Claire Escoffier - TEL (thèses
Ils ont prévu une bonne protection vestimentaire (gants, bonnet, anorak,
chaussures ...... Tous ont pour mission d'animer de petites communautés
composées ...... Au retour, la maison est brisée et saccagée, les épreuves de l'
examen sont ...... pris conscience qu'un phénotype différent pouvait être un sujet
de discrimination :.
part of the document
Claire Escoffier
Communautés ditinérance et savoircirculer des transmigrant-e-s au Maghreb
Université Toulouse II
Thèse pour le doctorat nouveau régime
de Sociologie et Sciences Sociales
Jury :
Ahmed BOUBEKER, Professeur, Metz
Emmanuel MA MUNG, Directeur de Recherche au CNRS,
Angelina PERALVA, Professeure, Toulouse II, Co-directrice
Alain TARRIUS, Professeur Emérite, Toulouse II, Directeur
Daniel WELZER-LANG, Professeur, Toulouse II
Soutenue à Toulouse le 2 Juin 2006
Remerciements
Au Professeur Alain Tarrius qui a fait confiance à la "metoikos" que jétais et qui ne cesse de montrer dans ses travaux combien est essentielle la combinaison de lapproche pragmatique du terrain et de la conceptualisation théorique.
Au Professeur Angelina Peralva dont les questions et les mises au point théoriques mont incité à mener plus avant ma réflexion sociologique.
Aux membres du jury, Emmanuel Ma Mung, Daniel Welzer-Lang et Ahmed Boubeker dont les travaux ont stimulé ma réflexion.
A Monique Sélim et Bernard Hours, chercheurs à lIRD dont le regard incisif porté sur " l'étranger" a contribué à modifier ma façon de concevoir laltérité et de penser laction.
A Mehdi Lahlou, professeur à lINSEA Rabat, pour sa collaboration et sa disposition à partager ses connaissances.
Aux chercheurs Ali Bensaad, Sylvie Bredeloup, Laurence Marfaing et Olivier Pliez pour leurs remarques avisées.
A Lamia Missaoui qui ma donné de précieux conseils et à Catherine Gauthier qui ma apporté un soutien critique et pertinent tout au long de la recherche.
Aux membres du CIRUS-CERS, en particulier Mehdi Alioua et Françoise Guillemaut, pour leurs questions appropriées.
Au Population Council du Caire dont le financement ma permis dinitier une recherche pluridisciplinaire en collaboration avec des collègues marocains puis de mener mes enquêtes de terrain au Maghreb.
A léquipe de Caritas-Rabat, pionnière dans lintérêt porté aux transmigrant-e-s, pour son ouverture au dialogue, et aux membres du réseau Caritas en Algérie et en Mauritanie qui mont accordé lhospitalité.
Aux membres de ma "communauté" familiale qui ont, chacun à sa façon, apporté un soutien inconditionnel et sans faille à une entreprise qui nallait pas de soi.
Enfin et surtout je remercie toutes les femmes et tous les hommes rencontrés en chemin de mavoir laissé être le témoin de leur puissante volonté migratoire et de leur désir dEurope qui tissent des liens si forts dans lombre clandestine de leur transit.
Plan
Introduction
..
..6
Un long cheminement : de la pratique à la théorie 7
Problématique 9
Méthodologie 19
Outils de recherche 23
Face-à-face avec les transmigrants 27
Préliminaires au terrain 33
1ère partie : De la migration à la transmigration : le contexte géopolitique
................................................................37
Construction européenne et immigration irrégulière
..39
1.1 Les politiques du droit dasile : une harmonisation par le bas 44
1.2 Eléments pour létablissement dun « indice de durcissement » 48
1.3 « Externalisation » de lasile et de limmigration 53
1.4 Les paradoxes de lUnion Européenne 55
La région maghrebo-sahélienne, nouvelle frontière de lEurope 58
Rappel Historique des relations euro-méditerranéennes 58
Un partenariat contestable 61
Labilité des relations hispano-marocaines 63
Le Maroc : entre allégeances et résistances 66
3. Les caractéristiques de la transmigration
. 71
3.1 Mobilités extrêmes, extrémités mobiles 73
3.1.1 Dun Détroit à lautre 77
3.1.2 De la transsaharienne aux routes océanes 79
3.1.3 Le périple de lImmortel 82
3.2 La militarisation des espaces : drones contre pirogues 87
3.2.1 Saisonnalité des passages et dangerosité 89
3.3 Chronique dune répression annoncée : octobre 2005 91
3.4 Les « ennemis de lextérieur » 94
3.4.1 Pays dorigine et périples 95
3.4.2 Profil socio-économique des transmigrants 99
3.4.3 Nous sommes tous en situation irrégulière 103
3.4.4 Nous sommes tous des chercheurs en Vie meilleure 104
2ème partie : « Individuation et transmigration »
..
112
1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieux
. 113
1.1 Protections tutélaires en transmigration 113
1.2 Regroupements autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques 118
1.3 Le périple dAlain-Ali : entre multiappartenance et coexistence communicante 122
2. « Indicateurs » du processus dautonomisation
.. 130
2.1 Les Mères : entre matriciel et matriciant 130
2.2 Comment réussir un itinéraire de clandestin 134
2.3 Etre transmigrant négale pas être frère ? 140
2.4 Une solidarité fraternelle ?143
2.5 Accepter le réel et faire-mémoire du passé 146
3. Etre relié
.
.
149
3.1 Connecté ici, là-bas et ailleurs 149
3.2. Fabrique dun passeur 154
3.3 Hospitalité revisitée 163
3.4 Vers une citoyenneté juridique mondiale ? 166
3 ème partie : Transmigrer au féminin
..
174
1. Les migrations féminines dans lespace euro-méditerranéen 176
1.1 Une transmigration occultée 178
1.2 Hétérogénéité des profils et congruence des projets de Vie 180
2. Recompositions et décompositions familiales 186
2.1 Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles 186
2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins 190
2.3 Lenfant pionnier : entre ancrage et transmission 195
2.4 Le périple reconfiguré : entre fuite sacralisée et naissance sublimée 199
3. Vivre au quotidien : entre production et improductivité 205
3.1 Attente et métissage des temporalités 205
3.2 Transmission du savoir-materner 210
3.3 Les ressources de la mobilité maternante : le dit de Céline 215
4. Faire face à la violence 224
4.1 Azzi ou le rapport à laltérité 226
4.2 La normalisation des agressions sexuelles 230
4.3 Transit et lien dendettement 233
4.3.1 Le contexte socio-politique du Nigeria 234
4.3.2 Le transit : entre trajectoires balistiques et violences mortelles 237
4.3.4 Les fixeuses ou la gestion de limmobilité clandestine 242
Conclusion
.. 249
Bibliographie
.. 262
Annexes
..
..263
Tableaux, Graphiques et Cartes
274
Extraits de la Loi N°02-03 Nov 2003 Maroc
.275
Documents photographiques
..282
Introduction
Un long cheminement : de la pratique à la théorie
Partir, quitter, voyager, transiter, franchir, arriver, repartir... Etre en mouvement, en mobilité, en migration dans laction, la crise, lurgence. Jai participé de ce mouvement des années 70 qui a lancé toute une génération sur les routes de laventure et de lhumanitaire, du génocide au Kampuchéa aux famines de la Corne de lAfrique. Mouvement réparateur et activisme interventionniste fondé sur le droit dingérence « en faveur » de populations dont la survie était mise en danger au nom dutopies meurtrières.
« Pierre qui roule namasse pas mousse » mavait-on assené lorsque javais annoncé mon désir démigrer pour travailler au rythme des évènements qui ensanglantaient la planète. Les défenseurs de limmobilité et de lenracinement dans le terroir, les carriéristes, les détenteurs de certitudes, du connu, du contrôlé et du circonscrit voyaient dans cette mobilité sans frontières un itinéraire erratique qui ne faisait pas sens, qui allait à lencontre de la construction de soi et dune carrière qui devait se faire dans une normalité linéaire et ascendante. La mobilité et le changement, le nouveau et linconnu, étaient perçus comme une perte de soi, de sa substance intrinsèque, de son identité qui finirait par se dissoudre dans les méandres dune pérégrination fatale. La discontinuité et les ruptures, léloignement des lieux de socialisation acquis sur un terroir propre et exposant à la rencontre de mondes lointains et étrangers étaient vus comme des facteurs certains danomie. Cette pérégrination était assimilée par les caciques de la profession, à la course incontrôlée et sans but de la pierre qui, prévenant tout enracinement, toute profondeur, serait contraire à lindividuation, à la construction de soi dans et par le mouvement.
Ma trajectoire « salvatrice » a été remise en question par la rencontre stimulante danthropologues ayant une appréhension et une compréhension autre de la « réalité » et de leur propre interaction au sein de ces mondes en développement. Les études danthropologie « appliquée » au développement puis à la santé mont permis de continuer à faire du « terrain » non plus dans le but de soigner mais de comprendre. Terrains utilitaires, ponctuels, immergés dans une ex-Indochine traumatisée par lexpérience communiste et qui se reconstruisait, accueillait ses rapatriés et marginalisait ses minorités aux alliances politiques malencontreuses. Etait-il possible de porter un autre regard sur ces « bénéficiaires » quils soient nommés « réfugiés », « déplacés » ou « minorités ethniques » ? Etait-il donc possible de porter un regard autre sur cet autre vivant ailleurs, en dehors de ses frontières nationales, en attente de retour ou temporairement sédentarisé ?
Ces études étaient destinées à modifier les comportements négatifs des futurs bénéficiaires en suscitant la participation de leurs « communautés » à des programmes de santé. La communauté était souvent perçue comme une entité fermée, constituée dun ou de plusieurs villages appartenant à un même clan ou à une même tribu et dont les membres se devaient duvrer pour le bien commun de tous et servir les desseins des agents de développement. Vision utilitariste dune participation communautaire souvent illusoire mais qui ma permis darpenter les montagnes de « lex-Indochine » et les champs de pavot cultivés par les dites « minorités ethniques » du triangle dor : les Yao, les Akha, les Hmong
Recherches opérationnelles commanditées par des bailleurs pressés et exécutées hâtivement par des chercheur(e)s astreint(e)s à la recommandation performative. Recherches aventureuses (et combien plaisantes) qui ne pouvaient cependant envisager létude de ces « communautés » quavec les lunettes de lutilitarisme. Dans les champs de pavot du nord Laos, les femmes Hmong griffaient les bulbes, un enfant serré dans le dos par un tissu brodé et teint à lindigo par leurs soins. Elles affichaient avec fierté des marqueurs identitaires visibles qui permettaient à létranger averti didentifier du premier coup dil leur appartenance à tel ou tel clan et de les différencier immédiatement des autres « minorités » qui composaient ce pays. Les Hmong donnaient limpression de vivre en petites communautés agraires, isolées, unies dans leur croyance en un mythe fondateur et dans leur opposition commune au régime totalitaire quils avaient fui. Les études les concernant étaient plus souvent menées dans une optique de sauvetage dun monde en disparition et non dans une perspective sociologique. Et pourtant, quen était-il de ces dénominations successives qui catégorisaient ces individus ? Les Hmong étaient-ils un peuple ou une minorité ethnique ? Une communauté ou une diaspora ? Déternels nomades ou des réfugiés ? Des transmigrants, des émigrants ou déternels immigrants ?
Par-delà les différences évidentes liées au contexte géopolitique et socioculturel, ces individus en mobilité avaient-ils quelque chose en commun avec ces « circulants internationaux », volontaires de lhumanitaire ou chercheurs de terrain qui avaient quitté leur pays pour venir les soigner ou étudier leurs « pratiques » ? Quavaient donc en commun ces personnes on the move ? Une même obligation impérieuse de mouvement qui simposait à eux ou une même obéissance aux injonctions dun groupe dominant ? Une même recherche de laventure ou daccomplissement de soi ? Une recherche commune de sensations nouvelles ou plus prosaïquement une même attraction pour la consommation ? Les questions étaient posées mais allaient être explorées dans une autre région du monde, dans un tout autre contexte géopolitique et auprès dautres migrants que les médias qualifiaient de candidats en quête deldorado .
Problématique
Dans un monde dans lequel lEtat prétend au statut dacteur exclusif et souverain sur la scène internationale, le processus migratoire dérange. Il contribue couramment à défaire les allégeances citoyennes, à défier les politiques publiques, à créer des espaces échappant au politique et à ériger les individus et les collectifs en micro-acteurs souverains du jeu international. Les migrations sont la part la plus rebelle (Badie : 1999) des flux trans-nationaux parce que moins réductibles aux choix collectifs et plus sujettes à limprévisibilité et aux aléas. Elles échappent à lordre des choses et entretiennent la « turbulence » du monde contemporain. Le migrant, lui, est un être de mobilité qui remet sans cesse en question les certitudes indigènes dans sa capacité à perpétuer un rapport nomadisme-sédentarité qui déstabilise les étroits voisinages des populations autochtones. Il est capable de créer des territoires circulatoires (Tarrius : 2002) en socialisant des espaces qui offrent les ressources symboliques du territoire et fédèrent des communautés qui « donnent sens à des territoires différents sur les mêmes emplacements ». (Halbwachs : 1941) Mais cette mobilité qui est créatrice de communautés basées sur le sentiment dappartenance et productrice de diversité et daltérité est à concevoir au sein dune nouvelle réalité.
Cette mobilité des migrants en lien les uns avec les autres doit se concevoir au sein de nouveaux Nouveaux Mondes qui se constituent aux dépens des territoires historiques, géographiques et symboliques. Elle est constitutive et structurelle dun monde qui est entré dans ce que G.Balandier (2004) appelle la surmodernité mondialisante, dans ce mouvement accéléré dune modernité bouleversée par la mondialisation des réseaux de communication et des nouvelles technologies. Cette mondialisation qui contribue largement à la diffusion de la libre circulation de linformation rapide et généralisée favorise dune manière - encore inconcevable il y a quelques années - la mise à disposition de la connaissance des nouveaux pôles dattraction économique, des conditions daccès au travail à léchelle planétaire et des possibilités de déplacements.
Cette mondialisation qui sest accélérée au cours de la dernière décennie a contribué à une intensification significative des mouvements humains au cours de laquelle 61 millions de personnes ont fait le choix de quitter leur pays pour aller vivre dans un autre et particulièrement dans les pays européens. Au cours de cette décennie, lEurope est devenue le premier continent dimmigration au monde devant les USA et le Canada. LEurope est devenue terre daccueil pour plusieurs millions de réfugiés fuyant les conflits sanglants des Balkans, dAfghanistan et dAfrique noire. Entre 2000 et 2004, la population communautaire a augmenté au rythme de un million par an et la population détrangers (communautaires et extracommunautaires confondus) résidant légalement dans lUnion Européenne est passée à 19 millions ce qui représente 5,1 % de la population totale. En 2004, la France est devenue non seulement le premier pays en Europe à recevoir les demandes dasile mais elle occupe aussi la première place de tous les pays industrialisés pour ces demandes (63 000 en 2004).
En même temps que des milliers de personnes venaient chercher refuge en Europe, la politique « dimmigration zéro » en vigueur depuis 1973 était non seulement maintenue mais renforcée par une politique « zéro visas » à lencontre de nombreux ressortissants des pays du sud, donnant lieu à lexplosion de limmigration irrégulière. LOIM estime quentre un tiers et la moitié des nouveaux entrants dans les pays industrialisés le font de manière irrégulière car ils sont sans-papiers ou munis de faux documents. En 2005, Europol estime à environ 8 millions le nombre de personnes en situation irrégulière dans lUnion Européenne - qui arrivent à un rythme de 500 000 par an.
Mais ces migrants qui échappent au contrôle des Etats et qui défient le principe même de souveraineté des Etats-Nations imposent leur présence contre la volonté de ceux-ci. Ces migrants ne sont pas citoyens des Etats dans lesquels ils imposent leur présence (de moins en moins silencieuse) et cependant ils contraignent ces Etats - ainsi que la puissance supranationale quest lUnion Européenne - à tenir compte de leur présence et à repenser leur réputation de terre dasile. En simposant comme des individus qui se réclament des valeurs républicaines de liberté, dégalité et de fraternité, ces migrants mettent à lépreuve ces valeurs sur lesquelles sont bâties nos démocraties modernes. Leur présence dérangeante questionne chaque citoyen européen sur sa propre conception de laltérité et de la citoyenneté.
En 2000, la région du Maghreb était déjà devenue (depuis linstauration successive de visas dans les pays de lEurope du sud) la nouvelle porte dentrée des personnes originaires de lAfrique sub-saharienne en route vers lEurope. Elle était en train de devenir un espace de transit dimportance bien quencore ignoré des pouvoirs publics. Depuis Rabat où je résidais, ma curiosité compatissante a tout naturellement été capt(iv)ée par ces migrants dont la présence discrète minterpellait. De jeunes « migrantes » se déplaçaient dans les quartiers populaires en portant un nouveau-né dans le dos, des « migrants », anglophones et éduqués, téléphone portable à la main négociaient leur passage en Europe. Ces populations mobiles qui sillonnaient lespace maghrébin ont suscité lintérêt dautres chercheurs. En 2000, jai participé à une étude pluridisciplinaire (Barros : 2000) qui tentait danalyser ce phénomène encore inexploré dans la région euroméditerranéenne. Cette étude conjuguait les regards dun économiste, dun géographe et de juristes et a permis de faire le point sur les nouvelles politiques migratoires des états dEurope du sud resituées dans le contexte des relations euro-maghrébines. Lenquête sur le terrain, bien que factuelle et de courte durée, a permis de tracer les itinéraires géographiques de cette migration transnationale qui se faisait par voie de terre et dans la semi-clandestinité avec ses étapes obligées et ses lieux dattente. A lissue de cette étude et à la suite de la rencontre stimulante sur le terrain avec le socio-anthropologue Alain Tarrius qui par son anthropologie du mouvement (Tarrius : 1989) apportait un souffle vivifiant à la vision classique des "migrations internationales", jai décidé de continuer mes investigations.
Le problème de la dénomination de ces personnes en mobilité, « sujets » de ma recherche était à clarifier. Comment nommer cet autre en déplacement ? Les ressortissants de lUnion Européenne les voient comme des réfugiés économiques, des demandeurs dasile, des clandestins ou des sans-papiers. Pour les médias au Maroc, ils sont tous des « aventuriers en quête deldorado, des candidats à lémigration clandestine ou des harraga. Selon les dénominations édictées par les organisations internationales ils sont tour à tour des migrants volontaires ou involontaires (réfugiés ou forced migrants), des futurs travailleurs migrants ou des migrants en « situation irrégulière », des migrants sans papiers (undocumented migrants), des victimes de la traite des êtres humains (smuggled migrants) ou des victimes de lexploitation sexuelle (trafficking). Pour les spécialistes des migrations (ils nexistent pas au regard des démographes qui comptabilisent le nombre « dentrées clandestines ») ils sont des migrants, des immigrés, des émigrés ou des personnes en mobilité. La sociologie des migrations (Rea, Tripier : 2003) qui a réellement débuté en France après la décolonisation sest surtout intéressée, dans ses débuts à « limmigré » et à son statut socialement inférieur. Elle a contribué à la construction dune image dévalorisée, passive et statique du migrant, image qui a occulté ses capacités dentrepreneur, de fourmi (Tarrius :1992) active du développement des sociétés daccueil.
Les premiers constats issus de la recherche de terrain ont lentement émergé et mont amené à réaliser que des milliers dindividus en provenance de tous les pays dAfrique sub-sahariens, hommes seuls ou en groupe, femmes seules ou en famille entreprenaient une migration sans avoir été sollicités par les gouvernements des pays dans lesquels ils désiraient se rendre et quils partageaient en commun de nombreuses caractéristiques. Ils constituaient un groupe qui se mouvait dans la clandestinité, lirrégularité, et lofficiosité. Ils avaient en commun un objectif qui était de passer en Europe afin dy séjourner. Ils parlaient presque tous la langue des pays qui les avaient colonisés et faisaient tous montre dune foi religieuse fervente qui était facteur de rassemblement. La plupart dentre eux voyageaient seuls loin de leur famille élargie mais tous se désignaient entre eux par des vocables qui caractérisent dhabitude les rapports de parenté. La plupart des personnes rencontrées étaient parties depuis plusieurs années, leur projet migratoire se faisait par étapes générant la production ditinéraires, de couloirs migratoires, détapes obligées, de réseaux, de passeurs et de stratégies individuelles et collectives. Certains transmigrants , hommes et femmes sans ressources matérielles devenaient des cibles exploitables et nombreux avaient été à un moment ou à un autre de leur parcours, abusés, floués, volés, violentés, privés de leurs droits.
Alors, comment nommer ces personnes en mouvement, cet Autre migrateur, cet Autre nomade et éviter cette assignation à stigmatisation, victimisation ou communautarisation qui émane des idéologies et des paradigmes en vigueur ? Comment nommer cet oiseau de passage (Morokvasic : 1984), qui ne se définit jamais lui-même comme un « migrant » mais comme un être humain, quelquun qui est parti « chercher la vie » ? Comment définir ce chercheur en vie meilleure, ce ba clando cet aventurier soumis au hasard certes mais qui se perçoit comme un pionnier, en homme ambitieux, rempli de foi en lavenir ? Pour notre part, nous ne pourrons échapper à la règle du « Ils », globalisant tout en étant consciente du pouvoir discriminatif de lassignation catégorielle lorsque celle-ci est affublée dun adjectif réducteur ou péjoratif. Nous adopterons le terme de « transmigrant-e » et ceci pour les raisons suivantes : ce terme nest pas attaché à un contexte spatio-temporel spécifique. Il se situe dans une autre temporalité, dans cet entre-deux qui fait de lui un hôte temporaire qui traverse, transite, passe et sattarde et qui se doit de générer des ressources pour continuer à avancer. Lemploi du préfixe « trans » englobe tout à la fois les notions de traversée, de trans-gression de frontières géographiques, politiques et sociales, de trans-lation de codes et de langages, de trans-actions symboliques et monétaires, de trans-versalité cosmopolite et enfin de trans-ition et de trans-formation détats de conscience successifs. Nous donnons ici notre définition du transmigrant : toute personne- homme, femme ou enfant - qui quitte son pays - de manière volontaire ou contrainte - avec lintention de se rendre dans le pays de son choix, pays dont il/elle se voit refuser laccès du fait des législations restrictives édictées par le pays de destination.
Ces personnes qui trans-migraient semblaient bien partager une réelle communalité malgré leur diversité ethnique, socioculturelle, religieuse et linguistique. Pouvait-on parler ici de communauté, cette forme sociale qui caractérise classiquement les sociétés traditionnelles villageoises dites chaudes, et les membres dune famille liés par les liens du « sang » ( Tonnies : 1922) ? Pouvait-on parler ici de communauté de voisinage dont les membres en entretenant des relations fraternelles par éthique économique agissaient de manière bénévole en espérant un retour en cas de besoin ? Pouvait-on parler ici de communauté ethnique au sens wébérien du terme qui y voit une communalité de croyances, de sentiments, de sang et dorigine ?
Se trouvait-on là en présence dune communauté qui se définissait par et grâce à son opposition consciente à un tiers (Weber : 1958) en loccurrence lUnion Européenne et ses agents ? Ne se trouvait-on pas là plutôt en présence de « réseaux sociaux » dont la structure flexible avait lavantage de faire ressortir la nature des liens conviviaux qui unissaient ses membres et permettait déchapper à la vision dune communauté fermée, guidée et autarcique empêchant tout lien avec lextérieur ? Se trouvait-on en présence de réseaux locaux et transnationaux, constitués de personnes dorigines et de statuts divers et dont les dispositifs informels étaient basés sur lengagement oral (Tarrius : 1990) ? Si lon considérait les réseaux sociaux, ne devait-on pas aussi parler des « actants » (Latour :1991) ces êtres non- humains (objets ou organisations) qui organisent ou désorganisent lordre social et affectent les interactions entre les humains ?
Au-delà de ce premier questionnement, se profilait un autre de type psychosocial : les migrant-e-s se lançaient dans une entreprise dangereuse, risquée, incertaine, clandestine et rencontraient au-delà de leurs frères migrants des in-connus non seulement dans lanonymat propre aux grandes villes mais aussi dans limprobabilité de lieux dattente, de subordination ou dexploitation. Ces individus en migration avaient connu la socialisation primaire quoffre la cellule familiale nucléaire ou élargie puis secondaire offerte par lapprentissage, lenseignement secondaire ou universitaire. Au cours du voyage ils rencontraient dautres individus avec lesquels ils navaient a priori rien en commun si ce nest le même objectif de passage ou lun ou lautre marqueur identitaire commun (langue, religion, phénotype). Les transmigrants étaient-ils tous « frères » parce quunis par le même objectif ? De quelle type de fraternisation et de solidarité parlait-on ? De plus, ils croisaient dautres cercles sociaux dont ils ne soupçonnaient pas a priori lexistence (milieu caritatif, diplomatique, mafieux), y pénétraient, y demeuraient, en sortaient ou refusaient de rentrer dans certains cercles sociaux éloignés de leurs cercles de socialisation connus, habituels et référencés. Ces entrées et sorties dans ces cercles sociaux aux univers de normes étrangers et parfois aux déviances ignorées étaient-elles le fait de sujets assignés à « communautarisme » par les chercheurs africanistes ou dhommes modernes, libres de leur choix ? Dans quelle mesure pouvait-on parler dun périple qui humaniserait à la fois la personne nomade et les personnes des sociétés sédentaires traversées ? Pouvait-on alors parler de processus dindividuation en migration, de construction de soi qui favoriserait la production didentités nouvelles ? La co-présence dans un environnement étranger, voire hostile, dindividus en mouvement laissait-elle à penser que de nouvelles formes de communalisation étaient à luvre ? Pouvait-on parler dans ces conditions de clandestinité de lexistence de communautés dun type nouveau qui se constitueraient en cours de route et qui auraient leurs propres caractéristiques et leurs propres normes ?
Il me semble nécessaire ici de rappeler brièvement le débat qui entoure la notion de « communauté » dans les sciences sociales. Pour Durkheim lintégration de lindividu à la société est la préoccupation majeure dans un contexte socio-politique obsédé par la question de lunité nationale et la recherche de solutions pacifiques aux conflits sociaux. Il ne peut concevoir lindividu moderne quau sein dune société à la solidarité organique et dans laquelle « la division du travail favorise lindividualité de tous qui augmente en même temps que ses parties ». Par opposition il conçoit le lien qui unit lindividu à sa communauté comme « analogue à celui qui rattache la chose à la personne ». Cet individu est muni dune conscience quil voit comme « une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme lobjet possédé suit celui que lui imprime son propriétaire ».
Cette opposition entre communauté traditionnelle constituée de personnes dépendantes du groupe et société moderne faite de « vrais » individus perdure encore un siècle plus tard comme le montre les travaux de Dumont (1983) qui oppose individualisme et holisme ainsi certains travaux concernant les « personnes négro-africaines » (Bastide :1973).
Tout en se plaçant également dans une perspective évolutionniste, la sociologie compréhensive allemande a abordé la communauté sous son aspect psychosociologique qui inclut les notions de sentiment subjectif dappartenance, de communalisation et dopposition à un tiers (Weber : 1919), daffectivité et desprit de groupe (Tönnies : 1922). Ce dernier craint que ce passage de la communauté à la société moderne ne vienne définitivement détériorer les liens communautaires entre les hommes. Simmel (1919) conçoit la communauté comme une relation sociale processuelle, complexe, changeante jamais définitive et étudie les socialisations qui se font au cours des différentes formes dassociations (de monade, dyades ou triades). Cette approche dialectique reconnaît lexistence du lien social, de la liberté individuelle et de la chaîne dinterdépendance qui lie les êtres humains entre eux et qui leur permet de FAIRE communauté (Elias : 1987) de FAIRE société. Pour Schütz (1991) la communauté est faite de sentiments partagés. Plus récemment, les travaux de B. Anderson (1991) ont montré comment au nom dun sentiment commun dappartenance à un groupe et dimaginaires partagés la notion de nation sest constituée.
Aux Etats-Unis, les chercheurs de la tradition sociologique de Chicago (Wirth, N. Anderson, J. Shaw, Thomas et Znaniencki) étudient les communautés ethniques dans une ville qui connaît une immigration sans précédent. Ils montrent le rôle de sas intégrateur joué par les communautés ethniques (polonaises, juives, italiennes) qui permettent de remédier à la désorganisation sociale caractérisée par la délinquance et de favoriser lassimilation des étrangers à la nation américaine (Park : 1928).
Pour luniversité de Columbia qui a développé le courant culturaliste (R.Benedict, M. Mead, Warner) la communauté est constituée de membres dune société qui intériorisent tous les mêmes valeurs qui leur sont inculquées par une « structure intégrative », sorte de clé de voûte sociale qui surdétermine les destins personnels, cette structure pouvant être le système de parenté ou la hiérarchie des classes sociales qui définit le statut et la trajectoire sociale des individus. Les membres de cette communauté partagent avec tous les autres membres du groupe ou du sous-groupe des valeurs communes et agissent de manière instinctive et conditionnée. Cette approche qui a produit de nombreuses recherches a été soumise à critique et a initié la recherche de nouveaux outils danalyse.
Dans leur article sur la notion de réseaux sociaux en migration, Hily, Berthomière et Mihaylova (2004) montrent comment dans les années soixante-dix, des chercheurs de lécole danthropologie sociale anglaise ont cherché à se dégager de cette vision culturaliste dune communauté vue comme le produit dune illusion collectivement entretenue dune reproduction à lidentique et qui opposerait des membres qui se perçoivent (ou sont perçus) comme un « nous » à dautres « nous ». Ils montrent comment progressivement la notion plus flexible de réseaux sociaux qui donne la primauté à létude des interactions entre les individus sur celle des communautés figées sest imposée. Les réseaux sociaux sont alors définis comme une chaîne informelle dinteractions, ouverte, sans autorité centrale et dont les individus ne connaissent pas forcément tous les autres individus auxquels ils sont liés. La sociologie des migrations a alors utilisé ce concept pour étudier le développement des réseaux sociaux urbains et le système dinteraction entre agents et communautés différentes. Le rôle du réseau comme structurant la mobilité est reconnu bien que la nature des liens qui unissent les individus ne soient pas toujours très clairs. Certains chercheurs comme Campani et Pallida parlent de réseaux informels qui nimpliquent pas dadhésion volontaire et qui sont synonymes de « communautés naturelles ». Ils parlent même de communautés-réseaux qui aident à lintégration des migrants. A. Tarrius (2000) a montré le caractère moderne des Maghrébins qui développent des réseaux sociaux transnationaux ouverts, locaux et internationaux, diachroniques et synchroniques et co-construisent le lien social marchand basé sur loralité, la confiance et lengagement.
Ce que nous avons découvert au cours de notre recherche empirique nous amène à revisiter le concept de la communauté et à contester la dichotomie holisme/individualisme classique. La « communauté d'itinérance » qui est venue à visibilité lors de notre recherche ne fait pas état dindividus incapables de se différencier et de penser en dehors de leur communauté dorigine. Cette communauté ditinérance qui se crée dans et par le mouvement diffère de la conception culturaliste qui définit la communauté par un contenu culturel qui est en même temps un mode dappartenance. Elle ne répond pas non plus aux critères du réseau dans sa façon dappréhender les modes dexistence collective des transmigrants, cette définition ne permettant pas de saisir la dimension subjective de leur expérience commune. Or les « communautés ditinérance » dont je parle sont bien constituées de personnes dhommes et de femmes qui en partageant une expérience commune (en sus dun objectif commun) se reconnaissent subjectivement, même de façon éphémère, transitoire et ponctuelle, en tant que membres dune communauté. Cette thèse sefforcera de rendre visible les logiques qui sous-tendent cette construction communautaire dun type particulier, fondée sur les logiques de litinérance (qui nexclut pas, bien au contraire, les processus dindividuation).
3. Méthodologie
Une problématique issue du terrain ne peut pas se construire à partir dune démarche hypothético-déductive mais à partir de la découverte progressive des principes dorganisation qui régissent lensemble de la collectivité étudiée. Dans le cadre de ma recherche, la méthodologie sest dessinée au cours de la compréhension progressive de lexistence dun véritable dispositif de passage. Elle sest articulée autour de la triade espace-temps- identité et de trois axes principaux: itinéraires, étapes, individuation. Dans un premier temps, jai tenté de mettre en perspective le phénomène des mobilités sub-sahariennes dans le contexte des migrations internationales et de la mondialisation. Jai examiné le contexte géopolitique du Maghreb dans ses relations avec lUnion Européenne en me demandant dans quelle mesure les transmigrants étaient en train de devenir une monnaie déchange entre les pays des deux rives de la Méditerranée et dans le contexte euro-africain. Jai examiné lamplitude des réseaux, leurs redéploiements et la constitution de nouvelles alliances et de nouvelles cohésions favorisant linsertion temporaire et le passage vers lEurope et exploré les « espaces-temps » de litinérance dans ces couloirs migratoires. Je me suis attachée à reconnaître les itinéraires empruntés, à comprendre les étapes-clés de ce parcours : les situations de départ, les stratégies résidentielles, les tentatives de passage de frontières, les évènements marquants, les échecs répétés et les pratiques engendrées par leur chronicisation. Enfin, jai examiné les faits de mobilité et les compétences qui venaient à existence et constituaient ce « savoir-circuler », ce « savoir-transiter ».
Dans un deuxième temps, je me suis attachée à explorer « lespace-temps » des faits de quotidienneté en cherchant à identifier les séquences constitutives de la vie sociale à partir de lobservation de comportements individuels et collectifs et de lidentification dunités spatio-temporelles particulières. Je me suis demandé comment lespace maghrébin était travaillé par ces populations circulantes et quel type de relation se créait entre les communautés nomades et sédentaires. Jai observé comment le religieux devenait une ressource de la mobilité au sein de lieux de brassage social et de réactivation des liens identitaires. Enfin je me suis interrogée sur le processus de la construction de lindividualité au travers de la transmigration dhommes et de femmes ainsi que sur les territoires dintimité et la texture des frontières qui régissent les rapports à lautre dans le contexte particulier de la clandestinité.
Ma démarche se veut socio-anthropologique, combinant les principes dune anthropologie devenue sociale avec celle dune sociologie interactionniste. Elle se situe dans le sillage de la sociologie compréhensive initiée par lécole allemande, centrée sur lanalyse des sociétés industrielles modernes et qui a pour particularité détudier lactivité sociale au cur de linteraction sociale. Cette démarche étudie les échanges sociaux, les relations sociales ou les rapports inter- ethniques non pas dans une opposition binaire de type structuraliste mais dans une perspective dialectique, qui examine les processus, les continuités et les ruptures dans un continuum dans lequel la variabilité, la fluidité, le va-et-vient sont examinés. Ma réflexion sappuie plus particulièrement sur les travaux de G. Simmel dont lapproche a permis lanalyse des formes les plus subtiles dassociations et qui reconnaît non seulement la pluralité de la réalité sociale mais aussi celle de lindividu dans les multiples facettes qui composent sa personnalité. La vision vitaliste de Simmel dun individu « humanisé » par le mouvement me semble plus propice à létude de la transmobilité que celle de Durkheim qui conteste lhypothèse dun substrat psychologique des comportements sociaux (Bensa : 1999) et qui voit dans le migrant un « anomique » potentiel, qui ne peut exister en dehors du contrôle social exercé par son entourage.
Ma réflexion sappuie également sur la tradition sociologique de Chicago qui a -dans la perspective dune écologie urbaine qui se démarquait des études racialisantes- pratiqué une sociologie pragmatique qui se voulait une sociologie de la praxis intéressée par la découverte de réalités cachées plus que par létablissement du caractère régulier de faits déjà reconnus (Tripier : 1998).
Cette étude se situe dans le sillage dun courant de pensée qui bouscule la conception classique dune communauté figée qui irait de pair avec une conception fixiste dun temps répétitif, scandé par les saisons, les rites et un calendrier immuable. Elle remet en question cette idée dun temps dans lequel le calendrier prime sur la durée et lexpérience collective unique sur le ressenti subjectif de lindividu en montrant que chaque société se décompose en une multiplicité de groupes dont chacun à sa durée propre (Halbwachs : 1978) et que les différentes temporalités se superposent en fonction de la mémoire collective de chaque groupe qui recompose magiquement le passé et donne un sens à son présent (Halbwachs : 1968).
Cette conception du temps qui ordonne lespace a été promue par Tarrius (1989) pour qui le retournement sociologique nest plus de mettre en avant la spatialité mais de « réhabiliter » les temporalités qui sont des espaces-temps vécus dans des micro-lieux et dans linteraction. Il a étudié la réciprocité des échanges sociaux au sein de territoires circulatoires multiples et fédérateurs dans des micro-lieux et des micro-espaces annonciateurs de sociabilités nouvelles et de production sociales originales. Cette approche novatrice permet de faire venir à visibilité des communautés transfrontalières, transnationales et cosmopolites restées longtemps invisibilisées (Missaoui :1999) pour nos démocraties républicaines.
Ma démarche se démarque de lapproche unicausale des migrations qui reste encore très prégnante dans le champ des théories des migrations internationales et qui ne voit comme cause à lémigration que la motivation économique, démarche mécaniste qui par ailleurs ne peut expliquer le paradoxe de limmobilité (Arango : 2000) ni dire pourquoi si peu de gens émigrent alors que tant de gens sont pauvres.
Nous ne minimisons pas, bien évidemment, laspect économique de la migration et ce « différentiel » qui pousse les migrants originaires de certaines régions dAfrique sub-saharienne à vouloir réduire les disparités économiques et améliorer leur vie et celle de leurs proches. Nous nous démarquons aussi dune approche démographique qui ne verrait dans le migrant quun homo balisticus appréhendé en terme de flux, de stocks ou de transferts. Nous tenterons donc une approche plurielle de la migration sous son aspect non seulement sociologique mais aussi juridique (le statut de létranger), politique (migration forcée) et économique (migration de travail ou de survie) comme catégorisée par les organismes internationaux.
Cette démarche se situe dans une perspective anthropo-logique qui questionne certains postulats philosophiques dits fondamentaux. Démarche risquée car elle abandonne toute notion rassurante de lIdentité (Laplantine : 2003) dont le fondement est reconnu sacré et qui sest construite sur la certitude du Bien, du plein, de lunicité, de la stabilité, de lachevé et de lassigné. Tentative dabandon de la certitude de lidentité qui permet de dé-nommer, de désigner, de catégoriser et de stigmatiser en toute bonne foi. Tentative dabandon de cette « assignation à » qui permet si aisément de racialiser, dethniciser et de nationaliser, de communautariser et de diaboliser cet Autre migrant et qui ne peut plus se contenter de considérer lindividu monadique, auto-nome et indépendant mais un individu pluriel et interdépendant.
4. Outils de recherche
Le travail denquête a été mené au Maroc où je résidais et principalement dans la capitale qui est lun des lieux de regroupement des migrants. Il a été aussi mené à Tanger, dans la région frontalière maroco-algérienne, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla. Je me suis aussi rendue en Algérie et en Mauritanie, ainsi que dans les pays dits de départ, à Lagos et à Cotonou puis dans les îles Canaries et la péninsule ibérique. La recherche ne sadressait pas à un groupe particulier déterminé selon son appartenance nationale comme la fait Goldschmidt ( 2000) mais elle concernait toute personne transmigrante dont lobjectif principal était datteindre lespace Schengen ainsi que toute personne intéressée - à un moment ou à un autre- au passage du transmigrant que cet intérêt soit dordre financier, humanitaire ou politique. La grande majorité de ces personnes étaient en situation irrégulière et transitaient par des pays dont les régimes étaient tous - à des degrés divers - de type « autoritaire ».
Les outils dinvestigation ont été variés et adaptés en fonction des opportunités et des contraintes émanant du terrain. Elles ont été faites dobservations fugaces et furtives dans les contextes frontaliers dangereux, de longues heures passées à recueillir des récits de vie dans lombre clandestine des maisons, de 15 entretiens menés auprès détudiantes de luniversité de Rabat et dAlger, dentretiens semi-structurés (30) auprès dagents pastoraux et de bénévoles et enfin du recueil de données longitudinales. Je développerai ici cette dernière approche qui tente de comprendre non seulement larticulation entre trajectoires singulières et destins collectifs mais aussi le processus de fabrication du soi qui se fait au rythme lent de la pérégrination. Je me suis particulièrement intéressée à ce processus de négociation qui amène le transmigrant à faire conversation avec lui-même, entre le moi et le je le moi répondant aux injonctions de ce que Mead appelle lautrui généralisé (et qui est la communauté dans laquelle lindividu se meut) et le Je qui permet dinventer des actions inédites à partir de ces réponses à des stimulis provoqués par les rencontres multiples qui se font dans des lieux et temps toujours changeants et renouvelés (Tripier :1998) .
Dans les premiers mois de la recherche, nous avons identifié 7 personnes (deux femmes, 5 hommes) qui sont devenus des interlocuteurs que nous « accompagnons » encore dans leur transmigration (à lexception de lun dentre eux qui a rompu la relation). Trois dentre elles font preuve dune grande capacité réflexive qui leur permet danalyser leur cheminement personnel au passé et au présent au travers dun regard acéré et distancié quelles portent sur les événements majeurs qui ont marqué et surgissent dans leur quotidien. Ces « passeurs danalyse » précieux qui cumulent aussi un réel talent narratif oral ou écrit portent un regard critique et objectivé sur les divers groupes auxquels ils appartiennent. Nous recueillons leur histoire de vie passée et actuelle.
Trois autres personnes ont été retenues pour leur qualité « daventurier ordinaire » se confrontant au jour le jour à un quotidien assez semblable à celui vécu par des milliers dautres personnes tentant de traverser le Détroit. Nous prêtons une attention particulière aux principaux événements auxquels elles sont confrontées (naissance, séparation, mort, passage), leur capacité dadaptation aux règles de la vie en commun, leur propension à faire partie de réseaux et leur capacité de résilience dans leur entreprise migratoire mise à mal par une durée excessive.
La dernière personne est un réfugié politique qui a été persécuté selon les critères de la Convention de Genève- et dont nous suivons depuis lan 2000, le rythme chaotique de la procédure de demande de réinstallation dans un pays tiers. Au travers de ce cas particulier qui permet de comprendre les arrangements qui se font pour « empêcher » laboutissement de la demande (intérêts nationaux et alliances géopolitiques, faibles marges de manuvre des organismes internationaux en charge de la protection des réfugiés et pouvoir discrétionnaire de leurs agents), nous cherchons à comprendre en outre le poids des contraintes à lexercice de la liberté individuelle.
Ne pouvant tout exploiter ici de la richesse de ces récits de vies en transmigration, nous navons retenu pour lanalyse que les données que nous pouvons confronter à celles collectées de manière ponctuelle au cours dautres entretiens menés dans les autres pays du Maghreb et auprès de personnes dont le séjour est de courte durée. Lutilisation du procédé de triangulation qui permet de croiser plusieurs points de vue tout en épargnant des déductions rapides et subjectives permet ainsi de saturer les données récoltées dans des conditions variées dans le temps et lespace.
Etre-avec ces personnes dans leur pérégrination ma poussé à innover une autre manière de conduire des entretiens. Le face-à-face pratiqué sur le terrain se poursuit de manière « déterritorialisé » par le truchement des NTCI (skype/email) avec ceux qui sont toujours en attente de passage (3), ceux qui se trouvent actuellement en Espagne (2)ou celui qui se trouve à New York.
Quelques mots sur la nature des relations que jai tissées avec mes interlocuteurs de longue durée. Ces relations étaient au départ initiées en fonction des intérêts de chacun (obtenir la connaissance pour moi, désir de parler de soi ou espoir de trouver une solution rapide au passage pour lautre). Elles sont devenues assez rapidement des relations dans lesquelles les sociations se combinent à des communalisations qui permettent sans se lasser de part et dautre de poursuivre les entretiens sur le long terme.
Ma résidence de longue durée dans la capitale chérifienne qui était un point de regroupement important des transmigrants ma permis de mimpliquer dans une association caritative dont lobjectif était de venir en aide aux « migrants » en mettant à disposition mes compétences médicales. Du fait dune présence hebdomadaire régulière à la permanence, jai pu réaliser une enquête entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants. Ces données quantifiables ont permis détablir le profil socio-économique des transmigrants (éducation, situation matrimoniale, occupation) ainsi que létat de leur statut juridique au moment de lenquête. Elles ont permis aussi de donner une image plus large de la transmigration en terme de la durée du périple et de lattente au Maroc, du taux déchec des passages et de la diversité des itinéraires empruntés. Jai pu aussi faire une revue de presse des articles parus dans les médias francophones au Maroc entre 2000 et 2002 et ai pu tenir une chronique des évènements concernant les relations maroco-espagnoles tout en suivant en direct limpact de lapplication des politiques migratoires élaborées par les législateurs de lespace Schengen sur la vie des transmigrants.
Nous le verrons tout au long de ce travail, le transmigrant est contraint à faire-comme-si il était un autre en changeant constamment « didentité », de nom, de prénom, doccupation, de statut marital ou de nationalité. Il devient un expert dans lart de la présentation de soi en incarnant divers rôles sociaux quil définit en fonction dune situation qui comporte un risque élevé de sanction. Au cours de lenquête, je me suis moi-même présentée de diverses manières auprès de mes interlocuteurs en fonction de mes rapports avec eux et des contraintes imposées par la situation. Il mest arrivé souvent de me laisser porter par le terrain comme le dit L. Missaoui (1999) sans nécessairement me présenter demblée comme socio-anthropologue, évitant ainsi dafficher une marque de pouvoir, mais en donnant lexplication de mon statut si lon me le demandait. Pour mes déplacements en dehors du Maroc, jai utilisé le réseau caritatif dont je faisais moi-même partie comme porte dentrée à lenquête locale de terrain. Jai bénéficié de lhospitalité généreuse des membres de ce vaste réseau humanitaro-caritatif, ai pu observé leurs interactions avec les transmigrants avant que de pouvoir aller à la rencontre des autres qui navaient aucun lien avec ce milieu. En Algérie, jai dû me déplacer en prétendant être une « touriste ». Ce statut dhôte privilégié ma octroyé une certaine liberté de mouvement surtout lorsque les déplacements se sont faits dans des lieux où se croisent effectivement, mais sans se voir, en des heures et des temps différents, des touristes étrangers accueillis avec la chaleur propre aux sociétés arabo-berbères et des transmigrants indésirables contraints de se cacher. Dans ces lieux aux noms enchanteurs qui évoquent laventure mystique (Tamanrasset) ou la méharée sportive (Nouadhibou), je me suis présentée comme une touriste française quand jai été interrogée avec insistance sur la raison pour laquelle je me trouvais dans tel endroit et prenais des photos.
5. Face à face avec les transmigrants
Les transmigrants arrivant épuisés au Maroc après un long périple transsaharien et des difficultés insensées mavaient mis en garde : « Même si on vous raconte tout ce quon a vécu là pendant ce long périple, vous ne pourrez jamais comprendre vraiment ce quon a vécu parce que vous navez pas enduré ». Ce constat répété ma incité à méloigner dun terrain marocain pratiqué dans des conditions relativement confortables pour mettre à lépreuve ce défi et tenter de comprendre ce qu « endurer » voulait dire en me rendant en Algérie, en Mauritanie puis à Lagos et Cotonou. Mais en décidant de quitter le Maroc et en essayant de mettre mes pas dans ceux des transmigrants, ne faisais-je pas fausse route ? Lemploi de cette méthode de lempathie bienveillante - revendiquée par tout chercheur qui entend pratiquer une sociologie compréhensive et qui veut observer au plus près les interactions et la réciprocité des échanges sociaux- ne cachait-elle pas des intentions inavouées ? Nallais-je pas sur le terrain « chercher à rendre la vie des transmigrants aussi redoutable et détestable que possible » comme le dit Bauman (1998) que pour mieux apprécier le confort de ma situation de chercheure ? Nétudiais-je donc pas cet autre transmigrant, souvent en situation dimmobilité forcée que pour mieux apprécier le plaisir de la jouissance de la mobilité? Finalement, ma démarche nétait-elle aussi pas guidée par un plaisir masochiste qui me pousserait à faire de la « trajectoire » de cet Autre marginalisé et invisible un non-sens que pour mieux me rassurer sur le sens et la légitimité de la mienne ? Je suis partie à Alger puis à Tamanrasset où sarrêtaient les transmigrants qui remontaient depuis Agadez sur le nord pour ensuite passer au Maroc et arriver à Rabat.
En remontant de Tamanrasset sur Gardaia, étape mozabite du périple transsaharien, une tempête de sable a provoqué lannulation de tous les vols et nous avons dû (mon collègue et moi) décider de regagner Alger par la route. Cela impliquait de prendre le bus au petit jour, de traverser la ville de Médéa, de passer près du Monastère de Tibihérine qui avait vu assassiner ses moines, de passer dans les gorges étroites de la Chiffa, sinistrement célèbres pour les attaques meurtrières perpétrées par certains groupes islamistes. La décision demprunter la voie terrestre a été prise sans hésiter sur les dires des locaux qui nous assuraient que les attaques terroristes étaient beaucoup moins fréquentes (nous étions en 2001) que les années précédentes et que larmée présente assurait la sécurité des lieux. Le bus a traversé sans encombre et dans un silence de mort les gorges de la Chiffa, truffées de miradors contrôlés par larmée. Nous avons fait étape à Blida où un attentat avait eu lieu la veille et avons traversé la plaine de la Mitidja pour atteindre sans encombre la banlieue de la capitale. A Alger - où un attentat avait eu lieu la semaine précédente- je suis allée dans le quartier de Delly Ibrahim rencontrer les transmigrants dans les « maisons inachevées »- constructions en béton abandonnées par leurs propriétaires et qui accueillaient la grande majorité des Congolais qui y résidaient quelques temps afin de se préparer à passer au Maroc.
A lissue de ces terrains quelque peu mouvementés menés sur la « piste » des transmigrants au prix dune certaine prise de risques, je me suis interrogée. En dehors du fait davoir répondu au défi lancé par eux et de me risquer un peu plus dans leur histoire, davoir observé la réalité des situations vécues par eux, sexposer à un danger physique présentait-il certains avantages méthodologiques ? Javais un peu « risqué » certes mais quest-ce que cela apportait à ma recherche que jaurais pu mener tout aussi bien dans le confort de la capitale chérifienne ? Jétais profondément satisfaite davoir échappé au danger certes mais quest-ce que cela apportait au rapport que jentretenais avec les personnes dont javais partagé un peu les conditions de vie et que javais vu en situation ? Comment justifier cette prise de risque et cette mobilité jugée immodérée par certains ?
Le chercheur qui parcourt lespace maghrébin - quand il le fait au rythme des transmigrants - est soumis aux aléas de litinérance quil nest pas en mesure de contrôler totalement. Il doit se plier au rythme lent ou aux dangers potentiels que ce type de mobilité impose, rythme qui le maintient en contact étroit avec une réalité qui pourrait trop facilement devenir virtuelle. Cette mobilité pérégrinante permet dhumaniser le parcours et de donner des visages à des lieux et un sens à des trajectoires individuelles dont lobjectif commun qui les unit peut trop facilement faire oublier la spécificité.
Etre en mobilité cest aussi faire coïncider récit narratif et vécu, discours et réalité, cest tenter de comprendre la portée réelle dun discours recueilli à lissue du périple transsaharien dans des conditions relatives de sécurité. Faire une partie du trajet et quelques unes des étapes principales du périple permet denvisager linvraisemblable, de croire lincroyable, daccepter la violence et la réalité de certains récits migratoires et dappréhender un certain « réel » quun récit narratif trop pudique minimise, cache ou banalise mais rarement magnifie. Cette démarche permet de comprendre la diversité des discours concernant ce périple qui est souvent relaté comme une simple traversée ou un parcours initiatique, un sauvetage miraculeux ou une épopée héroïque, une déroute inavouable ou une situation de violence indicible. Cette volonté de suivre au plus près les contraintes et les moments de convivialité ma permis dappréhender la manière dont se constituent des réseaux sociaux transnationaux, trans-religieux ou interethniques mais aussi de comprendre le processus par lequel lindividu et le groupe font communauté dans le mouvement. Cette approche permet de percevoir lexistence dune communauté ditinérance évoluant dans un contexte étranger, changeant et imprévisible, devant sadapter silencieusement aux contraintes de la situation irrégulière et de manière cachée dans un environnement dangereux.
La mobilité sur le terrain permet également détablir au-delà de la connaissance sur
une connaissance de
.la réalité de cette communauté transnationale qui inclut non seulement les transmigrants mais toute personne qui sintéresse de près ou de loin à leur passage. En cheminant avec certains dentre eux ou dentre elles, lenquêteur participe à la vie des membres de cette communauté dont il devient lui-même pour un temps donné, un membre actif dont la cooptation se mesure à laune de la preuve de lengagement. Cooptation entérinée par les « frères » ou les « surs » qui préviennent de la venue et la cautionnent. On lui confie un cadeau pour la « fiancée » restée à Alger, on lui indique les « frères » à rencontrer à la prochaine étape, on lui confie du courrier etc. Dans le cadre de cette recherche, lacceptation par le groupe « étudié » ne sest pas faite subitement comme laffirme Geertz qui dit navoir été accepté par les villageois balinais quaprès avoir subi une descente de police chez lui, le mettant définitivement de leur côté. Ici, l« acceptation» se construit lentement dans la durée, au fil des rencontres et des retrouvailles, des connivences établies et des services rendus, des silences implicites et des plaisirs partagés.
La mobilité du chercheur qui sexerce jusque dans les extrémités mobiles de lespace trans-migratoire se fait par petites touches, par petits liens, comme si la confiance nécessaire à la venue de la confidence était conditionnée aux « risques » pris par le chercheur, par des expériences partagées et par une mémoire commune des lieux traversés ET vécus. Cette mémoire partagée est le patrimoine commun de tous ceux et celles (chercheure compris) qui sapproprient ensemble ces lieux quils/elles sont les seul-e-s à connaître de cette manière.
Malgré certains risques encourus au cours du terrain, je me suis étonnée de ce sentiment dimpunité qui ma accompagné la plupart du temps. Je savais que ce terrain qui était dangereux pour les transmigrants, ne létait pas vraiment pour moi parce que jétais « en règle » et de ce fait convaincue que, même si je mexposais à certains dangers générés par la situation politique ou par les obstacles naturels, je ne risquais rien. Je me suis déplacée avec la certitude tranquille de ceux qui sont libres de circuler, franchissant les frontières allègrement avec mon passeport en règle. Je savais que jétais protégée par mon statut de visiteur mais aussi par ma nationalité et éventuellement mon âge ! Je savais que je ne serai en aucun cas réellement malmenée par les forces de lordre si je respectais certaines « limites » et que je pouvais jouer avec le danger tout en pensant que rien de vraiment grave ne marriverait, situation morale qui nétant pas définie par la peur de la sanction devait moctroyer une totale liberté. Et pourtant, la recherche a été limitée.
Je tenterai maintenant - tout en essayant de ne pas tomber dans une dérive narcissique - de dire quelques unes des limitations et difficultés du terrain.
Les limitations : celles imposées par les agents de lautorité chargés de veiller à la sécurité de ces lieux « sensibles » que sont les frontières au Maghreb. Jai fait montre dune trop grande curiosité en observant la situation tendue à la frontière qui sépare la ville de Melilla du territoire marocain et jai été bousculée et enjoint brutalement par la guardia civile de quitter les lieux. Je nai pas pu tenir trop longtemps le rôle de « touriste égarée » et ai du battre piteusement en retraite. Une autre limite à linvestigation est celle que peut simposer le chercheur dune manière qui nest pas toujours consciente. Devant un terrain non balisé, sa liberté de mouvement peut aussi être limitée par ses propres peurs devant la dangerosité - imaginée ou avérée - dune situation qui nest jamais clairement établie et qui est fluctuante. Il est certain que lévaluation de la dangerosité de certaines situations (zones frontalières ou attaques terroristes) est en grande partie subjective même si le danger est ou a été bien réel à un moment donné. Comment faire la différence entre risques et dangers réels et en mesurer les conséquences pour la suite de la recherche ? Comment savoir circonscrire son terrain au plus juste ?
Les difficultés : cette recherche a montré que lempathie manifestée par le chercheur et son acquisition inconditionnelle à leur cause réassure les transmigrants sur le fait quil ne les trahira en aucun cas. Cette confiance qui ne se sent pas menacée suscite une étonnante liberté de parole et un véritable plaisir à pouvoir se dire. Néanmoins, dans certaines circonstances douloureuses (écoute de violences perpétrées, situations de souffrance physiques), cette parole livrée nexprime rien dautre que le désir que cette parole devienne témoignage. Jai recueilli de nombreux récits de violences et de trahisons, dabus et de situations dexploitation qui ponctuent les parcours clandestins. Dans ces moments précis, le « terrain » reprenait sa signification initiale empruntée au vocabulaire militaire et qui est celui de « battlefield » (Albera : 2001) ou de champ de bataille dans lequel des confrontations violentes ont lieu et dont le chercheur est le témoin. Souvent, les transmigrants mont demandé de témoigner des atteintes aux droits de la personne ou des injustices quils avaient subis, de faire connaître leur situation et de plaider leur cause. A. Moussaoui (2001) qui a travaillé en Algérie au cur des violences politiques parle de cette responsabilité douloureuse du chercheur, praticien clairvoyant mais impuissant qui a « diagnostiqué la douleur mais ne peut en apporter le remède ». Le chercheur se doit dêtre objectif, détaché et il doit « résonner de concert » comme le soutient Schütz (1991) et « ne doit pas simpliquer dans les émotions, les jeux et la vie des autres ». Il nest pas non plus de son ressort de devenir « le dépositaire dune mémoire vivante de laffrontement à la mort » comme le dit Malraux ni de faire de ces inconnus clandestins des héros, restés jusqualors sans auditoire. Mais parfois devant lintensité de certaines situations de souffrance, il se retrouve parfois lui-même sans voix et renonce à la quête de ses précieuses données.
6. Préliminaires à la recherche de terrain
Avant de mengager dans cette recherche, je me suis questionnée sur les postulats et les attitudes qui sous-tendaient mon entreprise concernant létude « des migrants et des migrantes » originaires de lAfrique sub-saharienne et évoluant au sein despaces géographiques anciennement colonisés par une puissance dont jétais issue. Jétais consciente des a priori et des jugements de valeur qui risquaient de biaiser lobjectivité de mon travail et la démonstration de la « réalité » des situations et des personnes rencontrées. Consciente aussi du fait que mes regards posés sur ces « populations » expriment un « réel » modelé par les croyances et l idéologie en cours et vigilante quant à la résurgence de « survivances » de certains a priori forgés par une vision stéréotypée de lAfricain et véhiculée par la doxa africaniste des années 70 . En effet, celle-ci a gardé une vision culturaliste et catégorielle qui na pas remis en question les fondements dune tradition philosophique qui conçoit « la personne africaine » comme le contraire de lindividu moderne moral, autonome, indépendant, volontaire, nassignant au monde de valeur que celle quil lui donne. Armé de ce postulat, la « société africaine » y est perçue comme une société segmentaire (juxtaposition de petites unités sociales, ressemblance des individus, partage des mêmes croyances) et comme une entité englobante, totalisante, maternante et bienveillante qui intègre lindividu et veille sur lui lors des rites de passage, prend en charge ses maladies et ses troubles psychologiques, multiplie les voies de salut sous forme dinstitutions équilibrantes, fait de la personne un ETRE en participation avec les êtres de son lignage et soumis aux forces telluriques (Thomas : 1973).
La conception de lindividu, dans les années 70 reste influencée par Lévy-bruhl, celle dun être composé de multiples « appartenances », incapable de se dissocier de la nature et de lau-delà, ce qui lempêche dêtre conscient de son individualité. Le primitif est un être illimité dans lespace et dans le temps car il déborde des frontières de son corps par une expansion de ses multiples « appartenances » (phanères, objets personnels, lieux de culte) et reste illimité dans le temps car il appartient au monde de lau-delà, ayant des liens étroits avec le monde des esprits, des génies et des morts. La « personne négro -africaine » y est vue comme « une chose dont dispose la société » et comme victime dun déterminisme quasi total : créée par un dieu tout puissant, possédée occasionnellement par les génies, menacée constamment par des attaques de sorcellerie qui dévorent son Moi, réincarnant de surcroît un-e ancêtre dont elle doit jouer le rôle et endosser le statut. Cette mise en relation constante avec le cosmos et les puissances tutélaires en font « une personne qui nest jamais ni entièrement vivante ni jamais entièrement morte», (Thomas :1973) en bilocation constante toujours ici ou ailleurs, toujours dans le passé ou dans le futur mais jamais dans le présent. Cette personne oscille sans cesse entre perte et gain ontologique : perte de lêtre dans le sommeil, lémotion ou légarement de ses « âmes », gain de lêtre par le réveil, le sacrifice, les rites initiatiques. Cette personne frôle constamment lanomie du fait de ses nombreuses appartenances sur lesquelles elle na aucune prise. Fascination de loccidental monadique, invariable, assigné et circonscrit à son corps pour cet individu pluriel, illimité, « doublé » dombres, dâmes, dénergies vitales. Fascination pour ces morts qui ne meurent pas.
Cette figure dun non-individu questionne Bastide (1973) qui sans vouloir tomber dans lethnocentrisme affirme que la pluralité des éléments constitutifs de la personne et la fusion que vit lAfricain avec la nature sont les deux anti-principes dindividuation. Le moi africain, affirme til, nexiste quen « dehors » et « différent » inséré dans la continuité temporelle et la diversité spatiale (multitudes de relations avec les lieux, les êtres, les objets, la nature).
Si lon adopte cette manière de penser lindividu, on peut légitimement se demander ce quil adviendra de ce « personnage » qui avance « masqué », incarnant le rôle prescrit par son statut et franchissant les étapes de la vie dans un ordre inaltérable, au rythme programmé des rites de passage . Quadviendra til de cette persona redevable à linfini à ses ancêtres, ses parents, son ethnie, sa communauté lorsquelle quittera sa société villageoise protectrice et bienveillante ? On peut se demander avec inquiétude ce quil adviendra de cet individu vivant le changement social au cur des sociétés africaines contemporaines engagées dans un processus de modernisation, de monétarisation, durbanisation favorisant le cosmopolitisme ? On peut sinquiéter de lavenir de cet individu lorsquil quittera son environnement chtonien avec lequel il entretient une solidarité ontologique pour affronter lanonymat de la jungle urbaine.
La logique bastidienne de la personne en Afrique noire ne parvient pas à rendre crédible le schéma explicatif de la personne mais elle contribue dans son assignation catégorielle à caricaturer un Africain communautaire, dépendant, irresponsable et incapable dautonomie. Mais suffit-il dêtre conscient des paradigmes successifs qui ont imprégné les sciences sociales et modelé un autre lointain et étranger pour devenir plus clairvoyant et être apte à faire de la recherche ?
I ère partie
De la migration à la transmigration : le contexte géopolitique
Construction européenne,
paradoxes et contradictions.
Caractéristiques de la transmigration
Décrire, cest déjà faire, cest contribuer à réduire linertie entretenue par ces sentiments contraires de fascination du présent et de crainte dun avenir obscur, cest rendre moins invisibles les zones dombre où la surmodernité mondialisante rejette ceux quelle délaisse et repousse les restes de ce quelle a défait .
Balandier, Le Grand système 2001
Les pratiques circulatoires des transmigrants au Maghreb et le savoir-transiter sont intrinsèquement liés aux politiques sécuritaires mises en place par lUnion Européenne et à la restriction drastique dans lattribution des visas par celle-ci aux ressortissants de lAfrique sub-saharienne et du Maghreb. Il est donc nécessaire ici avant que détudier les interactions humaines qui se développent en transmigration, de porter lattention sur les politiques dimmigration, ces êtres non-humains comme les défini Latour (1991) et de tenter den déterminer les enjeux, les degrés de convergence et de divergence et les répercussions sur les transmigrant-e-s. Dans un premier temps, nous étudierons les conditions de lévolution des politiques migratoires élaborées par lUnion Européenne au cours de la décennie 1995-2005 et qui conduisent progressivement à une militarisation et à une panopticonisation de lespace maritime extracommunautaire. Nous examinons ensuite la nature des relations euro-maghrébines et les répercussions des nouvelles politiques menées dans les pays du Maghreb qui sont en train de devenir la frontière sud de lEurope. Nous tentons enfin de donner les caractéristiques de ces nouvelles mobilités et de comprendre comment au cours de ces dix dernières années, la figure de létranger sest transformée et est passée de celle du migrant laborieux, docile et utile à celle du faux- demandeur - dasile, parasite et dangereux devant être expressément maintenu hors de lespace communautaire.
1. Construction européenne et immigration irrégulière
La construction de lespace migratoire européen a débuté dès 1968 par laffirmation du principe de liberté de circulation des travailleurs européens et a abouti en 2002 à la définition dun espace communautaire sans frontières pour lensemble des Européens. Le Conseil européen des chefs dEtat et de Gouvernement créé en 1974 a pris la décision - suite à la crise économique provoquée par le choc pétrolier - de fermer les frontières des pays de lEurope du nord. La cessation brutale de limmigration de travail choisie et régulée a eu des conséquences immédiates sur les pays de lEurope du sud (Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Turquie et Yougoslavie). Ces pays sont alors progressivement devenus des pays-relais et auraient accueilli en 1986 (Simon : 1986) environ 1,5 million dimmigrés dont 1,3 million en situation irrégulière (alors que la France faisait état de 200 000 immigrés clandestins).
Au début des années 1980, les pays du sud de lEurope (Espagne, Portugal, Italie, Grèce) deviennent des pays daccueil. La proximité géographique avec le continent africain, lessor économique impulsé par les fonds de l Union Européenne alliés à un faible support juridique et institutionnel, expliquent lattraction de la force internationale de travail dans ces régions méridionales de lEurope du sud. La grande majorité dentre eux, recrutés par des filières officieuses étaient venus avec un visa de tourisme (ou sans visas pour les ressortissants des pays du Maghreb) et se sont « irrégularisés » à lexpiration de la période de validité de leurs documents. La fermeture des frontières de lEurope du nord a donc provoqué une installation « par défaut » des demandeurs demploi en Espagne et en Italie qui ont vu un accroissement rapide et constant de travailleurs immigrés en situation irrégulière.
