentes que limagination noublie jamais » : « merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. »
Perte didentité heureuse celle-là. Minute affranchie de lordre du Temps et de lEspace. Il en est une autre (sensiblement contemporaine dans la création balzacienne), celle où la barque des Proscrits, avant de toucher le sable du « terrain », flotte sur la Seine embrasée par les torrents de lumière du couchant, inondant les cieux, teignant les eaux, faisant resplendir les herbes et réveillant les insectes endormis (CH, XI, 545). Au regard de Dante en exil fasciné par ce spectacle sublime, Paris devient alors miroir magique de Florence : en effet, « à cette heure-même », là-bas les lucioles brillent comme des diamants dans la ville trempée de lumière ; ville dor semblable à la Jérusalem céleste. Là serpente aussi une rivière, là à cette heure les ondes prennent sous le ciel du couchant des « teintes fantastiques » et figurent de « capricieux tableaux » (ibid.). Eaux brillantes, édifices éloquents, lignes de lhorizon dessinées à travers les vapeurs du soir : sommes-nous à Paris ? À Florence ? Villes ouvertes à lespace de la rêverie et du temps retrouvé.
Ne quittons pas lItalie où nous entraîne encore en plein Paris un autre rêveur inspiré, le jeune confident de Facino Cane, qui voit Venise en ruines et lAdriatique sur la figure ruinée du vieux Vénitien. Visage-paysage qui engendre une rêverie agissante : « je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, jallais du Rialto au Grand Canal, du quai des esclavons au Lido [
] je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise dautant plus quil les colore à son gré et ne dépoétise pas ses rêves par le spectacle de la réalité » (CH, VI, 1025). Si la réalité où sinscrit ce rêve éveillé est bien parisienne, limaginaire insoucieux des frontières ouvre le passage à la ville rêvée.
Dernier exemple, de loin le plus étrange et le plus émouvant : dans Splendeurs et misères des courtisanes, la rêverie dun poète aux frontières de la mort volontaire et dont le suicide est retardé par ladmiration dun haut lieu parisien aux lisières incertaines du passé et du présent. « Jeu effrayant du rêve dans létat de veille » (CH, VI, 794) ou grâce détat ? Lucien à la Conciergerie voit soudain le palais de Saint-Louis dans toute sa splendeur primitive, lumineux envers de la misère présente. Face à la colonnade « svelte, jeune, fraîche », aux « proportions babyloniennes » de lédifice, à ses « fantaisies orientales » il se demande comment « cette merveille existe inconnue dans Paris ». Et le romancier de préciser en toute évidente simplicité qu« Il était deux Lucien, un Lucien poète en promenade dans le Moyen Âge [
] et un Lucien apprêtant son suicide » (ibid.) : identité double avant la chute dans les ténèbres où tout sabolit. Lucien, comme Louis Lambert et comme Balzac, a le pouvoir de faire « reculer lespace devant lui ».
Je voudrais pour clore mon propos franchir le pas qui sépare les lisières de la ville inspiratrice des lisières de la page inspirée car là aussi, semble-t-il, agit le tropisme des lisières. Les grandes marges blanches qui bordent les placards dépreuves arrivant de lImprimerie sont comme un appel dair pour le romancier, elles se peuplent dajouts, le texte enfle dans une respiration plus large et les images surgissent.
Par ses choix, la qualité et la précision de ses évocations Balzac, avec une sorte de ferveur contagieuse, restitue aux lecteurs que nous sommes ce qui fut et nest plus. Oui, là fut et nest plus le Paris que Balzac a connu et cependant il est encore, mais transfiguré par lécriture. En accédant à « lexistence typographique » la ville-texte prend véritablement corps ; corps glorieux de ressuscité et danse des pierres dans les marges de notre propre imaginaire
Jeannine Guichardet
Université Paris 3
Le territoire dans le portrait
Dans les portraits de La Comédie humaine, on ne rencontre guère de territoire au sens purement géographique du terme : parce que le portrait est représentation dun personnage, il est logique que le lieu y soit évoqué, sil lest, en fonction du personnage, en rapport avec lui, dans une perspective anthropologique ou sociologique. Je me suis donc fondée sur une conception du territoire impliquant lexistence de liens entre lhomme et le lieu. Cest même sur cette idée de lien quest centré mon propos : il sagit de saisir la nature de ces liens, de repérer les pensées qui ont pu les inspirer ou que Balzac rencontre, en dégageant les procédés de la représentation.
Toutes les évocations de lieu dans les portraits ne méritent pas dêtre appelées territoires. Les notations spatiales peuvent avoir une valeur essentiellement esthétique, ou symbolique, par exemple dans la description du comte dHérouville dans LEnfant Maudit (CH, X, 870), où lévocation de la mer et du ciel tempétueux est mise en rapport avec lorage des pensées nocturnes du comte, et dans le portrait dHonorine, où lévocation du « cadre » permet surtout dilluminer sa beauté (CH, II, 563). La description du territoire dHonorine, véritable « hortus conclusus », est quant à elle reportée à la suite du portrait, dissociée de lui. Il en est souvent ainsi : on le voit dans Le Lys dans la vallée, à propos de Mme de Mortsauf, dans Le Chef-duvre inconnu, à propos de Frenhofer, etc.
Mais lévocation du territoire peut être intégrée au portrait, en constituer le fond, comme dans un tableau. Si elle a été dissociée de lui, et notamment développée avant lui, il arrive que certains traits en soient repris dans la description du personnage. Ce sont ces cas qui mintéressent, car ils impliquent demblée, par la seule disposition, un lien étroit entre le personnage et son environnement, celui-ci pouvant être représenté de façon très variable : une simple mention de lieu (nom propre, nom commun) suffit parfois à lévoquer, alors quailleurs une description plus ample sopère, ramassée ou émiettée dans le portrait.
Les liens entre lhomme et le territoire sont, daprès le dictionnaire (dont le TLF), surtout de lordre de lagir : le territoire se définit, se circonscrit, se gouverne, soccupe, saménage, se défend... En revanche, dans la notion de « milieu », lidée dinfluence exercée sur les êtres par lenvironnement naturel, voire culturel ou social, simpose, à partir des définitions élaborées dans la première moitié du XIXe siècle en zoologie (Lamarck) et en biologie (Geoffroy Saint-Hilaire), définitions héritières des travaux de Buffon, qui développe lui-même cette idée dune influence des circonstances sur lêtre vivant, en tirant parti notamment de la vieille théorie des climats.
En ce qui concerne les rapports de lhomme à son environnement, Balzac a les deux points de vue à lesprit, le point de vue passif et le point de vue actif. On le voit dans lAvant-propos de La Comédie humaine où apparaît sinon le mot « territoire » au moins le mot « milieu » (CH, I, 8). Balzac laurait donc repris à Geoffroy Saint-Hilaire pour signifier linfluence de lenvironnement sur lêtre vivant, en transposant son emploi à létude de la société on peut aussi lui conserver son sens physique, matériel, que le romancier connaît, auquel il a parfois recours, et qui simposera dans le champ littéraire puisque Zola en tirera parti à son tour. Lorsque, dun autre côté, Balzac déclare dans le même Avant-propos, « [...] lhomme [...] tend à représenter ses murs, sa pensée et sa vie dans tout ce quil approprie à ses besoins », ou lorsquil annonce létude de « la représentation matérielle quils [les hommes] donnent de leur pensée » (ibid., 9), il nemploie pas le mot « milieu », ni celui de « territoire », mais il sapproche en particulier de ce que cette dernière notion recouvre, dès lors que la mention de Buffon lamène à souligner : « Lanimal a peu de mobilier [...] » (ibid.), dans la perspective dune opposition avec lhomme. Le motif du « mobilier » introduit la notion dhabitat, de territoire de vie, ou daménagement du territoire de vie.
Le territoire peut donc être envisagé de façon large, aussi bien sous langle de lagir que du pâtir, agir et pâtir étant volontiers mêlés lun à lautre dans les portraits où lon distingue les types suivants :
le territoire politique, dans le cas, par exemple, du portrait collectif des paysans dans Les Paysans (CH, IX, 323), résolument décidés à profiter des fruits dune terre (rapidement décrite au début du passage) qui appartient à dautres, aux grands propriétaires avec lesquels ils sont en lutte sourde, ou dans le cas de la description du baron du Guénic dans Béatrix (CH, II, 652), en particulier de ses mains, dont on apprend quelles ont joué leur rôle aux côtés des royalistes opposés aux Bleus pour le gouvernement de la France, alors évoquée par références régionales ponctuelles :
Un peintre eût admiré par-dessus tout [...] dadmirables mains de soldat, des mains comme devaient être celles de du Guesclin, des mains larges, épaisses, poilues ; des mains qui avaient embrassé la poignée du sabre pour ne la quitter, comme fit Jeanne dArc, quau jour où létendard royal flotterait dans la cathédrale de Reims ; des mains qui souvent avaient été mises en sang par les épines des halliers dans le Bocage, qui avaient manié la rame dans le Marais pour aller surprendre les Bleus, ou en pleine mer pour favoriser larrivée de Georges ; les mains du partisan, du canonnier, du simple soldat, du chef ; des mains alors blanches quoique les Bourbons de la branche aînée fussent en exil ; mais en y regardant bien on y aurait vu quelques marques récentes qui vous eussent dit que le baron avait naguère rejoint Madame dans la Vendée (ibid.) ;
le territoire domaine, dans le cas, par exemple, du portrait de Véronique Graslin contemplant, dans Le Curé de village, ses terres métamor-phosées grâce à elle, portrait dont lévocation, assortie dune référence (erronée) à Pontormo, rappelle la présence fréquente dans les portraits peints de la Renaissance, dun « paysage » au sens administratif du terme :
Éclairée par les lueurs douces du couchant, elle resplendissait dune horrible beauté. Son front jaune sillonné de longues rides amassées les unes au-dessus des autres, comme des nuages, révélaient une pensée fixe au milieu de troubles intérieurs. Sa figure, dénuée de toute couleur, entièrement blanche de la blancheur mate et olivâtre des plantes sans soleil, offrait alors des lignes maigres sans sécheresse, et portait les traces des grandes souffrances physiques produites par les douleurs morales. Elle combattait lâme par le corps, et réciproquement. [...] Lexpression ardente de ses yeux annonçait lempire despotique exercé par une volonté chrétienne sur le corps réduit à ce que la religion veut quil soit. [...] Jamais aucun des solitaires qui vécurent dans les secs et arides déserts africains ne fut plus maître de ses sens que ne létait Véronique au milieu de ce magnifique château, dans ce pays opulent aux vues molles et voluptueuses, sous le manteau protecteur de cette immense forêt doù la science, héritière du bâton de Moïse, avait fait jaillir labondance, la prospérité, le bonheur pour toute une contrée. Elle contemplait les résultats de douze ans de patience, uvre qui eût fait lorgueil dun homme supérieur, avec la douce modestie que le pinceau du Pontormo a mise sur le sublime visage de sa Chasteté chrétienne caressant la céleste licorne (CH, IX, 850-851) ;
le territoire professionnel, lieu de contraintes pour lhomme qui y travaille, ou lieu aménagé par lui pour lexercice de sa profession : on pense aux boutiques de mercerie celle de Rogron dans Pierrette (CH, IV, 42-43) , aux loges de concierge, celle de Cibot dans Le Cousin Pons (CH,VII, 520) , ou au fameux cabinet de lantiquaire dans La Peau de chagrin, présent par références concises dans le premier portrait du vieillard (CH, X, 77-78) ;
le territoire de vie (souvent identique au territoire professionnel) : le quartier, la rue, la maison de Mme Crochard dans Une double famille (CH, II, 18-19), ceux de Mme Gruget dans Ferragus (CH, V, 869), ceux, bien connus, de Gobseck (CH, II, 964-966) ;
le territoire ethnologique, ou territoire dorigine, dans le cas, par exemple, tiré de Splendeurs et misères des courtisanes, du portrait dEsther (CH, VI, 464-466) dans les yeux de laquelle brillent ses origines juives, orientales celles-ci ne sont pas seulement évoquées, elles font lobjet dun commentaire qui rappelle Geoffroy Saint-Hilaire (le mot « milieu » apparaît), la zoologie et ses débats, dès lors que linfluence du milieu sur la jeune femme est étayée par une comparaison avec les moutons, dans le cadre dune réflexion argumentée ;
le territoire « templum », notamment dans le portrait de Cambremer, dans Un drame au bord de la mer, si bien isolé sur son rocher de granit mordu par locéan, que cette retraite est devenue sacrée, que les frontières en paraissent interdites par la seule pose et par le seul regard foudroyant de lhomme :
[...] nous éprouvâmes un frémissement électrique assez semblable au sursaut que cause un bruit soudain au milieu dune nuit silencieuse. Nous avions vu, sur un quartier de granit, un homme assis qui nous avait regardés. Son coup dil, semblable à la flamme dun canon, sortit de deux yeux ensanglantés, et son immobilité stoïque ne pouvait se comparer quà linaltérable attitude des piles granitiques qui lenvironnaient. [...] Cétait des formes herculéennes ruinées, un visage de Jupiter olympien, mais détruit par lâge, par les rudes travaux de la mer, par le chagrin, par une nourriture grossière, et comme noirci par un éclat de foudre. [...] Je remarquai dans un coin de la grotte une assez grande quantité de mousse, et sur une grossière tablette taillée par le hasard au milieu du granit, un pain rond cassé qui couvrait une cruche de grès. Jamais mon imagination, quand elle me reportait vers les déserts où vécurent les premiers anachorètes de la chrétienté, ne mavait dessiné de figure plus grandement religieuse ni plus horriblement repentante que létait celle de cet homme. Vous qui avez pratiqué le confessionnal, mon cher oncle, vous navez jamais peut-être vu un si beau remords, mais ce remords était noyé dans les ondes de la prière, la prière continue dun muet désespoir. [...] Pourquoi cet homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où était lhomme, où était le granit ? (CH, X, 1169-1170).
Les liens entre personnage et territoire relèvent donc de la vie pratique, sociale, politique, biologique ou spirituelle. Pour serrer davantage ces liens, Balzac semploie volontiers à souligner les traces que le territoire a laissées sur lhomme et les traces que lhomme a laissées sur le territoire, il semploie à indiquer les ressemblances qui les unissent, voire il sachemine vers lexpression dune identité. Le romancier pour cela met en uvre ou rencontre dautres traditions, dautres usages de la description.
En ce qui concerne linfluence de son environnement sur le personnage, il tire parti des principes de la physiognomonie ethnologique, qui est étroitement liée à la théorie des climats : lorigine affleure sur le corps, sur le visage, celle dEsther « se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques » (CH, VI, 464). Ou encore, le romancier fait écho aux médecins qui, dans la première moitié du XIXe siècle, se sont attachés à décrire les effets (nocifs) produits sur les corps par certaines activités et certains environnements professionnels. Il a recours à des formules générales pour signifier un rapport si étroit entre lhomme et le territoire que le corps sen trouve nécessairement modifié. Ainsi Rogron, dans Pierrette, a « [...] la flasque lividité particulière aux gens qui vivent en des arrière-boutiques sans air, dans des cabanes grillées appelées Caisses [...] » (CH, IV, 43). Lintimité du lien charnel que Balzac élabore peut lamener dans certains cas à donner, dans la lignée de la rhétorique aristotélicienne, un statut de preuve ou dargument aux traces laissées par le territoire. Ainsi le mot « marque » est utilisée, à propos de du Guénic, pour parler des blessures que lui ont values de récents combats en Vendée, lors de léquipée de la duchesse de Berry, et dans les relatives qui précèdent et où le mot napparaît pas alors quil est question de ce que ces mains ont fait dans le « Bocage » et les « Marais », à lépoque révolutionnaire, il sagit déjà de montrer que le territoire à défendre sest inscrit en lui sous forme de cicatrices : les mains ont saigné dans « les épines des halliers ». Ces traces ont la valeur de tekméria, de signes susceptibles de prouver les droits sur la terre du personnage, dès lors que son action est valorisée : « Ces mains étaient le vivant commentaire de la belle devise à laquelle aucun Guénic navait failli : Fac ! » (CH, II, 652).
Dans le portrait de Mme Crochard, dans Une double famille, le romancier non seulement suggère quelle ressemble à son territoire de vie parce quelle est influencée par lui elle a de « grands yeux gris [...] aussi calmes que la rue [...] » (CH, II, 19) , mais encore, il souligne quelle a agi sur lui : cest son « esprit dordre et déconomie » que « respirait cet asile sombre et froid ». La métaphore courante, même banale, « respirait », signifie que le lieu inspire et surtout expire l « esprit » de loccupante, quil lexprime. Ce nest plus le territoire qui sincarne, mais lesprit qui se matérialise en lui. Lidée de développer la représentation du façonnement de son environnement par lhomme qui lhabite, idée énoncée dans lAvant-propos à partir de Buffon « Lanimal a peu de mobilier [...] tandis que lhomme [...] » (CH, I, 9) est peut-être aussi venue à Balzac par Lavater qui écrivait :
Placé dans ce vaste univers, lhomme sy ménage un petit monde à part, quil fortifie, retranche, arrange à sa manière, et dans lequel on retrouve toute son image.
Mais cette relation entre lhomme et son « petit monde » a déjà été illustrée, ou suggérée par le roman. Dans La Nouvelle Héloïse, Saint-Preux dit à Julie de son cabinet « [...] il est plein de toi », et M. de Wolmar explique au jeune homme comment se manifeste dans un jardin la personnalité de lhomme de goût, cabinets (ou boudoirs) et jardins étant en effet des lieux volontiers décrits par les romanciers du XVIIIe siècle dans une perspective expressive. Balzac prolonge, étend, systématise la tradition romanesque.
