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Claire Escoffier - TEL (thèses

Ils ont prévu une bonne protection vestimentaire (gants, bonnet, anorak, chaussures ...... Tous ont pour mission d'animer de petites communautés composées ...... Au retour, la maison est brisée et saccagée, les épreuves de l' examen sont ...... pris conscience qu'un phénotype différent pouvait être un sujet de discrimination :.




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Claire Escoffier


Communautés d’itinérance et savoir–circuler des transmigrant-e-s au Maghreb 


Université Toulouse II
Thèse pour le doctorat nouveau régime
de Sociologie et Sciences Sociales



Jury :
Ahmed BOUBEKER, Professeur, Metz
Emmanuel MA MUNG, Directeur de Recherche au CNRS,
Angelina PERALVA, Professeure, Toulouse II, Co-directrice
Alain TARRIUS, Professeur Emérite, Toulouse II, Directeur
Daniel WELZER-LANG, Professeur, Toulouse II


Soutenue à Toulouse le 2 Juin 2006


Remerciements


Au Professeur Alain Tarrius qui a fait confiance à la "metoikos" que j’étais et qui ne cesse de montrer dans ses travaux combien est essentielle la combinaison de l’approche pragmatique du terrain et de la conceptualisation théorique.

Au Professeur Angelina Peralva dont les questions et les mises au point théoriques m’ont incité à mener plus avant ma réflexion sociologique.

Aux membres du jury, Emmanuel Ma Mung, Daniel Welzer-Lang et Ahmed Boubeker dont les travaux ont stimulé ma réflexion.

A Monique Sélim et Bernard Hours, chercheurs à l’IRD dont le regard incisif porté sur  " l'étranger" a contribué à modifier ma façon de concevoir l’altérité et de penser l’action.

A Mehdi Lahlou, professeur à l’INSEA Rabat, pour sa collaboration et sa disposition à partager ses connaissances.

Aux chercheurs Ali Bensaad, Sylvie Bredeloup, Laurence Marfaing et Olivier Pliez pour leurs remarques avisées.

A Lamia Missaoui qui m’a donné de précieux conseils et à Catherine Gauthier qui m’a apporté un soutien critique et pertinent tout au long de la recherche.

Aux membres du CIRUS-CERS, en particulier Mehdi Alioua et Françoise Guillemaut, pour leurs questions appropriées.

Au Population Council du Caire dont le financement m’a permis d’initier une recherche pluridisciplinaire en collaboration avec des collègues marocains puis de mener mes enquêtes de terrain au Maghreb.

A l’équipe de Caritas-Rabat, pionnière dans l’intérêt porté aux transmigrant-e-s, pour son ouverture au dialogue, et aux membres du réseau Caritas en Algérie et en Mauritanie qui m’ont accordé l’hospitalité.

Aux membres de ma "communauté" familiale qui ont, chacun à sa façon, apporté un soutien inconditionnel et sans faille à une entreprise qui n’allait pas de soi.

Enfin et surtout je remercie toutes les femmes et tous les hommes rencontrés en chemin de m’avoir laissé être le témoin de leur puissante volonté migratoire et de leur désir d’Europe qui tissent des liens si forts dans l’ombre clandestine de leur transit.






Plan


Introduction ………………………………………..………………..6

Un long cheminement : de la pratique à la théorie 7
Problématique 9
Méthodologie 19
Outils de recherche 23
Face-à-face avec les transmigrants 27
Préliminaires au terrain 33


1ère partie : De la migration à la transmigration : le contexte géopolitique …………................................................................37

Construction européenne et immigration irrégulière ……………..39

1.1 Les politiques du droit d’asile : une harmonisation par le bas 44
1.2 Eléments pour l’établissement d’un « indice de durcissement » 48
1.3 « Externalisation » de l’asile et de l’immigration 53
1.4 Les paradoxes de l’Union Européenne 55

La région maghrebo-sahélienne, nouvelle frontière de l’Europe 58

Rappel Historique des relations euro-méditerranéennes 58
Un partenariat contestable 61
Labilité des relations hispano-marocaines 63
Le Maroc : entre allégeances et résistances 66

3. Les caractéristiques de la transmigration ……………………………. 71

3.1 Mobilités extrêmes, extrémités mobiles 73
3.1.1 D’un Détroit à l’autre 77
3.1.2 De la transsaharienne aux routes océanes 79
3.1.3 Le périple de l’Immortel 82


3.2 La militarisation des espaces : drones contre pirogues 87
3.2.1 Saisonnalité des passages et dangerosité 89

3.3 Chronique d’une répression annoncée : octobre 2005 91

3.4 Les « ennemis de l’extérieur » 94
3.4.1 Pays d’origine et périples 95
3.4.2 Profil socio-économique des transmigrants 99
3.4.3 Nous sommes tous en situation irrégulière 103
3.4.4 Nous sommes tous des chercheurs en Vie meilleure 104


2ème partie : « Individuation et transmigration  »……..…112


1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieux…………. 113

1.1 Protections tutélaires en transmigration 113
1.2 Regroupements autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques 118
1.3 Le périple d’Alain-Ali : entre multiappartenance et coexistence communicante 122


2. « Indicateurs » du processus d’autonomisation ……………….. 130

2.1 Les Mères : entre matriciel et matriciant 130
2.2 Comment réussir un itinéraire de clandestin 134
2.3 Etre transmigrant n’égale pas être frère ? 140
2.4 Une solidarité fraternelle ?143
2.5 Accepter le réel et faire-mémoire du passé 146


3.   Etre reli酅……….……………………….… 149

3.1 Connecté ici, là-bas et ailleurs 149
3.2. Fabrique d’un passeur 154
3.3 Hospitalité revisitée 163
3.4 Vers une citoyenneté juridique mondiale ? 166



3 ème partie  : Transmigrer au féminin ………..…………… 174

1. Les migrations féminines dans l’espace euro-méditerranéen 176
1.1 Une transmigration occultée 178
1.2 Hétérogénéité des profils et congruence des projets de Vie 180

2. Recompositions et décompositions familiales 186
2.1 Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles 186
2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins 190
2.3 L’enfant pionnier : entre ancrage et transmission 195
2.4 Le périple reconfiguré : entre fuite sacralisée et naissance sublimée 199

3. Vivre au quotidien : entre production et improductivité 205
3.1 Attente et métissage des temporalités 205
3.2 Transmission du savoir-materner  210
3.3 Les ressources de la mobilité maternante : le dit de Céline 215

4. Faire face à la violence 224
4.1 Azzi ou le rapport à l’altérité 226
4.2 La normalisation des agressions sexuelles 230
4.3 Transit et lien d’endettement 233
4.3.1 Le contexte socio-politique du Nigeria 234
4.3.2 Le transit : entre trajectoires balistiques et violences mortelles 237
4.3.4 Les ‘fixeuses’ ou la gestion de l’immobilité clandestine 242

Conclusion……………………………………………………….. 249

Bibliographie…………………………………………………….. 262

Annexes………………………………………………………..…..263

Tableaux, Graphiques et Cartes ………………………………… 274

Extraits de la Loi N°02-03 –Nov 2003 Maroc …………………….275

Documents photographiques……………………………………..282


Introduction




Un long cheminement : de la pratique à la théorie


Partir, quitter, voyager, transiter, franchir, arriver, repartir... Etre en mouvement, en mobilité, en migration dans l’action, la crise, l’urgence. J’ai participé de ce mouvement des années 70 qui a lancé toute une génération sur les routes de l’aventure et de l’humanitaire, du génocide au Kampuchéa aux famines de la Corne de l’Afrique. Mouvement réparateur et activisme interventionniste fondé sur le droit d’ingérence « en faveur » de populations dont la survie était mise en danger au nom d’utopies meurtrières.
« Pierre qui roule n’amasse pas mousse » m’avait-on assené lorsque j’avais annoncé mon désir d’émigrer pour travailler au rythme des évènements qui ensanglantaient la planète. Les défenseurs de l’immobilité et de l’enracinement dans le terroir, les carriéristes, les détenteurs de certitudes, du connu, du contrôlé et du circonscrit voyaient dans cette mobilité sans frontières un itinéraire erratique qui ne faisait pas sens, qui allait à l’encontre de la construction de soi et d’une carrière qui devait se faire dans une normalité linéaire et ascendante. La mobilité et le changement, le nouveau et l’inconnu, étaient perçus comme une perte de soi, de sa substance intrinsèque, de son identité qui finirait par se dissoudre dans les méandres d’une pérégrination fatale. La discontinuité et les ruptures, l’éloignement des lieux de socialisation acquis sur un terroir propre et exposant à la rencontre de mondes lointains et étrangers étaient vus comme des facteurs certains d’anomie. Cette pérégrination était assimilée par les caciques de la profession, à la course incontrôlée et sans but de la pierre qui, prévenant tout enracinement, toute profondeur, serait contraire à l’individuation, à la construction de soi dans et par le mouvement.

Ma trajectoire « salvatrice » a été remise en question par la rencontre stimulante d’anthropologues ayant une appréhension et une compréhension autre de la « réalité » et de leur propre interaction au sein de ces mondes en développement. Les études d’anthropologie  « appliquée » au développement puis à la santé m’ont permis de continuer à faire du « terrain » non plus dans le but de soigner mais de comprendre. Terrains utilitaires, ponctuels, immergés dans une ex-Indochine traumatisée par l’expérience communiste et qui se reconstruisait, accueillait ses rapatriés et marginalisait ses minorités aux alliances politiques malencontreuses. Etait-il possible de porter un autre regard sur ces « bénéficiaires » qu’ils soient nommés « réfugiés », « déplacés » ou « minorités  ethniques » ? Etait-il donc possible de porter un regard autre sur cet autre vivant ailleurs, en dehors de ses frontières nationales, en attente de retour ou temporairement sédentarisé ?

Ces études étaient destinées à modifier les comportements négatifs des futurs bénéficiaires en suscitant la participation de leurs « communautés » à des programmes de santé. La communauté était souvent perçue comme une entité fermée, constituée d’un ou de plusieurs villages appartenant à un même clan ou à une même tribu et dont les membres se devaient d’œuvrer pour le bien commun de tous et servir les desseins des agents de développement. Vision utilitariste d’une participation communautaire souvent illusoire mais qui m’a permis d’arpenter les montagnes de « l’ex-Indochine » et les champs de pavot cultivés par les dites « minorités ethniques » du triangle d’or : les Yao, les Akha, les Hmong… Recherches opérationnelles commanditées par des bailleurs pressés et exécutées hâtivement par des chercheur(e)s astreint(e)s à la recommandation performative. Recherches aventureuses (et combien plaisantes) qui ne pouvaient cependant envisager l’étude de ces « communautés » qu’avec les lunettes de l’utilitarisme. Dans les champs de pavot du nord Laos, les femmes Hmong griffaient les bulbes, un enfant serré dans le dos par un tissu brodé et teint à l’indigo par leurs soins. Elles affichaient avec fierté des marqueurs identitaires visibles qui permettaient à l’étranger averti d’identifier du premier coup d’œil leur appartenance à tel ou tel clan et de les différencier immédiatement des autres « minorités » qui composaient ce pays. Les Hmong donnaient l’impression de vivre en petites communautés agraires, isolées, unies dans leur croyance en un mythe fondateur et dans leur opposition commune au régime totalitaire  qu’ils avaient fui. Les études les concernant étaient plus souvent menées dans une optique de sauvetage d’un monde en disparition et non dans une perspective sociologique. Et pourtant, qu’en était-il de ces dénominations successives qui catégorisaient ces individus ? Les Hmong étaient-ils un peuple ou une minorité ethnique ? Une communauté ou une diaspora ?  D’éternels nomades ou des réfugiés ? Des transmigrants, des émigrants ou d’éternels immigrants ?

Par-delà les différences évidentes liées au contexte géopolitique et socioculturel, ces individus en mobilité avaient-ils quelque chose en commun avec ces « circulants internationaux », volontaires de l’humanitaire ou chercheurs de terrain qui avaient quitté leur pays pour venir les soigner ou étudier leurs « pratiques » ? Qu’avaient donc en commun ces  personnes on the move ? Une même obligation impérieuse de mouvement qui s’imposait à eux  ou une même obéissance aux injonctions d’un groupe dominant ? Une même recherche de l’aventure ou d’accomplissement de soi ? Une recherche commune de sensations nouvelles ou plus prosaïquement une même attraction pour la consommation ? Les questions étaient posées mais allaient être explorées dans une autre région du monde, dans un tout autre contexte géopolitique et auprès d’autres ‘migrants’ que les médias qualifiaient de  candidats en quête d’eldorado .

Problématique

Dans un monde dans lequel l’Etat prétend au statut d’acteur exclusif et souverain sur la scène internationale, le processus migratoire dérange. Il contribue couramment à défaire les allégeances citoyennes, à défier les politiques publiques, à créer des espaces échappant au politique et à ériger les individus et les collectifs en micro-acteurs souverains du jeu international. Les migrations sont la part la plus rebelle (Badie : 1999) des flux trans-nationaux parce que moins réductibles aux choix collectifs et plus sujettes à l’imprévisibilité et aux aléas. Elles échappent à l’ordre des choses et entretiennent la « turbulence » du monde contemporain. Le migrant, lui, est un être de mobilité qui remet sans cesse en question les certitudes indigènes dans sa capacité à perpétuer un rapport nomadisme-sédentarité qui déstabilise les étroits voisinages des populations autochtones. Il est capable de créer des territoires circulatoires (Tarrius : 2002) en socialisant des espaces qui offrent les ressources symboliques du territoire et fédèrent des communautés qui « donnent sens à des territoires différents sur les mêmes emplacements ». (Halbwachs : 1941) Mais cette mobilité qui est créatrice de communautés basées sur le sentiment d’appartenance et productrice de diversité et d’altérité est à concevoir au sein d’une nouvelle réalité.

Cette mobilité des migrants en lien les uns avec les autres doit se concevoir au sein de nouveaux ‘Nouveaux Mondes’ qui se constituent aux dépens des territoires historiques, géographiques et symboliques. Elle est constitutive et structurelle d’un monde qui est entré dans ce que G.Balandier (2004) appelle la surmodernité mondialisante, dans ce mouvement accéléré d’une modernité bouleversée par la mondialisation des réseaux de communication et des nouvelles technologies. Cette mondialisation qui contribue largement à la diffusion de la libre circulation de l’information rapide et généralisée favorise d’une manière - encore inconcevable il y a quelques années - la mise à disposition de la connaissance des nouveaux pôles d’attraction économique, des conditions d’accès au travail à l’échelle planétaire et des possibilités de déplacements.

Cette mondialisation qui s’est accélérée au cours de la dernière décennie a contribué à une intensification significative des mouvements humains au cours de laquelle 61 millions de personnes ont fait le choix de quitter leur pays pour aller vivre dans un autre et particulièrement dans les pays européens. Au cours de cette décennie, l’Europe est devenue le premier continent d’immigration au monde devant les USA et le Canada. L’Europe est devenue terre d’accueil pour plusieurs millions de réfugiés fuyant les conflits sanglants des Balkans, d’Afghanistan et d’Afrique noire. Entre 2000 et 2004, la population communautaire a augmenté au rythme de un million par an et la population d’étrangers (communautaires et extracommunautaires confondus) résidant légalement dans l’Union Européenne est passée à 19 millions ce qui représente 5,1 % de la population totale. En 2004, la France est devenue non seulement le premier pays en Europe à recevoir les demandes d’asile mais elle occupe aussi la première place de tous les pays industrialisés pour ces demandes (63 000 en 2004).

En même temps que des milliers de personnes venaient chercher refuge en Europe, la politique « d’immigration zéro » en vigueur depuis 1973 était non seulement maintenue mais renforcée par une politique « zéro visas » à l’encontre de nombreux ressortissants des pays du sud, donnant lieu à l’explosion de l’immigration irrégulière. L’OIM estime qu’entre un tiers et la moitié des nouveaux entrants dans les pays industrialisés le font de manière irrégulière car ils sont sans-papiers ou munis de faux documents. En 2005, Europol estime à environ 8 millions le nombre de personnes en situation irrégulière dans l’Union Européenne - qui arrivent à un rythme de 500 000 par an.

Mais ces migrants qui échappent au contrôle des Etats et qui défient le principe même de souveraineté des Etats-Nations imposent leur présence contre la volonté de ceux-ci. Ces migrants ne sont pas citoyens des Etats dans lesquels ils imposent leur présence (de moins en moins silencieuse) et cependant ils contraignent ces Etats - ainsi que la puissance supranationale qu’est l’Union Européenne - à tenir compte de leur présence et à repenser leur réputation de terre d’asile. En s’imposant comme des individus qui se réclament des valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité, ces migrants mettent à l’épreuve ces valeurs sur lesquelles sont bâties nos démocraties modernes. Leur présence dérangeante questionne chaque citoyen européen sur sa propre conception de l’altérité et de la citoyenneté.
En 2000, la région du Maghreb était déjà devenue (depuis l’instauration successive de visas dans les pays de l’Europe du sud) la nouvelle porte d’entrée des personnes originaires de l’Afrique sub-saharienne en route vers l’Europe. Elle était en train de devenir un espace de transit d’importance bien qu’encore ignoré des pouvoirs publics. Depuis Rabat où je résidais, ma curiosité compatissante a tout naturellement été capt(iv)ée par ces migrants dont la présence discrète m’interpellait. De jeunes « migrantes » se déplaçaient dans les quartiers populaires en portant un nouveau-né dans le dos, des « migrants », anglophones et éduqués, téléphone portable à la main négociaient leur passage en Europe. Ces populations mobiles qui sillonnaient l’espace maghrébin ont suscité l’intérêt d’autres chercheurs. En 2000, j’ai participé à une étude pluridisciplinaire (Barros : 2000) qui tentait d’analyser ce phénomène encore inexploré dans la région euroméditerranéenne. Cette étude conjuguait les regards d’un économiste, d’un géographe et de juristes et a permis de faire le point sur les nouvelles politiques migratoires des états d’Europe du sud resituées dans le contexte des relations euro-maghrébines. L’enquête sur le terrain, bien que factuelle et de courte durée, a permis de tracer les itinéraires géographiques de cette migration transnationale qui se faisait par voie de terre et dans la semi-clandestinité avec ses étapes obligées et ses lieux d’attente. A l’issue de cette étude et à la suite de la rencontre stimulante sur le terrain avec le socio-anthropologue Alain Tarrius qui par son anthropologie du mouvement (Tarrius : 1989) apportait un souffle vivifiant à la vision classique des "migrations internationales", j’ai décidé de continuer mes investigations.

Le problème de la dénomination de ces personnes en mobilité, « sujets » de ma recherche était à clarifier. Comment nommer cet autre en déplacement ? Les ressortissants de l’Union Européenne les voient comme des réfugiés économiques, des demandeurs d’asile, des clandestins  ou des sans-papiers. Pour les médias au Maroc, ils sont tous des « aventuriers en quête d’eldorado, des candidats à l’émigration clandestine ou des harraga. Selon les dénominations édictées par les organisations internationales ils sont tour à tour des migrants volontaires ou involontaires (réfugiés ou forced migrants), des futurs travailleurs migrants ou des migrants en « situation irrégulière », des migrants sans papiers (undocumented migrants), des  victimes de la traite des êtres humains (smuggled migrants) ou des victimes de l’exploitation sexuelle (trafficking). Pour les spécialistes des migrations (ils n’existent pas au regard des démographes qui comptabilisent le nombre « d’entrées clandestines ») ils sont des migrants, des immigrés, des émigrés ou des personnes en mobilité. La sociologie des migrations (Rea, Tripier : 2003) qui a réellement débuté en France après la décolonisation s’est surtout intéressée, dans ses débuts à « l’immigré » et à son statut socialement inférieur. Elle a contribué à la construction d’une image dévalorisée, passive et statique du migrant, image qui a occulté ses capacités d’entrepreneur, de  fourmi  (Tarrius :1992) active du développement des sociétés d’accueil.
Les premiers constats issus de la recherche de terrain ont lentement émergé et m’ont amené à réaliser que des milliers d’individus en provenance de tous les pays d’Afrique sub-sahariens, hommes seuls ou en groupe, femmes seules ou en famille entreprenaient une migration sans avoir été sollicités par les gouvernements des pays dans lesquels ils désiraient se rendre et qu’ils partageaient en commun de nombreuses caractéristiques. Ils constituaient un groupe qui se mouvait dans la clandestinité, l’irrégularité, et l’officiosité. Ils avaient en commun un objectif qui était de passer en Europe afin d’y séjourner. Ils parlaient presque tous la langue des pays qui les avaient colonisés et faisaient tous montre d’une foi religieuse fervente qui était facteur de rassemblement. La plupart d’entre eux voyageaient seuls loin de leur famille élargie mais tous se désignaient entre eux par des vocables qui caractérisent d’habitude les rapports de parenté. La plupart des personnes rencontrées étaient parties depuis plusieurs années, leur projet migratoire se faisait par étapes générant la production d’itinéraires, de couloirs migratoires, d’étapes obligées, de réseaux, de passeurs et de stratégies individuelles et collectives. Certains transmigrants , hommes et femmes sans ressources matérielles devenaient des cibles exploitables et nombreux avaient été à un moment ou à un autre de leur parcours, abusés, floués, volés, violentés, privés de leurs droits.

Alors, comment nommer ces personnes en mouvement, cet Autre migrateur, cet Autre nomade et éviter cette assignation à stigmatisation, victimisation ou communautarisation qui émane des idéologies et des paradigmes en vigueur ? Comment nommer cet oiseau de passage (Morokvasic : 1984), qui ne se définit jamais lui-même comme un « migrant » mais comme un  être humain, quelqu’un qui est parti « chercher la vie » ? Comment définir ce chercheur en vie meilleure, ce ba clando cet aventurier soumis au hasard certes mais qui se perçoit comme un pionnier, en homme ambitieux, rempli de foi en l’avenir ? Pour notre part, nous ne pourrons échapper à la règle du « Ils », globalisant tout en étant consciente du pouvoir discriminatif de l’assignation catégorielle lorsque celle-ci est affublée d’un adjectif réducteur ou péjoratif. Nous adopterons le terme de « transmigrant-e » et ceci pour les raisons suivantes : ce terme n’est pas attaché à un contexte spatio-temporel spécifique. Il se situe dans une autre temporalité, dans cet entre-deux qui fait de lui un hôte temporaire qui traverse, transite, passe et s’attarde et qui se doit de générer des ressources pour continuer à avancer. L’emploi du préfixe « trans » englobe tout à la fois les notions de traversée, de trans-gression de frontières géographiques, politiques et sociales, de trans-lation de codes et de langages, de trans-actions symboliques et monétaires, de trans-versalité cosmopolite et enfin de trans-ition et de trans-formation d’états de conscience successifs. Nous donnons ici notre définition du transmigrant : toute personne- homme, femme ou enfant - qui quitte son pays - de manière volontaire ou contrainte - avec l’intention de se rendre dans le pays de son choix, pays dont il/elle se voit refuser l’accès du fait des législations restrictives édictées par le pays de destination. 

Ces personnes qui trans-migraient semblaient bien partager une réelle communalité malgré leur diversité ethnique, socioculturelle, religieuse  et linguistique. Pouvait-on parler ici de communauté, cette forme sociale qui caractérise classiquement les sociétés traditionnelles villageoises dites chaudes, et les membres d’une famille liés par les liens du « sang » ( Tonnies : 1922) ? Pouvait-on parler ici de communauté de voisinage dont les membres en entretenant des relations fraternelles par éthique économique – agissaient de manière bénévole en espérant un retour en cas de besoin ? Pouvait-on parler ici de communauté ethnique au sens wébérien du terme qui y voit une communalité de croyances, de sentiments, de sang et d’origine ?

Se trouvait-on là en présence d’une communauté qui se définissait par et grâce à son opposition consciente à un tiers (Weber : 1958) en l’occurrence l’Union Européenne  et ses agents ? Ne se trouvait-on pas là plutôt en présence de « réseaux sociaux » dont la structure flexible avait l’avantage de faire ressortir la nature des liens conviviaux qui unissaient ses membres et permettait d’échapper à la vision d’une communauté fermée, guidée et autarcique empêchant tout lien avec l’extérieur ? Se trouvait-on en présence de réseaux locaux et transnationaux, constitués de personnes d’origines et de statuts divers et dont les dispositifs informels étaient basés sur l’engagement oral (Tarrius : 1990) ? Si l’on considérait les réseaux sociaux, ne devait-on pas aussi parler des « actants » (Latour :1991) ces êtres non- humains (objets ou organisations) qui organisent ou désorganisent l’ordre social et affectent les interactions entre les humains ?
Au-delà de ce premier questionnement, se profilait un autre de type psychosocial : les migrant-e-s se lançaient dans une entreprise dangereuse, risquée, incertaine, clandestine et rencontraient au-delà de leurs frères migrants des in-connus non seulement dans l’anonymat propre aux grandes villes mais aussi dans l’improbabilité de lieux d’attente, de subordination ou d’exploitation. Ces individus en migration avaient connu la socialisation primaire qu’offre la cellule familiale nucléaire ou élargie puis secondaire offerte par l’apprentissage, l’enseignement secondaire ou universitaire. Au cours du voyage ils rencontraient d’autres individus avec lesquels ils n’avaient a priori rien en commun si ce n’est le même objectif de passage ou l’un ou l’autre marqueur identitaire commun (langue, religion, phénotype). Les transmigrants étaient-ils tous « frères » parce qu’unis par le même objectif ? De quelle type de fraternisation et de solidarité parlait-on ? De plus, ils croisaient d’autres cercles sociaux dont ils ne soupçonnaient pas a priori l’existence (milieu caritatif, diplomatique, mafieux), y pénétraient, y demeuraient, en sortaient ou refusaient de rentrer dans certains cercles sociaux éloignés de leurs cercles de socialisation connus, habituels et référencés. Ces entrées et sorties dans ces cercles sociaux aux univers de normes étrangers et parfois aux déviances ignorées étaient-elles le fait de sujets assignés à « communautarisme » par les chercheurs africanistes ou d’hommes modernes, libres de leur choix ? Dans quelle mesure pouvait-on parler d’un périple qui humaniserait à la fois la personne nomade et les personnes des sociétés sédentaires traversées ? Pouvait-on alors parler de processus d’individuation en migration, de construction de soi  qui favoriserait la production d’identités nouvelles ? La co-présence dans un environnement étranger, voire hostile, d’individus en mouvement laissait-elle à penser que de nouvelles formes de communalisation étaient à l’œuvre ? Pouvait-on parler dans ces conditions de clandestinité de l’existence de communautés d’un type nouveau qui se constitueraient en cours de route et qui auraient leurs propres caractéristiques et leurs propres normes ?

Il me semble nécessaire ici de rappeler brièvement le débat qui entoure la notion de « communauté » dans les sciences sociales. Pour Durkheim l’intégration de l’individu à la société est la préoccupation majeure dans un contexte socio-politique obsédé par la question de l’unité nationale et la recherche de solutions pacifiques aux conflits sociaux. Il ne peut concevoir l’individu moderne qu’au sein d’une société à la solidarité organique et dans laquelle « la division du travail favorise l’individualité de tous qui augmente en même temps que ses parties ». Par opposition il conçoit le lien qui unit l’individu à sa communauté comme « analogue à celui qui rattache la chose à la personne ». Cet individu est muni d’une conscience qu’il voit comme « une simple dépendance du type collectif et en suit tous les mouvements, comme l’objet possédé suit celui que lui imprime son propriétaire ».
Cette opposition entre communauté traditionnelle constituée de personnes dépendantes du groupe et société moderne faite de « vrais » individus perdure encore un siècle plus tard comme le montre les travaux de Dumont (1983) qui oppose individualisme et holisme ainsi certains travaux concernant les « personnes négro-africaines » (Bastide :1973).
Tout en se plaçant également dans une perspective évolutionniste, la sociologie compréhensive allemande a abordé la communauté sous son aspect psychosociologique qui inclut les notions de sentiment subjectif d’appartenance, de communalisation et d’opposition à un tiers (Weber : 1919), d’affectivité et d’esprit de groupe (Tönnies : 1922). Ce dernier craint que ce passage de la communauté à la société moderne ne vienne définitivement détériorer les liens communautaires entre les hommes. Simmel (1919) conçoit la communauté comme une relation sociale processuelle, complexe, changeante jamais définitive et étudie les socialisations qui se font au cours des différentes formes d’associations (de monade, dyades ou triades). Cette approche dialectique reconnaît l’existence du lien social, de la liberté individuelle et de la chaîne d’interdépendance qui lie les êtres humains entre eux et qui leur permet de FAIRE communauté (Elias : 1987) de FAIRE société. Pour Schütz (1991) la communauté est faite de sentiments partagés. Plus récemment, les travaux de B. Anderson (1991) ont montré comment au nom d’un sentiment commun d’appartenance à un groupe et d’imaginaires partagés la notion de nation s’est constituée.
Aux Etats-Unis, les chercheurs de la tradition sociologique de Chicago (Wirth, N. Anderson, J. Shaw, Thomas et Znaniencki) étudient les communautés ethniques dans une ville qui connaît une immigration sans précédent. Ils montrent le rôle de sas intégrateur joué par les communautés ethniques (polonaises, juives, italiennes) qui permettent de remédier à la désorganisation sociale caractérisée par la délinquance et de favoriser l’assimilation des étrangers à la nation américaine (Park : 1928).
Pour l’université de Columbia qui a développé le courant culturaliste (R.Benedict, M. Mead, Warner) la communauté est constituée de membres d’une société qui intériorisent tous les mêmes valeurs qui leur sont inculquées par une « structure intégrative », sorte de clé de voûte sociale qui surdétermine les destins personnels, cette structure pouvant être le système de parenté ou la hiérarchie des classes sociales qui définit le statut et la trajectoire sociale des individus. Les membres de cette communauté partagent avec tous les autres membres du groupe ou du sous-groupe des valeurs communes et agissent de manière instinctive et conditionnée. Cette approche qui a produit de nombreuses recherches a été soumise à critique et a initié la recherche de nouveaux outils d’analyse.

Dans leur article sur la notion de réseaux sociaux en migration, Hily, Berthomière et Mihaylova (2004) montrent comment dans les années soixante-dix, des chercheurs de l’école d’anthropologie sociale anglaise ont cherché à se dégager de cette vision culturaliste d’une communauté vue comme le produit d’une illusion collectivement entretenue d’une reproduction à l’identique et qui opposerait des membres qui se perçoivent (ou sont perçus) comme un « nous » à d’autres « nous ». Ils montrent comment progressivement la notion plus flexible de réseaux sociaux qui donne la primauté à l’étude des interactions entre les individus sur celle des communautés figées s’est imposée. Les réseaux sociaux sont alors définis comme une chaîne informelle d’interactions, ouverte, sans autorité centrale et dont les individus ne connaissent pas forcément tous les autres individus auxquels ils sont liés. La sociologie des migrations a alors utilisé ce concept pour étudier le développement des réseaux sociaux urbains et le système d’interaction entre agents et communautés différentes. Le rôle du réseau comme structurant la mobilité est reconnu bien que la nature des liens qui unissent les individus ne soient pas toujours très clairs. Certains chercheurs comme Campani et Pallida parlent de réseaux informels qui n’impliquent pas d’adhésion volontaire et qui sont synonymes de « communautés naturelles ». Ils parlent même de communautés-réseaux qui aident à l’intégration des migrants. A. Tarrius (2000) a montré le caractère moderne des Maghrébins qui développent des réseaux sociaux transnationaux ouverts, locaux et internationaux, diachroniques et synchroniques et co-construisent le lien social marchand basé sur l’oralité, la confiance et l’engagement.

Ce que nous avons découvert au cours de notre recherche empirique nous amène à revisiter le concept de la communauté et à contester la dichotomie holisme/individualisme classique. La « communauté d'itinérance » qui est venue à visibilité lors de notre recherche ne fait pas état d’individus incapables de se différencier et de penser en dehors de leur communauté d’origine. Cette communauté d’itinérance qui se crée dans et par le mouvement diffère de la conception culturaliste qui définit la communauté par un contenu culturel qui est en même temps un mode d’appartenance. Elle ne répond pas non plus aux critères du réseau dans sa façon d’appréhender les modes d’existence collective des transmigrants, cette définition ne permettant pas de saisir la dimension subjective de leur expérience commune. Or les « communautés d’itinérance » dont je parle sont bien constituées de personnes – d’hommes et de femmes – qui en partageant une expérience commune (en sus d’un objectif commun) se reconnaissent subjectivement, même de façon éphémère, transitoire et ponctuelle, en tant que membres d’une communauté. Cette thèse s’efforcera de rendre visible les logiques qui sous-tendent cette construction communautaire d’un type particulier, fondée sur les logiques de l’itinérance (qui n’exclut pas, bien au contraire, les processus d’individuation).

3. Méthodologie

Une problématique issue du terrain ne peut pas se construire à partir d’une démarche hypothético-déductive mais à partir de la découverte progressive des principes d’organisation qui régissent l’ensemble de la collectivité étudiée. Dans le cadre de ma recherche, la méthodologie s’est dessinée au cours de la compréhension progressive de l’existence d’un véritable dispositif de passage. Elle s’est articulée autour de la triade espace-temps- identité et de trois axes principaux: itinéraires, étapes, individuation. Dans un premier temps, j’ai tenté de mettre en perspective le phénomène des mobilités sub-sahariennes dans le contexte des migrations internationales et de la mondialisation. J’ai examiné le contexte géopolitique du Maghreb dans ses relations avec l’Union Européenne en me demandant dans quelle mesure les transmigrants étaient en train de devenir une monnaie d’échange entre les pays des deux rives de la Méditerranée et dans le contexte euro-africain. J’ai examiné l’amplitude des réseaux, leurs redéploiements et la constitution de nouvelles alliances et de nouvelles cohésions favorisant l’insertion temporaire et le passage vers l’Europe et exploré les « espaces-temps » de l’itinérance dans ces couloirs migratoires. Je me suis attachée à reconnaître les itinéraires empruntés, à comprendre les étapes-clés de ce parcours : les situations de départ, les stratégies résidentielles, les tentatives de passage de frontières, les évènements marquants, les échecs répétés et les pratiques engendrées par leur chronicisation. Enfin, j’ai examiné les faits de mobilité et les compétences qui venaient à existence et constituaient ce « savoir-circuler », ce « savoir-transiter ».

Dans un deuxième temps, je me suis attachée à explorer « l’espace-temps » des faits de quotidienneté en cherchant à identifier les séquences constitutives de la vie sociale à partir de l’observation de comportements individuels et collectifs et de l’identification d’unités spatio-temporelles particulières. Je me suis demandé comment l’espace maghrébin était travaillé par ces populations circulantes et quel type de relation se créait entre les communautés nomades et sédentaires. J’ai observé comment le religieux devenait une ressource de la mobilité au sein de lieux de brassage social et de réactivation des liens identitaires. Enfin je me suis interrogée sur le processus de la construction de l’individualité au travers de la transmigration d’hommes et de femmes ainsi que sur les territoires d’intimité et la texture des frontières qui régissent les rapports à l’autre dans le contexte particulier de la clandestinité.

Ma démarche se veut socio-anthropologique, combinant les principes d’une anthropologie devenue sociale avec celle d’une sociologie interactionniste. Elle se situe dans le sillage de la sociologie compréhensive initiée par l’école allemande, centrée sur l’analyse des sociétés industrielles modernes et qui a pour particularité d’étudier l’activité sociale au cœur de l’interaction sociale. Cette démarche étudie les échanges sociaux, les relations sociales ou les rapports inter- ethniques non pas dans une opposition binaire de type structuraliste mais dans une perspective dialectique, qui examine les processus, les continuités et les ruptures dans un continuum dans lequel la variabilité, la fluidité, le va-et-vient sont examinés. Ma réflexion s’appuie plus particulièrement sur les travaux de G. Simmel dont l’approche a permis l’analyse des formes les plus subtiles d’associations et qui reconnaît non seulement la pluralité de la réalité sociale mais aussi celle de l’individu dans les multiples facettes qui composent sa personnalité. La vision vitaliste de Simmel d’un individu « humanisé » par le mouvement me semble plus propice à l’étude de la transmobilité que celle de Durkheim qui conteste l’hypothèse d’un substrat psychologique des comportements sociaux (Bensa : 1999) et qui voit dans le migrant un « anomique »  potentiel, qui ne peut exister en dehors du contrôle social exercé par son entourage.
Ma réflexion s’appuie également sur la tradition sociologique de Chicago qui a -dans la perspective d’une écologie urbaine qui se démarquait des études racialisantes- pratiqué une sociologie pragmatique qui se voulait une sociologie de la praxis intéressée par la découverte de réalités cachées plus que par l’établissement du caractère régulier de faits déjà reconnus (Tripier : 1998).
Cette étude se situe dans le sillage d’un courant de pensée qui bouscule la conception classique d’une communauté figée qui irait de pair avec une conception fixiste d’un temps répétitif, scandé par les saisons, les rites et un calendrier immuable. Elle remet en question cette idée d’un temps dans lequel le calendrier prime sur la durée et l’expérience collective unique sur le ressenti subjectif de l’individu en montrant que chaque société se décompose en une multiplicité de groupes dont chacun à sa durée propre (Halbwachs : 1978) et que les différentes temporalités se superposent en fonction de la mémoire collective de chaque groupe qui recompose magiquement le passé et donne un sens à son présent (Halbwachs : 1968).

Cette conception du temps qui ordonne l’espace a été promue par Tarrius (1989) pour qui le retournement sociologique n’est plus de mettre en avant la spatialité mais de « réhabiliter » les temporalités qui sont des espaces-temps vécus dans des micro-lieux et dans l’interaction. Il a étudié la réciprocité des échanges sociaux au sein de territoires circulatoires multiples et fédérateurs dans des micro-lieux et des micro-espaces annonciateurs de sociabilités nouvelles et de production sociales originales. Cette approche novatrice permet de faire venir à visibilité des communautés transfrontalières, transnationales et cosmopolites restées longtemps invisibilisées (Missaoui :1999) pour nos démocraties républicaines.

Ma démarche se démarque de l’approche unicausale des migrations qui reste encore très prégnante dans le champ des théories des migrations internationales et qui ne voit comme cause à l’émigration que la motivation économique, démarche mécaniste qui par ailleurs ne peut expliquer le paradoxe de l’immobilité (Arango : 2000) ni dire pourquoi si peu de gens émigrent alors que tant de gens sont pauvres.…Nous ne minimisons pas, bien évidemment, l’aspect économique de la migration et ce « différentiel » qui pousse les migrants originaires de certaines régions d’Afrique sub-saharienne à vouloir réduire les disparités économiques et améliorer leur vie et celle de leurs proches. Nous nous démarquons aussi d’une approche démographique qui ne verrait dans le migrant qu’un  homo balisticus  appréhendé en terme de flux, de stocks ou de transferts. Nous tenterons donc une approche plurielle de la migration sous son aspect non seulement sociologique mais aussi juridique (le statut de l’étranger), politique (migration forcée) et économique (migration de travail ou de survie) comme catégorisée par les organismes internationaux.

Cette démarche se situe dans une perspective anthropo-logique qui questionne certains postulats philosophiques dits fondamentaux. Démarche risquée car elle abandonne toute notion rassurante de l’Identité (Laplantine : 2003) dont le fondement est reconnu sacré et qui s’est construite sur la certitude du Bien, du plein, de l’unicité, de la stabilité, de l’achevé et de l’assigné. Tentative d’abandon de la certitude de l’identité qui permet de dé-nommer, de désigner, de catégoriser et de stigmatiser en toute bonne foi. Tentative d’abandon de cette « assignation à » qui permet si aisément de racialiser, d’ethniciser et de nationaliser, de communautariser et de diaboliser cet Autre migrant et qui ne peut plus se contenter de considérer l’individu monadique, auto-nome et indépendant mais un individu pluriel et interdépendant.

4. Outils de recherche

Le travail d’enquête a été mené au Maroc où je résidais et principalement dans la capitale qui est l’un des lieux de regroupement des migrants. Il a été aussi mené à Tanger, dans la région frontalière maroco-algérienne, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla. Je me suis aussi rendue en Algérie et en Mauritanie, ainsi que dans les pays dits  de départ, à Lagos et à Cotonou puis dans les îles Canaries et la péninsule ibérique. La recherche ne s’adressait pas à un groupe particulier déterminé selon son appartenance nationale comme l’a fait Goldschmidt ( 2000) mais elle concernait toute personne transmigrante dont l’objectif principal était d’atteindre l’espace Schengen ainsi que toute personne intéressée - à un moment ou à un autre- au passage du transmigrant que cet intérêt soit d’ordre financier, humanitaire ou politique. La grande majorité de ces personnes étaient en situation irrégulière et transitaient par des pays dont les régimes étaient tous - à des degrés divers - de type « autoritaire ».

Les outils d’investigation ont été variés et adaptés en fonction des opportunités et des contraintes émanant du terrain. Elles ont été faites d’observations fugaces et furtives dans les contextes frontaliers dangereux, de longues heures passées à recueillir des récits de vie dans l’ombre clandestine des maisons, de 15 entretiens menés auprès d’étudiantes de l’université de Rabat et d’Alger, d’entretiens semi-structurés (30) auprès d’agents pastoraux et de bénévoles et enfin du recueil de données longitudinales. Je développerai ici cette dernière approche qui tente de comprendre non seulement l’articulation entre trajectoires singulières et destins collectifs mais aussi le processus de fabrication du soi qui se fait au rythme lent de la pérégrination. Je me suis particulièrement intéressée à ce processus de négociation qui amène le transmigrant à faire conversation avec lui-même, entre le moi et le je – le moi répondant aux injonctions de ce que Mead appelle l’autrui généralisé (et qui est la communauté dans laquelle l’individu se meut) et le Je qui permet d’inventer des actions inédites à partir de ces réponses à des stimulis provoqués par les rencontres multiples qui se font dans des lieux et temps toujours changeants et renouvelés (Tripier :1998) .
Dans les premiers mois de la recherche, nous avons identifié 7 personnes (deux femmes, 5 hommes) qui sont devenus des interlocuteurs que nous « accompagnons » encore dans leur transmigration (à l’exception de l’un d’entre eux qui a rompu la relation). Trois d’entre elles font preuve d’une grande capacité réflexive qui leur permet d’analyser leur cheminement personnel au passé et au présent au travers d’un regard acéré et distancié qu’elles portent sur les événements majeurs qui ont marqué et surgissent dans leur quotidien. Ces « passeurs d’analyse » précieux qui cumulent aussi un réel talent narratif oral ou écrit – portent un regard critique et objectivé sur les divers groupes auxquels ils appartiennent. Nous recueillons leur histoire de vie passée et actuelle.
Trois autres personnes ont été retenues pour leur qualité « d’aventurier ordinaire » se confrontant au jour le jour à un quotidien assez semblable à celui vécu par des milliers d’autres personnes tentant de traverser le Détroit. Nous prêtons une attention particulière aux principaux événements auxquels elles sont confrontées (naissance, séparation, mort, passage), leur capacité d’adaptation aux règles de la vie en commun, leur propension à faire partie de réseaux et leur capacité de résilience dans leur entreprise migratoire mise à mal par une durée excessive.
La dernière personne est un réfugié politique qui a été persécuté – selon les critères de la Convention de Genève- et dont nous suivons depuis l’an 2000, le rythme chaotique de la procédure de demande de réinstallation dans un pays tiers. Au travers de ce cas particulier qui permet de comprendre les arrangements qui se font pour « empêcher » l’aboutissement de la demande (intérêts nationaux et alliances géopolitiques, faibles marges de manœuvre des organismes internationaux en charge de la protection des réfugiés et pouvoir discrétionnaire de leurs agents), nous cherchons à comprendre en outre le poids des contraintes à l’exercice de la liberté individuelle.

Ne pouvant tout exploiter ici de la richesse de ces récits de vies en transmigration, nous n’avons retenu pour l’analyse que les données que nous pouvons confronter à celles collectées de manière ponctuelle au cours d’autres entretiens menés dans les autres pays du Maghreb et auprès de personnes dont le séjour est de courte durée. L’utilisation du procédé de triangulation qui permet de croiser plusieurs points de vue tout en épargnant des déductions rapides et subjectives permet ainsi de saturer les données récoltées dans des conditions variées dans le temps et l’espace.
Etre-avec ces personnes dans leur pérégrination m’a poussé à innover une autre manière de conduire des entretiens. Le face-à-face pratiqué sur le terrain se poursuit de manière « déterritorialisé » par le truchement des NTCI (skype/email) avec ceux qui sont toujours en attente de passage (3), ceux qui se trouvent actuellement en Espagne (2)ou celui qui se trouve à New York.

Quelques mots sur la nature des relations que j’ai tissées avec mes interlocuteurs de longue durée. Ces relations étaient au départ initiées en fonction des intérêts de chacun (obtenir la connaissance pour moi, désir de parler de soi ou espoir de trouver une solution rapide au passage pour l’autre). Elles sont devenues assez rapidement des relations dans lesquelles les sociations se combinent à des communalisations qui permettent sans se lasser de part et d’autre de poursuivre les entretiens sur le long terme.

Ma résidence de longue durée dans la capitale chérifienne qui était un point de regroupement important des transmigrants m’a permis de m’impliquer dans une association caritative dont l’objectif était de venir en aide aux « migrants » en mettant à disposition mes compétences médicales. Du fait d’une présence hebdomadaire régulière à la permanence, j’ai pu réaliser une enquête entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants. Ces données quantifiables ont permis d’établir le profil socio-économique des transmigrants (éducation, situation matrimoniale, occupation) ainsi que l’état de leur statut juridique au moment de l’enquête. Elles ont permis aussi de donner une image plus large de la transmigration en terme de la durée du périple et de l’attente au Maroc, du taux d’échec des passages et de la diversité des itinéraires empruntés. J’ai pu aussi faire une revue de presse des articles parus dans les médias francophones au Maroc entre 2000 et 2002 et ai pu tenir une chronique des évènements concernant les relations maroco-espagnoles tout en suivant en direct l’impact de l’application des politiques migratoires élaborées par les législateurs de l’espace Schengen sur la vie des transmigrants.

Nous le verrons tout au long de ce travail, le transmigrant est contraint à faire-comme-si il était un autre en changeant constamment « d’identité », de nom, de prénom, d’occupation, de statut marital ou de nationalité. Il devient un expert dans l’art de la présentation de soi en incarnant divers rôles sociaux qu’il définit en fonction d’une situation qui comporte un risque élevé de sanction. Au cours de l’enquête, je me suis moi-même présentée de diverses manières auprès de mes interlocuteurs en fonction de mes rapports avec eux et des contraintes imposées par la situation. Il m’est arrivé souvent de me laisser porter par le terrain comme le dit L. Missaoui (1999) sans nécessairement me présenter d’emblée comme socio-anthropologue, évitant ainsi d’afficher une marque de pouvoir, mais en donnant l’explication de mon statut si l’on me le demandait. Pour mes déplacements en dehors du Maroc, j’ai utilisé le réseau caritatif dont je faisais moi-même partie comme porte d’entrée à l’enquête locale de terrain. J’ai bénéficié de l’hospitalité généreuse des membres de ce vaste réseau humanitaro-caritatif, ai pu observé leurs interactions avec les transmigrants avant que de pouvoir aller à la rencontre des autres qui n’avaient aucun lien avec ce milieu. En Algérie, j’ai dû me déplacer en prétendant être une « touriste ». Ce statut d’hôte privilégié m’a octroyé une certaine liberté de mouvement surtout lorsque les déplacements se sont faits dans des lieux où se croisent effectivement, mais sans se voir, en des heures et des temps différents, des touristes étrangers accueillis avec la chaleur propre aux sociétés arabo-berbères et des transmigrants indésirables contraints de se cacher. Dans ces lieux aux noms enchanteurs qui évoquent l’aventure mystique (Tamanrasset) ou la méharée sportive (Nouadhibou), je me suis présentée comme une touriste française quand j’ai été interrogée avec insistance sur la raison pour laquelle je me trouvais dans tel endroit et prenais des photos.

5. Face à face avec les transmigrants

Les transmigrants arrivant épuisés au Maroc après un long périple transsaharien et des difficultés insensées m’avaient mis en garde : « Même si on vous raconte tout ce qu’on a vécu là pendant ce long périple, vous ne pourrez jamais comprendre vraiment ce qu’on a vécu parce que vous n’avez pas enduré ». Ce constat répété m’a incité à m’éloigner d’un terrain marocain pratiqué dans des conditions relativement confortables pour mettre à l’épreuve ce défi et tenter de comprendre ce qu’ « endurer » voulait dire en me rendant en Algérie, en Mauritanie puis à Lagos et Cotonou. Mais en décidant de quitter le Maroc et en essayant de mettre mes pas dans ceux des transmigrants, ne faisais-je pas fausse route ? L’emploi de cette méthode de l’empathie bienveillante - revendiquée par tout chercheur qui entend pratiquer une sociologie compréhensive et qui veut observer au plus près les interactions et la réciprocité des échanges sociaux-  ne cachait-elle pas des intentions inavouées ? N’allais-je pas sur le terrain « chercher à rendre la vie des transmigrants  aussi redoutable et détestable que possible » comme le dit Bauman (1998) que pour mieux apprécier le confort de ma situation de chercheure ? N’étudiais-je donc pas cet autre transmigrant, souvent en situation d’immobilité forcée que pour mieux apprécier le plaisir de la jouissance de la mobilité? Finalement, ma démarche n’était-elle aussi pas guidée par un plaisir masochiste qui me pousserait à faire de la « trajectoire » de cet Autre marginalisé et invisible un non-sens que pour mieux me rassurer sur le sens et la légitimité de la mienne ? Je suis partie à Alger puis à Tamanrasset où s’arrêtaient les transmigrants qui remontaient depuis Agadez sur le nord pour ensuite passer au Maroc et arriver à Rabat.

En remontant de Tamanrasset sur Gardaia, étape mozabite du périple transsaharien, une tempête de sable a provoqué l’annulation de tous les vols et nous avons dû (mon collègue et moi) décider de regagner Alger par la route. Cela impliquait de prendre le bus au petit jour, de traverser la ville de Médéa, de passer près du Monastère de Tibihérine qui avait vu assassiner ses moines, de passer dans les gorges étroites de la Chiffa, sinistrement célèbres pour les attaques meurtrières perpétrées par certains groupes islamistes. La décision d’emprunter la voie terrestre a été prise sans hésiter sur les dires des locaux qui nous assuraient que les attaques terroristes étaient beaucoup moins fréquentes (nous étions en 2001) que les années précédentes et que l’armée présente assurait la sécurité des lieux. Le bus a traversé sans encombre et dans un silence de mort les gorges de la Chiffa, truffées de miradors contrôlés par l’armée. Nous avons fait étape à Blida où un attentat avait eu lieu la veille et avons traversé la plaine de la Mitidja pour atteindre sans encombre la banlieue de la capitale. A Alger - où un attentat avait eu lieu la semaine précédente- je suis allée dans le quartier de Delly Ibrahim rencontrer les transmigrants dans les « maisons inachevées »- constructions en béton abandonnées par leurs propriétaires et qui accueillaient la grande majorité des Congolais qui y résidaient quelques temps afin de se préparer à passer au Maroc.

A l’issue de ces terrains quelque peu mouvementés menés sur la « piste » des transmigrants au prix d’une certaine prise de risques, je me suis interrogée. En dehors du fait d’avoir répondu au défi lancé par eux et de me risquer un peu plus dans leur histoire, d’avoir observé la réalité des situations vécues par eux, s’exposer à un danger physique présentait-il certains avantages méthodologiques ? J’avais un peu « risqué » certes mais qu’est-ce que cela apportait à ma recherche que j’aurais pu mener tout aussi bien dans le confort de la capitale chérifienne ? J’étais profondément satisfaite d’avoir échappé au danger certes mais qu’est-ce que cela apportait au rapport que j’entretenais avec les personnes dont j’avais partagé un peu les conditions de vie et que j’avais vu en situation ? Comment justifier cette prise de risque et cette mobilité jugée immodérée par certains ?

Le chercheur qui parcourt l’espace maghrébin - quand il le fait au rythme des transmigrants - est soumis aux aléas de l’itinérance qu’il n’est pas en mesure de contrôler totalement. Il doit se plier au rythme lent ou aux dangers potentiels que ce type de mobilité impose, rythme qui le maintient en contact étroit avec une réalité qui pourrait trop facilement devenir virtuelle. Cette mobilité pérégrinante permet d’humaniser le parcours et de donner des visages à des lieux et un sens à des trajectoires individuelles dont l’objectif commun qui les unit peut trop facilement faire oublier la spécificité.
Etre en mobilité c’est aussi faire coïncider récit narratif et vécu, discours et réalité, c’est tenter de comprendre la portée réelle d’un discours recueilli à l’issue du périple transsaharien dans des conditions relatives de sécurité. Faire une partie du trajet et quelques unes des étapes principales du périple permet d’envisager l’invraisemblable, de croire l’incroyable, d’accepter la violence et la réalité de certains récits migratoires et d’appréhender un certain « réel » qu’un récit narratif trop pudique minimise, cache ou banalise mais rarement magnifie. Cette démarche permet de comprendre la diversité des discours concernant ce périple qui est souvent relaté comme une simple traversée ou un parcours initiatique, un sauvetage miraculeux ou une épopée héroïque, une déroute inavouable ou une situation de violence indicible. Cette volonté de suivre au plus près les contraintes et les moments de convivialité m’a permis d’appréhender la manière dont se constituent des réseaux sociaux transnationaux, trans-religieux ou interethniques mais aussi de comprendre le processus par lequel l’individu et le groupe font communauté dans le mouvement. Cette approche permet de percevoir l’existence d’une communauté d’itinérance évoluant dans un contexte étranger, changeant et imprévisible, devant s’adapter silencieusement aux contraintes de la situation irrégulière et de manière cachée dans un environnement dangereux.

La mobilité sur le terrain permet également d’établir au-delà de la connaissance sur…une connaissance de….la réalité de cette communauté transnationale qui inclut non seulement les transmigrants mais toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à leur passage. En cheminant avec certains d’entre eux ou d’entre elles, l’enquêteur participe à la vie des membres de cette communauté dont il devient lui-même pour un temps donné, un membre actif dont la cooptation se mesure à l’aune de la preuve de l’engagement. Cooptation entérinée par les « frères » ou les « sœurs » qui préviennent de la venue et la cautionnent. On lui confie un cadeau pour la « fiancée » restée à Alger, on lui indique les « frères » à rencontrer à la prochaine étape, on lui confie du courrier etc. Dans le cadre de cette recherche, l’acceptation par le groupe « étudié » ne s’est pas faite subitement comme l’affirme Geertz qui dit n’avoir été accepté par les villageois balinais qu’après avoir subi une descente de police chez lui, le mettant définitivement de leur côté. Ici, l’« acceptation» se construit lentement dans la durée, au fil des rencontres et des retrouvailles, des connivences établies et des services rendus, des silences implicites et des plaisirs partagés.

La mobilité du chercheur qui s’exerce jusque dans les extrémités mobiles de l’espace trans-migratoire se fait par petites touches, par petits liens, comme si la confiance nécessaire à la venue de la confidence était conditionnée aux « risques » pris par le chercheur, par des expériences partagées et par une mémoire commune des lieux traversés ET vécus. Cette mémoire partagée est le patrimoine commun de tous ceux et celles (chercheure compris) qui s’approprient ensemble ces lieux qu’ils/elles sont les seul-e-s à connaître de cette manière.
Malgré certains risques encourus au cours du terrain, je me suis étonnée de ce sentiment d’impunité qui m’a accompagné la plupart du temps. Je savais que ce terrain qui était dangereux pour les transmigrants, ne l’était pas vraiment pour moi parce que j’étais « en règle » et de ce fait convaincue que, même si je m’exposais à certains dangers générés par la situation politique ou par les obstacles naturels, je ne risquais rien. Je me suis déplacée avec la certitude tranquille de ceux qui sont libres de circuler, franchissant les frontières allègrement avec mon passeport en règle. Je savais que j’étais protégée par mon statut de visiteur mais aussi par ma nationalité et éventuellement mon âge ! Je savais que je ne serai en aucun cas réellement malmenée par les forces de l’ordre si je respectais certaines « limites » et que je pouvais jouer avec le danger tout en pensant que rien de vraiment grave ne m’arriverait, situation morale qui n’étant pas définie par la peur de la sanction devait m’octroyer une totale liberté. Et pourtant, la recherche a été limitée.

Je tenterai maintenant - tout en essayant de ne pas tomber dans une  dérive narcissique - de dire quelques unes des limitations et difficultés du terrain.
Les limitations : celles imposées par les agents de l’autorité chargés de veiller à la sécurité de ces lieux « sensibles » que sont les frontières au Maghreb. J’ai fait montre d’une trop grande curiosité en observant la situation tendue à la frontière qui sépare la ville de Melilla du territoire marocain et j’ai été bousculée et enjoint brutalement par la guardia civile de quitter les lieux. Je n’ai pas pu tenir trop longtemps le rôle de « touriste égarée » et ai du battre piteusement en retraite. Une autre limite à l’investigation est celle que peut s’imposer le chercheur d’une manière qui n’est pas toujours consciente. Devant un terrain non balisé, sa liberté de mouvement peut aussi être limitée par ses propres peurs devant la dangerosité - imaginée ou avérée - d’une situation qui n’est jamais clairement établie et qui est fluctuante. Il est certain que l’évaluation de la dangerosité de certaines situations (zones frontalières ou attaques terroristes) est en grande partie subjective même si le danger est ou a été bien réel à un moment donné. Comment faire la différence entre risques et dangers réels et en mesurer les conséquences pour la suite de la recherche ? Comment savoir circonscrire son terrain au plus juste ?

Les difficultés : cette recherche a montré que l’empathie manifestée par le chercheur et son acquisition inconditionnelle à leur cause réassure les transmigrants sur le fait qu’il ne les trahira en aucun cas. Cette confiance qui ne se sent pas menacée suscite une étonnante liberté de parole et un véritable plaisir à pouvoir se dire. Néanmoins, dans certaines circonstances douloureuses (écoute de violences perpétrées, situations de souffrance physiques), cette parole livrée n’exprime rien d’autre que le désir que cette parole devienne témoignage. J’ai recueilli de nombreux récits de violences et de trahisons, d’abus et de situations d’exploitation qui ponctuent les parcours clandestins. Dans ces moments précis, le « terrain » reprenait sa signification initiale empruntée au vocabulaire militaire et qui est celui de « battlefield » (Albera : 2001) ou de champ de bataille dans lequel des confrontations violentes ont lieu et dont le chercheur est le témoin. Souvent, les transmigrants m’ont demandé de témoigner des atteintes aux droits de la personne ou des injustices qu’ils avaient subis, de faire connaître leur situation et de plaider leur cause. A. Moussaoui (2001) qui a travaillé en Algérie au cœur des violences politiques parle de cette responsabilité douloureuse du chercheur, praticien clairvoyant mais impuissant qui a « diagnostiqué la douleur mais ne peut en apporter le remède ». Le chercheur se doit d’être objectif, détaché et il doit « résonner de concert » comme le soutient Schütz (1991) et « ne doit pas s’impliquer dans les émotions, les jeux et la vie des autres ». Il n’est pas non plus de son ressort de devenir « le dépositaire d’une mémoire vivante de l’affrontement à la mort » comme le dit Malraux ni de faire de ces inconnus clandestins des  héros, restés jusqu’alors sans auditoire.  Mais parfois devant l’intensité de certaines situations de souffrance, il se retrouve parfois lui-même sans voix et renonce à la quête de ses précieuses données.

6. Préliminaires à la recherche de terrain

Avant de m’engager dans cette recherche, je me suis questionnée sur les postulats et les attitudes qui sous-tendaient mon entreprise concernant l’étude « des migrants et des migrantes » originaires de l’Afrique sub-saharienne et évoluant au sein d’espaces géographiques anciennement colonisés par une puissance dont j’étais issue. J’étais consciente des a priori et des jugements de valeur qui risquaient de biaiser l’objectivité de mon travail et la démonstration de la « réalité » des situations et des personnes rencontrées. Consciente aussi du fait que mes regards posés sur ces « populations » expriment un « réel » modelé par les croyances et l’ idéologie en cours et vigilante quant à la résurgence de « survivances » de certains a priori forgés par une vision stéréotypée de l’Africain et véhiculée par la doxa africaniste des années 70 . En effet, celle-ci a gardé une vision culturaliste et catégorielle qui n’a pas remis en question les fondements d’une tradition philosophique qui conçoit « la personne africaine » comme le contraire de l’individu moderne moral, autonome, indépendant, volontaire, n’assignant au monde de valeur que celle qu’il lui donne. Armé de ce postulat, la « société africaine » y est perçue comme une société segmentaire (juxtaposition de petites unités sociales, ressemblance des individus, partage des mêmes croyances) et comme une entité englobante, totalisante, maternante et bienveillante qui  intègre l’individu et veille sur lui lors des rites de passage, prend en charge ses maladies et ses troubles psychologiques, multiplie les voies de salut sous forme d’institutions équilibrantes, fait de la personne un ETRE en participation avec les êtres de son lignage et soumis aux forces telluriques (Thomas : 1973). 

La conception de l’individu, dans les années 70 reste influencée par Lévy-bruhl, celle d’un être composé de multiples « appartenances », incapable de se dissocier de la nature et de l’au-delà, ce qui l’empêche d’être conscient de son individualité. Le primitif est un être illimité dans l’espace et dans le temps  car il déborde des frontières de son corps par une expansion de ses multiples « appartenances » (phanères, objets personnels, lieux de culte) et reste illimité dans le temps car il appartient au monde de l’au-delà, ayant des liens étroits avec le monde des esprits, des génies et des morts. La « personne négro -africaine » y est vue comme « une chose dont dispose la société » et comme victime d’un déterminisme quasi total : créée par un dieu tout puissant, possédée occasionnellement par les génies, menacée constamment par des attaques de sorcellerie qui dévorent son Moi, réincarnant de surcroît un-e ancêtre dont elle doit jouer le rôle et endosser le statut. Cette mise en relation constante avec le cosmos et les puissances tutélaires en font « une personne qui n’est jamais ni entièrement vivante ni jamais entièrement morte», (Thomas :1973) en bilocation constante toujours ici ou ailleurs, toujours dans le passé ou dans le futur mais jamais dans le présent. Cette personne oscille sans cesse entre perte et gain ontologique : perte de l’être dans le sommeil, l’émotion ou l’égarement de ses « âmes », gain de l’être par le réveil, le sacrifice, les rites initiatiques. Cette personne frôle constamment l’anomie du fait de ses nombreuses appartenances sur lesquelles elle n’a aucune prise. Fascination de l’occidental monadique, invariable, assigné et circonscrit à son corps pour cet individu pluriel, illimité,  « doublé » d’ombres, d’âmes, d’énergies vitales. Fascination pour ces morts qui ne meurent pas.

Cette figure d’un non-individu questionne Bastide (1973) qui sans vouloir tomber dans l’ethnocentrisme affirme que la pluralité des éléments constitutifs de la personne et la fusion que vit l’Africain avec la nature sont les deux anti-principes d’individuation. Le moi africain, affirme t’il, n’existe qu’en « dehors » et « différent » inséré dans la continuité temporelle et la diversité spatiale (multitudes de relations avec les lieux, les êtres, les objets, la nature).

Si l’on adopte cette manière de penser l’individu, on peut légitimement se demander ce qu’il adviendra de ce « personnage » qui avance « masqué », incarnant le rôle prescrit par son statut et franchissant les étapes de la vie dans un ordre inaltérable, au rythme programmé des rites de passage . Qu’adviendra t’il de cette persona redevable à l’infini à ses ancêtres, ses parents, son ethnie, sa communauté lorsqu’elle quittera sa société villageoise protectrice et bienveillante ? On peut se demander avec inquiétude ce qu’il adviendra de cet individu vivant le changement social au cœur des sociétés africaines contemporaines engagées dans un processus de modernisation, de monétarisation, d’urbanisation favorisant le cosmopolitisme ? On peut s’inquiéter de l’avenir de cet individu lorsqu’il quittera son environnement chtonien avec lequel il entretient une solidarité ontologique pour affronter l’anonymat de la jungle urbaine.

