La théorie des rapports chez Augustus de Morgan - HAL-SHS
Mais un autre motif, plus sujet à controverse et plus indirect, m'a poussé à
revisiter ... La doctrine relationnelle du syllogisme est une des approches dont
Russell ..... la mise en place d'une algèbre technique, conduite directement en
grec[25], ...... B. Vitrac dans Les Éléments d'Euclide, volume II (Paris, PUF, 1994),
552-554.
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La théorie des rapports chez Augustus de Morgan.
Sébastien GANDON
Résumé : Dans cet article, je présente linterprétation que A. de Morgan développe de la théorie des rapports euclidiens. Je montre comment la lecture que le mathématicien anglais fait du livre V des Eléments sintègre dans le cadre de sa propre pratique mathématique. Je mets également en relation son interprétation à sa nouvelle logique des relations.
Abstract: This article aims at presenting De Morgans interpretation of the Euclidean theory of ratios. I show that de Morgans reading of the Elements, Book V, fits in the frame of his own mathematical practice. I also relate De Morgans interpretation to his new logic of relations.
Pourquoi sintéresser aujourdhui à The Connection of Numbers and Magnitude : an Attempt to Explain the Fifth Book of Euclid, court traité consacré à la théorie euclidienne des rapports, écrit en 1836 par le mathématicien et logicien anglais Augustus de Morgan ? Louvrage nest manifestement pas le plus important écrit par lauteur : il na été que très peu commenté par les contemporains, et na donné lieu à ce jour à aucune étude critique. Son objet détude, le livre V des Eléments, se justifie apparemment seulement par larchitecture du cursus universitaire de lAngleterre du milieu du XIXème siècle ; le propos ne semble donc ni mathématiquement, ni épistémologiquement fondamental. Pourquoi donc revenir sur un ouvrage a priori aussi peu attractif ?
Notons, tout dabord, que le travail de A. de Morgan na pas été complètement oublié. Thomas Little Heath comme Bernard Vitrac mentionnent The Connection of Numbers and Magnitude dans leurs éditions commentées du livre V des Eléments dEuclide. B. Vitrac considère la doctrine des « échelles relatives » proposée par de Morgan comme une illustration didactique très efficace de la définition V, 5. T. L. Heath la mobilise constamment dans son commentaire. Quest-ce exactement que cette théorie des « échelles relatives », et comment sinsère-t-elle dans le contexte plus vaste des recherches de A. de Morgan ?
En second lieu, la lecture de The Connection
révèle que, si le traité est présenté par lauteur lui-même comme un travail didactique visant à introduire ses étudiants au livre V des Eléments, il est, en réalité, bien plus que cela. Comme je le montrerai, A. de Morgan tisse des liens extrêmement étroits entre les conceptions dEuclide et les méthodes mathématiques alors en vogue, quil reprend lui-même dans ses travaux plus pointus. La théorie des rapports eudoxiens est ainsi considérée comme exemplifiant des principes qui sont ceux-là mêmes qui guident le savant anglais dans ses recherches algébriques.
Nous verrons notamment (section 1) que A. de Morgan voit, dans le livre V, la mise en place dune pure forme, à laquelle manquerait une interprétation. Les « échelles relatives », fourniraient ainsi une représentation intuitive à une notion (celle de rapport) dont seules les règles dusage sont données, exactement comme dans un tout autre contexte (alors au centre des préoccupations mathématiques), la représentation géométrique des nombres imaginaires permet dinterpréter les règles daddition et de multiplication entre complexes.
Nous étudierons également (section 2) comment la théorie des rapports de rapport est reliée au calcul des opérations, que A. de Morgan, parmi dautres (Duncan H. Gregory, G. Peacocke
) formant ce quil est convenu dappeler l« école algébrique anglaise », développe à la même époque. Penser le rapport lui-même comme une grandeur exige le même cheminement intellectuel que celui nécessaire pour concevoir une opération sur des quantités comme étant elle-même une quantité.
Enfin, nous verrons comment (section 3), dans des textes plus tardifs, A. de Morgan établit un lien conceptuel entre cette doctrine de la composition des rapports et sa théorie relationnelle du syllogisme. La « loi suprême » du syllogisme se donne alors comme une forme généralisée de lopération de composition des rapports : « une relation de X à Y composées dune relation de Y à Z donne une relation de X à Z ».
Loin dêtre un exercice purement didactique, isolé du reste de luvre, la lecture que A. de Morgan propose dEuclide renvoie ainsi de façon serrée aux préoccupations et thématiques centrales de lauteur. Le but de cet article est dabord de rendre manifeste cette interconnexion.