Dans dautres portraits, il approfondit la ressemblance entre lhomme et le territoire en exploitant les ressources de la métaphore. Ainsi, à lobservateur de Cambremer cloué sur son rocher, il donne ces pensées : « Pourquoi cet homme dans le granit ? Pourquoi ce granit dans cet homme ? Où était lhomme, où était le granit ? » (CH, X, 1170). Dans ce cas, lélaboration métaphorique (elle porte sur la préposition dans la première question, sur le groupe lexical sujet dans la deuxième) profite dun autre héritage. En effet, elle saccompagne en début de portrait dune référence au stoïcisme (il est question de « limmobilité stoïque » de Cambremer), et lattitude contemplative du personnage est soulignée. Or Pierre Hadot a mis en lumière certains exercices spirituels pratiqués par les stoïciens, exercices de contemplation de lunivers visant à un dépassement du moi au profit du tout, avec découverte de limplication dans le tout du moi qui est vécu comme une partie de celui-ci alors les liens avec lenvironnement relèvent moins du pâtir ou de lagir que de lêtre. La situation est proche, dans le passage cité, de ce genre dexpérience : la méditation inspirée à Cambremer par la vue de locéan semble poussée au point de faire de lui un rocher parmi les autres de son territoire « templum », coupé de la communauté humaine, mais rattaché au cosmos. De plus, en cet aspect de la pensée stoïcienne que je viens de rappeler, se trouverait le germe des notions médiévales de microcosme et de macrocosme. Or en peinture, au Moyen Âge et bien plus tard (encore chez Van Gogh), lidée duniverselle analogie prend volontiers la forme de paysages zoomorphiques, ou anthropomorphiques. Cest en ces termes que lon pourrait aussi concevoir cette description dun Cambremer quasiment « pétrifié », granit dans le granit. Et lon trouve ailleurs, dans La Comédie humaine, un exemple de paysage anthropomorphique, plus original puisquil sagit dun paysage urbain. Cest lévocation de Facino Cane, et surtout de la vision que sa figure inspire, dans un deuxième temps (le portrait est scindé), à celui qui la regarde, et qui est doué de seconde vue. En une perception binoculaire, à rapprocher de certaines perceptions proustiennes, lobservateur, instance décisive du portrait, voit sur sa figure le territoire dorigine du personnage : « Je voyais Venise et lAdriatique, je la voyais en ruines sur cette figure ruinée » (CH, VI,1025). La variante « ruines », « ruinée », pour le visage et pour Venise, soulignent, bien sûr, la ressemblance, presque lidentité du personnage et de la ville. Et lobservateur se promène, il se promène en esprit dans les rues, sur les canaux, si bien projetés sur la face que le démonstratif simpose, créant un effet de présence : « Je me promenais dans cette ville si chère à ses habitants, jallais du Rialto au grand canal, du quai des Esclavons au Lido, je revenais à sa cathédrale, si originalement sublime [...] ; je contemplais ces vieux palais si riches de marbre, enfin toutes ces merveilles avec lesquelles le savant sympathise [...] » (ibid.). Lorsque sont évoquées « les fenêtres de la Casa Doro », le lecteur songe de lui-même aux yeux de Facino Cane à ces yeux aveuglés peut-être par la contemplation abusive de lor (ibid., 1030).
Létroitesse des liens indiciaires ou analogiques, charnels et spirituels, que Balzac tisse dans les portraits entre le personnage et le territoire, sur le mode du pâtir, de lagir ou de lêtre, en sinspirant de pensées anciennes (la rhétorique, la physiognomonie, la théorie des climats, le stoïcisme, la pensée de luniverselle analogie) ou plus modernes (zoologie, biologie, médecine) et en prolongeant la tradition romanesque du XVIIIe, donne lidée dune clôture, dune fermeture sur elle-même de la description. Mais on remarque des phénomènes de fractionnement, de surimpression, qui multiplient les perspectives spatiales, et souvent ouvrent des perspectives temporelles. Ces ouvertures sont de véritables défis à la peinture.
Le territoire peut se fragmenter en parties et surtout, ces parties peuvent renvoyer à des temps différents comme dans le portrait de du Guénic : avec le « Bocage » et les « Marais » bretons on est renvoyé au passé proche de la Révolution, avec la Vendée et léquipée de Madame, à un passé plus proche, celui de la monarchie de Juillet à ses débuts, avec la cathédrale de Reims on est projeté dans le passé lointain du Moyen Âge au temps de Jeanne dArc, et dans le futur, hypothétique, dune Restauration de la branche aînée des Bourbons. Balzac redouble le lien spatial par un lien temporel quil tisse entre des époques de pouvoir monarchique passées et rêvées : fractionner le territoire lui permet den esquisser lhistoire, une histoire à laquelle le personnage est mêlé.
Lévocation du territoire peut aussi se substituer, se superposer plutôt à un cadre initial, qui lui-même nest pas un territoire. Par exemple, dans le portrait de Facino Cane, lévocation de Venise, justifiée par le développement du point de vue de lobservateur, recouvre lévocation du fond initial du portrait, du cadre réel dans lequel se trouve le personnage, une chambre, « chez un marchand de vin de la rue de Charenton » (CH, VI, 1021). Et la vision de Venise ouvre des perspectives vers un passé dont les vestiges sont visibles sur la figure au moment de la contemplation : lobservateur voyant la ville italienne sur la face, « [...] remont[ait] le cours de la vie de ce rejeton du plus grand des condottieri, en y cherchant les traces de ses malheurs et les causes de cette profonde dégradation physique et morale [...] » (ibid., 1025). Le démonstratif de présence (« cette profonde dégradation physique ») déjà remarqué pour la ville, est aussi utilisé pour le visage que lobservateur a donc sous les yeux du corps comme il a sous les yeux de lesprit « ces palais », « ces merveilles »...
Ici le territoire (ethnologique) est lobjet de limagination ou de la réminiscence, ailleurs il provoque une réminiscence, qui surimprime sur lui un autre territoire. Ainsi, laustère rocher surplombant locéan et lattitude « religieuse » de Cambremer évoquent à lesprit de lobservateur limage, typique, des « premiers anachorètes de la chrétienté » dans « les déserts », eux-mêmes territoires de retraite et dépreuve. Le pauvre « mobilier » (pour reprendre un mot de lAvant-propos) dont jouit le personnage (une « grossière tablette taillée par le hasard au milieu du granit », une « cruche de grès ») et le « pain rond cassé » étoffent lanalogie entre les deux scènes, dans une autre vision binoculaire due, cette fois encore, à celui qui regarde, à son imagination, à son sens des rapports sens poussé au point que lanalogie entre lhomme au rocher et lanachorète dans le désert est préparée par une autre, entre lhomme et « une de ces vieilles truisses de chêne [...] sur un chemin désert », image à laquelle lobservateur prie son oncle, destinataire du portrait, de penser (CH, X, 1169).
Avec Véronique Graslin, cest le lecteur qui doit penser, cest lui qui doit assumer la vision binoculaire, voir deux visages en un portrait, et se remémorer ce que fut la jeune femme grâce à lévocation de son territoire. À la fin de sa vie, Véronique frappe, en effet, par sa dissemblance avec le domaine quelle a transformé : il se caractérise par la magnificence, la mollesse, la volupté, la fécondité, elle simpose par son « horrible beauté », sa vieillesse prématurée, sa maigreur, les signes dune implacable maîtrise des sens. Cest quil y a eu transfert dans le territoire de ce quelle fut dans sa jeunesse passionnée, et purification par ce moyen, mais cela, donc, au prix dune opposition finale entre la femme vieillie (qui a tué en elle toute sensualité) et la terre. La description du territoire, les mots « magnifique », « opulent », « vues molles et voluptueuses » (CH, IX, 850) imposent à lesprit le souvenir dun portrait plus ancien de Véronique, alors épanouie par lamour ; ils rappellent ce temps, ces pages, où le « bleu de liris » « paraiss[ait] trempé dune lueur moite et languissante, pleine damour », où ses épaules avaient pris « une délicieuse plénitude », où sa taille était « flexible et souple » (ibid., 679-680). La terre transformée par ses soins est la trace transposée, épurée et purgative, de ce visage et de ce corps du passé présents à la mémoire du lecteur.
Balzac enracine donc doublement ses personnages, dans lespace et dans le temps, en particulier par le recours à des visions binoculaires, explicites ou implicites.
Je nai rien dit des portraits sans territoire. Or labsence de celui-ci peut être significative. Ainsi, dans le portrait initial de Raphaël, dans La Peau de chagrin, ce jeune homme sans héritage, victime de lhistoire familiale et collective, est demblée privé de territoire (CH, X, 61-62). Et non moins significativement, on le voit, dans la dernière partie, qui sessaie, dans la campagne dAuvergne, à une contemplation de type stoïcien, sans doute inspirée par la pensée plus tardive de luniverselle analogie réactivée par le courant illuministe : il sagit, pour lui, de se faire oublier et doublier sa maladie dans lenvironnement quil a choisi pour retraite, il veut se vivre comme une partie de cet autre « templum », lui-même partie du cosmos : « Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il sy était implanté » (ibid., 282). Mais lexpérience se trouve irrémédiablement ruinée par la sollicitude de son domestique, et lindiscrétion de son hôtesse. Véritable desdichado, Raphaël ne peut senraciner. Cest déjà une figure détranger, « égaré dans sa route », dit Balzac. Cet étranger en évoque dautres dont Lucien de Rubempré qui, dans le premier portrait dIllusions perdues, se trouve significativement comparé, plutôt quà un portrait peint, à une statue (un « Bacchus indien »), uvre par définition sans arrière-plan, sans fond (CH, V, 145). Mais si la figure de létranger la vivement intéressé, on peut dire que Balzac a mis laccent sur les faits denracinement dans un grand nombre de ses portraits dès lors, précisément, quil les assortissait dun lieu propre au personnage, dun territoire.
Régine Borderie
Université de Reims
Léconomie matérielle dun territoire de
la vie privée dans La Comédie humaine
lexemple des boudoirs
Au cur de ce mobile complexe que constitue la maison balzacienne, un territoire de la vie intérieure se distingue des autres lieux par lambiguïté de ses frontières et lambivalence souvent dramatique de la sociabilité quil abrite : le boudoir. Situé entre la chambre et le grand salon, entre le lieu désormais fermé et tabou de lintimité conjugale et le spectacle social, le boudoir est un territoire hybride, ambigu, défini à la fois par et contre les pôles opposés de la vie privée et de la vie publique, ceux de lintimité, tournée vers soi, et ceux de la représentation, tournée vers lautre. Aussi, la configuration matérielle du boudoir est unique, comme sa fonction dans la structure spatio-romanesque de La Comédie humaine. Un réseau de formes et de textures olfactives, visuelles, sonores, tactiles des couleurs, des objets, des postures, des mouvements, une certaine vitesse des corps, concrétisent la sociabilité particulière du boudoir qui nest déjà plus celle du salon, mais qui nest pas encore celle de la chambre. Pour essayer dillustrer la fonction socio-narrative du boudoir au sein de la maison balzacienne, nous nous attacherons à décrire deux éléments clés de son économie matérielle : léclairage et les meubles pour sasseoir.
Deux phénomènes transforment progressivement au cours du XVIIIe siècle la distribution des espaces domestiques dans les plans darchitecture : la spécialisation croissante des différentes pièces de la maison et des fonctions qui leur sont associées ainsi que lattention accordée à une valeur nouvelle : lintimité. Dans cette évolution des mentalités et des modes dhabitation, explique Alain Corbin, « Lespace de représentation tend à se dissocier de celui de lintimité ». Conséquemment, les formes de la sociabilité domestique se polarisent autour de deux modes dominants que lhistorienne de larchitecture Monique Éleb appelle les sociabilités « obligées » et « choisies ».
La sociabilité permise dans le boudoir sinscrit pourtant entre ces deux modes : même lorsquelle est ardemment désirée, planifiée puis réalisée, le plus souvent dailleurs en dépit dune autorité surveillante, dun groupe de censeurs, lintimité pour le moins ambiguë du boudoir demeure un choix toujours problématique dans lunivers de La Comédie humaine. Il est un lieu de feintes et desquives, de demi vérités, daffrontements, de scènes jouées, de bouderies manipulatrices et de migraines inventées. Faut-il sétonner alors de trouver là, au cur de la maison balzacienne, une pénombre dissimulatrice, un demi-jour opportun pour cacher qui son âge, qui ses désirs ou pire encore, ses dettes ? Entre la lumière abondante du salon et lobscurité de la chambre à coucher, le demi-jour du boudoir compose un entre-deux de lueurs équivoques.
Au salon, par exemple, lespace domestique de la représentation sociale, lieu du regard, les candélabres brillent de mille feux. Dans Sarrasine, les Lanty donnent leur bal dans un salon « aux lustres étincelants, brillant de bougies » (CH, VI, 1043). Dans le salon des Gondreville, au début de La Paix du ménage, « les girandoles et les flambeaux de la cheminée » répandent une « abondante lumière » (CH, II, 104). Limprudent Maulincourt admire Mme Jules dans les salons de Nucingen, faubourg Saint-Germain, lors dun « bal de banquier » où « la lumière y était versée par mille bougies » (CH, V, 810). Chez un autre banquier, Jean-Frédéric Taillefer, Raphaël de Valentin admire « de riches candélabres supportant dinnombrables bougies » (CH, X, 95). Les salons éblouissent donc le visiteur ; le spectacle du social, pompeux, surchargé, sur-signifié, y est littéralement aveuglant.
De lautre côté du boudoir, à linverse, la chambre à coucher balzacienne est plus souvent associée à lobscurité : dans la première historiette de la Physiologie du mariage, une vieille dame agonise dans sa chambre entourée de ses héritiers, tout à coup bienveillants, éclairée par une seule bougie, « placée près du lit » dont « le cercle lumineux atteignait à peine loreiller funèbre » (CH, XI, 907). La comtesse de Restaud, entrant chez Gobseck, est effrayée par « la chambre humide et sombre de lusurier » (CH, II, 987), tandis que Rastignac découvre la chambre « sans feu » de Goriot, éclairée par la seule lueur dune pauvre chandelle (CH, III, 161-162). Petite, froide, sans feu et humide, la chambre à coucher est un territoire morbide dans lunivers de Balzac. La chambre, qui protège la conjugalité, constitue un espace tabou dans la société post-révolutionnaire : un interdit de représentation pèse sur la nudité et lérotisme. Conséquemment, les corps montrés dans les chambres balzaciennes sont toujours affaiblis par un principe ou un autre, comme subitement éteints, plus près, en somme, de la mort que de la vie. On voit les corps endormis, bien sûr, mais aussi inanimés, immobiles, saoulés, empoisonnés, malades, stagnants, agonisants : la maladie et la mort empêchent pudiquement le désir. Blanche de Mortsauf et Adeline Hulot agonisent ainsi dans lobscurité de leur chambre, à la seule lueur dun cierge. Aussi, au contraire du salon, caractérisé par le mouvement et la circulation, la chambre appartient davantage à la série des lieux denfermement, ces lieux dextinction du désir produite par lextinction même des corps, soit les cellules, cloîtres, retraites et couvents.
Mais la maison balzacienne ne compte pas que deux pôles antithétiques. Entre la clarté éblouissante du salon et la noirceur mortifère de la chambre, lintimité essentiellement conflictuelle du boudoir commande un éclairage en demi-teintes. Les exemples sont nombreux. Se voyant déjà en « marquise de Montauran », Marie de Verneuil, lhéroïne des Chouans, transforme sa chambre en boudoir ; son premier réflexe est de tamiser léclairage : « Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et de mousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepter le jour de manière à produire dans la chambre un voluptueux clair-obscur » (CH, VIII, 1181). Marie a peut-être lu les travaux de larchitecte Le Camus de Mézières qui prescrivait déjà pour les boudoirs, en 1780, « une lumière graduée au moyen de gazes plus ou moins tendues ». Dans La Paix du ménage, Martial de La Roche-Hugon est sous le charme de Mme de Soulanges, ravissante dans ce boudoir « à la faveur dune mystérieuse clarté » (CH, II, 127). Dans son « obscur boudoir », la duchesse de Langeais met elle aussi sa beauté en valeur en se plaçant « dans le clair-obscur produit par la tremblante lueur dune seule bougie placée loin delle » (CH, V, 952). Cest un secret que la duchesse de Carigliano nignore pas ; dans son boudoir : « Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet quune lumière » (CH, I, 86). La marquise dEspard compte sur le même artifice dans son boudoir : « Elle se condamnait chez elle au demi-jour en faisant la malade afin de rester dans les teintes protectrices dune lumière passée à la mousseline » (CH, III, 451). Enfin, la comtesse de Laginska possède un boudoir éclairé « par un demi-jour qui filtre à travers deux rideaux de dentelle » (CH, II, 202).
Du salon éblouissant au boudoir clair-obscur, on remarque donc une réduction calibrée de lintensité lumineuse. Il faut une lumière incertaine pour déjouer les stratégies de rapprochement des corps et la conversation de proximité, ce mode de sociabilité quAbraham Moles appelle la « réactivité du proche » et qui « nimplique pas de média, doutils autres que le regard, la parole, le geste, le contact. » Il eût été indécent peut-être, dans les boudoirs balzaciens, de se voir daussi près avec autant de lumière quau salon. Chez Balzac, le corps humain ne peut pas se baigner au boudoir dans la même lumière abondante et ostentatoire qui illumine le corps social en représentation dans les salons. Dans la quête générale de lAutre, la petite victoire sur lespace que procure le boudoir se perd aussitôt dans la pénombre, nouvelle barrière infranchissable, couche dillisibilité qui enveloppe les couples.