La logique bastidienne de la personne en Afrique noire ne parvient pas à rendre crédible le schéma explicatif de la personne mais elle contribue dans son assignation catégorielle à caricaturer un Africain communautaire, dépendant, irresponsable et incapable d’autonomie. Mais suffit-il d’être conscient des paradigmes successifs qui ont imprégné les sciences sociales et modelé un autre lointain et étranger pour devenir plus clairvoyant et être apte à faire de la recherche ?







I ère partie

De la migration à la transmigration : le contexte géopolitique

Construction européenne,
paradoxes et contradictions.
Caractéristiques de la transmigration



Décrire, c’est déjà faire, c’est contribuer à réduire l’inertie entretenue par ces sentiments contraires de fascination du présent et de crainte d’un avenir obscur, c’est rendre moins invisibles les zones d’ombre où la surmodernité mondialisante rejette ceux qu’elle délaisse et repousse les restes de ce qu’elle a défait .
Balandier, Le Grand système 2001


Les pratiques circulatoires des transmigrants au Maghreb et le savoir-transiter sont intrinsèquement liés aux politiques sécuritaires mises en place par l’Union Européenne et à la restriction drastique dans l’attribution des visas par celle-ci aux ressortissants de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb. Il est donc nécessaire ici avant que d’étudier les interactions humaines qui se développent en transmigration, de porter l’attention sur les politiques d’immigration, ces êtres non-humains comme les défini Latour (1991) et de tenter d’en déterminer les enjeux, les degrés de convergence et de divergence et les répercussions sur les transmigrant-e-s. Dans un premier temps, nous étudierons les conditions de l’évolution des politiques migratoires élaborées par l’Union Européenne au cours de la décennie 1995-2005 et qui conduisent progressivement à une militarisation et à une panopticonisation de l’espace maritime extracommunautaire. Nous examinons ensuite la nature des relations euro-maghrébines et les répercussions des nouvelles politiques menées dans les pays du Maghreb qui sont en train de devenir la frontière sud de l’Europe. Nous tentons enfin de donner les caractéristiques de ces nouvelles mobilités et de comprendre comment au cours de ces dix dernières années, la figure de l’étranger s’est transformée et est passée de celle du migrant laborieux, docile et utile à celle du faux- demandeur - d’asile, parasite et dangereux devant être expressément maintenu hors de l’espace communautaire.

1. Construction européenne et immigration irrégulière

La construction de l’espace migratoire européen a débuté dès 1968 par l’affirmation du principe de liberté de circulation des travailleurs européens et a abouti en 2002 à la définition d’un espace communautaire sans frontières pour l’ensemble des Européens. Le Conseil européen des chefs d’Etat et de Gouvernement créé en 1974 a pris la décision - suite à la crise économique provoquée par le choc pétrolier - de fermer les frontières des pays de l’Europe du nord. La cessation brutale de l’immigration de travail choisie et régulée a eu des conséquences immédiates sur les pays de l’Europe du sud (Espagne, Portugal, Italie, Grèce, Turquie et Yougoslavie). Ces pays sont alors progressivement devenus des pays-relais et auraient accueilli en 1986 (Simon : 1986) environ 1,5 million d’immigrés dont 1,3 million en situation irrégulière (alors que la France faisait état de 200 000 immigrés clandestins).
Au début des années 1980, les pays du sud de l’Europe (Espagne, Portugal, Italie, Grèce) deviennent des pays d’accueil. La proximité géographique avec le continent africain, l’essor économique impulsé par les fonds de l’ Union Européenne alliés à un faible support juridique et institutionnel, expliquent l’attraction de la force internationale de travail dans ces régions méridionales de l’Europe du sud. La grande majorité d’entre eux, recrutés par des filières officieuses étaient venus avec un visa de tourisme (ou sans visas pour les ressortissants des pays du Maghreb) et se sont « irrégularisés » à l’expiration de la période de validité de leurs documents. La fermeture des frontières de l’Europe du nord a donc provoqué une installation « par défaut » des demandeurs d’emploi en Espagne et en Italie qui ont vu un accroissement rapide et constant de travailleurs immigrés en situation irrégulière.
Les pays de l’Europe du sud traditionnellement pourvoyeurs d’émigrants  étaient totalement dépourvus de structures législatives et d’institutions adaptées à leur nouvelle condition de pays d’immigration. L’année 1991 voit en Espagne la création d’une Direction générale des migrations et d’un Bureau des Etrangers et en 1992 la création d’une Commission intérieure au Ministère des Affaires Etrangères. Sous la pression de l’Union Européenne, l’Espagne instaure l’obligation de visas d’entrée pour les ressortissants du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie en octobre 1991. Dans les années qui suivent, l’Espagne établit des quotas et reçoit officiellement 20 000 émigrés par an mais elle tolère une immigration irrégulière importante tout en procédant à des régularisations successives. S’il n’y avait en Espagne dans les années 70 que 160 000 travailleurs immigrés, le nombre d’immigrés en situation irrégulière est passé entre 1985 et 1995 de 158 211 à 474 711 malgré le fait que l’Espagne ait eu le plus fort taux de chômage de l’Union (21,6% en 1985) (Pères :1999). Il est maintenant reconnu que les travailleurs irréguliers recrutés par des filières clandestines ont largement contribué au développement du secteur industriel de l’Espagne, entrée dans la CEE en 1986, et qui a été bénéficiaire de politiques d’aide au développement. L’immigration de personnes en situation irrégulière est devenue un phénomène structurel de l’économie de ce pays qui en 2006 connaît une forte croissance économique et continue d’attirer une main d’œuvre originaire non seulement d’Afrique sub-saharienne mais surtout d’Amérique latine et depuis peu de l’est de l’Europe.

L’immigration « irrégulière », traitée dans les années 80 de manière discrétionnaire par chaque Etat, s’est lentement étendue au reste de l’Europe et s’est développée à partir de la volonté de construction d’une politique commune en matière d’immigration et d’asile et d’une « harmonisation » des procédures visant à la protection des frontières. En parallèle aux accords visant à établir la libre circulation des personnes au sein de l’espace intra-communautaire, des mesures visant à restreindre les entrées des personnes extra- communautaires dans l’espace Schengen ont été adoptées. Les accords de Schengen de novembre 1985 (entérinés par la convention d’application de juin 1990 entrée en vigueur en 1995) avaient pour objectifs de « délimiter les frontières communes de l’Europe, de prévoir de mettre fin à l’usage « abusif » des demandes d'asile, de contrôler les frontières extérieures communes de l’Europe, d’instaurer une politique commune et un système d’information automatisé des étrangers ». Ces accords signés par les 13 états de l’Union sont considérés aujourd’hui comme des « acquis » car ils font partie intégrante du droit communautaire consigné dans le Traité d’Amsterdam entré en vigueur en 1999 qui stipule que le contrôle de l’immigration, les visas, le droit d’asile, la coopération judiciaire en matière de sécurité civile relèvent de décisions communautaires prises à l’unanimité pendant les cinq années suivant l’entrée en vigueur du Traité (avec des exceptions pour le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni). Le Traité stipulait que les sujets adoptés à l’unanimité jusqu’en 2004 le seraient à la « majorité qualifiée » après 2004 si cela était souhaité par les Etats-membres.

Lors du Conseil européen de Tampere en octobre 1999, les Etats membres se sont engagés à respecter l’aspect social et humain du dossier de l’immigration et ont dit souhaiter l’harmonisation des procédures concernant l’asile. Les Etats s’engageaient cependant à combattre à la source « l’immigration clandestine » afin d’établir une gestion plus efficace des flux migratoires en étroite collaboration avec les pays d’origine et de transit. L’intention de maintenir la différence entre le droit à l’asile et la lutte contre l’immigration clandestine était clairement exprimée. Le souhait exprimé à Tampere d’une approche commune de la régularisation des étrangers en situation irrégulière avait alors été avancé.

Deux ans après le Conseil de Tampere qui annonçait un rééquilibrage de la politique d’asile et d’immigration, les attentats terroristes du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont déséquilibré - et de manière durable - la politique d’immigration en privilégiant l’aspect sécuritaire au détriment de l’aspect social et humain. Nous verrons ensuite que les attentats de Madrid en mars 2003 puis de Londres en juillet 2005 vont permettre aux gouvernements en place de renforcer l’exercice de leur souveraineté nationale en invoquant le renforcement de mesures pour assurer la sécurité de leurs concitoyens.
Le Conseil de Laeken (décembre 2001) qui s’est tenu trois mois après les attentats de New-York s’est inquiété du fait que la politique commune en matière d’asile et d’immigration n’avait pas progressé et prônait une nouvelle approche. Il s’engageait toutefois à mener une politique qui respecterait à la fois «l’équilibre nécessaire entre la protection des réfugiés, l’aspiration légitime à une vie meilleure et la capacité d’accueil des Etats-membres. » Le Conseil avait cependant reconnu «cette aspiration à une vie meilleure » qui anime les migrants à venir chercher un travail en Europe. Cependant si le Conseil de Laeken a reconnu de manière sibylline qu’une aspiration à une vie meilleure ne pouvait se réaliser que par un accès à une plus grande liberté de circulation et le droit de travailler dans l’espace Schengen, il n’en a pas pour autant remis en question sa « politique d’immigration zéro » qui maintient une fermeture drastique des frontières. Obsédé par la lutte contre l’immigration clandestine plutôt que par une réflexion sur les effets pervers de la politique communautaire en matière d’immigration, le Conseil de Laeken va légitimer la prise de mesures répressives en travaillant à la mise en place « d’accords de réadmission » avec les pays émetteurs et en invoquant sans preuve à l’appui, la ‘faible’ capacité d’accueil des états-membres.

Le Conseil de Séville en Juin 2002 a décidé d’accélérer la mise en œuvre du programme élaboré à Tampere mais devant l’impossibilité d’harmoniser les procédures, il a émis des directives destinées à être transférées dans les législations nationales avant la date de février 2005. Les Etats Européens reprennent ainsi leur liberté de dire non aux politiques d’harmonisation qui desserviraient leur intérêt national et font valoir leur droit d’exercer leur souveraineté nationale en matière d’immigration, de contrôle des frontières et de défense nationale. L’harmonisation souhaitée n’a pas eu lieu et les « acquis  Schengen» qui permettent la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’espace Schengen ont seulement réussi à harmoniser les conditions de délivrance des visas de court séjour de trois mois. Le rêve d’une harmonisation européenne cherchant à réaliser une approche sociale et humaine du dossier de l’immigration a été abandonné au profit d’une approche sèche, techno
cratique et inhumaine. La gestion de la sécurisation des frontières extérieures communes a concentré tous les efforts d’une Union Européenne qui vise à coordonner l’action des Etats-membres en matière de répression et de surveillance. Elle a créé de nombreux organismes de contrôle et en utilisant les moyens les plus sophistiqués de la technologie informatique et électronique.

Tableau 1 : Chronologie des systèmes de contrôle dans l’espace Schengen

Date  Instruments de contrôle et de surveillance19.06.90Création du SIS : système information Schengen 29.07.92Création d’ EUROPOL : Office Européen de Police 30.11.94Création CIREFI : Centre d’Informations de réflexion et d’échanges en matière de franchissement des frontières et d’immigration 27.05.99Création d’un système d’alerte rapide aux fins de la transmission d’informations relatives à l’immigration clandestine et aux filières de passeurs2002-2008Mise en place du SIVE : Système intégré de vigilance extérieure2003-05Projet de création d’un corps européen de gardes-frontières 20.1.03EURODAC : système informatisé de collecte des empreintes digitales 
L’obsession sécuritaire qui domine depuis 2001 tente de réaliser une ‘harmonisation’ des mesures sécuritaires et des sanctions, des procédures d’éloignement et du refus d’accorder le droit d’asile.

1.1 Les politiques du Droit d’asile : une harmonisation par le bas

L’augmentation croissante, linéaire et régulière des demandes d’asile émanant de personnes issues en grande majorité des zones de conflit mais aussi de pays pauvres ou ayant des conflits internes mais catalogués comme « sûrs » car n’étant pas en état de guerre, inquiète les Etats-membres concernés. Tous les pays de l’Europe des 15 (et depuis peu de l’Europe des 25) sont signataires de la Convention de Genève de 1951 et sont tenus de recueillir sur leur territoire les demandeurs d’asile. Cette demande peut être déclenchée par toute personne rentrée de manière régulière ou non - dans le pays d’accueil. Précisons que la procédure de la demande d'asile reste la seule voie légale pour celui qui se voit dénier un visa Schengen et veut résider ou travailler en Europe.

Mais la peur de l’envahissement de l’Europe par une population non désirée et perçue comme potentiellement dangereuse a poussé les gouvernements à faire de la lutte contre l’ « usage abusif » du droit d’asile une de leurs priorités afin de rassurer une opinion publique jugée inquiète. Pour ce faire, le Conseil de l’Union Européenne a élaboré la Convention de Dublin (entrée en vigueur en 1997) qui modifie le chapitre sur le droit d’asile établi par la Convention Schengen. Concernant les personnes en situation irrégulière provenant d’un pays tiers, la Convention de Dublin prévoyait l’examen de la demande d’asile dans le pays de première entrée dans l’Union européenne. Elle ne tenait pas compte du souhait éventuel du demandeur d’asile de vouloir rejoindre le pays de son choix pour des motifs « familiaux, religieux, culturels ou ethniques ». Elle approuvait la demande du choix du pays d’accueil pour raison familiale uniquement si un membre de cette famille (époux ou épouse, enfant non marié ayant moins de 18 ans) y avait acquis le statut de réfugié.

Elle prévoyait de surcroît l’expulsion possible d’un demandeur d'asile dans un état « tiers » (en dehors de l’Union européenne) à condition que ce pays soit un « pays tiers sûr». Les oppositions à cette Convention émises par les organisations de Défense du Droit d’asile ainsi que les dysfonctionnements constatés dans son application ont convaincu les législateurs de la revoir et de l’assouplir. En février 2003 un nouveau règlement est adopté. Ce règlement « Dublin II » introduit quelques assouplissements quant aux conditions du regroupement familial mais il maintient le principe établi par la Convention qui interdit au demandeur d'asile de choisir son pays d’accueil et qui permet à tout état-membre de l’envoyer vers un état tiers hors de l’union. La notion de « pays tiers sûr » émise par la Convention de Dublin stipule qu’ « une demande pourra être jugée irrecevable par un Etat de l’Union si un état tiers sûr est prêt à examiner la demande ». La définition de la « sûreté » d’un Etat reste toujours controversée et n’a pas été définitivement tranchée lors de la réunion de Dublin en Janvier 2004, réunion au cours de laquelle les ministres européens de la justice n’ont pu faire l’unanimité bien que cette notion soit déjà acceptée par plusieurs Etats et présente dans la Constitution de l’Allemagne depuis 1993.

Pour renforcer le dispositif de la lutte contre les « abus » du droit d’asile, l’Union a adopté en Janvier 2003 le règlement EURODAC  qui vise à faciliter l’application du règlement « Dublin II ». Ce système européen automatisé d’identification d’empreintes digitales centralisé établi à Bruxelles a pour objectif de devenir «un instrument efficace de la  gestion de l’asile » dans l’Union Européenne. Ce système est censé éviter la multiplicité des demandes d’asile dans divers pays de l’Union, contrant ainsi les volontés et les choix des demandeurs. Le système a fonctionné en 2003 et aurait identifié à partir de la France 1443 personnes ayant déjà posé une demande dans un autre état de l’Union (contre 761 en 2002 avant la mise en place du système selon Forum Réfugié (2004). La détection de ces « fraudes » à la demande d’asile va-t’elle contribuer à faire baisser de manière significative le nombre des demandes ? Ce système ne va pas t’il pas contribuer à l’augmentation croissante de personnes en situation irrégulière et à renforcer la difficulté de ce parcours ? On sait déjà que des stratégies de contournement existent et que la volonté forte des individus de parvenir à résider dans le pays de leur choix trouve les moyens de détourner ce Système informatisé performant. Des hommes et des femmes se brûlent le doigt à l’acide ou se mutilent la main afin d’effacer leurs empreintes digitales…...

Confortés dans leur « succès » à détecter les fraudes, les décideurs n’en abandonnent pas pour autant l’idée de la délocalisation de l’asile et poursuivent leurs projets tant au niveau communautaire qu’extracommunautaire. L’arrivée des dix nouveaux entrants dans l’Union Européenne en mai 2004 va permettre de délocaliser la demande d’asile hors des frontières des 15. Cet élargissement est censé « soulager » une Europe des 15 qui cherche par tous les moyens possibles à stopper l’afflux des demandes d’asile sur son territoire, le règlement Dublin exigeant, rappelons le, que la demande d’asile soit déposée dans le premier pays de l’Union dans lequel arrive le requérant. L’Europe des 15 va ainsi se délester silencieusement et à moindre frais d’un grand nombre de demandes qui lui étaient a priori destinées. Cette obligation d’accueillir les demandes d’asile faite aux nouveaux entrants, dont certains n’étaient pas signataires de la Convention de Genève avant leur entrée dans l’Union, pose de nombreuses questions concernant les défaillances des systèmes d’asile de certains pays et la capacité du pays d’accueil à accorder une protection réelle. Elle met en jeu la responsabilité de l’Union Européenne à se défausser de ses responsabilités sur ces pays tiers.

Depuis avril 2004, le vote à la majorité qualifiée a remplacé le vote à l’unanimité établi par le Traité d’Amsterdam. Ce vote implique le retour à la souveraineté nationale en matière de politique d’asile et laisse aux pays de l’Union toute latitude de durcir leurs politiques d’immigration. Nous prendrons ici l’exemple du Royaume-Uni et de la France pour illustrer le durcissement de leur politique en matière d’asile.

Depuis les attentats de 2001 aux Etats-Unis, le Royaume-Uni (qui n’a pas signé les accords de Schengen) a mis en œuvre tout un arsenal de mesures répressives alliant augmentation des contrôles des personnes, politique de retours forcés (11 000 personnes ont été expulsées en 2001), inscription sur la liste noire de pays jugés « sûrs» dont les ressortissants se voient refuser le statut de réfugié. Le Ministre de l’intérieur Blunkett a développé une collaboration étroite avec les autorités françaises pour obtenir la fermeture du centre de Sangatte qui recevait les demandeurs d’asile allant au Royaume Uni. (Ce centre a vu passer 63 000 demandeurs d'asile en 3 ans (sept 98-nov 02) principalement originaires d’Afghanistan et du Kurdistan Irakien). Le Ministre s’est félicité du succès de sa politique restrictive qui a « réussi » à faire diminuer le nombre des demandes d’asile de 103 080 en 2002 à 60 050 en 2003. Fort du « succès » de cette réduction spectaculaire du nombre de demandes d’asile, le gouvernement de Tony Blair a proposé - nous le verrons plus loin - « l’externalisation » de la demande d’asile à la périphérie de l’ Union .

La France, qui est au premier rang de l’Europe pour le nombre des demandes d’asile, a depuis 2002, révisé la Loi sur l’immigration et le séjour des étrangers, resserré les contrôles en matière d’immigration, réformé le Droit d’asile et réduit l’octroi du statut de réfugié. Sous la pression du Ministre de l’intérieur Sarkozy qui déclare que « La France ne peut pas être accueillante que pour ceux dont personne ne veut dans le monde » et dont l’un des thèmes de campagne à l’UMP est de prôner « une immigration choisie », les conditions de la demande d’asile dans les « zones d’attente » situées dans les ports et aéroports se sont durcies. Ces zones d’attente sont le témoin de graves dérives policières et de violations des droits de l’homme  entérinées par un Ministère de l’Intérieur qui suspecte a priori tout demandeur d'asile d’être un faux réfugié.

1.2 Eléments pour l’établissement d’un « indice de durcissement » 

Nous nous sommes intéressés particulièrement à la politique d’asile menée par la France concernant les ressortissants d’Afrique sub-saharienne en provenance du Nigeria, du Cameroun, de RDC, du Congo, du Mali et du Sénégal. Ces derniers constituent la grande majorité des personnes que nous avons rencontrées durant leur transit au Maghreb et sont les futurs demandeurs d’asile en Europe. Nous constatons tout d’abord que les demandes d’asile en provenance d’Afrique ont doublé au cours des cinq années 1999-2003 tout comme le nombre global des demandes d’asile. On constate aussi que la proportion des demandes ne varie pas sensiblement au cours des 5 dernières années. 

Nous avons comparé aussi l’évolution du nombre des demandes d’asile en provenance de toute l’Afrique avec le taux de demandes accordées sur la période 1999 – 2003. Le taux d’accord est passé de 20,30 % en 1999 à 13,30 % en 2003.
Tableau 2 : Les demandes d’asile en France de 1999 à 2005

AnnéeTotal demandeurs asiles FranceTotal demandeurs
issus de pays africains 19992711410441 38,5 % 20003458815500 45%20014726021149 45%20025108724114 47%200352204.20933 40%200463000200550000 Source OFPRA, 2004/UNHCR, 2006

Le tableau ci-dessous indique l’évolution des demandes d'asile (1999-2003) pour quelques uns des pays d’Afrique sub-saharienne ainsi que le taux de statuts de réfugiés accordés.
Tableau 3 :

Ces chiffres montrent les fluctuations du nombre des demandes en fonction de la situation spécifique de chaque pays (guerre, conflit larvé, précarité économique). On observe une diminution générale du taux d’accords quelque soit la situation du pays. En 2003, on constate que le taux d’accord ne dépasse jamais 15% pour les pays africains , que les ressortissants viennent de pays en guerre (RDC) ou sortant de la guerre (Congo, Liberia, Sierra-Leone) ou de pays dont la situation politique est instable (sud- Congo, Côte d’Ivoire). Concernant les pays francophones réputés stables (Sénégal, Cameroun, Mali), le taux d’accord est de 7% pour les deux premiers et de 0,4% pour le Mali. Ce taux d’acceptation extrêmement bas est à mettre en relation avec l’assignation du Mali comme « pays sûr » comme défini par les critères du gouvernement français, ce qui légitime son refus quasi-total d’accorder l’asile aux ressortissants maliens. Les ressortissants des pays anglophones ont, quant à eux, un taux d’accords plus faible que les pays francophones pour les pays en guerre (7,5% pour le Sierra-Leone et 9% pour le Liberia). Les ressortissants du Nigeria se voient accorder le nombre le plus faible d’accords : 1.9 % alors que la plupart sont issus de la région pétrolière du Delta du Niger où les affrontements entre minorités et agents de l’autorité sont quotidiens.
Les graphiques ci-dessous comparent le nombre de demandeurs d'asile et la proportion de demandes accordées pour 4 des pays concernés par notre recherche (RDC, Congo, Cameroun et Nigeria). Il montre la tendance au durcissement qui s’opère depuis les 5 dernières années en montrant pour chaque pays l’évolution inverse du nombre des demandeurs et de la proportion des demandes accordées. On voudrait proposer ici l’établissement d’un « indice de durcissement » qui dénonce les pratiques minimales d’un gouvernement dans l’accueil des demandeurs d'asile, un gouvernement oublieux de ses responsabilités historiques et qui ne tient pas compte du contexte géopolitique actuel. En définitive, en 2003, la France a accordé le statut de réfugié à 2660 personnes originaires d’Afrique (12.7%) sur un total de près de 21 000 demandeurs d’asile.  SHAPE \* MERGEFORMAT 

Graphiques 1 à 4 : Evolution des demandes d’asile accordées aux ressortissants de 4 pays
1.3 « Externalisation » de l’asile et de l’immigration

L ’Europe se trouve confrontée à de nombreux paradoxes : les directives de l’Union Européenne concernant les conditions d’octroi du statut de réfugié peuvent être considérées comme une avancée par rapport à certaines législations nationales qui doivent être adaptées et révisées. Elles ont permis d’élargir les critères d’attribution du statut de réfugié qui ne se limitent plus aux critères de la Convention de Genève qui relèvent de la persécution étatique mais elle permet d’accorder une protection subsidiaire ou une assistance temporaire à des ressortissants dont les gouvernements ne peuvent pas assurer la sécurité. Cette définition plus large devrait permettre à un plus grand nombre de personnes de bénéficier de cette protection. Cependant, le durcissement des conditions d’octroi de cette protection vise à rendre de plus en plus difficile l’octroi du statut, en particulier avec les projets « d’externalisation » de l’asile. Si le terme d’externalisation n’est jamais réellement formulé, il n’est pas impensé. Le concept a tout d’abord été proposé par le gouvernement de Tony Blair en mars 2003 qui a proposé la création de « processing transit centers » qui traiteraient les demandes d’asile dans les pays périphériques de l’Union Européenne.
En 2003, le Conseil européen de Thessalonique sur la pression de la France et de la Suède a rejeté les propositions de délocalisation de l’asile soumises par le Royaume-Uni soutenu par les Pays Bas et l’Italie. Le projet d’externalisation de l’asile soutenu aussi par les Allemands et les Italiens sous le nom de « portail d’immigration » a été repris en septembre 2005 par le ministre allemand de l’intérieur qui parle de « centres de bienvenue ». Bien que ce projet ait entraîné de vives résistances de la part de tous les pays maghrébins concernés qui se sont jusqu’en 2003 refusés à en être les exécutants, le concept est bien présent dans le Programme de la Haye (COM 2005 184) qui parle de la « dimension externe » de l’asile et oriente la politique pour la période 2005-2010. Il souhaite élaborer des programmes de protections régionaux de l’Union Européenne en partenariat avec les pays tiers concernés et en étroite collaboration avec le haut Commissariat pour les Réfugiés. Il indique également clairement son intention d’harmoniser des procédures visant à l’application d’une politique de retour à l’encontre  « des migrants qui n’ont pas ou plus le droit de séjourner légalement dans l’Union Européenne et doivent retourner dans leur pays d’origine volontairement ou, si nécessaire, y être contraints. » Il prévoit déjà la mise en place d’un fonds européen de retour en 2007, un retour qui serait fait « de façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux et de leur dignité ».
Ce programme propose la mise en œuvre de projets-pilotes qui seraient coordonnés par le HCR et des associations caritatives se chargeraient d’ étudier la faisabilité de ces nouveaux projets. Certains chercheurs contestent l’instrumentalisation potentielle de l’organisation internationale par l’Union Européenne et se font les avocats (Benguendouz : 2005 ) d’un autre type de démarche qui serait basée sur le principe de coresponsabilité et appellerait à la concertation concertée et globale plutôt qu’à l’exécution de projets sécuritaires basés sur une logique de peur et de repli sur soi.

Selon le journal de Forum Réfugiés (Juillet 2005), l’Italie aurait déjà contribué en 2003 à la construction d’un de ces « centres d’accueil » sur la côte libyenne pour accueillir les personnes expulsées et ceci malgré le fait que la Libye ne soit pas signataire de la Convention de Genève et qu’elle n’établisse pas de distinction entre un réfugié et un migrant économique. Malgré cela, des accords policiers tenus secrets ont été signés entre l’Italie et la Libye permettant à l’Italie de renvoyer les demandeurs d’asile en violant toutes les conventions.

De plus c’est au nom des droits de l’homme et sous couvert de visées humanitaires que les Etats-nations expriment leur volonté d’accueillir les étrangers. L’analyse de la rhétorique utilisée par les législateurs de l’Union Européenne montre que au nom des étrangers à intégrer dans l’Union Européenne, on refuse ceux qui se trouvent à l’extérieur, qu’au nom de l’unité du corps social européen, on criminalise ceux qui n’en font pas partie, et que sous couvert d’éviter des morts tragiques, on construit des centres d’accueil qui serviront en fait à refouler ceux qui seront arrivés sains et saufs dans l’espace Schengen. Ces « centres » qu’ils soient nommés d’accueil, de transit, d’hébergement, de rétention ou qualifiés de zones d’attente , de zones-tampons etc ont tous pour caractéristique commune la mise à l’écart des étrangers (Valluy :2005). Cette logique d’enfermement ou de regroupement forcé a contribué à faire en quelques années du demandeur d’asile non plus seulement un être suspect coupable d’émigration mais un être dangereux contre lequel il faut se protéger car il est vu comme menaçant le bien- être de nos citoyens et la sécurité de nos démocraties. Cette volonté commune d’harmoniser le rejet de cet étranger (qu’il soit demandeur d'asile, sans-papiers ou réfugié) est mortifère non seulement pour les déboutés et les rejetés mais à long terme pour l’Europe elle-même qui veut confier la sous –traitance de sa politique d’immigration aux pays situés à la périphérie de l’espace communautaire. Cette volonté mortifère génère des paradoxes que l’ Union Européenne ne semble pas encore prête à vouloir examiner.

Les paradoxes de l’Union Européenne 

L’ Union Européenne qui se veut un « espace de liberté, de sécurité et de justice » est en train de créer un espace de non- liberté, d’insécurité et d’injustice dans sa périphérie. Elle contribue à créer un espace mortifère - en opposition totale aux principes qui ont présidé à son édification - et se refuse à admettre cette évidence. Elle refuse également d’examiner les paradoxes auxquels elle est confrontée au sein même de l’espace européen. D’une part, elle met tout en œuvre pour durcir sa politique d’immigration par des révisions de la Loi sur l’immigration, un durcissement de l’attribution du droit d’asile, une augmentation des reconduites aux frontières et un discours sécuritaire obsessionnel. D’autre part, elle se rend compte que l’obstination à vouloir maintenir une « politique d’immigration zéro » est en train de lui porter préjudice car elle est contraire sur le long terme à sa survie.

La politique de fermeture qu’elle s’obstine à renforcer (en mettant en péril les valeurs républicaines dont elle se réclame) est contestée de toutes parts : les rapports alarmistes des démographes attirent l’attention sur le déclin démographique de l’Europe qui ne pourra plus, dans un avenir proche non seulement assurer le renouvellement de sa population mais assurer le maintien d’une population vieillissante. Déjà en 2000, le rapport des Nations Unis intitulé « Migration de remplacement : une solution aux populations en déclin et vieillissantes » proposait une réouverture massive des frontières (159 millions de personnes d’ici 2025) dans le but de maintenir l’équilibre entre population active et non active. Bien que le calcul de ces chiffres ait été contesté et revu à la baisse, il ne remet pas en question la réalité du problème.

En 2005, de nouvelles projections faites par des démographes européens confirment qu’entre 2010 et 2030 la population de l’Europe des 25 diminuera de 450 à 400 millions. Ce déclin sera tel qu’il aura un retentissement drastique sur la croissance des économies libérales, le fonctionnement du marché intérieur et la compétitivité des entreprises européennes. Les politiques commencent à prendre conscience que le faible taux de fécondité de certains pays d’Europe du sud (Italie, Espagne et Grèce) ne permettra pas le renouvellement des générations dans un avenir proche et que des solutions sont à trouver rapidement pour suppléer au futur manque de main d’œuvre. Ce manque de main d’œuvre est souligné par le patronat européen qui réclame la relance ou l’élargissement d’une immigration de travail dans des domaines clés tels que la santé, l’éducation, les travaux publics ou l’informatique. Malgré le nombre important de chômeurs européens, l’Europe commence à réaliser que ces besoins insatisfaits nuisent à sa croissance économique. Début 2005, la Commission Européenne - en totale contradiction avec la politique sécuritaire en cours - a produit un petit « livre vert » traitant de la gestion des migrations économiques. Ce livret propose diverses « solutions » pour répondre aux « problèmes » et aux « besoins » de la Communauté Européenne en proposant une maîtrise sélective de l’immigration.

La conception de l’immigration telle qu’envisagée aujourd’hui par les experts et les gouvernants relève d’ une conception utilitariste qui se mesure à l’aune de « besoins à satisfaire », « de déficits à combler » et « d’intérêts économiques à défendre». Cette vision ethnocentrique de l’ « immigration - kleenex » désignée aussi comme une immigration jetable considère les immigrés comme une force de travail malléable et corvéable dont on peut se débarrasser quand besoin est. Elle est basée sur une conception inégalitaire et asymétrique des rapports humains et sur une conception de l’individu soumis à la Loi du marché. En France, cette vision utilitariste d’une immigration contrôlée, maîtrisée et choisie semble même être la seule vision qui s’impose après des années de désengagement des politiques de droite comme de gauche dans ce domaine.

Les visions sectorisées que donnent les experts de l’Union Européenne, les économistes ou les professionnels de la politique n’offrent trop souvent que des visions parcellaires de ces nouveaux mouvements humains. Elles se refusent à appréhender le phénomène de manière holistique et à examiner les conséquences mortifères des contradictions créées par de telles approches. Ces visions ethnocentriques des relations humaines sont également prégnantes dans les relations qu’entretiennent les pays européens avec les pays qu’ils ont colonisés. Elles procèdent de la même logique.


2. La région maghrebo-sahélienne, nouvelle frontière de l’Europe

2.1 Rappel historique des relations euro-méditerranéennes

Nous ne reviendrons pas ici sur le rôle de la Méditerranée dans les échanges de biens, de population et de culture et sur sa fonction de « pont » reliant les gens qui peuplent son pourtour (Braudel : 1990). Nous rappellerons brièvement que le 19ème siècle a été un siècle de mouvements humains intenses et qu’il a su instaurer de véritables politiques d’immigration gérées par des Etats-nations devenus capables de réglementer les déplacements de ses individus. Les mouvements se sont faits dans le sens nord - sud lors de la colonisation des pays du Maghreb favorisant une immigration de peuplement qui se réduira considérablement au début du 20ème siècle.
Le 20ème siècle a vu la mise en place de migrations internationales de travail et les sociétés industrialisées européennes recruter une main- d’œuvre rurale pour le développement de leur industrie. La première grande vague d’émigration issue du Maghreb se fera dans la période de l’après - guerre entre 1920 et 1930 pour pallier le déficit démographique de la France causé par la grande guerre. La Crise des années 30 amorcera le déclin des flux migratoires et ceci jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Dans les années 50, la France a recruté pour le développement de son industrie une main- d’œuvre d’origine étrangère venue des pays du sud de l’Europe (Espagne-Portugal-Italie) puis dans les années 60 de la Turquie et du Maghreb.
La deuxième grande vague d’émigration en provenance du Maghreb et de Turquie se fait à la demande des pays européens car les besoins considérables de main-d’œuvre sont liés aux grands travaux de reconstruction de l’après guerre. L’émigration maghrébine (Algérie, Maroc et Tunisie) se fait à partir des zones rurales nord-africaines (Atlas, Kabylie et sud Tunisie) par des entreprises qui recrutent sur place. Au Maroc, la convention franco-marocaine de 1963 signe le début d’une migration de main d’œuvre venant des zones rurales et montagnardes. Les rifains qui avaient déjà une tradition d’émigration sur la Kabylie après la famine de 1945-50 ont ensuite émigré légalement vers la France jusqu’en 1974 puis vers l’Espagne jusqu’en 1991 où l’obligation de visa (1992 pour l’Algérie) a été instaurée pour tous les Maghrébins. Cette émigration était une émigration temporaire (de 3 à 6 ans), d’hommes seuls, vivant à l’économie dans les foyers Sonacotra et qui rentraient au pays après être remplacés par un pair dans le même emploi.

Les migrations se faisaient alors en toute légalité par avion ou par bateau et avec pour seul document un passeport valide et un contrat de travail délivré dans le pays de départ par des agents recrutés et certifiés par leur entreprise. Ce type d’émigration a été qualifié de « noria humaine» car il évoque ce mouvement perpétuel de renouvellement de main- d’œuvre et de drainage des richesses dans le sens unilatéral du nord vers le sud. Ce concept de la noria a été sévèrement critiqué par Abdelmalek Sayad pour la vision mécaniste, simplificatrice et illusoire satisfaisant la société rurale qui « délègue » ses émigrés qu’il choisit, d’une société d’accueil qui dispose à l’infini d’une main d’œuvre toujours jeune et renouvelée et d’une société de migrants qui se persuade du caractère « transitoire » de sa migration. Cette image de la noria a un fort pouvoir de séduction qui ne permet pas aux pays « émetteurs » de percevoir les changements qui s’opèrent au cœur de leur propre société, ni aux pays « receveurs » de connaître les problèmes sociaux qui se dessinent dans leur propre société.

A partir des années 60, l’émigration a changé de caractère : de temporaire, elle est devenue permanente (11mois/1mois) et de collective elle est devenue individuelle. La main d’œuvre sélectionnée en fonction des besoins des pays d’accueil au cours des deux décennies qui ont suivi la décolonisation a aussi été recrutée en Afrique de l’Ouest où les migrations internationales se sont développées dans un contexte de mobilité généralisée et d’urbanisation rapide. Elles se sont inscrites dans un continuum partant du village vers la ville, de la ville vers la capitale et de la capitale vers l’étranger. L’émigration vers la France s’est faite majoritairement à partir des « pays du fleuve » Sénégal : les Sarakollé de la région de Kayes au Mali ont été les premiers à émigrer vers la France.

Le choc pétrolier de 1973 a provoqué une crise économique grave, un effondrement des taux de croissance et un chômage important. Cette crise a incité les pays d’Europe du nord à fermer leurs frontières à une main-d’œuvre devenue surabondante. Avec l’apparition du chômage et l’instauration en France de la politique de l’ « Immigration zéro », les autorités encouragent le retour au pays et initient le regroupement familial. A partir de 1974, l’immigration temporaire des travailleurs va céder le pas à une immigration de peuplement, plus féminisée, moins active dans laquelle le regroupement familial joue un rôle central. Lorsqu’il fut lancé, le regroupement familial fut salué comme une avancée sociale majeure mais suscita de nouveaux problèmes dans les pays hôtes, peu préparés à accueillir les familles. On assiste alors à une féminisation progressive de la population active étrangère et à une installation des familles dans un habitat précaire et insalubre. Il y a peu ou pas de prise en compte des problèmes d’adaptation des femmes et des enfants et on ignore les problèmes liés au déracinement et à l’entre-deux (culture, sociétés, familles)(Bonvicini :1992). L’immigration cesse d’être un phénomène passager et l’intégration de la population devient un enjeu fondamental.

Les vagues migratoires successives ont donc été initiées par des relances économiques et interrompues par des récessions. La fin de la période des trente glorieuses (1945-1975) marque la fin de la politique dite de la noria et des « besoins » en main d’œuvre d’une Europe en crise. Elle est le début de la politique de l’ « immigration zéro » et de l’imposition progressive de contrôle aux frontières de l’Europe par l’établissement de VISAS ce qui va favoriser le développement de l’immigration irrégulière et de la clandestinité, des filières et de la traite des êtres humains.

2.2 Un partenariat contestable

La France a, dès 1974 instauré une politique d’« immigration zéro » accompagnée d’une politique d’incitation au retour au pays. Le mouvement induit par la noria a alors été stoppé à partir de 1974 et l’émigration a alors pris une forme inédite : les séjours se sont pérennisés, la politique du regroupement familial a été mise en place (en partie pour pallier le déclin démographique de la France), et les liens avec le pays d’origine se sont distendus laissant place à d’autres formes de liens et de réseaux sociaux. L’interruption brutale de cette « émigration-kleenex » qui ne tenait compte que de l’intérêt des gouvernements qui l’avaient sollicitée pour leurs besoins de développement a laissé peu d’alternatives à tous ceux et celles qui souhaitaient émigrer en Europe pour une période de courte durée. Ils avaient à choisir entre pérenniser leur installation en France et avoir recours au regroupement familial, partir travailler en Afrique dans les nouveaux pays producteurs de pétrole comme le Nigeria et le Gabon, aller travailler dans les pays d’Europe du sud qui attribuaient encore librement les visas de tourisme ou entrer clandestinement en France et y travailler de manière illégale et sans protection sociale. Les pays industrialisés de l’Europe du nord ont tour à tour sollicité la force de travail d’étrangers nécessaire au développement de leur économie puis l’ont brutalement refusée. Cependant ces « étrangers » ont continué à émigrer et les mouvements humains ne se sont pas interrompus.

Le mouvement actuel qui entraîne l’ Union Européenne dans une dérive sécuritaire, tente de stopper par tous les moyens répressifs et législatifs l’immigration irrégulière. Pour exercer ce contrôle à l’extérieur de ses frontières, l’Union a besoin de la collaboration active et préventive des pays situés sur le pourtour de la méditerranée qui voient transiter sur leurs territoires des milliers de personnes en provenance d’Afrique noire à destination de l’espace Schengen.

Dès novembre 95, l’Union Européenne avait jeté les bases d’un partenariat euro-méditerranéen (PEM) avec les pays méditerranéens. La Déclaration de Barcelone promettait « l’intégration progressive des pays concernés au marché intérieur de l’Union Européenne ainsi que la facilitation de la circulation des personnes ». Cependant ce partenariat a été entrepris par les Etats-membres dans une même logique sécuritaire de défense visant à assurer leur protection. Dans son dernier ouvrage paru en mars 2005 A. Belguendouz analyse minutieusement l’évolution des relations entre l’Europe de Schengen et le Maroc au sein du partenariat euro-méditerranéen. L’auteur met en lumière un partenariat eurocentrique, asymétrique et inégalitaire imposé par une Union Européenne inquiète qui cherche à se protéger des « maux » qui menacent sa sécurité et sa viabilité. La politique du Partenariat qui sera alors proposée tout au long de la dernière décennie aura pour but de créer un halo de sécurité autour de l’Union Européenne  et de se protéger contre les menaces d’envahissement qu’une forte croissance démographique des pays du Sud alliée à l’aggravation des disparités économiques des pays méditerranéens et africains pourraient faire craindre. Peu à peu la politique de l’Union Européenne envers les pays émetteurs devenus pays de transit va se concentrer sur la lutte contre l’immigration clandestine au détriment d’une politique qui prendrait en compte les aspects sociaux et humains de l’émigration. Le Maroc est choisi comme partenaire privilégié doté du rôle de précurseur qui devait permettre la mise en place du renforcement des contrôles frontaliers.

2.3 Labilité des relations hispano- marocaines

Mais le partenariat avec le Maroc s’instaure dans un contexte marqué par de nombreux événements tant sur le plan politique, que social et diplomatique. 1999 a vu la fin du règne de Hassan II après 38 ans d’un pouvoir absolu et l’avènement de son fils Mohamed VI en juillet 1999 a cristallisé tous les espoirs de changement, de démocratisation et de libéralisation de la parole et de la pensée. Le pays est en crise économique, a un taux de chômage élevé et fait face à des sécheresses répétées. Le phénomène de l’émigration clandestine marocaine prend de l’ampleur – on parle de 100 000 traversées clandestines par an - Les « harragas » risquent leur vie en pateras mais le problème de l’émigration n’est pas débattu dans l’espace public si ce n’est pour comptabiliser le nombre de morts et d’interpellations.

En 2000, le Maroc signe la deuxième phase des accords MEDA II qui prévoit la gestion commune des flux migratoires et la réadmission non seulement des Marocains mais des ressortissants d’origine sub-saharienne qui transitent par son territoire. Mais les liens entre le Maroc et l’Espagne vont rapidement se détériorer du fait de l’accumulation successive d’évènements révélant la difficulté des relations entre les deux pays. En 2000, les événements meurtriers de El Ejido en Andalousie ont favorisé les montées xénophobes récurrentes dans un pays où les émigrés ne constituaient que 1,2 % de la population et ont réanimé le scénario de l’envahissement et de la peur du Maure servi par une presse xénophobe. Les tensions entre les deux pays se sont ensuite portées sur le contentieux relatif aux accords de pêche qui a entraîné des sanctions de la part de l’Espagne ainsi que sur leur désaccord profond quant à l’avenir politique du Sahara anciennement « espagnol ». De plus les incriminations constantes faites par l’Espagne au gouvernement marocain pour son contrôle très insuffisant des flux migratoires ainsi que les discussions sur le retour des deux « enclaves » espagnoles de Ceuta et Melilla considérées par le Maroc comme des « présides occupés » ont maintenu les tensions diplomatiques.

Le Sommet de Séville de juin 2002 marqué par les propositions de l’Espagne de conditionner l’aide au développement à la bonne gestion des flux migratoires a été fortement contesté par le Maroc. Enfin les tensions entre les deux voisins ont trouvé leur paroxysme au cours de l’été 2002 lors de l’incident diplomatique sérieux qui les a opposés au sujet de l’îlot Persil (Leila/Perijil). Cet îlot de 14 ha situé à quelques mètres de la côte marocaine a fait l’objet d’un conflit de souveraineté. La présence de soldats marocains qui n’étaient là selon les autorités marocaines que pour « renforcer le contrôle des voies maritimes et lutter contre les migrations irrégulières » a suscité une démonstration de force de grande envergure sans commune mesure avec l’incident, mais le soutien de L’Union Européenne au parti populaire d’Aznar a été mal perçu par une opinion hostile à ces démonstrations de force. Cette guerre des mots a pris place dans un contexte politique tendu, l’Espagne reprochant au Maroc son peu d’efficacité dans la lutte contre les « candidats- à- l’exil- en- quête -d’eldorado ».

La crise de l’îlot Leila/Perijil a été suivie d’un réchauffement progressif des relations diplomatiques entre les deux pays qui a permis le lancement d’une collaboration destinée, selon leurs Ministres de l’intérieur respectifs « à combattre l’immigration clandestine à haut niveau afin de faire cesser le trafic d’êtres humains et le mépris pour la vie et la dignité humaines qui l’accompagnent ». Leurs relations diplomatiques se sont renforcées à la suite des attentats perpétrés par des islamistes à Casablanca en mai 2003. Ces attentats (qui ont fait 45 morts) ont eu pour conséquence immédiate de renforcer la collaboration des deux pays en matière de lutte contre le terrorisme et de décider de la création de patrouilles communes qui surveilleraient les eaux du Détroit. Le Maroc a ensuite proposé la création d’un Observatoire des migrations géré par le Ministère de l’Intérieur qui a vu le jour en 2004 et dont l’objectif est de collecter des statistiques et de réunir les forces auxiliaires et la Gendarmerie royale .

Les attentats ont donné l’occasion à un Roi - souvent accusé d’immobilisme par les observateurs extérieurs- d’exercer son autorité à l’encontre de ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat en prônant la « fin du laxisme » et la lutte contre l’obscurantisme. Il a ordonné la révision de la Loi sur l’immigration qui datait du Protectorat et avec une célérité exceptionnelle, la Loi 02-03 relative à l’entrée et au séjour des étrangers, à l’émigration et l’immigration irrégulières a été promulguée en novembre 2003 et votée en Janvier 2004. Jusqu’alors, les condamnations au titre de l’émigration clandestine, les reconduites et les expulsions étaient régies par la Loi sur l’immigration datant du Protectorat. Cette loi révisée spécifie les conditions de reconduite à la frontière pour les gens rentrés clandestinement dans le Royaume ou devenus irréguliers après expiration de la validité de leur titre de séjour. Les dispositions communes à la reconduite à la frontière et à l’expulsion se font à destination du pays dont l’étranger a la nationalité sauf si le statut de réfugié lui a été reconnu ou du pays qui lui a délivré le document de voyage en cours de validité, ou à destination d’un autre pays dans lequel il est légalement admissible (art 29). Cette Loi officialise ainsi les pratiques de reconduites à la frontière maroco-algérienne qui avaient déjà cours depuis 1999 et elle prévoit l’expulsion immédiate de l’étranger si la condamnation a pour objet une infraction en relation avec le terrorisme, les mœurs, les stupéfiants ou le code du travail (art 26) et pour toute atteinte à la sûreté de l’Etat ou à la sécurité publique (art 27). Elle accorde une plus grande liberté aux forces de l’ordre et permet un allongement de la durée de garde à vue, des perquisitions à toute heure du jour et de la nuit, les interceptions du courrier, la mise sur écoutes et la levée du secret bancaire.

2.4 Le Maroc : entre allégeances et résistances

Le rôle de « gendarme » (Benguendouz : 2002) que l’Union européenne veut faire jouer au Maroc pour répondre aux exigences sécuritaires d’une « forteresse » Europe qui se sent assiégée de toutes parts est un rôle qu’il conteste. Le Maroc ne peut faire totale allégeance à l’Union Européenne sans trahir ses appartenances humanitaires, religieuses et politiques. Tout d’abord, le rôle de gendarme que l’Union exige de ses partenaires rentre en conflit avec les traditions d’hospitalité ancrées dans les pays du monde arabo-berbère mais aussi avec les principes humanitaires enracinés dans les valeurs islamiques et dans les règles du Droit musulman. Selon ces principes, les dirigeants de la Dar Islam se doivent d’accorder une « protection illimitée » à tous les étrangers ( moustamaroun) venus pour raison de commerce, de visite ou pour chercher refuge et demander l’asile politique. Le Roi, en tant que chef religieux, se doit d’accorder sa protection aux étrangers de passage.

Le Maroc (comme tous les autres pays du Maghreb) est également membre de la Ligue Arabe qui a élaboré des textes relatifs à la protection des réfugiés. Bien que ces textes aient été développés dans le cadre du conflit israélo-palestinien, la Ligue a mis en place un statut sur la protection des réfugiés et des personnes déplacées  signé par tous les pays membres. Elle a élaboré deux textes d’ importance : le premier est une Déclaration sur les réfugiés et les personnes déplacées dans le monde arabe (19.11.92) dont l’ article 1-2 stipule « l’interdiction de renvoyer ou d’expulser un réfugié vers un pays dans lequel sa vie ou sa liberté sont en danger ». Le second est la « Convention arabe sur les réfugiés et les déplacés » (27.05.94) qui dans l’article 8 accorde « … le droit d'asile temporaire à ceux  dont la vie est en danger. » La mise en demeure par l’Union Européenne de reconduire aux frontières du territoire marocain des personnes qui y cherchent un asile temporaire viole les principes de la protection humanitaire.

Le Maroc - comme les autres pays du Maghreb – reste signataire de la Convention de l’O.U.A de 1969 (même s’il s’est retiré de l’organisation en 1985 après l’admission de la RASD). Il est tenu de respecter cette Convention qui donne la définition suivante du réfugié :
« est réfugiée,  toute personne qui, du fait d’une occupation extérieure, d’une domination étrangère ou d’événements troublant gravement l’ordre public dans une partie ou dans la totalité de son pays d’origine est obligée de quitter sa résidence habituelle pour chercher refuge dans un autre endroit ».

Cette définition du « réfugié » - plus large que celle de la Convention de Genève - incite les Etats à accueillir sur leur territoire les personnes ou familles victimes d’événements qui les ont forcées à chercher refuge. Ces « événements » peuvent être de nature diverse (tensions religieuses, oppression d’une minorité ethnique, persécution par des agents non - étatiques) et se déroulent la plupart du temps dans des pays où la notion d’Etat de droit est faible ou inexistante. La plupart des personnes qui transitent par le Maroc, nous le verrons, sont de jeunes étudiants ayant fui un « événement » de ce type qui les a empêchés de poursuivre leurs études. La politique africaine menée par Hassan II et poursuivie par Mohamed VI se veut une politique africaine d’ouverture, porteuse de relations privilégiées avec de nombreux pays d’Afrique noire. Cette politique de solidarité favorise l’accueil de milliers d’étudiants dans ses universités et instituts de formation de haut niveau. Le Maroc ne peut qu’exécuter à contrecœur ce rôle de gendarme surtout lorsqu’il est dirigé à l’encontre de jeunes étudiants issus de pays avec lequel le Maroc a des relations privilégiées (Sénégal, Mali).

Le Maroc est enjoint par l’Europe de jouer le rôle de « supplétif de la répression », (Bensaad : 2005) rôle qui est maintenant attendu de la Libye pour « endiguer » les flux en direction de l’Italie et depuis mars 2006 de la Mauritanie depuis que celle-ci est devenue le point de départ pour les Canaries. Ce rôle de gendarme est attribué à des pays qui ont tous - à des degrés divers - un passif démocratique lourd. Cette injonction à pratiquer la violence à l’encontre de personnes en situation irrégulière, légitime les actions policières violentes et les violations des Droits de l’Homme. L’exécution de cette répression est confiée à des agents de l’autorité qui l’exercent souvent de façon arbitraire. Au Maroc, les actions à l’encontre des personnes en situation irrégulière se font au cours d’interpellations au domicile, de rafles et de gardes à vue, de reconduites à la frontière et d’expulsions qui ne se font que rarement dans le respect des Conventions internationales.

L’Union Européenne impose au Maroc de faire allégeance à sa politique sécuritaire, mais cette soumission exigée rencontre de nombreuses résistances. Le Maroc est un partenaire de l’Union Européenne certes, mais il est aussi membre de la Ligue Arabe et membre de l’Union du Maghreb Arabe. Bien que n’étant plus membre de l’Union Africaine, il a créé des liens de solidarité avec de nombreux pays africains en se « faisant africain » et en plaidant la cause de ces pays perçus comme menacés par de nombreux fléaux (sécheresse, famine, guerre, pauvreté etc.). Le Maroc fait preuve de son africanité en se voulant le porte-parole de ces pays pauvres et en exigeant un partenariat plus juste et plus équilibré avec les pays européens. En se refusant à trahir ses identités multiples, le Maroc revisite la nature de ses alliances en fonction de ses appartenances, de ses intérêts nationaux et de ses revendications territoriales. Il revendique de longue date la rétrocession des enclaves espagnoles qu’il considère comme des  « présides occupés ». Dans ce contexte historico-politique tendu, l’Union Européenne enjoint le Maroc d’empêcher l’entrée de ressortissants non - marocains dans ces territoires disputés et revendiqués et exige de ce dernier une collaboration sans faille.

Cette collaboration, qui se donne à voir quand elle est éclairée par les feux de l’actualité en exerçant la répression (et en violant les droits de l’homme) est pourtant souvent soumise à défaillance. Se développent alors des solidarités (aides matérielles) ou des collaborations silencieuses faites de ‘non-vus’ et de laisser-faire. A haut niveau, des jeux diplomatiques subtils mêlent tout à la fois mesures de répression ostentatoires et résistances souterraines, refus d’obtempérer aux injonctions de l’Union et allégeances partielles. Les lenteurs infinies dans les procédures d’exécution, les tergiversations à adopter certaines mesures (signatures d’accords de réadmission), les résistances quotidiennes - malgré des démonstrations ponctuelles d’obéissance zélée se font sur un rythme incertain qui caractérise la nature labile, fluctuante et conflictuelle des relations hispano-marocaines et à plus large échelle la nature des relations euro-maghrebines.

Sur le terrain, les transmigrants sont les victimes ou les bénéficiaires de ces politiques, appliquées de manière scrupuleuse et violente ou au contraire de manière laxiste et passive. Le manque d’empressement de certains agents de l’ordre à assurer la surveillance des frontières extérieures de l’Europe n’est pas uniquement motivé par le profit lucratif conséquent retiré des passages clandestins. Il n’est pas non plus seulement motivé par des enjeux de politique intérieure ou étrangère. Ces résistances, ces freinages et ces blocages ne sont pas les conséquences de politiques utilitaristes ou lucratives. Ils relèvent d’une autre logique que l’enquête de terrain donne à voir. Les représentants et agents de l’autorité au Maroc chargés de surveiller « les candidats à l’émigration » ont tous un membre de leur famille en Europe et connaissent tous des compatriotes passés clandestinement en Espagne. Ils ont tous connaissance des dangers encourus par les transmigrants qui utilisent les mêmes moyens de transport pour voyager. Ils ont tous connaissance de la dangerosité de l’entreprise et comprennent leur désir – confrontés eux-mêmes à la précarité - de passer en Europe pour aller y travailler. Ils se sentent solidaires de ces « candidats à l’émigration » qu’ils sont contraints à contrecoeur de réprimer. Ils adhérent au projet migratoire de ces « candidats en quête d’Eldorado » qu’ils soient marocains ou noirs-africains. Par delà les clivages classiques (ethniques, religieux ou nationaux) qui en d’autres temps et d’autres lieux – peuvent se manifester avec vigueur, se « fait » ici une communauté dont les membres ont en commun de partager un même sentiment d’appartenance et de s’opposer à un même groupe. Devant la fermeté d’une Union Européenne qui se raidit et se militarise, ils « font communauté » en opposant à la « Communauté Européenne » un laxisme favorisant la porosité des frontières. Ces appartenances ne présentent pas ce caractère de durabilité, de stabilité et d’officialité. Elles sont tout le contraire : ponctuelles et fugaces, souterraines et clandestines, efficaces et revendicatives. Elles sont sous-tendues par une aspiration commune et des intérêts communs qui revendiquent tout à la fois le droit au passage, le droit à la mobilité et le droit à l’égalité. Une revendication qui se base sur le caractère universel des droits de l’homme et qui conteste les frontières élevées par les Etats souverains.
3. Les caractéristiques de la transmigration

Les déplacements migratoires faits en toute légalité sont caractérisés par leur rapidité et leur ponctualité, leur sécurité et leur bon rapport qualité-prix. Ils se font de manière plus ou moins rapide en fonction du moyen de locomotion choisi, du temps et des moyens financiers dont le migrant dispose. Lorsque le déplacement se fait par voie aérienne, le voyage se fait dans des conditions du transport international et l’entre deux y est uniforme, neutre et impersonnel. L’impromptu ou l’imprévu y est rare. Lorsqu’il se fait sous la forme d’une pérégrination plus lente qui est conditionnée aux disponibilités financières ou aux désirs du migrant, le déplacement, quelque en soit le rythme adopté, lui permettra de rejoindre le pays de destination dans lequel il sait qu’il pourra entrer légalement et y séjourner pour la durée qui lui est accordée.
Les transmigrations irrégulières quant à elles s’éloignent de plus en plus de ces formes modernes de la mobilité et en montrent le caractère anachronique. Elles génèrent leur propre mode de fonctionnement dont la lenteur et l’insécurité, la violence et le coût disproportionné de l’entreprise sont les caractéristiques majeures. L’entre-deux peut y prendre toute la place et effacer tout ce qui n’est pas immédiateté. L’entre-deux n’y est pas un espace-temps connu et contenu, confortable et rassurant mais au contraire, il est incertain et indéfini, multiple et inquiétant. Il est aussi, tout en étant périlleux et risqué, éminemment mobile et flexible, pionnier et créateur de routes nouvelles.
La transmigration qui - répétons le - est le fait de quitter son pays (de manière contraire ou volontaire) pour se rendre dans un pays de son choix sans y avoir été invité, se fait dans des conditions qui sont très éloignées de celles de la migration régulière, même si ces conditions peuvent par moment se confondre ou se substituer les unes aux autres et donner l’illusion que la transmigration se fait en toute liberté et en toute indépendance. Les conditions matérielles et psychologiques dans lesquelles s’effectue le « transit  » du clandestin sont proches d’autres conditions de « transits » qui ont eu lieu en d’autres temps et d’autres lieux. Elles sont d’autant plus proches quand elles se sont effectuées dans le même espace de transit entre Afrique du nord et sud de la France. Au cours du 20ème siècle, la Méditerranée a vu son espace traversé par des émigrants ou des réfugiés qui avaient en commun d’avoir quitté leur pays (contraints ou forcés) et qui s’y trouvaient chacun sur une rive en attendant de pouvoir embarquer pour atteindre le pays de leur choix : au cours des années trente et de la deuxième guerre mondiale, les opposants à l’Allemagne fasciste fuyant leur pays se sont réfugiés dans le sud de la France (Seghers :1997) en attendant de partir par bateau pour les Etats-Unis. Leurs récits sont faits - tout comme ceux des transmigrants sub-sahariens -d’angoisses et de fuites, de passages clandestins de frontières, de périodes d’extrême précarité et de dénuement matériel absolu alternant avec des périodes de moindre frugalité. Tous/toutes doivent non seulement assumer leur quotidien (se loger, se sustenter) mais aussi apprendre à composer avec cette nouvelle identité de « faussaire » et cet état de facticité que la clandestinité et l’illégalité imposent. Il faut inventer des subterfuges pour cacher ses possessions, décliner de fausses identités aux autorités, acheter de faux visas et payer des passeurs qui permettront de se rendre dans le pays de son choix.
Tous/toutes se regroupent à un moment ou à un autre pour bénéficier des dernières informations, prendre connaissance des meilleurs « filons », collecter les meilleurs « tuyaux » et se connecter aux réseaux transnationaux du passage. Même si certaines personnes (ou certaines organisations caritatives) font montre de générosité envers ces « transitaires » dans le besoin, une immense majorité de la population locale est indifférente au sort de ces populations qu’elle côtoie sans les voir. Ces gens du passage sont indifférents aux ressources offertes par ces villes d’attente qui ne sont à leurs yeux que des lieux de passage qu’ils ne veulent pas investir affectivement car ils sont préoccupés ou obsédés par l’avenir qui les attend - ou désespérés par un futur qui ne les attend plus. Se regroupant dans des ports (Marseille pour les émigrants européens ou Tanger pour les transmigrants sub-sahariens) ou des villes-refuges qui se révèlent aussi être des villes-pièges, ils/elles vivent dans la peur de se faire interpeller par la police, se cachent pour éviter les rafles et les reconduites à la frontière, vivotent dans de petits hôtels en attendant de pouvoir traverser la Méditerranée en bateau. Les exilés partaient en direction des Etats-Unis en transitant par Casablanca, Cuba ou la Martinique, les transmigrants partent pour l’Europe en faisant escale dans les îles Canaries, à Lampedusa ou à Malte. Dans les deux situations, certains restent internés de longs mois dans des « camps » ou dans des zones d’attente ou de relégation ou sont renvoyés sur leur lieu de départ. En mer, les plus malchanceux des émigrants périssaient torpillés par l’armée allemande, les plus malchanceux des transmigrants meurent noyés dans le Détroit de Gibraltar. Quand ils arrivent dans ces nouveaux mondes démunis de tout, ils y sont recueillis mais pas accueillis, ils y sont tolérés mais pas reconnus. Il y a bien ici dans les deux cas la mise en place d’un dispositif du passage transfrontalier et transcontinental qui opère sur les territoires d’Etats-nations dont les gouvernements sont hostiles à ces étrangers et les populations locales a priori indifférentes. Ce dispositif du passage secrète non seulement ses propres itinéraires et ses propres lieux d’attente et de passage mais il oriente l’activité de tous les agents qui à un moment ou à un autre ont un intérêt (lucratif, humanitaire ou étatique) au passage du transitant.


Mobilités extrêmes, extrémités mobiles

Les enclaves/présides occupés de Ceuta/Sebta (18 Km²) et de Melilla (12Km²), jouent depuis le début des années 90 un rôle prépondérant dans les trans-migrations du fait de leur statut particulier. Ces deux « comptoirs » sont occupés par l’Espagne depuis le 16ème siècle. Ils sont de ce fait sous l’autorité d’un pays qui a signé les accords de Schengen en juin 1995 et ils jouissent d’un statut d’autonomie. Ces enclaves sont devenues depuis le début des années 90 des terres d’asile pour les réfugiés en provenance non seulement d’Afrique sub-saharienne mais aussi d’Asie (Kurdistan Irakien, Bangladesh ou Pakistan). Ces derniers y débarquent par bateau dans les ports francs alors que les Africains arrivent par la voie terrestre en provenance du Maroc et de l’Algérie. En 96, des émeutes éclatent à Ceuta entre demandeurs d'asile kurdes et noirs-africains résidant dans le centre ville puis à Melilla, un groupe de demandeurs d'asile est expulsé manu militari, ce qui crée de vives réactions de la part des associations de défense des droits de l’homme. Les autorités de Ceuta et de Melilla mettent alors en place « un programme d’accueil et d’accès à l’emploi pour les migrants sub-sahariens en situation irrégulière  qui désirent résider et travailler en Espagne ». Entre 1997 et 1999, ce programme permet la régularisation et le transfert sur la péninsule ibérique de plusieurs milliers de sub-sahariens qui se sont vus attribuer une autorisation de résidence et un permis de travail. Pumares (2002) parle de 9528 bénéficiaires de ces programmes et de l’opération choc de1999 qui a permis le transfert de 6700 personnes. Près de 10 000 personnes ont bénéficié de ce programme d’accueil qui a été brutalement suspendu en 2000 par le gouvernement Aznar. Mais la route avait été tracée et les transmigrants ont continué d’arriver, par petits groupes, comptant bénéficier de cette procédure qui répondait à leurs attentes.

