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SHIP ? Cours n°2

II/ Les Etats-Unis, centre du monde libre (1947-1960) ? La politique du ... III/ La détente et leadership américain contesté dans le camp occidental ..... symbole de l'« impérialisme américain », orchestrait une entrée triomphale en France.




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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE
« Socio-histoire des idées politiques »
Cours de M. Weisbein

Section 1
Les libéralismes




Introduction :
Le Libéralisme : un cadrage général


Sommairement, le libéralisme se veut la « doctrine de la liberté », idée abstraite suffisamment forte pour agréger des réflexions et susciter un courant intellectuel apparemment homogène. On a ainsi pris l’habitude d’indexer le libéralisme aux œuvres de quelques brillantes individualités isolant un « panthéon libéral » (Kant, Locke, Adam Smith, Tocqueville, Constant, Guizot, etc.) ainsi qu’un ensemble incontournable de thèmes qui en fournissent la substance (la liberté, la primauté de l’individu sur le collectif, une certaine méfiance envers l’Etat, etc.). De même, on décline cette idéologie selon différents champs disciplinaires : libéralisme politique, libéralisme économique, libéralisme culturel, libéralisme social, etc. C’est d’ailleurs uniquement à cet aulne que l’on décline le libéralisme au pluriel. On souligne enfin que le libéralisme politique est la philosophie dominante du 19ème siècle et qu’elle constitue, aujourd’hui encore, la dernière idéologie.

Tout cela est, dans une certaine mesure, vrai. On peut donc faire dans une longue introduction une première lecture « générale » et stabilisée du libéralisme que l’on va mettre à la fois en majuscule et au singulier. Ce Libéralisme, entendu donc comme un objet en soi, achevé, cohérent et « pur » peut être présenté à la fois par son histoire (a) et par les thèmes transversaux qui le constituent (b).


L’histoire :


Le libéralisme ne peut être compris qu’à partir des conditions spécifiques de son histoire et de son développement. Si l’on devait faire ainsi une histoire globale du libéralisme, on pourrait ainsi isoler quatre grands moments.


Tout d’abord les racines profondes du libéralisme politique qui sont antérieures au 19ème siècle. Ici, le libéralisme lutte contre les théories absolutistes. Plus précisément, on peut relever deux matrices de sa constitution souterraine, l’une économique, l’autre relevant de la sphère des mentalités :
Du côté de l’économie, il faut citer l’essor du capitalisme commercial amorcé au 16è siècle ;
Et du côté des mentalités, il faut souligner le développement de l’esprit de tolérance, avec la philosophes des Lumières ou le protestantisme, à la fin du 18è concomitamment aux développements scientifiques : les principes fondamentaux qui commandent cette nouvelle idéologie sont le rejet du fanatisme religieux, l’exaltation de la tolérance, la confiance en l’observation et en l’expérience, l’examen critique de toutes les traditions…

Les deux racines, économique et intellectuelle, peuvent se renforcer comme le montre Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (référence 65). Selon lui, le capitalisme a pu se développer grâce à la Réforme protestante, du XVIème au XVIIIème siècle, qui l’a libéré de ses inquiétudes, de ses interdits, bref de sa mauvaise conscience. L’esprit puritain a constitué le terreau psychologique sur lequel a prospéré le capitalisme moderne. Le capitalisme n’est pas né d’une accumulation de capital ou d’une domination de classe (Marx) mais à partir d’une révolution du système de valeurs et d’une nouvelle éthique. Le capitalisme selon Weber n’est pas tant un simple système économique qu’une nouvelle forme de valeurs et de comportements : recherche du profit, professionnalisation, épargne, discipline, conscience professionnelle, etc. On ne définit plus le capitalisme de l’extérieur (comme un système : accumulation de l’argent et des produits) mais de l’intérieur (à partir des motivations et pratiques individuelles). Cette nouvelle morale a été apportée par l’éthique protestante (calvinisme, piétisme, méthodisme) et l’idéal de l’ascétisme protestant.


Le moment fondateur : les Révolutions américaines et françaises. La Révolution américaine de 1776 a placé au cœur du débat politique la question de l’individu en tant qu’il est autonome et libre : ainsi s’explique le prestige de la révolution américaine dans l’Europe lettrée du 18ème siècle puisque dans les années qui suivirent l’indépendance, une littérature pro-américaine envahit l’Europe. La Révolution française de 1789 est aussi l’autre moment fondateur du libéralisme politique. Il faudra donc comprendre l’avènement de l’épisode révolutionnaire et sa contribution à la stabilisation de la doctrine libérale. On peut dans cet esprit analyser les « origines culturelles de la Révolution française », selon le programme de Roger Chartier (référence 10).

Puis avec l’importance internationale que va prendre la Révolution française à travers son prestige (mais aussi l’impérialisme napoléonien), cette question de l’individu va s’étendre sur toute l’Europe, suscitant des entreprises d’adhésion mais également d’opposition (cf. section 2 sur les traditionalismes).


L’importance de la révolution industrielle (seconde moitié du 18è jusqu’à la fin du 3ème quart du 19è) constitue le 3ème moment. La Révolution industrielle signifie en effet un bouleversement en profondeur des modes de production et de consommation qui auront des conséquences sur les modes de pensée politique et sur les institutions : c’est en effet de la révolution industrielle que va émerger la doctrine politique qui va le plus contraindre le libéralisme à se modifier, à savoir le socialisme (cf. section 3).


Le XXè siècle, quatrième moment, est un siècle assez partagé pour le libéralisme : il subit tout d’abord la concurrence du socialisme et surtout du communisme (section 4) qui le place en position de relégation relative ; puis, avec le phénomène de globalisation et l’échec du communisme, il devient l’idéologie dominante au niveau mondial.


On voit donc que l’histoire multiséculaire du libéralisme est celle d’une marche en avant apparemment victorieuse. Or, comme on le verra plus tard dans le cours, cette dynamique est en trompe l’œil puisque les différentes étapes qui composent cette histoire du libéralisme renvoient en fait à des natures différentes de ce « libéralisme ». Michel Foucault a d’ailleurs souligné dans Naissance de la biopolitique (référence 26) le caractère hétérogène et discontinu du « libéralisme ».



Les thèmes :


Les idéologies politiques fonctionnent sur le canevas de la condensation de certains schèmes intellectuels : elles déploient tout un argumentaire autour d’idées simples. « Les principes fondamentaux par lesquels s’élaborent le discours forment une unité relativement simple, une structure matricielle qui forme en quelque sorte l’invariant des discours ». Si on synthétise les différents auteurs se revendiquant du libéralisme, on peut ainsi établir les points suivants : une certaine conception de l’homme, une certaine conception du social et une certaine conception du pouvoir politique.


L’uniformité statutaire de l’espèce humaine : tous les hommes ont la même dignité morale, la même vocation à la liberté ; cela témoigne d’une croyance dans l’individu et non dans les groupes : l’homme peut tendre de lui même vers le progrès moral.

Deux points méritent d’être soulignés au sujet de ce premier principe :

Tout d’abord, l’idée de droits naturels : l’homme a des droits du fait même qu’il est un être humain, indépendamment de sa position sociale, de son ethnie, de sa nationalité ou de toute conception du droit en vigueur dans telle ou telle société. Ainsi ces droits sont imprescriptibles et nul souverain ne peut les remettre en question.

Pour John Locke (1632-1704) par exemple, à l’état de nature (qui est soit une hypothèse de travail, un concept-limite ; ou bien qui est un moment historique : celui des Indiens d’Amérique et qu’il définit ainsi : « un état dans lequel les hommes se trouvent en tant qu'homme et non pas en tant que membre d'une société. », Traité du gouvernement civil, §14), les hommes sont libres de disposer de leur vie, de leur parole ou de leurs biens ; de même, ils sont égaux entre eux : rien dans l’ordre naturel n’autorise les uns à limiter la liberté des autres. L' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89galit%C3%A9_sociale" \o "Égalité sociale" égalité est une conséquence de cette  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Libert%C3%A9" \o "Liberté" liberté, car s'il n'existe aucun rapport naturel de sujétion personnelle, c'est par l'absence de distinction manifeste entre les hommes : tous ont les mêmes facultés. De même, l’ordre naturel sanctuarise trois types de droits fondamentaux détenus par chaque personne et que nul ne peut restreindre ou échanger : droit à la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Vie" \o "Vie" vie ; droit à la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Libert%C3%A9" \o "Liberté" liberté ; et droit à la jouissance de ses biens (propriété). « Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle, le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu'il fait sortir de l'état dans lequel la nature la laissée, et y joint quelque chose qui est sien. Par là, il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l'étant commun où la nature l'avait mise, son travail lui ajoute quelque chose, qui exclut le droit commun des autres hommes. » (§27) : la propriété des choses n'est donc pas seulement requise pour subsister ; la propriété est une extension de la propriété de la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Personne" \o "Personne" personne. En ce sens, la propriété des biens a le même caractère inviolable que la personne humaine. A l’état de nature, la société peut donc s’organiser harmonieusement. Il n’y a recours à la société politique que si et seulement si des conflits menacent cet ordonnancement naturel et la liberté (d’où l’apparition de l’Etat).

De même, le primat de la raison individuelle : l’homme est fondamentalement un être doué de raison et il peut prétendre atteindre par lui-même le vrai. Cette conception positive de l’homme rompt particulièrement avec l’anthropologie pessimiste du catholicisme selon laquelle l’homme est un être de péché, corrompu par le mal (cf. Adam et Eve).

La formule de Kant, « penser par soi même », constitue sans doute le plus explicitement l’idéal anthropologique du libéralisme : l’homme est en effet capable d’autonomie au sens premier (auto-nomos : instituer sa propre loi). C’est le sens de la fameuse « révolution copernicienne » de la pensée qui ouvre la Critique de la raison pure : le vrai « centre » de la connaissance est le sujet et non une réalité par rapport à laquelle nous serions passifs. Ce n'est donc plus l'objet qui oblige le sujet à se conformer à ses règles, c'est le sujet qui donne les siennes à l'objet pour le connaître. Cette révolution épistémologique débouche également sur une philosophie pratique à travers la notion d’impératif catégorique, sorte de commandement fait par la raison à l’agir humain : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps valoir comme principe d'une législation universelle ».

Locke définit de même ainsi la personne : « C'est, je pense, un être pensant et intelligent doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui provient uniquement de cette conscience (consciousness) qui est inséparable de la pensée, et qui lui est essentiel à ce qu'il me semble : car il est impossible à quelqu'un de percevoir sans aussi percevoir qu'il perçoit. » (Essai sur l'entendement humain, II, 27, 9).


La rationalité du social : Il existe des lois qui commandent l’évolution sociale, économique et politique et que la raison peut saisir (et non plus la révélation d’une parole divine). On peut donc appliquer les méthodes issues de la science (observation, expérimentation, établissement de lois) au matériau humain et social.

Cette idée remonte à Montesquieu dans L’esprit des lois (1748) : l’auteur y mène une approche sociologique de la législation et des institutions politiques de tous les pays en fonction de nombreux paramètres pour en tirer des lois : il s’agit pour lui de découvrir les lois scientifiques qui commandent les lois juridiques et politiques à partir de données sociales (institutions, économie, systèmes juridiques…) mais aussi extra-sociales (géographie, climats…). C’est une nouveauté absolue : vouloir saisir le juridique et le politique non pas en soi, comme des essences abstraites ou sous l’angle du débat de l’époque sur la nature du pouvoir politique (naturel ? contractuel ? d’origine divine ?) mais de façon contextualisée, en relation avec les aspects de la réalité sociale. Montesquieu consacre environ une trentaine de chapitres pour analyser ces variables, sans qu’aucune n’apparaisse surdéterminante par rapport aux autres.

La pensée de Jeremy Bentham (1748-1832) renvoie aussi à cette idée de rationalité du monde social ; il convient d’insister sur la dimension praxéologique de ses écrits : établir une véritable science de l’action politique et morale qui peut produire artificiellement les conditions d’un ordre social juste, l’utilitarisme. L’axiome de base est le suivant : les individus sont guidés par une arithmétique des passions et de l’utilité autour de deux principes, la peine et le plaisir. « La nature a placé l’humanité sous l’autorité de deux maîtres absolus : le plaisir et la douleur ». La quête du bonheur constitue le fondement du lien social ; le bonheur individuel est donc le vecteur de la prospérité générale. De même, la législation peut être fondée sur une science des mœurs qui se sert de l’outil mathématique pour quantifier les plaisirs et même les typologiser (il isole 14 sortes de plaisir et 12 sortes de peine). La science des mœurs et de la politique est fondée sur le principe de l’utilité. En découlent les mois « scientifiques » qui commandent les plaisirs et les peines. La société peut ainsi s’auto-réguler : la concordance finale des passions ne fait pas de doute mais à condition que les hommes soient instruits de ce que sont leur véritable intérêt (il n’y a pas d’hédonisme vulgaire)


Un nouvel équilibre entre Etat et société civile : Le moteur de la dynamique sociale réside dans l’individu et dans la société civile (d’où une confiance placée dans les associations). L’Etat restreint son rôle à la sûreté de chacun et ne doit pas intervenir dans le cours naturel des choses sociales. Il s’agit d’un pis-aller.

Pour Locke, il y a recours à la société politique si et seulement si des conflits menacent cet ordonnancement naturel (ce qui rend légitime l’apparition de l’Etat). Cet Etat est le pouvoir public qui réalise le droit naturel : on institue une société politique pour défendre les libertés naturelles. Les hommes de l'état de nature étant pour Locke des propriétaires, ils sont engagés dans des relations économiques ; ce point tend déjà à faire concevoir un  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat" \o "État" État qui se contenterait de garantir ce qui est acquis, sans qu'il intervienne dans la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9_%28sociologie%29" \o "Société (sociologie)" société. Le pouvoir politique n'est donc pas censé instituer l'ordre social par des  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi" \o "Loi" lois, mais il est au service de la société pour corriger les éléments qui tendraient à lui nuire. De même, les individus ont le droit de s’insurger contre cet Etat s’il contrevient aux droits naturels. Locke distingue trois cas où le droit de résistance s'applique : la trahison d'un magistrat (par exemple, l’exercice de la force en dehors du droit) ; quand un magistrat néglige sa fonction ; ou lorsqu’il y a des preuves d'un projet de trahison.

De même pour Bentham, la puissance publique ne peut s’exercer que si elle est utile, c’est-à-dire qu’elle se plie à la rationalité propre à la sphère civile. L’Etat n’a même pas à se fonder sur un quelconque contrat social mais par sa seule utilité.

On voit bien que le libéralisme trahit une véritable méfiance envers le pouvoir politique. Celui-ci va également être décomposé en plusieurs pouvoirs (alors que l’absolutisme a insisté sur la dimension unitaire de l’Etat). Il s’agit donc pour de nombreux penseurs libéraux de limiter les pouvoirs de l’Etat en ce que celui-ci peut être liberticide ou outrepasser ses droits. Pour cela, le libéralisme fonde l’équilibre des pouvoirs sur la base de réflexions d’ingénierie institutionnelle.

Il convient bien sûr de citer ici Montesquieu et l’apologie de la séparation des pouvoirs, indispensable condition de la liberté politique définie comme sûreté, absence de crainte de l’action des autres. Il y a trois pouvoirs dans l’Etat : la puissance législative, la puissance exécutive, la puissance judiciaire. La concentration de ces trois puissances dans un seul pouvoir est liberticide. « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » (livre XI, chapitre 4). Seul le pouvoir arrête le pouvoir et celui-ci doit être distribué, c’est-à-dire morcelé et réparti. « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir » (V, 4). Autre point à noter : selon Montesquieu, la pente naturelle de la puissance législative est de tendre vers le despotisme, d’anéantir les autres puissances. D’où la nécessité d’un droit de veto pour la puissance exécutive (mais sans se substituer à la puissance législative).

*

On voit bien qu’à la simple lecture des textes, on peut facilement établir un type idéal, intellectuel de libéralisme, une sorte de matrice idéale. On verra néanmoins par la suite que cette lecture unifiante et homogénéisante est plutôt en trompe-l’œil, c’est-à-dire qu’elle procède d’une rationalisation a posteriori. Car dans la réalité, les principes libéraux peuvent avoir des effets sociaux très différents.

Il s’agira donc dans ce cours de montrer la pluralité de cette idéologie politique et sa relativité autour de tensions : le libéralisme ne prend sens qu’actualisé dans des champs sociaux au sens où l’entend Pierre Bourdieu. Le « libéralisme » n’est donc pas un ensemble figé et éternel de principes mais un ensemble de ressources à disposition de certains groupes sociaux pour légitimer une vision du monde social et la place qu’ils doivent y occuper. De même, il convient d’étudier non pas les « textes » ou les « idées » libérales, figées dans des livres, mais ceux qui s’en servent, en font usage (les produisent, les diffusent, les utilisent, les réécrivent, etc.).

Le libéralisme s’incarne de façon différente selon l’état des champs où il est produit ou importé. On peut ainsi distinguer trois formes de libéralismes (ce qui illustre le choix du pluriel dans le titre du cours) : un libéralisme « subversif », un libéralisme « conservateur » et un libéralisme « nouveau ». Il ne s’agit pas véritablement de différents moments du libéralisme politique mais de trois configurations sociales, de trois logiques différentes de production et de réception des idées libérales. Ces mêmes idées tout à la fois illustrent et théorisent les transformations affectant divers champs sociaux. On va illustrer cela essentiellement à partir du cas français mais sans occulter les phénomènes d’importation d’auteurs étrangers.



I. Une configuration d’outsider :
Le « libéralisme subversif »



Ici, c’est surtout une logique de création ou de reconfiguration d’un champ social : le « libéralisme » est ici analysé à partir de phénomènes d’exportation ou d’importation repérables entre plusieurs champs (artistique, économique et politique) de certains principes fondamentaux visant à subvertir les hiérarchies anciennes. Comme le rappelle P. Ansart, les phases révolutionnaires de contestation d’un ordre politique s’accompagnent d’une activité intense de production d’idéologies. Les idées libérales ont ainsi servi à la constitution de certains champs, à leur définition notamment à travers des processus de transfert des idées libérales entre champs (de l’économie vers le politique ; de l’artistique vers le politique ; etc.)



A. – Genèse du champ artistique :


Il peut sembler bizarre de faire partir une idéologie politique du domaine artistique. Cela renvoie en fait à la fluidité des idéologies politiques qui dépassent souvent la seule question politique pour embrasser des dimensions plus larges du social (la religion, la science, la morale, etc.) : des énoncés politiques sont en fait exportés d’autres sphères de l’espace social où ils prennent un sens différent. Cela permet également de souligner le caractère à l’origine très composite du libéralisme politique.


La « Société de cour » : la dépendance de l’artiste vis-à-vis de l’aristocratie


Quel est l’état du champ artistique au XVIIIè siècle ? Il convient d’insister sur la situation de dépendance structurelle des artistes vis-à-vis de la noblesse mécène et de l’élite aristocratique et ce, en raison de l’absence d’un véritable marché artistique (avec un public bourgeois, des relais d’édition et de diffusion, etc.). Le rôle de la censure par les Eglises ou par les autorités d’Etat accentue cette absence d’autonomie dans la production des biens artistiques : le monopole de l’évaluation des productions artistiques appartient de fait aux autorités traditionnelles (la cour, les académies autorisées, l’Eglise). Cette hétéronomie dans la production des biens artistiques obère ainsi fortement l’autonomisation d’un véritable champ artistique.