Les pays de lEurope du sud traditionnellement pourvoyeurs démigrants étaient totalement dépourvus de structures législatives et dinstitutions adaptées à leur nouvelle condition de pays dimmigration. Lannée 1991 voit en Espagne la création dune Direction générale des migrations et dun Bureau des Etrangers et en 1992 la création dune Commission intérieure au Ministère des Affaires Etrangères. Sous la pression de lUnion Européenne, lEspagne instaure lobligation de visas dentrée pour les ressortissants du Maroc, de lAlgérie et de la Tunisie en octobre 1991. Dans les années qui suivent, lEspagne établit des quotas et reçoit officiellement 20 000 émigrés par an mais elle tolère une immigration irrégulière importante tout en procédant à des régularisations successives. Sil ny avait en Espagne dans les années 70 que 160 000 travailleurs immigrés, le nombre dimmigrés en situation irrégulière est passé entre 1985 et 1995 de 158 211 à 474 711 malgré le fait que lEspagne ait eu le plus fort taux de chômage de lUnion (21,6% en 1985) (Pères :1999). Il est maintenant reconnu que les travailleurs irréguliers recrutés par des filières clandestines ont largement contribué au développement du secteur industriel de lEspagne, entrée dans la CEE en 1986, et qui a été bénéficiaire de politiques daide au développement. Limmigration de personnes en situation irrégulière est devenue un phénomène structurel de léconomie de ce pays qui en 2006 connaît une forte croissance économique et continue dattirer une main duvre originaire non seulement dAfrique sub-saharienne mais surtout dAmérique latine et depuis peu de lest de lEurope.
Limmigration « irrégulière », traitée dans les années 80 de manière discrétionnaire par chaque Etat, sest lentement étendue au reste de lEurope et sest développée à partir de la volonté de construction dune politique commune en matière dimmigration et dasile et dune « harmonisation » des procédures visant à la protection des frontières. En parallèle aux accords visant à établir la libre circulation des personnes au sein de lespace intra-communautaire, des mesures visant à restreindre les entrées des personnes extra- communautaires dans lespace Schengen ont été adoptées. Les accords de Schengen de novembre 1985 (entérinés par la convention dapplication de juin 1990 entrée en vigueur en 1995) avaient pour objectifs de « délimiter les frontières communes de lEurope, de prévoir de mettre fin à lusage « abusif » des demandes d'asile, de contrôler les frontières extérieures communes de lEurope, dinstaurer une politique commune et un système dinformation automatisé des étrangers ». Ces accords signés par les 13 états de lUnion sont considérés aujourdhui comme des « acquis » car ils font partie intégrante du droit communautaire consigné dans le Traité dAmsterdam entré en vigueur en 1999 qui stipule que le contrôle de limmigration, les visas, le droit dasile, la coopération judiciaire en matière de sécurité civile relèvent de décisions communautaires prises à lunanimité pendant les cinq années suivant lentrée en vigueur du Traité (avec des exceptions pour le Danemark, lIrlande et le Royaume-Uni). Le Traité stipulait que les sujets adoptés à lunanimité jusquen 2004 le seraient à la « majorité qualifiée » après 2004 si cela était souhaité par les Etats-membres.
Lors du Conseil européen de Tampere en octobre 1999, les Etats membres se sont engagés à respecter laspect social et humain du dossier de limmigration et ont dit souhaiter lharmonisation des procédures concernant lasile. Les Etats sengageaient cependant à combattre à la source « limmigration clandestine » afin détablir une gestion plus efficace des flux migratoires en étroite collaboration avec les pays dorigine et de transit. Lintention de maintenir la différence entre le droit à lasile et la lutte contre limmigration clandestine était clairement exprimée. Le souhait exprimé à Tampere dune approche commune de la régularisation des étrangers en situation irrégulière avait alors été avancé.
Deux ans après le Conseil de Tampere qui annonçait un rééquilibrage de la politique dasile et dimmigration, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont déséquilibré - et de manière durable - la politique dimmigration en privilégiant laspect sécuritaire au détriment de laspect social et humain. Nous verrons ensuite que les attentats de Madrid en mars 2003 puis de Londres en juillet 2005 vont permettre aux gouvernements en place de renforcer lexercice de leur souveraineté nationale en invoquant le renforcement de mesures pour assurer la sécurité de leurs concitoyens.
Le Conseil de Laeken (décembre 2001) qui sest tenu trois mois après les attentats de New-York sest inquiété du fait que la politique commune en matière dasile et dimmigration navait pas progressé et prônait une nouvelle approche. Il sengageait toutefois à mener une politique qui respecterait à la fois «léquilibre nécessaire entre la protection des réfugiés, laspiration légitime à une vie meilleure et la capacité daccueil des Etats-membres. » Le Conseil avait cependant reconnu «cette aspiration à une vie meilleure » qui anime les migrants à venir chercher un travail en Europe. Cependant si le Conseil de Laeken a reconnu de manière sibylline quune aspiration à une vie meilleure ne pouvait se réaliser que par un accès à une plus grande liberté de circulation et le droit de travailler dans lespace Schengen, il nen a pas pour autant remis en question sa « politique dimmigration zéro » qui maintient une fermeture drastique des frontières. Obsédé par la lutte contre limmigration clandestine plutôt que par une réflexion sur les effets pervers de la politique communautaire en matière dimmigration, le Conseil de Laeken va légitimer la prise de mesures répressives en travaillant à la mise en place « daccords de réadmission » avec les pays émetteurs et en invoquant sans preuve à lappui, la faible capacité daccueil des états-membres.
Le Conseil de Séville en Juin 2002 a décidé daccélérer la mise en uvre du programme élaboré à Tampere mais devant limpossibilité dharmoniser les procédures, il a émis des directives destinées à être transférées dans les législations nationales avant la date de février 2005. Les Etats Européens reprennent ainsi leur liberté de dire non aux politiques dharmonisation qui desserviraient leur intérêt national et font valoir leur droit dexercer leur souveraineté nationale en matière dimmigration, de contrôle des frontières et de défense nationale. Lharmonisation souhaitée na pas eu lieu et les « acquis Schengen» qui permettent la libre circulation des personnes à lintérieur de lespace Schengen ont seulement réussi à harmoniser les conditions de délivrance des visas de court séjour de trois mois. Le rêve dune harmonisation européenne cherchant à réaliser une approche sociale et humaine du dossier de limmigration a été abandonné au profit dune approche sèche, techno
cratique et inhumaine. La gestion de la sécurisation des frontières extérieures communes a concentré tous les efforts dune Union Européenne qui vise à coordonner laction des Etats-membres en matière de répression et de surveillance. Elle a créé de nombreux organismes de contrôle et en utilisant les moyens les plus sophistiqués de la technologie informatique et électronique.
Tableau 1 : Chronologie des systèmes de contrôle dans lespace Schengen
Date Instruments de contrôle et de surveillance19.06.90Création du SIS : système information Schengen 29.07.92Création d EUROPOL : Office Européen de Police 30.11.94Création CIREFI : Centre dInformations de réflexion et déchanges en matière de franchissement des frontières et dimmigration 27.05.99Création dun système dalerte rapide aux fins de la transmission dinformations relatives à limmigration clandestine et aux filières de passeurs2002-2008Mise en place du SIVE : Système intégré de vigilance extérieure2003-05Projet de création dun corps européen de gardes-frontières 20.1.03EURODAC : système informatisé de collecte des empreintes digitales
Lobsession sécuritaire qui domine depuis 2001 tente de réaliser une harmonisation des mesures sécuritaires et des sanctions, des procédures déloignement et du refus daccorder le droit dasile.
1.1 Les politiques du Droit dasile : une harmonisation par le bas
Laugmentation croissante, linéaire et régulière des demandes dasile émanant de personnes issues en grande majorité des zones de conflit mais aussi de pays pauvres ou ayant des conflits internes mais catalogués comme « sûrs » car nétant pas en état de guerre, inquiète les Etats-membres concernés. Tous les pays de lEurope des 15 (et depuis peu de lEurope des 25) sont signataires de la Convention de Genève de 1951 et sont tenus de recueillir sur leur territoire les demandeurs dasile. Cette demande peut être déclenchée par toute personne rentrée de manière régulière ou non - dans le pays daccueil. Précisons que la procédure de la demande d'asile reste la seule voie légale pour celui qui se voit dénier un visa Schengen et veut résider ou travailler en Europe.
Mais la peur de lenvahissement de lEurope par une population non désirée et perçue comme potentiellement dangereuse a poussé les gouvernements à faire de la lutte contre l « usage abusif » du droit dasile une de leurs priorités afin de rassurer une opinion publique jugée inquiète. Pour ce faire, le Conseil de lUnion Européenne a élaboré la Convention de Dublin (entrée en vigueur en 1997) qui modifie le chapitre sur le droit dasile établi par la Convention Schengen. Concernant les personnes en situation irrégulière provenant dun pays tiers, la Convention de Dublin prévoyait lexamen de la demande dasile dans le pays de première entrée dans lUnion européenne. Elle ne tenait pas compte du souhait éventuel du demandeur dasile de vouloir rejoindre le pays de son choix pour des motifs « familiaux, religieux, culturels ou ethniques ». Elle approuvait la demande du choix du pays daccueil pour raison familiale uniquement si un membre de cette famille (époux ou épouse, enfant non marié ayant moins de 18 ans) y avait acquis le statut de réfugié.
Elle prévoyait de surcroît lexpulsion possible dun demandeur d'asile dans un état « tiers » (en dehors de lUnion européenne) à condition que ce pays soit un « pays tiers sûr». Les oppositions à cette Convention émises par les organisations de Défense du Droit dasile ainsi que les dysfonctionnements constatés dans son application ont convaincu les législateurs de la revoir et de lassouplir. En février 2003 un nouveau règlement est adopté. Ce règlement « Dublin II » introduit quelques assouplissements quant aux conditions du regroupement familial mais il maintient le principe établi par la Convention qui interdit au demandeur d'asile de choisir son pays daccueil et qui permet à tout état-membre de lenvoyer vers un état tiers hors de lunion. La notion de « pays tiers sûr » émise par la Convention de Dublin stipule qu « une demande pourra être jugée irrecevable par un Etat de lUnion si un état tiers sûr est prêt à examiner la demande ». La définition de la « sûreté » dun Etat reste toujours controversée et na pas été définitivement tranchée lors de la réunion de Dublin en Janvier 2004, réunion au cours de laquelle les ministres européens de la justice nont pu faire lunanimité bien que cette notion soit déjà acceptée par plusieurs Etats et présente dans la Constitution de lAllemagne depuis 1993.
Pour renforcer le dispositif de la lutte contre les « abus » du droit dasile, lUnion a adopté en Janvier 2003 le règlement EURODAC qui vise à faciliter lapplication du règlement « Dublin II ». Ce système européen automatisé didentification dempreintes digitales centralisé établi à Bruxelles a pour objectif de devenir «un instrument efficace de la gestion de lasile » dans lUnion Européenne. Ce système est censé éviter la multiplicité des demandes dasile dans divers pays de lUnion, contrant ainsi les volontés et les choix des demandeurs. Le système a fonctionné en 2003 et aurait identifié à partir de la France 1443 personnes ayant déjà posé une demande dans un autre état de lUnion (contre 761 en 2002 avant la mise en place du système selon Forum Réfugié (2004). La détection de ces « fraudes » à la demande dasile va-telle contribuer à faire baisser de manière significative le nombre des demandes ? Ce système ne va pas til pas contribuer à laugmentation croissante de personnes en situation irrégulière et à renforcer la difficulté de ce parcours ? On sait déjà que des stratégies de contournement existent et que la volonté forte des individus de parvenir à résider dans le pays de leur choix trouve les moyens de détourner ce Système informatisé performant. Des hommes et des femmes se brûlent le doigt à lacide ou se mutilent la main afin deffacer leurs empreintes digitales
...
Confortés dans leur « succès » à détecter les fraudes, les décideurs nen abandonnent pas pour autant lidée de la délocalisation de lasile et poursuivent leurs projets tant au niveau communautaire quextracommunautaire. Larrivée des dix nouveaux entrants dans lUnion Européenne en mai 2004 va permettre de délocaliser la demande dasile hors des frontières des 15. Cet élargissement est censé « soulager » une Europe des 15 qui cherche par tous les moyens possibles à stopper lafflux des demandes dasile sur son territoire, le règlement Dublin exigeant, rappelons le, que la demande dasile soit déposée dans le premier pays de lUnion dans lequel arrive le requérant. LEurope des 15 va ainsi se délester silencieusement et à moindre frais dun grand nombre de demandes qui lui étaient a priori destinées. Cette obligation daccueillir les demandes dasile faite aux nouveaux entrants, dont certains nétaient pas signataires de la Convention de Genève avant leur entrée dans lUnion, pose de nombreuses questions concernant les défaillances des systèmes dasile de certains pays et la capacité du pays daccueil à accorder une protection réelle. Elle met en jeu la responsabilité de lUnion Européenne à se défausser de ses responsabilités sur ces pays tiers.
Depuis avril 2004, le vote à la majorité qualifiée a remplacé le vote à lunanimité établi par le Traité dAmsterdam. Ce vote implique le retour à la souveraineté nationale en matière de politique dasile et laisse aux pays de lUnion toute latitude de durcir leurs politiques dimmigration. Nous prendrons ici lexemple du Royaume-Uni et de la France pour illustrer le durcissement de leur politique en matière dasile.
Depuis les attentats de 2001 aux Etats-Unis, le Royaume-Uni (qui na pas signé les accords de Schengen) a mis en uvre tout un arsenal de mesures répressives alliant augmentation des contrôles des personnes, politique de retours forcés (11 000 personnes ont été expulsées en 2001), inscription sur la liste noire de pays jugés « sûrs» dont les ressortissants se voient refuser le statut de réfugié. Le Ministre de lintérieur Blunkett a développé une collaboration étroite avec les autorités françaises pour obtenir la fermeture du centre de Sangatte qui recevait les demandeurs dasile allant au Royaume Uni. (Ce centre a vu passer 63 000 demandeurs d'asile en 3 ans (sept 98-nov 02) principalement originaires dAfghanistan et du Kurdistan Irakien). Le Ministre sest félicité du succès de sa politique restrictive qui a « réussi » à faire diminuer le nombre des demandes dasile de 103 080 en 2002 à 60 050 en 2003. Fort du « succès » de cette réduction spectaculaire du nombre de demandes dasile, le gouvernement de Tony Blair a proposé - nous le verrons plus loin - « lexternalisation » de la demande dasile à la périphérie de l Union .
La France, qui est au premier rang de lEurope pour le nombre des demandes dasile, a depuis 2002, révisé la Loi sur limmigration et le séjour des étrangers, resserré les contrôles en matière dimmigration, réformé le Droit dasile et réduit loctroi du statut de réfugié. Sous la pression du Ministre de lintérieur Sarkozy qui déclare que « La France ne peut pas être accueillante que pour ceux dont personne ne veut dans le monde » et dont lun des thèmes de campagne à lUMP est de prôner « une immigration choisie », les conditions de la demande dasile dans les « zones dattente » situées dans les ports et aéroports se sont durcies. Ces zones dattente sont le témoin de graves dérives policières et de violations des droits de lhomme entérinées par un Ministère de lIntérieur qui suspecte a priori tout demandeur d'asile dêtre un faux réfugié.
1.2 Eléments pour létablissement dun « indice de durcissement »
Nous nous sommes intéressés particulièrement à la politique dasile menée par la France concernant les ressortissants dAfrique sub-saharienne en provenance du Nigeria, du Cameroun, de RDC, du Congo, du Mali et du Sénégal. Ces derniers constituent la grande majorité des personnes que nous avons rencontrées durant leur transit au Maghreb et sont les futurs demandeurs dasile en Europe. Nous constatons tout dabord que les demandes dasile en provenance dAfrique ont doublé au cours des cinq années 1999-2003 tout comme le nombre global des demandes dasile. On constate aussi que la proportion des demandes ne varie pas sensiblement au cours des 5 dernières années.
Nous avons comparé aussi lévolution du nombre des demandes dasile en provenance de toute lAfrique avec le taux de demandes accordées sur la période 1999 2003. Le taux daccord est passé de 20,30 % en 1999 à 13,30 % en 2003.
Tableau 2 : Les demandes dasile en France de 1999 à 2005
AnnéeTotal demandeurs asiles FranceTotal demandeurs
issus de pays africains 19992711410441 38,5 % 20003458815500 45%20014726021149 45%20025108724114 47%200352204.20933 40%200463000200550000 Source OFPRA, 2004/UNHCR, 2006
Le tableau ci-dessous indique lévolution des demandes d'asile (1999-2003) pour quelques uns des pays dAfrique sub-saharienne ainsi que le taux de statuts de réfugiés accordés.
Tableau 3 :
Ces chiffres montrent les fluctuations du nombre des demandes en fonction de la situation spécifique de chaque pays (guerre, conflit larvé, précarité économique). On observe une diminution générale du taux daccords quelque soit la situation du pays. En 2003, on constate que le taux daccord ne dépasse jamais 15% pour les pays africains , que les ressortissants viennent de pays en guerre (RDC) ou sortant de la guerre (Congo, Liberia, Sierra-Leone) ou de pays dont la situation politique est instable (sud- Congo, Côte dIvoire). Concernant les pays francophones réputés stables (Sénégal, Cameroun, Mali), le taux daccord est de 7% pour les deux premiers et de 0,4% pour le Mali. Ce taux dacceptation extrêmement bas est à mettre en relation avec lassignation du Mali comme « pays sûr » comme défini par les critères du gouvernement français, ce qui légitime son refus quasi-total daccorder lasile aux ressortissants maliens. Les ressortissants des pays anglophones ont, quant à eux, un taux daccords plus faible que les pays francophones pour les pays en guerre (7,5% pour le Sierra-Leone et 9% pour le Liberia). Les ressortissants du Nigeria se voient accorder le nombre le plus faible daccords : 1.9 % alors que la plupart sont issus de la région pétrolière du Delta du Niger où les affrontements entre minorités et agents de lautorité sont quotidiens.
Les graphiques ci-dessous comparent le nombre de demandeurs d'asile et la proportion de demandes accordées pour 4 des pays concernés par notre recherche (RDC, Congo, Cameroun et Nigeria). Il montre la tendance au durcissement qui sopère depuis les 5 dernières années en montrant pour chaque pays lévolution inverse du nombre des demandeurs et de la proportion des demandes accordées. On voudrait proposer ici létablissement dun « indice de durcissement » qui dénonce les pratiques minimales dun gouvernement dans laccueil des demandeurs d'asile, un gouvernement oublieux de ses responsabilités historiques et qui ne tient pas compte du contexte géopolitique actuel. En définitive, en 2003, la France a accordé le statut de réfugié à 2660 personnes originaires dAfrique (12.7%) sur un total de près de 21 000 demandeurs dasile. SHAPE \* MERGEFORMAT
Graphiques 1 à 4 : Evolution des demandes dasile accordées aux ressortissants de 4 pays
1.3 « Externalisation » de lasile et de limmigration
L Europe se trouve confrontée à de nombreux paradoxes : les directives de lUnion Européenne concernant les conditions doctroi du statut de réfugié peuvent être considérées comme une avancée par rapport à certaines législations nationales qui doivent être adaptées et révisées. Elles ont permis délargir les critères dattribution du statut de réfugié qui ne se limitent plus aux critères de la Convention de Genève qui relèvent de la persécution étatique mais elle permet daccorder une protection subsidiaire ou une assistance temporaire à des ressortissants dont les gouvernements ne peuvent pas assurer la sécurité. Cette définition plus large devrait permettre à un plus grand nombre de personnes de bénéficier de cette protection. Cependant, le durcissement des conditions doctroi de cette protection vise à rendre de plus en plus difficile loctroi du statut, en particulier avec les projets « dexternalisation » de lasile. Si le terme dexternalisation nest jamais réellement formulé, il nest pas impensé. Le concept a tout dabord été proposé par le gouvernement de Tony Blair en mars 2003 qui a proposé la création de « processing transit centers » qui traiteraient les demandes dasile dans les pays périphériques de lUnion Européenne.
En 2003, le Conseil européen de Thessalonique sur la pression de la France et de la Suède a rejeté les propositions de délocalisation de lasile soumises par le Royaume-Uni soutenu par les Pays Bas et lItalie. Le projet dexternalisation de lasile soutenu aussi par les Allemands et les Italiens sous le nom de « portail dimmigration » a été repris en septembre 2005 par le ministre allemand de lintérieur qui parle de « centres de bienvenue ». Bien que ce projet ait entraîné de vives résistances de la part de tous les pays maghrébins concernés qui se sont jusquen 2003 refusés à en être les exécutants, le concept est bien présent dans le Programme de la Haye (COM 2005 184) qui parle de la « dimension externe » de lasile et oriente la politique pour la période 2005-2010. Il souhaite élaborer des programmes de protections régionaux de lUnion Européenne en partenariat avec les pays tiers concernés et en étroite collaboration avec le haut Commissariat pour les Réfugiés. Il indique également clairement son intention dharmoniser des procédures visant à lapplication dune politique de retour à lencontre « des migrants qui nont pas ou plus le droit de séjourner légalement dans lUnion Européenne et doivent retourner dans leur pays dorigine volontairement ou, si nécessaire, y être contraints. » Il prévoit déjà la mise en place dun fonds européen de retour en 2007, un retour qui serait fait « de façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux et de leur dignité ».
Ce programme propose la mise en uvre de projets-pilotes qui seraient coordonnés par le HCR et des associations caritatives se chargeraient d étudier la faisabilité de ces nouveaux projets. Certains chercheurs contestent linstrumentalisation potentielle de lorganisation internationale par lUnion Européenne et se font les avocats (Benguendouz : 2005 ) dun autre type de démarche qui serait basée sur le principe de coresponsabilité et appellerait à la concertation concertée et globale plutôt quà lexécution de projets sécuritaires basés sur une logique de peur et de repli sur soi.
Selon le journal de Forum Réfugiés (Juillet 2005), lItalie aurait déjà contribué en 2003 à la construction dun de ces « centres daccueil » sur la côte libyenne pour accueillir les personnes expulsées et ceci malgré le fait que la Libye ne soit pas signataire de la Convention de Genève et quelle nétablisse pas de distinction entre un réfugié et un migrant économique. Malgré cela, des accords policiers tenus secrets ont été signés entre lItalie et la Libye permettant à lItalie de renvoyer les demandeurs dasile en violant toutes les conventions.
De plus cest au nom des droits de lhomme et sous couvert de visées humanitaires que les Etats-nations expriment leur volonté daccueillir les étrangers. Lanalyse de la rhétorique utilisée par les législateurs de lUnion Européenne montre que au nom des étrangers à intégrer dans lUnion Européenne, on refuse ceux qui se trouvent à lextérieur, quau nom de lunité du corps social européen, on criminalise ceux qui nen font pas partie, et que sous couvert déviter des morts tragiques, on construit des centres daccueil qui serviront en fait à refouler ceux qui seront arrivés sains et saufs dans lespace Schengen. Ces « centres » quils soient nommés daccueil, de transit, dhébergement, de rétention ou qualifiés de zones dattente , de zones-tampons etc ont tous pour caractéristique commune la mise à lécart des étrangers (Valluy :2005). Cette logique denfermement ou de regroupement forcé a contribué à faire en quelques années du demandeur dasile non plus seulement un être suspect coupable démigration mais un être dangereux contre lequel il faut se protéger car il est vu comme menaçant le bien- être de nos citoyens et la sécurité de nos démocraties. Cette volonté commune dharmoniser le rejet de cet étranger (quil soit demandeur d'asile, sans-papiers ou réfugié) est mortifère non seulement pour les déboutés et les rejetés mais à long terme pour lEurope elle-même qui veut confier la sous traitance de sa politique dimmigration aux pays situés à la périphérie de lespace communautaire. Cette volonté mortifère génère des paradoxes que l Union Européenne ne semble pas encore prête à vouloir examiner.
Les paradoxes de lUnion Européenne
L Union Européenne qui se veut un « espace de liberté, de sécurité et de justice » est en train de créer un espace de non- liberté, dinsécurité et dinjustice dans sa périphérie. Elle contribue à créer un espace mortifère - en opposition totale aux principes qui ont présidé à son édification - et se refuse à admettre cette évidence. Elle refuse également dexaminer les paradoxes auxquels elle est confrontée au sein même de lespace européen. Dune part, elle met tout en uvre pour durcir sa politique dimmigration par des révisions de la Loi sur limmigration, un durcissement de lattribution du droit dasile, une augmentation des reconduites aux frontières et un discours sécuritaire obsessionnel. Dautre part, elle se rend compte que lobstination à vouloir maintenir une « politique dimmigration zéro » est en train de lui porter préjudice car elle est contraire sur le long terme à sa survie.
La politique de fermeture quelle sobstine à renforcer (en mettant en péril les valeurs républicaines dont elle se réclame) est contestée de toutes parts : les rapports alarmistes des démographes attirent lattention sur le déclin démographique de lEurope qui ne pourra plus, dans un avenir proche non seulement assurer le renouvellement de sa population mais assurer le maintien dune population vieillissante. Déjà en 2000, le rapport des Nations Unis intitulé « Migration de remplacement : une solution aux populations en déclin et vieillissantes » proposait une réouverture massive des frontières (159 millions de personnes dici 2025) dans le but de maintenir léquilibre entre population active et non active. Bien que le calcul de ces chiffres ait été contesté et revu à la baisse, il ne remet pas en question la réalité du problème.
En 2005, de nouvelles projections faites par des démographes européens confirment quentre 2010 et 2030 la population de lEurope des 25 diminuera de 450 à 400 millions. Ce déclin sera tel quil aura un retentissement drastique sur la croissance des économies libérales, le fonctionnement du marché intérieur et la compétitivité des entreprises européennes. Les politiques commencent à prendre conscience que le faible taux de fécondité de certains pays dEurope du sud (Italie, Espagne et Grèce) ne permettra pas le renouvellement des générations dans un avenir proche et que des solutions sont à trouver rapidement pour suppléer au futur manque de main duvre. Ce manque de main duvre est souligné par le patronat européen qui réclame la relance ou lélargissement dune immigration de travail dans des domaines clés tels que la santé, léducation, les travaux publics ou linformatique. Malgré le nombre important de chômeurs européens, lEurope commence à réaliser que ces besoins insatisfaits nuisent à sa croissance économique. Début 2005, la Commission Européenne - en totale contradiction avec la politique sécuritaire en cours - a produit un petit « livre vert » traitant de la gestion des migrations économiques. Ce livret propose diverses « solutions » pour répondre aux « problèmes » et aux « besoins » de la Communauté Européenne en proposant une maîtrise sélective de limmigration.
La conception de limmigration telle quenvisagée aujourdhui par les experts et les gouvernants relève d une conception utilitariste qui se mesure à laune de « besoins à satisfaire », « de déficits à combler » et « dintérêts économiques à défendre». Cette vision ethnocentrique de l « immigration - kleenex » désignée aussi comme une immigration jetable considère les immigrés comme une force de travail malléable et corvéable dont on peut se débarrasser quand besoin est. Elle est basée sur une conception inégalitaire et asymétrique des rapports humains et sur une conception de lindividu soumis à la Loi du marché. En France, cette vision utilitariste dune immigration contrôlée, maîtrisée et choisie semble même être la seule vision qui simpose après des années de désengagement des politiques de droite comme de gauche dans ce domaine.
Les visions sectorisées que donnent les experts de lUnion Européenne, les économistes ou les professionnels de la politique noffrent trop souvent que des visions parcellaires de ces nouveaux mouvements humains. Elles se refusent à appréhender le phénomène de manière holistique et à examiner les conséquences mortifères des contradictions créées par de telles approches. Ces visions ethnocentriques des relations humaines sont également prégnantes dans les relations quentretiennent les pays européens avec les pays quils ont colonisés. Elles procèdent de la même logique.
2. La région maghrebo-sahélienne, nouvelle frontière de lEurope
2.1 Rappel historique des relations euro-méditerranéennes
Nous ne reviendrons pas ici sur le rôle de la Méditerranée dans les échanges de biens, de population et de culture et sur sa fonction de « pont » reliant les gens qui peuplent son pourtour (Braudel : 1990). Nous rappellerons brièvement que le 19ème siècle a été un siècle de mouvements humains intenses et quil a su instaurer de véritables politiques dimmigration gérées par des Etats-nations devenus capables de réglementer les déplacements de ses individus. Les mouvements se sont faits dans le sens nord - sud lors de la colonisation des pays du Maghreb favorisant une immigration de peuplement qui se réduira considérablement au début du 20ème siècle.
Le 20ème siècle a vu la mise en place de migrations internationales de travail et les sociétés industrialisées européennes recruter une main- duvre rurale pour le développement de leur industrie. La première grande vague démigration issue du Maghreb se fera dans la période de laprès - guerre entre 1920 et 1930 pour pallier le déficit démographique de la France causé par la grande guerre. La Crise des années 30 amorcera le déclin des flux migratoires et ceci jusquà la fin de la deuxième guerre mondiale.
Dans les années 50, la France a recruté pour le développement de son industrie une main- duvre dorigine étrangère venue des pays du sud de lEurope (Espagne-Portugal-Italie) puis dans les années 60 de la Turquie et du Maghreb.
La deuxième grande vague démigration en provenance du Maghreb et de Turquie se fait à la demande des pays européens car les besoins considérables de main-duvre sont liés aux grands travaux de reconstruction de laprès guerre. Lémigration maghrébine (Algérie, Maroc et Tunisie) se fait à partir des zones rurales nord-africaines (Atlas, Kabylie et sud Tunisie) par des entreprises qui recrutent sur place. Au Maroc, la convention franco-marocaine de 1963 signe le début dune migration de main duvre venant des zones rurales et montagnardes. Les rifains qui avaient déjà une tradition démigration sur la Kabylie après la famine de 1945-50 ont ensuite émigré légalement vers la France jusquen 1974 puis vers lEspagne jusquen 1991 où lobligation de visa (1992 pour lAlgérie) a été instaurée pour tous les Maghrébins. Cette émigration était une émigration temporaire (de 3 à 6 ans), dhommes seuls, vivant à léconomie dans les foyers Sonacotra et qui rentraient au pays après être remplacés par un pair dans le même emploi.
Les migrations se faisaient alors en toute légalité par avion ou par bateau et avec pour seul document un passeport valide et un contrat de travail délivré dans le pays de départ par des agents recrutés et certifiés par leur entreprise. Ce type démigration a été qualifié de « noria humaine» car il évoque ce mouvement perpétuel de renouvellement de main- duvre et de drainage des richesses dans le sens unilatéral du nord vers le sud. Ce concept de la noria a été sévèrement critiqué par Abdelmalek Sayad pour la vision mécaniste, simplificatrice et illusoire satisfaisant la société rurale qui « délègue » ses émigrés quil choisit, dune société daccueil qui dispose à linfini dune main duvre toujours jeune et renouvelée et dune société de migrants qui se persuade du caractère « transitoire » de sa migration. Cette image de la noria a un fort pouvoir de séduction qui ne permet pas aux pays « émetteurs » de percevoir les changements qui sopèrent au cur de leur propre société, ni aux pays « receveurs » de connaître les problèmes sociaux qui se dessinent dans leur propre société.
A partir des années 60, lémigration a changé de caractère : de temporaire, elle est devenue permanente (11mois/1mois) et de collective elle est devenue individuelle. La main duvre sélectionnée en fonction des besoins des pays daccueil au cours des deux décennies qui ont suivi la décolonisation a aussi été recrutée en Afrique de lOuest où les migrations internationales se sont développées dans un contexte de mobilité généralisée et durbanisation rapide. Elles se sont inscrites dans un continuum partant du village vers la ville, de la ville vers la capitale et de la capitale vers létranger. Lémigration vers la France sest faite majoritairement à partir des « pays du fleuve » Sénégal : les Sarakollé de la région de Kayes au Mali ont été les premiers à émigrer vers la France.
Le choc pétrolier de 1973 a provoqué une crise économique grave, un effondrement des taux de croissance et un chômage important. Cette crise a incité les pays dEurope du nord à fermer leurs frontières à une main-duvre devenue surabondante. Avec lapparition du chômage et linstauration en France de la politique de l « Immigration zéro », les autorités encouragent le retour au pays et initient le regroupement familial. A partir de 1974, limmigration temporaire des travailleurs va céder le pas à une immigration de peuplement, plus féminisée, moins active dans laquelle le regroupement familial joue un rôle central. Lorsquil fut lancé, le regroupement familial fut salué comme une avancée sociale majeure mais suscita de nouveaux problèmes dans les pays hôtes, peu préparés à accueillir les familles. On assiste alors à une féminisation progressive de la population active étrangère et à une installation des familles dans un habitat précaire et insalubre. Il y a peu ou pas de prise en compte des problèmes dadaptation des femmes et des enfants et on ignore les problèmes liés au déracinement et à lentre-deux (culture, sociétés, familles)(Bonvicini :1992). Limmigration cesse dêtre un phénomène passager et lintégration de la population devient un enjeu fondamental.
Les vagues migratoires successives ont donc été initiées par des relances économiques et interrompues par des récessions. La fin de la période des trente glorieuses (1945-1975) marque la fin de la politique dite de la noria et des « besoins » en main duvre dune Europe en crise. Elle est le début de la politique de l « immigration zéro » et de limposition progressive de contrôle aux frontières de lEurope par létablissement de VISAS ce qui va favoriser le développement de limmigration irrégulière et de la clandestinité, des filières et de la traite des êtres humains.
2.2 Un partenariat contestable
La France a, dès 1974 instauré une politique d« immigration zéro » accompagnée dune politique dincitation au retour au pays. Le mouvement induit par la noria a alors été stoppé à partir de 1974 et lémigration a alors pris une forme inédite : les séjours se sont pérennisés, la politique du regroupement familial a été mise en place (en partie pour pallier le déclin démographique de la France), et les liens avec le pays dorigine se sont distendus laissant place à dautres formes de liens et de réseaux sociaux. Linterruption brutale de cette « émigration-kleenex » qui ne tenait compte que de lintérêt des gouvernements qui lavaient sollicitée pour leurs besoins de développement a laissé peu dalternatives à tous ceux et celles qui souhaitaient émigrer en Europe pour une période de courte durée. Ils avaient à choisir entre pérenniser leur installation en France et avoir recours au regroupement familial, partir travailler en Afrique dans les nouveaux pays producteurs de pétrole comme le Nigeria et le Gabon, aller travailler dans les pays dEurope du sud qui attribuaient encore librement les visas de tourisme ou entrer clandestinement en France et y travailler de manière illégale et sans protection sociale. Les pays industrialisés de lEurope du nord ont tour à tour sollicité la force de travail détrangers nécessaire au développement de leur économie puis lont brutalement refusée. Cependant ces « étrangers » ont continué à émigrer et les mouvements humains ne se sont pas interrompus.
Le mouvement actuel qui entraîne l Union Européenne dans une dérive sécuritaire, tente de stopper par tous les moyens répressifs et législatifs limmigration irrégulière. Pour exercer ce contrôle à lextérieur de ses frontières, lUnion a besoin de la collaboration active et préventive des pays situés sur le pourtour de la méditerranée qui voient transiter sur leurs territoires des milliers de personnes en provenance dAfrique noire à destination de lespace Schengen.
Dès novembre 95, lUnion Européenne avait jeté les bases dun partenariat euro-méditerranéen (PEM) avec les pays méditerranéens. La Déclaration de Barcelone promettait « lintégration progressive des pays concernés au marché intérieur de lUnion Européenne ainsi que la facilitation de la circulation des personnes ». Cependant ce partenariat a été entrepris par les Etats-membres dans une même logique sécuritaire de défense visant à assurer leur protection. Dans son dernier ouvrage paru en mars 2005 A. Belguendouz analyse minutieusement lévolution des relations entre lEurope de Schengen et le Maroc au sein du partenariat euro-méditerranéen. Lauteur met en lumière un partenariat eurocentrique, asymétrique et inégalitaire imposé par une Union Européenne inquiète qui cherche à se protéger des « maux » qui menacent sa sécurité et sa viabilité. La politique du Partenariat qui sera alors proposée tout au long de la dernière décennie aura pour but de créer un halo de sécurité autour de lUnion Européenne et de se protéger contre les menaces denvahissement quune forte croissance démographique des pays du Sud alliée à laggravation des disparités économiques des pays méditerranéens et africains pourraient faire craindre. Peu à peu la politique de lUnion Européenne envers les pays émetteurs devenus pays de transit va se concentrer sur la lutte contre limmigration clandestine au détriment dune politique qui prendrait en compte les aspects sociaux et humains de lémigration. Le Maroc est choisi comme partenaire privilégié doté du rôle de précurseur qui devait permettre la mise en place du renforcement des contrôles frontaliers.
2.3 Labilité des relations hispano- marocaines
Mais le partenariat avec le Maroc sinstaure dans un contexte marqué par de nombreux événements tant sur le plan politique, que social et diplomatique. 1999 a vu la fin du règne de Hassan II après 38 ans dun pouvoir absolu et lavènement de son fils Mohamed VI en juillet 1999 a cristallisé tous les espoirs de changement, de démocratisation et de libéralisation de la parole et de la pensée. Le pays est en crise économique, a un taux de chômage élevé et fait face à des sécheresses répétées. Le phénomène de lémigration clandestine marocaine prend de lampleur on parle de 100 000 traversées clandestines par an - Les « harragas » risquent leur vie en pateras mais le problème de lémigration nest pas débattu dans lespace public si ce nest pour comptabiliser le nombre de morts et dinterpellations.
En 2000, le Maroc signe la deuxième phase des accords MEDA II qui prévoit la gestion commune des flux migratoires et la réadmission non seulement des Marocains mais des ressortissants dorigine sub-saharienne qui transitent par son territoire. Mais les liens entre le Maroc et lEspagne vont rapidement se détériorer du fait de laccumulation successive dévènements révélant la difficulté des relations entre les deux pays. En 2000, les événements meurtriers de El Ejido en Andalousie ont favorisé les montées xénophobes récurrentes dans un pays où les émigrés ne constituaient que 1,2 % de la population et ont réanimé le scénario de lenvahissement et de la peur du Maure servi par une presse xénophobe. Les tensions entre les deux pays se sont ensuite portées sur le contentieux relatif aux accords de pêche qui a entraîné des sanctions de la part de lEspagne ainsi que sur leur désaccord profond quant à lavenir politique du Sahara anciennement « espagnol ». De plus les incriminations constantes faites par lEspagne au gouvernement marocain pour son contrôle très insuffisant des flux migratoires ainsi que les discussions sur le retour des deux « enclaves » espagnoles de Ceuta et Melilla considérées par le Maroc comme des « présides occupés » ont maintenu les tensions diplomatiques.
Le Sommet de Séville de juin 2002 marqué par les propositions de lEspagne de conditionner laide au développement à la bonne gestion des flux migratoires a été fortement contesté par le Maroc. Enfin les tensions entre les deux voisins ont trouvé leur paroxysme au cours de lété 2002 lors de lincident diplomatique sérieux qui les a opposés au sujet de lîlot Persil (Leila/Perijil). Cet îlot de 14 ha situé à quelques mètres de la côte marocaine a fait lobjet dun conflit de souveraineté. La présence de soldats marocains qui nétaient là selon les autorités marocaines que pour « renforcer le contrôle des voies maritimes et lutter contre les migrations irrégulières » a suscité une démonstration de force de grande envergure sans commune mesure avec lincident, mais le soutien de LUnion Européenne au parti populaire dAznar a été mal perçu par une opinion hostile à ces démonstrations de force. Cette guerre des mots a pris place dans un contexte politique tendu, lEspagne reprochant au Maroc son peu defficacité dans la lutte contre les « candidats- à- lexil- en- quête -deldorado ».
La crise de lîlot Leila/Perijil a été suivie dun réchauffement progressif des relations diplomatiques entre les deux pays qui a permis le lancement dune collaboration destinée, selon leurs Ministres de lintérieur respectifs « à combattre limmigration clandestine à haut niveau afin de faire cesser le trafic dêtres humains et le mépris pour la vie et la dignité humaines qui laccompagnent ». Leurs relations diplomatiques se sont renforcées à la suite des attentats perpétrés par des islamistes à Casablanca en mai 2003. Ces attentats (qui ont fait 45 morts) ont eu pour conséquence immédiate de renforcer la collaboration des deux pays en matière de lutte contre le terrorisme et de décider de la création de patrouilles communes qui surveilleraient les eaux du Détroit. Le Maroc a ensuite proposé la création dun Observatoire des migrations géré par le Ministère de lIntérieur qui a vu le jour en 2004 et dont lobjectif est de collecter des statistiques et de réunir les forces auxiliaires et la Gendarmerie royale .
Les attentats ont donné loccasion à un Roi - souvent accusé dimmobilisme par les observateurs extérieurs- dexercer son autorité à lencontre de ceux qui portent atteinte à la sûreté de lEtat en prônant la « fin du laxisme » et la lutte contre lobscurantisme. Il a ordonné la révision de la Loi sur limmigration qui datait du Protectorat et avec une célérité exceptionnelle, la Loi 02-03 relative à lentrée et au séjour des étrangers, à lémigration et limmigration irrégulières a été promulguée en novembre 2003 et votée en Janvier 2004. Jusqualors, les condamnations au titre de lémigration clandestine, les reconduites et les expulsions étaient régies par la Loi sur limmigration datant du Protectorat. Cette loi révisée spécifie les conditions de reconduite à la frontière pour les gens rentrés clandestinement dans le Royaume ou devenus irréguliers après expiration de la validité de leur titre de séjour. Les dispositions communes à la reconduite à la frontière et à lexpulsion se font à destination du pays dont létranger a la nationalité sauf si le statut de réfugié lui a été reconnu ou du pays qui lui a délivré le document de voyage en cours de validité, ou à destination dun autre pays dans lequel il est légalement admissible (art 29). Cette Loi officialise ainsi les pratiques de reconduites à la frontière maroco-algérienne qui avaient déjà cours depuis 1999 et elle prévoit lexpulsion immédiate de létranger si la condamnation a pour objet une infraction en relation avec le terrorisme, les murs, les stupéfiants ou le code du travail (art 26) et pour toute atteinte à la sûreté de lEtat ou à la sécurité publique (art 27). Elle accorde une plus grande liberté aux forces de lordre et permet un allongement de la durée de garde à vue, des perquisitions à toute heure du jour et de la nuit, les interceptions du courrier, la mise sur écoutes et la levée du secret bancaire.
2.4 Le Maroc : entre allégeances et résistances
Le rôle de « gendarme » (Benguendouz : 2002) que lUnion européenne veut faire jouer au Maroc pour répondre aux exigences sécuritaires dune « forteresse » Europe qui se sent assiégée de toutes parts est un rôle quil conteste. Le Maroc ne peut faire totale allégeance à lUnion Européenne sans trahir ses appartenances humanitaires, religieuses et politiques. Tout dabord, le rôle de gendarme que lUnion exige de ses partenaires rentre en conflit avec les traditions dhospitalité ancrées dans les pays du monde arabo-berbère mais aussi avec les principes humanitaires enracinés dans les valeurs islamiques et dans les règles du Droit musulman. Selon ces principes, les dirigeants de la Dar Islam se doivent daccorder une « protection illimitée » à tous les étrangers ( moustamaroun) venus pour raison de commerce, de visite ou pour chercher refuge et demander lasile politique. Le Roi, en tant que chef religieux, se doit daccorder sa protection aux étrangers de passage.
Le Maroc (comme tous les autres pays du Maghreb) est également membre de la Ligue Arabe qui a élaboré des textes relatifs à la protection des réfugiés. Bien que ces textes aient été développés dans le cadre du conflit israélo-palestinien, la Ligue a mis en place un statut sur la protection des réfugiés et des personnes déplacées signé par tous les pays membres. Elle a élaboré deux textes d importance : le premier est une Déclaration sur les réfugiés et les personnes déplacées dans le monde arabe (19.11.92) dont l article 1-2 stipule « linterdiction de renvoyer ou dexpulser un réfugié vers un pays dans lequel sa vie ou sa liberté sont en danger ». Le second est la « Convention arabe sur les réfugiés et les déplacés » (27.05.94) qui dans larticle 8 accorde «
le droit d'asile temporaire à ceux dont la vie est en danger. » La mise en demeure par lUnion Européenne de reconduire aux frontières du territoire marocain des personnes qui y cherchent un asile temporaire viole les principes de la protection humanitaire.
Le Maroc - comme les autres pays du Maghreb reste signataire de la Convention de lO.U.A de 1969 (même sil sest retiré de lorganisation en 1985 après ladmission de la RASD). Il est tenu de respecter cette Convention qui donne la définition suivante du réfugié :
« est réfugiée, toute personne qui, du fait dune occupation extérieure, dune domination étrangère ou dévénements troublant gravement lordre public dans une partie ou dans la totalité de son pays dorigine est obligée de quitter sa résidence habituelle pour chercher refuge dans un autre endroit ».
Cette définition du « réfugié » - plus large que celle de la Convention de Genève - incite les Etats à accueillir sur leur territoire les personnes ou familles victimes dévénements qui les ont forcées à chercher refuge. Ces « événements » peuvent être de nature diverse (tensions religieuses, oppression dune minorité ethnique, persécution par des agents non - étatiques) et se déroulent la plupart du temps dans des pays où la notion dEtat de droit est faible ou inexistante. La plupart des personnes qui transitent par le Maroc, nous le verrons, sont de jeunes étudiants ayant fui un « événement » de ce type qui les a empêchés de poursuivre leurs études. La politique africaine menée par Hassan II et poursuivie par Mohamed VI se veut une politique africaine douverture, porteuse de relations privilégiées avec de nombreux pays dAfrique noire. Cette politique de solidarité favorise laccueil de milliers détudiants dans ses universités et instituts de formation de haut niveau. Le Maroc ne peut quexécuter à contrecur ce rôle de gendarme surtout lorsquil est dirigé à lencontre de jeunes étudiants issus de pays avec lequel le Maroc a des relations privilégiées (Sénégal, Mali).
Le Maroc est enjoint par lEurope de jouer le rôle de « supplétif de la répression », (Bensaad : 2005) rôle qui est maintenant attendu de la Libye pour « endiguer » les flux en direction de lItalie et depuis mars 2006 de la Mauritanie depuis que celle-ci est devenue le point de départ pour les Canaries. Ce rôle de gendarme est attribué à des pays qui ont tous - à des degrés divers - un passif démocratique lourd. Cette injonction à pratiquer la violence à lencontre de personnes en situation irrégulière, légitime les actions policières violentes et les violations des Droits de lHomme. Lexécution de cette répression est confiée à des agents de lautorité qui lexercent souvent de façon arbitraire. Au Maroc, les actions à lencontre des personnes en situation irrégulière se font au cours dinterpellations au domicile, de rafles et de gardes à vue, de reconduites à la frontière et dexpulsions qui ne se font que rarement dans le respect des Conventions internationales.
LUnion Européenne impose au Maroc de faire allégeance à sa politique sécuritaire, mais cette soumission exigée rencontre de nombreuses résistances. Le Maroc est un partenaire de lUnion Européenne certes, mais il est aussi membre de la Ligue Arabe et membre de lUnion du Maghreb Arabe. Bien que nétant plus membre de lUnion Africaine, il a créé des liens de solidarité avec de nombreux pays africains en se « faisant africain » et en plaidant la cause de ces pays perçus comme menacés par de nombreux fléaux (sécheresse, famine, guerre, pauvreté etc.). Le Maroc fait preuve de son africanité en se voulant le porte-parole de ces pays pauvres et en exigeant un partenariat plus juste et plus équilibré avec les pays européens. En se refusant à trahir ses identités multiples, le Maroc revisite la nature de ses alliances en fonction de ses appartenances, de ses intérêts nationaux et de ses revendications territoriales. Il revendique de longue date la rétrocession des enclaves espagnoles quil considère comme des « présides occupés ». Dans ce contexte historico-politique tendu, lUnion Européenne enjoint le Maroc dempêcher lentrée de ressortissants non - marocains dans ces territoires disputés et revendiqués et exige de ce dernier une collaboration sans faille.
Cette collaboration, qui se donne à voir quand elle est éclairée par les feux de lactualité en exerçant la répression (et en violant les droits de lhomme) est pourtant souvent soumise à défaillance. Se développent alors des solidarités (aides matérielles) ou des collaborations silencieuses faites de non-vus et de laisser-faire. A haut niveau, des jeux diplomatiques subtils mêlent tout à la fois mesures de répression ostentatoires et résistances souterraines, refus dobtempérer aux injonctions de lUnion et allégeances partielles. Les lenteurs infinies dans les procédures dexécution, les tergiversations à adopter certaines mesures (signatures daccords de réadmission), les résistances quotidiennes - malgré des démonstrations ponctuelles dobéissance zélée se font sur un rythme incertain qui caractérise la nature labile, fluctuante et conflictuelle des relations hispano-marocaines et à plus large échelle la nature des relations euro-maghrebines.
Sur le terrain, les transmigrants sont les victimes ou les bénéficiaires de ces politiques, appliquées de manière scrupuleuse et violente ou au contraire de manière laxiste et passive. Le manque dempressement de certains agents de lordre à assurer la surveillance des frontières extérieures de lEurope nest pas uniquement motivé par le profit lucratif conséquent retiré des passages clandestins. Il nest pas non plus seulement motivé par des enjeux de politique intérieure ou étrangère. Ces résistances, ces freinages et ces blocages ne sont pas les conséquences de politiques utilitaristes ou lucratives. Ils relèvent dune autre logique que lenquête de terrain donne à voir. Les représentants et agents de lautorité au Maroc chargés de surveiller « les candidats à lémigration » ont tous un membre de leur famille en Europe et connaissent tous des compatriotes passés clandestinement en Espagne. Ils ont tous connaissance des dangers encourus par les transmigrants qui utilisent les mêmes moyens de transport pour voyager. Ils ont tous connaissance de la dangerosité de lentreprise et comprennent leur désir confrontés eux-mêmes à la précarité - de passer en Europe pour aller y travailler. Ils se sentent solidaires de ces « candidats à lémigration » quils sont contraints à contrecoeur de réprimer. Ils adhérent au projet migratoire de ces « candidats en quête dEldorado » quils soient marocains ou noirs-africains. Par delà les clivages classiques (ethniques, religieux ou nationaux) qui en dautres temps et dautres lieux peuvent se manifester avec vigueur, se « fait » ici une communauté dont les membres ont en commun de partager un même sentiment dappartenance et de sopposer à un même groupe. Devant la fermeté dune Union Européenne qui se raidit et se militarise, ils « font communauté » en opposant à la « Communauté Européenne » un laxisme favorisant la porosité des frontières. Ces appartenances ne présentent pas ce caractère de durabilité, de stabilité et dofficialité. Elles sont tout le contraire : ponctuelles et fugaces, souterraines et clandestines, efficaces et revendicatives. Elles sont sous-tendues par une aspiration commune et des intérêts communs qui revendiquent tout à la fois le droit au passage, le droit à la mobilité et le droit à légalité. Une revendication qui se base sur le caractère universel des droits de lhomme et qui conteste les frontières élevées par les Etats souverains.
3. Les caractéristiques de la transmigration
Les déplacements migratoires faits en toute légalité sont caractérisés par leur rapidité et leur ponctualité, leur sécurité et leur bon rapport qualité-prix. Ils se font de manière plus ou moins rapide en fonction du moyen de locomotion choisi, du temps et des moyens financiers dont le migrant dispose. Lorsque le déplacement se fait par voie aérienne, le voyage se fait dans des conditions du transport international et lentre deux y est uniforme, neutre et impersonnel. Limpromptu ou limprévu y est rare. Lorsquil se fait sous la forme dune pérégrination plus lente qui est conditionnée aux disponibilités financières ou aux désirs du migrant, le déplacement, quelque en soit le rythme adopté, lui permettra de rejoindre le pays de destination dans lequel il sait quil pourra entrer légalement et y séjourner pour la durée qui lui est accordée.
Les transmigrations irrégulières quant à elles séloignent de plus en plus de ces formes modernes de la mobilité et en montrent le caractère anachronique. Elles génèrent leur propre mode de fonctionnement dont la lenteur et linsécurité, la violence et le coût disproportionné de lentreprise sont les caractéristiques majeures. Lentre-deux peut y prendre toute la place et effacer tout ce qui nest pas immédiateté. Lentre-deux ny est pas un espace-temps connu et contenu, confortable et rassurant mais au contraire, il est incertain et indéfini, multiple et inquiétant. Il est aussi, tout en étant périlleux et risqué, éminemment mobile et flexible, pionnier et créateur de routes nouvelles.
La transmigration qui - répétons le - est le fait de quitter son pays (de manière contraire ou volontaire) pour se rendre dans un pays de son choix sans y avoir été invité, se fait dans des conditions qui sont très éloignées de celles de la migration régulière, même si ces conditions peuvent par moment se confondre ou se substituer les unes aux autres et donner lillusion que la transmigration se fait en toute liberté et en toute indépendance. Les conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles seffectue le « transit » du clandestin sont proches dautres conditions de « transits » qui ont eu lieu en dautres temps et dautres lieux. Elles sont dautant plus proches quand elles se sont effectuées dans le même espace de transit entre Afrique du nord et sud de la France. Au cours du 20ème siècle, la Méditerranée a vu son espace traversé par des émigrants ou des réfugiés qui avaient en commun davoir quitté leur pays (contraints ou forcés) et qui sy trouvaient chacun sur une rive en attendant de pouvoir embarquer pour atteindre le pays de leur choix : au cours des années trente et de la deuxième guerre mondiale, les opposants à lAllemagne fasciste fuyant leur pays se sont réfugiés dans le sud de la France (Seghers :1997) en attendant de partir par bateau pour les Etats-Unis. Leurs récits sont faits - tout comme ceux des transmigrants sub-sahariens -dangoisses et de fuites, de passages clandestins de frontières, de périodes dextrême précarité et de dénuement matériel absolu alternant avec des périodes de moindre frugalité. Tous/toutes doivent non seulement assumer leur quotidien (se loger, se sustenter) mais aussi apprendre à composer avec cette nouvelle identité de « faussaire » et cet état de facticité que la clandestinité et lillégalité imposent. Il faut inventer des subterfuges pour cacher ses possessions, décliner de fausses identités aux autorités, acheter de faux visas et payer des passeurs qui permettront de se rendre dans le pays de son choix.
Tous/toutes se regroupent à un moment ou à un autre pour bénéficier des dernières informations, prendre connaissance des meilleurs « filons », collecter les meilleurs « tuyaux » et se connecter aux réseaux transnationaux du passage. Même si certaines personnes (ou certaines organisations caritatives) font montre de générosité envers ces « transitaires » dans le besoin, une immense majorité de la population locale est indifférente au sort de ces populations quelle côtoie sans les voir. Ces gens du passage sont indifférents aux ressources offertes par ces villes dattente qui ne sont à leurs yeux que des lieux de passage quils ne veulent pas investir affectivement car ils sont préoccupés ou obsédés par lavenir qui les attend - ou désespérés par un futur qui ne les attend plus. Se regroupant dans des ports (Marseille pour les émigrants européens ou Tanger pour les transmigrants sub-sahariens) ou des villes-refuges qui se révèlent aussi être des villes-pièges, ils/elles vivent dans la peur de se faire interpeller par la police, se cachent pour éviter les rafles et les reconduites à la frontière, vivotent dans de petits hôtels en attendant de pouvoir traverser la Méditerranée en bateau. Les exilés partaient en direction des Etats-Unis en transitant par Casablanca, Cuba ou la Martinique, les transmigrants partent pour lEurope en faisant escale dans les îles Canaries, à Lampedusa ou à Malte. Dans les deux situations, certains restent internés de longs mois dans des « camps » ou dans des zones dattente ou de relégation ou sont renvoyés sur leur lieu de départ. En mer, les plus malchanceux des émigrants périssaient torpillés par larmée allemande, les plus malchanceux des transmigrants meurent noyés dans le Détroit de Gibraltar. Quand ils arrivent dans ces nouveaux mondes démunis de tout, ils y sont recueillis mais pas accueillis, ils y sont tolérés mais pas reconnus. Il y a bien ici dans les deux cas la mise en place dun dispositif du passage transfrontalier et transcontinental qui opère sur les territoires dEtats-nations dont les gouvernements sont hostiles à ces étrangers et les populations locales a priori indifférentes. Ce dispositif du passage secrète non seulement ses propres itinéraires et ses propres lieux dattente et de passage mais il oriente lactivité de tous les agents qui à un moment ou à un autre ont un intérêt (lucratif, humanitaire ou étatique) au passage du transitant.
Mobilités extrêmes, extrémités mobiles
Les enclaves/présides occupés de Ceuta/Sebta (18 Km²) et de Melilla (12Km²), jouent depuis le début des années 90 un rôle prépondérant dans les trans-migrations du fait de leur statut particulier. Ces deux « comptoirs » sont occupés par lEspagne depuis le 16ème siècle. Ils sont de ce fait sous lautorité dun pays qui a signé les accords de Schengen en juin 1995 et ils jouissent dun statut dautonomie. Ces enclaves sont devenues depuis le début des années 90 des terres dasile pour les réfugiés en provenance non seulement dAfrique sub-saharienne mais aussi dAsie (Kurdistan Irakien, Bangladesh ou Pakistan). Ces derniers y débarquent par bateau dans les ports francs alors que les Africains arrivent par la voie terrestre en provenance du Maroc et de lAlgérie. En 96, des émeutes éclatent à Ceuta entre demandeurs d'asile kurdes et noirs-africains résidant dans le centre ville puis à Melilla, un groupe de demandeurs d'asile est expulsé manu militari, ce qui crée de vives réactions de la part des associations de défense des droits de lhomme. Les autorités de Ceuta et de Melilla mettent alors en place « un programme daccueil et daccès à lemploi pour les migrants sub-sahariens en situation irrégulière qui désirent résider et travailler en Espagne ». Entre 1997 et 1999, ce programme permet la régularisation et le transfert sur la péninsule ibérique de plusieurs milliers de sub-sahariens qui se sont vus attribuer une autorisation de résidence et un permis de travail. Pumares (2002) parle de 9528 bénéficiaires de ces programmes et de lopération choc de1999 qui a permis le transfert de 6700 personnes. Près de 10 000 personnes ont bénéficié de ce programme daccueil qui a été brutalement suspendu en 2000 par le gouvernement Aznar. Mais la route avait été tracée et les transmigrants ont continué darriver, par petits groupes, comptant bénéficier de cette procédure qui répondait à leurs attentes.
En contradiction avec ce programme daccueil qui recrutait une main-duvre bon marché, lamélioration des conditions dhébergement des demandeurs d'asile (création de Centres daccueil temporaires des immigrants ou CETI), la sécurisation du Détroit et les frontières entourant les présides ont été renforcées. Un système de vigilance financé par lUnion Européenne (radars, caméras thermiques, vedettes rapides, hélicoptères, renforcement de la garde civile) a été mis progressivement en place dans le but dinterpeller les pateras (petites barques de pêche) transportant des immigrants en grande partie de jeunes marocains qui pouvaient être refoulés en vertu daccords de réadmission signés entre lEurope et le Maroc. Avec des fonds de lUnion Européenne, « l imperméabilisation » des périmètres frontaliers de Ceuta et de Melilla débutée en 1997 sest achevée en 2001. Ce double rideau de fer séparé par un chemin de ronde, dune hauteur de 3,10 m, muni dun système de détection électronique de présence humaine a rendu de plus en plus difficile laccès aux enclaves et la possibilité dy déposer la demande dasile. Cest dans ce climat de durcissement sécuritaire où de nombreuses atteintes aux droits de lhomme ont été perpétrées que se situe notre enquête de terrain.
Au moment de lenquête (dont nous donnerons les modalités dans la deuxième partie de ce chapitre), 91 personnes (30 %) sur les 321 interrogées avaient déjà tenté de passer en Espagne par les enclaves. Sur ces 91 personnes, 39 avaient été refoulées une fois, 19 deux fois, 9 trois fois et 14 plus de quatre fois. Lun deux avait tenté le passage 10 fois.
Jusquen 1999, grâce à la volonté du gouvernement daccepter des travailleurs, il était relativement aisé de franchir le « grillage » guidé par un passeur qui en connaissait les « faiblesses » et daller déposer sa demande dasile dans un commissariat de police. A partir de 2000, les conditions du passage se sont durcies et lédification de la nouvelle barrière surmontée de rouleaux de barbelés a multiplié les dangers liés au passage (chutes, blessures, fractures ) sans pour autant décourager les plus entreprenants. Les tentatives de passage se sont faites de façon individuelle ou en petits groupes en escaladant de nuit le double grillage à la force des poignets ou à laide déchelles sommaires faites de branchages que lon appuie sur la première puis la seconde barrière avant de sauter sur la terre. Il existe aussi dautres voies clandestines de passage : ramper à lintérieur de buses souterraines (bouches dégout) situées sous le grillage pour ressortir peu après, passer à la nage depuis une plage marocaine pour rejoindre la ville à la lueur de la lune, se faire tirer par un excellent nageur en se cramponnant sur une chambre à air de camion ou plus prosaïquement passer en voiture après avoir soudoyé un agent de lautorité ou muni dun document appartenant à un autre. Les échecs au passage se font quand les patrouilles de nuit de la Guardia Civil ou de la police marocaine interceptent les « clandos » sur lesquels ils exercent parfois des violences physiques (coups de matraque, coups de pied) pour décourager les tentatives de récidive. Le passage par le « grillage » dans les enclaves est alors choisi par des individus qui ne comptent que sur leurs propres forces ou par ceux qui ont peur de tenter la traversée en pateras mais surtout par ceux qui nont aucun moyen financier et tentent daccéder en Europe pour demander lasile et avoir une chance de se régulariser quelle que soit la dangerosité de lentreprise.
Les réussites sont le fait de ceux qui ont pris en compte les risques encourus. Ils se sont préparés parfois depuis de longs mois et sont en excellente forme physique, « cascadant » au dessus des barbelés. Ils ont prévu une bonne protection vestimentaire (gants, bonnet, anorak, chaussures montantes) qui leur permet déviter les blessures. Ils sont en possession dun téléphone portable, bien connectés à ceux qui sont passés et qui les guident pour arriver jusquau commissariat où ils déposent leur demande dasile.
Parmi ceux qui avaient été refoulés au Maroc, certains avaient cependant réussi à entrer dans les enclaves mais arrivés sur le sol espagnol, ils avaient été expulsés sans même avoir pu déposer leur demande d'asile. Les récits des transmigrants parlent de violences physiques exercées à leur encontre : de coups de matraques reçus, dexpulsions brutales ou dhumiliations de la part des agents de lautorité. Mais ces échecs répétés nont eu aucun effet dissuasif sur les personnes rencontrées. Au contraire, ils renforcent leur détermination et ces refoulements sont perçus comme de simples retards dans lexécution dun projet qui se fera dans une temporalité indéterminée. Pour avoir suivi un grand nombre de transmigrants sur une période de 4 ans (1999-2002) et un plus petit nombre jusquen 2006, nous pouvons assurer que de très nombreuses personnes qui avaient essuyé des échecs au niveau des enclaves sont finalement passées en Europe - le plus souvent par la route des Canaries même si au départ ils navaient eu aucune intention demprunter la voie maritime.
3.1.1 Dun détroit à lautre : mobilité et fluidité des déplacements
Entre 2000 et 2002, un plus grand contrôle des mesures sécuritaires visant à verrouiller le Détroit de Gibraltar a généré de nouveaux itinéraires et points de passage. Le Détroit de Gibraltar a été progressivement délaissé au profit du Détroit canarien et de la côte atlantique au sud du Maroc doù lon peut rejoindre les Canaries. Les passages se sont également redéployés via la Tunisie et la Libye sur lIle de Lampedusa, la Sicile et Malte.
Le tableau ci-dessous donne le nombre dinterpellations (Maghrébins et Sub-sahariens compris) qui sont faites soit en mer (à la demande des migrants en difficulté ou par arraisonnement de la Guardia Civil) soit à leur arrivée sur les côtes andalouses (entre Tarifa et Algésiras) ou canariennes. Précisons ici que le terme « interpellation » na pas la même signification pour les maghrébins et pour les noirs-africains. Les premiers cherchent à se cacher en arrivant sur le sol espagnol et à travailler dans la clandestinité. Ils savent quils seront « réadmis » au Maroc sils se font interpeller. Les seconds qui sont des demandeurs dasile cherchent à se faire interpeller par les agents de lautorité et à déposer leur demande d'asile.
On observe ici laugmentation nette des interpellations dans le Détroit canarien de 2002 à 2004, suivie dune chute de 44% en 2005, ainsi que le maintien en plateau des interpellations dans le Détroit de Gibraltar après la chute de 2001 à 2002. On sait aussi que la sécurisation du Détroit de Gibraltar a ouvert la voie italienne à partir de 2002 et quen 2004, les interpellations sont plus nombreuses dans le Détroit de Lampedusa que dans les autres détroits 9000 selon le Ministère de lIntérieur Italien contre 8400 et 7400.
Graphique 5
EMBED Excel.Chart.8 \s
Tableau 5 : Nombre dinterpellations suivies de détention entre 1995 et 2005
AnnéeDétroit canarien - Iles CanariesDétroit de GibraltarTotal1995__5287 =SUM(LEFT) 52871996__774177411997__734873481998__70317031199987571788053200024101278515195200141121440518517200298756795 =SUM(LEFT) 16670200393829794191762004842672451567120054715706611781Source : Ministère espagnol du Travail et des Affaires Sociales, Secrétariat dEtat de limmigration et de lémigration, 2005
Depuis lannée 2000, le nombre des interpellations oscille entre 15 000 et 20 000 par an. Précisons que ces interpellations (dont une partie des interpellés ne sera pas admise dans lespace Schengen) représentent moins de 2% des entrées annuelles des personnes extracommunautaires (un million/an) dans lUnion Européenne. Cependant ces transmigrants « visibles mais peu nombreux » sont lobjet dune surmédiatisation qui peut donner lieu à des interprétations xénophobes et être instrumentalisée par certains politiques jouant le scénario de lenvahissement.
3.1.2 De la transsaharienne aux routes océanes
Les nouveaux points de passage maritimes transforment, reconfigurent et complexifient les itinéraires terrestres qui se redéploient sur des territoires de plus en plus vastes et dangereux.
Lenquête que nous avons menée auprès de 250 personnes arrivées au Maroc par la voie terrestre entre 1999 et 2001 a montré que toutes ces personnes étaient arrivées par lAlgérie à lexception de trois personnes qui étaient passées par la Mauritanie. Litinéraire le plus couramment suivi et considéré comme le plus direct par les ressortissants dAfrique centrale avait été le suivant : pays de départ (RDC, Congo-Brazza, RCA ou Cameroun) puis Nigeria, Niger, Algérie et Maroc.
