Le Rapport Khrouchtchev et son histoire
A l'époque, rien ne transpira à ce sujet. ...... Finalement lorsque parvinrent en
1973 à Formose les nombreux discours et déclarations de Mao à ...... Un
télégramme de Staline et Jdanov, daté de Sotchi le 25 septembre 1936, avait été
.... Et quand il fut procédé à l'examen des cas de certains de ces soi-disant «
espions» et ...
part of the document
Le Rapport
Khrouchtchev et son histoire
Texte présenté et annoté par
Branko Lazitch
Éditions du Seuil
Histoire du Rapport secret
Le XIX° Congrès du parti communiste de l'Union soviétique se réunit à Moscou du 5 au 14 octobre 1952, en présence de Staline. Il y avait plus de treize ans que le XVIII° s'était tenu, bien que les statuts du Parti alors en vigueur exigeassent que le Congrès fût convoqué au moins une fois tous les trois ans. La guerre n'était pas seule à expliquer ce long retard caractéristique du mépris dans lequel Staline tenait la légalité du Parti lui-même. Il fut toutefois décidé au cours de ce XIX° Congrès que désormais les Congrès se tiendraient tous les quatre ans. Le rapporteur du projet réformant ces statuts s'appelait Nikita Khrouchtchev. Cinq mois plus tard, Staline mourait et Nikita Khrouchtchev, en septembre 1953, était promu premier secrétaire du Comité central du PC de l'Union soviétique. Bien décidé à se démarquer de Staline dans de nombreux domaines, Khrouchtchev ne négligea pas les réunions du Parti : le dernier Congrès «stalinien» avait battu tous les records de retard, le premier Congrès « post-stalinien» allait être en avance de six mois sur la date limite. Son ouverture fut fixée au 14 février 1956.
UNE COMMISSION D'ENQUÊTE POSTHUME SUR STALINE
Dès que cette décision fut prise et selon un scénario bien rodé, diverses commissions furent formées pour régler les questions préliminaires avant de passer à la rédaction définitive des rapports qui seraient présentés aux congressistes. C'est à ce stade que se situe la première d'une longue série de surprises qui allaient jalonner la dénonciation du «culte de la personnalité» : Khrouchtchev proposa la formation d'une commission qui ne correspondait à aucun des points de l'ordre du jour annoncé.
A l'époque, rien ne transpira à ce sujet. Ni dans la presse soviétique ou occidentale, ni même à l'intérieur du parti communiste soviétique. Seuls, les onze membres du Politburo (appelé Présidium) étaient au courant. Ce n'est que quinze ans plus tard, avec la publication à l'Ouest des mémoires de Khrouchtchev, que furent connues ces premières démarches qui allaient aboutir au fameux Rapport secret du XX° Congrès. Certes, la crédibilité de ces Souvenirs n'est pas totale (si l'on s'exprimait en pourcentage, on pourrait dire qu'elle est de 80 % pour le premier volume et de 100 % pour le second qui n'est pas traduit en français). Pourtant les informations fournies par ces mémoires sur cette commission paraissent dignes de foi.
Son existence présente trois étapes successives :
Premier stade : dès la naissance de la Commission, un clivage apparaît à l'intérieur du politburo. Il y a d'un côté Khrouchtchev qui est la force agissante contre «le culte de la personnalité»; de l'autre, les plus anciens membres du Politburo, donc les plus anciens associés de Staline, qui constituent une force de freinage : Vorochilov (membre du Politburo depuis 1926), Molotov (depuis 1926) et Kaganovitch (depuis 1930) ; entre les deux, tous les autres, prudents et indécis, moins attachés à défendre Staline que soucieux de ménager son successeur Nikita Khrouchtchev. Celui-ci évoque ainsi sa première démarche : «Je présentai la question à une séance du Présidium et je proposai l'ouverture d'une enquête pour avoir une image nette de ce qui s'était passé sous Staline. J'étais spécialement désireux de le faire en prévision du XX° Congrès qui approchait. Ce ne fut pas une surprise pour moi de voir Vorochilov, Molotov et Kaganovitch montrer peu d'enthousiasme à ma suggestion. Je me rappelle que Mikoïan ne me soutenait pas, mais il n'entreprit rien non plus pour bloquer ma proposition1.» La proposition de Khrouchtchev est ainsi acceptée grâce à l'appui des membres plus ou moins récents du Politburo : Boulganine (entré dans cet organisme en 1948), Sabourov et Pervoukhine (admis en 1952), Kiritchenko et Souslov, promus seulement en juillet 1955, donc sous le règne de Khrouchtchev et grâce à lui.
Deuxième stade : le travail de la Commission. Khrouchtchev écrit : «Les preuves rassemblées par cette Commission furent une entière surprise pour certains d'entre nous. Je parle de moi-même, de Boulganine, de Pervoukhine, de Sabourov et de certains autres. Je pense que Molotov et Vorochilov étaient les mieux informés sur les véritables dimensions et les causes de la répression stalinienne 2
» Un même clivage apparaît cette fois encore, à cette différence près que Khrouchtchev s'attribue le beau rôle en se plaçant dans la catégorie des nouveaux promus au Politburo, alors qu'il y avait accédé bien avant la guerre : premier secrétaire du Parti pour la capitale soviétique et sa région depuis 1935, membre suppléant du Politburo depuis 1938, membre titulaire l'année suivante, il avait donc accédé aux responsabilités les plus élevées au temps de la grande purge stalinienne et il s'était même trouvé au centre géo-politique de cette purge.
Ce n'est qu'au troisième stade lors du Congrès qu'apparurent les premiers effets politiques d'une décision qui allait constituer un événement de portée mondiale et historique.
Clemenceau disait que, dans la démocratie parlementaire, la constitution d'une commission servait à enterrer une question. Dans le parti communiste, c'est plutôt l'inverse. Une commission a pour charge de déterrer un problème, mais généralement pour un cercle restreint. Pour la presque totalité des membres du Présidium. (Politburo) l'affaire Staline se ramena, en effet, dans ses deux premières phases, à un échange à huis clos entre eux-mêmes et la Commission (quatre ou cinq personnes). L'exhumation du cadavre de Staline n'implique pas pour eux la nécessité ni l'obligation de l'exhiber devant qui que ce soit, et surtout pas devant les 1.436 délégués du XX° Congrès.
Grâce à Khrouchtchev, il en sera autrement. Il raconte: «Bien que le Congrès se déroulât sans secousse et que mon rapport fût bien accueilli, je n'étais pas satisfait ... Les découvertes faites par la commission Pospelov m'obsédaient. Finalement, je me ressaisis et lors d'une interruption de séance, lorsque je me retrouvai seul dans une pièce avec les membres du Présidium, je leur posai cette question : "Camarades, qu'allons-nous faire avec les conclusions du camarade Pospelov" 1? »
Du coup, le débat prit un tour violent, à l'exacte mesure du danger que Khrouchtchev faisait courir à ses collègues en tirant l'enquête sur Staline de son huis clos. Dans la controverse, les «anciens» étaient mieux pourvus en arguments politiques que le premier secrétaire du Parti, mais celui-ci se révéla plus habile dans le chantage politique. Vorochilov, Kaganovitch et Molotov soulevèrent trois objections. Elles étaient, de leur point de vue, pleines de bon sens et n'essayaient point de se déguiser sous des considérations idéologiques:
1. «Que pourrons-nous dire sur notre rôle sous Staline?» (Autrement dit ils craignaient de voir se poser le problème de leur complicité personnelle dans la terreur stalinienne.)
2. «Voyez-vous ce qui arrivera? » (Selon eux, les conséquences politiques étaient incalculables, et de toute manière elles seraient négatives.)
3. «Qui vous demande d'agir de la sorte? » (Aucune nécessité ne contraignait, en effet, la direction soviétique à s'engager dans cette voie.)
Pour faire céder ceux que l'on appellera plus tard «le groupe antiparti», Khrouchtchev invoqua le principe du centralisme démocratique: c'est devant le Congrès, disait-il, qu'il faut «déballer» l'affaire Staline. Il parla aussi du poids moral des premiers détenus libérés des camps staliniens. Mais son argument le plus percutant fut sans conteste cet avertissement lancé à ses contradicteurs : «Je me permets de vous rappeler que chaque membre du Présidium a le droit de parler au Congrès et d'exprimer son propre point de vue, même s'il n'est pas conforme avec la ligne tracée par le Rapport général 1. »
Boulganine, Pervoukhine, Sabourov et peut-être Malenkov appuyèrent la décision de présenter au Congrès un rapport sur Staline dont la rédaction fut confiée à Pierre Pospelov, un vieux complice de Staline. Membre dans les années trente de son secrétariat personnel, il avait été responsable de l'Agit-Pop du Parti de 1937 à 1939, au temps des grandes purges, puis directeur de l'Institut Marx-Engels-Lénine-Staline en 1949-1952, à l'époque du culte effréné de la personnalité. Il était même l'un des auteurs de la «Biographie abrégée» de Staline qui allait être précisément dénoncée dans le Rapport secret de Khrouchtchev (rédigé par le même Pospelov) comme l'exemple typique du «culte de la personnalité»! Khrouchtchev souhaitait d'ailleurs que ce fût Pospelov qui, président de la Commission et auteur du Rapport, prononçât le discours contre Staline au Congrès. Mais le Politburo parvint à le convaincre que c'était à lui, Khrouchtchev, de prendre la parole et d'être le porte-parole du Parti.