Comme illustration, on peut se baser sur l’étude qu’a consacrée Norbert Elias (référence 22) à Mozart comme artiste bourgeois dans la société de cour qui traduit une configuration entre « établis » (ceux qui sont dans le jeu depuis longtemps) et « marginaux » (ceux qui veulent y entrer). Elias a ainsi étudié le cas Mozart en opérant un recadrage historique et social sur les conditions de la création artistique. Or la société de cour obéit à une configuration spéciale : les groupes bourgeois font en effet partie d’une économie dominée par la noblesse de cour ; de plus, il existe un écart de grandeur entre un prince tout-puissant, commanditaire de l’œuvre, et l’artiste, placé en situation de subordination dans un univers qui n’a pas encore intégré le modèle de l’artiste innovateur et maître de la définition de sa propre œuvre (ce qui sera réalisé plus tard avec la notion romantique de génie). Le musicien de cour est considéré comme un valet ou un cuisinier et doit répondre aux exigences de goût et aux commandes du prince mécène. D’où un sentiment de révolte de Mozart dont la conscience de son propre génie est en décalage avec cette configuration de domination dans le système de cour


La révolution de la lecture au XVIIIe siècle et l’invention d’un public bourgeois


Pour Kant la révolution des Lumières doit provenir de la circulation de l’imprimé qui permet de rassembler dans la lecture des individus isolés dans l’espace. Et de ces lectures solitaires et isolées doit naître une force collective qui est l’opinion publique. Le livre de J. Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (référence 31), établit de même un lien très fort entre l’avènement d’une sphère publique littéraire (où les œuvres sont évaluées par un public lettré dans les salons, les cafés, les clubs et les périodiques), entendue comme un espace où des personnes privées font un usage public de leur raison sur des œuvres littéraires et développent une fonction de critique esthétique et l’avènement d’une sphère publique politique qui entend contester le pouvoir royal. La critique esthétique prépare la critique politique qui permettra de placer l’activité de l’Etat dans un espace autonome de discussions et d’actions.

Quoiqu’il en soit, cet apprentissage de l’activité critique (artistique puis politique) a été rendu possible par certaines conditions structurelles. Cela revient à insister ici sur le caractère fondamental de l’essor de l’imprimé et de la diffusion sociale de la lecture.


Les changements quantitatifs et qualitatifs des pratiques lectorales

Les causes sociales et morphologiques d’abord : le XVIIIe siècle voit grâce à la diffusion sociale de la lecture la constitution progressive d’un marché artistique et la naissance d’un public potentiel (mais qui restera sociologiquement étroit).

Cela renvoie d’abord aux progrès techniques dans la production et la diffusion des livres.

Cela renvoie ensuite aux mutations sociologiques dans la lecture au XVIIIe telle qu’attestée par les travaux d’histoire sociale de la lecture ou d’histoire de l’édition. Entre les 17ème et 18ème siècle, la lecture devient timidement une activité de plus en plus individuelle, déconnectée de la classe sociale.

’! On peut citer ici les travaux de R. Chartier (références 9 à 11), de R. Darnton (références 14 et 15) ou d Y. Mollier (références 50 et 51).

Au début, la forme la plus répandue est une lecture sauvage, pré-réflexive, indisciplinée, faite à voix haute, la plupart du temps par le père de famille ou par une autorité sociale (l’Eglise) et qui concerne des textes religieux. Dans les espaces ruraux, la lecture se fait à la veillée sur des objets bibliques. Puis la lecture se désacralise tout au long du siècle : le nombre de lecteurs croît fortement : en France, les alphabétisés passent de 29% pour les hommes et 14% pour les femmes dans les années 1690 à 47% pour les hommes et 27% pour les femmes dans les années 1790 ; l’imprimé progresse dans des milieux sociaux nouveaux (monde de l’artisanat et du petit commerce citadin, domestiques, etc.). De même, les manières de lire se font plus individuelles : lire devient une activité silencieuse et solitaire et non plus un acte collectif et communautaire. Par ailleurs, le désinvestissement religieux de l’imprimé est frappant ; on note un effondrement du livre religieux dans l’offre éditoriale (il passe de la moitié de la production à la fin du XVIe siècle, à un tiers en 1720, un quart au début des années 1750 et un dixième dans les années 1780). Le statut social du livre est ainsi changé puisque le lecteur est confronté à des textes de plus en plus nombreux, avec des statuts différents (livres, libelles, périodiques, pamphlets) et de moins en moins onéreux (on peut lire les livre sans les acheter grâce à des cabinets de lecture ou des loueurs de livres).

D’après R. Chartier (référence 10), cette désacralisation de la lecture a d’ailleurs préparé en partie l’épisode révolutionnaire en ce sens qu’elle a induit le développement d’un esprit critique, d’un sentiment d’irrévérence à l’égard des autorités. Pour R. Darnton (référence 14), c’est plus dans le contenu des ouvrages que dans le mode de lecture que réside la préparation de 1789 qui découle de la circulation d’une littérature pornographique et philosophique, sapant l’autorité royale par la description des mœurs dépravées de la Cour (les « Rousseau des ruisseaux »).

Quoiqu’il en soit, les transformations lectorales sont accrues avec la Révolution française : intérêt croissant pour les nouveautés politiques et les sujets profanes, nouveaux médiateurs (avocats de quartier, étudiants contestataires, aubergistes, maîtres de postes…), motivations nouvelles faites pour apprendre à lire par soi-même (jusqu’à un quart des populations citadines apprennent à lire : des laquais, des commis du commerce et de l’artisanat, etc.)

Après la révolution, la révolution de la lecture continue. On note d’abord l’essor des journaux et de l’imprimé (3893 titres en 1810 ; 4126 en 1817 ; 7605 en 1825 ; 7823 en 1829 ; 9891 en 1850). De même, l’enrichissement des sociabilités de lecture (les cabinets de lecture permettent une mutualisation des lectures) est frappant : le contexte est au développement des sociétés de lecture et traduit une évolution vers des formes de lectures visant à la communication et à la réflexion, en décalage avec le discours doctrinaire religieux et juridique des structures féodales traditionnelles. On observe à travers ces institutions des formes socialement plus élevées de lecture érudite (mais pas encyclopédique pour autant), souvent avec un fondement utilitariste et édifiant (être un bon citoyen, une bonne épouse…). A Paris en 1828, il existe plus de 500 cabinets de lecture pour une population d’environ 800.000 habitants ; à Londres, il y a au début du 18ème siècle 3000 ouvertures de cafés littéraires ; en Allemagne, il faut noter l’importance des sociétés secrètes et des francs-maçonneries, où des sociabilités se fondent autour de la lecture.


La naissance d’un public bourgeois

La constitution de ce champ artistique autour de la diffusion de la lecture renforce les prémisses de la bourgeoisie en tant que classe sociale. Cela se décline dans un entre-soi et dans la définition d’un double repoussoir.

L’entre-soi bourgeois : J. Habermas observe une corrélation entre montée en puissance des classes bourgeoises et invention d’une « sphère d’intimité familiale ».
Cela renvoie à des structures particulières : il faut noter ici l’importance des Salons en France au 18ème (avec, entre les différents salons, des luttes féroces de distinction dont l’enjeu est le contrôle d’une vie intellectuelle émancipée de la tutelle monarchique et curiale) : ceux-ci établissent une relation entre l’aristocratie urbaine, improductive et dépourvue de fonction politique et des écrivains, artistes, savants issus de la bourgeoisie ou bien la grande bourgeoisie des banquiers et des fonctionnaires. Ils permettent l’entrée des écrivains dans le monde des élites dominantes.
Cela renvoie également à des modes particuliers de lectures : il y a développement d’un mode de lecture plus sentimental, emphatique (cf. Rousseau avec La nouvelle Eloïse, best seller de l’Ancien Régime avec 70 éditions jusqu’en 1800 ; Goethe et Les souffrances du jeune Werther ; Samuel Richardson avec ses romans sur l’éducation d’une jeune fille Pamela…) : le bourgeois se découvre une intériorité, une subjectivité (cf. exposition publique des sentiments, goût des confessions et même structure de la maison bourgeoise).

Un 1er repoussoir : de plus, la sphère publique littéraire ôte aux autorités traditionnelles (la Cour, les académies, l’Eglise) leur monopole sur l’appréciation des productions artistiques. Il s’agit d’un tribunal collectif, d’une instance dont les arrêts ont plus de force que ceux des autorités établies en ce qu’ils sont fondés sur la raison.

Un 2nd repoussoir : enfin, l’opinion publique est particulièrement opposée au populaire, au « trivial », à la « populace » ou à la « vile multitude » : dans ces salons, est ainsi revendiquée une opinion « éclairée », de « gens de lettres », « fondée en raison », etc. L’effet de miroir inversé est particulièrement fort dans cette entreprise de disqualification des modes d’engagement populaires : les bourgeois sont rationnels et critiques et leur opinion est stable ; le peuple est passionné, versatile et crédule, plein de préjugés. Bref, il ne peut être tenu pour un sujet politique mais comme un objet de manipulation dont il faut se méfier.


La genèse du champ littéraire

Par champ littéraire il convient de désigner l’espace social de production, d’évaluation et de reconnaissance de la production intellectuelle destinée à un public non spécialisé. Il met donc en relation des auteurs, un public et des médiateurs (éditeurs, journalistes, etc.). Ce champ est fortement marqué par des spécificités culturelles et nationales, en raison des différences de langue, de soutien ou non de l’Etat, des mémoires historiques propres à chaque pays.

’! On peut notamment citer ici les travaux de P. Bourdieu (référence 6), et de R. Chartier (référence 10).

On observe à la fin de l Ancien Régime une autonomie croissante d un champ littéraire, c est-à-dire que la production et la diffusion des livres deviennent soustraits aux déterminations du monde social et politique et s’organisent selon des principes, des valeurs et des hiérarchies propres. On peut repérer ce phénomène grâce à plusieurs indices :

Une transformation de la condition d’auteur à travers sa professionnalisation : dans l’ancien modèle, l’homme de lettre ne peut pas ou ne veut pas vivre de sa plume (soit il est lui même fortuné, soit il est rémunéré par un mécène). Ceci est repérable dans les statistiques établies par l’administration royale pour contrôler les écrivains et l’industrie de la librairie : sur 1393 auteurs ayant publié au moins un livre en 1784 et dont on connaît la profession, on compte 20% de clercs, 14% de nobles, 15% d’avocats et d’administrateurs, 17% de médecins et d’apothicaires, 11% de professeurs, 2% d’ingénieurs et d’architectes.
Or la professionnalisation croissante des gens de lettres est attestée à partir de 1760 dans les contrats d’édition : avant l’auteur est rémunéré par l’octroi d’un certain nombre d’exemplaires gratuits de son ouvrage ; puis il demande une rémunération financière payée par la librairie pour l’acquisition de son manuscrit.
Pour autant, il faut souligner la difficile condition matérielle d’écrivain et la difficulté à bien vivre de sa plume ainsi que le mépris dans lequel le « littérateur » est tenu par les écrivains qui détiennent des ressources financières d’ailleurs et qui n’écrivent que par amour de l’art. Il s’agit de la division fondamentale qui organise ce champ littéraire en constitution.

La création d’instances de consécration propres qui établissent une première institutionnalisation du mérite littéraire et le distinguent du modèle ancien de l’érudit touche à tout et humaniste : les salons, les académies, le jugement du public.

La création d’une économie du livre, de plus en plus déconnectée du contrôle administratif et se suffisant à elle même. Dans l’ancien système, il n’y a pas véritablement de marché du livre en raison du régime des privilèges et des permissions, du système de la censure préalable voire même de la poursuite pénale des auteurs (selon la Déclaration de 1757, un auteur peut être puni de mort pour avoir composé ou fait imprimer des écrits attentatoires à la religion, à la royauté et à l’ordre ; de même, entre 1750 et 1779, plus de 40% des personnes embastillées, l’ont été pour avoir écrit, imprimé ou vendu des textes prohibés).
Pour autant, le nombre d’ateliers typographiques est de plus en plus important et maille le territoire (dans 142 villes en 1764, dans 149 villes en 1777) ; de même, il y a un usage croissant des permissions tacites qui autorisent la publication de livres de plus en plus nombreux : 6 entre 1719 et 1729, 17 entre 1730 et 1746, 79 entre 1751 et 1763 puis 178 entre 1764 et 1786.



B. - Genèse du champ économique :


L’idéologie libérale est en second lieu au principe de la justification de l’autonomie d’un autre champ, économique cette-fois ci, que l’on peut définir comme l’ensemble des relations entre différents agents engagés dans une lutte pour le profit matériel. Or pour qu’il acquière une autonomie, il faut que ce champ soit doté d’une rationalité propre, d’une logique spécifique de fonctionnement, ce qui lui sera fourni par l’idéologie libérale. Il y a même une sorte de lien mutuel : pour Michel Foucault (référence 26), le libéralisme est lié à l’apparition de l’économie politique.



L’économie comme activité sociale indifférenciée


L’état du champ économique dans l’Ancien Régime se caractérise par une faible autonomie puisqu’il est dépendant de considérations extérieures, notamment religieuses ; l’économie est liée à la vie domestique, familiale, à la « maisonnée » ; elle n’existe pas comme science autonome, rationnelle avec ses lois propres.

La société féodale se caractérise par l'autarcie économique : l’économie y est stationnaire, avec peu d'échanges, aucune spécialisation, pas d'interdépendance. La terre est la seule source de richesse et constitue la base d'une hiérarchie sociale nouvelle : clergé, seigneurie et paysannerie. Le seigneur a tous droits sur ses terres : droit de justice, droit de punir les populations, de recueillir les taxes et les productions, etc. Dans cette domination traditionnelle (M. Weber), l’économie n’est donc pas distinguée d’autres formes propres à la société féodale : sur le modèle des relations d'homme à homme propre au féodalisme, des liens se créèrent entre la classe guerrière et la classe des paysans. Le chevalier assurait la protection aux paysans, qui en échange lui fournissait subsistance et moyens de s'équiper.

Le phénomène des corporations (mode de groupement professionnel des professions artisanales au Moyen Age) renvoie également à cet encastrement de l’économique dans les sociabilités traditionnelles du Moyen Age : il s’agit d’un système organisé (elles ont un pouvoir de réglementation du travail, de l'échange et de la production) mais qui est très hétérogène (les mots utilisés pour désigner les corps professionnels sont nombreux :  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Confr%C3%A9rie" \o "Confrérie" confrérie,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Jurande" \o "Jurande" jurande,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Hanse" \o "Hanse" hanse,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Guilde" \o "Guilde" guilde… : la diversité des appellations reflète la diversité des organisations, selon les métiers mais aussi selon leurs situations géographiques, ou encore du rituel utilisé) et dont le principe réside dans la tradition (et non dans une rationalité propre, fondée en raison).

De même, l’organisation de l’économie se fait de plus en plus sous la dépendance du pouvoir royal. Il n’y a donc pas d’autonomie de l’économie vis-à-vis du politique.

Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), Intendant des finances en 1661, est adepte de la doctrine économique du mercantilisme (exporter le plus pour amasser le plus d’or dans un contexte de simplicité des échanges commerciaux internationaux et importer le moins pour le conserver grâce à des barrières douanières). Le colbertisme est ainsi synonyme d’importantes interventions de l’Etat dans la vie économique et commerciale ; mais il reste à souligner la médiocrité dans les faits des encouragements de l’Etat aux marchands et aux commerçants pour appuyer cette politique économique qui reste essentiellement théorique.



L’invention de la « science nouvelle » : l’économie politique


L’idéologie libérale procède à une naturalisation de l’économie qui range les activités économiques dans un ensemble installé à part de la société et fonctionnant selon des principes spécifiques. On a ainsi apparition et autonomisation d’un champ économique.

Karl Polanyi (1886-1964) dans son ouvrage phare, La grande transformation (référence 56), montre que la modernité libérale procède d’un phénomène de désencastrement, de séparation totale entre l’économie et la société gérée comme une annexe du marché (alors qu’avant, les deux sphères n’étaient pas distinctes) : au XVIIème siècle, à partir du décret sur les enclosures en Grande-Bretagne, le marché autorégulé s'est progressivement introduit dans les éléments de la société qui étaient jusqu'ici protégés : la nature. La terre, le travail et la monnaie deviennent ainsi des marchandises échangeables sur un marché. Mais pour Polanyi, cela n’a rien de naturel puisque l’économie est en fait encastrée dans le social.

Albert Hirschman dans Les passions et les intérêts (référence 33) mène une analyse de la généalogie de l’idée d’intérêt ; celle-ci se fait sous la Renaissance et clôt une longue période marquée par une autre référence centrale : la gloire avec une figure centrale : le héros avec la passion de la gloire (cf. théâtre de Corneille). La doctrine chrétienne (chez Saint Augustin notamment) dévalorise les passions comme synonymes de péchés. Or dès la fin du XVIIè siècle se développe l’idée qu’il est possible de limiter les effets néfastes des passions des hommes : il y a transformation positive des passions qui peuvent même être sources de félicité : la cruauté est source du métier militaire ; l’avarice, source du commerce ; ou l’ambition, source de la politique. Cette passion de la gloire relève d’une nouvelle théorie de l’Etat, destinée à améliorer l’art de gouverner. Puis avec le capitalisme au XVIIIè siècle, on ne va plus opposer les passions entre elles (selon qu’elles sont bonnes ou mauvaises) mais avec l’intérêt, considéré comme pouvant dompter les passions. Le terme d'intérêt, se substituant à l'avarice ou à la convoitise, en est venu à qualifier une action motivée, rationnelle et utile. Détermination subjective, la recherche du gain est une passion, mais la capacité de l'intérêt à se distinguer des autres passions vient de son association à la raison. En effet, l’adossement à l’intérêt rend les comportements prévisibles et constants (et non plus erratiques et subjectifs comme avec le régime des passions). Dès lors celui-ci devient la référence universelle, le fondement de l’ordre social : il amoindrit les conflits et adoucit les mœurs. L'acceptabilité des conduites orientées par le profit personnel, à l'époque moderne, a été en effet favorisée par la fonction régulatrice qu'on leur a prêtée. L'intérêt peut calmer les passions. Mais surtout, il permet une nouvelle relation d’interdépendance entre l’économique et le politique, plus équilibrée et moins marquée par la mainmise du second sur le premier :
l’expansion économique contribue au progrès politique : c'est la thèse du « doux commerce » dont « l'effet naturel est de porter à la paix » (Montesquieu, James Steuart). La recherche du gain peut venir à bout de la violence guerrière ou politique.
Le progrès politique contribue à l’expansion économique mais à condition que l’Etat respecte certaines lois naturelles de l’économie.

Les physiocrates (et notamment François Quesnay dans son Tableau économique de la France, 1758) délient l’économie de sa tutelle politique à la suite de diverses stratégies de placement.
Selon les physiocrates, il existe un  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_naturel" \o "Droit naturel" ordre naturel gouverné par des lois qui lui sont propres. Il ne s'agit aux économistes que de « révéler » ces lois de la nature. Ils mettent en avant l'existence de lois économiques, comme il existe des lois en physique. Quesnay propose une théorie du fait économique dont la raison est indépendante de celle de l’Etat : pour lui, la terre est le seul fondement de la richesse ; seul le travail de la terre augmente les richesses d’un pays car il utilise la productivité de la Nature (physiocratie signifiant gouvernement de la nature). Une nouvelle légitimité sociale en découle, selon Pierre Rosanvallon (référence 58) et amorce l’histoire de l’égalité : la base normale de l’impôt est le territoire (sanctionné par la propriété foncière) ; de même, le critère traditionnel de l’appartenance n’est plus l’incorporation (être inscrit dans un corps) mais l’implication sociale (est membre celui qui participe à la richesse) : d’où les propriétaires fonciers sont ceux autour desquels se construit l’intérêt général (dans un contexte d’économie agricole).
Mais surtout, les physiocrates, adeptes du « laisser faire, laisser passer » et croyant à l’harmonie des intérêts pour réguler la société, se prononcent contre toute ingérence politique dans la vie économique. Les physiocrates ne remettent pas en question la monarchie, mais veulent que le souverain, loin de se comporter en monarque absolu ou en despote arbitraire, se soumette au droit naturel et le fasse respecter. C'est le sens de l'expression «  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Despotisme_l%C3%A9gal" \o "Despotisme légal" despotisme légal » utilisée par  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Paul_Lemercier_de_La_Rivi%C3%A8re_de_Saint-M%C3%A9dard" \o "Pierre-Paul Lemercier de La Rivière de Saint-Médard" Lemercier de la Rivière, qui s'apparente plus au concept libéral d' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tat_minimum" \o "État minimum" État minimum qu'à l'acception courante du mot  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Despotisme" \o "Despotisme" despotisme.

Ce mouvement d’autonomisation d’un champ économique sera couronné par la théorie d’Adam Smith qui souligne le caractère socialement bénéfique de l’intérêt et qui va le plus constituer l’économie comme science autonome. Selon Hirschman, Smith dans La Richesse des nations, isole l'intérêt de l'enchevêtrement du réseau passionnel dans lequel il s'insérait. La spécialisation du domaine économique est alors sa complète rationalisation.