Il est intéressant de noter que même les transmigrants originaires dAfrique de louest (Liberia, Sierra Leone, Sénégal ou Mali) avaient rejoint laxe transsaharien central en rejoignant le Niger au niveau dAgadez puis quils étaient remontés par lAlgérie et le Maroc. Seul un petit nombre était venu du Mali par Gao puis Reggane mais ils avaient rejoint la route principale au niveau de Gardaia puis de Maghnia. Tous avaient préféré emprunter - même au prix dun long détour - la transsaharienne à partir dAgadès puis de Tamanrasset. Ils navaient pas voulu ajouter aux risques que comportent déjà une traversée du désert « normale » (risque de pillage, accident, exploitation), le risque de « sauter sur les mines » en traversant le Sahara occidental.
Rappelons que cette partie du Sahara occidental - occupé par lEspagne jusquen 1975 et annexé par le Maroc lors de la marche verte de 1976 - a longtemps été une zone dinsécurité. Lors de la « guerre des sables » (1976-1978) menée par le Front Polisario ; de nombreuses parties du désert ont été minées rendant sa traversée dangereuse et contribuant à lenclavement de toute la région.
Cependant depuis les cinq dernières années, on assiste à un désenclavement progressif de cette région et à une plus grande facilité de circulation. En 2001, le Sénégal, le Maroc et la Mauritanie ont signé un accord tripartite pour la construction de la route reliant Nouadhibou à Nouakchott. La frontière entre les deux pays a été rouverte en février 2002. La construction de la route reliant la capitale mauritanienne à la frontière avec le Maroc (qui sera complètement terminée en 2005) permet déjà une augmentation des échanges commerciaux entre les deux pays .Cette réouverture de la route océane a été favorable aux transmigrants qui peuvent maintenant franchir la frontière de manière officielle sils sont en possession de documents adéquats. Sils nont pas les documents requis, le passage par la route se monnaie aux postes frontières et se fait de nuit. Les transmigrants sont ensuite convoyés sur les plages du sud de Layoune doù ils attendent le départ pour les Canaries. Mais si cette nouvelle voie par le « goudron » est devenue plus accessible depuis la réouverture des frontières, les anciennes pistes caravanières sont toujours utilisées par ceux qui veulent rejoindre les Canaries et qui sont en situation irrégulière.
Carte 1 : Les Routes des Canaries
Le périple de lImmortel
Les 321 personnes qui ont répondu à notre questionnaire avaient voyagé pendant 19 mois en moyenne. Elles avaient mis entre 8 semaines et 44 mois pour rejoindre le Maroc. Nous laissons ici Sébastien dit « lImmortel » - qui se prénommait ainsi car il avait échappé à la mort à plusieurs reprises et se sentait invulnérable raconter son périple. Son périple est typique de celui dindividus contraints à adopter les conduites les plus risquées pour sassurer un passage à moindre frais. Périple au cours duquel le degré de précarité financière de lindividu détermine la temporalité du périple tout autant que sa dangerosité.
« Moi en quittant le Cameroun, javais 200 euros en poche. Javais le choix entre deux routes pour rejoindre le Maroc. Je pouvais passer par la Côte dIvoire, le Mali ou le Sénégal et suivre la côte jusquen Mauritanie puis remonter par le Maroc jusquà Tanger ; ou bien je pouvais passer par le Nigeria et traverser le désert par lAlgérie. Jai décidé de partir par louest parce quon mavait dit quon pouvait passer facilement dans le désert à partir de Nouadhibou et puis on mavait dit « Quand tu seras à Nouadhibou tu verras les lumières de Las Palmas ». Au Sénégal jai acheté un passeport sénégalais pour passer facilement les frontières et me débrouiller ensuite au Maroc. Avec un copain qui était là depuis longtemps, on a pris le train le plus long du monde oui, 179 wagons- qui relie le port de Nouadhibou à Zouerate et qui longe la frontière avec le Maroc. Arrivé dans la ville minière on a trouvé un véhicule tout terrain qui allait à Bir Moghrein près du Maroc et de là on a voulu tenter de rejoindre la ville marocaine de Smara à pied. Là-bas on a acheté du pain et quelques bouteilles deau et puis on a marché droit vers le nord pour rejoindre la ville. Mais on sest égaré et on a erré 4 jours dans la Seguiet El Hamra. On était presque mort de soif et dépuisement quand la police marocaine qui patrouillait nous a ramassés et remmenés à la frontière mauritanienne. Il paraît quon aurait pu sauter sur des mines. Je suis alors rentré sur Nouadhibou.
Si javais eu de largent, jaurais pu passer en bateau sur lEurope mais javais pas les 2000 euros nécessaires. Oui, tu peux tout organiser à partir du port. Cest facile si tu as largent, on te donne les papiers, le visa et là tu deviens un mousse avec luniforme et tout et tu tembarques sur un navire en partance pour le Portugal ou lEspagne. Cest une bonne solution si tu peux payer ; si tu peux pas payer, cest trop dangereux, si tu tintroduis dans le navire en clandestin alors là, si léquipage a peur des contrôles ou sils naiment pas les noirs, ils peuvent tout simplement te jeter de nuit par dessus bord et tu disparais ni vu ni connu.
Je savais que lautre route passait par lAlgérie mais javais un peu peur à cause des attentats et des morts là-bas. Javais pas vraiment le choix parce que javais pas les moyens. Pourtant la route se fait facilement jusquà Gao et en 4 jours on peut être à Agadez et passer par lAlgérie. Bien sûr lAlgérie cétait un peu moins sûr mais les islamistes ne sen sont jamais pris à des aventuriers comme nous, nous on les gêne pas et ils nous comprennent, car ils ont aussi des frères qui veulent faire comme nous. Jai travaillé à Tam quelques temps et puis de nuit je suis parti en taxi de brousse jusquà Alger. Là jai travaillé comme manoeuvre et un jour je suis parti sur Mahgnia, à la frontière avec le Maroc. Passage de nuit, sans problème jusquà Oujda doù jai pris le train de nuit pour Rabat en me cachant.
Jétais devenu clandestin. De là je suis monté sur Tanger car javais dans lidée daller à Ceuta et dattaquer le grillage pour rentrer dans le centre de la Croix-rouge. Jétais content, je voyais les lumières de la côte andalouse qui brillaient dans la nuit. On ma proposé une solution moins risquée qui te permet datteindre Ceuta sans tenter le grillage. Je suis un bon nageur et je me préparais à nager à partir de la côte marocaine jusquà la ville de Ceuta mais jai pas eu de chance là-bas car jai été pris dans une rafle dans la forêt de Ben Yunech la veille de mon départ.
La police nous a emmenés à Tanger et on nous a tous embarqués. On était au moins 200 Africains. On est parti sur Oujda près de la frontière avec lAlgérie. Arrivés là-bas, on nous a jetés au désert. Mais la police algérienne nous a repérés, nous a mis dans des fourgons et de là on a refait tout le trajet jusquau Mali. Cétait dur il faisait très chaud, javais la diarrhée, la fièvre, cétait dur. On nous a encore rejetés au désert à la frontière au Mali près dun endroit qui sappelle Borg Mokhtar. Javais la fièvre, jétais fatigué. Alors là, jai abandonné lidée de remonter par l Algérie même si presque tous les autres ont repris le chemin dAgadez. Moi je voulais plus attaquer au nord, car le grillage est trop surveillé, javais pas vraiment envie de retraverser le désert et pas les moyens de repayer la traversée entre Agadez et Tamanrasset.
Alors jai décidé de retourner en Mauritanie pour voir. Jai pris le bus à Gao et en 3 jours jétais à Nouakchott. Là-bas, jai retrouvé par hasard un copain de Yaoundé qui avait déjà établi des contacts pour aller aux Iles Canaries. Lui il avait de largent, son frère travaille à Paris, il est médecin et sa sur est mariée avec un ingénieur à Londres. Il avait largent mais il ne se sentait pas très à laise, il était seul. Il ma alors proposé de me payer le passage. Il avait trouvé un bon guide qui nous a fait passer par le nord du désert. Dans le désert, on sait pas où on est. On a repris la piste du nord mais on a bifurqué vers louest, je savais pas si jétais en Mauritanie, en Algérie ou au Maroc, et après trois jours de voyage, on sest retrouvé sur une plage quelque part au sud du Maroc. Cest de là quon a pris la pirogue pour les Canaries. Tu connais bien lhistoire. Arrivés là-bas, on va se livrer à la Garde civile qui nous emmène dans un camp où on reste 30- 40 jours et puis quand tu sors, on te donne les papiers. Tu dois te payer le billet davion pour Madrid et tu prends lavion. ça y est tu es libre, tu es enfin arrivé
».
Carte 2 : A partir du moment où il a eu les moyens de payer son passage, lImmortel est passé très rapidement aux Iles Canaries puis sur la péninsule ibérique. Pour celui qui a connaissance des bonnes filières, le voyage est rapide. Il se joint à un groupe qui part de Nouakchott et qui emprunte les anciennes pistes caravanières. Il passe alors par Atar, Bir Moghrein et rejoint la côte atlantique. Les transports sont assurés par des chauffeurs locaux ayant une bonne maîtrise du terrain et de ses dangers et dont certains sont liés au Polisario. Ce convoyage est contrôlé par des membres de grandes tribus maures qui ont fait fortune au Sahara (Bonte : 2001) lors de crises successives (famine de 73, guerre des sables en 78, spéculation due à une urbanisation rapide etc.) et qui fournissent les véhicules tout terrain. Ceux-ci assurent toute la chaîne du passage de la Mauritanie aux Canaries en passant par le sud du Maroc et parfois lAlgérie. Ces pistes interdites à la circulation depuis plus de trente ans en raison du conflit sont maintenant réutilisées pour le convoyage des transmigrants qui ne viennent pas seulement de toute lAfrique noire mais aussi dAsie (Bangladesh, Irak, Pakistan) et dAmérique du sud.
En dehors du mouvement sud-nord qui vient de Mauritanie et du mouvement nord-sud qui rabat sur la côte atlantique les déboutés des enclaves espagnoles, nous avons observé à partir de 2003 un troisième mouvement transversal allant dest en ouest qui passe par Beni-Abbès, pour rejoindre la ville de Tindouf puis la côte atlantique. Nous avons rencontré plusieurs maliens qui avaient transité par Tindouf. Certains avaient marché 200 Km pour rejoindre la route asphaltée et étaient remonté sur Ceuta. Ceux qui pouvaient payer leur passage pour les Canaries avaient rejoint la côte atlantique à travers la Seguiet El Hamra.
Les transmigrants empruntent des pistes interdites, traversent des territoires disputés, franchissent des frontières minées et des zones militarisées. Ces itinéraires sont dangereux parfois mortels mais cest paradoxalement à cause de leur dangerosité et du fait de lopacité (Bensaad : 2005) de ces confins sahariens que ces itinéraires transsahariens simposent dorénavant comme des itinéraires majeurs sur le chemin de lEurope.
3.2 La militarisation des espaces maritimes : entre drones et pirogues
Les risques pris pour tenter datteindre lespace Schengen en ses extrémités les plus lointaines sont élevés. Ces risques sont liés à lutilisation de petites embarcations de pêcheurs souvent surchargées, qui peuvent tomber en panne, dériver ou chavirer sous leffet de la houle. A ces risques communs à toutes les traversées, sajoute celui de la distance, une distance qui ne cesse daugmenter et daccroître les risques. Depuis le début de 2005, de nouvelles voies de passage se sont ouvertes qui visent à éviter la surveillance de larmée marocaine qui patrouille le long des côtes et intercepte les pateras sur les plages du littoral. Les départs ne se font plus à partir des plages du sud de Layoune mais à partir de Nouadhibou afin de naviguer dans les eaux internationales et déchapper au contrôle de larmée. La distance est considérable et multiplie les risques de naufrage et de noyade. Charlie raconte ce qui est arrivé à son ami en août 2005 :
« Samuel avait décidé de tenter laventure pour les Canaries à partir de Nouadhibou , encouragé par le succès récent de deux pirogues qui étaient parties avec un pêcheur qui connaissait bien cette région et qui avait acheté un GPS. Ils ont décidé de partir une nuit mais eux ils étaient 40, la mer était agitée et les embarcations très chargées car elles avaient les 10 bidons nécessaires pour le carburant et des sacs de riz pour 7 à 8 jours de voyage. Arrivées au nord du Cap Blanc (près de Nouadhibou), elles ont été renversées par de fortes vagues. Bilan : 32 morts dont mon ami Samuel quon a enterré le 29 août».
Les transmigrants savent que la militarisation du Détroit de Gibraltar avec ses tours de contrôle et ses radars, ses vedettes rapides et ses hélicoptères est bien avancée. Ils savent aussi que la militarisation du Détroit canarien est en cours tout comme celle de lespace maritime italo-libyen. Pour cela, les autorités italiennes ont acquis quatre drones pour surveiller les côtes africaines. Les drones sont des engins pilotés à distance qui peuvent être utilisés à des fins civiles (opérations de sauvetage en mer, prédiction météorologique) ou à des fins militaires (largage de bombes ou repérage) comme ceux utilisés par les militaires américains dans la guerre en Irak. Pour légitimer lemploi de ces engins, les commanditaires invoquent des raisons humanitaires (sauvetage des passagers clandestins en cas de naufrage) ou/et des raisons sécuritaires (détection dattaques terroristes, lutte contre les filières mafieuses). Cependant linstallation de ces drones qui repèrent les pirogues pour les intercepter ne fait que repousser plus au sud la frontière. On peut se demander jusquoù va se déployer la militarisation de la frontière sud de lEurope et de ses espaces insulaires. LUnion Européenne a-t-elle pour projet dencercler le continent africain dune barrière de protection ? Verra - ton bientôt des « pirogues » faire cap sur les Canaries à partir du Sénégal puis de la Guinée ?
On peut se demander jusquoù ira cette « volonté de surveiller » de lUnion Européenne qui se déploie dans ses réalisations technologiques les plus sophistiquées, les plus déshumanisées, les plus robotisées. Jusquoù ira donc cette volonté de surveillance absolue qui se déploie par le biais dune multitude de petits « panopticons», ces lieux doù lon voit sans jamais être vu et qui permettent de mieux intercepter ?
3.2.1 Saisonnalité des passages et dangerosité
Le graphique ci-dessous compilé à partir des données du Ministère espagnol du Travail et des Affaires sociales montre que sur la période 1999-2005, le nombre cumulé par mois dinterpellations de migrants par voie maritime (pateras, zodiacs, cayucos,) est très variable en fonction de la saison. De janvier à avril, ces nombres mensuels sont les plus bas (600 interpellations en moyenne par mois). Ils croissent ensuite de manière régulière à partir de mai pour atteindre leur pic en août (2100 interpellations). Ils restent très élevés jusquen octobre (650 en moyenne) avant de décroître de manière régulière jusquen hiver.
Graphique 6 :
EMBED Excel.Chart.8 \s
Lanalyse que nous en faisons montrent que les interpellations sont fortement liées aux conditions climatiques et que les mois où la fréquentation est la plus basse sont dune part les mois les plus froids mais aussi les plus dangereux de lannée en terme dinstabilité climatique, de grains et de tempêtes. Les interpellations sont 4 fois plus élevées en août quen février.
Cependant, lanalyse différentielle des interpellations dans le Détroit de Gibraltar et aux abords des Canaries révèle une variation saisonnière contrastée : si le pic des interpellations à travers Gibraltar est en août, celui vers les Canaries est en octobre et le nombre reste élevé jusquen décembre : sagit-il dune différence climatique (les tempêtes étant moins fréquentes et le froid moindre sur ce trajet), ou plutôt dune prise de risque supérieure par les migrants engagés sur ce trajet canarien?
En revenant sur le tableau de la page 78, il apparaît que lexplication la plus plausible vient du fait que les passages se reportent vers les Canaries dans la période après 2002 lorsque les surveillances se faisaient plus dissuasives à travers le détroit de Gibraltar et donc les migrants se trouvaient contraints de passer vers les Canaries quelque soient les conditions climatiques.
Depuis les événements de Ceuta et Melilla (fin 2005) dont nous allons parler ci-dessous, on assiste à une forte augmentation des passages sur les Canaries à partir du nord de la Mauritanie qui offre des conditions avantageuses (500 euros le passage), un vaste réservoir de barques de pêche ayant une grande capacité (cayucos) et un littoral moins surveillé. Selon les autorités espagnoles, plus de 3000 personnes sont arrivées aux Canaries (1000/mois) pendant le premier trimestre 2006. Les mêmes autorités parlent de plus de 1000 décès (dont 400 ont été enregistrés par les autorités mauritaniennes) dans la même période. Ce taux de létalité exceptionnellement élevé, 25%, est lié à la conjonction de facteurs climatiques, de la longueur du trajet (plus de 1000 km), du manque dexpérience de certains pilotes, des déficiences techniques (panne de GPS) et de la grande capacité de contenance des barques (jusquà 80 personnes, ce qui augmente dautant plus rapidement le nombre de morts). Des analyses rapides et hors-contexte de la situation font dire à certains journalistes de passage que cette émigration est sauvage, terme qui évoque tacitement la barbarie, lenvahissement de lEurope par des hordes dAfricains désespérés tentant de pénétrer à tout prix dans la « forteresse » Europe. Non, cette émigration nest pas « sauvage », elle a son propre rythme, sa propre saisonnalité qui sont intrinsèquement liés aux facteurs extérieurs et aux politiques de fermeture de lUnion Européenne.
3.3. Chronique dune répression annoncée : les évènements d octobre 2005
Jusquen 2000, la présence des transmigrants au Maghreb était restée discrète, fluide et bien tolérée, ces derniers étant considérés comme des « passants », des étrangers en transit responsables de leur traversée. Cette présence labile, constante mais peu visible restait, certes, soumise au pouvoir discrétionnaire des agents de lautorité qui négociaient la fluidité des passages. Ces voyageurs (dont certains étaient en situation régulière et dautres non) monnayaient leur transit vers la péninsule ibérique ou les enclaves avec laccord quasi tacite des autorités, ce qui noccasionnait pas de phénomènes de rétention (il ny avait alors pas plus de 200 personnes dans les forêts autour des enclaves) les futurs voyageurs nayant pas à se cacher résidaient ouvertement dans la médina de Tanger.
A partir de 2002, la sécurisation des frontières maritimes de lespace Schengen qui a pour objectif dobtenir un verrouillage total des Détroits a commencé à créer des phénomènes de rétention de personnes en attente de passage (que ce soit à travers les enclaves ou à partir des côtes méditerranéennes). Depuis 2002, on assiste à une approche de la « gestion » des flux migratoires de plus en plus militarisée. On assiste à un durcissement de la répression exercée à lencontre des transmigrants et caractérisé par son caractère de plus en plus violent et guerrier. Les forces de sécurité organisent ponctuellement de véritables opérations militaires employant des hélicoptères pour traquer les transmigrants, utilisant des chiens pour les effrayer ou pour les attaquer. Ils incendient leurs abris précaires avant de les reconduire à la frontière algéro-marocaine. Depuis 2002, les violences physiques exercées par les agents de lautorité des deux pays ont augmenté (blessures par balles, coups de matraque) à lencontre de ceux qui sont en attente ou qui tentent le passage. Chaque jour deux jeunes adultes meurent en terre marocaine ou dans les eaux des Détroits (MSF : 2005).
Du côté des transmigrants, les modalités « dattaque du grillage » se sont aussi modifiées. Jusqualors les tentatives de passage étaient le plus souvent le fait dinitiatives individuelles ou de petits groupes (5-10 personnes) et le succès du passage lié aux compétences des individus. Jusqualors ces initiatives se soldaient par le passage quotidien de la frontière métallique de 4 à 5 personnes.
Au cours de lété 2004, des regroupements de quelques centaines de personnes avaient eu lieu mais dans la première semaine doctobre 2005, (29.09.05 8.10.05) les tentatives de passage sont devenues massives, programmées et organisées. Elles ont permis à environ 1500 personnes de franchir les clôtures et de pénétrer dans les enclaves. Le bilan de lopération est très lourd : 14 personnes sont tombées sous les balles des forces de sécurité, des centaines de personnes ont été blessées, des centaines de personnes expulsées des enclaves et environ deux mille personnes expulsées du Maroc. LEspagne, contrairement à sa politique dasile qui accueille toutes les personnes qui arrivées sur son sol demandent lasile, a pour la première fois officiellement refoulé au Maroc plusieurs milliers de personnes (sans faire dexception pour les femmes et les enfants). Le Maroc, contrairement à sa politique qui jusqualors se « limitait » à des reconductions à la frontière algéro marocaine, a pour la première fois procédé à des expulsions massives de ressortissants noirs-africains sans tenir compte de la nature des liens privilégiés qui les lient à certains pays (Sénégal, Mali). Les associations de Défense des Droits de lHomme dénoncent la politique de « harcèlement » du Maroc à lencontre des migrants alors que des voix marocaines sélèvent contre le harcèlement de lUnion Européenne à lencontre du Maroc.
Avant que ces événements ne surviennent, nous nous demandions jusquoù irait la volonté de surveillance exercée par lUnion Européenne par le biais de ses réalisations technologiques les plus avancées. A lissue de ces événements alarmants, on peut se demander jusquoù ira cette volonté de punir qui enferme puis expulse des milliers de personnes avec des moyens militaires et guerriers. Il est extrêmement difficile de faire une lecture détachée de ces événements qui ont été vécus par des familles que nous connaissons et dont le sort reste inconnu. Cependant le tragique de la situation ne doit pas occulter la formidable capacité de regroupement des transmigrants qui se sont regroupés pour tenter ensemble datteindre leur objectif commun. Ils ont réussi à fédérer un grand nombre de personnes autour du seul projet plausible qui puisse encore donner un sens à leur entreprise migratoire.
Les barrières vont être surélevées à une hauteur de 6m et des fossés creusés, des patrouilles de militaires vont être renforcées et la surveillance intensifiée. Les Etats vont en toute légalité continuer à expulser des personnes dont le statut de réfugié est nié ou ignoré et vont sorganiser pour le faire sans porter atteinte aux Droits de lHomme. Des accords de réadmission vont être rediscutés et des partenariats renégociés.
De lautre côté de la barrière, dautres voies de passage vont être trouvées, les déterminations vont se renforcer, les déceptions et les ressentiments vont saccumuler et les revendications au droit à circuler librement vont se faire plus fortes.
3.4. Les « ennemis de lextérieur »
Mais à lencontre de qui cette volonté de répression sexerce telle ? Qui sont ces ennemis de lextérieur qui mobilisent de tels moyens financiers et humains de surveillance et dont la présence menaçante exige le déploiement de larmée justifiant le tir de balles meurtrières ?
Dans le cadre de notre travail de terrain nous avons conduit (en parallèle à des entretiens approfondis) une enquête par questionnaire qui visait à mieux connaître ces « candidats à lémigration » contre lesquels lUnion Européenne tentait de se protéger. Nous avons donc réalisé une enquête entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants afin de déterminer leur profil socio-économique, leur origine géographique, la nature de leur situation (réfugié, sans-papiers, régulière) ainsi que les principales étapes du périple et sa durée.
Cette enquête a débuté dans la capitale marocaine, lieu de passage et lieu de regroupement des transmigrants au sein dune association caritative qui leur venait en aide. Les questionnaires ont aussi été administrés dans dautres régions du Maroc, à Tanger, dans la région frontalière algéro-marocaine, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla.
.1 Pays dorigine et itinéraires
Nous avons rencontré des ressortissants de seize nationalités issus de tous les pays de lAfrique Centrale et de lOuest : pays en conflit avéré (RDC, Congo , Liberia, Sierra Leone, Côte dIvoire, Ruanda, Soudan , Angola) , pays en conflit larvé (Nigeria,) ou au régime dictatorial (l Irak de Saddam Hussein) mais également des pays ayant une situation politique intérieure plutôt stable mais en état de paupérisation croissante (Sénégal, Niger, Mali, Bénin, Guinée ) et enfin des pays réputés « sûrs » car sans conflit déclaré comme le Cameroun .
Les enquêtés étaient originaires majoritairement dAfrique Centrale : de RDC (73%), de la République du Congo (14 %) et du Cameroun (3%) . Ceci tient au fait que lassociation Caritas dont le réseau est bien connu dans ces trois pays francophones dobédience catholique attire en priorité les ressortissants de ces pays qui se trouvent en difficulté financière ou morale. (Les transmigrants anglophones - Nigérians, Ghanéens ou Sierra-Leonais sils ont besoin daide vont de préférence dans les structures daccueil protestantes). Nous navons conduit que 30 questionnaires auprès des ressortissants dautres pays même si nous en avons rencontré un nombre beaucoup plus important de manière informelle. Nous tenons à préciser que linterrogatoire de personnes en situation de grande précarité ou ayant peur dêtre expulsées ou reconduites à la frontière ne peut se faire que dans un climat de confiance comme le permettait cette association. Labsence dautres lieux de regroupement pour les transmigrants dautres nationalités na pas permis de conduire une enquête qui aurait été « statistiquement représentative ».
Nous savons que dans cette enquête, la sur-représentation des personnes issues des deux Congo ne reflète pas bien évidemment la réalité numérique de la présence des sub-sahariens au Maghreb. En effet les Congolais y sont numériquement moins nombreux que les ressortissants dautres pays tels que le Nigeria ou le Ghana. Nous savons en effet daprès lenquête menée en 20 00 par Ali Bensaad (2002) que parmi les 65 000 migrants qui transitent annuellement par Agadez porte dentrée du Maghreb, 45% sont dorigine nigériane, 30% dorigine ghanéenne, 13% dorigine nigérienne, 6% dorigine malienne et 5% (3500) seraient des ressortissants originaires dAfrique Centrale (dont les Congolais) ou des pays anglophones en guerre. Nous savons aussi que la majorité de ces migrants (80%) va en Libye soit pour y travailler soit pour y transiter et que les 20% restants (environ 15 000 personnes) passent par lAlgérie puis éventuellement au Maroc. Bien quil soit difficile davoir des chiffres précis par nationalité - les entrées terrestres se font toutes dans la clandestinité- nos enquêtes de terrain montrent que même au Maroc -les ressortissants dAfrique Centrale sont moins nombreux que les Nigérians , les Ghanéens ou les Maliens. Cette hiérarchie numérique est aussi confirmée par le recensement fait dans les lieux dattente par la Cimade (2004) autour des enclaves de Ceuta et Melilla.
Il est important aussi de noter que les ressortissants de RDC et du Congo qui sont les plus nombreux de notre échantillon occupent respectivement le premier et le troisième rang des demandeurs dasile en France et ils totalisent à eux seuls un tiers (31% en 2003) des demandes d'asile venant dAfrique sub-saharienne. Malgré ses limites, cette enquête, nous permet cependant desquisser le profil socio-économique de ce/cette transmigrant-e arrivé-e au Maroc de manière clandestine après un long périple.
Sur les 249 personnes venues par voie terrestre, 76 (24%) étaient arrivées au Maroc en un temps minimum (environ 6 semaines depuis lAfrique centrale) et avec la somme minimale nécessaire pour les transports (autour de 200 euros). Ceux-ci seffectuent par camion, grumier, taxi-brousse, véhicule tout terrain, minibus et train (au Maroc). Le coût du transport par les moyens locaux est peu onéreux (30 ¬ pour un trajet Lagos-Agadès en bus). Les traversées du Sahara et des frontières sont plus onéreuses (environ 60 Euros pour relier Agadès à Tamanrasset) et autour de 30 euros pour passer d Algérie au Maroc.
Sur les personnes enquêtées 174 (76%) avaient voyagé par étape - marquant des arrêts dans des villes (entre deux et 44 mois) pour y travailler et financer la suite de leur périple. Si certains avaient pu planifier et économiser avant de partir (jusquà 1500 euros) la plupart était partis avec un pécule minime (30 Euros). Ils avaient travaillé dans une ou plusieurs villes (les capitales le plus souvent).
Le Cameroun est la première halte possible pour ceux qui viennent de RDC et 33 personnes y avaient travaillé, 23 avaient travaillé à Lagos au Nigeria et 72 en Algérie - le plus souvent à Tamanrasset puis à Alger. 6 personnes avaient travaillé en Libye mais avaient fui lors des émeutes de Tripoli en novembre 2000 qui avaient fait de nombreux morts. 4 personnes avaient travaillé en Côte dIvoire mais la situation politique se détériorant, ce pays a cessé dêtre un pôle attractif. 36 personnes avaient travaillé dans deux ou trois lieux principalement Lagos et Alger.
Ils étaient employés de nuit dans des entreprises de gardiennage au Cameroun, coolies sur le marché à Lagos, aide-maçons à Tamanrasset, jardiniers dans les plantations de Gardaia, creuseurs de puits ou employés domestiques à Alger, se louant « au jour la journée », ne bénéficiant daucune protection sociale autre que les soins gratuits offerts par les hôpitaux publics. Daucuns préfèrent dire quils avaient « fait le coup de main » plutôt que de parler de « travail » dont ils se faisaient une toute autre idée.
Le périple intra-africain accompli par la voie la plus directe est denviron 6000 Km et se fait au rythme des transports locaux en six semaines environ. Il est considérablement rallongé dans le temps et dans lespace en fonction des reconduites aux frontières qui peuvent doubler ou tripler les distances.
Carte 3 : Itinéraires et principales étapes des transmigrants entre 1998 et 2002
Profil socio-économique des enquêtés
Sur les 321 personnes, 55 sont des femmes. Elles ont 30 ans en moyenne. Les hommes ont 29 ans en moyenne. Ils sont à 89 % originaires de villes et 78% sont nés dans la capitale où ils ont fait leurs études.
Niveau déducation
Toutes les personnes enquêtées parlaient couramment (à de rares exceptions près) français ou anglais : 64% dentre elles disent avoir suivi un enseignement secondaire et 29% un enseignement supérieur universitaire. Près de la moitié dentre eux (48 %) dit être titulaire du BAC ou du Diplôme de fin détudes secondaires (léquivalent du BAC français) et 17% disent avoir le diplôme du Brevet. Sur les 55 femmes enquêtées, toutes ont été scolarisées, 7 ont le Brevet et 8 ont le bac mais une seulement a fait des études supérieures.
Dix-sept pour cent des hommes disent avoir un diplôme de lenseignement supérieur acquis dans une Université ou dans un établissement privé. Nombre dentre eux ont abandonné leurs études universitaires pour des raisons liées la plupart du temps à linstabilité politique, à la médiocrité de lenseignement, ou aux « années blanches » qui les ont empêché de poursuivre le cursus entrepris. Dautres ont dû abandonner leurs études par manque de moyens financiers en lien avec une situation familiale précaire ou à cause du décès dun parent.
Près dun quart (23%) des personnes dit avoir abandonné les études supérieures (sociologie du développement, comptabilité, médecine, gestion) commencées dans les Universités des grandes villes du pays (Kinshasa, Brazza, Douala ou Dakar) et expriment le souhait de les continuer de préférence en Europe ou à défaut au Maghreb. Les nombreux entretiens menés (hors questionnaire) confirment que le profil des nigérians est proche de celui des congolais en terme dâge, de confession et déducation. Ces jeunes - en majorité chrétiens - sont issus de ces deux « géants » africains qui à eux deux totalisent près de 22% de la population de lAfrique noire et 53% de la population sub-saharienne proprement dite. Ils sont les héritiers de politiques gouvernementales qui ont misé sur léducation au sortir de lindépendance. Nous verrons que ces jeunes qui ont eu le privilège davoir accès à léducation étaient destinés à devenir des acteurs du développement de leur pays et quils vont paradoxalement se retrouver en errance avec le statut de « demandeurs dasile » en Europe. Ils sont conscients des enjeux auquel leur pays, au sous-sol particulièrement riche en ressources minières ou pétrolières est confronté et des inégalités qui entraînent une distribution injuste.
Ils sont particulièrement sensibles aux inégalités et se sentent la plupart du temps victimes dun Etat incapable de leur assurer protection et/ou avenir. Ces jeunes font partie dune génération (née à la fin des années 70) et dont la trajectoire - brillante pour certains - a été brutalement interrompue par des évènements indépendants de leur volonté. Ils souhaitent malgré cette cassure dans leur parcours poursuivre leurs études ou des études dans une Europe qui leur offrira des conditions de sécurité et un niveau de compétences quils ne peuvent trouver chez eux. Ils sont ambitieux et « rêvent » de pouvoir compléter un cursus universitaire ou une formation professionnalisante dans le pays de leur choix et dans la langue quils maîtrisent. Ils sont impatients daller en Europe pour étudier, pour obtenir un diplôme, pour compléter leur éducation et acquérir enfin le statut dadulte qui leur permettra dassurer leurs responsabilités auprès de leur famille ou plus largement auprès de leur communauté.
Ces jeunes sont les « orphelins » dEtats déficients qui nassurent ni léducation de leurs étudiants ni la sécurité de leurs travailleurs.
Activité professionnelle
La moitié dentre eux avait exercé une profession au pays : 24% avaient travaillé comme artisans (orfèvre, menuisier), 10% étaient employés dans larmée, 10 % exerçaient une profession libérale (commerce) et 4% étaient fonctionnaires. Au moment du départ du pays dorigine, un grand nombre de migrants était sans emploi mais certains « travaillaient la terre » (Mali), étaient commerçants (Côté dIvoire et Sénégal) ou avaient une petite entreprise (de transport de marchandises au Sénégal, par exemple). Quelques uns des Nigérians rencontrés jouaient dans des équipes locales de football et ont déclaré chercher à être recrutés par des équipes européennes ou marocaines, dans lesquelles les salaires sont plus importants que ceux quils percevaient dans leur pays dorigine. Les femmes interrogées ont un niveau détudes secondaires (Brevet) et exerçaient de petits métiers dans leur pays dorigine (coiffeuse, vendeuse au marché, commerçante). Lune dentre elle avait fait des études danthropologie au Cameroun et tentait de faire du commerce de poisson séché en Mauritanie.
Activité professionnelle des parents :
Parmi les personnes interrogées, 19% sont des fils de fonctionnaires, 12% des fils dartisans, 9% de parents exerçant une profession libérale, 7% sont des fils de militaires et 3% des fils dagriculteurs. Peu de transmigrants dAfrique centrale sont originaires de milieu rural. Ils appartiennent à une classe moyenne éduquée dont les revenus ont considérablement diminué au cours de la dernière décennie. Les petits salaires des fonctionnaires (entre 100 et 250 euros/mois) souvent impayés pendant de longues périodes ne permettent pas de payer des études de qualité à tous les enfants de la famille. La plupart des transmigrants qui avaient le bac auraient souhaité avoir une bourse détudes pour létranger mais celles-ci sont réservées aux enfants de familles influentes et proches du pouvoir. Au Congo-brazza par exemple, les fils dopposants politiques au régime en place nont aucune chance de se voir attribuer une bourse détude pour létranger et ceux-ci nont pas alors dautres moyens que de tenter leur chance par eux-mêmes.
Le nombre élevé de décès des parents des transmigrants nous a interpellé : au moment de l'enquête, 38% des pères et 35% des mères étaient décédés. Les causes de décès évoquées étaient souvent liées à la guerre et à linstabilité politique (assassinats politiques, massacres) ou à ses conséquences (précarité des conditions de vie, malnutrition, maladies et manque de moyens pour payer les soins médicaux). Près de la moitié des mères navaient pas dactivité professionnelle formelle sauf 10% dentre elles qui étaient fonctionnaires (enseignantes) ou employées dans le service public (infirmières). Mais la plupart des mères faisaient un petit commerce au marché (vente, changeuse dargent) dont les revenus minimes ne pouvaient en aucun cas financer le voyage de leur enfant. Il est évident au dire des jeunes transmigrants que sils avaient eu la possibilité dobtenir un visa Schengen pour venir étudier dans le pays de leur choix, les familles auraient financé leur voyage par la voie la plus directe.
Statut marital
Parmi les enquêtés, 62% étaient célibataires au moment du départ et 55% navaient jamais eu denfant (certains ont eu des enfants très jeunes et ne sétaient pas mariés au moment du départ soit parce quils attendaient une meilleure situation financière soit parce quils avaient rompus avec la mère de leur enfant qui était retournée vivre dans sa famille). Lâge moyen de ces célibataires était de 27 ans. Ils étaient pour la plupart sans activité professionnelle. Si la majorité des personnes interrogées est composée dhommes jeunes et ayant fait le « voyage » seuls, un quart des enquêtés était marié au pays et avait charge de famille : 18% avaient un enfant, 13% en avaient deux, 7% en avaient trois et les 7% restants avaient plus de 3 enfants restés au pays. Deux réfugiés politiques de RDC - passés par la RCA, le Tchad, la Libye et lAlgérie ont déclaré être à la recherche de leur famille qui avait fui le pays en 1997. Sur les 55 femmes enquêtées, 22 étaient parties seules mais plusieurs avaient laissé au pays leurs jeunes enfants (entre 1 et 9 ans) sous la garde de leurs parents et 33 étaient accompagnées de un deux ou trois enfants. Dix femmes avaient accouché pendant la traversée du continent.
Le profil du transmigrant qui se dessine ici est totalement différent du profil classique du primo arrivant des années 60 - homme dorigine rurale, illettré, partant seul en France muni de son passeport et dun contrat de travail en poche pouvant rentrer au pays de son plein gré. Nous nous trouvons ici en présence de jeunes adultes mais aussi de femmes et denfants. Ils sont originaires de milieu urbain, ont étudié dans des Universités et ont une parfaite maîtrise de la langue des pays dans lesquels ils veulent immigrer. Ayant fui leur pays, ils sont politiquement conscientisés et analysent lucidement et sans complaisance la place du continent africain dans le monde. Familiers ou experts en technologies de linformation, ils en exploitent toutes les ressources pour adapter ou redessiner leur périple en fonction de la fluidité des conditions. Individus modernes et connectés au reste du monde, ils revendiquent leur droit à être des citoyens du monde malgré le fait que leur situation irrégulière ne les autorise pas.
3.4.3 « Nous sommes tous en situation irrégulière »
Au moment de l'enquête, les transmigrants avaient quitté leur pays depuis 19 mois en moyenne et étaient au Maroc depuis 7 mois, attendant de trouver les ressources nécessaires pour passer en Europe. Ceux qui étaient arrivés au Maroc par avion (21%) avaient atterri à Casablanca avec un passeport valide et le droit de séjourner trois mois dans la capitale. En effet le Maroc ne requiert pas de visas pour les 16 pays dAfrique sub-saharienne qui font partie de la CEDEAO. La plupart des transmigrants étaient en situation irrégulière car ils avaient dépassés la période de validité des 3 mois. Ils étaient donc susceptibles dêtre reconduits à la frontière sils étaient contrôlés.
Sur un total de 310 personnes, 250 disent être arrivées au Maroc par la voie terrestre, ce qui signifie quelles sont entrées clandestinement par la frontière algéro-marocaine qui est officiellement fermée ou par la Mauritanie par le sud du Maroc. Au moment de lenquête la route mauritanienne nétait que peu utilisée et toutes les personnes consultées étaient arrivées par lAlgérie au niveau de la ville dOujda. Sur ces 250 personnes, 203 (81%) étaient arrivées sans passeport ni document officiel (7 personnes avaient vendu leur passeport sachant quelles nen auraient plus besoin et 11 personnes avaient eu leurs passeports volés).
Seulement 22 personnes avaient un passeport en règle et 18 disaient en avoir acheté en route pour faciliter lentrée au Maghreb. 15 % des Congolais de la RDC étaient détenteurs dune carte consulaire délivrée par leur ambassade à Rabat. Jusquen 2000, cette carte suffisait à protéger les ressortissants des reconduites à la frontière mais avec le durcissement de la politique dimmigration cette carte ne fait plus office de protection.
Comment les transmigrants assumaient-ils lirrégularité de leur situation ? La plupart des personnes que nous avons interrogées et qui souhaitaient aller en Europe pour y étudier ou pour y travailler avaient eu (ou savaient que) leur demande de visa serait systématiquement refusée. Ils étaient conscients du pouvoir discrétionnaire de ladministration et persuadés que le refus « non motivé » quils recevaient du Consulat se faisait de façon arbitraire et discriminatoire. Ce refus était jugé discriminatoire car les demandeurs avaient souscrit à toutes les conditions requises (acceptation dans une Université en France ou dans une Ecole dinfirmiers, prise en charge financière etc.) et pourtant ils se voyaient refuser lattribution du visa demandé. Ce refus non motivé était perçu comme lexpression dune discrimination basée sur la xénophobie et le racisme émanant non seulement de la part des agents de lEtat mais de lEtat lui-même perçu comme discriminant. Le refus opposé par lEtat-Nation sollicité ne mettait pas un terme au projet migratoire bien au contraire. En sopposant à la volonté dexclusion exprimée par lEtat-Nation qui accorde de manière arbitraire et discriminante le droit de circuler sur son territoire, les « exclus de visas » imposaient leur volonté migratoire quils légitimaient ainsi : ils mettaient en exergue leur appartenance à la communauté des « êtres humains qui naissent libres et égaux en droit » - comme ils lavaient appris sur les bancs de lécole - en revendiquant un traitement équitable pour tous. Ils légitimaient ainsi leurs pratiques circulatoires clandestines jugées déviantes (irrégulières ou illégales) par un Etat qui les marginalisait. Ils refusaient leur statut détranger, conscients de leur appartenance à une communauté humaine, sans frontières et internationale qui les rendait proches et familiers de ceux qui là-bas jouissaient des droits queux revendiquaient.
Statut de réfugié
Parmi les personnes interrogées, plusieurs auraient été en droit de se régulariser en demandant le statut de réfugié au Maroc mais ils ne lont pas fait. Sur les 302 personnes qui ont répondu à la question « avez-vous fait une demande de statut de réfugié au Maroc ou dans un autre pays ? » 20 personnes seulement avaient fait une demande auprès du HCR à Casablanca. Sur ces 20 demandes, 8 avaient été refusées, 2 étaient en cours de traitement et 6 personnes disaient avoir lintention de le faire. 4 personnes avaient obtenu le statut de réfugié et recevaient de manière irrégulière une allocation de subsistance. Nous avons essayé de comprendre les raisons pour lesquelles un si petit nombre de demandes avait été posées alors que plus de la moitié des enquêtés disaient avoir quitté leur pays à cause de la guerre. Certains réfugiés qui répondaient aux critères de la Convention de Genève car ils avaient été victimes de persécution étatique (Rép. Congo) nosaient pas demander le statut de réfugié alors quils pouvaient prouver les persécutions dont ils avaient été lobjet. Ils avaient peur de représailles perpétrées par des partisans du pouvoir en place et ils craignaient aussi en cas de retour éventuel au pays dêtre accusés de trahison.
Mais pour la majorité des enquêtés, le statut de réfugié devait se demander directement dans lUnion Européenne et non au Maroc. A la question « pourquoi avoir choisi de venir au Maroc ? » 74 % des enquêtés avaient déjà exprimé leur intention de « passer en Europe » ce qui implicitement signifiait quils allaient demander lasile une fois dans lespace Schengen. Ils avaient connaissance des divers lieux où ils pourraient déposer leur demande dasile (le camp de Calamocarro puis à sa fermeture en 2001, les CETI situés dans les présides espagnols de Ceuta et de Melilla ou dans les centres daccueil de la côte andalouse ou dans les Iles des Canaries.)
Une autre raison pour laquelle les réfugiés nosaient pas demander lasile au Maroc émanait du bureau même du HCR au Maroc. Les demandeurs potentiels étaient découragés par le manque de collaboration et dattention à leur égard exprimés par certains membres du bureau qui considéraient tous les demandeurs comme de faux-réfugiés, comme des « aventuriers » cherchant à émigrer en Europe. Les tracasseries administratives multiples (refus de rendez-vous, dossiers non suivis, manque de coordination avec les associations caritatives) ajoutées à la reconduite musclée à la frontière algérienne de plusieurs réfugiés venus discuter de leur statut ont contribué à réduire le nombre de demandes. En outre, il était difficile pour ceux qui avaient quitté leur pays depuis plusieurs mois, voire des années dapporter les preuves tangibles dune persécution étatique ou individuelle.
Arrivés au Maghreb en situation régulière ou non, résidant au Maroc de manière clandestine ou non, munis de documents ou sans-papiers tous les transmigrants rencontrés avaient lintention de demander l'asile politique une fois arrivés en Espagne. Le plus simple était de se rendre de manière clandestine dans les enclaves espagnoles de Ceuta ou de Melilla.
3.4.4 « Nous sommes tous des chercheurs en Vie meilleure »
Nous savons que les raisons pour lesquelles on quitte son pays ne sont jamais unicausales et simples mais multifactorielles et complexes. Nous savons aussi que la décision de quitter son pays est le résultat dune mise en acte individuelle mais que cette décision est aussi socialement construite et culturellement interprétée. Nous savons aussi que les raisons données le sont parfois dans un désir de légitimer a posteriori une entreprise difficile. Nous avons cependant posé la question « pourquoi avez-vous quitté votre pays ?» aux 321 personnes rencontrées. Nous voulions donner la parole aux transmigrants eux-mêmes qui sont souvent désignés comme des « aventuriers », des « réfugiés » ou des « migrants économiques ». Nous verrons que les intéressés eux-mêmes ne se retrouvent dans aucune de ces catégories.
Plus de la moitié (51%) des enquêtés disent avoir quitté leur pays dorigine à cause de la guerre, des conflits interethniques ou des troubles politiques. Ils venaient de RDC, du Congo ou du sud Nigeria. Ceux-ci ont quitté leur pays à partir de 1997 au moment de la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila à Kinshasa en mai 1997 qui a suivi le départ du Président Mobutu Sessé Séko (qui décédera au Maroc et y sera enterré). Certains militaires (ou proches de militaires) se sont sentis personnellement menacés ou persécutés et, craignant pour leur vie ou celle de leur famille, ils ont décidé de quitter le pays. 14 personnes disent avoir refusé lenrôlement dans les milices ou dans larmée de Kabila et ont préféré sortir du pays.
La volonté de se mettre à labri en attendant la fin de cette période de tensions et dincertitude a été souvent associée au désir daller ailleurs pour pallier les difficultés économiques engendrées par la crise. Certains ont souffert des conséquences créées par le changement de pouvoir qui non seulement ont fait perdre leur poste aux privilégiés du régime de Mobutu mais ont aussi entraîné une grave récession économique et la fermeture de nombreuses compagnies privées et le licenciement de leurs employés. Les jeunes sont en majorité issus de la capitale et nont pas souffert directement des violences de la guerre qui se déroule dans lest du pays mais ils subissent de plein fouet la récession économique dun pays en guerre qui a fait entre 1997 et 2004 plus de 3,5 millions et demi de morts et qui ne leur offre que peu de perspectives davenir. Neuf personnes étaient à la recherche de membres de leur famille qui avaient quitté le pays sous la menace.
Toutes les personnes originaires du Congo-Brazzaville venaient de la région sud du pays, le Pool, quils avaient fui craignant pour leur vie. Ils avaient échappé à la guerre civile qui a suivi la victoire de Sassou-Nguesso sur Lissouba en juin 1997, guerre qui aurait fait plus de 10 000 morts. De même, quatre personnes originaires du nord de la Côte dIvoire avaient fui leur pays suite à des menaces de mort ou à lassassinat de personnes de leur entourage. La Côte dIvoire qui était lun des pays daccueil traditionnel des migrants du Liberia, du Burkina Faso ou de Guinée est devenue elle aussi un pays de départ pour des raisons à la fois politiques et économiques.
Parmi les personnes enquêtées, 228 transmigrants ont dit avoir quitté leur pays afin de pouvoir « passer en Europe ». Les raisons données étaient souvent doubles : 91 désiraient « passer en Europe et étudier » et désiraient continuer ou reprendre des études dans lUnion Européenne (France, Belgique, Royaume Uni). La moitié dentre eux (49%) ont dit vouloir « passer en Europe pour y travailler ». Les réponses relatives à la nature du travail étaient imprécises, la priorité immédiate étant de pouvoir passer eu Europe.
Parmi eux, Moussa le Guinéen, nourri à la poésie de Césaire et au discours révolutionnaire de Fanon refusant la complicité avec lordre établi, humilié de se sentir exclu de la marche du monde mais ambitieux pour lui et pour les jeunes de sa génération.
Parmi eux, Guy le Kinois qui voulait « chercher sa vie » en Europe, y étudier et acquérir un bon métier mais aussi ne pas se laisser imposer une épouse par sa famille et être libre de ses choix.
Parmi elles, Clarisse la Camerounaise ayant accouché en route et qui naspire quà trouver un coin tranquille pour se reposer.
Parmi eux, Yussouf le Sénégalais qui veut aller faire du commerce en France, économiser pour pouvoir se marier et rentrer après au pays
Parmi eux, Jean-Marie le Malien qui se dit que sil narrive pas à passer il retournera peut être chez lui.
Parmi eux enfin, Charlie le penseur : « Nous sommes comme des guerriers partis se battre en traversant le fleuve. A larrivée nous avons détruit nos pirogues pour ne pas être tentés de revenir et pour ne rentrer que dans les embarcations des vaincus. Nous sommes courageux mais nous avons peur du découragement, nous sommes confiants en lavenir mais nous redoutons loubli de ceux que nous avons laissés derrière
»
Les dires sont multiples, les aspirations mêlent désir de sécurité et besoin de travailler, désir détudier et aspiration à lauto-réalisation, désir de se mouvoir librement et de choisir sa destinée. Au cours des entretiens approfondis que nous avons menés auprès de ces hommes et de ces femmes « on the move » ces aspirations diverses et multiples étaient souvent résumées par lexpression suivante : « Je veux aller chercher la Vie ». Cette affirmation énigmatique qui sest éclaircie en cours de terrain reflète une aspiration vitale à exister et à se trouver, à se légitimer et à devenir. Elle reflète aussi le besoin dêtre reconnu en son droit dêtre Soi, en son droit fondamental à exister en quelque lieu que ce soit, quelle que soit la couleur de la peau. Elle signifie aussi le droit de vivre dans un lieu dans lequel son intégrité physique ne soit pas menacée mais elle nest pas le seul fait de réfugiés fuyant une Afrique qui serait réduite à « une nécropole couverte de charniers » comme le déplore le journaliste Smith (2003).
Cette recherche de la Vie signifie aussi le droit de refuser limmobilité forcée et mortifère à laquelle les condamne une gérontocratie toute puissante et le droit de refuser dobéir aux injonctions parentales quant à la manière de mener leur vie et de décider par eux-mêmes. Cette recherche de la Vie enfin signifie être libre de ses mouvements, libre dentreprendre et de réaliser une part de ses rêves, libre de voyager en Europe puis de rentrer au pays selon ses désirs, libre de se mouvoir sans frontières.
Cette recherche de la Vie est toute à la fois revendicative et légitimée, guerrière et paisible, courageuse et risquée, hésitante et confiante. Cette recherche de la Vie dans son expression clandestine et souterraine est dynamique et créatrice de savoir-faire, riche de compétences et dun savoir transiter. Elle transgresse, inverse et renverse les hiérarchies sociales et redéfinit ses propres normes.
Cette recherche vitaliste nest pas seulement individuelle mais collective, associative et communautaire. Elle sexprime de manière individuelle dans le désir dauto-réalisation et de manière collective dans les diverses formes dassociations, de couples ou dalliances, de groupes familiaux ou de pairs, qui évoluent au sein de la « communauté ditinérance » qui va permettre de par son caractère cosmopolite, transnational, flexible et ouvert la production de « communautés ditinérance » qui se forment dans des micro-lieux.
II ème partie
« Individuation et transmigration »
1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieux
Au cours de leur long périple trans-maghrébin, (25 mois en moyenne en 2002), les transmigrants créent des liens. Ils sassocient pour traverser le désert et habiter ensemble, pour voyager et se regrouper dans les lieux de passage des frontières. Ils sont confrontés au quotidien à laltérité et de manière souvent violente, se lient damitié, se quittent et se séparent sur un rythme saccadé et imprévisible.
Ils rencontrent des gens qui pratiquent une religion différente de la leur (lIslam en pays maghrébin), ou une autre confession (églises évangéliques). Ils côtoient des représentants de divers cultes, adhèrent à de nouvelles appartenances et réinterprètent sans cesse de manière symbolique leur cheminement. Les transmigrants (femmes et hommes) que nous avons rencontrés étaient originaires de pays anglophones majoritairement protestants (sud-Nigeria, Ghana, Liberia, Sierra Leone), de pays francophones comptant de nombreux catholiques (RDC, Rép. du Congo, Cameroun, Côte dIvoire) ou de pays en grande majorité musulmans (Mali, Niger, Sénégal). Toutes et tous se réclamaient dune appartenance religieuse que celle-ci fût héritée, acquise au cours de socialisations précédentes ou choisie en cours de périple. Si certains se disaient fidèles à une appartenance religieuse héritée et non remise en question, dautres dévoilaient leurs appartenances confessionnelles multiples. Il semblait évident que le religieux tenait une place importante dans la vie des transmigrants qui présentaient leur parcours et leur projet migratoire protégé par le Dieu de leur foi. Des questions se sont posées : comment sarticulait religieux et mobilité ? Le religieux était-il une ressource de cette mobilité itinérante ? Quelles relations - personnelles et collectives - les transmigrants entretenaient-ils avec leur Dieu ? Le périple se reconfigurait-il de manière symbolique ? Nous avons mis nos pas dans ceux des transmigrants en participant aux rituels de départ, en les côtoyant dans divers lieux de culte et en écoutant le récit de leur périple.
1.1 Protections tutélaires en transmigration
Partir dans lobjectif « dattaquer » lEurope est une entreprise tout aussi dangereuse et aléatoire que partir à la chasse au lion dans la savane ou aller guerroyer contre lennemi voisin. Ces entreprises requièrent protection humaine et supranaturelle et si les objectifs sont similaires (il faut accumuler de largent, ramener du gibier ou amasser un butin pour assurer la survie de la famille restée au pays) les risques encourus sont de même nature et peuvent menacer ou mettre fin à lintégrité physique. Ces départs mobilisent des ressources logistiques (connaissance du terrain et des moyens de transport), un savoir-faire technique (armes de chasse ou de guerre, choix de la bonne route) et la mise en oeuvre de compétences individuelles (ruse, habileté, connaissance de lennemi, mobilisation du capital social.) Mais les compétences propres à laventurier, au chasseur ou au guerrier ne suffisent pas à assurer le succès dun voyage réputé dangereux ni à donner un sens au parcours.
Les diverses appartenances auxquelles adhère le transmigrant potentiel vont se manifester par le biais de rituels qui se succèdent dans un espace/temps bien circonscrit. Avant de quitter le monde familier et connu et dappréhender des espaces nouveaux, des rituels de bénédiction sont pratiqués dans le cercle familial ou religieux : on demande la route au chef de famille (père ou mère) ou au religieux (pasteur, marabout, visionnaire ou prêtre) qui nen accorde que la moitié, ne maîtrisant pas la part incontrôlée du voyage. Des cérémonies propitiatoires envers les puissances tutélaires faisant partie du panthéon traditionnel vaudou ou issues dune religion fondée sont célébrés. Des rituels de purification (ablutions deau lustrale ou confessions) ont pour intention de détourner le danger de la route par des sacrifices danimaux, des offrandes ou la récitation de prières. Des objets fétiches tels les amulettes, les croix chrétiennes ou les versets coraniques sont portés (à même la peau) dans le but de repousser les puissances nocturnes maléfiques. Cependant, si tous ou toutes ont recours à des rituels de protection, les modalités varient en fonction des circonstances. Les rituels sont pratiqués soit en famille, discrètement la veille du départ lorsque celui-ci a été planifié en accord avec elle, soit de manière secrète et individuelle (prières) par les futurs migrants qui sont en rupture familiale (et dont le départ ressemble à une fuite ignorée de la famille opposée au projet migratoire). Il en est de même pour les individus ou les familles, futurs réfugiés dont les départs forcés sont occasionnés par les situations de guerre, les émeutes interethniques, les massacres de civils ou lintervention de la milice et qui se font dans lurgence, limpréparation et la séparation involontaire.
Quelles que soient les conditions, paisibles ou dramatiques dans lesquelles seffectue le départ, les recours aux puissances tutélaires au travers de rituels vont se réactiver au cours de lexpédition et agir en congruence et en alternance. Dans le récit qui suit, nous verrons comment la perception de la coprésence de puissances tutélaires maternantes permet à lindividu de saffranchir de ses angoisses dans un espace-temps perçu comme dangereux. On observera aussi le rituel de passage du torrent tumultueux qui fait du transmigrant inexpérimenté un initié et le fait devenir un membre de la communauté ditinérance quil ne quittera définitivement quau moment où il aura réussi à passer en Europe.
Alger 2002, je rencontre Serge qui est béninois et vient de traverser le Sahara à partir dAgadez :
Serge a 25 ans, il a son brevet et a « travaillé » pendant quatre ans avant de tenter laventure. Il a été chauffeur de taxi-moto et a sillonné la ville dans la chaleur et la pollution à la recherche des clients mais ce quil gagne ne lui permet pas dépargner. Il a fait pendant trois ans laller-retour 4 fois par semaine sur Lagos où il achète des pièces détachées pour les mobylettes quil revend ensuite au marché de Cotonou. Malgré les petits billets à glisser aux douaniers, il a quand même réussi à économiser léquivalent de 300 euros mais la concurrence est rude. Il a aussi fait dautres petits jobs. Il sest retrouvé comme des centaines dautres étudiants sur le quai du port de Cotonou à attendre larrivée du porte containeur qui déversera des milliers de voitures doccasion en provenance dEurope destinées à être revendues dans toute lAfrique de lOuest. Il a conduit une R12 au Mali mais la voiture est tombée en panne dans le désert et il a dû abandonner la vieille carcasse sur le bord de la route. Il a alors décidé de tenter sa chance et de rejoindre son cousin en Europe :
Jai pris le train jusqu à Parakou au nord du Bénin, puis le bus, pour traverser rapidement les états musulmans de Sokoto au Nigeria. Quand je suis arrivé à Agadez, jai pris une Toyota land cruiser en direction de Tamanrasset. On faisait du hors piste pour éviter les contrôles policiers et on était dans le désert depuis 3 jours déjà. Et puis soudainement en pleine nuit on est tombé en panne. Il faisait la nuit, javais très peur, il y avait des ossements partout jai eu très peur de mourir. Peut- être on allait nous abandonner là, en plein désert et on allait mourir de soif, on attendait, on attendait. Au bout de 3 jours, il ny avait presque plus deau, plus rien à manger et moi la nuit je ne pouvais pas dormir, je pensais, je pensais et puis soudain jai entendu des pleurs qui venaient de là-bas, des dunes.
Cétait les sirènes, oui on les appelle les sirènes en français mais chez nous, à Ouidah on lappelle Mamiwata, cest la
la déesse de locéan qui habite aussi dans le profond des rivières, des fleuves
mais je connais pas bien ces histoires
.Quand jétais jeune jai accompagné ma mère à une grande Fête qui se passait sur les bords de la river Volta, cétait au Ghana. Là-bas on lappelle Mamiwater, on faisait des rites de purification, il y avait beaucoup de monde mais, je mintéresse pas trop à ça, je suis chrétien et catholique. Mais ce soir là, je lai entendue, elle chantait derrière la dune, elle me parlait à moi, personne dautre ne la entendue car Mamiwata choisit qui elle veut protéger ou punir. Et là ce soir là javais tellement peur de mourir. Jai pris le chapelet que je garde toujours au fond de ma poche et jai prié, jai prié la Vierge Marie. Je lui ai dis « Toi, tu étais à côté de ton fils quand il est mort, alors épargne-moi et laisse- moi mourir à côté de ma mère » et
miracle, on a été sauvé, les Touaregs ont réparé le moteur et on est arrivé à Tam au petit matin.
Ray -qui arrive du Cameroun - a entendu que lon parlait de Mamiwata et intervient soudainement :
Mais si moi je sais quelle protège contre les dangers car elle, elle ma sauvé la vie. Quand jai voulu passer au Nigeria, en venant de Douala, je navais pas de papiers et je nai pas pu passer par la route normale. Jai été obligé de traverser en clandestin la « Cross River » qui fait la frontière entre les deux pays. Jétais avec un copain et on était guidé par deux Nigérians qui faisaient du transport clandestin de marchandises. On est parti à quatre heures du matin, on a marché en silence et on entendait un grondement de plus en plus fort. Jai eu peur, il fallait passer sur un grand pont de liane, qui se balançait au dessus de la rivière. Cétait la nuit et le torrent faisait du bruit ! Au milieu du pont, je tremblais tellement
. mais finalement on est arrivé lun après lautre. Nos guides nous attendaient sur lautre rive en mangeant un morceau de pain. Ils nous ont averti quon avait passé la frontière, quon était déjà au Nigeria et quil fallait passer encore une autre rivière mais à pied cette fois et quil fallait quon se prépare à laffronter. Ils nous ont dit que comme nous étions des étrangers qui venions de loin, ils avaient dû demander à la rivière la permission de nous faire passer avec eux. Ils nous ont dit quils avaient déjà jeté une pièce de cent francs dans la rivière avant quon monte sur le pont mais que maintenant quon était entré dans le pays, ce serait à nous de le faire la prochaine fois. Mon copain avait peur et voulait rentrer mais on a continué. Lautre rivière était aussi puissante, il fallait la passer à pied. On sest déshabillé, on a mis les habits dans les sacs en plastique et on a été chercher de gros bâtons et puis on a jeté chacun une pièce dans leau avant de passer.
Un des guides nous a dit « Faites ce que je vous ai dit, nayez pas de crainte, vous êtes des étrangers mais vous ne lêtes plus vraiment depuis que vous avez jeté les pièces dans leau mais faites attention tout de même, la rivière se met souvent en colère et elle a déjà emporté beaucoup détrangers en notre présence. Suivez bien les consignes, ne paniquez pas et restez bien accrochés à nous jusquà lautre côté ». Jai imploré le ciel et je me suis accroché à lépaule de mon guide, mon sac se balançait au bout de mon bâton qui maidait à progresser pas à pas. Leau nous arrivait jusquau cou, et on est finalement arrivé. La traversée avait duré exactement 26 minutes. Les guides sont partis car ils avaient leur business à faire et nous on sest reposé. Après, les gens du village qui avaient été avertis de notre arrivée nous ont mis sur la bonne voie. On avait passé la frontière.
Q : Et le troisième passage de rivière ?
Cette fois-ci, on était seuls mais on savait quoi faire, on a suivi les consignes, on a jeté la pièce et on a passé le pont de liane comme dhabitude, on avait moins peur et de lautre côté on a marché, on était arrivé dans la grande savane et peu après on arrivait dans la ville de Cross river au Nigeria....
Dans les deux situations évoquées, les prières adressées aux puissances féminines salvatrices sont parvenues à transcender langoisse suscitée par la dangerosité perçue de ces lieux étrangers et inconnus. Les demandes de protection adressées à la Vierge Marie et à la déesse aquatique se sont exprimées par le rituel du chapelet égrené et de la pièce de monnaie lancée dans les flots grondants. Ces rituels ont un pouvoir immense et ne facilitent pas seulement le passage des obstacles naturels que représente la traversée dangereuse du désert puis celle du torrent qui sont aussi des frontières géopolitiques. Le petit rituel de la pièce jetée dans les flots grondants permet de se concilier les forces de la nature, de renforcer la confiance des passeurs et dapaiser les angoisses des voyageurs. Ce rite de passage qui se fait en trois étapes fait glisser subtilement du doute à la confiance, de la peur à la sécurité et de létranger au familier. Dans les sociétés traditionnelles, les rituels dinitiation marquent lentrée du jeune adolescent dans la communauté des adultes et le responsabilise afin quil assure la continuité de celle-ci. Ici, le rituel dinitiation imposé par le passeur marque lentrée du nouveau-venu dans le groupe de ceux qui vont bientôt se définir comme des « clandos ». Il le responsabilise pour quil arrive à surmonter ses peurs et à assurer sa propre survie. En lintronisant dans le monde de la clandestinité qui le fait affronter linconnu et le un danger, le passeur lui donne la première clé. La transmission du savoir- passer se fait par un apprentissage didactique, par paliers, et débute à linsu même des nouveaux venus. Nous verrons tout au long de cette recherche que le parcours du transmigrant et de la transmigrante est fait dassociations ponctuelles et efficaces dont le caractère est transitoire et éphémère. Ce parcours est balisé par la présence de guides ou de passeurs expérimentés qui sont des intermédiaires avec les sociétés locales (dont ils sont parfois issus) mais dont la fonction même est passagère et transitoire.
1.2 Regroupement autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques
En Algérie et au Maroc, nous avons rencontré des pasteurs qui arrivaient du sud du Nigeria, du Ghana ou de RDC. Ils sont membres déglises évangéliques dont ils sont les connections africaines et entretiennent des relations suivies avec leur « base » en Europe. Si certains dentre eux se limitent à être des agents pastoraux décidés à passer eux-mêmes en Europe pour aller évangéliser selon leur dire la vieille Europe, dautres cumulent de nombreuses activités car ils sont les maillons indispensables à lorganisation réussie du passage. Loreille rivée en permanence à leur téléphone portable, ils entretiennent des contacts étroits avec leurs confrères en Europe ou en Amérique du Nord et se portent garants de la bonne gestion des transferts monétaires intercontinentaux. Ils gèrent des fonds venus de létranger sous la forme de soutien financier aux églises locales, reçoivent des lettres dinvitation déglises qui leur permettent dobtenir pour leurs protégés un visa pour lEurope.
Tous ont pour mission danimer de petites communautés composées exclusivement de transmigrants de diverses nationalités en route pour lEurope. Ils convoquent ainsi quotidiennement des rassemblements - de façon clandestine ou officielle. Ils se retrouvent en petits groupes dans des chambres louées dans les quartiers populaires où ils pratiquent de façon discrète des « exhortations matinales ». En dehors des centres urbains, ils exercent dans les espaces frontaliers et autres lieux dits de « rétention », du sud du Sahara aux abords de la Méditerranée et de lAtlantique. Dans les villes, à Tanger par exemple, ils obtiennent lautorisation officielle dexercer leur culte auprès des responsables religieux locaux à qui des cartes de membre prouvant leur affiliation sont délivrées. En Novembre 2000, nous avons assisté à une cérémonie célébrée par un pasteur nigérian dans léglise St Andrew de Tanger. Cette belle église anglicane immortalisée par Matisse a été construite en 1894 sur un terrain offert par le Sultan Moulay Hassan pour symboliser lentente cordiale qui unit les trois religions du Livre. Le pasteur anglican est un homme ouvert qui (trois fois par semaine mais en dehors des horaires habituels) ouvre son église à ceux qui se préparent à traverser le Détroit de Gibraltar.