En contradiction avec ce programme d’accueil qui recrutait une main-d’œuvre bon marché, l’amélioration des conditions d’hébergement des demandeurs d'asile (création de Centres d’accueil temporaires des immigrants ou CETI), la sécurisation du Détroit et les frontières entourant les présides ont été renforcées. Un système de vigilance financé par l’Union Européenne (radars, caméras thermiques, vedettes rapides, hélicoptères, renforcement de la garde civile) a été mis progressivement en place dans le but d’interpeller les pateras (petites barques de pêche) transportant des immigrants en grande partie de jeunes marocains qui pouvaient être refoulés en vertu d’accords de réadmission signés entre l’Europe et le Maroc. Avec des fonds de l’Union Européenne, « l’ imperméabilisation » des périmètres frontaliers de Ceuta et de Melilla débutée en 1997 s’est achevée en 2001. Ce double rideau de fer séparé par un chemin de ronde, d’une hauteur de 3,10 m, muni d’un système de détection électronique de présence humaine a rendu de plus en plus difficile l’accès aux enclaves et la possibilité d’y déposer la demande d’asile. C’est dans ce climat de durcissement sécuritaire où de nombreuses atteintes aux droits de l’homme ont été perpétrées que se situe notre enquête de terrain.

Au moment de l’enquête (dont nous donnerons les modalités dans la deuxième partie de ce chapitre), 91 personnes (30 %) sur les 321 interrogées avaient déjà tenté de passer en Espagne par les enclaves. Sur ces 91 personnes, 39 avaient été refoulées une fois, 19 deux fois, 9 trois fois et 14 plus de quatre fois. L’un d’eux avait tenté le passage 10 fois. … Jusqu’en 1999, grâce à la volonté du gouvernement d’accepter des travailleurs, il était relativement aisé de franchir le « grillage » guidé par un passeur qui en connaissait les « faiblesses » et d’aller déposer sa demande d’asile dans un commissariat de police. A partir de 2000, les conditions du passage se sont durcies et l’édification de la nouvelle barrière surmontée de rouleaux de barbelés a multiplié les dangers liés au passage (chutes, blessures, fractures ) sans pour autant décourager les plus entreprenants. Les tentatives de passage se sont faites de façon individuelle ou en petits groupes en escaladant de nuit le double grillage à la force des poignets ou à l’aide d’échelles sommaires faites de branchages que l’on appuie sur la première puis la seconde barrière avant de sauter sur la terre. Il existe aussi d’autres voies clandestines de passage : ramper à l’intérieur de buses souterraines (bouches d’égout) situées sous le grillage pour ressortir peu après, passer à la nage depuis une plage marocaine pour rejoindre la ville à la lueur de la lune, se faire tirer par un excellent nageur en se cramponnant sur une chambre à air de camion ou plus prosaïquement passer en voiture après avoir soudoyé un agent de l’autorité ou muni d’un document appartenant à un autre. Les échecs au passage se font quand les patrouilles de nuit de la Guardia Civil ou de la police marocaine interceptent les « clandos » sur lesquels ils exercent parfois des violences physiques (coups de matraque, coups de pied) pour décourager les tentatives de récidive. Le passage par le « grillage » dans les enclaves est alors choisi par des individus qui ne comptent que sur leurs propres forces ou par ceux qui ont peur de tenter la traversée en pateras mais surtout par ceux qui n’ont aucun moyen financier et tentent d’accéder en Europe pour demander l’asile et avoir une chance de se régulariser quelle que soit la dangerosité de l’entreprise.

Les réussites sont le fait de ceux qui ont pris en compte les risques encourus. Ils se sont préparés parfois depuis de longs mois et sont en excellente forme physique, « cascadant  » au dessus des barbelés. Ils ont prévu une bonne protection vestimentaire (gants, bonnet, anorak, chaussures montantes) qui leur permet d’éviter les blessures. Ils sont en possession d’un téléphone portable, bien connectés à ceux qui sont passés et qui les guident pour arriver jusqu’au commissariat où ils déposent leur demande d’asile.
Parmi ceux qui avaient été refoulés au Maroc, certains avaient cependant réussi à entrer dans les enclaves mais arrivés sur le sol espagnol, ils avaient été expulsés sans même avoir pu déposer leur demande d'asile. Les récits des transmigrants parlent de violences physiques exercées à leur encontre : de coups de matraques reçus, d’expulsions brutales ou d’humiliations de la part des agents de l’autorité. Mais ces échecs répétés n’ont eu aucun effet dissuasif sur les personnes rencontrées. Au contraire, ils renforcent leur détermination et ces refoulements sont perçus comme de simples retards dans l’exécution d’un projet qui se fera dans une temporalité indéterminée. Pour avoir suivi un grand nombre de transmigrants sur une période de 4 ans (1999-2002) et un plus petit nombre jusqu’en 2006, nous pouvons assurer que de très nombreuses personnes qui avaient essuyé des échecs au niveau des enclaves sont finalement passées en Europe - le plus souvent par la route des Canaries – même si au départ ils n’avaient eu aucune intention d’emprunter la voie maritime.

3.1.1 D’un détroit à l’autre : mobilité et fluidité des déplacements

Entre 2000 et 2002, un plus grand contrôle des mesures sécuritaires visant à verrouiller le Détroit de Gibraltar a généré de nouveaux itinéraires et points de passage. Le Détroit de Gibraltar a été progressivement délaissé au profit du Détroit canarien et de la côte atlantique au sud du Maroc d’où l’on peut rejoindre les Canaries. Les passages se sont également redéployés via la Tunisie et la Libye sur l’Ile de Lampedusa, la Sicile et Malte.

Le tableau ci-dessous donne le nombre d’interpellations (Maghrébins et Sub-sahariens compris) qui sont faites soit en mer (à la demande des migrants en difficulté ou par arraisonnement de la Guardia Civil) soit à leur arrivée sur les côtes andalouses (entre Tarifa et Algésiras) ou canariennes. Précisons ici que le terme « interpellation » n’a pas la même signification pour les maghrébins et pour les noirs-africains. Les premiers cherchent à se cacher en arrivant sur le sol espagnol et à travailler dans la clandestinité. Ils savent qu’ils seront « réadmis » au Maroc s’ils se font interpeller. Les seconds qui sont des demandeurs d’asile cherchent à se faire interpeller par les agents de l’autorité et à déposer leur demande d'asile.

On observe ici l’augmentation nette des interpellations dans le Détroit canarien de 2002 à 2004, suivie d’une chute de 44% en 2005, ainsi que le maintien en plateau des interpellations dans le Détroit de Gibraltar après la chute de 2001 à 2002. On sait aussi que la sécurisation du Détroit de Gibraltar a ouvert la voie italienne à partir de 2002 et qu’en 2004, les interpellations sont plus nombreuses dans le Détroit de Lampedusa que dans les autres détroits 9000 selon le Ministère de l’Intérieur Italien contre 8400 et 7400.




Graphique 5

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Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995 et 2005
AnnéeDétroit canarien - Iles CanariesDétroit de GibraltarTotal1995__5287 =SUM(LEFT) 52871996__774177411997__734873481998__70317031199987571788053200024101278515195200141121440518517200298756795 =SUM(LEFT) 16670200393829794191762004842672451567120054715706611781Source : Ministère espagnol du Travail et des Affaires Sociales, Secrétariat d’Etat de l’immigration et de l’émigration, 2005
Depuis l’année 2000, le nombre des interpellations oscille entre 15 000 et 20 000 par an. Précisons que ces interpellations (dont une partie des interpellés ne sera pas admise dans l’espace Schengen) représentent moins de 2% des entrées annuelles des personnes extracommunautaires (un million/an) dans l’Union Européenne. Cependant ces transmigrants « visibles mais peu nombreux » sont l’objet d’une surmédiatisation qui peut donner lieu à des interprétations xénophobes et être instrumentalisée par certains politiques jouant le scénario de l’envahissement.

3.1.2 De la transsaharienne aux routes océanes

Les nouveaux points de passage maritimes transforment, reconfigurent et complexifient les itinéraires terrestres qui se redéploient sur des territoires de plus en plus vastes et dangereux.
L’enquête que nous avons menée auprès de 250 personnes arrivées au Maroc par la voie terrestre entre 1999 et 2001 a montré que toutes ces personnes étaient arrivées par l’Algérie à l’exception de trois personnes qui étaient passées par la Mauritanie. L’itinéraire le plus couramment suivi et considéré comme le plus direct par les ressortissants d’Afrique centrale avait été le suivant : pays de départ (RDC, Congo-Brazza, RCA ou Cameroun) puis Nigeria, Niger, Algérie et Maroc.
Il est intéressant de noter que même les transmigrants originaires d’Afrique de l’ouest (Liberia, Sierra Leone, Sénégal ou Mali) avaient rejoint l’axe transsaharien central en rejoignant le Niger au niveau d’Agadez puis qu’ils étaient remontés par l’Algérie et le Maroc. Seul un petit nombre était venu du Mali par Gao puis Reggane mais ils avaient rejoint la route principale au niveau de Gardaia puis de Maghnia. Tous avaient préféré emprunter - même au prix d’un long détour - la transsaharienne à partir d’Agadès puis de Tamanrasset. Ils n’avaient pas voulu ajouter aux risques que comportent déjà une traversée du désert « normale » (risque de pillage, accident, exploitation), le risque de «  sauter sur les mines » en traversant le Sahara occidental.

Rappelons que cette partie du Sahara occidental - occupé par l’Espagne jusqu’en 1975 et annexé par le Maroc lors de la marche verte de 1976 - a longtemps été une zone d’insécurité. Lors de la « guerre des sables » (1976-1978) menée par le Front Polisario ; de nombreuses parties du désert ont été minées rendant sa traversée dangereuse et contribuant à l’enclavement de toute la région.

Cependant depuis les cinq dernières années, on assiste à un désenclavement progressif de cette région et à une plus grande facilité de circulation. En 2001, le Sénégal, le Maroc et la Mauritanie ont signé un accord tripartite pour la construction de la route reliant Nouadhibou à Nouakchott. La frontière entre les deux pays a été rouverte en février 2002. La construction de la route reliant la capitale mauritanienne à la frontière avec le Maroc (qui sera complètement terminée en 2005) permet déjà une augmentation des échanges commerciaux entre les deux pays .Cette réouverture de la route océane a été favorable aux transmigrants qui peuvent maintenant franchir la frontière de manière officielle s’ils sont en possession de documents adéquats. S’ils n’ont pas les documents requis, le passage par la route se monnaie aux postes frontières et se fait de nuit. Les transmigrants sont ensuite convoyés sur les plages du sud de Layoune d’où ils attendent le départ pour les Canaries. Mais si cette nouvelle voie par le « goudron » est devenue plus accessible depuis la réouverture des frontières, les anciennes pistes caravanières sont toujours utilisées par ceux qui veulent rejoindre les Canaries et qui sont en situation irrégulière.




Carte 1 : Les Routes des Canaries 
Le périple de l’Immortel

Les 321 personnes qui ont répondu à notre questionnaire avaient voyagé pendant 19 mois en moyenne. Elles avaient mis entre 8 semaines et 44 mois pour rejoindre le Maroc. Nous laissons ici Sébastien dit « l’Immortel » - qui se prénommait ainsi car il avait échappé à la mort à plusieurs reprises et se sentait invulnérable – raconter son périple. Son périple est typique de celui d’individus contraints à adopter les conduites les plus risquées pour s’assurer un passage à moindre frais. Périple au cours duquel le degré de précarité financière de l’individu détermine la temporalité du périple tout autant que sa dangerosité.

« Moi en quittant le Cameroun, j’avais 200 euros en poche. J’avais le choix entre deux routes pour rejoindre le Maroc. Je pouvais passer par la Côte d’Ivoire, le Mali ou le Sénégal et suivre la côte jusqu’en Mauritanie puis remonter par le Maroc jusqu’à Tanger ; ou bien je pouvais passer par le Nigeria et traverser le désert par l’Algérie. J’ai décidé de partir par l’ouest parce qu’on m’avait dit qu’on pouvait passer facilement dans le désert à partir de Nouadhibou et puis on m’avait dit « Quand tu seras à Nouadhibou tu verras les lumières de Las Palmas ». Au Sénégal j’ai acheté un passeport sénégalais pour passer facilement les frontières et me débrouiller ensuite au Maroc. Avec un copain qui était là depuis longtemps, on a pris le train le plus long du monde – oui, 179 wagons- qui relie le port de Nouadhibou à Zouerate et qui longe la frontière avec le Maroc. Arrivé dans la ville minière on a trouvé un véhicule tout terrain qui allait à Bir Moghrein près du Maroc et de là on a voulu tenter de rejoindre la ville marocaine de Smara à pied. Là-bas on a acheté du pain et quelques bouteilles d’eau et puis on a marché droit vers le nord pour rejoindre la ville. Mais on s’est égaré et on a erré 4 jours dans la Seguiet El Hamra. On était presque mort de soif et d’épuisement quand la police marocaine qui patrouillait nous a ramassés et remmenés à la frontière mauritanienne. Il paraît qu’on aurait pu sauter sur des mines. Je suis alors rentré sur Nouadhibou.

Si j’avais eu de l’argent, j’aurais pu passer en bateau sur l’Europe mais j’avais pas les 2000 euros nécessaires. Oui, tu peux tout organiser à partir du port. C’est facile si tu as l’argent, on te donne les papiers, le visa et là tu deviens un mousse avec l’uniforme et tout et tu t’embarques sur un navire en partance pour le Portugal ou l’Espagne. C’est une bonne solution si tu peux payer ; si tu peux pas payer, c’est trop dangereux, si tu t’introduis dans le navire en clandestin alors là, si l’équipage a peur des contrôles ou s’ils n’aiment pas les noirs, ils peuvent tout simplement te jeter de nuit par dessus bord et tu disparais ni vu ni connu.
Je savais que l’autre route passait par l’Algérie mais j’avais un peu peur à cause des attentats et des morts là-bas. J’avais pas vraiment le choix parce que j’avais pas les moyens. Pourtant la route se fait facilement jusqu’à Gao et en 4 jours on peut être à Agadez et passer par l’Algérie. Bien sûr l’Algérie c’était un peu moins sûr mais les islamistes ne s’en sont jamais pris à des aventuriers comme nous, nous on les gêne pas et ils nous comprennent, car ils ont aussi des frères qui veulent faire comme nous. J’ai travaillé à Tam quelques temps et puis de nuit je suis parti en taxi de brousse jusqu’à Alger. Là j’ai travaillé comme manoeuvre et un jour je suis parti sur Mahgnia, à la frontière avec le Maroc. Passage de nuit, sans problème jusqu’à Oujda d’où j’ai pris le train de nuit pour Rabat en me cachant.

J’étais devenu clandestin. De là je suis monté sur Tanger car j’avais dans l’idée d’aller à Ceuta et d’attaquer le grillage pour rentrer dans le centre de la Croix-rouge. J’étais content, je voyais les lumières de la côte andalouse qui brillaient dans la nuit. On m’a proposé une solution moins risquée qui te permet d’atteindre Ceuta sans tenter le grillage. Je suis un bon nageur et je me préparais à nager à partir de la côte marocaine jusqu’à la ville de Ceuta mais j’ai pas eu de chance là-bas car j’ai été pris dans une rafle dans la forêt de Ben Yunech la veille de mon départ.
La police nous a emmenés à Tanger et on nous a tous embarqués. On était au moins 200 Africains. On est parti sur Oujda près de la frontière avec l’Algérie. Arrivés là-bas, on nous a jetés au désert. Mais la police algérienne nous a repérés, nous a mis dans des fourgons et de là on a refait tout le trajet jusqu’au Mali. C’était dur il faisait très chaud, j’avais la diarrhée, la fièvre, c’était dur. On nous a encore rejetés au désert à la frontière au Mali près d’un endroit qui s’appelle Borg Mokhtar. J’avais la fièvre, j’étais fatigué. Alors là, j’ai abandonné l’idée de remonter par l ‘Algérie même si presque tous les autres ont repris le chemin d’Agadez. Moi je voulais plus attaquer au nord, car le grillage est trop surveillé, j’avais pas vraiment envie de retraverser le désert et pas les moyens de repayer la traversée entre Agadez et Tamanrasset.

Alors j’ai décidé de retourner en Mauritanie pour voir. J’ai pris le bus à Gao et en 3 jours j’étais à Nouakchott. Là-bas, j’ai retrouvé par hasard un copain de Yaoundé qui avait déjà établi des contacts pour aller aux Iles Canaries. Lui il avait de l’argent, son frère travaille à Paris, il est médecin et sa sœur est mariée avec un ingénieur à Londres. Il avait l’argent mais il ne se sentait pas très à l’aise, il était seul. Il m’a alors proposé de me payer le passage. Il avait trouvé un bon guide qui nous a fait passer par le nord du désert. Dans le désert, on sait pas où on est. On a repris la piste du nord mais on a bifurqué vers l’ouest, je savais pas si j’étais en Mauritanie, en Algérie ou au Maroc, et après trois jours de voyage, on s’est retrouvé sur une plage quelque part au sud du Maroc. C’est de là qu’on a pris la pirogue pour les Canaries. Tu connais bien l’histoire. Arrivés là-bas, on va se livrer à la Garde civile qui nous emmène dans un camp où on reste 30- 40 jours et puis quand tu sors, on te donne les papiers. Tu dois te payer le billet d’avion pour Madrid et tu prends l’avion. ça y est tu es libre, tu es enfin arrivé … ».
Carte 2 :  A partir du moment où il a eu les moyens de payer son passage, l’Immortel est passé très rapidement aux Iles Canaries puis sur la péninsule ibérique. Pour celui qui a connaissance des bonnes filières, le voyage est rapide. Il se joint à un groupe qui part de Nouakchott et qui emprunte les anciennes pistes caravanières. Il passe alors par Atar, Bir Moghrein et rejoint la côte atlantique. Les transports sont assurés par des chauffeurs locaux ayant une bonne maîtrise du terrain et de ses dangers et dont certains sont liés au Polisario. Ce convoyage est contrôlé par des membres de grandes tribus maures qui ont fait fortune au Sahara (Bonte : 2001) lors de crises successives (famine de 73, guerre des sables en 78, spéculation due à une urbanisation rapide etc.) et qui fournissent les véhicules tout terrain. Ceux-ci assurent toute la chaîne du passage de la Mauritanie aux Canaries en passant par le sud du Maroc et parfois l’Algérie. Ces pistes interdites à la circulation depuis plus de trente ans en raison du conflit sont maintenant réutilisées pour le convoyage des transmigrants qui ne viennent pas seulement de toute l’Afrique noire mais aussi d’Asie (Bangladesh, Irak, Pakistan) et d’Amérique du sud.

En dehors du mouvement sud-nord qui vient de Mauritanie et du mouvement nord-sud qui rabat sur la côte atlantique les déboutés des enclaves espagnoles, nous avons observé à partir de 2003 un troisième mouvement transversal allant d’est en ouest qui passe par Beni-Abbès, pour rejoindre la ville de Tindouf puis la côte atlantique. Nous avons rencontré plusieurs maliens qui avaient transité par Tindouf. Certains avaient marché 200 Km pour rejoindre la route asphaltée et étaient remonté sur Ceuta. Ceux qui pouvaient payer leur passage pour les Canaries avaient rejoint la côte atlantique à travers la Seguiet El Hamra.

Les transmigrants empruntent des pistes interdites, traversent des territoires disputés, franchissent des frontières minées et des zones militarisées. Ces itinéraires sont dangereux parfois mortels mais c’est paradoxalement à cause de leur dangerosité et du fait de l’opacité (Bensaad : 2005) de ces confins sahariens que ces itinéraires transsahariens s’imposent dorénavant comme des itinéraires majeurs sur le chemin de l’Europe.

3.2 La militarisation des espaces maritimes : entre drones et pirogues

Les risques pris pour tenter d’atteindre l’espace Schengen en ses extrémités les plus lointaines sont élevés. Ces risques sont liés à l’utilisation de petites embarcations de pêcheurs souvent surchargées, qui peuvent tomber en panne, dériver ou chavirer sous l’effet de la houle. A ces risques communs à toutes les traversées, s’ajoute celui de la distance, une distance qui ne cesse d’augmenter et d’accroître les risques. Depuis le début de 2005, de nouvelles voies de passage se sont ouvertes qui visent à éviter la surveillance de l’armée marocaine qui patrouille le long des côtes et intercepte les pateras sur les plages du littoral. Les départs ne se font plus à partir des plages du sud de Layoune mais à partir de Nouadhibou afin de naviguer dans les eaux internationales et d’échapper au contrôle de l’armée. La distance est considérable et multiplie les risques de naufrage et de noyade. Charlie raconte ce qui est arrivé à son ami en août 2005 :

« Samuel avait décidé de tenter l’aventure pour les Canaries à partir de Nouadhibou , encouragé par le succès récent de deux pirogues qui étaient parties avec un pêcheur qui connaissait bien cette région et qui avait acheté un GPS. Ils ont décidé de partir une nuit mais eux ils étaient 40, la mer était agitée et les embarcations très chargées car elles avaient les 10 bidons nécessaires pour le carburant et des sacs de riz pour 7 à 8 jours de voyage. Arrivées au nord du Cap Blanc (près de Nouadhibou), elles ont été renversées par de fortes vagues. Bilan : 32 morts dont mon ami Samuel qu’on a enterré le 29 août».

Les transmigrants savent que la militarisation du Détroit de Gibraltar avec ses tours de contrôle et ses radars, ses vedettes rapides et ses hélicoptères est bien avancée. Ils savent aussi que la militarisation du Détroit canarien est en cours tout comme celle de l’espace maritime italo-libyen. Pour cela, les autorités italiennes ont acquis quatre drones pour surveiller les côtes africaines. Les drones sont des engins pilotés à distance qui peuvent être utilisés à des fins civiles (opérations de sauvetage en mer, prédiction météorologique) ou à des fins militaires (largage de bombes ou repérage) comme ceux utilisés par les militaires américains dans la guerre en Irak. Pour légitimer l’emploi de ces engins, les commanditaires invoquent des raisons humanitaires (sauvetage des passagers clandestins en cas de naufrage) ou/et des raisons sécuritaires (détection d’attaques terroristes, lutte contre les filières mafieuses). Cependant l’installation de ces drones qui repèrent les pirogues pour les intercepter ne fait que repousser plus au sud la frontière. On peut se demander jusqu’où va se déployer la militarisation de la frontière sud de l’Europe et de ses espaces insulaires. L’Union Européenne a-t-elle pour projet d’encercler le continent africain d’une barrière de protection ? Verra - t’on bientôt des « pirogues » faire cap sur les Canaries à partir du Sénégal puis de la Guinée ?

On peut se demander jusqu’où ira cette « volonté de surveiller  » de l’Union Européenne qui se déploie dans ses réalisations technologiques les plus sophistiquées, les plus déshumanisées, les plus robotisées. Jusqu’où ira donc cette volonté de surveillance absolue qui se déploie par le biais d’une multitude de petits « panopticons»,  ces lieux d’où l’on voit sans jamais être vu  et qui permettent de mieux intercepter ?

3.2.1 Saisonnalité des passages et dangerosité

Le graphique ci-dessous compilé à partir des données du Ministère espagnol du Travail et des Affaires sociales montre que sur la période 1999-2005, le nombre cumulé par mois d’interpellations de migrants par voie maritime (pateras, zodiacs, cayucos,) est très variable en fonction de la saison. De janvier à avril, ces nombres mensuels sont les plus bas (600 interpellations en moyenne par mois). Ils croissent ensuite de manière régulière à partir de mai pour atteindre leur pic en août (2100 interpellations). Ils restent très élevés jusqu’en octobre (650 en moyenne) avant de décroître de manière régulière jusqu’en hiver.
Graphique 6 :
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L’analyse que nous en faisons montrent que les interpellations sont fortement liées aux conditions climatiques et que les mois où la fréquentation est la plus basse sont d’une part les mois les plus froids mais aussi les plus dangereux de l’année en terme d’instabilité climatique, de grains et de tempêtes. Les interpellations sont 4 fois plus élevées en août qu’en février.
Cependant, l’analyse différentielle des interpellations dans le Détroit de Gibraltar et aux abords des Canaries révèle une variation saisonnière contrastée : si le pic des interpellations à travers Gibraltar est en août, celui vers les Canaries est en octobre et le nombre reste élevé jusqu’en décembre : s’agit-il d’une différence climatique (les tempêtes étant moins fréquentes et le froid moindre sur ce trajet), ou plutôt d’une prise de risque supérieure par les migrants engagés sur ce trajet canarien?
En revenant sur le tableau de la page 78, il apparaît que l’explication la plus plausible vient du fait que les passages se reportent vers les Canaries dans la période après 2002 lorsque les surveillances se faisaient plus dissuasives à travers le détroit de Gibraltar et donc les migrants se trouvaient contraints de passer vers les Canaries quelque soient les conditions climatiques.

Depuis les événements de Ceuta et Melilla (fin 2005) dont nous allons parler ci-dessous, on assiste à une forte augmentation des passages sur les Canaries à partir du nord de la Mauritanie qui offre des conditions avantageuses (500 euros le passage), un vaste réservoir de barques de pêche ayant une grande capacité (cayucos) et un littoral moins surveillé. Selon les autorités espagnoles, plus de 3000 personnes sont arrivées aux Canaries (1000/mois) pendant le premier trimestre 2006. Les mêmes autorités parlent de plus de 1000 décès (dont 400 ont été enregistrés par les autorités mauritaniennes) dans la même période. Ce taux de létalité exceptionnellement élevé, 25%, est lié à la conjonction de facteurs climatiques, de la longueur du trajet (plus de 1000 km), du manque d’expérience de certains pilotes, des déficiences techniques (panne de GPS) et de la grande capacité de contenance des barques (jusqu’à 80 personnes, ce qui augmente d’autant plus rapidement le nombre de morts). Des analyses rapides et hors-contexte de la situation font dire à certains journalistes de passage que cette émigration est sauvage, terme qui évoque tacitement la barbarie, l’envahissement de l’Europe par des hordes d’Africains désespérés tentant de pénétrer à tout prix dans la « forteresse » Europe. Non, cette émigration n’est pas « sauvage », elle a son propre rythme, sa propre saisonnalité qui sont intrinsèquement liés aux facteurs extérieurs et aux politiques de fermeture de l’Union Européenne.

3.3. Chronique d’une répression annoncée : les évènements d’ octobre 2005

Jusqu’en 2000, la présence des transmigrants au Maghreb était restée discrète, fluide et bien tolérée, ces derniers étant considérés comme des « passants », des étrangers en transit responsables de leur traversée. Cette présence labile, constante mais peu visible restait, certes, soumise au pouvoir discrétionnaire des agents de l’autorité qui négociaient la fluidité des passages. Ces voyageurs (dont certains étaient en situation régulière et d’autres non) monnayaient leur transit vers la péninsule ibérique ou les enclaves avec l’accord quasi tacite des autorités, ce qui n’occasionnait pas de phénomènes de rétention (il n’y avait alors pas plus de 200 personnes dans les forêts autour des enclaves) les futurs voyageurs n’ayant pas à se cacher résidaient ouvertement dans la médina de Tanger.
A partir de 2002, la sécurisation des frontières maritimes de l’espace Schengen qui a pour objectif d’obtenir un verrouillage total des Détroits a commencé à créer des phénomènes de rétention de personnes en attente de passage (que ce soit à travers les enclaves ou à partir des côtes méditerranéennes). Depuis 2002, on assiste à une approche de la « gestion » des flux migratoires de plus en plus militarisée. On assiste à un durcissement de la répression exercée à l’encontre des transmigrants et caractérisé par son caractère de plus en plus violent et guerrier. Les forces de sécurité organisent ponctuellement de véritables opérations militaires employant des hélicoptères pour traquer les transmigrants, utilisant des chiens pour les effrayer ou pour les attaquer. Ils incendient leurs abris précaires avant de les reconduire à la frontière algéro-marocaine. Depuis 2002, les violences physiques exercées par les agents de l’autorité des deux pays ont augmenté (blessures par balles, coups de matraque) à l’encontre de ceux qui sont en attente ou qui tentent le passage. Chaque jour deux jeunes adultes meurent en terre marocaine ou dans les eaux des Détroits (MSF : 2005).

Du côté des transmigrants, les modalités « d’attaque du grillage » se sont aussi modifiées. Jusqu’alors les tentatives de passage étaient le plus souvent le fait d’initiatives individuelles ou de petits groupes (5-10 personnes) et le succès du passage lié aux compétences des individus. Jusqu’alors ces initiatives se soldaient par le passage quotidien de la frontière métallique de 4 à 5 personnes.

Au cours de l’été 2004, des regroupements de quelques centaines de personnes avaient eu lieu mais dans la première semaine d’octobre 2005, (29.09.05 – 8.10.05) les tentatives de passage sont devenues massives, programmées et organisées. Elles ont permis à environ 1500 personnes de franchir les clôtures et de pénétrer dans les enclaves. Le bilan de l’opération est très lourd : 14 personnes sont tombées sous les balles des forces de sécurité, des centaines de personnes ont été blessées, des centaines de personnes expulsées des enclaves et environ deux mille personnes expulsées du Maroc. L’Espagne, contrairement à sa politique d’asile qui accueille toutes les personnes qui arrivées sur son sol demandent l’asile, a pour la première fois officiellement refoulé au Maroc plusieurs milliers de personnes (sans faire d’exception pour les femmes et les enfants). Le Maroc, contrairement à sa politique qui jusqu’alors se « limitait » à des reconductions à la frontière algéro – marocaine, a pour la première fois procédé à des expulsions massives de ressortissants noirs-africains sans tenir compte de la nature des liens privilégiés qui les lient à certains pays (Sénégal, Mali). Les associations de Défense des Droits de l’Homme dénoncent la politique de  « harcèlement » du Maroc à l’encontre des migrants alors que des voix marocaines s’élèvent contre le harcèlement de l’Union Européenne à l’encontre du Maroc.

Avant que ces événements ne surviennent, nous nous demandions jusqu’où irait la volonté de surveillance exercée par l’Union Européenne par le biais de ses réalisations technologiques les plus avancées. A l’issue de ces événements alarmants, on peut se demander jusqu’où ira cette volonté de punir qui enferme puis expulse des milliers de personnes avec des moyens militaires et guerriers. Il est extrêmement difficile de faire une lecture détachée de ces événements qui ont été vécus par des familles que nous connaissons et dont le sort reste inconnu. Cependant le tragique de la situation ne doit pas occulter la formidable capacité de regroupement des transmigrants qui se sont regroupés pour tenter ensemble d’atteindre leur objectif commun. Ils ont réussi à fédérer un grand nombre de personnes autour du seul projet plausible qui puisse encore donner un sens à leur entreprise migratoire.
Les barrières vont être surélevées à une hauteur de 6m et des fossés creusés, des patrouilles de militaires vont être renforcées et la surveillance intensifiée. Les Etats vont – en toute légalité – continuer à expulser des personnes dont le statut de réfugié est nié ou ignoré et vont s’organiser pour le faire sans porter atteinte aux Droits de l’Homme. Des accords de réadmission vont être rediscutés et des partenariats renégociés.

De l’autre côté de la barrière, d’autres voies de passage vont être trouvées, les déterminations vont se renforcer, les déceptions et les ressentiments vont s’accumuler et les revendications au droit à circuler librement vont se faire plus fortes.

3.4. Les « ennemis de l’extérieur »  

Mais à l’encontre de qui cette volonté de répression s’exerce t’elle ? Qui sont ces ennemis de l’extérieur qui mobilisent de tels moyens financiers et humains de surveillance et dont la présence menaçante exige le déploiement de l’armée justifiant le tir de balles meurtrières ?

Dans le cadre de notre travail de terrain nous avons conduit (en parallèle à des entretiens approfondis) une enquête par questionnaire qui visait à mieux connaître ces « candidats à l’émigration »  contre lesquels l’Union Européenne tentait de se protéger. Nous avons donc réalisé une enquête entre janvier 2001 et juillet 2002 auprès de 321 transmigrants afin de déterminer leur profil socio-économique, leur origine géographique, la nature de leur situation (réfugié, sans-papiers, régulière) ainsi que les principales étapes du périple et sa durée.
Cette enquête a débuté dans la capitale marocaine, lieu de passage et lieu de regroupement des transmigrants au sein d’une association caritative qui leur venait en aide. Les questionnaires ont aussi été administrés dans d’autres régions du Maroc, à Tanger, dans la région frontalière algéro-marocaine, ainsi que dans les zones frontalières entourant les présides espagnols de Ceuta et de Melilla.

.1 Pays d’origine et itinéraires

Nous avons rencontré des ressortissants de seize nationalités issus de tous les pays de l’Afrique Centrale et de l’Ouest : pays en conflit avéré (RDC, Congo , Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Ruanda, Soudan , Angola) , pays en conflit larvé (Nigeria,) ou au régime dictatorial (l’ Irak de Saddam Hussein) mais également des pays ayant une situation politique intérieure plutôt stable mais en état de paupérisation croissante (Sénégal, Niger, Mali, Bénin, Guinée ) et enfin des pays réputés « sûrs » car sans conflit déclaré comme le Cameroun .

Les enquêtés étaient originaires majoritairement d’Afrique Centrale : de RDC (73%), de la République du Congo (14 %) et du Cameroun (3%) . Ceci tient au fait que l’association Caritas dont le réseau est bien connu dans ces trois pays francophones d’obédience catholique attire en priorité les ressortissants de ces pays qui se trouvent en difficulté financière ou morale. (Les transmigrants anglophones - Nigérians, Ghanéens ou Sierra-Leonais s’ils ont besoin d’aide vont de préférence dans les structures d’accueil protestantes). Nous n’avons conduit que 30 questionnaires auprès des ressortissants d’autres pays même si nous en avons rencontré un nombre beaucoup plus important de manière informelle. Nous tenons à préciser que l’interrogatoire de personnes en situation de grande précarité ou ayant peur d’être expulsées ou reconduites à la frontière ne peut se faire que dans un climat de confiance comme le permettait cette association. L’absence d’autres lieux de regroupement pour les transmigrants d’autres nationalités n’a pas permis de conduire une enquête qui aurait été « statistiquement représentative ».

Nous savons que dans cette enquête, la sur-représentation des personnes issues des deux Congo ne reflète pas bien évidemment la réalité numérique de la présence des sub-sahariens au Maghreb. En effet les Congolais y sont numériquement moins nombreux que les ressortissants d’autres pays tels que le Nigeria ou le Ghana. Nous savons en effet d’après l’enquête menée en 20 00 par Ali Bensaad (2002) que parmi les 65 000 migrants qui transitent annuellement par Agadez porte d’entrée du Maghreb, 45% sont d’origine nigériane, 30% d’origine ghanéenne, 13% d’origine nigérienne, 6% d’origine malienne et 5% (3500) seraient des ressortissants originaires d’Afrique Centrale (dont les Congolais) ou des pays anglophones en guerre. Nous savons aussi que la majorité de ces migrants (80%) va en Libye soit pour y travailler soit pour y transiter et que les 20% restants (environ 15 000 personnes) passent par l’Algérie puis éventuellement au Maroc. Bien qu’il soit difficile d’avoir des chiffres précis par nationalité - les entrées terrestres se font toutes dans la clandestinité- nos enquêtes de terrain montrent que même au Maroc -les ressortissants d’Afrique Centrale sont moins nombreux que les Nigérians , les Ghanéens ou les Maliens. Cette hiérarchie numérique est aussi confirmée par le recensement fait dans les lieux d’attente par la Cimade (2004) autour des enclaves de Ceuta et Melilla.
Il est important aussi de noter que les ressortissants de RDC et du Congo – qui sont les plus nombreux de notre échantillon occupent respectivement le premier et le troisième rang des demandeurs d’asile en France et ils totalisent à eux seuls un tiers (31% en 2003) des demandes d'asile venant d’Afrique sub-saharienne. Malgré ses limites, cette enquête, nous permet cependant d’esquisser le profil socio-économique de ce/cette transmigrant-e arrivé-e au Maroc de manière clandestine après un long périple.

Sur les 249 personnes venues par voie terrestre, 76 (24%) étaient arrivées au Maroc en un temps minimum (environ 6 semaines depuis l’Afrique centrale) et avec la somme minimale nécessaire pour les transports (autour de 200 euros). Ceux-ci s’effectuent par camion, grumier, taxi-brousse, véhicule tout terrain, minibus et train (au Maroc). Le coût du transport par les moyens locaux est peu onéreux (30 ¬ pour un trajet Lagos-Agadès en bus). Les traversées du Sahara et des frontières sont plus onéreuses (environ 60 Euros pour relier Agadès à Tamanrasset) et autour de 30 euros pour passer d Algérie au Maroc.
Sur les personnes enquêtées 174 (76%) avaient voyagé par étape - marquant des arrêts dans des villes (entre deux et 44 mois) pour y travailler et financer la suite de leur périple. Si certains avaient pu planifier et économiser avant de partir (jusqu’à 1500 euros) la plupart était partis avec un pécule minime (30 Euros). Ils avaient travaillé dans une ou plusieurs villes (les capitales le plus souvent).
Le Cameroun est la première halte possible pour ceux qui viennent de RDC et 33 personnes y avaient travaillé, 23 avaient travaillé à Lagos au Nigeria et 72 en Algérie - le plus souvent à Tamanrasset puis à Alger. 6 personnes avaient travaillé en Libye mais avaient fui lors des émeutes de Tripoli en novembre 2000 qui avaient fait de nombreux morts. 4 personnes avaient travaillé en Côte d’Ivoire mais la situation politique se détériorant, ce pays a cessé d’être un pôle attractif. 36 personnes avaient travaillé dans deux ou trois lieux principalement Lagos et Alger.
Ils étaient employés de nuit dans des entreprises de gardiennage au Cameroun, coolies sur le marché à Lagos, aide-maçons à Tamanrasset, jardiniers dans les plantations de Gardaia, creuseurs de puits ou employés domestiques à Alger, se louant « au jour la journée », ne bénéficiant d’aucune protection sociale autre que les soins gratuits offerts par les hôpitaux publics. D’aucuns préfèrent dire qu’ils avaient «  fait le coup de main » plutôt que de parler de « travail » dont ils se faisaient une toute autre idée.

Le périple intra-africain accompli par la voie la plus directe est d’environ 6000 Km et se fait au rythme des transports locaux en six semaines environ. Il est considérablement rallongé dans le temps et dans l’espace en fonction des reconduites aux frontières qui peuvent doubler ou tripler les distances.
Carte 3 : Itinéraires et principales étapes des transmigrants entre 1998 et 2002


Profil socio-économique des enquêtés

Sur les 321 personnes, 55 sont des femmes. Elles ont 30 ans en moyenne. Les hommes ont 29 ans en moyenne. Ils sont à 89 % originaires de villes et 78% sont nés dans la capitale où ils ont fait leurs études.

Niveau d’éducation
Toutes les personnes enquêtées parlaient couramment (à de rares exceptions près) français ou anglais : 64% d’entre elles disent avoir suivi un enseignement secondaire et 29% un enseignement supérieur universitaire. Près de la moitié d’entre eux (48 %) dit être titulaire du BAC ou du Diplôme de fin d’études secondaires (l’équivalent du BAC français) et 17% disent avoir le diplôme du Brevet. Sur les 55 femmes enquêtées, toutes ont été scolarisées, 7 ont le Brevet et 8 ont le bac mais une seulement a fait des études supérieures.
Dix-sept pour cent des hommes disent avoir un diplôme de l’enseignement supérieur acquis dans une Université ou dans un établissement privé. Nombre d’entre eux ont abandonné leurs études universitaires pour des raisons liées la plupart du temps à l’instabilité politique, à la médiocrité de l’enseignement, ou aux « années blanches » qui les ont empêché de poursuivre le cursus entrepris. D’autres ont dû abandonner leurs études par manque de moyens financiers en lien avec une situation familiale précaire ou à cause du décès d’un parent.

Près d’un quart (23%) des personnes dit avoir abandonné les études supérieures (sociologie du développement, comptabilité, médecine, gestion) commencées dans les Universités des grandes villes du pays (Kinshasa, Brazza, Douala ou Dakar) et expriment le souhait de les continuer de préférence en Europe ou à défaut au Maghreb. Les nombreux entretiens menés (hors questionnaire) confirment que le profil des nigérians est proche de celui des congolais en terme d’âge, de confession et d’éducation. Ces jeunes - en majorité chrétiens - sont issus de ces deux « géants » africains qui à eux deux totalisent près de 22% de la population de l’Afrique noire et 53% de la population sub-saharienne proprement dite. Ils sont les héritiers de politiques gouvernementales qui ont misé sur l’éducation au sortir de l’indépendance. Nous verrons que ces jeunes qui ont eu le privilège d’avoir accès à l’éducation étaient destinés à devenir des acteurs du développement de leur pays et qu’ils vont paradoxalement se retrouver en errance avec le statut de « demandeurs d’asile » en Europe. Ils sont conscients des enjeux auquel leur pays, au sous-sol particulièrement riche en ressources minières ou pétrolières est confronté et des inégalités qui entraînent une distribution injuste.

Ils sont particulièrement sensibles aux inégalités et se sentent la plupart du temps victimes d’un Etat incapable de leur assurer protection et/ou avenir. Ces jeunes font partie d’une génération (née à la fin des années 70) et dont la trajectoire - brillante pour certains - a été brutalement interrompue par des évènements indépendants de leur volonté. Ils souhaitent malgré cette cassure dans leur parcours poursuivre leurs études ou des études dans une Europe qui leur offrira des conditions de sécurité et un niveau de compétences qu’ils ne peuvent trouver chez eux. Ils sont ambitieux et « rêvent » de pouvoir compléter un cursus universitaire ou une formation professionnalisante dans le pays de leur choix et dans la langue qu’ils maîtrisent. Ils sont impatients d’aller en Europe pour étudier, pour obtenir un diplôme, pour compléter leur éducation et acquérir enfin le statut d’adulte qui leur permettra d’assurer leurs responsabilités auprès de leur famille ou plus largement auprès de leur communauté.
Ces jeunes sont les « orphelins »  d’Etats déficients qui n’assurent ni l’éducation de leurs étudiants ni la sécurité de leurs travailleurs.


Activité professionnelle

La moitié d’entre eux avait exercé une profession au pays : 24% avaient travaillé comme artisans (orfèvre, menuisier), 10% étaient employés dans l’armée, 10 % exerçaient une profession libérale (commerce) et 4% étaient fonctionnaires. Au moment du départ du pays d’origine, un grand nombre de migrants était sans emploi mais certains « travaillaient la terre » (Mali), étaient commerçants (Côté d’Ivoire et Sénégal) ou avaient une petite entreprise (de transport de marchandises au Sénégal, par exemple). Quelques uns des Nigérians rencontrés jouaient dans des équipes locales de football et ont déclaré chercher à être recrutés par des équipes européennes ou marocaines, dans lesquelles les salaires sont plus importants que ceux qu’ils percevaient dans leur pays d’origine. Les femmes interrogées ont un niveau d’études secondaires (Brevet) et exerçaient de petits métiers dans leur pays d’origine (coiffeuse, vendeuse au marché, commerçante). L’une d’entre elle avait fait des études d’anthropologie au Cameroun et tentait de faire du commerce de poisson séché en Mauritanie.

Activité professionnelle des parents :

Parmi les personnes interrogées, 19% sont des fils de fonctionnaires, 12% des fils d’artisans, 9% de parents exerçant une profession libérale, 7% sont des fils de militaires et 3% des fils d’agriculteurs. Peu de transmigrants d’Afrique centrale sont originaires de milieu rural. Ils appartiennent à une classe moyenne éduquée dont les revenus ont considérablement diminué au cours de la dernière décennie. Les petits salaires des fonctionnaires (entre 100 et 250 euros/mois) souvent impayés pendant de longues périodes ne permettent pas de payer des études de qualité à tous les enfants de la famille. La plupart des transmigrants qui avaient le bac auraient souhaité avoir une bourse d’études pour l’étranger mais celles-ci sont réservées aux enfants de familles influentes et proches du pouvoir. Au Congo-brazza par exemple, les fils d’opposants politiques au régime en place n’ont aucune chance de se voir attribuer une bourse d’étude pour l’étranger et ceux-ci n’ont pas alors d’autres moyens que de tenter leur chance par eux-mêmes.

Le nombre élevé de décès des parents des transmigrants  nous a interpellé : au moment de l'enquête, 38% des pères et 35% des mères étaient décédés. Les causes de décès évoquées étaient souvent liées à la guerre et à l’instabilité politique (assassinats politiques, massacres) ou à ses conséquences (précarité des conditions de vie, malnutrition, maladies et manque de moyens pour payer les soins médicaux). Près de la moitié des mères n’avaient pas d’activité professionnelle formelle sauf 10% d’entre elles qui étaient fonctionnaires (enseignantes) ou employées dans le service public (infirmières). Mais la plupart des mères faisaient un petit commerce au marché (vente, changeuse d’argent) dont les revenus minimes ne pouvaient en aucun cas financer le voyage de leur enfant. Il est évident au dire des jeunes transmigrants que s’ils avaient eu la possibilité d’obtenir un visa Schengen pour venir étudier dans le pays de leur choix, les familles auraient financé leur voyage par la voie la plus directe.

Statut marital

Parmi les enquêtés, 62% étaient célibataires au moment du départ et 55% n’avaient jamais eu d’enfant (certains ont eu des enfants très jeunes et ne s’étaient pas mariés au moment du départ soit parce qu’ils attendaient une meilleure situation financière soit parce qu’ils avaient rompus avec la mère de leur enfant qui était retournée vivre dans sa famille). L’âge moyen de ces célibataires était de 27 ans. Ils étaient pour la plupart sans activité professionnelle. Si la majorité des personnes interrogées est composée d’hommes jeunes et ayant fait le « voyage » seuls, un quart des enquêtés était marié au pays et avait charge de famille : 18% avaient un enfant, 13% en avaient deux, 7% en avaient trois et les 7% restants avaient plus de 3 enfants restés au pays. Deux réfugiés politiques de RDC - passés par la RCA, le Tchad, la Libye et l’Algérie – ont déclaré être à la recherche de leur famille qui avait fui le pays en 1997. Sur les 55 femmes enquêtées, 22 étaient parties seules mais plusieurs avaient laissé au pays leurs jeunes enfants (entre 1 et 9 ans) sous la garde de leurs parents et 33 étaient accompagnées de un deux ou trois enfants. Dix femmes avaient accouché pendant la traversée du continent.

Le profil du transmigrant qui se dessine ici est totalement différent du profil classique du primo arrivant des années 60 - homme d’origine rurale, illettré, partant seul en France muni de son passeport et d’un contrat de travail en poche pouvant rentrer au pays de son plein gré. Nous nous trouvons ici en présence de jeunes adultes mais aussi de femmes et d’enfants. Ils sont originaires de milieu urbain, ont étudié dans des Universités et ont une parfaite maîtrise de la langue des pays dans lesquels ils veulent immigrer. Ayant fui leur pays, ils sont politiquement conscientisés et analysent lucidement et sans complaisance la place du continent africain dans le monde. Familiers ou experts en technologies de l’information, ils en exploitent toutes les ressources pour adapter ou redessiner leur périple en fonction de la fluidité des conditions. Individus modernes et connectés au reste du monde, ils revendiquent leur droit à être des citoyens du monde malgré le fait que leur situation irrégulière ne les autorise pas.

3.4.3 « Nous sommes tous en situation irrégulière »

Au moment de l'enquête, les transmigrants avaient quitté leur pays depuis 19 mois en moyenne et étaient au Maroc depuis 7 mois, attendant de trouver les ressources nécessaires pour passer en Europe. Ceux qui étaient arrivés au Maroc par avion (21%) avaient atterri à Casablanca avec un passeport valide et le droit de séjourner trois mois dans la capitale. En effet le Maroc ne requiert pas de visas pour les 16 pays d’Afrique sub-saharienne qui font partie de la CEDEAO. La plupart des transmigrants étaient en situation irrégulière car ils avaient dépassés la période de validité des 3 mois. Ils étaient donc susceptibles d’être reconduits à la frontière s’ils étaient contrôlés.

Sur un total de 310 personnes, 250 disent être arrivées au Maroc par la voie terrestre, ce qui signifie qu’elles sont entrées clandestinement par la frontière algéro-marocaine qui est officiellement fermée ou par la Mauritanie par le sud du Maroc. Au moment de l’enquête la route mauritanienne n’était que peu utilisée et toutes les personnes consultées étaient arrivées par l’Algérie au niveau de la ville d’Oujda. Sur ces 250 personnes, 203 (81%) étaient arrivées sans passeport ni document officiel (7 personnes avaient vendu leur passeport sachant qu’elles n’en auraient plus besoin et 11 personnes avaient eu leurs passeports volés).

Seulement 22 personnes avaient un passeport en règle et 18 disaient en avoir acheté en route pour faciliter l’entrée au Maghreb. 15 % des Congolais de la RDC étaient détenteurs d’une carte consulaire délivrée par leur ambassade à Rabat. Jusqu’en 2000, cette carte suffisait à protéger les ressortissants des reconduites à la frontière mais avec le durcissement de la politique d’immigration cette carte ne fait plus office de protection.

Comment les transmigrants assumaient-ils l’irrégularité de leur situation ? La plupart des personnes que nous avons interrogées et qui souhaitaient aller en Europe pour y étudier ou pour y travailler avaient eu (ou savaient que) leur demande de visa serait systématiquement refusée. Ils étaient conscients du pouvoir discrétionnaire de l’administration et persuadés que le refus « non motivé » qu’ils recevaient du Consulat se faisait de façon arbitraire et discriminatoire. Ce refus était jugé discriminatoire car les demandeurs avaient souscrit à toutes les conditions requises (acceptation dans une Université en France ou dans une Ecole d’infirmiers, prise en charge financière etc.) et pourtant ils se voyaient refuser l’attribution du visa demandé. Ce refus non motivé était perçu comme l’expression d’une discrimination basée sur la xénophobie et le racisme émanant non seulement de la part des agents de l’Etat mais de l’Etat lui-même perçu comme discriminant. Le refus opposé par l’Etat-Nation sollicité ne mettait pas un terme au projet migratoire bien au contraire. En s’opposant à la volonté d’exclusion exprimée par l’Etat-Nation qui accorde de manière arbitraire et discriminante le droit de circuler sur son territoire, les « exclus de visas » imposaient leur volonté migratoire qu’ils légitimaient ainsi : ils mettaient en exergue leur appartenance à la communauté des « êtres humains  qui naissent libres et égaux en droit » - comme ils l’avaient appris sur les bancs de l’école - en revendiquant un traitement équitable pour tous. Ils légitimaient ainsi leurs pratiques circulatoires clandestines jugées déviantes (irrégulières ou illégales) par un Etat qui les marginalisait. Ils refusaient leur statut d’étranger, conscients de leur appartenance à une communauté humaine, sans frontières et internationale qui les rendait proches et familiers de ceux qui là-bas jouissaient des droits qu’eux revendiquaient.

Statut de réfugié

Parmi les personnes interrogées, plusieurs auraient été en droit de se régulariser en demandant le statut de réfugié au Maroc mais ils ne l’ont pas fait. Sur les 302 personnes qui ont répondu à la question « avez-vous fait une demande de statut de réfugié au Maroc ou dans un autre pays ? » 20 personnes seulement avaient fait une demande auprès du HCR à Casablanca. Sur ces 20 demandes, 8 avaient été refusées, 2 étaient en cours de traitement et 6 personnes disaient avoir l’intention de le faire. 4 personnes avaient obtenu le statut de réfugié et recevaient de manière irrégulière une allocation de subsistance. Nous avons essayé de comprendre les raisons pour lesquelles un si petit nombre de demandes avait été posées alors que plus de la moitié des enquêtés disaient avoir quitté leur pays à cause de la guerre. Certains réfugiés qui répondaient aux critères de la Convention de Genève car ils avaient été victimes de persécution étatique (Rép. Congo) n’osaient pas demander le statut de réfugié alors qu’ils pouvaient prouver les persécutions dont ils avaient été l’objet. Ils avaient peur de représailles perpétrées par des partisans du pouvoir en place et ils craignaient aussi en cas de retour éventuel au pays d’être accusés de trahison.
Mais pour la majorité des enquêtés, le statut de réfugié devait se demander directement dans l’Union Européenne et non au Maroc. A la question « pourquoi avoir choisi de venir au Maroc ? » 74 % des enquêtés avaient déjà exprimé leur intention de « passer en Europe » ce qui implicitement signifiait qu’ils allaient demander l’asile une fois dans l’espace Schengen. Ils avaient connaissance des divers lieux où ils pourraient déposer leur demande d’asile (le camp de Calamocarro puis à sa fermeture en 2001, les CETI situés dans les présides espagnols de Ceuta et de Melilla ou dans les centres d’accueil de la côte andalouse ou dans les Iles des Canaries.)
Une autre raison pour laquelle les réfugiés n’osaient pas demander l’asile au Maroc émanait du bureau même du HCR au Maroc. Les demandeurs potentiels étaient découragés par le manque de collaboration et d’attention à leur égard exprimés par certains membres du bureau qui considéraient tous les demandeurs comme de faux-réfugiés, comme des « aventuriers » cherchant à émigrer en Europe. Les tracasseries administratives multiples (refus de rendez-vous, dossiers non suivis, manque de coordination avec les associations caritatives) ajoutées à la reconduite musclée à la frontière algérienne de plusieurs réfugiés venus discuter de leur statut ont contribué à réduire le nombre de demandes. En outre, il était difficile pour ceux qui avaient quitté leur pays depuis plusieurs mois, voire des années d’apporter les preuves tangibles d’une persécution étatique ou individuelle.

Arrivés au Maghreb en situation régulière ou non, résidant au Maroc de manière clandestine ou non, munis de documents ou sans-papiers tous les transmigrants rencontrés avaient l’intention de demander l'asile politique une fois arrivés en Espagne. Le plus simple était de se rendre de manière clandestine dans les enclaves espagnoles de Ceuta ou de Melilla.

3.4.4 « Nous sommes tous des chercheurs en Vie meilleure »

Nous savons que les raisons pour lesquelles on quitte son pays ne sont jamais unicausales et simples mais multifactorielles et complexes. Nous savons aussi que la décision de quitter son pays est le résultat d’une mise en acte individuelle mais que cette décision est aussi socialement construite et culturellement interprétée. Nous savons aussi que les raisons données le sont parfois dans un désir de légitimer a posteriori une entreprise difficile. Nous avons cependant posé la question « pourquoi avez-vous quitté votre pays ?» aux 321 personnes rencontrées. Nous voulions donner la parole aux transmigrants eux-mêmes qui sont souvent désignés comme des « aventuriers », des « réfugiés » ou des « migrants économiques ». Nous verrons que les intéressés eux-mêmes ne se retrouvent dans aucune de ces catégories.

Plus de la moitié (51%) des enquêtés disent avoir quitté leur pays d’origine à cause de la guerre, des conflits interethniques ou des troubles politiques. Ils venaient de RDC, du Congo ou du sud Nigeria. Ceux-ci ont quitté leur pays à partir de 1997 au moment de la prise de pouvoir de Laurent-Désiré Kabila à Kinshasa en mai 1997 qui a suivi le départ du Président Mobutu Sessé Séko (qui décédera au Maroc et y sera enterré). Certains militaires (ou proches de militaires) se sont sentis personnellement menacés ou persécutés et, craignant pour leur vie ou celle de leur famille, ils ont décidé de quitter le pays. 14 personnes disent avoir refusé l’enrôlement dans les milices ou dans l’armée de Kabila et ont préféré sortir du pays.

La volonté de se mettre à l’abri en attendant la fin de cette période de tensions et d’incertitude a été souvent associée au désir d’aller ailleurs pour pallier les difficultés économiques engendrées par la crise. Certains ont souffert des conséquences créées par le changement de pouvoir qui non seulement ont fait perdre leur poste aux privilégiés du régime de Mobutu mais ont aussi entraîné une grave récession économique et la fermeture de nombreuses compagnies privées et le licenciement de leurs employés. Les jeunes sont en majorité issus de la capitale et n’ont pas souffert directement des violences de la guerre qui se déroule dans l’est du pays mais ils subissent de plein fouet la récession économique d’un pays en guerre qui a fait entre 1997 et 2004 plus de 3,5 millions et demi de morts et qui ne leur offre que peu de perspectives d’avenir. Neuf personnes étaient à la recherche de membres de leur famille qui avaient quitté le pays sous la menace.

Toutes les personnes originaires du Congo-Brazzaville venaient de la région sud du pays, le Pool, qu’ils avaient fui craignant pour leur vie. Ils avaient échappé à la guerre civile qui a suivi la victoire de Sassou-Nguesso sur Lissouba en juin 1997, guerre qui aurait fait plus de 10 000 morts. De même, quatre personnes originaires du nord de la Côte d’Ivoire avaient fui leur pays suite à des menaces de mort ou à l’assassinat de personnes de leur entourage. La Côte d’Ivoire qui était l’un des pays d’accueil traditionnel des migrants du Liberia, du Burkina Faso ou de Guinée est devenue elle aussi un pays de départ pour des raisons à la fois politiques et économiques.

Parmi les personnes enquêtées, 228 transmigrants ont dit avoir quitté leur pays afin de pouvoir « passer en Europe ». Les raisons données étaient souvent doubles : 91 désiraient « passer en Europe et étudier » et désiraient continuer ou reprendre des études dans l’Union Européenne (France, Belgique, Royaume Uni). La moitié d’entre eux (49%) ont dit vouloir « passer en Europe pour y travailler ». Les réponses relatives à la nature du travail étaient imprécises, la priorité immédiate étant de pouvoir passer eu Europe.

Parmi eux, Moussa le Guinéen, nourri à la poésie de Césaire et au discours révolutionnaire de Fanon refusant la complicité avec l’ordre établi, humilié de se sentir exclu de la marche du monde mais ambitieux pour lui et pour les jeunes de sa génération.

Parmi eux, Guy le Kinois qui voulait « chercher sa vie » en Europe, y étudier et acquérir un bon métier mais aussi ne pas se laisser imposer une épouse par sa famille et être libre de ses choix.

Parmi elles, Clarisse la Camerounaise ayant accouché en route et qui n’aspire qu’à trouver un coin tranquille pour se reposer.

Parmi eux, Yussouf le Sénégalais qui veut aller faire du commerce en France, économiser pour pouvoir se marier et rentrer après au pays

Parmi eux, Jean-Marie le Malien qui se dit que s’il n’arrive pas à passer il retournera peut être chez lui.

Parmi eux enfin, Charlie le penseur : « Nous sommes comme des guerriers partis se battre en traversant le fleuve. A l’arrivée nous avons détruit nos pirogues pour ne pas être tentés de revenir et pour ne rentrer que dans les embarcations des vaincus. Nous sommes courageux mais nous avons peur du découragement, nous sommes confiants en l’avenir mais nous redoutons l’oubli de ceux que nous avons laissés derrière …»

Les dires sont multiples, les aspirations mêlent désir de sécurité et besoin de travailler, désir d’étudier et aspiration à l’auto-réalisation, désir de se mouvoir librement et de choisir sa destinée. Au cours des entretiens approfondis que nous avons menés auprès de ces hommes et de ces femmes « on the move » ces aspirations diverses et multiples étaient souvent résumées par l’expression suivante : « Je veux aller chercher la Vie ». Cette affirmation énigmatique qui s’est éclaircie en cours de terrain reflète une aspiration vitale à exister et à se trouver, à se légitimer et à devenir. Elle reflète aussi le besoin d’être reconnu en son droit d’être Soi, en son droit fondamental à exister en quelque lieu que ce soit, quelle que soit la couleur de la peau. Elle signifie aussi le droit de vivre dans un lieu dans lequel son intégrité physique ne soit pas menacée mais elle n’est pas le seul fait de réfugiés fuyant une Afrique qui serait réduite à « une nécropole couverte de charniers » comme le déplore le journaliste Smith  (2003).

Cette recherche de la Vie signifie aussi le droit de refuser l’immobilité forcée et mortifère à laquelle les condamne une gérontocratie toute puissante et le droit de refuser d’obéir aux injonctions parentales quant à la manière de mener leur vie et de décider par eux-mêmes. Cette recherche de la Vie enfin signifie être libre de ses mouvements, libre d’entreprendre et de réaliser une part de ses rêves, libre de voyager en Europe puis de rentrer au pays selon ses désirs, libre de se mouvoir sans frontières.
Cette recherche de la Vie est toute à la fois revendicative et légitimée, guerrière et paisible, courageuse et risquée, hésitante et confiante. Cette recherche de la Vie dans son expression clandestine et souterraine est dynamique et créatrice de savoir-faire, riche de compétences et d’un savoir transiter. Elle transgresse, inverse et renverse les hiérarchies sociales et redéfinit ses propres normes.
Cette recherche vitaliste n’est pas seulement individuelle mais collective, associative et communautaire. Elle s’exprime de manière individuelle dans le désir d’auto-réalisation et de manière collective dans les diverses formes d’associations, de couples ou d’alliances, de groupes familiaux ou de pairs, qui évoluent au sein de la « communauté d’itinérance » qui va permettre de par son caractère cosmopolite, transnational, flexible et ouvert la production de «  communautés d’itinérance » qui se forment dans des micro-lieux.








II ème partie




« Individuation et transmigration »

1. Religieux en mouvement, mouvement par le religieux

Au cours de leur long périple trans-maghrébin, (25 mois en moyenne en 2002), les transmigrants créent des liens. Ils s’associent pour traverser le désert et habiter ensemble, pour voyager et se regrouper dans les lieux de passage des frontières. Ils sont confrontés au quotidien à l’altérité et de manière souvent violente, se lient d’amitié, se quittent et se séparent sur un rythme saccadé et imprévisible.

Ils rencontrent des gens qui pratiquent une religion différente de la leur (l’Islam en pays maghrébin), ou une autre confession (églises évangéliques). Ils côtoient des représentants de divers cultes, adhèrent à de nouvelles appartenances et réinterprètent sans cesse de manière symbolique leur cheminement. Les transmigrants (femmes et hommes) que nous avons rencontrés étaient originaires de pays anglophones majoritairement protestants (sud-Nigeria, Ghana, Liberia, Sierra Leone), de pays francophones comptant de nombreux catholiques (RDC, Rép. du Congo, Cameroun, Côte d’Ivoire) ou de pays en grande majorité musulmans (Mali, Niger, Sénégal). Toutes et tous se réclamaient d’une appartenance religieuse que celle-ci fût héritée, acquise au cours de socialisations précédentes ou choisie en cours de périple. Si certains se disaient fidèles à une appartenance religieuse héritée et non remise en question, d’autres dévoilaient leurs appartenances confessionnelles multiples. Il semblait évident que le religieux tenait une place importante dans la vie des transmigrants qui présentaient leur parcours et leur projet migratoire protégé par le Dieu de leur foi. Des questions se sont posées : comment s’articulait religieux et mobilité ? Le religieux était-il une ressource de cette mobilité itinérante ? Quelles relations - personnelles et collectives - les transmigrants entretenaient-ils avec leur Dieu ? Le périple se reconfigurait-il de manière symbolique ? Nous avons mis nos pas dans ceux des transmigrants en participant aux rituels de départ, en les côtoyant dans divers lieux de culte et en écoutant le récit de leur périple.