Adam Smith, Enquête sur la nature et sur les causes des richesses des nations (1776) énonce que le plaisir est le moteur de l’activité économique ; de même, c’est par l’intérêt qu’on peut comprendre l’action des hommes. Smith considère le marché comme lieu par excellence de l’auto-constitution du social : les intérêts particuliers s’additionnent, s’ajustent et donnent naissance à l’intérêt général. Cette métaphysique libérale, avec une sorte d’harmonie préétablie ou inévitable, se traduit par « la main invisible ». Mais avec lui, l’économie devient surtout une discipline scientifique autonome et tend à se distinguer de la philosophie. L’ordre économique se sépare de l’ordre religieux, de l’ordre politique ou des structures administratives et militaires


L’autonomisation de la sphère économique répond donc à un double objectif, épistémologique et politique :

Elle constitue l’économie comme un objet propre relevant d’un discours spécialisé et impose un mode particulier de socialisation. L’économie est donc d’abord une construction du discours économiste qui lui confère sa rationalité. Cette rationalité est articulée sur une logique de l’intérêt.

Mais cette sphère économique renvoie aussi à des considérations politiques. Selon Pierre Rosanvallon (dans Le capitalisme utopique. Critique de l’idéologie économique, référence 60), la naissance de l’idéologie économique doit être comprise comme une réponse aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques du contrat social et qui visent à avoir une société unifiée et transparente.

Par exemple, la doctrine économique de Smith n’est qu’une stratégie de celui-ci pour penser une société juste et harmonieuse : Smith ne devient économiste que par nécessité philosophique. Le concept de marché est un concept sociologique et politique, une façon de concevoir l’ordre social, avant d’être un concept technique, une façon de régler les échanges de biens et de services. Mais ce concept de marché est surtout une réponse à deux questions irrésolues du temps de Smith : celle de la paix et de la guerre entre les nations (on explique les rapports internationaux par un jeu à somme positive, le commerce, et non plus par un jeu à somme nulle, la puissance) ; et celle du fondement de l’obligation dans le pacte social (la « main invisible » régule les rapports entre individus, sans avoir recours à une autorité extérieure et parfois coercitive comme chez Hobbes).

Le libéralisme est une idéologie indissociablement économique et politique ; et l’idéologie économique comme l’idéologie politique sont tournées vers la même problématique : celle de l’institution et de la régulation du social. Ainsi pour Michel Foucault (référence 26), l’économie politique porte en elle (par le principe de liberté du marché) le principe d’une autolimitation de la raison gouvernementale mais qui postule le maintien de l’Etat.



C. – Genèse du champ politique :


L’état du champ politique sous l’Ancien Régime se caractérise par la doctrine de l’Absolutisme :

Un modèle particulier de représentation politique avec la conception du Monarque sur le modèle du « Père » : le royaume lui appartient comme un élément de patrimoine privé et ses sujets sont ses enfants ; la personne du roi est l’unique représentant possible du royaume divisé en ordres, états et corps. De même, il n’y a de politique qu’exhortée par le Roi. Le principe du politique réside dans la volonté souveraine du Roi, sans qu’il ait à justifier sa position ; il décide sans appel.

L’importance du secret dans l’exercice du pouvoir politique royal qui masque à la connaissance publique le fonctionnement interne de l’Etat, de même que l’importance de la censure pour établir le domaine du dicible en politique ; d’où l’étroitesse de ce qui relève du « public » : les pouvoirs publics se limitent au maintien de l’ordre, à la défense et à la diplomatie et à la justice.

L’étroitesse sociologique qui renvoie plus fondamentalement à une société d’ordres : la distribution de l’autorité politique découle de l’appartenance aux corps institués (la noblesse, l’Eglise, le tiers Etat). Et dans cet espace social, les positions politiques découlent de ce que Weber nomme la « légitimité traditionnelle » (la « force de l’éternel hier »). La légitimité politique est donc hiérarchique et corporative.

Pour autant, il ne faudrait pas conclure à une trop forte clôture du champ politique sous l’Ancien Régime : de nombreux discours de contestation sont portés, par les philosophes des Lumières, par des écrits licencieux ou même obscènes (les « Rousseau des ruisseaux », selon R. Darnton, référence 14) ; il existe même selon A. Farge (référence 24) une opinion publique populaire au 18ème siècle.


Face à cette configuration, le libéralisme est ici subversif au sens où il promeut une valeur, la liberté, jugée dangereuse pour une organisation du champ politique fondé sur la tradition, la hiérarchie, le primat de l’Exécutif sur le Législatif (configuration qui renvoie d’ailleurs à l’Ancien régime comme aux régimes impériaux des Napoléon).



La construction intellectuelle d’un espace politique autonome


Pour dépasser cette conception fermée de la politique, le libéralisme apporte l’idée de coupure entre Etat et société civile qui permet l’apparition théorique d’un champ politique avec une délimitation des frontières entre les deux. Ce sont les théories contractualistes qui vont théoriser cet espace proprement politique à travers deux principes :

Le lien social doit être libéré de tout principe méta-individuel : ce qui fonde le lien horizontal entre les hommes n’est plus gagé sur un principe extérieur (Dieu, la tradition, etc.).

La politique est conçue sur le mode de l’artifice, de la construction humaine libérée de toute transcendance.


Par exemple, John Stuart Mill dans De la liberté (1859), oppose deux époques chronologiques : lors des « temps anciens », le pouvoir décide sans consulter la société civile. Il tire sa force de la conquête ou de son hérédité. Puis le XIXè siècle opère une mutation de la liberté (cf. également B. Constant pour cette idée). Le pouvoir politique procède de la société civile ; pour autant cela sous-tend des risques : que la société soit asservie à sa propre norme.


Pour rendre compte de l’autonomisation d’un secteur d’activité spécialisé autour de la politique, et donc qualifier la naissance du champ politique moderne à peu près proche de celui que nous connaissons aujourd’hui, on peut se tourner vers la notion d’espace public emprunté à J. Habermas. On a pu voir précédemment l’essor des sociétés de lecture, des salons, des œuvres littéraires, des sociétés francs-maçonnes, etc. Au-delà des ces différences nationales, J. Habermas des critères institutionnels communs :

L’exigence d’une sorte de commerce de société, d’une affinité qui fait abstraction des identités sociales : la valeur de la personne échappe à la classe sociale ;

l’ouverture à la discussion de nouveaux thèmes qui étaient jusque là du domaine des autorités morales (ecclésiastiques et étatiques) ; ceci notamment grâce à la marchandisation croissante des produits culturels qui échappent à ces vecteurs de contrôle ;

Le public rassemblé dans ces espaces ne peut pas se fermer sur lui même mais se conçoit comme agrégé, englobé dans un ensemble plus vaste (toutes les personnes privées qui en tant qu’auditeurs, lecteurs, spectateurs, reçoivent les œuvres culturelles). Cependant, ce public reste socialement restreint et élitiste… C’est en fait une nouvelle classe sociale qui émerge.

Car selon Habermas, l’identité bourgeoise se serait constituée avec l’apparition d’une nouvelle opinion publique, indépendante de la cour, une « sphère de personnes privées rassemblées en un public » qui conteste le monopole de l’information et de l’interprétation détenu par les autorités de l’Eglise et de l’Etat puis met en place des structures antiféodales de communication et d’échange, d’abord sur le plan littéraire puis politique.

Cette opinion publique se donne de plus en plus une fonction politique : critiquer l’exercice du pouvoir, au nom de la raison. Le pouvoir politique n’est légitime que parce qu’il a été fondé en raison grâce à un procédé délibératif. Il s’agit ici du principe du parlementarisme qu’on peut illustrer avec différents auteurs.

Montesquieu : Il est l’un des théoriciens du gouvernement représentatif opposé à la démocratie. La délégation politique est une nécessité en raison de l’insuffisante capacité du peuple à reconnaître le bien commun (mais qui a quand même compétence pour désigner ses représentants).

Benjamin Constant (1767-1830), La liberté des anciens et des modernes (1819) : Constant note une opposition radicale des sociétés antiques aux sociétés modernes du point de vue de leur conception de la liberté. Pour les anciens : la liberté est inséparable de la participation au pouvoir politique dont il retire une fierté (« plaisir d’action ») ; il est dans ce cas prêt à aliéner ses intérêts individuels sur le socle du bien public. Pour les modernes : il y a primat de l’existence privée sur les exigences publiques ; le seul rôle politique qui est dévolu est de désigner les représentants (sans qu’ils en retirent les gratifications psychologiques attachées à l’exercice du pouvoir ; Constant parle d’un simple « plaisir de réflexion »)

François-René de Chateaubriand (1768-1848), La monarchie selon la Charte (1816) : Il s’agit d’un écrit de circonstance, lié au contexte politique (seconde année de la Restauration). Chateaubriand est alors vu comme une personnalité du « parti ultraroyaliste », parti alors dominant après les élections de 1815 à la Chambre des députés (« chambre introuvable ») mais qui est en conflit avec le Roi, coupable de conserver l’essentiel du système administratif hérité du régime précédent et d’être trop indulgent vis-à-vis de l’ancien personnel politique de la Révolution et de l’Empire. Chateaubriand critique en effet énormément Bonaparte : ses atteintes à la liberté de la presse, la caporalisation de l’enseignement qu’il a produite ; et son système administratif, ayant trop d’emprise sur la société et entièrement tourné vers la guerre. Cet ouvrage peut donc être à la fois libéral et contre-révolutionnaire : il veut étendre les pouvoirs du Parlement (jusqu’au principe de responsabilité gouvernementale devant la représentation nationale) ; mais il dénote une dénonciation à l’égard du laxisme vis-à-vis des hommes de la Révolution

John Stuart Mill, De la liberté (1859), conteste les doctrines du laisser faire qui n’évitent pas les crises économiques et leurs conséquences sociales. De même, le libéralisme politique poussé à l’extrême risque de s’abîmer en tyrannie de la médiocrité (électoralisme) ou bien en règne de l’uniformité et en apathie politique générale (cf. Tocqueville). Contre cela il propose la dissémination des instances de gouvernement ; mais surtout, il propose l’institutionnalisation des conflits d’opinion et d’intérêt : il faut valoriser la diversité et permettre une pacification des conflits d’intérêt par la parole ; pour cela, seul le recours au principe de publicité et de délibération du parlementarisme permet d’éviter les travers de la démocratie.



Le libéralisme comme stratégie de subversion sociale


Des causes sociales peuvent également expliquer la relation entre idées libérales et stratégies de subversion politique et renvoient à la formation de deux groupes sociaux distincts : les intellectuels et les bourgeois. Les idées libérales s’inscrivent ici dans des stratégies de « prétendant » : des élites sociales ascendantes qui théorisent leur capacité à entrer dans le jeu politique et justifient la perte de pouvoir d’une autre élite concurrente.


Les intellectuels et les gens de lettre

La relation sociologique entre intellectuels et idéologie libérale est repérable à trois moments autour de la Révolution française :

Avant la Révolution française : Roger Chartier (référence 11) montre que tout au long du 17ème siècle, un déséquilibre marqué entre les titres intellectuels acquis à l’université (qui croissent fortement) et les postes auxquels ils permettent d’accéder (qui stagnent) a été au principe d’un sentiment de frustration pour les intellectuels qui doivent se satisfaire de positions sociales inférieures à celles qu’ils avaient escomptées. Ce décalage a également été au principe d’une peur chez les élites traditionnelles (peur qui persistera d’ailleurs tout au long du 19ème siècle) : le trop plein de lettrés déclassés et frustrés ne peut qu’ébranler l’ordre social fondé sur la transmission héréditaire des charges intellectuelles ou administratives en ce qu’il dote aux idées révolutionnaires une armée marquée par sa rancœur.

A son déclenchement : Tocqueville a été le premier à insister sur le rôle des intellectuels dans le déclenchement de la Révolution de 1789. C’est l’Etat absolutiste, en devenant une administration centralisée, tend à monopoliser la totalité de l’exercice du gouvernement et rejette à la marge les principales élites sociales, qui tendent à produire, par réaction, la politique intellectuelle et l’opinion publique.

Tocqueville dans L’Ancien Régime et la Révolution (inachevé en 1859 à sa mort) énonce la thèse de la continuité entre l’Ancien régime et 1789 : le même état de centralisme politique caractérise ces deux époques. Ainsi, avant même 1789, la révolution est déjà entamée dans les évolutions matérielles et dans les esprits. Des causes sociologiques l’expliquent. En 1er lieu : La centralisation politique sous la monarchie a créé les conditions qui ont poussé à l’autonomie et à l’hégémonie des philosophes : si la noblesse dirige toujours l’Etat, elle a abandonné l’administration (et perd le véritable contrôle du pouvoir) puisque l’exercice concret du gouvernement est monopolisé par les agents de l’administration politique. Toutes les autorités intermédiaires (convocation des Etats généraux, assemblées provinciales, municipalités, etc.) ne marchent plus et les hautes classes sont exclues de l’exercice du pouvoir. En 2nd lieu : la bourgeoisie profite de l’essor économique et s’enrichit mais n’a toujours pas le droit de participer à l’autorité de l’Etat. Dès lors, la vie politique et la discussion sur les choses publique sont refoulées, transférées dans la littérature. Ainsi, Tocqueville insiste sur la place sociale croissante des écrivains dans le déclenchement de l’épisode révolutionnaire et le rôle inédit des intellectuels (hommes de lettre, philosophes, écrivains, etc.) : le monde littéraire devient un terrain neutre où la noblesse est à égalité avec la bourgeoisie. La philosophie des Lumières n’est donc pas à proprement parler l’idéologie de la bourgeoisie mais celle des classes dominantes (aristocratie et bourgeoisie) qui ont été également dépossédées de la participation au pouvoir et qui gomment leurs différences et découvrent leurs points communs. Il y a des formes de sociabilité démocratique. La seule différence qui devient insupportable concerne l’inégalité des droits et des privilèges qui justifie une critique politique du pouvoir. Il en découle un phénomène de déréalisation de la vie sociale : la politique est pensée sous la double caractéristique de l’abstraction et de la généralisation qui tend à réduire la réalité à quelques principes simples.

Après la Révolution française : Selon C. Charle, les intellectuels français sont également structurellement poussés vers le combat politique libéral dans la 1ère moitié du 19ème siècle. Il faut d’abord noter, à cette période, l’apparition d’un groupe social se tournant de plus en plus vers des professions intellectuelles :
ceci est tout d’abord permis par la rénovation du système d’enseignement sous Napoléon (qui est retranché au contrôle de l’Eglise et rentre dans le monopole de l’Etat) : or c’est sa fréquentation qui permet d’accéder à des positions intellectuelles dans une société d’ordres
il y a un afflux nouveau d’aspirants diplômés : les enfants des classes moyennes sont attirées par les professions juridiques, l’enseignement ou les activités intellectuelles plus libres (comme le journalisme) parce que d’autres débouchés traditionnels (l’armée et l’Eglise) paraissaient moins porteurs (en 1814, on compte 6131 étudiants ; entre 1830 et 1835, 7400 inscrits).

Or il faut également souligner l’inexistence sociologique de ces intellectuels, c’est-à-dire en tant que groupe reconnu et homogène et cela, en raison de nombreux obstacles :
les périodes de crise économiques ne permettent pas d’assurer des débouchés à ces diplômés (1830 : surproduction de diplômés d’où baisse des effectifs à 1835 admis en 1840)
l’extrême centralisation de la vie culturelle et politique : pour faire certaines carrières dans l’administration, il faut bénéficier de patronage, d’autant plus que les pratiques du concours sont biaisées (d’où un fort népotisme et une sélection sociale)
la restriction des libertés d’expression sous certains régimes
la difficulté matérielle à vivre des compétences intellectuelles (faiblesse du public potentiel)

D’où pour ces groupes sociaux n’ayant pas su faire valoir leurs compétences intellectuelles, il s’ensuit que le fait de militer pour plus de libertés revient à tenter d’exister en tant que groupe, c’est-à-dire à se créer un espace de réception favorable à ces mêmes ressources intellectuelles.


La classe bourgeoise

Au delà des classes intellectuelles, l’idéologie libérale renvoie surtout à la question de la constitution de la bourgeoisie en tant que classe sociale. C'est au  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/XIIe_si%C3%A8cle" \o "XIIe siècle" XIIe siècle qu'apparaît la bourgeoisie. À l'origine le terme de bourgeois désigne l'habitant du bourg, doté de certains privilèges (comme les exonérations fiscales), libres (distincts des serfs) et jouissant d’une certaine aisance matérielle. Au cours des siècles suivants, le terme s'utilisa plutôt pour désigner les premiers  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Banquier" \o "Banquier" banquiers et les gens dont les activités se développaient dans le  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Commerce" \o "Commerce" commerce et la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Finance" \o "Finance" finance. De par sa naissance un bourgeois appartenait au  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Tiers_%C3%A9tat" \o "Tiers état" tiers état, mais de par son train de vie et sa mentalité, il se rapprochait de la  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Noblesse" \o "Noblesse" noblesse (un grand nombre de familles appartenant à la noblesse de robe étaient d'ailleurs issues de la bourgeoisie, car elles avaient les moyens d'acheter une charge anoblissante).

Or malgré tout il s’agit sociologiquement d’un monde très disparate, en fonction des professions, des niveaux de revenus, etc. Il existe certes des critères minimaux de définition de la bourgeoisie mais ils sont relativement flous :
Une aisance matérielle minimale (notamment par la propriété foncière ou immobilière) qui permet de laisser des biens successoraux
La conformité à un certain mode de vie (intimité familiale cossue : présence dans le foyer d’un salon avec bibliothèque et piano, fait pour recevoir et paraître ; partie importante du budget consacré à des frais de prestige)
Une mentalité, un sentiment d’altérité vis-à-vis des autres classes : d’où découle une ségrégation sociale dans l’habitat, dans les loisirs (théâtres, cafés), dans les choix matrimoniaux ; ainsi qu’une morale rigide (irréprochabilité de la vie familiale, rigueur dans l’éducation, sens de l’épargne et de l’effort, etc.)

Pour autant, certains auteurs font du libéralisme l’idéologie politique de la bourgeoisie. Effectivement, l’enjeu des luttes entre élites concurrentes dans la 1ère moitié du 19ème siècle est d’occuper des positions dans l’Etat central (car permet des ressources publiques importantes : recrutement disciplinaire des fonctionnaires, patronage d’Etat sur certains projets locaux …). La doctrine, en insistant sur les « capacités » comme canon de la valeur d’un homme (opposé à la naissance) constituerait une arme de guerre contre une autre élite sociale, la noblesse. Certaines « idées politiques » ont ainsi théorisé ce lien entre idéologie du libéralisme et émergence de la bourgeoisie comme classe sociale :

Le Marxisme constitue la théorisation la plus achevée de la bourgeoisie comme classe. Marx étudie ainsi la genèse historique de la bourgeoisie comme classe sociale : pour lui, la bourgeoisie est l’héritière du féodalisme (où la classe dominante d’alors repose sur la propriété de la terre, vit du tribut payé par les paysans) ; puis elle devient promoteur et profiteur du capitalisme libéral industriel, fondé sur l’argent, le négoce, la production manufacturière : la bourgeoisie est ainsi une force révolutionnaire qui crée le capitalisme.
Le bourgeois devient celui qui maîtrise les moyens de production. D’où la définition classique d’Engels : « Par bourgeoisie, on entend la classe des capitalistes modernes qui possèdent les moyens sociaux de production et utilisent du travail salarié » ; cette classe se cristallise notamment autour d’enjeux comme la propriété privée.
De même, la classe bourgeoise se sert de l’Etat représentatif moderne comme un instrument de domination ; et les théoriciens de cet Etat représentatif ne sont que les éléments qui légitiment l’accession de la bourgeoisie au pouvoir.

Mais même des auteurs appartenant à la galaxie libérale, et surtout engagés dans l’action politique, partagent cet avis sur le potentiel révolutionnaire de la bourgeoisie et sur sa capacité collective à transformer l’ordre politique.

Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1836) dans Qu’est-ce que le tiers- Etat ?, peut apparaître comme un entrepreneur de mobilisation politique du tiers état contre la noblesse.  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Joseph_Si%C3%A9y%C3%A8s" \o "Emmanuel Joseph Siéyès" Siéyès y présente et critique la situation du moment, et indique les réformes souhaitables, notamment que le vote de chaque ordre se fasse proportionnellement à sa représentativité réelle dans la nation (évidemment favorable au tiers état, qui représente près de 95% des Français). Pour lui, le tiers est la nation.
L’ennemi clairement désigné à la bourgeoisie naissante par Sieyès est le système des privilèges. De même, l’économie devient le fondement et la finalité de la société : plus de richesses donne plus de liberté (cf. Locke) ; or c’est le tiers qui par son industrie et son progrès (commerce, croissance des villes) a fait avancer la nation. Chez Sieyès, on appartient à la nation que si l’on travaille, que si l’on participe à l’entreprise du développement économique (d’où les nobles sont hors de la nation par leur fainéantise ; d’où également l’acceptation par Sieyès des inégalités sociales)
D’où d’ailleurs une certaine lecture de Sieyès faite par les penseurs de la lutte des classes comme Marx, Louis Blanc, Proudhon, Jaurès, Lassalle… : ils y voient le manifeste de la révolution bourgeoise, la démonstration d’une classe qui devient révolutionnaire au moment où elle prend conscience de son rôle historique.

Des moyens de gouvernement et d’opposition écrit en 1821 par François Guizot (1787-1874), historien renommé, est également un pamphlet ayant doté d’une consistance politique la classe bourgeoise ; ce texte polémique est aussi le manifeste du parti de la France nouvelle et des « classes moyennes » (par « classes moyennes » Guizot entend en fait les classes bourgeoises) voulues comme support de son action politique : celui-ci se fait le porte-parole des classes bourgeoises contre les « ultras » (dans un contexte de réaction ultra du régime après l’assassinat du duc de Berry) pour qu’elles revendiquent leur force (avoir vaincu l’Ancien Régime). Théoricien de la révolution (dans ses Essais sur l’histoire de la France écrits en 1823), il a montré que la noblesse française n’a pas su former un réel groupe révolutionnaire, un corps, ce qu’a su par contre réaliser le Tiers Etat. Celui-ci doit donc continuer son projet d’installer les meilleurs au gouvernement. On retrouve ici cette lecture de l’histoire de France en terme de lutte des classes. Pour lui, les « moyens de gouvernement » ne sont pas les agents et les ressources visibles de l’autorité publique mais sont « dans la société elle même et ne peuvent en être séparés » : l’éducation, la presse, etc. Ici réside l’aspect politique du livre à travers la volonté de convertir les classes moyennes en force politique, en classe politique consciente d’elle même grâce à un travail d’éducation ; Guizot se donne un rôle d’organisateur de la bourgeoisie qu’il tente de construire comme une nouvelle aristocratie (rôle qu’il va tenter d’inscrire dans l’action pendant sa carrière politique à travers le contrôle de la presse et de l’éducation).



II. – Une configuration d’insider :
Le « libéralisme conservateur ».



1830 : les libéraux prennent le pouvoir en France. Cette arrivée au pouvoir a sa traduction pour les doctrines : après un moment où les idées politiques libérales servent à constituer un nouvel état du champ politique, il y a un 2ème moment où le champ politique leur impose en retour sa logique. Plus il s’inscrit dans le champ politique et dans des forces politiques, plus le libéralisme s’imprègne de la grammaire de ce même champ politique : d’où une nouvelle fonction de légitimation de la situation de monopole du nouveau groupe social dominant, l’accent désormais placé sur la problématique de la gouvernabilité de l’Etat. On peut ainsi parler de libéralisme « conservateur », ou du moins « adaptatif ».


Deux remarques rapides peuvent être faites à ce sujet de la capacité d’adaptation de l’idéologie libérale à la nouvelle configuration politique :
la situation paradoxale des libéraux français sous la Restauration, leur attitude ambivalente par rapport à la Révolution française : il s’agit de légitimer l’héritage libéral de la Révolution (régime représentatif, égalité civile...) tout en le dissociant des excès de la Terreur et de l’Empire. Bref : se référer à 1789 (Mirabeau) tout en occultant 1793 (Robespierre, Danton)…
l’opportunisme (ou la capacité d’adaptation politique) des libéraux. B. Constant a été adversaire puis allié de Napoléon avant de se rallier à la Charte de 1814. Mais c’est surtout la carrière politique et intellectuelle de Tocqueville qui a le plus évolué au grès des circonstances comme le montre Claire Le Strat (référence 43) : le parcours politique que lui prête ses hagiographes (opposition libérale sous la Monarchie de Juillet, ralliement à la Seconde République puis défense de celle-ci, opposition au coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte et retrait de la vie politique) n’est en fait qu’une vision complaisante et reconstruite après coup ; Tocqueville se caractérise par exemple par un certain raidissement conservateur après 1848, comme le montrent ses votes ou ses prises de position. En fait un habitus clivé (il est à la fois l’héritier d’un « rang » acquis par la naissance mais a également été marqué par son intégration dans un milieu bourgeois valorisant la valeur propre de l’individu) est au principe d’une survalorisation de la réussite politique, qu’il faut acquérir coûte que coûte. D’où une position d’« éternel prétendant » à la politique, par le travail intellectuel puis par l’engagement parlementaire.



A. – Une situation sociale et politique nouvelle :


Comprendre la genèse et les usages des idées politiques nécessite de s’intéresser aux transformations des structures sociales, économiques, culturelles et politiques. Pour comprendre cette mutation du libéralisme en France, il faut ainsi prendre en compte le contexte politique, historique et social de la société française qui se transforme énormément tout au long du 19ème siècle.



Les modifications socio-économiques


Comme on l’a esquissé dans l’introduction, la Révolution industrielle a eu des effets très importants sur les modes de représentation des groupes sociaux.


Un nouveau type de capitalisme

Les années 1840 sont caractérisées tout d’abord par une accélération de la croissance économique de façon régulière mais sans réel décollage (« take-off »). De même, certaines innovations sociales renforcent cette importance du contexte économique :
La ligne ferroviaire Paris-Saint Germain est inaugurée en 1836 (préfigurant la loi du 11 juin 1842 : l’Etat concède à des sociétés privées la gestion des lignes de chemin de fer) ;
1837 : construction du premier haut fourneau à coque (pour la fonte) ;
1837 : création de la Caisse Générale pour le Commerce et l’Industrie, nouveau type de banque par son statut (constituée en SA par actions) et par l’étendue de ses activités (de l’escompte au soutien à l’industrie) ;
1840 : introduction du métier à tisser dans le textile…

Bref, des transformations économiques décisives modèlent un nouveau type de capitalisme mais celles-ci ne sont perçues qu’à travers leurs conséquences sociales (accumulation des travailleurs dans les villes, misère urbaine, exploitation des femmes et des enfants…). On note ainsi le développement dans l’opinion bourgeoise d’une peur des classes laborieuses (dénoncées comme « classes dangereuses »). Les années 1840 sont également l’âge d’or de la pensée socialiste française : il y a donc apparition d’une idéologie politique concurrente au libéralisme (cf. section 3)


Une période de mutation sociologique des élites :

Ces transformations économiques renvoient également plus généralement à des transformations sociales plus profondes. C. Charle note le passage en France au 19ème d’un modèle social de domination des notables (le système organise les rapports sociaux et politiques sur une base « réelle » : la propriété foncière, la capacité économique) vers, à partir des années 1870, un système plus méritocratique (fondé sur la valeur de l’individu)

On peut dresser un panorama sommaire des élites françaises sur cette période :
La noblesse est une classe descendante : elle n’est plus la classe dirigeante mais une classe dirigeante parmi d’autres qui fonde son pouvoir social et politique sur la propriété foncière.
La bourgeoisie au contraire est la classe ascendante (mais cela s’accompagne dès 1830 par une dévalorisation artistique de la classe bourgeoise : le bourgeois est l’individu sans goût, sans distinction, vulgaire, mesquin ; cf. Flaubert : « j’appelle bourgeois quiconque pense bassement »)
A partir de 1840, on note en parallèle l’ascension de nouvelles couches de la société (petite et moyenne bourgeoisie) qui revendiquent un rôle de participation politique

Pour autant, il ne faut pas trop vite conclure au passage d’une société traditionnelle d’ordres, fondée sur des valeurs aristocratiques, vers une société plus fluide régie par des valeurs bourgeoises. Il y a plutôt mélange au sommet de ces deux logiques : les valeurs bourgeoises ascendantes se sont facilement accommodées des anciennes valeurs aristocratiques de distinction sociale. Il convient de récuser la thèse classique de la fin des notables : car si les voies d'accès à la notabilité se diversifient, le modèle notabiliaire traditionnel continue longtemps à s'imposer, y compris auprès de bourgeois attirés par la compétition électorale. Ce qui n'empêche nullement leur conversion à la rationalisation du travail politique.
beaucoup de bourgeois fondent leur position sociale sur la propriété foncière ou immobilière d’où découlent leurs privilèges politiques
de nombreux nobles s’adaptent également particulièrement bien aux nouvelles conditions du jeu politique : ainsi du Baron de Mackau étudié par Eric Phélippeau et assimilé à un entrepreneur politique (référence 51).
de même, l’Eglise garde un rôle social et politique car elle est perçue comme une force d’encadrement considérable (1870 : il y a un taux de 15 prêtres pour 10.000 habitants contre seulement 10 pendant la période du Concordat ; de même, le budget des Cultes a augmenté de près de 10 millions de F entre 1852 et 1866).

Cette réalité sociologique de mixtion des élites bourgeoises et aristocratiques peut être illustrée à travers la lecture très critique faite par L. Althusser  de Montesquieu (référence 2) : pour Althusser, la liberté dans L’esprit des lois se résume en fait à des privilèges anachroniques ; selon lui, Montesquieu appelle même une alliance des privilégiés (bourgeoisie et aristocratie) contre les aspirations populaires. Montesquieu distingue en effet trois types de gouvernements en fonction du nombre de leurs gouvernants et du principe qui les régule.
La République : le peuple à la fois sujet et monarque ; ce régime repose sur la vertu (l’intérêt général prime les intérêts particuliers)
La monarchie : un seul gouverne ; le système repose sur l’honneur.
Le gouvernement despotique : le pouvoir est exercé par « un seul, sans lois et sans règles, (qui) entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (livre II, chapitre 1) ; ce système repose sur le principe de la crainte.
La monarchie est la formule préférée de Montesquieu, à condition qu’elle ne s’abîme pas en monarchie absolue : pour cela, il note la nécessité de « lois fixes et établies » (II, 1) et de pouvoirs intermédiaires entre le monarque et ses sujets, assurés surtout par la noblesse et les ecclésiastes (ce qui relève de la structure féodale classique). D’où la critique d’Althusser…


On peut aussi invoquer ici la réalité politique de l’Orléanisme : est-ce le régime et la pensée politique qui correspondrait au règne de la bourgeoisie ? Le régime de Louis Philippe a certes besoin du soutien de la bourgeoisie (car l’aristocratie penche vers la branche des bourbons ; la paysannerie a une conscience politique quasi-inexistante ; et les classes populaires effraient). Mais il s’agit surtout de la bourgeoisie d’affaire, la plus ancienne et la plus fortunée : elle remonte à six ou sept générations, souvent par des mariages nobles et des alliances intéressantes (et intéressées). Cette tranche de la bourgeoisie possède un patrimoine historique et culturel important créé et amplifié au fil des décennies. Le régime de Louis Philippe sert en fait les intérêts de la bourgeoisie seulement en ce qui concerne le système électoral ou le système économique (on restreint l’intervention de l’Etat). En fait, l’orléanisme est un gouvernement des élites (de la naissance, de la fortune, du talent) qui s’appuie sur des convictions, des doctrines, voire même une idéologie (les doctrinaires) qui valorise et justifie les formes de distinction sociale.


Les mutations du champ politique


Plus que par les mutations que connaît le champ économique, le libéralisme a été substantiellement transformé par le double processus d’extension et de professionnalisation qui caractérise le jeu politique en France tout au long du 19ème siècle et qui s’inscrit dans ce que Max Weber a plus généralement appelé le processus de « désenchantement du monde ».


Extension :

La période concernée se traduit également par des transformations affectant la morphologie du champ politique : celui-ci s’ouvre progressivement à travers un décloisonnement juridique de la catégorie d’électeur rendu possible par un abaissement des conditions de cens.
1791 : 4 millions d’électeurs (sur 6 millions d’hommes de plus de 25 ans)
1814 : 72.000 électeurs
1831 : 167.000 électeurs
1845 : 241.000 électeurs
1846 : 246.000 électeurs
1848 : suffrage universel

Pour autant, il s’agit d’une configuration sociale et politique qui interdit d’utiliser la métaphore de l’entreprise politique ou du marché (comme c’est le cas actuellement) : car le caractère censitaire du suffrage ne permet pas le développement d’un échange entre notables et électeurs. Comme l’a particulièrement bien montré E. Phélippeau (référence 55), il s’agit plutôt d’une opération de ratification de l’autorité sociale bien établie de notables influents. Il y a persistance de la rentabilité sociale des ressources dépendantes de la position sociale (naissance, réseaux d’amis et d’affiliés, aptitude à recevoir ou à entretenir des réseaux…). Au contraire, il convient de noter la faible rentabilité d’autres ressources (comme le soutien d’un parti ou d’un électorat). Cela explique la sociologie particulière du personnel politique en 1840 : 64% des députés paient plus de 1000 F de cens (et sont donc parmi les riches propriétaires) ; 175 députés sur 459 proviennent de la haute fonction publique.


Professionnalisation :

Il en découle une très faible professionnalisation du métier politique : 
Il y a absence de cursus politique très professionnalisés (avec des filières stabilisées de recrutement et des compétences propres) ;
idem pour la figure sociale de l’intellectuel entendu comme « professionnel de la manipulation des biens symboliques » (Bourdieu) : il n’y a pas d’autonomie du champ intellectuel parce que les éléments qui y définissent les positions (expertise, savoir, etc.) ne sont pas reconnus dans la société (il faudra attendre 1860 selon Charle pour que le champ intellectuel s’autonomise).

Ceci va favoriser l’émergence d’une figure sociale particulière d’idéologue, à la fois dans le champ intellectuel et dans le champ politique et dont les positions politiques peuvent se constituer par importation de ressources sociales plus larges (dont le prestige intellectuel constitue une part non négligeable). Le fait d’écrire sert en effet à appuyer une légitimité sociale qui commence également à passer par un mandat politique (et non plus par le fait d’être seulement un homme de lettre). Il y a même un fort mélange des genres entre ambition intellectuelle et ambition politique, les deux étant liés ; le fait d’écrire peut ainsi favoriser l’entrée dans une carrière publique : le Génie du Christianisme de Chateaubriand a favorisé son entrée dans la diplomatie ; pour Claire Le Strat (référence 44), l’écriture de De la démocratie en Amérique en 1834 procède également de raisons pratiques liées à l’ambition politique de Tocqueville et il fait du succès de son livre un usage mondain pour se placer dans le monde « qui compte ». Cela renvoie aux intellectuels « égarés en politique » (universitaires ; anciens journalistes dans des journaux comme Le Globe, La Revue française, Le Constitutionnel…) : malgré leurs charges politiques, ils ont gardé le goût des idées ; ils sont théoriciens et hommes politiques :
du côté des députés : Chateaubriand, Tocqueville, Constant
du côté des hommes de gouvernement sous Louis-Philippe : Guizot et Thiers (historiens) ; Cousin (philosophe)…


On verra que cette configuration sociale qui lie les idéologues libéraux à la défense de positions sociales dominantes va évoluer sous l’action d’un double processus.

Une professionnalisation croissante du métier politique : l’abandon de la procédure censitaire après 1848 va favoriser graduellement un recrutement social plus diversifié des candidats et des élus. Mais ceux-ci ont besoin de s’appuyer sur des ressources d’un autre type et qui préfigurent la professionnalisation du métier politique : établir un programme, faire campagne auprès des électeurs, avoir le soutien d’une organisation partisane, etc.

La diversification du champ intellectuel : après 1840, la figure sociale du doctrinaire est concurrencée par d’autres formes de figures d’intellectuels : le « poète », « l’artiste » (avec le thème de la bohème) et surtout le « nouveau messie » qui essaye de convertir la société à une nouvelle foi (Saint-Simon, les premiers socialismes dits utopiques en sont les archétypes…)

Face à ces transformations générales, on peut maintenant analyser les difficultés d’adaptation du libéralisme qui vont se succéder.



B. – Le contrôle du suffrage


La pensée libérale traduit une véritable peur d’une « tyrannie de la majorité », c’est-à-dire des classes populaires : il n’y a pas de souveraineté du peuple chez les penseurs libéraux ou plutôt ils acceptent une co-souveraineté du peuple à condition que ce peuple n’existe que filtré par le suffrage censitaire. D’où la volonté de contrôler l’expression politique de cette souveraineté et d’où l’idée de distinction entre citoyenneté active et citoyenneté passive.


Le primat de l’autonomie de la volonté


Pour P. Rosanvallon (Le sacre du citoyen, référence 62), l’idée d’égalité politique est étrangère au libéralisme originel (qui reste très proche du christianisme). Elle opère une révolution à l’intérieur même du nouvel ordre libéral qui s’affirme à partir du 17ème siècle.

Au 18ème siècle, le citoyen propriétaire constitue le modèle positif et la référence naturelle en matière de droit politique. Les systèmes de représentation politique ont une origine fiscale.
On retrouve cette conception chez les physiocrates : la terre est le seul fondement de la richesse ; seul le travail de la terre augmente les richesses d’un pays car il utilise la productivité de la Nature ; d’où la base normale de l’impôt est le territoire (propriété foncière) ; de même, le critère traditionnel de l’appartenance n’est plus l’incorporation (être inscrit dans un corps) mais l’implication sociale (est membre celui qui participe à la richesse) : d’où les propriétaires fonciers sont ceux autour desquels se construit l’intérêt général (dans un contexte d’économie agricole).

Ce modèle marquera les acteurs de la Révolution, notamment dans leur période de formation intellectuelle (d’où l’idée que le libéralisme conservateur peut cohabiter avec le libéralisme subversif…)
Cf. Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés (1776) : les propriétaires fonciers sont plus intéressés à ce que le pays (qu’ils ne peuvent quitter) soit gouverné par de bonnes lois.
Cf. Sieyès, Lettre aux économistes sur leur système de politique et de morale (1775) : il critique les physiocrates sur le fait que la seule propriété soit foncière et conformément à Adam Smith, c’est le travail dans ses différentes manifestations qui forme la richesse (d’où la notion de « citoyen actionnaire » et non plus seulement « propriétaire »)

Pour autant, il faut noter la nouveauté de l’impératif d’inclusion : cela traduit une rupture avec les théories antérieures du citoyen propriétaire ; le droit de suffrage devient appréhendé comme un droit naturel : il y a universalisation de la notion de citoyenneté qui se confond avec celle de nationalité.

En 1789, l’individu-citoyen remplace le citoyen propriétaire, en raison :
des conditions dans lesquelles s’opère la translation de la souveraineté du roi vers le peuple : la désignation des délégués des Etats généraux traduit une conception très ouverte de l’électorat avec le principe d’un suffrage individuel, presque sans restrictions : 5 millions de votants sont convoqués selon Michelet ; pour Rosanvallon, il s’y joue quelque chose d’extraordinaire : l’expérience d’une nouvelle modalité du lien social.
des nouvelles représentations de la division sociale : le nouvel enjeu, c’est la manifestation d’une identité collective, la nation à laquelle il faut donner une voix et une forme de représentation.
C’est le peuple comme sujet collectif (et non l’addition d’individus comme dans le modèle du citoyen-propriétaire) qui exprime la souveraineté : il y a une entrée collective dans la souveraineté, une récupération collective de la puissance publique

Pour autant, ce citoyen national doit être un individu autonome : l’universalité épouse les frontières de l’espace domestique ou familial (on rejette les êtres considérés comme dépendants) :

Cf. les philosophes durant l’épisode révolutionnaire (Sieyès, Condorcet, Target, etc.) : la base de la citoyenneté reste l’autonomie de l’individu, sa capacité à décider librement du bien public. Ils posent ainsi la distinction entre l’individu politique et l’individu social.

Dans une société de corps comme celle de l’Ancien Régime, cette distinction n’a pas de sens : la participation indirecte de tous les individus concrets est assurée par le filtre des corps dont chacun est membre.

Dans une société moderne, l’individu est à la base de l’architecture sociale ; l’idée centrale n’est plus le corps mais le contrat (civil ou politique) qui lie les individus entre eux ; il faut des obligations contractuelles entre individus pour fonder le lien social d’où la nécessité d’une autonomie de volonté des contractants.