Devant une assemblée constituée denviron 200 personnes, hommes et femmes originaires du Nigeria et du Ghana, le « révérend John » prêche en anglais : profil daigle, chaîne en or au cou, chemise Lacoste jaune vif et baskets blanches, il se tient debout au centre de léglise pendant quun acolyte le filme en vidéo. Après avoir fait chanter un psaume par son acolyte Jimmy, il se lance dans une longue exhortation, Bible en main et assène des références dune voix rapide : Matthiew 4 : 6, Job
Exodus, 19 : 10, à lassemblée que les fidèles localisent avec dextérité.
Pendant plus de deux heures, il commente le livre de lExode et les passages qui célèbrent la libération de lesclavage du peuple dIsraël à sa sortie dEgypte. Il évoque le passage à pied sec de la Mer Rouge qui sest retirée devant le peuple élu permettant son passage de nuit vers lautre rive. Il incite la foule à célébrer ce passage en chantant le psaume 136 dans lequel le Dieu des Juifs a vaincu Pharaon et « a rejeté à la mer chevaux et cavaliers ». Il questionne avec force lassemblée sur son désir sincère datteindre ce lieu où les pâturages sont plus verts. Do you really want to reach the place where the pastures are greener ? demande-t-il avec persuasion. Brother John fait venir au centre de léglise cinq jeunes femmes qui vont entreprendre le voyage de nuit. Chacun prie à haute voix, les yeux fermés et les bras ouverts. Dune voix forte, il dit : « Oh Dieu, aide tout ceux qui voyageront bientôt. Aide- les à surmonter les épreuves, aide-les à traverser la mer » et il impose les mains sur chacune des femmes. Il invite toute lassemblée à prier pour quelles fassent « a safe journey ». Au terme de cette prière où lon peut sentir circuler lémotion, les fidèles se dispersent rapidement et discrètement. Certains se retrouveront sur la terrasse de la médina qui surplombe le détroit et dont lautre rive paraît si proche, dautres se préparent à traverser la nuit même.
Au cours de la dernière prière, le groupe a « fait communauté » autour de leur pasteur qui a fédéré autour de lui un nombre important de transmigrants par-delà leur diversité et de leurs identités nationales ou culturelles. Ils sont unis par la référence commune à ce Dieu de la Bible qui se tient aux côtés des passant-e-s et qui veut la libération de ses enfants maintenus si longtemps sous le joug de lesclavage. Cest un Dieu protecteur et puissant qui est du côté des nomades, de ceux qui sont en mouvement et pour qui le déplacement est synonyme de Vie, un Dieu qui comme le dit Debray (2003) « donne au passage la primauté sur le lieu ». La figure du pasteur John se substitue ici à celle dun Moïse moderne, guide et passeur dhommes qui incarne la figure mythique en faisant appel à leur mémoire religieuse commune. La réélaboration du parcours donne sens à leur expérience présente en la rapportant à cet événement fondateur quest la libération du peuple élu. Dautre part, lévocation de cet événement fondateur commun contient en lui-même la promesse dun avenir brillant symbolisé ici par la vision des « verts pâturages » qui les attendent de lautre côté de la mer. Tout en redonnant de la force à ceux qui ont peur dentreprendre la traversée du Détroit dans lequel tant de gens se sont noyés, lévocation du passage de la Mer Rouge renforce le sentiment du sens sacré de ce long voyage. Les travaux de S. Bava (2006) auprès de jeunes sénégalais de confession mouride ont montré comment lexil était « resymbolisé » par lidentification de leur parcours à celui de leur chef spirituel Amadou Bamba qui a vécu de longues années en exil et en a démontré les mérites et les bienfaits.
La notion de la pérégrination vue comme un exil libérateur pensé et rendu possible de par la seule volonté dun Dieu puissant et protecteur- confère à la transmigration un sens sacré. Elle apporte la certitude que Dieu accorde sa préférence à ceux qui sont en recherche et en déplacement plutôt quà ceux qui ont réponse à tout et sont figés dans leur mouvement. Les transmigrants, quils soient de confession musulmane ou chrétienne sinscrivent dans une lignée de croyance dont les figures du passé les rassurent sur leur propre présent, les confortent dans leur décision de poursuivre leur route et donnent un sens à leur futur proche.
1.3 Le périple dAlain-Ali : entre multi appartenance et coexistence communicante
Au cours de leur traversée du Maghreb, les transmigrant-e-s rencontrent lIslam qui est pratiqué par lensemble des populations. Pour ceux qui sont chrétiens par naissance, il y a diverses façons de répondre à cette rencontre et de vivre cette altérité religieuse : on peut « faire comme si » on était un noir-africain-musulman (comme la majorité des transmigrants qui viennent des pays sahéliens), aller à la mosquée écouter le prêche et mendier auprès des fidèles - quand la nécessité est trop forte en apprenant quelques formules de sollicitation et de remerciement en arabe. On peut accepter de se convertir à la religion proposée par relativisme religieux ou en donnant la primauté à dautres attachements ou dautres intérêts immédiats. On peut aussi changer de prénom, porter la djellaba et se fondre dans la masse pour éviter dattirer lattention sur soi, éviter lagressivité verbale ou ne pas être contraint à donner une réponse à une interrogation inquisitrice touchant à la sphère du privé. On peut encore afficher sa différence en gardant son prénom chrétien, en acceptant la confrontation, en discutant les arguments religieux qui opposent ou réunissent les deux religions du Livre tout en évitant dafficher des marques extérieures de différentiation. (Nous navons rencontré quune seule personne qui portait ostensiblement une croix chrétienne et pour qui sa foi était devenue la seule justification à sa présence en Mauritanie et rendait viable la répétition de léchec). On peut aussi, loin du regard parental ou institutionnel socialisateur, sintéresser de plus près à cette religion vécue par ceux que lon côtoie, porter attention à ceux qui vous offrent pain et réconfort, créer de véritables liens avec ceux avec lesquels on vit dans une forte contiguïté spatiale (le bailleur) et qui peuvent devenir un réel substitut au père ou à la mère biologique. On peut alors créer des liens forts avec ces « parents » dun nouveau genre, céder à leurs injonctions en acceptant dadhérer à leur foi ou au contraire confirmer son attachement à la croyance héritée de sa tradition religieuse et communautaire. On peut saffilier de manière temporaire qui ne porte pas à conséquence tout en refusant les affiliations aporétiques perçues comme portant en elles une contradiction fondamentale. Cette affirmation de la différentiation - pour autant quelle soit acceptée par linterlocuteur - produit de la tolérance, de la reconnaissance et une réciprocité dans les relations qui se créent entre le croyant de passage et le pratiquant sédentaire.
Le récit qui suit est typique de la trajectoire religieuse des transmigrants rencontrés qui se disent tous de fervents croyants : Tous ne sont pas danciens séminaristes bien entendu, mais tous ont été élevés dans une forte tradition religieuse qui prône une croyance en un Dieu paternel, un Dieu intime, proche et familier que lon peut solliciter, interroger et qui vous répond. Ils ont croyance en un Dieu incarné, concerné par les affaires humaines et qui leur répond en se révélant à eux de mille manières au travers des écritures, de la parole des pasteurs, des miracles qui surviennent et des songes transmetteurs de la volonté divine. Ce récit est aussi significatif de trajectoires trans-migratoires initiées par lobligation de départ consécutive à une déception dordre personnel ou à léchec constaté à trouver sa place au sein de sa propre société et à y faire carrière dans un contexte économique particulièrement contraignant. Le récit de cette trajectoire est aussi typique du rythme rapide et saccadé auquel est soumis le/la transmigrant-e qui alterne entre précarité soudaine et relative abondance et qui obéit à cette nécessité impérieuse qui le pousse à avancer. Les pratiques successives dengagement puis de désengagement sont à analyser en tenant compte du pluralisme religieux du passant comme du monolithisme religieux qui (bien que tendant à une certaine porosité) caractérise les sociétés traversées.
Alain est né dans un petit village au bord du fleuve Zaïre. Il a 25ans, appartient à lethnie des Bakongo qui habite des deux côtés du fleuve Congo. Il va jusquà lâge de 12 ans à lécole primaire du village et restera profondément marqué par son enfance villageoise. En sixième, il rentre dans une école catholique pour garçons à Brazzaville tenue par les Jésuites. Il y fait le petit séminaire et y restera jusquà sa terminale. Si sa famille est majoritairement catholique, il est familier des autres confessions quont adoptées des membres de sa famille ou ses amis. Il a une tante âgée qui est kimbanguiste et qui se dit « assurée davoir sa place au royaume des cieux car elle ne fait pas beaucoup de péchés ». Un de ses oncles est branhamiste, et assiste au culte exercé par les « brothers » qui divulguent la parole de ce dernier prophète qui a une interprétation très personnelle de la Bible. Une de ses cousines a été aidée dans ses études par le révérend Moon qui a installé léglise de la réunification proche du séminaire où il réside. Mais lui, reste fidèle au catholicisme. Une bourse détude lui est offerte pour étudier la philosophie puis la théologie. Il accepte car il aime étudier et simagine déjà prêtre et enseignant chevronné. Cependant son projet initial ne se déploie pas comme prévu et tourne court :
«Jai vécu en communauté de longues années mais à la fin je nappréciais plus la vie avec certains postulants qui deviennent prêtres pour avoir accès à une éducation supérieure gratuite, à des conditions de vie confortables ou simplement pour assurer le quotidien de toute la famille envers qui ils ont une dette. Etre prêtre en Afrique, c'est la haute classe. Ce n'est pas comme en Europe où les prêtres vivent pauvrement et roulent dans de petites voitures. Mais chez nous, avoir une 4L c'est du luxe. Avoir une voiture, avoir quelque chose à manger matin midi et soir, ce nest pas rien. Léglise fait comme si elle était pauvre mais elle est hypocrite, elle est riche, très riche. Et puis les prêtres en Afrique cest une classe sociale, partout où tu passes, tu es un homme neutre, tu es respecté, même en politique, même le policier ou le gendarme te respectent. Ils te respectent surtout si tu as la chance daller poursuivre tes études en Europe. Mais certains postulants navaient pas vraiment la foi, ils faisaient passer en priorité leur famille, dautres avaient des femmes, des enfants même et se cachaient à peine. Bien sûr cétait la guerre et la vie était très difficile pour tout le monde mais quand même cétait pas une raison. Bon, jai été trop franc, jai dénoncé le comportement hypocrite de certains postulants et jai été renvoyé ».
Alain se retrouve sur le pavé, désorienté, sans un sou, sa perspective de carrière brisée. Rejeté par son frère aîné, honteux devant sa famille, il quitte Brazzaville, traverse le fleuve et retrouve des amis à Kinshasa. Il rencontre un ami qui arrive du Nigeria et qui lui dit que là-bas à Lagos, on peut trouver du travail. Il ramasse ses économies et sans rien dire à sa famille, il part pour Lagos. Là, il est hébergé chez des compatriotes quil accompagne le dimanche à léglise pentecôtiste qui répond du nom de « God is good Church » :
« Quand tu arrives là-bas, tu es accueilli avec des cris de joie et de bienvenue. Il y a de beaux chants en anglais, et puis le pasteur demande aux nouveaux-venus de se lever, de dire leur prénom et tout le monde applaudit. Cest bien ; tu te sens apprécié. Très vite on ma appelé « président » ce qui ma étonné car je venais darriver et je ne connaissais rien de leur église. Je ne comprenais pas pourquoi on me disait ça mais on ma dit quici à Lagos, pour nous les étrangers, ce sont les présidents et les pasteurs qui font la loi. Ce titre est une flatterie mais
Au début je navais pas de travail, je navais rien à faire alors je me suis lancé dans cette église où on priait beaucoup. On ne faisait que prier tous les jours de 7 à 10 h et le dimanche de 9 à 14 heures. Trois mois plus tard, jétais nommé Président du Comité daccueil. On a remis de lordre dans léglise, on a suspendu le pasteur qui ne se comportait pas dignement - il faisait trop de business pour son propre compte. Il y avait des Congolais et des Nigérians qui venaient de Aba state. On a bien réorganisé léglise, on mappelait Président, jétais bien respecté, on tobéit. Jorganise des séminaires sur lamour de Dieu avec dautres églises pentecôtistes. On te remercie, on te donne des enveloppes de 50 ou 100 dollars. Tous les autres pasteurs te bénissent et timposent les mains pour te remercier de ce que tu as fais. Il y en a qui parlent en langues je sais pas quelle langue- mais moi jai jamais pu le faire mais je juge pas. Je nétais pas trop fort pour la prière mais jétais très organisé et quand je suis parti, léglise était en ordre. Cétait une petite église de 200 membres qui, bien sûr nétait pas aussi importante que les églises comme celle de « Harvesting Church » des Nigérians et qui font du business, qui récoltent beaucoup dargent par les quêtes et les dons qui viennent des Etats-Unis. Mais moi, jai quitté léglise parce que jai trouvé un travail, jétais dans un magasin dinformatique, je gagnais ma vie, ma copine aussi travaillait. On a travaillé 18 mois, on a récolté 1500 dollars chacun et on sest préparé pour voyager pour lEurope. On a confié notre argent à un « checker » -un checker cest quelquun qui organise le voyage- on devait voyager pour Londres mais il nous a roulé, cest lui qui est parti le soir même pour la Hollande. On était tellement déçu, on a repris le travail, mon amie est restée à Lagos et moi jai décidé de prendre la route et daller au Maroc pour passer en Europe. »
Arrivé à Tanger, Alain attend plusieurs mois des nouvelles dun de ses frères qui vit à Londres et qui lui avait promis de laider à passer. Il apprend finalement que celui-ci vient de mourir dun « empoisonnement » :
«Après tous ces mois à attendre, je navais plus rien pour manger, impossible de travailler au Maroc et jai été obligé daller à la sortie des mosquées pour mendier. Jai demandé 10 dirhams à un marocain, bien vêtu qui sest intéressé à moi et a écouté mon histoire. Il ma invité à dormir chez lui et à rester. Comme je parle bien français, il ma demandé de donner des cours à ses garçons qui étaient dans le primaire. Il avait 10 enfants dont 5 filles. Deux étaient mariées dont une avec un africain et ils se trouvent maintenant tous les deux en Hollande. La troisième fille Saadia était gentille et discrète, elle était couturière, son père ma dit que je pouvais lépouser et quil pouvait nous aider à partir en Europe à condition que je devienne musulman. Jétais bien chez eux, bien nourri, bien traité comme leur fils. Je suis resté chez eux pendant 14 mois, jaimais bien Sonia et son fils de 7 ans. Elle avait 27 ans, elle était divorcée. Son père a dit quil pouvait nous faire partir en Arabie saoudite et que de là je pourrais aller en Europe comme le Camerounais qui avait épousé sa fille aînée et qui était maintenant en Hollande. Tu vois la photo là, les deux qui sont assis dans la barque ils sont à Amsterdam.
Jétais coincé, je suis devenu musulman, je me suis appelé Ali, je me suis laissé pousser la barbe. Je faisais les prières, jallais à la mosquée, je portais la soutane, enfin non la djellaba et le chapeau. On ma proposé dentrer dans une sorte de séminaire pour apprendre le Coran et on ma dit que je continuerais là-bas. Jai obtenu un certificat de capacité matrimoniale de mon ambassade pour la somme de 130 dirhams qui stipulait que jétais musulman et que jallais épouser Mademoiselle Saadia Y. On se prépare à partir pour Riad ; jétais à Rabat depuis 14 mois, javais mon visa pour lArabie, tout était prêt.
Mais une nuit, je dormais, je me sens comme si quelquun me pique et je vois la statue de la Vierge Marie qui pleure et étend les bras, je vois la statue qui pleure. La deuxième nuit, je dors et je vois en songe un prêtre qui me dit de me lever et qui me donne un chapelet pour prier. Alors le troisième jour, en me réveillant, jai pris la décision, je ne veux plus être musulman, je veux rester chrétien. Je pensais au véritable Dieu, eux ils disent quil ny a quun seul Dieu, ils ne veulent pas entendre le nom de Jésus ou de Marie encore moins du Saint Esprit. Leur Dieu cest un Dieu qui tient la chicote. Jai eu peur que Dieu me rejette et que le prêtre me dise, comme il a dit à un copain. Il lui a dit : « Dieu ne te connaît plus ». Jai eu peur que le Dieu des autres me joue un mauvais tour et jai tout arrêté.
Bien sûr, le père de Saadia était très déçu, il disait que je lavais trahi, Saadia pleurait, le petit aussi. Ils voulaient que je reste, elle dit que la religion cest pas important, quelle est prête à aller vivre ailleurs au Maroc mais moi cest fini. Je me suis enfui et je me retrouve là sans ressources, sans rien. Bien sûr si javais accepté, jaurais pu partir et je serais déjà en Europe mais quand même, pas à nimporte quel prix. Je me suis rasé la barbe, je suis retourné à léglise, je me suis confessé, je vais à la chorale à la cathédrale et maintenant je vais chercher comment je peux passer en Europe. Je suis certain que je passerai, que Dieu mentendra et quil maidera le moment voulu.
Alain-Ali na pas agi en stratège cynique et utilitariste saisissant au vol lopportunité qui lui aurait permis datteindre enfin son but ultime de passer en Europe. A deux reprises, il sest affilié à
, sest « fait fils de ». La première fois il est devenu un membre actif dune communauté proche des pentecôtistes. Il est resté fidèle à ce Dieu avec lequel il entretient une relation intime et qui se passe dintermédiaires imposés par la religion catholique. Il a adhéré à une communauté chrétienne nouvelle, la quittée sans la renier car il se sentait en fidélité avec sa « lignée croyante ». La deuxième fois, il sest affilié volontairement à une autre famille que la sienne mais il na pas pu adhérer à la nouvelle religion proposée, ayant peur de la trahir. Ali redevenu Alain a hiérarchisé ses priorités et a préféré « fuir » la famille qui lui avait fait confiance plutôt que de renoncer à son « salut ». Il a choisi lassurance de la réciprocité divine permettant une relation amicale, intime et paternelle avec le Dieu de son enfance. Il émet des doutes quant à la « paternité » de ce Dieu solitaire qui ne reconnaît pas le Christ comme son fils ni lexistence de lEsprit Saint. Il lui semble, (mais il ne connaît pas dans le détail les fondements de la religion quil a failli adopter) que ce Dieu dont on lui parle ne communique pas vraiment avec ceux qui croient en lui de la manière dont lui entend communiquer. Il réintègre la communauté chrétienne - au prix des plus grandes difficultés matérielles - mais avec la satisfaction davoir fait le bon choix sur linjonction silencieuse dune Vierge Marie en larmes affectée par sa défection potentielle et la menace de labandon divin brandie par le prêtre. Il est en quelque sorte rappelé à lordre par le songe qui est ici espace de parole et permet à la décision de se prendre comme si, ne pouvant arriver à prendre seul une décision douloureuse, « linconscient » venait au secours du transgresseur pour lui montrer le chemin à suivre. Ce dernier a été « sauvé » par la figure mariale (comme lavait été Serge le Béninois lorsquil avait crû mourir dans le Sahara), qui en se manifestant de façon compatissante lui a permis de vaincre ses propres résistances et de prendre la seule décision qui faisait sens pour lui, pour la continuation de son parcours et pour son avenir.
Hervieu - Léger (1999) a étudié les « pèlerins » sédentaires du monde moderne occidental qui combinent intériorité affective de la présence du divin et expérience dun monde voltairien dans lequel Dieu nagit plus sur le devenir de lhomme et qui fait de la coexistence de ces deux présences une coexistence silencieuse. Les transmigrants rencontrés, eux ont une relation dintimité avec leur Dieu avec qui ils coexistent et communiquent par toutes sortes de moyens (songes, lecture de psaumes, usage de prophéties). Ici la coexistence devient communicante entre eux et ce Dieu qui les écoute, sintéresse à leur projet migratoire et à leur devenir, donne du sens à leur périple et les conforte dans leur détermination. Un Dieu quils envisagent comme ayant le droit de singérer dans leurs affaires humaines et de donner son avis à eux qui se déplacent pour chercher leur vie.
Les « Indicateurs » du processus dautonomisation
Simmel a montré que les formes de socialisation sappuient sur des contenus qui ne sont pas sociaux mais qui font partie de la constitution psycho-physique des êtres humains qui leur permet de sassocier, de sunir et de faire partie de nombreux cercles sociaux. Il a montré aussi que la personnalité dun individu se trouve au point unique où sentrecroisent les différents cercles sociaux auxquels il choisit dadhérer en exerçant son libre-arbitre (Watier : 2003). Dans le contexte mouvant et changeant de la transmigration, les individus ont sans cesse à se confronter à des groupes nouveaux et doivent décider sils vont « en être » ou non, ne serait-ce que de manière ponctuelle. Ils ne connaissent pas les villes où ils vont séjourner quelque temps ni les codes nécessaires pour comprendre la société dans laquelle ils arrivent. Comment alors négocient-ils leur adaptation à leur situation de nouveau venu ? Comment se situent t-ils par rapport au groupe qui les accueille ? Au-delà de lapprentissage de présentations de soi multiples et surjouées nécessaires pour se mouvoir dans un environnement étranger voire hostile, que se passe t-il au niveau de lêtre du migrant? Comment est-il évalué par les autres membres du groupe ? Peut-on parler « dindicateurs de processus » qui mesureraient la nature de lajustement à la situation, à lenvironnement social et peut-être aussi à soi-même ?
2.1 Les Mères : entre matriciel et matriciant
En arrivant dans les grandes villes dAfrique sub-saharienne ou du Maghreb, les transmigrants ne sont pas attendus. Ils ne savent jamais quand ils vont arriver ni par quel moyen de transport. Ils ont des ressources financières minimales et nont que rarement une adresse en poche. Ils doivent compter sur leurs propres compétences - surtout quand ils voyagent sans-papiers - pour se diriger dans la ville et atteindre leur objectif qui est de rejoindre au plus vite ceux ou celles qui voyagent comme eux et qui se regroupent dans certains quartiers. Ils cherchent à rentrer en contact avec leurs compatriotes ou plus généralement dans certains pays avec les « francophones » (dans les pays anglophones) ou les « anglophones » (dans les pays francophones). En Afrique sub-saharienne ils sont à la recherche des quartiers où ils savent quils seront accueillis et pourront obtenir des informations ou de laide quand ils arrivent sans un sou.
Ils sont alors dirigés vers (ou trouvent par eux-mêmes) - des lieux de convivialité que sont les nganda ou les circuits, réplique édulcorée et adaptée des bars à bière que lon trouve en RDC et au Cameroun ou trouvent les maquis, petites cantines-restaurants dAfrique de louest. Au Maghreb, nous le verrons, ils cherchent à contacter les « chairmen » ou «présidents », désignés comme responsables de leur communauté nationale (Mauritanie) ou cooptés par eux (Maroc). Accompagnons deux transmigrants lors de leur arrivée à Lagos, cette immense ville du Nigeria, lieu incontournable de passage des transmigrants en provenance dAfrique centrale. Ecoutons leur conversation qui nous a été rapportée par un transmigrant qui arrivait du Nigeria : Théodule est un Congolais de Kin et Alex un Camerounais de Douala. Ils débarquent par le bus à Lagos en ne connaissant personne et en maîtrisant mal langlais:
Théodule :
et si nous allions à lAmbassade ?
Alex : Comment veux-tu aller à lAmbassade puisque nous ne pouvons pas prouver notre identité sans document ? Cherchons plutôt où habitent les francophones car je sais quils sont nombreux à Lagos et trouvons quelquun qui parle français.
Dans la gare de bus où ils sont arrivés tôt le matin, Théodule interroge une personne (X) qui a lair avenante et qui, par chance, parle un peu français et déclare bien vouloir les accompagner en bus :
Théodule : Nous ne sommes donc pas encore à Lagos ?
X : Si, vous êtes bien dans la grande ville de Lagos mais vos frères sont installés à Lagos Island dans le quartier Yaba. Cest très loin.
Théodule est intrigué par la vue du grand pont qui mène à Lagos Island et ne cesse de poser des questions sur la construction de ce pont, questions auxquelles X répond de manière abrupte :
X : Je ne sais pas, la seule chose que je connais cest mon business, le reste ne me regarde pas, va demander à Obasanjo ou à une personne qui porte une cravate !
En descendant du bus près du grand marché aux tissus de Lagos Island, X marche à grands pas sans attendre et déclare dun ton rogue : Je suis pressé « time is money ». La foule est dense, la chaleur moite, latmosphère tendue. Ils sont agressés par le bruit des sirènes émanant des pick-up toyota qui sillonnent les rues étroites et dans lesquels se trouvent des policiers en treillis, portant lunettes noires et mitraillette au poing.
Alex : Je me sens étouffer, je dois boire de l eau
Théodule : Achète vite un sachet deau glacée, Il vient de te dire que le temps cest de largent mais il faut payer car rien nest gratuit ici.
Le passant les conduit sans hésiter dans le quartier des francophones et dans un établissement calme où une femme qui se tient près du comptoir les salue en lingala
X : « Voilà, vous avez trouvé vos frères, payez-moi car je dois vite repartir
Théodule : Te payer mais comment ça ? On a déjà payé ton ticket de bus.
X séchauffe et se met à hurler : « give me my money. I am in a hurry ».
Lun des clients de la buvette qui semble connaître le passant dit en lingala « Aza muyibi » (cest un grand voleur). Une femme assise derrière le comptoir paye la somme requise sans discuter (malgré les protestations véhémentes de Théodule). Le passant après avoir empoché largent sourit en disant « Welcome, this is Nigeria » et disparaît dans la foule. Les deux nouveaux-venus remercient cette femme à laquelle ils se présentent en expliquant quils désirent aller en Europe et quils sont totalement à plat :
« Racontez-moi votre histoire car moi je peux vous aider. Je suis consciente de la situation actuelle de lAfrique et de mon pays en particulier. Je vais vous aider, sachez que vous nêtes ni les premiers ni les derniers que jaide.
-Vous devez sûrement vous demander comment vous allez vivre ici. Comme les autres lont fait avant vous, vous allez travailler pour moi pendant un mois sans être payés car je vais utiliser votre salaire pour payer celui qui vous a amené jusquici et pour vous installer ici. Théodule, tu peux être serveur dans ma buvette et toi Alex, tu peux travailler pour moi au marché car je fais aussi du commerce avec le pays et jai besoin de gens pour empaqueter la marchandise.
Après ce sera à vous de voir si vous voulez continuer à travailler ici ou ailleurs ou continuer votre route pour lEurope. Vous devez être fatigués après ce long voyage. Venez, je vais vous montrer la place où dormir.
Ce soir vous pourrez venir, il y aura de la musique zaïroise
Les deux nouveaux-venus acceptent ses conditions sans rien trouver à redire. Mère Tessilia leur offre exactement ce quils cherchent : le gîte, le couvert, un lieu pour prendre connaissance de ce nouveau monde dans lequel ils viennent de pénétrer et un petit job pour se « refaire ». Elle est aussi une femme daffaires qui a un établissement à gérer dans un pays étranger, sa place à conserver, un commerce à faire prospérer et un avenir à assurer. Claire sur ses intentions, elle leur explique :
« Vous savez, je ne me fatigue pas de vous aider vous les aventuriers car ceux que jai aidés aujourdhui sont ceux qui maideront demain. La plupart dentre eux sont maintenant en Europe à Bruxelles, Paris ou Londres. Ils me donnent de leurs nouvelles et menvoient de largent pour me remercier et avec certains je fais un peu de business. Et puis un jour moi aussi je vais passer
»,
Elle leur offre de surcroît laccès à un lieu maternant et matriciant non seulement en subvenant à leurs besoins immédiats, en incarnant le rôle de substitut maternel auprès de ceux qui souffrent secrètement de la séparation davec leur mère mais aussi en leur donnant un accès immédiat au monde des « aventuriers » qui va les aider à faire leur apprentissage de « clandestin ».
2.2 Comment réussir un itinéraire de clandestin
De par sa profession de gérante de ce lieu récréatif, Tessilia favorise immédiatement le contact des nouveaux arrivants avec leurs semblables qui se retrouvent là pour boire des bières en écoutant de la musique zaïroise et qui échangent leurs expériences. Théodule est curieux de rencontrer dautres aventuriers comme lui et se fait interpeller :
« Eh likoko moi je suis Patrick, nous sommes arrivés ici il y a huit mois avec mon frère qui est actuellement en France. Il a eu la chance davoir un bon travail qui la aidé à faire rapidement des économies. De mon côté, jai contribué à son voyage et au moment où nous parlons il ma déjà envoyé largent pour le rejoindre. Je compte partir dici dix jours.
Moi je suis Blaise mais jaime quon mappelle tour d Afrique car jai déjà habité dix pays dAfrique et le Nigeria est le onzième
et le dernier. Après je retournerai directement chez moi. Jai tout fait pour atteindre lEurope mais jusquà présent je suis toujours en train de tourner en Afrique. Je suis fatigué de me faire exploiter à lextérieur et le peu que je gagne me permet seulement de payer le loyer et de manger et de vivre au jour le jour.
« Eh vous, les likokos, le seul conseil que je puisse vous donner est dêtre prudents: noubliez jamais votre objectif, sinon vous allez vous dérouter définitivement. Nuit et jour pensez à ceux qui vous attendent au pays. Conseil à prendre ou à laisser. A bon entendeur salut.
« Moi mon petit frère vient de mappeler depuis lEspagne (dit Roland). Je vous informe de ceci : il a utilisé un passeport guinéen accompagné de sa carte didentité plus un carnet de vaccination internationale.
Théodule: Pourquoi un passeport guinéen ?
« Dabord parce quavec ce passeport, on a pas besoin davoir le visa pour aller au Maghreb car il y a des accords entre ces pays En plus pour nous Congolais cest bon car nous avons des traits de ressemblance avec les Guinéens. Si tu veux en acheter un, on te dira chez qui aller, il y a un certain commerçant quon appelle « ya tchétchéni ». Il texplique lhistoire de la Guinée et te donne les noms des différentes hautes personnalités du pays : président, premier ministre, maire de Conakry, nombre dhabitants, langues parlées etc. Il peut aussi tout te dire sur la Côte dIvoire si tu veux un passeport ivoirien et ainsi de suite. Ces passeports sont vrais, tu peux descendre avec dans nimporte quel grand aéroport du monde sans problème mais ils sont faux parce quils ne sortent ni de lambassade ni du ministère des affaires étrangères Guinéens.
Eh likoko, moi je suis Martial. Bienvenue à vous dans cette vie daventure, moi je nai pas de conseil à te donner car dans cette vie la réussite dépend de chacun. Seul Dieu sait qui va réussir et qui va échouer. Certains réussissent après moins dune année, dautres même après vingt ans sont toujours dans la même situation, tout dépend du destin de tout un chacun ».
Les nouveaux-venus ne comprennent pas pourquoi ils sont traités de « likoko » (en lingala : petit insecte qui vit dans les palmiers à huile et qui, tombé sur le sol, risque fort dêtre ramassé, grillé et mangé) et ils sont prêts à se battre pour laver cet affront. Mère Tessilia explique que ces sobriquets sont réservés aux nouveaux-venus mais que quand ils seront vraiment habitués à cette nouvelle vie on ne les appellera plus ainsi. Pour linstant, ils font preuve de trop de curiosité ce qui montre quils sont nouveaux, ils sont trop familiers avec les inconnus qui refusent de répondre à leurs questions et ils sont trop confiants envers ces inconnus qui vont pouvoir les arnaquer facilement. Ils doivent apprendre rapidement la manière de se comporter ici, apprendre rapidement les premiers mots danglais essentiels à leur survie, shabiller comme-si ils étaient de jeunes Nigérians et éviter de se différencier sous peine de se faire déposséder. En quelques jours, sils suivent les conseils donnés, sils mettent à profit les récits entendus, ils cesseront rapidement dêtre des « bleus » et deviendront au fur et à mesure du voyage des experts. Cest dans ces lieux de rassemblement que se transmet ce savoir qui permet lacquisition des connaissances nécessaires pour poursuivre sa route sans problème et connaître les points de chute qui pourront se révéler utiles.
A suivre les transmigrants on the move dans lAfrique de la CEDEAO où la liberté de circulation est réelle (même si il faut monnayer les passages aux frontières, et éviter certains pays en conflit), leur façon de circuler a quelque chose de commun avec celle des routards qui faisaient la route de lInde dans les années 70. Tous utilisent les transports locaux disponibles et peu onéreux, choisissent leurs routes en tenant compte du danger tout en ne pouvant pas toujours éviter les situations de grande dangerosité. Les passages de frontières entre les pays qui ont des relations parfois tendues font souvent néanmoins lobjet de brimades ou de petits rackets mais ne sont jamais des obstacles définitifs au passage. Tous se retrouvent dans des lieux conviviaux et enfumés (nganda ou tchaikana) où séchangent informations et conseils sur la manière la plus économique de voyager et où sacquiert un savoir-circuler qui se tisse au fil des rencontres et sélabore en fonction des capacités individuelles et relationnelles de chacun à faire bon usage du monde qui les attend. Lentrée en clandestinité va se charger de mettre fin à la comparaison avec les routards. Alors que ces derniers continuent à évoluer dans un espace de libre circulation dans lesquelles les difficultés font partie du jeu et sont même appréhendées avec intérêt et curiosité, les transmigrants vont commencer à se préparer à pénétrer et à séjourner dans des Etats-nations qui ne souhaitent pas leur présence et qui peuvent utiliser la violence comme moyen légitime et recours ultime contre ceux qui se trouvent en infraction sur leur territoire.
Cest ici dans ces lieux de convivialité que le nouveau-venu prend conscience quil nest pas le seul engagé dans cette aventure et réalise quil fait partie dune communauté qui a des secrets à lui enseigner. Cest le groupe qui va lui apprendre à transgresser naturellement les normes que le bon citoyen quil était jusqualors respectait sans sourciller. Il va apprendre quil va être obligé dadopter des identités multiples et diverses en fonction des pays traversés et quil devra se réclamer citoyen de pays où il nest jamais allé et adepte de religions quil na jamais pratiquées. Cest ici aussi quil va acquérir la certitude que le maniement de la facticité est essentiel au succès de son entreprise. Cest ici quil va commencer à se familiariser avec cet état de pseudos qui ne sachèvera que dans un avenir si lointain quil peine à en imaginer la réalisation (et qui aboutira le jour où il sera régularisé). Il entre en clandestinité, intronisé par la sollicitude didactique du groupe et la bienveillance maternelle de la Mère.
Cest aussi le groupe qui laffuble de surnoms et de sobriquets plus ou moins désobligeants et dévalorisants. On le traite de likoko sil est congolais ou de mugu sil est camerounais, deux termes qui désignent leur état dignorance et leur manque dexpérience. Le nouvel arrivant réalise alors quil se trouve au début dun long processus qui va peu à peu le rendre wise (sage) et que pour cela il a besoin des autres. Il se rend compte aussi quil peut agir sur ce processus en étant proactif et en étant ouvert à la parole des autres. Il est sommé découter les « anciens » qui sont, chacun à leur niveau, à un stade plus avancé que lui et qui sont tous sans conteste plus expérimentés que lui le nouvel arrivant. Il est sommé dun ton moqueur mais ferme, découter les conseils, de sinformer et dapprendre rapidement. On lui enjoint de faire preuve de curiosité, dintelligence, douverture et dattention mais aussi de réserve, de méfiance, de vigilance et de discernement. Le nouvel arrivant est un « avent », un « complice », un « clando » comme eux que lon accueille sans se questionner sur le bien-fondé de sa présence et sans condition préalable. Mais plus il progresse dans son avancée à travers le Maghreb, plus le nouveau-venu, qui reste bien accueilli par le groupe dans un lieu nouveau, est un intrus qui dérange le groupe, perturbe son équilibre précaire et peut même menacer dautres membres du groupe. Plus on progresse vers le Nord, plus les nouveaux venus devront se référer à des « chefs » (chairmen) qui leur indiqueront rapidement les lieux dhabitation, les recommandations importantes sur la manière de se conduire qui sont propres au lieu et à la situation locale. La prise en charge permet déviter que du fait de son ignorance et de son inadaptation au nouvel environnement le « bleu » arrivant ne ségare dans des lieux inappropriés ou ne se conduise de manière qui puisse lui nuire et nuire aussi à dautres membres du groupe (lieux réputés dangereux). La transmission de la connaissance de la situation est multiple. Elle se fait de manière précise et ponctuelle par les « passeurs » (mères, chairmen, chefs, pasteurs) ou de manière plus continue par les autres membres du groupe. Ce savoir-transmigrer se transmet tout à la fois de manière dirigée et spontanée, pragmatique et flexible, organisée et imprévisible. Si le processus dadaptation au lieu et à la situation se fait de manière synchronique, il se fait aussi de manière diachronique prenant en compte non seulement lexpérience accumulée au jour le jour mais celle qui émane de la durabilité de la situation et qui est expérience, qui fait expérience. Lacquisition de ce savoir-faire participe étroitement du processus de construction de soi qui se fait lui aussi de manière ponctuelle en fonction de lévénement et de manière continue par laccumulation des compétences acquises et des ressources propres à lindividu. Cest le groupe qui va évaluer le niveau dadéquation du nouvel arrivant avec le monde qui lentoure, son niveau de compétences et sa capacité à savoir transmigrer ou à faire transmigrer.
« Quand on commence le voyage ou quand on arrive dans un lieu étranger, on est tous des likoko. On a pas dexpérience, on est des « bleus » et puis avec le temps et lexpérience on sait beaucoup plus de choses et on devient wise (sage) comme disent les Camerounais. Mais en lingala , on reconnaît plusieurs étapes. Dès quon se sent à laise dans le lieu où on réside, on devient un niama zamba qui veut dire quon est comme «un animal de la forêt ». Si on est dans la forêt, ça veut dire quon sait se diriger, éviter les pièges, on sait où se cacher pour se préparer à attaquer. En ville cest pareil, on sait comment évoluer, éviter les rafles de police, aller retirer son argent sans payer la commission, on est à laise. Ceux qui sont là depuis très longtemps, qui ont de lexpérience, on les appelle les « ngando » ou « crocodiles » car ils sont patients, très patients, tenaces et rapides à saisir loccasion qui passe. »
(Hyppolite, 29 ans, RDC)
Lachèvement du processus de transformation va culminer dans la dernière étape du voyage lorsque la réalisation de lobjectif est atteinte et que le likoko du début va enfin devenir un muana Poto, un « fils de lEurope » ou un benguiste comme disent les Camerounais en posant le pied sur le continent européen. La réussite du transmigrant est le résultat non seulement dun cumul dexpériences individuelles qui devient art de faire partagé avec les autres. Elle est aussi le résultat dune transformation progressive de lindividu qui a su sadapter à son environnement social et géographique, aiguiser et développer ses qualités personnelles qui lont formé, transformé et individualisé.
2. 3 Etre transmigrant négale pas être frère ?
Cest encore le groupe qui permet au nouveau-venu de comprendre ce langage codé de la transmigration dont seuls les initiés possèdent les clés. Le « bleu » apprend à désigner cet autre quil côtoie sans connaître, qui ne fait pas partie de son groupe dorigine mais qui fait pourtant partie de la communauté ditinérance. Pour désigner leur condition commune de transmigrant, on se réapproprie les termes employés classiquement par les gens extérieurs au groupe en les contractant : le clandestin devient « clando », laventurier devient « lavent » ou on invente des termes qui sont compris par tous comme le « tranquillo » qui désigne un lieu où lon peut se cacher de la police en attendant de pouvoir passer.
Si ces termes de clandos ou davents désignent les membres de cette communauté d'itinérance qui ont tous le même objectif et qui sont liés entre eux dans leur opposition à un tiers, dautres termes sont utilisés pour différencier la nature du lien qui se noue ou se dénoue en transmigration et qui indique les divers types de sociation (compromis dintérêt motivé rationnellement en valeur ou en finalité ou coordination dintérêts) et de communalisation (sentiment subjectif dappartenance à une communauté dination d' (Weber :1995) qui se mettent en place. Les termes de « complices » utilisés par les francophones ou de bambo (en langue bassa parlée par les Camerounais de la région de Douala) désignent des partenaires, des équipiers, des personnes avec lesquelles on est très lié, avec lesquels on voyage et affronte les mêmes difficultés. Ce « quelquun qui fait comme moi » parce que lui aussi veut aller en Europe implique que je suis complice avec lui, que je suis de connivence pour faire avec lui certaines choses qui en dautres lieux et dautres temps me paraîtraient répréhensibles. Je tolère donc de lui certaines pratiques que je sais ne pas être correctes, que moi je ne pense jamais adopter mais sachant que jy serai peut- être contraint un jour si la situation my oblige:
« Quand on voyage comme moi et quon cherche à passer, on rencontre dautres « complices »s avec lesquels on discute, et on fait des plans car certains connaissent des moyens pour passer. Je peux aussi me faire abuser quand ils trahissent ma confiance. Ça mest arrivé, jai été abusé par un « frère » qui ma demandé 2000 dollars pour me faire passer et puis au dernier moment il na pas tenu son engagement, ne ma pas fait passer et en plus il a pris mon vrai passeport et il est parti en France. Cest vrai que je ne le connaissais pas vraiment davant mais je lui avais fait confiance car on avait fait des choses ensemble mais en fait il nétait quun « complice » comme un autre qui na pas respecté son engagement mais bon
.je lui en veux parce que je suis en grand problème maintenant mais même si moi je naurais jamais fait ça, je comprends quon puisse faire ça parce que lui il avait aussi vraiment envie de passer, il était poussé par sa copine et il a été plus fort que moi et que son frère lattendait en France. Si je le revois je ne vais pas lui casser la figure mais je ne ferai plus jamais affaire avec lui pour passer, mais si je le revois au pays on pourra discuter encore ».
(Charlie-24 ans -Rabat)
Parfois la sociation lemporte sur la communalisation qui a eu lieu à un moment et qui a permis à la relation de sétablir. Ici le mot « frère » indique lappartenance à un groupe de personnes que Schütz (1991) nomme les « consociates ». On est frères parce que lon subit les mêmes contraintes (qui nous ont amené à quitter le pays) et quon connaît les mêmes souffrances que la transmigration nous impose. On est des frères en souffrance dont on comprend et tolère le comportement.
Les termes de parenté sont employés ici pour hiérarchiser un type de relations sociales qui ont lieu en un temps et lieu donné. En transmigration ces relations ne se limitent pas à la « complicité » on le verra plus loin mais elles peuvent être dune autre nature :
« Quand je parle de certaines personnes et que je dis quil est « mon frère » - ou que jappelle telle personne « maman » qui se dit en lingala (D maman ndeko na ngai
) ça veut dire autre chose que quand je dis « mes frères congolais » ou que je parle de ma vraie mère. Lexpression ndeko na ngai, ça veut dire exactement « lautre est membre avec moi », lautre est mien. On peut traduire par moi ou le mien cest pareil, je peux pas dire pourquoi, lautre m appartient et je lui appartiens. Je peux dire quon sappartient, cest réciproque tu comprends ? Avec ces personnes je me sens « en famille », je me sens bien, à laise comme quand jétais en famille quand ils étaient vivants puisquils ont été tués .Je peux me sentir bien même avec une étrangère à ma famille, une personne dont je nimaginais pas quelle puisse exister et qui agit avec moi comme une mère parce que elle fait les mêmes choses que ma mère fait et quelle me considère exactement comme un fils. Cest comme si elle faisait partie de ma famille. Elle m aide quand jai un problème pas seulement en me donnant un peu de sous mais surtout elle mécoute, on peut discuter et en fait , elle fait plus pour moi que ma famille restée au pays - parce que elle, elle est là et est en situation de maider. Bientôt je vais passer mais je sais que je vais garder le contact.
(Ray, 26 ans, Casablanca)
Lexpression « ndeko na ngai » qui signifie quun autre est « membre avec moi ou avec le mien » dit bien toute la complexité des rapports avec cet autre qui mappartient tout autant que je lui appartiens, lautre qui fait partie de moi et donc par extension de ma famille même si le mot nest pas clairement prononcé. Lautre, mon alter ego .
Le lingala fait ressortir clairement les différente significations du mot « frère » qui traduit un sentiment dappartenance à un groupe (on est membre de ) ou à une personne (on est membre avec ) et qui dit la communalisation avec un groupe ou une personne. Ces communalisations de sentiments qui font communauté ditinérance disent lintensité du lien qui massemble à lautre, lémotion ou lempathie que jéprouve à son égard non seulement quand je le désigne au pluriel (nos frères) mais aussi quand je peux lui dire tu (toi mon frère).
Les relations fraternelles ou filiales envisagées ici sont faites de réciprocité. Elles impliquent un engagement des deux parties, un sentiment partagé de responsabilité quand la relation a lieu entre deux adultes - un intérêt au devenir de lautre qui implique une fidélité, un attachement qui persiste dans la durée quels que soient les aléas de la situation. En inventant une filiation qui permet de se dire « fils de » les deux protagonistes sengagent dans une relation qui les responsabilise à leurs propres yeux, les incite à poursuivre leurs desseins et contribue non seulement à leur propre individuation mais aussi à celle de lautre. En fonction des événements, les liens entre les membres du groupe pourront être distendus, suspendus mais pas rompus.
Une solidarité fraternelle ?
Si en Afrique sub-saharienne, les transmigrants se retrouvent dans des quartiers connus de tous, au Maroc, ils vivent dans les grandes villes au cur même des périphéries urbaines non pas en ghetto, ni en isolat mais dans les quartiers en déshérence de la société daccueil temporaire. Dans les quartiers dits populaires de Rabat à forte densité démographique, ils louent des chambres, des étages ou des maisons entières à des propriétaires locaux. Quelque soit le mode de location, les chambres sont souvent exiguës et loccupation de la surface maximale. (Souvent une fois les matelas déroulés, on ne peut plus se mouvoir). Il faut cohabiter avec des pairs que lon na jamais vu avant et ceci par nécessité économique, par obligation, parce que les loyers sont chers et non pas par « esprit communautaire » qui ferait rechercher une promiscuité grégaire .
Ecoutons Léo, réfugié politique originaire de Brazzaville. Après avoir vécu une période de grande précarité en arrivant au Maroc, il a réussi à trouver un travail denseignant dans une école de Casablanca tout en cherchant le meilleur moyen de passer légalement en Europe. Ayant enfin des ressources régulières (120 euros/mois) depuis quelques mois, son premier geste a été de quitter la chambre quil partageait avec quatre autres Congolais pour louer un vaste appartement dans un quartier central de classe moyenne. Le prix du loyer absorbe plus de la moitié de son salaire. Il vit seul dans cet appartement dont il noccupe quune seule pièce :
« Cest important pour moi de pouvoir enfin choisir ma manière de vivre. Je peux enfin faire la tête que je veux, faire ce que je veux et ne plus trembler de peur dêtre dénoncé par un voisin énervé quand un des colocataires fait trop de bruit et de craindre dêtre renvoyé à la frontière. Je naurai plus à déménager comme avant parce que je ne mentendais pas avec mes colocataires qui donnaient des ordres et se comportaient en petits chefs, ou qui amenaient des filles dans la chambre à côté et faisaient du bruit. Je nai plus à avoir peur de la contagion dun compatriote qui tousse et est soigné pour la tuberculose.
Je me sens en sécurité ici et je nai plus peur de rencontrer des gens qui connaissent mon passé, qui savent qui je suis, ce que jai pu faire au Congo et qui peuvent me vouloir du mal. Aujourdhui japprécie de pouvoir vivre comme tout le monde, pas les uns sur les autres. On peut me dire que cest du luxe de vivre comme ça et que je devrais économiser pour envoyer de largent au pays et pour mon passage mais pas pour le moment. Je suis heureux dêtre ici au calme. Quand on a le choix on prend ses aises ».
Le cas de Léo nest certes pas typique de la situation des transmigrants au Maroc car il est lune des rares personnes rencontrées qui y ait trouvé du travail et qui vive seule mais il est pourtant exemplaire. Non, nous dit Léo, il existe des transmigrants qui ne font pas montre dune solidarité à toute épreuve à légard de leurs « frères » africains. Non, la solidarité entre « frères » nest pas naturelle, spontanée et inconditionnelle.
Les relations qui se nouent en transmigration sont tantôt le fait de communalisations tantôt de sociations au cours desquelles la nécessité de réduire le coût de la migration est un facteur important dagrégation. On la vu, les transmigrants sont dirigés vers des quartiers, accueillis par des « chefs » des mères ou des compatriotes à leur arrivée dans les villes. Cet accueil est-il le fait dune solidarité ou tout simplement dune hospitalité fraternelle ? De fait, les nouveaux-arrivants sont accueillis par le groupe existant au nom du fait quils sont comme eux des aventuriers. Cependant ce devoir dhospitalité nest pas à confondre avec un devoir de solidarité qui sexercerait de manière inconditionnelle, spontanée et naturelle envers tout autre Africain du seul fait que celui-ci a aussi envie de passer en Europe. Laccueil est plus ou moins convivial en fonction des affinités sélectives que chacun entretient avec le nouvel arrivant. On lui offre le gîte et le couvert, on lui laisse le temps de se reposer des fatigues du voyage (ou de guérir de ses blessures sil revient dune attaque du « grillage » dans les enclaves espagnoles). On lui laisse le temps de trouver ses nouveaux repères, de contacter ses proches, de sorganiser et de se ressourcer avant quil puisse participer et « cotiser » à son tour. Si après quelques semaines lhôte-invité ne participe toujours pas (de quelque manière que ce soit), des petits signes dimpatience, des petites phrases agacées montrent à celui-ci quil est temps de « cotiser » ou de quitter. Cet ultimatum qui nest pas exprimé de manière ouverte devient effectif lorsque le bailleur (qui attend son loyer impayé) menace de mettre sur le trottoir tous les colocataires. Le nouveau-venu doit se montrer solidaire du groupe quil a rejoint pour ne pas mettre les autres membres du groupe dans la difficulté. Il doit apprendre les règles du cohabiter sous peine dêtre expulsé (au propre et au figuré) du groupe quil a rejoint.
Les chercheurs de lécole de Chicago ont montré que la communauté ethnique a joué le rôle de sas intégrateur pour les migrants en provenance dEurope. Ici cest bien la communauté ditinérance transnationale qui aide lindividu à sadapter , à subsister au quotidien, qui établit les normes de la cohabitation harmonieuse, qui rappelle à lordre ceux qui nen suivent pas les règles strictes et expulse du groupe les éléments qui ne se comportent pas correctement.
2. 5 Accepter le réel et faire mémoire du passé
Les conditions de la transmigration sont contraignantes : contiguïté spatiale extrême, absence de moyens empêchant toute fuite dans la distraction, frugalité du repas quotidien, échecs répétitifs, séparations, ruptures etc. Même si ces difficultés du quotidien sont vécues et partagées par tous les membres du groupe, elles obligent les individus à y faire face de manière personnelle. Il faut composer avec ses voisins, se taire et endurer, faire preuve de détermination, de persévérance et dobstination. Il faut aussi savoir dire non, être capable de faire des choix et de poser des actes. Néanmoins lagir qui est le résultat dune prise de conscience dune situation, suivie du désir dagir, de la volonté dexécution et de la mise en acte nest pas toujours possible : « Je voudrais habiter seul et voir mes « frères » quand je le décide mais je suis obligé de cohabiter à cinq dans une petite pièce parce que je nai que 20 euros pour vivre par mois ». « Je voudrais voyager par avion (comme le dit Goldschmidt (2002) des Congolais) parce que jai peur de traverser le Détroit
.mais je dois me soumettre aux conditions du passage, prendre la « pirogue » et passer par les Canaries la peur au ventre ». « Je voudrais tellement passer légalement avec un coup de tampon pour mon passeport mais je suis obligé de faire le clandestin, de devenir un aventurier, un sans-papiers et solliciter lasile en Espagne etc.. » Mon désir, mes préférences, mon vouloir sont exclus du processus normal de lagir et je suis obligé dagir en occultant mes désirs et dans la contrainte - que les autres membres du groupe me rendent plus douce certes - mais dans la contrainte quand même. Jaccepte ces contraintes parce que je suis responsable de la situation dans laquelle je me trouve. Je suis un individu libre exerçant mon libre-arbitre. Je sais ce qui est bien et ce qui est mal et je sais que jai choisi le bien (le passage) car ma motivation est basée sur des principes nobles tels que lamour du prochain (de ma famille ou de la grande famille humaine), le principe dégalité (qui me donne le droit de me déplacer librement sur la terre) ou/et le principe de défiance (envers ceux qui me persécutent). Jagis, conforté par le bien-fondé de ma décision mais contre mes désirs, mes souhaits, mes préférences. Cette situation exige de moi une grande force de caractère pour me plier à cette autorité que je napprouve pas. Il me faut être souple, courber léchine et accepter la situation contraignante. Il me faut accepter le réel de ma situation - comme le font les autres membres du groupe - ce qui rend possible de supporter un vivre-ensemble que je pensais jusqualors insupportable. Le groupe ne maide pas seulement à rendre la promiscuité supportable mais il rend aussi moralement supportable une situation qui ne lest pas a priori. Il légitime « le passage » (même clandestin et illégal) en maintenant vivant le souvenir de tous ceux qui ont réussi le passage avant lui et qui sont bien arrivés en Europe. Le groupe permet de faire lanamnèse - de faire mémoire dun passé dans lequel se retrouvent les contemporains (consociates) qui deviennent les prédécesseurs et qui occupent la même place que les morts. La mort est présente au sein du groupe et on en parle. On souffre de la disparition dun ami, on prie pour le salut de son âme, on avertit ses proches et on ne loublie pas. Mais sa mort nest pas inutile. Un jeune Malien interrogé après son expulsion sur le Mali lors des événements sanglants de Ceuta et Melilla a dit « Nous savions que nous risquions la mort mais nous avons attaqué le grillage parce que nous savions que si nous ne pouvions passer, dautres passeraient et réussiraient ». Le sacrifice de tous ces morts de jeunes transmigrants nest pas vu comme inutile, au contraire il est magnifié car ils disent avoir donné leur vie pour leurs frères. Il est légitimé par le groupe qui accorde une fonction rédemptrice au sacrifice. Grâce à leur mort, dautres sont passés, dautres ont réussi, dautres sont en Europe et le « grillage » et la mémoire collective du groupe se voit dotée dun nouveau lieu sacré devenu un monument aux morts.
3. Etre relié
Lentre-deux que traverse le migrant nest pas un espace libre de toute attache au lieu dorigine : Enée dans sa fuite emmenait avec lui ses pénates et transportait son vieux père Anchise sur son dos. Les chamanes Hmong du Laos transportaient les esprits de la forêt jusquen Guyane. Les transitant-e-s de lAfrique sub-saharienne quittent leur pays chargé-e-s des bénédictions des puissances tutélaires et parentales. Tous sont des étrangers qui ont quitté leur pays de manière contrainte ou forcée. Sont-ils pour autant en errance, déracinés car « privés de leur existence substantielle enracinée quelque part si ce nest dans lespace » comme le dit Simmel (1990) ? Le migrant du 21ème siècle est un « migrant connecté » (Diminescu : 2002) certes mais nen reste-t-il pas pour autant déraciné au sens sociologique du terme ? Peut-il garder ou retrouver de sa substance dans sa course à travers cet espace inconnu qui souvre à lui ? Est-il vraiment seul face au groupe auquel il va se confronter ?
1. Connecté ici, là-bas et ailleurs
Le transmigrant daujourdhui est un « connecté potentiel ». Sa famille est restée au pays et même sil ne maintient pas de contacts étroits avec ses proches tant quil na pas atteint son but, il SAIT quil peut à tout moment rentrer en contact avec eux. Il a la possibilité (si urgence ou besoin ressenti) de se connecter avec ses proches dans tous les lieux où il fait escale. Il a toute une panoplie de moyens de communication à sa disposition qui lui permettent dentretenir les liens anciens ou nouvellement créés. Les nouvelles techniques dinformation et de communication (NTIC) sont faciles dusage, peu coûteuses sinon gratuites et dun usage extensif. Le transmigrant qui est le plus souvent un « computer literate », aiguillonné par la nécessité de communiquer, explore avec curiosité tous les nouveaux instruments mis à sa disposition. Il connaît le maniement classique de lInternet, envoie facilement Emails et SMS, sapproprie - plus rapidement souvent que le sédentaire nanti - les nouvelles technologies de communication gratuites comme skype qui permettent à partir dun ordinateur de discuter avec un interlocuteur quel que soit le lieu où celui-ci se trouve. Si sa famille habite dans un village non connecté à lInternet, il peut envoyer ses messages à des intermédiaires au pays qui délivrent le message à domicile contre une petite somme payée par le receveur. Sil a les moyens daller au cybercafé, il passe des heures à surfer sur le net, se tient au courant de « la situation au pays ». Selon ses opinions politiques, il consulte des sites tenus par des « frères » opposants en exil et participe à des forums de discussion. Il envisage aussi dautres manières démigrer lorsque ses plans de passage en Europe ont échoué. Nous avons rencontré plusieurs jeunes qui en attente au Maroc depuis plus de deux ans avaient consulté le site de la « loterie américaine » et sétaient inscrits dans lespoir dêtre choisis et de gagner la « carte verte ». Ils rêvaient de senvoler pour les Etats-Unis et étaient prêts à sy adapter et à y résider.
Le téléphone portable est la possession la plus précieuse du transmigrant dont il ne se sépare que contraint par la nécessité. Il cherche toujours la méthode « moins chère » pour appeler et maintenir le lien avec là-bas, ici et ailleurs. Sil na pas dappareil, il utilise la technique du « boxing » qui consiste à téléphoner à partir du portable dun autre transmigrant qui déambule dans les quartiers et loue son portable en se faisant un petit bénéfice. Celui-ci connaît les possibilités innombrables pour appeler au Cameroun en appelant un numéro au Zimbabwe etc
et utilise avec intelligence les failles du système. En 2002, il était possible en connaissant un certain employé travaillant chez un opérateur de téléphonie mobile qui avait accès à des lignes de fréquence libres, de pouvoir parler presque gratuitement et indéfiniment avec son interlocuteur au pays. Mais nous navons pas rencontré de ces « radiesthésistes des lignes de fréquence libres » décrits par Dana Diminescu qui ont eu la chance de découvrir des « zones » couvertes par des satellites à émission gratuite et qui pouvaient converser pendant des heures avec leur conjoint resté en Roumanie alors quils rentraient sur Paris.
Rester en contact avec ses frères, sa famille, ses amis est toujours possible même dans les situations les plus confinées. Que lon soit « enfermé » dans un « camp militaire » dans le sud du Maroc, rejeté au désert par les forces de lautorité ou caché dans les forêts du Gurugu en attente de passage. Lorsque la carte est vide, il suffit dêtre en contact avec un tiers resté en ville qui veuille bien payer pour le rechargement de la « puce » en indiquant le numéro du bénéficiaire. Si le téléphone a été dérobé ou confisqué, on trouve toujours un « frère » qui prête son appareil pour passer un coup de fil important.
Néanmoins, les liens sont souvent interrompus, que ce soit volontairement ou non, de manière temporaire ou définitive. Ils peuvent être volontairement suspendus pendant quelques jours (quelques mois, voire quelques années) lorsque le transmigrant « voyage » et quincertain sur lissue du périple, il préfère attendre dêtre arrivé à bon port pour se manifester à nouveau. J.Streiff-Fenart (2004) parle de ces aventuriers rencontrés qui disent être partis « sans raison », sans pouvoir rendre raison de leur projet en le situant dans un ordre familial dans lequel ils seraient dans une position de bénéficiaire et navoir plus aucun lien avec leur famille. Dans ces cas là, le contact avec la famille dont on nattend rien ou dont on nattend plus rien est beaucoup plus lâche ou inexistant. En suivant certains de ces « aventuriers » sur plusieurs années (2000-2005), nous avons constaté que les liens familiaux quils avaient démentis avaient finalement été réactivés une fois arrivés en Europe. Ils tentaient à peine installés (régularisés ou non) de faire venir leur fils ou leur fille restés au pays dont ils navaient pas toujours mentionné la présence. Le lien familial qui était resté en suspens du fait de lincertitude de leur avenir et de la grande précarité dans laquelle ils se trouvaient était alors réactivé. Le projet annoncé comme solitaire était devenu projet familial alors quil ne pouvait pas savouer comme tel dans les moments dincertitude. Nous avons aussi rencontré des jeunes en rupture familiale (enfants de famille polygame ou dont les parents avaient divorcés) qui semblaient dans limpasse et qui pour diverses raisons (manque total de moyens financiers, dispute grave, fuite devant une attaque de sorcellerie) disaient navoir plus aucun lien avec leur famille. Aucun ne parlait de rupture définitive et pensait bien un jour rétablir le lien. Le silence soudain - quand il est inexpliqué est source dangoisse pour ceux restés au pays et qui peuvent se laissent aller à imaginer les pires scénarios catastrophes.
Le contact qui réside au Nord peut lui, décider de couper volontairement le lien avec un « frère » lorsquil veut se désengager dune relation qui devient trop lourde à assumer financièrement. Il évite de décrocher le combiné lorsquil voit safficher sur son cadran le numéro dun « frère » encore au Maghreb et il préfère ne pas répondre plutôt que davoir à justifier le fait quil a lui-même de grosses difficultés financières et ne peut plus laider. Il peut lui aussi être dans une situation difficile , en centre de détention, avoir été débouté du droit dasile et être devenu un SDF ou avoir été même été expulsé du pays.
Les liens avec les « frères » sont interrompus de manière involontaire lorsque le portable est confisqué par un agent de lautorité ou extorqué par un tiers et que limprévoyant a oublié de cacher sa « puce » en lieu sûr. Il se retrouve alors dépouillé de son précieux répertoire et de ses contacts. Dans les lieux considérés comme dangereux, on cache sa « puce » sur soi et on ne la remet dans lappareil que lorsque lon veut appeler ou que lon attend des nouvelles. On mémorise au maximum les numéros de téléphone importants dont dépend le succès du passage. On se méfie, on est prudent, on compte sur soi, on a confiance en sa mémoire.
Enfin, le transmigrant doit payer son passage pour lEurope (sauf sil réussi à passer clandestinement dans les enclaves espagnoles et à déposer sa demande dasile). Il doit se faire envoyer de largent de létranger et se familiariser avec le mode demploi du transfert monétaire instantané. Il peut alors toucher de largent dans nimporte quelle agence, à nimporte quel moment et sans avoir à révéler son identité. Sil est sans-papiers, pas de problèmes, il lui suffit de répondre à une question Test posée par lenvoyeur - qui lui a communiqué la réponse par Internet ou par téléphone pour pouvoir retirer la somme envoyée. Au Maroc, Western Union qui a le monopole des transferts bancaires en temps réel est utilisé par tous ceux qui ont besoin de recevoir de largent (paiement du passage, aide ponctuelle). Pour rendre service à ceux qui nosent pas se rendre dans les lieux publics pour retirer leur argent, de peur dêtre victime dune rafle, certains voisins compatissants se sont spécialisés dans le retrait de largent, monnayant une petite commission.
Le savoir- sinformer et le savoir-communiquer sacquièrent en cours de route, chemin faisant, en tête à tête ou devant un ordinateur, de manière conviviale ou impersonnelle, didactique ou formelle. Poussé par le besoin de mobiliser des ressources, de trouver des solutions aux obstacles de la route, le transmigrant (homme ou femme) ne peut envisager de se passer des NTCI qui lui offrent la possibilité dêtre relié à ses frères, à sa famille, à ses contacts. Mais être bien connecté avec là-bas et ailleurs ne suffit pas pour réussir son passage, il faut aussi avoir de bons contacts ici, être en relation avec les bonnes personnes.
2. Fabrique dun passeur
Le parcours du transmigrant est jalonné de rencontres multiples, de confrontations quotidiennes à laltérité, détapes plus ou moins longues qui lui permettent de se préparer au passage en Europe. Il traverse un espace urbain qui est investi entre autres par des organisations humanitaires ou religieuses qui sont territorialement circonscrites et qui ont des objectifs précis à réaliser. A létape, le transmigrant rencontre - fortuitement ou volontairement - les membres de ces organisations a priori bien disposés à leur égard et dont il peut utiliser ou refuser les services. En fonction de son histoire personnelle et de ses inclinations, il peut se trouver à laise dans ce milieu, montrer de lintérêt pour ce qui sy passe, être ouvert au dialogue et prêt à engager une relation sociale. Il peut par son attitude globalement engageante retenir lattention des agents qui vont le distinguer et éventuellement solliciter ses services. Il ne sera plus alors un simple consommateur de services, comme tous les autres bénéficiaires mais il va participer, sinvestir avec enthousiasme dans lactivité proposée et saisir loccasion petit à petit de tenir une place importante dans un espace étranger, de devenir quelquun qui compte, un intermédiaire entre sa communauté et le groupe daccueil. Il devient alors un « leader informel », un « passeur ». Tarrius (1989) a montré le rôle de ces « passeurs » qui, à la charnière entre deux espaces létape et le parcours- gèrent les diverses transactions qui sopèrent entre les diverses communautés et qui sont les indispensables carrefours des communications qui à lintérieur de létape, comme entre étapes mettent en relation, orientent, dirigent et conseillent.
Tout transmigrant nous lavons vu, joue au sein de la communauté ditinérance à un moment ou à un autre un rôle de « passeur » car il transmet un peu de son savoir-circuler au nouvel arrivant. Cependant tout transmigrant ne devient pas un « passeur » reconnu, un chairman ou un président. Au Maroc nous travaillons sur les mêmes terrains que M. Alioua (2003) qui a très bien décrit les activités de Modeste-le-chairman, intermédiaire précieux qui accueille et loge les nouveaux arrivants et négocie auprès des étudiants congolais de vrais-faux papiers pour passer en Europe. Celui-ci se perçoit comme « quelquun qui a de lexpérience
une référence
ayant un certain charisme
une vue densemble». Il est socialement compétent, motivé, tisse des liens, négocie, transgresse les normes etc.