LE MÉRITE HISTORIQUE DE KHROUCHTCHEV
Dans un système dont l'idéologie est fondée sur le déterminisme économique, attribuer un rôle à l'individu semble surprenant. Et pourtant, c'est Lénine - lui seul et personne d'autre - qui a décidé le parti bolchevik à prendre le pouvoir, le 7 novembre 1917. C'est Staline - lui seul et personne d'autre - qui a envoyé à la mort d'abord des millions de paysans innocents, ensuite des millions de communistes qui l'aidèrent à vaincre les oppositions de Trotski, de Zinoviev, de Kamenev, de Boukharine, etc., et qui ne demandaient qu'à le servir. C'est Khrouchtchev - lui seul et personne d'autre - qui a donné le «la» au Rapport secret sur «le culte de la personnalité». Si, à la place de Khrouchtchev, s'était trouvé Molotov (il était déjà secrétaire du Comité central en 1921), ou Malenkov (il le fut à la mort de Staline), ou Brejnev (qui l'est depuis la chute de Khrouchtchev), qui oserait soutenir que ce Rapport secret aurait vu le jour au XX° Congrès en 1956?
Certes, en tant que chef du parti communiste soviétique, Nikita Khrouchtchev ne se distingua pas de ses prédécesseurs ou de ses successeurs dans de nombreux domaines. Sous son règne, la condition sociale et juridique des ouvriers et des paysans est restée ce qu'elle avait été; des milliers d'églises ont été fermées comme au temps de Lénine; il a fait tirer sur les opposants à Tiflis, à Novotcherkassk, à Vorkouta, comme Lénine l'avait fait le premier, avant et après Kronstadt en 1921, comme tous les autres dirigeants le firent après lui. Il a ouvert certains camps de concentration, comme Lénine avait commencé à le faire, comme Staline qui avait amplifié le système concentrationnaire, comme Brejnev qui maintient en activité cette institution. Il a fait occuper par l'Armée rouge la Hongrie, dirigée par un Premier ministre communiste, à l'image de Lénine qui avait envoyé l'Armée rouge pour reconquérir la Géorgie, alors aux mains des socialistes (avec 640.231 voix aux élections pour la Constituante contre 24.513 pour les bolcheviks), et tout comme Brejnev qui a fait envahir la Tchécoslovaquie, gouvernée exclusivement par le parti communiste. Il a fait construire le mur de Berlin comme Staline avait organisé le blocus de Berlin. Il a essayé - mais sans succès - d'installer des bases de missiles à Cuba, comme Brejnev installe - avec succès - des bases stratégiques au Proche-Orient, dans l'océan Indien, en Afrique.
Mais Khrouchtchev a fait aussi ce qu'aucun de ses prédécesseurs ni successeurs n'a jamais entrepris. En 1955, au lieu du «schismatique» (Tito), c'est «le pape» (Khrouchtchev) qui est allé à Canossa et ainsi il a porté un coup décisif au dogme de l'infaillibilité de Moscou. En 1956, il a rendu possible la déstalinisation, en présentant le Rapport secret, fait sans précédent de la part d'un premier secrétaire du Parti, non seulement en Union soviétique, mais dans l'ensemble du mouvement communiste international.
La dénonciation du «culte de la personnalité» fut reprise une seule fois, avec beaucoup de prudence et seulement sept ans après le Rapport Khrouchtchev : en 1963 Antony Novotny, premier secrétaire du PC tchécoslovaque et président de la République, présenta au Comité central le rapport «sur la violation des principes du Parti et de la légalité socialiste pendant la période du culte de la personnalité». Ce rapport (environ cent pages), discuté les 3 et 4 avril 1963 à huis clos, ne fut jamais diffusé. Un texte condensé d'une quarantaine de pages, strictement réservé aux cadres, circula à l'intérieur de l'appareil du Parti, mais il ne fut pas non plus publié. Trois ans après, la revue tchèque Svedectvi (n° 28, 1966), publiée à Paris, a pu imprimer ce document, dont de larges extraits furent traduits dans le Monde (du 28/30 mai 1966) et dont le texte intégral parut dans la revue le Contrat social (juillet-août 1967).
En 1960, Khrouchtchev n'a pas hésité à laisser l'URSS entrer en conflit avec la seule autre grande puissance du monde communiste: la Chine, ce que Staline s'était gardé de faire. En 1962, Soljénitsyne nous l'apprend dans le Chêne et le Veau, Khrouchtchev a convaincu les membres du Politburo, très réticents, d'autoriser la publication d'Une journée d'Ivan Dénissovich, ce qui fit sortir de l'anonymat un géant littéraire.
A la fin de sa vie, il a accompli un geste qu'aucun dirigeant soviétique ni aucun secrétaire de parti communiste de l'Est n'avait jamais fait: il dicta ses mémoires sachant pertinemment qu'ils ne paraîtraient pas en URSS mais dans « le monde capitaliste ».
Il appartiendra à l'histoire de dire si Khrouchtchev a joué un rôle « objectivement » négatif pour la cause du communisme. Pour lui, l'attaque contre Staline n'était pas d'ordre théorique ou historique; elle était essentiellement politique. Il ne recherchait pas avant tout la vérité et la justice comme il le faisait croire - mais le renforcement de sa position à la tête du Parti. Il avait préparé la chute de Béria en 1953, il n'était pas étranger à la démission de Malenkov en 1955 de la présidence du gouvernement et il s'apprêtait à engager le fer contre la vieille garde de Staline. Et au fur et à mesure qu'il laissait voir son projet de se débarrasser d'elle, celle-ci, pour se défendre, projetait de l'éliminer, d'où l'épreuve de force de juin 1957 entre Khrouchtchev et la majorité du Politburo. Mais dans l'immédiat, en février 1956, lorsque Khrouchtchev imposa la dénonciation de Staline, les autres membres du Politburo évitèrent l'affrontement. Khrouchtchev pouvait afficher sa satisfaction : une année avant sa disparition, Lénine avait condamné Staline, mais sans résultat; trois ans après le décès de Staline, son successeur allait procéder ouvertement à sa mise à mort politique.
SÉANCE À HUIS CLOS POUR LES DÉLÉGUÉS SOVIÉTIQUES ET LECTURE À HUIS CLOS POUR LES DÉLÉGUÉS ETRANGERS
Le XX° Congrès donne l'impression par moments d'être un One-man show de Khrouchtchev : il prononce les discours d'ouverture et de clôture, présente le Rapport général; il est nommé président de la Commission chargée de rédiger la Résolution du Congrès et président du nouveau Bureau pour les affaires de la Russie. Mais l'essentiel manque, c'est-à-dire le Rapport sur «le culte de la personnalité », dont aucune trace n'apparaît dans les très longs comptes rendus de la presse soviétique.
Pourtant une lecture attentive de la Pravda permet de découvrir un indice: à la date du 25 février, l'organe officiel du PC soviétique rend compte de la séance du matin du 24, présidée par M. Pervoukhine et consacrée à la discussion du Rapport économique de Boulganine, mais il ne fait aucune mention de l'emploi du temps des congressistes dans la soirée, laquelle en général est consacrée à une deuxième séance. Le lendemain, le 26 février, le quotidien soviétique annonçait que le XX° Congrès avait terminé la veille ses travaux au Kremlin. Aucune information sur une éventuelle séance dans la matinée du 25 ne parut dans la presse.
C'est le 24 février au soir et le 25 au petit matin que Khrouchtchev fit connaître son Rapport sur « le culte de la personnalité » aux délégués soviétiques. La consigne de konspirativnost (caractère secret) fut intégralement respectée: Elle fut même étendue aux plusieurs dizaines de délégations des « partis frères » qui furent exclues de la séance secrète. Mais à cette « conspiration du silence », Khrouchtchev fit une entorse : il décida d'informer les chefs des principales délégations communistes étrangères au moment même où il prononçait son discours.
Une fois de plus, Khrouchtchev chercha à se différencier de Staline. Celui-ci n'avait aucune estime pour les communistes étrangers. Il les plaçait devant le fait accompli, même lorsqu'il s'agissait de décisions aussi importantes comptaient dans leurs rangs d'anciens digniniste. Khrouchtchev, lui, estima bon de tenir les «partis frères » au courant d'une question qui concernait en premier lieu les Russes.
La traduction du Rapport secret n'existait à ce moment en aucune langue étrangère. Mais les délégations les plus importantes comptaient dans leurs rangs d'anciens dignitaires du Komintern qui avaient vécu en Union soviétique et qui étaient capables de comprendre le russe. C'était le cas du Polonais Bierut, du Bulgare Tchervenkov, du Hongrois Rakosi, de l'Allemand Ulbricht ou du Chinois Wang Chiahsiang (qui avait étudié cinq ans en URSS). C'était le cas aussi de plusieurs secrétaires généraux des partis communistes occidentaux : Thorez, Togliatti, Ibarruri, Koplenig (Autriche). Ils avaient vécu de nombreuses années en URSS et connaissaient suffisamment le russe pour comprendre le rapport (avec si nécessaire l'aide d'un autre délégué, comme Georges Cogniot pour Thorez).