Cela renvoie à l’évolution du droit civil et de la définition des sujets juridiques : avant le 17ème siècle, les droits juridiques découlent de l’inscription dans un corps social ; les juristes des 17ème et 18ème siècles ont progressivement élaboré les notions de capacité juridique et d’autonomie de la volonté (cf. Léon Duguit : « le droit est la science des rapports de volonté »). C’est la définition actuelle du droit (cf. article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « la loi est l’expression de la volonté générale »)

Rosanvallon établit un parallèle avec le politique : le vote est assimilé à un acte juridique producteur, comme tout contrat, d’obligations. Mais ici aussi, ce contrat doit être consenti par un sujet autonome : Pour Sieyès, « il n’y a point d’engagement s’il n’est fondé sur la volonté libre des contractants ». Pour Kant (Doctrine du droit), la constitution d’une association politique n’est possible que si les hommes qui y participent sont capables d’autonomie : celle-ci « consiste à ne devoir son existence et sa conservation qu’à ses propres droits et à ses propres forces comme membre de la république et non à l’arbitre d’un autre dans le peuple »


Les filtres sociaux à la participation électorale


Rosanvallon parle également d’une histoire anthropologique de la citoyenneté visant à distinguer des personnes en fonction de leur capacité à être de vrais individus. Deux conséquences cruciales en découlent :


Le choix de la méthode élective dans la désignation des gouvernants :

Pour Bernard Manin (Principes du gouvernement représentatif, référence 48), les premiers responsables politiques qui ont du réfléchir à la question de la désignation des gouvernants (les pères fondateurs de la démocratie américaine, dont Madison, mais aussi les constituants français de la Révolution française dont Sieyès) ont choisi le principe de l'élection. Alors que dans le régime athénien, l’élection se fait par tirage au sort, procédé jugé le plus démocratique au sens où tout le monde est à égalité devant la chance. Le choix de l’élection par suffrage s'explique par cette croyance que le consentement est la source suprême de l'autorité politique. Or l'élection supposant un acte de volonté permettait ce consentement voulu et volontaire. Mais il en découle une conséquence inévitable : cela crée une distance sociale entre l’électeur et l’élu.


Le choix d’un vote censitaire :

Le vote censitaire (fondé sur la propriété) traduit l’autonomie de l’électeur. Pour les Constituants de 1789, il y a 3 formes d’autonomie qui correspondent à divers critères :
l’autonomie intellectuelle (être doué de raison, d’âge mur)
l’autonomie sociologique (être un individu et non pas le membre d’un corps)
l’autonomie économique (gagner sa vie et avoir une profession indépendante)

D’où la justification théorique de l’exclusion de la citoyenneté de certains groupes sociaux : les mineurs, les moines, les domestiques, les hommes condamnés pour crime, les femmes…

Cette exclusion est fondée dans la nature et donc ne déroge pas au principe d’égalité (d’ailleurs, la question ne suscite que peu de débats en 1789) : ces groupes sociaux sont jugés incapables d’avoir une volonté autonome, une raison propre. Ils sont dans la dépendance vis-à-vis du social, encastrés dans des réseaux de dépendance (respectivement : par rapport aux parent, par rapport au clergé, par rapport au patron, par rapport à la loi, par rapport au mari ou au curé…). De fait en 1789 : il y a 4 millions de citoyens actifs (qui votent) contre 3 millions de citoyens passifs.

On peut illustrer cette méfiance des libéraux vis-à-vis du suffrage universel par deux auteurs et un courant :

Benjamin Constant (1767-1830) plaide le libéralisme contre la démocratie. Pour lui, la société politique n’a pas pour fin d’instaurer l’égalité : celle-ci se fonde sur une conception dépassée de la liberté, valable pour les anciens mais inutile et dangereuse pour les modernes : les modernes n’ont que faire de participer au pouvoir politique, ils préfèrent se tourner vers leur vie privée : « il y a une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est, de droit, hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté ».
Ceux qui vont s’occuper du pouvoir politique, ce sont ceux qui en ont le loisir, indispensable à l’acquisition des lumières. Cela motive d’ailleurs la critique par B. Constant d’auteurs comme Rousseau ou les républicains qui en voulant instaurer l’égalité, raisonnent encore selon la liberté des anciens et favorisent inconsciemment la tyrannie : vouloir mettre en œuvre la liberté antique dans les sociétés modernes (donc compenser les restrictions aux libertés individuelles par la participation au pouvoir), c’est pousser les individus à la violence émeutière.

Tocqueville est communément présenté comme promoteur du libéralisme malgré la démocratie : au nom du premier, il accepte finalement la seconde. Mais si Tocqueville considère le fait démocratique comme inéluctable (contrairement aux autres libéraux), en raison de la passion de l’égalité, il reste néanmoins méfiant vis-à-vis des conséquences néfastes qui peuvent en découler : repli sur la sphère privée au détriment de l’intérêt public, hausse de la médiocrité, etc. Ses réflexions institutionnelles traduisent également la peur d’un trop fort exécutif qui viendrait dévoyer le principe parlementaire (voir à ce sujet l’analyse de Lucien Jaume, référence 36). Dans cet état d’esprit, il voit dans les Journées de 1848 un épisode de la lutte des classes (ceux qui n’ont rien contre ceux qui possèdent) : la coupure centrale de la société concerne la propriété, malgré l’égalité politique proclamée. Claire Le Strat (référence 44) a bien montré en quoi les origines familiales de Tocqueville et surtout sa trajectoire sociale doivent à des prédispositions conservatrices, où la grandeur est un legs de la naissance (et donc plutôt hostiles à la démocratie), mais aussi à un ethos bourgeois de volonté de parvenir par son individualité et sa valeur à des positions élevées. Ces prédispositions clivées expliquent un intérêt marqué pour la réussite politique mais surtout un penchant pour la conservation sociale qui rend douteuse sa conversion à la démocratie.

Les doctrinaires constituent un petit groupe de royalistes français fermement attachés à la couronne, et plaidant pour une politique du juste milieu entre l’absolutisme et un gouvernement héritier de la période révolutionnaire, entre l’autorité et la liberté. Leur objet était de « nationaliser la monarchie et royaliser la France ». Adhérant aux grands principes de liberté et de tolérance, ils étaient fermement opposés aux traditions anarchiques de la Révolution. Selon P. Rosanvallon, (Le moment Guizot, référence 61) mais aussi Lucien Jaume (référence 38), ces libéraux doctrinaires (Guizot, Royer-Collard …) dans la première moitié du XIXe siècle, ne voient dans la démocratie représentative qu’un mécanisme pour introduire la division du travail dans le champ politique en donnant à des experts la responsabilité des affaires publiques. Il se font les chantres de l'ordre capacitaire, instituant la souveraineté de la raison : L'exercice du pouvoir doit être assuré par les capacités, c'est-à-dire les hommes « capables d'agir selon la raison » ; « le droit électoral n’est pas dans le nombre mais appartient à la capacité politique » : il s’agit donc pour eux de mettre au pouvoir une aristocratie du talent (et non de la naissance).


Même après l’avènement du suffrage universel après 1848, les penseurs libéraux continuent à plaider l’idée de capacité politique et donc, de récuser l’universalisation du vote. Ceci est le plus visible chez Tocqueville (voir Claire Le Strat, référence 44). Selon Albert O. Hirschman (Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991, p. 147-178) d’autres auteurs comme Le Bon, Mosca ou Paretto voient dans le suffrage universel la fin des libertés politiques et utilisent les mêmes modes de contestation de ces politiques progressives que les auteurs traditionalistes (cf. section 2).



C. – Le contrôle de la société et la peur de la foule


On a ici un paradoxe : l’idéologie politique du libéralisme postule un individu qui s’autonomise vis-à-vis du social ; mais traduite dans les faits, dans des politiques concrètes, cette idée va s’inverser : les libéraux vont mettre en œuvre des politiques pour contrôler l’individu, l’encadrer. De même, ils traduisent une conception aristocratique du pouvoir et appellent la nécessité d’un leader dans une démocratie.

Cette idée est particulièrement présente dans deux commentaires actuels du libéralisme :

G. Burdeau (Le libéralisme, référence 7) estime que l’Etat libéral a trahit les idéaux du libéralisme : la liberté a dégénéré en légitimation des privilèges.

Pour Lucien Jaume (L’individu effacé, référence 37), le libéralisme français postérieur à la Révolution et l’Empire ne travaille pas à l’émancipation de l’individu mais plutôt à sa subordination, à son contrôle, voire à son effacement (d’où le titre). Pour Guizot, Tocqueville ou d’autres, l’Etat est perçu comme ce qui sauve le pays après les désordres révolutionnaires et il doit donc être protégé des passions individuelles. Le concept de libéralisme ou le libéralisme d’expression philosophique (Kant, Montesquieu, Locke, Stuart Mill, etc.) n’a donc rien d’universel et se retraduit dans des forces réelles et empiriques selon un contexte intellectuel, politique et culturel qui lui préexiste.


On va illustrer cela à travers le courant dit des doctrinaires. Le libéralisme doctrinaire de Guizot (dans les années 1815-1820) répugne en effet à l’auto-gouvernement de l’individu et recherche au contraire son inscription dans un corps (groupe social, Etat). Pour cet auteur, les « moyens de gouvernement » (titre de son ouvrage) ne sont pas les agents et les ressources visibles de l’autorité publique mais sont « dans la société elle même et ne peuvent en être séparés ». Le libéralisme qu’il définit est donc surtout une culture de gouvernement pour fonder un nouvel ordre constitutionnel (contrairement à Constant). Le gouvernement doit être le « chef de la société » et doit s’inscrire dans les profondeurs du social. Guizot critique de même « l’anarchie des esprits » (l’individu prétendant juger le pouvoir sans attache de parti). L’individu ne saurait donc exister sans l’Etat. « Gouverner par le maniement des esprits, et non par le bouleversement des existences » : ce principe mis en pratique par Guizot vise à parachever l’œuvre de 1789. Pour cela, le ministre Guizot met en place « une impressionnante infrastructure culturelle d’État, un réseau dense d’appareils destinés à gérer le sens commun » et qui repose sur deux piliers : la presse et l’éducation.



La presse


C’est d’abord la presse qui sert la pensée libérale : 3 journaux sur 4 sont libéraux sous la Restauration (voire 4 sur 5 à Paris, soient 43000 abonnés). Citons, par exemple, L'Indépendant, devenu Le Constitutionnel en 1817, Le Parlement, Le Journal des Débats, La Revue des deux Mondes…

Sous la Monarchie de Juillet, la presse devient de plus en plus un enjeu politique : on découvre le poids de l’opinion ; on pense que c’est elle qui a fait la révolution de 1830. Dès lors, se met en place un arsenal juridique pour la contrôler. La Loi de 1835 mène à une aggravation des obstacles financiers qui gênent les titres de presse ; les tribunaux ont le droit de suspendre la parution d’un journal : ce bâillonnement oblige ainsi à la prudence (régime de liberté surveillée)

La question de la liberté de la presse divise les penseurs du libéralisme :

Pour Constant : la presse est un moyen de résister au pouvoir, un moyen individuel de jugement critique

Pour les doctrinaires : l’imprimé est tout d’abord un moyen d’organisation de la société, le canal d’expression de deux ou trois grands groupes d’opinion ; la presse sert de même l’hégémonie des classes aisées ; le journalisme est ainsi même une fonction sociale, un pouvoir d’Etat). Sous le gouvernement de Guizot (1840-48), la presse se fait ainsi le porte-parole de la politique gouvernementale.

Cependant : avec l’essor des techniques de presse (1811 : découverte de la presse mécanique de König qui permet de doubler les cadences ; 1816 : Bauer trouve un procédé pour imprimer recto-verso ; 1829 : mise au point de la stéréotypie grâce à Genoux, linotype, presse Marioni, télégraphe, etc.), ce monopole libéral va décroître, avec l’apparition d’une presse plus populaire


L’enseignement supérieur


Autre vecteur important du libéralisme : l’université et l’enseignement supérieur sont considérés comme la 2ème colonne de l’orléanisme. Les doctrinaires estiment qu’il en va de la souveraineté de l’Etat : les professeurs de l’Université forment une fraction de l’Etat que Guizot appelle « l’Etat enseignant ». Sa politique comme Ministre de l’Instruction publique sera ainsi assez poussée (témoignant ici de l’inscription des idées politiques dans des politiques publiques) : en quinze ans, sous son influence, le nombre des  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_%C3%A9l%C3%A9mentaire_en_France" \o "École élémentaire en France" écoles primaires grimpa de dix à vingt trois mille ; les  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_normale_primaire" \o "École normale primaire" écoles normales pour les  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Instituteur" \o "Instituteur" maîtres, et le système d’inspection, furent introduits ; et des conseils d’éducation, sous l’autorité partagée des laïques et des religieux, furent créés. Les enseignements secondaire et universitaire furent également l’objet de sa protection éclairée et de ses soins, et une prodigieuse impulsion fut donnée aux études philosophiques et à la recherche historique.

Ceci renvoie tout d’abord aux propres trajectoires des leaders libéraux (par exemple, Guizot est professeur à la Sorbonne depuis 1834 avec la création d’une chaire de droit constitutionnel pour enseigner la Charte de la Monarchie, Boutmy fonde l’Ecole libre des sciences politiques en 1872).

Autre raison plus structurelle, au-delà de la position des intellectuels libéraux : il n’y a pas véritablement autonomie du champ universitaire par rapport au champ politique depuis le projet impérial d’unifier les élites françaises à travers le monopole étatique de l’Université (1808) ; en 1830, l’Université a le devoir de seconder l’Etat.


Par exemple, on peut citer l’Académie des sciences morales et politiques (fondée en 1795, supprimée en 1803 par Napoléon, refondée en 1832 par Guizot alors Ministre de l’Instruction publique) qui vise à doter la bourgeoisie d’un organe de réflexion et d’analyse de la société pour mieux en contrôler les débordements. Certains anciens membres de la compagnie,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Maurice_de_Talleyrand" \o "Charles Maurice de Talleyrand" Talleyrand,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Joseph_Siey%C3%A8s" \o "Emmanuel Joseph Sieyès" Sieyès,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Louis_Roederer" \o "Pierre-Louis Roederer" Roederer et  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Lakanal" \o "Joseph Lakanal" Lakanal, reprirent en 1832 leur siège et de nouvelles célébrités y firent leur entrée par élection, pour débattre des grands problèmes politiques et sociaux. L'Académie a par la suite (et surtout jusqu’en 1914) souvent été sollicitée par les pouvoirs publics sur des sujets de société.


Autre exemple qui sera plus nettement détaillé : l’Ecole libre des sciences politiques, fondée après la défaite de 1870, qui s’est avérée être un bastion du libéralisme. Sur l’histoire de l’ELSP, on peut se référer aux travaux de Dominique Damamme (référence 13), de Corinne Delmas (référence 16) ou d’Alain Garrigou (référence 28).
Parmi ses promoteurs, on déjà trouve de nombreux hommes d’affaire (qui y voient un débouché et une filière de formation pour des élites économiques)
On a de même pu parler avec l’ELSP de relais institutionnel du « tocquevillisme » (Françoise Mélonio, référence 49) puisque la philosophie de Tocqueville (constat de l’inéluctabilité de la démocratie et crainte de ses dérives) est présente dans de nombreux enseignements.
De même, l’ELSP traduit une conception très élitiste du pouvoir qui doit être confié aux meilleurs, en vertu de leur talent, surtout dans un moment où leur position centrale est menacée, en raison de l’apparition d’élites politiques concurrentes : la nouveauté avec la IIIè République est l’apparition d’une nouvelle élite de professions libérales, issue de carrières journalistiques, médicales ou juridiques (en 1881 : il y a 149 avocats et 62 médecins sur 560 députés ; en 1906 : il y a 144 avocats pour 580 députés). Il s’agit en effet d’un moment de facile conversion par les avocats de leur capital social en capital politique.
Mais surtout l’ELSP apporte à la classe politique dominante un moyen de contrôle de l’enseignement des élites et lui donne une dimension plus professionnelle (notamment par le poids central de l’histoire), se démarquant de l’amateur bavard, rhétoricien, et entendant former des hommes d’Etat ou des leaders, capables d’organiser des partis politiques.


D. – La gestion de la société : le libéralisme démocratique et républicain


Le libéralisme peut aussi s’adapter à l’ouverture du champ politique en acceptant plus ou moins les principes de démocratie et de République. De nombreux libéraux sont en effet des Républicains modérés, favorables à une République conservatrice (Tocqueville, Taine, Fustel) ; de même, de nombreux radicaux penchent vers les principes du libéralisme : Ferry, Gambetta incarnent notamment ce mariage entre libéralisme (préoccupations individualistes) et démocratie (préoccupations sociales), les deux pôles entre lesquels évoluent le discours républicain dans des configurations à géométrie variable selon les données de la conjoncture.

Les 20 premières années de la IIIè République apparaissent comme une période de définition de la « synthèse républicaine », c’est-à-dire d’une synthèse entre les différentes branches du courant républicain (libéraux, sociaux, etc.) qui se rassemblent autour d’une émanation institutionnelle stabilisée (régime parlementaire de la IIIè) et qui accouchent d’un « libéralisme républicain ».

Pour autant, la problématique de l’Etat reste au cœur de la doctrine. Mais ici, l’Etat se fait gérant de la société : pour en corriger les défauts et les déviations. Ce terme de gérance peut permettre de dépasser la fausse opposition entre libéralisme et socialisme, car il désigne des éléments doctrinaux du libéralisme comme du socialisme mais se distingue d’un libéralisme comme doctrine d’une classe sociale ou comme justification du laisser-faire, laisser-passer.


Quelques éléments sont à souligner :

Une fois de plus, on voit le caractère adaptatif, syncrétique de l’idéologie libérale (qui renvoie au caractère très syncrétique de ce que l’on a appelé le « modèle républicain » qui marrie libéralisme et démocratie : cf. Bernstein, référence 4). Ce syncrétisme renvoie aussi à des considérations politiques puisque les républicains libéraux sont placés dans une situation de double concurrence, sur leur gauche (avec les mouvements socialistes) comme sur leur droite (avec les mouvements réactionnaires).

Il s’agit d’une solution d’adaptation du libéralisme beaucoup moins autoritaire que l’orléanisme. Il s’agit également d’une solution beaucoup plus efficace et beaucoup plus ajustée à la nouvelle réalité du champ politique aussi puisque le régime politique qui va en naître, la IIIe République, va perdurer jusqu’à la première moitié du 20ème siècle.

Et pour autant, malgré l’efficacité de cette mutation, elle n’est que peu théorisée, mise dans une case : c’est une « idéologie sans nom canonique », « sans respectabilité dans la société intellectuelle » (P. Ory, référence 53). Tout se passe comme si les principes libéraux faisaient l’objet d’un tel consensus dans l’ordre politique qu’ils pouvaient se passer de doctrine, de justification intellectuelle.

On peut cerner ce mariage entre libéralisme et principe démocratique et républicain autour de trois principales idées force et pour chacune d’entre-elles, on verra les soubassements sociaux : le rationalisme dans l’ordre philosophique, l’individualisme dans l’ordre socio-économique et le parlementarisme dans l’ordre politique.



Le rationalisme et la laïcité


Le libéralisme démocratique se fonde sur une conception de l’homme que l’on peut regrouper autour de trois principales idées.


1er point : L’individu doué de raison est au cœur de la construction sociale des républicains. Ainsi s’énonce la philosophie « officielle » du régime qui est une reprise de la morale kantienne : il s’agit d’établir une morale universelle répondant aux exigences de la conscience individuelle sans référent transcendant nécessaire.