Nous voudrions tenter ici de comprendre comment sopère cette « fabrique » du passeur, quels en sont les composants, les éléments et les événements qui vont lui conférer cette compétence. Comment devient-il un passeur patenté, au propre et au figuré ? Quel est le rôle du groupe daccueil ? Dans quelle mesure ce rôle est-il individuateur ? Nous voudrions comprendre la nature de cette relation triadique qui unit le groupe sédentaire, les transmigrants nomades et le passeur temporairement sédentarisé qui se tient à lintersection de plusieurs mondes, à lentrecroisement de multiples cercles sociaux et traverse sans cesse les barrières sociales. Nous voudrions décrire ici ces petits moments qui réaménagent ce que Tarrius appelle les cercles de sociabilités instituées et avons choisi pour cela de décrire une des étapes du parcours, un micro-lieu qui est le local dune association caritative . Sur la scène, trois protagonistes : une bénévole et deux transmigrants, lun en demande dassistance, lautre dénommé Fidèle, travailleur social improvisé. Nous écoutons Fidèle, jeune étudiant ayant fui les massacres perpétrés sauvagement par des agents dun gouvernement qui ne tolérait pas les opposants politiques et les persécutait eux et leurs enfants. La trajectoire de Fidèle est typique de toute une génération de jeunes noirs-africains vivant dans des zones de conflit et dont lavenir a été brutalement interrompu. Toutes les histoires de vie ne sont pas aussi tragiques que celle de Fidèle mais toutes racontent lhistoire de jeunes poussés hors de chez eux, qui ont décidé de ne pas se aller se « réfugier » dans des camps régis par le HCR ou le CICR mais daller demander lasile en Europe et y tenter leur chance. Nous observerons ensuite comment Fidèle le transmigrant anonyme est devenu en peu de temps un « passeur » efficient et patenté :
« Fidèle est né en 1977 dans la région du Pool, au sud de la République du Congo. Il est laîné de cinq enfants et est un élève brillant. Il garde le souvenir ému de son enfance : une famille unie, sa participation aux olympiades de maths, la découverte de son village doù il est parti sur les traces des pangolins et des hippopotames en compagnie des pygmées chasseurs-cueilleurs. Il a 16 ans lorsque éclate la guerre de 1993 et il est confronté pour la première fois à la violence : meurtres, viols, kidnapping. Son père est torturé, sa mère fait une dépression. Son père libéré, il reprend les études et la veille du Bac (juin 1997) la guerre éclate à nouveau. La famille se réfugie au village pendant 5 mois. Au retour, la maison est brisée et saccagée, les épreuves de lexamen sont annulées et reportées à lhiver suivant. Ayant réussi brillamment son Bac, son père, pacifiste convaincu refuse quil rentre dans larmée et linscrit en DEUG de maths-physique mais à la fin de lannée, la guerre éclate à nouveau entre les partisans de Lissouba et de Sassou Nguesso. Cest alors un retour au village mais les conditions idylliques de lenfance ont disparu. Cest la guerre, les milices poursuivent les intellectuels. La famille se réfugie dans la forêt où les conditions de vie sont très éprouvantes : son petit frère meurt, mordu par un serpent, sa mère et sa plus jeune sur meurent de malnutrition sévère en décembre 1998. Ses deux autres surs meurent au cours dun bombardement qui avait pour objectif déliminer les miliciens Ninjas, Cocoyes et Zulus qui soutenaient le Président déchu. Le père est blessé, ils ne sont plus que tous les deux et ils décident de rentrer sur la capitale. Sur la route de retour, les miliciens Cobras arrêtent son père et le fusillent sous ses yeux. Il ne doit la vie sauve quà lintervention du personnel de la Croix-Rouge. Il est alors recueilli par léquipe de Médecins sans frontières qui le soigne pour paludisme, amibiase et dénutrition. Il a perdu toute sa famille et de désespoir pense alors à se suicider.
A 21 ans, Fidèle se retrouve seul à Brazzaville. Il est alors emprisonné et torturé deux fois sous prétexte que son père était un opposant politique. Il est finalement libéré et na pas dautre solution que de quitter le pays sil ne veut pas être tué. Il prend la route et arrive au Maghreb après un périple terrestre de 6 mois. Il est à court dargent, passe quelques jours à Fès où il est recueilli par de jeunes Sénégalais venus en pèlerinage sur le tombeau de Si Ahmed, fondateur de la confrérie Tijanya. Il repart rasséréné vers la capitale où il ne connaît personne mais il trouve rapidement le quartier des Congolais. Il cohabite avec des boursiers « nordistes » malgré le fait quils sont de lethnie au pouvoir qui a tué son père mais il est obligé de vivre avec eux car il na pas le choix. Il tousse depuis son passage en Algérie, a mal à la poitrine et a perdu 10 kilos. Sur les conseils dun « frère », il se rend à la Caritas où une tuberculose pulmonaire est rapidement diagnostiquée. Il est soigné gratuitement à lhôpital et tous les mardi matin, il se rend à la permanence où il reçoit un kilo de riz, du lait concentré et un peu dargent pour vivre. On shabitue à sa présence et il est apprécié pour sa discrétion, son sourire charmeur et sa politesse. Les bénévoles (femmes françaises expatriées) reçoivent les migrants de passage et sont soudainement débordées : elles ont à faire front à un afflux massif de jeunes qui espéraient passer facilement en Europe « par le grillage », mais qui ne peuvent plus franchir la frontière à cause de la construction du nouveau périmètre frontalier autour des enclaves espagnoles (nous sommes en 2001). Devant lafflux massif de demandes daide, Fidèle est sollicité par lassociation pour venir aider. Il est au Maroc depuis 6 mois, suit son traitement et a repris du poids.
Il vit dans le quartier de E. où habite la majorité des clandestins, joue au foot avec ses voisins marocains et connaît beaucoup de transmigrants anglophones. Au sein de lassociation, il fait rapidement preuve de bonnes capacités organisationnelles (tri des patients, rangement des dossiers) et relationnelles (accueil, patience et gentillesse) qui sont appréciées du personnel. Il parle français, la langue officielle du Congo, le kikongo et le lingala qui sont les langues nationales, le lari (langue parlée par son ethnie) ainsi que langlais et se débrouille en arabe dialectal. A la permanence, il fait linterprète pour les bénévoles qui ne parlent que français. Celles-ci ont à intervenir auprès de personnes noires-africaines de passage et qui nont ni papiers pour prouver leur identité, ni diplômes pour prouver la réalité de leur éducation, ni références familiales attestées pour prouver leur bonne moralité, ni employeur pour prouver leur honnêteté. Elles doivent décider de leur conduite à tenir malgré les soupçons quelles entretiennent quant au bien fondé de certaines demandes (une aide financière pour le logement), la faisabilité dune requête (un petit projet permettant de survivre à financer) ou la mise en application dun projet de retour au pays sollicité.
Fidèle est celui qui répond aux interrogations silencieuses des bénévoles quant à « lhonnêteté » des propos tenus. Il est celui qui dissipe le doute et le soupçon, qui rassure et établit la confiance. Il est le conseiller silencieux mais écouté. Dun clin dil discret ou dun léger hochement de la tête, il signifie son avis qui est toujours favorable. Son petit geste efficace - imperceptible à celui qui se trouve à lextérieur de cette interaction à trois - va être le facteur déclenchant au renversement de la situation et qui va faire pencher la balance en sa faveur. Subitement, les points de vue vont évoluer, les perspectives changer dangles et latmosphère se détendre : la méfiance devient confiance, le doute devient assurance et le refus initial laisse place à la discussion. La requête est acceptée, le projet voté et laide accordée.
Fidèle est le seul étranger à être invité à se rendre dans les quartiers résidentiels chez les bénévoles pour discuter du programme et des cas jugés comme spécialement litigieux. Ici comme là-bas, il défend toujours lintérêt des absents sans jamais trahir sa communauté en émettant un avis négatif ou un doute sur la sincérité des solliciteurs. Cette fidélité immuable à sa communauté irrite les bénévoles qui aimeraient quau nom du fait quil a été distingué du reste du groupe, il « livre » sans réticence son avis sur
, sa connaissance de
Au cours de ces conversations, il laisse parfois échapper un « tu » furtif à légard de son interlocutrice (qui elle, le tutoie demblée sans se questionner). Ce « tu » vite abandonné laisse entrevoir la possibilité dun « nous » commun - que finalement tous deux récusent - car le franchissement de cette frontière édifiée par les convenances ne leur permettraient plus à lun comme à lautre de rester maître de leur jeu et dassurer les intérêts propres à leur groupe. Le tutoiement complice est vite réprimé et le retour au « vous » distant et respectueux rétablit les frontières insidieusement franchies en maintenant la « bonne distance » avec cette société de bienfaisance. Il reste discret et séclipse dès que permis. Fidèle lintermédiaire ne flanche pas, il se tient droit debout, à linterface de la rencontre entre les deux communautés, représentant de sa communauté.
De retour sur la scène de la « permanence » hebdomadaire, Fidèle cumule les fonctions : seule présence masculine dans cette équipe de femmes, il est agent de sécurité. Il ramène à la raison les récalcitrants qui dépassent les bornes de la bienséance et menacent de tout casser pour exiger ce quils considèrent être leur dû (largent dun loyer, une aide alimentaire etc.) Il désamorce les conflits potentiels lorsque les rapports entre les donateurs et les donataires se tendent et se dégradent et que les paroles daccueil cèdent soudainement la place à lexaspération, à lemportement et à la colère. Par sa médiation discrète, il contient les débordements dune pensée qui nest - ni dun côté ni de lautre - exempte de réflexes xénophobes et en évite les manifestations blessantes. Il humanise des rapports sociaux fragiles et enclins à se dégrader dès que les normes de la bienséance (adéquation de la requête, discrétion polie) sont dépassées. En négociant les conditions de la relation, il permet la pérennisation de ce lien fragile entre les protagonistes qui permet la défense des intérêts de la communauté du passage.
Fidèle est récompensé pour les nombreux services quil rend : pour le temps quil passe à visiter les malades dans les hôpitaux, pour laccueil à son domicile dautres tuberculeux comme lui que sa compagne nourrit, pour ses accompagnements des bénévoles dans les quartiers de T. jugés dangereux par certains. Lui est à laise avec les « bailleurs » à qui il explique la nature de leur visite et plaide pour ses administrés si nécessaire. Il est aussi chargé de négocier au mieux les intérêts de lassociation qui désire financer le retour au pays
Enfin, il informe avec bonne volonté sur les comportements des uns et des autres.
Pour tous ces services rendus, Fidèle est dédommagé. Il reçoit largent du transport et de la nourriture pour les malades, choisit pour sa compagne de beaux habits reçus par lassociation. Il est remboursé de ses transports, des médicaments quil achète et à la fin du mois, il reçoit non pas un salaire - car il est considéré comme volontaire- mais un petit « pécule». Il élargit le cercle de ses connaissances qui ne se limite plus seulement au cercle des bénévoles qui linvitent à dîner, lui prêtent des livres et des vidéo- cassettes et lui facilitent lentrée dans le cercle diplomatique. On sintéresse à son parcours, on lui fait confiance, on lui prête de largent pour acheter le billet davion de son amie qil fait partir en France. Il prête une oreille attentive à toutes ces informations, obtient des « tuyaux » sur les meilleures conditions dobtention de visa, sinforme, compare, tente toutes les solutions envisageables. Il connaît aussi les agents de limmigration à laéroport et au commissariat où il a obtenu facilement sa carte de séjour. Il a ses papiers, il est libre, il marche avec assurance et na plus besoin de faire comme si il était un étudiant en sortant dans la rue avec un cartable vide. Tout lui sourit, il ouvre un compte en banque et sinscrit dans une école de Gestion et dInformatique payée par lassociation où il obtient en quelques mois un diplôme de Technicien supérieur. Il se dit « à laise », les bénévoles qui ont écouté avec empathie le récit de sa vie lont aidé à reprendre goût à la vie, il est libre de projets, pense à nouveau à lavenir.
Il a alors pignon sur rue et ne ménage pas sa peine, toujours sur la brèche, le téléphone collé à loreille, la gourmette en or au poignet. Il devient chef de la chorale, sélectionne les chanteurs et entretient dexcellentes relations avec des prêtres amis. Il est devenu lélément indispensable à lassociation et aux bénévoles. Il jouit alors dun pouvoir décisionnel et dune impunité incontestés. On entend bien dire quil a fait « voyager » une dizaine de « frères » camerounais, congolais et ghanéens mais cela est son « business ». Un matin, Fidèle nest pas au rendez-vous, on apprend quil a « voyagé » dans la nuit avec trois autres chanteurs de la chorale. Ils ont pris lavion et en arrivant à Paris, ils ont demandé lasile.
Réfugié hier, passeur aujourdhui, demandeur dasile demain
Fidèle a défendu les intérêts dune communauté dont les membres sont unis par un double intérêt commun qui - à court terme vise à la satisfaction de leur requête matérielle et à long terme le passage en Europe. Il a su se constituer un « capital social » le valoriser et en faire partager les bénéfices à ses « frères ». Son statut de « travailleur social » lui a conféré une véritable notoriété auprès de ses pairs qui se voient obligés de passer par lui. Il bénéficie aussi dune confiance inconditionnelle de la part de ses pseudo-employeurs qui rend toute question incongrue et tout contrôle superflu. Ce contrat verbal qui lie les protagonistes est basé sur la confiance qui est la clé de cet équilibre précaire qui peut seffondrer si une trahison ou un abus de confiance sont décelés.
Fidèle a aidé des compatriotes à passer et pourtant il na rien à voir avec ces passeurs qui appartiendraient à un de ces « réseaux mafieux liés à la grande criminalité » dénoncé - et parfois démantelé avec force médiatisation - par les autorités des gouvernements concernés. Il est un simple réfugié qui a décidé de passer en Europe pour y « faire sa vie » en attendant de pouvoir retourner au pays et qui a aidé des amis à passer. Sa réussite sest construite sur un quotidien fait de petites connivences, de petits liens, de compromissions inavouées et de fortes amitiés. 26 mois après avoir été chassé de son pays, il est passé. Il est devenu un « fils de lEurope » et il y arrive fort des compétences acquises au cours des étapes et de son long parcours.
Les « passeurs » (Mère, chairman, pasteur ou travailleur social) sont ici les membres dune communauté acéphale, qui na pas de chef patenté mais qui est composée de « passeurs » épisodiques qui réussissent à inscrire la présence de leur communauté qui na pas dautre marquage territorial que celui défini autour de ces micro-lieux (cantines, lieux de culte, locaux caritatifs). Leur présence médiatrice altruiste et intéressée tout à la fois garantit la viabilité de cette communauté ditinérance aux contours flous mais qui vient à visibilité dans les rassemblements que celle-ci génère. Par la régularité de leur présence qui se manifeste dans des lieux attendus ou inédits, pérennes ou ponctuels, ils ancrent leurs racines passagères en territoire étranger et assurent la pérennité dun dispositif du passage dont les éléments (agents, moyens, lieux) bien que mobiles, ponctuels et déracinés restent constants.
3. Hospitalité revisitée
Les politiques restrictives édictées par lUnion Européenne en matière dimmigration exercent une très forte pression sur les pays du Maghreb. Les conditions de passage deviennent de plus en plus aléatoires, difficiles et sujettes aux violations des droits de lhomme et obligent à un passage clandestin du Sahara et des frontières intermaghrébines. Si certains migrants franchissent les obstacles naturels et les frontières relativement aisément grâce à des moyens de transports fiables et des guides-passeurs de confiance, la grande majorité est victime -sous une forme ou sous une autre -au cours du périple clandestin, de racket ou de vols, darnaques ou de violences physiques, de reconduites à la frontière ou de refoulement. Dans ces situations de détresse, les migrants qui arrivent en état avancé de délabrement physique ou de démoralisation extrême sollicitent laide des populations locales (pour leau et la nourriture) et des représentants des institutions religieuses (pasteur(e)s, imams ou prêtres) pour dautres prises en charge. Ces derniers sont sollicités pour prendre soin de ceux qui ont été « rejetés dans le désert » et qui arrivent épuisés ou déshydratés au terme dune longue marche forcée, pour procurer une assistance financière à ceux qui ont été rackettés, pour recueillir les victimes daccidents graves (règlements de compte ou fuite devant la police) causant des blessures invalidantes qui mettent un terme définitif au projet migratoire et enfin pour baptiser les enfants nés en cours de route et enterrer les morts. Ils mettent en terre, de Maghnia à Nouadhibou, des femmes ou des hommes sans identité ni confession connue qui meurent du Sida ou dépuisement pour sêtre égarés dans les djebels froids du nord du Maghreb. Dans les villes côtières ou canariennes, ils enterrent ceux et celles qui se noient dans les eaux méditerranéennes ou de lAtlantique.
Nous avons rencontré 10 religieux et 10 religieuses (protestants et catholiques) en Algérie et au Maroc qui étaient en relation directe avec les migrants qui venaient frapper à leur porte. Tous se posaient des questions sur la nature de la pastorale à mener envers ces « migrants » dont la présence solliciteuse les perturbait. Ils se questionnaient sur le sens de laction à mener envers ces paroissiens dun jour qui investissaient leur territoire, perturbaient la communauté des fidèles et prenaient de plus en plus de place dans leur espace. Ils avaient à examiner avec précaution cette situation nouvelle qui proche de linvasion selon certains- risquait de menacer la durée de leur séjour au Maghreb si leur implication venait à déborder le cadre de leur mission. Tous se considéraient comme des hôtes-invités des gouvernements maghrébins : les plus âgés dentre eux étaient arrivés en Afrique du nord au temps de la colonisation ou du protectorat pour assurer des fonctions sacerdotales et éducatives auprès de la communauté française. Au lendemain de l indépendance du Maroc où la communauté chrétienne était alors constituée de 400 000 membres (Baida : 2005) , ces religieux et religieuses y étaient restés non pas dans un désir de faire du prosélytisme mais pour participer à un vivre-ensemble basé sur des valeurs communes à tous. Aujourdhui, lEglise du Maghreb est une Eglise dépouillée de ses fastes coloniaux, qui se reconnaît minoritaire et dont les « agents pastoraux » se veulent être des « témoins du Royaume » comme nous la précisé Monseigneur Tessier, archevêque dAlger. Elle est soucieuse de ne pas déroger au statut qui lui a été conféré par les gouvernements en place et est prudente dans les actions à entreprendre avec les migrants.
Les religieux catholiques sont présents dans toutes les villes (de moyenne ou de grande importance) du Maroc et dAlgérie et dans chacune des villes devenues des étapes incontournables du périple terrestre (Agadez, Tamanrasset, Alger, Oujda, Rabat, Tanger et aussi Nouakchott, Nouadhibou, Gao, Agadir). Si certains transmigrants ignorent ces lieux daccueil, ne ressentant ni lenvie ni le besoin de sy arrêter, dautres les traversent rapidement le temps dun service religieux ou dune aumône quémandée. Daucuns nosent pas sy rendre par peur des rafles, par contre dautres inscrivent leur présence dans la durée en tissant des liens filiaux avec les religieux, en participant à la chorale etc.. Le territoire du religieux ne se limite pas aux seuls lieux de culte (églises, temples) mais aussi par extension aux espaces associatifs gérés par les Eglises (dispensaires, lieux découte, garderies etc.).
Les agents pastoraux et humanitaires jalonnent lespace maghrébin. Ils/elles sont des points de repère fixes animés par des agents qui peuvent changer mais dont la fonction (si ce nest lefficacité) perdure en dépit du changement. Ils/elles occasionnent des agrégations ou des dispersions par leur présence ou leur absence. Les qualités de sociabilité ou les incapacités des membres de ce réseau humanitaire sont rapportées, colportées, transmises de bouche à oreille par téléphone ou par la messagerie Internet. Ces informations actualisées au jour le jour informent sur la nature de la contingence de laccueil de tel lieu, telle personne et contribuent à modeler litinéraire des aventuriers et à redessiner un paysage constitué de lieux-sacrés, de lieux daccueil et de présence conviviale. Lieux de parole et de rassemblement avant les grandes traversées du désert ou du Détroit et la dispersion dans lespace Schengen. Lieux-refuges pour les proscrits qui y sont reçus sans être soumis à la question ou non-lieux pour ceux à qui lon en dénie lentrée.
Les transmigrants en détresse qui traversent à pied les frontières interdites ou qui rentrent de la frontière après y avoir été reconduits, sollicitent laide des populations sédentaires au nom de leur appartenance commune à une même humanité. Celle-ci se manifeste par des dons en nature (eau et nourriture) de la part des femmes des douars (villages). Les transmigrants ont peur dêtre interpellés et rejetés au désert et limitent le temps de linteraction avec leurs donateurs. La transaction se fait souvent sur le seuil de la porte, de manière rapide, furtive ou à labri des regards réprobateurs. Les quémandeurs sont cependant très sensibles à la manière dont le don est transmis et aux sourires qui laccompagnent. Ils apprécient la générosité de leurs hôtes dun instant mais ne sattendent pas à créer des liens dautre nature avec des personnes dont ils ne parlent, bien souvent, pas la langue.
Par contre, les transmigrants attendent autre chose des religieux quils sollicitent. Ils sadressent à eux en tant que membres de la communauté humaine ET en tant que membres de la communauté religieuse dont ils sont les représentants. lls attendent deux une réponse conforme aux valeurs morales ET sacrées que leur double appartenance laisse présumer. Alors ils sétonnent et ne comprennent pas quand certains prêtres limitent leurs activités à la seule fonction sacerdotale (célébration du culte et des sacrements) au détriment dune disponibilité inconditionnelle à leur égard ou dun engagement militant à la défense de leurs droits quils estiment bafoués. Ils se refusent à accepter la distinction que certains religieux veulent établir (ou maintenir) entre le métier de religieux aux fonctions prescrites et le bénévolat sans limite de temps ni de moyens. Ils attendent bien sûr des religieux - tout autant que des laïcs bénévoles auprès des associations caritatives - une aide immédiate qui va selon lexpression usitée - les soulager un peu. Mais ils attendent plus quun simple don. Ils exigent que ce don (en nature ou en espèce) se fasse dans des conditions de réciprocité et de reconnaissance de ce quils sont. Oui, en ce moment, ils sont des transmigrants dans le besoin ou en détresse mais ils ne sont pas juste cela, ils sont plus que cela. Ils ont été blessés, abusés, dépouillés au cours du périple, elles ont été violées à la frontière mais malgré cela ils/elles veulent être considéré-e-s pour ce quils sont, des transmigrant-e-s en souffrance certes mais aussi en projet, en route, en devenir.
Les transmigrants dérangent les donateurs ancrés dans leurs certitudes. Par leur rappel à lappartenance de tous à la race humaine quelle que soit la couleur de la peau ou la situation juridique - ils contestent le repli identitaire et les assignations catégorielles. Par leur demande exigeante daller au-delà de la satisfaction égoïste que procure le geste de donner, ils contestent les pratiques dune hospitalité étroite et calculée. Par leur présence souffrante qui inscrit et martèle une réalité dérangeante dans un environnement sécurisé, ils posent crûment le problème de laltérité et questionnent avec force nos idéaux hérités de fraternité et de solidarité.
4. Vers une citoyenneté juridique mondiale ?
Les étapes qui jalonnent les routes de la migration par voie de terre sont, nous lavons vu, déterminées pour partie par les hôtes qui participent de ce dispositif migratoire qui inclut toute personne intéressée de près ou de loin au passage du transmigrant, que ce soit par intérêt religieux ou humanitaire. Les agents de ce dispositif nagissent pas seulement en tant quindividus mais aussi en tant que membres affiliés à des organisations ou à des institutions quils soient de confession chrétienne ou musulmane. Certains dentre eux sont des promoteurs ardents du dialogue interreligieux et se trouvent en phase avec les gouvernements qui se font les avocats pacifistes de ce dialogue. Tous agissent au nom dune appartenance commune aux religions du « Livre » et adhèrent à des croyances et des valeurs communes. Ces valeurs sont exprimées dans les prescriptions quelles soient coraniques ou bibliques et qui ont en commun de porter la même attention aux personnes jugées vulnérables, que celles-ci le soient de par leur statut social (la veuve, lorphelin, lindigent ou lesclave) ou de par leur statut temporaire détranger ou de voyageur. Le fidèle résidant dans la « dar Islam » (en territoire musulman) se doit de suivre les prescriptions coraniques qui, dans la Sourate du territoire intiment au croyant de « nourrir le pauvre qui couche sur la dure » et « de lui donner de son bien quelque soit lattachement quon lui porte « (Sourate II). Le Coran recommande également, dans la Sourate de lémigration, daccueillir létranger et « de chérir les croyants qui viennent demander un asile ».
La Bible insiste sur le devoir du croyant de protéger létranger en souvenir des épreuves vécues par le peuple en exil. Le fidèle se doit de suivre lexemple de lEternel « qui aime létranger et lui donne de la nourriture et des vêtements ». Le nouveau Testament et les institutions chrétiennes ont fait par la suite du secours au pauvre une prescription morale fondamentale de lenseignement judéo-chrétien et de laccueil à létranger une valeur quasi sacrée. Si les individus adhèrent à ces valeurs sacrées, ils nen sont pas moins dirigés par des institutions temporelles. LEglise est dirigée par une instance suprême temporelle et les associations caritatives qui relèvent de lautorité du Vatican doivent se conformer aux directives érigées par linstitution. En tant quinstance temporelle et politique, le Vatican se doit de prendre des décisions dordre politique tout en tenant compte des changements sociaux occasionnés par un monde en mutation et tenter de résoudre les conflits dintérêts en jeu. Il est en effet de la mission de léglise catholique dencourager les vocations sacerdotales dans le monde et particulièrement sur le continent africain. Ainsi, dans un désir de mobiliser la jeunesse et de susciter un élan de vocations, le « Saint siège » a organisé à Rome en 2000 au cours de son Jubilé, une journée des migrants suivie de Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ). Ces événements ont permis à des milliers de jeunes du monde entier dobtenir un visa Schengen et de se rendre dans son espace. Sur les quelques milliers de jeunes en provenance de lAfrique sub-saharienne, seul un tout petit nombre est rentré au pays, les autres ayant choisi de rester en Italie et de se disperser dans l Union Européenne. Le Vatican, qui avait déjà été alerté par le clergé africain que de nombreux séminaristes en formation en Europe refusaient de rentrer au bercail, sest vu contraint de revoir sa politique pastorale en faveur des migrants et dadopter une politique restrictive qui se révèle être en contradiction totale avec son objectif ultime qui est lévangélisation des nations. Ne voulant pas être accusé de devenir une « filière dévasion » le Vatican a pris des mesures drastiques quant à lenvoi de futurs jeunes séminaristes sur lEurope. Par le truchement de ses nonces apostoliques en Afrique, il a incité les ambassades européennes à appliquer une politique restrictive en matière dattribution de visas en direction du clergé local. Cette politique restrictive est incompréhensible pour les jeunes séminaristes qui, ayant fait des études supérieures de théologie ou de philosophie dans des conditions difficiles (guerre civile, instabilité politique ou enseignement universitaire déliquescent) ,ne voient plus dans une fonction ecclésiastique exercée exclusivement au pays de perspective dascension sociale ni de possibilité daccomplissement personnel.
Les autorités catholiques affirment néanmoins comprendre les aspirations des jeunes qui cherchent à améliorer leur vie en partant pour lEurope mais elles se refusent à avaliser des pratiques qui tendraient à instrumentaliser le réseau humanitaro-religieux à des fins quelles jugent parfois déviantes. Les églises chrétiennes sont conscientes de lambivalence de leur position et si lEglise catholique a mis un frein brutal à son hospitalité en voulant rester conforme aux directives de lUnion Européenne - elle dit rester « sensible » aux problèmes que pose la migration dans les pays daccueil et de transit et développe des activités à travers ses associations caritatives.
Lorganisation Caritas Internationalis qui est sous la tutelle du Vatican se définit comme lun des plus vastes réseaux humanitaires au monde . Sa mission est de faire rayonner la charité tout en luttant contre la pauvreté déshumanisante causée par les disparités socio-économiques dans le contexte de la mondialisation des échanges. Ce réseau humanitaire se veut ouvert, catalyseur dinitiatives, flexible, adapté aux contextes locaux et aux processus de changement. En Europe, le réseau constitué par les églises locales a un statut clairement défini. LEspagne et lItalie, les deux pays de lespace Schengen qui reçoivent le plus grand nombre de demandeurs d'asile en provenance dAfrique sub-saharienne, mobilisent des budgets considérableset concentrent lallocation de leur fonds au processus dintégration des nouveaux-arrivants demandeurs dasile. Ces Caritas nationales qui ont la générosité ostensible, se donnent à voir à travers leurs infrastructures imposantes, le nombre important de travailleurs sociaux, la mobilisation des bénévoles, la collecte et la distribution des dons en nature. Par contre au Maghreb où seule une poignée dassociations caritatives dorigine étrangère intervient en faveur des transmigrants, les Caritas locales sont le reflet dune lEglise à la générosité volontairement discrète et ciblée. Elles fonctionnent en grande partie avec des bénévoles qui gèrent de petits projets dans des locaux souvent délabrés et invisibles aux yeux des non initiés. Ces associations se doivent de tenir compte du contexte politique local et des politiques nationales dimmigration (fortement influencées par lUnion Européenne) pour la programmation de leurs activités qui sont elles mêmes dépendantes -pour leur réalisation - de la générosité de leurs bailleurs européens. Les associations qui agissent en faveur des transmigrants ne sont pas seulement tributaires de lengagement militant ou de lamateurisme de leurs bénévoles, des politiques locales dimmigration et des restrictions budgétaires qui leur sont liées mais aussi de la politique menée par linstitution dirigeante qui ne veut être accusée ni de la mise en place de « filières dévasion » dans les pays du sud ni de « filières de passage » dans les pays dits de « transit ».
Dans le contexte de durcissement des politiques dimmigration, les projets des associations caritatives qui ont le désir de répondre à leur objectif de promotion de la justice sociale semblent bien aléatoires. Les associations ne proposent pas de projets dont lobjectif avoué viserait à réduire de manière significative la pression de limmigration clandestine aux portes du sud (comme le suggèrent les recommandations de lUnion Européenne) mais financent de petits projets qui proposent le rapatriement volontaire de ceux qui ont renoncé, apportent des aides ponctuelles minimales et dans le meilleur des cas financent des sessions de formation en bureautique. Au Maroc, Caritas a été impliquée depuis 1997 dans laide ponctuelle aux migrants, suivie par MSF Espagne qui fait de la prévention et des soins auprès des transmigrants. Lassociation AFVIC a été pionnière dans la sensibilisation aux dangers de limmigration clandestine des Marocains avant de sengager auprès des Sub-sahariens. La CIMADE a alerté sur les conditions dans lesquelles vivent les personnes en attente de passage et a informé des violations des droits de lhomme perpétrées. Depuis 2004, on assiste à une lente mobilisation de la société civile au Maroc de concert avec certains partis politiques mobilisés depuis les événements sanglants doctobre 2005.
Tous les membres de ce vaste réseau qui réunit associations caritatives, humanitaires, politiques et universitaires plaident chacun à leur niveau- pour la mise en uvre dun monde plus juste, plus équitable et plus respectueux de la dignité de la personne humaine. Tous et toutes font preuve dempathie à légard des transmigrants et sont concernés par le devoir de mieux protéger leur santé et de dénoncer les violations des droits de lhomme. Ils sont concernés plus largement par la nécessité de mieux combattre la pauvreté qui pousse les jeunes à sexpatrier, de réduire les disparités économiques grandissantes entre le Nord et le Sud, de développer avec lEurope de véritables rapports basés sur la coresponsabilité etc.
Tous et toutes sont confrontés à un état de fait quils ne remettent que rarement en question et qui limite pourtant de façon drastique la portée des actions menées en faveur des réfugiés en transit au Maghreb et ne pourra empêcher la répétition dévénements meurtriers comme ceux doctobre 2005.
La militarisation de la zone euro-maghrébine qui se poursuit inexorablement est contestée, la présence dun anneau mortifère encerclant les frontières maritimes de lUnion Européenne est décriée, les violations des droits de lhomme sont quotidiennement dénoncées mais la racine du problème qui légitime toutes les violences y compris la mort dhommes et de femmes nest que rarement évoquée. En effet, les hommes et les femmes qui sont victimes de ces violences ne sont protégés par aucune législation car ils se trouvent sur le territoire dEtats-nations qui naccordent de protection quà leurs concitoyens. Ces Etats-nations noffrent aucune garantie de protection à des personnes qui se déclarent des « réfugiés » ayant fui les persécutions de la part dagents de létat ou dun groupe organisé, victimes dun traitement injuste et cruel infligé avec acharnement ou fuyant une situation économique sans avenir. Ces personnes ne sont considérées comme des personnes réfugiées quà partir du moment ou elles ont obtenu leur statut de réfugié. En attendant de pouvoir déposer leur demande, elles ne bénéficient daucune protection juridique et les violations des droits de lhomme qui sont perpétrées à leur égard nentraînent aucune condamnation des agents de lEtat qui les exercent. Laugmentation croissante des mobilités humaines et labsence totale de leur protection juridique remettent fortement en question les concepts relatifs au droit dasile ainsi que le caractère obsolète des conceptions souverainistes des Etats modernes dans une mondialisation faite dinterdépendances fortes et irréversibles.
Alors que faire ?
La juriste M. Chemillier-Gendreau (2002) propose lexploration dune « voie exigeante et inconfortable qui suppose daller jusquaux racines de lorganisation des pouvoirs et de révéler les points aveugles sur lesquels cette organisation a été construite » afin de comprendre comment la crise des concepts autour du droit dasile révèle lincapacité de celle-ci à donner du sens à nos sociétés postmodernes. Elle propose létablissement dune juridiction civile mondiale qui reconnaîtrait « lappartenance de chaque individu à la communauté universelle et serait le seul fondement hypothétique de lémergence de droits pour ceux qui en sont privés ».
Linvention dun droit universel qui établirait un ordre juridique à caractère général et non relatif permettrait létablissement dune juridiction civile internationale au sein de laquelle les individus pourraient faire valoir leurs droits affirmés internationalement. Ce droit mondial dont aucun individu ne serait exclu permettrait alors à tous les individus davoir le droit non seulement de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays (art 13) comme le stipule la Déclaration Universelle des Droits de lHomme de 1948 mais aussi de pouvoir entrer et résider dans nimporte quel pays. Létablissement de ce droit ne remettrait pas en question la réalité des frontières historiques et nationales mais elle permettrait à tout individu de bénéficier du même droit à être protégé que les citoyens du pays traversé. Lambiguïté serait levée, la protection de tous les réfugiés (quelque soit le lieu où ils se trouvent) formalisée et la légitimation des atteintes aux droits de lhomme invalidée.
III ème partie
« Transmigrer au féminin »
Partir, nous partirons. Avec tampon, sans tampon
nous partirons. Comme des maudits et alors ? Comme des forçats
. Sur le ventre peut-être, malades à crever ; sur les poings et les genoux, sur les ongles un par un, quitte à les perdre tous, sur les canines peut-être ; sanglants à force dy laisser la peau, comme des écorchés sil le faut ; nous partirons.
N. Caligaris Les Samothraces 2000
Les médias qui fixent leurs caméras sur « les candidats à lémigration » donnent limpression que ces derniers sont tous de jeunes aventuriers célibataires et libres de toute attache. Et pourtant, ces transmigrations à destination de lEurope ne sont pas seulement affaire dhommes. Des femmes seules ou accompagnées denfants font aussi le voyage pour atteindre lEurope. Leur présence - bien quinvisibilisée pour les raisons que nous expliciterons - nest pas insignifiante puisque les femmes représentent près dun tiers des passagers à destination de lEurope. Hommes et femmes se côtoient, voyagent et produisent du « vivre-ensemble ». Les femmes empruntent les mêmes itinéraires transsahariens que les hommes, traversent les mêmes frontières dans des conditions périlleuses, font étape dans les mêmes villes et vivent tout comme eux lattente dans le danger et la précarité. Elles ont, elles aussi, à se confronter à laltérité, à négocier avec des guides et des « passeurs » et à atteindre lobjectif fixé. Elles ont la nécessité commune à tous - hommes et femmes - de mobiliser des ressources pour assurer leur survie mais les femmes - de par la nature du lien affectivo-sexuel quelles initient ou maintiennent, tranchent ou marchandent en fonction des situations et des « espace-temps » - transmigrent dune manière qui leur est propre.
Dans le contexte de la migration dite « irrégulière », des inégalités, des violences physiques et symboliques et des violations des droits humains sont perpétrées à lencontre des transmigrant-e-s. Au sein de ce contexte globalement défavorable aux «clandestin-e-s», dautres violences physiques et symboliques sont commises spécifiquement à légard des femmes : des femmes sont violées, « tombent en grossesse », accouchent en cours de route. Des femmes doivent élever seules leurs enfants et les faire « passer » en compromettant fortement la réussite de leur propre passage. Des femmes sont « convoyées » dune manière particulière pendant que dautres participent de leur passage ou le facilitent.
Dans ce chapitre, il sagit de comprendre ce que transmigrer veut dire quand il se décline au féminin. Nous chercherons à comprendre comment létrangère de passage appréhende lespace du transit et ses rencontres avec les sociétés locales traversées. Nous serons attentifs également aux compétences sociales et aux initiatives mises en uvre par les femmes chefs de famille qui ont à assumer leur devoir parental. Nous examinerons en dernier lieu la situation bien particulière des femmes ayant une « dette de voyage » dans ce contexte particulièrement violent qui combine domination économique et soumission au pouvoir masculin.
1. Les migrations féminines dans lespace euro-maghrébin
Nous revenons rapidement ici sur cette invisibilisation de la migration internationale féminine, longtemps noyée au sein dune migration considérée comme exclusivement masculine non seulement par les pouvoirs publics mais aussi par les sciences sociales (malgré lévidence des chiffres qui montraient que les femmes constituaient un élément important des flux migratoires : entre 1965 et 1990, 48% des personnes migrantes étaient des femmes). En France, la pratique du regroupement familial massif qui a eu lieu à partir des années 74 a contribué à réduire la figure de la femme migrante à celle dune mère de famille nombreuse « dépositaire » de la culture dorigine, défenseuse des valeurs-refuges et soumise à une autorité masculine dominatrice. Les migrations féminines ont été alors qualifiées de « passives », les femmes étant perçues comme nayant ni spécificité ni compétences propres alors quelles avaient souvent des qualifications (Bonvicini :1992) dans leur pays dorigine. Le regard porté sur les femmes migrantes par la société française et ses élites qui portaient un regard condescendant sur les « indigènes » de la République a occulté la reconnaissance des compétences, des capacités dinitiative et dautonomie des femmes originaires des pays anciennement colonisés.
Au cours de la dernière décennie un certain nombre de travaux a renouvelé lanalyse des circulations migratoires en sintéressant aux initiatives et activités commerciales, transnationales et transfrontalières. Les travaux d Alain Tarrius sur les migrations internationales ont contribué - en changeant un regard trop longtemps figé- à faire émerger une figure autre du migrant , celle d un entrepreneur économique mobile, initiateur de sociabilités nouvelles et riche de compétences acquises dans et par le mouvement. Des recherches menées dans son sillage ont initié un champ détudes menées par des femmes et dont le regard a su voir les femmes dans les migrations internationales. Les travaux de Lamia Missaoui (1999) ont montré des femmes originaires du Maghreb, entrepreneures aux compétences multiples ayant réussi par leur travail et leur capacité dautonomisation à être tout à la fois des femmes dici et de là-bas. Létude de Ramirez (1999) sur les femmes immigrées marocaines en Espagne a fait surgir la figure de la primoarrivante, employée dans les services domestiques et sinsérant rapidement malgré linsécurité de lemploi. Les figures de femmes en migration se sont alors diversifiées telle la « nana-benz » (Bredeloup : 2001) à Marseille ou de femmes marocaines (Lahbabi : 2003), en Espagne démontrant leurs capacités dadaptation, dinitiative et dauto émancipation. Plus récemment des études sur les circulations des femmes commerçantes entre les deux rives de la Méditerranée ont fait surgir des figures de femmes aux positions sociales diverses et aux activités multiples négociant leur autonomie personnelle et financière au travers de rôles sociaux divers (Schmoll : 2005). La majorité de ces études concernant les migrations féminines sont conduites dans les pays daccueil européens et se sont axées sur les capacités dintégration (Charef : 2002) et démancipation des femmes au sein de la société daccueil et de liaison (Quacha : 2002) au sein des familles étendues.
A notre connaissance, peu détudes ont été menées sur les femmes en transmigration à lexception de létude de S. Bredeloup (2002) qui examine le vécu des épouses de trafiquants de diamants en Afrique noire dont la situation dinactivité forcée ne favorise pas lémancipation économique.
Une transmigration occultée
Si on sait que les migrations féminines légales représentent plus de la moitié des migrations totales dans le monde, il existe peu de données sur les migrations irrégulières féminines. A notre connaissance, les passages de femmes se déplaçant en direction du Maghreb nont été quantifiées que dans le seul lieu de passage dAgadez au Niger. Les comptages faits au Niger et en Algérie par A. Bensaad (2002) font état dune présence féminine de 20% sur un total global et annuel de 65 000 personnes en transit. Parmi ces personnes, 80 % se dirigent en direction de la Libye et 20 % de l'Algérie. La présence féminine est attestée par les « agences de voyage » locales qui organisent la traversée du Sahara et par les autorités policières qui notent le sexe des voyageurs.
Au Maroc, la clandestinité rend difficile lestimation de la présence totale des migrants et encore plus difficile la présence féminine ainsi que lont souligné les enquêteurs de la Cimade (2004) qui ont eu des difficultés à rentrer en contact avec les jeunes femmes dorigine nigériane en attente dans les zones qui se situent aux environs de la frontière algéro-marocaine et des enclaves espagnoles. Nous navons pas de données officielles au Maroc concernant le nombre de transmigrantes qui tentent de passer en Europe. Entre 2000 et 2002, à défaut de chiffres officiels, jai consulté les journaux marocains de langue française et relevé au quotidien le nombre dinterpellations faites en mer par la Guardia Civil espagnole et la Gendarmerie Royale marocaine :
Tableau 6 : Distribution par sexe des interpellations dans le Détroit de Gibraltar 2000-2002
AnnéeFemmesHommes200018654120011684822002136586Total4901609
Ces interpellations relevées dans la presse ne sont pas exhaustives et elles sont bien au dessous du nombre total des interpellations mais ce qui nous intéresse ici cest le ratio homme-femme qui donne le chiffre de 30% de femmes interpellées. Ces chiffres sont corroborés également par les autorités espagnoles qui donnent un pourcentage de 29% (Pumarès : 2002) de femmes interpellées sur les côtes andalouses.
Hétérogénéité des profils et congruence des projets de Vie
Qui étaient ces femmes qui prenaient le risque de traverser seules ou en famille le continent pour se diriger vers un pays qui ne les y avait pas conviées ? Les personnes interrogées avaient quitté leur pays depuis 18 mois en moyenne au jour de lentretien (un mois de moins que les hommes). Sur ces 55 femmes, 40 étaient arrivées au Maroc accompagnées dun époux ou dun concubin, 33 (51%) étaient mères de famille (18 avaient un enfant et 15 dentre elles avaient entre deux et quatre enfants et 10 dentre elles « étaient tombées en grossesse » au cours de la traversée du continent. Elles étaient en moyenne âgées de 30 ans (entre 20 et 41 ans) alors que les hommes avaient 26 ans en moyenne. Sur les 55 femmes, toutes avaient été scolarisées, 17 (30%) navaient aucun diplôme, 12 (21%) avaient le Brevet, 28 (50%) avaient le Bac et une seule avait fait des études supérieures. Toutes avaient été élevées dans une capitale africaine sauf trois femmes qui venaient de milieu rural. Deux dentre elles avaient déjà séjourné en Europe quelles avaient dû quitter précipitamment. Nous navons pas rencontré de femmes originaires du Mali, du Sénégal ou de Guinée qui tentaient de passer en Europe par voie de terre (ce qui nexclut pas leur présence) mais celles que nous avons rencontrées étaient pour la plupart des étudiantes, boursières de leur gouvernement. Par contre la majorité des femmes rencontrées étaient originaires dAfrique centrale (Cameroun, RDC ou Rép. du Congo), de Côte dIvoire et du Nigeria. Toutes étaient parfaitement francophones ou anglophones.
Sur les 55 femmes interrogées, toutes souhaitaient passer en Europe (et de celles que nous avons rencontrées toutes à lexception de 3 femmes sont finalement passées). Toutes invoquaient ce désir de partir pour « chercher la Vie ». Pour celles qui avaient fui leur pays, chassées par la guerre (Rép. du Congo, RDC) et qui voyaient leur vie menacée, cette expression était à prendre au sens propre, la vie étant opposée ici à la mort réelle et programmée qui les attendait si elles restaient au pays. Pour celles qui quittaient un pays réputé sûr (Cameroun,) « chercher la Vie » signifiait se libérer des contraintes imposées par un éventail restreint de possibilités et qui les empêchait de réaliser leur projet de vie. Cette recherche de la Vie ne pouvait se faire que dans le mouvement, le déplacement, la recherche dun lieu autre où la vie serait libre de sexprimer et la création de nouveaux liens possibles. La décision de quitter concubin, mari, parents, enfants ou amis pour prendre la route sétait imposée au terme dintenses négociations avec elles-mêmes aboutissant à la préférence du mouvement à la sédentarité, de léloignement à la proximité et de la possibilité de créer de nouveaux liens à la sécurité angoissante des anciens. Dans la plupart des cas cétait la famille élargie qui avait pensé, financé ou contracté le départ semployant à vaincre la résistance initiale de la partante, résistance qui au milieu de nombreuses contraintes sétait lentement muée en une acceptation dite volontaire
. Lacte de migrer sétait parfois effectué en opposition avec un membre de la famille ou en réaction à des injonctions parentales captatives ayant pour intention de forcer leur fille à se soumettre à un avenir tracé par eux. Ce discours mettait en avant leur désir de chercher la Vie non seulement pour elle mais pour leur « famille » insistant sur leur responsabilité vis-à-vis de leur fratrie. Aucune femme ne manifestait le désir de rentrer au pays à lexception dune jeune femme atteinte de cancer et qui voulait mourir chez elle. Pour toutes les autres, leur désir davancer vers le nord était inébranlable. Elles invoquaient le fait que « On ne revient pas dans une maison qui brûle », la métaphore de lincendie étant souvent utilisée pour évoquer non seulement lobligation qui leur avait été faites de partir mais aussi le refus dun retour qui était perçu comme impossible. Ces départs sétaient effectués pour la majorité par la route même si certaines avaient franchi les déserts en avion. Trois dentre elles seulement étaient arrivées directement en avion à Casablanca et une famille y était arrivée par bateau.
Ces jeunes femmes nées dans les années 70 avaient bénéficié dune éducation secondaire offerte par leurs gouvernants au lendemain des indépendances et qui avaient pour volonté dimposer une éducation pour tous filles et garçons- malgré les résistances de lentourage :
« Jai grandi en Côte- dIvoire à Treichville et jallais à lécole des surs. Cest ma mère qui a décidé de my envoyer malgré le fait que tout le monde autour lui disait « Si tu mets ta fille à lécole, tu es foutue
». Ma mère ma mise à lécole, elle ma mise à lécole en cachette.
A lâge de 13-14 ans, ma mère a voulu que je devienne la deuxième épouse dun riche commerçant qui voulait memmener pour voyager. Mais moi je lui ai dit : « écoute-moi, je suis encore jeune je regrette, je ne suis pas ce genre de fille que toi tu as mis à lécole. Si tu ne mavais jamais mise à lécole, peut-être que jaurais accepté ça mais tu mas emmenée à lécole, tu mas ouvert les yeux, tu mas ouvert les oreilles tu as aiguisé ma bouche, donc je peux pas. « Non » je ne peux pas, je ne peux pas me marier avec lhomme comme ça et puis, je veux un homme pour moi seule, pour moi seule ». (Mère de famille de 3 enfants, 40 ans)
Toutes les femmes avaient exercé une activité avant de partir : petit commerce, employées de bureau, fonctionnaire que ce soit au pays ou dans un autre pays africain à lexception de deux jeunes étudiantes camerounaises (18 ans) qui avaient suivi par amour des transmigrants congolais de passage dans leur pays. Elles avaient un sens aigu de leur obligation à participer au soutien financier de leur parents (si elles étaient célibataires) et à lavenir de leur famille (si elles avaient des enfants). Plusieurs dentre elles étaient des aînées de famille et se sentaient responsables de leur avenir :
« Tu sais chez nous, il ny a aucune différence entre les garçons et les filles et si tu es laînée, tu dois toccuper de tes frères. Oui chez nous, cest le premier- né qui a la responsabilité délever ses frères que ce soit un garçon ou une fille et cest la sur aînée qui doit le faire . Les filles doivent tout faire pour aider leurs frères pour quils ne deviennent pas des délinquants parce quau Nigeria, lhonneur cest de ne pas avoir un garçon qui traîne ou une fille qui tombe en grossesse. »
(Célibataire, Nigeria, 28 ans).
Les femmes rencontrées sont souvent des filles de commerçantes qui ont elles-mêmes exercées dans les années soixante des activités de petit commerce (vente de pagnes, boutique au marché) ou de commerce transnational instaurant des allers-retours fréquents entre Afrique et Europe. En effet, lEurope des années 60 délivrait facilement des visas de tourisme (ou nen exigeait pas dans certains cas) et a permis lexercice dactivités de commerce (vêtements, chaussures, parfums etc.) à de nombreuses femmes qui ont dû les interrompre à la fermeture des frontières (tout dabord en France puis progressivement en Italie puis en Espagne.) Ces dernières ont alors limité leurs activités sur le continent africain ou ont commencé à « clandestiner » des activités jusqualors exercées librement. Toutes étaient francophones et « pensaient français ». Elles avaient étudié dans ces lieux-missions dont les valeurs enseignées étaient celles dune France de Liberté, dégalité et de fraternité, une France terre dasile défenseuse des Droits de lHomme. En plus de ces liens forts créés au nom dune humanité commune, la situation de métissage (parfois créée au temps de la colonisation) ou de proximité affective (membres de leur famille ou amies) qui étaient établis en France, y travaillaient ou/et avaient épousé des français rendaient réels et crédibles les enseignements civilisateurs de cette France quelles aimaient :
« Moi jai eu un grand-père français- tu vois les yeux verts que jai ? Cest lui qui me les a légués. Je me sens française même si mes deux parents sont camerounais. Je veux que mon fils grandisse en France et quil devienne français parce que jaime vivre en France et que là-bas je suis bien, je gagne ma vie même si je suis sans-papiers. Il passera même si je dois rester ici. »
(Viviane, 27 ans, enceinte, expulsée à la suite de la manifestation de lEglise St Bernard)
Toutes les femmes avaient vécu au pays des situations quelles qualifiaient de difficiles, accusant la déliquescence progressive de leur pays qui engendrait la corruption, le clientélisme et une grande difficulté à épargner. Elles avaient donc toutes une expérience de la débrouille et de la recherche de solutions au jour le jour mais cependant aucune des femmes rencontrées navait pu imaginer les difficultés générées par la migration irrégulière et les trahisons de toutes sortes que celle-ci engendre. Les femmes rencontrées à Nouadhibou, en Algérie et au Maroc avaient pour la plupart été victimes darnaques financières massives, dabus de pouvoir ou/et de trahisons. Elles nétaient pas préparées à affronter la situation dirrégularité dans laquelle elles avaient été brutalement plongées. Celles qui envisageaient de rejoindre Paris en quelques heures dun vol confortable devaient se résoudre à entreprendre la traversée du continent Africain « par voie de pied » et envisager toutes les stratégies de passage. Le choix du passage se fait en fonction des moyens financiers disponibles car passer en Europe coûte cher sauf si lon peut pénétrer de manière clandestine dans lune des deux enclaves espagnoles, se rendre auprès des autorités et demander lasile politique. Lentrée clandestine qui est tentée par de nombreux « aventuriers » nest pas choisie par les femmes surtout quand elles sont accompagnées denfants.
« Cest trop dangereux, il faut escalader de nuit le grillage avec des échelles de branchage et faire attention de ne pas tomber et se casser un membre. Ceux qui se font prendre par la police espagnole sont battus comme des serpents et moi je ne peux pas faire ça. Ceux qui savent nager tentent daborder la rive à la nage mais là aussi cest dangereux et beaucoup se noient dans la nuit. Je préfère une autre solution mais bien sûr dans ce cas je dois payer et cest plus long »
(Fès, jeune sénégalaise, 27 ans)
Les femmes rencontrées avaient écarté ces solutions qui requéraient beaucoup dentraînement et de force physique. Les autres solutions qui soffraient variaient en fonction du point de départ (Afrique noire ou Maghreb), du moyen de transport employé (avion ou pateras), de la route empruntée (Détroit des Canaries ou de Gibraltar) et de leurs connections personnelles (degré dintimité avec le passeur, emprunt ou location dun document officiel).
La recherche menée auprès des femmes a parfois été difficile lorsque le récit narratif de leur quotidien était minimisé et dévalorisé et tendait à se résumer leur présent en un je ne fais rien conclusif. Lobservation participante a permis de pallier ce manque de dire. Lautre difficulté a concerné lexpression des difficultés du vécu migratoire que certaines femmes névoquaient quavec réticence préférant envisager un avenir prometteur plutôt que deffectuer un retour en arrière douloureux : « Que veux-tu savoir de plus ? Ces histoires sont passées et ce sont des souffrances et des très mauvais souvenirs. » Nous avons tenté cependant d examiner non pas seulement les espaces-temps du mouvement, de lespoir et du passage mais aussi ceux de limmobilité, de lattente et de la déception au cur même de ce rien faire qui sest pourtant révélé mobilisateur de ressources producteur de compétences et de sociabilités.
2. Recompositions et décompositions familiales
Lespace maghrébin est un espace masculin, patriarcal, autoritaire et violent, dirigé, contrôlé et sécurisé par des hommes. Il est aussi un espace féminin, materné et maternant, géré ou marchandisé par des femmes. Au cours de la recherche, il est clairement apparu au cours de cette traversée du continent que non seulement des familles se composaient, mais aussi se recomposaient ou se décomposaient. Les femmes voyageaient seules ou en famille mais surtout elles « faisaient famille » au cours du périple. Toutes avaient été abusées (arnaques, vols ou viols) en cours de route et se retrouvaient confrontées à des situations inédites. Quels changements ces nouveaux modes de circulation induisaient-il dans les rapports de genre dans de telles situations de violence ?
Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles
La fermeture des frontières contraint les personnes qui veulent émigrer en Europe à le faire de manière irrégulière et à faire appel à des intermédiaires qui vont faciliter leur entrée dans lespace Schengen. Lexistence de ces « passeurs » est directement liée à cette situation dont la fonction na plus lieu dêtre lorsque les frontières souvrent. La migration irrégulière originaire des pays de lAfrique sub-saharienne fabrique ses propres agents que lon appelle « guides » quand ils font passer des frontières terrestres, « passeurs » pour les frontières maritimes et « checkers» quand ils organisent les voyages par avion. Cette migration irrégulière qui a débuté il y a plus dune décennie fabrique des intermédiaires dont certains font carrière dans larnaque. Ces escroqueries sont perpétrées la plupart du temps à partir dun pays voisin au pays de départ ou dun pays de transit et portent sur des sommes importantes (de 1000 à 3000 euros par adulte) quand il sagit de transports aérien. Les hommes et les femmes victimes darnaques sont parfois réduits brutalement à létat de mendicité et contraints par la nécessité à tirer rapidement les leçons de cette expérience traumatisante. Cette situation inédite va les contraindre à repenser leur façon de voyager en modifiant leurs comportements et en inventant de nouvelles formes dassociations :
« Jai vécu à Lagos pendant 2 ans où je travaillais dans une société dinformatique et jai pu économiser mais jai été arnaquée chaque fois que jai voulu partir en France. Je remettais largent à un checker qui au dernier moment disparaissait avec mon argent. Jétais découragée, fatiguée quand jai rencontré Lucas. Sa copine lui avait pris toutes ses économies pour voyager sur la France et il navait plus un sou. Il était déçu car il allait devoir encore patienter de longs mois avant de pouvoir avancer.
Il ma tout de suite inspiré confiance alors très vite je lui ai dis : « Ecoute, cest toi lhomme, tu organises tout le voyage, les documents, les transports et tout. Moi jai 2500 dollars américains à moi alors, écoute moi : je te donne le pouvoir de me commander et on voyage ensemble. » Au début il a refusé parce quil avait honte dêtre sans argent et puis finalement il a accepté
on a voyagé ensemble et on a traversé le désert. On essaie maintenant de passer ensemble en Europe et on espère quon ne va pas nous refouler. »
(Denise, RDC, 28 ans, Tanger)
Donner à lautre le pouvoir de le commander alors que lon est en position de pouvoir. Cette antinomie interroge sur la nature des liens qui se créent ici et qui incitent à faire couple. De quel type dassociation sagit-il ? Sagit-il dune « tactique, » (Certeau : 1990) cet art exercé par le faible sans pouvoir pour trouver une solution à la nécessité impérieuse de poursuivre la route ? Sagit-il selon lexpression admise par le sens commun, dune habile ruse féminine cherchant à sapproprier une présence masculine utile ? Les mauvaises expériences subies par les deux voyageurs ne les poussent-ils pas simplement à sassocier en prévention dabus futurs ? Il semble que les relations qui lient les deux partenaires soient de caractère dyadique au sens Simmelien du terme car elles rendent chacun des deux protagonistes directement coresponsables pour la survie du couple. Cette coresponsabilité est initiée ici par Denise qui accorde à son compagnon le pouvoir de la commander. Ce pouvoir donné à lautre masculin induit en échange une obligation de réciprocité, obligation qui nest basée ni sur la compétition, ni sur la peur de laffrontement. La réciprocité exige des relations de confiance et des intérêts communs qui lie les partenaires conscients de leur impuissance à atteindre seuls leur objectif et unis par le même désir de réaliser leur projet migratoire.
Les partenaires sont liés par un engagement réciproque et un contrat tacite dont le respect ne dépend pas uniquement de leurs deux volontés. La durée de ce contrat tacite peut être interrompu (si ce nest définitivement rompu) du fait de la contingence de leur situation. Ils sont tous deux en situation irrégulière - à partir du moment où ils entrent au Maghreb et peuvent être séparés par les agents de lautorité à nimporte quel moment. Les Etats traversés nont aucune obligation à accepter sur leur territoire la présence détrangers y séjournant de manière irrégulière et sont en droit dexercer leur souveraineté (reconduites à la frontière expulsions) à lencontre de ces étrangers dont les associations éphémères et clandestines ne peuvent se réclamer daucune prérogative. La nature de ces associations à la temporalité inconnue et incertaine est conditionnée au droit discrétionnaire des Etats transitaires qui peuvent légalement exercer le droit de les dissoudre. Signataires de Conventions internationales, les Etats transitaires sont tenus moralement à ne pas séparer les familles mais ils ne peuvent en aucun cas être sanctionnés sils le font surtout si ces familles nont aucune caractère dofficialité.
Malgré la fragilité de leur situation (qui nexclut pas la solidité des liens affectifs), les partenaires décident de vivre ensemble, de « faire communauté » et ceci à lissue de négociations intenses menées par chacun des deux partenaires avec lui-même. Les doutes et les résistances vaincus (dépendance financière de lun et incertitude de la teneur de la relation à venir de lautre), permettent à chacun des partenaires de dépasser leurs résistances internes dont ils navaient pas eu conscience jusqualors. Lobligation de sassocier en dehors du regard familial au sein despaces hostiles et étrangers, lobligation de faire route ensemble, sous peine dimmobilisme et de stagnation permettent dêtre plus libres de projet et dinitiative et par là même de saffirmer, dinventer et dinitier de nouvelles relations. Tous deux renversent les normes sociales établies et sinventent de nouveaux rôles (ici époux mais ailleurs père lorsquil y a des enfants) et de nouvelles fonctions (la défense et la protection dans la dépendance). La transmigration produit ici le « faire couple » qui participe de ce savoir - circuler, de ce savoir-transmigrer .
Lobligation de sassocier, sous peine dimmobilisme et de stagnation induit un changement dans la perception que chacun a de son statut personnel. Cette compétence à « faire dyade » permet non seulement de faire route ensemble mais elle est aussi facteur dindividuation car elle permet à chacun des partenaires de dépasser les résistances internes dont ils nétaient quà conscience jusqualors. Cependant, cette compétence acquise qui répond à lobligation de mobilité reste limitée car elle est incapable de changer la situation de lun comme de lautre pris dans le contexte dexploitation auquel ils sont soumis et dont ils sont prêts à payer le prix.
2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins
Si la plupart des femmes sont parties seules, dautres sont accompagnées de leurs enfants et ont pour projet de rejoindre des membres de leur famille en Europe qui les accueilleront à larrivée. Les arnaques ne les épargnent pas et vont transformer un voyage par avion de quelques heures en une entreprise à durée indéterminée et qui a des conséquences non seulement pour les protagonistes eux-mêmes mais également pour les familles qui financent le voyage. Les événements qui se succèdent de manière imprévue incitent les membres féminins de ces réseaux familiaux transnationaux à mobiliser des ressources de toute nature pour faire avancer le groupe maternel égaré dans lespace sahelo-maghrébin .
Clarisse a 35 ans et est originaire de RDC quelle a quitté 18 mois auparavant quand je la rencontre à Casablanca. Elle a 3 enfants qui ont entre 6 et 13 ans et voyagent avec elle. Son mari dont le salaire ne peut plus financer les études de ses enfants et assurer un quotidien décent à sa famille est resté au pays. La tante de Clarisse réside à New York et sa sur cadette vit à Paris depuis 4 ans. Celle-ci souhaite vivement voir sa sur venir la rejoindre parce que malgré le fait quelle ait elle-même mari et enfant là-bas, elle se sent seule. Elle est mariée avec un homme qui « trafique » dans la drogue et qui sest engagé à financer la majeure partie du voyage de la sur de sa femme et des 3 enfants, voyage auquel participe financièrement un autre oncle de Clarisse (qui exerce la médecine au Japon où il est parti 5 ans plus tôt invité par léglise dirigée par Moon) ainsi que par sa demi-sur qui réside au Royaume-Uni. La contribution de cette dernière au voyage est modeste car son mari il est chauffeur de taxi à Londres y participe selon ses moyens.
Le groupe maternel se rend à Douala où il retrouve le « checker » (personne qui organise le vol sur lEurope et le « checking » des futurs passagers au comptoir dembarquement) qui lui promet de voler directement sur Paris. Largent du vol et des « frais de voyage » est versé via Western Union : 3500 euros par adulte, 2500 par enfant. Après 7 mois dattente au Cameroun, le « checker » disparaît et le petit groupe se retrouve seul. Ne voulant pas rebrousser chemin après cet échec retentissant, Clarisse se dirige sur Lagos où elle attend de recevoir largent qui lui permettra de continuer vers le nord. Sa sur lui envoie largent qui servira à louer les services dun homme, un Congolais dâge mûr qui les accompagnera de Lagos au Maroc. Cette association permet au groupe maternel de faire maintenant figure de « famille » sur un chemin périlleux avec à la tête du groupe un élément mâle jouant le rôle de chef de famille. Arrivée à Rabat, la jeune femme où elle est se trouve en sécurité elle retrouve aussi le fils de son oncle maternel elle na plus besoin de la présence de son compagnon de voyage dont le rôle « de père et dépoux protecteur » na plus de raison dêtre. Elle le congédie sans ambages et va chercher maintenant une solution qui lui permette de passer en Europe elle et ses enfants. Clarisse attend de trouver une solution qui va consister à faire passer un à un les enfants qui sont attendus par leur tante à Paris avant denvisager enfin son propre passage mais elle a encore besoin dargent et sollicite sa famille.
Les concertations familiales entre Paris, Casablanca, Tokyo, New-York et Londres sont quotidiennes et se font par Internet pour limiter les dépenses. La recherche de la meilleure solution pour passer tient compte des conseils avunculaires, des exhortations maternelles et des solutions proposées par les surs. Le mari resté à Kinshasa nest pas concerné par ces transactions familiales : tout le monde sait quil ne peut plus assurer lentretien du ménage et que cest pour cela que celle-ci a mobilisé sa propre famille. Spectateur impuissant de lerrance de sa femme et de ses enfants qui « souffrent », il attend au pays déplorant son salaire de misère (150 euros/mois) qui paralyse son action. Il espère que lorsque femme et enfants seront installés en France et en règle il pourra venir les rejoindre car ils sont partis depuis 17 mois déjà
.
Les narrations recueillies en route, dans lombre des étapes clandestines mêlent à lici daujourdhui non seulement un là-bas doù lon vient mais un ailleurs où lon va. Elles montrent quelles sont projet familial là où nous ne voyons que trop souvent projet individuel. Elles mobilisent des pratiques de solidarités familiales qui sont transnationales et transgénérationnelles et qui dépassent le cadre étroit de la famille nucléaire. Des ressources importantes sont mobilisées par des femmes au profit de femmes (seules ou en groupes maternels) même si elles sont matériellement produites par les conjoints de celles-ci. Dans toutes les situations que nous avons observées qui étaient le fait de femmes seules aidées par leur famille, la volonté de regroupement circulait entre les « surs de lait » ou entre oncles maternels et leurs nièces, surs et frères de sang, mères et fils et cousins maternels entre eux.
Les réseaux familiaux activés ici sont constitués de membres unis entre eux par des liens de sang (un ancêtre commun) dont les femmes sont ici les éléments moteurs et dynamiques. Dans ces situations, les liens matrimoniaux sont obsolètes et les époux quand ils ne peuvent participer activement au projet de réunion - comme le mari resté au pays ou linfortuné conjoint de la sur cadette qui accusé de trafic de drogue sera expulsé sur Kinshasa - sont exclus de larrangement qui a pour priorité le passage du groupe maternel. Ce dispositif familial migratoire né de la volonté de femmes et qui prime sur les alliances matrimoniales ne bénéficie pas seulement aux femmes de la famille mais également aux frères ou aux hommes de la parentèle :
« Ma sur aînée habite Bruxelles et elle veut que je vienne habiter avec elle car elle dit quelle est seule et quavoir son frère proche est un atout non négligeable. Elle me dit quune fois en Europe, nous serons à deux, quelle va respirer et que les charges seront divisées
Oui elle est mariée, elle a deux enfants et son mari travaille mais elle veut que je sois auprès delle pour la soutenir. Elle maide financièrement autant quelle le peut.
....non je naurai pas à rembourser tout ce quelle a dépensé, dépensera et va encore dépenser pour moi mais je moccuperai de la famille une fois que jai un job. Ça cest indiscutable et inchangeable. Il y a trois ans que je suis là au Maroc parce que je voulais passer légalement et jai demandé un visa pour aller passer un examen dinfirmier à Paris mais on ma refusé le visa mais ce « refus non motivé » ne mempêchera pas de passer, tu verras je vais passer, jai confiance en lavenir et je serai bientôt à Bruxelles. »
(Ray, 25 ans, RDC, en transit au Maroc)
On observe ici des regroupements familiaux informels qui sont bien éloignés de ceux observés au cours des années 70 en France où un travailleur de sexe masculin en situation régulière faisait venir son épouse et ses enfants sous les auspices dun état républicain aux intentions pronatalistes. La politique de limmigration zéro en fermant les frontières de lEurope a incité les personnes qui désirent émigrer et dans le cas présent les femmes à inventer de nouvelles modalités de regroupement qui sollicitent la participation active de la parentèle sur lesquelles elles savent pouvoir compter plutôt que sur les alliances matrimoniales qui peuvent savérer aléatoires.