Ils furent mis au courant de la manière suivante :
Deux fonctionnaires du parti soviétique se présentèrent dans la chambre du chef de la délégation et lui remirent une cassette, contenant un exemplaire du Rapport secret de Khrouchtchev. Le chef de la délégation devait restituer le lendemain matin la cassette, mais il était libre d'informer ou non les autres membres de la délégation. Jacques Duclos, n° 2 du Parti et de la délégation française, prétend, dans ses souvenirs publiés après la mort de Thorez, avoir ignoré le contenu du Rapport à ce moment-là : «Pour ma part je fus fort mécontent du procédé qui nous avait privés, nous délégués des "partis frères", de l'audition de ce discours que nous devions découvrir par la suite dans les journaux bourgeois 1. » Si cette affirmation est exacte (ce dont il est permis de douter), le coupable n'est pas le parti soviétique, mais Maurice Thorez. De son côté, Togliatti ne jugea pas utile d'informer dans l'immédiat les membres de la délégation italienne dont faisait partie sa première femme Rita Montagnana. Lorsque Mauro Scoccimaro, le n° 2 de la délégation, l'interrogea sur le contenu du document confidentiel, Togliatti lui répondit qu'il s'agissait de racontars, sans aucune importance 1. Lorsque un autre délégué italien le questionna sur l'émissaire soviétique et le texte, Togliatti répliqua laconiquement : « Rien, des sottises, tu les connais avec leur manie des secrets 2. » Réputé le plus «libéral» des dirigeants communistes européens, Togliatti n'allait pas jusqu'à tenir au courant son entourage. Cet homme, que l'on dit le plus intelligent des dirigeants communistes occidentaux, avait certainement tout de suite saisi le caractère explosif du Rapport. Et pour lui, dans un premier temps, la prudence s'imposait.
LES PREMIÈRES INFORMATIONS SUR LE RAPPORT SECRET
A la fin de son réquisitoire contre « le culte de la personnalité », Khrouchtchev déclare : « Aucune nouvelle à ce sujet ne devra filtrer à l'extérieur; la presse spécialement ne doit pas en être informée. C'est donc pour cette raison que nous examinons cette question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites à tout. Nous ne devons pas fournir des munitions à l'ennemi; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses yeux.»
On se croirait, cinquante ans plus tôt, au temps de Lénine et de la clandestinité. Séance à huis clos, silence dans la presse, interdiction aux congressistes de prendre des notes : comme si ce Congrès siégeait à Stockholm ou à Londres dans la crainte de l'Okhrana tsariste. Et comme en 1905 ou 1906, une question se pose, une fois la réunion terminée : comment faire connaître les décisions et les documents du Congrès?
Certains privilégiés auront la possibilité de lire le Rapport presque au lendemain de la clôture du Congrès. Deux d'entre eux sont connus : Svetlana Staline et Tito. La fille de Staline raconte qu'à la fin de février Mikoïan la fit venir chez lui et lui donna le rapport : «Lis cela, lui dit-il. Ensuite, nous allons discuter s'il est nécessaire 1.» Au même moment la scène suivante se déroule chez Tito: «Un soir vers la fin de février 1956 [raconte Svetozar Voukmanovitch-Tempo], Tito convoqua à l'improviste le secrétariat du Comité exécutif, composé à cette époque par Tito, Kardelj, Rankovitch, Gosnjak et moi-même. Tito nous lut le Rapport secret de Khrouchtchev, présenté au XX° Congrès du PC soviétique, qui venait d'avoir lieu. Le contenu du Rapport Khrouchtchev me choqua littéralement. Je ne m'attendais pas à un tournant aussi rapide. Cependant, Tito n'était pas surpris. Je l'ai remarqué tout de suite 2. »
Khrouchtchev ne se contenta pas de faire connaître son Rapport à la fille unique de Staline et au dernier ennemi n° 1 de Staline. Il croyait au «centralisme démocratique» et à «la direction collective» ; il cherchait à ressusciter «les normes léninistes» à la place des pratiques staliniennes. Il décida donc de faire connaître le Rapport aux «apparatchiks» du Parti et aux militants. En conséquence, le document sera transmis aux secrétaires du Parti dans les républiques et dans les régions. Chaque dirigeant devra signer une décharge, assurer que la lecture du Rapport sera faite à l'intérieur du bâtiment, s'engager à ne pas le laisser sortir. Pour la base, des réunions seront organisées et obéiront à ce cérémonial : un fonctionnaire de l'appareil apportera le Rapport, qui sera lu par un représentant de la hiérarchie communiste locale et la lecture terminée, l'«apparatchik» emportera le texte. Personne ne pourra prendre des notes ni relater à l'extérieur cette réunion. Ces séances eurent lieu au cours du mois de mars, comme le précise Svetlana Staline qui assista au meeting du Parti à l'Institut de la littérature mondiale.
Bien entendu, 1.436 délégués triés sur le volet pour assister au XX° Congrès peuvent garder le secret. Mais dès que la base est mise au courant, des fuites sont à peu près sûres. C'est précisément à ce moment que les Occidentaux apprennent l'existence de ce Rapport secret grâce à des Soviétiques, en contact avec les diplomates et les journalistes étrangers. Le 10 mars 1956, l'ambassadeur américain, Charles Bohlen, entend parler pour la première fois du Rapport; la rumeur vient du correspondant du quotidien communiste anglais Daily Worker. Elle est confirmée le lendemain par le récit d'un professeur américain, en visite chez son père soviétique, un médecin qui vient de soigner un membre du Comité central 1. Dans les jours suivants, le personnel soviétique travaillant chez les diplomates et les journalistes étrangers commence à raconter ce qu'il a entendu aux réunions des «activistes» du Parti.
Dans la presse occidentale, la première information sur le Rapport paraît, le 16 mars, dans le New York Times sous la plume de Harrison Salisburry, ancien correspondant de ce journal à Moscou. Plusieurs éléments fournis à cette occasion sont inexacts. Le lendemain une dépêche de Reuter en provenance de Bonn résume plus fidèlement les grandes lignes du Rapport. Presque en même temps, les premiers échos se font entendre du côté communiste. Le 14 mars, Togliatti se livre devant le Comité central à une critique sévère, non pas des actes criminels de Staline, mais de ses actes politiques. Le correspondant à Moscou de l'Humanité, Pierre Hentgès, donne en trois articles (les 19, 20 et 21 mars) un résumé édulcoré du Rapport en exploitant visiblement une source soviétique officielle. Le 20 mars, le quotidien du PC yougoslave Borba publie à son tour un long résumé plus complet que celui de Reuter et plus fidèle à l'original que la version de l'Humanité. Finalement, le 28 mars, la Pravda fait paraître un article intitulé : « Pourquoi le culte de la personnalité est étranger au marxisme-léninisme», critiquant Staline à l'aide de quelques arguments, utilisés dans le Rapport secret comme, par exemple, la citation de Marx contre «le culte de la personnalité» et l'attaque contre la «Biographie abrégée» de Staline.
Désormais, personne ne peut plus nier l'existence du Rapport secret ni son orientation générale. Mais il est encore possible de garder secret le texte authentique et complet. Pourtant deux mois et demi plus tard ce texte sera connu du monde entier.
LA FUITE DU RAPPORT
La décision prise au nom du «centralisme démocratique» de faire lire le Rapport devant les organisations de base, avait facilité la propagation des informations sur l'existence et le sens général du document; une autre décision, adoptée au nom «de l'internationalisme prolétarien» : faire connaître le Rapport aux «partis frères» de l'Est, va rendre possible la transmission du texte à l'Ouest.
Après la divulgation du Rapport en Occident, beaucoup de personnes ont voulu s'en attribuer le mérite. C'est notamment le cas du général Reinhard Gehlen, chef de la célèbre organisation ouest-allemande de renseignements, qui écrit dans ses Mémoires : «Autant que je sache, notre service fut le premier à obtenir le texte complet du discours secret prononcé par Nikita Khrouchtchev, le 25 février 1956, au XX° Congrès du Parti : il y annonçait la nouvelle politique que l'URSS entendait désormais poursuivre à l'égard de ses satellites et de l'étranger. Selon lui, cette coexistence pacifique allait susciter d'abord une détente entre les pays de l'Est et l'Ouest, dont la confrontation était permanente depuis des années 1.» Cette information non seulement ne repose sur rien et elle est contredite par tout ce qu'il est possible de savoir à ce sujet, mais en outre elle comporte une grossière erreur : l'«as du renseignement» confond tout simplement le Rapport secret de Khrouchtchev avec le contenu de son Rapport public qui fut diffusé à des millions d'exemplaires le jour même où il était présenté à la tribune du Congrès.
Dès que le State Department divulgua le Rapport, il apparut comme à peu près certain que le document était passé de Moscou à Varsovie avant de trouver le chemin de Washington. Deux mémorialistes le confirment aujourd'hui : Charles Bohlen, ambassadeur américain à Moscou et Nikita Khrouchtchev en personne. Le premier écrit : « A la fin du mois de mai, je reçus de Washington le texte du document obtenu par la Central Intelligence Agency à Varsovie 2.» Et le deuxième apporte ces précisions : «C'est ainsi que le PC polonais reçut un exemplaire du Rapport. Au moment du XX° Congrès le secrétaire du PC polonais le camarade Bierut mourut. Il y eut beaucoup de remous après son décès et notre document tomba aux mains de certains camarades polonais hostiles à l'Union soviétique. Ils l'utilisèrent pour leurs propres besoins et en firent plusieurs copies. On m'a dit qu'il a été vendu à bas prix 3. »
Mais comme toujours, les souvenirs de Khrouchtchev nécessitent quelques mises au point. Le XX° Congrès s'est terminé le 25 février, et Bierut, le chef de la délégation polonaise qui était resté à Moscou y mourut le 12 mars. Ses funérailles eurent lieu le 16 mars à Varsovie, en présence de Khrouchtchev et de plusieurs très hauts dirigeants communistes qui avaient assisté au XX° Congrès, comme Chou Teh, Novotny, Jacques Duclos, etc. Svetozar Voukmanovitch-Tempo, représentant yougoslave aux obsèques, raconte dans ses Mémoires que Khrouchtchev lui demanda à haute voix devant Chou Teh, Novotny et Duclos s'il avait déjà lu son Rapport secret et, comme Tempo répondit affirmativement, une discussion s'engagea immédiatement sur ce sujet 1.