Ce nest pas un hasard si Balzac écrit à propos de sa Physiologie du mariage, quil avait plusieurs fois trouvé une « page écrite sur le canapé dun boudoir » (CH, XI, 910) : ottomane, canapé, bergère, fauteuil, chaises, méridiennes, chauffeuses ou divan, au boudoir, il sagit dabord de sasseoir. On connaît aussi la mise en garde quil adresse aux maris : « Vous bannirez impitoyablement de vos appartements les canapés, les ottomanes, les causeuses, les chaises longues ; [
] cest essentiellement des meubles de perdition » (CH, XI, 1042). En effet, posture intermédiaire entre la sociabilité animée des corps debout au salon, quoiquon sy assoie, mais en public, et la position couchée que permet la chambre mais quencadrent strictement les lois du mariage, la position assise sinscrit entre lintimité excessive et la proximité permise. Une des fonctions du boudoir est justement de décupler cette ambiguïté morale, sociale et érotique qui résulte de la rencontre semi-illicite des corps assis lun près de lautre et des identités sociales que tout sépare. Autour du canapé lespace du drame toujours se resserre : le divan ou la causeuse, cest en quelque sorte le boudoir dans le boudoir.
Balzac aime, par exemple, concentrer la scène de boudoir autour du canapé, un meuble à connotation bourgeoise qui se distingue du divan par le dossier qui ferme le meuble sur un de ses côtés. On se tient droit sur un canapé, mais on saffaisse sur un divan. Le canapé de Louise de Bargeton, par exemple, lui sera très utile. Cest assise sur ce meuble quelle exercera son pouvoir. Dans la première partie dIllusions perdues, elle reçoit du Châtelet, qui se pose comme son défenseur : « il demanda diplomatiquement à Naïs daller avec elle dans son boudoir. Tous deux sassirent sur le canapé » (CH, V, 241). Mais Louise lécoute à peine, elle a « déjà les yeux sur Paris ». De retour à Angoulême, après lépisode parisien, Louise, vengeresse, voulant désormais « patronner Lucien et lécraser de sa protection », achève sur ce même canapé lexécution symbolique du jeune poète : « Louise de Nègrepelisse sassit sur le canapé de son ancien boudoir. Après y avoir fait asseoir Lucien à côté delle et Monseigneur de lautre côté, elle se mit à parler » (CH, V, 678). Le surlendemain, Lucien tentera de se suicider. Marie de Verneuil, impatiente, espérant voir le signal de fumée blanche, sait davance quelle dirigera le Gars vers le canapé de son nouveau boudoir, stratégie de séduction ; elle donne ses ordres à Francine : « Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que le canapé et un fauteuil » (CH, VIII, 1182). Pensons également à Caroline, qui met en scène sur son canapé une des Petites misères de la vie conjugale ; comme il faut rendre Adolphe jaloux, elle reçoit M. de Lustrac : « Jarrivai bientôt à me faire surprendre par mon mari, le vicomte sur mon canapé, dans mon boudoir, me tenant les mains, et moi lécoutant avec une sorte de ravissement extérieur » (CH, XII, 127).
Mais au canapé, Balzac préfère le divan, mot qui connote lOrient et le pouvoir politique : mot dorigine turc, dîwân, renvoie en effet à la « salle garnie de coussins où se réunissait le conseil du Sultan » ; cest aussi un « long siège sans dossier ni bras qui peut servir de lit de repos. » (Petit Robert, 1990, p. 559). Le divan est donc une surface ouverte ; il est moins restrictif et moins encadrant que le canapé. Balzac rappelle létymologie de ce mot dans la description du boudoir de La Fille aux yeux dor, boudoir, on le sait, inspiré de celui que lauteur possédait rue Cassini : « Le fer à cheval était orné dun véritable divan turc, cest-à-dire un matelas posé par terre » (CH, V, 1087). Aussi, on sassoit sur ce meuble pour négocier, intriguer ; lorsque des Lupeaulx, dans Les Employés, veut convaincre Célestine Leprince denjuponner un Ministre intouchable, « Il amena Mme Rabourdin dans le boudoir et sassit avec elle sur le divan » (CH, VII, 1068). Mais la rencontre à deux tourne toujours mal pour au moins un des membres du couple ; convaincu par exemple que la duchesse de Langeais « ne serait jamais à lui », Montriveau, dépité, « sassit sur le divan du boudoir et resta la tête appuyée dans ses mains » (CH, V, 963). Cest plus grave encore pour Maulincourt : « assis sur un divan » (CH, V, 832), il sera assassiné par Ferragus.
Le divan résume parfois le boudoir, en devient la forme concentrée. Sa présence peut signifier à elle seule la fonction entière de la pièce. Le salon de la reine Hortense, par exemple, quoique vide, est déjà un boudoir car on y trouve un tapis et, surtout, un divan : « Il était décoré dune tenture grise, et il ny avait encore quun petit divan et un tapis ; car lameublement devait en être achevé sous peu de jours » (CH, XI, 1111). Tout mari, explique le narrateur de la Physiologie du mariage, doit dailleurs garder à lil ce meuble dangereux ; un vicomte inspecte tous les jours le divan de sa femme : « Nous fîmes quelques pas vers le divan [
]. Jai su transformer ces complices en espions, ajouta le maître des requêtes en me désignant un divan couvert dun casimir couleur thé » (CH, XII, 1058). Il craint sans doute les séducteurs comme de Marsay, spécialiste du divan et grand maître ès boudoirs ; le voici avec Charlotte dans Autre étude de femme : « jétais assis auprès de la femme éthérée, dans son boudoir, sur son divan ; je tenais une de ses mains [
] et nous gravissions les Alpes du sentiments
» (CH, III, 684). Dans Le Contrat de mariage, il interroge sa maîtresse, dont il connaît, par à son coiffeur, les projets de mariage avec un certain duc de ***. Résultat : « elle me jeta presque, mais doucement, sur le divan » (CH, III, 687). Le divan du boudoir permet cet abandon ; le narrateur de Sarrasine le constate lui aussi lorsque la marquise de Rochefide « se jeta sur un divan » (CH, VI, 1053). Le relâchement des corps qui se « jettent » contraste avec la posture roide des personnages en action dans les espaces publics.
Divan ou canapé, on va donc au boudoir pour sy asseoir, posture physique qui détermine un certain rapport au temps, à la vitesse, à lidée de mouvement : elle connote un désir de non-circulation. On sassoit pour suspendre un instant le manège de la circulation forcée. Puis la position assise engendre au boudoir une parole semi-privée, tendue entre le politique et les passions, entre les mots privés de la chambre et la parole publique, soumise à tous, prononcée debout, en représentation dans les salons. Le divan et le canapé comptent parmi les foyers privilégiés de lintimité balzacienne.
Une des fonctions du boudoir est donc de permettre aux personnages de sasseoir dans la pénombre, ce demi-jour artificiel jeté pudiquement sur les corps rapprochés, après sêtre tenu debout dans la sociabilité aveuglante des salons, et avant, pour certains, de sallonger dans une chambre obscure et de mourir. Le boudoir abrite ces rencontres intimes, ambiguës, volées à la surveillance des groupes, à la province entière qui surveille Louise et Lucien à Angoulême, à lautorité du mari, du prêtre, à celle dun noble faubourg, aux lois, ou à la jalousie du prétendant légitime qui guette, inquiet, ce qui se déroule dans cette alcôve suspecte. Dans la dynamique spatio-narrative de La Comédie humaine, cadencée par des contrastes cycliques de compression puis dexpansion des espaces, le boudoir fait partie de ces espaces/bulles, ces espaces/coquilles, ces espaces du gros plan qui enserrent les protagonistes comme le font parfois le jardin ou lembrasure de la fenêtre le temps de montrer les effets du drame, les souffrances, la joie, à la hauteur particulière de lindividu. Entre le public et le privé, entre les rencontres obligées et choisies, contenant le divan mais contenu par le territoire, le boudoir fonctionne dans une grammaire complexe despaces gigognes, emboîtés et opposés à la fois, narrant tous un point particulier de cette « immense agitation » du monde que Balzac a donné à voir.
Jean-François Richer
Un « autre lieu »
territoires-carrefours et personnages mobiles
dans quelques Scènes de la vie privée
On sait que le monde social balzacien, organisé en cercles que la célèbre ouverture de La Fille aux yeux dor présente de façon saisissante, semble constitué de milieux strictement délimités, caractérisés par des valeurs, une géographie, des rites dinteraction propres. Espaces superposés, disposés verticalement, selon le modèle de La Divine Comédie qua bien analysé Bakhtine et quon retrouve par exemple dans Illusions perdues. Espaces qui, en ce sens, apparaissent comme des territoires, à la fois parce quils constituent des zones géographiques « strictement déterminées » à lintérieur desquelles vit un groupe humain et parce que sy exercent une autorité et des lois propres. En fait, lordonnancement, le découpage de lespace acquiert demblée chez le romancier un caractère symbolique et signifiant. Cest donc du principe que sa représentation de lespace manifeste une vision de la société que nous partirons. Cette représentation verticale dun espace de cercles superposés et différenciés pose la question du rapport, du lien entre ces territoires : comme passe-t-on dun cercle à lautre, comment les cercles entrent-ils en contact les uns avec les autres ? Il sagit, selon des modalités diverses, dinventer une manière de faire voir labsence de fixité de lespace social et de mettre en mouvement sa possible représentation.
Deux de ces modalités nous intéresseront ici particulièrement : linvention de lieux-carrefours, espaces où peuvent être confrontés des êtres appartenant à des époques et des milieux sociaux différents, auxquels correspondent chez Balzac des personnages mobiles, qui mettent en contact des territoires séparés et distants.
Les hétérotopies
Certains romans balzaciens, appartenant notamment aux Scènes de la vie privée, témoignent du désir de représenter, sous forme de scènes, lensemble de la société par lensemble de leur personnel romanesque. Dans un lieu clos, sont ainsi assemblés des personnages représentatifs du « matériel social dune époque » (Un début dans la vie, CH, I, 733). Pensons, pour ne citer quun exemple, aux scènes de bal dans des salons, dans lesquelles le bal apparaît comme « un monde en raccourci » (La Cousine Bette, CH, VII, 183). Mais si le salon, microcosme social par excellence permettant de convoquer une grande partie du personnel romanesque, de confronter les réactions des personnages ou dobserver leurs différences, a même, pour Bakhtine, remplacé comme « chronotope » la route, chronotope de lancien roman, ces lieux ne jouent pas simplement le rôle d « unificateur cybernétique », comme dans le roman français antérieur et postérieur à Balzac. Certains de ces territoires, quon appellera « espaces-carrefours », confrontent des personnages de classes différentes, comme le bal de Sceaux, où lon peut rencontrer aussi bien des bourgeois, des paysannes que des femmes du monde, ou la Colonie, au début dAlbert Savarus, « terrain neutre » où se côtoient la bourgeoisie et la noblesse (CH, I, 920). Dans Une fille dÈve, le bal masqué est peut-être ce lieu où finissent par se rencontrer Marie de Vandenesse, aristocrate mondaine, et Florine qui appartient au monde des écrivains et des artistes (CH, II, 317). Territoires-carrefours également, la diligence dUn début dans la vie, où se retrouvent des personnages de classes sociales et dâges hétérogènes ou bien encore la pension Vauquer, lieu improbable où se côtoient des personnages hétéroclites : « Une réunion semblable devait offrir et offrait en petit les éléments dune société complète » (Le Père Goriot, CH, III, 62).
Première caractéristique de ce territoire donc : il nappartient en propre à personne. Tous les cercles sy mêlent. Ainsi au bal de Sceaux, bourgeois, en pleine ascension, aristocrates, en déclin, et plébéiens dansent ensemble. Lieu neutre par excellence, la diligence de Un début dans la vie autorise toutes les confrontations, sans quune autorité puisse sy exercer. En fait, « le roman emprunte à lespace social des éléments venus de ses régions les plus éloignées, et compose avec eux un nouvel espace, qui est celui de leur rencontre. » Le lieu nest plus un « lieu simple et indépendant, mais une réalité complexe, morcelée », quon pourrait considérer comme un espace de rencontre. Non que toute différence soit effacée en ce lieu. Au contraire, il nest question que des différences, que des signes à déceler pour rapporter, malgré tout, un être à son espace dorigine et dappartenance. Nulle part plus que dans les lieux-carrefours ne sexerce cette prodigieuse activité de déchiffrement si caractéristique des personnages balzaciens. Un véritable processus de différenciation interne y est à luvre.
Mais si un territoire-carrefour est un marqueur de différences, ces différences sont voilées ou dérangées, par lexistence même de ce territoire-carrefour. Au bal de Sceaux par exemple, on danse sans révéler sa vraie nature. Émilie sétonne ainsi de voir « la bourgeoisie dansant avec autant de grâce, quelquefois mieux que ne dansait la noblesse » (CH, I, 134). Dans Une fille dÈve, le bal de lOpéra, est un bal masqué où les différences sociales semblent suspendues pour un temps, où lon joue avec les identités. Principe de jeu affirmer, dans un espace-temps donné, ce que lon est, alors quon feint de ne pas lêtre que lon retrouve dans le voyage en diligence de la première partie dUn début dans la vie. Tous les personnages y jouent un rôle, mettant à distance, de manière certes très provisoire, leur statut social et leur fonction réelle. Il y a donc, dans le territoire-carrefour, tout à la fois préservation et effacement des différences.
Michel Foucault remarquait quà lépoque moderne certains espaces, ou, pour être plus précis, certains emplacements, quil appelle « hétérotopies », sont, dans une société donnée, à la fois dans un rapport de proximité et de contradiction avec tous les autres emplacements. Si les utopies sont des « emplacements sans lieu réel » « les emplacements qui entretiennent avec lespace réel de la société un rapport général danalogie directe ou inversée », les hétérotopies sont des « sortes dutopies réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que lon peut trouver à lintérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ». Or, à considérer la manière dont Foucault les définit plus précisément, il nous semble que les espaces-carrefours pourraient être qualifiés à bon droit dhétérotopies. Dabord en ce que « lhétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. » Lorsque dans Une fille dÈve, Raoul sinquiète dune éventuelle rencontre entre Marie et Florine, il se rassure en se disant : « Elles étaient si loin lune de lautre » (CH, II, 349). Pourtant lors du bal final, linconcevable se produit et les deux femmes partagent un territoire, après avoir, à leur insu, partagé un homme. Nous lavons vu précédemment, la création dhétérotopies, en suspendant ce qui relève de lordre des choses, permet alors de déplacer frontières et limites et de reconfigurer lespace social en son entier.
Ensuite, précise Foucault, « les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, cest-à-dire quelle ouvrent sur ce quon pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ». Des lieux comme le salon, des espaces-temps comme le bal sont effectivement chez Balzac des lieux « dinteraction des séries spatiales et temporelles du roman ». Ces autres espaces (qui impliquent un rapport autre à lespace) supposent également un autre rapport au temps. Lhétérotopie balzacienne fait ainsi se rencontrer des mondes, qui sont aussi des positions par rapport à lépoque, et trace de la sorte une ligne entre des lieux et des temps hétérogènes. Le bal de Sceaux, par exemple, non content dêtre à la fois un espace public et intime, fait apparaître les devenirs historiques et confronte ce qui a été (en la figure dÉmilie) et ce qui savance (sous les traits de Maximilien de Longueville et de sa sur).
Troisième caractéristique enfin : « Les hétérotopies supposent toujours un système douverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. » Cest toute la question des seuils qui est ici posée et que figure parfaitement lespace de la diligence dans Un début dans la vie. Le cinétisme de ce « territoire », son essentielle mobilité ne font ici quaccentuer la manière dont il reformule la question de louverture au dehors. Les territoires-carrefours sont, chez Balzac, à la fois clairement délimités, clos et en même temps demeurent accessibles, poreux.
Et si pour Michel Foucault lhétérotopie par excellence est le bateau, ce « morceau flottant despace » ce « lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à linfini de la mer », on pourrait dire que la mouvante diligence figure bien chez Balzac cette possibilité dun espace qui, « le temps dun voyage », tout à la fois mette en jeu différences et délimitations, et les brouille, leur donne du jeu.
Les personnages-transitions
L « utilisation » de personnages-mobiles constitue un autre moyen de mettre en rapport les territoires. Un personnage sortant de sa sphère, transgressant les frontières : tel est en effet le point de départ récurrent dun certain nombre dintrigues balzaciennes. Ce type de personnage, à cheval entre deux sphères, on pourrait également le nommer, en empruntant ce terme à Owen Heathcote, « personnage-carrefour ». Le système de Louis Lambert, dont semble souvent sinspirer le mode de composition balzacien, soulignait justement lexistence entre les sphères d « êtres intermédiaires qui séparent le Règne des Instinctifs du Règne des Abstractifs » (Louis Lambert, CH, XI, 687) et qui peuvent traverser toutes les sphères. Ces personnages sont rapportés de manière concomitante à plusieurs territoires. Le personnage-carrefour est en fait entre deux mondes, et en contact avec ces deux mondes. Pensons par exemple à Albert Savarus qui est le descendant dune famille parmi les plus nobles et les plus riches, les Savaron de Savarus (CH, I, 926), et qui, en même temps, est un bâtard. Corollaire de cette position sociale intermédiaire du personnage-carrefour : ce dernier se situe entre les pauvres et les riches ou à la fois chez les pauvres et les riches, comme Rastignac qui dans Le Père Goriot, à cause de sa pauvreté, est un pensionnaire de la pension Vauquer, mais qui, grâce à ses relations, a ses entrées dans le beau monde. En fait, parce quil est daucun et de tous les territoires à la fois, le personnage semble venir dun autre lieu. Dans La Maison du chat-qui-pelote, le personnage dAugustine est ainsi situé à la croisée des sphères, créant à lui seul un autre lieu, une « utopie » littéralement, qui se révèlera invivable. Contrairement à ses parents ou à sa sur, Augustine en effet appartient et nappartient pas à la Maison du chat-qui-pelote, puisque son imagination et son idéalisme la rendent sensible à la sphère de lart dont Théodore de Sommervieux est le représentant. La fiction ne peut exister que par la construction dun personnage « mixte » en qui « les propriétés de chaque sphère se mêlent ». Doù la double conclusion du texte, par laquelle est signifiée limpossible appartenance du personnage à un ordre commun. Pour le dire vite, il est le représentant mouvant dune « utopie ».