1.1 Protections tutélaires en transmigration

Partir dans l’objectif « d’attaquer » l’Europe est une entreprise tout aussi dangereuse et aléatoire que partir à la chasse au lion dans la savane ou aller guerroyer contre l’ennemi voisin. Ces entreprises requièrent protection humaine et supranaturelle et si les objectifs sont similaires (il faut accumuler de l’argent, ramener du gibier ou amasser un butin pour assurer la survie de la famille restée au pays) les risques encourus sont de même nature et peuvent menacer ou mettre fin à l’intégrité physique. Ces départs mobilisent des ressources logistiques (connaissance du terrain et des moyens de transport), un savoir-faire technique (armes de chasse ou de guerre, choix de la bonne route) et la mise en oeuvre de compétences individuelles (ruse, habileté, connaissance de l’ennemi, mobilisation du capital social.) Mais les compétences propres à l’aventurier, au chasseur ou au guerrier ne suffisent pas à assurer le succès d’un voyage réputé dangereux ni à donner un sens au parcours.

Les diverses appartenances auxquelles adhère le transmigrant potentiel vont se manifester par le biais de rituels qui se succèdent dans un espace/temps bien circonscrit. Avant de quitter le monde familier et connu et d’appréhender des espaces nouveaux, des rituels de bénédiction sont pratiqués dans le cercle familial ou religieux : on demande la route au chef de famille (père ou mère) ou au religieux (pasteur,  marabout, visionnaire ou prêtre) qui n’en accorde que la moitié, ne maîtrisant pas la part incontrôlée du voyage. Des cérémonies propitiatoires envers les puissances tutélaires faisant partie du panthéon traditionnel vaudou ou issues d’une religion fondée sont célébrés. Des rituels de purification (ablutions d’eau lustrale ou confessions) ont pour intention de détourner le danger de la route par des sacrifices d’animaux, des offrandes ou la récitation de prières. Des objets fétiches tels les amulettes, les croix chrétiennes ou les versets coraniques sont portés (à même la peau) dans le but de repousser les puissances nocturnes maléfiques. Cependant, si tous ou toutes ont recours à des rituels de protection, les modalités varient en fonction des circonstances. Les rituels sont pratiqués soit en famille, discrètement la veille du départ lorsque celui-ci a été planifié en accord avec elle, soit de manière secrète et individuelle (prières) par les futurs migrants qui sont en rupture familiale (et dont le départ ressemble à une fuite ignorée de la famille opposée au projet migratoire). Il en est de même pour les individus ou les familles, futurs réfugiés dont les départs forcés sont occasionnés par les situations de guerre, les émeutes interethniques, les massacres de civils ou l’intervention de la milice et qui se font dans l’urgence, l’impréparation et la séparation involontaire.

Quelles que soient les conditions, paisibles ou dramatiques dans lesquelles s’effectue le départ, les recours aux puissances tutélaires au travers de rituels vont se réactiver au cours de l’expédition et agir en congruence et en alternance. Dans le récit qui suit, nous verrons comment la perception de la coprésence de puissances tutélaires maternantes permet à l’individu de s’affranchir de ses angoisses dans un espace-temps perçu comme dangereux. On observera aussi le rituel de passage du torrent tumultueux qui fait du transmigrant inexpérimenté un initié et le fait devenir un membre de la communauté d’itinérance qu’il ne quittera définitivement qu’au moment où il aura réussi à passer en Europe.

Alger 2002, je rencontre Serge qui est béninois et vient de traverser le Sahara à partir d’Agadez :
Serge a 25 ans, il a son brevet et a « travaillé » pendant quatre ans avant de tenter l’aventure. Il a été chauffeur de taxi-moto et a sillonné la ville dans la chaleur et la pollution à la recherche des clients mais ce qu’il gagne ne lui permet pas d’épargner. Il a fait pendant trois ans l’aller-retour 4 fois par semaine sur Lagos où il achète des pièces détachées pour les mobylettes qu’il revend ensuite au marché de Cotonou. Malgré les petits billets à glisser aux douaniers, il a quand même réussi à économiser l’équivalent de 300 euros mais la concurrence est rude. Il a aussi fait d’autres petits jobs. Il s’est retrouvé comme des centaines d’autres étudiants sur le quai du port de Cotonou à attendre l’arrivée du porte containeur qui déversera des milliers de voitures d’occasion en provenance d’Europe destinées à être revendues dans toute l’Afrique de l’Ouest. Il a conduit une R12 au Mali mais la voiture est tombée en panne dans le désert et il a dû abandonner la vieille carcasse sur le bord de la route. Il a alors décidé de tenter sa chance et de rejoindre son cousin en Europe :

J’ai pris le train jusqu’ à Parakou au nord du Bénin, puis le bus, pour traverser rapidement les états musulmans de Sokoto au Nigeria. Quand je suis arrivé à Agadez, j’ai pris une Toyota land cruiser en direction de Tamanrasset. On faisait du hors piste pour éviter les contrôles policiers et on était dans le désert depuis 3 jours déjà. Et puis soudainement en pleine nuit on est tombé en panne. Il faisait la nuit, j’avais très peur, il y avait des ossements partout j’ai eu très peur de mourir. Peut- être on allait nous abandonner là, en plein désert et on allait mourir de soif, on attendait, on attendait. Au bout de 3 jours, il n’y avait presque plus d’eau, plus rien à manger et moi la nuit je ne pouvais pas dormir, je pensais, je pensais et puis soudain j’ai entendu des pleurs qui venaient de là-bas, des dunes.
C’était les sirènes, oui on les appelle les sirènes en français mais chez nous, à Ouidah on l’appelle Mamiwata, c’est la …la déesse de l’océan qui habite aussi dans le profond des rivières, des fleuves… mais je connais pas bien ces histoires….Quand j’étais jeune j’ai accompagné ma mère à une grande Fête qui se passait sur les bords de la river Volta, c’était au Ghana. Là-bas on l’appelle Mamiwater, on faisait des rites de purification, il y avait beaucoup de monde mais, je m’intéresse pas trop à ça, je suis chrétien et catholique. Mais ce soir là, je l’ai entendue, elle chantait derrière la dune, elle me parlait à moi, personne d’autre ne l’a entendue car Mamiwata choisit qui elle veut protéger ou punir. Et là  ce soir là j’avais tellement peur de mourir. J’ai pris le chapelet que je garde toujours au fond de ma poche et j’ai prié, j’ai prié la Vierge Marie. Je lui ai dis « Toi, tu étais à côté de ton fils quand il est mort, alors épargne-moi et laisse- moi mourir à côté de ma mère » et… miracle, on a été sauvé, les Touaregs ont réparé le moteur et on est arrivé à Tam au petit matin.

Ray -qui arrive du Cameroun - a entendu que l’on parlait de Mamiwata et intervient soudainement :
Mais si moi je sais qu’elle protège contre les dangers car elle, elle m’a sauvé la vie. Quand j’ai voulu passer au Nigeria, en venant de Douala, je n’avais pas de papiers et je n’ai pas pu passer par la route normale. J’ai été obligé de traverser en clandestin la « Cross River » qui fait la frontière entre les deux pays. J’étais avec un copain et on était guidé par deux Nigérians qui faisaient du transport clandestin de marchandises. On est parti à quatre heures du matin, on a marché en silence et on entendait un grondement de plus en plus fort. J’ai eu peur, il fallait passer sur un grand pont de liane, qui se balançait au dessus de la rivière. C’était la nuit et le torrent faisait du bruit ! Au milieu du pont, je tremblais tellement…. mais finalement on est arrivé l’un après l’autre. Nos guides nous attendaient sur l’autre rive en mangeant un morceau de pain. Ils nous ont averti qu’on avait passé la frontière, qu’on était déjà au Nigeria et qu’il fallait passer encore une autre rivière mais à pied cette fois et qu’il fallait qu’on se prépare à l’affronter. Ils nous ont dit que comme nous étions des étrangers qui venions de loin, ils avaient dû demander à la rivière la permission de nous faire passer avec eux. Ils nous ont dit qu’ils avaient déjà jeté une pièce de cent francs dans la rivière avant qu’on monte sur le pont mais que maintenant qu’on était entré dans le pays, ce serait à nous de le faire la prochaine fois. Mon copain avait peur et voulait rentrer mais on a continué. L’autre rivière était aussi puissante, il fallait la passer à pied. On s’est déshabillé, on a mis les habits dans les sacs en plastique et on a été chercher de gros bâtons et puis on a jeté chacun une pièce dans l’eau avant de passer.

Un des guides nous a dit « Faites ce que je vous ai dit, n’ayez pas de crainte, vous êtes des étrangers mais vous ne l’êtes plus vraiment depuis que vous avez jeté les pièces dans l’eau mais faites attention tout de même, la rivière se met souvent en colère et elle a déjà emporté beaucoup d’étrangers en notre présence. Suivez bien les consignes, ne paniquez pas et restez bien accrochés à nous jusqu’à l’autre côté ». J’ai imploré le ciel et je me suis accroché à l’épaule de mon guide, mon sac se balançait au bout de mon bâton qui m’aidait à progresser pas à pas. L’eau nous arrivait jusqu’au cou, et on est finalement arrivé. La traversée avait duré exactement 26 minutes. Les guides sont partis car ils avaient leur business à faire et nous on s’est reposé. Après, les gens du village qui avaient été avertis de notre arrivée nous ont mis sur la bonne voie. On avait passé la frontière.
Q : Et le troisième passage de rivière ?
Cette fois-ci, on était seuls mais on savait quoi faire, on a suivi les consignes, on a jeté la pièce et on a passé le pont de liane comme d’habitude, on avait moins peur et de l’autre côté on a marché, on était arrivé dans la grande savane et peu après on arrivait dans la ville de Cross river au Nigeria....

Dans les deux situations évoquées, les prières adressées aux puissances féminines salvatrices sont parvenues à transcender l’angoisse suscitée par la dangerosité perçue de ces lieux étrangers et inconnus. Les demandes de protection adressées à la Vierge Marie et à la déesse aquatique se sont exprimées par le rituel du chapelet égrené et de la pièce de monnaie lancée dans les flots grondants. Ces rituels ont un pouvoir immense et ne facilitent pas seulement le passage des obstacles naturels que représente la traversée dangereuse du désert puis celle du torrent qui sont aussi des frontières géopolitiques. Le petit rituel de la pièce jetée dans les flots grondants permet de se concilier les forces de la nature, de renforcer la confiance des passeurs et d’apaiser les angoisses des voyageurs. Ce rite de passage qui se fait en trois étapes fait glisser subtilement du doute à la confiance, de la peur à la sécurité et de l’étranger au familier. Dans les sociétés traditionnelles, les rituels d’initiation marquent l’entrée du jeune adolescent dans la communauté des adultes et le responsabilise afin qu’il assure la continuité de celle-ci. Ici, le rituel d’initiation imposé par le passeur marque l’entrée du nouveau-venu dans le groupe de ceux qui vont bientôt se définir comme des « clandos ». Il le responsabilise pour qu’il arrive à surmonter ses peurs et à assurer sa propre survie. En l’intronisant dans le monde de la clandestinité qui le fait affronter l’inconnu et le un danger, le passeur lui donne la première clé. La transmission du savoir- passer se fait par un apprentissage didactique, par paliers, et débute à l’insu même des nouveaux venus. Nous verrons tout au long de cette recherche que le parcours du transmigrant et de la transmigrante est fait d’associations ponctuelles et efficaces dont le caractère est transitoire et éphémère. Ce parcours est balisé par la présence de guides ou de passeurs expérimentés qui sont des intermédiaires avec les sociétés locales (dont ils sont parfois issus) mais dont la fonction même est passagère et transitoire.

1.2 Regroupement autour des « pasteurs » nomades et reconfigurations symboliques

En Algérie et au Maroc, nous avons rencontré des pasteurs qui arrivaient du sud du Nigeria, du Ghana ou de RDC. Ils sont membres d’églises évangéliques dont ils sont les connections africaines et entretiennent des relations suivies avec leur « base » en Europe. Si certains d’entre eux se limitent à être des agents pastoraux décidés à passer eux-mêmes en Europe pour aller évangéliser selon leur dire la vieille Europe, d’autres cumulent de nombreuses activités car ils sont les maillons indispensables à l’organisation réussie du passage. L’oreille rivée en permanence à leur téléphone portable, ils entretiennent des contacts étroits avec leurs confrères en Europe ou en Amérique du Nord et se portent garants de la bonne gestion des transferts monétaires intercontinentaux. Ils gèrent des fonds venus de l’étranger sous la forme de soutien financier aux églises locales, reçoivent des lettres d’invitation d’églises qui leur permettent d’obtenir pour leurs protégés un visa pour l’Europe.

Tous ont pour mission d’animer de petites communautés composées exclusivement de transmigrants de diverses nationalités en route pour l’Europe. Ils convoquent ainsi quotidiennement des rassemblements - de façon clandestine ou officielle. Ils se retrouvent en petits groupes dans des chambres louées dans les quartiers populaires où ils pratiquent de façon discrète des « exhortations matinales ». En dehors des centres urbains, ils exercent dans les espaces frontaliers et autres lieux dits de « rétention », du sud du Sahara aux abords de la Méditerranée et de l’Atlantique. Dans les villes, à Tanger par exemple, ils obtiennent l’autorisation officielle d’exercer leur culte auprès des responsables religieux locaux à qui des cartes de membre prouvant leur affiliation sont délivrées. En Novembre 2000, nous avons assisté à une cérémonie célébrée par un pasteur nigérian dans l’église St Andrew de Tanger. Cette belle église anglicane immortalisée par Matisse a été construite en 1894 sur un terrain offert par le Sultan Moulay Hassan pour symboliser l’entente cordiale qui unit les trois religions du Livre. Le pasteur anglican est un homme ouvert qui (trois fois par semaine mais en dehors des horaires habituels) ouvre son église à ceux qui se préparent à traverser le Détroit de Gibraltar.

Devant une assemblée constituée d’environ 200 personnes, hommes et femmes originaires du Nigeria et du Ghana, le « révérend John » prêche  en anglais : profil d’aigle, chaîne en or au cou, chemise Lacoste jaune vif et baskets blanches, il se tient debout au centre de l’église pendant qu’un acolyte le filme en vidéo. Après avoir fait chanter un psaume par son acolyte Jimmy, il se lance dans une longue exhortation, Bible en main et assène des références d’une voix rapide : Matthiew 4 : 6, Job … Exodus, 19 : 10, à l’assemblée que les fidèles localisent avec dextérité.
Pendant plus de deux heures, il commente le livre de l’Exode et les passages qui célèbrent la libération de l’esclavage du peuple d’Israël à sa sortie d’Egypte. Il évoque le passage à pied sec de la Mer Rouge qui s’est retirée devant le peuple élu permettant son passage de nuit vers l’autre rive. Il incite la foule à célébrer ce passage en chantant le psaume 136 dans lequel le Dieu des Juifs a vaincu Pharaon et « a rejeté à la mer chevaux et cavaliers ». Il questionne avec force l’assemblée sur son désir sincère d’atteindre ce lieu où  les pâturages sont plus verts. “Do you really want to reach the place where the pastures are greener ?” demande-t-il avec persuasion. Brother John fait venir au centre de l’église cinq jeunes femmes qui vont entreprendre le voyage de nuit. Chacun prie à haute voix, les yeux fermés et les bras ouverts. D’une voix forte, il dit : « Oh Dieu, aide tout ceux qui voyageront bientôt. Aide- les à surmonter les épreuves, aide-les à traverser la mer » et il impose les mains sur chacune des femmes. Il invite toute l’assemblée à prier pour qu’elles fassent « a safe journey ». Au terme de cette prière où l’on peut sentir circuler l’émotion, les fidèles se dispersent rapidement et discrètement. Certains se retrouveront sur la terrasse de la médina qui surplombe le détroit et dont l’autre rive paraît si proche, d’autres se préparent à traverser la nuit même.

Au cours de la dernière prière, le groupe a « fait communauté » autour de leur pasteur qui a fédéré autour de lui un nombre important de transmigrants par-delà leur diversité et de leurs identités nationales ou culturelles. Ils sont unis par la référence commune à ce Dieu de la Bible qui se tient aux côtés des passant-e-s et qui veut la libération de ses enfants maintenus si longtemps sous le joug de l’esclavage. C’est un Dieu protecteur et puissant qui est du côté des nomades, de ceux qui sont en mouvement et pour qui le déplacement est synonyme de Vie, un Dieu qui comme le dit Debray (2003) « donne au passage la primauté sur le lieu ». La figure du pasteur John se substitue ici à celle d’un Moïse moderne, guide et passeur d’hommes qui incarne la figure mythique en faisant appel à leur mémoire religieuse commune. La réélaboration du parcours donne sens à leur expérience présente en la rapportant à cet événement fondateur qu’est la libération du peuple élu. D’autre part, l’évocation de cet événement fondateur commun contient en lui-même la promesse d’un avenir brillant symbolisé ici par la vision des « verts pâturages » qui les attendent de l’autre côté de la mer. Tout en redonnant de la force à ceux qui ont peur d’entreprendre la traversée du Détroit dans lequel tant de gens se sont noyés, l’évocation du passage de la Mer Rouge renforce le sentiment du sens sacré de ce long voyage. Les travaux de S. Bava (2006) auprès de jeunes sénégalais de confession mouride ont montré comment l’exil était « resymbolisé » par l’identification de leur parcours à celui de leur chef spirituel Amadou Bamba qui a vécu de longues années en exil et en a démontré les mérites et les bienfaits.

La notion de la pérégrination vue comme un exil libérateur – pensé et rendu possible de par la seule volonté d’un Dieu puissant et protecteur- confère à la transmigration un sens sacré. Elle apporte la certitude que Dieu accorde sa préférence à ceux qui sont en recherche et en déplacement plutôt qu’à ceux qui ont réponse à tout et sont figés dans leur mouvement. Les transmigrants, qu’ils soient de confession musulmane ou chrétienne s’inscrivent dans une lignée de croyance dont les figures du passé les rassurent sur leur propre présent, les confortent dans leur décision de poursuivre leur route et donnent un sens à leur futur proche.


1.3 Le périple d’Alain-Ali : entre multi appartenance et coexistence communicante

Au cours de leur traversée du Maghreb, les transmigrant-e-s rencontrent l’Islam qui est pratiqué par l’ensemble des populations. Pour ceux qui sont chrétiens par naissance, il y a diverses façons de répondre à cette rencontre et de vivre cette altérité religieuse : on peut « faire comme si » on était un noir-africain-musulman (comme la majorité des transmigrants qui viennent des pays sahéliens), aller à la mosquée écouter le prêche et mendier auprès des fidèles - quand la nécessité est trop forte –en apprenant quelques formules de sollicitation et de remerciement en arabe. On peut accepter de se convertir à la religion proposée par relativisme religieux ou en donnant la primauté à d’autres attachements ou d’autres intérêts immédiats. On peut aussi changer de prénom, porter la djellaba et se fondre dans la masse pour éviter d’attirer l’attention sur soi, éviter l’agressivité verbale ou ne pas être contraint à donner une réponse à une interrogation inquisitrice touchant à la sphère du privé. On peut encore afficher sa différence en gardant son prénom chrétien, en acceptant la confrontation, en discutant les arguments religieux qui opposent ou réunissent les deux religions du Livre tout en évitant d’afficher des marques extérieures de différentiation. (Nous n’avons rencontré qu’une seule personne qui portait ostensiblement une croix chrétienne et pour qui sa foi était devenue la seule justification à sa présence en Mauritanie et rendait viable la répétition de l’échec). On peut aussi, loin du regard parental ou institutionnel socialisateur, s’intéresser de plus près à cette religion vécue par ceux que l’on côtoie, porter attention à ceux qui vous offrent pain et réconfort, créer de véritables liens avec ceux avec lesquels on vit dans une forte contiguïté spatiale (le bailleur) et qui peuvent devenir un réel substitut au père ou à la mère biologique. On peut alors créer des liens forts avec ces « parents » d’un nouveau genre, céder à leurs injonctions en acceptant d’adhérer à leur foi ou au contraire confirmer son attachement à la croyance héritée de sa tradition religieuse et communautaire. On peut s’affilier de manière temporaire qui ne porte pas ‘à conséquence’ tout en refusant les affiliations aporétiques perçues comme portant en elles une contradiction fondamentale. Cette affirmation de la différentiation - pour autant qu’elle soit acceptée par l’interlocuteur - produit de la tolérance, de la reconnaissance et une réciprocité dans les relations qui se créent entre le croyant de passage et le pratiquant sédentaire.

Le récit qui suit est typique de la trajectoire religieuse des transmigrants rencontrés qui se disent tous de fervents croyants : Tous ne sont pas d’anciens séminaristes bien entendu, mais tous ont été élevés dans une forte tradition religieuse qui prône une croyance en un Dieu paternel, un Dieu intime, proche et familier que l’on peut solliciter, interroger et qui vous répond. Ils ont croyance en un Dieu incarné, concerné par les affaires humaines et qui leur répond en se révélant à eux de mille manières au travers des écritures, de la parole des pasteurs, des miracles qui surviennent et des songes transmetteurs de la volonté divine. Ce récit est aussi significatif de trajectoires trans-migratoires initiées par l’obligation de départ consécutive à une déception d’ordre personnel ou à l’échec constaté à trouver sa place au sein de sa propre société et à y faire carrière dans un contexte économique particulièrement contraignant. Le récit de cette trajectoire est aussi typique du rythme rapide et saccadé auquel est soumis le/la transmigrant-e qui alterne entre précarité soudaine et relative abondance et qui obéit à cette nécessité impérieuse qui le pousse à avancer. Les pratiques successives d’engagement puis de désengagement sont à analyser en tenant compte du pluralisme religieux du passant comme du monolithisme religieux qui (bien que tendant à une certaine porosité) caractérise les sociétés traversées.

Alain est né dans un petit village au bord du fleuve Zaïre. Il a 25ans, appartient à l’ethnie des Bakongo qui habite des deux côtés du fleuve Congo. Il va jusqu’à l’âge de 12 ans à l’école primaire du village et restera profondément marqué par son enfance villageoise. En sixième, il rentre dans une école catholique pour garçons à Brazzaville tenue par les Jésuites. Il y fait le petit séminaire et y restera jusqu’à sa terminale. Si sa famille est majoritairement catholique, il est familier des autres confessions qu’ont adoptées des membres de sa famille ou ses amis. Il a une tante âgée qui est kimbanguiste et qui se dit « assurée d’avoir sa place au royaume des cieux car elle ne fait pas beaucoup de péchés ». Un de ses oncles est branhamiste, et assiste au culte exercé par les « brothers » qui divulguent la parole de ce dernier prophète qui a une interprétation très personnelle de la Bible. Une de ses cousines a été aidée dans ses études par le révérend Moon qui a installé l’église de la réunification proche du séminaire où il réside. Mais lui, reste fidèle au catholicisme. Une bourse d’étude lui est offerte pour étudier la philosophie puis la théologie. Il accepte car il aime étudier et s’imagine déjà prêtre et enseignant chevronné. Cependant son projet initial ne se déploie pas comme prévu et tourne court :

«J’ai vécu en communauté de longues années mais à la fin je n’appréciais plus la vie avec certains postulants qui deviennent prêtres pour avoir accès à une éducation supérieure gratuite, à des conditions de vie confortables ou simplement pour assurer le quotidien de toute la famille envers qui ils ont une dette. Etre prêtre en Afrique, c'est la haute classe. Ce n'est pas comme en Europe où les prêtres vivent pauvrement et roulent dans de petites voitures. Mais chez nous, avoir une 4L c'est du luxe. Avoir une voiture, avoir quelque chose à manger matin midi et soir, ce n’est pas rien. L’église fait comme si elle était pauvre mais elle est hypocrite, elle est riche, très riche. Et puis les prêtres en Afrique c’est une classe sociale, partout où tu passes, tu es un homme neutre, tu es respecté, même en politique, même le policier ou le gendarme te respectent. Ils te respectent surtout si tu as la chance d’aller poursuivre tes études en Europe. Mais certains postulants n’avaient pas vraiment la foi, ils faisaient passer en priorité leur famille, d’autres avaient des femmes, des enfants même et se cachaient à peine. Bien sûr c’était la guerre et la vie était très difficile pour tout le monde mais quand même c’était pas une raison. Bon, j’ai été trop franc, j’ai dénoncé le comportement hypocrite de certains postulants et j’ai été renvoyé ».

Alain se retrouve sur le pavé, désorienté, sans un sou, sa perspective de carrière brisée. Rejeté par son frère aîné, honteux devant sa famille, il quitte Brazzaville, traverse le fleuve et retrouve des amis à Kinshasa. Il rencontre un ami qui arrive du Nigeria et qui lui dit que là-bas à Lagos, on peut trouver du travail. Il ramasse ses économies et sans rien dire à sa famille, il part pour Lagos. Là, il est hébergé chez des compatriotes qu’il accompagne le dimanche à l’église pentecôtiste qui répond du nom de « God is good Church » :

« Quand tu arrives là-bas, tu es accueilli avec des cris de joie et de bienvenue. Il y a de beaux chants en anglais, et puis le pasteur demande aux nouveaux-venus de se lever, de dire leur prénom et tout le monde applaudit. C’est bien ; tu te sens apprécié. Très vite on m’a appelé « président » ce qui m’a étonné car je venais d’arriver et je ne connaissais rien de leur église. Je ne comprenais pas pourquoi on me disait ça mais on m’a dit qu’ici à Lagos, pour nous les étrangers, ce sont les présidents et les pasteurs qui font la loi. Ce titre est une flatterie mais…
Au début je n’avais pas de travail, je n’avais rien à faire alors je me suis lancé dans cette église où on priait beaucoup. On ne faisait que prier tous les jours de 7 à 10 h et le dimanche de 9 à 14 heures. Trois mois plus tard, j’étais nommé Président du Comité d’accueil. On a remis de l’ordre dans l’église, on a suspendu le pasteur qui ne se comportait pas dignement - il faisait trop de business pour son propre compte. Il y avait des Congolais et des Nigérians qui venaient de Aba state. On a bien réorganisé l’église, on m’appelait Président, j’étais bien respecté, on t’obéit. J’organise des séminaires sur l’amour de Dieu avec d’autres églises pentecôtistes. On te remercie, on te donne des enveloppes de 50 ou 100 dollars. Tous les autres pasteurs te bénissent et t’imposent les mains pour te remercier de ce que tu as fais. Il y en a qui parlent en langues –je sais pas quelle langue- mais moi j’ai jamais pu le faire mais je juge pas. Je n’étais pas trop fort pour la prière mais j’étais très organisé et quand je suis parti, l’église était en ordre. C’était une petite église de 200 membres qui, bien sûr n’était pas aussi importante que les églises comme celle de « Harvesting Church » des Nigérians et qui font du business, qui récoltent beaucoup d’argent par les quêtes et les dons qui viennent des Etats-Unis. Mais moi, j’ai quitté l’église parce que j’ai trouvé un travail, j’étais dans un magasin d’informatique, je gagnais ma vie, ma copine aussi travaillait. On a travaillé 18 mois, on a récolté 1500 dollars chacun et on s’est préparé pour voyager pour l’Europe. On a confié notre argent à un « checker » -un checker c’est quelqu’un qui organise le voyage- on devait voyager pour Londres mais il nous a roulé, c’est lui qui est parti le soir même pour la Hollande. On était tellement déçu, on a repris le travail, mon amie est restée à Lagos et moi j’ai décidé de prendre la route et d’aller au Maroc pour passer en Europe. »

Arrivé à Tanger, Alain attend plusieurs mois des nouvelles d’un de ses frères qui vit à Londres et qui lui avait promis de l’aider à passer. Il apprend finalement que celui-ci vient de mourir d’un « empoisonnement » :

  «Après tous ces mois à attendre, je n’avais plus rien pour manger, impossible de travailler au Maroc et j’ai été obligé d’aller à la sortie des mosquées pour mendier. J’ai demandé 10 dirhams à un marocain, bien vêtu qui s’est intéressé à moi et a écouté mon histoire. Il m’a invité à dormir chez lui et à rester. Comme je parle bien français, il m’a demandé de donner des cours à ses garçons qui étaient dans le primaire. Il avait 10 enfants dont 5 filles. Deux étaient mariées dont une avec un africain et ils se trouvent maintenant tous les deux en Hollande. La troisième fille Saadia était gentille et discrète, elle était couturière, son père m’a dit que je pouvais l’épouser et qu’il pouvait nous aider à partir en Europe à condition que je devienne musulman. J’étais bien chez eux, bien nourri, bien traité comme leur fils. Je suis resté chez eux pendant 14 mois, j’aimais bien Sonia et son fils de 7 ans. Elle avait 27 ans, elle était divorcée. Son père a dit qu’il pouvait nous faire partir en Arabie saoudite et que de là je pourrais aller en Europe comme le Camerounais qui avait épousé sa fille aînée et qui était maintenant en Hollande. Tu vois la photo là, les deux qui sont assis dans la barque ils sont à Amsterdam.

J’étais coincé, je suis devenu musulman, je me suis appelé Ali, je me suis laissé pousser la barbe. Je faisais les prières, j’allais à la mosquée, je portais la soutane, enfin non la djellaba et le chapeau. On m’a proposé d’entrer dans une sorte de séminaire pour apprendre le Coran et on m’a dit que je continuerais là-bas. J’ai obtenu un certificat de capacité matrimoniale de mon ambassade pour la somme de 130 dirhams qui stipulait que j’étais musulman et que j’allais épouser Mademoiselle Saadia Y. On se prépare à partir pour Riad ; j’étais à Rabat depuis 14 mois, j’avais mon visa pour l’Arabie, tout était prêt.
Mais une nuit, je dormais, je me sens comme si quelqu’un me pique et je vois la statue de la Vierge Marie qui pleure et étend les bras, je vois la statue qui pleure. La deuxième nuit, je dors et je vois en songe un prêtre qui me dit de me lever et qui me donne un chapelet pour prier. Alors le troisième jour, en me réveillant, j’ai pris la décision, je ne veux plus être musulman, je veux rester chrétien. Je pensais au véritable Dieu, eux ils disent qu’il n’y a qu’un seul Dieu, ils ne veulent pas entendre le nom de Jésus ou de Marie encore moins du Saint Esprit. Leur Dieu c’est un Dieu qui tient la chicote. J’ai eu peur que Dieu me rejette et que le prêtre me dise, comme il a dit à un copain. Il lui a dit : « Dieu ne te connaît plus ». J’ai eu peur que le Dieu des autres me joue un mauvais tour et j’ai tout arrêté.
Bien sûr, le père de Saadia était très déçu, il disait que je l’avais trahi, Saadia pleurait, le petit aussi. Ils voulaient que je reste, elle dit que la religion c’est pas important, qu’elle est prête à aller vivre ailleurs au Maroc mais moi c’est fini. Je me suis enfui et je me retrouve là sans ressources, sans rien. Bien sûr si j’avais accepté, j’aurais pu partir et je serais déjà en Europe mais quand même, pas à n’importe quel prix. Je me suis rasé la barbe, je suis retourné à l’église, je me suis confessé, je vais à la chorale à la cathédrale et maintenant je vais chercher comment je peux passer en Europe. Je suis certain que je passerai, que Dieu m’entendra et qu’il m’aidera le moment voulu.


Alain-Ali n’a pas agi en stratège cynique et utilitariste saisissant au vol l’opportunité qui lui aurait permis d’atteindre enfin son but ultime de passer en Europe. A deux reprises, il s’est affilié à…, s’est « fait fils de ». La première fois il est devenu un membre actif d’une communauté proche des pentecôtistes. Il est resté fidèle à ce Dieu avec lequel il entretient une relation intime et qui se passe d’intermédiaires imposés par la religion catholique. Il a adhéré à une communauté chrétienne nouvelle, l’a quittée sans la renier car il se sentait en fidélité avec sa « lignée croyante ». La deuxième fois, il s’est affilié volontairement à une autre famille que la sienne mais il n’a pas pu adhérer à la nouvelle religion proposée, ayant peur de la trahir. Ali redevenu Alain a hiérarchisé ses priorités et a préféré « fuir » la famille qui lui avait fait confiance plutôt que de renoncer à son « salut ». Il a choisi l’assurance de la réciprocité divine permettant une relation amicale, intime et paternelle avec le Dieu de son enfance. Il émet des doutes quant à la « paternité » de ce Dieu solitaire qui ne reconnaît pas le Christ comme son fils ni l’existence de l’Esprit Saint. Il lui semble, (mais il ne connaît pas dans le détail les fondements de la religion qu’il a failli adopter) que ce Dieu dont on lui parle ne communique pas vraiment avec ceux qui croient en lui de la manière dont lui entend communiquer. Il réintègre la communauté chrétienne - au prix des plus grandes difficultés matérielles - mais avec la satisfaction d’avoir fait le bon choix – sur l’injonction silencieuse d’une Vierge Marie en larmes affectée par sa défection potentielle et la menace de l’abandon divin brandie par le prêtre. Il est en quelque sorte rappelé à l’ordre par le songe qui est ici espace de parole et permet à la décision de se prendre comme si, ne pouvant arriver à prendre seul une décision douloureuse, « l’inconscient » venait au secours du transgresseur pour lui montrer le chemin à suivre. Ce dernier a été « sauvé » par la figure mariale (comme l’avait été Serge le Béninois lorsqu’il avait crû mourir dans le Sahara), qui en se manifestant de façon compatissante lui a permis de vaincre ses propres résistances et de prendre la seule décision qui faisait sens pour lui, pour la continuation de son parcours et pour son avenir.

Hervieu - Léger (1999) a étudié les « pèlerins » sédentaires du monde moderne occidental qui combinent intériorité affective de la présence du divin et expérience d’un monde voltairien dans lequel Dieu n’agit plus sur le devenir de l’homme et qui fait de la coexistence de ces deux présences une coexistence silencieuse. Les transmigrants rencontrés, eux ont une relation d’intimité avec leur Dieu avec qui ils coexistent et communiquent par toutes sortes de moyens (songes, lecture de psaumes, usage de prophéties). Ici la coexistence devient communicante entre eux et ce Dieu qui les écoute, s’intéresse à leur projet migratoire et à leur devenir, donne du sens à leur périple et les conforte dans leur détermination. Un Dieu qu’ils envisagent comme ayant le droit de s’ingérer dans leurs affaires humaines et de donner son avis à eux qui se déplacent pour chercher leur vie.

Les « Indicateurs » du processus d’autonomisation


Simmel a montré que les formes de socialisation s’appuient sur des contenus qui ne sont pas sociaux mais qui font partie de la constitution psycho-physique des êtres humains qui leur permet de s’associer, de s’unir et de faire partie de nombreux cercles sociaux. Il a montré aussi que la personnalité d’un individu se trouve au point unique où s’entrecroisent les différents cercles sociaux auxquels il choisit d’adhérer en exerçant son libre-arbitre (Watier : 2003). Dans le contexte mouvant et changeant de la transmigration, les individus ont sans cesse à se confronter à des groupes nouveaux et doivent décider s’ils vont « en être » ou non, ne serait-ce que de manière ponctuelle. Ils ne connaissent pas les villes où ils vont séjourner quelque temps ni les codes nécessaires pour comprendre la société dans laquelle ils arrivent. Comment alors négocient-ils leur adaptation à leur situation de nouveau venu ? Comment se situent t-ils par rapport au groupe qui les accueille ? Au-delà de l’apprentissage de présentations de soi multiples et surjouées nécessaires pour se mouvoir dans un environnement étranger voire hostile, que se passe t-il au niveau de l’être du migrant? Comment est-il évalué par les autres membres du groupe ? Peut-on parler « d’indicateurs de processus » qui mesureraient la nature de l’ajustement à la situation, à l’environnement social et peut-être aussi à soi-même ?

2.1 Les Mères : entre matriciel et matriciant

En arrivant dans les grandes villes d’Afrique sub-saharienne ou du Maghreb, les transmigrants ne sont pas attendus. Ils ne savent jamais quand ils vont arriver ni par quel moyen de transport. Ils ont des ressources financières minimales et n’ont que rarement une adresse en poche. Ils doivent compter sur leurs propres compétences - surtout quand ils voyagent sans-papiers - pour se diriger dans la ville et atteindre leur objectif qui est de rejoindre au plus vite ceux ou celles qui voyagent comme eux et qui se regroupent dans certains quartiers. Ils cherchent à rentrer en contact avec leurs compatriotes ou plus généralement dans certains pays avec les « francophones » (dans les pays anglophones) ou les « anglophones » (dans les pays francophones). En Afrique sub-saharienne ils sont à la recherche des quartiers où ils savent qu’ils seront accueillis et pourront obtenir des informations ou de l’aide quand ils arrivent sans un sou.

Ils sont alors dirigés vers (ou trouvent par eux-mêmes) - des lieux de convivialité que sont les nganda ou les circuits, réplique édulcorée et adaptée des bars à bière que l’on trouve en RDC et au Cameroun ou trouvent les maquis, petites cantines-restaurants d’Afrique de l’ouest. Au Maghreb, nous le verrons, ils cherchent à contacter les « chairmen » ou «présidents », désignés comme responsables de leur communauté nationale (Mauritanie) ou cooptés par eux (Maroc). Accompagnons deux transmigrants lors de leur arrivée à Lagos, cette immense ville du Nigeria, lieu incontournable de passage des transmigrants en provenance d’Afrique centrale. Ecoutons leur conversation qui nous a été rapportée par un transmigrant qui arrivait du Nigeria : Théodule est un Congolais de Kin et Alex un Camerounais de Douala. Ils débarquent par le bus à Lagos en ne connaissant personne et en maîtrisant mal l’anglais:

Théodule  : …et si nous allions à l’Ambassade ?
Alex : Comment veux-tu aller à l’Ambassade puisque nous ne pouvons pas prouver notre identité sans document ? Cherchons plutôt où habitent les francophones car je sais qu’ils sont nombreux à Lagos et trouvons quelqu’un qui parle français.

Dans la gare de bus où ils sont arrivés tôt le matin, Théodule interroge une personne (X) qui a l’air avenante et qui, par chance, parle un peu français et déclare bien vouloir les accompagner en bus :

Théodule : Nous ne sommes donc pas encore à Lagos ? 
X : Si, vous êtes bien dans la grande ville de Lagos mais vos frères sont installés à Lagos Island dans le quartier Yaba. C’est très loin.
Théodule est intrigué par la vue du grand pont qui mène à Lagos Island  et ne cesse de poser des questions sur la construction de ce pont, questions auxquelles X répond de manière abrupte :
X : Je ne sais pas, la seule chose que je connais c’est mon business, le reste ne me regarde pas, va demander à Obasanjo ou à une personne qui porte une cravate ! 

En descendant du bus près du grand marché aux tissus de Lagos Island, X marche à grands pas sans attendre et déclare d’un ton rogue : Je suis pressé «  time is money ». La foule est dense, la chaleur moite, l’atmosphère tendue. Ils sont agressés par le bruit des sirènes émanant des pick-up toyota qui sillonnent les rues étroites et dans lesquels se trouvent des policiers en treillis, portant lunettes noires et mitraillette au poing.

Alex : Je me sens étouffer, je dois boire de l eau…
Théodule : Achète vite un sachet d’eau glacée, Il vient de te dire que le temps c’est de l’argent mais il faut payer car rien n’est gratuit ici.
Le passant les conduit sans hésiter dans le quartier des francophones et dans un établissement calme où une femme qui se tient près du comptoir les salue en lingala
X : « Voilà, vous avez trouvé vos frères, payez-moi car je dois vite repartir
Théodule : Te payer mais comment ça ? On a déjà payé ton ticket de bus.
X s’échauffe et se met à hurler : « give me my money. I am in a hurry” ».

L’un des clients de la buvette qui semble connaître le passant dit en lingala « Aza muyibi » (c’est un grand voleur). Une femme assise derrière le comptoir paye la somme requise sans discuter (malgré les protestations véhémentes de Théodule). Le passant après avoir empoché l’argent sourit en disant « Welcome, this is Nigeria » et disparaît dans la foule. Les deux nouveaux-venus remercient cette femme à laquelle ils se présentent en expliquant qu’ils désirent aller en Europe et qu’ils sont totalement ‘à plat’ :

« Racontez-moi votre histoire car moi je peux vous aider. Je suis consciente de la situation actuelle de l’Afrique et de mon pays en particulier. Je vais vous aider, sachez que vous n’êtes ni les premiers ni les derniers que j’aide.
-Vous devez sûrement vous demander comment vous allez vivre ici. Comme les autres l’ont fait avant vous, vous allez travailler pour moi pendant un mois sans être payés car je vais utiliser votre salaire pour payer celui qui vous a amené jusqu’ici et pour vous installer ici. Théodule, tu peux être serveur dans ma buvette et toi Alex, tu peux travailler pour moi au marché car je fais aussi du commerce avec le pays et j’ai besoin de gens pour empaqueter la marchandise.
Après ce sera à vous de voir si vous voulez continuer à travailler ici ou ailleurs ou continuer votre route pour l’Europe. Vous devez être fatigués après ce long voyage.” Venez, je vais vous montrer la place où dormir.
Ce soir vous pourrez venir, il y aura de la musique zaïroise …

Les deux nouveaux-venus acceptent ses conditions sans rien trouver à redire. Mère Tessilia leur offre exactement ce qu’ils cherchent : le gîte, le couvert, un lieu pour prendre connaissance de ce nouveau monde dans lequel ils viennent de pénétrer et un petit job pour se « refaire ». Elle est aussi une femme d’affaires qui a un établissement à gérer dans un pays étranger, sa place à conserver, un commerce à faire prospérer et un avenir à assurer. Claire sur ses intentions, elle leur explique :

« Vous savez, je ne me fatigue pas de vous aider vous les aventuriers car ceux que j’ai aidés aujourd’hui sont ceux qui m’aideront demain. La plupart d’entre eux sont maintenant en Europe à Bruxelles, Paris ou Londres. Ils me donnent de leurs nouvelles et m’envoient de l’argent pour me remercier et avec certains je fais un peu de business. Et puis un jour moi aussi je vais passer… »,

Elle leur offre de surcroît l’accès à un lieu maternant et matriciant non seulement en subvenant à leurs besoins immédiats, en incarnant le rôle de substitut maternel auprès de ceux qui souffrent secrètement de la séparation d’avec leur mère mais aussi en leur donnant un accès immédiat au monde des « aventuriers » qui va les aider à faire leur apprentissage de « clandestin ».

2.2 Comment réussir un itinéraire de clandestin

De par sa profession de gérante de ce lieu récréatif, Tessilia favorise immédiatement le contact des nouveaux arrivants avec leurs semblables qui se retrouvent là pour boire des bières en écoutant de la musique zaïroise et qui échangent leurs expériences. Théodule  est curieux de rencontrer d’autres aventuriers comme lui et se fait interpeller :

« Eh likoko moi je suis Patrick, nous sommes arrivés ici il y a huit mois avec mon frère qui est actuellement en France. Il a eu la chance d’avoir un bon travail qui l’a aidé à faire rapidement des économies. De mon côté, j’ai contribué à son voyage et au moment où nous parlons il m’a déjà envoyé l’argent pour le rejoindre. Je compte partir d’ici dix jours.
“Moi je suis Blaise mais j’aime qu’on m’appelle ‘tour d Afrique’ car j’ai déjà habité dix pays d’Afrique et le Nigeria est le onzième… et le dernier. Après je retournerai directement chez moi. J’ai tout fait pour atteindre l’Europe mais jusqu’à présent je suis toujours en train de tourner en Afrique. Je suis fatigué de me faire exploiter à l’extérieur et le peu que je gagne me permet seulement de payer le loyer et de manger et de vivre au jour le jour.”
«  Eh vous, les likokos, le seul conseil que je puisse vous donner est d’être prudents: n’oubliez jamais votre objectif, sinon vous allez vous dérouter définitivement. Nuit et jour pensez à ceux qui vous attendent au pays. Conseil à prendre ou à laisser. A bon entendeur salut.”
« Moi mon petit frère vient de m’appeler depuis l’Espagne (dit Roland). Je vous informe de ceci : il a utilisé un passeport guinéen accompagné de sa carte d’identité plus un carnet de vaccination internationale.
Théodule: Pourquoi un passeport guinéen ?
« D’abord parce qu’avec ce passeport, on a pas besoin d’avoir le visa pour ’aller au Maghreb car il y a des accords entre ces pays En plus pour nous Congolais c’est bon car nous avons des traits de ressemblance avec les Guinéens. Si tu veux en acheter un, on te dira chez qui aller, il y a un certain commerçant qu’on  appelle « ya tchétchéni ». Il t’explique l’histoire de la Guinée et te donne les noms des différentes hautes personnalités du pays : président, premier ministre, maire de Conakry, nombre d’habitants, langues parlées etc. Il peut aussi tout te dire sur la Côte d’Ivoire si tu veux un passeport ivoirien et ainsi de suite. Ces passeports sont vrais, tu peux descendre avec dans n’importe quel grand aéroport du monde sans problème mais ils sont faux parce qu’ils ne sortent ni de l’ambassade ni du ministère des affaires étrangères Guinéens.
“ Eh likoko, moi je suis Martial. Bienvenue à vous dans cette vie d’aventure, moi je n’ai pas de conseil à te donner car dans cette vie la réussite dépend de chacun. Seul Dieu sait qui va réussir et qui va échouer. Certains réussissent après moins d’une année, d’autres même après vingt ans sont toujours dans la même situation, tout dépend du destin de tout un chacun ».

Les nouveaux-venus ne comprennent pas pourquoi ils sont traités de « likoko » (en lingala : petit insecte qui vit dans les palmiers à huile et qui, tombé sur le sol, risque fort d’être ramassé, grillé et mangé) et ils sont prêts à se battre pour laver cet affront. Mère Tessilia explique que ces sobriquets sont réservés aux nouveaux-venus mais que quand ils seront vraiment habitués à cette nouvelle vie on ne les appellera plus ainsi. Pour l’instant, ils font preuve de trop de curiosité ce qui montre qu’ils sont nouveaux, ils sont trop familiers avec les inconnus qui refusent de répondre à leurs questions et ils sont trop confiants envers ces inconnus qui vont pouvoir les arnaquer facilement. Ils doivent apprendre rapidement la manière de se comporter ici, apprendre rapidement les premiers mots d’anglais essentiels à leur survie, s’habiller comme-si ils étaient de jeunes Nigérians et éviter de se différencier sous peine de se faire déposséder. En quelques jours, s’ils suivent les conseils donnés, s’ils mettent à profit les récits entendus, ils cesseront rapidement d’être des « bleus » et deviendront au fur et à mesure du voyage des experts. C’est dans ces lieux de rassemblement que se transmet ce savoir qui permet l’acquisition des connaissances nécessaires pour poursuivre sa route sans problème et connaître les points de chute qui pourront se révéler utiles.

A suivre les transmigrants on the move dans l’Afrique de la CEDEAO où la liberté de circulation est réelle (même si il faut monnayer les passages aux frontières, et éviter certains pays en conflit), leur façon de circuler a quelque chose de commun avec celle des routards qui faisaient la route de l’Inde dans les années 70. Tous utilisent les transports locaux disponibles et peu onéreux, choisissent leurs routes en tenant compte du danger tout en ne pouvant pas toujours éviter les situations de grande dangerosité. Les passages de frontières entre les pays qui ont des relations parfois tendues font souvent néanmoins l’objet de brimades ou de petits rackets mais ne sont jamais des obstacles définitifs au passage. Tous se retrouvent dans des lieux conviviaux et enfumés (nganda ou tchaikana) où s’échangent informations et conseils sur la manière la plus économique de voyager et où s’acquiert un savoir-circuler qui se tisse au fil des rencontres et s’élabore en fonction des capacités individuelles et relationnelles de chacun à faire bon usage du monde qui les attend. L’entrée en clandestinité va se charger de mettre fin à la comparaison avec les routards. Alors que ces derniers continuent à évoluer dans un espace de libre circulation dans lesquelles les difficultés font partie du jeu et sont même appréhendées avec intérêt et curiosité, les transmigrants vont commencer à se préparer à pénétrer et à séjourner dans des Etats-nations qui ne souhaitent pas leur présence et qui peuvent utiliser la violence comme moyen légitime et recours ultime contre ceux qui se trouvent en infraction sur leur territoire.

C’est ici dans ces lieux de convivialité que le nouveau-venu prend conscience qu’il n’est pas le seul engagé dans cette aventure et réalise qu’il fait partie d’une communauté qui a des secrets à lui enseigner. C’est le groupe qui va lui apprendre à transgresser naturellement les normes que le bon citoyen qu’il était jusqu’alors respectait sans sourciller. Il va apprendre qu’il va être obligé d’adopter des ‘ identités ‘ multiples et diverses en fonction des pays traversés et qu’il devra se réclamer citoyen de pays où il n’est jamais allé et adepte de religions qu’il n’a jamais pratiquées. C’est ici aussi qu’il va acquérir la certitude que le maniement de la facticité est essentiel au succès de son entreprise. C’est ici qu’il va commencer à se familiariser avec cet état de pseudos qui ne s’achèvera que dans un avenir si lointain qu’il peine à en imaginer la réalisation (et qui aboutira le jour où il sera régularisé). Il entre en clandestinité, intronisé par la sollicitude didactique du groupe et la bienveillance maternelle de la Mère.

C’est aussi le groupe qui l’affuble de surnoms et de sobriquets plus ou moins désobligeants et dévalorisants. On le traite de likoko s’il est congolais ou de mugu  s’il est camerounais, deux termes qui désignent leur état d’ignorance et leur manque d’expérience. Le nouvel arrivant réalise alors qu’il se trouve au début d’un long processus qui va peu à peu le rendre wise (sage) et que pour cela il a besoin des autres. Il se rend compte aussi qu’il peut agir sur ce processus en étant proactif et en étant ouvert à la parole des autres. Il est sommé d’écouter les « anciens » qui sont, chacun à leur niveau, à un stade plus avancé que lui et qui sont tous sans conteste plus expérimentés que lui le nouvel arrivant. Il est sommé d’un ton moqueur mais ferme, d’écouter les conseils, de s’informer et d’apprendre rapidement. On lui enjoint de faire preuve de curiosité, d’intelligence, d’ouverture et d’attention mais aussi de réserve, de méfiance, de vigilance et de discernement. Le nouvel arrivant est un « avent », un « complice », un « clando » comme eux que l’on accueille sans se questionner sur le bien-fondé de sa présence et sans condition préalable. Mais plus il progresse dans son avancée à travers le Maghreb, plus le nouveau-venu, qui reste bien accueilli par le groupe dans un lieu nouveau, est un intrus qui dérange le groupe, perturbe son équilibre précaire et peut même menacer d’autres membres du groupe. Plus on progresse vers le Nord, plus les nouveaux venus devront se référer à des « chefs » (chairmen) qui leur indiqueront rapidement les lieux d’habitation, les recommandations importantes sur la manière de se conduire qui sont propres au lieu et à la situation locale. La prise en charge permet d’éviter que – du fait de son ignorance et de son inadaptation au nouvel environnement – le « bleu » arrivant ne s’égare dans des lieux inappropriés ou ne se conduise de manière qui puisse lui nuire et nuire aussi à d’autres membres du groupe (lieux réputés dangereux). La transmission de la connaissance de la situation est multiple. Elle se fait de manière précise et ponctuelle par les « passeurs » (mères, chairmen, chefs, pasteurs) ou de manière plus continue par les autres membres du groupe. Ce savoir-transmigrer se transmet tout à la fois de manière dirigée et spontanée, pragmatique et flexible, organisée et imprévisible. Si le processus d’adaptation au lieu et à la situation se fait de manière synchronique, il se fait aussi de manière diachronique prenant en compte non seulement l’expérience accumulée  au jour le jour mais celle qui émane de la durabilité de la situation et qui est expérience, qui fait expérience. L’acquisition de ce savoir-faire participe étroitement du processus de construction de soi qui se fait lui aussi de manière ponctuelle en fonction de l’événement et de manière continue par l’accumulation des compétences acquises et des ressources propres à l’individu. C’est le groupe qui va évaluer le niveau d’adéquation du nouvel arrivant avec le monde qui l’entoure, son niveau de compétences et sa capacité à savoir –transmigrer ou à faire transmigrer.

« Quand on commence le voyage ou quand on arrive dans un lieu étranger, on est tous des likoko. On a pas d’expérience, on est des « bleus » et puis avec le temps et l’expérience on sait beaucoup plus de choses et on devient wise (sage) comme disent les Camerounais. Mais en lingala , on reconnaît plusieurs étapes. Dès qu’on se sent à l’aise dans le lieu où on réside, on devient un niama zamba qui veut dire qu’on est comme «un animal de la forêt ». Si on est dans la forêt, ça veut dire qu’on sait se diriger, éviter les pièges, on sait où se cacher pour se préparer à attaquer. En ville c’est pareil, on sait comment évoluer, éviter les rafles de police, aller retirer son argent sans payer la commission, on est à l’aise. Ceux qui sont là depuis très longtemps, qui ont de l’expérience, on les appelle les « ngando » ou « crocodiles » car ils sont patients, très patients, tenaces et rapides à saisir l’occasion qui passe. »  
(Hyppolite, 29 ans, RDC)

L’achèvement du processus de transformation va culminer dans la dernière étape du voyage lorsque la réalisation de l’objectif est atteinte et que le likoko du début va enfin devenir un muana Poto, un « fils de l’Europe » ou un benguiste comme disent les Camerounais en posant le pied sur le continent européen. La réussite du transmigrant est le résultat non seulement d’un cumul d’expériences individuelles qui devient art de faire partagé avec les autres. Elle est aussi le résultat d’une transformation progressive de l’individu qui a su s’adapter à son environnement social et géographique, aiguiser et développer ses qualités personnelles qui l’ont formé, transformé et individualisé.


2. 3 Etre transmigrant n’égale pas être frère ?

C’est encore le groupe qui permet au nouveau-venu de comprendre ce langage codé de la transmigration dont seuls les initiés possèdent les clés. Le « bleu » apprend à désigner cet autre qu’il côtoie sans connaître, qui ne fait pas partie de son groupe d’origine mais qui fait pourtant partie de la communauté d’itinérance. Pour désigner leur condition commune de transmigrant, on se réapproprie les termes employés classiquement par les gens extérieurs au groupe en les contractant : le clandestin devient  « clando », l’aventurier devient « l’avent » ou on invente des termes qui sont compris par tous comme le « tranquillo » qui désigne un lieu où l’on peut se cacher de la police en attendant de pouvoir passer.
Si ces termes de clandos ou d’avents désignent les membres de cette communauté d'itinérance qui ont tous le même objectif et qui sont liés entre eux dans leur opposition à un tiers, d’autres termes sont utilisés pour différencier la nature du lien qui se noue ou se dénoue en transmigration et qui indique les divers types de sociation (compromis d’intérêt motivé rationnellement en valeur ou en finalité ou coordination d’intérêts) et de communalisation (sentiment subjectif d’appartenance à une communauté dination d' (Weber :1995) qui se mettent en place. Les termes de « complices » utilisés par les francophones ou de bambo (en langue bassa parlée par les Camerounais de la région de Douala) désignent des partenaires, des équipiers, des personnes avec lesquelles on est très lié, avec lesquels on voyage et affronte les mêmes difficultés. Ce « quelqu’un qui fait comme moi » parce que lui aussi veut aller en Europe implique que je suis complice avec lui, que je suis de connivence pour faire avec lui certaines choses – qui en d’autres lieux et d’autres temps – me paraîtraient répréhensibles. Je tolère donc de lui certaines pratiques que je sais ne pas être correctes, que moi je ne pense jamais adopter mais sachant que j’y serai peut- être contraint un jour si la situation m’y oblige:

« Quand on voyage comme moi et qu’on cherche à passer, on rencontre d’autres « complices »s avec lesquels on discute, et on fait des plans car certains connaissent des moyens pour passer. Je peux aussi me faire abuser quand ils trahissent ma confiance. Ça m’est arrivé, j’ai été abusé par un « frère » qui m’a demandé 2000 dollars pour me faire passer et puis au dernier moment il n’a pas tenu son engagement, ne m’a pas fait passer et en plus il a pris mon vrai passeport et il est parti en France. C’est vrai que je ne le connaissais pas vraiment d’avant mais je lui avais fait confiance car on avait fait des choses ensemble mais en fait il n’était qu’un « complice » comme un autre qui n’a pas respecté son engagement mais bon ….je lui en veux parce que je suis en grand problème maintenant mais même si moi je n’aurais jamais fait ça, je comprends qu’on puisse faire ça parce que lui il avait aussi vraiment envie de passer, il était poussé par sa copine et il a été plus fort que moi et que son frère l’attendait en France. Si je le revois je ne vais pas lui casser la figure mais je ne ferai plus jamais affaire avec lui pour passer, mais si je le revois au pays on pourra discuter encore ».
(Charlie-24 ans -Rabat)

Parfois la sociation l’emporte sur la communalisation qui a eu lieu à un moment et qui a permis à la relation de s’établir. Ici le mot « frère » indique l’appartenance à un groupe de personnes que Schütz (1991) nomme les « consociates ». On est frères parce que l’on subit les mêmes contraintes (qui nous ont amené à quitter le pays) et qu’on connaît les mêmes souffrances que la transmigration nous impose. On est des frères en souffrance dont on comprend et tolère le comportement.
Les termes de parenté sont employés ici pour hiérarchiser un type de relations sociales qui ont lieu en un temps et lieu donné. En transmigration ces relations ne se limitent pas à la « complicité » on le verra plus loin mais elles peuvent être d’une autre nature :

« Quand je parle de certaines personnes et que je dis qu’il est «  mon frère » - ou que j’appelle telle personne « maman » qui se dit en lingala (D maman ndeko na ngai…) ça veut dire autre chose que quand je dis « mes frères congolais » ou que je parle de ma vraie mère. L’expression ndeko na ngai, ça veut dire exactement «  l’autre est membre avec moi », l’autre est mien. On peut traduire par moi ou le mien c’est pareil, je peux pas dire pourquoi, l’autre m’  appartient et je lui appartiens. Je peux dire qu’on s’appartient, c’est réciproque tu comprends ? Avec ces personnes je me sens « en famille », je me sens bien, à l’aise comme quand j’étais en famille quand ils étaient vivants puisqu’ils ont été tués .Je peux me sentir bien même avec une étrangère à ma famille, une personne dont je n’imaginais pas qu’elle puisse exister et qui agit avec moi comme une mère parce que elle fait les mêmes choses que ma mère fait et qu’elle me considère exactement comme un fils. C’est comme si elle faisait partie de ma famille. Elle m’ aide quand j’ai un problème – pas seulement en me donnant un peu de sous mais surtout elle m’écoute, on peut discuter et en fait , elle fait plus pour moi que ma famille restée au pays - parce que elle, elle est là et est en situation de m’aider. Bientôt je vais passer mais je sais que je vais garder le contact.

(Ray, 26 ans, Casablanca)

L’expression « ndeko na ngai » qui signifie qu’un autre est « membre avec moi ou avec le mien » dit bien toute la complexité des rapports avec cet autre qui m’appartient tout autant que je lui appartiens, l’autre qui fait partie de moi et donc par extension de ma famille même si le mot n’est pas clairement prononcé. L’autre, mon alter ego .
Le lingala fait ressortir clairement les différente significations du mot « frère » qui traduit un sentiment d’appartenance à un groupe (on est membre de ) ou à une personne (on est membre avec ) et qui dit la communalisation avec un groupe ou une personne. Ces communalisations de sentiments qui font communauté d’itinérance disent l’intensité du lien qui m’assemble à l’autre, l’émotion ou l’empathie que j’éprouve à son égard non seulement quand je le désigne au pluriel (nos frères) mais aussi quand je peux lui dire tu (toi mon frère).
Les relations fraternelles ou filiales envisagées ici sont faites de réciprocité. Elles impliquent un engagement des deux parties, un sentiment partagé de responsabilité –quand la relation a lieu entre deux adultes - un intérêt au devenir de l’autre qui implique une fidélité, un attachement qui persiste dans la durée quels que soient les aléas de la situation. En inventant une filiation qui permet de se dire « fils de » les deux protagonistes s’engagent dans une relation qui les responsabilise à leurs propres yeux, les incite à poursuivre leurs desseins et contribue non seulement à leur propre individuation mais aussi à celle de l’autre. En fonction des événements, les liens entre les membres du groupe pourront être distendus, suspendus mais pas rompus.


Une solidarité fraternelle ?

Si en Afrique sub-saharienne, les transmigrants se retrouvent dans des quartiers connus de tous, au Maroc, ils vivent dans les grandes villes au cœur même des périphéries urbaines non pas en ghetto, ni en isolat mais dans les quartiers en déshérence de la société d’accueil temporaire. Dans les quartiers dits populaires de Rabat à forte densité démographique, ils louent des chambres, des étages ou des maisons entières à des propriétaires locaux. Quelque soit le mode de location, les chambres sont souvent exiguës et l’occupation de la surface maximale. (Souvent une fois les matelas déroulés, on ne peut plus se mouvoir). Il faut cohabiter avec des pairs que l’on n’a jamais vu avant et ceci par nécessité économique, par obligation, parce que les loyers sont chers et non pas par « esprit communautaire » qui ferait rechercher une promiscuité grégaire .
Ecoutons Léo, réfugié politique originaire de Brazzaville. Après avoir vécu une période de grande précarité en arrivant au Maroc, il a réussi à trouver un travail d’enseignant dans une école de Casablanca tout en cherchant le meilleur moyen de passer légalement en Europe. Ayant enfin des ressources régulières (120 euros/mois) depuis quelques mois, son premier geste a été de quitter la chambre qu’il partageait avec quatre autres Congolais pour louer un vaste appartement dans un quartier central de classe moyenne. Le prix du loyer absorbe plus de la moitié de son salaire. Il vit seul dans cet appartement dont il n’occupe qu’une seule pièce :

« C’est important pour moi de pouvoir enfin choisir ma manière de vivre. Je peux enfin faire la tête que je veux, faire ce que je veux et ne plus trembler de peur d’être dénoncé par un voisin énervé quand un des colocataires fait trop de bruit et de craindre d’être renvoyé à la frontière. Je n’aurai plus à déménager comme avant parce que je ne m’entendais pas avec mes colocataires qui donnaient des ordres et se comportaient en petits chefs, ou qui amenaient des filles dans la chambre à côté et faisaient du bruit. Je n’ai plus à avoir peur de la contagion d’un compatriote qui tousse et est soigné pour la tuberculose.
Je me sens en sécurité ici et je n’ai plus peur de rencontrer des gens qui connaissent mon passé, qui savent qui je suis, ce que j’ai pu faire au Congo et qui peuvent me vouloir du mal. Aujourd’hui j’apprécie de pouvoir vivre comme tout le monde, pas les uns sur les autres. On peut me dire que c’est du luxe de vivre comme ça et que je devrais économiser pour envoyer de l’argent au pays et pour mon passage mais pas pour le moment. Je suis heureux d’être ici au calme. Quand on a le choix on prend ses aises ».

Le cas de Léo n’est certes pas typique de la situation des transmigrants au Maroc car il est l’une des rares personnes rencontrées qui y ait trouvé du travail et qui vive seule mais il est pourtant exemplaire. Non, nous dit Léo, il existe des transmigrants qui ne font pas montre d’une solidarité à toute épreuve à l’égard de leurs « frères » africains. Non, la solidarité entre « frères » n’est pas naturelle, spontanée et inconditionnelle.
Les relations qui se nouent en transmigration sont tantôt le fait de communalisations tantôt de sociations au cours desquelles la nécessité de réduire le coût de la migration est un facteur important d’agrégation. On l’a vu, les transmigrants sont dirigés vers des quartiers, accueillis par des « chefs » des mères ou des compatriotes à leur arrivée dans les villes. Cet accueil est-il le fait d’une solidarité ou tout simplement d’une hospitalité fraternelle ? De fait, les nouveaux-arrivants sont accueillis par le groupe existant au nom du fait qu’ils sont comme eux des aventuriers. Cependant ce devoir d’hospitalité n’est pas à confondre avec un devoir de solidarité qui s’exercerait de manière inconditionnelle, spontanée et  naturelle envers tout autre Africain du seul fait que celui-ci a aussi envie de passer en Europe. L’accueil est plus ou moins convivial en fonction des affinités sélectives que chacun entretient avec le nouvel arrivant. On lui offre le gîte et le couvert, on lui laisse le temps de se reposer des fatigues du voyage (ou de guérir de ses blessures s’il revient d’une attaque du « grillage » dans les enclaves espagnoles). On lui laisse le temps de trouver ses nouveaux repères, de contacter ses proches, de s’organiser et de se ressourcer avant qu’il puisse participer et « cotiser » à son tour. Si après quelques semaines l’hôte-invité ne participe toujours pas (de quelque manière que ce soit), des petits signes d’impatience, des petites phrases agacées montrent à celui-ci qu’il est temps de « cotiser » ou de quitter. Cet ultimatum qui n’est pas exprimé de manière ouverte devient effectif lorsque le bailleur (qui attend son loyer impayé) menace de mettre sur le trottoir tous les colocataires. Le nouveau-venu doit se montrer solidaire du groupe qu’il a rejoint pour ne pas mettre les autres membres du groupe dans la difficulté. Il doit apprendre les règles du cohabiter sous peine d’être expulsé (au propre et au figuré) du groupe qu’il a rejoint.
Les chercheurs de l’école de Chicago ont montré que la communauté ethnique a joué le rôle de sas intégrateur pour les migrants en provenance d’Europe. Ici c’est bien la communauté d’itinérance transnationale qui aide l’individu à s’adapter , à subsister au quotidien, qui établit les normes de la cohabitation harmonieuse, qui rappelle à l’ordre ceux qui n’en suivent pas les règles strictes et expulse du groupe les éléments qui ne se comportent pas correctement.