Qui a diffusé le Rapport secret à l'intérieur du PC polonais? Les soupçons de Khrouchtchev se portent sur Roman Zambrowski, membre du Politburo et du secrétariat du Comité central. Dans ses mémoires il ne cache pas la mauvaise opinion qu'il a de ce dirigeant polonais : il ne le mentionne pas dans le premier volume et il le cite à trois reprises dans le deuxième volume mais chaque fois dans un sens négatif. Il rapporte ainsi que Zambrowski favorisait la promotion des Juifs dans la hiérarchie communiste polonaise, puis que ses relations avec lui restèrent toujours distantes, car Zambrowski était le seul membre de l'équipe dirigeante polonaise à ne pas aller passer ses vacances en Crimée avec la direction soviétique; il soutient enfin que Zambrowski éprouvait du ressentiment à l'égard du Kremlin (c'est-à-dire de Khrouchtchev) qui avait demandé à maintes reprises à Bierut de l'écarter et de nommer à sa place «quelqu'un de nationalité polonaise». Non seulement Bierut ne le fit pas, mais il en avertit l'intéressé1.
Khrouchtchev oublie de rappeler son propre comportement à l'égard de Zambrowski lors des «remous» provoqués par la mort de Bierut. Une majorité du Politburo polonais ayant porté son choix sur Zambrowski pour le poste le plus élevé dans le Parti, Khrouchtchev opposa son veto (selon certaines informations, il serait même resté à Varsovie après les funérailles de Bierut pour pouvoir assister à la séance plénière du Comité central du PC polonais qui devait désigner le premier secrétaire). L'argument suprême de Khrouchtchev était le suivant : il vaudrait mieux que le parti polonais soit dirigé par quelqu'un qui ne porte pas un nom comm «Abramovitch» 2. Khrouchtchev imposa sa volonté : non seulement Zambrowski ne fut pas élu premier secrétaire, mais il dut quitter la direction du Parti, en juillet 1963, au temps où Khrouchtchev gouvernait encore au Kremlin.
Des copies furent donc faites de l'unique exemplaire du Rapport déposé au secrétariat du Comité central du PC polonais. Dès ce moment-là, il était facile de multiplier encore le document. Le Rapport de Khrouchtchev donna ainsi lieu au premier travail du Samizdat dans l'ère poststalinienne. Vers la fin de mars 1956, le Rapport parvint à de nombreux fonctionnaires et militants communistes de Varsovie et devint l'objet de leurs discussions. Le document se vendit bientôt au marché noir. Un acheteur américain se le procura pour une somme inférieure à 300 dollars. Jamais probablement un document d'une telle importance historique n'a été acquis à si bas prix. Cette réalité n'est pas pour rien dans l'indignation manifestée par Khrouchtchev dans ses mémoires.
En possession du Rapport secret, qu'allaient faire les Américains? Ils commencèrent par s'interroger sur l'opportunité de sa publication. C'est ainsi que Bohlen répondit le 2 juin, de Moscou : «Je voudrais plutôt conclure qu'au cas où le premier objectif de la publication consisterait à placer les dirigeants (soviétiques) actuels, sous un jour défavorable, je serais plutôt enclin de ne pas le publier 1.» Mais son conseil ne fut pas retenu. Le Rapport secret était devenu l'affaire de deux frères: Allen Dulles, le «patron» de la CIA qui s'était procuré le document et John Foster Dulles, le chef du State Department qui se chargea de le rendre public 2.
Le 4 juin, le département d'Etat publia le Rapport secret qui est reproduit le jour même intégralement dans le New York Times et à partir du 6 juin dans le Monde sur la base d'une traduction de l'agence United Press. Dès ce moment, deux questions se posent :
Le document- est-il authentique?
2. Est-il complet?
A la première question la réponse est affirmative; à la deuxième elle est partiellement négative.
En matière de communisme et d'anticommunisme, les faux ont déjà une longue histoire, depuis la Révolution russe de 1917, jusqu'aux livres parus à la fin de la vie de Staline, comme le Journal de Litvinov ou Mon oncle Joseph de Boudou Svanidzé, personnage imaginaire proclamé neveu de Staline. Mais chaque fois, l'imposture fut dénoncée par des hommes compétents. Or, aucun spécialiste du communisme n'a mis en doute l'authenticité du Rapport secret. Il n'en est pas allé de même avec le premier volume des Souvenirs de Khrouchtchev : un journaliste (Victor Zorza) a soupçonné la CIA de les avoir fabriqués, tandis que deux universitaires (Léonard Schapiro et Tibor Szamuely) en suspectaient le KGB.
Les Soviétiques et les communistes occidentaux ne pouvaient évidemment pas adopter l'attitude de ces spécialistes. Khrouchtchev s'en explique dans ses Souvenirs: «C'est ainsi [par la filière polonaise] que le document arriva à être publié. Mais nous ne le confirmions pas. Je me rappelle qu'à la question des journalistes: "Que pouvez-vous dire au sujet du discours qui vous est attribué?" j'avais l'habitude de répondre que je n'en savais rien et qu'ils devraient s'adresser à Allen Dulles, c'est-à-dire au service du renseignement américain 1.» Dans leurs conversations avec Bohlen les dirigeants soviétiques se montraient moins catégoriques. Le 14 juin - dix jours après la publication du Rapport - l'ambassadeur américain interrogea Molotov et Malenkov : «Ils répondirent en souriant que les versions du discours qui circulaient à l'étranger n'étaient pas exactes 2.» Le lendemain, Bohlen posa la même question à Khrouchtchev qui déclara «les versions qui circulent, ne correspondent pas à la vérité», et il ajouta qu'il n'avait pas encore lu la version du State Department, parce que cela exigeait «un grand travail de traduction» puis il changea de conversation 3.
Les Soviétiques eurent une autre attitude caractéristique: ils ne déclenchèrent pas de campagne dans la presse contre «les falsificateurs bourgeois». Mieux : ils autorisèrent l'emploi d'une formule qui plaidait plutôt en faveur de l'authenticité du document. La Pravda publia, en effet, le 27 juin, un article d'Eugène Dennis, secrétaire général du PC des Etats-Unis sur la signification du XX° Congrès dans lequel était mentionnée «la diffusion par le State Department de sa version du Rapport spécial de Khrouchtchev». La rédaction du quotidien officiel du PC soviétique donnait en note cette explication plutôt neutre: «L'auteur pense au matériel que le State Department a publié dans la presse sous l'appellation Rapport de Khrouchtchev au XX° Congrès.»
A la fin de l'année 1956, les Soviétiques confirmèrent même officiellement l'existence du Rapport de Khrouchtchev. Dans le compte rendu du XX° Congrès publié en volume on pouvait lire : «Le Congrès a entendu en séance secrète le Rapport du premier secrétaire du Comité central du PC de l'Union soviétique, le camarade Khrouchtchev sur "Le culte de la personnalité et ses conséquences" et il a adopté à ce sujet une Résolution.» Cette Résolution était brève mais révélatrice. Elle recommandait «les mesures nécessaires pour éliminer complètement «le culte de la personnalité» et pour liquider ses conséquences sur tous les plans de l'activité du Parti, de l'Etat et de l'idéologie 1...» Il arrivait d'ailleurs que dans des conversations en tête à tête un haut dirigeant soviétique reconnut à la fois l'existence et l'authenticité du Rapport secret, comme le fit Mikoïan dans un entretien avec Louis Fischer au cours duquel il déclara que la publication du document était pour le moment « prématurée » 2.
Si le texte publié est authentique est-il pour autant intégral? Plusieurs lacunes apparaissent dans la version diffusée le 4 juin par rapport à celle qui a été présentée au XX° Congrès et dans les réunions d'«activistes». On n'y trouve pas, par exemple, la manie qu'avait Staline de se promener parmi ses statues. Or, ce détail frappant figure dans les premières révélations du Rapport et dans la dépêche de Reuter, du 17 mars. De même il n'est pas question de la manière par laquelle Staline procéda à la liquidation de Voznessenski. Lorsque Eugenio Reale se rendit en Yougoslavie à la fin de mars 1956, il fut reçu par Edouard Kardelj qui sortit de son tiroir un exemplaire en russe du Rapport et lui en traduisit deux épisodes, dont l'un avait trait à la liquidation de Voznessenski 3. Comme on ne peut pas penser que ces deux épisodes furent retranchés pour atténuer la gravité du «cas Staline » (ils sont presque mineurs en comparaison des autres exemples cités), on peut avancer sans trop de risque d'erreur une hypothèse pour expliquer leur élimination : ces détails ayant été diffusés à l'étranger, ils furent supprimés dans le Rapport expédié aux pays satellites, pour leur faire croire que la version fragmentaire parvenue en Occident n'était pas conforme à l'originale et qu'elle avait été manipulée, sinon fabriquée. Un autre détail est également absent du texte destiné à l'étranger: dans sa fougue, Khrouchtchev a raconté au Congrès que, lors d'un dîner au Kremlin, Staline l'avait traité de paysan ukrainien puis lui avait ordonné de danser le fameux «gopak» ukrainien et qu'il avait dû s'exécuter. Cette suppression s'explique cette fois pour des raisons évidentes de prestige personnel.
LES RÉACTIONS DES PARTIS COMMUNISTES ÉTRANGERS À LA PUBLICATION DU RAPPORT.