Chaque membre (homme ou femme) de la famille participe à son niveau à cette véritable « entreprise familiale » qui active et redynamise les solidarités lignagères , mobilise des sommes importantes et assure le transfert de fonds. Par contre, la mobilisation des compétences familiales se limite au faire- transmigrer sans pour autant avoir la capacité de dénoncer les dérives abusives du dispositif du passage clandestin que tous déplorent mais ne peuvent éviter. Le financement de ce voyage à rallonge, sans date fixe darrivée est coûteux (plus de 15 000 euros parfois). Il est lourd à assumer pour ceux qui sont eux-mêmes en situation de précarité (restés au pays ou déjà arrivés en Europe) et qui là-bas sont obligés de travailler « en noir » non seulement pour subvenir à leur quotidien mais aussi pour financer ce voyage qui nen finit pas. Les récits donnent à voir la rapidité et la flexibilité avec laquelle les familles étendues gèrent limprévu et limprévisible grâce aux NTCI ainsi que la générosité avec laquelle ils répondent à la crise malgré un quotidien difficile. Le succès du passage du transmigrant est un succès collectif, léchec (expulsion au pays ou mort accidentelle) est aussi vécu comme un échec collectif.
Les périples des transmigrants qui seffectuent dans un entre-deux incertain et imprévisible permettent de mettre à jour des solidarités jusqualors inédites : on observe des transgressions à lordre des hiérarchies familiales : le « chef » nest plus seulement laîné comme le dit E. Goldschmidt (2002) installé en France et qui fait venir son frère cadet. On voit ici des surs cadettes primoarrivantes « inviter » leurs ainé-e-s à venir en Europe, des nièces envoyer de largent à leurs tantes et des cousines à leurs oncles et on le verra des nouveaux-nés initier le regroupement familial. Chaque membre de ce réseau familial - homme ou femme ici, là-bas ou ailleurs participe à la venue dun nouveau membre en fonction de sa place dans la famille mais aussi de ses moyens financiers. La mobilisation de la parenté maternelle offre un soutien que lon sait inconditionnel et qui nexige pas de retour immédiat. Le remboursement de la dette na pas de caractère contraignant même si, bien sûr, une certaine obligation morale se constitue. Lallongement de la durée du transit, les coûts prohibitifs du déplacement et les événements imprévus (expulsions, reconduites aux frontières) affectent non seulement la personne en transit mais elle a des répercussions sur chaque membre de la famille que celui-ci soit établi dans les confins de l Extrême Orient ou de lAmérique du Nord. Les nouvelles technologies de communication utilisées par les transmigrants permettent non seulement lactualisation permanente des liens avec le pays dorigine mais aussi avec cet ailleurs multiple et encore inconnu. Le maillage communicationnel est serré : on saffaire autour du « patient » dont chacun désire le succès. On conseille, interpelle, sollicite, remercie et soutient. Il y a circulation de chaleur dans cette proximité de la voix ou par lécrit qui rapproche les lointains. La messagerie Internet renforce les solidarités familiales déjà existantes et permet à celui qui se trouve dans cet entre-deux dangereux et incertain, duquel il ne peut pas sortir seul, la possibilité de trouver une solution qui redonne sens à son projet.
La possibilité de la connexion potentiellement illimitée et qui en appuyant sur une simple touche annihile les frontières spatio-temporelles permet de maintenir le lien familial, crée aussi de nouvelles obligations et de nouvelles craintes. Elle crée comme une obligation de liens, comme une obligation de présence auprès de cet autre avec lequel on est relié. Tout en renforçant la cohésion familiale qui fait partager lintimité de tous avec chacun, lobligation de liens entretient et exacerbe le sentiment de responsabilité que la distance peut amoindrir. La coprésence entraîne un sentiment de coresponsabilité envers cet autre perdu dans cet entre-deux (surtout quand celui-ci est un enfant). Elle génère de la proximité mais aussi des sentiments de crainte lorsque le lien est brutalement interrompu.
2.3 Lenfant pionnier : entre ancrage et transmission
Lindividu transmigrant est un individu en déplacement. Il nen est pas moins relié à son environnement social qui bien que mouvant nen est néanmoins bien réel. Il est en relation avec les quatre sphères (ou mondes) définis par Schütz (1989) : le monde des « contemporains » (consociates), des « intimes » (famille et amis), des prédécesseurs (ancêtres vivants ou décédés, figures héroïques) et des successeurs (ses propres descendants) avec lesquels il maintient des liens de proximité affective. Plusieurs travaux ont montré le rôle significatif joué par le monde des prédécesseurs et des intimes dans leur relation avec ego au moyen de la transmission dun héritage immatériel qui constitue une sorte de géographie des origines des individus avec ses lieux et sa mémoire. Ces espaces hérités renvoient à lancestralité, aux lieux dorigine et de vie des parents et à la mémoire historique qui permettent à lindividu de se situer dans la lignée familiale et daffronter ensuite sa propre différence à la lumière de cette mémoire. Gourcy a travaillé sur les rapports quentretient le migrant volontaire avec le monde des prédécesseurs et des intimes. Elle a montré que les migrants se présentent comme les dépositaires dune histoire qui fait de la migration une norme familiale, que les espaces hérités immatériellement par le migrant sont généralement accompagnés dune disposition favorable à la migration offrant à lindividu une « sécurité ontologique » - comme la nomme Giddens qui permet à lindividu de se situer dans la continuité dune lignée, de légitimer et de banaliser son parcours qui bien que perçu comme « dexception » nen reste pas moins marginal.
Au cours de notre terrain, nous avons été intrigué par les relations quentretient ego avec le monde des « successeurs » (descendants dego) ainsi que par le rôle inédit que leurs parents leur faisaient jouer. Les « successeurs » étaient souvent de très jeunes enfants nés en transmigration ou de jeunes mineurs qui partaient en Europe avant leurs parents et qui avaient pour mission de favoriser le regroupement familial :
Helène qui est camerounaise a trois enfants dont laîné est un garçon de huit ans. Le père des enfants qui est congolais est décédé au cours du voyage et elle désire rejoindre la France pour que ses enfants puissent y étudier. Elle vit à Delly Ibrahim dans un quartier situé à la périphérie dAlger où habitent plusieurs Congolais en attente de passage au Maroc. Elle vit dans une minuscule cabane faite de parpaings où lon se glisse en rampant. Une tôle rouillée sert de toit et lentrée de la « maison » est fermée par un morceau de plastique. Elle vient daccoucher de son troisième enfant lorsque je la rencontre et de se séparer de son fils aîné qui est passé en Andalousie. Elle a confié lenfant à une « connaissance » qui la fait voyager et la déposé dans un foyer pour mineurs du côté de Malaga croit-elle. Avant de lenvoyer là-bas, comptant sur lintelligence et la vivacité desprit de son fils, elle lui a fait mémoriser son numéro de téléphone portable. Le jeune fils est bien conscient de limportance de ce numéro de téléphone qui est le seul élément réel qui va lui permettre de rester en contact avec sa mère et de maintenir le lien qui le rattache à elle. Lenfant sait que les conditions du maintien du lien avec sa mère dépendent de lui et sont le fait de sa responsabilité. Lenfant est parti depuis trois semaines mais elle na pas encore de nouvelles.
Helène espère faire passer la petite fille de 6 ans puis le dernier-né quand celui-ci sera sevré avant de songer à pouvoir enfin passer elle-même. Elle na pas demandé le statut de réfugié car elle veut aller en France. Elle a choisi de faire passer ses enfants un à un dans la clandestinité avant de passer elle-même. Combien de temps faudra- t-il pour quils se retrouvent tous les quatre en France ? Un an, deux ans ? Elle ne sait absolument pas
.
Par leur détermination inébranlable, les familles (nucléaires ou étendues) imposent leur volonté migratoire aux Etats-Nations malgré les politiques répressives que ceux-ci mettent en place. La migration irrégulière contraint les parents à mettre de la distance physique entre eux et leurs enfants plutôt que de les garder auprès deux dans une proximité captatrice qui ne ferait plus sens. Cette relation de proximité qui relève de la fusion et de la dépendance extrême quand il sagit dune mère et de son nouveau-né doit être interrompue brutalement (dans sa réalité physiologique du moins). Le jeune enfant qui est souvent laîné de la fratrie ou lenfant unique sera le premier à mettre le pied sur cette terre promise où il va enfin pouvoir aller à lécole, étudier et devenir un adulte. Jeune pionnier émigrant sur une terre nouvelle, il engage dans laventure toute sa famille et devient alors lélément dancrage dun « regroupement familial » dun type nouveau. Il devient lacteur principal dune réunification familiale qui ne peut réunir sans séparer ni regrouper sans arracher.
Le groupe maternel ne peut rester ensemble, soudé et uni. Il est forcé de se dissocier, de sindividualiser pour éviter limmobilité, la stagnation et la mort. Les parents - seuls ou en couple - font du passage de leurs enfants leur priorité car ils sont intimement persuadés que lavenir de ceux-ci est là-bas. Leur avenir est là-bas avec la mère ou sans la mère, avec les parents ou sans les parents.
Les familles envoient leurs jeunes enfants à la conquête de territoires inconnus quils auront à charge de leur rendre un jour familiers. Ces enfants-pionniers créent de nouveaux territoires familiaux en amont des territoires connus. Ils sont envoyés à la conquête de territoires que leurs parents ne connaissent que par le biais de cet héritage immatériel reçu de leurs proches ou ancêtres. Ces nouveaux-nés ou jeunes enfants sont les artisans espérés de la migration future de leurs parents. Ils sont investis parfois à leur insu pour les plus jeunes - dune mission jusqualors réservée aux adultes. Les primoarrivants et artisans du regroupement familial ont dabord été les hommes chefs de famille puis les femmes venues seules. Ce sont maintenant les enfants qui assurent ce regroupement. Les plus âgés dentre eux se situent dans une lignée de migrants dont ils se sentent devenir des membres actifs et ils partent confiants vers un futur qui leur permettra de « trouver leur vie », un avenir apprivoisé par leurs parents qui leur transmettent leur vision dune Europe quils non pas encore découvert physiquement mais quils connaissent déjà de lintérieur. Les enfants sont tout à la fois les héritiers du désir de leurs parents ET les pionniers dune aventure qui maintient leurs parents en dehors de leur propre histoire.
Ce sont ces enfants pionniers- héritiers qui, de fait légitiment non seulement le projet migratoire de leurs parents mais aussi la décision de ceux-ci de les envoyer dans linconnu. Cette décision denvoyer des enfants, parfois des nouveaux-nés à peine sevrés (ce qui afflige la fibre maternelle de la chercheure) est approuvée par lentourage des « frères » en migration qui se substitue ici à la famille proche. Le groupe entier - y compris la « connaissance » qui fera passer les enfants un à un - avalise cette pratique qui bien que douloureuse - se révèle être la seule solution possible dans les conditions de la situation présente. Ces enfants -pionniers préparent lavenir de leurs parents, futurs dépositaires dune histoire que nauront pas vécu leurs parents et quils leur transmettront a posteriori. Le caractère contraignant de la migration irrégulière oblige à inverser lordre des hiérarchies générationnelles, et établit un ordre dun genre nouveau dans lequel le dernier-né est lartisan du regroupement familial.
Enfin, en imposant leur présence juvénile au cur des sociétés de la vieille Europe qui refuse ladmission de leurs parents sur son sol, ces enfants-pionniers créent de nouveaux devoirs aux pays dits daccueil. Ils les obligent au travers dorganisations étatiques à prendre soin deux (gîte, soins, éducation) à se substituer à leurs parents biologiques et à redéfinir les liens de « paternité » qui les unissent à ces enfants (quand ils ne se soustraient pas à leurs devoirs en les renvoyant dans leur pays dorigine).
2.4 Reconfigurations symboliques du périple : entre fuite salvatrice et naissance sublimée
Au cours de notre recherche, nous avons écouté plusieurs récits dhommes et de femmes qui avaient fui leur pays à la suite de conflits personnels ou familiaux. Des couples accompagnés denfants en bas- âge avaient quitté leur pays et débuté une longue errance à travers le continent africain. Ces récits disaient la nécessité impérative de fuir une situation pour épargner les enfants à naître ou ceux encore vivants.
Rencontrée à Rabat, Nsela raconte la maladie gravissime de son fils de 18 mois « empoisonné » par sa grand-mère et qui sest vu intimer lordre de quitter au plus vite la Guinée pour éviter à son fils une mort certaine :
«
. On la emmené chez les visionnaires. Ils ont vu : « ah lenfant a mangé la viande. Et qui a donné la viande ? » « Cest ma mère
oui elle lui a envoyé la viande à manger mais en songe et lui a mangé la viande et puis son ventre est devenu énnnnorme. Lui , il est devenu maigre, tout maigre avec un gros ventre et il chie du sang. »
Tu comprends, il devient dangereux pour nous, on lui a donné cette viande pour le transformer pour quil puisse nous attraper, il est devenu lespion des sorciers, cest grâce à lui qu « eux » ils peuvent rentrer, ils peuvent sinfiltrer. Cest lui lintermédiaire, le bouc émissaire, il est devenu bouc émissaire.
Je suis allée à lhôpital mais ils nont rien vu à lhôpital. Ils ont dit quil nétait pas malade mais je suis allée à la pharmacie parce que je nai pas confiance dans lhôpital. Le sang, ça cest la dy-sen-te-rie mais ce sont les sorciers qui te donnent la dysenterie. Il a pris le médicament, à la pharmacie et ça na pas duré. Le mal a cessé et le mauvais sort est sorti par la tête.
Mais si tu avais vu mon enfant, tu ne peux pas le soigner. Il crie, il crie, tu peux pas le regarder. Il sentait mauvais, tu pensais quil était mort.
Alors le visionnaire a pris du lait, on prie on prie, on prie, on prie
Il brûle de lencens, met un parfum dans le lait et tu dois boire.
Et puis le visionnaire a dit « Sept ans, sept ans, vous devez quitter pendant sept ans et rester où vous êtes ».
Pendant la nuit, jai eu un songe. Ça venait comme une écriture qui passait comme ça devant moi et je lisais et puis jai vu le buf qui faisait comme ça, qui remue la tête et Dieu a dit « dès que vous quittez cet endroit, vous passez la frontière de la Guinée et les enfants vont guérir ».
Jai dit « cest un songe ou cest vrai ? » Pour nous lessentiel cétait de sortir du pays parce que si javais pas quitté le pays, les sorciers pouvaient matteindre encore car lenfant nétait pas encore tout à fait délivré, il était encore sorcier. Lessentiel, cétait de fuir vers la frontière. Nous étions tous les 5 et on sest demandé comment on allait faire. Moi je disais « allons-y, allons-y ». On a pris le car pour aller au Mali, mais si tu voyais le car, tellement chargé, y a même pas de place, tu mets tes pieds en lair comme ça pour tasseoir, mais cest pas ce qui nous importait, nous ce qui nous importait cétait de sortir.
Alors dès quon est monté dans le car, moi je me suis endormie, je me suis endormie. Je nai même pas vu par où on passait, cest pas mon problème, on passait, on passait, on passait et le père du petit disait « on passe par une ville, regardez la ville », les enfants regardaient mais moi jai dit « Oh, laisse- moi dormir il y a longtemps que je nai pas dormi. Jétais trrrranquille, tellement tranquille. »
Dans le chapitre précédent, nous avons décrit la figure du pasteur, Moïse moderne qui sacralise litinérance, le mouvement et le passage. Lappropriation par les passant-e-s dun Dieu protecteur qui est à leur côté et qui est favorable à leur projet de vie conférait à cet exil - volontaire ou forcé - un sens sacré voulu par un Dieu accompagnant les nomades en quête dune vie meilleure. A la lecture de cette scène, la figure de lexil incarnée jusqualors par un Moïse patriarcal et solitaire se différencie et devient féminine et dyadique. La mère de lenfant ensorcelé devient lactrice principale de la scène laissant dans lombre un conjoint réduit au rôle de figurant. Sils vont voir ensemble le visionnaire, cest elle qui a le songe, cest elle qui comprend et prend la décision. Cette confiance totale en la parole divine qui désensorcelle et guérit la soulage tellement quelle sendort profondément en dépit de la situation de nouveauté quest le voyage. Le sentiment dintranquillité qui la tenaillait depuis lempoisonnement de son fils disparaît totalement après la traversée de la frontière. En obéissant à cet ordre du prêtre visionnaire : « Sept ans, sept ans, vous devez quitter pendant sept ans et rester où vous êtes » elle accepte sa situation et sa condition dexilée.
La situation quelle définie comme réelle est réelle dans ses conséquences comme la reconnu et enseigné W. I Thomas (Tripier : 1998). Elle rend acceptable lavenir dans un ailleurs inconnu. Le sentiment dappartenance à une lignée sacrée qui ne se dément pas dans lexil rend cohérente cette fuite familiale et donne tout son sens à une situation perçue comme totalement irrationnelle par le sens commun.
Limage de la femme en fuite - quelle soit mère de famille ou enceinte - trouve des résonances profondes dans limaginaire des hôtes des pays daccueil de tradition judéo-chrétienne. Dans la scène qui suit et se passe dans les Iles Canaries, lévocation dune jeune femme enceinte venue par la mer à partir des côtes marocaines et ayant accouché dune petite fille en mettant le pied sur le sol canarien a généré des sentiments où se mêlent pitié compassionnelle, bienveillance charitable et admiration sans bornes. En 2001 dans lîle de Fuerteventura, jai rencontré Claudia à Porto del Rosario au moment où la presse îlienne célébrait lhistoire de cette mère-courage « en quête d Eldorado » qui avait affronté 18 heures durant une mer déchaînée dans une barque surchargée et pris le risque daccoucher en pleine mer .La presse a mis en exergue le comportement héroïque de cette jeune femme qui a exercé sa « compétence à donner la vie » (Godbout :1992) dans des conditions les plus extrêmes et qui a forcé ladmiration de tous. Interrogée sur lhéroïsme de sa conduite, Claudia ma répondu quelle navait pas pu faire autrement :
« Quand tu fais affaire avec le passeur on ta dit que tu allais prendre un vrai bateau avec un capitaine en uniforme et tout. Mais quand tu arrives là-bas, sur la plage, en pleine nuit quelque part dans le sud du Maroc, tu vois une vieille pirogue qui prend leau et tu ne veux plus partir. Tu as peur mais tu ne peux plus reculer. Tu as payé et si tu refuses de partir les passeurs vont te tuer ».
Les médias ont conforté ce sentiment de compassion en portant sur ces femmes un regard simplificateur qui ne peut voir les femmes quen victime ou en héroïne et distord la réalité. Limage médiatisée de cette figure de proue aux formes lourdes, de cette femme courageuse et donneuse de vie a commodément évité de poser les vraies questions qui lont poussée à risquer sa vie pour aller dans le pays de son choix. .
Naissance sublimée
Toutes les femmes enceintes ne choisissent pas la solution qualifiée de « risquante » par Claudia et préfèrent accéder par voie de terre à Ceuta, enclave espagnole située en terre marocaine. Cette solution qui supprime les dangers de la traversée combine aussi lavantage pense t-on de permettre aux enfants qui naissent sur son sol dacquérir la nationalité espagnole. Ce désir (ou ce regret) a été immanquablement évoqué par toutes les femmes enceintes ou ayant accouché au Maroc que jai rencontré. Pour beaucoup ce désir ne sest pas réalisé. Francine se retrouve « coincée » au Maroc depuis plus dune année, cherche le moyen de faire passer son enfant en toute sécurité et trouve lénergie de surmonter lobjet de sa déception en le transformant. La scène se passe dans le local de lassociation Caritas où elle est venue faire soigner son enfant malade :
« Quand jétais au pays, jai fait affaire avec un checker qui ma promit de me faire partir sur le Maroc mais à partir du Togo car cétait plus facile selon lui. Je suis partie à Lomé mais là-bas il ma proposé de payer un billet tellement cher que je ne pouvais pas payer la somme. Il ma alors proposé de faire moins cher si je couchais avec lui. Jai accepté et je suis arrivée à Casablanca avec mes documents en règle et jallais chercher un moyen pour passer en Europe. Je me suis alors aperçue que jétais enceinte. Javais peur, jaurais bien voulu avorter mais cest impossible au Maroc de le faire car cest interdit par la loi et aussi je savais pas où madresser. Alors jai gardé lenfant et jai accouché à Rabat. Personne ne sait dans ma famille que jai un enfant, je nose pas leur dire et jai peur quils le découvrent.
Mais jaurais tant aimé accoucher à Ceuta parce que là-bas mon enfant aurait eu la chance davoir la nationalité espagnole et on aurait été sûr de ne pas être renvoyé et on aurait pu commencer une nouvelle vie là-bas. Il nous aurait sauvé tous les deux. Mais tant pis, nous sommes là. Regarde cet enfant comme il est beau, cest un cadeau de Dieu ».
Le récit de Francine dit langoisse et la difficulté davoir eu à assumer une grossesse non désirée quelle a dû cacher à sa famille et qui a de surcroît mis en péril la réalisation de son projet migratoire qui se voulait indépendant et autonome. Cependant lévocation du mauvais souvenir (extorqué par la chercheure ?) laisse lentement la place à un discours apaisé. Lenfant - fardeau devient lenfant - cadeau. Lenfant qui gazouille et fait toute la fierté de sa mère nest plus présenté comme un fardeau mais comme un don de nature divine. La mère a accepté cet enfant quelle présente comme le lien vivant entre ce Dieu et elle, lien qui transcende un quotidien angoissant et insupportable, lien qui va aussi légitimer ses actions futures. Le regard porté par la mère sur son enfant change aussi le regard de son interlocutrice qui va les considérer, elle et lui autrement. Ce regard plein dassurance et de fierté de la mère renforce non seulement lestime que celle-ci a delle-même mais il force lestime dautrui. Il lui permet de soutenir le regard de lautre car il nappelle ni la pitié compassionnelle ni la condescendance. Il rétablit une réciprocité dans la relation qui appelle à la reconnaissance de lautre non plus comme victime mais comme égale.
3. Vivre au quotidien : entre reproduction et productivité
La vie quotidienne en trans-migration nest pas seulement faite de périodes de déplacement, de mouvement et de rapprochement vers lobjectif à atteindre mais aussi de longues périodes de sédentarité, dimmobilisme et de piétinement. Ces périodes alternent sur un rythme que le transmigrant ne peut pas maîtriser car celui-ci est soumis aux événements (naissance dun enfant) et aux aléas (attente du passage, attente dargent) qui surviennent chemin faisant. Comment donc étaient vécues ces périodes dattentes forcées qui allaient à lencontre du mouvement et de la réalisation du projet migratoire ? Y avait-il acquisition dun savoir-attendre, pendant obligé du savoir-circuler ? Lattente était-elle propice aux initiatives ? Quelles compétences spécifiquement féminines naissaient devant ces événements impromptus ou imprévisibles ?
Attente et métissage des temporalités
Pour les personnes qui ont fui leur pays en guerre venant du Pool en Rép. du Congo , de lest de la RDC, de la Côte dIvoire ou du Liberia , le Maghreb est tout dabord perçu comme un espace de sécurité et de paix dans lequel elles ne risquent plus leur vie. La situation en Algérie malgré des attentats encore fréquents en 2001, nétait pas ressentie comme particulièrement dangereuse pour les transmigrants qui ne se sentaient jamais la cible directe des terroristes malgré le fait quils résidaient - pour la plupart des francophones que jai rencontrés - dans des «maisons inachevées » du quartier de Delly Ibrahim à Alger réputé pour être la cible dattaques terroristes. (Ces maisons sont « inachevées » car leur construction a été interrompue du fait des terroristes qui menaçaient dy séjourner ou de les faire sauter et les propriétaires ont alors vu dun bon il loccupation des lieux par des familles avec de jeunes enfants qui les « protégeaient » par leur présence des attaques terroristes.) Le Royaume du Maroc avec sa longue stabilité politique apparaît comme un havre de paix où lon ne risque ni sa vie ni celle de sa famille surtout lorsque lon réside dans la capitale qui accueille les autorités diplomatiques des pays africains qui sont censées apporter une protection à leurs ressortissants. Cependant si les femmes apprécient la « tranquillité » de la vie au Maroc, (tout en dénonçant les attaques sexistes dont elles font lobjet), elles déplorent limpossibilité qui leur est faite dy travailler. Il leur faut néanmoins louer une chambre à des prix prohibitifs, (le coût dune chambre oscille entre 25 et 40 euros/mois) dans les quartiers populaires des grands centres urbains. Il est difficile de négocier les prix car le statut de sans-papiers ne le permet pas. Les jeunes mères qui se retrouvent seules partagent une chambre à 3 ou 4. Les chambres ont un équipement minimal (natte en plastique sur le sol, quelques ustensiles de cuisine et quelques vêtements suspendus à un fil de fer fixé au plafond). La cuisine se fait sur un réchaud commun situé dans le corridor de la maison et les repas sont pris dans la chambre. Cest là que séchangent les papiers didentité, que se prêtent les habits, que sorganise la surveillance des enfants lorsque lune dentre elle doit sortir pour aller retirer un mandat à la Western Union ou pour aller au marché juste avant la fermeture et quil faut profiter des derniers fruits et légumes offerts. Cest de là que sorganisent les départs pour partir à la Caritas ou à léglise retrouver les « frères ». Les femmes nont que peu de contacts avec les populations locales sauf lorsque celles-ci cohabitent avec leurs « bailleurs » marocains et que les femmes de la maison apportent leurs conseils et leur aide concernant lélevage du nouveau-né. Les échanges verbaux avec les femmes sont souvent limités car si les transmigrantes parlent couramment français tel nest pas le cas des femmes marocaines qui ne parlent souvent que le darija (arabe dialectal) ou le berbère des montagnes de lAtlas.
Toutes les femmes rencontrées exerçaient au pays (ou avaient exercé avant la guerre) des activités de petit commerce, de coiffeuse ou de couturière, de fonctionnaires ou demployées de bureau. Certaines avaient travaillé dans un « maquis » ou dans un bar à bières dans les grandes villes africaines. Au Maroc il leur était impossible dexercer leurs compétences dune part parce que leur situation irrégulière ne leur permettait pas davoir lautorisation de faire cantine et dautre part parce que si on peut acheter de lalcool dans certains supermarchés en dehors de la période du Ramadan, les lieux de consommation dalcool sont restreints aux grands hôtels ou à certains restaurants aux prix prohibitifs. Entre 2000 et 2002 aucune femme dorigine sub-saharienne navait réussi à ouvrir une petite cantine ou un restaurant au Maroc comme nous lavions vu en Algérie. Seules quelques femmes réussissaient au prix de manuvres habiles à introduire clandestinement au nez et à la barbe de leur propriétaire intransigeant des bières achetées au supermarché quelles cachaient au fond de leur placard et revendaient tièdes à leurs « frères » qui venaient furtivement regarder des vidéos de musique zaïroise.
Les activités exercées auparavant, bien que de petit rapport, leur avaient procuré une certaine indépendance financière mais - en attente prolongée au Maroc - leur cadre de vie sétait rétréci et cet enfermement était vécu comme une réclusion forcée en comparaison de la vie menée au pays. De passage, sans activités économiques à leur actif, elles se sentaient isolées, en situation de réclusion et naccordaient que peu dintérêt à la situation du pays dans lequel elles se trouvaient. Les contraintes bien tolérées au début, devenaient plus lourdes à accepter et étaient accompagnées dun sentiment de malaise de sêtre fourvoyé dans une aventure dont le processus est bloqué car il exclut toute avancée et tout retour en arrière. Une jeune femme qui avait quitté Kinshasa après avoir été licenciée de lentreprise où elle travaillait dit sa frustration que lui procure sa condition actuelle :
« Quand jétais à Kin je travaillais, à Alger, jétais serveuse dans un restaurant cétait bien, jai économisé et je me débrouillais. Jai pu sortir un peu. Je suis partie à Maghnia à la frontière mais là jai été refoulée plusieurs fois. Je suis à Rabat depuis un an et je ne peux rien faire, y a pas de travail. Cest ça le mal
moi j'aime bien produire et consommer, j'aime bien la production et la consommation mais ici il n y a que la consommation ça me dérange beaucoup. Je vous ai dit que je suis coincée, que je ne peux pas travailler, je nai pas les moyens de sortir, ni de produire encore moins de faire passer mon enfant. Jai limpression dêtre dans une prison ici, je ne peux rien faire, rien produire, rien consommer
Jen ai assez de ne rien faire
(Odette, 32 ans, en transit)
Odette enrage de ne pas pouvoir travailler, gagner de largent et consommer. Elle déplore ce quotidien où il ne se passe rien où elle a limpression de ne pas vivre, de stagner, dêtre « coincée », bloquée, engluée dans une situation sur laquelle elle na pas de contrôle. Elle est frustrée de ne pas avoir accès à cette société de consommation qui la fait quitter son pays, mue par cette « force mystérieuse » dont parle Bauman (1998). Elle refuse cette assignation à immobilité qui lui est imposée une seconde fois et qui pourrait mettre son entreprise en péril et la rendre in-sensée. Et pourtant, elle vit dans un environnement mouvementé dans lequel linstable, lincertain et le va- et- vient sont devenus la norme. Il ny est question que de traversées, de rafles, de reconduites à la frontière et dexpulsions, de passages et de naissances, de disparitions et de morts, de séparations et de retrouvailles. Elle a limpression que sa vie qui est événement pour les autres est non-evènement pour elle. Elle se sent inutile car elle ne peut agir, elle na pas de prise sur le temps, elle na pas dargent pour passer, passe son temps à attendre et attend en perdant de largent. Difficile dans ces conditions de ne pas associer limmobilité et la sédentarité à linaction et au manque de mouvement. Difficile pour la chercheure de ne pas confondre le mouvement avec lespace parcouru ou à parcourir
. Celle-ci doit faire un effort violent -comme la recommandé Bergson - pour penser le mouvement et le changement autrement.
Néanmoins Odette, bien que clouée au sol maghrébin est en mouvement. Elle est en mouvement parce quelle est en colère et quelle la dit. Elle sactive, se déplace, contacte des gens pour chercher « quelque chose à faire », soccupe de sa fille, sinitie à fumer du poisson et cherche à se procurer des ressources. Son périple - qui aurait pu se dérouler en quelques heures davion si elle avait eu un visa entre dans son 18ème mois. Tout en déplorant fortement le temps perdu et gaspillé, elle nen accepte pas pour autant le dictat qui la laisserait inactive. Elle sagite, se mobilise pour nourrir sa fille, fait des projets ce qui ne lempêche pas de dire sa frustration de ne pas pouvoir produire et davoir limpression de vivoter et de ne rien faire dans une temporalité dans laquelle rien ne se fait, rien ne se passe.
Transmission du savoir-materner
Litinérance irrégulière engendre un mode de vie qui est par essence précaire, incertain et fatiguant. En voyage, il est rare de dormir deux nuits de suite au même endroit car on veut arriver au plus vite à létape. Dans les zones frontalières, le déplacement est pénible surtout quand, par mesure de précaution, il faut faire de longues marches à pied de nuit avec la peur dêtre attrapé et rejeté au désert :
« On a marché depuis Maghnia en Algérie jusquà Oujda et puis de Oujda jusquà Fès. On a marché jusquà fatiguer. Il faisait tellement froid à Oujda, deux femmes sont mortes dans les montagnes parce quelles se sont égarées. Tu peux voir leur tombe au cimetière. Au Maroc, on marrêtait tout le temps. Arrivée à Guercif, je ne pouvais plus marcher, javais les pieds gonflés, je navais pas la force et puis la nuit javais peur, il y avait des chiens qui aboyaient, la police qui nous suivait. Heureusement jai pu arriver à Rabat où je me suis un peu reposée
»
(Joséphine, 28 ans, en transit à Rabat)
Létape urbaine est censée être une étape où lon se repose, prend des contacts et organise le passage. Mais cette étape nest pas de tout repos non plus. Il est rare de rester plusieurs semaines ou plusieurs mois dans la même « maison ». Létape urbaine nest pas synonyme denracinement - même passager : il faut souvent déménager sinon déguerpir au plus vite la nuit quand le bailleur se montre intransigeant sur le paiement du loyer. Il faut séclipser discrètement quand on ne sentend pas avec ses voisins de chambrée, que lun deux exerce son autorité de manière insupportable ou que ceux-ci font trop de bruit et quon a peur dêtre dénoncé par les voisins et renvoyés à la frontière. Enfin, on peut être expulsé de chez soi manu militari au cours des rafles de police si lon est trouvé sans-papiers. On se retrouve alors dépourvu de tout, dépouillé de son téléphone portable ou de ses papiers, éloigné de ses amis ou de son conjoint, séparé de tout. Parmi les femmes rencontrées, plusieurs se souviennent des arrestations brutales faites au petit matin de leur conjoint renvoyé sur Oujda et de langoisse que cette expulsion a générée. Elles nont aucune certitude quant à la date de retour du conjoint qui peut se faire dans les semaines ou dans les mois qui suivent ou ne jamais se faire. Une reconduite à la frontière maroco-algérienne dans les environs de Oujda et un retour clandestin par le train de nuit (Oujda-Rabat) peuvent seffectuer en une semaine mais le retour peut se révéler aléatoire voire impossible si les autorités algériennes les reconduisent à la frontière algéro-malienne dans des camps de relégation :
« Le père de lenfant qui vient de naître a été refoulé et se trouve maintenant au Mali. Il na pas dargent sur lui et là-bas cest difficile de trouver un travail. Il vend des sachets deau à Gao mais je ne sais pas sil va pouvoir gagner assez pour remonter et payer le transport puis le passage sur Maghnia puis revenir ici. Moi je me retrouve seule avec le bébé. Je peux communiquer avec lui par Internet ou par téléphone mais il y a longtemps quil ne ma appelée, il ne sait pas que le petit est né
»
(Mariam, camerounaise, Rabat)
Ces événements inattendus sont tous et à des degrés divers déstabilisants et traumatisants. Ils mettent à mal les efforts faits par les transmigrants pour instaurer une certaine routine et trouver des références et des repères quelque peu stables. Ils génèrent de linsécurité et du malaise. Dans ces conditions, il est difficile de prendre soin de sa santé, de consulter quand on en ressent la nécessité ou de suivre un traitement de façon régulière et assidue. Les femmes nosent pas demander des moyens de contraception, ne pensent pas ou ne savent pas ou sen procurer. Certaines jeunes filles nen connaissent pas lexistence. Elles peuvent plus quà nimporte quel autre moment « tomber en grossesse », expression qui dit bien le caractère imprévu et inattendu de lévénement :
« Jétais à Maghnia, près de la frontière avec le Maroc. Cétait la crise, j'ai manqué le lait, jai manqué même le pain à manger. Jétais là bas et voyez cette situation là à rester dans des sachets sans mari, sans argent
. Jétais seule et jai rencontré un Ivoirien, je ne pouvais pas nier cette
cette
.. sa proposition et cest après que je suis tombée en grossesse
La grossesse ça me dérange. Lui ne voulait pas lenfant et il ma dit denlever le bébé
. Il a dit « moi je ne peux pas supporter cette charge là, je nai pas dargent, je ne peux rien pour toi parce que je suis en train de chercher aussi la vie, jai laissé mes parents tout ça, je dois continuer en avant mais il a fui, oui il a fui quand jai été enceinte de 6 mois. Alors jai compris que jétais seule, cétait maintenant que ma vie était en danger ».
Nous ne reviendrons pas ici sur la fuite du géniteur qui a - de façon incantatoire - mis en avant ses obligations familiales et invoqué les liens de sang qui le poussent à aller de lavant et à abandonner lâchement sa compagne ! Cette jeune femme a accouché dans le service de maternité de Rabat qui a fort bonne réputation et quelle a quitté 24 heures plus tard. Comme la plupart des primipares qui accouchent en route, elle na que peu de connaissances en puériculture et est avide de recevoir des conseils concernant la manière délever son enfant. Elle sait quelle peut aller consulter une association caritative quand son enfant sera malade mais qui ne pourra répondre à ses nombreuses interrogations. En cette période de post-partum, elle souffre de labsence de sa mère et de lentourage familial féminin (malgré laide de ses compagnes de voyage). Elle est animée de sentiments ambivalents à lencontre de cet enfant non désiré, qui contrecarre ses plans et dont elle a maintenant lentière responsabilité et elle sinquiète davoir à soccuper de lui dans cet environnement étranger.
Nous avons rencontré une femme dorigine nigériane qui faisait figure de « maman » auprès de ces jeunes mères qui sollicitaient ses conseils. Mère de famille expérimentée, ayant elle-même accouché en France, elle était rentrée au pays et à la suite de conflits familiaux, se retrouvait en transit au Maroc. Forte du prestige davoir accouché en Europe de deux beaux enfants et de sa connaissance vernaculaire des pratiques du post-partum, elle jouait avec assurance et emphase son rôle de substitut maternel et transmettait tout naturellement les pratiques délevage à ces jeunes femmes qui manquaient de savoir-faire, ne connaissant ni la manière de prendre soin delles-mêmes ni lart de rendre leur enfant fort et courageux :
« Tu vois quand tu rentres de lhôpital tu dois prendre ton bain deux fois par jour. Tu prends un seau deau très bouillante et tu tassoies dessus, la vapeur monte, on met une couverture autour de la taille et ça descend, ça coule, ça coule. Chez nous quand tu accouches mais tu es au paradis. Tu dois pas voir le soleil pour 3 mois. Tu ne fais que manger, dormir, te laver, manger, dormir, te laver. Ça aide la plaie à se refermer. Ici tu ne peux pas tout faire mais tu dois reprendre ta forme, tu dois mettre de lhuile de karité sur le corps avec aussi de lhuile damande si tu peux trouver. Normalement cest ton mari qui fait le massage mais sil est au désert tant pis, tu demandes à une femme de le faire.
Tu dois laver lenfant le matin et le soir avec de leau si chaude quon pourrait déplumer un poulet. Ça le rend fort. Chez nous, on donne les soins à lenfant et puis on le laisse comme ça, sans rien. On lui laisse la liberté de bouger pour quau moins il puisse chasser les mouches.
-Mais tu as vu les femmes marocaines ? Elles emmaillotent les bébés si fort quils ne peuvent plus bouger. Ils sont coincés, cest pas bon pour eux
-Tu vois que la force physique dun bébé noir et celle dun enfant marocain cest pas la même chose, y a une différence mais quest-ce qui provoque ça ?
- Cest dans la manière de soccuper du bébé. Ici on leur met de la Nivéa quon achète au supermarché mais chez nous, tu prends du beurre de karité et tu fais le massage avec aussi de lhuile de palme si tu en trouves. Les Marocains ne connaissent pas ça mais tu peux en trouver chez la Guinéenne à Ennadha. Si lenfant a la fièvre la nuit, tu le frottes et tu fais le massage. Aucun sorcier ne peut sapprocher de lui et lui envoyer un mauvais sort. Ça le repousse.
- Et puis aussi on lui met de largile sur le corps. Largile, ça rend le corps du bébé lisse, très lisse, ça soigne les cicatrices et la peau de lenfant devient très jolie, très douce. Les massages ça rend les os forts et la personne va devenir très résistante. Lenfant va marcher à 8 mois, il est plus rapide plus fort plus sain.
- Tu dois aussi lui donner du miel dès la naissance pour quil soit bien éveillé, il faut lui donner du miel, lenfant sera très intelligent, très éveillé
La transmission du savoir est ici affaire de femmes, un savoir cosmopolite et pluriel comme celui de cette « femme sage» dorigine nigériane, élevée à Abidjan, ayant accouché en France et vivant au Maroc. Il ne se limite pas à la conception étroite dune tradition particulière qui ne vanterait que les mérites dune tradition au détriment dune autre. Il emprunte à la fois aux traditions vernaculaire, locale et moderne tout en sadaptant aux conditions limitatives de la migration. Ce savoir-materner nest ni exclusif ni figé mais il intègre des éléments nouveaux, adopte de nouvelles postures et se métisse au fil des ans tout en tenant compte des conditions particulièrement difficiles de la migration irrégulière et précaire.
Lacceptation de nouvelles pratiques de maternage glanées en cours de route nempêche pas cette sage-femme traditionnelle dun nouveau genre de critiquer certaines pratiques locales comme celle de lemmaillotage. Pour elle, cette pratique ne fait aucun sens car elle est contraire à sa conception générale de léducation des enfants. Elle considère ces derniers comme des êtres fragiles quil faut protéger certes mais quil faut surtout vigoureusement modeler et fortifier (au moyen de massages du crâne et de pratiques diététiques tonifiantes) pour les rendre autonomes (pouvoir chasser les mouches !) le plus rapidement possible. Il faut donc dès les premiers jours de la vie, respecter leur liberté de mouvement et les rendre capables dappréhender et dapprivoiser lespace dans lequel ils vont à avoir à se faire une place qui - elle le sait - nest pas acquise demblée. Elle veut, dès leur naissance, leur enseigner à se protéger mais surtout à se défendre. Elle veut améliorer leur confort mais surtout leur apprendre à supporter la douleur, à ne pas subir la contrainte mais à sadapter à leur nouvel environnement. Ces praticiennes traditionnelles, migrantes elles-mêmes, possèdent un savoir-faire au même titre que les gérantes de « maquis » (cantines) pourvoyeuses de petits jobs ou les soignantes de lhumanitaire. Toutes participent de ce mouvement dirigé vers le Nord qui rassemble autour delles à un moment crucial et fugace, des jeunes hommes et des jeunes femmes quelles aident à surmonter les caps difficiles, à progresser dans leur périple et à accomplir leur objectif.
3.3 Les ressources de la mobilité maternante : le dit de Céline
Si la femme qui se déplace seule dans lespace public maghrébin est associée à une « aventurière » méprisable et appropriable, en revanche, limage que donne la femme-mère est connotée positivement. La femme-mère, métonymisée par sa matrice est perçue comme toute entière elle-même dans cette partie delle-même. Lutérus prometteur, symbole de vie dramatise la maternité et empêche lappréhension de la personne dans sa réalité globale. Ces deux assignations de la femme-volage et de la femme-mère sont stéréotypées et permettent à lobservateur de se cantonner commodément dans son jugement partiel et erroné qui le dispense de remettre en question sa propre perception de cet autre différent de lui. Cependant lors des situations dinteraction, ces visions erronées de lautre féminin peuvent inciter les « assignées » (de manière pas toujours consciente) à surjouer et à dramatiser leur rôle de mère. Au cours de notre recherche, nous avons rencontré plusieurs femmes transmigrantes, mères et chefs de famille, ayant plusieurs enfants à charge et en âge scolaire. Nous nous sommes tout dabord interrogées sur le quotidien de ces familles monoparentales en transmigration. Comment subsistaient-elles dans un pays qui refusait aux étrangers de passage le droit de travailler ? De quelle manière généraient-elles des revenus suffisants pour faire vivre leur famille alors quelles ne recevaient aucun subside extérieur ?
Nous avons rencontré à de nombreuses reprises une femme chef de famille, « en transit » depuis 3 ans au Maroc et vivant seule avec ses trois enfants. Nous avions été mise en garde par Werner (1997) quant à linadéquation de lutilisation du récit de vie dans la compréhension du processus dindividuation malgré la mise en récit cohérent et sensé, riche et foisonnant dune vie, mais qui échoue à laisser voir ce qui fait la capacité de réflexivité de la personne interrogée à décider, à prendre des décisions et à rebondir. On peut se demander si le processus dindividuation nest pas caché au chercheur qui prête a priori des intentions utilitaristes et stratégiques à la personne interrogée qui nest perçue que comme activant ses réseaux multiples en fonction uniquement de ses besoins ? Malgré cette mise en garde, nous avons écouté le récit de vie de Céline :
Céline a 40 ans quand je la rencontre. Elle est originaire dun village de lEtat dEdo situé au sud-est du Nigeria mais elle a grandi à Conakry et y a vécu avec ses trois enfants. Elle a quitté précipitamment la Côte-dIvoire lorsque la situation politique sest détériorée. Elle a alors traversé lAfrique de lOuest avec ses trois enfants en passant par le Mali, le Sénégal et la Mauritanie où elle sest trouvée sans ressources après avoir monnayé son dernier collier en or. Son conjoint les devance au Maroc et réussit à les y faire venir puis il passe en Italie et dit vouloir régulariser sa situation avant de pouvoir les faire venir tous à Rome. Les démarches faites auprès de lambassade dItalie à Rabat naboutissent pas, le passeport expire et lobtention dun visa pour tous devient mirage. Les versements insuffisants du conjoint se sont espacés puis ont totalement cessé.
Le dit de Céline :
« Quand je suis arrivée à Nouakchott jai dit « arachides, comment on fait ? Je vais vendre des arachides parce que si je reste comme ça je vais mourir de faim car mon mari ma pas laissé un rond. » Jai dit à la femme qui les vendait : « Nous on vient darriver là, je suis avec les trois enfants, je peux pas fuir, donne-moi les arachides ». Elle me les a données, elle a eu confiance en moi , là bas il faut la confiance seulement, avec la confiance tu fais tout mais si tu perds la confiance, cest fini, on ne te donnera plus rien.
Je vends les arachides parce que jai vu les femmes le faire. Je suis partie acheter le plateau et ce quil faut pour griller. Mes enfants nallaient pas à lécole, ils les vendaient à la gare routière ou à lhôpital. Laîné ramassait les balles au club de tennis et il gagnait un peu. Avec tout ça je peux payer mon loyer et lélectricité. On était bien. Je nai jamais vécu comme ça, on était bien, on avait de bons voisins et puis les Maures sont bien instruits, ils parlent très bien le français, ils sont gentils avec les enfants. Le seul problème cest la poussière. Dans le quartier où jhabitais, il y a beaucoup dAfricains, tout le monde se débrouille. Mais jai dû partir au Maroc en pensant que là-bas cétait plus facile et que je pourrais faire les papiers à lambassade et passer.
Au Maroc la vie est difficile au début je me sens seule, très seule. Je nai rien à faire et personne ne vient frapper à ma porte. Cest pas comme à Treichville où ça crie, ça fait du bruit ou même comme à Nouakchott où cest un peu lAfrique. Ici cest calme, trop calme. Le soir, on entend voler une mouche surtout pendant le Ramadan quand tout le monde va senfermer chez soi pour manger la harira.
Je nai rien à faire ici car tu nas pas le droit de travailler. On te surveille, tu es en clandestin et tu ne peux rien faire. Au début ma vie ici cétait comme si jétais dans un hôpital en train de me soigner. Je ne suis pas malade mais je ne peux rien faire. Cest pas que je suis nulle mais là sans gagner ma vie je suis devenue nulle.
Comment je fais pour vivre ? Pour payer le loyer ? Lélectricité ? Le téléphone ?
Il faut que je te dise la vérité. Je ne paye pas le loyer depuis 3 ans que je suis ici mais cest trop cher je ne peux pas payer 1300 Dh (130 Euros) par mois. Tu vois cette maison là elle tombe en ruine, mais tu as vu lentrée ? Ça pue parce que les égouts sont crevés. Cest humide lhiver, il fait froid. Je ne paye plus, ça fait 3 ans que je ne paye pas. La propriétaire qui est bien vieille est venue me réclamer largent mais moi je lai bien respectée car chez nous en Afrique on respecte les vieux qui ont les cheveux blancs et après je lui ai dit : « Oh, ayez pitié de moi, je suis seule avec trois enfants à charge »
et elle sen va.
Lannée dernière, jai été convoquée au tribunal deux fois et ils mont dit de payer ou de faire le rappel. Je suis dans le rappel, on ma envoyé une convocation mais je ne peux pas payer. Oui je lui dois autour de 50 000 dirhams et puis maintenant mon voisin marocain et moi on est menacé dexpropriation parce quils vont démolir la maison mais ils ne peuvent pas me chasser. Pour me mettre où ? Dans la rue ? Avec le voisin, on se soutient, tout le quartier est avec nous et si la police veut nous chasser, ils auront tout le quartier sur le dos.
Un jour, la police est venue ici, ils sont venus taper à la porte :
- Donnez-moi les papiers des enfants, on va vous mettre dehors ».
-Alors jai dit au policier : « Jai un problème que je narrive pas à comprendre, ma vie a basculé, donc je ne me retrouve pas, cest pourquoi je suis dans cette maison. Mon mari est parti et je pense, je cherche la solution.
Vous croyez que cest facile avec 3 enfants
? Cest pas facile. Il faut leur donner à manger, il faut les suivre sinon ils vont devenir des délinquants. Vous pouvez demander à lépicier là à côté, il me connaît très bien. Je lui ai présenté mes enfants et il leur donne du pain sils ont besoin de pain, le soir je vais au souk et on me donne ce qui nest pas vendu, les tomates un peu talées, les fruits un peu trop mûrs, les oignons.
- Cest comme ça que je vis, mais pourquoi vous me bousculez ?
Après ils se sont excusés et ils nont même pas demandé les papiers des enfants et ils sont partis.
Quand je suis arrivée ici, jai été voir les prêtres de la paroisse, je leur ai dit que moi javais été élevée chez les surs et que jaimerais bien que mes enfants aillent dans des bonnes écoles surtout quils ont déjà perdu deux années détude. Moi je suis une adepte du christianisme céleste qui est une religion très connue au Bénin et au Nigeria. Là-bas on les reconnaît parce quils déambulent habillés dune aube blanche et ils marchent pieds nus mais ici personne ne connaît alors je prie à la maison avec les enfants tard dans la nuit. Tu vois le petit autel que jai fait, on allume les bougies et on prie tous devant. Là cest le parfum quon doit se mettre avant de sortir pour se protéger des mauvais esprits.
Mais quand jai parlé aux prêtres, ils se sont arrangés et voilà les deux sont dans une école privée où je ne paye rien. Ils vont à pied à lécole mais ils y vont et il ny a que le petit dernier encore qui sennuie ici et qui réclame lécole parce quil est très intelligent mais je nai pas les moyens ....
Céline met en avant son rôle de mère et de chef de famille qui a la charge dassumer seule le gîte et lentretien de ses enfants. Elle dramatise et joue avec emphase son rôle de mère- courage qui lui attire en retour compassion et subsides. Ses lourdes responsabilités de chef de famille légitiment à ses yeux toutes les petites tactiques et ruses quelle doit faire pour échapper au contrôle de ses débiteurs. En quelques mois, Céline est arrivée, sans avoir aucun revenu fixe, à faire accepter ses enfants dans les meilleures écoles de la ville, à se faire offrir un téléphone portable et à assurer un quotidien décent pour ses enfants.
« Je vais à la messe chaque fois quil y a une grande fête et à la sortie je vends mes arachides et puis la pâte aussi aux Africains qui nen trouvent pas ici car les Marocains ne la mangent pas. Tout le monde machète mes arachides surtout les familles des copains des enfants. Il y a un Français qui ma donné un téléphone et me donne des cartes, un Belge qui me fait pas payer mes factures délectricité.
Je suis chrétienne cest pour ça que jai dû faire la circoncision des garçons. Au Nigeria cest la tradition et tout le monde le fait parce que cest écrit dans la Bible et que Abraham, Moïse sont tous circoncis. Dieu a dit « Les enfants qui ne sont pas circoncis sont à moitié acceptés », cest dans un passage de la Bible.
Au pays on fait la circoncision juste après la naissance. Après deux semaines on te coupe. On souhaite bonne arrivée au nouveau-né et couic on le coupe et après on le soigne. Il faut que lenfant connaisse la douleur. Chez le bébé, ça ne dure pas et après 3 semaines cest fini. Il fallait le faire mais javais pas eu les moyens alors je lai fait ici au Maroc, tous mes voisins croient que je suis musulmane et ils mont invité à la faire. Ils nont pas fait anesthésie et mon petit il a crié, crié et pleuré. Les femmes ont fait les youyous et ont chanté : « voilà tu es devenu un homme. » Je lai fait parce que cest gratuit et que cest le Croissant Rouge marocain qui lorganise. Cest bien il y a une fête et puis après ils te donnent 4 litres dhuile, de 4 à 6 paquets de sucre et ils taccompagnent à la maison en ambulance
-Quand je suis avec les gens du quartier je dis que je mappelle Mouna - je dis « Al hamdoulillah » mais il faut faire ça, si tu ne fais pas ça, tu nauras rien, rrrrien tu comprends ? Quand on me dit de venir prier, je dis que je suis occupée et je pars. Ici les gens du quartier sont gentils, quand cest la Fête du mouton ils mapportent tous un morceau, quand cest le Ramadan on me donne de lhuile, du sucre et de la semoule. Ma voisine me fait des cadeaux et cest moi qui prépare le thé marocain à la maison.
Quand tu es dans ma situation faut être malin sans ça tu nauras rien. Faut être malin mais faut pas truander car les gens te surveillent et si ça va pas ils vont vite te dénoncer. Il faut être correct. Mais la vie comme ça cest difficile , cest fatigant parce que je dois toujours penser, chercher des solutions , contacter les uns les autres, aller demander, me déplacer, ça fatigue. Je dois aussi éduquer les enfants et je regrette leur père qui savait bien se faire obéir en rigolant alors que moi je dois donner des ordres et être sévère. Tu vois mes fils (ils ont 16, 12 et 6 ans), ils sont comme des filles. Ils nettoient la maison, ils lavent le linge, ils font tout ce que tu leur demandes. Ils obéissent bien. Celui-là il travaille bien mais je dois le menacer :
- « Si tu nes pas premier, je te frappe, tu dois être le premier, si tu as zéro dans le cahier, fous-moi le camp. Si tu travailles bien, je te dis « chéri, je vais te donner de largent ». Ah, si toutes les filles étaient comme eux, le monde allait être droit mais les garçons tu sais, il ne faut pas compter sur eux. Il suffit quils aient 18 ans et ils filent, tu ne les verras plus. Je sais très bien que si leur père était là il sen occuperait bien mais ça serait plus dur parce quil ne gagnerait rien et que personne ne maiderait parce quon dirait que cest à lui de gagner sa vie. Je suis mieux seule, je suis libre, libre. Je fais tout pour que mes enfants sintègrent ici mais je sais très bien que je suis en transit. Si ce soir on nous donne le visa, on laisse tout et on part tout de suite sans regret
Il faut aller en avant..
En quelques mois , Céline est devenue linitiatrice d un vaste réseau dont les membres qui appartiennent à des communautés différentes nont pas de relations entre eux : les fidèles de léglise catholique nont que peu de chance de rencontrer les croyants musulmans dont ils ne partagent ni les mêmes lieux de rencontre ni les mêmes rituels, les voisins musulmans des quartiers populaires nont que peu dopportunités de rencontrer les expatriés français des quartiers résidentiels et encore moins de rencontrer les enfants décoles privées dispendieuses etc.
Cependant Céline la sans-papière qui est étrangère, en infraction avec la loi, est lélément fédérateur de ce réseau et en contact avec chacune de ces communautés. Elle na pas besoin dintermédiaires pour se faire accepter par chacune delles car elle choisit elle-même ses appartenances qui sont le fait de sa décision propre. Forte de son projet éducatif elle sait où et comment frapper à la porte de ces institutions dont les rassemblements se font au nom de croyances communes (les messes dominicales ou la prière du vendredi) ou de « traditions » communes comme le rituel de la circoncision. Forte de sa foi en la valeur du système éducatif « français qui est le meilleur de tous », elle défend activement le système et se sacrifie pour que « ces enfants là » aient la meilleure éducation possible en attendant darriver en Europe.
La transmigrante quest Céline est tout à la fois adepte de plusieurs confessions, chrétienne pour les uns, musulmane pour ses voisins et familière avec tous. Mais elle est avant tout mère et cest ce marqueur identitaire qui la définit et lui permet de sintroduire dans chaque communauté sans en rejeter aucune. Mère-courage pour tous, elle sefface devant les besoins de ses enfants et ne réclame jamais rien pour elle - obligeant linterlocuteur attentif à pallier les besoins de cette mère oublieuse delle-même. Les liens de confiance établis entre le groupe maternel et les membres de ces diverses communautés (maintien de lordre ou voisinage) relèvent dun contrat oral quil ne sagit pas de trahir. Céline sait la différence quil y a entre « être malin » et « truander ». Elle sait aussi que sa situation détrangère en situation irrégulière ne lui permet aucun faux pas si elle veut continuer de bénéficier de sa situation avant de pouvoir enfin passer en Europe. Elle sait quelle est sous haute surveillance et quelle ne risque rien tant quelle reste dans les normes que lui impose son rôle de mère dévouée. Elle sait aussi ce quelle risque si elle se livre à certains trafics illicites qui lui ont été proposés et quelle a refusé avec véhémence. Ce savoir-transiter qui saccumule au fil des années est un savoir intelligent qui refuse lactivation (ou lacquisition) de certaines alliances qui mettraient en péril sa probité personnelle. Ses capacités dadaptation à la situation et dintégration dans la société daccueil lui permettent de transgresser des univers de normes tout en restant fidèle à sa ligne de conduite. Elle refuse la compromission, sactive tout en attendant de passer
. Elle sindividualise au fil des difficultés, se détachant de lemprise aliénante dun conjoint incapable dassumer son rôle de père. Elle prend conscience de sa liberté daction malgré les contraintes et de sa capacité à exécuter et à développer ses capacités dentrepreneur. Elle est père et mère à la fois, pourvoyeuse et nourricière, mère aimante et éducatrice sévère. Elle est attente et activité, pleinement dans le monde et projet, stabilité relative et mouvement
.
4. Faire face à la violence
Lespace maghrébin est un espace patriarcal, autoritaire et violent, dirigé, contrôlé et sécurisé par des hommes. Lespace public est un espace masculin (rue, cafés, marchés) dans lequel les femmes sont sommées de ne pas paraître ou de faire preuve de discrétion et de réserve dans leurs attitudes et comportements. Cependant cet espace maghrébin est aussi un espace féminin materné et maternant, un espace battant au sein duquel les femmes à travers les mouvements féministes luttent pour la reconnaissance de leurs droits et leur inscription dans le code du statut personnel (Mudawana). La présence de ces étrangères venues du sud qui sillonnent cet espace masculin en bouscule la quiétude et provoque des réactions dagressivité et de violence.
Au cours de notre recherche, nous avons aussi mené des entretiens auprès de jeunes étudiantes dUniversités marocaines et algériennes (pour la plupart boursières de leur gouvernement) et dont la plus grande majorité étaient des « migrantes » potentielles car elles voulaient continuer leurs études en Europe ou en Amérique du Nord. Toutes ces jeunes femmes avaient en commun de résider au Maghreb pour une durée suffisamment longue et étaient en contact quotidien avec les sociétés daccueil et spécialement avec les éléments masculins qui étaient prédominants dans lespace public. Certaines vivaient dans les quartiers périphériques des centres urbains où linsécurité présente concerne non seulement les transmigrants mais aussi les jeunes femmes marocaines qui ne saventurent jamais seules la nuit mais en compagnie dun frère, dun cousin ou dun père. Plusieurs dentre elles avaient été victimes dagressions à larme blanche et avaient été dépouillées de leur téléphone portable ou de leurs possessions diverses. Si dans la journée les femmes sortaient dans les lieux publics (rue, transports ou parcs) les femmes seules ne sy rendaient que rarement car elles ne sy sentaient pas à laise et aussi parce que ces nouvelles « médinas » aux ruelles étroites et bétonnées noffraient que peu despaces récréatifs ou de convivialité.
4.1 Azzi ou le rapport à laltérité
Nous nous sommes particulièrement intéressé aux échanges verbaux qui prenaient place dans les lieux publics (rues, parcs, transports) des villes marocaines et aux agressions verbales auxquelles sont confrontées ces jeunes femmes. Toutes souffraient de limage négative et stéréotypée que véhicule leur présence dans les lieux publics et qui se traduit dans le quotidien par des propos perçus comme xénophobes et discriminatoires. Simmel a montré que la violation de la sphère dintimité est une « violation de la propriété privée intellectuelle du moi » et suscite de vives réactions de lindividu. Cette violation de lintimité se fait de différentes façons soit sur le mode verbal qui montre un excès dagressivité, de familiarité ou dingérence soit sur le mode de lagression physique en dépossédant lautre de ses biens matériels ou en violant physiquement son intimité corporelle.
Au Maroc, les transmigrant-e-s sont généralement interpellés par le vocable d azzi lorsquils se trouvent dans lespace public. Ce terme dadresse est souvent repris par les enfants des quartiers populaires qui le scandent sur un mode incantatoire lors de leur passage. Prononcé sur un ton railleur, moqueur ou méprisant, ce terme est ressenti comme une « insulte » adressée aux « Africains », aux « sales noirs » venus de létranger.
Cependant le terme azzi nest pas employé seulement à lencontre des transmigrants dorigine sub-saharienne. Il est couramment utilisé par les Marocains eux-mêmes à lencontre de leurs congénères, de leurs familiers ou de membres de leur fratrie qui ont la peau plus foncée que la norme et envers qui on fait preuve dune attitude où se mêle affection, protectionnisme et condescendance. Mohamed, originaire de Errachidia (sud Maroc) vivant à Rabat raconte : « Je me souviens quand jétais à lécole primaire dans le village, linstituteur parlait un jour du goudron. Il se tourne vers moi et dit : le goudron est noir, noir comme Mohamed. Tout le monde rigolait
.mais en même temps il maimait bien, jétais son préféré, il me protégeait. Mais ici je me sens étrange
».
Selon nos recherches, il semblerait que le terme azzi dérive du terme arabe azzaen , substantif du verbe azaa et qui à la forme passive signifie « celui qui est consolé » ou « celui qui est réconforté ». A besoin de réconfort, de consolation et de protection, celui qui a la peau noire et qui en souffre car il est victime dune discrimination basée sur le phénotype. Lexpression populaire « Azzi azzou Allah » qui signifie « Dieu accorde sa préférence à lazzi » est fréquemment citée par ceux qui sont confrontés à une discrimination quotidienne. Elle exprime la préférence, lattention ou laffection divine dont bénéficient ceux qui ressentent la discrimination sociale surtout quand elle est associée à une situation de précarité économique.
Il semble que le terme azzi ait été déjà employé au XIXème pour désigner la population servile noire au service des princes. Ce terme reflète les relations ambivalentes dattraction et de rejet qui unissaient le maître à lesclave. Cette dénomination évitait ainsi dentretenir la confusion et lassimilation du rapport maître/esclave, rapport inégalitaire proscrit par les Hadith mais qui sous-entend néanmoins une relation de servitude et de dépendance bien réelle. En évitant de nommer une relation jugée condamnable par les religieux qui prônent légalité de tous devant Allah quelle que soit la couleur de la peau - ceux qui emploient ce terme stigmatisent néanmoins un groupe de personnes qui ont des caractéristiques phénotypiques communes (peau foncée, cheveux crépus).
Actuellement au Maroc, on traite de azzi les personnes dont le phénotype révèle une origine « saharienne » noire-maghrébine ou noire-africaine. Dans le contexte actuel et concernant les personnes de passage au Maroc, cest surtout le ton sur lequel le terme est employé qui dit le mieux le rapport qui lie lagresseur à lagressé-e.
Le terme azzi provoque des réactions qui peuvent devenir violentes lorsque lindividu sestime agressé dans son intimité et que ce terme est de surcroît associé à des plaisanteries ou à des invites à caractère sexuel. La répétitivité de cet ensemble dinterpellations est difficilement supportable au quotidien pour les hommes et pour ces jeunes femmes qui avant davoir quitté leur pays navaient jamais vraiment pris conscience quun phénotype différent pouvait être un sujet de discrimination :
« La vie ici cest comme un cauchemar qui se répète tous les matins. Tu te lèves de bonne humeur, tu es contente et dès que tu sors dans la rue, tu entends « azzie, azzie ». Alors tu vas vite ténerver et si tu as bien commencé la journée, elle est vite ternie. Tu es stressée tout le temps, tu es sur le qui-vive et tu deviens désagréable, Quand tu rentres au pays personne ne te reconnaît car tu te méfies de tout le monde. Quelque fois on te crache au visage et les enfants te lancent des pierres ou même ils pleurent quand tu es assis dans le même taxi queux ; on leur fait peur parce quon leur raconte que les noirs mangent les enfants. Tu as lu dans la presse larticle qui disait que les Africains sont tous des cannibales ? Non ? Bon il y a eu un démenti des ambassades qui ont dit que ce nétait pas vrai
Alors comment faire ? Tu ne peux pas expliquer à chacun qui tu es, que tu es une personne comme une autre, que, que
alors tu sors le moins possible, tu restes chez toi. »
(Isabelle, étudiante, 23 ans, Guinée, Rabat)
Les propos xénophobes sont souvent associés à des plaisanteries graveleuses auxquelles se rajoute lexpression « filles de lOUA » qui a une connotation fortement politique. Cette expression lancée (sans aucune connaissance de la nationalité de la personne) sous-entend les relations tendues que certains pays de lUnion Africaine favorables à lauto - détermination du Sahara occidental ont entretenu ou entretiennent encore avec le Royaume chérifien qui a fait de lancien « Sahara espagnol » une province marocaine. A limage de laventurière immorale et dispensatrice de fléaux mortels se surimpose limage péjorative de la femme-ennemie, fauteuse de troubles.