2. 5 Accepter le réel et faire mémoire du passé


Les conditions de la transmigration sont contraignantes : contiguïté spatiale extrême, absence de moyens empêchant toute fuite dans la distraction, frugalité du repas quotidien, échecs répétitifs, séparations, ruptures etc. Même si ces difficultés du quotidien sont vécues et partagées par tous les membres du groupe, elles obligent les individus à y faire face de manière personnelle. Il faut composer avec ses voisins, se taire et endurer, faire preuve de détermination, de persévérance et d’obstination. Il faut aussi savoir dire non, être capable de faire des choix et de poser des actes. Néanmoins l’agir qui est le résultat d’une prise de conscience d’une situation, suivie du désir d’agir, de la volonté d’exécution et de la mise en acte n’est pas toujours possible : « Je voudrais habiter seul et voir mes « frères » quand je le décide mais je suis obligé de cohabiter à cinq dans une petite pièce parce que je n’ai que 20 euros pour vivre par mois ». « Je voudrais voyager par avion (comme le dit Goldschmidt (2002) des Congolais) parce que j’ai peur de traverser le Détroit ….mais je dois me soumettre aux conditions du passage, prendre la « pirogue » et passer par les Canaries la peur au ventre ». « Je voudrais tellement passer légalement avec un coup de tampon pour mon passeport mais je suis obligé de faire le clandestin, de devenir un aventurier, un sans-papiers et solliciter l’asile en Espagne etc.. » Mon désir, mes préférences, mon vouloir sont exclus du processus normal de l’agir et je suis obligé d’agir en occultant mes désirs et dans la contrainte - que les autres membres du groupe me rendent plus douce certes - mais dans la contrainte quand même. J’accepte ces contraintes parce que je suis responsable de la situation dans laquelle je me trouve. Je suis un individu libre exerçant mon libre-arbitre. Je sais ce qui est bien et ce qui est mal et je sais que j’ai choisi le bien (le passage) car ma motivation est basée sur des principes nobles tels que l’amour du prochain (de ma famille ou de la grande famille humaine), le principe d’égalité (qui me donne le droit de me déplacer librement sur la terre) ou/et le principe de défiance (envers ceux qui me persécutent). J’agis, conforté par le bien-fondé de ma décision mais contre mes désirs, mes souhaits, mes préférences. Cette situation exige de moi une grande force de caractère pour me plier à cette autorité que je n’approuve pas. Il me faut être souple, courber l’échine et accepter la situation contraignante. Il me faut accepter le réel de ma situation - comme le font les autres membres du groupe - ce qui rend possible de supporter un vivre-ensemble que je pensais jusqu’alors insupportable. Le groupe ne m’aide pas seulement à rendre la promiscuité supportable mais il rend aussi moralement supportable une situation qui ne l’est pas a priori. Il légitime « le passage » (même clandestin et illégal) en maintenant vivant le souvenir de tous ceux qui ont réussi le passage avant lui et qui sont bien arrivés en Europe. Le groupe permet de faire l’anamnèse - de faire mémoire d’un passé dans lequel se retrouvent les contemporains (consociates) qui deviennent les prédécesseurs et qui occupent la même place que les morts. La mort est présente au sein du groupe et on en parle. On souffre de la disparition d’un ami, on prie pour le salut de son âme, on avertit ses proches et on ne l’oublie pas. Mais sa mort n’est pas inutile. Un jeune Malien interrogé après son expulsion sur le Mali lors des événements sanglants de Ceuta et Melilla a dit « Nous savions que nous risquions la mort mais nous avons attaqué le grillage parce que nous savions que si nous ne pouvions passer, d’autres passeraient et réussiraient  ». Le sacrifice de tous ces morts de jeunes transmigrants n’est pas vu comme inutile, au contraire il est magnifié car ils disent avoir donné leur vie pour leurs frères. Il est légitimé par le groupe qui accorde une fonction rédemptrice au sacrifice. Grâce à leur mort, d’autres sont passés, d’autres ont réussi, d’autres sont en Europe et le « grillage » et la mémoire collective du groupe se voit dotée d’un nouveau lieu sacré devenu un monument aux morts.
3. Etre relié


L’entre-deux que traverse le migrant n’est pas un espace libre de toute attache au lieu d’origine : Enée dans sa fuite emmenait avec lui ses pénates et transportait son vieux père Anchise sur son dos. Les chamanes Hmong du Laos transportaient les esprits de la forêt jusqu’en Guyane. Les transitant-e-s de l’Afrique sub-saharienne quittent leur pays chargé-e-s des bénédictions des puissances tutélaires et parentales. Tous sont des étrangers qui ont quitté leur pays de manière contrainte ou forcée. Sont-ils pour autant en errance, déracinés car « privés de leur existence substantielle enracinée quelque part si ce n’est dans l’espace » comme le dit Simmel (1990) ? Le migrant du 21ème siècle est un « migrant connecté » (Diminescu : 2002) certes mais n’en reste-t-il pas pour autant déraciné au sens sociologique du terme ? Peut-il garder ou retrouver de sa ‘substance’ dans sa course à travers cet espace inconnu qui s’ouvre à lui ? Est-il vraiment seul face au groupe auquel il va se confronter ?


1. Connecté ici, là-bas et ailleurs


Le transmigrant d’aujourd’hui est un « connecté potentiel ». Sa famille est restée au pays et même s’il ne maintient pas de contacts étroits avec ses proches tant qu’il n’a pas atteint son but, il SAIT qu’il peut à tout moment rentrer en contact avec eux. Il a la possibilité (si urgence ou besoin ressenti) de se connecter avec ses proches dans tous les lieux où il fait escale. Il a toute une panoplie de moyens de communication à sa disposition qui lui permettent d’entretenir les liens anciens ou nouvellement créés. Les nouvelles techniques d’information et de communication (NTIC) sont faciles d’usage, peu coûteuses sinon gratuites et d’un usage extensif.  Le transmigrant qui est le plus souvent un « computer literate », aiguillonné par la nécessité de communiquer, explore avec curiosité tous les nouveaux instruments mis à sa disposition. Il connaît le maniement classique de l’Internet, envoie facilement Emails et SMS, s’approprie - plus rapidement souvent que le sédentaire nanti - les nouvelles technologies de communication gratuites comme skype qui permettent à partir d’un ordinateur de discuter avec un interlocuteur quel que soit le lieu où celui-ci se trouve. Si sa famille habite dans un village non connecté à l’Internet, il peut envoyer ses messages à des intermédiaires au pays qui délivrent le message à domicile contre une petite somme payée par le receveur. S’il a les moyens d’aller au cybercafé, il passe des heures à ‘surfer’ sur le net, se tient au courant de « la situation au pays ». Selon ses opinions politiques, il consulte des sites tenus par des « frères » opposants en exil et participe à des forums de discussion. Il envisage aussi d’autres manières d’émigrer lorsque ses plans de passage en Europe ont échoué. Nous avons rencontré plusieurs jeunes qui en attente au Maroc depuis plus de deux ans avaient consulté le site de la « loterie américaine » et s’étaient inscrits dans l’espoir d’être choisis et de gagner la « carte verte ». Ils rêvaient de s’envoler pour les Etats-Unis et étaient prêts à s’y adapter et à y résider.

Le téléphone portable est la possession la plus précieuse du transmigrant dont il ne se sépare que contraint par la nécessité. Il cherche toujours la méthode « moins chère » pour appeler et maintenir le lien avec là-bas, ici et ailleurs. S’il n’a pas d’appareil, il utilise la technique du « boxing » qui consiste à téléphoner à partir du portable d’un autre transmigrant qui déambule dans les quartiers et loue son portable en se faisant un petit bénéfice. Celui-ci connaît les possibilités innombrables pour appeler au Cameroun en appelant un numéro au Zimbabwe etc…et utilise avec intelligence les failles du système. En 2002, il était possible en connaissant un certain employé travaillant chez un opérateur de téléphonie mobile qui avait accès à des lignes de fréquence libres, de pouvoir parler presque gratuitement et indéfiniment avec son interlocuteur au pays. Mais nous n’avons pas rencontré de ces « radiesthésistes des lignes de fréquence libres » décrits par Dana Diminescu qui ont eu la chance de découvrir des « zones » couvertes par des satellites à émission gratuite et qui pouvaient converser pendant des heures avec leur conjoint resté en Roumanie alors qu’ils rentraient sur Paris.

Rester en contact avec ses frères, sa famille, ses amis est toujours possible même dans les situations les plus confinées. Que l’on soit « enfermé » dans un « camp militaire » dans le sud du Maroc, rejeté au désert par les forces de l’autorité ou caché dans les forêts du Gurugu en attente de passage. Lorsque la carte est vide, il suffit d’être en contact avec un tiers resté en ville qui veuille bien payer pour le rechargement de la « puce » en indiquant le numéro du bénéficiaire. Si le téléphone a été dérobé ou confisqué, on trouve toujours un « frère » qui prête son appareil pour passer un coup de fil important.

Néanmoins, les liens sont souvent interrompus, que ce soit volontairement ou non, de manière temporaire ou définitive. Ils peuvent être volontairement suspendus pendant quelques jours (quelques mois, voire quelques années) lorsque le transmigrant « voyage » et qu’incertain sur l’issue du périple, il préfère attendre d’être arrivé à bon port pour se manifester à nouveau. J.Streiff-Fenart (2004) parle de ces  aventuriers rencontrés qui disent être partis « sans raison », sans pouvoir rendre raison de leur projet en le situant dans un ordre familial dans lequel ils seraient dans une position de bénéficiaire et n’avoir plus aucun lien avec leur famille. Dans ces cas là, le contact avec la famille dont on n’attend rien ou dont on n’attend plus rien est beaucoup plus lâche ou inexistant. En suivant certains de ces « aventuriers » sur plusieurs années (2000-2005), nous avons constaté que les liens familiaux qu’ils avaient démentis avaient finalement été réactivés une fois arrivés en Europe. Ils tentaient – à peine installés – (régularisés ou non) de faire venir leur fils ou leur fille restés au pays dont ils n’avaient pas toujours mentionné la présence. Le lien familial qui était resté en suspens du fait de l’incertitude de leur avenir et de la grande précarité dans laquelle ils se trouvaient était alors réactivé. Le projet annoncé comme solitaire était devenu projet familial alors qu’il ne pouvait pas s’avouer comme tel dans les moments d’incertitude. Nous avons aussi rencontré des jeunes en rupture familiale (enfants de famille polygame ou dont les parents avaient divorcés) qui semblaient dans l’impasse et qui pour diverses raisons (manque total de moyens financiers, dispute grave, fuite devant une attaque de sorcellerie) disaient n’avoir plus aucun lien avec leur famille. Aucun ne parlait de rupture définitive et pensait bien un jour rétablir le lien. Le silence soudain - quand il est inexpliqué – est source d’angoisse pour ceux restés au pays et qui peuvent se laissent aller à imaginer les pires scénarios catastrophes.

Le contact qui réside au Nord peut lui, décider de couper volontairement le lien avec un « frère » lorsqu’il veut se désengager d’une relation qui devient trop lourde à assumer financièrement. Il évite de décrocher le combiné lorsqu’il voit s’afficher sur son cadran le numéro d’un « frère » encore au Maghreb et il préfère ne pas répondre plutôt que d’avoir à justifier le fait qu’il a lui-même de grosses difficultés financières et ne peut plus l’aider. Il peut lui aussi être dans une situation difficile , en centre de détention, avoir été débouté du droit d’asile et être devenu un SDF ou avoir été même été expulsé du pays.
Les liens avec les « frères » sont interrompus de manière involontaire lorsque le portable est confisqué par un agent de l’autorité ou extorqué par un tiers et que l’imprévoyant a oublié de cacher sa « puce » en lieu sûr. Il se retrouve alors dépouillé de son précieux répertoire et de ses contacts. Dans les lieux considérés comme dangereux, on cache sa « puce » sur soi et on ne l’a remet dans l’appareil que lorsque l’on veut appeler ou que l’on attend des nouvelles. On mémorise au maximum les numéros de téléphone importants dont dépend le succès du passage. On se méfie, on est prudent, on compte sur soi, on a confiance en sa mémoire.

Enfin, le transmigrant doit payer son passage pour l’Europe (sauf s’il réussi à passer clandestinement dans les enclaves espagnoles et à déposer sa demande d’asile). Il doit se faire envoyer de l’argent de l’étranger et se familiariser avec le mode d’emploi du transfert monétaire instantané. Il peut alors toucher de l’argent dans n’importe quelle agence, à n’importe quel moment et sans avoir à révéler son identité. S’il est sans-papiers, pas de problèmes, il lui suffit de répondre à une question Test posée par l’envoyeur - qui lui a communiqué la réponse par Internet ou par téléphone – pour pouvoir retirer la somme envoyée. Au Maroc, Western Union qui a le monopole des transferts bancaires en temps réel est utilisé par tous ceux qui ont besoin de recevoir de l’argent (paiement du passage, aide ponctuelle). Pour rendre service à ceux qui n’osent pas se rendre dans les lieux publics pour retirer leur argent, de peur d’être victime d’une rafle, certains voisins compatissants se sont spécialisés dans le retrait de l’argent, monnayant une petite commission.

Le savoir- s’informer et le savoir-communiquer s’acquièrent en cours de route, chemin faisant, en tête à tête ou devant un ordinateur, de manière conviviale ou impersonnelle, didactique ou formelle. Poussé par le besoin de mobiliser des ressources, de trouver des solutions aux obstacles de la route, le transmigrant (homme ou femme) ne peut envisager de se passer des NTCI qui lui offrent la possibilité d’être relié à ses frères, à sa famille, à ses contacts. Mais être bien connecté avec là-bas et ailleurs ne suffit pas pour réussir son passage, il faut aussi avoir de bons contacts ici, être en relation avec les bonnes personnes.

2. Fabrique d’un passeur

Le parcours du transmigrant est jalonné de rencontres multiples, de confrontations quotidiennes à l’altérité, d’étapes plus ou moins longues qui lui permettent de se préparer au passage en Europe. Il traverse un espace urbain qui est investi entre autres par des organisations humanitaires ou religieuses qui sont territorialement circonscrites et qui ont des objectifs précis à réaliser. A l’étape, le transmigrant rencontre - fortuitement ou volontairement - les membres de ces organisations a priori bien disposés à leur égard et dont il peut utiliser ou refuser les services. En fonction de son histoire personnelle et de ses inclinations, il peut se trouver à l’aise dans ce milieu, montrer de l’intérêt pour ce qui s’y passe, être ouvert au dialogue et prêt à engager une relation sociale. Il peut par son attitude globalement engageante retenir l’attention des agents qui vont le distinguer et éventuellement solliciter ses services. Il ne sera plus alors un simple consommateur de services, comme tous les autres bénéficiaires mais il va participer, s’investir avec enthousiasme dans l’activité proposée et saisir l’occasion petit à petit de tenir une place importante dans un espace étranger, de devenir quelqu’un qui compte, un intermédiaire entre sa communauté et le groupe d’accueil. Il devient alors un « leader informel », un « passeur ». Tarrius (1989) a montré le rôle de ces « passeurs » qui, à la charnière entre deux espaces –l’étape et le parcours- gèrent les diverses transactions qui s’opèrent entre les diverses communautés et qui sont les  indispensables carrefours des communications qui à l’intérieur de l’étape, comme entre étapes mettent en relation, orientent, dirigent et conseillent.

Tout transmigrant nous l’avons vu, joue au sein de la communauté d’itinérance à un moment ou à un autre un rôle de « passeur » car il transmet un peu de son savoir-circuler au nouvel arrivant. Cependant tout transmigrant ne devient pas un « passeur » reconnu, un chairman ou un président. Au Maroc nous travaillons sur les mêmes terrains que M. Alioua (2003) qui a très bien décrit les activités de Modeste-le-chairman, intermédiaire précieux qui accueille et loge les nouveaux arrivants et négocie auprès des étudiants congolais de vrais-faux papiers pour passer en Europe. Celui-ci se perçoit comme « quelqu’un qui a de l’expérience…une référence… ayant un certain charisme…une vue d’ensemble». Il est socialement compétent, motivé, tisse des liens, négocie, transgresse les normes etc.

Nous voudrions tenter ici de comprendre comment s’opère cette « fabrique » du passeur, quels en sont les composants, les éléments et les événements qui vont lui conférer cette compétence. Comment devient-il un passeur patenté, au propre et au figuré ? Quel est le rôle du groupe d’accueil ? Dans quelle mesure ce rôle est-il individuateur ? Nous voudrions comprendre la nature de cette relation triadique qui unit le groupe sédentaire, les transmigrants nomades et le passeur temporairement sédentarisé qui se tient à l’intersection de plusieurs mondes, à l’entrecroisement de multiples cercles sociaux et traverse sans cesse les barrières sociales. Nous voudrions décrire ici ces petits moments qui  réaménagent ce que Tarrius appelle les cercles de sociabilités instituées et avons choisi pour cela de décrire une des étapes du parcours, un micro-lieu qui est le local d’une association caritative . Sur la scène, trois protagonistes : une bénévole et deux transmigrants, l’un en demande d’assistance, l’autre dénommé Fidèle, travailleur social improvisé. Nous écoutons Fidèle, jeune étudiant ayant fui les massacres perpétrés sauvagement par des agents d’un gouvernement qui ne tolérait pas les opposants politiques et les persécutait eux et leurs enfants. La trajectoire de Fidèle est typique de toute une génération de jeunes noirs-africains vivant dans des zones de conflit et dont l’avenir a été brutalement interrompu. Toutes les histoires de vie ne sont pas aussi tragiques que celle de Fidèle mais toutes racontent l’histoire de jeunes poussés hors de chez eux, qui ont décidé de ne pas se aller se « réfugier » dans des camps régis par le HCR ou le CICR mais d’aller demander l’asile en Europe et y tenter leur chance. Nous observerons ensuite comment Fidèle le transmigrant anonyme est devenu en peu de temps un « passeur » efficient et patenté :

« Fidèle est né en 1977 dans la région du Pool, au sud de la République du Congo. Il est l’aîné de cinq enfants et est un élève brillant. Il garde le souvenir ému de son enfance : une famille unie, sa participation aux olympiades de maths, la découverte de son village d’où il est parti sur les traces des pangolins et des hippopotames en compagnie des pygmées chasseurs-cueilleurs. Il a 16 ans lorsque éclate la guerre de 1993 et il est confronté pour la première fois à la violence : meurtres, viols, kidnapping. Son père est torturé, sa mère fait une dépression. Son père libéré, il reprend les études et la veille du Bac (juin 1997) la guerre éclate à nouveau. La famille se réfugie au village pendant 5 mois. Au retour, la maison est brisée et saccagée, les épreuves de l’examen sont annulées et reportées à l’hiver suivant. Ayant réussi brillamment son Bac, son père, pacifiste convaincu refuse qu’il rentre dans l’armée et l’inscrit en DEUG de maths-physique mais à la fin de l’année, la guerre éclate à nouveau entre les partisans de Lissouba et de Sassou Nguesso. C’est alors un retour au village mais les conditions idylliques de l’enfance ont disparu. C’est la guerre, les milices poursuivent les intellectuels. La famille se réfugie dans la forêt où les conditions de vie sont très éprouvantes : son petit frère meurt, mordu par un serpent, sa mère et sa plus jeune sœur meurent de malnutrition sévère en décembre 1998. Ses deux autres sœurs meurent au cours d’un bombardement qui avait pour objectif d’éliminer les miliciens Ninjas, Cocoyes et Zulus qui soutenaient le Président déchu. Le père est blessé, ils ne sont plus que tous les deux et ils décident de rentrer sur la capitale. Sur la route de retour, les miliciens Cobras arrêtent son père et le fusillent sous ses yeux. Il ne doit la vie sauve qu’à l’intervention du personnel de la Croix-Rouge. Il est alors recueilli par l’équipe de Médecins sans frontières qui le soigne pour paludisme, amibiase et dénutrition. Il a perdu toute sa famille et de désespoir pense alors à se suicider.

A 21 ans, Fidèle se retrouve seul à Brazzaville. Il est alors emprisonné et torturé deux fois sous prétexte que son père était un opposant politique. Il est finalement libéré et n’a pas d’autre solution que de quitter le pays s’il ne veut pas être tué. Il prend la route et arrive au Maghreb après un périple terrestre de 6 mois. Il est à court d’argent, passe quelques jours à Fès où il est recueilli par de jeunes Sénégalais venus en pèlerinage sur le tombeau de Si Ahmed, fondateur de la confrérie Tijanya. Il repart rasséréné vers la capitale où il ne connaît personne mais il trouve rapidement le quartier des Congolais. Il cohabite avec des boursiers « nordistes » malgré le fait qu’ils sont de l’ethnie au pouvoir qui a tué son père mais il est obligé de vivre avec eux car il n’a pas le choix. Il tousse depuis son passage en Algérie, a mal à la poitrine et a perdu 10 kilos. Sur les conseils d’un « frère », il se rend ‘à la Caritas’ où une tuberculose pulmonaire est rapidement diagnostiquée. Il est soigné gratuitement à l’hôpital et tous les mardi matin, il se rend à la permanence où il reçoit un kilo de riz, du lait concentré et un peu d’argent pour vivre. On s’habitue à sa présence et il est apprécié pour sa discrétion, son sourire charmeur et sa politesse. Les bénévoles (femmes françaises expatriées) reçoivent les migrants de passage et sont soudainement débordées : elles ont à faire front à un afflux massif de jeunes qui espéraient passer facilement en Europe « par le grillage », mais qui ne peuvent plus franchir la frontière à cause de la  construction du nouveau périmètre frontalier autour des enclaves espagnoles (nous sommes en 2001). Devant l’afflux massif de demandes d’aide, Fidèle est sollicité par l’association pour venir aider. Il est au Maroc depuis 6 mois, suit son traitement et a repris du poids.

Il vit dans le quartier de E. où habite la majorité des clandestins, joue au foot avec ses voisins marocains et connaît beaucoup de transmigrants anglophones. Au sein de l’association, il fait rapidement preuve de bonnes capacités organisationnelles (tri des patients, rangement des dossiers) et relationnelles (accueil, patience et gentillesse) qui sont appréciées du personnel. Il parle français, la langue officielle du Congo, le kikongo et le lingala qui sont les langues nationales, le lari (langue parlée par son ethnie) ainsi que l’anglais et se débrouille en arabe dialectal. A la permanence, il fait l’interprète pour les bénévoles qui ne parlent que français. Celles-ci ont à intervenir auprès de personnes noires-africaines de passage et qui n’ont ni papiers pour prouver leur identité, ni diplômes pour prouver la réalité de leur éducation, ni références familiales attestées pour prouver leur bonne moralité, ni employeur pour prouver leur honnêteté. Elles doivent décider de leur conduite à tenir malgré les soupçons qu’elles entretiennent quant au bien fondé de certaines demandes (une aide financière pour le logement), la faisabilité d’une requête (un petit projet permettant de survivre à financer) ou la mise en application d’un projet de retour au pays sollicité.

Fidèle est celui qui répond aux interrogations silencieuses des bénévoles quant à « l’honnêteté » des propos tenus. Il est celui qui dissipe le doute et le soupçon, qui rassure et établit la confiance. Il est le conseiller silencieux mais écouté. D’un clin d’œil discret ou d’un léger hochement de la tête, il signifie son avis qui est toujours favorable. Son petit geste efficace - imperceptible à celui qui se trouve à l’extérieur de cette interaction à trois - va être le facteur déclenchant au renversement de la situation et qui va faire pencher la balance en sa faveur. Subitement, les points de vue vont évoluer, les perspectives changer d’angles et l’atmosphère se détendre : la méfiance devient confiance, le doute devient assurance et le refus initial laisse place à la discussion. La requête est acceptée, le projet voté et l’aide accordée.

Fidèle est le seul étranger à être invité à se rendre dans les quartiers résidentiels chez les bénévoles pour discuter du programme et des cas jugés comme spécialement litigieux. Ici comme là-bas, il défend toujours l’intérêt des absents sans jamais trahir sa communauté en émettant un avis négatif ou un doute sur la sincérité des solliciteurs. Cette fidélité immuable à sa communauté irrite les bénévoles qui aimeraient qu’au nom du fait qu’il a été distingué du reste du groupe, il « livre » sans réticence son avis sur…, sa connaissance de …

Au cours de ces conversations, il laisse parfois échapper un « tu » furtif à l’égard de son interlocutrice (qui elle, le tutoie d’emblée sans se questionner). Ce « tu » vite abandonné laisse entrevoir la possibilité d’un « nous » commun - que finalement tous deux récusent - car le franchissement de cette frontière édifiée par les convenances ne leur permettraient plus à l’un comme à l’autre de rester maître de leur jeu et d’assurer les intérêts propres à leur groupe. Le tutoiement complice est vite réprimé et le retour au « vous » distant et respectueux rétablit les frontières insidieusement franchies en maintenant la « bonne distance » avec cette société de bienfaisance. Il reste discret et s’éclipse dès que permis. Fidèle l’intermédiaire ne flanche pas, il se tient droit debout, à l’interface de la rencontre entre les deux communautés, représentant de sa communauté.

De retour sur la scène de la « permanence » hebdomadaire, Fidèle cumule les fonctions : seule présence masculine dans cette équipe de femmes, il est agent de sécurité. Il ramène à la raison les récalcitrants qui dépassent les bornes de la bienséance et menacent de tout casser pour exiger ce qu’ils considèrent être leur dû (l’argent d’un loyer, une aide alimentaire etc.) Il désamorce les conflits potentiels lorsque les rapports entre les donateurs et les donataires se tendent et se dégradent et que les paroles d’accueil cèdent soudainement la place à l’exaspération, à l’emportement et à la colère. Par sa médiation discrète, il contient les débordements d’une pensée qui n’est - ni d’un côté ni de l’autre - exempte de réflexes xénophobes et en évite les manifestations blessantes. Il humanise des rapports sociaux fragiles et enclins à se dégrader dès que les normes de la bienséance (adéquation de la requête, discrétion polie) sont dépassées. En négociant les conditions de la relation, il permet la pérennisation de ce lien fragile entre les protagonistes qui permet la défense des intérêts de la communauté du passage.

Fidèle est récompensé pour les nombreux services qu’il rend : pour le temps qu’il passe à visiter les malades dans les hôpitaux, pour l’accueil à son domicile d’autres tuberculeux comme lui que sa compagne nourrit, pour ses accompagnements des bénévoles dans les quartiers de T. jugés dangereux par certains. Lui est à l’aise avec les  « bailleurs » à qui il explique la nature de leur visite et plaide pour ses administrés si nécessaire. Il est aussi chargé de négocier au mieux les intérêts de l’association qui désire financer le retour au pays …Enfin, il informe avec bonne volonté sur les comportements des uns et des autres.

Pour tous ces services rendus, Fidèle est dédommagé. Il reçoit l’argent du transport et de la nourriture pour les malades, choisit pour sa compagne de beaux habits reçus par l’association. Il est remboursé de ses transports, des médicaments qu’il achète et à la fin du mois, il reçoit non pas un salaire - car il est considéré comme volontaire- mais un petit « pécule». Il élargit le cercle de ses connaissances qui ne se limite plus seulement au cercle des bénévoles qui l’invitent à dîner, lui prêtent des livres et des vidéo- cassettes et lui facilitent l’entrée dans le cercle diplomatique. On s’intéresse à son parcours, on lui fait confiance, on lui prête de l’argent pour acheter le billet d’avion de son amie q’il fait partir en France. Il prête une oreille attentive à toutes ces informations, obtient des « tuyaux » sur les meilleures conditions d’obtention de visa, s’informe, compare, tente toutes les solutions envisageables. Il connaît aussi les agents de l’immigration à l’aéroport et au commissariat où il a obtenu facilement sa carte de séjour. Il a ses papiers, il est libre, il marche avec assurance et n’a plus besoin de faire comme si il était un étudiant en sortant dans la rue avec un cartable vide. Tout lui sourit, il ouvre un compte en banque et s’inscrit dans une école de Gestion et d’Informatique payée par l’association où il obtient en quelques mois un diplôme de Technicien supérieur. Il se dit «  à l’aise », les bénévoles qui ont écouté avec empathie le récit de sa vie l’ont aidé à reprendre goût à la vie, il est libre de projets, pense à nouveau à l’avenir.

Il a alors pignon sur rue et ne ménage pas sa peine, toujours sur la brèche, le téléphone collé à l’oreille, la gourmette en or au poignet. Il devient chef de la chorale, sélectionne les chanteurs et entretient d’excellentes relations avec des prêtres amis. Il est devenu l’élément indispensable à l’association et aux bénévoles. Il jouit alors d’un pouvoir décisionnel et d’une impunité incontestés. On entend bien dire qu’il a fait « voyager » une dizaine de « frères » camerounais, congolais et ghanéens mais cela est son « business ». Un matin, Fidèle n’est pas au rendez-vous, on apprend qu’il a « voyagé » dans la nuit avec trois autres chanteurs de la chorale. Ils ont pris l’avion et en arrivant à Paris, ils ont demandé l’asile.

Réfugié hier, passeur aujourd’hui, demandeur d’asile demain …

Fidèle a défendu les intérêts d’une communauté dont les membres sont unis par un double intérêt commun qui - à court terme vise à la satisfaction de leur requête matérielle et à long terme le passage en Europe. Il a su se constituer un « capital social » le valoriser et en faire partager les bénéfices à ses « frères ». Son statut de « travailleur social » lui a conféré une véritable notoriété auprès de ses pairs qui se voient obligés de passer par lui. Il bénéficie aussi d’une confiance inconditionnelle de la part de ses pseudo-employeurs qui rend toute question incongrue et tout contrôle superflu. Ce contrat verbal qui lie les protagonistes est basé sur la confiance qui est la clé de cet équilibre précaire qui peut s’effondrer si une trahison ou un abus de confiance sont décelés.

Fidèle a aidé des compatriotes à passer et pourtant il n’a rien à voir avec ces ‘passeurs’ qui appartiendraient à un de ces « réseaux mafieux liés à la grande criminalité » dénoncé - et parfois démantelé avec force médiatisation - par les autorités des gouvernements concernés. Il est un simple réfugié qui a décidé de passer en Europe pour y « faire sa vie » en attendant de pouvoir retourner au pays et qui a aidé des amis à passer. Sa réussite s’est construite sur un quotidien fait de petites connivences, de petits liens, de compromissions inavouées et de fortes amitiés. 26 mois après avoir été chassé de son pays, il est passé. Il est devenu un « fils de l’Europe » et il y arrive fort des compétences acquises au cours des étapes et de son long parcours.

Les « passeurs » (Mère, chairman, pasteur ou travailleur social) sont ici les membres d’une communauté acéphale, qui n’a pas de chef patenté mais qui est composée de « passeurs » épisodiques qui réussissent à inscrire la présence de leur communauté qui n’a pas d’autre marquage territorial que celui défini autour de ces micro-lieux (cantines, lieux de culte, locaux caritatifs). Leur présence médiatrice altruiste et intéressée tout à la fois garantit la viabilité de cette communauté d’itinérance aux contours flous mais qui vient à visibilité dans les rassemblements que celle-ci génère. Par la régularité de leur présence qui se manifeste dans des lieux attendus ou inédits, pérennes ou ponctuels, ils ancrent leurs racines passagères en territoire étranger et assurent la pérennité d’un dispositif du passage dont les éléments (agents, moyens, lieux) bien que mobiles, ponctuels et déracinés restent constants.

3. Hospitalité revisitée

Les politiques restrictives édictées par l’Union Européenne en matière d’immigration exercent une très forte pression sur les pays du Maghreb. Les conditions de passage deviennent de plus en plus aléatoires, difficiles et sujettes aux violations des droits de l’homme et obligent à un passage clandestin du Sahara et des frontières intermaghrébines. Si certains migrants franchissent les obstacles naturels et les frontières relativement aisément grâce à des moyens de transports fiables et des guides-passeurs de confiance, la grande majorité est victime -sous une forme ou sous une autre -au cours du périple clandestin, de racket ou de vols, d’arnaques ou de violences physiques, de reconduites à la frontière ou de refoulement. Dans ces situations de détresse, les migrants qui arrivent en état avancé de délabrement physique ou de démoralisation extrême sollicitent l’aide des populations locales (pour l’eau et la nourriture) et des représentants des institutions religieuses (pasteur(e)s, imams ou prêtres) pour d’autres prises en charge. Ces derniers sont sollicités pour prendre soin de ceux qui ont été « rejetés dans le désert » et qui arrivent épuisés ou déshydratés au terme d’une longue marche forcée, pour procurer une assistance financière à ceux qui ont été rackettés, pour recueillir les victimes d’accidents graves (règlements de compte ou fuite devant la police) causant des blessures invalidantes qui mettent un terme définitif au projet migratoire et enfin pour baptiser les enfants nés en cours de route et enterrer les morts. Ils mettent en terre, de Maghnia à Nouadhibou, des femmes ou des hommes sans identité ni confession connue qui meurent du Sida ou d’épuisement pour s’être égarés dans les djebels froids du nord du Maghreb. Dans les villes côtières ou canariennes, ils enterrent ceux et celles qui se noient dans les eaux méditerranéennes ou de l’Atlantique.

Nous avons rencontré 10 religieux et 10 religieuses (protestants et catholiques) en Algérie et au Maroc qui étaient en relation directe avec les migrants qui venaient frapper à leur porte. Tous se posaient des questions sur la nature de la pastorale à mener envers ces « migrants » dont la présence solliciteuse les perturbait. Ils se questionnaient sur le sens de l’action à mener envers ces paroissiens d’un jour qui investissaient leur territoire, perturbaient la communauté des fidèles et prenaient de plus en plus de place dans leur espace. Ils avaient à examiner avec précaution cette situation nouvelle qui – proche de l’invasion selon certains- risquait de menacer la durée de leur séjour au Maghreb si leur implication venait à déborder le cadre de leur mission. Tous se considéraient comme des hôtes-invités  des gouvernements maghrébins : les plus âgés d’entre eux étaient arrivés en Afrique du nord au temps de la colonisation ou du protectorat pour assurer des fonctions sacerdotales et éducatives auprès de la communauté française. Au lendemain de l’ indépendance du Maroc où la communauté chrétienne était alors constituée de 400 000 membres (Baida : 2005) , ces religieux et religieuses y étaient restés non pas dans un désir de faire du prosélytisme mais pour participer à un vivre-ensemble basé sur des valeurs communes à tous. Aujourd’hui, l’Eglise du Maghreb est une Eglise dépouillée de ses fastes coloniaux, qui se reconnaît minoritaire et dont les « agents pastoraux » se veulent être des « témoins du Royaume » comme nous l’a précisé Monseigneur Tessier, archevêque d’Alger. Elle est soucieuse de ne pas déroger au statut qui lui a été conféré par les gouvernements en place et est prudente dans les actions à entreprendre avec les migrants.

Les religieux catholiques sont présents dans toutes les villes (de moyenne ou de grande importance) du Maroc et d’Algérie et dans chacune des villes devenues des étapes incontournables du périple terrestre (Agadez, Tamanrasset, Alger, Oujda, Rabat, Tanger et aussi Nouakchott, Nouadhibou, Gao, Agadir). Si certains transmigrants ignorent ces lieux d’accueil, ne ressentant ni l’envie ni le besoin de s’y arrêter, d’autres les traversent rapidement le temps d’un service religieux ou d’une aumône quémandée. D’aucuns n’osent pas s’y rendre par peur des rafles, par contre d’autres inscrivent leur présence dans la durée en tissant des liens filiaux avec les religieux, en participant à la chorale etc.. Le territoire du religieux ne se limite pas aux seuls lieux de culte (églises, temples) mais aussi par extension aux espaces associatifs gérés par les Eglises (dispensaires, lieux d’écoute, garderies etc.).

Les agents pastoraux et humanitaires jalonnent l’espace maghrébin. Ils/elles sont des points de repère fixes animés par des agents qui peuvent changer mais dont la fonction (si ce n’est l’efficacité) perdure en dépit du changement. Ils/elles occasionnent des agrégations ou des dispersions par leur présence ou leur absence. Les qualités de sociabilité ou les incapacités des membres de ce réseau humanitaire sont rapportées, colportées, transmises de bouche à oreille par téléphone ou par la messagerie Internet. Ces informations actualisées au jour le jour informent sur la nature de la contingence de l’accueil de tel lieu, telle personne et contribuent à modeler l’itinéraire des aventuriers et à redessiner un paysage constitué de lieux-sacrés, de lieux d’accueil et de présence conviviale. Lieux de parole et de rassemblement avant les grandes traversées du désert ou du Détroit et la dispersion dans l’espace Schengen. Lieux-refuges pour les proscrits qui y sont reçus sans être soumis à la question ou non-lieux pour ceux à qui l’on en dénie l’entrée.

Les transmigrants en détresse qui traversent à pied les frontières interdites ou qui rentrent de la frontière après y avoir été reconduits, sollicitent l’aide des populations sédentaires au nom de leur appartenance commune à une même humanité. Celle-ci se manifeste par des dons en nature (eau et nourriture) de la part des femmes des douars (villages). Les transmigrants ont peur d’être interpellés et rejetés au désert et limitent le temps de l’interaction avec leurs donateurs. La transaction se fait souvent sur le seuil de la porte, de manière rapide, furtive ou à l’abri des regards réprobateurs. Les quémandeurs sont cependant très sensibles à la manière dont le don est transmis et aux sourires qui l’accompagnent. Ils apprécient la générosité de leurs hôtes d’un instant mais ne s’attendent pas à créer des liens d’autre nature avec des personnes dont ils ne parlent, bien souvent, pas la langue.

Par contre, les transmigrants attendent autre chose des religieux qu’ils sollicitent. Ils s’adressent à eux en tant que membres de la communauté humaine ET en tant que membres de la communauté religieuse dont ils sont les représentants. lls attendent d’eux une réponse conforme aux valeurs morales ET sacrées que leur double appartenance laisse présumer. Alors ils s’étonnent et ne comprennent pas quand certains prêtres limitent leurs activités à la seule fonction sacerdotale (célébration du culte et des sacrements) au détriment d’une disponibilité inconditionnelle à leur égard ou d’un engagement militant à la défense de leurs droits qu’ils estiment bafoués. Ils se refusent à accepter la distinction que certains religieux veulent établir (ou maintenir) entre le métier de religieux aux fonctions prescrites et le bénévolat sans limite de temps ni de moyens. Ils attendent bien sûr des religieux - tout autant que des laïcs bénévoles auprès des associations caritatives - une aide immédiate qui va – selon l’expression usitée - les soulager un peu. Mais ils attendent plus qu’un simple don. Ils exigent que ce don (en nature ou en espèce) se fasse dans des conditions de réciprocité et de reconnaissance de ce qu’ils sont. Oui, en ce moment, ils sont des transmigrants dans le besoin ou en détresse mais ils ne sont pas juste cela, ils sont plus que cela. Ils ont été blessés, abusés, dépouillés au cours du périple, elles ont été violées à la frontière mais malgré cela ils/elles veulent être considéré-e-s pour ce qu’ils sont, des transmigrant-e-s en souffrance certes mais aussi en projet, en route, en devenir.
Les transmigrants dérangent les donateurs ancrés dans leurs certitudes. Par leur rappel à l’appartenance de tous à la race humaine – quelle que soit la couleur de la peau ou la situation juridique - ils contestent le repli identitaire et les assignations catégorielles. Par leur demande exigeante d’aller au-delà de la satisfaction égoïste que procure le geste de donner, ils contestent les pratiques d’une hospitalité étroite et calculée. Par leur présence souffrante qui inscrit et martèle une réalité dérangeante dans un environnement sécurisé, ils posent crûment le problème de l’altérité et questionnent avec force nos idéaux hérités de fraternité et de solidarité.


4. Vers une citoyenneté juridique mondiale ? 

Les étapes qui jalonnent les routes de la migration par voie de terre sont, nous l’avons vu, déterminées pour partie par les hôtes qui participent de ce dispositif migratoire qui inclut toute personne intéressée de près ou de loin au passage du transmigrant, que ce soit par intérêt religieux ou humanitaire. Les agents de ce dispositif n’agissent pas seulement en tant qu’individus mais aussi en tant que membres affiliés à des organisations ou à des institutions qu’ils soient de confession chrétienne ou musulmane. Certains d’entre eux sont des promoteurs ardents du dialogue interreligieux et se trouvent en phase avec les gouvernements qui se font les avocats pacifistes de ce dialogue. Tous agissent au nom d’une appartenance commune aux religions du « Livre » et adhèrent à des croyances et des valeurs communes. Ces valeurs sont exprimées dans les prescriptions qu’elles soient coraniques ou bibliques et qui ont en commun de porter la même attention aux personnes jugées vulnérables, que celles-ci le soient de par leur statut social (la veuve, l’orphelin, l’indigent ou l’esclave) ou de par leur statut temporaire d’étranger ou de voyageur. Le fidèle résidant dans la « dar Islam » (en territoire musulman) se doit de suivre les prescriptions coraniques qui, dans la Sourate du territoire intiment au croyant de  « nourrir le pauvre qui couche sur la dure » et « de lui donner de son bien quelque soit l’attachement qu’on lui porte « (Sourate II). Le Coran recommande également, dans la Sourate de l’émigration, d’accueillir l’étranger et « de chérir les croyants qui viennent demander un asile ».

La Bible insiste sur le devoir du croyant de protéger l’étranger en souvenir des épreuves vécues par le peuple en exil. Le fidèle se doit de suivre l’exemple de l’Eternel « qui aime l’étranger et lui donne de la nourriture et des vêtements ». Le nouveau Testament et les institutions chrétiennes ont fait par la suite du secours au pauvre une prescription morale fondamentale de l’enseignement judéo-chrétien et de l’accueil à l’étranger une valeur quasi sacrée. Si les individus adhèrent à ces valeurs sacrées, ils n’en sont pas moins dirigés par des institutions temporelles. L’Eglise est dirigée par une instance suprême temporelle et les associations caritatives qui relèvent de l’autorité du Vatican doivent se conformer aux directives érigées par l’institution. En tant qu’instance temporelle et politique, le Vatican se doit de prendre des décisions d’ordre politique tout en tenant compte des changements sociaux occasionnés par un monde en mutation et tenter de résoudre les conflits d’intérêts en jeu. Il est en effet de la mission de l’église catholique d’encourager les vocations sacerdotales dans le monde et particulièrement sur le continent africain. Ainsi, dans un désir de mobiliser la jeunesse et de susciter un élan de vocations, le « Saint siège » a organisé à Rome en 2000 au cours de son Jubilé, une journée des migrants suivie de Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ). Ces événements ont permis à des milliers de jeunes du monde entier d’obtenir un visa Schengen et de se rendre dans son espace. Sur les quelques milliers de jeunes en provenance de l’Afrique sub-saharienne, seul un tout petit nombre est rentré au pays, les autres ayant choisi de rester en Italie et de se disperser dans l’ Union Européenne. Le Vatican, qui avait déjà été alerté par le clergé africain que de nombreux séminaristes en formation en Europe refusaient de rentrer au bercail, s’est vu contraint de revoir sa politique pastorale en faveur des migrants et d’adopter une politique restrictive qui se révèle être en contradiction totale avec son objectif ultime qui est l’évangélisation des nations. Ne voulant pas être accusé de devenir une « filière d’évasion » le Vatican a pris des mesures drastiques quant à l’envoi de futurs jeunes séminaristes sur l’Europe. Par le truchement de ses nonces apostoliques en Afrique, il a incité les ambassades européennes à appliquer une politique restrictive en matière d’attribution de visas en direction du clergé local. Cette politique restrictive est incompréhensible pour les jeunes séminaristes qui, ayant fait des études supérieures de théologie ou de philosophie dans des conditions difficiles (guerre civile, instabilité politique ou enseignement universitaire déliquescent) ,ne voient plus dans une fonction ecclésiastique exercée exclusivement au pays de perspective d’ascension sociale ni de possibilité d’accomplissement personnel.

Les autorités catholiques affirment néanmoins comprendre les aspirations des jeunes qui cherchent à améliorer leur vie en partant pour l’Europe mais elles se refusent à avaliser des pratiques qui tendraient à instrumentaliser le réseau humanitaro-religieux à des fins qu’elles jugent parfois déviantes. Les églises chrétiennes sont conscientes de l’ambivalence de leur position et si l’Eglise catholique a mis un frein brutal à son hospitalité en voulant rester conforme aux directives de l’Union Européenne - elle dit rester « sensible » aux problèmes que pose la migration dans les pays d’accueil et de transit et développe des activités à travers ses associations caritatives.

L’organisation Caritas Internationalis qui est sous la tutelle du Vatican se définit comme  l’un des plus vastes réseaux humanitaires au monde . Sa mission est de faire rayonner la charité tout en luttant contre la pauvreté déshumanisante causée par les disparités socio-économiques dans le contexte de la mondialisation des échanges. Ce réseau humanitaire se veut ouvert, catalyseur d’initiatives, flexible, adapté aux contextes locaux et aux processus de changement. En Europe, le réseau constitué par les églises locales a un statut clairement défini. L’Espagne et l’Italie, les deux pays de l’espace Schengen qui reçoivent le plus grand nombre de demandeurs d'asile en provenance d’Afrique sub-saharienne, mobilisent des budgets considérableset concentrent l’allocation de leur fonds au processus d’intégration des nouveaux-arrivants demandeurs d’asile. Ces Caritas nationales qui ont la générosité ostensible, se donnent à voir à travers leurs infrastructures imposantes, le nombre important de travailleurs sociaux, la mobilisation des bénévoles, la collecte et la distribution des dons en nature. Par contre au Maghreb où seule une poignée d’associations caritatives d’origine étrangère intervient en faveur des transmigrants, les Caritas locales sont le reflet d’une l’Eglise à la générosité volontairement discrète et ciblée. Elles fonctionnent en grande partie avec des bénévoles qui gèrent de petits projets dans des locaux souvent délabrés et invisibles aux yeux des non initiés. Ces associations  se doivent de tenir compte du contexte politique local et des politiques nationales d’immigration (fortement influencées par l’Union Européenne) pour la programmation de leurs activités qui sont elles mêmes dépendantes -pour leur réalisation - de la générosité de leurs bailleurs européens. Les associations qui agissent en faveur des transmigrants ne sont pas seulement tributaires de l’engagement militant ou de l’amateurisme de leurs bénévoles, des politiques locales d’immigration et des restrictions budgétaires qui leur sont liées mais aussi de la politique menée par l’institution dirigeante qui ne veut être accusée ni de la mise en place de « filières d’évasion » dans les pays du sud ni de « filières de passage » dans les pays dits de « transit ».

Dans le contexte de durcissement des politiques d’immigration, les projets des associations caritatives qui ont le désir de répondre à leur objectif de promotion de la justice sociale semblent bien aléatoires. Les associations ne proposent pas de projets dont l’objectif avoué viserait à réduire de manière significative la pression de l’immigration clandestine aux portes du sud (comme le suggèrent les recommandations de l’Union Européenne) mais financent de petits projets qui proposent le rapatriement volontaire de ceux qui ont renoncé, apportent des aides ponctuelles minimales et dans le meilleur des cas financent des sessions de formation en bureautique. Au Maroc, Caritas a été impliquée depuis 1997 dans l’aide ponctuelle aux migrants, suivie par MSF Espagne qui fait de la prévention et des soins auprès des transmigrants. L’association AFVIC a été pionnière dans la sensibilisation aux dangers de l’immigration clandestine des Marocains avant de s’engager auprès des Sub-sahariens. La CIMADE a alerté sur les conditions dans lesquelles vivent les personnes en attente de passage et a informé des violations des droits de l’homme perpétrées. Depuis 2004, on assiste à une lente mobilisation de la société civile au Maroc de concert avec certains partis politiques mobilisés depuis les événements sanglants d’octobre 2005.

Tous les membres de ce vaste réseau qui réunit associations caritatives, humanitaires, politiques et universitaires plaident – chacun à leur niveau- pour la mise en œuvre d’un monde plus juste, plus équitable et plus respectueux de la dignité de la personne humaine. Tous et toutes font preuve d’empathie à l’égard des transmigrants et sont concernés par le devoir de mieux protéger leur santé et de dénoncer les violations des droits de l’homme. Ils sont concernés plus largement par la nécessité de mieux combattre la pauvreté qui pousse les jeunes à s’expatrier, de réduire les disparités économiques grandissantes entre le Nord et le Sud, de développer avec l’Europe de véritables rapports basés sur la coresponsabilité etc.

Tous et toutes sont confrontés à un état de fait qu’ils ne remettent que rarement en question et qui limite pourtant de façon drastique la portée des actions menées en faveur des réfugiés en transit au Maghreb et ne pourra empêcher la répétition d’événements meurtriers comme ceux d’octobre 2005.

La militarisation de la zone euro-maghrébine qui se poursuit inexorablement est contestée, la présence d’un anneau mortifère encerclant les frontières maritimes de l’Union Européenne est décriée, les violations des droits de l’homme sont quotidiennement dénoncées mais la racine du problème qui légitime toutes les violences y compris la mort d’hommes et de femmes n’est que rarement évoquée. En effet, les hommes et les femmes qui sont victimes de ces violences ne sont protégés par aucune législation car ils se trouvent sur le territoire d’Etats-nations qui n’accordent de protection qu’à leurs concitoyens. Ces Etats-nations n’offrent aucune garantie de protection à des personnes qui se déclarent des « réfugiés » ayant fui les persécutions de la part d’agents de l’état ou d’un groupe organisé, victimes d’un traitement injuste et cruel infligé avec acharnement ou fuyant une situation économique sans avenir. Ces personnes ne sont considérées comme des personnes réfugiées qu’à partir du moment ou elles ont obtenu leur statut de réfugié. En attendant de pouvoir déposer leur demande, elles ne bénéficient d’aucune protection juridique et les violations des droits de l’homme qui sont perpétrées à leur égard n’entraînent aucune condamnation des agents de l’Etat qui les exercent. L’augmentation croissante des mobilités humaines et l’absence totale de leur protection juridique remettent fortement en question les concepts relatifs au droit d’asile ainsi que le caractère obsolète des conceptions souverainistes des Etats modernes dans une mondialisation faite d’interdépendances fortes et irréversibles.
Alors que faire ?

La juriste M. Chemillier-Gendreau (2002) propose l’exploration d’une « voie exigeante et inconfortable qui suppose d’aller jusqu’aux racines de l’organisation des pouvoirs et de révéler les points aveugles sur lesquels cette organisation a été construite » afin de comprendre comment la crise des concepts autour du droit d’asile révèle l’incapacité de celle-ci à donner du sens à nos sociétés postmodernes. Elle propose l’établissement d’une juridiction civile mondiale qui reconnaîtrait « l’appartenance de chaque individu à la communauté universelle et serait le seul fondement hypothétique de l’émergence de droits pour ceux qui en sont privés ».

L’invention d’un droit universel qui établirait un ordre juridique à caractère général et non relatif permettrait l’établissement d’une juridiction civile internationale au sein de laquelle les individus pourraient faire valoir leurs droits affirmés internationalement. Ce droit mondial dont aucun individu ne serait exclu permettrait alors à tous les individus d’avoir le droit non seulement de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays (art 13) comme le stipule la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 mais aussi de pouvoir entrer et résider dans n’importe quel pays. L’établissement de ce droit ne remettrait pas en question la réalité des frontières historiques et nationales mais elle permettrait à tout individu de bénéficier du même droit à être protégé que les citoyens du pays traversé. L’ambiguïté serait levée, la protection de tous les réfugiés (quelque soit le lieu où ils se trouvent) formalisée et la légitimation des atteintes aux droits de l’homme invalidée.










III ème partie


« Transmigrer au féminin »
















Partir, nous partirons. Avec tampon, sans tampon…nous partirons. Comme des maudits et alors ? Comme des forçats…. Sur le ventre peut-être, malades à crever ; sur les poings et les genoux, sur les ongles un par un, quitte à les perdre tous, sur les canines peut-être ; sanglants à force d’y laisser la peau, comme des écorchés s’il le faut ; nous partirons.

N. Caligaris Les Samothraces 2000


Les médias qui fixent leurs caméras sur « les candidats à l’émigration » donnent l’impression que ces derniers sont tous de jeunes aventuriers célibataires et libres de toute attache. Et pourtant, ces transmigrations à destination de l’Europe ne sont pas seulement affaire d’hommes. Des femmes seules ou accompagnées d’enfants font aussi le voyage pour atteindre l’Europe. Leur présence - bien qu’invisibilisée pour les raisons que nous expliciterons - n’est pas insignifiante puisque les femmes représentent près d’un tiers des passagers à destination de l’Europe. Hommes et femmes se côtoient, voyagent et produisent du « vivre-ensemble ». Les femmes empruntent les mêmes itinéraires transsahariens que les hommes, traversent les mêmes frontières dans des conditions périlleuses, font étape dans les mêmes villes et vivent tout comme eux l’attente dans le danger et la précarité. Elles ont, elles aussi, à se confronter à l’altérité, à négocier avec des guides et des « passeurs » et à atteindre l’objectif fixé. Elles ont la nécessité commune à tous - hommes et femmes - de mobiliser des ressources pour assurer leur survie mais les femmes - de par la nature du lien affectivo-sexuel qu’elles initient ou maintiennent, tranchent ou marchandent en fonction des situations et des « espace-temps » - transmigrent d’une manière qui leur est propre.

Dans le contexte de la  migration dite « irrégulière », des inégalités, des violences physiques et symboliques et des violations des droits humains sont perpétrées à l’encontre des transmigrant-e-s. Au sein de ce contexte globalement défavorable aux «clandestin-e-s», d’autres violences physiques et symboliques sont commises  spécifiquement à l’égard des femmes : des femmes sont violées, « tombent en grossesse », accouchent en cours de route. Des femmes doivent élever seules leurs enfants et les faire « passer » en compromettant fortement la réussite de leur propre passage. Des femmes sont  « convoyées » d’une manière particulière pendant que d’autres participent de leur passage ou le facilitent.

Dans ce chapitre, il s’agit de comprendre ce que transmigrer veut dire quand il se décline au féminin. Nous chercherons à comprendre comment l’étrangère de passage appréhende l’espace du transit et ses rencontres avec les sociétés locales traversées. Nous serons attentifs également aux compétences sociales et aux initiatives mises en œuvre par les femmes chefs de famille qui ont à assumer leur devoir parental. Nous examinerons en dernier lieu la situation bien particulière des femmes ayant une « dette de voyage » dans ce contexte particulièrement violent qui combine domination économique et soumission au pouvoir masculin.


1. Les migrations féminines dans l’espace euro-maghrébin

Nous revenons rapidement ici sur cette invisibilisation de la migration internationale féminine, longtemps noyée au sein d’une migration considérée comme exclusivement masculine non seulement par les pouvoirs publics mais aussi par les sciences sociales (malgré l’évidence des chiffres qui montraient que les femmes constituaient un élément important des flux migratoires : entre 1965 et 1990, 48% des personnes migrantes étaient des femmes). En France, la pratique du regroupement familial massif qui a eu lieu à partir des années 74 a contribué à réduire la figure de la femme migrante à celle d’une mère de famille nombreuse « dépositaire » de la culture d’origine, défenseuse des valeurs-refuges et soumise à une autorité masculine dominatrice. Les migrations féminines ont été alors qualifiées de « passives », les femmes étant perçues comme n’ayant ni spécificité ni compétences propres alors qu’elles avaient souvent des qualifications (Bonvicini :1992) dans leur pays d’origine. Le regard porté sur les femmes migrantes par la société française et ses élites qui portaient un regard condescendant sur les « indigènes » de la République a occulté la reconnaissance des compétences, des capacités d’initiative et d’autonomie des femmes originaires des pays anciennement colonisés.
Au cours de la dernière décennie un certain nombre de travaux a renouvelé l’analyse des circulations migratoires en s’intéressant aux initiatives et activités commerciales, transnationales et transfrontalières. Les travaux d’ Alain Tarrius sur les migrations internationales ont contribué - en changeant un regard trop longtemps figé- à faire émerger une figure autre du migrant , celle d’ un entrepreneur économique mobile, initiateur de sociabilités nouvelles et riche de compétences acquises dans et par le mouvement. Des recherches menées dans son sillage ont initié un champ d’études menées par des femmes et dont le regard a su voir les femmes dans les migrations internationales. Les travaux de Lamia Missaoui (1999) ont montré des femmes originaires du Maghreb, entrepreneures aux compétences multiples ayant réussi par leur travail et leur capacité d’autonomisation à être tout à la fois des femmes d’ici et de là-bas. L’étude de Ramirez (1999) sur les femmes immigrées marocaines en Espagne a fait surgir la figure de la primoarrivante, employée dans les services domestiques et s’insérant rapidement malgré l’insécurité de l’emploi. Les figures de femmes en migration se sont alors diversifiées telle la « nana-benz » (Bredeloup : 2001) à Marseille ou de femmes marocaines (Lahbabi : 2003), en Espagne démontrant leurs capacités d’adaptation, d’initiative et d’auto émancipation. Plus récemment des études sur les circulations des femmes commerçantes entre les deux rives de la Méditerranée ont fait surgir des figures de femmes aux positions sociales diverses et aux activités multiples négociant leur autonomie personnelle et financière au travers de rôles sociaux divers (Schmoll : 2005). La majorité de ces études concernant les migrations féminines sont conduites dans les pays d’accueil européens et se sont axées sur les capacités d’intégration (Charef : 2002) et d’émancipation des femmes au sein de la société d’accueil et de liaison (Quacha : 2002) au sein des familles étendues.
A notre connaissance, peu d’études ont été menées sur les femmes en transmigration à l’exception de l’étude de S. Bredeloup (2002) qui examine le vécu des épouses de trafiquants de diamants en Afrique noire dont la situation d’inactivité forcée ne favorise pas l’émancipation économique.

Une transmigration occultée

Si on sait que les migrations féminines légales représentent plus de la moitié des migrations totales dans le monde, il existe peu de données sur les migrations irrégulières féminines. A notre connaissance, les passages de femmes se déplaçant en direction du Maghreb n’ont été quantifiées que dans le seul lieu de passage d’Agadez au Niger. Les comptages faits au Niger et en Algérie par A. Bensaad (2002) font état d’une présence féminine de 20% sur un total global et annuel de 65 000 personnes en transit. Parmi ces personnes, 80 % se dirigent en direction de la Libye et 20 % de l'Algérie. La présence féminine est attestée par les « agences de voyage » locales qui organisent la traversée du Sahara et par les autorités policières qui notent le sexe des voyageurs.
Au Maroc, la clandestinité rend difficile l’estimation de la présence totale des migrants et encore plus difficile la présence féminine ainsi que l’ont souligné les enquêteurs de la Cimade (2004) qui ont eu des difficultés à rentrer en contact avec les jeunes femmes d’origine nigériane en attente dans les zones qui se situent aux environs de la frontière algéro-marocaine et des enclaves espagnoles. Nous n’avons pas de données officielles au Maroc concernant le nombre de transmigrantes qui tentent de passer en Europe. Entre 2000 et 2002, à défaut de chiffres officiels, j’ai consulté les journaux marocains de langue française et relevé au quotidien le nombre d’interpellations faites en mer par la Guardia Civil espagnole et la Gendarmerie Royale marocaine :

Tableau 6 : Distribution par sexe des interpellations dans le Détroit de Gibraltar 2000-2002

AnnéeFemmesHommes200018654120011684822002136586Total4901609






Ces interpellations relevées dans la presse ne sont pas exhaustives et elles sont bien au dessous du nombre total des interpellations mais ce qui nous intéresse ici c’est le ratio homme-femme qui donne le chiffre de 30% de femmes interpellées. Ces chiffres sont corroborés également par les autorités espagnoles qui donnent un pourcentage de 29% (Pumarès : 2002) de femmes interpellées sur les côtes andalouses.

Hétérogénéité des profils et congruence des projets de Vie

Qui étaient ces femmes qui prenaient le risque de traverser seules ou en famille  le continent pour se diriger vers un pays qui ne les y avait pas conviées ? Les personnes interrogées avaient quitté leur pays depuis 18 mois en moyenne au jour de l’entretien (un mois de moins que les hommes). Sur ces 55 femmes, 40 étaient arrivées au Maroc accompagnées d’un époux ou d’un concubin, 33 (51%) étaient mères de famille (18 avaient un enfant et 15 d’entre elles avaient entre deux et quatre enfants et 10 d’entre elles « étaient tombées en grossesse » au cours de la traversée du continent. Elles étaient en moyenne âgées de 30 ans (entre 20 et 41 ans) alors que les hommes avaient 26 ans en moyenne. Sur les 55 femmes, toutes avaient été scolarisées, 17 (30%) n’avaient aucun diplôme, 12 (21%) avaient le Brevet, 28 (50%) avaient le Bac et une seule avait fait des études supérieures. Toutes avaient été élevées dans une capitale africaine sauf trois femmes qui venaient de milieu rural. Deux d’entre elles avaient déjà séjourné en Europe qu’elles avaient dû quitter précipitamment. Nous n’avons pas rencontré de femmes originaires du Mali, du Sénégal ou de Guinée qui tentaient de passer en Europe par voie de terre (ce qui n’exclut pas leur présence) mais celles que nous avons rencontrées étaient pour la plupart des étudiantes, boursières de leur gouvernement. Par contre la majorité des femmes rencontrées étaient originaires d’Afrique centrale (Cameroun, RDC ou Rép. du Congo), de Côte d’Ivoire et du Nigeria. Toutes étaient parfaitement francophones ou anglophones.

Sur les 55 femmes interrogées, toutes souhaitaient passer en Europe (et de celles que nous avons rencontrées toutes à l’exception de 3 femmes sont finalement passées). Toutes invoquaient ce désir de partir pour « chercher la Vie ». Pour celles qui avaient fui leur pays, chassées par la guerre (Rép. du Congo, RDC) et qui voyaient leur vie menacée, cette expression était à prendre au sens propre, la vie étant opposée ici à la mort réelle et programmée qui les attendait si elles restaient au pays. Pour celles qui quittaient un pays réputé sûr (Cameroun,) « chercher la Vie » signifiait se libérer des contraintes imposées par un éventail restreint de possibilités et qui les empêchait de réaliser leur projet de vie. Cette recherche de la Vie ne pouvait se faire que dans le mouvement, le déplacement, la recherche d’un lieu autre où la vie serait libre de s’exprimer et la création de nouveaux liens possibles. La décision de quitter concubin, mari, parents, enfants ou amis pour prendre la route s’était imposée au terme d’intenses négociations avec elles-mêmes aboutissant à la préférence du mouvement à la sédentarité, de l’éloignement à la proximité et de la possibilité de créer de nouveaux liens à la sécurité angoissante des anciens. Dans la plupart des cas c’était la  famille élargie qui avait pensé, financé ou contracté le départ s’employant à vaincre la résistance initiale de la partante, résistance qui au milieu de nombreuses contraintes s’était lentement muée en une acceptation dite volontaire…. L’acte de migrer s’était parfois effectué en opposition avec un membre de la famille ou en réaction à des injonctions parentales captatives ayant pour intention de forcer leur fille à se soumettre à un avenir tracé par eux. Ce discours mettait en avant leur désir de chercher la Vie non seulement pour elle mais pour leur « famille » insistant sur leur responsabilité vis-à-vis de leur fratrie. Aucune femme ne manifestait le désir de rentrer au pays à l’exception d’une jeune femme atteinte de cancer et qui voulait mourir chez elle. Pour toutes les autres, leur désir d’avancer vers le nord était inébranlable. Elles invoquaient le fait que « On ne revient pas dans une maison qui brûle », la métaphore de l’incendie étant souvent utilisée pour évoquer non seulement l’obligation qui leur avait été faites de partir mais aussi le refus d’un retour qui était perçu comme impossible. Ces départs s’étaient effectués pour la majorité par la route même si certaines avaient franchi les déserts en avion. Trois d’entre elles seulement étaient arrivées directement en avion à Casablanca et une famille y était arrivée par bateau.