La publication du Rapport dans la presse occidentale et sa diffusion par la radio à travers le monde entier obligèrent les partis communistes à tenir compte désormais de ce document. Face à cette situation sans précédent, ceux-ci eurent une double réaction: sur un point, ils affichèrent une diversité d'attitudes jamais vue dans l'histoire du communisme; sur un autre, ils manifestèrent une unanimité demeurée sans faille même aujourd'hui, vingt ans après le XX° Congrès.
C'est sur la déstalinisation que les partis communistes se désunirent. Certains secrétaires généraux (comme Enver Hodja en Albanie) s'arrêtèrent net dès le premier pas devant les menaces que risquait d'entraîner pour eux «le nouveau coup»; d'autres (comme Thorez) déclarèrent que «le culte de la personnalité» n'avait jamais existé dans leur Parti, et que par conséquent il n'y avait rien de négatif à l'en extirper; d'autres encore comme Togliatti voulurent prendre le train en marche ou cherchèrent (comme Rakosi en Hongrie) à réhabiliter des morts (Rajk), mais non des vivants (Imre Nagy), contrairement à ce que fit en Pologne Ochab avec Gomulka.
Ces contradictions dans la déstalinisation contrastent avec l'unanimité manifestée à l'égard de la publication éventuelle du Rapport secret sur Staline : aucun parti communiste du monde «socialiste» ou du monde «capitaliste» depuis vingt ans n'a pris la décision de diffuser ce Rapport. Ni Tito, le champion du «communisme national», ni Togliatti, chantre du communisme «libéral» ne poussèrent leur nationalisme ou leur libéralisme jusqu'à le faire. Sans doute la brûlante actualité de l'époque (l'Octobre polonais et la Révolution hongroise) pouvait-elle inciter à la prudence. Mais vingt ans plus tard ce Rapport appartient à l'histoire, d'autant plus qu'il relate des événements vieux d'un demi-siècle. Pourtant, en dépit du temps passé et des schismes de l'Eglise marxiste-léniniste, le Rapport reste à l'index de toutes les chapelles communistes.
Les communistes ont été conditionnés depuis l'époque de Lénine à poser, en face d'un fait politique important (à plus forte raison accablant pour eux) non pas la question : est-ce vrai? mais : qui le dit? Comme, d'autre part, le mensonge absolu s'est mis à régner avec le stalinisme, toute réalité déplaisante ne pouvait être le fait que des non-communistes, anti-communistes ou ex-communistes, voués aux gémonies par les croyants staliniens. Or, ce critère fut bousculé par le Rapport secret de Khrouchtchev : la même formule passe-partout qui aidait à éliminer tout ce qui était gênant (qui le dit?) ne pouvait plus fonctionner à perfection, car cette fois c'était le n° 1 du PC de l'Union soviétique et du mouvement communiste international, successeur direct de Staline, qui le disait.
Dès que le Rapport Khrouchtchev fut publié, les partis communistes furent très divisés sur l'attitude à adopter à son égard, ce qui laissait supposer que Moscou ne donna aucune directive pour tenter d'harmoniser les réactions des différents partis. Certains d'entre eux eurent le vieux réflexe stalinien. A la question : qui le dit? ils répondirent non pas : Khrouchtchev, mais : le State Department, et conclurent qu'il s'agissait d'une nouvelle et ignoble machination impérialiste. Ainsi réagirent les organes du PC du Luxembourg (Zeitung vum Letzeburger Vollek, 6 juin) et du PC des Pays-Bas (De Waarheid, 7 juin). En revanche le quotidien du PC nord-américain (Daily Worker, 6 juin), admit l'authenticité du Rapport tandis que le PC de Grande-Bretagne allait plus loin encore, en déclarant que la direction du Parti avait mis à l'étude la version publiée du Rapport Khrouchtchev et ouvert une discussion (Daily Worker, 22 juin).
Togliatti marqua trois temps devant le Rapport. D'abord, il garda le silence, Khrouchtchev lui ayant dit que le document ne serait pas diffusé dans l'immédiat, mais distillé plus tard à petites doses. Dans un deuxième temps, il comprit qu'il fallait sortir de son mutisme après avoir essuyé quelques critiques au Comité central (notamment de la part de Terracini). Enfin, après la publication du Rapport, Togliatti décida de ne plus suivre l'événement mais de le devancer. Il commença par poser quelques questions négligées par Khrouchtchev, comme l'absence d'une analyse marxiste du phénomène stalinien, la bureaucratisation et la dégénérescence partielle du système soviétique (la thèse n'était pas nouvelle, mais elle l'était dans la bouche de Togliatti), l'apparition du polycentrisme dans le mouvement communiste international. Togliatti développa ces thèmes dans sa célèbre interview, accordée à la revue Nuovi Argomenti (n° 20, 16 juin) et reproduite le lendemain dans l'Unità. La Pravda ignora cette interview, mais lorsque deux semaines plus tard le Comité central du PC soviétique fit paraître sa propre Résolution sur «le culte de la personnalité», on pouvait lire que «l'interview intéressante et détaillée donnée par le camarade Togliatti dans la revue Nuovi Argomenti contenait quelques thèses erronées à côté de nombreuses constatations très justes et très importantes 1 ».
De tous les partis communistes occidentaux, le PC français fut le seul à inventer la formule du «Rapport attribué au camarade Khrouchtchev», ce qui ne voulait pas dire qu'il s'agissait forcément d'un faux, mais ce qui rendait impossible toute discussion publique et officielle dans le Parti tant que l'authenticité (et l'existence même) du document n'était pas établie. Bref, Thorez, qui savait que le Rapport était authentique, avait recours à une manuvre de diversion pour gagner du temps. Le Politburo du PCF publia un communiqué dans lequel il disait qu'il «avait demandé au Comité central du parti communiste de l'Union soviétique le texte de ce rapport 1...». Le 26 juin, en effet, une délégation de trois dirigeants partit pour Moscou et eut un long entretien avec Khrouchtchev et ses collègues. A son retour le porte-parole de cette délégation présenta un rapport au Comité central qui adopta à l'unanimité une Résolution, reproduite le lendemain dans la Pravda du 8 juillet (c'est dire qu'elle avait l'aval des Soviétiques). Or celle-ci était surprenante: elle passait entièrement sous silence l'objet du voyage de la délégation et ne mentionnait même pas le Rapport.
En revanche, les membres du PCF étaient invités à étudier la Résolution du Comité central du PC soviétique (publiée le 2 juillet) où du Rapport secret vidé de son sang et de sa chair il ne restait plus que quelques os à ronger 2.
L'attitude du PC chinois à l'égard du Rapport secret fut objet de controverses après le début du conflit sinosoviétique. Jusque-là, elle semblait claire et favorable.
Lorsque la direction ou PC soviétique décida non seulement de faire parvenir un exemplaire du Rapport secret aux partis communistes au pouvoir, mais également de montrer la solidarité des «partis frères» dans la lutte contre «le culte de la personnalité», le PC chinois servit le premier de référence. C'est ainsi que la Pravda publia intégralement, le 7 avril, un texte paru deux jours plus tôt dans le Quotidien du peuple qui avait été «rédigé d'après les discussions qui eurent lieu au cours d'une réunion du Bureau politique» et qui était intitulé : «De l'expérience historique de la dictature du prolétariat.» L'équipe du Kremlin usait ainsi d'un artifice pour porter un coup à Staline : elle se servait du document d'un «parti frère», le plus prestigieux après celui de l'URSS et reproduisait dans la presse soviétique ses attaques contre «le culte de la personnalité».
Le texte chinois donnait entière satisfaction à la direction soviétique (donc en premier lieu à Khrouchtchev) : «Le XX° Congrès du PC de l'Union soviétique a dénoncé avec une extrême acuité "le culte de la personnalité" qui s'était répandu pendant une longue période dans la vie soviétique et qui avait fait commettre de nombreuses erreurs dans le travail et entraîné de fâcheuses conséquences. Cette courageuse autocritique que le PC de l'Union soviétique a faite de ses erreurs passées témoigne d'un esprit de principe élevé dans la vie intérieure du Parti et la grande vitalité du marxisme-léninisme 1 ... »
La publication du Rapport en juin provoqua des remous à l'intérieur des partis communistes européens et traumatisa plus d'un de leurs membres. Mais elle ne sembla pas inquiéter le PC chinois qui continua de faire l'éloge du XX° Congrès soviétique. Au VIII° Congrès réuni en septembre, le rapporteur principal Liou Chao-chi ne ménagea pas ses compliments pour l'uvre accomplie au XX° Congrès et Mao Tsé-toung en personne n'oublia pas de saluer cet événement dans son bref discours d'ouverture, tandis que Mikoian, porte-parole de la délégation soviétique, célébra «la pleine compréhension et le soutien du grand parti communiste chinois» pour les décisions du XX° Congrès 2.
Lorsque le conflit sino-soviétique devint public et donna lieu à des polémiques acerbes au début des années 1960, les thèses de Khrouchtchev et de Mao sur l'attitude chinoise face au Rapport secret s'opposèrent. Dans le dernier volume de ses mémoires, Khrouchtchev déclare ainsi : «Tout d'abord Mao Tsé-toung prit la position selon laquelle nous avions le droit de censurer Staline pour ses abus de pouvoir. Il affirma que la décision prise au XX° Congrès montrait une grande sagesse 3.» D'après Khrouchtchev, le leader chinois se mit même à exposer les erreurs de Staline concernant la Chine, comme par exemple : son soutien accordé à Tchang Kaï-chek (Mao produisit certaines lettres de Staline au général nationaliste); sa sous-estimation de la révolution chinoise et les entraves qu'il y mit, sans oublier la politique du Komintern à l'égard de cette même révolution chinoise. (A ces remarques la recherche historique peut apporter facilement des preuves.)