Ici, la doctrine renoue avec un héritage remontant à la Seconde République. Charles Renouvier (1815-1903), a rédigé en 1848 le Manuel républicain de l’homme et du citoyen, ouvrage de commande, à l’initiative d’Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction publique du 1er gouvernement de la IIe République qui entendait promouvoir de courts manuels pour diffuser les idéaux du nouveau régime. La diffusion massive de cet opuscule est notable et atteste d’une réception massive : 15.000 tirés à part envoyés aux recteurs puis édition sous forme de livre. Mais c’est sur le fond que ce Manuel républicain est particulièrement illustratif de cet état d’esprit rationaliste à travers deux points :
L’importance de la morale pour fonder la République (« la vraie politique vient de la morale ; qui connaît la morale connaît aussi la politique ») : pour Renouvier, la République n’est pas seulement une façon d’organiser les pouvoirs publics, elle est adossée à une certaine conception de l’homme comme être perfectible, capable de tendre vers le bien ainsi qu’à un idéal d’amour du prochain ; la République a vocation à rassembler les hommes
La codification du rôle social de citoyen (on a pu parler dans ce livre de « catéchisme du citoyen ») : cette morale joue à deux niveaux et s’exprime avec des impératifs catégoriques empruntés à Kant : au niveau individuel : « perfectionnez vous » ; et au niveau social, collectif : « travaillez et gouvernez vous de manière à vous rendre meilleurs les uns des autres » ; « faîtes pour les autres ce que vous jugez que les autres doivent faire pour vous »
Ce citoyen idéal accepte donc l’autorité de la loi et se tourne vers les devoirs (obéir à la loi, être tolérant, défendre la patrie, payer l’impôt) pour exercer pleinement son rôle (ce qui renforce la dimension éthique de ce statut). Par symétrie, les droits les plus sacrés sont la liberté et l’égalité.


2nd point : l’importance de l’éducation et des lois scolaires. Ici, quelques éléments du relatif au contexte sont nécessaires puisque l’enjeu de l’éducation fait l’objet d’une triple mobilisation :
Des mobilisations politiques : entre 1879 et 1889, les principales lois scolaires sont instituées, rendant l’école obligatoire, gratuite et laïque.
Des mobilisations scientifiques : En parallèle à cet effort législatif, il convient de souligner l’essor des travaux se réclamant d’une nouvelle science, la « pédagogie »
1882-1887 : Dictionnaire de pédagogie dirigé par Ferdinand Buisson
1869 : La science de la morale de Charles Renouvin
1922 : Education et sociologie d’Emile Durkheim où il conteste les conceptions individualistes de la pédagogie ; l’éducation est une « chose éminemment sociale », « la socialisation de la jeune génération par la génération adulte ».
Des mobilisations associatives : De même, la promotion de l’école laïque et obligatoire prend appui sur des institutions parascolaires comme la Ligue de l’enseignement (LDE).
La LDE est née en 1866 sous la forme du réseau en regroupant des adhérents directs, des sections locales et des autres organisations (sociétés ouvrières et loges maçonniques) constituées autour d’une réflexion sur l’enseignement et pour donner aux activités périscolaires des enfants et adolescents un contenu patriotique et républicain. Elle connaît une croissance rapide de ses effectifs : en novembre 1867, on compte 4800 adhérents ; en Février 1870, ils sont 17.800. Ainsi, en 1881, la LDE se structure et se centralise, renforçant son poids. De même, elle compte sur la forte présence de militants républicains proches des cercles de pouvoir (Léon Bourgeois va d’ailleurs prendre la tête de la Ligue en 1894-1898). Armé de ces diverses ressources, la Ligue mène une activité intense autour de la question scolaire. En 1871-1872 par exemple, elle lance à l’échelle nationale une pétition en faveur de l’Ecole laïque, gratuite et obligatoire et recueille 200.000 signatures

Quel est le contenu des lois scolaires ? L’école est tout d’abord gratuite pour toucher les populations pauvres. De même, la méritocratie scolaire est présentée comme une réponse à la question sociale. Mais aussi, l’école est politique pour socialiser les enfants à leurs devoirs politiques ; la formation des citoyens est considérée comme un enjeu politique de premier plan, ce qui dénote l’ouverture du champ politique à travers l’instauration du suffrage universel. Ceci fonde le combat contre l’Eglise (la fameuse « querelle scolaire ») et la concurrence entre deux conceptions de la morale civique, l’une religieuse et l’autre laïque.

Il faut ici se reporter au livre d’Yves Déloye portant sur les conceptions de l’individu et de la citoyenneté qui se dégagent des manuels scolaires républicains sous la IIIe République (référence 17). Deux conceptions antagonistes se dessinent.

Une conception républicaine et optimiste du citoyen qui transparaît dans ces manuels à travers une pédagogie de la raison : individu autonome, capable par lui même de s’émanciper vis-à-vis de toutes formes de dépendance (vis-à-vis de la tradition, vis-à-vis de la religion, vis-à-vis de l’alcool et du vice, de la paresse, etc.). L’homme peut réguler lui même ses passions

Une conception religieuse pessimiste du citoyen : l’homme est fondamentalement mauvais (en raison du péché originel) et seule une puissance méta-sociale (Dieu et la religion) peut le ramener dans le chemin de la vertu.


3ème point : la valorisation de la raison et de la science et autonomisation relative du champ universitaire. La République encourage en effet les découvertes scientifiques à travers les institutions qui les produisent.

Depuis Napoléon et Guizot, on a vu une situation de subordination de l’Université par le pouvoir central. La IIIe République va transformer cet état : même si une certaine forme de contrôle demeure, on observe une autonomisation relative du champ universitaire et sa séparation avec le champ du pouvoir.

On peut cerner cette relation à travers les formes d’engagement politique des universitaires.

On observe la décrue des exemples d’universitaires qui se professionnalisent dans l’univers politique par la détention d’un mandat législatif ou d’un poste exécutif puisque ces opportunités se ferment. Les universitaires qui siègent à la Chambre des députés ou au Sénat deviennent l’exception.
Un seul bémol : les juristes obtiennent de plus en plus des postes politiques de haut niveau. Cela traduit la spécialisation croissante des tâches politiques et le besoin conséquent d’expertise.

Une nouvelle forme d’engagement des savants et une nouvelle figure sociale d’intellectuel émergent : l’adhésion à un parti politique (qui s’incarne dans l’« intellectuel de parti »). Mais cette modalité est assez rare. Seuls les universitaires en poste dans les institutions parisiennes les plus prestigieuses (le Collège de France) adhèrent à cette figure (Victor Basch, François Simiand, Maurice Halbwachs, etc.).

Les modes d’engagement politique des savants restent prioritairement conformes au modèle esquissé par l’Affaire Dreyfus comme l’a montré C. Charle (référence 8) : une mobilisation collective, en tant qu’intellectuel, autour de la défense de valeurs universelles et qui consiste à signer une pétition ou un texte commun. Néanmoins, il y a refus de signer des pétitions lorsque la cause apparaît trop connotée politiquement. L’apolitisme des universitaires est la règle. La raison réside dans un habitus académique qui rend incompatible l’engagement partisan et l’objectivité scientifique. Pour C. Charles, cette modalité d’intervention est un substitut à la professionnalisation politique en raison de l’étroitesse des débouchés.



Individualisme et solidarisme


Le libéralisme démocratique n’est pas seulement fondé sur une conception anthropologique de l’homme. Il dessine également une vision de la société comprise comme un tout organique (et non pas seulement comme la juxtaposition d’individualités). A ce sujet, deux points principaux peuvent être soulignés :


La promotion des petits contre les gros dans une société qui donne à chacun ses chances : Cette conception libérale des rapports sociaux se traduit par :
le primat donné à l’individu, dans un moment où les philosophies du collectif (socialisme, nationalisme) commencent à apparaître ;
l’importance des mécanismes de marché ; 
et surtout la défense de la propriété et sa conception comme moteur du civisme, de l’indépendance et du progrès. Jules Ferry : « j’ai foi en sa solidité car elle repose sur le cœur et sur les bras de plus de dix millions de propriétaires : et c’est parce que la démocratie française est une démocratie de propriétaires qu’elle sortira de toutes les passes difficiles ».

La nouveauté est que ce libéralisme est ramené aux petites unités : on défend des petits entrepreneurs (petits entrepreneurs agricoles, industriels et même intellectuels) contre les gros. Cela renvoie au souci des républicains de s’appuyer sur et de promouvoir les classes moyennes (les « nouvelles couches ») : petits commerçants et artisans, employés, petits fonctionnaires, salariés intermédiaires (entre la bourgeoisie et le prolétariat). Il s’agit de trouver un fondement dans la France des « petits », à un moment où la paysannerie est considérée comme amorphe et les classes laborieuses sont dangereuses et acquises aux idées socialistes. De plus, ces populations sont considérées comme une garantie de stabilité sociale face à l’agitation ouvrière. La réalité sociologique témoigne de l’hétérogénéité de ces groupes sociaux. Le seul point commun est négatif : ils habitent la ville et ne sont pas des paysans ; ils sont étrangers à l’industrie ; ils cherchent à rompre avec leur milieu d’origine.
Cela permet de souligner à nouveau la dimension performative des idéologies politiques : donner une consistance rhétorique à des groupes sociaux hétérogènes et modifier les représentations de l’espace social.


Le principe de solidarité : celui-ci vise à reprendre les philosophies du contrat du libéralisme originel en ne le plaçant pas entre des individus mais entre des individus et la société.
Ce principe est fondé sur l’idée selon laquelle le citoyen est débiteur vis-à-vis de la société : le fait de naître dans une société humaine engage l’individu vis-à-vis de celle-ci. Il a une dette sociale à son égard qui est de l’améliorer, « d’accroître l’héritage humain », de restituer (et d’améliorer) ce qu’il a reçu de la société.
Symétriquement, la société s’engage à réparer les injustices issues de son fait. Ceux qui ont moins reçus à la naissance pourront davantage recevoir par la suite. La solidarité suppose l’intervention correctrice de l’Etat

La pensée de Léon Bourgeois (1851-1927), notamment dans son ouvrage Solidarité (1896), est un compromis entre socialisme et libéralisme ; l’idée de solidarité est située à mi-chemin des deux courants. Son ouvrage synthétise ainsi la pensée sociale du radicalisme. On y retrouve l’appui sur la rationalité : il s’agit d’organiser la société selon les lois de la raison. Il y a des droits fondamentaux, inaliénables dont la liberté et l’égalité. On y trouve également la conception de l’individu comme étant fondamentalement social, ce qui s’éloigne du libéralisme classique : l’individu n’est pas un isolat, il est totalement inscrit dans des relations réciproques avec d’autres individus. « Solidarisme » et organicisme vont de pair : l’homme est comme la partie d’un corps vivant, il ne peut pas fonctionner sans les apports de ses semblables. De même, il n’y a pas de relation verticale (la société ayant des droits sur l’individu) mais une dimension horizontale (les droits et les devoirs sont mutuels entre les hommes). Il faut donc répartir les fruits nés de l’association des hommes entre eux. Cette répartition du produit social est inégale (en fonction des différences de capacité) mais elle doit être équitable : ceux qui ont davantage reçu de la société ont une dette d’autant plus grande vis-à-vis des autres. Cela justifie des politiques redistributives par l’Etat au moyen de l’impôt et de la protection sociale.



Le parlementarisme et l’appui sur les forces partisanes


Vision de l’homme, de la société, mais aussi de la politique… Les républicains libéraux se caractérisent même par le primat donné aux questions politiques et institutionnelles qui importent plus que les questions sociales et économiques, monopolisées par les doctrines socialistes (supra, section 3) : la démocratisation politique importe ainsi davantage que l’émancipation sociale des ouvriers.

Cela renvoie pour ces idéologues bourgeois aux souvenir traumatique des épisodes impériaux (Napoléon Ier et Louis Napoléon Bonaparte) et donc au rejet des pouvoirs exécutifs forts. A l’inverse, il faut souligner l’omnipotence du Parlement dans le système institutionnel des libéraux. Par ailleurs, la valorisation du suffrage universel comme principe exclusif de désignation et de légitimation des gouvernants éloigne ce libéralisme gestionnaire de son « ancêtre ». Le seul véritable souverain est l’ensemble des citoyens formant la nation.

Outre ces dimensions théoriques, il faut relever deux éléments plus sociologiques :

L’appui sur une organisation partisane, le parti radical : en effet, le suffrage universel a totalement bouleversé la configuration du champ politique ainsi qu’il a causé une transformation du « métier politique » : La professionnalisation du politique se joue en effet autour de la nécessité d’un échange de plus en plus égal et codifié avec l’électorat et de l’appui de soutiens organisationnels (de style partisan). Il en découle l’apparition de nouvelles élites politiques, notamment les hommes politiques républicains, d’origine plus modeste que les anciens notables et qui mobilisent des ressources collectives tendant à la professionnalisation du métier politique (soutien d’un parti, comités électoraux, diffusion de programmes politiques, quadrillage du territoire…). L’instauration définitive de l’indemnité parlementaire en 1906 achève de briser le coût d’entrée (filtre du cens) quant à la qualité d’élu.

La structuration du parti radical est assez faible et l’organisation est très faiblement centralisée : existence de comités locaux indépendants, réseau de sociabilités souples, absence de contrôle sur les députés (il n’y a pas de discipline de vote). La seule fonction de ce parti est d’être une entreprise de mobilisation électorale. Il a en effet une certaine base militante (200.000 adhérents en 1906, environ 900 comités locaux qui témoignent de l’enracinement social de la doctrine : interpénétration entre ces comités et d’autres organisations républicaines comme la franc-maçonnerie, la Ligue des droits de l’homme, la LDE ; avec des médias comme La Dépêche de Toulouse, etc.). Il se développe au sein de ce maillage des relations clientélaires croissantes : le « notable » radical tend à se substituer aux anciennes élites locales (le noble, le châtelain).

Les libéraux républicains s’insèrent dans le jeu parlementaire, dont ils occupent le centre, ce qui les font hésiter entre deux stratégies politiques : gouvernement modéré ou alliance dans un bloc des gauches (avec les socialistes). Cette position médiane est au principe de l’apparition d’un tiraillement entre la doctrine du parti et les alliances et compromis qui résulte du jeu parlementaire. Et l’application pratique des dogmes théoriques avec le gouvernement d’Emile Combes en 1902  va renforcer ce divorce entre la théorie et les contraintes du jeu politique.

*

On voit bien jusqu’à présent à quel point la doctrine libérale pure, même réduite à quelques principes de base, a pu se transformer, parfois radicalement, en fonction de l’état des différents champs (politique, scientifique, artistique, économique, etc.) dans lesquels elle a été importée ou créée.



III- Les mutations contemporaines du libéralisme



La première moitié du 20ème siècle est une période de crise du libéralisme, repérable à travers plusieurs indices : domination du keynésianisme en économie, concurrence idéologique des socialismes ou du communisme, etc. Mais surtout, le libéralisme reste une idéologie qui n’a pas su empêcher l’avènement du suffrage universel et de la démocratie de masse. Il s’est même totalement « dénaturé » en s’adaptant à d’autres courants idéologiques. Cette situation nécessite donc une mutation de la doctrine et son adaptation à la transformation du champ économique ou artistique. On va donc insister à nouveau sur la plasticité de l’idéologie libérale. Et comme le 20ème siècle est celui de la mondialisation, on va également insister sur les processus d’exportation des idées libérales et leur inscription dans des champs intellectuels nationaux, en l’occurrence la France.

A travers l'étude de l'émergence du néo-libéralisme et de son devenir, c'est ainsi un ensemble de transformations qui se donnent à voir : celles du rôle de l'État et de ses structures, celles des doctrines économiques qui participent à cette évolution et enfin, celles du champ du pouvoir et de l'action publique.

On insistera dans cette partie autant sur la doctrine que sur les espaces sociaux dans lesquels elle est produite et diffusée : à travers ces institutions, il y a constitution d’un capital social qui permettra la mobilisation d’élites sociales autour du néo-libéralisme


A. – Les transformations à l’échelle globale : genèse du néo-libéralisme


La Société du Mont Pèlerin


Selon François Denord (référence 18), la mutation du libéralisme procède de la création d’un dispositif international de diffusions de théories économiques à finalité politique : la Société du Mont-Pèlerin fondée en 1947 par Friedrich Hayek et Wilhelm Röpke et qui se place au cœur d’un réseau mondial visant à la diffusion des idées néo-libérales et à des opération de légitimation des celles-ci en solutions politiquement acceptables.

Dans le contexte international de l’entre-deux-guerres, on observe tout d’abord une internationale du néo-libéralisme qui se densifie de plus en plus : il y a une école allemande du néo-libéralisme (autour de Wilhelm Röpke), une école anglaise à la London school of Economics (autour de F. Hayek), une école autrichienne (avec Ludwig von Mises) ou une école américaine dite de Chicago. Ce qu’il faut noter, c’est que ces membres d’écoles fonctionnent surtout sur le mode du réseau international, sans véritablement passer par les champs intellectuels nationaux. Denord souligne l’importance des solidarités au sein des communautés d’exilés politiques (notamment allemands). Cette mise en réseaux favorise ainsi des rapprochements idéologiques (notamment le rejet des totalitarismes et la volonté d’édifier une Europe fédérale) ainsi que la constitution d’un capital social collectif à dimension internationale. Mais ce groupe s’appuie sur un ensemble d’institutions comme le Congrès des économistes de langue française, la Chambre de commerce internationale, l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève…

Après la guerre, un nouveau lieu d’accueil et de formalisation de la doctrine est institué par F. Hayek (qui jouit d’un grand prestige depuis la publication en 1944 de La route de la servitude) : la Société du Mont-Pèlerin.


Une organisation souple, une « communauté émotionnelle »

Il s’agit d’une organisation souple et simplifiée à l’extrême (un président, un secrétaire, un trésorier, un « board of directors » et des adhérents) ; la trésorerie n’est pas très importante ; il y a absence de bureaux (mais les statuts sont déposés dans l’Illinois) ; la Société fonctionne par des réunions tous les 2 ans dans des pays différents ; il y a accréditation de peu de membres (d’où un fonctionnement de la Société comme une « communauté émotionnelle » et d’où le sentiment pour ses membres d’appartenir à une élite libérale)

D’un point de vue sociologique, la Société fonctionne pour ses membres comme une façon d’accumuler un capital social (des réseaux, des amitiés intellectuelles) et de le traduire en capital symbolique (du prestige intellectuel, de l’influence politique).

Le prestige de la Société du Mont-Pèlerin est repérable à sa composition : 7 prix Nobel (Maurice Allais, G. Becker, J. Buchanan, R. Coase, Milton Friedman, Friedrich A. Hayek, G. Stigler) ; de nombreux intellectuels prestigieux (Raymond Aron, Karl Popper, John Rawls, A. Schütz, Pascal Salin) ; des patrons et des hommes politiques libéraux ; de même, les membres essaiment dans de nombreux think tanks comme l’Institute of Economics Affairs en Angleterre ou l’Heritage Foundation aux EU


Un espace de conflit d’interprétation sur le néo-libéralisme

La Société du Mont-Pèlerin a connu une histoire interne chaotique qui illustre les conflits théoriques récurrents quant à la nature du néo-libéralisme et les luttes symboliques pour en donner une définition légitime.

Il faut d’abord noter les conceptions divergentes entre F. Hayek et d’autres, notamment européens (Wilhelm Röpke, Albert Hunold).

Hayek (La route de la servitude écrit en 1944 ; ou bien Droit, législation et liberté, trois tomes étalés entre 1971 et 1978) se caractérise par une confiance très forte placée dans les mécanismes du marché : il part d’une distinction entre deux types d’ordres sociaux.
En premier lieu, les ordres spontanés ou auto-générés : ceux-ci naissent des échanges et des interactions entre individus, mais de façon libre, sans intention ni plan d’ensemble supérieur ou transcendant. Cet ordre social est régi par des « règles de juste conduite », normes abstraites, générales et impersonnelles qui sont issues de l’expérience et qui ont prouvé leur efficacité sur le long terme.
En second lieu, les ordres construits ou décrétés : c’est le mal pour Hayek ; ils procèdent d’une volonté humaine visant à gérer, à dessiner la société de façon rationnelle et volontariste. C’est le « constructivisme », l’idée d’une volonté humaine souveraine, dont l’origine philosophique remonte à Platon et surtout à Descartes. Politiquement, ce principe s’est incarné dans l’Etat totalitaire mais également dans l’Etat providence (entre les deux, il y a une différence d’intensité et non de nature selon Hayek). Il parle à ce sujet du « mirage de la justice sociale ». Or ce constructivisme est critiqué sous deux points : il contrevient à la finitude de la raison humaine et à l’irrationalité des hommes ; il encadre les conduites individuelles et donc bride les potentialités individuelles.
Le marché (appelé aussi « catallaxie ») est un ordre spontané par excellence et devient l’institution centrale d’une société libre. C’est une extraordinaire « procédure de découverte » qui prodigue l’information et libère les énergies. C’est un ordre authentiquement libéral : il échappe à la volonté humaine ; il permet à des milliers d’individus d’entrer en relations sans nécessairement se connaître et sans besoin de se régler sur une instance extérieure et coercitive ; et grâce à la transparence des échanges d’informations, les échanges entre individus s’ajustent en toute spontanéité.
Pour autant, l’Etat a un rôle à jouer dans cet ordre libéral : protéger certains biens publics fondamentaux (la sécurité, la liberté, la propriété et le marché) ; fournir à la société une armature juridique pour préserver les droits des individus.
De même, la démocratie permet d’établir ce qu’il appelle la « grande société » : elle permet un arbitrage pacifique entre tenants du pouvoir politique ; elle permet d’assurer la primauté des règles de juste conduite applicables à tous sur les règles particulières applicables à certains. Les défauts ou risques de dévoiement des démocraties sont les marchandages entre groupes d’intérêt, l’électoralisme qui créé une relation de clientélisme entre les élus et les électeurs…

A l’inverse, Röpke a une conception plus sociale (il sera un des théoriciens de « l’économie sociale de marché » en Allemagne) : il accepte un Etat social moins limité qu’il juge compatible avec le libre jeu du marché ; l’Etat est autorisé à intervenir dans l’économie pour soutenir l’offre et la demande


Mais c’est Hayek qui va l’emporter d’abord à la fin des années 1950 (« l’affaire Albert Hunold » se solde par le départ d’une quinzaine de membres hostiles à Hayek et à sa conception jugée manichéenne du libéralisme qui dénie toute efficacité à la régulation étatique et privilégie la liberté d’entreprendre à la liberté individuelle). Puis à partir du milieu des années 1970 (après la remise du Nobel en 1974), le poids d’Hayek et des anglo-saxons, surtout Américains, va s’accentuer.