Mais si ce type de personnage demeure, par définition, dans loscillation et le passage de lieu en lieu, ce nest que le temps dun roman, jusquà ce que les lois de lespace social reprennent le dessus. Trois destins possibles soffrent alors à lui : trouver un improbable autre lieu, entre absence et présence Thaddée dans La Fausse Maîtresse , se donner une identité univoque en se confondant avec un territoire Rastignac, à la fin du Père Goriot , finir « hors lieu », « hors-territoire » lorsque léquilibre entre les différentes déterminations ne peut plus être maintenu Augustine de Sommervieux, Honorine...
Ce qui nous retiendra ici est que labsence dassignation de ces personnages à un territoire strictement délimité leur donne la possibilité de passer de lieu en lieu. Rastignac dans Le Père Goriot, Calyste dans Béatrix, ou encore Augustine de Sommervieux dans La Maison du chat-qui-pelote disposent ainsi dune indéniable mobilité topologique. Calyste effectue ainsi des allers-retours, dans une sorte doscillation, entre Guérande et le domaine des Touches (voir CH, II, 725, 732) : le personnage toujours en mouvement, souvent évoqué dans ces moment où il quitte un lieu pour aller dans un autre, ne semble exister que dans lélan qui le fait hésiter à être tout à fait dun monde. La première partie du Père Goriot évoque de la même façon les déambulations de Rastignac, de sa pension au faubourg Saint-Germain (CH, III, 76, 103, lorsquil se rend à lhôtel de Beauséant) ou à la Chaussée dAntin (CH, III, 78, 94 lorsquil va à lhôtel de Restaud). Le système des personnages du roman repose dailleurs en partie sur lopposition entre les vieilles personnes, vivant dans la pension comme « des huîtres sur un rocher » (CH, III, 73) et Rastignac, capable de se mouvoir et souvent dépeint en train de marcher (CH, III, 158, 176, 215) ou de se déplacer en voiture (CH, III, 226 : lorsquil quitte la pension). « En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit de se montrer partout » (CH, III, 76, cest nous qui soulignons) : la formule vaudrait pour bien des personnages-mobiles. Contrairement au Père Goriot qui se heurte à des frontières ou des barrières lorsquil veut pénétrer dans certains lieux (CH, III, 113), Rastignac efface les distances et dissipe les obstacles, grâce à lappui de Mme de Beauséant (CH, III, 108). Cette dernière est dailleurs, à cette occasion, comparée à une fée, mettant en évidence le caractère insolite, presque merveilleux, de cette circulation rendue possible dun territoire à un autre. Le jeune homme passe, ne fait que passer. Doù la métamorphose du monde social : dempilement de territoires cloisonnés, il devient une mer, ou un océan, sur laquelle lui seul peut naviguer à sa guise (CH, III, 75, 86-87, 122, 123).
Nulle errance dans ce cheminement des personnages : il sagit de pénétrer divers milieux et de se situer par rapport à eux pour obtenir quelque chose. Afin de sorienter dans le « labyrinthe social » autre image récurrente Rastignac possède par exemple « un fil dAriane » (CH, III, 117) qui lui évite de se perdre et de brouiller la signifiance à luvre dans la disposition des lieux. Le mouvement des personnages relève dune dimension d « itinérance » qui nest ni celle de lerrance ni celle de lappartenance, et ne renvoie ni à l « horizontalité » dun espace où cohabiteraient des territoires contigus et similaires, ni à la « verticalité » dun espace hiérarchisé, dont un personnage ambitieux gravirait les échelons. Il sagit dabord, en introduisant le personnage mobile, détablir des liens entre les diverses parties de lunivers social, entre les « différents mondes du monde » (Illusions perdues, CH, V, 165).
Cette construction dune autre représentation de lespace social et des territoires qui le composent est dabord le résultat dun effet de montage, pour employer un vocabulaire cinématographique. Par le biais des déplacements dune figure pour laquelle nexiste pas de frontière infranchissable ou de sphère inabordable, sont rapprochés en quelques pages des territoires quapparemment tout sépare. La remarque vaut dévidence pour Le Père Goriot mais également pour la dernière partie de La Maison du chat-qui-pelote, au cours de laquelle Augustine rend tour à tour visite à sa sur (« Un matin donc, elle se dirigea vers la grotesque façade de lhumble et silencieuse maison où sétait écoulée son enfance », CH, I, 78), à ses parents (« Elle hasarda de se rendre alors à lantique hôtel de la rue du Colombier, dans le dessein de confier ses malheurs à son père et à sa mère », CH, I, 79-80) et à la duchesse de Carigliano (« Un jour donc, la timide Augustine, armé dun courage surnaturel, monta en voiture à deux heures après-midi, pour essayer de pénétrer jusquau boudoir de la célèbre coquette. » CH, I, p.84). Ladoption dune même structure syntaxique et une ellipse temporelle semblent faire se succéder les différentes visites et ainsi rendre possible la comparaison entre ces trois territoires et leurs habitants et propriétaires.
Plus généralement, le personnage-mobile rend possible le basculement dun territoire à un autre et met en relation les sphères, jouant de la sorte le rôle dune « transition ». On sait que le terme de sphère, désignant un univers où se meuvent des personnages qui partagent des valeurs et des modes dexistence similaires, convient sans doute mieux, dans lunivers balzacien que celui, trop circonscrit, de classe ou de groupe social. Si lunivers social est représenté ici comme la somme de sphères diverses, indépendantes les unes des autres, le personnage mobile est celui qui, appartenant à plusieurs sphères à la fois, les met en présence et lance ainsi laction. Sans aller jusquà dire, comme Anthony Pugh commentant la genèse du Père Goriot, que Balzac na créé Rastignac que pour « passer de la pension Vauquer, milieu du père, à ce milieu brillant quhabitent ses filles », soulignons que les déplacements et les aventures du jeune homme montrent que la société de lépoque, apparemment très hiérarchisée, comporte « des passerelles qui font communiquer les différents niveaux ». Les déplacements de Calyste dans Béatrix en font de la même façon lagent de la pénétration dun monde par lautre. Pensons également à Une fille dÈve : deux espaces, deux mondes entrent véritablement en contact par lintermédiaire de Raoul Nathan, qui autorise sans le vouloir leur rencontre. Cest certes à linitiative de Félix de Vandenesse quest due concrètement la rencontre entre Florine et la comtesse de Vandenesse (CH, II, 379). Mais une formule du texte résume bien la position nodale et duelle de Nathan : « La fantaisie de Raoul unissait comme par un anneau la comédienne à la comtesse » (CH, II, 326). Lidentité difficilement saisissable, au moins en termes sociaux, de Nathan, le rend apte, pour un temps, à être en contact avec des milieux distants et à abolir les distances sur lesquelles semblait reposer lunivers social. Même si le récit souligne finalement, comme souvent chez Balzac, le « danger des contacts entre milieux différents », la mobilité et la non-appartenance à un territoire dun personnage-interface ont permis de tracer des lignes entre des mondes.
Pareils au Thaddée de La Fausse Maîtresse analysé par Lucette Finas, les personnages mobiles évoquent par-dessus tout « Janus bifrons, ambivalent, dieu des transitions et des portes ».
La reconfiguration de lespace
Symptomatiquement, ces figures sont souvent associées à des lieux de passage, qui sont précisément des espaces de transition. Si Philippe Hamon remarquait quau XIXe siècle « la psychologie du héros devient [...] tributaire de son mode dinscription dans lespace, donc de ses déplacements [...] [mais donc également dune] bipartition de lespace (dedans / dehors), dune bipartition juridique (privé / public), dune bipartition fonctionnelle (autochtone-intrus / sintégrer-être expulsé) », le personnage-carrefour nous semble remettre en question ces oppositions. Lappartement de Paz est par exemple « élégamment élevé de chaque côté de la porte cochère » et une de ses fenêtres « donnait sur la rue » (CH, II, 214). Le lieu est ouvert sur le dehors, lintérieur directement branché sur lextérieur. De la même façon, la situation de Rastignac dans Le Père Goriot lors de ses premières visites à Mme de Restaud, qua bien évoquée Roger Kempf, a une valeur emblématique : le jeune homme, toléré sans être bienvenu, semble voué à regarder par la fenêtre. « [Il nest] ni tout à fait au dehors ni tout à fait au-dedans. Et cette cour dans laquelle il regarde, nest-elle pas un espace pris entre le dehors (la rue) et le dedans (la maison) ? »
La présence de ces personnages mobiles va souvent de pair, dans la géographie balzacienne, avec linstauration dun autre système de repérage des emplacements. Lespace balzacien nest ainsi pas seulement arpenté, mesuré ou sondé par les personnages : pour le peindre il faut situer les territoires les uns par rapport aux autres. Ce nest pas un hasard si à maintes reprises dans Le Père Goriot, « la détermination du lieu ou de la position se fait par une expression du genre B entre A et C. Ce qui compte, cest que cette détermination consiste à fixer un troisième lieu, souvent plus important et ayant une valeur topique, à partir de deux autres plus ou moins connus, autrement dit accessibles en connaissance. » En dautres termes, « Indiquer un lieu par référence à deux autres accessibles, cest le rendre topique dans lart romanesque balzacien ». Ce faisant, on détermine ce troisième lieu comme un lieu transitionnel, à la fois entre et permettant le passage. Ce territoire intermédiaire est précisément le territoire dorigine du personnage mobile, ou plus encore son foyer. Dans lespace social balzacien, passer dune cercle à un autre nest dailleurs rien dautre que de trouver un mobile ou un espace qui permettra deffectuer ce passage (cest tout le sens de la relation entre Delphine de Nucingen et Rastignac). On a donc moins affaire à la superposition de territoires clos, quà un jeu de dispositions dans lespace, qui consiste à toujours référer un lieu à deux autres lieux et à le constituer ainsi, avec le personnage qui lhabite, en territoire transitionnel, et transitoire.
Un espace en transformation
Le passage du personnage mobile ne se contente pas seulement de modifier notre appréhension de lespace social, comme superposition de territoires. Ce type de personnages ne laisse pas en létat lespace quil dévoile. Dans Le Père Goriot, Rastignac nest ainsi pas un simple témoin de laction et de la disposition des territoires : cet intrus dérange. Le jeune homme se retrouve souvent entre deux personnages (pensons à la scène où il surgit entre Mme de Restaud et Maxime de Trailles, CH, III, 112), sur un territoire qui nest pas tout à fait le sien et perturbe de la sorte des échanges jusqualors codifiés. Plus encore, il introduit des personnages dans des territoires qui leur étaient jusqualors refusés (par exemple Delphine de Nucingen introduite dans le faubourg Saint-Germain) et voit la manière dont ils arpentent des territoires non adaptés. Son statut dêtre intermédiaire et laction, le cheminement qui en découlent, déplacent les frontières et modifient la structure du tout social. En fait « chaque fois quil y a translation des parties dans lespace, il y a aussi changement qualitatif dans un tout ». Manière à la fois de fragiliser les frontières, den interroger les limites et dintroduire du temps dans les rapports entre les territoires. Cest peut-être que le mouvement importe plus le lieu, quen peignant le parcours dun espace par des personnages, le romancier invente du temps.
Quest-ce que lespace balzacien dans cette perspective ? Moins un ensemble fait de territoires clos strictement délimités, que la coexistence de parties quun mouvement articule et fait évoluer.
Lespace révélé
Dernière conséquence de lutilisation de personnages qui traversent des territoires, à la fois physiques et sociaux, sans y appartenir complètement : permettre au romancier de faire voir le fonctionnement de ces espaces. La figure met en lumière la vérité des territoires traversés. Le principe de composition adopté est clair. Les territoires sociaux sont abordés « dans le sillage » du personnage mobile, alors focalisateur, si bien que lespace social est un espace évoqué par les yeux de lautre. Évoqué ou plutôt pénétré. Fréquentes sont les séquences qui, dans Le Père Goriot ou La Maison du chat-qui-pelote, montrent un personnage pénétrant dans un lieu dont il fait dans le même temps létude. Dans La Maison du chat-qui-pelote, pensons à la manière dont Augustine entre dans lhôtel de la duchesse de Carigliano, guidée par son hôte : « Elle se leva pour guider en souriant la jeune et innocente apprentie des ruses conjugales à travers le dédale de son petit palais » (CH, I, 90). Le territoire est évoqué par le biais dune exploration progressive (à laide dune perspective en approche) plus que dune présentation statique et totalisante.
Le mode de fonctionnement du territoire apparaît dautant mieux quest adopté le regard dun personnage déplacé et décalé, comme lest paradoxalement Augustine de Sommervieux, lorsquelle pénètre dans lhôtel de la rue du Colombier (CH, I, 79-80). Dans Le Père Goriot, lexemple est bien connu, ce sont les déplacements et les intrusions de Rastignac qui mettent à jour la réalité du monde et notamment lopposition entre le faubourg Saint-Germain et la Chaussée dAntin. Le lecteur est éclairé en même temps que le personnage, déambulant en « terrain conquis » ou en « territoire étranger » : « Une soudaine lumière lui fit voir clair dans latmosphère de la haute société, encore ténébreuse pour lui » (CH, III, 99). Sa visite à Mme de Restaud lui fait par exemple découvrir un adultère caché ; celle à Mme de Beauséant lui révèle la fausseté des amitiés dans laristocratie du faubourg Saint-Germain.
Plus encore, le personnage mobile, surgissant dans un territoire qui nest pas le sien, accède à ce qui nest pas immédiatement apparent, comme lors de la deuxième visite de Rastignac à Mme de Beauséant, dont il constate, mortifié, la froideur : « Pour un observateur, et Rastignac létait devenu promptement, cette phrase, le geste, le regard, linflexion de voix, étaient lhistoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut la main de fer sous le gant de velours; la personnalité, légoïsme, sous les manières; le bois, sous le vernis » (CH, III, 150). Plus tard, le jeune homme accédera à la chambre de la marquise dont il découvrira seul la douleur demeurée cachée (CH, III, 266). Le personnage mobile révèle des espaces dans un espace englobant, crée des « sous-territoires » à lintérieur dun territoire, comme Augustine conduite succes-sivement dans le boudoir (CH, I, 86) et la galerie retirée (CH, I, 90) de la duchesse de Carigliano, pour y saisir le mode de vie et lorganisation de lespace aristocratiques. Cest ainsi lexistence despaces secrets, cachés, quil appartient aux personnages mobiles de découvrir. Tout territoire apparaît alors caractérisé non seulement par ce qui sy passe, mais aussi par la visibilité donnée à ce qui sy passe. À chaque fois, le processus est double : le territoire est décrit à partir dun point de vue inédit, et il est comparé à dautres territoires. Le Père Goriot décline ainsi les contrastes ou convergences entre les espaces traversés par Rastignac. Le montage textuel balzacien efface les distances et exhibe en même temps les différences apparentes. Ce sera dun côté létourdissant contraste entre « lopulence et la misère » (CH, III, 174 et 227) ou lopposition entre le faubourg Saint-Germain et la Chaussée dAntin (CH, III, 104), entre lhôtel des Restaud et « le grandiose hôtel de Beauséant » (CH, III, 118), entre lappartement du Père Goriot et celui de sa fille (CH, III, 159). De lautre, les pérégrinations du personnage mobile, véritable fil directeur de lintrigue, révèlent des homologies de fonctionnement, de structure. Même cruauté feutrée, même intolérance à ce qui nest pas du territoire, « même corruption, [
] même épuisante tension », mêmes jeux de pouvoir à tous les étages. Le personnage « atopique », ou « utopique », fait voir que les territoires reviennent au même, quils fonctionnent selon le même modèle. Le tout social apparaît donc à la fois morcelé et unifié, parce que justiciable dune critique globale, à cause de ses dysfonctionnements et ses injustices. Ainsi, si lhétérotopie joue sur les différenciations internes, le personnage utopique est linstrument de différenciations externes, que tout à la fois, en créant des paliers, il manifeste et annule. La polarisation de lespace est donc à la fois affirmée et dérangée par un être venu dailleurs.
Doù la fonction critique de ces personnages « utopiques ». Il faut en effet entendre lailleurs, l « autre lieu » dont vient le personnage mobile en deux sens, comme le « Nowhere » de lutopiste Samuel Butler. À la fois comme « nowhere » cest-à-dire un nulle part, et comme un « now-here », un ici et maintenant. « Lutopie [
] désigne la déterritorialisation absolue, mais toujours au point critique où celle-ci se connecte avec le milieu relatif présent, et surtout avec les forces étouffées dans ce milieu ». Cette description du fonctionnement de lutopie ne pourrait-elle être entendue comme un résumé saisissant de La Maison du chat-qui-pelote ? Augustine y est en effet à la fois ce personnage déplacé, « déterritorialisé » et donc en quête dune ligne de fuite, et cette entêtée jeune femme qui entre en contact avec tous les territoires existants, en cherchant à y libérer ses forces étouffées.
Lailleurs sinsère dans le « ici et maintenant », il intervient, pour en produire la critique, pour en faire voir les contradictions, derrière lapparente rigueur et harmonie des quadrillages.
Ainsi, par linvention dhétérotopies et par lintroduction et la mise en mouvement de personnages « utopiques », Balzac change-t-il la nature même de lespace quil représente, en en fragilisant les frontières. Espace de rencontre dun côté, espace traversé, en transformation, mais aussi espace de transition, de circulation plus que territoire enfermé entre des frontières, de lautre.