Ces jeunes femmes nées dans les années 70 avaient bénéficié d’une éducation secondaire offerte par leurs gouvernants au lendemain des indépendances et qui avaient pour volonté d’imposer une éducation pour tous – filles et garçons- malgré les résistances de l’entourage :

« J’ai grandi en Côte- d’Ivoire à Treichville et j’allais à l’école des sœurs. C’est ma mère qui a décidé de m’y envoyer malgré le fait que tout le monde autour lui disait « Si tu mets ta fille à l’école, tu es foutue… ». Ma mère m’a mise à l’école, elle m’a mise à l’école en cachette.
A l’âge de 13-14 ans, ma mère a voulu que je devienne la deuxième épouse d’un riche commerçant qui voulait m’emmener pour voyager. Mais moi je lui ai dit : « écoute-moi, je suis encore jeune –je regrette, je ne suis pas ce genre de fille que toi tu as mis à l’école. Si tu ne m’avais jamais mise à l’école, peut-être que j’aurais accepté ça mais tu m’as emmenée à l’école, tu m’as ouvert les yeux, tu m’as ouvert les oreilles tu as aiguisé ma bouche, donc je peux pas. « Non » je ne peux pas, je ne peux pas me marier avec l’homme comme ça et puis, je veux un homme pour moi seule, pour moi seule  ». (Mère de famille de 3 enfants, 40 ans)

Toutes les femmes avaient exercé une activité avant de partir : petit commerce, employées de bureau, fonctionnaire que ce soit au pays ou dans un autre pays africain à l’exception de deux jeunes étudiantes camerounaises (18 ans) qui avaient suivi par amour des transmigrants congolais de passage dans leur pays. Elles avaient un sens aigu de leur obligation à participer au soutien financier de leur parents (si elles étaient célibataires) et à l’avenir de leur famille (si elles avaient des enfants). Plusieurs d’entre elles étaient des aînées de famille et se sentaient responsables de leur avenir :

«  Tu sais chez nous, il n’y a aucune différence entre les garçons et les filles et si tu es l’aînée, tu dois t’occuper de tes frères. Oui chez nous, c’est le premier- né qui a la responsabilité d’élever ses frères que ce soit un garçon ou une fille et c’est la sœur aînée qui doit le faire . Les filles doivent tout faire pour aider leurs frères pour qu’ils ne deviennent pas des délinquants parce qu’au Nigeria, l’honneur c’est de ne pas avoir un garçon qui traîne ou une fille qui tombe en grossesse. »
(Célibataire, Nigeria, 28 ans).

Les femmes rencontrées sont souvent des filles de commerçantes qui ont elles-mêmes exercées dans les années soixante des activités de petit commerce (vente de pagnes, boutique au marché) ou de commerce transnational instaurant des allers-retours fréquents entre Afrique et Europe. En effet, l’Europe des années 60 délivrait facilement des visas de tourisme (ou n’en exigeait pas dans certains cas) et a permis l’exercice d’activités de commerce (vêtements, chaussures, parfums etc.) à de nombreuses femmes qui ont dû les interrompre à la fermeture des frontières (tout d’abord en France puis progressivement en Italie puis en Espagne.) Ces dernières ont alors limité leurs activités sur le continent africain ou ont commencé à « clandestiner » des activités jusqu’alors exercées librement. Toutes étaient francophones et « pensaient français ». Elles avaient étudié dans ces lieux-missions dont les valeurs enseignées étaient celles d’une France de Liberté, d’égalité et de fraternité, une France terre d’asile défenseuse des Droits de l’Homme. En plus de ces liens forts créés au nom d’une humanité commune, la situation de métissage (parfois créée au temps de la colonisation) ou de proximité affective (membres de leur famille ou amies) qui étaient établis en France, y travaillaient ou/et avaient épousé des français rendaient réels et crédibles les enseignements civilisateurs de cette France qu’elles aimaient :

«  Moi j’ai eu un grand-père français- tu vois les yeux verts que j’ai ? C’est lui qui me les a légués. Je me sens française même si mes deux parents sont camerounais. Je veux que mon fils grandisse en France et qu’il devienne français parce que j’aime vivre en France et que là-bas je suis bien, je gagne ma vie même si je suis sans-papiers. Il passera même si je dois rester ici. »
(Viviane, 27 ans, enceinte, expulsée à la suite de la manifestation de l’Eglise St Bernard)

Toutes les femmes avaient vécu au pays des situations qu’elles qualifiaient de difficiles, accusant la déliquescence progressive de leur pays qui engendrait la corruption, le clientélisme et une grande difficulté à épargner. Elles avaient donc toutes une expérience de la débrouille et de la recherche de solutions au jour le jour mais cependant aucune des femmes rencontrées n’avait pu imaginer les difficultés générées par la migration irrégulière et les trahisons de toutes sortes que celle-ci engendre. Les femmes rencontrées à Nouadhibou, en Algérie et au Maroc avaient pour la plupart été victimes d’arnaques financières massives, d’abus de pouvoir ou/et de trahisons. Elles n’étaient pas préparées à affronter la situation d’irrégularité dans laquelle elles avaient été brutalement plongées. Celles qui envisageaient de rejoindre Paris en quelques heures d’un vol confortable devaient se résoudre à entreprendre la traversée du continent Africain « par voie de pied » et envisager toutes les stratégies de passage. Le choix du passage se fait en fonction des moyens financiers disponibles car passer en Europe coûte cher sauf si l’on peut pénétrer de manière clandestine dans l’une des deux enclaves espagnoles, se rendre auprès des autorités et demander l’asile politique. L’entrée clandestine qui est tentée par de nombreux « aventuriers » n’est pas choisie par les femmes surtout quand elles sont accompagnées d’enfants.

« C’est trop dangereux, il faut escalader de nuit le grillage avec des échelles de branchage et faire attention de ne pas tomber et se casser un membre. Ceux qui se font prendre par la police espagnole sont battus comme des serpents et moi je ne peux pas faire ça. Ceux qui savent nager tentent d’aborder la rive à la nage mais là aussi c’est dangereux et beaucoup se noient dans la nuit. Je préfère une autre solution mais bien sûr dans ce cas je dois payer et c’est plus long »

(Fès, jeune sénégalaise, 27 ans)

Les femmes rencontrées avaient écarté ces solutions qui requéraient beaucoup d’entraînement et de force physique. Les autres solutions qui s’offraient variaient en fonction du point de départ (Afrique noire ou Maghreb), du moyen de transport employé (avion ou pateras), de la route empruntée (Détroit des Canaries ou de Gibraltar) et de leurs connections personnelles (degré d’intimité avec le passeur, emprunt ou location d’un document officiel).

La recherche menée auprès des femmes a parfois été difficile lorsque le récit narratif de leur quotidien était minimisé et dévalorisé et tendait à se résumer leur présent en un ‘ je ne fais rien’ conclusif. L’observation – participante a permis de pallier ce manque de ‘dire’. L’autre difficulté a concerné l’expression des difficultés du vécu migratoire que certaines femmes n’évoquaient qu’avec réticence préférant envisager un avenir prometteur plutôt que d’effectuer un retour en arrière douloureux : « Que veux-tu savoir de plus ? Ces histoires sont passées et ce sont des souffrances et des très mauvais souvenirs. » Nous avons tenté cependant d’ examiner non pas seulement les espaces-temps du mouvement, de l’espoir et du passage mais aussi ceux de l’immobilité, de l’attente et de la déception au cœur même de ce ‘ rien faire ‘ qui s’est pourtant révélé mobilisateur de ressources producteur de compétences et de sociabilités.



2. Recompositions et décompositions familiales

L’espace maghrébin est un espace masculin, patriarcal, autoritaire et violent, dirigé, contrôlé et sécurisé par des hommes. Il est aussi un espace féminin, materné et maternant, géré ou marchandisé par des femmes. Au cours de la recherche, il est clairement apparu au cours de cette traversée du continent que non seulement des familles se composaient, mais aussi se recomposaient ou se décomposaient. Les femmes voyageaient seules ou en famille mais surtout elles « faisaient famille » au cours du périple. Toutes avaient été abusées (arnaques, vols ou viols) en cours de route et se retrouvaient confrontées à des situations inédites. Quels changements ces nouveaux modes de circulation induisaient-il dans les rapports de genre dans de telles situations de violence ?


Faire dyade : coresponsabilité de la mobilité et renversement des rôles

La fermeture des frontières contraint les personnes qui veulent émigrer en Europe à le faire de manière irrégulière et à faire appel à des intermédiaires qui vont faciliter leur entrée dans l’espace Schengen. L’existence de ces « passeurs » est directement liée à cette situation dont la fonction n’a plus lieu d’être lorsque les frontières s’ouvrent. La migration irrégulière originaire des pays de l’Afrique sub-saharienne fabrique ses propres agents que l’on appelle « guides » quand ils font passer des frontières terrestres, « passeurs » pour les frontières maritimes et « checkers» quand ils organisent les voyages par avion. Cette migration irrégulière qui a débuté il y a plus d’une décennie fabrique des intermédiaires dont certains font carrière dans l’arnaque. Ces escroqueries sont perpétrées la plupart du temps à partir d’un pays voisin au pays de départ ou d’un pays de transit et portent sur des sommes importantes (de 1000 à 3000 euros par adulte) quand il s’agit de transports aérien. Les hommes et les femmes victimes d’arnaques sont parfois réduits brutalement à l’état de mendicité et contraints par la nécessité à tirer rapidement les leçons de cette expérience traumatisante. Cette situation inédite va les contraindre à repenser leur façon de voyager en modifiant leurs comportements et en inventant de nouvelles formes d’associations :

« J’ai vécu à Lagos pendant 2 ans où je travaillais dans une société d’informatique et j’ai pu économiser mais j’ai été arnaquée chaque fois que j’ai voulu partir en France. Je remettais l’argent à un checker qui au dernier moment disparaissait avec mon argent. J’étais découragée, fatiguée quand j’ai rencontré Lucas. Sa copine lui avait pris toutes ses économies pour voyager sur la France et il n’avait plus un sou. Il était déçu car il allait devoir encore patienter de longs mois avant de pouvoir avancer.

Il m’a tout de suite inspiré confiance alors très vite je lui ai dis : «  Ecoute, c’est toi l’homme, tu organises tout le voyage, les documents, les transports et tout. Moi j’ai 2500 dollars américains à moi alors, écoute moi : je te donne le pouvoir de me commander et on voyage ensemble. » Au début il a refusé parce qu’il avait honte d’être sans argent et puis finalement il a accepté …on a voyagé ensemble et on a traversé le désert. On essaie maintenant de passer ensemble en Europe et on espère qu’on ne va pas nous refouler. »
(Denise, RDC, 28 ans, Tanger)

Donner à l’autre le pouvoir de le commander alors que l’on est en position de pouvoir. Cette antinomie interroge sur la nature des liens qui se créent ici et qui incitent à faire couple. De quel type d’association s’agit-il ? S’agit-il d’une « tactique, » (Certeau : 1990) cet art exercé par le faible sans pouvoir – pour trouver une solution à la nécessité impérieuse de poursuivre la route ? S’agit-il selon l’expression admise par le sens commun, d’une habile ‘ruse féminine’ cherchant à s’approprier une présence masculine utile ? Les mauvaises expériences subies par les deux voyageurs ne les poussent-ils pas simplement à s’associer en prévention d’abus futurs ? Il semble que les relations qui lient les deux partenaires soient de caractère dyadique – au sens Simmelien du terme – car elles rendent chacun des deux protagonistes directement coresponsables pour la survie du couple. Cette coresponsabilité est initiée ici par Denise qui accorde à son compagnon le pouvoir de la commander. Ce pouvoir donné à l’autre masculin induit en échange une obligation de réciprocité, obligation qui n’est basée ni sur la compétition, ni sur la peur de l’affrontement. La réciprocité exige des relations de confiance et des intérêts communs qui lie les partenaires conscients de leur impuissance à atteindre seuls leur objectif et unis par le même désir de réaliser leur projet migratoire.

Les partenaires sont liés par un engagement réciproque et un contrat tacite dont le respect ne dépend pas uniquement de leurs deux volontés. La durée de ce contrat tacite peut être interrompu (si ce n’est définitivement rompu) du fait de la contingence de leur situation. Ils sont tous deux en situation irrégulière - à partir du moment où ils entrent au Maghreb et peuvent être séparés par les agents de l’autorité à n’importe quel moment. Les Etats traversés n’ont aucune obligation à accepter sur leur territoire la présence d’étrangers y séjournant de manière irrégulière et sont en droit d’exercer leur souveraineté (reconduites à la frontière – expulsions) à l’encontre de ces étrangers dont les associations éphémères et clandestines ne peuvent se réclamer d’aucune prérogative. La nature de ces associations à la temporalité inconnue et incertaine est conditionnée au droit discrétionnaire des Etats transitaires qui peuvent légalement exercer le droit de les dissoudre. Signataires de Conventions internationales, les Etats transitaires sont tenus moralement à ne pas séparer les familles mais ils ne peuvent en aucun cas être sanctionnés s’ils le font surtout si ces familles n’ont aucune caractère d’officialité.

Malgré la fragilité de leur situation (qui n’exclut pas la solidité des liens affectifs), les partenaires décident de vivre ensemble, de « faire communauté » et ceci à l’issue de négociations intenses menées par chacun des deux partenaires avec lui-même. Les doutes et les résistances vaincus (dépendance financière de l’un et incertitude de la teneur de la relation à venir de l’autre), permettent à chacun des partenaires de dépasser leurs résistances internes dont ils n’avaient pas eu conscience jusqu’alors. L’obligation de s’associer en dehors du regard familial au sein d’espaces hostiles et étrangers, l’obligation de faire route ensemble, sous peine d’immobilisme et de stagnation permettent d’être plus libres de projet et d’initiative et par là même de s’affirmer, d’inventer et d’initier de nouvelles relations. Tous deux renversent les normes sociales établies et s’inventent de nouveaux rôles (ici époux mais ailleurs père lorsqu’il y a des enfants) et de nouvelles fonctions (la défense et la protection dans la dépendance). La transmigration produit ici le « faire couple » qui participe de ce savoir - circuler, de ce savoir-transmigrer .

L’obligation de s’associer, sous peine d’immobilisme et de stagnation induit un changement dans la perception que chacun a de son statut personnel. Cette compétence à « faire dyade » permet non seulement de faire route ensemble mais elle est aussi facteur d’individuation car elle permet à chacun des partenaires de dépasser les résistances internes dont ils n’étaient qu’à conscience jusqu’alors. Cependant, cette compétence acquise qui répond à l’obligation de mobilité reste limitée car elle est incapable de changer la situation de l’un comme de l’autre pris dans le contexte d’exploitation auquel ils sont soumis et dont ils sont prêts à payer le prix.



2.2 Réseaux féminins transnationaux et regroupements familiaux clandestins

Si la plupart des femmes sont parties seules, d’autres sont accompagnées de leurs enfants et ont pour projet de rejoindre des membres de leur famille en Europe qui les accueilleront à l’arrivée. Les arnaques ne les épargnent pas et vont transformer un voyage par avion de quelques heures en une entreprise à durée indéterminée et qui a des conséquences non seulement pour les protagonistes eux-mêmes mais également pour les  familles qui financent le voyage. Les événements qui se succèdent de manière imprévue incitent les membres féminins de ces réseaux familiaux transnationaux à mobiliser des ressources de toute nature pour faire avancer le groupe maternel égaré dans l’espace sahelo-maghrébin .

Clarisse a 35 ans et est originaire de RDC qu’elle a quitté 18 mois auparavant quand je la rencontre à Casablanca. Elle a 3 enfants qui ont entre 6 et 13 ans et voyagent avec elle. Son mari dont le salaire ne peut plus financer les études de ses enfants et assurer un quotidien décent à sa famille est resté au pays. La tante de Clarisse réside à New York et sa sœur cadette vit à Paris depuis 4 ans. Celle-ci souhaite vivement voir sa sœur venir la rejoindre parce que malgré le fait qu’elle ait elle-même mari et enfant là-bas, elle se sent seule. Elle est mariée avec un homme qui « trafique » dans la drogue et qui s’est engagé à financer la majeure partie du voyage de la sœur de sa femme et des 3 enfants, voyage auquel participe financièrement un autre oncle de Clarisse (qui exerce la médecine au Japon où il est parti 5 ans plus tôt invité par l’église dirigée par Moon) ainsi que par sa demi-sœur qui réside au Royaume-Uni. La contribution de cette dernière au voyage est modeste car son mari – il est chauffeur de taxi à Londres –y participe selon ses moyens.

Le groupe maternel se rend à Douala où il retrouve le « checker » (personne qui organise le vol sur l’Europe et le « checking » des futurs passagers au comptoir d’embarquement) qui lui promet de voler directement sur Paris. L’argent du vol et des « frais de voyage » est versé via Western Union : 3500  euros par adulte, 2500 par enfant. Après 7 mois d’attente au Cameroun, le « checker » disparaît et le petit groupe se retrouve seul. Ne voulant pas rebrousser chemin après cet échec retentissant, Clarisse se dirige sur Lagos où elle attend de recevoir l’argent qui lui permettra de continuer vers le nord. Sa sœur lui envoie l’argent qui servira à louer les services d’un homme, un Congolais d’âge mûr qui les accompagnera de Lagos au Maroc. Cette association permet au groupe maternel de faire maintenant figure de « famille » sur un chemin périlleux avec à la tête du groupe un élément mâle jouant le rôle de chef de famille. Arrivée à Rabat, la jeune femme où elle est se trouve en sécurité –elle retrouve aussi le fils de son oncle maternel – elle n’a plus besoin de la présence de son compagnon de voyage dont le rôle « de père et d’époux protecteur » n’a plus de raison d’être. Elle le congédie sans ambages et va chercher maintenant une solution qui lui permette de passer en Europe elle et ses enfants. Clarisse attend de trouver une solution qui va consister à faire passer un à un les enfants qui sont attendus par leur tante à Paris avant d’envisager enfin son propre passage mais elle a encore besoin d’argent et sollicite sa famille.

Les concertations familiales entre Paris, Casablanca, Tokyo, New-York et Londres sont quotidiennes et se font par Internet pour limiter les dépenses. La recherche de la meilleure solution pour passer tient compte des conseils avunculaires, des exhortations maternelles et des solutions proposées par les sœurs. Le mari resté à Kinshasa n’est pas concerné par ces transactions familiales : tout le monde sait qu’il ne peut plus assurer l’entretien du ménage et que c’est pour cela que celle-ci a mobilisé sa propre famille. Spectateur impuissant de l’errance de sa femme et de ses enfants qui « souffrent », il attend au pays déplorant son salaire de misère (150 euros/mois) qui paralyse son action. Il espère que lorsque femme et enfants seront installés en France et ‘ en règle’  il pourra venir les rejoindre car ils sont partis depuis 17 mois déjà ….

Les narrations recueillies en route, dans l’ombre des étapes clandestines mêlent à l’ici d’aujourd’hui non seulement un là-bas d’où l’on vient mais un ailleurs où l’on va. Elles montrent qu’elles sont projet familial là où nous ne voyons que trop souvent projet individuel. Elles mobilisent des pratiques de solidarités familiales qui sont transnationales et transgénérationnelles et qui dépassent le cadre étroit de la famille nucléaire. Des ressources importantes sont mobilisées par des femmes au profit de femmes (seules ou en groupes maternels) même si elles sont matériellement produites par les conjoints de celles-ci. Dans toutes les situations que nous avons observées qui étaient le fait de femmes seules aidées par leur famille, la volonté de regroupement circulait entre les « sœurs de lait » ou entre oncles maternels et leurs nièces, sœurs et frères de sang, mères et fils et cousins maternels entre eux.

Les réseaux familiaux activés ici sont constitués de membres unis entre eux par des liens de sang (un ancêtre commun) dont les femmes sont ici les éléments moteurs et dynamiques. Dans ces situations, les liens matrimoniaux sont obsolètes et les époux quand ils ne peuvent participer activement au projet de réunion - comme le mari resté au pays ou l’infortuné conjoint de la sœur cadette qui accusé de trafic de drogue sera expulsé sur Kinshasa - sont exclus de l’arrangement qui a pour priorité le passage du groupe maternel. Ce dispositif familial migratoire né de la volonté de femmes et qui prime sur les alliances matrimoniales ne bénéficie pas seulement aux femmes de la famille mais également aux frères ou aux hommes de la parentèle :

« Ma sœur aînée habite Bruxelles et elle veut que je vienne habiter avec elle car elle dit qu’elle est seule et qu’avoir son frère proche est un atout non négligeable. Elle me dit qu’une fois en Europe, nous serons à deux, qu’elle va respirer et que les charges seront divisées … Oui elle est mariée, elle a deux enfants et son mari travaille mais elle veut que je sois auprès d’elle pour la soutenir. Elle m’aide financièrement autant qu’elle le peut.
....non je n’aurai pas à rembourser tout ce qu’elle a dépensé, dépensera et va encore dépenser pour moi mais je m’occuperai de la famille une fois que j’ai un job. Ça c’est indiscutable et inchangeable. Il y a trois ans que je suis là au Maroc parce que je voulais passer légalement et j’ai demandé un visa pour aller passer un examen d’infirmier à Paris mais on m’a refusé le visa mais ce « refus non motivé » ne m’empêchera pas de passer, tu verras je vais passer, j’ai confiance en l’avenir et je serai bientôt à Bruxelles. »

(Ray, 25 ans, RDC, en transit au Maroc)

On observe ici des regroupements familiaux informels qui sont bien éloignés de ceux observés au cours des années 70 en France où un travailleur de sexe masculin en situation régulière faisait venir son épouse et ses enfants sous les auspices d’un état républicain aux intentions pronatalistes. La politique de l’immigration zéro en fermant les frontières de l’Europe a incité les personnes qui désirent émigrer et dans le cas présent les femmes à inventer de nouvelles modalités de regroupement qui sollicitent la participation active de la parentèle sur lesquelles elles savent pouvoir compter plutôt que sur les alliances matrimoniales qui peuvent s’avérer aléatoires.

Chaque membre (homme ou femme) de la famille participe à son niveau à cette véritable « entreprise familiale » qui active et redynamise les solidarités lignagères , mobilise des sommes importantes et assure le transfert de fonds. Par contre, la mobilisation des compétences familiales se limite au faire- transmigrer sans pour autant avoir la capacité de dénoncer les dérives abusives du dispositif du passage clandestin que tous déplorent mais ne peuvent éviter. Le financement de ce voyage à rallonge, sans date fixe d’arrivée est coûteux (plus de 15 000 euros parfois). Il est lourd à assumer pour ceux qui sont eux-mêmes en situation de précarité (restés au pays ou déjà arrivés en Europe) et qui là-bas sont obligés de travailler « en noir » non seulement pour subvenir à leur quotidien mais aussi pour financer ce voyage qui n’en finit pas. Les récits donnent à voir la rapidité et la flexibilité avec laquelle les familles étendues gèrent l’imprévu et l’imprévisible grâce aux NTCI ainsi que la générosité avec laquelle ils répondent à la crise malgré un quotidien difficile. Le succès du passage du transmigrant est un succès collectif, l’échec (expulsion au pays ou mort accidentelle) est aussi vécu comme un échec collectif.

Les périples des transmigrants qui s’effectuent dans un entre-deux incertain et imprévisible permettent de mettre à jour des solidarités jusqu’alors inédites : on observe des transgressions à l’ordre des hiérarchies familiales : le « chef » n’est plus seulement l’aîné comme le dit E. Goldschmidt (2002) installé en France et qui fait venir son frère cadet. On voit ici des sœurs cadettes primoarrivantes « inviter » leurs ainé-e-s à venir en Europe, des nièces envoyer de l’argent à leurs tantes et des cousines à leurs oncles et on le verra des nouveaux-nés initier le regroupement familial. Chaque membre de ce réseau familial - homme ou femme – ici, là-bas ou ailleurs participe à la venue d’un nouveau membre en fonction de sa place dans la famille mais aussi de ses moyens financiers. La mobilisation de la parenté maternelle offre un soutien que l’on sait inconditionnel et qui n’exige pas de retour immédiat. Le remboursement de la dette n’a pas de caractère contraignant même si, bien sûr, une certaine obligation morale se constitue. L’allongement de la durée du transit, les coûts prohibitifs du déplacement et les événements ‘imprévus’ (expulsions, reconduites aux frontières) affectent non seulement la personne en transit mais elle a des répercussions sur chaque membre de la famille que celui-ci soit établi dans les confins de l’ Extrême Orient ou de l’Amérique du Nord. Les nouvelles technologies de communication utilisées par les transmigrants permettent non seulement l’actualisation permanente des liens avec le pays d’origine mais aussi avec cet ailleurs multiple et encore inconnu. Le maillage communicationnel est serré : on s’affaire autour du « patient » dont chacun désire le succès. On conseille, interpelle, sollicite, remercie et soutient. Il y a circulation de chaleur dans cette proximité de la voix ou par l’écrit qui rapproche les lointains. La messagerie Internet renforce les solidarités familiales déjà existantes et permet à celui qui se trouve dans cet entre-deux dangereux et incertain, duquel il ne peut pas sortir seul, la possibilité de trouver une solution qui redonne sens à son projet.

La possibilité de la connexion potentiellement illimitée et qui en appuyant sur une simple touche annihile les frontières spatio-temporelles permet de maintenir le lien familial, crée aussi de nouvelles obligations et de nouvelles craintes. Elle crée comme une obligation de liens, comme une obligation de présence auprès de cet autre avec lequel on est relié. Tout en renforçant la cohésion familiale qui fait partager l’intimité de tous avec chacun, l’obligation de liens entretient et exacerbe le sentiment de responsabilité que la distance peut amoindrir. La coprésence entraîne un sentiment de coresponsabilité envers cet autre perdu dans cet entre-deux (surtout quand celui-ci est un enfant). Elle génère de la proximité mais aussi des sentiments de crainte lorsque le lien est brutalement interrompu.


2.3 L’enfant pionnier : entre ancrage et transmission

L’individu transmigrant est un individu en déplacement. Il n’en est pas moins relié à son environnement social qui bien que mouvant n’en est néanmoins bien réel. Il est en relation avec les quatre sphères (ou mondes) définis par Schütz (1989) : le monde des « contemporains » (consociates), des « intimes » (famille et amis), des prédécesseurs (ancêtres vivants ou décédés, figures héroïques) et des successeurs (ses propres descendants) avec lesquels il maintient des liens de proximité affective. Plusieurs travaux ont montré le rôle significatif joué par le monde des prédécesseurs et des intimes dans leur relation avec ego au moyen de la transmission d’un héritage immatériel qui constitue une sorte de géographie des origines des individus avec ses lieux et sa mémoire. Ces espaces hérités renvoient à l’ancestralité, aux lieux d’origine et de vie des parents et à la mémoire historique qui permettent à l’individu de se situer dans la lignée familiale et d’affronter ensuite sa propre différence à la lumière de cette mémoire. Gourcy a travaillé sur les rapports qu’entretient le migrant volontaire avec le monde des prédécesseurs et des intimes. Elle a montré que les migrants se présentent comme les dépositaires d’une histoire qui fait de la migration une norme familiale, que les espaces hérités immatériellement par le migrant sont généralement accompagnés d’une disposition favorable à la migration offrant à l’individu une « sécurité ontologique » - comme la nomme Giddens – qui permet à l’individu de se situer dans la continuité d’une lignée, de légitimer et de banaliser son parcours qui bien que perçu comme « d’exception » n’en reste pas moins marginal. 

Au cours de notre terrain, nous avons été intrigué par les relations qu’entretient ego avec le monde des « successeurs » (descendants d’ego) ainsi que par le rôle inédit que leurs parents leur faisaient jouer. Les « successeurs » étaient souvent de très jeunes enfants nés en transmigration ou de jeunes mineurs qui partaient en Europe avant leurs parents et qui avaient pour mission de favoriser le regroupement familial  :

Helène qui est camerounaise a trois enfants dont l’aîné est un garçon de huit ans. Le père des enfants qui est congolais est décédé au cours du voyage et elle désire rejoindre la France pour que ses enfants puissent y étudier. Elle vit à Delly Ibrahim dans un quartier situé à la périphérie d’Alger où habitent plusieurs Congolais en attente de passage au Maroc. Elle vit dans une minuscule cabane faite de parpaings où l’on se glisse en rampant. Une tôle rouillée sert de toit et l’entrée de la « maison » est fermée par un morceau de plastique. Elle vient d’accoucher de son troisième enfant lorsque je la rencontre et de se séparer de son fils aîné qui est passé en Andalousie. Elle a confié l’enfant à une « connaissance » qui l’a fait voyager et l’a déposé dans un foyer pour mineurs du côté de Malaga croit-elle. Avant de l’envoyer là-bas, comptant sur l’intelligence et la vivacité d’esprit de son fils, elle lui a fait mémoriser son numéro de téléphone portable. Le jeune fils est bien conscient de l’importance de ce numéro de téléphone qui est le seul élément réel qui va lui permettre de rester en contact avec sa mère et de maintenir le lien qui le rattache à elle. L’enfant sait que les conditions du maintien du lien avec sa mère dépendent de lui et sont le fait de sa responsabilité. L’enfant est parti depuis trois semaines mais elle n’a pas encore de nouvelles.
Helène espère faire passer la petite fille de 6 ans puis le dernier-né quand celui-ci sera sevré avant de songer à pouvoir enfin passer elle-même. Elle n’a pas demandé le statut de réfugié car elle veut aller en France. Elle a choisi de faire passer ses enfants un à un dans la clandestinité avant de passer elle-même. Combien de temps faudra- t-il pour qu’ils se retrouvent tous les quatre en France ? Un an, deux ans ? Elle ne sait absolument pas….

Par leur détermination inébranlable, les familles (nucléaires ou étendues) imposent leur volonté migratoire aux Etats-Nations malgré les politiques répressives que ceux-ci mettent en place. La migration irrégulière contraint les parents à mettre de la distance physique entre eux et leurs enfants plutôt que de les garder auprès d’eux dans une proximité captatrice qui ne ferait plus sens. Cette relation de proximité qui relève de la fusion et de la dépendance extrême quand il s’agit d’une mère et de son nouveau-né doit être interrompue brutalement (dans sa réalité physiologique du moins). Le jeune enfant qui est souvent l’aîné de la fratrie ou l’enfant unique sera le premier à mettre le pied sur cette terre promise où il va enfin pouvoir aller à l’école, étudier et devenir un adulte. Jeune pionnier émigrant sur une terre nouvelle, il engage dans l’aventure toute sa famille et devient alors l’élément d’ancrage d’un « regroupement familial » d’un type nouveau. Il devient l’acteur principal d’une réunification familiale qui ne peut réunir sans séparer ni regrouper sans arracher.
Le groupe maternel ne peut rester ensemble, soudé et uni. Il est forcé de se dissocier, de s’individualiser pour éviter l’immobilité, la stagnation et la mort. Les parents - seuls ou en couple - font du passage de leurs enfants leur priorité car ils sont intimement persuadés que l’avenir de ceux-ci est là-bas. Leur avenir est là-bas avec la mère ou sans la mère, avec les parents ou sans les parents.

Les familles envoient leurs jeunes enfants à la conquête de territoires inconnus qu’ils auront à charge de leur rendre un jour familiers. Ces enfants-pionniers créent de nouveaux territoires familiaux en amont des territoires connus. Ils sont envoyés à la conquête de territoires que leurs parents ne connaissent que par le biais de cet héritage immatériel reçu de leurs proches ou ancêtres. Ces nouveaux-nés ou jeunes enfants sont les artisans espérés de la migration future de leurs parents. Ils sont investis – parfois à leur insu pour les plus jeunes - d’une mission jusqu’alors réservée aux adultes. Les primoarrivants et artisans du regroupement familial ont d’abord été les hommes chefs de famille puis les femmes venues seules. Ce sont maintenant les enfants qui assurent ce regroupement. Les plus âgés d’entre eux se situent dans une lignée de migrants dont ils se sentent devenir des membres actifs et ils partent confiants vers un futur qui leur permettra de « trouver leur vie », un avenir apprivoisé par leurs parents qui leur transmettent leur vision d’une Europe qu’ils non pas encore découvert physiquement mais qu’ils connaissent déjà de l’intérieur. Les enfants sont tout à la fois les héritiers du désir de leurs parents ET les pionniers d’une aventure qui maintient leurs parents en dehors de leur propre histoire.

Ce sont ces enfants pionniers- héritiers qui, de fait légitiment non seulement le projet migratoire de leurs parents mais aussi la décision de ceux-ci de les envoyer dans l’inconnu. Cette décision d’envoyer des enfants, parfois des nouveaux-nés à peine sevrés (ce qui afflige la fibre maternelle de la chercheure) est approuvée par l’entourage des « frères » en migration qui se substitue ici à la famille proche. Le groupe entier - y compris la « connaissance » qui fera passer les enfants un à un - avalise cette pratique qui – bien que douloureuse - se révèle être la seule solution possible dans les conditions de la situation présente. Ces enfants -pionniers préparent l’avenir de leurs parents, futurs dépositaires d’une histoire que n’auront pas vécu leurs parents et qu’ils leur transmettront a posteriori. Le caractère contraignant de la migration irrégulière oblige à inverser l’ordre des hiérarchies générationnelles, et établit un ordre d’un genre nouveau dans lequel le dernier-né est l’artisan du regroupement familial.

Enfin, en imposant leur présence juvénile au cœur des sociétés de la vieille Europe qui refuse l’admission de leurs parents sur son sol, ces enfants-pionniers créent de nouveaux devoirs aux pays dits d’accueil. Ils les obligent au travers d’organisations étatiques à prendre soin d’eux (gîte, soins, éducation) à se substituer à leurs parents biologiques et à redéfinir les liens de « paternité » qui les unissent à ces enfants (quand ils ne se soustraient pas à leurs devoirs en les renvoyant dans leur pays d’origine).

2.4 Reconfigurations symboliques du périple : entre fuite salvatrice et naissance sublimée

Au cours de notre recherche, nous avons écouté plusieurs récits d’hommes et de femmes qui avaient fui leur pays à la suite de conflits personnels ou familiaux. Des couples accompagnés d’enfants en bas- âge avaient quitté leur pays et débuté une longue errance à travers le continent africain. Ces récits disaient la nécessité impérative de fuir une situation pour épargner les enfants à naître ou ceux encore vivants.

Rencontrée à Rabat, Nsela raconte la maladie gravissime de son fils de 18 mois « empoisonné » par sa grand-mère et qui s’est vu intimer l’ordre de quitter au plus vite la Guinée pour éviter à son fils une mort certaine :

« …. On l’a emmené chez les visionnaires. Ils ont vu : « ah l’enfant a mangé la viande. Et qui a donné la viande ? » « C’est ma mère…oui elle lui a envoyé la viande à manger mais en songe et lui a mangé la viande et puis son ventre est devenu énnnnorme. Lui , il est devenu maigre, tout maigre avec un gros ventre et il chie du sang. »
Tu comprends, il devient dangereux pour nous, on lui a donné cette viande pour le transformer pour qu’il puisse nous attraper, il est devenu l’espion des sorciers, c’est grâce à lui qu’ « eux » ils peuvent rentrer, ils peuvent s’infiltrer. C’est lui l’intermédiaire, le bouc émissaire, il est devenu bouc émissaire. 
Je suis allée à l’hôpital mais ils n’ont rien vu à l’hôpital. Ils ont dit qu’il n’était pas malade mais je suis allée à la pharmacie parce que je n’ai pas confiance dans l’hôpital. Le sang, ça c’est la dy-sen-te-rie  mais ce sont les sorciers qui te donnent la dysenterie. Il a pris le médicament, à la pharmacie et ça n’a pas duré. Le mal a cessé et le mauvais sort est sorti par la tête.
Mais si tu avais vu mon enfant, tu ne peux pas le soigner. Il crie, il crie, tu peux pas le regarder. Il sentait mauvais, tu pensais qu’il était mort.
Alors le visionnaire a pris du lait, on prie on prie, on prie, on prie…Il brûle de l’encens, met un parfum dans le lait et tu dois boire.
Et puis le visionnaire a dit « Sept ans, sept ans, vous devez quitter pendant sept ans et rester où vous êtes ».
Pendant la nuit, j’ai eu un songe. Ça venait comme une écriture qui passait comme ça devant moi et je lisais et puis j’ai vu le bœuf qui faisait comme ça, qui remue la tête et Dieu a dit « dès que vous quittez cet endroit, vous passez la frontière de la Guinée et les enfants vont guérir ».
J’ai dit « c’est un songe ou c’est vrai ? » Pour nous l’essentiel c’était de sortir du pays parce que si j’avais pas quitté le pays, les sorciers pouvaient m’atteindre encore car l’enfant n’était pas encore tout à fait délivré, il était encore sorcier. L’essentiel, c’était de fuir vers la frontière. Nous étions tous les 5 et on s’est demandé comment on allait faire. Moi je disais « allons-y, allons-y ». On a pris le car pour aller au Mali, mais si tu voyais le car, tellement chargé, y a même pas de place, tu mets tes pieds en l’air comme ça pour t’asseoir, mais c’est pas ce qui nous importait, nous ce qui nous importait c’était de sortir.

Alors dès qu’on est monté dans le car, moi je me suis endormie, je me suis endormie. Je n’ai même pas vu par où on passait, c’est pas mon problème, on passait, on passait, on passait et le père du petit disait « on passe par une ville, regardez la ville », les enfants regardaient mais moi j’ai dit « Oh, laisse- moi dormir il y a longtemps que je n’ai pas dormi.  J’étais trrrranquille, tellement tranquille. »


Dans le chapitre précédent, nous avons décrit la figure du pasteur, Moïse moderne qui sacralise l’itinérance, le mouvement et le passage. L’appropriation par les passant-e-s d’un Dieu protecteur qui est à leur côté et qui est favorable à leur projet de vie conférait à cet exil - volontaire ou forcé - un sens sacré voulu par un Dieu accompagnant les nomades en quête d’une vie meilleure. A la lecture de cette scène, la figure de l’exil incarnée jusqu’alors par un Moïse patriarcal et solitaire se différencie et devient féminine et dyadique. La mère de l’enfant ensorcelé devient l’actrice principale de la scène laissant dans l’ombre un conjoint réduit au rôle de figurant. S’ils vont voir ensemble le visionnaire, c’est elle qui a le songe, c’est elle qui comprend et prend la décision. Cette confiance totale en la parole divine qui désensorcelle et guérit la soulage tellement qu’elle s’endort profondément en dépit de la situation de nouveauté qu’est le voyage. Le sentiment d’intranquillité qui la tenaillait depuis l’empoisonnement de son fils disparaît totalement après la traversée de la frontière. En obéissant à cet ordre du prêtre visionnaire : « Sept ans, sept ans, vous devez quitter pendant sept ans et rester où vous êtes » elle accepte sa situation et sa condition d’exilée.
La situation qu’elle définie comme réelle est  réelle dans ses conséquences  comme l’a reconnu et enseigné W. I Thomas (Tripier : 1998). Elle rend acceptable l’avenir dans un ailleurs inconnu. Le sentiment d’appartenance à une lignée sacrée qui ne se dément pas dans l’exil rend cohérente cette fuite familiale et donne tout son sens à une situation perçue comme totalement irrationnelle par le sens commun.

L’image de la femme en fuite - qu’elle soit mère de famille ou enceinte - trouve des résonances profondes dans l’imaginaire des hôtes des pays d’accueil de tradition judéo-chrétienne. Dans la scène qui suit et se passe dans les Iles Canaries, l’évocation d’une jeune femme enceinte venue par la mer à partir des côtes marocaines et ayant accouché d’une petite fille en mettant le pied sur le sol canarien a généré des sentiments où se mêlent pitié compassionnelle, bienveillance charitable et admiration sans bornes. En 2001 dans l’île de Fuerteventura, j’ai rencontré Claudia à Porto del Rosario au moment où la presse îlienne célébrait l’histoire de cette mère-courage « en quête d’ Eldorado » qui avait affronté 18 heures durant une mer déchaînée dans une barque surchargée et pris le risque d’accoucher en pleine mer .La presse a mis en exergue le comportement héroïque de cette jeune femme qui a exercé sa « compétence à donner la vie » (Godbout :1992) dans des conditions les plus extrêmes et qui a forcé l’admiration de tous. Interrogée sur l’héroïsme de sa conduite, Claudia m’a répondu qu’elle n’avait pas pu faire autrement :

« Quand tu fais affaire avec le passeur on t’a dit que tu allais prendre un vrai bateau avec un capitaine en uniforme et tout. Mais quand tu arrives là-bas, sur la plage, en pleine nuit quelque part dans le sud du Maroc, tu vois une vieille pirogue qui prend l’eau et tu ne veux plus partir. Tu as peur mais tu ne peux plus reculer. Tu as payé et si tu refuses de partir les passeurs vont te tuer ».

Les médias ont conforté ce sentiment de compassion en portant sur ces femmes un regard simplificateur qui ne peut voir les femmes qu’en victime ou en héroïne et distord la réalité. L’image médiatisée de cette figure de proue aux formes lourdes, de cette femme courageuse et donneuse de vie a commodément évité de poser les vraies questions qui l’ont poussée à risquer sa vie pour aller dans le pays de son choix. .

Naissance sublimée

Toutes les femmes enceintes ne choisissent pas la solution qualifiée de « risquante » par Claudia et préfèrent accéder par voie de terre à Ceuta, enclave espagnole située en terre marocaine. Cette solution qui supprime les dangers de la traversée combine aussi l’avantage – pense t-on – de permettre aux enfants qui naissent sur son sol d’acquérir la nationalité espagnole. Ce désir (ou ce regret) a été immanquablement évoqué par toutes les femmes enceintes ou ayant accouché au Maroc que j’ai rencontré. Pour beaucoup ce désir ne s’est pas réalisé. Francine se retrouve « coincée » au Maroc depuis plus d’une année, cherche le moyen de faire passer son enfant en toute sécurité et trouve l’énergie de surmonter l’objet de sa déception en le transformant. La scène se passe dans le local de l’association Caritas où elle est venue faire soigner son enfant malade :

« Quand j’étais au pays, j’ai fait affaire avec un checker qui m’a promit de me faire partir sur le Maroc mais à partir du Togo car c’était plus facile selon lui. Je suis partie à Lomé mais là-bas il m’a proposé de payer un billet tellement cher que je ne pouvais pas payer la somme. Il m’a alors proposé de faire moins cher si je couchais avec lui. J’ai accepté et je suis arrivée à Casablanca avec mes documents en règle et j’allais chercher un moyen pour passer en Europe. Je me suis alors aperçue que j’étais enceinte. J’avais peur, j’aurais bien voulu avorter mais c’est impossible au Maroc de le faire car c’est interdit par la loi et aussi je savais pas où m’adresser. Alors j’ai gardé l’enfant et j’ai accouché à Rabat. Personne ne sait dans ma famille que j’ai un enfant, je n’ose pas leur dire et j’ai peur qu’ils le découvrent.
Mais j’aurais tant aimé accoucher à Ceuta parce que là-bas mon enfant aurait eu la chance d’avoir la nationalité espagnole et on aurait été sûr de ne pas être renvoyé et on aurait pu commencer une nouvelle vie là-bas. Il nous aurait sauvé tous les deux. Mais tant pis, nous sommes là. Regarde cet enfant comme il est beau, c’est un cadeau de Dieu ».

Le récit de Francine dit l’angoisse et la difficulté d’avoir eu à assumer une grossesse non désirée qu’elle a dû cacher à sa famille et qui a de surcroît mis en péril la réalisation de son projet migratoire qui se voulait indépendant et autonome. Cependant l’évocation du mauvais souvenir (extorqué par la chercheure ?) laisse lentement la place à un discours apaisé. L’enfant - fardeau devient l’enfant - cadeau. L’enfant qui gazouille et fait toute la fierté de sa mère n’est plus présenté comme un fardeau mais comme un don de nature divine. La mère a accepté cet enfant qu’elle présente comme le lien vivant entre ce Dieu et elle, lien qui transcende un quotidien angoissant et insupportable, lien qui va aussi légitimer ses actions futures. Le regard porté par la mère sur son enfant change aussi le regard de son interlocutrice qui va les considérer, elle et lui autrement. Ce regard plein d’assurance et de fierté de la mère renforce non seulement l’estime que celle-ci a d’elle-même mais il force l’estime d’autrui. Il lui permet de soutenir le regard de l’autre car il n’appelle ni la pitié compassionnelle ni la condescendance. Il rétablit une réciprocité dans la relation qui appelle à la reconnaissance de l’autre non plus comme victime mais comme égale.


3. Vivre au quotidien : entre reproduction et productivité


La vie quotidienne en trans-migration n’est pas seulement faite de périodes de déplacement, de mouvement et de rapprochement vers l’objectif à atteindre mais aussi de longues périodes de sédentarité, d’immobilisme et de piétinement. Ces périodes alternent sur un rythme que le transmigrant ne peut pas maîtriser car celui-ci est soumis aux événements (naissance d’un enfant) et aux aléas (attente du passage, attente d’argent) qui surviennent chemin faisant. Comment donc étaient vécues ces périodes d’attentes forcées qui allaient à l’encontre du mouvement et de la réalisation du projet migratoire ? Y avait-il acquisition d’un savoir-attendre, pendant obligé du savoir-circuler ? L’attente était-elle propice aux initiatives ? Quelles compétences spécifiquement féminines naissaient devant ces événements impromptus ou imprévisibles ?

Attente et métissage des temporalités

Pour les personnes qui ont fui leur pays en guerre venant du Pool en Rép. du Congo , de l’est de la RDC, de la Côte d’Ivoire ou du Liberia , le Maghreb est tout d’abord perçu comme un espace de sécurité et de paix dans lequel elles ne risquent plus leur vie. La situation en Algérie malgré des attentats encore fréquents en 2001, n’était pas ressentie comme particulièrement dangereuse pour les transmigrants qui ne se sentaient jamais la cible directe des terroristes malgré le fait qu’ils résidaient - pour la plupart des francophones que j’ai rencontrés - dans des «maisons inachevées » du quartier de Delly Ibrahim à Alger réputé pour être la cible d’attaques terroristes. (Ces maisons sont « inachevées » car leur construction a été interrompue du fait des terroristes qui menaçaient d’y séjourner ou de les faire sauter et les propriétaires ont alors vu d’un bon œil l’occupation des lieux par des familles avec de jeunes enfants –qui les « protégeaient » par leur présence des attaques terroristes.) Le Royaume du Maroc avec sa longue stabilité politique apparaît comme un havre de paix où l’on ne risque ni sa vie ni celle de sa famille surtout lorsque l’on réside dans la capitale qui accueille les autorités diplomatiques des pays africains qui sont censées apporter une protection à leurs ressortissants. Cependant si les femmes apprécient la « tranquillité » de la vie au Maroc, (tout en dénonçant les attaques sexistes dont elles font l’objet), elles déplorent l’impossibilité qui leur est faite d’y travailler. Il leur faut néanmoins louer une chambre à des prix prohibitifs, (le coût d’une chambre oscille entre 25 et 40 euros/mois) dans les quartiers populaires des grands centres urbains. Il est difficile de négocier les prix car le statut de sans-papiers ne le permet pas. Les jeunes mères qui se retrouvent seules partagent une chambre à 3 ou 4. Les chambres ont un équipement minimal (natte en plastique sur le sol, quelques ustensiles de cuisine et quelques vêtements suspendus à un fil de fer fixé au plafond). La cuisine se fait sur un réchaud commun situé dans le corridor de la maison et les repas sont pris dans la chambre. C’est là que s’échangent les papiers d’identité, que se prêtent les habits, que s’organise la surveillance des enfants lorsque l’une d’entre elle doit sortir pour aller retirer un mandat à la Western Union ou pour aller au marché juste avant la fermeture et qu’il faut profiter des derniers fruits et légumes offerts. C’est de là que s’organisent les départs pour ‘ partir à  la Caritas ou à l’église retrouver les « frères ». Les femmes n’ont que peu de contacts avec les populations locales sauf lorsque celles-ci cohabitent avec leurs « bailleurs » marocains et que les femmes de la maison apportent leurs conseils et leur aide concernant l’élevage du nouveau-né. Les échanges verbaux avec les femmes sont souvent limités car si les transmigrantes parlent couramment français tel n’est pas le cas des femmes marocaines qui ne parlent souvent que le darija (arabe dialectal) ou le berbère des montagnes de l’Atlas.
Toutes les femmes rencontrées exerçaient au pays (ou avaient exercé avant la guerre) des activités de petit commerce, de coiffeuse ou de couturière, de fonctionnaires ou d’employées de bureau. Certaines avaient travaillé dans un « maquis » ou dans un bar à bières dans les grandes villes africaines. Au Maroc il leur était impossible d’exercer leurs compétences d’une part parce que leur situation irrégulière ne leur permettait pas d’avoir l’autorisation de faire cantine et d’autre part parce que si on peut acheter de l’alcool dans certains supermarchés en dehors de la période du Ramadan, les lieux de consommation d’alcool sont restreints aux grands hôtels ou à certains restaurants aux prix prohibitifs. Entre 2000 et 2002 aucune femme d’origine sub-saharienne n’avait réussi à ouvrir une petite cantine ou un restaurant au Maroc comme nous l’avions vu en Algérie. Seules quelques femmes réussissaient au prix de manœuvres habiles à introduire clandestinement au nez et à la barbe de leur propriétaire intransigeant des bières achetées au supermarché qu’elles cachaient au fond de leur placard et revendaient tièdes à leurs « frères » qui venaient furtivement regarder des vidéos de musique zaïroise.

Les activités exercées auparavant, bien que de petit rapport, leur avaient procuré une certaine indépendance financière mais - en attente prolongée au Maroc - leur cadre de vie s’était rétréci et cet enfermement était vécu comme une réclusion forcée en comparaison de la vie menée au pays. De passage, sans activités économiques à leur actif, elles se sentaient isolées, en situation de réclusion et n’accordaient que peu d’intérêt à la situation du pays dans lequel elles se trouvaient. Les contraintes bien tolérées au début, devenaient plus lourdes à accepter et étaient accompagnées d’un sentiment de malaise de s’être fourvoyé dans une aventure dont le processus est bloqué car il exclut toute avancée et tout retour en arrière. Une jeune femme qui avait quitté Kinshasa après avoir été licenciée de l’entreprise où elle travaillait dit sa frustration que lui procure sa condition actuelle :

« Quand j’étais à Kin je travaillais, à Alger, j’étais serveuse dans un restaurant c’était bien, j’ai économisé et je me débrouillais. J’ai pu sortir un peu. Je suis partie à Maghnia à la frontière mais là j’ai été refoulée plusieurs fois.  Je suis à Rabat depuis un an et je ne peux rien faire, y a pas de travail. C’est ça le mal… moi j'aime bien produire et consommer, j'aime bien la production et la consommation mais ici il n’ y a que la consommation ça me dérange beaucoup. Je vous ai dit que je suis coincée, que je ne peux pas travailler, je n’ai pas les moyens de sortir, ni de produire encore moins de faire passer mon enfant. J’ai l’impression d’être dans une prison ici, je ne peux rien faire, rien produire, rien consommer …J’en ai assez de ne rien faire……
(Odette, 32 ans, en transit)

Odette enrage de ne pas pouvoir travailler, gagner de l’argent et consommer. Elle déplore ce quotidien où il ne se passe rien où elle a l’impression de ne pas vivre, de stagner, d’être « coincée », bloquée, engluée dans une situation sur laquelle elle n’a pas de contrôle. Elle est frustrée de ne pas avoir accès à cette société de consommation qui l’a fait quitter son pays, mue par cette « force mystérieuse » dont parle Bauman (1998). Elle refuse cette assignation à immobilité qui lui est imposée une seconde fois et qui pourrait mettre son entreprise en péril et la rendre in-sensée. Et pourtant, elle vit dans un environnement mouvementé dans lequel l’instable, l’incertain et le va- et- vient sont devenus la norme. Il n’y est question que de traversées, de rafles, de reconduites à la frontière et d’expulsions, de passages et de naissances, de disparitions et de morts, de séparations et de retrouvailles. Elle a l’impression que sa vie qui est événement pour les autres est non-evènement pour elle. Elle se sent inutile car elle ne peut agir, elle n’a pas de prise sur le temps, elle n’a pas d’argent pour passer, passe son temps à attendre et attend en perdant de l’argent. Difficile dans ces conditions de ne pas associer l’immobilité et la sédentarité à l’inaction et au manque de mouvement. Difficile pour la chercheure de ne pas confondre le mouvement avec l’espace parcouru ou à parcourir…. Celle-ci doit faire un effort violent -comme l’a recommandé Bergson - pour penser le mouvement et le changement autrement.
Néanmoins Odette, bien que clouée au sol maghrébin est en mouvement. Elle est en mouvement parce qu’elle est en colère et qu’elle la dit. Elle s’active, se déplace, contacte des gens pour chercher « quelque chose à faire », s’occupe de sa fille, s’initie à fumer du poisson et cherche à se procurer des ressources. Son périple - qui aurait pu se dérouler en quelques heures d’avion si elle avait eu un visa – entre dans son 18ème mois. Tout en déplorant fortement le temps perdu et gaspillé, elle n’en accepte pas pour autant le dictat qui la laisserait inactive. Elle s’agite, se mobilise pour nourrir sa fille, fait des projets ce qui ne l’empêche pas de dire sa frustration de ne pas pouvoir produire et d’avoir l’impression de vivoter et de ne rien faire dans une temporalité dans laquelle rien ne se fait, rien ne se passe.

Transmission du savoir-materner 

L’itinérance irrégulière engendre un mode de vie qui est par essence précaire, incertain et fatiguant. En voyage, il est rare de dormir deux nuits de suite au même endroit car on veut arriver au plus vite à l’étape. Dans les zones frontalières, le déplacement est pénible surtout quand, par mesure de précaution, il faut faire de longues marches à pied de nuit avec la peur d’être attrapé et rejeté au désert :

«  On a marché depuis Maghnia en Algérie jusqu’à Oujda et puis de Oujda jusqu’à Fès. On a marché jusqu’à fatiguer. Il faisait tellement froid à Oujda, deux femmes sont mortes dans les montagnes parce qu’elles se sont égarées. Tu peux voir leur tombe au cimetière. Au Maroc, on m’arrêtait tout le temps. Arrivée à Guercif, je ne pouvais plus marcher, j’avais les pieds gonflés, je n’avais pas la force et puis la nuit j’avais peur, il y avait des chiens qui aboyaient, la police qui nous suivait. Heureusement j’ai pu arriver à Rabat où je me suis un peu reposée… »

(Joséphine, 28 ans, en transit à Rabat)

L’étape urbaine est censée être une étape où l’on se repose, prend des contacts et organise le passage. Mais cette étape n’est pas de tout repos non plus. Il est rare de rester plusieurs semaines ou plusieurs mois dans la même « maison ». L’étape urbaine n’est pas synonyme d’enracinement - même passager : il faut souvent déménager sinon déguerpir au plus vite la nuit quand le bailleur se montre intransigeant sur le paiement du loyer. Il faut s’éclipser discrètement quand on ne s’entend pas avec ses voisins de chambrée, que l’un d’eux exerce son autorité de manière insupportable ou que ceux-ci font trop de bruit et qu’on a peur d’être dénoncé par les voisins et renvoyés à la frontière. Enfin, on peut être expulsé de chez soi manu militari au cours des rafles de police si l’on est trouvé sans-papiers. On se retrouve alors dépourvu de tout, dépouillé de son téléphone portable ou de ses papiers, éloigné de ses amis ou de son conjoint, séparé de tout. Parmi les femmes rencontrées, plusieurs se souviennent des arrestations brutales faites au petit matin de leur conjoint renvoyé sur Oujda et de l’angoisse que cette expulsion a générée. Elles n’ont aucune certitude quant à la date de retour du conjoint qui peut se faire dans les semaines ou dans les mois qui suivent ou ne jamais se faire. Une reconduite à la frontière maroco-algérienne dans les environs de Oujda et un retour clandestin par le train de nuit (Oujda-Rabat) peuvent s’effectuer en une semaine mais le retour peut se révéler aléatoire voire impossible si les autorités algériennes les reconduisent à la frontière algéro-malienne dans des camps de relégation :

«  Le père de l’enfant qui vient de naître a été refoulé et se trouve maintenant au Mali. Il n’a pas d’argent sur lui et là-bas c’est difficile de trouver un travail. Il vend des sachets d’eau à Gao mais je ne sais pas s’il va pouvoir gagner assez pour remonter et payer le transport puis le passage sur Maghnia puis revenir ici. Moi je me retrouve seule avec le bébé. Je peux communiquer avec lui par Internet ou par téléphone mais il y a longtemps qu’il ne m’a appelée, il ne sait pas que le petit est n酻
(Mariam, camerounaise, Rabat)


Ces événements inattendus sont tous et à des degrés divers déstabilisants et traumatisants. Ils mettent à mal les efforts faits par les transmigrants pour instaurer une certaine routine et trouver des références et des repères quelque peu stables. Ils génèrent de l’insécurité et du malaise. Dans ces conditions, il est difficile de prendre soin de sa santé, de consulter quand on en ressent la nécessité ou de suivre un traitement de façon régulière et assidue. Les femmes n’osent pas demander des moyens de contraception, ne pensent pas ou ne savent pas ou s’en procurer. Certaines jeunes filles n’en connaissent pas l’existence. Elles peuvent plus qu’à n’importe quel autre moment « tomber en grossesse », expression qui dit bien le caractère imprévu et inattendu de l’événement :

«  J’étais à Maghnia, près de la frontière avec le Maroc. C’était la crise, j'ai manqué le lait, j’ai manqué même le pain à manger. J’étais là bas et voyez cette situation là à rester dans des sachets sans mari, sans argent…. J’étais seule et j’ai rencontré un Ivoirien, je ne pouvais pas nier cette…cette ….. sa proposition et c’est après que je suis tombée en grossesse…La grossesse ça me dérange. Lui ne voulait pas l’enfant et il m’a dit d’enlever le bébé …. Il a dit «  moi je ne peux pas supporter cette charge là, je n’ai pas d’argent, je ne peux rien pour toi parce que je suis en train de chercher aussi la vie, j’ai laissé mes parents tout ça, je dois continuer en avant mais il a fui, oui il a fui quand j’ai été enceinte de 6 mois. Alors j’ai compris que j’étais seule, c’était maintenant que ma vie était en danger ».

Nous ne reviendrons pas ici sur la fuite du géniteur qui a - de façon incantatoire - mis en avant ses obligations familiales et invoqué les liens de sang qui le poussent à aller de l’avant et à abandonner lâchement sa compagne ! Cette jeune femme a accouché dans le service de maternité de Rabat qui a fort bonne réputation et qu’elle a quitté 24 heures plus tard. Comme la plupart des primipares qui accouchent en route, elle n’a que peu de connaissances en puériculture et est avide de recevoir des conseils concernant la manière d’élever son enfant. Elle sait qu’elle peut aller consulter une association caritative quand son enfant sera malade mais qui ne pourra répondre à ses nombreuses interrogations. En cette période de post-partum, elle souffre de l’absence de sa mère et de l’entourage familial féminin (malgré l’aide de ses compagnes de voyage). Elle est animée de sentiments ambivalents à l’encontre de cet enfant non désiré, qui contrecarre ses plans et dont elle a maintenant l’entière responsabilité et elle s’inquiète d’avoir à s’occuper de lui dans cet environnement étranger.

Nous avons rencontré une femme d’origine nigériane qui faisait figure de « maman » auprès de ces jeunes mères qui sollicitaient ses conseils. Mère de famille expérimentée, ayant elle-même accouché en France, elle était rentrée au pays et à la suite de conflits familiaux, se retrouvait en transit au Maroc. Forte du prestige d’avoir accouché en Europe de deux beaux enfants et de sa connaissance vernaculaire des pratiques du post-partum, elle jouait avec assurance et emphase son rôle de substitut maternel et transmettait tout naturellement les pratiques d’élevage à ces jeunes femmes qui manquaient de savoir-faire, ne connaissant ni la manière de prendre soin d’elles-mêmes ni l’art de rendre leur enfant fort et courageux :

« Tu vois quand tu rentres de l’hôpital tu dois prendre ton bain deux fois par jour. Tu prends un seau d’eau très bouillante et tu t’assoies dessus, la vapeur monte, on met une couverture autour de la taille et ça descend, ça coule, ça coule. Chez nous quand tu accouches mais tu es au paradis. Tu dois pas voir le soleil pour 3 mois. Tu ne fais que manger, dormir, te laver, manger, dormir, te laver. Ça aide la plaie à se refermer. Ici tu ne peux pas tout faire mais tu dois reprendre ta forme, tu dois mettre de l’huile de karité sur le corps avec aussi de l’huile d’amande si tu peux trouver. Normalement c’est ton mari qui fait le massage mais s’il est au désert tant pis, tu demandes à une femme de le faire.
Tu dois laver l’enfant le matin et le soir avec de l’eau si chaude qu’on pourrait déplumer un poulet. Ça le rend fort. Chez nous, on donne les soins à l’enfant et puis on le laisse comme ça, sans rien. On lui laisse la liberté de bouger pour qu’au moins il puisse chasser les mouches.
-Mais tu as vu les femmes marocaines ? Elles emmaillotent les bébés si fort qu’ils ne peuvent plus bouger. Ils sont coincés, c’est pas bon pour eux
-Tu vois que la force physique d’un bébé noir et celle d’un enfant marocain c’est pas la même chose, y a une différence mais qu’est-ce qui provoque ça ?
- C’est dans la manière de s’occuper du bébé. Ici on leur met de la Nivéa qu’on achète au supermarché mais chez nous, tu prends du beurre de karité et tu fais le massage avec aussi de l’huile de palme si tu en trouves. Les Marocains ne connaissent pas ça mais tu peux en trouver chez la Guinéenne à Ennadha. Si l’enfant a la fièvre la nuit, tu le frottes et tu fais le massage. Aucun sorcier ne peut s’approcher de lui et lui envoyer un mauvais sort. Ça le repousse.
- Et puis aussi on lui met de l’argile sur le corps. L’argile, ça rend le corps du bébé lisse, très lisse, ça soigne les cicatrices et la peau de l’enfant devient très jolie, très douce. Les massages ça rend les os forts et la personne va devenir très résistante. L’enfant va marcher à 8 mois, il est plus rapide plus fort plus sain.
- Tu dois aussi lui donner du miel dès la naissance pour qu’il soit bien éveillé, il faut lui donner du miel, l’enfant sera très intelligent, très éveillé…

La transmission du savoir est ici affaire de femmes, un savoir cosmopolite et pluriel comme celui de cette « femme sage» d’origine nigériane, élevée à Abidjan, ayant accouché en France et vivant au Maroc. Il ne se limite pas à la conception étroite d’une tradition particulière qui ne vanterait que les mérites d’une tradition au détriment d’une autre. Il emprunte à la fois aux traditions vernaculaire, locale et moderne tout en s’adaptant aux conditions limitatives de la migration. Ce savoir-materner n’est ni exclusif ni figé mais il intègre des éléments nouveaux, adopte de nouvelles postures et se métisse au fil des ans tout en tenant compte des conditions particulièrement difficiles de la migration irrégulière et précaire.