Du point de vue de la composition nationale de la Société, les Européens sont d’abord majoritaires puis à partir des années 1960, les Américains deviennent de plus en plus nombreux et influents, notamment au tour de l’Ecole de Chicago (les fameux « Chicago Boys » qui vont être les conseillers économiques de Ronald Reagan : sur les 76 qui l’entourent, 22 sont membres de la Société du Mont-Pèlerin).

Mais ce qu’il faut retenir c’est que la Société fonctionne comme un des lieux d’unification des champs économiques nationaux à la doctrine néo-libérale qui sera institutionnalisée dans d’autres lieux (FMI, Banque mondiale, etc.)



Institutions et clubs d’élites transnationaux : l’émergence d’un champ international de l’expertise d’Etat


Un ensemble d’institutions ou d’organisations supranationales constituent en effet des lieux d’élaboration et de diffusion de cette nouvelle idéologie néolibérale issue des travaux de F. Hayek et d’autres. Pour les analyser, on peut se tourner vers les travaux d’Yves Dezalay et de son équipe (références 1, 19, 30, 43) qui entendent étudier sociologiquement la mondialisation à travers les pratiques des experts et contre-experts qui en sont des acteurs essentiels. Ces chercheurs ont analysé l'émergence d'un champ international de l'expertise d'Etat à partir des stratégies mobilisées dans des « luttes de palais » nationales. Le travail d'enquête a porté sur des institutions internationales, agences étatiques, multinationales de l'expertise, universités, ONG..., dans leurs relations avec les pouvoirs nationaux. Les différents protagonistes de ces luttes ont été analysés dans les contextes nationaux qui déterminent leurs stratégies et les ressources que les agents peuvent mobiliser.

L’étude de la « gouvernance mondiale » représente en effet un marché valorisé et profitable pour les producteurs de droit, d’économie ou de science politique. 

Cet espace social de définition de la mondialisation est tout d’abord repérable au niveau des grandes institutions qui édictent les règles :
institutions internationales : ONU, FMI, Banque mondiale
Forums internationaux : Davos, Société du Mont Pèlerin

Les adversaires de la mondialisation néolibérale sont également inclus dans cet espace : même la contestation du modèle américain s’inspire des analyses (multiculturalisme, métissage) et des méthodes de lutte (invocation de la « société civile » et recours aux médias) courantes aux Etats-Unis. L’internationalisation des luttes nationales à travers lesquelles se construit l’embryon d’une société civile mondiale contribue donc à imposer comme universelles des stratégies et un savoir-faire inspirés par la dynamique politique américaine.
ONG
Grandes institutions philanthropiques privées – comme les Fondations Ford, Rockefeller, Soros – qui se retrouvent désormais à l’avant-garde de la mondialisation, fût-elle « humanisée » (Cf. article de Nicolas Guilhot, « Une vocation philanthropique, George Soros, les sciences sociales et la régulation du marché mondial », référence 30)

Cet espace social de définition de ce qu’est (ou devrait être) la mondialisation est un espace protégé et élitiste : pour y accéder, il faut disposer de compétences culturelles et linguistiques. Avant d’être renforcées et légitimées par des cursus scolaires internationaux très coûteux, les prédispositions à l’international sont l’apanage des héritiers de lignées familiales cosmopolites - y compris parmi certains critiques de la mondialisation qui sont passés par les mêmes cursus (les grandes écoles américaines de la « heavy league »), ce qui explique la fluidité des carrières à travers ce que Dezalay appelle des stratégies de « double jeu » : ce petit groupe de privilégiés peut simultanément faire valoir sa notoriété nationale pour se faire entendre sur la scène internationale et investir dans l’international pour renforcer ses positions dans le champ du pouvoir national.



Le « nouvel esprit du capitalisme »


Autre mutation récente du capitalisme, le transport de justifications empruntées au champ artistique. Luc Boltanski et Eve Chiapello, (référence 5) font retour à Max Weber : selon eux, le capitalisme n’est pas un système économique, c’est un esprit, un ensemble de valeurs et de comportements jugés positivement. Or le capitalisme aujourd’hui a un nouvel état d’esprit, une nouvelle façon de se justifier (d’où ils parlent d’un « néocapitalisme »). Sur la base de l’étude de l'abondante littérature du management des années 80/90, Boltanski et Chiapello tentent de comprendre comment les sphères pensantes des directions d'entreprises s'efforcent de donner un sens au salariat et de justifier le nouvel ordre capitaliste. Or ce nouvel esprit du capitalisme a triomphé grâce à la formidable récupération de la « critique artiste » - celle qui après Mai 68, n'avait eu de cesse de dénoncer l'aliénation de la vie quotidienne par l'alliance du capital et de la bureaucratie.

Pour les auteurs, il y a plus généralement deux traditions critiques depuis le 19ème siècle :
la « critique sociale », celle des partis ouvriers qui prend pour cible les inégalités, l’exploitation, etc.
la « critique artiste » portée par une élite intellectuelle : cette tradition remonte notamment au mouvement de la bohème ou à Baudelaire (critique de la bourgeoisie et plus largement de la modernité entendue comme marchandisation, massification, perte de la singularité, etc.).

Mai 68 opère une fusion des deux critiques. Hommage du vainqueur au vaincu : ce sont ainsi parmi les idéaux de Mai 68 que la littérature de management va trouver sa plus grande inspiration. Ce sont les valeurs de créativité, de nouveauté, de réceptivité à un monde en évolution permanente, d'autonomie, de polyvalence contre l'étroitesse de la spécialisation (forcément aliénante) et toute la thématique auto gestionnaire qui va être reprise pour justifier l’ordre capitaliste.

Dés le milieu des années 70, le capitalisme renonce au principe fordiste de l'organisation hiérarchique du travail pour développer une nouvelle organisation en réseau, fondée sur l'initiative des acteurs et l'autonomie relative de leur travail, mais au prix de leur sécurité matérielle et psychologique.

Le bon individu dans ce système est celui qui est mobile, flexible, adaptable à de nombreuses situations, qui sait s’adapter à des cultures différentes, qui maîtrise plusieurs langues, qui fonctionne en réseau, qui sait dépasser les routines professionnelles, qui est performant, etc.

Le mauvais individu, c’est l’inverse : celui qui est immobile, qui reste attaché à son terroir, qui refuse d’être délocalisé, qui ne parle que sa langue maternelle, qui reste dans la routine, qui reste engoncé dans les hiérarchies, etc.


Cela a un coût selon Boltanski et Chiapello : En prétendant supprimer la hiérarchie, les nouvelles méthodes d'organisation du travail essaient surtout de transformer chaque salarié en son propre petit chef. Le travail salarié ne fait que gagner un degré supplémentaire de servitude volontaire, et de violence sur soi imposée aux hommes et aux femmes qui le subissent. On peut ainsi faire retour sur le Panoptique de Bentham : la société se contrôle à travers le contrôle que s’imposent les individus qui la composent.

Le Panoptique est originellement un projet d’architecture carcérale imaginé par J. Bentham afin de réduire les coûts liés à la surveillance des prisonniers. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un individu d'observer tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir s'ils sont observés. Les surveillants ne pouvant être vus, ils n'ont pas besoin d'être à leur poste à tout moment, ce qui permet finalement d'abandonner la surveillance aux surveillés. Michel Foucault en fait même le modèle canonique des institutions disciplinaires (ensemble de dispositifs visant à infléchir le comportement des hommes) dans Surveiller et punir : il s’agit d’une technique moderne d’observation et de contrôle que l’on peut également observer dans l’armée, l’école ou l’usine.



B. - En France : l’adaptation du libéralisme



Doctrine mondialisée, le néolibéralisme n’est pas pour autant une doctrine cohérente. Les configurations nationales servent en effet de filtre qui vont amoindrir, transformer ou rehausser certains points ou certains principes. On prendra ici comme exemple de ces réceptions nationales celui de la France parce qu’il permet tout particulièrement de montrer les phénomènes de traduction et d’hybridation du néolibéralisme.



Les origines d’un renouveau : la crise des années 1930 et le CIRL


En France, la genèse du « néo-libéralisme » procède de la crise des années 1930 et des désordres économiques, politiques et sociaux qui l’ont accompagnée. Il s’agit d’une théorie prétendante qui se place parmi d’autres théories prétendantes au qualificatif de néo- (on a pu parler de « néo-socialisme », de « néo-capitalisme » ou de « néo-corporatisme »). Le contexte politique a en effet joué : dislocation du Front populaire, appui du gouvernement Daladier ; l’heure est à la ré-instauration de l’ordre social après les grèves de 1936 ; cela favorise l’émergence du groupe social des « cadres » et des mouvements se voulant les porte-paroles des « classes moyennes » (Luc Boltanski, Les cadres, Paris, Minuit, 1982). François Denord montre que le néo-libéralisme tel qu'il apparaît dans l'entre-deux-guerres est une forme de compromis entre diverses fractions des élites visant à préserver une part d'autonomie au champ économique alors que celle-ci est largement remise en cause par les doctrines planistes.

Au titre des structures sociales qui vont favoriser l’introduction en France du néolibéralisme, on peut citer :

Un colloque organisé à Paris les 26-30 août 1938 autour d’un ouvrage de Walter Lippman (1889-1974) (The Good Society). Cette réunion internationale avait pour objectif de définir un « néo-libéralisme » tenant compte des transformations du rôle de l'État dans l'activité économique.

Une maison d'édition : la création en 1937 des Editions de la Librairie de Médicis va permettre de traduire les livres de Friedrich Hayek, Walter Lippman, Lionel Robbins et de diffuser le néo-libéralisme auprès d’un public français.

Une association, le Centre international d’études pour la rénovation du libéralisme (CIRL), créé en mars 1939 pour fournir une structure fédérant les intellectuels opposés au planisme. Le but du CIRL est la rénovation de la doctrine libérale contre les théories économiques prônant le corporatisme ou le dirigisme. On y observe un souci revendiqué de scientificité et d’appui sur le Droit : cela permettra plus tard le ralliement des patrons-ingénieurs et des universitaires des facultés de droit.
Le CIRL a eu une brève existence (1939-1940) mais il a fonctionné comme le rassemblement de représentants des fractions dominantes du champ économique, du champ universitaire, du champ administratif et même du champ syndical.

Un individu, Louis Rougier (1889-1982), Professeur de philosophie à l’université de Besançon, et qui a étudié l'histoire des religions, la philosophie, l'épistémologie, la linguistique, l'économie, le droit constitutionnel. D’abord profondément antilibéral et anti-chrétien, il va évoluer vers la promotion du libéralisme en organisant le colloque Lippman et en devenant secrétaire général du CIRL. Louis Rougier ne rejoindra cependant la Société du Mont Pèlerin qu'en  HYPERLINK "http://www.liberaux.org/wiki/index.php?title=1957" \o "1957" 1957, ses accointances connues avec le gouvernement de Vichy l'ayant desservi auprès des membres de la « MPS ».


Mais la Seconde Guerre mondiale a mis fin à l'expérience : devant l'arbitraire du pouvoir en place, le groupe originel a volé en éclats. L'économie de guerre et les projets de réformes de structures élaborés par la Résistance, la France Libre et Vichy, ont en outre contribué à la marginalisation intellectuelle du néo-libéralisme. À la Libération, il n'a pas pour autant disparu. Face à l'interventionnisme étatique, à la mise en place d'organismes de planification et dans un contexte de Guerre Froide, une mouvance française néo-libérale s'est perpétuée mais de façon plutôt dominée. Si les néo-libéraux français demeurent minoritaires dans les champs politique et intellectuel français, la création d'une organisation internationale, la Société du Mont-Pèlerin, permet au néo-libéralisme de se construire une nouvelle légitimité grâce à son prestige intellectuel qui facilitera son importation dans le champ politique à la faveur des crises des années 1970.



Néolibéralisme et idéologie républicaine


C’est en effet au tournant des années 1970 et 1980 que l’idéologie néolibérale va définitivement s’implanter en France et même pénétrer les cercles gouvernants sous sa version économique (le paradigme néoclassique, favorable à l’offre).

Bruno Jobert et différents auteurs analysent Le tournant néolibéral en Europe (référence 39) et la manière dont cette idéologie s’est diffusée dans quatre pays (Grande-Bretagne, Allemagne, Italie et France). L’idéologie néo-libérale née aux Etats-Unis de la question du retrait de l’Etat au nom de la responsabilité de l’individu ne s’est pas imposée telle quelle et n’a pas totalement chassé l’ancien paradigme keynésien jusqu’alors dominant. Mais elle a servi de principe de justification pour la remise en cause des compromis passés entre l’Etat et les partenaires sociaux mais aussi pour une redéfinition de la place de l’Etat.
Ils montrent également que la montée en puissance de ces idées a emprunté des processus et des moments différents selon les pays, et même selon les secteurs ou les départements ministériels :
en Grande-Bretagne, le changement est radical et profond notamment en raison du traumatisme dû au déclin britannique et à l’action de M. Thatcher ;
en Allemagne, il y a un décalage entre la rhétorique néolibérale et la faiblesse des changements effectifs et ce, en raison de la force de l’économie corporatiste de marché qui donne aux partenaires sociaux un vrai poids dans la conduite des politiques publiques sectorielles ;
en Italie, l’introduction des recettes néolibérales est assez tardive ;
en France, il y a une hybridation entre le néolibéralisme et l’idéologie républicaine.

De même, les auteurs mettent l’accent sur le rôle des forums scientifiques dans la légitimation des recettes néolibérales : les économistes surtout sont les experts les plus influents dans ces processus. La profession est travaillée par des processus d’internationalisation mais aussi d’homogénéisation et de rejet des hétérodoxes (souvent keynésiens).

En France, il faut ainsi noter le poids très fort de ces capteurs/traducteurs intellectuels : les économistes. Il convient cependant de distinguer entre ceux qui interviennent dans le champ universitaire et ceux qui se font les « conseillers du Prince » dans des think thank proches du pouvoir mais aussi dans certaines structures étatiques (administrateurs de l’INSEE) qui fournissent aux décideurs un « néolibéralisme gestionnaire », soucieux de méthode (bonne gestion, maintien des grands équilibres monétaires, etc.).

De même à partir de l’étude des politiques fiscales menées entre 1984 et 1990, Bruno Théret (référence 66) montre que les gouvernements de gauche et de droite se caractérisent par leur continuité qui renvoie au mode élitiste de constitution de la classe politique (avec l’influence très forte des énarques qui colonisent l’administration, les cabinets ministériels et les partis politiques) mais également au pouvoir très peu discriminant des doctrines auxquelles se réfèrent les décideurs.

Ces différents promoteurs se sont livrés à des opérations d’ajustement des principes néo-libéraux aux répertoires symboliques des cultures nationales (phénomène de réinterprétation de matériaux idéologies plus ou moins anciens). Ainsi, l’idéal de la solidarité républicaine a été fusionné avec ces principes néo-libéraux : la nouvelle élite dirigeante issue de la haute fonction publique est de plus en plus convertie au néo-libéralisme des économistes anglo-saxons. Ceci se joue à gauche, dans les cabinets socialistes. A droite également, il y a report des libéraux purs de l’extrême droite vers la droite comme en témoignent les trajectoires au club de l’Horloge : Juppé, Michel Aurillac quittent le Club de l’Horloge pour fonder le Club 89 et rénover le RPR ; idem pour le Parti républicain avec Madelin et Gérard Longuet. Cette nouvelle élite occupe une position dominante dans les principaux centres de pouvoir économique et politique qui produisent l’expertise ; elle y impose l’idée que les recettes néo-libérales sont des solutions politiques acceptables en bricolant le principe de solidarité républicaine : être libéral, c’est être républicain. Le contexte de guerre économique internationale qui conditionne la survie de la nation permet la revalorisation de l’entrepreneur économique « seigneur de la guerre implacable », dynamique et gestionnaire, soucieux d’efficacité, de concret et de résultats ; en corollaire, il y a dévalorisation dans les rhétoriques politiques des « planqués », des corporatismes frileux, etc.



Le libéralisme politique et le champ intellectuel français


Il faut souligner le gain de crédibilité du libéralisme politique en France dans les années 1980 grâce au ralliement d’une partie des intellectuels de gauche. Ainsi, Eric Fassin, (référence 25), souligne qu’avant les années 1980, les libéraux sont forcément de droite et minoritaires dans le champ intellectuel français alors dominé par le marxisme (cf. Raymond Aron). Après cette période, le schème libéral se diffuse dans le champ intellectuel français. Parmi les précurseurs, François Furet et d’autres historiens de la Révolution française opèrent une relecture de la Révolution française en la comparant à celle d’Amérique, sur le même modus operandi intellectuel que Tocqueville. Les problématiques légitimes débattues dans le monde intellectuel ne sont dès lors plus la lutte des classes ou le capitalisme mais la démocratie, les droits de l’homme, les méfaits du totalitarisme… Le gauchisme intellectuel tend à disparaître au profit d’une posture plus proche des principes libéraux : approche réformiste de la politique, souci du pragmatisme, etc. Le contexte politique est également celui où la gauche au pouvoir découvre la « culture de gouvernement ». Les exemples de ces auteurs de gauche qui s’avèrent en fait proches du libéralisme à l’américaine : Jacques Donzelot, Pierre Nora, Marcel Gauchet, Paul Ricoeur, Pierre Bouretz, François Furet, Pierre Rosanvallon…

On peut prendre quelques exemples de ce primat du libéralisme politique dans le champ intellectuel français :
les « nouveaux philosophes » en 1976 (autour de Bernard Henri-Lévy, Christian Jambert ou André Glucksman) constituent l’archétype des futurs intellectuels médiatiques mais entendent surtout réhabiliter « l’individu » face aux philosophies structuralistes et dites « du soupçon » ;
la « deuxième gauche » (autour de Michel Rocard) qui met l’accent sur le réformisme, la nécessité d’émanciper la société civile de la tutelle de l’Etat, le renouveau associatif ;
la revue Le Débat lancée en 1980 par Pierre Nora et Marcel Gauchet, la revue Esprit notamment sous le secrétariat de Paul Thibaud, les revues Commentaire, Preuve, Contrepoint,
la Fondation Saint-Simon créée en 1982 par François Furet et animée par Pierre Rosanvallon,
un livre exemplaire de cette période est celui co-signé par François Furet, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard (La République du centre, Paris, Calmann-Lévy, 1985) : les auteurs y annoncent la fin de l’exception française ou de la fin définitive de la Révolution française qui ne divise plus la gauche et la droite…


Les investissements intellectuels et politiques autour de Tocqueville

Aujourd’hui quelle est la place du libéralisme dans le champ intellectuel français ? On peut également le voir à travers les différents investissements intellectuels et sociaux autour de Tocqueville. Auteur célébré de son vivant, oublié de l’université républicaine, redécouvert par Aron dans les années 1950, les mécanismes d’occultation ou de reprise de ses écrits sont révélateurs de l’état du champ intellectuel.