Ces dispositifs sont inséparables dune définition de son temps : temps des territoires et des personnages transitionnels parce que, selon De létat naturel de la littérature, « Nous sommes dans un âge où toute forme est transitoire » (OD, II, 1232-1233 ; il y est également question dune « époque de transition »). Ils induisent en outre une esthétique : esthétique de la scène dune part, comme confrontation des différences (on pourrait parler dune stase sous tension), esthétique du contraste et du montage dautre part, de la narration comme établissement de liens. Ils sont le signe, plus globalement, dune autre vision de lespace social. Á une conception trop strictement sociologique des territoires sociaux qui les penserait en termes de catégories étanches, sera opposée une vision romanesque que travaille le jeu perpétuellement renouvelé des différenciations-indifférenciations par lequel se dessinent un territoire et des frontières. Le roman questionne de la sorte ce que le philosophe Jacques Rancière appelle le « partage du sensible » dune époque, cest-à-dire la « répartition des parts et des places qui se fondent sur « un partage des espaces, des temps et des formes dactivité » entre les différents membres de la société. Les dispositifs de reconfiguration des espaces balzaciens que nous avons évoqués (rencontre dans le lieu-carrefour et « itinérance » du personnage-mobile) participent donc dune entreprise plus large de reconfiguration du sensible. Cest en défaisant des partages, en mettant en rapport des territoires, que le roman balzacien se constitue, indissociablement dramatique et critique.
Jacques-David Ebguy
Université de Nancy 2
Sommaire
Présentation, par Philippe Dufour et Nicole Mozet 7
Problématiques et politiques du territoire
Mitterand Henri, Terre, terrain, territoire.
Variations géocritiques balzaciennes 17Cohen Claudine, Balzac et linvention du concept de milieu 25Matagne Patrick, Les espèces sociales et leurs milieux
ou lécologie sociale balzacienne 33Velut Sébastien, Savante ou sauvage :
la géographie dans La Comédie humaine 39Larroux Guy, Le territoire à la lumière
dune sociologie des circonstances : lumweltdes personnages 55Couleau Christèle, Le discours géographique 65Le Huenen Roland, Dire le territoire,
ou comment le discours (balzacien) investit les lieux 75 Andréoli Max, La Belgique à lheure balzacienne 85Péraud Alexandre, Construire le territoire :
politique, utopie, poétique 95Goffette, Jean-Dominique, Espace public et territoires du pouvoir
dans le Paris de La Comédie humaine 103Neefs Jacques, Territoires privés, territoires publics 113
Lieux, non-lieux et passages
Tournier Isabelle, Le bleu du ciel, immatériaux balzaciens 125Bourdenet Xavier, Le lac et le salon :
territoire, paysage et désir dans Albert Savarus 135Murata Kyoko, La structure symbolique du territoire
dans Le Curé de village 149Laforgue Pierre, Locéan ou le chronotope du vide 159Del Lungo Andrea, Le désert comme territoire a-topique 165Guichardet Jeannine, Territoires incertains en pays parisien 175Borderie Régine, Le territoire dans le portrait 183Richer Jean-François, Léconomie matérielle dun territoire de la vie privée
dans La Comédie humaine : lexemple des boudoirs 193Ebguy Jacques-David, Un autre lieu : territoires-carrefours et
personnages mobiles dans quelques Scènes de la vie privée 199
. Balzac dans lHistoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, « Collection du Bicentenaire », 2001.
. Balzac voyageur, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, Littérature et Nation, Publication de lUniversité François Rabelais, Tours, 2004.
. Le Curé de Tours, CH, IV, 181.
. Sept occurrences au singulier, une au pluriel.
. Les Paysans (CH, IX). Cest le titre de la première partie.
. Corneille, Cinna, acte II, scène 1, vers 633-634.
. De lesprit des lois, XXX, 21. Montesquieu est le père de ladjectif territorial, semble-t-il.
. Lexpression revient à deux reprises dans Le Médecin de campagne (CH, IX, 454 et 460).
. Du contrat social, livre II, chapitre 9. Garnier-Flammarion, 2001, p. 87.
. Londres, J. Murray, 1920. Republié chez Collins en 1964.
. La Fontaine, Fables, livre dixième, XIV (« Discours à Monsieur le duc de La Rochefoucault »), Classiques Garnier, 1979, p. 292 (orthographe originale). Le détroit, dit Furetière, est « une étendue de pays soumise à la juridiction temporelle ou spirituelle dun ou plusieurs juges ».
. E. T. Hall, La Dimension cachée, Seuil, 2001, p. 22. Louvrage de Howard est cité juste après.
. E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, Minuit, 1984, t. II, p. 12. Un chapitre de ce second volume sintitule « Les territoires du moi ».
. Avant-propos (CH, I, 9).
. À Louise Colet, 3 juillet 1852.
. La proxémique balzacienne est autrement subtile que celle de Hall, vite cantonnée dans des considérations de géomètre.
. Yves Barel, « Territoires et corporatisme », Économie et humanisme, n° 314, 1990, p. 61.
. Avant-propos (CH, I, 9).
. « Études sur M. Beyle », Revue parisienne, 25 septembre 1840, p. 274. in Balzac, écrits sur le roman (anthologie : textes choisis, présentés et annotés par Stéphane Vachon) , Le Livre de Poche, 2000, p. 196.
. Ibid.
. « Ils ne sachèvent réellement pour lil, ne sindividualisent, et parfois même ne deviennent distincts, quen fonction dun épisode historique, marquant ou tragique, qui les a singularisés » (Carnets du grand chemin, Corti, 1992, p. 93).
. Cité par Nicole Mozet, La Ville de province dans luvre de Balzac, sedes, 1982, p. 142.
. Une carte des itinéraires suivis par les personnages, de Fougères à Alençon et retour, et de Fougères à Saint-James, et un plan des environs immédiats de Fougères.
. Doris Y Kadish, « Landscape, ideology and plot in Balzacs Les Chouans », Nineteenth Century French Studies, 1983 et 1984, p. 43-57.
. Claudie Bernard, Le Chouan romanesque, puf, 1989.
. Corti, 1981, p. 241-242.
. Claudie Bernard, Introduction aux Chouans, Le Livre de poche classique, Librairie générale française, 1997.
. Hippolyte Taine, « introduction » à Histoire de la littérature anglaise, L. Hachette, 1863, 3 vol.
. Cuvier et Geoffroy avaient été les protagonistes dun fameux débat qui sétait exposé publiquement à lAcadémie des Sciences de Paris en 1830 sur l« unité de composition ». Leibniz et Bonnet sont invoqués ici parce quils sont les penseurs de la diversité des espèces vivantes sous la forme de la « chaîne des êtres », qui ordonne toutes les créatures en une continuité hiérarchique.
. Georges Cuvier, Leçons danatomie comparée, Déterville, 1800-1805 ; Le Règne animal distribué selon son organisation, 4 vol., Déterville, 1817.
. Voir Cuvier, « Discours préliminaire » aux Recherches sur les ossemens fossiles de Quadrupèdes, Déterville, 1812.
. Voir Claudine Cohen, Le Destin du Mammouth, Seuil, 1994, chapitre 6 ; Martin J. S. Rudwick, Georges Cuvier. Fossil Bones and Geological Catastrophes, The University of Chicago Press, Chicago, 1997.
. Georges Canguilhem, « Le Vivant et son milieu », in La Connaissance de la vie, Vrin, 1975, p. 131.
. Voir Lamarck, Philosophie zoologique, [1809], chap. 7, GF, 1994, p. 206-208.
. Sous linfluence de ce que Geoffroy appelle le « nisus formativus ».
. En fait les usages de ce mot (au pluriel) dans La Comédie humaine sont assez rares : le mot est utilisé en tout sept fois, dont trois dans Louis Lambert, deux dans La Cousine Bette et deux dans Le Cousin Pons.
. Sur cette question, voir Madeleine Ambrière-Fargeaud, « Balzac et les messieurs du Muséum », Revue dHistoire littéraire de la France, 1965, p. 637 et suiv.
. « Historiquement considérée, la notion et le terme de milieu sont importés de la mécanique dans la biologie, dans la deuxième partie du XVIIIe siècle. [
] [le terme de milieu] est introduit en biologie par Lamarck, sinspirant de Buffon, mais nest jamais employé par lui quau pluriel », écrit Georges Canguilhem.
. La rencontre de Balzac et Geoffroy en 1835 fut un véritable « coup de foudre » réciproque, mais Balzac ne semble pas avoir étudié de près les idées scientifiques de Geoffroy et les enjeux de la querelle de 1830 sur lunité de composition. Voir CH, I, 1116-1118, notes 8 et 9.
. Balzac paraît jouer sur les mots lorsquil évoque le « plan » et la « composition » de son uvre dans la première page de lAvant-propos avant daborder la notion scientifique de « plan de composition ».
. Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, Impr. royale, 1749-1788, 22 volumes.
. Le chapitre de lHistoire naturelle sur « La Dégénération des animaux » date de 1764.
. Le tome X de la caractérologie de Lavater est précisément consacré à ces rapports entre physiognomonie animale et humaine.
. On peut aussi penser aux perspectives « biogéographiques » de Humboldt et de Candolle, qui apparaissent précisément dans les années où Balzac compose les derniers romans de sa Comédie humaine.
. Sur les positions de Balzac qui le rapprochent de Cuvier et léloignent sur ce point de Geoffroy Saint-Hilaire, voir CH., I, 1116, n. 8.
. Georges Buffon, De la manière détudier et de traiter lHistoire Naturelle, 1749, Société des amis de la Bibliothèque nationale, réédition de 1986, p. 19-20. Sur ces questions, voir louvrage de Pascal Duris et Gabriel Gohau, Histoire des sciences de la vie, Nathan université, 1997.
. Charles Bonnet, Contemplation de la nature, Amsterdam, Rey, 1764, tome 1, p. 28. Sur Leibniz, François Duchesneau, « Leibniz et la grande chaîne des êtres », in Claude Blanckaert et alii, Nature, société. Essais en hommage à Jacques Roger, Klincksieck, 1995, p. 47-59.
. John Turberville Needham, Nouvelles observations microscopiques, avec des découvertes intéressantes sur la Composition et la Décomposition des Corps organisés, Ganeau, 1750, p. 250 et 425.
. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de lidentité de leurs pièces osseuses, 1818.
. Alexandre de Humboldt, Essai sur la géographie des plantes, lu à la classe des sciences physiques et mathématiques de lInstitut national, le 7 Nivôse de lan 15 (1805), 2.
. Augustin Pyramus de Candolle, « Géographie Botanique », Dictionnaire dhistoire naturelle dirigé par Frédéric Cuvier, 1820, p. 359-422.
. Je remercie tout particulièrement Jean-Louis Tissier pour ses encouragements amicaux et ses suggestions trop nombreuses pour pouvoir toutes les signaler.
. Voir notamment les travaux de Paul Claval (1993), Jean-Louis Tissier (1993), Marc Brosseau (1996) et le numéro spécial de la revue Géographie et culture (hiver 2002).
. « Bien convaincu que rien navait changé pendant son sommeil, il aperçut alors le passant en faction, qui, de son côté, contemplait le patriarche de la draperie, comme Humboldt dut examiner le premier gymnote électrique quil vit en Amérique » (CH, I, 44). Lune des premières publications dAlexandre de Humboldt, est consacrée au galvanisme (Über die gereizte Muskel-und Nervenfasser, 1797) et il fit sur les gymnotes ou poissons-torpilles dAmérique du Sud une série dexpériences quil relate au chapitre XVII de sa Relation historique. Ce travail est à rapprocher de lintérêt porté par Balzac au fluide animal.
. Entretien avec Jean-Louis Tissier (1992), p. 1200.
. À titre de comparaison, en Bolivie, au Chili et en Argentine le travail de description, dinventaire et de cartographie systématique du territoire, si nécessaire sur les plans pratiques et symboliques, ne fut mené dans chacun de ces pays sous la protection de létat que par un seul savant (respectivement Alcide dOrbigny, Claude Gay et Victor Martin de Moussy) entouré dune petite équipe dassistants et au prix de multiples difficultés.
Cette définition est tirée du Dictionnaire de la géographie et de lespace des sociétés (Belin, 2003) où elle est concurrencée par deux autres définitions dues à Jacques Lévy et à Jean-Paul Ferrier. Omniprésent dans la prose géographique depuis une vingtaine dannées, le terme de territoire nest pas toujours précisément défini par les auteurs qui lemploient, ou en tout cas pas de la même façon.
. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2 Les relations en public, Éd. de Minuit, 1973 ; Les Rites dinteraction, Éd. de Minuit, 1974.
. La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, p. 43.
. Ibid., p. 44.
. Ibid., p. 52.
. Je reprends les formules de Goffman, ibid., p. 43.
. Je renvoie ici à Nicole Mozet, La Ville de province dans luvre de Balzac, Genève, Slatkine Reprints, 1998 [sedes, 1982].
. On la trouvera aux pages 481-488 de lédition de référence.
. Je me réfère ici aux Rites dinteraction, op. cit., p. 43-85.
. Pour la remise en chantier de la notion de scène on pourra se reporter à louvrage collectif (Marie-Thérèse Mathet éd.), La Scène : littérature et arts visuels, LHarmattan, 2001.
. Michel Serres explique : « lidentité dune culture est à lire sur une carte, sa carte didentité : cest la carte de ses homéomorphismes » (Hermès IV, La Distribution, éd. de Minuit, 1977, p. 203).
. Michel Serres, Hermès III, La Traduction, Éd. de Minuit, 1974, p. 202.
. Éric Bordas, Balzac, discours et détours, Toulouse, Presses univ. du Mirail, 1997, p. 60-61.
. Erving Goffman, Façons de parler, Éd. de Minuit, 1987, p. 154.
. Philippe Hamon, LIronie littéraire, Hachette, 1996, p. 125.
. Roland Barthes, S/Z, « Points-Seuil », 1976, p. 104.
. Philippe Hamon, Expositions, Corti, 1989, p. 23.
. Quelle réalité géographique aurait-il en effet ? Les Scènes de la vie privée, qui sont le prétexte de ce dessin, traversent à la fois Paris et la province, elles combinent différents territoires sociaux. Elles ne fixent pas non plus strictement les frontières physiques de la vie privée, parfois limitée à lintimité dune conscience, cloîtrée à lintérieur dune maison, dune famille, parfois exposée sur la place publique sans y être pour tous lisible. Plus quun élément géographique, ces frontières sont donc une ligne de pensée, la figuration spatiale dun discours sur le monde.
. Nicole Mozet, Balzac au pluriel, puf, 1990, p. 186. Elle ajoute : « Pour ce qui est de la province, qui est un pays que la géographie a toujours ignoré, lidéologie a installé une pure illusion à savoir la dimension géographique de ce prétendu pays , à la place de cet imaginaire trop réel quest une opinion intériorisée par toute une catégorie dindividus, les provinciaux en loccurrence, invités à vivre leur origine géographique comme un manque personnel et collectif. Cest au roman provincial de démontrer ce tour de passe-passe » (p. 190). Le discours auctorial travaille à la fois à construire cet espace, à le mettre en tension par son opposition à la sphère parisienne et par la dynamique qui ly fait tendre, et à y pratiquer des analyses que permet la « loupe grossissante » de la vie quon y mène.
. Cest ce que met en avant Pierre Macherey, « Les Paysans de Balzac : un texte disparate », in Pour une théorie de la production littéraire, Maspero, 1966.
. Michel Serres, Hermès IV, La Distribution, op. cit., p. 202 et 206-207.
. Michel Serres, ibid., p. 33.
. Le roman le plus riche en occurrences est César Birotteau qui en compte 9, et où la célébration de la libération du territoire national est systématiquement et ironiquement associée à celle de la nomination du personnage éponyme au titre de la Légion dhonneur.
. Ma traduction du passage suivant : « Maps always represent more than a physical image of a place. A town plan or a birds-eye view is a legible emblem or icon of community. It inscribes values on civic space, emphasizing the sites of religious belief, ceremony, pageant, ritual and authority. Or in the nineteenth-century county and historical atlases, there is more on the maps than inert record of a vanished topography. What we read is a metaphorical discourse, as thick as any written text, about immigrant rural pride, about Utopias glimpsed, about order and prosperity in the landscape. » (J. B. Harley, The New Nature of Maps, Baltimore and London, The Johns Hopkins University Press, 2001, p. 48.)
. Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 32.
. Henri Mitterand, « Le lieu et le sens : lespace parisien dans Ferragus, de Balzac », in Le Discours du roman, puf, 1980, p. 195.
. Jeannine Guichardet, Balzac « archéologue » de Paris, sedes, 1986.
. J. Guichardet, op. cit., p. 193.
. Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Union générale déditions, « Coll. 10-18 », 1955, p. 42-43.
. Henri Mitterand, op. cit., p. 201-205.
. Tocqueville, LAncien Régime et la Révolution, Gallimard, « Collection Idées », 1953, p. 68.
. CH, X, 311.
. CH, X, 659.
. Ibid., 768.
. Lettres sur Paris, OD, II, 875. Jindique désormais entre parenthèses dans le texte les pages citées des Lettres sur Paris.
. Thureau-Dangin, Histoire de le monarchie de Juillet, Plon, 1884, p. 54.
. J.-H. Donnard, Les Réalités économiques et sociales dans La Comédie humaine, Armand Colin, 1961, p. 94 et suiv.
. R. Chollet, Balzac journaliste, Klincksieck, 1983, p. 481, et passim.
. CH, XI, 1086. Je souligne.
. Thureau-Dangin, op.cit., p. 47. Voir aussi « Coup dil sur lEurope », signé Un ancien ministre dÉtat, dans Le Rénovateur, t. I, 1ère Livraison, 1832, p. 30-31.
. Enquête sur la politique des deux ministères, Introduction, OD, II, 986.
. CH, IV, 476.
. CH, I, 800.
. Voir J.-H. Donnard, op.cit., p. 96-97, et les notes de R. Guise dans lédition de la Pléiade.
. Corr., IV, 482, et III, 709.
. LHB, juin-août 1840, I, 513.
. CH, X, 659 et suiv.. Les Hollandais disaient la Belgique entière colonie banale de tous les royaumes.
. « LEurope mythique de La Comédie humaine », AB 1992, 287-308.
. « La résistance la emporté sur le mouvement » (CH, X, 220), dit Raphaël.