L’acceptation de nouvelles pratiques de maternage glanées en cours de route n’empêche pas cette sage-femme traditionnelle d’un nouveau genre de critiquer certaines pratiques locales comme celle de l’emmaillotage. Pour elle, cette pratique ne fait aucun sens car elle est contraire à sa conception générale de l’éducation des enfants. Elle considère ces derniers comme des êtres fragiles qu’il faut protéger certes mais qu’il faut surtout vigoureusement modeler et fortifier (au moyen de massages du crâne et de pratiques diététiques tonifiantes) pour les rendre autonomes (pouvoir chasser les mouches !) le plus rapidement possible. Il faut donc dès les premiers jours de la vie, respecter leur liberté de mouvement et les rendre capables d’appréhender et d’apprivoiser l’espace dans lequel ils vont à avoir à se faire une place qui - elle le sait - n’est pas acquise d’emblée. Elle veut, dès leur naissance, leur enseigner à se protéger mais surtout à se défendre. Elle veut améliorer leur confort mais surtout leur apprendre à supporter la douleur, à ne pas subir la contrainte mais à s’adapter à leur nouvel environnement. Ces praticiennes traditionnelles, migrantes elles-mêmes, possèdent un savoir-faire au même titre que les gérantes de « maquis » (cantines) pourvoyeuses de petits jobs ou les soignantes de l’humanitaire. Toutes participent de ce mouvement dirigé vers le Nord qui rassemble autour d’elles à un moment crucial et fugace, des jeunes hommes et des jeunes femmes qu’elles aident à surmonter les caps difficiles, à progresser dans leur périple et à accomplir leur objectif.

3.3 Les ressources de la mobilité maternante : le dit de Céline

Si la femme qui se déplace seule dans l’espace public maghrébin est associée à une « aventurière »  méprisable et appropriable, en revanche, l’image que donne la femme-mère est connotée positivement. La femme-mère, métonymisée par sa matrice est perçue comme toute entière elle-même dans cette partie d’elle-même. L’utérus prometteur, symbole de vie dramatise la maternité et empêche l’appréhension de la personne dans sa réalité globale. Ces deux assignations de la femme-volage et de la femme-mère sont stéréotypées et permettent à l’observateur de se cantonner commodément dans son jugement partiel et erroné qui le dispense de remettre en question sa propre perception de cet autre différent de lui. Cependant lors des situations d’interaction, ces visions erronées de l’autre féminin peuvent inciter les « assignées » (de manière pas toujours consciente) à surjouer et à dramatiser leur rôle de mère. Au cours de notre recherche, nous avons rencontré plusieurs femmes transmigrantes, mères et chefs de famille, ayant plusieurs enfants à charge et en âge scolaire. Nous nous sommes tout d’abord interrogées sur le quotidien de ces familles monoparentales en transmigration. Comment subsistaient-elles dans un pays qui refusait aux étrangers de passage le droit de travailler ? De quelle manière généraient-elles des revenus suffisants pour faire vivre leur famille alors qu’elles ne recevaient aucun subside extérieur ?

Nous avons rencontré à de nombreuses reprises une femme chef de famille, « en transit » depuis 3 ans au Maroc et vivant seule avec ses trois enfants. Nous avions été mise en garde par Werner (1997) quant à l’inadéquation de l’utilisation du récit de vie dans la compréhension du processus d’individuation malgré la mise en récit cohérent et sensé, riche et foisonnant d’une vie, mais qui échoue à laisser voir ce qui fait la capacité de réflexivité de la personne interrogée à décider, à prendre des décisions et à rebondir. On peut se demander si le processus d’individuation n’est pas caché au chercheur qui prête a priori des intentions utilitaristes et stratégiques à la personne interrogée qui n’est perçue que comme activant ses réseaux multiples en fonction uniquement de ses besoins ? Malgré cette mise en garde, nous avons écouté le récit de vie de Céline :

Céline a 40 ans quand je la rencontre. Elle est originaire d’un village de l’Etat d’Edo situé au sud-est du Nigeria mais elle a grandi à Conakry et y a vécu avec ses trois enfants. Elle a quitté précipitamment la Côte-d’Ivoire lorsque la situation politique s’est détériorée. Elle a alors traversé l’Afrique de l’Ouest avec ses trois enfants en passant par le Mali, le Sénégal et la Mauritanie où elle s’est trouvée sans ressources après avoir monnayé son dernier collier en or. Son conjoint les devance au Maroc et réussit à les y faire venir puis il passe en Italie et dit vouloir régulariser sa situation avant de pouvoir les faire venir tous à Rome. Les démarches faites auprès de l’ambassade d’Italie à Rabat n’aboutissent pas, le passeport expire et l’obtention d’un visa pour tous devient mirage. Les versements insuffisants du conjoint se sont espacés puis ont totalement cessé.

Le dit de Céline :

«  Quand je suis arrivée à Nouakchott j’ai dit « arachides, comment on fait ? Je vais vendre des arachides parce que si je reste comme ça je vais mourir de faim car mon mari m’a pas laissé un rond. » J’ai dit  à la femme qui les vendait : « Nous on vient d’arriver là, je suis avec les trois enfants, je peux pas fuir, donne-moi les arachides ». Elle me les a données, elle a eu confiance en moi , là bas il faut la confiance seulement, avec la confiance tu fais tout mais si tu perds la confiance, c’est fini, on ne te donnera plus rien.
Je vends les arachides parce que j’ai vu les femmes le faire. Je suis partie acheter le plateau et ce qu’il faut pour griller. Mes enfants n’allaient pas à l’école, ils les vendaient à la gare routière ou à l’hôpital. L’aîné ramassait les balles au club de tennis et il gagnait un peu. Avec tout ça je peux payer mon loyer et  l’électricité. On était bien. Je n’ai jamais vécu comme ça, on était bien, on avait de bons voisins et puis les Maures sont bien instruits, ils parlent très bien le français, ils sont gentils avec les enfants. Le seul problème c’est la poussière. Dans le quartier où j’habitais, il y a beaucoup d’Africains, tout le monde se débrouille. Mais j’ai dû partir au Maroc en pensant que là-bas c’était plus facile et que je pourrais faire les papiers à l’ambassade et passer.

Au Maroc la vie est difficile au début je me sens seule, très seule. Je n’ai rien à faire et personne ne vient frapper à ma porte. C’est pas comme à Treichville où ça crie, ça fait du bruit ou même comme à Nouakchott où c’est un peu l’Afrique. Ici c’est calme, trop calme. Le soir, on entend voler une mouche surtout pendant le Ramadan quand tout le monde va s’enfermer chez soi pour manger la ‘harira’.
Je n’ai rien à faire ici car tu n’as pas le droit de travailler. On te surveille, tu es en clandestin et tu ne peux rien faire. Au début ma vie ici c’était comme si j’étais dans un hôpital en train de me soigner. Je ne suis pas malade mais je ne peux rien faire. C’est pas que je suis nulle mais là sans gagner ma vie je suis devenue nulle.
Comment je fais pour vivre ? Pour payer le loyer ? L’électricité ? Le téléphone ?
Il faut que je te dise la vérité. Je ne paye pas le loyer depuis 3 ans que je suis ici mais c’est trop cher je ne peux pas payer 1300 Dh (130 Euros) par mois. Tu vois cette maison là elle tombe en ruine, mais tu as vu l’entrée ? Ça pue parce que les égouts sont crevés. C’est humide l’hiver, il fait froid.  Je ne paye plus, ça fait 3 ans que je ne paye pas. La propriétaire qui est bien vieille est venue me réclamer l’argent mais moi je l’ai bien respectée car chez nous en Afrique on respecte les vieux qui ont les cheveux blancs et après je lui ai dit : « Oh, ayez pitié de moi, je suis seule avec trois enfants à charge » …et elle s’en va.
L’année dernière, j’ai été convoquée au tribunal deux fois et ils m’ont dit de payer ou de faire le rappel. Je suis dans le rappel, on m’a envoyé une convocation mais je ne peux pas payer. Oui je lui dois autour de 50 000 dirhams et puis maintenant mon voisin marocain et moi on est menacé d’expropriation parce qu’ils vont démolir la maison mais ils ne peuvent pas me chasser. Pour me mettre où ? Dans la rue ? Avec le voisin, on se soutient, tout le quartier est avec nous et si la police veut nous chasser, ils auront tout le quartier sur le dos.
Un jour, la police est venue ici, ils sont venus taper à la porte :
- Donnez-moi les papiers des enfants, on va vous mettre dehors ».
-Alors j’ai dit au policier : « J’ai un problème que je n’arrive pas à comprendre, ma vie a basculé, donc je ne me retrouve pas, c’est pourquoi je suis dans cette maison. Mon mari est parti et je pense, je cherche la solution.
Vous croyez que c’est facile avec 3 enfants…? C’est pas facile. Il faut leur donner à manger, il faut les suivre sinon ils vont devenir des délinquants. Vous pouvez demander à l’épicier là à côté, il me connaît très bien. Je lui ai présenté mes enfants et il leur donne du pain s’ils ont besoin de pain, le soir je vais au souk et on me donne ce qui n’est pas vendu, les tomates un peu talées, les fruits un peu trop mûrs, les oignons.
- C’est comme ça que je vis, mais pourquoi vous me bousculez ? 
Après ils se sont excusés et ils n’ont même pas demandé les papiers des enfants et ils sont partis.
Quand je suis arrivée ici, j’ai été voir les prêtres de la paroisse, je leur ai dit que moi j’avais été élevée chez les sœurs et que j’aimerais bien que mes enfants aillent dans des bonnes écoles surtout qu’ils ont déjà perdu deux années d’étude. Moi je suis une adepte du christianisme céleste qui est une religion très connue au Bénin et au Nigeria. Là-bas on les reconnaît parce qu’ils déambulent habillés d’une aube blanche et ils marchent pieds nus mais ici personne ne connaît alors je prie à la maison avec les enfants tard dans la nuit. Tu vois le petit autel que j’ai fait, on allume les bougies et on prie tous devant. Là c’est le parfum qu’on doit se mettre avant de sortir pour se protéger des mauvais esprits.
Mais quand j’ai parlé aux prêtres, ils se sont arrangés et voilà les deux sont dans une école privée où je ne paye rien. Ils vont à pied à l’école mais ils y vont et il n’y a que le petit dernier encore qui s’ennuie ici et qui réclame l’école parce qu’il est très intelligent mais je n’ai pas les moyens ....

Céline met en avant son rôle de mère et de chef de famille qui a la charge d’assumer seule le gîte et l’entretien de ses enfants. Elle dramatise et joue avec emphase son rôle de mère- courage qui lui attire en retour compassion et subsides. Ses lourdes responsabilités de chef de famille légitiment à ses yeux toutes les petites tactiques et ruses qu’elle doit faire pour échapper au contrôle de ses débiteurs. En quelques mois, Céline est arrivée, sans avoir aucun revenu fixe, à faire accepter ses enfants dans les meilleures écoles de la ville, à se faire offrir un téléphone portable et à assurer un quotidien décent pour ses enfants.

« Je vais à la messe chaque fois qu’il y a une grande fête et à la sortie je vends mes arachides et puis la pâte aussi aux Africains qui n’en trouvent pas ici car les Marocains ne la mangent pas. Tout le monde m’achète mes arachides surtout les familles des copains des enfants. Il y a un Français qui m’a donné un téléphone et me donne des cartes, un Belge qui me fait pas payer mes factures d’électricité.
Je suis chrétienne c’est pour ça que j’ai dû faire la circoncision des garçons. Au Nigeria c’est la tradition et tout le monde le fait parce que c’est écrit dans la Bible et que Abraham, Moïse sont tous circoncis. Dieu a dit « Les enfants qui ne sont pas circoncis sont à moitié acceptés », c’est dans un passage de la Bible.

Au pays on fait la circoncision juste après la naissance. Après deux semaines on te coupe. On souhaite bonne arrivée au nouveau-né et couic on le coupe et après on le soigne. Il faut que l’enfant connaisse la douleur. Chez le bébé, ça ne dure pas et après 3 semaines c’est fini. Il fallait le faire mais j’avais pas eu les moyens alors je l’ai fait ici au Maroc, tous mes voisins croient que je suis musulmane et ils m’ont invité à la faire. Ils n’ont pas fait anesthésie et mon petit il a crié, crié et pleuré. Les femmes ont fait les youyous et ont chanté : « voilà tu es devenu un homme. » Je l’ai fait parce que c’est gratuit et que c’est le Croissant Rouge marocain qui l’organise. C’est bien il y a une fête et puis après ils te donnent 4 litres d’huile, de 4 à 6 paquets de sucre et ils t’accompagnent à la maison en ambulance
-Quand je suis avec les gens du quartier – je dis que je m’appelle Mouna - je dis « Al hamdoulillah » mais il faut faire ça, si tu ne fais pas ça, tu n’auras rien, rrrrien tu comprends ? Quand on me dit de venir prier, je dis que je suis occupée et je pars. Ici les gens du quartier sont gentils, quand c’est la Fête du mouton ils m’apportent tous un morceau, quand c’est le Ramadan on me donne de l’huile, du sucre et de la semoule. Ma voisine me fait des cadeaux et c’est moi qui prépare le thé marocain à la maison.
Quand tu es dans ma situation faut être malin sans ça tu n’auras rien. Faut être malin mais faut pas truander car les gens te surveillent et si ça va pas ils vont vite te dénoncer. Il faut être correct. Mais la vie comme ça c’est difficile , c’est fatigant parce que je dois toujours penser, chercher des solutions , contacter les uns les autres, aller demander, me déplacer, ça fatigue. Je dois aussi éduquer les enfants et je regrette leur père qui savait bien se faire obéir en rigolant alors que moi je dois donner des ordres et être sévère. Tu vois mes fils (ils ont 16, 12 et 6 ans), ils sont comme des filles. Ils nettoient la maison, ils lavent le linge, ils font tout ce que tu leur demandes. Ils obéissent bien. Celui-là il travaille bien mais je dois le menacer :
- « Si tu n’es pas premier, je te frappe, tu dois être le premier, si tu as zéro dans le cahier, fous-moi le camp. Si tu travailles bien, je te dis « chéri, je vais te donner de l’argent ». Ah, si toutes les filles étaient comme eux, le monde allait être droit mais les garçons tu sais, il ne faut pas compter sur eux. Il suffit qu’ils aient 18 ans et ils filent, tu ne les verras plus. Je sais très bien que si leur père était là il s’en occuperait bien mais ça serait plus dur parce qu’il ne gagnerait rien et que personne ne m’aiderait parce qu’on dirait que c’est à lui de gagner sa vie. Je suis mieux seule, je suis libre, libre. Je fais tout pour que mes enfants s’intègrent ici mais je sais très bien que je suis en transit. Si ce soir on nous donne le visa, on laisse tout et on part tout de suite sans regret …Il faut aller en avant..

En quelques mois , Céline est devenue l’initiatrice d’ un vaste réseau dont les membres qui appartiennent à des communautés différentes n’ont pas de relations entre eux : les fidèles de l’église catholique n’ont que peu de chance de rencontrer les croyants musulmans dont ils ne partagent ni les mêmes lieux de rencontre ni les mêmes rituels, les voisins musulmans des quartiers populaires n’ont que peu d’opportunités de rencontrer les expatriés français des quartiers résidentiels et encore moins de rencontrer les enfants d’écoles privées dispendieuses etc.

Cependant Céline la ‘sans-papière’ qui est étrangère, en infraction avec la loi, est l’élément fédérateur de ce réseau et en contact avec chacune de ces communautés. Elle n’a pas besoin d’intermédiaires pour se faire accepter par chacune d’elles car elle choisit elle-même ses appartenances qui sont le fait de sa décision propre. Forte de son projet éducatif elle sait où et comment frapper à la porte de ces institutions dont les rassemblements se font au nom de croyances communes (les messes dominicales ou la prière du vendredi) ou de « traditions » communes comme le rituel de la circoncision. Forte de sa foi en la valeur du système éducatif « français qui est le meilleur de tous », elle défend activement le système et se sacrifie pour que « ces enfants là » aient la meilleure éducation possible en attendant d’arriver en Europe.

La transmigrante qu’est Céline est tout à la fois adepte de plusieurs confessions, chrétienne pour les uns, musulmane pour ses voisins et familière avec tous. Mais elle est avant tout mère et c’est ce marqueur identitaire qui la définit et lui permet de s’introduire dans chaque communauté sans en rejeter aucune. Mère-courage pour tous, elle s’efface devant les besoins de ses enfants et ne réclame jamais rien pour elle - obligeant l’interlocuteur attentif à pallier les besoins de cette mère oublieuse d’elle-même. Les liens de confiance établis entre le groupe maternel et les membres de ces diverses communautés (maintien de l’ordre ou voisinage) relèvent d’un contrat oral qu’il ne s’agit pas de trahir. Céline sait la différence qu’il y a entre « être malin » et « truander ». Elle sait aussi que sa situation d’étrangère en situation irrégulière ne lui permet aucun faux pas si elle veut continuer de bénéficier de sa situation avant de pouvoir enfin passer en Europe. Elle sait qu’elle est sous haute surveillance et qu’elle ne risque rien tant qu’elle reste dans les normes que lui impose son rôle de mère dévouée. Elle sait aussi ce qu’elle risque si elle se livre à certains trafics illicites qui lui ont été proposés et qu’elle a refusé avec véhémence. Ce savoir-transiter qui s’accumule au fil des années est un savoir intelligent qui refuse l’activation (ou l’acquisition) de certaines alliances qui mettraient en péril sa probité personnelle. Ses capacités d’adaptation à la situation et d’intégration dans la société d’accueil lui permettent de transgresser des univers de normes tout en restant fidèle à sa ligne de conduite. Elle refuse la compromission, s’active tout en attendant de passer …. Elle s’individualise au fil des difficultés, se détachant de l’emprise aliénante d’un conjoint incapable d’assumer son rôle de père. Elle prend conscience de sa liberté d’action malgré les contraintes et de sa capacité à exécuter et à développer ses capacités d’entrepreneur. Elle est père et mère à la fois, pourvoyeuse et nourricière, mère aimante et éducatrice sévère. Elle est attente et activité, pleinement dans le monde et projet, stabilité relative et mouvement….


4. Faire face à la violence


L’espace maghrébin est un espace patriarcal, autoritaire et violent, dirigé, contrôlé et sécurisé par des hommes. L’espace public est un espace masculin (rue, cafés, marchés) dans lequel les femmes sont sommées de ne pas paraître ou de faire preuve de discrétion et de réserve dans leurs attitudes et comportements. Cependant cet espace maghrébin est aussi un espace féminin materné et maternant, un espace battant au sein duquel les femmes à travers les mouvements féministes luttent pour la reconnaissance de leurs droits et leur inscription dans le code du statut personnel (Mudawana). La présence de ces étrangères venues du sud qui sillonnent cet espace masculin en bouscule la ‘quiétude’ et provoque des réactions d’agressivité et de violence.

Au cours de notre recherche, nous avons aussi mené des entretiens auprès de jeunes étudiantes d’Universités marocaines et algériennes (pour la plupart boursières de leur gouvernement) et dont la plus grande majorité étaient des « migrantes » potentielles car elles voulaient continuer leurs études en Europe ou en Amérique du Nord. Toutes ces jeunes femmes avaient en commun de résider au Maghreb pour une durée suffisamment longue et étaient en contact quotidien avec les sociétés d’accueil et spécialement avec les éléments masculins qui étaient prédominants dans l’espace public. Certaines vivaient dans les quartiers périphériques des centres urbains où l’insécurité présente concerne non seulement les transmigrants mais aussi les jeunes femmes marocaines qui ne s’aventurent jamais seules la nuit mais en compagnie d’un frère, d’un cousin ou d’un père. Plusieurs d’entre elles avaient été victimes d’agressions à l’arme blanche et avaient été dépouillées de leur téléphone portable ou de leurs possessions diverses. Si dans la journée les femmes sortaient dans les lieux publics (rue, transports ou parcs) les femmes seules ne s’y rendaient que rarement car elles ne s’y sentaient pas à l’aise et aussi parce que ces nouvelles « médinas » aux ruelles étroites et bétonnées n’offraient que peu d’espaces récréatifs ou de convivialité.

4.1 Azzi ou le rapport à l’altérité

Nous nous sommes particulièrement intéressé aux échanges verbaux qui prenaient place dans les lieux publics (rues, parcs, transports) des villes marocaines et aux agressions verbales auxquelles sont confrontées ces jeunes femmes. Toutes souffraient de l’image négative et stéréotypée que véhicule leur présence dans les lieux publics et qui se traduit dans le quotidien par des propos perçus comme xénophobes et discriminatoires. Simmel a montré que la violation de la sphère d’intimité est une « violation de la propriété privée intellectuelle du moi » et suscite de vives réactions de l’individu. Cette violation de l’intimité se fait de différentes façons  soit sur le mode verbal qui montre un excès d’agressivité, de familiarité ou d’ingérence soit sur le mode de l’agression physique en dépossédant l’autre de ses biens matériels ou en violant physiquement son intimité corporelle.
Au Maroc, les transmigrant-e-s sont généralement interpellés par le vocable d’ azzi  lorsqu’ils se trouvent dans l’espace public. Ce terme d’adresse est souvent repris par les enfants des quartiers populaires qui le scandent sur un mode incantatoire lors de leur passage. Prononcé sur un ton railleur, moqueur ou méprisant, ce terme est ressenti comme une « insulte » adressée aux « Africains », aux « sales noirs » venus de l’étranger.

Cependant le terme azzi n’est pas employé seulement à l’encontre des transmigrants d’origine sub-saharienne. Il est couramment utilisé par les Marocains eux-mêmes à l’encontre de leurs congénères, de leurs familiers ou de membres de leur fratrie qui ont la peau plus foncée que la norme et envers qui on fait preuve d’une attitude où se mêle affection, protectionnisme et condescendance. Mohamed, originaire de Errachidia (sud Maroc) vivant à Rabat raconte : « Je me souviens quand j’étais à l’école primaire dans le village, l’instituteur parlait un jour du goudron. Il se tourne vers moi et dit : le goudron est noir, noir comme Mohamed. Tout le monde rigolait….mais en même temps il m’aimait bien, j’étais son préféré, il me protégeait. Mais ici je me sens étrange…  ».

Selon nos recherches, il semblerait que le terme  azzi  dérive du terme arabe  azzaen , substantif du verbe azaa et qui à la forme passive signifie « celui qui est consolé » ou « celui qui est réconforté ». A besoin de réconfort, de consolation et de protection, celui qui a la peau noire et qui en souffre car il est victime d’une discrimination basée sur le phénotype. L’expression populaire « Azzi azzou Allah » qui signifie « Dieu accorde sa préférence à l’azzi »  est fréquemment citée par ceux qui sont confrontés à une discrimination quotidienne. Elle exprime la préférence, l’attention ou l’affection divine dont bénéficient ceux qui ressentent la discrimination sociale surtout quand elle est associée à une situation de précarité économique.

Il semble que le terme azzi ait été déjà employé au XIXème pour désigner la population servile noire au service des princes. Ce terme reflète les relations ambivalentes d’attraction et de rejet qui unissaient le maître à l’esclave. Cette dénomination évitait ainsi d’entretenir la confusion et l’assimilation du rapport maître/esclave, rapport inégalitaire proscrit par les Hadith mais qui sous-entend néanmoins une relation de servitude et de dépendance bien réelle. En évitant de nommer une relation jugée condamnable par les religieux qui prônent l’égalité de tous devant Allah – quelle que soit la couleur de la peau - ceux qui emploient ce terme stigmatisent néanmoins un groupe de personnes qui ont des caractéristiques phénotypiques communes (peau foncée, cheveux crépus).

Actuellement au Maroc, on traite de  azzi  les personnes dont le phénotype révèle une origine « saharienne » noire-maghrébine ou noire-africaine. Dans le contexte actuel et concernant les personnes de passage au Maroc, c’est surtout le ton sur lequel le terme est employé qui dit le mieux le rapport qui lie l’agresseur à l’agressé-e.
Le terme  azzi provoque des réactions qui peuvent devenir violentes lorsque l’individu s’estime agressé dans son intimité et que ce terme est de surcroît associé à des plaisanteries ou à des invites à caractère sexuel. La répétitivité de cet ensemble d’interpellations est difficilement supportable au quotidien pour les hommes et pour ces jeunes femmes qui avant d’avoir quitté leur pays n’avaient jamais vraiment pris conscience qu’un phénotype différent pouvait être un sujet de discrimination :

« La vie ici c’est comme un cauchemar qui se répète tous les matins. Tu te lèves de bonne humeur, tu es contente et dès que tu sors dans la rue, tu entends « azzie, azzie ». Alors tu vas vite t’énerver et si tu as bien commencé la journée, elle est vite ternie. Tu es stressée tout le temps, tu es sur le qui-vive et tu deviens désagréable, Quand tu rentres au pays personne ne te reconnaît car tu te méfies de tout le monde. Quelque fois on te crache au visage et les enfants te lancent des pierres ou même ils pleurent quand tu es assis dans le même taxi qu’eux ; on leur fait peur parce qu’on leur raconte que les noirs mangent les enfants. Tu as lu dans la presse l’article qui disait que les Africains sont tous des cannibales ? Non ? Bon il y a eu un démenti des ambassades qui ont dit que ce n’était pas vrai…Alors comment faire ? Tu ne peux pas expliquer à chacun qui tu es, que tu es une personne comme une autre, que, que ……alors tu sors le moins possible, tu restes chez toi. »
(Isabelle, étudiante, 23 ans, Guinée, Rabat)

Les propos xénophobes sont souvent associés à des plaisanteries graveleuses auxquelles se rajoute l’expression  « filles de l’OUA » qui a une connotation fortement politique. Cette expression lancée (sans aucune connaissance de la nationalité de la personne) sous-entend les relations tendues que certains pays de l’Union Africaine favorables à l’auto - détermination du Sahara occidental ont entretenu ou entretiennent encore avec le Royaume chérifien qui a fait de l’ancien « Sahara espagnol » une province marocaine. A l’image de l’aventurière immorale et dispensatrice de fléaux mortels se surimpose l’image péjorative de la femme-ennemie, fauteuse de troubles.

Les femmes qui traversent l’espace public sont choquées par le manque de déférence à leur égard qui se traduit par des agressions verbales quotidiennes et des attitudes qu’elles jugent xénophobes. Sans vouloir stigmatiser leurs « agresseurs », elles relèvent que ces attitudes sont essentiellement le fait d’hommes qui se trouvent souvent eux-mêmes en situation de grande marginalité. Elles sont souvent le fait d’hommes sans emploi ni moyens financiers qui se sentent eux-mêmes exclus de leur propre société qui ne leur propose aucun projet d’avenir si ce n’est celui de l’émigration clandestine. Ces jeunes hommes qui déambulent dans l’espace public ont souvent une image dévalorisée d’eux-mêmes. Frustrés par le manque d’avenir dans leur propre pays, leurs regards sont dirigés exclusivement vers le Nord, vers cette Europe de Schengen qui ne veut pas d’eux, qui a signé des accords de réadmission avec leurs dirigeants et qui les refoule sans sommation. Rejetés par le Nord ils ne portent pas pour autant leur regard au-delà du Sahara vers cette Afrique qu’ils ne connaissent pas et qui leur fait peur. Pourtant le roi Hassan II  avait reconnu les racines africaines du « Maroc qui a la tête en Europe et les pieds en Afrique » et qui doit assumer sa double appartenance. Les « agresseurs » qui se moquent de la « peau noire » se refusent de reconnaître la part d’africanité qui les constitue et qui fait de l’étranger noir un autre différent de soi, lointain et inconnu et non pas un autre « soi » proche et familier. Cette peur de l’autre, de l’étranger qui vient du sud croit ou diminue en fonction des rapports que l’individu entretient avec lui- même et de sa capacité à reconnaître sa mêmeté dans cet autre pourtant si différent. La relation à l’autre est mouvante et est faite de va et vient et d’alternance. Elle oscille constamment entre proximité et distance, entre étrangeté et familiarité, entre respect et manque de déférence. Elle est marquée aussi par l’injonction du devoir d’hospitalité que l’on doit exercer à l’encontre de cet autre étranger qui est un hôte envoyé de Dieu. Cependant, les prescriptions morales n’empêchent pas les attitudes de fermeture et de repli sur soi qui laissent l’agresseur envieux et jaloux de cet autre étranger. L’autre étranger représente aussi cet autre « soi » qui, lui, a réussi à partir et qui va sans doute réussir à passer,cet autre « soi » qui renvoie à l’agresseur sédentaire une image négative de lui-même, une image d’un soi propre qui n’ose pas mettre son projet à exécution.

L’autre femme, cette autre étrangère qui traverse l’espace public représente non seulement le mouvement et la liberté de circuler mais elle est aussi l’incarnation du libre-arbitre et du libre choix de vie. Les liens qui se nouent entre transmigrants et femmes marocaines montrent bien le désir qu’ont celles-ci de quitter leur société mais ce désir reste souvent à l’état de souhait ou inexprimé… La présence de ces femmes venues du sud avive le désir d’émancipation et d’autonomie de jeunes femmes marocaines dont la détermination se fait plus forte au contact des transmigrants. Cette présence féminine qui s’impose dans un espace public essentiellement masculin questionne aussi les hommes de la société d’accueil. La visibilité de ces passantes -visibilité pourtant peu recherchée mais ostensible- donne l’illusion de l’appropriation facile. Cependant le refus de ces femmes de se laisser approprier provoque en retour des sentiments de colère où se mêlent rancœur, frustration et sentiment de dévalorisation. L’amalgame est alors rapidement fait entre itinérance féminine et prostitution, entre femme non mariée et pratiques sexuelles débridées et entre relations sexuelles désirées et relations vénales.

4.2 La normalisation des agressions sexuelles

Nos entretiens ont montré que de nombreuses agressions sexuelles étaient perpétrées par des policiers ou militaires chargés de surveiller les frontières ou certains espaces contestés comme le sud du Sahara occidental revendiqué par le Polisario. Si ces lieux sont dangereux pour tous ceux -hommes, femmes et enfants - qui sont « rejetés dans le désert » du fait de la dureté des conditions de survie dans un lieu inconnu sans eau ni provisions – ils le sont particulièrement pour les femmes qui ne sont pas accompagnées d’un compagnon :

Judith 20 ans et sa sœur Josée18 ans ont quitté la région de Kisangani toujours en guerre dans l’est de la RDC pour aller rejoindre leur sœur installée à Yaoundé avec ses deux enfants. Les 3 sœurs ont alors décidé de prendre la route pour l’Europe accompagnées de  Papy  protecteur du groupe et considéré comme le père des deux enfants et qui n’entretient de rapports sexuels avec aucune des trois sœurs. En faisant « comme si » ils étaient un couple, la mère des enfants protégée par son statut de mère a voyagé sans contraintes alors que Judith a pris compagnon et se retrouve enceinte sans l’avoir voulu et que Josée a été violée. Elle raconte :

« A Tamanrasset je suis restée enfermée le plus possible en attendant de partir au nord parce que j’avais peur d’être prise par force si je sortais dans la ville et que j’étais remarquée par la police. Mais après être arrivé au Maroc on a tenté d’attaquer le grillage. Après l’attaque on a été refoulé dans le sud du pays dans la région de Guelmime, dans le désert. Là bas j’ai été prise par force par un soldat qui nous a aidé à trouver le chemin. On ne savait pas du tout où on était, eux les Marocains ils pouvaient nous aider à trouver les villages où on pouvait trouver de l’eau ou à manger. Là ils te montrent le chemin, ils sont gentils et après ils te violent. Tu ne peux rien dire, tu ne peux pas t’enfuir et tu es forcée. J’en ai vu beaucoup de filles qui ont été violées par la police mais aussi il faut le dire, par nos frères qui ont des besoins. Si j’avais su que c’était aussi dur, je serais restée à patienter au pays mais maintenant que je suis là je ne peux plus reculer, je dois continuer. »


Les agressions sexuelles vont de pair avec un climat général de violence qui règne dans les zones d’attente autour des enclaves espagnoles ou dans les zones de relégation. Dans un rapport sorti en sept 2005, MSF-Espagne qui assure des consultations médicales auprès des transmigrants dans le nord du Maroc montre que près d’un quart des motifs de consultations (2193 entre 2003 et 2005) sont le fait de séquelles de violences physiques. Ces violences (coups, chute du grillage, harcèlement des chiens, agressions sexuelles) sont commises dans 65% des cas par les agents de l’autorité marocains et espagnols et dans 35% des autres cas par des bandes de « délinquants » et des chefs de groupes qui organisent le passage.
Les militaires et les policiers sont les représentants de l’Etat qui a le monopole de la contrainte physique légitime sur son territoire (Weber : 1995). Ces derniers sont donc conditionnés psychologiquement à accepter la violence comme moyen de faire respecter l’autorité et à se sentir autorisés à exercer la violence physique pour réprimer et punir. Les violences que subissent les femmes ont été apprises entre hommes au cours des socialisations primaires dans l’atmosphère viriliste de la « maison des hommes » nous dit Welzer-Lang (2002) et elles se perpétuent dans les groupes d’ « hommes en armes ». Son étude sur les légionnaires de Castelnaudary (2000) a montré que ces derniers commettent de graves violences physiques envers leurs compagnes dont bon nombre sont en situation irrégulière et donc dans un état de grande dépendance envers leur conjoint.
Les transmigrants sont eux aussi en situation irrégulière. Sans-papiers, jugés comme des hors-la-loi ils sont donc passibles de sanctions (reconduite à la frontière, mise en détention, expulsion) administrées en toute légalité. Bien qu’elles ne soient pas autorisées les agressions verbales et les violences physiques sont fréquentes et perpétrées en toute impunité surtout quand le port d’une arme vient renforcer le sentiment de « faire justice » et que l’on sait de surcroît que la dénonciation de tels abus reste du domaine de l’improbable. Les organisations des Droits de l’Homme ne sont pas autorisées à opérer dans ces zones de relégation (bien qu’elles essaient timidement de s’implanter en territoire marocain depuis le début 2004). Les jeunes femmes, elles, sont de plus considérées comme appropriables du seul fait qu’elles voyagent seules, qu’elles sont considérées comme des aventurières, des filles sans morale qui cherchent ce qui leur arrive. On peut donc les agresser sans se sentir coupable car elles sont perçues comme consentantes, leur présence incongrue est vue comme déplacée dans un tel environnement, les condamnant d’emblée. (Nous n’avons recueilli qu’un témoignage indirect de violence sexuelle exercée à l’encontre d’un jeune homme et on peut assumer que ce type de violence est aussi présent).
Les jeunes femmes sont obligées de céder sous la menace mais elles ne consentent pas au viol (Mathieu : 1991) car il n’y a aucune adhésion de leur part, aucun consentement mais une confusion, une peur panique qui paralyse et empêche toute action. Avec ou sans armes au poing, la menace est multiple et inventive pour celles qui refusent de céder : elle peut être celle d’un refoulement dans le désert là-bas en Algérie et peut-être même jusqu’au Mali. Elle peut être une menace de mort indirecte laissant imaginer ce qui se passerait si elle se retrouvait seule dans un lieu totalement inconnu. Elle peut être aussi une menace de mort immédiate si résistance est opposée.

La répétition de ces faits de violence sur ces « individues » de passage, toujours différentes mais toujours appropriables, instaure une nouvelle manière de faire. En établissant de nouvelles règles de passage ou  ‘coucher pour passer’  devient une norme, les hommes assurent leur domination sur ces femmes qui sont en situation irrégulière et qu’ils peuvent abuser sans crainte réelle de représailles.


4.3. Transit et « lien d’endettement » 


Le développement des études féministes a montré que les femmes ne se cantonnaient pas à un rôle de reproductrices mais qu’elles étaient des agents dynamiques de leur migration malgré leur assujettissement au système de pouvoirs en général et à la domination économique en particulier( Riot-Sarcey : 2005). Des études récentes apportent un éclairage nouveau sur un certain type de migration économique de femmes - qui partent pour exercer une activité de prostitution et qui ont une dette à rembourser (debt bondage). Ces femmes ont longtemps été exclues du champ des migrations internationales pour être reléguées dans la catégorie des « femmes trafiquées ». Ces études ( Blanchet : 2002) mettent en exergue le fait que ces migrations sont des migrations de travail avant tout et que la notion de « victime » de trafficking est subjective et varie en fonction du sentiment ressenti d’avoir ou non été abusée. Les migrations féminines à destination des pays riches (Europe ou Pays du Golfe) sont le fait de femmes originaires de régions du monde en grande difficulté économique (sud Nigeria, Bangladesh ou certains pays d’Europe de l’Est). Dans ces pays où les disparités sont en augmentation croissante, les conséquences de la globalisation et des politiques néolibérales produisent une grande pauvreté pour une majorité de la population (femmes et hommes) qui s’expatrie temporairement pour chercher de meilleures conditions de vie. Certains le font de manière individuelle, d’autres de manière organisée et contractuelle. Notre recherche de terrain nous a amené à rencontrer des jeunes femmes originaires des pays anglophones d’Afrique de l’Ouest qui voyageaient en groupe et avaient à rembourser leur «dette de voyage » lors de leur séjour en Europe où elles se rendaient à des fins de prostitution. Nous avons rencontré essentiellement des femmes originaires du sud-Nigeria (EDO et DELTA states). Nous savons que cette région de l’Afrique n’a pas le monopole de ce type d’émigration que l’on retrouve dans d’autres parties de l’Afrique de l’Ouest (Ghana) et du monde comme le Bangladesh ou l’Albanie. Avant de décrire les conditions du transit au Maghreb et les modalités de ces circulations, nous décrirons succinctement le contexte sociopolitique de cette région du Nigeria qui a généré la mise en place de ce que l’on appelle communément « la filière nigériane ». Nous expliciterons ensuite le rôle de l’ « arrangeuse » qui est d’invisibiliser le séjour et dont la fonction est essentielle au faire-transiter quand celui-ci se décline sur le mode de la clandestinité et de l’illégalité.


4.3.1 Le contexte sociopolitique du Nigeria 

Les femmes que nous avons rencontrées étaient originaires de deux Etats du sud-est du pays (Edo et Delta states) qui se situent de part et d’autre du fleuve Niger et de son delta qui est riche en pétrole et en gaz naturel. Le boom pétrolier des années 70 a généré une richesse soudaine et de nombreuses femmes ont fait du commerce avec l’Europe et particulièrement avec l’Italie. Cependant ce boom économique n’ a pas tenu les promesses de développement qu’en attendaient les habitants de cette région qui restera fortement marquée par les séquelles de la guerre dite du « Biafra » qui a ébranlé la région et fait plus d’ un million de morts . La chute soudaine des cours du pétrole en 73 suivie de la récession des années 80 conjuguée à une politique drastique d’ajustement structurel limitant les emplois dans les administrations ont favorisé une émigration massive. Cette émigration qui était tout d’abord intra-africaine s’est alors internationalisée en direction des pays riches et notamment en direction de l’Italie qui n’imposera les restrictions de visas qu’à la fin des années 80. Des femmes qui faisaient du commerce avec l’Italie ont commencé à développer à petite échelle le travail du sexe à destination de l’Europe.

Sous la dictature du militaire Abacha, la situation s’est gravement détériorée dans ces régions du Delta. En 1995, l’écrivain Ken Saro-Wiwa appartenant à la minorité Ogoni et militant écologiste dénonçant la corruption du gouvernement du « voleur d’Abuja » est pendu. Le gouvernement corrompu et contesté de ce militaire n’a fait qu’encourager une émigration massive que le gouvernement actuel du Président d’Obasanjo n’a pas su endiguer. Dans les états du sud les disparités économiques énormes engendrées par l’exploitation du pétrole off shore par les compagnies étrangères ont créé de véritables zones de non- droit dans lesquelles les rapports sociaux sont d’une violence extrême (kidnapping de « blancs » pour rançon, sabotages d’oléoducs, règlements de compte sanglants etc..). Les bénéfices retirés de l’exploitation de l’or noir ne profitent pas aux populations locales et ne sont pas redistribués. Cette situation ressentie comme profondément injuste pousse au départ un grand nombre d’hommes et de femmes  déçus « de ne pas avoir leur part du gâteau » et qui se sentent exclus de cette mondialisation dont ils ne subissent que les conséquences négatives. La circulation d’argent favorise le développement à grande échelle de l’industrie du sexe dans les villes pétrolières comme Oweri dans le sud du pays où la présence de travailleurs étrangers, vivant en célibataires et en ghetto attire un grand nombre de jeunes femmes.

La région du sud attire aussi des jeunes femmes originaires du pays haoussa et qui viennent y trouver refuge pour exercer des activités de prostitution. Elles sont originaires des états du nord qui ont progressivement réussi à imposer la charia dans les douze états du pays et dont certains imams organisent de véritables chasses aux sorcières en promouvant la lapidation ou le lynchage des prostituées. Le Nigeria qui est un état fédéral a vu dans les dernières années le développement de courants intégristes islamistes dont les imams fondamentalistes qualifient les prostituées de « sœurs sataniques ». Ils les ont forcé à se replier dans les états pétroliers du sud du pays ou au Niger dans la ville de Maradi proche de la frontière. De plus, les attentats du 11 septembre 2001 et la popularité du réseau El Quaida ont suscité des rafles quotidiennes et des expulsions manu militari des personnes prostituées de ces régions. La violence qui caractérise les rapports humains dans ces espaces d’intense « exploitation » associée au chômage et à la faiblesse des revenus des populations locales expliquent en partie le développement d’une émigration de travail qui a débuté dans les années 80 et n’a fait que s’intensifier depuis.

La reconnaissance de la présence importante en Italie de jeunes femmes originaires du Nigeria a attiré l’attention des autorités et de chercheurs qui explorent les nouvelles formes de la prostitution de rue (Rahola ;1998) qui s’est développée dans les grands centres urbains italiens au cours de la dernière décennie. Cette activité a aussi mobilisé des associations de femmes nigérianes qui s’alarmant de l’ampleur de ce phénomène dénoncent le trafficking  de ces jeunes filles. Ces associations ont milité pour faire ratifier la Convention contre la criminalité transnationale organisée, convention qui vise à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle. Etablie par le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme (UNHCHR) et adoptée en novembre 2000, cette convention définit la Traite des êtres humains comme  : le recrutement par une ou plusieurs personnes physiques ou morales et/ou l’organisation de l’exploitation et du transport ou de la migration-légale ou illégale de personnes, même consentantes, en vue de leur exploitation sexuelle, le cas échéant par une forme quelconque de contrainte, et en particulier la violence ou les menaces, l’abus de confiance, l’abus d’autorité ou l’abus d’une situation de vulnérabilité.

Deux études ont été menées au Nigeria en 1997 (IOM : 1996) et en 2000 (Afonja : 2001) ayant pour objectif d’appréhender l’ampleur du phénomène du « trafficking » des femmes et de le quantifier. Lors de l’enquête réalisée en 2000 dans l’état d’Edo, chaque ménage interrogé a répondu « avoir une femme de sa famille à l’étranger ou connaître une amie ou une connaissance qui y était partie ». Le chiffre de 300 000 femmes qui se seraient expatriées a alors été avancé. (Ce chiffre obtenu par extrapolation se base sur le fait que la population de cet état qui est d’environ 2,2 millions d’habitants est composée de 300 000 ménages ce qui signifie que 10% des femmes seraient ou auraient été en expatriation.) Nous citons ces chiffres en ayant conscience des biais inhérents à ce genre d’enquête (simplicité réductrice des questionnaires, parti pris institutionnel) qui a été réalisée dans des conditions difficiles et au moment où la loi pénalisant le  trafficking  venait d’être ratifiée par le gouvernement fédéral. Quel que soit le chiffre exact de ces migrations féminines, il est important de noter que celles-ci sont aussi le fait d’une émigration de travail qui a les mêmes motivations économiques que l’émigration masculine qui se fait, elle de manière individuelle.


4.3.2 Le transit : entre trajectoires balistiques et violences mortelles

Nous avons rencontré à Rabat une femme d’origine nigériane dont la mère avait dirigé un petit réseau « familial » de prostitution à Cotonou et dont le mari ivoirien et mercenaire à la solde de la France dans les années 60 était devenu un trafiquant notoire impliqué dans la gestion d’activités de prostitution en Italie. Elle jugeait le changement lié aux conditions du recrutement (mode, âge, niveau d’autonomie) et de déplacement (durée du voyage, dangers de la traversée, risques sanitaires) défavorable aux jeunes femmes qui se lançaient dans cette aventure :

« Maintenant ce n’est plus comme avant. Avant les filles venaient des villes, étaient plus âgées et plus capables de se débrouiller. Elles partaient en avion en Europe, faisaient le travail et revenaient rapidement avec une bonne somme. Depuis quelques années, les filles sont plus jeunes, moins éduquées on va les chercher dans les villages et tout est organisé secrètement. Ce sont des jeunes qu’on appelle les « italios » qui vont recruter les filles dans les villages. Ils les prennent par les sentiments et leur disent « non, mais tu as vu comme ta maman est pauvre ? Vous ne mangez qu’une fois par jour à la maison. La vie est dure, mais tu ne veux pas faire plaisir à ta maman ? Tu ne voudrais pas pouvoir lui acheter une télévision  et que vous soyez enfin à l’aise ? Si tu veux partir travailler là-bas en Europe tu gagneras beaucoup d’argent… »
Souvent les filles disent oui, encouragées même par leurs parents ou leurs amies sans trop savoir ce qui les attend car on ne leur dit pas exactement quel genre de travail elles auront à faire.
Maintenant ce sont les « sponsors » qui font les contrats, qui organisent les procédures de remboursement et qui préparent les documents de voyage en fonction des itinéraires que les filles vont emprunter et puis maintenant le remboursement dure plus longtemps qu’avant parce que la dette est beaucoup plus importante à cause du voyage qui dure longtemps, des personnes qu’il faut payer tout le long du chemin de Lagos jusqu’à la destination finale à Rome ou à Paris. Il faut donc plus de temps pour finir de rembourser et pouvoir rentrer à la maison. Une fois là-bas, il y a des filles qui ont de la chance, tombent sur un bon patron et gagnent bien. Quand elles rentrent, elles peuvent acheter des terrains et se faire construire une maison et installer un salon de coiffure ou un restaurant. Il y en a d’autres qui rentrent sans avoir rien gagné et qui estiment qu’elles se sont faites abusées. Quelques unes ont eu de la chance, ont bien gagné et veulent repartir, d’autres ne repartiront jamais, d’autres ne rentreront jamais …..Chacun prend ses risques …

Devant la difficulté grandissante à voyager de manière officielle et par voie aérienne, le voyage se fait le plus souvent par voie de terre à partir de Lagos ou de Cotonou et rejoint l’axe central transsaharien en passant par le Niger, l’Algérie puis le Maroc et l’Espagne. Le Nigeria étant maintenant reconnu comme un pays coupable de « trafficking », le business se redéploie à partir des pays périphériques qui font l’objet d’une moindre surveillance comme le Bénin, le Ghana ou d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. L’obtention officielle de visas de travail pour des travailleurs non qualifiés est devenue très rare pour les ressortissants de ce pays et l’obtention officieuse est très coûteuse et risquée. Ces passages clandestins de jeunes femmes d’origine du Nigeria que nous avons observé au Maroc sont numériquement peu importants mais cependant ils participent de ce mouvement migratoire beaucoup plus large d’hommes et de femmes qui se fait à partir d’un des pays les plus peuplés d’Afrique (environ 140 millions d’habitants) en direction des pays industrialisés.

Au Maroc, j’ai pu rencontrer six jeunes femmes qui voyageaient sous protection. Nous avons pu le faire dans le cadre d’une aide médicale qui avait contraint leurs « protecteurs/trices » à les faire sortir de l’ombre. Sinon je n’ai pas pu m’entretenir avec les autres jeunes femmes qui étaient recluses dans des maisons et étaient strictement surveillées par des gardiens en arme, ne sortant de nuit que pour voyager vers le Nord ou pour aller à l’hôpital. Les jeunes femmes que j’ai pu rencontrer ont vu leur voyage interrompu de manière définitive et leur retour au pays rendu impossible. L’une qui avait 22 ans est morte atteinte du Sida, trois autres jeunes filles sont mortes des suites d’hémorragies provoquées par des avortements clandestins non soignés et une autre a été victime d’un grave accident qui l’avait gravement handicapée. Ayant eu peur de l’arrivée de la police, elle disait avoir sauté par la fenêtre et était devenue paraplégique (nous avons entendu parler aussi de deux jeunes nigérianes qui étaient « tombées » d’un train en marche et dont l’une avait été amputée d’un membre inférieur). Elles s’exprimaient assez bien en anglais mais les « entretiens » menés à l’hôpital n’ont pas favorisé la confidentialité tout comme les conditions de fatigabilité extrêmes des patientes qui ont incité la chercheure à limiter le nombre de ses questions.

Les contrats passés entre ces femmes et leurs sponsors se rompaient au milieu du périple. Leur dette financière ne pourrait à l’évidence jamais être remboursée et la rupture brutale du contrat dédouanait le « connection man » responsable de faire passer la marchandise de ses engagements et le libérait de ses obligations. La « marchandise », terme employé par les trafiquants pour désigner les groupes de femmes à faire transiter avait perdu sa valeur marchande et devait disparaître pour que sa présence gênante ne mette pas en péril les divers maillons de la chaîne du passage. Les femmes avec lesquelles nous avons parlé avant leur disparition disaient ne pas vouloir rentrer au pays après ce qui leur était arrivé. Impossible de rentrer au pays dans une telle déchéance physique en étant de surcroît incapable de rembourser les frais qui leur avaient permis de voyager jusqu’ici. La seule jeune femme atteinte du VIH que nous avons mise à l’avion avec un billet pour Lagos n’y est jamais arrivée alors qu’elle y était attendue. A la sortie de l’hôpital, la jeune fille devenue paraplégique après avoir sauté par la fenêtre a « disparu » sans laisser de traces alors qu’elle était attendue dans un centre de rééducation. Chacune de ces histoires à l’issue fatale révèle de manière crue et évidente, des situations de violence et d’exploitation qui sont soigneusement invisibilisées par tout un dispositif qui ferme les yeux au nom de la discrétion ou de la non-ingérence dans les affaires d’autrui. Dispositif qui autorise les pires brutalités physiques (coups, défenestration, chutes) et laisse sans défense des jeunes filles qui ne savent rien des risques sanitaires encourus suite à des rapports sexuels non maîtrisés (avortements obligés ou contamination par le VIH). Ces « disparitions » de jeunes femmes sont selon certains observateurs au discours  moralisateur, les risques du métier et le prix inévitable à payer pour  l’aventure. Mais ce type de migration est tout le contraire d’une « aventure » car le projet migratoire qui se fait - parfois en opposition avec la famille - a la plupart du temps été pensé, planifié et organisé par toute une famille et parfois même tout un village. Cette migration n’est pas une simple aventure en Europe mais une migration de travail - aussi peu qualifiée soit-elle – qui n’assure aucune protection aux « contractées » .

Dans son étude sur les migrations des femmes originaires du Bangladesh à destination du Moyen-Orient, T. Blanchet a mis clairement en évidence le fait que travail du sexe et trafficking ne sont pas intrinsèquement liés et que seules les femmes sont à même de dire si elles ont été abusées (cheated) ou non. Interrogées de retour au pays, elles se disent abusées lorsque le contrat initial n’a pas été respecté, lorsque forcées à se prostituer, elles n’ont pas été rétribuées pour leurs services. Le sentiment d’avoir été flouées est encore plus fort quand celles-ci rentrent au pays les mains vides, enceintes ou atteintes du VIH. Les jeunes filles que nous avons rencontrées elles, n’ont pas eu le temps d’atteindre l’Europe, ni d’honorer un contrat (qui se serait peut être révélé une tromperie, une expérience amère ou à renouveler) car elles ont été interrompues à mi-parcours, victimes de la violence des autres, de leur propre ignorance et de leur impossibilité à agir et à maîtriser le cours des événements.





4.3.3 Les «  fixeuses » ou la gestion de l’immobilité clandestine


Le transport par voie de terre est organisé par des hommes qui font partie de « gangs » dont l’organisation de type paramilitaire est composée de « commandants », de « lieutenants » etc. Nous avons entendu les récits des meurtres qu’ils ont commis pour punir des engagements non respectés ou pour s’approprier des jeunes femmes contrôlées par d’autres bandes lors du transit. La cruauté de ces chefs de gang (punitions exemplaires de corps dépecés retrouvés dans des poubelles etc.) terrorise les transmigrants ordinaires qui préfèrent les éviter. Pour ces « big boss » le business migratoire relève essentiellement de la balistique dont ils confient l’organisation logistique à des personnes en qui ils ont confiance et qui à leur tour ont à charge de contacter des personnes bien intégrées localement et qui vont assurer l’invisibilité du séjour clandestin. Nous avons rencontré une de ces femmes dont la fonction d’ « arrangeuse » est l’un des maillons essentiels au dispositif du passage :

Ghislaine est une superbe femme de 35 ans. Grande, élancée, le cheveu lissé châtain et l’ongle verni, elle porte élégamment une grande étole jetée sur les épaules sur un pantalon-tailleur noir de bonne coupe. Elle est originaire de Khartoum au Soudan où elle a grandi, fait ses études secondaires et étudié le français. A l’age de 22 ans  son frère qui avait obtenu une bourse du gouvernement pour étudier le droit à l’Université de Marrakech l’a invitée à venir le voir au Maroc où elle a elle-même étudié pendant deux ans à Casablanca, puis elle a abandonné les études. Elle a épousé un étudiant tchadien dont elle a rapidement divorcé après avoir eu un fils qui a maintenant 5 ans. Parfaitement trilingue (français, anglais et arabe) elle s’est installée dans la capitale où elle s’est rapidement fait connaître du milieu diplomatique africain. Elle fait un peu de « commerce » et approvisionne la communauté africaine en produits introuvables au Maroc : bananes plantains et huile de palme de Guinée, chenilles grillées et feuilles de manioc du Congo-Brazzaville ainsi que les noix de kola de Côte d’Ivoire. Elle réussi aussi à importer des « wax » (pagnes) du Nigeria sans payer de droits de douane car son séjour dans la capitale économique lui a permis de créer de bonnes relations avec les autorités locales. Rislaine a été élevée dans la religion musulmane mais depuis qu’elle est au Maroc, elle fréquente les milieux chrétiens et a demandé le baptême qui lui a été accordé par un pasteur protestant. En fonction des circonstances, elle est Ghislaine ou Rislaine arabisant ainsi ce prénom d’origine germanique (qui signifie doux otage).

En 2000, elle a été sollicitée pour recueillir chez elle une puis plusieurs jeunes filles originaires d’Afrique de l’ouest voyageant seules qui voulant traverser le détroit de manière clandestine mais sans contacts fiables s’étaient fait abuser et dépouiller de leur argent et se retrouvaient sans aucune ressource financière. Au début, elle héberge ces jeunes « aventurières » de toutes nationalités qui font étape chez elle avant de repartir et qui en échange emmènent son fils à l’école et préparent les repas. A partir de 2001, l’augmentation croissante du nombre des transmigrants dans les grands centres urbains est significative car le franchissement du Détroit est de plus en plus aléatoire. Les périodes de rétention dans la capitale s’allongent et Ghislaine est très vite submergée de demandes pour leur trouver des chambres de passage. Elle connaît bien le marché locatif et est bientôt contactée par les organisateurs du trafic qui a besoin de louer quatre maisons pour entreposer, la « marchandise ». Ghislaine loue sous son nom plusieurs maisons dans le quartier populaire de E. qu’elle sous-loue à prix fort. Elle devient vite indispensable car elle a de l’entregent et connaît les personnes qui peuvent « arranger » les nombreux problèmes auxquels sont confrontées les filles ou leur protectrice et qui à force de se répéter suscitent une réponse adéquate, discrète et efficace. Elle connaît les personnes qui peuvent pratiquer des avortements clandestins ainsi que le chauffeur de taxi qui sans poser de questions emmènera aux urgences à l’hôpital celle qui se vide de son sang. Elle communique des noms et des contacts utiles à James le Ghanéen qui organise le passage des hommes et qui se targue de savoir choisir les bonnes « mules » qui paieront leur passage vers l’Espagne en ingérant les sachets d’héroïne. Elle est une source d’informations précieuse pour les fonctionnaires de police à qui elle facilite aussi la revente de lingots d’or ou de diamants en provenance du Congo et qui la laissent libre de mener ses activités. Elle rend service aux transmigrants qui arrivent « à plat » et qui cherchent un petit boulot en livrant aux privilégiés qui logent chez elle la primeur de l’information sur la- personne- à -contacter- pour- figurer dans le tournage de films dans la capitale  ce qui leur permettra de pouvoir enfin payer leur passage en Europe.

La rémunération de tous ces « services » lui permet d’élever son fils et de l’envoyer dans une école privée sérieuse (autrefois tenue par des religieuses) ; elle lui permet de financer le troisième étage de sa maison à Khartoum où elle pense loger sa mère qui vit encore dans les  Nuba mountains.

Dans la communauté transmigrante, Guilaine-rislaine est admirée et redoutée tout à la fois pour son courage à frayer avec certains chefs de gangs dont la cruauté impressionne les moins téméraires et surtout pour sa capacité à faire respecter les contrats verbaux passés avec des personnalités locales et à obtenir ce qui a été fixé. Sa déambulation dans les « hautes sphères » lui confère une respectabilité certaine qui lui permet de naviguer avec intelligence et assurance entre des univers aussi différents que milieu diplomatique ou mafieux et dont elle sait si bien capter les passerelles possibles et les divers intérêts. Elle facilite le séjour clandestin de ces femmes seules ou en groupe dont l’invisibilisation est nécessaire et requise par toutes les parties impliquées.

Sa connaissance de ces divers univers fait d’elle une  « fixeuse »   efficace qui  « débrouille » toutes les demandes. Rislaine ne veut pas savoir si les filles qui passent sont des « victimes de la traite des êtres humains » comme le définit la Convention du UNCHR ou simplement des  personnes migrantes en situation irrégulière introduites clandestinement  sur le territoire maghrébin. Elle sait seulement que ces personnes doivent passer en Europe, qu’elles peuvent être reconduites à la frontière à tout moment et qu’elle doit être prudente, elle dans ses agissements. Elle sait qu’elle ne peut pas être accusée d’être un membre actif «d’un groupe criminel organisé » car elle ne commet pas d’infractions pénales et ne contourne pas directement la loi. Elle est donc à l’abri de toute poursuite judiciaire et mène sans trop d’inquiétude ses activités. Rislaine se situe avec élégance au point de jonction fugace et mouvant entre le licite et l’illicite, entre collaboration et exploitation, entre corruption et facilitation. Elle met à profit ses compétences linguistiques et mobilise des réseaux de solidarité qui permettent la cohabitation silencieuse de la population locale et de ces passantes sur des territoires contigus et densément peuplés. Elle est l’un des nombreux maillons indispensables au fonctionnement de ces réseaux transcontinentaux et mondialisés mais dont le fonctionnement logistique reste local et circonscrit à un petit secteur géographique. Elle est l’un des maillons de ce dispositif transmigratoire qui contribue à son efficacité et qui permet l’entrée silencieuse mais sur un rythme régulier de ces transmigrantes.

Les femmes en situation irrégulière tout autant que les hommes sont sujets aux abus, aux violences et aux risques inhérents à cette situation car ils/elles ne bénéficient d’aucune protection juridique pouvant assurer le respect de leurs droits. Ils/elles ont un pouvoir de décision limité et une marge de manœuvre réduite, ce qui n’empêche ni l’initiative ni la prise de responsabilité ni l’individuation. Au contraire, la nécessité de progresser et de mobiliser des ressources en chemin est facteur de créativité, d’entrées et de sorties d’univers de normes et de dépassement de soi. Les femmes voyagent d’une manière particulière. Seules comme Denise ou Judith elles peuvent décider de se choisir un compagnon de voyage. Elles doivent décider de garder ou de ne pas garder l’enfant qu’elles portent comme  Francine ou de les faire passer en Europe comme Helène ou de décider de les éduquer sur place comme Céline. Elles assument et vivent et seules aussi les attentes infinies comme Odette et les abus sexuels comme Josée. Chemin faisant, au plus fort des difficultés, elles apprennent à se défendre et à s’individualiser en se dégageant graduellement des injonctions familiales intériorisées ou des réflexes de soumission à un conjoint qui les maintenaient sous tutelle. Elles prennent seules le risque de la liberté, encouragées, stimulées (bien que parfois abusées aussi) par les membres de la communauté d’itinérance qui sont animés par le même désir d’un objectif commun à atteindre.
Les femmes qui sont recrutées au pays par des « italios », contractées par des « sponsors », convoyées vers l’Europe (par une organisation de type paramilitaire) et transitées via le Maghreb par des « connection men » auront à l’arrivée en Europe à rembourser leur dette de voyage en se conformant au travail sexuel convenu. Elles sont entièrement prises en charge pendant leur périple et n’ont à faire montre d’aucune initiative personnelle concernant le passage (pas de recherche de passeur ou de fonds) ce qui leur assure une certaine sécurité et supprime les aléas de l’itinérance individuelle. En revanche, en cas de problème majeur de santé, elles dépendent entièrement du bon vouloir de leurs « gardiens » qui prennent souvent des décisions tardives et parfois fatales pour elles devant peser les risques de dévoiler cette « marchandise » qu’il faut entreposer pour une durée limitée en lieu sûr et de manière la plus discrète possible. Pour eux l’étape a un autre sens que celui communément accepté et qui a pris une toute autre signification au cours du temps en évoquant un « espace-temps » de repos, de convivialité et de regroupement. Dans le contexte de la transmigration non maîtrisée,  l’étape reprend son sens premier qui signifie prosaïquement entrepôt. Le transit caché, silencieux et invisible d’entrepôts en entrepôts ne se donne fugacement et partiellement à voir que lorsque les « marchandises » risquent de perdre leur valeur marchande ou l’ont définitivement perdue. Ellles sont alors livrées pour quelque temps au corps médical avant de disparaître à nouveau. Nous avons appréhendé à mi-parcours, de manière fortuite, fugace et ponctuelle, ces modalités du passage « organisé » qui diffèrent de celles observées de manière plus ouverte.

Cette forme d’organisation sociale montre bien encore une fois la puissance de ce mouvement migratoire initié par ces jeunes -femmes et hommes - décidés à aller travailler dans le pays de leur choix malgré un coût qu’ils savent élevé. Elles et ils se déplacent de manière aventureuse, risquée ou sécurisée, solitaire ou grégaire, dépendants de leurs proches en Europe, « se cherchant seuls » ou avec l’obligation de rembourser leur dette de voyage en arrivant. Quoi qu’il en soit, la diversité de ces parcours trans-migratoires, qu’ils soient catalogués comme aventure ou parcours initiatique, migration de travail ou trafic d’êtres humains met en exergue les diverses facettes d’une même réalité marquée par l’ampleur de ce différentiel économique qui caractérise les rapports Nord-Sud et de l’idéologie dominante qui les imposent.

Dans ce chapitre, il est apparu que les représentations stéréotypées de la jeune fille prostituée, de la femme enceinte admirable et de la mère chef de famille courageuse sont l’expression d’une vision patriarcale et dominatrice qui assigne à catégorie les femmes en fonction du rôle que cette vision leur confère et non en fonction de leur réalité. La jeune fille n’a pas de place (sinon voilée) dans cet espace public masculin où elle attise les fantasmes et frustre les désirs. L’héroïne enceinte et la mère-courage sont survalorisées dans leur rôle de reproductrice et légitiment ainsi leur présence dans cet espace étranger. Ces stéréotypes tentent malencontreusement d’appréhender le ‘mystère féminin’ en le contenant dans des catégories rassurantes qui ne remettent pas en question la manière de penser de ceux qui les émettent. Malgré tout, la volonté migratoire s’impose, des actes se posent et des désaliénations se font. Ces figures féminines appréhendées de manière ponctuelle ou accompagnée dans la durée contribuent à brouiller et à complexifier les représentations du féminin en transmigration, un féminin qui est tout à la fois invisibilisé et prégnant, violenté et abusé mais aussi déterminé et volontaire, communautaire et associatif, marginal et matriciant , individualisant et libérateur.