Il s’agit en effet d’une redécouverte forte, repérable à partir de plusieurs indices : création d’un prix Tocqueville, création en 1979 d’une revue à son nom (bilingue, éditée au Canada), explosion de biographies ou de commentaires sur son œuvre, etc.

Selon Roland Lardinois (référence 42) mais aussi Claire Le Strate et Willy Pelletier (références 45 et 46), la réception de l'œuvre de Tocqueville en France, dans la seconde moitié du XXe siècle, permet de comprendre comment les écrits de ce publiciste, jusqu'alors ignorés par les sociologues, sont constitués en enjeu disciplinaire dans les luttes internes à l'univers national des sciences sociales.
L'introduction de Tocqueville comme l'un des «pères fondateurs» de la sociologie revient à Raymond Aron (in Les étapes de la pensée sociologique en 1967) lorsque ce dernier doit lui-même construire sa position dans cet espace disciplinaire en cours de recomposition. Aron a participé à la commission nationale qui a contrôlé dès 1951 l’édition des Œuvres de Tocqueville chez Gallimard. 
Cette rencontre se fonde sur une homologie structurale entre les dispositions intellectuelles et idéologiques de Aron et de Tocqueville qui entretenaient tous deux une relation ambivalente au regard des états historiques respectifs du champ académique et du champ du pouvoir. Parce que Tocqueville peut être présenté à la fois comme un sociologue et un historien à l'endroit des gouvernants et comme un homme d'action et de réflexion à l'égard des sociologues et des philosophes, il apparaît ainsi à Aron, qui participe de ces deux espaces sociaux, comme un objet de médiation culturelle privilégié.
Cependant, cette reconnaissance universitaire accordée à Tocqueville n'aurait pu survivre au geste inaugural d'Aron, si elle n'avait rencontrée des conditions sociales favorisant la reproduction d'un discours scolaire routinisé, à la faveur du développement des sciences sociales dans l'enseignement secondaire et supérieur. L'«actualité» de Tocqueville pourrait bien tenir à l'efficacité rhétorique de ses thématiques simples et floues qui peuvent être aisément réinventées à l'occasion des débats convenus sur la modernité, ajustés aux attentes hétéronomes d'une demande sociale mal définie.


Un exemple d’affrontement idéologique autour du libéralisme : les grèves de 1995

L’orientation libérale d’une partie du champ intellectuel français s’est notamment révélée lors des controverses à l’occasion des grèves de décembre 1995. Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis (Le « décembre » des intellectuels français, référence 20) observent en effet que le plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale de 1995 a scindé le champ intellectuel en deux camps opposés et a révélé ses lignes de fracture profondes. A travers cet événement, « deux décennies de conflits théoriques et politiques, d’entreprises individuelles et collectives, de rapprochements et d’éloignement se cristallisent » :

du côté des intellectuels favorables à la réforme, on trouve une posture proche de l’expertise : ce sont des « intellectuels d’institution », détenteurs d’un capital avant tout médiatique et politique (le fait d’être appuyé par une organisation : partis ou syndicats réformistes, clubs, revues intellectuelles comme Esprit ou Le Débat…)

du côté des intellectuels s’opposant au plan Juppé, on trouve une posture plus conforme à la logique du champ scientifique : capital symbolique propre à cet univers (inscription au CNRS ou à l’université, appui sur des revues scientifiques) ; mais on y trouve des chercheurs militants dans des organisations d’extrême gauche.

Les intellectuels présents dans le 1er groupe sont bien sûr les plus proches de ce courant du libéralisme politique qui se diffuse au sein du champ intellectuel français : par exemple P. Rosanvallon, M. Gauchet, J. Donzelot, F. Dubet, C. Lefort, M. Wieviorka, M. Winock ou P. Thibaud.



Un exemple de mutation doctrinale. La captation de la problématique du risque


La notion de risque connaît un grand succès social qui n’est pas seulement à mettre en relation avec la question écologique mais qui renvoie aussi à une reformulation d’origine néo-libérale de la « question sociale ». La précarité est ainsi conceptualisée positivement par certains doctrinaires français du néolibéralisme à travers cette notion de « risques ».

Il s’agit d’abord de voir en quoi se développe dans les sciences sociales l’idée d’une « société du risque » qui serait le paradigme de la nouvelle modernité et voir comment certains tenants de la doctrine libérale s’en emparent et l’hybrident dans leur entreprise politique et intellectuelle de recomposition de l’idéologie libérale. En effet, pour des auteurs comme Hans Jonas, Ulrich Beck ou Anthony Giddens, les sociétés se caractérisent par une nouvelle modernité que la thématique du risque permet de révéler.


Le MEDEF comme intellectuel organique

On a pu voir jusqu’à présent comment la victoire d’Hayek est une victoire intellectuelle mais également une victoire socialement construite grâce à plusieurs instances de diffusion (des plus petites : la Société du Mont Pelerin, certains think tanks ; aux plus grandes : le FMI voire l’UE). Parmi les premières, le MEDEF constitue un nouveau vecteur de diffusion de cette nouvelle lecture du libéralisme, notamment depuis qu’il a été profondément remanié par Ernest-Antoine Seillière pour devenir non plus un groupe corporatiste mais une sorte de think tank, faisant appel à des intellectuels (Alexandre Adler mais surtout François Ewald) et profitant d’une forte imprégnation des schèmes libéraux par le champ intellectuel français ces dernières années. Cette entreprise de conversion est relayée par de nombreuses fondations ou think tanks comme La Fondation pour l’innovation politique.

Une vision cohérente de la société est ainsi portée par le MEDEF depuis 2000 qui parle de « refondation sociale », entreprise à la fois intellectuelle, syndicale et politique. Cette idéologie peut être d’abord caractérisée par le primat du contrat sur la loi et l’idée d’individualisation du contrat de travail qui remplacerait les statuts collectifs : la régulation doit partir du bas, de l’entreprise (catalaxie), pour ensuite monter vers des accords de branche puis vers la loi – et pas l’inverse où la loi est appliquée dans l’entreprise.


La captation du risque

La valorisation du risque qui devient l’aiguillon du développement et du progrès constitue une deuxième caractéristique de cette doctrine. Le succès auprès du MEDEF - via François Ewald dans un texte désormais célèbre (« Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n°109, mars/avril 2000) ou Denis Kessler - des thèses d’A. Giddens ou d’U. Beck sur la « société du risque » se fait en effet sur certains points principaux qui viennent dévaluer la traditionnelle question sociale. Kessler et Ewald posent ensemble les pierres angulaires d'une rénovation politico-idéologique du patronat. Leur innovation, c'est de penser le risque non plus comme une prérogative de l'entrepreneur justifiant le profit, mais en l'étendant à la société tout entière (voir à ce sujet la référence 12).

Deux points structurent ce corps doctrinal :

Une approche à la fois individualisée et anthropologique du risque qui renvoie à l’individualisation du social et l’essoufflement des logiques de classes : François Ewald ou Denis Kessler désocialisent ainsi la catégorie du risque, l’arrachent aux collectifs socioprofessionnels d’antan.

Le risque est individualisé, rapporté à l’individu et c’est lui-même qui doit le gérer - avec ce que Beck appelle le « modèle biographique » : chaque salarié gère individuellement sa carrière et les aléas qui lui sont attachés : il doit faire de lui-même les bons choix, opérer les bonnes reconversions, etc.
C’est bien sûr la privatisation de l’assurance qui est ici recherchée (notamment par Denis Kessler, un temps n°2 du MEDEF et ancien Président la Fédération française des sociétés d’assurance qui est une des branches ayant pris le pouvoir au MEDEF à la place des industries minières et métallurgiques) : c’est à l’individu de s’assurer lui-même ; la maîtrise des risques est une stratégie individuelle et plus une entreprise collective.
D’où la transformation des vieux « risques sociaux » (chômage, vieillesse, accidents, etc.) en « risques de l’existence » (manger, se balader, respirer l’air, résider…).
D’où également une approche non politique du risque : en fondant la catégorie du risque sur des problèmes globaux et non plus sociaux, dus à la modernité ou à la technologie, on fait l’économie de l’imputation de la cause sociale du risque, des coupables ou des responsables. Ce n’est donc plus à l’Etat mais aux individus de gérer ces risques

Une valorisation (et une stigmatisation) morale autour du risque : dès lors qu’il est individualisé, celui-ci est dès lors hypostasié et sert d’étalon ultime à la valeur des individus et à la politique (« le risque est la mesure de toutes choses »).
D’où la critique de l’Etat-providence comme ayant inculqué l’aversion aux risques. D’où également une naturalisation du risque (celui-ci étant constitutif de la nature humaine). Mais cela sert de support à la valorisation des « courageux » (qui acceptent le risque comme les spéculateurs, les chercheurs, les inventeurs ou les entrepreneurs) et à la dévalorisation des « frileux » (les fonctionnaires ou les rentiers). Ainsi, Ernest-Antoine Seillière dans une interview à la revue Risques (revue de la Fédération française des sociétés d’assurance : n°43, septembre 2000) oppose dans l’humanité les « risquophiles » (les entrepreneurs) et « risquophobes » (les salariés et l’Etat).

Au total, il y a donc une sorte d’enchantement du risque présenté comme fécond, permettant de ne pas s’abîmer dans des routines mais au contraire de créer librement et de se réaliser, c’est-à-dire de maximiser ses potentialités. L’ancien individu du libéralisme était un « individu propriétaire » : la propriété donne à l’individu des protections contre les aléas de la vie mais également une certaine dignité pour parler et s’occuper de la chose publique ; le nouvel individu de ce capitalisme n’est plus un propriétaire mais un aventurier qui possède peu ou de façon temporaire.

 Cela renvoie d’une certaine façon à la notion d’idéal-type chez Max Weber entendue comme une construction intellectuelle opérée par le savant qui lui sert à déchiffrer mieux le réel. On va donc dresser dans cette introduction le portrait d’un libéralisme abstrait, « pur », dont on verra plus loin la réalité sociale.
 Parfois, ces invariants du discours idéologique ne concernent pas tant les thèmes abordés que les formes de raisonnement, ce que l’on verra à la section 2 à travers les invariants de la rhétorique réactionnaire.
 Pierre Ansart, Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1977, p. 20.
 Par exemple, l’incidence de la redistribution des richesse ou de l’imposition : la peine causée par la perte d’une richesse dépend de la partie restante ; à l’inverse, la joie acquise avec un gain dépend de la part relative de ce gain par rapport à la mise de départ : on a plus de plaisir quand on a 10 et qu’on obtient 1 que quand on a 100 et qu’on obtient 1.
 Pour plus de précisions sur cet outillage conceptuel, se reporter à la section théorique diffusée en lignes.
 Un rappel sur la sociologie de Pierre Bourdieu s’impose pour expliquer les deux premiers adjectifs. La détention ou non des différents capitaux sociaux pèse fortement sur l’action des agents, notamment en matière de goûts et de pratiques culturels (Cf. La distinction. Critique sociale du jugement). Plusieurs stratégies peuvent ainsi être isolées en fonction de la position détenue dans un champ (ici culturel) :
Une stratégie conservatrice ou de distinction pour les catégories dominantes : valoriser les pratiques culturelles considérées comme nobles (l’opéra, le roman classique) par rapport à d’autres formes culturelles plus populaires (comme la variété ou le roman photo).
Une stratégie subversive pour les prétendants (notamment les « dominants-dominés ») : valoriser des pratiques culturelles nouvelles (le jazz, la bande dessinée) et différentes des pratiques des dominants (l’opéra, la danse classique) tout en restant dans le même espace social de distinction avec les formes populaires de goût.
Une stratégie qui peut être passive ou de retrait pour les dominés (cf. la notion de violence symbolique) : la reprise respectueuse des pratiques culturelles nobles pour la petite bourgeoisie ; la désertion des musées, pourtant gratuits, par les classes populaires ; la non-réponse à une question de sondage d’opinion pour ceux qui s’estiment incompétents en matière politique, etc.
 Pierre Ansart, op. cit., p. 41.
 Les corporations ont également une dimension religieuse : les corps de métiers possèdent presque tous une confrérie religieuse qui les place sous la protection d'un  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Saint" \o "Saint" saint, patron de la profession. Dans certains cas même la création de cette dernière est antérieure à l'organisation du métier. Elle assure la prise en charge des messes des membres décédés ainsi que la distribution du travail. Leurs principaux attributs sont le cierge, le drap pour les enterrements et la bannière utilisée pour diverses manifestations.
 Jean-Claude Perrot (référence 39) montre que les physiocrates ont gagné la partie au milieu du XVIIIè siècle grâce à leur plus grande maîtrise des codes sociaux de la communication, grâce à des stratégies sophistiquées et efficaces de conquête de positions par l’isolement de leurs adversaires. F. Quesnay, notamment, a d’abord été chirurgien du roi puis a acquis des positions dans diverses institutions (Académie des sciences, relations avec les académiciens d'Alembert et  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Buffon" \o "Buffon" Buffon, le philosophe  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Denis_Diderot" \o "Denis Diderot" Diderot, etc.). Voir également à son sujet l’analyse d’Arnault Skornicki (référence 59).
 Le contractualisme est née de la pensée de certains auteurs et philosophes tels que Hobbes (1588-1672), Locke (1632-1704), Rousseau (1712-1778) et Kant (1724-1804), selon leurs différentes philosophies, ces philosophes sont d'accords sur le fait que la politique puis le juridique naissent et trouvent leur origine dans le contrat. Le contractualisme affirme que toute  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Soci%C3%A9t%C3%A9" \o "Société" société est fondée sur un  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Contrat_social" \o "Contrat social" contrat social qui est un accord ou engagement par lequel des hommes abandonnent l’état de nature pour former la société.
 Voir à ce sujet les développements de J. Lagroye dans son fondamental manuel de Sociologie politique (Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 2006 (5ème édition), p. 89-95).
 A côté de ce concept d’espace public et de ce principe du parlementarisme, on peut également renvoyer, à titre d’exemple sociologiques, aux modalités des sociabilités de salon au XVIIIè siècle : y participer implique un discours châtié, la contenance et le contrôle de soi, l’écoute de l’autre… autant de métaphores de l’idéal parlementaire.
 Comme l’a montré L. Jaume (référence 36), cette question du rapport entre la centralisation administrative et le gouvernement représentatif va également marquer fortement la réflexion et l’action politiques ultérieures de Tocqueville, notamment durant son mandat en 1848 au sein de la commission parlementaire chargée du projet de Constitution.
 Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXè siècle, Paris, Seuil, 1991.
 Ce tournant du libéralisme peut être rapproché de la notion de « gouvernement pastoral » ou de « biopolitique » avancée par Michel Foucault (référence 25). Pour cet auteur, la gouvernementalité désigne le nouvel art de gouverner qui apparaît entre la fin du 17ème siècle et le début du 18ème siècle et qui fait suite à l’Etat de justice sous le Moyen Age et à l’Etat administratif des 15ème-16ème siècles. « Par gouvernementalité, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, bien que complexe, de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité ». Il en découle une nouvelle approche de l’exercice du pouvoir : il ne s’agit plus de le conquérir ou de le conserver (comme chez Machiavel et son Prince) mais de produire, de susciter, d’organiser la population afin de lui permettre de développer toute ses potentialités de création de richesse. Ainsi, on pense différemment l’exercice du gouvernement : il ne s’agit plus tant d’édifier un Etat souverain centralisé et puissant (problématique de la monarchie absolutiste) que de diriger concrètement les individus, de veiller à leur bien être et de les protéger comme le ferait un pasteur avec son troupeau.
 Lucien Jaume (référence 35) présente une analyse biographique de Tocqueville plus « classique » où il insiste sur son influence morale pour les contemporains de l’époque.
 Un courant important en science politique depuis M. Weber utilise la métaphore du marché pour qualifier le champ politique, selon le concept emprunté à Pierre Bourdieu : les partis sont assimilés à des entrepreneurs ; ils échangent des produits spécifiques (programmes, idéologie) ; contre des espèces particuliers (les suffrages) ; et ce, afin de conquérir et d’accumuler des capitaux politiques (postes, responsabilités publiques, financements, emplois publics…). Dans cette métaphore, le vote est ainsi proche de l’acte central de l’achat et les partis sont vus comme des associations volontaires ayant pour but de mettre leurs chefs au pouvoir, position qui leur permet de procurer à leurs militants des avantages spirituels (l'attachement à une cause) ou matériels (emplois, logements, etc.). Il y a donc essentiellement comme motivation de l'activité politique la recherche de la satisfaction d'un intérêt : celui des chefs (le pouvoir) et celui des militants (des réseaux de sociabilité, des possibilités de carrière, etc.). Cette vision «cynique» du phénomène démocratique en a orienté les travaux contemporains dans un sens interniste et déconstructivistes, visant à gommer les valeurs et les buts explicites des acteurs pour privilégier les logiques endogènes et les causes cachées qui les travaillent.
Voir à ce sujet Christophe Charle, La République des universitaires, 1870-1940, Paris, Seuil, 1994
 Il convient pourtant de ne pas trop alourdir le propos par ce terme de « précarité » parce que les sciences sociales en montrent justement le caractère multidimensionnel : on pourrait également parler de précarisation, d’insécurité, d’instabilité, d’altération de la propriété de soi (c'est-à-dire les ressources qui permettent à un individu d’être autonome et de construire son indépendance sociale ou de se projeter dans l’avenir), d’individualisation des dispositifs de protection (ce ne sont plus des collectifs qui protègent l’individu), etc.
 Ancien cacique (major) de l' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_normale_sup%C3%A9rieure" \o "École normale supérieure" École normale supérieure et  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Agr%C3%A9gation_%28concours%29" \o "Agrégation (concours)" agrégé d' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire" \o "Histoire" histoire, Alexandre Adler est par ailleurs journaliste, essayiste et éditorialiste. Il est également conseiller de la Fondation pour l’innovation politique. D'abord affilié avec sa femme  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Blandine_Kriegel" \o "Blandine Kriegel" Blandine Kriegel aux groupuscules maoïstes puis au parti communiste, il rompt avec le  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Marxisme" \o "Marxisme" marxisme à la fin des années 1970 et entame une évolution politique vers le centre-gauche puis le centre-droit. Opposé au mouvement  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Altermondialiste" \o "Altermondialiste" altermondialiste, qu'il décrit comme « ennemi de la liberté », il est l'un des intellectuels français les plus proches de la philosophie politique américaine.
 François Ewald est directeur de l' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Ecole_nationale_d%27assurances&action=edit" \o "Ecole nationale d'assurances" Ecole nationale d'assurances. Docteur ès lettres, il est membre du comité éditorial de la revue  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Risques_%28revue%29&action=edit" \o "Risques (revue)" Risques dont il est l'un des fondateurs. François Ewald a créé l'Association pour le centre Michel Foucault - il a été l'assistant de  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Foucault" \o "Michel Foucault" Michel Foucault au  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Coll%C3%A8ge_de_France" \o "Collège de France" Collège de France puis coordinateur de la publication des œuvres posthumes de ce dernier : il a publié avec Daniel Defert Les dits et écrits de Michel Foucault (1994). Il est responsable (avec Alessandro Fontana) de l'édition des cours de Michel Foucault au Collège de France. Chroniqueur régulier dans le quotidien  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Echos" \o "Les Echos" Les Echos et dans d'autres journaux, il est également président du Conseil scientifique et d'évaluation de la «  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Fondation_pour_l%27innovation_politique" \o "Fondation pour l'innovation politique" Fondation pour l'innovation politique ».
  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Think_tank" \o "Think tank" Think tank politique français de centre-droit, reconnu fondation d’utilité publique par Jean-Pierre Raffarin et devenu opérationnel en 2004. Aujourd'hui indépendante, cette fondation a été fondée par  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Monod" \o "Jérôme Monod" Jérôme Monod, Conseiller de  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Chirac" \o "Jacques Chirac" Jacques Chirac,  HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Pr%C3%A9sident_de_la_R%C3%A9publique" \o "Président de la République" Président de la République et financée à l'origine par l' HYPERLINK "http://fr.wikipedia.org/wiki/Union_pour_un_mouvement_populaire" \o "Union pour un mouvement populaire" UMP, qui a contribué jusqu'à 17% de son budget en 2004. La Fondation est aujourd'hui financée, à l'instar d'autres Fondations de sciences politiques, par des fonds publics et les dons d'entreprises.Qfgq‚„†•™¹»ÃÈ` u v w  † :
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