. Le territoire désigne, selon le Dictionnaire historique de la langue française (A. Rey dir.) « une étendue de terrain sur laquelle est établie une collectivité, spécialement qui relève dune juridiction, de lautorité dun État ».
. Sur ce point, on peut se reporter à notre étude du Père Goriot dans « Cherchez le tiers
Les dispositifs parasitaires dans La Comédie humaine », Australian Journal of French Studies, vol. XXXVIII, n° 2, 2001, p. 190 à 212.
. Jean-Pierre Jambes, « Territoires en question : doutes et réponses de la géographie », in La Nation et le territoire, tome 2, « Lieu et frontière », J. Bonnemaison dir., LHarmattan, 1999, respectivement p. 53 et 50.
. Voir par exemple les remarquables analyses que propose Henri Mitterand dans « Midis littéraires : Zola et Maupassant », Le Roman à luvre, genèse et valeurs, puf, 1998, p. 141 à 152.
. Les théories sensualistes de la fin du XVIIIe siècle ont assez profondément modifié les représentations des relations que lhomme entretient avec son milieu dans le sens dune forme dharmonie dialectique. Ainsi, cest en déchiffrant les reliefs et anfractuosités de la montagne que labbé Bonnet devine la manière dont on pourra canaliser les eaux et rationaliser lespace naturel.
. Ce renversement du rapport de lhomme à son milieu modifie sensiblement la traditionnelle conception des correspondances entre lâme et la nature dont on a fait un fait un topos romantique. Véronique est bien à lunisson du paysage, mais la correspondance entre lhomme et la nature y est comme médiatisée par la praxis. La revitalisation mentale et spirituelle de Véronique est moins due au spectacle de la nature quà la contemplation de ce territoire naturel technicisé.
. « Accordant une place centrale aux infrastructures de transport, aux chemins de fer en particulier, leur doctrine articule représentations et pratiques, plans grandioses jetés fiévreusement sur le papier [
] et réalisations concrètes », Antoine Picon, Les Saint-simoniens, Raison, imaginaire et utopie, Belin, 2002, p. 225.
. Le narrateur du Curé de village précise dailleurs que « sans circulation, il ne saurait exister ni commerce, ni industrie, ni échange didées, aucune espèce de richesse » (CH, IX, 708).
. Antoine Picon, Les Saint-simoniens, op. cit., p. 243-244.
. Ibid., p. 235
. Bruce Tolley, « Balzac et les saint-simoniens », AB, Garnier, n°7-1966, p. 56. Rolland Chollet a cependant montré quil nexiste « pas dincompatibilité entre des prises de position anti-saint-simoniennes et une sympathie active, durable, mais libre, pour quelques idées de Buchez. La confusion sous le même vocable, de deux doctrines désormais divergentes [c'est-à-dire après le schisme de 1831-32] a conduit à fausser le portrait intellectuel et moral de Balzac » Balzac journaliste, le tournant de 1830, Klincksieck, 1983, p. 162.
. « En fait, un temps était venu, en 1833, où lon ne pouvait plus aborder certaines questions sans tenir compte de lanalyse quen avaient donnée les saint-simoniens », Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, op.cit., p. 220.
. Gérard Gengembre, préface du Médecin de campagne, Presses-Pocket, 1994, p. 14-15.
. Rose Fortassier, introduction du Médecin de campagne, op. cit., p. 384
. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, « Formes du temps et du chronotope », Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 344.
. Michel de Certeau distingue le lieu, « lordre (quel quil soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence » et lespace ou territoire qui est affaire de récit et denchaînement », in Linvention du quotidien I. arts de faire, Gallimard, coll. « Folio », 1990, p. 173.
. Lucien Dällenbach, La Canne de Balzac, Corti, 1996, p. 115.
. Ibid., p. 237.
. Antoine Picon, Les Saint-simoniens. Raison, imaginaire et utopie, op. cit., p. 244.
. Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris (uvres diverses, III, éd. Conard, p. 612).
. Une double famille (CH, II, 35).
. LEnvers de lhistoire contemporaine (CH, VIII, 231).
. Ibid., 218.
. La Fille aux yeux dor (CH, V, 1041).
. Région, zone, cap, méridien, longitude, contrée, pays, Kamchatka, équateur, limite, ligne.
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 612).
. Marcel Roncayolo, « Le modèle haussmannien », in Georges Duby (sous la direction de), Histoire de la France urbaine, t. IV, La Ville de lâge industriel : le cycle haussmannien (dirigé par Maurice Agulhon), Seuil, 1983, p. 94-95.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Ibid.
. Illusions perdues (CH, V, 264).
. Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 446).
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 111).
. Béatrix (CH, II, 897).
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (612).
. Traité de la vie élégante (CH, XII, 222).
. Dandys, artistes, journalistes, écrivains, banquiers, femmes du monde et du demi-monde.
. Un homme daffaires (CH, VII, 778).
. Physiologie du mariage (CH, XI, 1011).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (614).
. Voir sur ce point, Marcel Roncayolo, « La croissance de la ville, les schémas, les étapes », in Paris. Genèse dun paysage (sous la direction de Louis Bergeron), Picard, 1989, p. 217-261.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. Illusions perdues (CH, V, 551).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (615).
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 108).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (615).
. Béatrix (CH, II, 905).
. Pierre Grassou (CH, VI, 1097).
. Le Cousin Pons ( CH, VII, 505).
. Siège du gouvernement sous la Monarchie de Juillet.
. Complaintes satiriques sur les murs du temps présent (OD, II, 744).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 116).
. Facino Cane (CH, VI, 1020).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (p. 616).
. Surnommé le boulevard du Crime, il disparut en 1862 lors de laménagement de lactuelle place de la République.
. Autre étude de femme (CH, III, 694).
. La Fille aux yeux dor (CH, V, 1042).
. Ibid., 1041.
. Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 732).
. Le Père Goriot (CH, III, 219).
. Histoire et physiologie des boulevards de Paris (616).
. LEnvers de lhistoire contemporaine (CH, VIII, 327).
. La Rabouilleuse (CH, IV, 334).
. Le Père Goriot (CH, III, 219).
. La Peau de chagrin (CH, X, 178).
. La Fausse Maîtresse (CH, II, 222).
. Illusions perdues (CH, V, 372).
. Jacques Rancière, « La Sécession sur lAventin », in Les Sauvages dans la cité, Champ Vallon, 1985, p. 37.
. Voir sur ce sujet, Marcel Roncayolo, « Prélude à lhaussmannisation. Capitale et pensée urbaine en France autour de 1840 » (1983), Lectures de villes. Formes et temps, Éditions Parenthèses, 2002, p. 56-70.
. La Cousine Bette (CH, VII, 367).
. Ibid.
. Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (CH, VI, 120).
. Voir ici même les propositions de Guy Larroux sur le roman de Balzac comme sociologie « goffmanienne ».
. « Remarque : Le mur de la vie privée !
jai cru dabord, comme bien des gens, que cétait Royer-Collard [qui avait créé cette expression]
Depuis quelque temps jai des doutes : ils me viennent dune lettre de Stendhal, écrite à lépoque où le mot ne faisait que commencer à courir et navait pas encore perdu, par le frottement et lusage, sa marque dorigine
La lettre est du 31 oct. 1823, et en voici le curieux passage : Dîné à Troyes le 19, avec un marquis
Cet homme, durant un petit dîner de trois quarts dheure, trouva le secret de nous conter toute lhistoire de sa vie ; je pourrais écrire dix pages : dès lâge de treize ans, il servait dans lInde, il est marquis, il a un fils, il a une sur, etc. Je nose continuer de peur dentreprendre sur la vie privée dun citoyen, qui comme la si bien dit M. de Talleyrand, doit être murée, éd. Fournier, Feuilleton de la Patrie, 14 juillet 1868. »
. Voir sur ce point Michelle Perrot, « Manières dhabiter », Histoire de la Vie privée, Seuil, 1985, t. 4, p. 307.
. La topographie proposée pour cette « entrée » est dune remarquable précision : « Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte dune grande maison nouvellement bâtie sur une portion de la cour dun vieil hôtel à jardin » (CH, VII, 55) : lieu divisé, frottement de lancien et du nouveau, réduction des « vieux » territoires nobles, larticulation des temps se dessine dans lespace, qui est le thème du récit lui-même.
. Balzac donne un relief supplémentaire à cet instant par larrière-fond dune autre intrigue « privée », non encore compréhensible : « Néanmoins la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux à M. Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe dintelligence » (CH, VII, 57). Rendez-vous est alors donné, comme pour dédoubler aussitôt lunivers de cette société : « Vous viendrez demain, nest-ce pas, mademoiselle Fischer ? dit-il » (ibid.).
. Pour reprendre le titre du livre de Dorrit Cohn, Le Propre de la fiction (titre original en anglais, The Distinction of Fiction), Seuil, 2002.
. Cest lexpression que Courbet emploie, en sous-titre, pour son grand tableau de LAtelier.
. « La voix secrète de tant de créations qui demandaient à vivre » : on entend là linjonction qui commande nombre duvres du XIXe siècle, de Balzac à Michelet, la création littéraire se posant comme réponse à une sollicitation dexistence venue du monde lui-même, de la société et du passé.
. Sur la précision narrative de cette figure du rachat et de la reconstruction, voir Jacques Neefs, « Figure dans le paysage, Le Curé de village », Littérature n° 61, février 1986, « Paysages », p. 34-48.
. Le détail des pampres qui « lui caressaient le visage en courant au-dessus du linteau de la porte » est étrange : il associe intimement la figure du personnage à la vie indépendante de la nature, il semble pouvoir connoter également lallusion à une sorte de culte, ancien, comme dans une mémoire lointaine.
. Marcel Détienne, Comment être autochtone, du pur Athénien au Français raciné, Seuil, 2003, p. 139-140.
. Fernand Braudel, LIdentité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986, p. 389.
. Le Bleu du ciel, 1957. Les Immatériaux, « non-exposition » conçue par J.-F. Lyotard et présentée au Centre Georges-Pompidou, du 28 mars au 15 juillet 1985. Ce nest ici ni le lieu, ni le moment, dengager une réflexion sur ce dernier titre. Sur la notion de postmodernisme qui sous-tendait lexposition, on consultera larticle dAndrea Del Lungo, « Balzac postmoderne », dans Penser avec Balzac, J.-L. Diaz et Isabelle Tournier éd., Christian Pirot, 2003, p. 213-224.
. Nous suivons ici le bel article de Paule Petitier intitulé « Les Paysans, une anamorphose de La Comédie humaine », dans Balzac, uvres complètes. Le Moment de La Comédie humaine. Études réunies et présentées par Claude Duchet et Isabelle Tournier, pu. de Vincennes, « LImaginaire du texte », 1993, p. 269-279.
. Cest bien en effet lenjeu, ce que confessent Le Curé du village et Véronique : « Jai mené pour le ciel une vie secrète de pénitences aiguës que le ciel appréciera. [...] jai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement » (CH, IX, 868).
. « Les anges sont blancs » servira, on sen souvient, dépigraphe à la première partie de Séraphîta, parue dans la Revue de Paris du 1er juin 1834.
. On trouverait nombre de patents exemples de cet emploi rédempteur ou réconciliateur du ciel au-dessus de la terre toute empreinte des souffrances humaines chez le laïc Zola.
. Soit dans lordre chronologique des chantiers, la concordance de La Comédie humaine (texte Pléiade, édition du « Furne corrigé ») établie par Kazuo Kiriu à partir du logiciel Hyperbase créé par Étienne Brunet, puis lédition hypertextuelle du Furne, Explorer La Comédie humaine, Acamédia, (Cl. Duchet, N. Mozet, I. Tournier co-dir.), 1999. Cette dernière saisie a été successivement mise en ligne par la BnF sur son site Gallica (gallica.bnf.fr) puis, la pagination originale du Furne ayant été rétablie par Claire Scamaroni, sur le site de la Maison de Balzac (paris.fr/musees/balzac/).
. Le Voyage en France : anthologie des voyageurs européens en France, J.-M. Goulemot, P. Lidsky et D. Masseau éd., Laffont, « Bouquins », 1995, 2 vol. ; Le Voyage en France, 1750-1914, J.-D. Devauges et D. Masseau éd., Société des amis du musée national de la Voiture et du Tourisme, Compiègne, 2000, et, également excellents, le Victor Hugo, voyageur de lEurope. Essai sur les textes de voyage et leurs enjeux, de Nicole Savy, Éditions Labor et Archives et Musée de la littérature, Bruxelles, coll. « Archives du futur », 1997, ainsi que le collectif Voyager en France au temps du romantisme, poétique, esthétique, idéologie, textes réunis et présentés par Alain Guyot et Chantal Massol, Ellug, Grenoble, 2003, (avec une « Bibliographie sélective »).
. « On ne dira jamais assez lhorreur de Victor Hugo, cet auteur de mélodrames, pour le sentimen-talisme », rappelle Nicole Savy, op. cit., p. 158.
. On souhaiterait vivement pouvoir, malgré la langue, orthographier référencialité, par dérivation de référence, référentialité semblant référer à référent, qui nest pas ici mon objet.
. Évolution retracée par Louis Châtellier, Les Espaces infinis et le silence de Dieu. Science et religion, XVIe-XIXe siècle, Aubier, « Collection historique », 2003.
. Voir larticle de Marie-Laure Aurenche, « La diffusion du savoir dans le Magasin pittoresque (1833-1872) : lastronomie, une science pour tous », dans Le Partage des savoirs XVIIIe-XIXe siècles, sous la dir. de Lise Andries, pu de Lyon, coll. « Littérature et idéologies », 2003, p. 243-265.
. Ce qui est vrai à cette date mais cessera de lêtre. On postule cette contemporanéité par habitude plus quon ne la prouve. Une étude reste à faire sur la perte de contact de Balzac avec son temps ou du moins les savoirs en cours délaboration quand lenfermement dans le grand uvre le détache des lectures autodidactes de sa jeunesse.
. On consultera le déjà ancien mais bien documenté ouvrage de L. Dufour, Les Écrivains français et la météorologie. De lâge classique à nos jours, Institut royal météorologique de Belgique, 1966, qui présente toutefois linconvénient majeur de ne jamais donner les références de ses citations, et larticle dYves Ansel, « Météorologie romanesque », LAnnée stendhalienne 2, Honoré Champion, 2003, p. 245-268.
. I, 1803, p. 213. Cest que « le romantisme transforme le spectacle en drame en y ajoutant le sujet qui regarde le paysage, ou plutôt qui le produit. », Nicole Savy, op. cit., p. 157.
. Narrée par Hubert Damish, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Seuil, 1972.
. Baudelaire, « La soupe et les nuages », Le Spleen de Paris, XLIV (paru posthume dans lédition Michel Lévy en 1869, au tome IV des uvres complètes de Charles Baudelaire), uvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, t. I, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1975, p. 350.
. Voir Pierre Laforgue, Romanticoco. Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), puv, collection « LImaginaire du texte », 2001.
. « Le jardin-miroir dEugénie », dans Territoires de limaginaire, Seuil, 1986, p. 95-103, cit. p. 103.
. Essai sur limagination du mouvement, Librairie José Corti, 1950, [1ère éd. 1943], p. 65-75.
. Hérétiques par rapport aux usages balzaciens, hérétiques pour la Congrégation de lIndex qui ly mit, précisément, explique Balzac dans une lettre à Mme Hanska du 13 juillet 1842, à cause de Séraphîta et de Louis Lambert (LHB, I, 598).
. À partir de cette expression oxymorique quelle étudie notamment dans l« Avertissement » du Gars de 1828, le bel article de Joëlle Gleize, (« Immenses détails. Le détail balzacien et son lecteur », Balzac ou la tentation de limpossible, études réunies et présentées par Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen, sedes, « Collection du Bicentenaire », 1998, p. 97-106) formule de stimulantes propositions sur la valeur symbolique du détail et les enjeux de sa dé-mesure.
. CH, V, 901. Voir ici même larticle de Jeannine Guichardet.
. Sur ce point, le volume dirigé par Éric Bordas, Ironies balzaciennes, Christian Pirot, 2003, vient de renouveler lanalyse.
. Et le Furne, qui supprima lépilogue des premières éditions où Eugénie « sengloutiss[ait] dans les orages du monde » « comme une noble statue enlevée à la Grèce et qui, pendant le transport, tombe à la mer. » (CH, III, 1202), comparaison peu tourangelle et non ascensionnelle.
. Sauf justement dans Le Curé de Tours et peut-être à travers la double historicité du roman historique. Les valeurs de la foi induites par le vraisemblable archéologique (LEnfant maudit, Sur Catherine de Médicis) voient leur réalité et leur pouvoir démentis alors même que ces temps anciens étaient réputés échapper aux érosions post-révolutionnaires.
. Remarque dont on trouvera le mot dans la lettre à Ève Hanska citée note 20 (LHB, I, 589) où il évoque sa foi, en politique et « devant Dieu ».
. Albert Savarus, CH, I, 914. On se contentera désormais dindiquer la page entre parenthèses.
. Note 4, p. 913. A.-M. Meininger y montre combien les lieux de laction bisontine sont concentrés dans lespace.
. Je reprends ici les trois paliers méthodologiques de la sociocritique, information / indice / valeur. Linformation renvoie au référent extra-textuel, lindice à lunivers des discours, à du réel déjà sémiotisé, au domaine des idéologies et des complexes discursifs tandis que la valeur, qui seule permet le passage du discursif au textuel et organise luvre en système esthétique, est à entendre au sens linguistique de ce qui fait sens par position dans un ensemble.
. On la trouvera dans les notes de lédition Meininger dans la Pléiade, dans lintroduction de C. Smethurst à son édition de Rosalie (Albert Savarus), Nizet, 1978, p. 32-34, ou, plus récemment, dans larticle de Jean-Pierre Saidah, « Paysages stendhaliens dans Albert Savarus de Balzac », dans Paysages romantiques, études réunies et présentées par Gérard Peylet, Pessac, Univ. Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2000 (Eidôlon, 54), p. 239-352.