Conclusion : un dispositif de passage




Depuis les années 80, les travaux initiés par A. Tarrius sur les différentes formes de la circulation transmigratoire montrent la richesse et la diversité des situations si porteuses de mixité entre d’une part l'univers de la pauvreté et de la contrainte et d’autre part celui de la maîtrise des mobilités internationales. Les transmigrants que nous avons rencontrés ne se déplacent pas a priori pour raison de commerce mais parce qu’ils veulent rejoindre le pays de leur choix et ils orientent leurs activités en ce sens. Néanmoins, tout comme les « fourmis », les entrepreneures des deux rives de la Méditerranée, les commerçantes « à la valise » ou autres circulants, ils contournent les dispositifs douaniers et les constructions juridiques étatiques et supranationales en activant les réseaux transnationaux de l’économie souterraine et tissent des liens basés sur la confiance, l’oralité et l’engagement.

Les transmigrants que nous avons rencontrés ont de surcroît à braver un dispositif de coercition qui met leur vie en danger de manière directe (armes) ou indirecte (noyades). Au cours de ces dix dernières années s’est lentement mis en place au Maghreb - en réponse aux « dispositions » prises  par l’Union Européenne – un dispositif de passage qui a pour raison d’être de faire circuler, de faire transmigrer et de faire franchir les frontières. Nous reprenons ci-dessous les caractéristiques principales de ce dispositif qui est le fait d’une construction communautaire particulière, de l’ensemble des processus d’individuation et d’autonomisation des hommes et des femmes on the move et de la construction de divers réseaux facilités par l’emploi d’actants tels que les NTCI.

Les communautés d’itinérance

La transmigration est mouvement, mobilité, transnationalité, passage, réussite et libération. Elle est aussi attente infinie, enfermement, rétention, relégation, marginalisation et exclusion. Elle est encore rencontre, métissage, sociabilité, identification plurielle, communalisation et transmission. Elle produit une construction sociale et des logiques d’itinérance individuelles et collectives - que nous nommons « communauté d’itinérance » et qui a pour particularité de pouvoir se décliner au pluriel. Au cours de la recherche, cette notion s’est graduellement imposée car elle dit au mieux, à notre avis, le caractère dialectique de cette « permanence fluide » qui caractérise ces personnes ayant pour objectif commun le passage et cette fluidité leur permettant de se regrouper, de se fédérer, de « faire communauté » de manière ponctuelle. Nous dessinons ici les contours de cette communauté d’itinérance, en disons les attributs, la nature des liens qui les lient et les temporalités qui les traversent.

La communauté d’itinérance est une communauté de circonstance dont l’existence est intrinsèquement conditionnée aux politiques mises en place par l’Union Européenne qui impose des conditions drastiques d’entrée aux ressortissants extracommunautaires. La capacité de mobilité de ses membres dépend de la combinaison, de la conjugaison ou de la synergie de ces diverses circonstances ayant un impact plus ou moins direct sur la durée de leur transit au Maghreb, les conditions de leur séjour et sur la nature des relations que ceux-ci entretiennent avec les sociétés traversées. Nous résumons ci-dessous les divers contextes et situations qui affectent la mobilité des transmigrants au Maghreb :
Le contexte géopolitique euro-méditerranéen fluctuant selon l’évolution des politiques d’immigration menées par l’Union Européenne à l’encontre des pays dits de transit.
Le contexte politique national des Etats - membres de l’ Union Européenne (politique d’immigration plus ou moins « favorable » à la régularisation selon les impératifs nationaux d’ordre économique (forte demande de main d’œuvre de l’Espagne) ou d’ordre politique (ménagement d’un certain électorat en France)
Le contexte politico-économique des pays de transit dont certains recrutent une main d’œuvre occasionnelle (en Algérie), la refusent (chômage au Maroc) ou négocient politiquement sa présence (Libye).
Le caractère labile des relations politiques entre les pays de transit eux-mêmes (fermeture/réouverture des frontières séparant les pays de l’ UMA). La transmigration irrégulière se déploie et prospère dans les régions au statut juridico-politique contesté (Sahara occidental disputé ou « présides occupés » revendiqués par le Maroc.)
Les lieux de passage et d’entrée dans l’Union Européenne changent, se déploient et se reconfigurent en fonction des connivences et des protections institutionnelles locales, des capacités d’inventivité des passeurs à trouver de nouvelles routes, du niveau de militarisation de l’espace euro-maghrébin et de sa panopticonisation) et enfin des nouvelles configurations politiques (l’entrée de Malte dans l’Union Européenne ouvre de nouvelles portes).
Les passages sont favorisés, retardés ou interdits en fonction du pouvoir discrétionnaire que des agents extérieurs au groupe exercent, pouvoir qui est fortement lié à la subjectivité des « partenaires » n’agissant pas toujours conformément aux prescriptions institutionnelles : les bénévoles agissent souvent en fonction de leurs propres convictions et non selon les normes édictées par l’institution caritative. Les agents de l’Etat sont plus ou moins enclins à transgresser les règlements en « aidant » les transmigrants selon leur propre conviction du bien-fondé de l’entreprise migratoire (pour eux-mêmes ou pour leurs proches) et qui se traduit par une certaine tolérance à « l’infraction » – bien que celle-ci soit contradictoire avec la fonction.

La circulation transmigratoire dite irrégulière qui concerne le passage de quelques dizaines de milliers de personnes par an côtoie et parfois traverse d’autres formes plus classiques de la migration internationale de travail  que sont les migrations intra-africaines. Le durcissement des législations visant à réduire la liberté de circulation des uns risque d’affecter également celles des autres.

La communauté d’itinérance n’est pas seulement une communauté de circonstance soumise aux aléas des diverses politiques locales, nationales et euro-maghrébines et à « l’irrationalité » des agents du dispositif du passage dont les membres s’opposent à un tiers pour réaliser leur objectif. Elle est d’une autre nature, composée de personnes qui se regroupent au nom d’appartenances identitaires multiples et variées : appartenance (ou conscience) nationale (nous les Camerounais), linguistique (nous les francophones/ anglophones), culturelle (nous les Bantous), religieuse (nous les chrétiens), de genre (nous les femmes) ou lignagère (nous la famille). Ces appartenances jouent un rôle important de sas intégrateur en facilitant l’insertion temporaire locale (logement, contacts) et le passage en Europe des transmigrants. En fonction des situations, ces marqueurs identitaires sont - de manière plus ou moins consciente - tus ou revendiqués, dramatisés, instrumentalisés, forcés ou gommés.

Cependant ces appartenances officielles et reconnues (nationale, linguistique etc..) ne sont pas suffisantes pour faire communalisation , bien qu’elles rendent plus aisée la compréhension réciproque entre les membres, qui restent libres d’adhérer - sans renier les fidélités héritées - à d’autres groupes qu’ils rencontrent chemin faisant. La pérégrination induit la rencontre et « stimule » (au sens simmelien) le transmigrant qui augmente les chances de faire association - que celle-ci soit monadique (avec soi-même), dyadique ou avec un tiers. La communauté d’itinérance se décline au pluriel sur les territoires circulatoires de la transmigration quand ses membres « font communauté » autour de figures (pasteurs, mères, fixeuses ou chairmen) reconnues pour leur capacité à faire circuler. Ces figures d’acteurs/actrices présentent à la fois un caractère de localité et de transnationalité, d’étrangeté au lieu et de sédentarisation prolongée, de ponctualité et de traçabilité. Ces figures attirent et fédèrent des personnes qui sont à un moment ou à un autre en besoin : en désir de voir leurs prières exaucées, en obligation de générer des ressources et de recueillir des informations concernant le passage ou encore en nécessité d’être invisibilisé-e. Ces « figures » qui fédèrent les membres d’une communauté autour d’elles inscrivent la présence de celle-ci sur un territoire qui n’a pas d’autre marquage que celui défini à la force de leurs compétences (capacité à collecter les informations, justesse d’évaluation de la situation, rapidité d’action) et de leurs qualités personnelles (capacité élevée à socialiser, attitude charismatique, volonté de partager les informations). Ces personnes transmettent leur savoir-faire ayant un fort caractère d’efficience dans ces micro-lieux que sont les lieux de dévotion, les lieux matriciants et autres lieux de convivialité. La communauté d’itinérance est dynamisée par un certain nombre d’individus qui émergent en temps et lieu donné et dont la reconnaissance des compétences par leurs pairs est liée à leur capacité à relayer un savoir-circuler transmis non seulement dans les lieux où l’on s’arrête et fait étape mais aussi dans tout lieu où l’on circule.

Mais la capacité à faire transmigrer n’est pas le monopole des « figures » que nous avons identifiées au cours de notre recherche. Elle peut être du ressort de tout-e transmigrant-e possédant un certain savoir-faire (savoir-materner, savoir-interneter etc..) qu’elle/il désire transmettre à ses congénères. Ce désir de transmission est motivé par le sentiment de responsabilité que ressentent les plus expérimentés vis-à-vis des nouveaux venus ou les plus anciens vis-à-vis des plus jeunes. Ces aventuriers ordinaires – dont certains ont des chances de devenir des  figures reconnues par un plus grand nombre - transmettent une connaissance empirique ou formelle ou tout simplement une connaissance qui procède de la durée. En transmigration, c’est le temps qui dure qui fait expérience, permettant au processus d’ajustement à un lieu et à une situation de s’effectuer. Ce processus se déroule à la fois de manière synchronique par l’expérience acquise au jour le jour et diachronique en engrangeant l’expérience transmigratoire collective de tous qui va se dire et se partager. Tous et toutes (en incluant les personnes intéressées à leur passage) sont des dépositaires à des degrés divers de cette mémoire collective constamment renouvelée qui lie ensemble les membres anonymes, éphémères d’une communauté transnationale, cosmopolite et transitoire en lui conférant une certaine densité pérenne.

Les temps des communautés d’itinérance


Halbwachs  (1978) a été le premier à nous dire que chaque société se décompose en une multiplicité de groupes dont chacun à sa durée propre et Gurvitch (1958) que la vie sociale est faite de temps multiples, toujours divergents et souvent contradictoires. La communauté d’itinérance est composée d’individus modernes qui évoluent dans ces temps contradictoires, dans cette réalité de la modernité globalisante dans laquelle les temporalités s’opposent et les rapports à l’espace-temps s’inversent. Il y a la réalité des touristes (Bauman : 1998) de celles et ceux qui consomment, se déplacent, franchissent les frontières, font des projets, vivent dans le Temps. Ils vivent dans un temps présent, riche et cohérent qui fait sens pour eux, un temps dans lequel l’espace et la distance ne sont pas des obstacles car ils sont franchis (non seulement en temps réel en utilisant les dernières technologies de communication) mais dans les conditions normées du déplacement moderne. Ils vivent dans un temps du présent, le temps qui assujettit l’espace, le réduit ou le néantise.

Il y a aussi l’autre réalité. La réalité des « vagabonds », de celles et ceux qui désirent circuler librement, produire et consommer mais qui se voient interdits de circuler, assignés à immobilité et privés de consommation. Pour eux, pour elles, le temps est le temps de l’attente, surabondant mais inutile, le temps est ce « rien » qui entrave l’action, un temps qui ne libère pas mais confine sur un territoire minuscule, dans un réduit enserrant, étouffant, désespérant. L’opposition binaire entre touriste et vagabond avancée par Bauman, si elle occulte toute la richesse des autres formes de circulations migratoires et est de ce fait simplificatrice, fait cependant ressortir la fragilité extrême des personnes en mobilité et l’impermanence de leur statut qui glissent sur le continuum des temporalités.

Dans ce monde surmoderne et globalisé, les deux temporalités qui s’opposent sont parfois difficilement perceptibles à ceux qui les vivent trop pleinement, parce que  le temps passe trop vite, et qui ignorent ceux qui vivent dans un temps où  rien ne se passe. Ces temporalités qui s’opposent sont d’autant plus difficiles à percevoir qu’elles peuvent par moments s’entremêler et se métisser. Le transmigrant brouille les catégories auxquelles on veut l’assigner car il a des caractéristiques et des désirs communs avec l’homme libre de circuler qui le poussent à vouloir changer sa condition. Il n’est nullement jaloux de celui qui jouit sans mesure de la liberté de circuler partout dans le monde car il veut devenir comme lui. Il a en commun avec lui un certain appétit de consommation, une curiosité de l’ailleurs et une recherche de sensations nouvelles. Cependant ces aspirations communes, si facilement satisfaites pour les uns qu’ils en oublient qu’elles sont des aspirations légitimes pour tous, sont difficiles à satisfaire pour les autres.

Le transmigrant se situe quelque part sur le continuum entre le tourisme et le vagabondage quand il quitte son pays pour aller "chercher la Vie" ailleurs. En quittant le territoire et l’espace qu’il ressent comme étouffant, il refuse l’assignation à résidence et se lance dans l’inconnu. Presque libre quand tout lui réussi, que téléphone portable en main, il maîtrise son itinéraire et franchit les frontières selon ses plans et en temps voulu. Enfin libre quand il a réussi à mettre le pied sur le sol de l’Europe et qu’il se voit attribuer le statut juridique qu’il réclame et qui lui permet de commencer à réaliser son désir. Il est alors riche de projets, libre de circuler et de travailler en acceptant d'un cœur léger les obligations nouvelles imposées par ses hôtes. Presque libre, il peut tout aussi rapidement rejoindre l’autre extrémité du continuum lorsque bloqué dans un port en attente de passage, il connaît le piétinement de l’attente et l’immobilité exacerbée par le fait de se retrouver « sans rien », dépossédé de tout ou lorsque rejeté au désert ou expulsé d’un territoire sur lequel il est devenu indésirable, il voyage à rebours, à contre-courant et est renvoyé sur sa terre natale.

En se déplaçant pour aller dans le pays de son choix, le transmigrant refuse de se laisser imposer un nouvel ordre du monde dans lequel le « haut » est synonyme de richesse, de confort et luxe caractérisé par un accès illimité à toutes les mobilités. Il refuse de faire partie d’un « bas » qui serait synonyme de pauvreté, de guerre, de déplacements forcés ou d’immobilité contrainte, de rejet et d’exclusion. Il se rebelle contre la vieille malédiction biblique portée sur les descendants de Cham et qui a servi pendant des siècles de justificatif à tous ceux qui y voyaient l’origine d’une lignée humaine inférieure en la prédestinant à toutes les oppressions. Il est un résistant. Il résiste à l’assignation qui lui est faite de rester dans le « bas », dans un Sud qu’il quitte sans renier mais dans lequel pourtant il espère bien pouvoir retourner. Il refuse d’exécuter l’ordre qui lui est fait de rester immobile sur la terre africaine, contraint à s’y « développer ». Il refuse une mondialisation qu’il juge injuste quand elle ne facilite que la circulation des informations, des biens et des élites dont il est a priori exclu.

Les modalités de l’individuation

Au début du 20ème siècle, les sociologues avaient une vision progressiste de la mobilité et voyaient dans la ville le passage obligé à l’émancipation d’un rural ligoté par les traditions de sa communauté d’origine. Pour Simmel, la ville est le lieu d’épanouissement de la personnalité permettant au nouveau-venu de s'affilier à de multiples groupes par l'exercice de son libre-arbitre et d'acquérir ainsi une vision plurielle du monde social, la construction individuelle étant toujours en même temps un regard particulier sur le monde de par la synthèse qu'elle réalise (Watier :1995). Notre recherche a montré que ce n'est plus la ville qui est l'unique médiatrice des appartenances mais le périple tout entier qui en est le médiateur, dans ses rencontres, ses stimulis, sa multiplicité des choix offerts et ses décisions à assumer. Le périple est jalonné d'espace-temps fondateurs de l'individuation et participe de son processus. Cependant ce processus ne se déroule pas – comme on l'a cru longtemps du progrès - de manière linéaire, ascendante et constante mais il se déroule d'une toute autre manière faite de ruptures, de continuité et de va et vient. Il est faite à la fois d'échecs et de passages réussis, d'abandons et de retrouvailles, de solitude et de convivialité, de silences et de communication. Le périple révèle l’individu à lui-même et est humanisateur.

Laissons la parole à Charlie qui est arrivé à Madrid il y a 9 mois après avoir passé plusieurs années sur la route et qui a voyagé à partir du Cameroun en passant (et en travaillant de manière épisodique) par le Tchad, le Gabon puis par Nouadhibou, le Maroc et l’Espagne. Lui que ses complices considéraient comme wise est passé au Maroc avec de vrais-faux papiers, a failli mourir dans le désert, a voyagé en pirogue sur les Canaries et a été obligé de déclarer une autre nationalité que la sienne pour faire accepter sa demande d’asile et avoir le droit de résider et de travailler dans l’Europe de Schengen :

« Quand on arrive ici en Europe chacun se différencie, chacun prend sa route. Quand je retrouve un « avent' » je suis content parce qu’on a des souvenirs en commun, qu’on est proche - bien plus que les enfants de riches qui arrivent par avion - et on se comprend. Je sais qu’il est courageux comme moi, qu’il a la capacité de réfléchir parce qu’il a affronté le danger comme moi et qu’il a trouvé des solutions. Mais moi, jamais je ferai de business avec un autre « avent' », sauf si celui-ci est vraiment un ami. Je me méfie de lui parce qu’il a trop vécu le danger, trop affronté de situations difficiles et qu’il sait comment les contourner. Et puis je ne tiens pas à maintenir le contact parce que je ne veux pas qu’il puisse dire ce passé qu’on a vécu ensemble. Moi, je veux effacer mon passé, je veux que personne ne sache que j’ai traversé la mer sur une calebasse, moi qui sais pas nager. Non, c’est fini je veux tirer un trait, je dis que je suis venu en avion et je passe à autre chose. Personne ne saura ce que tu as enduré, surtout pas la famille au pays qui ne sait pas que l’argent que tu leur envoies c’est l’argent de l’allocation. Je commence une nouvelle vie ici, j’ai plein de projets et si au départ je voulais aller en France, j’en ai plus envie et je pense que je vais rester ici en Espagne. Je me sens à l’aise ici. Bien sûr c’est pas facile au début, c’est pas facile…  Il faut se faire respecter parce qu’on te considère pas. Mais le respect… ça s’arrache. Tu dois t’affirmer partout, dans le foyer, dans les cours de formation, dans les bus, dans les boites, partout. Il faut qu’on nous prenne à notre juste valeur et alors après seulement après on s’intéresse à toi et toi tu peux t’intéresser à eux. »
(avril 2006)

A entendre Charlie, il semble que le lien qui était « serré » sur le passage, tenu ensemble et tendu par cet objectif commun est toujours là mais qu’il est comme dé-lié, dé-serré, inutile. Sur cette rive, dans cette Europe tant désirée, le lien qui unissait les membres de la communauté d’itinérance a perdu de sa force mais sans être rompu, il reste en suspens. D’autres liens sont à tisser pour le temps présent. S’il dit vouloir oublier son passé c’est pour tisser de nouveaux liens et pour ce faire, il met en œuvre à tout instant ses capacités d’homme sage (wise) qu’il a acquises, conquises ou aiguisées en transmigration. Dans le contexte économique d’une Andalousie en pleine croissance et qui absorbe avec avidité la main d’œuvre qui se présente, il sait qu’il ne doit compter que sur lui, sur sa seule vigilance et sur son attitude proactive à saisir les opportunités qui lui permettront de réaliser ce pour quoi il est venu. Cette impatience, ce désir de voir enfin une chance de réaliser son projet migratoire l'ont incité à apprendre la langue en côtoyant des hispanophones lors de son séjour en Mauritanie et lui ont permis de sauter les étapes et de bénéficier d’une formation dans un secteur d’informatique. Il se dit sûr de trouver rapidement un emploi. Il minimise l’importance des vexations, les préférences accordées à d’autres demandeurs d’asile aux affinités linguistiques plus évidentes, les manifestations plus ou moins exprimées de xénophobie rencontrées dans le quotidien où la froideur de ses nouveaux voisins le repousse dans l’ombre. Lui veut sortir de l’ombre et cherche à s’ajuster à ce monde nouveau en absorbant avec enthousiasme tout ce que celui-ci peut lui apporter (formation, protection sociale, rencontres, nouveauté). Il arrive à imposer le respect autour de lui car il se sent à pied d’égalité avec cette nouvelle société.

Charlie serait-il devenu sans s’en rendre compte le membre d’une diaspora « flottante » dont les membres n’ont « ni la conscience ni la volonté de maintenir des liens entre eux, du moins pour l’instant… des membres qui ne ressentiraient aucune solidarité avec les autres migrants et qui ne se constituent pas en tant que diasporas » comme le suggère « une certaine littérature scientifique » récusée par C. Bordes-Benanyoun et D. Schnapper  (2006) ? Est- il devenu sans le savoir le citoyen d’une « société post-nationale » et membre d’une communauté internationale qui contribuera à l’effondrement prochain des Etats nations en déshérence ? Est-il devenu étranger à lui-même comme le suggère l’analyse de la « personnalité » que fait Park (1928) de cet homme marginal torturé par une « intense réflexivité, en crise permanente, souffrant d’une grande instabilité spirituelle, d’un sentiment d’intranquillité (restlessness)et de malaise » ?

Charlie ne semble pas être cet homme marginal dont le « self » serait écartelé entre son « old self » regrettant un passé chaleureux perdu et son « new self » déplorant la froideur que lui réserve la société d’accueil craignant que cette double appartenance culturelle ne menace les promesses de l’assimilation). Lui et les transmigrant-e-s que nous avons rencontré-e-s utilisent leur capacité réflexive pour problématiser les relations interethniques, réfléchir sur les conséquences de la multi-appartenance, renforcer leurs certitudes profondes et décider de la nature de leurs engagements et de leurs désengagements successifs. Leur sentiment d'être en adéquation au monde ne les rend pas étrangers à eux-mêmes mais au contraire plus conscients. Dans les actes qu’ils ou elles ont à poser au jour le jour et dans les situations de contrainte, ils ne vivent pas la discrimination comme un exil, comme le dit Stonequist, mais comme une manière de devenir plus ouvert, plus tolérant, plus humain.

Néanmoins, s’ils disent vouloir oublier le passé, ces hommes et ces femmes sont les seuls à connaître les coûts de cette transmigration qui dure ou a duré trop longtemps :
-coût de la perte de précieuses années axées obsessionnellement sur le passage et qui ne permettent pas pour autant une insertion économique réelle - comme pour les membres des diasporas décrites par Ma Mung (2003) dans les sociétés d’accueil - car ici les gains sont surtout utilisés dans un but de survie et/ou de passage et sont rarement suffisants pour être envoyés au pays ou réinvestis.
-coût financier et moral qui augmente le montant de la dette - sous quelque forme que celle-ci soit entendue - en proportion de la durée de la pérégrination.
-coût affectif enfin quand la durée excessive de la séparation rend hypothétique, improbable ou impossible le regroupement familial.
-Ils et elles sont les seuls à connaître le coût de l’individuation qui se fait d’une part au prix d’abandons, de refus, d’échecs, de ruptures et de déceptions multiples et d’autre part dans la continuité, dans leur capacité à entretenir, suspendre, distendre ou innover le lien social sans volonté de le rompre.

Considérés par les sociétés « d’accueil » comme des aventuriers, des faux demandeurs d’asile, des futurs fauteurs de trouble ou une main d’œuvre facilement exploitable, les transmigrants n’aspirent, eux, qu’à rentrer dans la norme, à être régularisés, à avoir des papiers, à pouvoir travailler de manière officielle, à pouvoir circuler à leur guise et rentrer au pays quand ils le souhaitent. Ils abandonnent volontiers leur appellation « d’aventurier-e » pour devenir des « enfants de l’Europe », des benguistes ou des mikilistes (terme dérivé de mokolo=monde en lingala). Ils se veulent devenir des citoyens du monde, d’un monde qui est celui de l’Europe et auquel ils ont choisi d’adhérer. Ayant tout fait pour y arriver, ils sont impatients, pressés de faire preuve de leurs capacités, de se former, de se spécialiser et de gagner leur vie car ils ont charge de famille et ont perdu assez de temps. Ils ne peuvent imaginer que le sentiment d’appartenance à cette Europe si longtemps désirée et qui exige la reconnaissance de leur affiliation leur soit un jour refusée, ignorée, rejetée ou déboutée. Ils ne peuvent imaginer que leur présence leur soit un jour reprochée.








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Littérature

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MELLAH F, Clandestin en Méditerranée Le cherche midi 2000
SEGHERS A, Transit, Autrement, 1995.


Filmographie

Courts métrages
En attendant le Bonheur A. Sissako 2003
La Blessure N.Klotz ; E Perceval ARTE 2005
Documentaires
L’Europe au pied du mur ; A.Girardot P.Baqué 2000
La citadelle-Europe , S. Lamorrée ; G de Maistre ARTE 2003
La traversée clandestine, G.Deniau ; Envoyé spécial Antenne 2 Sept 2004
A la vie, à la mort, 2M, Maroc 2004
The other Europe, TSR, mars 2006
Théâtre
Tombouctou 52 jours à dos de chameau de A.Ghazali 2004
Sitographie

 HYPERLINK "http://www.ecas.org" www.ecas.org
 HYPERLINK "http://www.gisti.org" www.gisti.org
 HYPERLINK "http://www.hrw.org" www.hrw.org
 HYPERLINK "http://www.migreurope.org" www.migreurope.org
 HYPERLINK "http://www.odysseus.org" www.odysseus.org
 HYPERLINK "http://www.tt.mtas.es" www.tt.mtas.es
 HYPERLINK "http://www.terra.rezo.net" www.terra.rezo.net
 HYPERLINK "http://www.cabiria.asso.fr" www.cabiria.asso.fr




Annexe 2


Tableaux, graphiques et cartes



p.43 Tableau 1 : Chronologie des systèmes de contrôle dans l’espace Schengen.
p.49 Tableau 2 : Les demandes d’asile en France de 1999 à 2005
p.50 Tableau 3 : Evolution du Taux d’accords pour les demandeurs d’asile en France 1999-2003
p.52 Graphiques 1 à 4 : Evolution des demandes d’asile accordées aux ressortissants de 4 pays
p.78 Graphique 5 : Evolution du nombre de migrants détenus par les autorités espagnoles, 1999-2005
p.78 Tableau 5 : Nombre d’interpellations suivies de détention entre 1995 et 2005
p.81 Carte 1 : Les routes des Canaries 2002-2005
p.85 Carte 2 : Le périple de l’Immortel
p.89 Graphique 6 : Saisonnalité des interpellations maritimes de migrants par les autorités espagnoles 1999-2005
p.98 Carte 3 : Itinéraires et principales étapes des transmigrant-e-s entre 1998 et 2002
p.180 Tableau 6 : Distribution par sexe des interpellations dans le Détroit de Gibraltar 2000-2002


Annexe 3


LOI N° 02-03 RELATIVE
A l'ENTREE ET AU SEJOUR DES ETRANGERS,
A L'EMIGRATION ET l'IMMIGRATION IRREGULIERES
Promulguée le 11 novembre 2003-
ROYAUME DU MAROC



CHAPITRE III : DE LA RECONDUITE A LA FRONTIERE

ARTICLE 21 : La reconduite à la frontière peut être ordonnée par l'administration, par décision motivée, dans les cas suivants :

1/ si l'étranger ne peut justifier être entré régulièrement sur le territoire marocain, à moins que sa situation n'ait été régularisée postérieurement à son entrée;
2/ si l'étranger s'est maintenu sur le territoire marocain au-delà de la durée de validité de son visa ou, s'il n'est pas soumis à l'obligation du visa, à l'expiration d'un délai de trois mois à compter de son entrée au territoire marocain, sans être titulaire d'une carte d'immatriculation régulièrement délivrée;
3/ si l'étranger, auquel la délivrance ou le renouvellement d'un titre de séjour a été refusé ou a été retiré, s'est maintenu sur le territoire marocain au delà du délai de 15 jours, suivant l’expiration du titre de séjour ;
4/ si l'étranger n'a pas demandé le renouvellement de son titre de séjour et s'est maintenu sur le territoire au delà du délai de 15 jours, suivant l'expiration du titre du séjour;
5/ si l'étranger a fait l'objet d'une condamnation par jugement définitif pour contrefaçon, falsification, établissement sous un autre nom que le sien ou défaut de titre de séjour;
6/ si le récépissé de la demande de carte d'immatriculation qui avait été délivré à l'étranger lui a été retiré.
7/ si l’étranger a fait l'objet d'un retrait de sa carte d'immatriculation ou de résidence, ou d'un refus de délivrance ou de renouvellement de l'une de ces deux cartes, dans les cas où ce retrait ou ce refus aient été prononcés, en application des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, en raison d'une menace à l'ordre public.

ARTICLE 22 : la décision de reconduite à la frontière peut, en raison de la gravité du comportement l'ayant motivé, et en tenant compte de la situation personnelle de l'intéressé, être accompagnée d'une décision d'interdiction du territoire, d'une durée maximale d'un an, à compter de l'exécution de la reconduite à la frontière.

La décision prononçant l'interdiction du territoire marocain constitue une décision distincte de celle de reconduite à la frontière. Elle est motivée et ne peut intervenir qu'après que l'intéressé ait présenté ses observations. Elle comporte de plein droit reconduit à la frontière de l'étranger concerné.

ARTICLE 23 : L'étranger, qui fait l'objet d'une décision de reconduite à la frontière, peut, dans les quarante huit heures suivant la notification, demander l'annulation de cette décision au président du tribunal administratif, en sa qualité de juge des référés.

Le président ou son délégué statue dans un délai de 4 jours francs à compter de la saisine. Il peut se transporter au siège de l'instance judiciaire la plus proche du lieu où se trouve l'étranger, si celui-ci est retenu en application de l'article 34 de la présente loi.

L'étranger peut demander au président du tribunal administratif ou à son délégué le concours d'un interprète et la communication du dossier, contenant les pièces sur la base desquelles la décision attaquée a été prise.

L'étranger est assisté de son avocat s'il en a un. Il peut demander au président ou à son délégué la désignation d'office d'un avocat.

ARTICLE 24 : Les dispositions de l'article 34 de la présente loi peuvent être appliquées dès l'intervention de la décision de reconduite à la frontière. Cette décision ne peut être exécutée avant l'expiration d'un délai de quarante huit heures suivant sa notification ou, si le président du tribunal administratif est saisi, avant qu'il n'ai statué.

Si la décision de reconduite à la frontière est annulée, il est immédiatement mis fin aux mesures de surveillance prévues à l'article 34 ci-dessous, et l'étranger est muni d'une autorisation provisoire de séjour jusqu'à ce qu'une décision relative à sa situation soit de nouveau prononcée par l’administration.

Le jugement du président du tribunal administratif est susceptible d'appel devant la chambre administrative de la Cour Suprême dans un délai d'un mois à compter de la date de notification. Cet appel n'est pas suspensif.

Dès notification de la décision de reconduite à la frontière, l'étranger est immédiatement mis en mesure d'avertir un avocat, le consulat de son pays ou une personne de son choix.

CHAPITRE IV : DE L'EXPULSION

ARTICLE 25 : L'expulsion peut être prononcée par l'administration si la présence d'un étranger sur le territoire marocain constitue une menace grave pour l'ordre public sous réserve des dispositions de l’article 26 ci-dessous.
La décision d'expulsion peut à tout moment être abrogée ou rapportée.

ARTICLE 26 : Ne peuvent faire l'objet d'une décision d'expulsion :

l'étranger qui justifie par tous moyens résider au Maroc habituellement depuis qu'il a atteint au plus l'âge de six ans;
l'étranger qui justifie par tous moyens résider au Maroc habituellement depuis plus de quinze ans;
l'étranger qui réside régulièrement sur le territoire marocain depuis plus de dix ans, sauf s'il a été étudiant pendant toute cette période;
l'étranger, marié depuis au moins un an, avec un conjoint marocain;
l'étranger qui est père ou mère d'un enfant marocain résidant au Maroc, qui a acquis la nationalité marocaine par le bienfait de la loi, en application des dispositions de l'article 9 du dahir n° 1.58.250 du 21 Safar 1378 (6 septembre 1958) portant code de la nationalité marocaine, à condition qu'il exerce effectivement la tutelle légale à l'égard de cet enfant et qu'il subvienne à ses besoins;
l'étranger résidant régulièrement au Maroc sous couvert de l'un des titres de séjour prévus par la présente loi ou les conventions internationales, qui n'a pas été condamné définitivement à une peine au moins égale à un an d'emprisonnement sans sursis.
la femme étrangère enceinte
l’étranger mineur.

Aucune durée n'est exigée pour l'expulsion si la condamnation a pour objet une infraction relative à une entreprise en relation avec le terrorisme, aux mœurs ou aux stupéfiants.

ARTICLE 27 : Lorsque l'expulsion constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l'Etat, ou pour la sécurité publique, elle peut être prononcée par dérogation à l'article 26, de la présente loi


CHAPITRE V : DISPOSITIONS COMMUNES A LA RECONDUITE
A LA FRONTIERE ET A L'EXPULSION

ARTICLE 28 : La décision prononçant l'expulsion d'un étranger peut être exécutée d'office par l'administration. Il en est de même de la décision de reconduite à la frontière, qui n'a pas été contestée devant le président du tribunal administratif ou son délégué en sa qualité de juge des référés, dans le délai prévu à l'article 23 de la présente loi, ou qui n'a pas fait l'objet d'une annulation en première instance ou en appel, dans les conditions fixées au même article.

ARTICLE 29 : L'étranger qui fait l'objet d'une décision d'expulsion ou qui doit être reconduit à la frontière, est éloigné :

à destination du pays dont il a la nationalité, sauf si le statut de réfugié lui a été reconnu, ou s'il n'a pas encore été statué sur sa demande d'asile;
à destination du pays qui lui a délivré un document de voyage en cours de validité;
à destination d'un autre pays, dans lequel il est légalement admissible.
Aucune femme étrangère enceinte et aucun mineur étranger ne peuvent être éloignés.
Un étranger ne peut être éloigné à destination d'un pays s'il établit que sa vie ou sa liberté y sont menacées ou qu'il y est exposé à des traitements inhumains, cruels ou dégradants.

ARTICLE 30 : La décision fixant le pays de renvoi constitue une décision distincte de la mesure d'éloignement elle-même.

Le recours contre cette décision n'a pas d’effet suspensif dans les conditions prévues à l'article 24 si l’intéressé n’a pas formé le recours prévu à l’article 28 ci-dessus contre la décision d’expulsion ou de reconduite prononcée à son encontre.

ARTICLE 31 : l'étranger qui fait l'objet d'une décision d'expulsion, ou qui doit être reconduit à la frontière et qui justifie être dans l'impossibilité de quitter le territoire marocain en établissant qu'il ne peut regagner son pays d'origine ou se rendre dans un autre pays, pour les raisons indiquées au dernier alinéa de l'article 29, peut, par dérogation à l'article 34 ci-dessous, être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés par l'administration. Il doit se présenter périodiquement aux services de Police ou à ceux de la Gendarmerie Royale.

La même mesure peut, en cas de nécessité urgente, être appliquée aux étrangers qui font l'objet d'une proposition d'expulsion émanant de l’administration. Dans ce cas, la mesure ne peut excéder un mois.

La décision est prise, en cas d'expulsion, par l’administration.

ARTICLE 32 : Il ne peut être fait droit à une demande de relèvement d'une interdiction du territoire ou d'abrogation d'une décision d'expulsion ou de reconduite à la frontière, présentée après l'expiration du délai de recours administratif, que si le ressortissant étranger réside hors du Maroc. Toutefois, cette disposition ne s'applique par pendant la période où le ressortissant étranger subit au Maroc une peine privative de liberté ou fait l'objet d'une décision d'assignation à résidence prise en application de l'article 31.

ARTICLE 33 : L'étranger qui a fait l'objet d'une mesure administrative de reconduite à la frontière et qui saisit le tribunal administratif, en sa qualité de juge des référés, peut assortir son recours d'une demande de sursis à exécution.



ARTICLE 34 : Peut être maintenu, s'il y a nécessité absolue, par décision écrite et motivée de l'administration, dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire, pendant le temps strictement nécessaire à son départ, l'étranger qui :

n'est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l'autorisation d'entrer sur le territoire marocain :

faisant l'objet d'une décision d'expulsion, ne peut quitter immédiatement le territoire marocain :

devant être reconduit à la frontière et qui ne peut quitter immédiatement le territoire marocain.

L'étranger est immédiatement informé de ses droits, par l'intermédiaire d'un interprète, le cas échéant.

Le procureur du Roi est immédiatement informé.
Les sièges des locaux visés au présent article et les modalités de leur fonctionnement et de leur organisation sont fixés par voie réglementaire.

ARTICLE 35 : Quand un délai de vingt quatre heures s'est écoulé depuis la décision de maintien, le président du tribunal de première instance ou son délégué est saisi. Il lui appartient de statuer par ordonnance, en présence du représentant du Ministère Public, après audition du représentant de l'administration, si celui-ci dûment convoqué est présent, de l'intéressé en présence de son avocat, s'il en a un, ou ledit avocat dûment averti, sur une ou plusieurs des mesures de surveillance et de contrôle nécessaires au départ de l'intéressé.
Les mesures visées sont :

la prolongation du maintien dans les locaux visés au premier alinéa de l’article 34 ci-dessus ;
l'assignation à résidence après remise aux services de police ou de la gendarmerie royale du passeport et de tous documents justificatifs de l'identité. Un récépissé valant justification de l'identité et sur lequel est portée la mention de la mesure d'éloignement en instance d'exécution, est délivré à l'intéressé.

L'ordonnance de prolongation du maintien court à compter de l'expiration du délai de vingt quatre heures, fixé au premier alinéa ci-dessus.
L'application de ces mesures prend fin au plus tard à l'expiration d'un délai de 15 jours, à compter de l'ordonnance mentionnée ci-dessus.

Ce délai peut être prorogé d'une durée maximale de 10 jours par ordonnance du président du tribunal de première instance ou du magistrat délégué, en sa qualité de juge des référés, et dans les formes indiquées ci-dessus, en cas d'urgence absolue ou de menaces d'une particulièrement gravité pour l'ordre public. Il peut l'être aussi lorsque l'étranger n'a pas présenté à l'autorité administrative compétente de documents de voyage permettant l'exécution des mesures prévues au 1er et 2ème alinéa du présent article et que des éléments de fait montrent que ce délai supplémentaire est de nature à permettre l'obtention de ce document.

Lesdites ordonnances sont susceptibles d'appel devant le premier président de la cour d'appel, ou son délégué, qui est saisi sans formes et doit statuer, le délai courant à compter de sa saisine, dans les quarante huit heures.

Outre l'intéressé et le ministère public, le droit d'appel appartient au wali et au gouverneur. Ce recours n'est pas suspensif.

Il est tenu dans tous les locaux, recevant des personnes maintenues au titre de l'article 34 et du présent article, un registre mentionnant l'état civil de ces personnes ainsi que les conditions de leur maintien. Elles font l'objet de toutes mesures et opérations permettant leur identification.

ARTICLE 36 : Pendant toute la durée du maintien de l’étranger, le procureur du Roi est tenu de se transporter sur les lieux, vérifier les conditions du maintien et se faire communiquer le registre prévu au dernier alinéa de l'article 35 ci-dessus.

Pendant cette même période, l'intéressé peut demander l'assistance d'un interprète, d'un médecin ou d'un avocat, et peut, s'il le désire, communiquer avec le consulat de son pays ou avec une personne de son choix, il en est informé au moment de la notification de la décision de maintien. Mention est faite sur le registre, prévu ci-dessus, émargé par l'intéressé.

ARTICLE 38 : L'étranger qui arrive au territoire marocain, par voie maritime ou aérienne, et qui n'est pas autorisé à y entrer, ou demande son admission au titre de l'asile, peut être maintenu dans la zone d'attente du port ou de l'aéroport pendant le temps strictement nécessaire à son départ ou à l'examen tendant à déterminer si sa demande n'est pas manifestement infondée.

La zone d'attente est délimitée par l'administration. Elle s'étend des points d'embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles de personnes. Elle peut inclure, sur l'emprise du port ou de l'aéroport, un ou plusieurs lieux d'hébergement assurant aux étrangers concernés les prestations nécessaires.

Le maintien en zone d'attente est prononcé pour une durée qui ne peut excéder quarante huit heures par une décision écrite et motivée de l'administration. Cette décision est inscrite sur un registre mentionnant l'état civil de l'intéressé ainsi que la date et l'heure de la notification de la décision de maintien. Elle est portée sans délai à la connaissance du Procureur du Roi. Elle peut être renouvelée dans les mêmes conditions et pour la même durée.

L'étranger est libre de quitter à tout moment la zone d'attente pour toute destination située hors du Maroc. Il peut demander l'assistance d'un interprète et d'un médecin et communiquer avec un avocat ou toute personne de son choix.

Le maintien en zone d'attente au-delà de quatre jours, à compter de la décision initiale, peut être autorisé par le président du tribunal de première instance ou un magistrat du siège délégué par lui, en sa qualité de juge des référés, pour une durée qui ne peut être supérieure à huit jours. L'autorité administrative expose dans sa saisine les raisons pour lesquelles l'étranger n'a pu être rapatrié ou, s'il a demandé l'asile, il n'a pu être admis, et le délai nécessaire pour assurer son départ de la zone d'attente. le président du tribunal ou son délégué statue après audition de l'intéressé, en présence de son avocat s'il en a un, ou celui-ci dûment averti. L'étranger peut également demander au président ou à son délégué le concours d'un interprète et la communication de son dossier.

L'ordonnance rendue par le président ou son délégué est susceptible d'appel sans formes devant le premier président de la Cour d'Appel ou son délégué. Celui-ci doit statuer dans les quarante-huit heures de sa saisine. Le droit d'appel appartient à l'intéressé, au ministère public et au représentant de l'autorité administrative locale. L'appel n'est pas suspensif.

A titre exceptionnel, le maintien en zone d'attente au delà de douze jours peut être renouvelé, dans les conditions prévues au 5ème alinéa du présent article, par le président du tribunal de première instance ou son délégué, pour une durée qu'il détermine et qui ne peut être supérieure à huit jours.

Pendant toute la durée du maintien en zone d'attente, l'étranger dispose des droits qui lui sont reconnus au présent article. Le procureur du Roi ainsi que le président du tribunal de première instance ou son délégué, peuvent se rendre sur place pour vérifier les conditions de ce maintien et se faire communiquer le registre mentionné au 3ème alinéa du présent article.
Si le maintien en zone d'attente n'est pas prolongé au terme du délai fixé par la dernière décision de maintien, l'étranger est autorisé à entrer sur le territoire marocain sous couvert d'un visa de régularisation de huit jours. Il devra avoir quitté le territoire marocain à l'expiration de ce délai, sauf s'il obtient une autorisation provisoire de séjour ou un récépissé de demande de carte d'immatriculation.
Les dispositions du présent article s'appliquent également à l'étranger qui se trouve en transit dans un port ou un aéroport si l'entreprise de transport qui devait l'acheminer dans le pays de destination ultérieure refuse de l'embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé de l'embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé l'entrée et l'ont renvoyé au Maroc.
 L.Chazee a identifié 132 “groupes ethniques” résidant au Laos in “The peoples of Laos Rural and ethnic diversities” White Lotus 1999
 L’histoire fait remonter l’origine de ce peuple aux confins de la Sibérie qu’ils ont quitté pour une longue pérégrination vers le sud de la Chine. Ils se sont sédentarisés au Yunnan pendant plusieurs siècles jusqu’à l’instauration du régime maoïste qui les a poussé à se réfugier dans les montagnes du Laos dans les années 50 puis en Thaïlande en 1978 où je les ai rencontré. Nombreux d’entre eux ont ensuite émigré au début des années 80 en France, en Guyane ou en Californie.
 L’Office International des Migrations estime à 175 millions (environ 3% de la population mondiale) le nombre de migrants résidant hors de leur pays de naissance. In Meeting the challenges of migration UNFPA Rapport 2004
 La population d’étrangers est composée de 6 millions d’ extra-communautaires et de 13 millions de communautaires
 IOM World migrations 2003. Managing Migration. Challenges and responses for people on the move. Vol 2. Geneva
 Le terme de sans-papiers s’est imposé en France en 1996 à la suite de l’occupation de l’église St Bernard par des personnes en situation irrégulière qui estimaient avoir droit au titre de séjour. Le terme qui n’existe pas en droit fait exister ces personnes qui n’ont pas de statut légal et qui réclament l’accès au droit d’avoir des droits.
 Mot qui signifie littéralement « brûleurs de route » et désigne ceux qui tentent la traversée en Europe en pateras qu’ils soient originaires du Maghreb ou de l’Afrique sub-saharienne
 En 1975, le BIT a défini le phénomène de la situation irrégulière qui est «  une situation dans laquelle se trouve un migrant au cours de son voyage, à son arrivée ou durant son séjour dans un pays et qui se trouve dans des conditions contrevenant aux instructions ou accords internationaux, multinationaux ou bilatéraux pertinents ou à la législation nationale. »
 Le terme d’émigrant est lié aux grandes persécutions étatiques du 20ème siècle et à la capacité des Etats-nations à fabriquer des réfugiés apatrides et en errance.
 Le terme a été forgé au 19ème par les puissances industrielles qui ont fait appel à une main-d’œuvre dont elles avaient besoin.
 En lingala, langue bantoue parlée sur les rives du fleuve Congo et majoritaire à Kinshasa, le terme « ba clando » désigne le clandestin sans documents par opposition au « batou ya ba doc » qui désigne celui qui est arrivé par avion avec un passeport en règle
 Durkheim,E , De la division du travail social (1893) pp 98-101
 Selon des conventions communément admises, l’Afrique sub-saharienne est constituée de personnes originaires d’Afrique Centrale et d’Afrique de l’Ouest, convention qui exclue l’Afrique du Nord, l’Afrique de l’Est et l’Afrique du Sud.
 l’auto-nomie vue par Descartes fait de l’individu un sujet en relation avec les autres qui se donne lui-même ses lois , qui en fait un individu auteur de ses activités
 selon la conception de Leibniz qui voit en l’individu une monade , sujet auto-suffisant mais hétéronome car obéissant à la Loi divine
 à l’exception du Royaume-Uni et de l’Irlande
 Le Conseil de l’Union Européenne prend la plupart de ses décisions à la majorité qualifiée chaque Etat disposant d’un nombre de voix fixé. Elle est à partir du 30.04.04 fixée à 232 voix sur 321quand la décision relève de la Commission et de deux tiers des membres dans les autres cas.
 Il a voté la création d’un Fond Européen pour les Réfugiés crée en 2000 ayant pour objectif la prise en charge des « réfugiés »
 Les 10 nouveaux Etats membres tout comme le Royaume Uni et l’Irlande ne font pas partie de l’Espace Schengen et les contrôles aux frontières demeurent entre anciens et nouveaux membres ainsi que les restrictions dans la liberté de travailler de la part de pays comme la France.
 Lorsque le demandeur a séjourné « au moins cinq mois » sur son territoire avant l’introduction de sa demande.
 Phrase prononcée à l’Université de la Baule le 04.09.05
 Lire Bienvenue en France : 6 mois d’enquête clandestine dans la zone d’attente de Roissy L’Harmattan 2004. Voir aussi le film « La Blessure » de N. Klotz sorti en 2005
 Forum réfugiés  2004 opus cité
 Les deux autres tiers des demandes émanent principalement d’Europe (17 859) et d’Asie (11 514) et d’Amériques (1761).
 Rappelons que la population totale des personnes réfugiées en Afrique (enregistrées auprès du HCR) s’élevait fin 2003 à 2 863 400 personnes.

 La délocalisation de l’asile des centres fermés en dehors de l’espace shcengen a rencontré une forte résistance de la part des associations de défense des droits de l’homme tels que Forum Réfugiés , le comité de défense du droit d ’asile CFDA, etc..
 L’objectif avoué du Ministère de l’intérieur est d’atteindre le chiffre de 20 000 reconduites au cours de l’année 2005 ce qui représentent environ 10% des déboutés du droit d’asile
 Le Livre vert de la Commission Européenne 2005
 Les démographes arguent qu’une immigration de peuplement ne serait pas la solution au déficit démographique d’une Europe vieillissante car les immigrés adoptent rapidement le mode de vie du pays dans lequel ils s’installent. La France qui a l’un des taux de fécondité les plus élevés de l’Union (1,9 enfant par femme) ce qui assure presque le renouvellement des générations estime ses « besoins » en main d’œuvre moins importants. Cependant un rapport du Conseil Economique et Social en 2003 recommandait l’entrée annuelle de 10 000 étrangers ainsi que la régularisation de tous les clandestins en sus des 100 000 personnes qui bénéficient chaque année de la politique du regroupement familial.

 entre 1815 et 1914 près de 50 millions d’Européens (dont 11 millions d’Italiens) ont quitté leur pays pour des raisons liées à la famine, aux problèmes politiques ou à l’accroissement démographique.
 R. Montagne, géographe du Maghreb en a inventé le concept en 1954
Communication de la Commission : politique européenne COM
 La décision fixant le pays de renvoi constitue une décision distincte de la mesure d’éloignement elle-même (art 30). L’étranger qui justifie qu’il ne peut regagner son pays ou se rendre dans un autre pays peut être astreint à résider dans les lieux qui lui sont fixés par l’autorité compétente. Il devra se présenter périodiquement aux services de police.
 K.Mansouri Les instruments arabes relatifs à la protection des réfugiés et des personnes déplacées in Libération du 7.08.01
 En 2001 le Maroc accueillait officiellement 17 000 étudiants
 A l’issue de ce conflit, les autorités construisent rapidement le camp de Calamocarro situé en dehors de la ville dans la localité de Bensou. Ce camp de fortune géré par la Croix Rouge espagnole était censé accueillir 150 personnes mais fut rapidement saturé.
 Le Sahara occidental a été partagé entre le Maroc et la Mauritanie au cours de l’accord tripartite de Madrid de 1976
 Le POLISARIO ou Front populaire de Libération de la Saguia el Hamra et du RIO de Oro  a été créé en 1973. Soutenu par l’Algérie, il a instauré la République autonome du Sahara Démocratique (RASD) en 1976 qui est reconnu par l’OUA et contesté par le Maroc.
 La largeur du Détroit de Gibraltar en ses extrémités les plus resserrées est de 14 Km, la distance de la côte marocaine à l’île la plus proche des Canaries est d’environ 90 Km et la distance entre Nouadhibou et les Canaries d’environ 900 Km.
50. La mise en place du SIVE Système Intégré de Vigilance Extérieure (2002-2008) comprend l’installation de 25 tours de contrôle le long de la côte andalouse qui permettent le repérage de toutes les pateras s’engageant dans le Détroit. Le coût de l’opération serait de 260 millions d’euros. Voir le rapport de Mehdi Lahlou sur « Les migrations irrégulières entre le Maghreb et l’Union Européenne : évolutions récentes » CARIM 20005/03
 Voir l’article « Le front du désert, des camps européens de réfugiés en Afrique du Nord » qui relate l’achat par l’Italie en octobre 2004 de drones à la Compagnie californienne General Atomic Aeronautical Systems pour la somme de 48 millions de dollars. www fft-berlin frontdudésert

 « Nouadhibou, chef-lieu de l’émigration sauvage » de J.P Tuquoi Le Monde du 23 mars 2006

Le nombre de victimes enregistrées est selon le rapport de MSF Espagne d’environ 7000 personnes pour la période 1995-2005. Ce nombre ne fait pas de discriminations entre les Marocains et les Sub-sahariens et ne comprend pas le nombre de personnes qui meurent pendant la traversée du Sahara ni de femmes qui meurent d’avortements ou de VIH non soignés.
 En août 2004 près de 500 personnes avaient tenté le passage et 300 personnes en septembre 2005 mais une dizaine seulement était passée.
 Les accords de Malaga - signés en 1992 qui ne concernaient que les Marocains ont été réactivés sous la pression de l’Espagne.
 La CIMADE et l’AFVIC dénoncent vigoureusement les pratiques d’enfermement des étrangers dans des camps militaires et le refoulement des réfugiés vers des territoires où leur vie ou leur liberté sont menacées, ce qui est contraire à l’article 33 de la Convention de Genève.
 Le GISTI dans son appel collectif appelle à manifester contre le « harcèlement » exercé par le Maroc à l’encontre des migrants. Dans un entretien accordé à Aujourd’hui le Maroc du 11 oct 05, le Pr Belguendouz dénonce la politique imposée par l’Union Européenne .
 Les données ont été analysées avec la méthode EPI info 2000
 L’association CARITAS a ouvert au Maroc en avril 1997 un service d’aide destiné aux ressortissants originaires de pays d’Afrique noire en conflit. Elle a accueilli en majorité de jeunes Congolais (RDC et Rép. Du Congo) puis s’est ouverte aux autres nationalités.
 En 2001, environ 2,5 millions de ressortissants sub-sahariens travaillaient en Libye. Les Nigériens, Maliens sont souvent des travailleurs saisonniers qui franchissent régulièrement la frontière
 Tous les Nigérians rencontrés parlaient parfaitement anglais et avaient suivis des études secondaires ou supérieures
 CEDEAO Communauté Economique Des Etats d’Afrique Occidentale comprend 16 pays
 La frontière de zough baghal est fermée depuis le mois d’août 1994 à la suite d’un attentat terroriste à Marrakech qui a causé un incident diplomatique entre le Maroc et l’Algérie
 Mamiwata est vénérée pour avoir protégé et sauvé en route les captifs africains menés en esclavage. Au Brésil elle prend le nom de Yemoya ou Iemanjá. La légende raconte qu’elle a fui la capitale mythique de Ifé (Nigeria) et a nagé vers l’ouest. Elle est aujourd’hui la déesse la plus populaire au Brésil et à Cuba, déesse maritime, au caractère tumultueux et apaisant, destructeur et protecteur, sensuelle et maternelle.
 Au Maroc, la banque américaine Western Union dont la publicité incite à envoyer du « cash in a flash » permet d’effectuer en temps réel des transferts d’argent discrets, rapides et en toute légalité.
 Dans le Détroit de Gibraltar la distance la plus proche entre la côte marocaine et la côte espagnole est de 14 Km
 Simon Kimbangua (1887-1951) a été arrêté en 1921 par l’administration belge pour ses idées dites subversives et mis en prison où il mourra trente ans plus tard. Il avait annoncé qu’au temps fixé par le Seigneur, les blancs deviendront des noirs et des noirs deviendront des blancs mais que malgré les persécutions , obligation était faite aux croyants de ne pas les haïr car cela était contraire à l’Evangile.
 William Marrion Branham a exercé son ministère de 1933 à 1965 aux Etats-Unis. Il dénonce les « faux oints » qui sont de faux prophètes et récuse la judéité du Christ car il est né de la Vierge Marie.
 Nous avons travaillé ici avec des personnes originaires de Kinshasa parlant le lingala , langue de la famille bantoue devenue l’une des 4 langues nationales de RDC et qui est parlée le long du fleuve
 En bassa « bengue » signifie Europe
 14 personnes ont été abattues par des tirs des agents de l’autorité marocaine lors d’une tentative massive de passage des frontières qui séparent le territoire marocain des enclaves espagnoles
 Au Maroc tous les cybercafés offrent la possibilité de se connecter sur skype ou Yahoo messenger au prix de  7DH (0,70 cts Euros) de l’heure.
 Tout ressortissant d’un pays agréé par le gouvernement américain et qui présente les qualifications requises peut s’inscrire à la loterie organisée chaque année par le pays et qui offre au gagnant une carte verte lui permettant de résider et de travailler aux USA. 10 millions de personnes jouent à la loterie chaque année et 50 000 d’entre elles se voient attribuer la carte verte.
 La compagnie Western Union a été fondée en 1851 dans l’objectif de construire la première ligne de télégraphe rejoignant la côte est des Etats-Unis à la côte ouest. Elle s’est spécialisée en 1871 dans le transfert monétaire à l’intérieur du pays. A partir de 1989 elle s’est ouverte à l’international et a crée en 1993 « Dinero in minutos » destiné aux transferts d’argent avec le Mexique. En 15 ans, la compagnie s’est imposée sur le marché mondial et en 2005, plus de 225 000 agences sont présentes dans 195 pays. Plus les envois sont minimes, plus les commissions sont élevées : pour exemple en 2005, pour un envoi de 50 euros au Maroc il faut débourser 10,50 euros de frais.
 Dès la colonisation, la province du sud, le Pool a été favorisée par les Français (constructions d’écoles, hôpitaux, routes.) En 1992, Lissouba est vainqueur des élections qui l’opposent au président sortant Denis Sassou Nguessou qui reprendra le pouvoir en 1997.
 Une enquête de mortalité rétrospective réalisée par MSF dans la région du Pool montre que 736 personnes sont mortes de novembre 1999 à Janvier 2000. La prévalence de la malnutrition aiguë sévère a augmenté de 40%. La guerre civile de 1997 aurait fait environ 10 000 morts.
 Au Maroc, la visite du Pape Jean-Paul II en 1984 invité par le Roi Hassan II a défini officiellement le statut de l’église catholique et le mandat de son clergé. Celui-ci est libre d’exercer ses activités relatives au culte et à la bienfaisance de ses fidèles, de pratiquer l’enseignement religieux et de visiter les prisonniers de confession catholique [Bulletin Officiel ; 30.12.1983].
 Selon l’annuaire pontifical 2005, 13,2% des Africains sont de confession catholique. Leur nombre aurait augmenté de 4,5% en 2004 Par contre le nombre de séminaristes en Afrique est de 21 909, chiffre en baisse.
 Selon les autorités camerounaises sur les 296 jeunes partis à Rome, seulement 60 sont rentrés au pays.
 Voir l’article du Monde de Stephen Smith du 9 mai 2001
 Caritas Internationalis est une confédération d’organisations catholiques présentent dans 198 pays ou territoires et gérées par 154 membres. Les organisations membres se réunissent en conférences régionales ( au nombre de sept) qui ont la latitude de créer des organismes de coopération. Le siège de Caritas Internationalis se trouve à la Cité du Vatican .
 Les Caritas-Europe et Mona (Moyen Orient North Africa) interviennent dans les situations d’urgence (conflits armés,) de catastrophes humanitaires (épidémies, tremblements de terre, tsunami) ou dans les projets de développement dans les pays du Sud . En France le Secours catholique apporte une aide matérielle aux « orphelins de Sangatte » depuis la fermeture du centre en 2003.
 Elles sont financées non seulement par les dons privés mais aussi par le Ministère du Travail et des Affaires sociales, le Fonds social européen , et des associations de défense des droits de l’homme.
 Au Maroc, aucune structure institutionnelle nationale, ONG locale ou à but religieux n’est encore habilitée à agir en faveur des transmigrants d’origine sub-saharienne. Il existe une association marocaine l’ AFVIC d’aide aux familles des victimes de l’immigration clandestine qui intervient auprès des Marocains et des familles dont les enfants se sont noyés en traversant le Détroit de Gibraltar.
 Voir la Déclaration de Tétouan du 19 novembre 2005 réunissant associations des droits de l’homme des deux rives, syndicats, partis politiques et ONGs.
 Selon Bonvicini, les femmes ne pouvaient pas faire valoir leurs qualifications (artisanes, brodeuses) pendant les 5 premières années de leur séjour car elles étaient considérées comme dépendantes de leur conjoint.
 Dans un rapport disponible sur Internet, le Ministère du Travail et des Affaires sociales espagnol relevait qu’en 2000 , le nombre total de personnes interpellées d’origine sub-saharienne (hommes et femmes confondus) était de 3431.
 Rappelons que le prix d’un billet aller-retour par avion sur l’Europe à partir d’un pays d’Afrique sub-saharienne est environ de 600 euros.
 Gourcy, C (2005) dans « L’autonomie dans la migration : Réflexion autour d’une énigme » cite les travaux de M.Mauss , A.Gotman, ou B.Lahire
 Elle indique les sacs en plastique qui servent d’abri dans ce « camp » de fortune situé en Algérie à quelques Kms de la frontière avec le Maroc et dans lequel on reste parfois plusieurs mois afin de préparer la traversée sur l’Europe ou attendre l’argent envoyé par la familles .
 Au Maroc le taux de chômage est de 30% en milieu urbain dans la tranche d’age des 20-30 ans.
 Sur les 15 entretiens faits auprès des étudiantes aucune n’avait choisi de venir étudier au Maroc mais ce pays était leur 2ème choix après la France où elles n’avaient pas été acceptées.
 Je remercie vivement Saadia Abnaoo, sociologue, qui m’a aidée dans cette recherche sémantique.  
 En lingala , le mot viol n’existe pas, on dit que l’on ait  pris par force
 Ces violations des droits humains commencent à être dénoncées par des organisations des droits de l’homme locales (AMDH) ou des ONG internationales (Cimade, MSF)
 Ma traduction de l’expression anglaise debt bondage 

 Lire son manifeste : Genocide in Nigeria : The Ogoni Tragedy (1992) et son roman Lemona traduit en français et paru aux Editions Dapper en 2002
 Selon Rahola le développement de la prostitution en Italie a été favorisé par la fermeture des maisons closes dès 1958 et a ouvert la voie à la prostitution de rue qui était jusqu’alors essentiellement d’origine italienne. Progressivement la prostitution s’est exercée dans le privé (en appartements, maisons, clubs etc.…) et la rue a alors été laissée aux étrangères et aux travestis.
 L’enquête a été réalisée en 2000 auprès de 510 personnes dont 100 chefs de famille, 400 jeunes filles considérées « à risque » et 10 femmes « trafiquées » rentrées au pays.
 Le film de Scott Ridley « The black hawck down  » (La chute du faucon noir) a été tourné à Rabat employant les migrants en situation irrégulière comme figurants.
Selon le dictionnaire anglais   Oxford dictionary, un “fixer” est une personne à qui l’on fait appel pour  arranger une situation difficile ou malaisée de manière illégale ou déshonnête. On utilise aussi ce terme pour fixer la position d’un bateau ou d’un avion à l’aide d’un radar ou d’un compas. Nous le déclinons au féminin.
 Il existe plusieurs définitions du « groupe criminel organisé » données par la Convention de Vienne, Interpol ou l’Union Européenne qui s’accordent sur la notion de « groupes structurés de 3 personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre des infractions pénales dans un but de profit ou de pouvoir ».
 Le Maroc tout comme la Communauté Européenne n’ ont pas encore ratifié les protocoles relatifs à la traite des êtres humains et aux Migrants du 15 Novembre 2000.
 L’étymologie du mot étape vient de stapel qui signifie entrepôt en moyen néerlandais. Le petit Larousse 2004
 Bauman met sous le vocable de « touriste » `ÃÅÆÍÆ Ç È ì ü ý ãääæðññåñÖÇ¿µ Ç€ÇqeWMWAq6h¼u&5OJQJ\h¼u&CJOJQJaJh¼u&OJQJ^Jh¼u&CJOJQJ^JaJh¼u&CJOJQJaJh¼u&5CJ OJQJ\aJ h¼u&5CJOJQJ\aJ h¼u&5CJOJQJ\^JaJ(h¼u&5CJOJQJ\^JaJmHsHh¼u&OJQJ^Jh¼u&OJQJh¼u&5CJOJQJ\aJh¼u&5CJ(OJQJ\aJ(h¼u&CJ$OJQJaJ$h¼u&5CJ$OJQJ\aJ$`aby ÃÄÅÆÍî! ] ™ Æ Ç È ë ì í û ü ÷ïäÙÙÙÙÙÙïïïïïïïïïïïÙïÙÙÙ
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