Portés par le penchant communiste à réécrire l'histoire en fonction d'une nouvelle situation politique, les Chinois ne choisiront pas 1958 comme l'année initiale de leur désaccord avec les Soviétiques - malgré la force des évidences - mais ils optent pour 1956, année du XX° Congrès et du Rapport secret de Khrouchtchev. En 1963, ils accablent Khrouchtchev : «Dans son Rapport secret, Khrouchtchev fabriqua quantité de mensonges, usa avec perfidie de paroles démagogiques, accusant Staline de "folie de la persécution", "d'arbitraire le plus grand", de "s'être engagé dans la voie des persécutions massives et de la terreur ", de " n'étudier la situation intérieure et l'agriculture que d'après les films" etc. 1 » Mais lorsqu'il s'agit d'apporter des preuves de leur hostilité au Rapport secret dès le XX° Congrès, les Chinois ne révèlent aucun document interne en provenance de leurs organes dirigeants. Ils se bornent à évoquer les conversations de Mao Tsé-toung avec Mikoïan et l'ambassadeur soviétique, en avril 1956, ou les propos tenus à la fin de l'année par Liou Chao-chi ou Chou En-lai aux dirigeants soviétiques. Seulement, ces objections que les Chinois prétendent en 1963 avoir faites en 1956, d'autres partis communistes les avaient faites cette année-là publiquement et non dans des conversations. Quand Mao disait en tête à tête avec Mikoïan qu'il fallait "faire une analyse concrète" du cas Staline et quand Chou En-lai et Liou Chao-chi reprochèrent, toujours dans des conversations, aux dirigeants soviétiques" l'absence totale d'une analyse d'ensemble", ils se montraient bien moins téméraires que Togliatti. Quand Mao prétend avoir dit en octobre 1956 à l'ambassadeur soviétique : « Il est nécessaire de critiquer Staline, mais nous ne sommes pas d'accord avec les méthodes utilisées 2 », il n'était guère en avance sur le PC américain dont l'organe officiel écrivait dès le 6 juin : «Nous n'hésitons pas à dire que nous n'avons pas aimé la façon dont le discours de Khrouchtchev a été rendu public 1. » Finalement lorsque parvinrent en 1973 à Formose les nombreux discours et déclarations de Mao à l'usage interne, on constate que les documents relatifs à l'année 1956 plaident plutôt en faveur de la thèse de Khrouchtchev. Le leader chinois déclare, par exemple, à la Conférence élargie du Politburo en avril (réunion qui aboutit à la publication de la Résolution du 5 avril) : «L'Union soviétique vient de déployer un grand mouvement de critique; certaines (méthodes) ne sont utilisables ni chez nous ni en Union soviétique 2.» Même en décembre 1956, lorsque la formidable secousse dans les partis communistes de l'Ouest et de l'Est fait apparaître une corrélation plus ou moins directe entre la diffusion du Rapport secret et les événements en question, Mao dirigea sa critique plutôt contre Staline que contre le Rapport Khrouchtchev : «Il y a eu, dit-il, les cas de Kao Kang et de Béria ; il y a eu les fautes de Staline qui sont quelque chose d'aussi exorbitant que l'affaire de Hongrie 3. »
DU XX° AU XXII° CONGRÈS :
LE SPECTRE DU RAPPORT DE KHROUCHTCHEV
Même sans être publié dans la presse communiste, le Rapport secret imprima sa· marque au mouvement communiste international. En paraphrasant Marx et Engels, on pouvait dire en 1956 : «Un spectre hante le communisme : le spectre du Rapport secret de Khrouchtchev. »
Il est difficile, sinon impossible de trouver dans l'histoire, l'exemple d'un autre homme, d'abord le pilier d'un système, ensuite son personnage n° 1, s'érigeant en accusateur contre lui. Bertram D. Wolfe avait parfaitement raison d'écrire dès 1957 dans son commentaire du Rapport secret : «Le discours lui-même est peut-être le plus important document jamais produit dans le mouvement communiste ... C'est le réquisitoire le plus révélateur contre le communisme jamais fait par un communiste, le réquisitoire le plus accablant du système soviétique jamais fait par un dirigeant soviétique 1.» Il est du destin du «premier pays du socialisme» d'être le dernier à prendre connaissance des plus importants écrits politiques ou littéraires produits sur son sol : le «Testament» de Lénine a attendu plus de trois décennies avant d'être publié dans la presse soviétique; le Rapport secret attend toujours de l'être, comme le Docteur Jivago et les romans de Soljénitsyne.
Le Rapport Khrouchtchev possède une triple caractéristique : de tout ce qui a été publié sur l'histoire de la Russie soviétique pendant près de trente ans c'est le document le plus révélateur; il est en outre le plus bref, ce qui est rare dans ce système où l'on croit fermement à «la transformation de la quantité en qualité» ; enfin il est de plus en plus soigneusement mis sous le boisseau au fur et à mesure que les années passent.
Si l'on veut connaître la réalité soviétique, et non son idéologie et ses promesses, le Rapport secret est sans conteste le document le plus instructif, au moins pour cette période de trente ans de l'histoire politique russe. Dans les versions successives de l'histoire du parti communiste de l'Union soviétique (elles doivent être à l'heure actuelle au nombre d'une bonne douzaine), on peut apprendre non la vérité, mais les variations dans la falsification, d'une phase à l'autre, d'une ligne générale à l'autre. La doctrine de l'Etat et la Révolution de Lénine, formulée avant la prise du pouvoir, confrontée à la réalité, ne fait que mettre en lumière l'abîme entre les intentions idéologiques de Lénine et l'aboutissement réel du système. Le programme du parti communiste de l'Union soviétique, appelé lors de sa parution en 1961 le Manifeste communiste du XX° siècle, est aux oubliettes depuis belle lurette. La Constitution de 1936 dite «stalinienne» et «la plus démocratique au monde» n'a pas été respectée depuis le premier jour de sa naissance et la philosophie soviétique n'a à son service que des fonctionnaires, des «apparatchiks», comme il en existe pour les métaux non ferreux ou le bétail au Kazakhstan.
Avant le Rapport secret, le système stalinien et Staline lui-même étaient défendus et même glorifiés par la totalité des partis communistes (à l'exception des Yougoslaves), par une large fraction de l'intelligentsia progressiste et par des élites bourgeoises (hommes politiques, politologues et historiens) qui se voulaient «objectifs». (A tous, le Rapport Khrouchtchev a porté un coup définitif. Depuis sa publication personne n'ose écrire comme auparavant. (Le malaise est si grand qu'en septembre 1975, les communistes et leurs compagnons de route célébrant le quarantième anniversaire de la mort de Barbusse ont passé sous silence son livre dithyrambique sur Staline.) Après Khrouchtchev, deux autres forces s'attachent à dévoiler la réalité soviétique : les « gauchistes », notamment depuis 1968, et Alexandre Soljénitsyne avec tous les autres contestataires russes. Le résultat est déjà perceptible : personne n'ose plus sérieusement défendre comme autrefois l'Immaculée Conception soviéto-communiste, même pas les communistes français.
Il existe une complémentarité entre le Rapport secret et l'Archipel du Goulag : le premier est le document le plus accablant sur les souffrances des communistes (mais non du peuple) sous Staline et le second est le document le plus accablant sur le martyre du peuple (mais pas des communistes) au temps de Lénine et de Staline Les crimes de Staline ont été commis et connus bien avant la publication du Rapport Khrouchtchev, mais ils ont été admis comme tels seulement depuis le Rapport. De même, les camps de concentration existent depuis plus de cinquante ans, mais l'Occident les a admis seulement depuis l'Archipel du Goulag. Dans le premier cas, il a fallu le n° 1 du parti communiste russe pour atteindre ce but, et dans le second cas le n° 1 de la littérature russe. Le Rapport secret a levé l'immunité idéologique du communisme soviétique et l'Archipel du Goulag son immunité morale. Si sur la face de la médaille du socialisme russe, il fallait imprimer la formule de Lénine : Communisme = Soviets + Electrification; sur son revers il faudrait inscrire : Communisme = Rapport secret + l'Archipel du Goulag.
Le Rapport secret et l'Archipel du Goulag sont tous deux des documents historiques, mais seul le Rapport secret a créé jusqu'ici un événement historique. Après la publication du Rapport secret, en juin 1956, le cours des choses prend une direction qui ne correspond certainement pas aux intentions de Khrouchtchev. «La locomotive de l'histoire», métaphore chère aux marxistes-léninistes, se lance à toute vapeur sans obéir à Khrouchtchev et autres «mécaniciens» : jamais probablement on n'a vu dans un laps de temps si court un aussi rapide passage des paroles (Rapport) aux actes (les secousses dans le monde communiste tout entier. A cet égard, 1956 apparaît probablement comme l'année la plus déchirante dans l'histoire du communisme depuis 1924, quand éclata au grand jour la lutte pour la succession de Lénine. Certes, les années difficiles ne manquent pas dans son histoire : en 1919, les Blancs menacent le pouvoir de Lénine; en 1921, les troubles dans les villes et les campagnes, ainsi que la famine secouent le régime; en 1931-1932 Staline fait la guerre pour l'extermination des «koulaks» ; en 1941 Hitler envahit le pays. Seulement, en chacune de ces occasions, les communistes affrontaient les anticommunistes, donc leur «ennemi de classe». Mais en 1956 les communistes se trouvent des deux côtés des barricades et dans la lutte qui se déroule sur tous les plans : idéologique, moral, militaire, ils étaient les seuls engagés, à l'exclusion de la participation de «l'ennemi de classe» ou des «impérialistes». Ceux-ci n'ont fait qu'une chose: ils ont publié le Rapport secret, mais en le faisant ils ont donné une réalité à l'épigraphe du premier numéro de l'Iskra paru en décembre 1900 : « De l'étincelle jaillira la flamme ».