. En refusant dy voir, contrairement à A.-M. Meininger, une des « solutions de facilité » (introduction, 899) dont Balzac, en manque dinspiration, aurait usé pour écrire le roman.
. Le Divan, 256, octobre-décembre 1945, p. 185-190.
. J.-P. Saidah, art. cit.
. Alain Corbin, LHomme dans le paysage (entretien avec Jean Lebrun), Éditions Textuel, 2001, p. 42.
. Ce qui est redoublé par le première identité demprunt de Francesca, qui ne déguise pas son identité italienne sous une identité suisse mais anglaise (Fanny Lovelace).
. Sur le « paysage » à lépoque romantique, voir notamment Paysages romantiques, études réunies et présentées par Gérard Peylet, Pessac, Univ. Michel de Montaigne, Bordeaux 3, 2000 (Eidôlon, 54).
. Pour lesthétique stendhalienne du sublime lacustre voir S. Sérodes, « Le lac de Côme ou lautre naissance du sublime », LAnnée stendhalienne, 2, 2003. Et plus généralement, les numéros 2 et 3 (2004) de cette revue rassemblant les actes du colloque Paysage de Stendhal, tenu à la Sorbonne en septembre 2001.
. J.-P. Saidah, art. cit., p. 249.
. Quil sagisse des airs italiens « divinement chanté[s] » par Francesca (944), des « sublimes mélodies » quelle interprète (947) ou des airs de Rossini quon donne à sa villa au bord du lac de Genève (961-962).
. Pour une lecture biographique du roman, voir Pierre Citron, Dans Balzac, Seuil, 1986, p. 253-257. Pour la remise en cause dune telle approche, voir la très belle lecture de Franc Schuerewegen, Balzac contre Balzac. Les cartes du lecteur, Toronto/Paris, Éditions Paratexte/ sedes-cdu, 1990, p. 125-140. Il y montre que le propos même du roman est de déjouer, en la proposant comme contre-modèle, linterprétation biographique du texte.
. Sur les liens entre désir, espace et regard dans le « quadrilatère » bisontin, voir Nicole Mozet, La Ville de province dans luvre de Balzac. Lespace romanesque : fantasmes et idéologie, Genève, Slatkine Reprints, 1998 [réimpr. de sedes, 1982], p. 225-234.
. Pour une lecture réaliste (au sens de reflet mimétique dun réel extérieur et antérieur au roman), voir F. Teillaud, « Les réalités bisontines dans Albert Savarus », AB 1974, p. 121-131, P.-G. Castex, « Réalisme balzacien et réalisme stendhalien : Besançon dans Albert Savarus et dans Le Rouge et le Noir », in Stendhal-Balzac. Réalisme et cinéma, textes recueillis par Victor Del Litto, PU de Grenoble et CNRS, 1978, p. 21-27, ainsi que les notes de lédition Meininger. Tout notre propos sinscrit en faux contre une telle approche de lespace romanesque (territoire ou paysage). Nous intéresse bien davantage la configuration proprement romanesque (c'est-à-dire déterminée par les besoins du roman, dun système textuel) de lespace. Dès lors, on sera dubitatif quant à la « réalité » dun territoire ou dun paysage écrit, en loccurrence « Besançon » ou le lac suisse, et on laissera à Alain Corbin, envisageant le genre des récits de voyage tout aussi bien que les descriptions de paysages romanesques, le soin de conclure : « Les paysages, tels quils sont décrits par le voyageur, résultant de ses expériences despaces, sont conditionnés par les lectures effectuées avant le départ et au cours du voyage, sans oublier les contraintes de lécriture. Confronter son texte avec une réalité du pays naurait évidemment pas de sens » (op. cit., p. 98).
. Voir J.-P. Saidah, art. cit., p. 250-251.
. Alors quun tel rapport était encore possible sous la Restauration comme le montre « LAmbitieux par amour ».
. Pour une analyse densemble du motif de la mort dans le roman, voir Owen Heathcote, « Balzacs Purloined Postcards : Mises en Abyme and the Poetics of Death in Albert Savarus », Nineteenth-century French Studies, 26 (1-2), Fall-Winter 1997-1998, p. 66-79.
. Par exemple, la statue de la Vierge mutilée nichée dans un pilier dangle de la maison Sauviat, annonce la défiguration et la dépravation morale de Véronique. Sur ce sujet, voir Françoise van Rossum-Guyon, « Aspects et fonctions de la description chez Balzac », AB 1980, p. 128.
. LHB, I, 510.
. Cf. Arlette Michel, « Un aspect du catholicisme balzacien : le thème littéraire de la confession », in Littérature et société, recueil détudes en lhonneur de Bernard Guyon, Desclée de Brouwer, 1973.
. Le Curé de village (CH, IX, 641). à partir dici, les références concernent toutes, sauf exception, ce seul roman, et seront donc indiquées dans le texte, à la suite des citations, par le numéro de la page.
. Ils disent ainsi : « Le père Pingret était le premier auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait volé son pays. Que dentreprises auraient été fertilisées par ses capitaux inutiles ! il avait frustré lIndustrie, il était justement puni » (695).
. Sur ce sujet, voir Lucienne Frappier-Mazur, LExpression métaphorique dans La Comédie humaine, Klincksieck, 1976, p. 147-148.
. Nicole Mozet, La Ville de province dans luvre de Balzac, sedes, 1982, p. 198.
. Ibid., p. 201.
. Cest la lecture de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre qui réveille le désir sensuel de Véronique ; par ce, elle se voit enlevé « le voile qui jusqualors lui avait couvert la Nature » (654). Certes, mais cest la Vienne qui excite davantage son désir, comme en témoigne la description suivante : « Elle [...] ne manqua plus une promenade au bord de la Vienne où elle allait sextasiant sur les beautés du soleil couchant, sur les pimpantes délices des matinées trempées de rosée. Son esprit exhala dès lors un parfum de poésie naturelle » (655).
. « La religion est, par anticipation, la justice divine. LÉglise sest réservé le jugement de tous les procès de lâme. La justice humaine est une faible image de la justice céleste, elle nen est quune pâle imitation appliquée aux besoins de la société » (755).
. Dans Le Contrat de mariage, en voyant Natalie qui monte à cheval « comme un écuyer du Cirque », Mathias la trouve « quasiment émancipée » (CH, III, 580).
. Bianchon dit à Véronique : « Votre volonté est plus forte que celle de Napoléon » (858).
. Balzac précise ainsi la topographie : « Elle [...] alla seule à la longue terrasse [du château] au bas de laquelle est située léglise, le presbytère, et doù les maisons du bourg se voient par étages » (751-752).
. Surtout dans la dernière scène où Mme Graslin voit tout le village animé de la vie et de la joie, Balzac la décrit comme sil sagissait du Créateur regardant du haut lici-bas. À preuve cette expression suivante : « Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient parfaitement » (847).
. « Dun côté, des formes âpres et tourmentées ; de lautre, des formes gracieuses, des sinuosités élégantes ; dun côté, limmobilité froide et silencieuse de terres infécondes [...] ; de lautre, des arbres de différents verts, [...] dont les beaux troncs droits et diversement colorés sélancent de chaque pli de terrain » (774-775).
. En témoignent les mots suivants de Véronique : « Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt la prospérité » (780).
. Hava Sussmann, « Une lecture du Curé de village », AB 1976, p. 240.
. Le portrait de Tascheron indique la même bestialité féroce que celui de Farrabesche : « Ses cheveux crépus et durs [
] annonçaient une grande énergie. Ses yeux, dun jaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers la naissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec les oiseaux de proie. [
] Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devant croisées » (733).
. Le nom même de Véronique désigne en tant que terme botanique, une plante herbacée des bords deau, à fleurs le plus souvent bleues.
. Françoise van Rossum-Guyon, op.cit., p. 132.
. La fosse de la Roche-Vive est le lieu où Farrabesche se cachait des poursuites de la gendarmerie, en même temps que celui où il sest repenti par la vertu de la persuasion du curé Bonnet. Farrabesche dit lui-même à Mme Graslin : « je dois la vie à cette fosse » (782).
. Non seulement Véronique et le curé Bonnet, mais la vieille Sauviat se présente, elle aussi, sous le signe de la Maternité suprême : « La mourante [Véronique] apparut soutenue par sa vieille mère et par le curé, deux grandes et vénérables images : ne tenait-elle pas son corps de la Maternité, son âme de sa mère spirituelle, lÉglise ? » (865).
. Le texte finit par cette phrase : « Gérard [...] népousa que trois mois après la mort de Véronique Denise Tascheron, en qui Francis trouva comme une seconde mère » (872).
. La situation géographique de la maison de Pingret et de celle de la vieille Sauviat, dépeinte par Balzac, nest pas fidèle au réel. Ces deux maisons auraient dû appartenir à la rive droite, au lieu de la rive gauche. Daprès Nicole Mozet, le Limoges balzacien est « une ville remodelée » (op.cit., p. 198), suivant le système symbolique de Balzac. Dans son système, ces deux maisons doivent se situer sur la rive gauche pour sopposer au monde de la rive droite.
. En témoigne sa confession suivante : « je crus entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que minspira létat de ce pauvre pays. Javais goûté aux cruelles délices de la maternité, je résolus de my livrer entièrement, dassouvir ce sentiment dans une sphère plus étendue que celle des mères » (CH, IX, 574).
. Rose Fortassier, Introduction du Médecin de campagne, CH, IX, 371.
. Bien que Gérard signale les « erreurs » (807) des saint-simoniens, son idée est proche, dans une certaine mesure, du saint-simonisme. Par exemple, il dit à Mme Graslin : « je vois dans lenfouissement des capitaux du petit bourgeois et du paysan lajournement de lexécution des chemins de fer en France » (823).
. Pour localiser le village de Montégnac, des enquêtes ont été réalisées par plusieurs chercheurs dont R. Anthony Welpton, qui pense que Châteauneuf-la-Forêt a servi de modèle pour ce lieu (« À la recherche dun village perdu : Montégnac », AB 1963 ). Mais à cause du manque de preuves certaines, Montégnac est en général considéré comme un espace imaginaire.
. Sur le chronotope voir M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, « Tel », 1978, ainsi que les deux articles dH. Mitterand, « Chronotopies romanesques : Germinal », Poétique, n° 81, 1984 et dÉ. Bordas, « Chronotopes balzaciens », Poétique, n° 121, 2000.
. M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 237.
. Cest le titre de la première partie de la nouvelle Les Deux Rencontres, laquelle formera le chapitre V de La Femme de trente ans dans lédition définitive.
. Titre de la seconde partie des Deux Rencontres.
. Là-dessus voir mon étude, « Hélène ou la transgression. Romanesque et réalisme dans La Femme de trente ans », Romantisme, « Colloques », 1993.
. Sur cette métaphore du plongeur voir J.-L. Diaz, « La stratégie de leffraction », in Balzac ou la tentation de limpossible, sous la direction de R. Mahieu et de F. Schuerewegen, sedes, 1998, p. 26-27.
. On peut consulter à ce propos lintéressant ouvrage de Pierre Jourde intitulé Géographies imaginaires. De quelques inventeurs de mondes au XXe siècle, José Corti, 1991.
. Sur limage du « miroir concentrique », je renvoie à larticle de Stéphane Vachon, « Balzac au miroir : concentration et communication », dans A. Guyaux et S. Marchal (éd.), La Vie romantique. Hommage à Loïc Chotard, Presses de luniversité de la Sorbonne, 2003, p. 523-528 ; ainsi quà mon étude « Balzac postpostmoderne. Luvre-miroir, luvre-réseau, lhyper-roman », dans J.-L. Diaz et I. Tournier (éd.), Penser avec Balzac, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2003, p. 213-224.
. Philippe Berthier, dans sa passionnante lecture à laquelle je ferai souvent référence, souligne que la fonction du récit-cadre est aussi et surtout « denglober lhistoire du soldat dans une stratégie érotique précise : celle qui est en jeu entre le narrateur et son amie, laquelle na obtenu le récit quelle convoitait quà force dagaceries toutes félines ». Ce premier rapprochement de la femme à la panthère permet ainsi de comprendre le lien entre le récit-cadre et laventure du soldat (Ph. Berthier, Figures du fantasme. Un parcours dix-neuviémiste, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992, chapitre « Le désir, le désert », p. 81).
. Soulignons en effet que tous les personnages restent anonymes, à lexception de trois personnages historiques qui fournissent, de tous les points de vue, le prétexte du récit (le dompteur Martin, Napoléon, et le général Desaix), et de la panthère, sur laquelle on reviendra.
. La deuxième expérience du souvenir relève plus explicitement encore de lordre du mirage, lorsque limagination fait entrevoir au soldat « les cailloux de sa chère Provence dans les jeux de la chaleur qui ondoyait au-dessus de la nappe étendue dans le désert » (CH, VIII, 1222)
. Soulignons que la métaphore aquatique, si présente dans cette nouvelle, permet de rapprocher le désert égyptien du désert métaphorique de la Sibérie, évoqué plusieurs fois dans Adieu : « vaste désert de neige » aussi inhumain que celui de sable, qui marque dailleurs limpuissante défaite dune armée, dun empire, dune civilisation (CH, X, 986).
. H. de Balzac, La Duchesse de Langeais, CH, V, 942. Il sagit du seul texte balzacien, exception faite dUne passion dans le désert, qui présente une référence significative au désert réel.
. Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 82-83.
. Philippe Berthier souligne aussi un renversement ultérieur, au cours du récit, dans la relation entre la « sultane du désert » et son sujet, à partir du moment où le plaisir devient « nécessaire » à lanimal. Quant au souvenir de lancienne maîtresse, le critique note : « Si la femme a été panthère, la panthère est totalement femme, selon une absolue réversibilité » (Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 80).
. H. de Balzac, Honorine, CH, II, 574.
. La métaphore du désert dans la ville a été étudiée de manière exhaustive par Jeannine Jallat, dans son article « Lieux balzaciens » (Poétique, 64, 1985), où est soutenue une thèse complémentaire à la nôtre : « le désert parisien apparaît donc non comme un lieu référentiellement vide, mais comme une constellation thématique, une organisation de motifs qui ont chacun leur déclinaison textuelle » (p. 475).
. Chateaubriand, René, Flammarion, 1996, p. 177.
. Soulignons quAnne-Marie Baron, qui donne une interprétation mystique et pleine de suggestion dUne passion dans le désert, croit reconnaître précisément la Thébaïde dans le désert où se déroule laventure du soldat et de la panthère (Balzac, ou les hiéroglyphes de limaginaire, Champion, 2002, p. 144).
. Ph. Berthier, Figures du fantasme, op. cit., p. 84.
. H. de Balzac, La Duchesse de Langeais, CH, V, 953.
. E. Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Gallimard, coll. « Tel », 1977, p. 459.
. Georges Perec, Espèces despaces, éditions Galilée, 1985, p. 122.
. Ferragus, CH, V, 795.
. Voir Julien Gracq, La Forme dune ville, José Corti, 1985, p. 113.
. Ibid., p. 44.
. Ferragus, CH, V, 901.
. Barrières qui ponctuent lenceinte des Fermiers généraux.
. Ce nest quen 1860 que Paris passera de douze à vingt arrondissements
. Cf. J.-J. Rousseau relatant au livre IV des Confessions sa décevante entrée à Paris par le faubourg Saint-Marceau et Sébastien Mercier évoquant ses misères dans son Tableau de Paris.
. Voir Un épisode sous la Terreur, CH, VIII, 433.
. Ibid., 438.
. Ibid., 438.
. Comme celle de Balzac à Passy.
. Onze autres arpents étant plantés « dans la plaine Montrouge » (CH, VIII, 333).
. Ferragus, CH, V, 833.
. Cf. LEnvers de lhistoire contemporaine, CH, VIII, 331.
. Ibid., 332.
. Cest la maison-musée de Balzac, située 47 rue Raynouard dans le seizième arrondissement de Paris.
. Entre savants, CH, XII, 532.
. Ibid.
. Ibid., 528.
. Ferragus, CH, V, 901.
. Ibid., 901.
. Ibid., 903.
. Ibid., 901.
. Ibid., 815.
. La Poétique de la rêverie, puf, 1974, p. 96.
. LEnvers de lhistoire contemporaine, CH, VIII, 336-337.
. Ibid.,.411.
. Entre savants, CH, XII, 531.
. Voir la première ébauche dEntre savants, ibid., 523.
. La Femme de trente ans, CH, II, 1142.
. Ibid., 1143.
. Ibid.
. Il sagit dune variante de Louis Lambert qui fait lobjet dans La Poétique de lespace dun très intéressant commentaire de Bachelard, lequel regrette vivement (et nous avec lui !) que l « admirable expression », faire « reculer lespace devant lui » figurant dans une première version ait fait place dans la version définitive à un banal « Il laissait suivant son expression, lespace derrière lui », ce qui appauvrit lexpérience en la renvoyant à « lespace indifférent » (voir La Poétique de lespace, puf, 1970, p. 206-207).
. Lexpression figure dans Les Petits Bourgeois, CH, VIII, 21.
1. Daprès Claudine Cohen, il nest pas sûr que le mot « influence » soit bien venu, sil est vrai que les effets du milieu consistent à provoquer une réaction dadaptation de la part de lêtre vivant. Les mots « passif », « pâtir », sont eux-mêmes discutables dans cette perspective. Le mot « réagir » par exemple conviendrait mieux.
1. Le TLF rapporte à Lamarck, à la Philosophie zoologique (1809), lemploi du mot « milieu » avec le sens de « ensemble des actions qui sexercent du dehors sur un être vivant » (voir Lamarck, Philosophie zoologique, GF-Flammarion, 1994, première partie, chapitre VII : « De linfluence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux, et de celle des actions et des habitudes de ces corps vivants, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties »), et à Geoffroy Saint-Hilaire lemploi du mot au sens de « ensemble des circonstances qui entourent et influencent un être vivant » (le TLF renvoie au Mémoire à lAcadémie des sciences : Le degré de linfluence du monde ambiant pour modifier les formes animales, en 1831).