Les femmes qui traversent lespace public sont choquées par le manque de déférence à leur égard qui se traduit par des agressions verbales quotidiennes et des attitudes quelles jugent xénophobes. Sans vouloir stigmatiser leurs « agresseurs », elles relèvent que ces attitudes sont essentiellement le fait dhommes qui se trouvent souvent eux-mêmes en situation de grande marginalité. Elles sont souvent le fait dhommes sans emploi ni moyens financiers qui se sentent eux-mêmes exclus de leur propre société qui ne leur propose aucun projet davenir si ce nest celui de lémigration clandestine. Ces jeunes hommes qui déambulent dans lespace public ont souvent une image dévalorisée deux-mêmes. Frustrés par le manque davenir dans leur propre pays, leurs regards sont dirigés exclusivement vers le Nord, vers cette Europe de Schengen qui ne veut pas deux, qui a signé des accords de réadmission avec leurs dirigeants et qui les refoule sans sommation. Rejetés par le Nord ils ne portent pas pour autant leur regard au-delà du Sahara vers cette Afrique quils ne connaissent pas et qui leur fait peur. Pourtant le roi Hassan II avait reconnu les racines africaines du « Maroc qui a la tête en Europe et les pieds en Afrique » et qui doit assumer sa double appartenance. Les « agresseurs » qui se moquent de la « peau noire » se refusent de reconnaître la part dafricanité qui les constitue et qui fait de létranger noir un autre différent de soi, lointain et inconnu et non pas un autre « soi » proche et familier. Cette peur de lautre, de létranger qui vient du sud croit ou diminue en fonction des rapports que lindividu entretient avec lui- même et de sa capacité à reconnaître sa mêmeté dans cet autre pourtant si différent. La relation à lautre est mouvante et est faite de va et vient et dalternance. Elle oscille constamment entre proximité et distance, entre étrangeté et familiarité, entre respect et manque de déférence. Elle est marquée aussi par linjonction du devoir dhospitalité que lon doit exercer à lencontre de cet autre étranger qui est un hôte envoyé de Dieu. Cependant, les prescriptions morales nempêchent pas les attitudes de fermeture et de repli sur soi qui laissent lagresseur envieux et jaloux de cet autre étranger. Lautre étranger représente aussi cet autre « soi » qui, lui, a réussi à partir et qui va sans doute réussir à passer,cet autre « soi » qui renvoie à lagresseur sédentaire une image négative de lui-même, une image dun soi propre qui nose pas mettre son projet à exécution.
Lautre femme, cette autre étrangère qui traverse lespace public représente non seulement le mouvement et la liberté de circuler mais elle est aussi lincarnation du libre-arbitre et du libre choix de vie. Les liens qui se nouent entre transmigrants et femmes marocaines montrent bien le désir quont celles-ci de quitter leur société mais ce désir reste souvent à létat de souhait ou inexprimé
La présence de ces femmes venues du sud avive le désir démancipation et dautonomie de jeunes femmes marocaines dont la détermination se fait plus forte au contact des transmigrants. Cette présence féminine qui simpose dans un espace public essentiellement masculin questionne aussi les hommes de la société daccueil. La visibilité de ces passantes -visibilité pourtant peu recherchée mais ostensible- donne lillusion de lappropriation facile. Cependant le refus de ces femmes de se laisser approprier provoque en retour des sentiments de colère où se mêlent rancur, frustration et sentiment de dévalorisation. Lamalgame est alors rapidement fait entre itinérance féminine et prostitution, entre femme non mariée et pratiques sexuelles débridées et entre relations sexuelles désirées et relations vénales.
4.2 La normalisation des agressions sexuelles
Nos entretiens ont montré que de nombreuses agressions sexuelles étaient perpétrées par des policiers ou militaires chargés de surveiller les frontières ou certains espaces contestés comme le sud du Sahara occidental revendiqué par le Polisario. Si ces lieux sont dangereux pour tous ceux -hommes, femmes et enfants - qui sont « rejetés dans le désert » du fait de la dureté des conditions de survie dans un lieu inconnu sans eau ni provisions ils le sont particulièrement pour les femmes qui ne sont pas accompagnées dun compagnon :
Judith 20 ans et sa sur Josée18 ans ont quitté la région de Kisangani toujours en guerre dans lest de la RDC pour aller rejoindre leur sur installée à Yaoundé avec ses deux enfants. Les 3 surs ont alors décidé de prendre la route pour lEurope accompagnées de Papy protecteur du groupe et considéré comme le père des deux enfants et qui nentretient de rapports sexuels avec aucune des trois surs. En faisant « comme si » ils étaient un couple, la mère des enfants protégée par son statut de mère a voyagé sans contraintes alors que Judith a pris compagnon et se retrouve enceinte sans lavoir voulu et que Josée a été violée. Elle raconte :
« A Tamanrasset je suis restée enfermée le plus possible en attendant de partir au nord parce que javais peur dêtre prise par force si je sortais dans la ville et que jétais remarquée par la police. Mais après être arrivé au Maroc on a tenté dattaquer le grillage. Après lattaque on a été refoulé dans le sud du pays dans la région de Guelmime, dans le désert. Là bas jai été prise par force par un soldat qui nous a aidé à trouver le chemin. On ne savait pas du tout où on était, eux les Marocains ils pouvaient nous aider à trouver les villages où on pouvait trouver de leau ou à manger. Là ils te montrent le chemin, ils sont gentils et après ils te violent. Tu ne peux rien dire, tu ne peux pas tenfuir et tu es forcée. Jen ai vu beaucoup de filles qui ont été violées par la police mais aussi il faut le dire, par nos frères qui ont des besoins. Si javais su que cétait aussi dur, je serais restée à patienter au pays mais maintenant que je suis là je ne peux plus reculer, je dois continuer. »
Les agressions sexuelles vont de pair avec un climat général de violence qui règne dans les zones dattente autour des enclaves espagnoles ou dans les zones de relégation. Dans un rapport sorti en sept 2005, MSF-Espagne qui assure des consultations médicales auprès des transmigrants dans le nord du Maroc montre que près dun quart des motifs de consultations (2193 entre 2003 et 2005) sont le fait de séquelles de violences physiques. Ces violences (coups, chute du grillage, harcèlement des chiens, agressions sexuelles) sont commises dans 65% des cas par les agents de lautorité marocains et espagnols et dans 35% des autres cas par des bandes de « délinquants » et des chefs de groupes qui organisent le passage.
Les militaires et les policiers sont les représentants de lEtat qui a le monopole de la contrainte physique légitime sur son territoire (Weber : 1995). Ces derniers sont donc conditionnés psychologiquement à accepter la violence comme moyen de faire respecter lautorité et à se sentir autorisés à exercer la violence physique pour réprimer et punir. Les violences que subissent les femmes ont été apprises entre hommes au cours des socialisations primaires dans latmosphère viriliste de la « maison des hommes » nous dit Welzer-Lang (2002) et elles se perpétuent dans les groupes d « hommes en armes ». Son étude sur les légionnaires de Castelnaudary (2000) a montré que ces derniers commettent de graves violences physiques envers leurs compagnes dont bon nombre sont en situation irrégulière et donc dans un état de grande dépendance envers leur conjoint.
Les transmigrants sont eux aussi en situation irrégulière. Sans-papiers, jugés comme des hors-la-loi ils sont donc passibles de sanctions (reconduite à la frontière, mise en détention, expulsion) administrées en toute légalité. Bien quelles ne soient pas autorisées les agressions verbales et les violences physiques sont fréquentes et perpétrées en toute impunité surtout quand le port dune arme vient renforcer le sentiment de « faire justice » et que lon sait de surcroît que la dénonciation de tels abus reste du domaine de limprobable. Les organisations des Droits de lHomme ne sont pas autorisées à opérer dans ces zones de relégation (bien quelles essaient timidement de simplanter en territoire marocain depuis le début 2004). Les jeunes femmes, elles, sont de plus considérées comme appropriables du seul fait quelles voyagent seules, quelles sont considérées comme des aventurières, des filles sans morale qui cherchent ce qui leur arrive. On peut donc les agresser sans se sentir coupable car elles sont perçues comme consentantes, leur présence incongrue est vue comme déplacée dans un tel environnement, les condamnant demblée. (Nous navons recueilli quun témoignage indirect de violence sexuelle exercée à lencontre dun jeune homme et on peut assumer que ce type de violence est aussi présent).
Les jeunes femmes sont obligées de céder sous la menace mais elles ne consentent pas au viol (Mathieu : 1991) car il ny a aucune adhésion de leur part, aucun consentement mais une confusion, une peur panique qui paralyse et empêche toute action. Avec ou sans armes au poing, la menace est multiple et inventive pour celles qui refusent de céder : elle peut être celle dun refoulement dans le désert là-bas en Algérie et peut-être même jusquau Mali. Elle peut être une menace de mort indirecte laissant imaginer ce qui se passerait si elle se retrouvait seule dans un lieu totalement inconnu. Elle peut être aussi une menace de mort immédiate si résistance est opposée.
La répétition de ces faits de violence sur ces « individues » de passage, toujours différentes mais toujours appropriables, instaure une nouvelle manière de faire. En établissant de nouvelles règles de passage ou coucher pour passer devient une norme, les hommes assurent leur domination sur ces femmes qui sont en situation irrégulière et quils peuvent abuser sans crainte réelle de représailles.
4.3. Transit et « lien dendettement »
Le développement des études féministes a montré que les femmes ne se cantonnaient pas à un rôle de reproductrices mais quelles étaient des agents dynamiques de leur migration malgré leur assujettissement au système de pouvoirs en général et à la domination économique en particulier( Riot-Sarcey : 2005). Des études récentes apportent un éclairage nouveau sur un certain type de migration économique de femmes - qui partent pour exercer une activité de prostitution et qui ont une dette à rembourser (debt bondage). Ces femmes ont longtemps été exclues du champ des migrations internationales pour être reléguées dans la catégorie des « femmes trafiquées ». Ces études ( Blanchet : 2002) mettent en exergue le fait que ces migrations sont des migrations de travail avant tout et que la notion de « victime » de trafficking est subjective et varie en fonction du sentiment ressenti davoir ou non été abusée. Les migrations féminines à destination des pays riches (Europe ou Pays du Golfe) sont le fait de femmes originaires de régions du monde en grande difficulté économique (sud Nigeria, Bangladesh ou certains pays dEurope de lEst). Dans ces pays où les disparités sont en augmentation croissante, les conséquences de la globalisation et des politiques néolibérales produisent une grande pauvreté pour une majorité de la population (femmes et hommes) qui sexpatrie temporairement pour chercher de meilleures conditions de vie. Certains le font de manière individuelle, dautres de manière organisée et contractuelle. Notre recherche de terrain nous a amené à rencontrer des jeunes femmes originaires des pays anglophones dAfrique de lOuest qui voyageaient en groupe et avaient à rembourser leur «dette de voyage » lors de leur séjour en Europe où elles se rendaient à des fins de prostitution. Nous avons rencontré essentiellement des femmes originaires du sud-Nigeria (EDO et DELTA states). Nous savons que cette région de lAfrique na pas le monopole de ce type démigration que lon retrouve dans dautres parties de lAfrique de lOuest (Ghana) et du monde comme le Bangladesh ou lAlbanie. Avant de décrire les conditions du transit au Maghreb et les modalités de ces circulations, nous décrirons succinctement le contexte sociopolitique de cette région du Nigeria qui a généré la mise en place de ce que lon appelle communément « la filière nigériane ». Nous expliciterons ensuite le rôle de l « arrangeuse » qui est dinvisibiliser le séjour et dont la fonction est essentielle au faire-transiter quand celui-ci se décline sur le mode de la clandestinité et de lillégalité.
4.3.1 Le contexte sociopolitique du Nigeria
Les femmes que nous avons rencontrées étaient originaires de deux Etats du sud-est du pays (Edo et Delta states) qui se situent de part et dautre du fleuve Niger et de son delta qui est riche en pétrole et en gaz naturel. Le boom pétrolier des années 70 a généré une richesse soudaine et de nombreuses femmes ont fait du commerce avec lEurope et particulièrement avec lItalie. Cependant ce boom économique n a pas tenu les promesses de développement quen attendaient les habitants de cette région qui restera fortement marquée par les séquelles de la guerre dite du « Biafra » qui a ébranlé la région et fait plus d un million de morts . La chute soudaine des cours du pétrole en 73 suivie de la récession des années 80 conjuguée à une politique drastique dajustement structurel limitant les emplois dans les administrations ont favorisé une émigration massive. Cette émigration qui était tout dabord intra-africaine sest alors internationalisée en direction des pays riches et notamment en direction de lItalie qui nimposera les restrictions de visas quà la fin des années 80. Des femmes qui faisaient du commerce avec lItalie ont commencé à développer à petite échelle le travail du sexe à destination de lEurope.
Sous la dictature du militaire Abacha, la situation sest gravement détériorée dans ces régions du Delta. En 1995, lécrivain Ken Saro-Wiwa appartenant à la minorité Ogoni et militant écologiste dénonçant la corruption du gouvernement du « voleur dAbuja » est pendu. Le gouvernement corrompu et contesté de ce militaire na fait quencourager une émigration massive que le gouvernement actuel du Président dObasanjo na pas su endiguer. Dans les états du sud les disparités économiques énormes engendrées par lexploitation du pétrole off shore par les compagnies étrangères ont créé de véritables zones de non- droit dans lesquelles les rapports sociaux sont dune violence extrême (kidnapping de « blancs » pour rançon, sabotages doléoducs, règlements de compte sanglants etc..). Les bénéfices retirés de lexploitation de lor noir ne profitent pas aux populations locales et ne sont pas redistribués. Cette situation ressentie comme profondément injuste pousse au départ un grand nombre dhommes et de femmes déçus « de ne pas avoir leur part du gâteau » et qui se sentent exclus de cette mondialisation dont ils ne subissent que les conséquences négatives. La circulation dargent favorise le développement à grande échelle de lindustrie du sexe dans les villes pétrolières comme Oweri dans le sud du pays où la présence de travailleurs étrangers, vivant en célibataires et en ghetto attire un grand nombre de jeunes femmes.
La région du sud attire aussi des jeunes femmes originaires du pays haoussa et qui viennent y trouver refuge pour exercer des activités de prostitution. Elles sont originaires des états du nord qui ont progressivement réussi à imposer la charia dans les douze états du pays et dont certains imams organisent de véritables chasses aux sorcières en promouvant la lapidation ou le lynchage des prostituées. Le Nigeria qui est un état fédéral a vu dans les dernières années le développement de courants intégristes islamistes dont les imams fondamentalistes qualifient les prostituées de « surs sataniques ». Ils les ont forcé à se replier dans les états pétroliers du sud du pays ou au Niger dans la ville de Maradi proche de la frontière. De plus, les attentats du 11 septembre 2001 et la popularité du réseau El Quaida ont suscité des rafles quotidiennes et des expulsions manu militari des personnes prostituées de ces régions. La violence qui caractérise les rapports humains dans ces espaces dintense « exploitation » associée au chômage et à la faiblesse des revenus des populations locales expliquent en partie le développement dune émigration de travail qui a débuté dans les années 80 et na fait que sintensifier depuis.
La reconnaissance de la présence importante en Italie de jeunes femmes originaires du Nigeria a attiré lattention des autorités et de chercheurs qui explorent les nouvelles formes de la prostitution de rue (Rahola ;1998) qui sest développée dans les grands centres urbains italiens au cours de la dernière décennie. Cette activité a aussi mobilisé des associations de femmes nigérianes qui salarmant de lampleur de ce phénomène dénoncent le trafficking de ces jeunes filles. Ces associations ont milité pour faire ratifier la Convention contre la criminalité transnationale organisée, convention qui vise à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes à des fins dexploitation sexuelle. Etablie par le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de lHomme (UNHCHR) et adoptée en novembre 2000, cette convention définit la Traite des êtres humains comme : le recrutement par une ou plusieurs personnes physiques ou morales et/ou lorganisation de lexploitation et du transport ou de la migration-légale ou illégale de personnes, même consentantes, en vue de leur exploitation sexuelle, le cas échéant par une forme quelconque de contrainte, et en particulier la violence ou les menaces, labus de confiance, labus dautorité ou labus dune situation de vulnérabilité.
Deux études ont été menées au Nigeria en 1997 (IOM : 1996) et en 2000 (Afonja : 2001) ayant pour objectif dappréhender lampleur du phénomène du « trafficking » des femmes et de le quantifier. Lors de lenquête réalisée en 2000 dans létat dEdo, chaque ménage interrogé a répondu « avoir une femme de sa famille à létranger ou connaître une amie ou une connaissance qui y était partie ». Le chiffre de 300 000 femmes qui se seraient expatriées a alors été avancé. (Ce chiffre obtenu par extrapolation se base sur le fait que la population de cet état qui est denviron 2,2 millions dhabitants est composée de 300 000 ménages ce qui signifie que 10% des femmes seraient ou auraient été en expatriation.) Nous citons ces chiffres en ayant conscience des biais inhérents à ce genre denquête (simplicité réductrice des questionnaires, parti pris institutionnel) qui a été réalisée dans des conditions difficiles et au moment où la loi pénalisant le trafficking venait dêtre ratifiée par le gouvernement fédéral. Quel que soit le chiffre exact de ces migrations féminines, il est important de noter que celles-ci sont aussi le fait dune émigration de travail qui a les mêmes motivations économiques que lémigration masculine qui se fait, elle de manière individuelle.
4.3.2 Le transit : entre trajectoires balistiques et violences mortelles
Nous avons rencontré à Rabat une femme dorigine nigériane dont la mère avait dirigé un petit réseau « familial » de prostitution à Cotonou et dont le mari ivoirien et mercenaire à la solde de la France dans les années 60 était devenu un trafiquant notoire impliqué dans la gestion dactivités de prostitution en Italie. Elle jugeait le changement lié aux conditions du recrutement (mode, âge, niveau dautonomie) et de déplacement (durée du voyage, dangers de la traversée, risques sanitaires) défavorable aux jeunes femmes qui se lançaient dans cette aventure :
« Maintenant ce nest plus comme avant. Avant les filles venaient des villes, étaient plus âgées et plus capables de se débrouiller. Elles partaient en avion en Europe, faisaient le travail et revenaient rapidement avec une bonne somme. Depuis quelques années, les filles sont plus jeunes, moins éduquées on va les chercher dans les villages et tout est organisé secrètement. Ce sont des jeunes quon appelle les « italios » qui vont recruter les filles dans les villages. Ils les prennent par les sentiments et leur disent « non, mais tu as vu comme ta maman est pauvre ? Vous ne mangez quune fois par jour à la maison. La vie est dure, mais tu ne veux pas faire plaisir à ta maman ? Tu ne voudrais pas pouvoir lui acheter une télévision et que vous soyez enfin à laise ? Si tu veux partir travailler là-bas en Europe tu gagneras beaucoup dargent
»
Souvent les filles disent oui, encouragées même par leurs parents ou leurs amies sans trop savoir ce qui les attend car on ne leur dit pas exactement quel genre de travail elles auront à faire.
Maintenant ce sont les « sponsors » qui font les contrats, qui organisent les procédures de remboursement et qui préparent les documents de voyage en fonction des itinéraires que les filles vont emprunter et puis maintenant le remboursement dure plus longtemps quavant parce que la dette est beaucoup plus importante à cause du voyage qui dure longtemps, des personnes quil faut payer tout le long du chemin de Lagos jusquà la destination finale à Rome ou à Paris. Il faut donc plus de temps pour finir de rembourser et pouvoir rentrer à la maison. Une fois là-bas, il y a des filles qui ont de la chance, tombent sur un bon patron et gagnent bien. Quand elles rentrent, elles peuvent acheter des terrains et se faire construire une maison et installer un salon de coiffure ou un restaurant. Il y en a dautres qui rentrent sans avoir rien gagné et qui estiment quelles se sont faites abusées. Quelques unes ont eu de la chance, ont bien gagné et veulent repartir, dautres ne repartiront jamais, dautres ne rentreront jamais
..Chacun prend ses risques
Devant la difficulté grandissante à voyager de manière officielle et par voie aérienne, le voyage se fait le plus souvent par voie de terre à partir de Lagos ou de Cotonou et rejoint laxe central transsaharien en passant par le Niger, lAlgérie puis le Maroc et lEspagne. Le Nigeria étant maintenant reconnu comme un pays coupable de « trafficking », le business se redéploie à partir des pays périphériques qui font lobjet dune moindre surveillance comme le Bénin, le Ghana ou dautres pays dAfrique de lOuest. Lobtention officielle de visas de travail pour des travailleurs non qualifiés est devenue très rare pour les ressortissants de ce pays et lobtention officieuse est très coûteuse et risquée. Ces passages clandestins de jeunes femmes dorigine du Nigeria que nous avons observé au Maroc sont numériquement peu importants mais cependant ils participent de ce mouvement migratoire beaucoup plus large dhommes et de femmes qui se fait à partir dun des pays les plus peuplés dAfrique (environ 140 millions dhabitants) en direction des pays industrialisés.
Au Maroc, jai pu rencontrer six jeunes femmes qui voyageaient sous protection. Nous avons pu le faire dans le cadre dune aide médicale qui avait contraint leurs « protecteurs/trices » à les faire sortir de lombre. Sinon je nai pas pu mentretenir avec les autres jeunes femmes qui étaient recluses dans des maisons et étaient strictement surveillées par des gardiens en arme, ne sortant de nuit que pour voyager vers le Nord ou pour aller à lhôpital. Les jeunes femmes que jai pu rencontrer ont vu leur voyage interrompu de manière définitive et leur retour au pays rendu impossible. Lune qui avait 22 ans est morte atteinte du Sida, trois autres jeunes filles sont mortes des suites dhémorragies provoquées par des avortements clandestins non soignés et une autre a été victime dun grave accident qui lavait gravement handicapée. Ayant eu peur de larrivée de la police, elle disait avoir sauté par la fenêtre et était devenue paraplégique (nous avons entendu parler aussi de deux jeunes nigérianes qui étaient « tombées » dun train en marche et dont lune avait été amputée dun membre inférieur). Elles sexprimaient assez bien en anglais mais les « entretiens » menés à lhôpital nont pas favorisé la confidentialité tout comme les conditions de fatigabilité extrêmes des patientes qui ont incité la chercheure à limiter le nombre de ses questions.
Les contrats passés entre ces femmes et leurs sponsors se rompaient au milieu du périple. Leur dette financière ne pourrait à lévidence jamais être remboursée et la rupture brutale du contrat dédouanait le « connection man » responsable de faire passer la marchandise de ses engagements et le libérait de ses obligations. La « marchandise », terme employé par les trafiquants pour désigner les groupes de femmes à faire transiter avait perdu sa valeur marchande et devait disparaître pour que sa présence gênante ne mette pas en péril les divers maillons de la chaîne du passage. Les femmes avec lesquelles nous avons parlé avant leur disparition disaient ne pas vouloir rentrer au pays après ce qui leur était arrivé. Impossible de rentrer au pays dans une telle déchéance physique en étant de surcroît incapable de rembourser les frais qui leur avaient permis de voyager jusquici. La seule jeune femme atteinte du VIH que nous avons mise à lavion avec un billet pour Lagos ny est jamais arrivée alors quelle y était attendue. A la sortie de lhôpital, la jeune fille devenue paraplégique après avoir sauté par la fenêtre a « disparu » sans laisser de traces alors quelle était attendue dans un centre de rééducation. Chacune de ces histoires à lissue fatale révèle de manière crue et évidente, des situations de violence et dexploitation qui sont soigneusement invisibilisées par tout un dispositif qui ferme les yeux au nom de la discrétion ou de la non-ingérence dans les affaires dautrui. Dispositif qui autorise les pires brutalités physiques (coups, défenestration, chutes) et laisse sans défense des jeunes filles qui ne savent rien des risques sanitaires encourus suite à des rapports sexuels non maîtrisés (avortements obligés ou contamination par le VIH). Ces « disparitions » de jeunes femmes sont selon certains observateurs au discours moralisateur, les risques du métier et le prix inévitable à payer pour laventure. Mais ce type de migration est tout le contraire dune « aventure » car le projet migratoire qui se fait - parfois en opposition avec la famille - a la plupart du temps été pensé, planifié et organisé par toute une famille et parfois même tout un village. Cette migration nest pas une simple aventure en Europe mais une migration de travail - aussi peu qualifiée soit-elle qui nassure aucune protection aux « contractées » .
Dans son étude sur les migrations des femmes originaires du Bangladesh à destination du Moyen-Orient, T. Blanchet a mis clairement en évidence le fait que travail du sexe et trafficking ne sont pas intrinsèquement liés et que seules les femmes sont à même de dire si elles ont été abusées (cheated) ou non. Interrogées de retour au pays, elles se disent abusées lorsque le contrat initial na pas été respecté, lorsque forcées à se prostituer, elles nont pas été rétribuées pour leurs services. Le sentiment davoir été flouées est encore plus fort quand celles-ci rentrent au pays les mains vides, enceintes ou atteintes du VIH. Les jeunes filles que nous avons rencontrées elles, nont pas eu le temps datteindre lEurope, ni dhonorer un contrat (qui se serait peut être révélé une tromperie, une expérience amère ou à renouveler) car elles ont été interrompues à mi-parcours, victimes de la violence des autres, de leur propre ignorance et de leur impossibilité à agir et à maîtriser le cours des événements.
4.3.3 Les « fixeuses » ou la gestion de limmobilité clandestine
Le transport par voie de terre est organisé par des hommes qui font partie de « gangs » dont lorganisation de type paramilitaire est composée de « commandants », de « lieutenants » etc. Nous avons entendu les récits des meurtres quils ont commis pour punir des engagements non respectés ou pour sapproprier des jeunes femmes contrôlées par dautres bandes lors du transit. La cruauté de ces chefs de gang (punitions exemplaires de corps dépecés retrouvés dans des poubelles etc.) terrorise les transmigrants ordinaires qui préfèrent les éviter. Pour ces « big boss » le business migratoire relève essentiellement de la balistique dont ils confient lorganisation logistique à des personnes en qui ils ont confiance et qui à leur tour ont à charge de contacter des personnes bien intégrées localement et qui vont assurer linvisibilité du séjour clandestin. Nous avons rencontré une de ces femmes dont la fonction d « arrangeuse » est lun des maillons essentiels au dispositif du passage :
Ghislaine est une superbe femme de 35 ans. Grande, élancée, le cheveu lissé châtain et longle verni, elle porte élégamment une grande étole jetée sur les épaules sur un pantalon-tailleur noir de bonne coupe. Elle est originaire de Khartoum au Soudan où elle a grandi, fait ses études secondaires et étudié le français. A lage de 22 ans son frère qui avait obtenu une bourse du gouvernement pour étudier le droit à lUniversité de Marrakech la invitée à venir le voir au Maroc où elle a elle-même étudié pendant deux ans à Casablanca, puis elle a abandonné les études. Elle a épousé un étudiant tchadien dont elle a rapidement divorcé après avoir eu un fils qui a maintenant 5 ans. Parfaitement trilingue (français, anglais et arabe) elle sest installée dans la capitale où elle sest rapidement fait connaître du milieu diplomatique africain. Elle fait un peu de « commerce » et approvisionne la communauté africaine en produits introuvables au Maroc : bananes plantains et huile de palme de Guinée, chenilles grillées et feuilles de manioc du Congo-Brazzaville ainsi que les noix de kola de Côte dIvoire. Elle réussi aussi à importer des « wax » (pagnes) du Nigeria sans payer de droits de douane car son séjour dans la capitale économique lui a permis de créer de bonnes relations avec les autorités locales. Rislaine a été élevée dans la religion musulmane mais depuis quelle est au Maroc, elle fréquente les milieux chrétiens et a demandé le baptême qui lui a été accordé par un pasteur protestant. En fonction des circonstances, elle est Ghislaine ou Rislaine arabisant ainsi ce prénom dorigine germanique (qui signifie doux otage).
En 2000, elle a été sollicitée pour recueillir chez elle une puis plusieurs jeunes filles originaires dAfrique de louest voyageant seules qui voulant traverser le détroit de manière clandestine mais sans contacts fiables sétaient fait abuser et dépouiller de leur argent et se retrouvaient sans aucune ressource financière. Au début, elle héberge ces jeunes « aventurières » de toutes nationalités qui font étape chez elle avant de repartir et qui en échange emmènent son fils à lécole et préparent les repas. A partir de 2001, laugmentation croissante du nombre des transmigrants dans les grands centres urbains est significative car le franchissement du Détroit est de plus en plus aléatoire. Les périodes de rétention dans la capitale sallongent et Ghislaine est très vite submergée de demandes pour leur trouver des chambres de passage. Elle connaît bien le marché locatif et est bientôt contactée par les organisateurs du trafic qui a besoin de louer quatre maisons pour entreposer, la « marchandise ». Ghislaine loue sous son nom plusieurs maisons dans le quartier populaire de E. quelle sous-loue à prix fort. Elle devient vite indispensable car elle a de lentregent et connaît les personnes qui peuvent « arranger » les nombreux problèmes auxquels sont confrontées les filles ou leur protectrice et qui à force de se répéter suscitent une réponse adéquate, discrète et efficace. Elle connaît les personnes qui peuvent pratiquer des avortements clandestins ainsi que le chauffeur de taxi qui sans poser de questions emmènera aux urgences à lhôpital celle qui se vide de son sang. Elle communique des noms et des contacts utiles à James le Ghanéen qui organise le passage des hommes et qui se targue de savoir choisir les bonnes « mules » qui paieront leur passage vers lEspagne en ingérant les sachets dhéroïne. Elle est une source dinformations précieuse pour les fonctionnaires de police à qui elle facilite aussi la revente de lingots dor ou de diamants en provenance du Congo et qui la laissent libre de mener ses activités. Elle rend service aux transmigrants qui arrivent « à plat » et qui cherchent un petit boulot en livrant aux privilégiés qui logent chez elle la primeur de linformation sur la- personne- à -contacter- pour- figurer dans le tournage de films dans la capitale ce qui leur permettra de pouvoir enfin payer leur passage en Europe.
La rémunération de tous ces « services » lui permet délever son fils et de lenvoyer dans une école privée sérieuse (autrefois tenue par des religieuses) ; elle lui permet de financer le troisième étage de sa maison à Khartoum où elle pense loger sa mère qui vit encore dans les Nuba mountains.
Dans la communauté transmigrante, Guilaine-rislaine est admirée et redoutée tout à la fois pour son courage à frayer avec certains chefs de gangs dont la cruauté impressionne les moins téméraires et surtout pour sa capacité à faire respecter les contrats verbaux passés avec des personnalités locales et à obtenir ce qui a été fixé. Sa déambulation dans les « hautes sphères » lui confère une respectabilité certaine qui lui permet de naviguer avec intelligence et assurance entre des univers aussi différents que milieu diplomatique ou mafieux et dont elle sait si bien capter les passerelles possibles et les divers intérêts. Elle facilite le séjour clandestin de ces femmes seules ou en groupe dont linvisibilisation est nécessaire et requise par toutes les parties impliquées.
Sa connaissance de ces divers univers fait delle une « fixeuse » efficace qui « débrouille » toutes les demandes. Rislaine ne veut pas savoir si les filles qui passent sont des « victimes de la traite des êtres humains » comme le définit la Convention du UNCHR ou simplement des personnes migrantes en situation irrégulière introduites clandestinement sur le territoire maghrébin. Elle sait seulement que ces personnes doivent passer en Europe, quelles peuvent être reconduites à la frontière à tout moment et quelle doit être prudente, elle dans ses agissements. Elle sait quelle ne peut pas être accusée dêtre un membre actif «dun groupe criminel organisé » car elle ne commet pas dinfractions pénales et ne contourne pas directement la loi. Elle est donc à labri de toute poursuite judiciaire et mène sans trop dinquiétude ses activités. Rislaine se situe avec élégance au point de jonction fugace et mouvant entre le licite et lillicite, entre collaboration et exploitation, entre corruption et facilitation. Elle met à profit ses compétences linguistiques et mobilise des réseaux de solidarité qui permettent la cohabitation silencieuse de la population locale et de ces passantes sur des territoires contigus et densément peuplés. Elle est lun des nombreux maillons indispensables au fonctionnement de ces réseaux transcontinentaux et mondialisés mais dont le fonctionnement logistique reste local et circonscrit à un petit secteur géographique. Elle est lun des maillons de ce dispositif transmigratoire qui contribue à son efficacité et qui permet lentrée silencieuse mais sur un rythme régulier de ces transmigrantes.
Les femmes en situation irrégulière tout autant que les hommes sont sujets aux abus, aux violences et aux risques inhérents à cette situation car ils/elles ne bénéficient daucune protection juridique pouvant assurer le respect de leurs droits. Ils/elles ont un pouvoir de décision limité et une marge de manuvre réduite, ce qui nempêche ni linitiative ni la prise de responsabilité ni lindividuation. Au contraire, la nécessité de progresser et de mobiliser des ressources en chemin est facteur de créativité, dentrées et de sorties dunivers de normes et de dépassement de soi. Les femmes voyagent dune manière particulière. Seules comme Denise ou Judith elles peuvent décider de se choisir un compagnon de voyage. Elles doivent décider de garder ou de ne pas garder lenfant quelles portent comme Francine ou de les faire passer en Europe comme Helène ou de décider de les éduquer sur place comme Céline. Elles assument et vivent et seules aussi les attentes infinies comme Odette et les abus sexuels comme Josée. Chemin faisant, au plus fort des difficultés, elles apprennent à se défendre et à sindividualiser en se dégageant graduellement des injonctions familiales intériorisées ou des réflexes de soumission à un conjoint qui les maintenaient sous tutelle. Elles prennent seules le risque de la liberté, encouragées, stimulées (bien que parfois abusées aussi) par les membres de la communauté ditinérance qui sont animés par le même désir dun objectif commun à atteindre.
Les femmes qui sont recrutées au pays par des « italios », contractées par des « sponsors », convoyées vers lEurope (par une organisation de type paramilitaire) et transitées via le Maghreb par des « connection men » auront à larrivée en Europe à rembourser leur dette de voyage en se conformant au travail sexuel convenu. Elles sont entièrement prises en charge pendant leur périple et nont à faire montre daucune initiative personnelle concernant le passage (pas de recherche de passeur ou de fonds) ce qui leur assure une certaine sécurité et supprime les aléas de litinérance individuelle. En revanche, en cas de problème majeur de santé, elles dépendent entièrement du bon vouloir de leurs « gardiens » qui prennent souvent des décisions tardives et parfois fatales pour elles devant peser les risques de dévoiler cette « marchandise » quil faut entreposer pour une durée limitée en lieu sûr et de manière la plus discrète possible. Pour eux létape a un autre sens que celui communément accepté et qui a pris une toute autre signification au cours du temps en évoquant un « espace-temps » de repos, de convivialité et de regroupement. Dans le contexte de la transmigration non maîtrisée, létape reprend son sens premier qui signifie prosaïquement entrepôt. Le transit caché, silencieux et invisible dentrepôts en entrepôts ne se donne fugacement et partiellement à voir que lorsque les « marchandises » risquent de perdre leur valeur marchande ou lont définitivement perdue. Ellles sont alors livrées pour quelque temps au corps médical avant de disparaître à nouveau. Nous avons appréhendé à mi-parcours, de manière fortuite, fugace et ponctuelle, ces modalités du passage « organisé » qui diffèrent de celles observées de manière plus ouverte.
Cette forme dorganisation sociale montre bien encore une fois la puissance de ce mouvement migratoire initié par ces jeunes -femmes et hommes - décidés à aller travailler dans le pays de leur choix malgré un coût quils savent élevé. Elles et ils se déplacent de manière aventureuse, risquée ou sécurisée, solitaire ou grégaire, dépendants de leurs proches en Europe, « se cherchant seuls » ou avec lobligation de rembourser leur dette de voyage en arrivant. Quoi quil en soit, la diversité de ces parcours trans-migratoires, quils soient catalogués comme aventure ou parcours initiatique, migration de travail ou trafic dêtres humains met en exergue les diverses facettes dune même réalité marquée par lampleur de ce différentiel économique qui caractérise les rapports Nord-Sud et de lidéologie dominante qui les imposent.
Dans ce chapitre, il est apparu que les représentations stéréotypées de la jeune fille prostituée, de la femme enceinte admirable et de la mère chef de famille courageuse sont lexpression dune vision patriarcale et dominatrice qui assigne à catégorie les femmes en fonction du rôle que cette vision leur confère et non en fonction de leur réalité. La jeune fille na pas de place (sinon voilée) dans cet espace public masculin où elle attise les fantasmes et frustre les désirs. Lhéroïne enceinte et la mère-courage sont survalorisées dans leur rôle de reproductrice et légitiment ainsi leur présence dans cet espace étranger. Ces stéréotypes tentent malencontreusement dappréhender le mystère féminin en le contenant dans des catégories rassurantes qui ne remettent pas en question la manière de penser de ceux qui les émettent. Malgré tout, la volonté migratoire simpose, des actes se posent et des désaliénations se font. Ces figures féminines appréhendées de manière ponctuelle ou accompagnée dans la durée contribuent à brouiller et à complexifier les représentations du féminin en transmigration, un féminin qui est tout à la fois invisibilisé et prégnant, violenté et abusé mais aussi déterminé et volontaire, communautaire et associatif, marginal et matriciant , individualisant et libérateur.
Conclusion : un dispositif de passage
Depuis les années 80, les travaux initiés par A. Tarrius sur les différentes formes de la circulation transmigratoire montrent la richesse et la diversité des situations si porteuses de mixité entre dune part l'univers de la pauvreté et de la contrainte et dautre part celui de la maîtrise des mobilités internationales. Les transmigrants que nous avons rencontrés ne se déplacent pas a priori pour raison de commerce mais parce quils veulent rejoindre le pays de leur choix et ils orientent leurs activités en ce sens. Néanmoins, tout comme les « fourmis », les entrepreneures des deux rives de la Méditerranée, les commerçantes « à la valise » ou autres circulants, ils contournent les dispositifs douaniers et les constructions juridiques étatiques et supranationales en activant les réseaux transnationaux de léconomie souterraine et tissent des liens basés sur la confiance, loralité et lengagement.
Les transmigrants que nous avons rencontrés ont de surcroît à braver un dispositif de coercition qui met leur vie en danger de manière directe (armes) ou indirecte (noyades). Au cours de ces dix dernières années sest lentement mis en place au Maghreb - en réponse aux « dispositions » prises par lUnion Européenne un dispositif de passage qui a pour raison dêtre de faire circuler, de faire transmigrer et de faire franchir les frontières. Nous reprenons ci-dessous les caractéristiques principales de ce dispositif qui est le fait dune construction communautaire particulière, de lensemble des processus dindividuation et dautonomisation des hommes et des femmes on the move et de la construction de divers réseaux facilités par lemploi dactants tels que les NTCI.
Les communautés ditinérance
La transmigration est mouvement, mobilité, transnationalité, passage, réussite et libération. Elle est aussi attente infinie, enfermement, rétention, relégation, marginalisation et exclusion. Elle est encore rencontre, métissage, sociabilité, identification plurielle, communalisation et transmission. Elle produit une construction sociale et des logiques ditinérance individuelles et collectives - que nous nommons « communauté ditinérance » et qui a pour particularité de pouvoir se décliner au pluriel. Au cours de la recherche, cette notion sest graduellement imposée car elle dit au mieux, à notre avis, le caractère dialectique de cette « permanence fluide » qui caractérise ces personnes ayant pour objectif commun le passage et cette fluidité leur permettant de se regrouper, de se fédérer, de « faire communauté » de manière ponctuelle. Nous dessinons ici les contours de cette communauté ditinérance, en disons les attributs, la nature des liens qui les lient et les temporalités qui les traversent.
La communauté ditinérance est une communauté de circonstance dont lexistence est intrinsèquement conditionnée aux politiques mises en place par lUnion Européenne qui impose des conditions drastiques dentrée aux ressortissants extracommunautaires. La capacité de mobilité de ses membres dépend de la combinaison, de la conjugaison ou de la synergie de ces diverses circonstances ayant un impact plus ou moins direct sur la durée de leur transit au Maghreb, les conditions de leur séjour et sur la nature des relations que ceux-ci entretiennent avec les sociétés traversées. Nous résumons ci-dessous les divers contextes et situations qui affectent la mobilité des transmigrants au Maghreb :
Le contexte géopolitique euro-méditerranéen fluctuant selon lévolution des politiques dimmigration menées par lUnion Européenne à lencontre des pays dits de transit.
Le contexte politique national des Etats - membres de l Union Européenne (politique dimmigration plus ou moins « favorable » à la régularisation selon les impératifs nationaux dordre économique (forte demande de main duvre de lEspagne) ou dordre politique (ménagement dun certain électorat en France)
Le contexte politico-économique des pays de transit dont certains recrutent une main duvre occasionnelle (en Algérie), la refusent (chômage au Maroc) ou négocient politiquement sa présence (Libye).
Le caractère labile des relations politiques entre les pays de transit eux-mêmes (fermeture/réouverture des frontières séparant les pays de l UMA). La transmigration irrégulière se déploie et prospère dans les régions au statut juridico-politique contesté (Sahara occidental disputé ou « présides occupés » revendiqués par le Maroc.)
Les lieux de passage et dentrée dans lUnion Européenne changent, se déploient et se reconfigurent en fonction des connivences et des protections institutionnelles locales, des capacités dinventivité des passeurs à trouver de nouvelles routes, du niveau de militarisation de lespace euro-maghrébin et de sa panopticonisation) et enfin des nouvelles configurations politiques (lentrée de Malte dans lUnion Européenne ouvre de nouvelles portes).
Les passages sont favorisés, retardés ou interdits en fonction du pouvoir discrétionnaire que des agents extérieurs au groupe exercent, pouvoir qui est fortement lié à la subjectivité des « partenaires » nagissant pas toujours conformément aux prescriptions institutionnelles : les bénévoles agissent souvent en fonction de leurs propres convictions et non selon les normes édictées par linstitution caritative. Les agents de lEtat sont plus ou moins enclins à transgresser les règlements en « aidant » les transmigrants selon leur propre conviction du bien-fondé de lentreprise migratoire (pour eux-mêmes ou pour leurs proches) et qui se traduit par une certaine tolérance à « linfraction » bien que celle-ci soit contradictoire avec la fonction.
La circulation transmigratoire dite irrégulière qui concerne le passage de quelques dizaines de milliers de personnes par an côtoie et parfois traverse dautres formes plus classiques de la migration internationale de travail que sont les migrations intra-africaines. Le durcissement des législations visant à réduire la liberté de circulation des uns risque daffecter également celles des autres.
La communauté ditinérance nest pas seulement une communauté de circonstance soumise aux aléas des diverses politiques locales, nationales et euro-maghrébines et à « lirrationalité » des agents du dispositif du passage dont les membres sopposent à un tiers pour réaliser leur objectif. Elle est dune autre nature, composée de personnes qui se regroupent au nom dappartenances identitaires multiples et variées : appartenance (ou conscience) nationale (nous les Camerounais), linguistique (nous les francophones/ anglophones), culturelle (nous les Bantous), religieuse (nous les chrétiens), de genre (nous les femmes) ou lignagère (nous la famille). Ces appartenances jouent un rôle important de sas intégrateur en facilitant linsertion temporaire locale (logement, contacts) et le passage en Europe des transmigrants. En fonction des situations, ces marqueurs identitaires sont - de manière plus ou moins consciente - tus ou revendiqués, dramatisés, instrumentalisés, forcés ou gommés.
Cependant ces appartenances officielles et reconnues (nationale, linguistique etc..) ne sont pas suffisantes pour faire communalisation , bien quelles rendent plus aisée la compréhension réciproque entre les membres, qui restent libres dadhérer - sans renier les fidélités héritées - à dautres groupes quils rencontrent chemin faisant. La pérégrination induit la rencontre et « stimule » (au sens simmelien) le transmigrant qui augmente les chances de faire association - que celle-ci soit monadique (avec soi-même), dyadique ou avec un tiers. La communauté ditinérance se décline au pluriel sur les territoires circulatoires de la transmigration quand ses membres « font communauté » autour de figures (pasteurs, mères, fixeuses ou chairmen) reconnues pour leur capacité à faire circuler. Ces figures dacteurs/actrices présentent à la fois un caractère de localité et de transnationalité, détrangeté au lieu et de sédentarisation prolongée, de ponctualité et de traçabilité. Ces figures attirent et fédèrent des personnes qui sont à un moment ou à un autre en besoin : en désir de voir leurs prières exaucées, en obligation de générer des ressources et de recueillir des informations concernant le passage ou encore en nécessité dêtre invisibilisé-e. Ces « figures » qui fédèrent les membres dune communauté autour delles inscrivent la présence de celle-ci sur un territoire qui na pas dautre marquage que celui défini à la force de leurs compétences (capacité à collecter les informations, justesse dévaluation de la situation, rapidité daction) et de leurs qualités personnelles (capacité élevée à socialiser, attitude charismatique, volonté de partager les informations). Ces personnes transmettent leur savoir-faire ayant un fort caractère defficience dans ces micro-lieux que sont les lieux de dévotion, les lieux matriciants et autres lieux de convivialité. La communauté ditinérance est dynamisée par un certain nombre dindividus qui émergent en temps et lieu donné et dont la reconnaissance des compétences par leurs pairs est liée à leur capacité à relayer un savoir-circuler transmis non seulement dans les lieux où lon sarrête et fait étape mais aussi dans tout lieu où lon circule.
Mais la capacité à faire transmigrer nest pas le monopole des « figures » que nous avons identifiées au cours de notre recherche. Elle peut être du ressort de tout-e transmigrant-e possédant un certain savoir-faire (savoir-materner, savoir-interneter etc..) quelle/il désire transmettre à ses congénères. Ce désir de transmission est motivé par le sentiment de responsabilité que ressentent les plus expérimentés vis-à-vis des nouveaux venus ou les plus anciens vis-à-vis des plus jeunes. Ces aventuriers ordinaires dont certains ont des chances de devenir des figures reconnues par un plus grand nombre - transmettent une connaissance empirique ou formelle ou tout simplement une connaissance qui procède de la durée. En transmigration, cest le temps qui dure qui fait expérience, permettant au processus dajustement à un lieu et à une situation de seffectuer. Ce processus se déroule à la fois de manière synchronique par lexpérience acquise au jour le jour et diachronique en engrangeant lexpérience transmigratoire collective de tous qui va se dire et se partager. Tous et toutes (en incluant les personnes intéressées à leur passage) sont des dépositaires à des degrés divers de cette mémoire collective constamment renouvelée qui lie ensemble les membres anonymes, éphémères dune communauté transnationale, cosmopolite et transitoire en lui conférant une certaine densité pérenne.
Les temps des communautés ditinérance
Halbwachs (1978) a été le premier à nous dire que chaque société se décompose en une multiplicité de groupes dont chacun à sa durée propre et Gurvitch (1958) que la vie sociale est faite de temps multiples, toujours divergents et souvent contradictoires. La communauté ditinérance est composée dindividus modernes qui évoluent dans ces temps contradictoires, dans cette réalité de la modernité globalisante dans laquelle les temporalités sopposent et les rapports à lespace-temps sinversent. Il y a la réalité des touristes (Bauman : 1998) de celles et ceux qui consomment, se déplacent, franchissent les frontières, font des projets, vivent dans le Temps. Ils vivent dans un temps présent, riche et cohérent qui fait sens pour eux, un temps dans lequel lespace et la distance ne sont pas des obstacles car ils sont franchis (non seulement en temps réel en utilisant les dernières technologies de communication) mais dans les conditions normées du déplacement moderne. Ils vivent dans un temps du présent, le temps qui assujettit lespace, le réduit ou le néantise.
Il y a aussi lautre réalité. La réalité des « vagabonds », de celles et ceux qui désirent circuler librement, produire et consommer mais qui se voient interdits de circuler, assignés à immobilité et privés de consommation. Pour eux, pour elles, le temps est le temps de lattente, surabondant mais inutile, le temps est ce « rien » qui entrave laction, un temps qui ne libère pas mais confine sur un territoire minuscule, dans un réduit enserrant, étouffant, désespérant. Lopposition binaire entre touriste et vagabond avancée par Bauman, si elle occulte toute la richesse des autres formes de circulations migratoires et est de ce fait simplificatrice, fait cependant ressortir la fragilité extrême des personnes en mobilité et limpermanence de leur statut qui glissent sur le continuum des temporalités.
Dans ce monde surmoderne et globalisé, les deux temporalités qui sopposent sont parfois difficilement perceptibles à ceux qui les vivent trop pleinement, parce que le temps passe trop vite, et qui ignorent ceux qui vivent dans un temps où rien ne se passe. Ces temporalités qui sopposent sont dautant plus difficiles à percevoir quelles peuvent par moments sentremêler et se métisser. Le transmigrant brouille les catégories auxquelles on veut lassigner car il a des caractéristiques et des désirs communs avec lhomme libre de circuler qui le poussent à vouloir changer sa condition. Il nest nullement jaloux de celui qui jouit sans mesure de la liberté de circuler partout dans le monde car il veut devenir comme lui. Il a en commun avec lui un certain appétit de consommation, une curiosité de lailleurs et une recherche de sensations nouvelles. Cependant ces aspirations communes, si facilement satisfaites pour les uns quils en oublient quelles sont des aspirations légitimes pour tous, sont difficiles à satisfaire pour les autres.
Le transmigrant se situe quelque part sur le continuum entre le tourisme et le vagabondage quand il quitte son pays pour aller "chercher la Vie" ailleurs. En quittant le territoire et lespace quil ressent comme étouffant, il refuse lassignation à résidence et se lance dans linconnu. Presque libre quand tout lui réussi, que téléphone portable en main, il maîtrise son itinéraire et franchit les frontières selon ses plans et en temps voulu. Enfin libre quand il a réussi à mettre le pied sur le sol de lEurope et quil se voit attribuer le statut juridique quil réclame et qui lui permet de commencer à réaliser son désir. Il est alors riche de projets, libre de circuler et de travailler en acceptant d'un cur léger les obligations nouvelles imposées par ses hôtes. Presque libre, il peut tout aussi rapidement rejoindre lautre extrémité du continuum lorsque bloqué dans un port en attente de passage, il connaît le piétinement de lattente et limmobilité exacerbée par le fait de se retrouver « sans rien », dépossédé de tout ou lorsque rejeté au désert ou expulsé dun territoire sur lequel il est devenu indésirable, il voyage à rebours, à contre-courant et est renvoyé sur sa terre natale.
En se déplaçant pour aller dans le pays de son choix, le transmigrant refuse de se laisser imposer un nouvel ordre du monde dans lequel le « haut » est synonyme de richesse, de confort et luxe caractérisé par un accès illimité à toutes les mobilités. Il refuse de faire partie dun « bas » qui serait synonyme de pauvreté, de guerre, de déplacements forcés ou dimmobilité contrainte, de rejet et dexclusion. Il se rebelle contre la vieille malédiction biblique portée sur les descendants de Cham et qui a servi pendant des siècles de justificatif à tous ceux qui y voyaient lorigine dune lignée humaine inférieure en la prédestinant à toutes les oppressions. Il est un résistant. Il résiste à lassignation qui lui est faite de rester dans le « bas », dans un Sud quil quitte sans renier mais dans lequel pourtant il espère bien pouvoir retourner. Il refuse dexécuter lordre qui lui est fait de rester immobile sur la terre africaine, contraint à sy « développer ». Il refuse une mondialisation quil juge injuste quand elle ne facilite que la circulation des informations, des biens et des élites dont il est a priori exclu.
Les modalités de lindividuation
Au début du 20ème siècle, les sociologues avaient une vision progressiste de la mobilité et voyaient dans la ville le passage obligé à lémancipation dun rural ligoté par les traditions de sa communauté dorigine. Pour Simmel, la ville est le lieu dépanouissement de la personnalité permettant au nouveau-venu de s'affilier à de multiples groupes par l'exercice de son libre-arbitre et d'acquérir ainsi une vision plurielle du monde social, la construction individuelle étant toujours en même temps un regard particulier sur le monde de par la synthèse qu'elle réalise (Watier :1995). Notre recherche a montré que ce n'est plus la ville qui est l'unique médiatrice des appartenances mais le périple tout entier qui en est le médiateur, dans ses rencontres, ses stimulis, sa multiplicité des choix offerts et ses décisions à assumer. Le périple est jalonné d'espace-temps fondateurs de l'individuation et participe de son processus. Cependant ce processus ne se déroule pas comme on l'a cru longtemps du progrès - de manière linéaire, ascendante et constante mais il se déroule d'une toute autre manière faite de ruptures, de continuité et de va et vient. Il est faite à la fois d'échecs et de passages réussis, d'abandons et de retrouvailles, de solitude et de convivialité, de silences et de communication. Le périple révèle lindividu à lui-même et est humanisateur.
Laissons la parole à Charlie qui est arrivé à Madrid il y a 9 mois après avoir passé plusieurs années sur la route et qui a voyagé à partir du Cameroun en passant (et en travaillant de manière épisodique) par le Tchad, le Gabon puis par Nouadhibou, le Maroc et lEspagne. Lui que ses complices considéraient comme wise est passé au Maroc avec de vrais-faux papiers, a failli mourir dans le désert, a voyagé en pirogue sur les Canaries et a été obligé de déclarer une autre nationalité que la sienne pour faire accepter sa demande dasile et avoir le droit de résider et de travailler dans lEurope de Schengen :
« Quand on arrive ici en Europe chacun se différencie, chacun prend sa route. Quand je retrouve un « avent' » je suis content parce quon a des souvenirs en commun, quon est proche - bien plus que les enfants de riches qui arrivent par avion - et on se comprend. Je sais quil est courageux comme moi, quil a la capacité de réfléchir parce quil a affronté le danger comme moi et quil a trouvé des solutions. Mais moi, jamais je ferai de business avec un autre « avent' », sauf si celui-ci est vraiment un ami. Je me méfie de lui parce quil a trop vécu le danger, trop affronté de situations difficiles et quil sait comment les contourner. Et puis je ne tiens pas à maintenir le contact parce que je ne veux pas quil puisse dire ce passé quon a vécu ensemble. Moi, je veux effacer mon passé, je veux que personne ne sache que jai traversé la mer sur une calebasse, moi qui sais pas nager. Non, cest fini je veux tirer un trait, je dis que je suis venu en avion et je passe à autre chose. Personne ne saura ce que tu as enduré, surtout pas la famille au pays qui ne sait pas que largent que tu leur envoies cest largent de lallocation. Je commence une nouvelle vie ici, jai plein de projets et si au départ je voulais aller en France, jen ai plus envie et je pense que je vais rester ici en Espagne. Je me sens à laise ici. Bien sûr cest pas facile au début, cest pas facile
Il faut se faire respecter parce quon te considère pas. Mais le respect
ça sarrache. Tu dois taffirmer partout, dans le foyer, dans les cours de formation, dans les bus, dans les boites, partout. Il faut quon nous prenne à notre juste valeur et alors après seulement après on sintéresse à toi et toi tu peux tintéresser à eux. »
(avril 2006)
A entendre Charlie, il semble que le lien qui était « serré » sur le passage, tenu ensemble et tendu par cet objectif commun est toujours là mais quil est comme dé-lié, dé-serré, inutile. Sur cette rive, dans cette Europe tant désirée, le lien qui unissait les membres de la communauté ditinérance a perdu de sa force mais sans être rompu, il reste en suspens. Dautres liens sont à tisser pour le temps présent. Sil dit vouloir oublier son passé cest pour tisser de nouveaux liens et pour ce faire, il met en uvre à tout instant ses capacités dhomme sage (wise) quil a acquises, conquises ou aiguisées en transmigration. Dans le contexte économique dune Andalousie en pleine croissance et qui absorbe avec avidité la main duvre qui se présente, il sait quil ne doit compter que sur lui, sur sa seule vigilance et sur son attitude proactive à saisir les opportunités qui lui permettront de réaliser ce pour quoi il est venu. Cette impatience, ce désir de voir enfin une chance de réaliser son projet migratoire l'ont incité à apprendre la langue en côtoyant des hispanophones lors de son séjour en Mauritanie et lui ont permis de sauter les étapes et de bénéficier dune formation dans un secteur dinformatique. Il se dit sûr de trouver rapidement un emploi. Il minimise limportance des vexations, les préférences accordées à dautres demandeurs dasile aux affinités linguistiques plus évidentes, les manifestations plus ou moins exprimées de xénophobie rencontrées dans le quotidien où la froideur de ses nouveaux voisins le repousse dans lombre. Lui veut sortir de lombre et cherche à sajuster à ce monde nouveau en absorbant avec enthousiasme tout ce que celui-ci peut lui apporter (formation, protection sociale, rencontres, nouveauté). Il arrive à imposer le respect autour de lui car il se sent à pied dégalité avec cette nouvelle société.
Charlie serait-il devenu sans sen rendre compte le membre dune diaspora « flottante » dont les membres nont « ni la conscience ni la volonté de maintenir des liens entre eux, du moins pour linstant
des membres qui ne ressentiraient aucune solidarité avec les autres migrants et qui ne se constituent pas en tant que diasporas » comme le suggère « une certaine littérature scientifique » récusée par C. Bordes-Benanyoun et D. Schnapper (2006) ? Est- il devenu sans le savoir le citoyen dune « société post-nationale » et membre dune communauté internationale qui contribuera à leffondrement prochain des Etats nations en déshérence ? Est-il devenu étranger à lui-même comme le suggère lanalyse de la « personnalité » que fait Park (1928) de cet homme marginal torturé par une « intense réflexivité, en crise permanente, souffrant dune grande instabilité spirituelle, dun sentiment dintranquillité (restlessness)et de malaise » ?
Charlie ne semble pas être cet homme marginal dont le « self » serait écartelé entre son « old self » regrettant un passé chaleureux perdu et son « new self » déplorant la froideur que lui réserve la société daccueil craignant que cette double appartenance culturelle ne menace les promesses de lassimilation). Lui et les transmigrant-e-s que nous avons rencontré-e-s utilisent leur capacité réflexive pour problématiser les relations interethniques, réfléchir sur les conséquences de la multi-appartenance, renforcer leurs certitudes profondes et décider de la nature de leurs engagements et de leurs désengagements successifs. Leur sentiment d'être en adéquation au monde ne les rend pas étrangers à eux-mêmes mais au contraire plus conscients. Dans les actes quils ou elles ont à poser au jour le jour et dans les situations de contrainte, ils ne vivent pas la discrimination comme un exil, comme le dit Stonequist, mais comme une manière de devenir plus ouvert, plus tolérant, plus humain.
Néanmoins, sils disent vouloir oublier le passé, ces hommes et ces femmes sont les seuls à connaître les coûts de cette transmigration qui dure ou a duré trop longtemps :
-coût de la perte de précieuses années axées obsessionnellement sur le passage et qui ne permettent pas pour autant une insertion économique réelle - comme pour les membres des diasporas décrites par Ma Mung (2003) dans les sociétés daccueil - car ici les gains sont surtout utilisés dans un but de survie et/ou de passage et sont rarement suffisants pour être envoyés au pays ou réinvestis.
-coût financier et moral qui augmente le montant de la dette - sous quelque forme que celle-ci soit entendue - en proportion de la durée de la pérégrination.
-coût affectif enfin quand la durée excessive de la séparation rend hypothétique, improbable ou impossible le regroupement familial.
-Ils et elles sont les seuls à connaître le coût de lindividuation qui se fait dune part au prix dabandons, de refus, déchecs, de ruptures et de déceptions multiples et dautre part dans la continuité, dans leur capacité à entretenir, suspendre, distendre ou innover le lien social sans volonté de le rompre.
Considérés par les sociétés « daccueil » comme des aventuriers, des faux demandeurs dasile, des futurs fauteurs de trouble ou une main duvre facilement exploitable, les transmigrants naspirent, eux, quà rentrer dans la norme, à être régularisés, à avoir des papiers, à pouvoir travailler de manière officielle, à pouvoir circuler à leur guise et rentrer au pays quand ils le souhaitent. Ils abandonnent volontiers leur appellation « daventurier-e » pour devenir des « enfants de lEurope », des benguistes ou des mikilistes (terme dérivé de mokolo=monde en lingala). Ils se veulent devenir des citoyens du monde, dun monde qui est celui de lEurope et auquel ils ont choisi dadhérer. Ayant tout fait pour y arriver, ils sont impatients, pressés de faire preuve de leurs capacités, de se former, de se spécialiser et de gagner leur vie car ils ont charge de famille et ont perdu assez de temps. Ils ne peuvent imaginer que le sentiment dappartenance à cette Europe si longtemps désirée et qui exige la reconnaissance de leur affiliation leur soit un jour refusée, ignorée, rejetée ou déboutée. Ils ne peuvent imaginer que leur présence leur soit un jour reprochée.
Bibliographie
ADEPOJU A, « Les migrations internationales en Afrique sub-saharienne : problèmes et tendances récentes », RISS, n° 165, 2000.
AFONJA S, « An assessment of trafficking in women and girls in Nigeria », Ife Ife, report IOM , 2001.
AGUSTIN L, « Remettre en question la notion de « place » : quitter son pays pour le sexe », Association Cabiria, Rapport annuel 2002.
ALBERA D, « Terrain miné », Ethnologie française, Puf, Janvier-mars 2001/1.
ALIOUA M, Réseaux, étapes, passages : les négociations des sub-sahariens en situation de migration transnationale, Mémoire Université Toulouse-Le Mirail, 2003.
ALTHABE G, SELIM M, Démarches ethnologiques au présent, LHarmattan, 1998.
AMERM, La migration clandestine : enjeux et perspectives, Actes de colloque, Rabat, 1999.
AMSELLE J-L, « LAfrique : un parc à thèmes », Les Temps Modernes, n° 620-621, 2002.
AMSELLE J-L, Au cur de lethnie : ethnies, tribalisme dEtat en Afrique, La Découverte, 1985.
ANDERSON B, Imagined communities, Verso, 1993.
ANDERSON N, Le Hobo, sociologie du sans-abri, Nathan, 1993.
ARANGO J, « Expliquer les migrations : un regard critique », RISS, n° 165, 2000.
BADIE B, WIHTOL de WENDEN C, Le défi migratoire : questions de relations internationales, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1995.
BAIDA J,FEROLDI V, Présence chrétienne au Maroc, Bouregreg, 2005
BALANDIER G, Le grand système, Fayard, 2003.
BARROS L, LAHLOU M, ESCOFFIER C, PUMARES P, RUSPINI P, L'immigration irrégulière subsaharienne à travers et vers le Maroc, Genève, Organisation international du Travail, 2002.
BASTIDE R, La notion de personne en Afrique noire, LHarmattan, 1973.
BATTEGAY A, Réseaux productifs et territoires urbains, Presse Universitaire de Toulouse-Le Mirail, 1996.
BAUMAN Z, Le coût humain de la mondialisation, Pluriel,1999
BAVA S, « Variations autour de trois sites mourides dans la migration » in Bredeloup S Pliez, O, Migrations entre les deux rives du Sahara , Autrepart, IRD, Armand Colin, n° 36, 2005.
BECKER H, Outsiders, étude de sociologie de la déviance, Métailié, 1985.
BENGUENDOUZ A, Lahrig du Maroc, lEspagne et lUnion Européenne, Boukili, 2002.
BENGUENDOUZ A, Union Européenne Maroc Afrique migrante : Politique européenne de voisinage barrage aux sudistes, Beni Snassen, 2005.
BENOIST J, « Races et racisme : à propos de quelques entrechats de la science et de lidéologie », LAutre et Nous, Syros, La Découverte, 1995.
BENSA A, « Vivre le temps », Terrain, 1999.
BENSAAD A, « Agadez, carrefour migratoire sahélo-maghrébin » Colloque Economie de bazar dans les métropoles euroméditerranéennes, 2002.
BENSAAD A, « Les migrations transsahariennes, une mondialisation par la marge », Colloque Circulations et territoires dans la migration internationale, Toulouse, mars2005
BENVENISTE A, « Le récit migratoire ou lidentité instable », Journal des anthropologues, 75, 1998.
BLANCHET T, Beyond Boundaries A critical look at women labour migration and the trafficking within, Dhaka, Drishti research centre, 2002.
BONNIOL J, La couleur comme maléfice, Albin Michel, 1992.
BONTE P Faire fortune au Sahar : permanences et ruptures Afrique noire et monde arabe, Autrepart N°16
BONVICINI M, Immigrer au féminin, Le social en acte, 1992.
BORDES-BENAYOUN C, SCHNAPPER D, Diasporas et nations, Odile Jacob, 2006.
BOURDIEU P, « Lidentité », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, Minuit, 1980.
BOUBEKER A, Les mondes de lethnicité. La communauté dexpérience des héritiers de limmigration maghrébine, Balland, 2003
BOURDIEU P, La domination masculine, Seuil, 1998.
BRAUDEL F, La Méditerranée : lespace et lhistoire, Flammarion, 1990.
BREDELOUP S, « Marseille au carrefour des mobilités africaines », in M. Péraldi : Cabas et containers. Activités marchandes informelles et réseaux migrants transfrontaliers, Maisonneuve et Larose, 2001.
BREDELOUP S, « Femmes de diamantaires en migration : entre isolement et aisance matérielle » Les migrations au féminin, Sud-Contact, 2002.
BUGIS G, Migrant women : crossing boundaries and changing identities, Berg Publishers, 1993.
CALOZ-TSCHOPP M-C, Les étrangers aux frontières de lEurope, La Dispute, 2004.
CASAS L, « Les femmes marocaines employées au service domestique en Espagne », Revue politique et juridique dactes du colloque international, Rabat, 1996.
CERTEAU de M, L'invention du quotidien, 1. Arts de faire, Folio essais, 1990.
CHANG G, Disposable domestics: immigrant women workers in the Global Economy, South End Press, 2000.
CHAPOULIE J. M , La tradition sociologique de Chicago 1892-1961, Seuil, 2001
CHARBIT Y, ROBIN N, « Migrations Africaines », REMI, vol. 10, n° 3, 1994.
COLONOMAS A, La sociologie des réseaux transnationaux, L'Harmattan, 1995.
CHEMILLIER-GENDREAU M « Lintrouvable statut de réfugié révélateur de la crise de lEtat-nation » Hommes et migrations, nov-dec 2003
CHAREF M Les migrations au féminin, Sud contact, 2002
CONSEIL EUROPEEN, Etude de faisabilité relative au contrôle des frontières maritimes de lUnion Européenne, Rapport final, 2003.
CORTI P, « Sociétés sans hommes et intégration des femmes à létranger », REMI, vol. 9, n° 2, 1993.
COULON A, L'école de Chicago, Puf, 1992.
COURADE G, « Des papiers et des hommes : lépreuve des politiques dendiguement », Politique Africaine, n° 67, 1997.
DIMINESCU D, « Lusage du téléphone portable par les migrants en situation précaire », Hommes et migrations, 2002.
DOMENACH H, « Les Migrations Internationales », Population et Développement, CEPED, n° 12, 2001.
DORAI H, LOYER, Les travaux sur la circulation migratoire, Migrinter, 1997.
DU BOIS E. B, Les âmes du peule noir Rue dUlm ENS , 2004
DUFOIX S, « Fausses évidences, statut de réfugié et politisation », REMI, vol. 16, n° 3, 2000.
DUMONT L, Essais sur l'individualisme : une perspective anthropologique sur lidéologie moderne, Seuil, 1983.
DURKHEIM E, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Puf, 1985.
DURKHEIM E, « Communauté et société selon Tonnies », Revue philosophique, 27, 1889.
ECAS, Who is afraid of EU enlargment ? : Report on the free movement of workers in EU-25, Traser, 2005.
ELIAS N, Quest ce que la sociologie ?LAube, coll. Agora, 1991.