DU XX° AU XXII° CONGRÈS : CONTRE STALINE, MAIS SANS LE CONCOURS DU RAPPORT
Si la direction au Kremlin avait voulu donner une suite politique au Rapport secret, elle aurait dû engager une triple bataille :
1. Faire connaître sinon toute la vérité, du moins une partie de cette vérité sur tous les aspects du règne de Staline durant près de trente ans : des documents, des témoignages, les études auraient dû ainsi succéder au Rapport secret. Il n'en fut rien : dans les années qui suivirent le XX° Congrès, le Rapport secret ne fut pas publié, même pas en extraits. On ne trouve aucune référence à son existence dans les articles et les livres publiés en URSS. En 1959 parut en édition russe une contrefaçon du Rapport Khrouchtchev, sous la pseudo-égide du Gosizdat à Moscou, avec l'indication d'un tirage d'un million. En réalité cette brochure en russe de quatre-vingts pages avait été imprimée en Allemagne occidentale. Ses éditeurs (le mouvement anti-communiste russe en exil : NTS) s'étaient servis de la méthode que les bolcheviks avaient employée avant 1917 quand ils avaient envoyé de l'étranger en Russie leur littérature révolutionnaire sous la couverture des livres autorisés.
2. Châtier les coupables et les complices des crimes staliniens, sinon dans le personnel politique (où tracer la ligne de démarcation, à commencer par le Politburo lui-même ?) du moins dans la police, dans la justice, dans l'administration des camps de concentration. Il n'en fut rien, comme Soljenitsyne le constate : «Chez nous (d'après la chambre militaire de la Cour suprême), il a été condamné une dizaine de personnes 1. »
3. Réhabiliter les victimes de la terreur stalinienne, faire connaître au pays leur innocence, leur accorder des réparations morales et matérielles correspondantes. S'il s'agit des morts, les réhabiliter à titre posthume et donner des compensations à leurs familles.
C'est seulement sur ce dernier point, le moins dangereux des trois, que la direction collective du Kremlin décida de prendre quelques mesures. C'est ainsi qu'en 1957 - avant l'élimination du «groupe antiparti» Molotov-Kaganovitch-Malenkov - fut discutée à la séance élargie du Présidium du Comité central la réhabilitation des chefs militaires exécutés en 1937 : Toukhatchevski, Iakir, Ouborevitch, etc., que Khrouchtchev avait totalement ignorés dans son Rapport secret. Mais ces réhabilitations furent menées avec une discrétion extrême: parfois un article paraissait dans un journal ou une revue soviétique, disant in fine que tel dirigeant bolchevik avait été victime du «culte de la personnalité» (comme si c'était le culte qui tuait, et non la police). Parfois le réhabilité avait droit à une notice biographique dans le 51° volume (supplément) de la Grande Encyclopédie soviétique paru en 1958. Dans la plupart des cas la réhabilitation se réduisait à un formulaire, portant le nom de la victime, adressé à sa famille.
Cette discrétion était observée même à l'égard de Staline. On ne trouvait nulle part trace des attaques violentes lancées contre lui par Khrouchtchev. Une épuration chez les historiens vint d'ailleurs fort à propos pour montrer les limites de la déstalinisation. Un historien E.N. Bourdjalov, rédacteur en chef adjoint de la revue Questions d'histoire, avait publié dans cette revue (en mai 1956) une étude sur «La tactique des bolcheviks en mars et avril 1917», où il mettait en évidence l'attitude hésitante de Staline qui, à cette époque, n'était pas un léniniste à 100 % fidèle et inconditionnel. En mars 1957, un décret du Comité central du PC fit écarter Bourdjalov de la rédaction, critiquant ses vues, tandis que Mme Pankratova, rédactrice en chef, qui s'était fait remarquer aux séances publiques du XX° Congrès comme le seul orateur avec Mikoïan attaquant Staline, se voyait infliger un blâme public. Ainsi, non seulement dans la politique mais également dans la recherche historique, la dénonciation du «culte de la personnalité» devait être limitée au minimum.
Le XXI° Congrès du PC de l'Union soviétique en 1959, bien que déclaré «extraordinaire» n'apporta, contre toute attente, strictement rien à la lutte contre «le culte de la personnalité». Toutefois, trois mois après ce Congrès, Khrouchtchev reconnut pour la première fois publiquement, au III° Congrès des écrivains soviétiques, l'existence du Rapport : «Est-ce que quelqu'un nous a forcés de faire au XX° Congrès le rapport sur le culte de la personnalité et ses conséquences, de dévoiler les insuffisances admises en liaison avec ce phénomène? Personne 1
»
A l'encontre du Congrès précédent, le XXII° devait être une surprise pour beaucoup de monde, à commencer pour Alexandre Soljenitsyne qui était alors un inconnu : «Après le XXI° Congrès incolore, qui avait enterré sans un mot les merveilleuses perspectives ouvertes par le XX°, il était impossible de prévoir l'attaque soudaine, tonitruante et furieuse que Khrouchtchev tenait en réserve contre Staline pour le XXII° Congrès!... Mais enfin, elle eut lieu et non point en secret, comme lors du XX° Congrès, mais au grand jour! Je ne me souviens pas d'avoir lu depuis longtemps chose aussi intéressante que les discours prononcés à ce XXII° Congrès 1. »
Bien entendu, cette fois-ci non plus, Khrouchtchev n'obéissait pas à un brusque sursaut de sa conscience quand il donna le signal de cette seconde offensive qui culmina avec le transfert du corps de l'ancien despote hors du Mausolée de la place Rouge. La lutte qu'il menait contre Staline mort n'était qu'un aspect et une partie de sa lutte contre les staliniens vivants, qui, peut-être, se faisaient menaçants. A peu près tous les orateurs qui, au cours de ce XX° Congrès, s'en prirent à Staline dénoncèrent en même temps le «groupe antiparti», accusant tel de ses membres ou tel autre de complicité dans les abus et les crimes de l'arbitraire stalinien. Les staliniens de l'intérieur n'étaient d'ailleurs pas les seuls à être visés. En attaquant une nouvelle fois Staline, Khrouchtchev visait également les staliniens de l'extérieur, les communistes chinois et les communistes albanais avec qui le conflit devenait public : à Tirana ouvertement, à Pékin plus discrètement, on commençait dès lors à condamner l'action de Khrouchtchev au XX° Congrès et sa dénonciation du «culte de la personnalité».
La nouvelle offense de Khrouchtchev allait plus loin que la première. Cette fois, la dénonciation des méfaits de Staline ne s'opéra pas à huis clos. Elle ne fut pas réservée à l'usage des «activistes» du Parti. Elle s'étala dans la presse soviétique et toute la population en eut connaissance. D'autre part, il n'y eut pas cette fois comme en 1956 un seul procureur: Khrouchtchev. Les dirigeants du Parti furent une vingtaine à prendre la parole et, les rôles ayant été répartis d'avance, ils dénoncèrent chacun un aspect (ou plutôt un crime) particulier du «culte de la personnalité», sans jamais oublier de s'arrêter longuement sur la complicité de Molotov, Kaganovitch, Malenkov, le «groupe antiparti», dans lequel on faisait entrer parfois Vorochilov. Enfin, ce qui n'avait pas été le cas au lendemain du XX° Congrès, il fut permis, en tout cas toléré, de dénoncer «le culte de la personnalité» dans des ouvrages de littérature ou de science. Cette attaque désormais officielle et publique donna à certains écrivains le courage de proposer des manuscrits où étaient mis en relief les hommes de la période stalinienne (et, en vérité, du système tout entier, mais cela on ne le disait pas encore). Ainsi, en novembre 1961, un inconnu fit parvenir à la rédaction de Novy Mir un récit qui allait devenir : Une journée d'Ivan Dénissovitch : il s'appelait Alexandre Soljénitsyne.
Toutefois, dans ce nouvel assaut, plus vaste et plus diversifié, il manquait quelque chose : une référence, une allusion, même vague ou obscure au Rapport secret de Khrouchtchev en 1956. Même lorsque les orateurs, dénonçant Staline, reprenaient ce qui figurait déjà dans ce rapport, par exemple lorsqu'ils évoquaient le rôle de Staline dans la Seconde Guerre mondiale, ou lorsqu'ils réhabilitaient tel dirigeant communiste dont Khrouchtchev avait déjà dit qu'il avait été victime de Staline, comme ce fut le cas pour Postychev, même alors aucune mention n'était faite du Rapport secret. Sa publication en Occident en juin 1956 avait fait l'effet d'une bombe, dont les éclats avaient atteint le système socialiste lui-même. Aussi, on en avait vite conclu (et peut-être Khrouchtchev lui-même était-il parvenu à cette conclusion) qu'il fallait autant que possible limiter les effets de la «bombe Khrouchtchev» et que le mieux pour cela c'était d'abord de n'en plus parler, à plus forte raison de ne jamais le publier, même en extraits, car le publier, c'eût été l'authentifier.