2. Dans lHistoire naturelle de lhomme (dans les uvres complètes de Buffon, tome II, Garnier frères, [1855], p. 177) Buffon écrit : « Jadmettrais donc trois causes qui toutes trois concourent à produire les variétés que nous remarquons dans les différents peuples de la terre. La première est linfluence du climat ; la seconde, qui tient beaucoup à la première, est la nourriture ; et la troisième, qui tient peut-être encore plus à la première et à la seconde, sont les murs [...] ». Dans lHistoire naturelle des animaux il écrit encore : « Et comme tout est soumis aux lois physiques, que les êtres même les plus libres y sont assujettis, et que les animaux éprouvent, comme lhomme, les influences du ciel et de la terre, il semble que les mêmes causes qui ont adouci, civilisé lespèce humaine dans nos climats, ont produit de pareils effets sur toutes les autres espèces [...] ». Plus loin, il énonce linfluence de « la nature du terroir » : « La nature du terroir influe sur ces animaux comme sur tous les autres : les lièvres de montagne sont plus grands et plus gros que les lièvres de plaine ; ils sont aussi de couleur différente [...] » (Histoire naturelle des animaux, « Les animaux sauvages », dans uvres complètes, op.cit., p. 506, p. 543).
3. Dans La Terre, on lit : « Au bord de ce champ, au milieu de létendue sans bornes, ils avaient la face rêveuse et figée, la songerie des matelots, qui vivent seuls, par les grands espaces. Cette Beauce plate, fertile, dune culture aisée, mais demandant un effort continu, a fait le Beauceron froid et réfléchi, nayant dautre passion que la terre. » Et dans ses Notes générales sur la Beauce, Zola remarque, comme le signale R. Ripoll : « Le Beauceron tel que je lai vu. Rasé, frais, placide, figures correctes et réfléchies, lair triste ; la Beauce triste, le paysan perdu dans cette mer de blé, pareil au matelot : effet du milieu, la contemplation, la rêverie triste, le repliement intéressé sur soi-même, par cet immense horizon monotone. » (La Terre, Le Livre de poche, 1984, commentaires et notes de R. Ripoll, p. 43).
4. Buffon, évoquant les constructions élaborées par certains animaux pour y vivre, parlant notam-ment de l« habitation » ou de la « retraite » des marmottes, précise quelle « est faite avec précaution et meublée avec art » (Buffon, op.cit., p. 635, 636).
1. Selon N. Schneider, le paesaggio désigne « dabord pendant longtemps une division juridique et administrative de lespace, un espace culturel compris comme unité socio-politique » (dans LArt du portrait, tr. fr., Cologne, Taschen, 1994, p. 22-23).
1. Je pense par exemple aux commentaires du docteur Moreau dans son édition de louvrage de Lavater, à propos des ouvriers dune galerie de charbon (LArt de connaître les hommes par la physionomie, Depélafol, 1820, tome VI, p. 243), et à L. R. Villermé, au Tableau de létat physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840), Études et documentation internationales, 1989.
2. Aristote, Rhétorique, Le Livre de poche, coll. « Classique », tr. et notes de Michel Magnien, 1991, Livre premier, chapitre II, § XVI-XVII.
1. Lavater, LArt de connaître les hommes, op.cit., volume I, tome I, p. 229.
2. Rousseau, La Nouvelle Héloise, Gallimard, Folio, 1993, première partie, lettre LIV, p. 197. Lévocation du lieu est très érotique. Ce cabinet évoque les boudoirs des romans libertins, lieux en effet tout imprégnés de la personnalité de celles qui lont aménagé, et en particulier de leur désir de séduire. Voir par exemple la lettre CXIV de La Paysanne pervertie, de Rétif de la Bretonne.
3. Ibid., quatrième partie, lettre XI (p. 100 sqq.).
4. P. Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle, Fayard, 1992 et 1997, p. 189 sqq.
5. Voir sur ce point J. Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique. Antiquités et exotismes dans lart gothique, Flammarion (1983), coll. « Champs », 1993, chap. VI « Prodiges extrême-orientaux », II-La nature animée, p. 221-232.
1. Dans le domaine des portraits, on pense, par exemple, à la description de Cambremer, à cette promenade en Normandie quinspire la vue des yeux et qui se trouve, par le présent, détachée du contexte au passé : « [...] son physique étonnait. [...] Il est possible que les yeux de M. de Cambremer gardassent entre leurs paupières, un peu de ce ciel du Cotentin, si doux par les beaux jours ensoleillés où le promeneur samuse à voir arrêtées au bord de la route et à compter par centaines, les ombres des peupliers, mais ces paupières lourdes, chassieuses et mal rabattues, eussent empêché lintelligence elle-même de passer. » (Sodome et Gomorrhe II, GF-Flammarion, 1987, p. 73.)
2. Cest moi qui souligne.
1. J. Neefs sest déjà intéressé, sinon à ce portrait, du moins aux rapports du visage et du territoire dans Le Curé de village (dans Littérature, Larousse, fév. 1986, n°61 : « Figure dans le paysage : Le Curé de village » p. 34-48). Il parle notamment de « [...] laffirmation dune sorte dincarnation de la figure régnant dans son territoire dexercice. » (p. 45). Ce territoire, qui inspire surtout des idées damour, est censé conserver à jamais la trace du « repentir », du « remords » de Véronique, et en donner constamment lidée à ceux qui lhabitent et le voient. J. Neefs cite ce passage : « [...] jai marqué mon repentir en traits ineffaçables sur cette terre, il subsistera presque éternellement. Il est écrit dans les champs fertilisés, dans le bourg agrandi, dans les ruisseaux dirigés de la montagne dans cette plaine, autrefois inculte et sauvage, maintenant verte et productive. Il ne se coupera pas un arbre dici à cent ans, que les gens de ce pays ne se disent à quels remords on en aura lombrage, reprit-elle. Cette âme repentante et qui aurait animé une longue vie utile à ce pays, respirera donc longtemps parmi vous » (CH, IX, 868). Mais le portrait commenté ci-avant suggère que la force érotique concurrence le repentir chrétien, au sens où dans le territoire elle a laissé au moins autant de traces que lui.
2. P. Barbéris présente ainsi Lucien de Rubempré dans Le Monde de Balzac (Arthaud, 1973, p. 381). Cest un mot que lon trouve sous la plume de Balzac dans le roman lui-même.
. Corbin, Alain, Le Miasme et la jonquille : lodorat et limaginaire social aux XVIIIe et XIXe siècles, Aubier Montaigne, « Collection Historique », 1982, p. 189.
. Éleb, Monique et De Barre, Anne, Architectures de la vie privée : maisons et mentalités : XVIIe-XIXe siècles, Éditions Hazan, 1999, p. 181.
. Et lodeur de la mort est vite insupportable, lenfermement des corps menant souvent à leur pourrissement. On pense ici à Bianchon qui tente dassainir la chambre de Goriot : « Il faisait humide, leau dégouttait des murs. [
] Jy ai brûlé du genièvre, ça puait trop » (CH, III, 269). Et que dire des chambres où pourrissent les corps empoisonnés de Valérie Marneffe et de Crevel : « Linfection était si grande que malgré les fenêtres ouvertes et les puissants parfums, personne ne pouvait rester longtemps dans la chambre de Valérie. La Religion seule y veillait » (CH, VII, 431).
. Mézières, Le Camus de, Le Génie de larchitecture ou lanalogie de cet art avec nos sensations, Benoît Morin éditeur-libraire, 1780, p. 119.
. Moles, Abraham et Rohmer, Élisabeth, Psychologie de lespace, édité par Victor Schwach, Éditions LHarmattan, « Villes et entreprises », 1998, p. 130.
. Puis le velours dUtrecht dont est parfois garni le dossier affiche le mauvais goût du propriétaire : décrivant la maison du docteur Poulain, dans Le Cousin Pons, Balzac mentionne un « canapé vulgaire en acajou garni de velours dUtrecht » (CH, VII, 622) ; Émile Blondet admire lautorité la comtesse de Montcornet qui domine parfaitement son mari ; cette habileté, explique-t-il, est à la vertu des femmes ce que le « satin dune causeuse » est au « velours dUtrecht dun sot canapé bourgeois » (CH, IX, 62).
. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman (1975), trad. franç. Daria Olivier, Gallimard, « Tel », 1978, p. 303-304.
. Sur ce point voir José-Luis Diaz, Honoré de Balzac, « Illusions perdues », Gallimard (Foliothèque), 2001, p. 94-97, et Christèle Couleau. « Premières leçons sur Illusions perdues, un roman dapprentissage », puf, « collection Major bac », 1996, p. 52-53.
. Pensons également au Père Goriot où sont évoqués ces étudiants qui finissent par « concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société » (III, 73). La pension Vauquer en est une bonne image, qui fait voir létagement des fortunes (de létage noble au grenier).
. Soulignons dailleurs que le motif du messager entre deux êtres revient fréquemment chez Balzac : quon pense notamment au Message ou à Honorine.
. Jean Paris a bien souligné la « fonctionnalité » de ce « lieu » pour Balzac : Balzac, Balland, 1986, p. 128.
. Mikhaïl Bakhtine. Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 387.
. Philippe Hamon. « Un discours contraint » (1973), in Littérature et réalité, Seuil (Points), 1982, p. 158.
. On pourrait évoquer également la maison de Florine, maison éclectique où tous les goûts se retrouvent (Une fille dève, II, 319).
. Un riche fermier, un adolescent de la petite bourgeoisie, deux artistes, un clerc de notaire, un haut fonctionnaire de lÉtat.
. Pierre Macherey. « Les Paysans de Balzac : un texte disparate », in Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966, p. 299.
. Ibid., p. 301.
. Sur la distinction entre « localisation », « étendue » et « emplacement » voir Michel Foucault. « Des espaces autres » in Dits et écrits IV. Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1994, p. 753-754.
. Michel Foucault, op. cit., p. 755.
. Michel Foucault, op. cit., p. 755-756.
. Michel Foucault, op. cit., p. 758.
. Michel Foucault, op. cit., p. 760.
. On aura reconnu là la définition bakhtinienne des chronotopes (Mikhaïl Bakhtine. op. cit., p. 387-388).
. Michel Foucault, op. cit., p. 760.
. Michel Foucault, op. cit., p. 762.
. Sur cette notion voir Owen Heathcote. « Balzac romancier de la violence, violence du roman ? », in Balzac. Une poétique du roman, (sous la direction de Stéphane Vachon), Montréal et Saint-Denis, puv, xyz éditeur, 1996, p. 250.
. Sur ce point voir Anne-Marie Meininger, Introduction à Albert Savarus, I, 905.
. Anthony R. Pugh, « Le Père Goriot et lunité de La Comédie humaine », in Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 131.
. Même si Max Andréoli a montré que le personnage du peintre était aussi un personnage-mixte ou dans notre terminologie, un personnage-carrefour (Max Andréoli. « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972).
. Max Andréoli, « Une nouvelle de Balzac : La Maison du chat-qui-pelote », AB 1972, p. 70.
. Cf. « la politique astucieuse des hautes sphères sociales ne convenait pas plus à Augustine que létroite raison de Joseph Lebas, ni que la niaise morale de Mme Guillaume » (CH, I, 91) et la métaphore finale signifiant la distance de la jeune femme à son mari : « Les humbles et modestes fleurs, écloses dans les vallées, meurent peut-être [...] quand elles sont transplantées trop près des cieux, aux régions où se forment les orages, où le soleil est brûlant » (CH, I, 93-94). Théodore, à la croisée des sphères de lart, du réel et du social, est aussi un exemple de personnage-carrefour qui maintient le lien avec les différents « lieux » qui le définissent.
. Cest le cas dans les deux premières parties du roman à Guérande puis dans la troisième à Paris, où sopposent autour de lui « dun côté la brune Portugaise et les manèges de la vertu, de lautre la blonde fille dÈve et la comédie de lamour » (voir Madeleine Ambrière, Introduction à Béatrix, II, 603).
. Grâce à elle, il aura « le pied partout » lui avait dit Mme de Beauséant (III, 117).
. De la même façon, dans La Fausse Maîtresse, « Paz passe », il passe partout le jeu de mots est dans le roman (II, 204) et constituait même le titre dun de ses chapitres (II, 235).
. Anthony R. Pugh. « Le Père Goriot et lunité de La Comédie humaine », in Balzac. Une poétique du roman, op. cit., p. 131.
. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, III, 13.
. CH, II, 601. De la même façon le passage de Paz dans La Fausse Maîtresse met en communication les espaces : sa prétendue aventure avec Malaga éveille le désir mimétique des autres hommes ; il amène donc Adam à Malaga et établit des rapports transversaux entre ce qui navait pas vocation à se rencontrer.
. Il est dit, plus explicitement encore, de Trailles, rapidement évoqué dans Gobseck, quil était l« anneau brillant qui pourrait unir le bagne à la haute société » (II, 983).
. Roger Pierrot, Introduction à Une fille dève, II, 259.
. Lucette Finas, « Une fausseté indomptable », La Toise et le vertige. éd. des femmes, 1986, p. 106.
. Philippe Hamon, Texte et Idéologie : Valeurs, hiérarchies et évaluations dans luvre littéraire, puf, « Écriture », 1984, p. 82.
. Cest nous qui soulignons.
. Roger Kempf, « Coutumes et hiéroglyphes balzaciens », in Sur le corps romanesque,. Seuil, 1968, p. 74.
. Rastignac mesure les distances - il « avait, pendant la nuit, mesuré le vaste champ qui souvrait à ses regards » (III, 163) ; il « mesura tout à coup la portée de ses positions » (III, 177), (voir également III, 172) : tout comme Raoul Nathan dans Une fille dÈve (II, 329), il « sonde » (III, 59, 115). Lespace social balzacien nest donc pas un espace ouvert, démesuré, mais un espace traversé, exploré et mesuré, afin de faire voir les distances et les plissures.
. Yasuhisa Yoshikawa, « Le Père Goriot ou lécriture trigonométrique », in Balzac, Loin de nous, Près de nous. Suragadai-Shuppansha (Société Japonaise dÉtudes Balzaciennes), 2001, p. 171. On trouvera des exemples de ce type de détermination des lieux notamment au début (CH, III, 49) et à la fin (CH, III, 290) du Père Goriot.
. Ibid., p. 172. Précisons que pour le critique japonais « cette façon dintroduire dans le récit un topique sapparente à celle dont la triangulation, en se servant de deux points accessibles, en détermine un troisième jusqualors inaccessible. » (ibid., p. 172).
. Elle est « prête à laper la boue quil y a entre la rue Saint-Lazare et la rue de Grenelle pour entrer dans mon salon », dit Mme de Beauséant à son sujet (III, 116).
. En ce sens, la « place » quil occupe est privilégiée, puisquil joue à la fois le rôle de révélateur des sphères et de moteur de laction. On ne le confondra donc pas avec un personnage-focalisateur, simple témoin de laction, figuration du regard du lecteur à lintérieur de la fiction.
. De la même façon, La Fausse Maîtresse raconte la sortie, sous laction de Clémentine, de Thaddée hors de son souterrain, hors de sa « spécialité » (CH, II, 213) et sa mise en mouvement. Un grand nombre de scènes du roman sont construites sur le même modèle : lentretien entre deux personnages est interrompu par le surgissement de Thaddée, qui quitte la scène ensuite rapidement.
. Gilles Deleuze, Cinéma I. LImage-mouvement, Éd. de Minuit, 1983, p. 18.
. Dans La Femme abandonnée, cest en décrivant larrivée dun personnage jeune et parisien, Gaston de Nueil, dans un nouvel environnement, sur un nouveau territoire, que Balzac évoque la vie provinciale de Bayeux (CH, II, 463, 467).
. Signalons que le philosophe Jacques Rancière compte au nombre des éléments définissant un certain partage du domaine du sensible, le « fait dêtre ou non visible dans un espace commun » (Jacques Rancière, Le Partage du sensible : Esthétique et politique, La Fabrique, 2000, p. 13).
. Rose Fortassier, Introduction au Père Goriot, CH, III, 13.
. Ce « nowhere » est une recomposition du célèbre titre de son utopie : Erewhon.
. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Éd. de Minuit, 1991, p. 95-96.
. Jacques Rancière, op. cit., p. 13.
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Terre, terrain, territoire
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Terre, terrain, territoire
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Philippe Dufour et Nicole Mozet
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Présentation
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Henri Mitterand
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Terre, terrain, territoire
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Claudine Cohen
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Balzac et linvention du concept de milieu
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Patrick Matagne
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Lécologie sociale balzacienne
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Sébastien Velut
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Géographie savante ou sauvage
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Guy Larroux
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Le territoire et la sociologie des circonstances
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Christèle Couleau
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Le discours géographe
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Roland Le Huenen
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Comment le discours balzacien investit les lieux
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Max Andréoli
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La Belgique à lheure balzacienne
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Alexandre Péraud
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Politique, utopie, poétique
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Jean-Dominique Goffette
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Territoires du pouvoir dans le Paris de La Comédie humaine
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Jacques Neefs
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Territoires privés, territoires publics
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Isabelle Tournier
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Le bleu du ciel
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Xavier Bourdenet
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Territoire, paysage et désir dans Albert Savarus
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Kyoko Murata
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La structure symbolique du territoire dans Le Curé de village
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Pierre Laforgue
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Locéan ou le chronotope du vide
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Andrea Del Lungo
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Le désert comme territoire a-topique
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Jeannine Guichardet
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Territoires incertains en pays parisien
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Régine Borderie
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Le territoire dans le portrait
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Jean-François Richer
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Lexemple des boudoirs
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Jacques-David Ebguy
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Territoires-carrefours et personnages mobiles
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