ELIAS N, La société des individus, Fayard, coll. Agora, 1991
ENNAJI M, Soldats, Domestiques et Concubines, EDDIF, 1997.
ESCOFFIER C, « La traversée du Sahara : une expérience initiatique ? » in L. Marfaing et S. Wippel : Les relations transsahariennes à lépoque contemporaine, Karthala, ZMO, 2004.
FAIST T, « The crucial Meso-Level », in Tomas Hammar, Grete Brochmann, Kristof Tamas und Thomas Faist International migration, immobility and development, Oxford: Berg, 1997.
FINDLEY S, « Migration and family interactions in Africa », Family, Population and development in Africa, Zed books Ltd, 1997.
FONDATION COPERNIC, Egalité sans frontières : les émigrés ne sont pas une marchandise, Syllepse, 2001.
FORUM REFUGIES Rapports annuels 2002, 2003,2004
GAUTHIER C, Mobilités marocaines via lEspagne : de métissages ambulants en conquêtes clandestines, Thèse Université Toulouse-Le Mirail, 2002.
GEERTZ C, Savoir local, savoir global, Les lieux du savoir, PUF, 2002.
GODBOUT J, « La circulation par le don », La revue du MAUSS, n° 15-16, 1992.
GODBOUT J, Lesprit du don, La découverte, 2000.
GOFFMAN E, La mise en scène de la vie quotidienne 1. La présentation de soi, Les éditions de minuit, 1973.
GOFFMAN E, Stigmate Les usages sociaux des handicaps, Les éditions de minuit 1963.
GOFFMAN E, Larrangement des sexes, La Dispute, 2002.
GOLDSCHMIDT E, Migrants congolais en route pour lEurope Les Temps modernes n°620-621, août-nov 2002
GOTMAN A, Le sens de lhospitalité, Puf, 2001.
GOURCY de C, Lautonomie dans la migration : Réflexion autour dune énigme, LHarmattan, 2005.
GRAFMEYER Y, Sociologie urbaine, Nathan, 1994.
GREGOIRE E, SCHMITZ J, « Afrique noire et monde arabe : continuités et ruptures », Autrepart, IRD, Laube, n° 16, 2000.
GRINBLAT J, « Europe : quel rôle possible pour les migrations de remplacement ? », Revue de lInstitut International de Géopolitique, n° 74, 2000.
GU KONU E, « Les Frontières en Afrique de l'ouest, sources et lieux d'information », Hommes et Migrations, 1981.
GUILLEMAUT F, Les prostituées étrangères « victimes de trafic » sont-elles des femmes migrantes ?, Communication Colloque Circulations et Territoires dans la migration internationale, Toulouse mars 2005.
GURVITCH G, La multiplicité des temps sociaux, Les cours de Sorbonne, 1958.
HALBWACHS M, La mémoire collective, Puf, 1968.
HALBWACHS M, La topographie légendaire des évangiles en terre sainte, Puf, 1941.
HARRIS N, Thinking the unthinkable The immigration myth exposed, Londres, Tauris, 2002.
HAUT COMMISSARIAT DES NATIONS UNIES POUR LES REFUGIES, Guide des Procédures et Critères à appliquer pour déterminer le statut de Réfugié, Genève, HCR, 1992.
HERVIEU-LEGER D, La transmission des identités religieuses in Identité(s), Eds Sciences humaines, 2004.
HERVIEU-LEGER D, Le pèlerin et le religieux. La religion en mouvement, Flammarion, 2001.
HILY M-A, BERTHOMIERE W, MIHAYLOVA D « La notion de réseaux sociaux en migration » Hommes et migrations, n° 1250, 2004.
IOM, Trafficking in women in Italy for sexual exploitation, 1996.
ISAAC J, La ville sans qualités, LAube, 1998.
ISAMBERT F, « Schütz entre Weber et Husserl », Revue Française de Sociologie, 1989.
JAFFRELOT C, « L'Etat face aux communautés », Cultures et conflits, n° 15-16, 1994.
JACKSON R, HUANG S, YEOH S-A, « Les migrations internationales des domestiques philippines », REMI, vol. 15, n° 2, 1999.
JOSEPH I, Goffman et la microsociologie, Puf, 1998.
KASTORYANO R, « Immigration, communautés transnationales et citoyenneté », RISS, 2000.
KELMAN G, Je suis noir et je naime pas le manioc, Max Milo, 2003.
KNORR, MEIER, Women and migration, Campus St Martin Press, 2001.
KOPYTOFF I, The African Frontier The reproduction of traditional African societies, UP Indiana, 1987.
KORNBLUTH D, Illegal migration from North Africa : the role of Traffickers, Genève, UNHCR, s.d.
LAACHER S, « Lhospitalité entre raison détat et principe universel », VEI Enjeux, n° 125, 2001.
LAHBABI F, Limmigration marocaine en Andalousie. Vie sociale et mobilités économiques des sans-papiers dans la province dAlmeria, Thèse Université Toulouse-Le Mirail, 2003.
LAHLOU M, Les migrations irrégulières entre Maghreb et Union Européenne, CARIM 2005.
LAOUDI M, Casablanca à travers ses petits entrepreneurs de la pauvreté : aperçu sur les micro-activités marchandes de rue dans une métropole maghrébine, Casablanca, 2001.
LAPLANTINE F, Je, nous et les autres, Etre humain au-delà des appartenances Le pommier, 1999.
LAPLANTINE F, NOUSS A, Le métissage, Flammarion, coll. Dominos, 1997.
LATOUR B Nous navons jamais été modernes, La Découverte ,1991.
LE BRETON D, Passions du risque, Métailié, 2000.
LIPIANSKY, « Une quête de lidentité », Revue des sciences humaines, LXII, 1983.
LOCHAK D, « La fermeture des frontières ne peut plus tenir lieu de politique », Migrations société, 1997.
MARIE A, L'Afrique des individus, Karthala, 1997.
LUXEREAU A, « Situations ethnologiques à lépreuve du politique : entretien avec Monique Sélim », Journal des anthropologues, 76, 1999.
MA MUNG E, « La dispersion comme ressource spatiale », Culture et Conflits, n° 33-34, 1999.
MATHIEU N-C, Lanatomie politique, Côté-femme, 1991.
MARUANI M, Femmes, genre et sociétés, La découverte, coll. Létat des savoirs, 2005.
MEBTOUL M, « Enquêter en Algérie », Journal des anthropologues, 76, 1999.
MIGRINTER, Les travaux sur la circulation migratoire, Poitier, Migrinter, 1998.
MISSAOUI L, Les fluidités de lethnicité ou les compétences de lEtranger de lintérieur, Thèse Université Toulouse-Le Mirail, 1999.
MISSAOUI L, Les étrangers de lintérieur : Filières, trafics et xénophobie Payot, 2003.
MONTANDON A, Le livre de lhospitalité, accueil de létranger, Bayard, 2004.
MOUSSAOUI A « Du danger et du terrain en Algérie », Terrains minés en ethnologie, Ethnologie française Puf, Janvier-mars 2001/1.
MSF-Espagne, Violence et immigration, Rapport sur limmigration dorigine sub-saharienne au Maroc, 2005.
MOROKVASIC M, « Birds of passage are also women », International Migration Review, vol. 28, n° 4, 1998.
NATIONS UNIES, Assemblée Générale Rapport du Comité ad hoc plénier de la vingt et unième session extraordinaire de lAssemblée générale, 1999.
OBSERVATOIRE GEOPOLITIQUE DES DROGUES, Rapports annuels, 1997-1998-1999.
OFFICE INTERNATIONAL DES MIGRATIONS, Rapports annuels, 2002,2003,2004.
OIM, « Comment combattre les migrations irrégulières ? », OIM Infos, n° 2.656, 2000.
ORIOL M, SAYAD A, VIELLE P, « Inverser le regard sur lémigration-immigration », Peuples méditerranéens, n° 32-32, 1985.
OSO L, CATARINO C, « Les effets de la migration sur le statut des femmes », Migrations Société, vol. 11, n° 52, 1999.
PAPADEMETRIOU G, « Les effets des migrations internationales sur les pays daccueil, les pays dorigine et les immigrants », Politique étrangère, n° 671.
PARK R,E, « Human migration and the marginal man », American Journal of Sociology, XXXIII, n° 6 , pp. 881-893, May 1928.
PECOUD A, GUCHTENEIRE de P, Migration without borders ; an investigation into the free movement of people, UNESCO, 2005.
PERALVA,A ,Adorno,S « Dialogues sur la violence et la démocratie en France et au Brésil » Cultures et conflits,n°59 3/2005
PEREZ V, « L'immigration étrangère en Espagne (1985-1994) », REMI, vol. 12, n° 1, 1996.
PLIEZ O, « Le Sahara libyen dans les nouvelles configurations migratoires », REMI, vol. 16, n° 3, 2000.
POUTIGNAT P, STREIFF-FENART J, Les Théories de lethnicité, Puf, 1995.
POULAIN M, « Les flux migratoires dans le bassin méditerranéen », Politique étrangère, n° 3, 1994.
PUMARES P Limmigration sub-saharienne et la politique migratoire de lEspagne in Cahiers de Migrations internationales 54F, 2002
QUACHA F, Rôles de la femme marocaine et innovation sociale, Mémoire Université Toulouse-Le Mirail, s.d.
RAHOLA F, Corps clandestins: la prostitution immigrée en Italie. Le cas des femmes Albanaises et Nigérianes à Gênes, Mémoire Université Diderot, 1998.
RAMIREZ A, « La valeur du travail. Linsertion dans le marché du travail des immigrées marocaines en Espagne », REMI, vol. 15, n° 2, 1999.
REA A, TRIPIER M, Sociologie de limmigration, Repères La découverte, 2003.
REMY J, Georg SIMMEL : ville et modernité, LHarmattan, 1995.
ROBIN N, « Une nouvelle géographie entre concurrence et redéploiement spatial », REMI, vol. 10, n° 3, 1994.
SAYAD A, La double absence, Seuil, 1999.
SCHNAPPER D, La relation à lautre : au cur de la pensée sociologique, NRF Essais Gallimard, 1998.
SCHMIDT di FRIEDBERG O, « Les Burkinabé et les Sénégalais dans le contexte de limmigration ouest-africaine en Italie », Mondes en développement, t. 23, n° 911995.
SCHUTZ A, Le chercheur et le quotidien, Méridiens Klincksiek, coll. Sociétés, 1991.
SCHMOLL C, Circulations transnationales et stratégies de genre des commerçantes tunisiennes, Colloque Circulations et territoires dans la migration internationale, Toulouse, mars 2005
SIMMEL G, « Digression sur l'étranger » in Y. Grafemeyer et I. Joseph : L'école de Chicago, Aubier, 1990.
SIMMEL G, La philosophie de l'aventure, L'Arche, 2002.
SIMMEL G, Secret et sociétés secrètes, Circé, 1996.
SIMON G, « La nouvelle donne migratoire en Europe du Sud », REMI, vol. 2, n° 1, 1986.
SINGLY F, Etre soi d'un âge à l'autre : Famille et individualisation, L'Harmattan, 2001.
SMITH S, Négrologie Pourquoi lAfrique meurt Calmann-Lévy 2003
STONEQUIST E, Marginal Man, New-York, Russel and Russel, 1961.
SURGY de A, Le phénomène pentecôtiste en Afrique noire, LHarmattan, 2001.
TAPINOS G, « Légitimer la politique dimmigration par le débat démocratique », Hommes et Migrations, n° 1223,
TAPINOS G, « Migrations clandestines : enjeux économiques et politiques », SOPEMI, OCDE, 1999.
TARRIUS A, « Perspectives phénoménologiques dans létude de la mobilité » in Questions de méthode, Paradigme, coll. Transports et communications, 1989.
TARRIUS A, Arabes de France dans léconomie souterraine mondiale, LAube, 1995.
TARRIUS A, Mobilités, identités, territoires : les nouveaux cosmopolitismes, LAube, 2000.
TARRIUS A La mondialisation par le bas : Les nouveaux nomades de léconomie souterraine, Paris, Balland, 2002
THIERRY X, « Les entrées détrangers en France de 1994 à 1999 », Population INED, n° 3, 2001.
THOMAS L, « Le pluralisme cohérent de la notion de personne en Afrique noire traditionnelle », in R. Bastide : La notion de personne noire en Afrique, LHarmattan, 1973.
TONNIES F, Communauté et société, Puf, 1977.
TOUHAMI-CHAHDI A, La restructuration des bidonvilles et quartiers clandestins au Maroc : le cas des douars Doum, Maadid et Hajja à Rabat, Rabat, ENAP, 1983.
TRINCIA L, « Limmigration italienne en Alsace-Lorraine jusquà la première guerre mondiale », Migrations et Société, vol. 13, n° 75-76, 2001.
TRIPIER P, Le paysan polonais en Europe et en Amérique. Récit de vie dun migrant, W. I Thomas et Znaniecki,F Nathan, 1998.
UNFPA, Meeting the challenges of migration progress since the ICPD, 2004.
UNHCR , Annual reports , Genève, 2002,2003, 2004
WATIER P, Georg Simmel sociologue, Circé, 2003.
WEBER M, Economie et société /1 Les catégories de la sociologie, Plon, 1995.
WELZER-LANG D, La raison dEtat aux dépens des femmes : le « trafic » des femmes autour des légionnaires à Castelnaudary », Colloque national, 2000.
WELZER-LANG D, « Virilité et virilisme dans les quartiers populaires en France », VEI enjeux, villes, école, intégration, CNDP, n° 128, 2002.
WENDER A S, La situation alarmante des migrants sub-sahariens en transit au Maroc et les conséquences des politiques de lUnion Européenne, CIMADE oct. 2004
WERNER JF « Itinéraires individuels à la marge », L'Afrique des individus, MARIE A, Karthala, 1997.
WIEVORKA M, La différence, Balland, 2001.
WIRTH L, The ghetto, The university of Chicago Press, 1928.
Littérature
CALIGARIS N, Les Samothraces, Mercure de France, 2000
DIONE F, Le ventre de lAtlantique Anne Carrière 2003
ELALAMY Y, Les Clandestins EDDIF mai 2000
GHAZALI A, Le mouton et la baleine Eds Théatrales 2002
JAY S, Tu ne traverseras pas le Détroit, Les 1001 nuits, 2000.
KOUROUMA A, Allah nest pas obligé Seuil 2000
MELLAH F, Clandestin en Méditerranée Le cherche midi 2000
SEGHERS A, Transit, Autrement, 1995.
Filmographie
Courts métrages
En attendant le Bonheur A. Sissako 2003
La Blessure N.Klotz ; E Perceval ARTE 2005
Documentaires
LEurope au pied du mur ; A.Girardot P.Baqué 2000
La citadelle-Europe , S. Lamorrée ; G de Maistre ARTE 2003
La traversée clandestine, G.Deniau ; Envoyé spécial Antenne 2 Sept 2004
A la vie, à la mort, 2M, Maroc 2004
The other Europe, TSR, mars 2006
Théâtre
Tombouctou 52 jours à dos de chameau de A.Ghazali 2004
Sitographie
HYPERLINK "http://www.ecas.org" www.ecas.org
HYPERLINK "http://www.gisti.org" www.gisti.org
HYPERLINK "http://www.hrw.org" www.hrw.org
HYPERLINK "http://www.migreurope.org" www.migreurope.org
HYPERLINK "http://www.odysseus.org" www.odysseus.org
HYPERLINK "http://www.tt.mtas.es" www.tt.mtas.es
HYPERLINK "http://www.terra.rezo.net" www.terra.rezo.net
HYPERLINK "http://www.cabiria.asso.fr" www.cabiria.asso.fr
Annexe 2
Tableaux, graphiques et cartes
p.43 Tableau 1 : Chronologie des systèmes de contrôle dans lespace Schengen.
p.49 Tableau 2 : Les demandes dasile en France de 1999 à 2005
p.50 Tableau 3 : Evolution du Taux daccords pour les demandeurs dasile en France 1999-2003
p.52 Graphiques 1 à 4 : Evolution des demandes dasile accordées aux ressortissants de 4 pays
p.78 Graphique 5 : Evolution du nombre de migrants détenus par les autorités espagnoles, 1999-2005
p.78 Tableau 5 : Nombre dinterpellations suivies de détention entre 1995 et 2005
p.81 Carte 1 : Les routes des Canaries 2002-2005
p.85 Carte 2 : Le périple de lImmortel
p.89 Graphique 6 : Saisonnalité des interpellations maritimes de migrants par les autorités espagnoles 1999-2005
p.98 Carte 3 : Itinéraires et principales étapes des transmigrant-e-s entre 1998 et 2002
p.180 Tableau 6 : Distribution par sexe des interpellations dans le Détroit de Gibraltar 2000-2002
Annexe 3
LOI N° 02-03 RELATIVE
A l'ENTREE ET AU SEJOUR DES ETRANGERS,
A L'EMIGRATION ET l'IMMIGRATION IRREGULIERES
Promulguée le 11 novembre 2003-
ROYAUME DU MAROC
CHAPITRE III : DE LA RECONDUITE A LA FRONTIERE
ARTICLE 21 : La reconduite à la frontière peut être ordonnée par l'administration, par décision motivée, dans les cas suivants :
1/ si l'étranger ne peut justifier être entré régulièrement sur le territoire marocain, à moins que sa situation n'ait été régularisée postérieurement à son entrée;
2/ si l'étranger s'est maintenu sur le territoire marocain au-delà de la durée de validité de son visa ou, s'il n'est pas soumis à l'obligation du visa, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de son entrée au territoire marocain, sans être titulaire d'une carte d'immatriculation régulièrement délivrée;
3/ si l'étranger, auquel la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour a été refusé ou a été retiré, s'est maintenu sur le territoire marocain au delà du délai de 15 jours, suivant lexpiration du titre de séjour ;
4/ si l'étranger n'a pas demandé le renouvellement de son titre de séjour et s'est maintenu sur le territoire au delà du délai de 15 jours, suivant l'expiration du titre du séjour;
5/ si l'étranger a fait l'objet d'une condamnation par jugement définitif pour contrefaçon, falsification, établissement sous un autre nom que le sien ou défaut de titre de séjour;
6/ si le récépissé de la demande de carte d'immatriculation qui avait été délivré à l'étranger lui a été retiré.
7/ si létranger a fait l'objet d'un retrait de sa carte d'immatriculation ou de résidence, ou d'un refus de délivrance ou de renouvellement de l'une de ces deux cartes, dans les cas où ce retrait ou ce refus aient été prononcés, en application des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, en raison d'une menace à l'ordre public.
ARTICLE 22 : la décision de reconduite à la frontière peut, en raison de la gravité du comportement l'ayant motivé, et en tenant compte de la situation personnelle de l'intéressé, être accompagnée d'une décision d'interdiction du territoire, d'une durée maximale d'un an, à compter de l'exécution de la reconduite à la frontière.
La décision prononçant l'interdiction du territoire marocain constitue une décision distincte de celle de reconduite à la frontière. Elle est motivée et ne peut intervenir qu'après que l'intéressé ait présenté ses observations. Elle comporte de plein droit reconduit à la frontière de l'étranger concerné.
ARTICLE 23 : L'étranger, qui fait l'objet d'une décision de reconduite à la frontière, peut, dans les quarante huit heures suivant la notification, demander l'annulation de cette décision au président du tribunal administratif, en sa qualité de juge des référés.
Le président ou son délégué statue dans un délai de 4 jours francs à compter de la saisine. Il peut se transporter au siège de l'instance judiciaire la plus proche du lieu où se trouve l'étranger, si celui-ci est retenu en application de l'article 34 de la présente loi.
L'étranger peut demander au président du tribunal administratif ou à son délégué le concours d'un interprète et la communication du dossier, contenant les pièces sur la base desquelles la décision attaquée a été prise.
L'étranger est assisté de son avocat s'il en a un. Il peut demander au président ou à son délégué la désignation d'office d'un avocat.
ARTICLE 24 : Les dispositions de l'article 34 de la présente loi peuvent être appliquées dès l'intervention de la décision de reconduite à la frontière. Cette décision ne peut être exécutée avant l'expiration d'un délai de quarante huit heures suivant sa notification ou, si le président du tribunal administratif est saisi, avant qu'il n'ai statué.
Si la décision de reconduite à la frontière est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues à l'article 34 ci-dessous, et l'étranger est muni d'une autorisation provisoire de séjour jusqu'à ce qu'une décision relative à sa situation soit de nouveau prononcée par ladministration.
Le jugement du président du tribunal administratif est susceptible d'appel devant la chambre administrative de la Cour Suprême dans un délai d'un mois à compter de la date de notification. Cet appel n'est pas suspensif.
Dès notification de la décision de reconduite à la frontière, l'étranger est immédiatement mis en mesure d'avertir un avocat, le consulat de son pays ou une personne de son choix.
CHAPITRE IV : DE L'EXPULSION
ARTICLE 25 : L'expulsion peut être prononcée par l'administration si la présence d'un étranger sur le territoire marocain constitue une menace grave pour l'ordre public sous réserve des dispositions de larticle 26 ci-dessous.
La décision d'expulsion peut à tout moment être abrogée ou rapportée.
ARTICLE 26 : Ne peuvent faire l'objet d'une décision d'expulsion :
l'étranger qui justifie par tous moyens résider au Maroc habituellement depuis qu'il a atteint au plus l'âge de six ans;
l'étranger qui justifie par tous moyens résider au Maroc habituellement depuis plus de quinze ans;
l'étranger qui réside régulièrement sur le territoire marocain depuis plus de dix ans, sauf s'il a été étudiant pendant toute cette période;
l'étranger, marié depuis au moins un an, avec un conjoint marocain;
l'étranger qui est père ou mère d'un enfant marocain résidant au Maroc, qui a acquis la nationalité marocaine par le bienfait de la loi, en application des dispositions de l'article 9 du dahir n° 1.58.250 du 21 Safar 1378 (6 septembre 1958) portant code de la nationalité marocaine, à condition qu'il exerce effectivement la tutelle légale à l'égard de cet enfant et qu'il subvienne à ses besoins;
l'étranger résidant régulièrement au Maroc sous couvert de l'un des titres de séjour prévus par la présente loi ou les conventions internationales, qui n'a pas été condamné définitivement à une peine au moins égale à un an d'emprisonnement sans sursis.
la femme étrangère enceinte
létranger mineur.
Aucune durée n'est exigée pour l'expulsion si la condamnation a pour objet une infraction relative à une entreprise en relation avec le terrorisme, aux murs ou aux stupéfiants.
ARTICLE 27 : Lorsque l'expulsion constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat, ou pour la sécurité publique, elle peut être prononcée par dérogation à l'article 26, de la présente loi
CHAPITRE V : DISPOSITIONS COMMUNES A LA RECONDUITE
A LA FRONTIERE ET A L'EXPULSION
ARTICLE 28 : La décision prononçant l'expulsion d'un étranger peut être exécutée d'office par l'administration. Il en est de même de la décision de reconduite à la frontière, qui n'a pas été contestée devant le président du tribunal administratif ou son délégué en sa qualité de juge des référés, dans le délai prévu à l'article 23 de la présente loi, ou qui n'a pas fait l'objet d'une annulation en première instance ou en appel, dans les conditions fixées au même article.
ARTICLE 29 : L'étranger qui fait l'objet d'une décision d'expulsion ou qui doit être reconduit à la frontière, est éloigné :
à destination du pays dont il a la nationalité, sauf si le statut de réfugié lui a été reconnu, ou s'il n'a pas encore été statué sur sa demande d'asile;
à destination du pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité;
à destination d'un autre pays, dans lequel il est légalement admissible.
Aucune femme étrangère enceinte et aucun mineur étranger ne peuvent être éloignés.
Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à des traitements inhumains, cruels ou dégradants.
ARTICLE 30 : La décision fixant le pays de renvoi constitue une décision distincte de la mesure d'éloignement elle-même.
Le recours contre cette décision n'a pas deffet suspensif dans les conditions prévues à l'article 24 si lintéressé na pas formé le recours prévu à larticle 28 ci-dessus contre la décision dexpulsion ou de reconduite prononcée à son encontre.
ARTICLE 31 : l'étranger qui fait l'objet d'une décision d'expulsion, ou qui doit être reconduit à la frontière et qui justifie être dans l'impossibilité de quitter le territoire marocain en établissant qu'il ne peut regagner son pays d'origine ou se rendre dans un autre pays, pour les raisons indiquées au dernier alinéa de l'article 29, peut, par dérogation à l'article 34 ci-dessous, être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés par l'administration. Il doit se présenter périodiquement aux services de Police ou à ceux de la Gendarmerie Royale.
La même mesure peut, en cas de nécessité urgente, être appliquée aux étrangers qui font l'objet d'une proposition d'expulsion émanant de ladministration. Dans ce cas, la mesure ne peut excéder un mois.
La décision est prise, en cas d'expulsion, par ladministration.
ARTICLE 32 : Il ne peut être fait droit à une demande de relèvement d'une interdiction du territoire ou d'abrogation d'une décision d'expulsion ou de reconduite à la frontière, présentée après l'expiration du délai de recours administratif, que si le ressortissant étranger réside hors du Maroc. Toutefois, cette disposition ne s'applique par pendant la période où le ressortissant étranger subit au Maroc une peine privative de liberté ou fait l'objet d'une décision d'assignation à résidence prise en application de l'article 31.
ARTICLE 33 : L'étranger qui a fait l'objet d'une mesure administrative de reconduite à la frontière et qui saisit le tribunal administratif, en sa qualité de juge des référés, peut assortir son recours d'une demande de sursis à exécution.
ARTICLE 34 : Peut être maintenu, s'il y a nécessité absolue, par décision écrite et motivée de l'administration, dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, l'étranger qui :
n'est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l'autorisation d'entrer sur le territoire marocain :
faisant l'objet d'une décision d'expulsion, ne peut quitter immédiatement le territoire marocain :
devant être reconduit à la frontière et qui ne peut quitter immédiatement le territoire marocain.
L'étranger est immédiatement informé de ses droits, par l'intermédiaire d'un interprète, le cas échéant.
Le procureur du Roi est immédiatement informé.
Les sièges des locaux visés au présent article et les modalités de leur fonctionnement et de leur organisation sont fixés par voie réglementaire.
ARTICLE 35 : Quand un délai de vingt quatre heures s'est écoulé depuis la décision de maintien, le président du tribunal de première instance ou son délégué est saisi. Il lui appartient de statuer par ordonnance, en présence du représentant du Ministère Public, après audition du représentant de l'administration, si celui-ci dûment convoqué est présent, de l'intéressé en présence de son avocat, s'il en a un, ou ledit avocat dûment averti, sur une ou plusieurs des mesures de surveillance et de contrôle nécessaires au départ de l'intéressé.
Les mesures visées sont :
la prolongation du maintien dans les locaux visés au premier alinéa de larticle 34 ci-dessus ;
l'assignation à résidence après remise aux services de police ou de la gendarmerie royale du passeport et de tous documents justificatifs de l'identité. Un récépissé valant justification de l'identité et sur lequel est portée la mention de la mesure d'éloignement en instance d'exécution, est délivré à l'intéressé.
L'ordonnance de prolongation du maintien court à compter de l'expiration du délai de vingt quatre heures, fixé au premier alinéa ci-dessus.
L'application de ces mesures prend fin au plus tard à l'expiration d'un délai de 15 jours, à compter de l'ordonnance mentionnée ci-dessus.
Ce délai peut être prorogé d'une durée maximale de 10 jours par ordonnance du président du tribunal de première instance ou du magistrat délégué, en sa qualité de juge des référés, et dans les formes indiquées ci-dessus, en cas d'urgence absolue ou de menaces d'une particulièrement gravité pour l'ordre public. Il peut l'être aussi lorsque l'étranger n'a pas présenté à l'autorité administrative compétente de documents de voyage permettant l'exécution des mesures prévues au 1er et 2ème alinéa du présent article et que des éléments de fait montrent que ce délai supplémentaire est de nature à permettre l'obtention de ce document.
Lesdites ordonnances sont susceptibles d'appel devant le premier président de la cour d'appel, ou son délégué, qui est saisi sans formes et doit statuer, le délai courant à compter de sa saisine, dans les quarante huit heures.
Outre l'intéressé et le ministère public, le droit d'appel appartient au wali et au gouverneur. Ce recours n'est pas suspensif.
Il est tenu dans tous les locaux, recevant des personnes maintenues au titre de l'article 34 et du présent article, un registre mentionnant l'état civil de ces personnes ainsi que les conditions de leur maintien. Elles font l'objet de toutes mesures et opérations permettant leur identification.
ARTICLE 36 : Pendant toute la durée du maintien de létranger, le procureur du Roi est tenu de se transporter sur les lieux, vérifier les conditions du maintien et se faire communiquer le registre prévu au dernier alinéa de l'article 35 ci-dessus.
Pendant cette même période, l'intéressé peut demander l'assistance d'un interprète, d'un médecin ou d'un avocat, et peut, s'il le désire, communiquer avec le consulat de son pays ou avec une personne de son choix, il en est informé au moment de la notification de la décision de maintien. Mention est faite sur le registre, prévu ci-dessus, émargé par l'intéressé.
ARTICLE 38 : L'étranger qui arrive au territoire marocain, par voie maritime ou aérienne, et qui n'est pas autorisé à y entrer, ou demande son admission au titre de l'asile, peut être maintenu dans la zone d'attente du port ou de l'aéroport pendant le temps strictement nécessaire à son départ ou à l'examen tendant à déterminer si sa demande n'est pas manifestement infondée.
La zone d'attente est délimitée par l'administration. Elle s'étend des points d'embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles de personnes. Elle peut inclure, sur l'emprise du port ou de l'aéroport, un ou plusieurs lieux d'hébergement assurant aux étrangers concernés les prestations nécessaires.
Le maintien en zone d'attente est prononcé pour une durée qui ne peut excéder quarante huit heures par une décision écrite et motivée de l'administration. Cette décision est inscrite sur un registre mentionnant l'état civil de l'intéressé ainsi que la date et l'heure de la notification de la décision de maintien. Elle est portée sans délai à la connaissance du Procureur du Roi. Elle peut être renouvelée dans les mêmes conditions et pour la même durée.
L'étranger est libre de quitter à tout moment la zone d'attente pour toute destination située hors du Maroc. Il peut demander l'assistance d'un interprète et d'un médecin et communiquer avec un avocat ou toute personne de son choix.
Le maintien en zone d'attente au-delà de quatre jours, à compter de la décision initiale, peut être autorisé par le président du tribunal de première instance ou un magistrat du siège délégué par lui, en sa qualité de juge des référés, pour une durée qui ne peut être supérieure à huit jours. L'autorité administrative expose dans sa saisine les raisons pour lesquelles l'étranger n'a pu être rapatrié ou, s'il a demandé l'asile, il n'a pu être admis, et le délai nécessaire pour assurer son départ de la zone d'attente. le président du tribunal ou son délégué statue après audition de l'intéressé, en présence de son avocat s'il en a un, ou celui-ci dûment averti. L'étranger peut également demander au président ou à son délégué le concours d'un interprète et la communication de son dossier.
L'ordonnance rendue par le président ou son délégué est susceptible d'appel sans formes devant le premier président de la Cour d'Appel ou son délégué. Celui-ci doit statuer dans les quarante-huit heures de sa saisine. Le droit d'appel appartient à l'intéressé, au ministère public et au représentant de l'autorité administrative locale. L'appel n'est pas suspensif.
A titre exceptionnel, le maintien en zone d'attente au delà de douze jours peut être renouvelé, dans les conditions prévues au 5ème alinéa du présent article, par le président du tribunal de première instance ou son délégué, pour une durée qu'il détermine et qui ne peut être supérieure à huit jours.
Pendant toute la durée du maintien en zone d'attente, l'étranger dispose des droits qui lui sont reconnus au présent article. Le procureur du Roi ainsi que le président du tribunal de première instance ou son délégué, peuvent se rendre sur place pour vérifier les conditions de ce maintien et se faire communiquer le registre mentionné au 3ème alinéa du présent article.
Si le maintien en zone d'attente n'est pas prolongé au terme du délai fixé par la dernière décision de maintien, l'étranger est autorisé à entrer sur le territoire marocain sous couvert d'un visa de régularisation de huit jours. Il devra avoir quitté le territoire marocain à l'expiration de ce délai, sauf s'il obtient une autorisation provisoire de séjour ou un récépissé de demande de carte d'immatriculation.
Les dispositions du présent article s'appliquent également à l'étranger qui se trouve en transit dans un port ou un aéroport si l'entreprise de transport qui devait l'acheminer dans le pays de destination ultérieure refuse de l'embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé de l'embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé l'entrée et l'ont renvoyé au Maroc.
L.Chazee a identifié 132 groupes ethniques résidant au Laos in The peoples of Laos Rural and ethnic diversities White Lotus 1999
Lhistoire fait remonter lorigine de ce peuple aux confins de la Sibérie quils ont quitté pour une longue pérégrination vers le sud de la Chine. Ils se sont sédentarisés au Yunnan pendant plusieurs siècles jusquà linstauration du régime maoïste qui les a poussé à se réfugier dans les montagnes du Laos dans les années 50 puis en Thaïlande en 1978 où je les ai rencontré. Nombreux dentre eux ont ensuite émigré au début des années 80 en France, en Guyane ou en Californie.
LOffice International des Migrations estime à 175 millions (environ 3% de la population mondiale) le nombre de migrants résidant hors de leur pays de naissance. In Meeting the challenges of migration UNFPA Rapport 2004
La population détrangers est composée de 6 millions d extra-communautaires et de 13 millions de communautaires
IOM World migrations 2003. Managing Migration. Challenges and responses for people on the move. Vol 2. Geneva
Le terme de sans-papiers sest imposé en France en 1996 à la suite de loccupation de léglise St Bernard par des personnes en situation irrégulière qui estimaient avoir droit au titre de séjour. Le terme qui nexiste pas en droit fait exister ces personnes qui nont pas de statut légal et qui réclament laccès au droit davoir des droits.
Mot qui signifie littéralement « brûleurs de route » et désigne ceux qui tentent la traversée en Europe en pateras quils soient originaires du Maghreb ou de lAfrique sub-saharienne
En 1975, le BIT a défini le phénomène de la situation irrégulière qui est « une situation dans laquelle se trouve un migrant au cours de son voyage, à son arrivée ou durant son séjour dans un pays et qui se trouve dans des conditions contrevenant aux instructions ou accords internationaux, multinationaux ou bilatéraux pertinents ou à la législation nationale. »
Le terme démigrant est lié aux grandes persécutions étatiques du 20ème siècle et à la capacité des Etats-nations à fabriquer des réfugiés apatrides et en errance.
Le terme a été forgé au 19ème par les puissances industrielles qui ont fait appel à une main-duvre dont elles avaient besoin.
En lingala, langue bantoue parlée sur les rives du fleuve Congo et majoritaire à Kinshasa, le terme « ba clando » désigne le clandestin sans documents par opposition au « batou ya ba doc » qui désigne celui qui est arrivé par avion avec un passeport en règle
Durkheim,E , De la division du travail social (1893) pp 98-101
Selon des conventions communément admises, lAfrique sub-saharienne est constituée de personnes originaires dAfrique Centrale et dAfrique de lOuest, convention qui exclue lAfrique du Nord, lAfrique de lEst et lAfrique du Sud.
lauto-nomie vue par Descartes fait de lindividu un sujet en relation avec les autres qui se donne lui-même ses lois , qui en fait un individu auteur de ses activités
selon la conception de Leibniz qui voit en lindividu une monade , sujet auto-suffisant mais hétéronome car obéissant à la Loi divine
à lexception du Royaume-Uni et de lIrlande
Le Conseil de lUnion Européenne prend la plupart de ses décisions à la majorité qualifiée chaque Etat disposant dun nombre de voix fixé. Elle est à partir du 30.04.04 fixée à 232 voix sur 321quand la décision relève de la Commission et de deux tiers des membres dans les autres cas.
Il a voté la création dun Fond Européen pour les Réfugiés crée en 2000 ayant pour objectif la prise en charge des « réfugiés »
Les 10 nouveaux Etats membres tout comme le Royaume Uni et lIrlande ne font pas partie de lEspace Schengen et les contrôles aux frontières demeurent entre anciens et nouveaux membres ainsi que les restrictions dans la liberté de travailler de la part de pays comme la France.
Lorsque le demandeur a séjourné « au moins cinq mois » sur son territoire avant lintroduction de sa demande.
Phrase prononcée à lUniversité de la Baule le 04.09.05
Lire Bienvenue en France : 6 mois denquête clandestine dans la zone dattente de Roissy LHarmattan 2004. Voir aussi le film « La Blessure » de N. Klotz sorti en 2005
Forum réfugiés 2004 opus cité
Les deux autres tiers des demandes émanent principalement dEurope (17 859) et dAsie (11 514) et dAmériques (1761).
Rappelons que la population totale des personnes réfugiées en Afrique (enregistrées auprès du HCR) sélevait fin 2003 à 2 863 400 personnes.
La délocalisation de lasile des centres fermés en dehors de lespace shcengen a rencontré une forte résistance de la part des associations de défense des droits de lhomme tels que Forum Réfugiés , le comité de défense du droit d asile CFDA, etc..
Lobjectif avoué du Ministère de lintérieur est datteindre le chiffre de 20 000 reconduites au cours de lannée 2005 ce qui représentent environ 10% des déboutés du droit dasile
Le Livre vert de la Commission Européenne 2005
Les démographes arguent quune immigration de peuplement ne serait pas la solution au déficit démographique dune Europe vieillissante car les immigrés adoptent rapidement le mode de vie du pays dans lequel ils sinstallent. La France qui a lun des taux de fécondité les plus élevés de lUnion (1,9 enfant par femme) ce qui assure presque le renouvellement des générations estime ses « besoins » en main duvre moins importants. Cependant un rapport du Conseil Economique et Social en 2003 recommandait lentrée annuelle de 10 000 étrangers ainsi que la régularisation de tous les clandestins en sus des 100 000 personnes qui bénéficient chaque année de la politique du regroupement familial.
entre 1815 et 1914 près de 50 millions dEuropéens (dont 11 millions dItaliens) ont quitté leur pays pour des raisons liées à la famine, aux problèmes politiques ou à laccroissement démographique.
R. Montagne, géographe du Maghreb en a inventé le concept en 1954
Communication de la Commission : politique européenne COM
La décision fixant le pays de renvoi constitue une décision distincte de la mesure déloignement elle-même (art 30). Létranger qui justifie quil ne peut regagner son pays ou se rendre dans un autre pays peut être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés par lautorité compétente. Il devra se présenter périodiquement aux services de police.
K.Mansouri Les instruments arabes relatifs à la protection des réfugiés et des personnes déplacées in Libération du 7.08.01
En 2001 le Maroc accueillait officiellement 17 000 étudiants
A lissue de ce conflit, les autorités construisent rapidement le camp de Calamocarro situé en dehors de la ville dans la localité de Bensou. Ce camp de fortune géré par la Croix Rouge espagnole était censé accueillir 150 personnes mais fut rapidement saturé.
Le Sahara occidental a été partagé entre le Maroc et la Mauritanie au cours de laccord tripartite de Madrid de 1976
Le POLISARIO ou Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du RIO de Oro a été créé en 1973. Soutenu par lAlgérie, il a instauré la République autonome du Sahara Démocratique (RASD) en 1976 qui est reconnu par lOUA et contesté par le Maroc.
La largeur du Détroit de Gibraltar en ses extrémités les plus resserrées est de 14 Km, la distance de la côte marocaine à lîle la plus proche des Canaries est denviron 90 Km et la distance entre Nouadhibou et les Canaries denviron 900 Km.
50. La mise en place du SIVE Système Intégré de Vigilance Extérieure (2002-2008) comprend linstallation de 25 tours de contrôle le long de la côte andalouse qui permettent le repérage de toutes les pateras sengageant dans le Détroit. Le coût de lopération serait de 260 millions deuros. Voir le rapport de Mehdi Lahlou sur « Les migrations irrégulières entre le Maghreb et lUnion Européenne : évolutions récentes » CARIM 20005/03
Voir larticle « Le front du désert, des camps européens de réfugiés en Afrique du Nord » qui relate lachat par lItalie en octobre 2004 de drones à la Compagnie californienne General Atomic Aeronautical Systems pour la somme de 48 millions de dollars. www fft-berlin frontdudésert
« Nouadhibou, chef-lieu de lémigration sauvage » de J.P Tuquoi Le Monde du 23 mars 2006
Le nombre de victimes enregistrées est selon le rapport de MSF Espagne denviron 7000 personnes pour la période 1995-2005. Ce nombre ne fait pas de discriminations entre les Marocains et les Sub-sahariens et ne comprend pas le nombre de personnes qui meurent pendant la traversée du Sahara ni de femmes qui meurent davortements ou de VIH non soignés.
En août 2004 près de 500 personnes avaient tenté le passage et 300 personnes en septembre 2005 mais une dizaine seulement était passée.
Les accords de Malaga - signés en 1992 qui ne concernaient que les Marocains ont été réactivés sous la pression de lEspagne.
La CIMADE et lAFVIC dénoncent vigoureusement les pratiques denfermement des étrangers dans des camps militaires et le refoulement des réfugiés vers des territoires où leur vie ou leur liberté sont menacées, ce qui est contraire à larticle 33 de la Convention de Genève.
Le GISTI dans son appel collectif appelle à manifester contre le « harcèlement » exercé par le Maroc à lencontre des migrants. Dans un entretien accordé à Aujourdhui le Maroc du 11 oct 05, le Pr Belguendouz dénonce la politique imposée par lUnion Européenne .
Les données ont été analysées avec la méthode EPI info 2000
Lassociation CARITAS a ouvert au Maroc en avril 1997 un service daide destiné aux ressortissants originaires de pays dAfrique noire en conflit. Elle a accueilli en majorité de jeunes Congolais (RDC et Rép. Du Congo) puis sest ouverte aux autres nationalités.
En 2001, environ 2,5 millions de ressortissants sub-sahariens travaillaient en Libye. Les Nigériens, Maliens sont souvent des travailleurs saisonniers qui franchissent régulièrement la frontière
Tous les Nigérians rencontrés parlaient parfaitement anglais et avaient suivis des études secondaires ou supérieures
CEDEAO Communauté Economique Des Etats dAfrique Occidentale comprend 16 pays
La frontière de zough baghal est fermée depuis le mois daoût 1994 à la suite dun attentat terroriste à Marrakech qui a causé un incident diplomatique entre le Maroc et lAlgérie
Mamiwata est vénérée pour avoir protégé et sauvé en route les captifs africains menés en esclavage. Au Brésil elle prend le nom de Yemoya ou Iemanjá. La légende raconte quelle a fui la capitale mythique de Ifé (Nigeria) et a nagé vers louest. Elle est aujourdhui la déesse la plus populaire au Brésil et à Cuba, déesse maritime, au caractère tumultueux et apaisant, destructeur et protecteur, sensuelle et maternelle.
Au Maroc, la banque américaine Western Union dont la publicité incite à envoyer du « cash in a flash » permet deffectuer en temps réel des transferts dargent discrets, rapides et en toute légalité.
Dans le Détroit de Gibraltar la distance la plus proche entre la côte marocaine et la côte espagnole est de 14 Km
Simon Kimbangua (1887-1951) a été arrêté en 1921 par ladministration belge pour ses idées dites subversives et mis en prison où il mourra trente ans plus tard. Il avait annoncé quau temps fixé par le Seigneur, les blancs deviendront des noirs et des noirs deviendront des blancs mais que malgré les persécutions , obligation était faite aux croyants de ne pas les haïr car cela était contraire à lEvangile.
William Marrion Branham a exercé son ministère de 1933 à 1965 aux Etats-Unis. Il dénonce les « faux oints » qui sont de faux prophètes et récuse la judéité du Christ car il est né de la Vierge Marie.
Nous avons travaillé ici avec des personnes originaires de Kinshasa parlant le lingala , langue de la famille bantoue devenue lune des 4 langues nationales de RDC et qui est parlée le long du fleuve
En bassa « bengue » signifie Europe
14 personnes ont été abattues par des tirs des agents de lautorité marocaine lors dune tentative massive de passage des frontières qui séparent le territoire marocain des enclaves espagnoles
Au Maroc tous les cybercafés offrent la possibilité de se connecter sur skype ou Yahoo messenger au prix de 7DH (0,70 cts Euros) de lheure.
Tout ressortissant dun pays agréé par le gouvernement américain et qui présente les qualifications requises peut sinscrire à la loterie organisée chaque année par le pays et qui offre au gagnant une carte verte lui permettant de résider et de travailler aux USA. 10 millions de personnes jouent à la loterie chaque année et 50 000 dentre elles se voient attribuer la carte verte.
La compagnie Western Union a été fondée en 1851 dans lobjectif de construire la première ligne de télégraphe rejoignant la côte est des Etats-Unis à la côte ouest. Elle sest spécialisée en 1871 dans le transfert monétaire à lintérieur du pays. A partir de 1989 elle sest ouverte à linternational et a crée en 1993 « Dinero in minutos » destiné aux transferts dargent avec le Mexique. En 15 ans, la compagnie sest imposée sur le marché mondial et en 2005, plus de 225 000 agences sont présentes dans 195 pays. Plus les envois sont minimes, plus les commissions sont élevées : pour exemple en 2005, pour un envoi de 50 euros au Maroc il faut débourser 10,50 euros de frais.
Dès la colonisation, la province du sud, le Pool a été favorisée par les Français (constructions décoles, hôpitaux, routes.) En 1992, Lissouba est vainqueur des élections qui lopposent au président sortant Denis Sassou Nguessou qui reprendra le pouvoir en 1997.
Une enquête de mortalité rétrospective réalisée par MSF dans la région du Pool montre que 736 personnes sont mortes de novembre 1999 à Janvier 2000. La prévalence de la malnutrition aiguë sévère a augmenté de 40%. La guerre civile de 1997 aurait fait environ 10 000 morts.
Au Maroc, la visite du Pape Jean-Paul II en 1984 invité par le Roi Hassan II a défini officiellement le statut de léglise catholique et le mandat de son clergé. Celui-ci est libre dexercer ses activités relatives au culte et à la bienfaisance de ses fidèles, de pratiquer lenseignement religieux et de visiter les prisonniers de confession catholique [Bulletin Officiel ; 30.12.1983].
Selon lannuaire pontifical 2005, 13,2% des Africains sont de confession catholique. Leur nombre aurait augmenté de 4,5% en 2004 Par contre le nombre de séminaristes en Afrique est de 21 909, chiffre en baisse.
Selon les autorités camerounaises sur les 296 jeunes partis à Rome, seulement 60 sont rentrés au pays.
Voir larticle du Monde de Stephen Smith du 9 mai 2001
Caritas Internationalis est une confédération dorganisations catholiques présentent dans 198 pays ou territoires et gérées par 154 membres. Les organisations membres se réunissent en conférences régionales ( au nombre de sept) qui ont la latitude de créer des organismes de coopération. Le siège de Caritas Internationalis se trouve à la Cité du Vatican .
Les Caritas-Europe et Mona (Moyen Orient North Africa) interviennent dans les situations durgence (conflits armés,) de catastrophes humanitaires (épidémies, tremblements de terre, tsunami) ou dans les projets de développement dans les pays du Sud . En France le Secours catholique apporte une aide matérielle aux « orphelins de Sangatte » depuis la fermeture du centre en 2003.
Elles sont financées non seulement par les dons privés mais aussi par le Ministère du Travail et des Affaires sociales, le Fonds social européen , et des associations de défense des droits de lhomme.
Au Maroc, aucune structure institutionnelle nationale, ONG locale ou à but religieux nest encore habilitée à agir en faveur des transmigrants dorigine sub-saharienne. Il existe une association marocaine l AFVIC daide aux familles des victimes de limmigration clandestine qui intervient auprès des Marocains et des familles dont les enfants se sont noyés en traversant le Détroit de Gibraltar.
Voir la Déclaration de Tétouan du 19 novembre 2005 réunissant associations des droits de lhomme des deux rives, syndicats, partis politiques et ONGs.
Selon Bonvicini, les femmes ne pouvaient pas faire valoir leurs qualifications (artisanes, brodeuses) pendant les 5 premières années de leur séjour car elles étaient considérées comme dépendantes de leur conjoint.
Dans un rapport disponible sur Internet, le Ministère du Travail et des Affaires sociales espagnol relevait quen 2000 , le nombre total de personnes interpellées dorigine sub-saharienne (hommes et femmes confondus) était de 3431.
Rappelons que le prix dun billet aller-retour par avion sur lEurope à partir dun pays dAfrique sub-saharienne est environ de 600 euros.
Gourcy, C (2005) dans « Lautonomie dans la migration : Réflexion autour dune énigme » cite les travaux de M.Mauss , A.Gotman, ou B.Lahire
Elle indique les sacs en plastique qui servent dabri dans ce « camp » de fortune situé en Algérie à quelques Kms de la frontière avec le Maroc et dans lequel on reste parfois plusieurs mois afin de préparer la traversée sur lEurope ou attendre largent envoyé par la familles .
Au Maroc le taux de chômage est de 30% en milieu urbain dans la tranche dage des 20-30 ans.
Sur les 15 entretiens faits auprès des étudiantes aucune navait choisi de venir étudier au Maroc mais ce pays était leur 2ème choix après la France où elles navaient pas été acceptées.
Je remercie vivement Saadia Abnaoo, sociologue, qui ma aidée dans cette recherche sémantique.
En lingala , le mot viol nexiste pas, on dit que lon ait pris par force
Ces violations des droits humains commencent à être dénoncées par des organisations des droits de lhomme locales (AMDH) ou des ONG internationales (Cimade, MSF)
Ma traduction de lexpression anglaise debt bondage
Lire son manifeste : Genocide in Nigeria : The Ogoni Tragedy (1992) et son roman Lemona traduit en français et paru aux Editions Dapper en 2002
Selon Rahola le développement de la prostitution en Italie a été favorisé par la fermeture des maisons closes dès 1958 et a ouvert la voie à la prostitution de rue qui était jusqualors essentiellement dorigine italienne. Progressivement la prostitution sest exercée dans le privé (en appartements, maisons, clubs etc.
) et la rue a alors été laissée aux étrangères et aux travestis.
Lenquête a été réalisée en 2000 auprès de 510 personnes dont 100 chefs de famille, 400 jeunes filles considérées « à risque » et 10 femmes « trafiquées » rentrées au pays.
Le film de Scott Ridley « The black hawck down » (La chute du faucon noir) a été tourné à Rabat employant les migrants en situation irrégulière comme figurants.
Selon le dictionnaire anglais Oxford dictionary, un fixer est une personne à qui lon fait appel pour arranger une situation difficile ou malaisée de manière illégale ou déshonnête. On utilise aussi ce terme pour fixer la position dun bateau ou dun avion à laide dun radar ou dun compas. Nous le déclinons au féminin.
Il existe plusieurs définitions du « groupe criminel organisé » données par la Convention de Vienne, Interpol ou lUnion Européenne qui saccordent sur la notion de « groupes structurés de 3 personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre des infractions pénales dans un but de profit ou de pouvoir ».
Le Maroc tout comme la Communauté Européenne n ont pas encore ratifié les protocoles relatifs à la traite des êtres humains et aux Migrants du 15 Novembre 2000.
Létymologie du mot étape vient de stapel qui signifie entrepôt en moyen néerlandais. Le petit Larousse 2004
Bauman met sous le vocable de « touriste » `ÃÅÆÍÆ Ç È ì ü ý ãääæðññåñÖÇ¿µ ÇÇqeWMWAq6h¼u&5OJQJ\h¼u&CJOJQJaJh¼u&OJQJ^Jh¼u&CJOJQJ^JaJh¼u&CJOJQJaJh¼u&5CJ OJQJ\aJ h¼u&5CJOJQJ\aJ h¼u&5CJOJQJ\^JaJ(h¼u&5CJOJQJ\^JaJmHsHh¼u&OJQJ^Jh¼u&OJQJh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&5CJ(OJQJ\aJ(h¼u&CJ$OJQJaJ$h¼u&5CJ$OJQJ\aJ$`aby ÃÄÅÆÍî! ] Æ Ç È ë ì í û ü ÷ïäÙÙÙÙÙÙïïïïïïïïïïïÙïÙÙÙ
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&dhgd¼u&dhgd¼u&XSê,
-
ýýýü ý é
ì
{|ôõ«!
"
01¤¥no?Bãääåæ÷òòòòòòòòòòòòòòòòééééééééé
Ƹp#gd¼u&gd¼u&$a$gd¼u&æçèéêïðñO_oÉÊÓjk¨óóóóóóóîîãããããã×ËË˳$
&F
Æ^`a$gd¼u&$
Ƹp#a$gd¼u&$h^ha$gd¼u&$
&Fa$gd¼u&gd¼u&$
Ƹp#a$gd¼u&ñÊÌÓÔ×jk©¯ò®°ð$%½¾ÁøüýþA9|©»¾Àwyz®²³´V [
","0"ñéåéñÕñɾé¾é±§é¾±ñÕñ¾ñé¾é¾éññ¾ñé¾ñ¾ñ}éréñ¾h¼u&6OJQJ]h¼u&CJOJQJaJh¼u&5CJ H*OJQJ\aJ h:Wøh¼u&5OJQJ\h¼u&CJOJQJh¼u&5CJOJQJ\h¼u&5OJQJ\h¼u&CJ OJQJaJ h¼u&5CJH*OJQJ\aJh¼u&h¼u&OJQJh¼u&5CJOJQJ\aJ,¨©ô>~®¯ñò-M|®¯ïð%UÊË÷ëëëëëàÔÉÉÉÉÁÁÁ±ÁÁÁÁ$8Èû^8`Èûa$gd¼u&$a$gd¼u&$
&F&a$gd¼u&$´^´a$gd¼u&$
&Fa$gd¼u&$
Æåa$gd¼u&$a$gd¼u&ËÌCD·ë.q»¼½üýþ@AyÜ÷÷çç÷÷÷÷÷÷÷÷÷ââÚÚÚʽpü^`pügd¼u&$W©ü^W`©üa$gd¼u&$a$gd¼u&gd¼u&$Ðÿ^Ð`ÿa$gd¼u&$a$gd¼u&Ü789{|½ù3]¿Àñ=wxyïßß×××××××ÃÃÃ÷·····$
Æma$gd¼u&$
ÆmÇÿ9^Çÿ`9a$gd¼u&$a$gd¼u&$8Èû^8`Èûa$gd¼u&$ÿý^`ÿýa$gd¼u&yz³´õefðMôõ:}»òòâÖÖÖÖÖ®ÖÖÖÖ$ìû^ì`ûa$gd¼u&$
Æmæû^æ`ûa$gd¼u&$
ÆmìTý^ì`Týa$gd¼u&$
Æma$gd¼u&$
Æmh^ha$gd¼u&
$
Æma$gd¼u&» = | Å !O!! "
"1"2"Z""³"´"æ"ç" #ëëßßßßßνߵµµ¥µµµµµ$ðñ^`ðña$gd¼u&$a$gd¼u&
ÆmZ ¦ö^Z `¦ögd¼u&
ÆmLÿ^`Lÿgd¼u&$
Æma$gd¼u&$
Æm®ù^®`ùa$gd¼u&0"V"Z"¯"³"µ"O#P#Q#^#_#`#b####£%Ë%R.ç3è3½4¾4û78ù9:::-:_>k>l>¨>º>»>ñæñæñÞñÓÄÞ¿»«»ÞllZZñ"h¼u&56CJOJQJ\]aJ)jh¼u&0J5CJOJQJU\aJh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&6CJOJQJ]aJh¼u&CJOJQJaJh¼u&5>*CJ OJQJ\aJ h¼u& h¼u&>*h¼u&5CJ(OJQJ\aJ(h¼u&5CJ\aJh¼u&OJQJh¼u&5OJQJ\h¼u&5CJOJQJ\aJ# #!#O#P#Q#^#_#`#a#b####£%**R.÷÷÷÷ïääßßÑȽª$ÿdh]ÿa$gd¼u&$Óÿÿdh]Óÿ^ÿa$gd¼u&
$dha$gd¼u&h^hgd¼u&$
&Fbdha$gd¼u&gd¼u&
$dha$gd¼u&$a$gd¼u&$a$gd¼u&R.T.66::,:-:r?s?ÅBÆBGG«I¬IæLàSôôôôåÓÀ¢å墢¢ô$
ÆpÀdha$gd¼u&
$dha$gd¼u&$9Çÿdh^9`Çÿa$gd¼u&$
ÆÀ´dh^´a$gd¼u&$
&F`
ÆÀdha$gd¼u&$
ÆÀdha$gd¼u&
$dha$gd¼u&»>q?r?§@Æ@WCXCEEUHVHæL´TÈTÎTàTæTñTúTUU7UWU\UUUUUUóUVVV&V5VCVXVnVV
VVVVÁVèVW(WÑWÙWßWçWíWôWôåôåôÓôÓôÓôIJIJIJIJIJIJIJ
²Ä²Ä²Ä²Ä²Ä²Ä
IJIJIJIJIJIJ/jh¼u&0J56CJOJQJU\]aJ)jh¼u&0J5CJOJQJU\aJ"h¼u&56CJOJQJ\]aJh¼u&5CJOJQJ\aJ#jh¼u&0JCJOJQJUaJh¼u&6CJOJQJ]aJh¼u&CJOJQJaJ4àSáSÂY__ÌfÍf²i³inm#v$v§y{ǹÍΪ«ìôéÞÓééÓÓÄÄÓôôôôôÄ´´´$
Æ HÀdha$gd¼u&$
Æ dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&ôWõWXX¼X½XwY~YÂY~___w``ä`ï`aaRa[a\a´eµeÍfggJhMhfhth4iGijjÂkãktlnmêÛÉÛêÛÉÛÁ·«ÛÉÛÉÛÉÛÉÛy«y«q«y«y«y«y«ch¼u&CJOJQJ^JaJh¼u&CJaJh¼u&6CJOJQJ]aJh¼u&5CJ\aJ/jh¼u&0J56CJOJQJU\]aJh¼u&CJOJQJaJh¼u&OJQJ^Jh¼u&OJQJ"h¼u&56CJOJQJ\]aJh¼u&5CJOJQJ\aJ)jh¼u&0J5CJOJQJU\aJ%nmomBnInïnðnqq"v#v$vñwSxTxVxxÞxy¦y°{G|c|ª|÷|}Ú}²~³~ÇÍÎ KíáÒáÄáÒáÄá³
³³³v³v³v³vkv³ÄvYvY"h¼u&56CJOJQJ\]aJh¼u&5CJ\aJh¼u&5CJOJQJ\aJ3jh¼u&0J56CJOJQJU\]^JaJ&h¼u&56CJOJQJ\]^JaJ h¼u&5CJOJQJ\^JaJh¼u&CJOJQJ^JaJh¼u&6CJOJQJ]aJh¼u&CJOJQJaJ#h¼u&B*CJOJQJ^JaJphÿ"ìýþÿpmn©éó;*OJQJh¼u&56>*OJQJ\]00B7C7
::mDCDIDOD`QQQQ$dh$Ifa$gd¼u&kdä$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laöODPDUDZD`DfD`QQQQ$dh$Ifa$gd¼u&kdWå$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laöfDgDlDqDvDD^OOOO$dh$Ifa$gd¼u&¡kdæ$$IfFÖöÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laöDDDDD¡D`QQQQ$dh$Ifa$gd¼u&kdÑæ$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laö¡D¢D§D¬D±D·D`QQQQ$dh$Ifa$gd¼u&kdç$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laö·D¸D½DÂDÇDÍD`QQQQ$dh$Ifa$gd¼u&kdGè$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laöÍDÎDMEGGµG¶G`UUUJ7$|üdh^`|üa$gd¼u&
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&kdé$$IfFÖÖ\ÿÌðÿ}¼$
tàÖ0ÿÿÿÿÿÿö\ööÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿÖÿÿÿÿ4Ö4Ö
laöNEOEGµG¶GüMýMpNqNÚSÜSTTTT T!TVX×X´l¾l¿lªu«u÷uøuwwTxìÝÒÅݰݰÝŤÅ|ÅÝmamaNÝa|ÅݰÝ%jëh¼u&5CJOJQJU\aJh¼u&CJOJQJaJh¼u&6CJOJQJ]aJh¼u&OJQJaJh¼u&5OJQJ\aJ!j½éh¼u&5CJOJQJU\h¼u&CJ OJQJaJ )jh¼u&0J5CJOJQJU\aJh¼u&5CJOJQJ\h¼u&5OJQJ\h¼u&5CJOJQJ\aJ%h¼u&5B*CJOJQJ\aJphÿ¶GHvJpMqMøNùNØSÙSÚSÛSÜST T!TVVy\ððÝÊ¿¿¿¿¿¿¿´¦¿¿¿$äýdh^`äýa$gd¼u&$
&FEdha$gd¼u&
$dha$gd¼u&
$dha$gd¼u&$|üdh^`|üa$gd¼u&$Çÿ9dh^Çÿ`9a$gd¼u&$|üdh`|üa$gd¼u&y\z\_YbZb°dhh´l
qq÷søsªu«u÷uøu¹yºy;|Ô?Ô@ÔZÔ[ÔØØ¾Ø¿ØÓÜÔÜÐàÑàâàãàå®å¶é·éìéîéììðððåååððððððððååååååååååå
$dha$gd¼u&$Çÿdh^Çÿa$gd¼u&ì0ï1ïèðéðuøvøøøsý÷ø78kz`aððåååååååÖåÃå´åååååå$Ðdh`Ða$gd¼u&$|üdh^`|üa$gd¼u&$0ýdh`0ýa$gd¼u&
$dha$gd¼u&$|üdh`|üa$gd¼u&a01Öäòóôõ¹º;¶?¶s¶t¶u¶ï»ð»$¼%¼×¿Ø¿dÃeÃììáááááÏÀÀá±±ááááá$Çÿdh^Çÿa$gd¼u&$hdh^ha$gd¼u&$
&Fb
Ædha$gd¼u&
$dha$gd¼u&$|üdh^`|üa$gd¼u&tÀuÀ¸À¾ÀeÃÄZÅsÅŢŤÅ*ÆéÆÇÇÈ9ÈJÉ`ÉÉÉÉÊÊ Ê!ÊÂÊÉÊÑÊË%Ë'ËcËË˫˯ËöËþËÌ
ÌÜÌù̷͸ͺÍñåñåÕåÆÕÆ´ÕÆ´ÆåñåÆÕƧååÆ´Æ´Æ´ÕÆÕsåñåñåñå´$h¼u&5CJOJQJ\aJmH sH 'h¼u&56CJOJQJ\aJmH sH h¼u&6CJOJQJaJh¼u&CJOJQJ]aJ"h¼u&56CJOJQJ\]aJh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&56CJOJQJ\aJh¼u&CJOJQJaJh¼u&6CJOJQJ]aJ-eÃÃÄÄYÅZÅÅ*ÆéÆÇÇIÉJÉÉ!ÊÌÊËbË®ËðÝÝÊÊ»ÝÝÝÝ»»»¨ÝÝÝÝ$
Æ
dh^a$gd¼u&$
Æ
dha$gd¼u&$
Æ
Çÿdh^Çÿa$gd¼u&$
Æ
dh^a$gd¼u&$Ädh^Äa$gd¼u&®Ë¯Ë·Í¸Í¦ÎÐwѼѽѺӻÓOÕPÕßÖìÝÝʳ³³r$
Æ
Çÿ|üdh^Çÿ`|üa$gd¼u&$
Æ
þdh`þa$gd¼u&$
Æ
þdh^`þa$gd¼u&$
Æ
|üdh^`|üa$gd¼u&$
Æ
dh^a$gd¼u&$
Æ
dha$gd¼u&$
Æ
dh^a$gd¼u&
ºÍ»Í½Ñ»ÓLÕNÕOÕPÕßÖáÖôÖ"×#×ØØ Ø¬ØþÙÚÊÛÌÛçâ*ã5ãþãÿãääkèwè[ëaëdënëiìwì¼ñÃñFóLógómóôÿþÿÿ.ñßÓßÓßñÓËÀ±¢Ó¢ß¢ß¢ß¢ßÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓñÓß%h¼u&6B*CJOJQJ]aJphÿh¼u&B*CJOJQJaJphÿh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&5OJQJ\h¼u&OJQJh¼u&CJOJQJaJ"h¼u&56CJOJQJ\]aJh¼u&6CJOJQJ]aJ/ßÖáÖ"×#רØÚÌÛôÜ×ÝÞèÕʳ³¤¤zc$
ÆJ
|üdh^`|üa$gd¼u&$
ÆJ
Ð|üdh^Ð`|üa$gd¼u&$Щüdh^Ð`©üa$gd¼u&$Ðdh^Ða$gd¼u&$
Æ
ÿ|üdh^ÿ`|üa$gd¼u&
$dha$gd¼u&$Ð÷üdh^Ð`÷üa$gd¼u&$
Æ
|üdh^`|üa$gd¼u&
ÞoáæâçâNèOè©îªîÇòÈòÿÿº()àáââìÝÎÃÃÃÃÃÃÃðÃÃÃÃÃÃÃÃ$tûdh^t`ûa$gd¼u&
$dha$gd¼u&$Ädh^Äa$gd¼u&$ådh^åa$gd¼u&$
ÆJ
ådh^åa$gd¼u&./ºô&'()¾Åâìàáâóúþ sðW\hmûýÌ)óúçÕÆ»ÆÕ¬ ÆÆÆÆ¬sÆÆdÆÆ¬ÕÆÆÆh¼u&Hj´ ¾ &&Ü&1'2'*h¼u&734455r5s5Ö5×5@6A6p677'9A9B9¢9ß:à:l;÷;ïçÜçÜçÜççççççÌççÁÁçç¼gd¼u&$
&Fna$gd¼u&$¥[ù^¥`[ùa$gd¼u&$
&Fma$gd¼u&$a$gd¼u&$èù^`èùa$gd¼u&÷;ø;w>x>]?^?Þ?ß? A
ABBvCwCòDóD7F8FHHìHíHLLMM°N÷÷÷÷÷÷÷÷÷ç÷÷÷ç÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷÷$èù^`èùa$gd¼u&$a$gd¼u&°N±N$PÂQXSäSÚU»V2W£WY¾Y.[Ô[V\^] ]^8_Â_ñ_aa±b"c\c
d,d÷÷÷÷òòòòòòòíòòòòòòòòòòòòòòògd¼u&gd¼u&$a$gd¼u&^]_] ]¡]^^^^8_9_Â_Ã_ñ_ò_aaaa±b²b"c#c\c]c
dd,d-d0d©dªd«d¬d9e:e;e