Mais un autre motif, plus sujet à controverse et plus indirect, ma poussé à revisiter ces textes oubliés. La doctrine relationnelle du syllogisme est une des approches dont Russell sinspire lorsquil rompt avec la théorie peanienne et met en place sa nouvelle logique. Or la logique des relations, sous la forme de la logique du premier ordre (polyadique), a été utilisée par Jean-Louis Gardiès pour formuler une interprétation du livre V des Eléments. Une telle lecture, dinspiration logique, a suscitée de nombreuses critiques : important des concepts et des outils complètement étrangers au texte euclidien, Gardiès gauchirait, bien plus quil néclairerait, le sens des textes. La question soulevée est la suivante : peut-on et doit-on, sous prétexte quils seraient universels, user des concepts et des distinctions logiques pour interpréter les textes mathématiques du passé ?
Je laisserai ici ce problème de côté. Dans ce qui suit, je souhaite simplement suggérer la chose suivante. Il est possible quil y ait eu, historiquement parlant, un lien étroit entre lélaboration de la théorie logique des relations dans la seconde moitié du XIXème siècle et la lecture du livre V des Eléments. Dans cette hypothèse, lusage de la logique comme outil heuristique dans le déchiffrage de la théorie des rapports ne constituerait pas une application anhistorique dune machinerie sortie toute armée de la tête de Russell : la genèse de la nouvelle logique aurait, dès le début, partie liée à une méditation et à une lecture du texte euclidien. Ce résultat, sil savérait fondé, ne trancherait pas sur le fond le débat ouvert par les travaux de Gardiès. En esquissant une histoire de linterprétation relationelle de la théorie des rapports, notre étude pourrait néanmoins contribuer à mettre la discussion en perspective.
I- La théorie des échelles relatives.
Résumons la construction présentée dans les vingt premières pages de The Connection of Numbers and Magnitudes. Après avoir défini les grandeurs dun même genre comme étant des entités capables dêtre additionnées et ordonnées, de Morgan définit la notion déchelle des multiples de A. « The scale of multiples of A » est simplement lensemble des multiples de A : A, 2A, 3A, ... Lauteur complète alors sa définition de la grandeur par un équivalent de laxiome dArchimède, quil formule ainsi : « aussi petit que A puisse être, ou aussi grand que B puisse être, les multiples dans léchelle A, 2A, ... seront à un moment en position de surpasser B, si on continue léchelle suffisamment loin : B et A étant des grandeurs de même genre ». De ceci, A. de Morgan déduit en premier lieu, par labsurde, le principe dexhaustion cest-à-dire le fait que si dune grandeur la plus grande partie est ôtée, et si du reste la plus grande partie est ôtée, et ainsi de suite, alors le reste peut devenir aussi petit que lon veut ; puis, il dérive le théorème suivant, présenté comme central :
Que soient données deux grandeurs du même genre, A et B, et que soient formées les échelles des multiples A, 2A, ... B, 2B, ... alors une de ces deux choses doit être vrai ; OU BIEN il y a des multiples dans la première échelle qui sont égaux à ceux de la seconde échelle ; OU il y a des multiples dans la première échelle qui sont aussi près que nous voulons des multiples (peut-être pas les mêmes) dans le second ensemble.
La démonstration de ce qui revient à prouver la densité de Q ?? dans R ?? seffectue par le principe dexhaustion. Deux grandeurs qui ont certains de leurs multiples en commun sont appelées commensurables ; deux grandeurs qui nont aucun de leurs multiples en commun sont appelées incommensurables.
De Morgan définit alors son concept clé, celui déchelle relative :
Nous pouvons (...) former ce que nous pouvons appeler une échelle relative de multiples en notant les multiples de A, et en y insérant les multiples de B à leurs places propres ; ou vice versa.
Léchelle relative de A et de B manifeste la répartition des multiples de B au sein de léchelle de multiples de A, et cest cette échelle que A. de Morgan identifie au rapport eudoxien. Comment justifie-t-il cette identification ?
Après avoir présenté son concept déchelle relative, de Morgan se focalise sur ce que lon a coutume dappeler lalgorithme dEuclide. Il rappelle dabord que rien noblige à limiter le champ dapplication de cet algorithme aux nombres (rien doriginal ici) ; puis il montre que son application à deux grandeurs quelconques (quelles soient commensurables ou non) équivaut à construire léchelle relative des deux grandeurs. Le point étant méthodologiquement important, expliquons plus en détail comment de Morgan procède.
Le mathématicien, sans le nommer, reprend en réalité la théorie classique de Lagrange sur les fractions continues : il donne la relation de récurrence déterminant la valeur de la réduite dordre n, un = EMBED Equation.COEE2 , c-à-d la valeur de la fraction approchant le rapport des deux grandeurs A et B au bout de n étapes de lalgorithme dEuclide. Si A = a0B + r1 avec r1