Les travaux du XXII° Congrès s'achevèrent le 31 octobre 1961. Dès le lendemain, de nombreux auteurs se mirent au travail pour étudier tel ou tel aspect du «culte de la personnalité» ou pour écrire la biographie de l'une ou l'autre des victimes de Staline. Roy Medvedev, historien, membre du parti communiste, commença à rassembler la documentation écrite et orale qui lui permit d'écrire : Devant le jugement de l'histoire, un livre sur Staline et le stalinisme qui ne fut édité en URSS que par le Samizdat, mais qui paraîtra bien après la chute de Khrouchtchev en Occident 1. Un autre historien, membre du Parti, Alexandre Nekritch, analysa l'attitude de Staline face à la guerre soviéto-allemande déclenchée le 22 juin 1941; son livre parut au lendemain de la chute de Khrouchtchev ; il sera par la suite retiré de la circulation et envoyé au pilon 2. D'autres auteurs plus chanceux ou plus prudents pourront se livrer plus tranquillement à leurs recherches et publier des livres consacrés à quelques victimes célèbres de Staline. Lev Nikouline écrivait sur Toukhatchevski (1964), G.A. Mariaguine sur Postychev (1965), Nikola Kondnitov sur le maréchal Blücher (1965). On ne trouve pas la moindre citation du Rapport Khrouchtchev dans leurs ouvrages. Visiblement, il avait été interdit d'y faire référence.
LE «DÉPÉRISSEMENT PROGRESSIF » DE STALINE ET DU RAPPORT SECRET
Le «dépérissement de l'Etat» est une des affirmations fondamentales du «socialisme scientifique» que le marxisme-léninisme a maintenu bien que la réalité soit exactement contraire. Mais on peut reprendre le mot en matière de plaisanterie, et dire que ce qui a «dépéri» en URSS, c'est la place dans l'histoire de l'homme qui a gouverné le plus longtemps (Staline) et c'est le document le plus révélateur émané du sommet du Parti (Rapport Khrouchtchev).
Quand Brejnev fut nommé premier secrétaire, il n'était guère possible de prévoir qu'il prendrait à l'égard du «culte de la personnalité» une position différente de celle de Khrouchtchev, mais il fallut peu d'années pour constater que sa politique en la matière était tout autre. Ecarté du pouvoir, Khrouchtchev regrettait les lacunes et les retards de la déstalinisation; Brejnev, une fois installé solidement au pouvoir, mit cette même déstalinisation entre parenthèses et de façon toujours plus sensible à mesure que des années passaient. Dans ses Mémoires Khrouchtchev regrette que la réhabilitation de la vieille garde de Lénine n'ait pas été complètement accomplie: «Ainsi nous ajournions indéfiniment la réhabilitation de Boukharine, de Zinoviev, de Rykov et des autres. Je peux dire maintenant que cette décision était une erreur. Il aurait mieux fallu tout dire 1.» Et ailleurs : «En ce qui concerne le Docteur Jivago, certains peuvent dire que c'est bien tard que j'exprime le regret de ne pas avoir laissé publier le livre. Oui, c'est peut-être tard. Mais mieux vaut tard que jamais2.»
Les changements n'intervinrent pas dès l'avènement de Brejnev. Il consacra deux premières années de son pouvoir à des questions plus actuelles que «le culte de la personnalité». Mais ce travail de consolidation une fois fait, dès la fin de 1966 ou le début de 1967, un autre vent commença à souffler dans l'historiographie soviétique, laquelle reflète toujours très fidèlement la politique menée par l'équipe au pouvoir. En 1967 la Vie du Parti, revue de l'«appareil», publia une décision prise par le Comité central du Parti et intitulée : «Règlement concernant les archives déposées au Comité central du parti communiste de l'Union soviétique.» Selon cette décision, trois catégories de documents seulement devaient être préservés de toute destruction : la vie et les activités de Lénine et de sa famille, l'histoire du Parti avant et après la révolution d'Octobre, y compris l'année 1923, les matériaux relatifs à l'action du Parti et des partisans durant la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Ce décret excluait donc de sa protection la totalité du stalinisme (1924-1953), et l'existence entière de l'Internationale communiste (1919-1943). Un paragraphe stipulait même les conditions requises pour la destruction des archives : «Les documents appartenant aux archives déposés au Comité central du parti communiste de l'Union soviétique ne peuvent être détruits qu'après l'examen et l'approbation des listes, établies par la Commission d'expertise et de contrôle des archives du Parti 1. » En termes clairs, le problème désormais n'est plus de savoir si l'on va publier des documents révélateurs, tenus secrets sur «le culte de la personnalité», mais si ces documents continueront à être conservés. Même au temps de Staline, on ne procédait guère à des destructions de ce genre.
Ce que Staline a fait durant sa vie était sans précédent. Ce qui lui est arrivé après sa mort l'est aussi. Tant qu'il vivait ses ouvrages étaient des «best-sellers» en URSS et ailleurs; jamais d'autre part autant de livres, brochures, études, articles, poèmes, etc. n'ont été consacrés à un homme vivant 2. On est passé d'une extrême à l'autre : tête de liste jadis, il a désormais disparu de toute liste. L'homme qui a gouverné près de trente ans la Russie soviétique n'a pas eu droit à un seul livre, une seule brochure, une seule étude historique dans son pays au cours des vingt-trois années qui ont suivi sa mort. Sans aucun doute on n'a jamais vu dans l'histoire un si brusque passage des éloges dithyrambiques les plus excessifs au silence le plus lourd. Il ne paraît plus en URSS et dans les pays socialistes ni un livre de Staline, ni un livre sur Staline. La totalité des «partis frères» opérant dans le monde capitaliste suivent eux aussi cette règle : aucun d'eux n'a plus réimprimé un seul ouvrage de celui qui fut autrefois qualifié «le coryphée de la science», «le Lénine de notre temps», «le plus grand philosophe, linguiste, stratège, économiste, etc. de notre époque ».
Toutefois si les livres de Staline et les livres sur Staline ont disparu en URSS, Staline existe désormais dans l'Histoire soviétique. C'est ici que se situe le changement apporté et imposé par l'équipe de Brejnev.
La manière dont était rédigé le Rapport secret, son apparition météorique dans la vie politique soviétique, offraient deux possibilités de présenter l'histoire soviétique des trente années précédentes. Ou bien clouer Staline au pilori pour ses crimes, mais cela risquait de soulever des questions plus que délicates : la complicité de tous les autres dirigeants, y compris Khrouchtchev, le rôle du Parti, l'explication «marxiste» du phénomène stalinien, etc. Ou bien faire disparaître Staline de l'histoire, lui infliger le sort qu'il avait fait subir précédemment à toute la vieille garde bolchevique, faire de lui à son tour un «non-être» pour reprendre le terme orwellien, mais en ce cas un autre danger surgissait : on creusait un vide de trente ans dans l'histoire soviétique. Ces deux solutions contradictoires devaient être expérimentées au temps de Khrouchtchev. Elles furent définitivement abandonnées par l'équipe de Brejnev au profit d'une troisième: c'est le Parti qui a dirigé le pays pendant ces trente ans, Staline étant l'un de ses leaders. Il n'est donc pas renvoyé au néant, il n'est pas non plus dénoncé comme un criminel. Il est un dirigeant parmi d'autres et il a commis quelques erreurs, mais ces erreurs ne sont certainement pas des crimes. Il n'est plus l'exterminateur ni de la vieille garde bolchevique, ni·même de la garde stalinienne : le rapport de maître à valet qu'il avait établi entre lui et son entourage est effacé. Staline n'est plus que le porte-parole du Parti.
Les trois dernières versions officielles de l'histoire du PC de l'Union soviétique reflètent fidèlement les tribulations posthumes de Staline, et aussi celles du Rapport secret de Khrouchtchev. La première de ces éditions remonte à 1959-1960. Elle est donc postérieure au XX° Congrès. La deuxième est de 1962, elle suit donc le XXII° Congrès et les attaques publiques contre Staline. La troisième se situe en 1969-1971, donc après la chute de Khrouchtchev. Or voici comment ces trois histoires présentent la grande purge de 1936-1938.
Dans l'édition de 1959-1960, près de deux pages sont consacrées à la critique de Staline : le premier et le dernier paragraphes de cet exposé parlent du «culte de la personnalité» ; deux autres revêtent un caractère «théorique», après quoi viennent des accusations graves : «La répression frappa également de nombreux communistes et sans-patrie honnêtes et parfaitement innocents. Pendant cette période, Beria, filou et aventurier politique, accéda à de très importantes fonctions dans l'Etat; il n'hésitait devant aucun forfait pour arriver à ses fins criminelles et, exploitant les défauts personnels de Staline, il calomnia et fit exterminer de nombreux hommes honnêtes, dévoués au Parti et au peuple. Dans la même période, un rôle honteux fut joué par Iejov alors commissaire du Peuple à l'Intérieur. Avec sa complicité, de nombreux militants dévoués au Parti, de nombreux communistes et sans-parti furent calomniés et exécutés. Iejov et Béria furent punis comme ils le méritaient pour leur activité criminelle. Les victimes des répressions injustifiées furent pleinement réhabilitées en 1954 et 1955 1. »
La deuxième version conservait cet exposé mais, tenant compte des demi-révélations de Khrouchtchev au XXII° Congrès sur l'assassinat de Kirov, on avait ajouté que dès le 1° décembre 1934, «les répressions en masse et la violation flagrante de la légalité socialiste avaient commencé».
Pas un seul mot n'est resté de tout cela dans la version actuelle de l'histoire du Parti. L'expression même du «culte de la personnalité» a disparu totalement. On n'a conservé que les deux paragraphes où est formulée une critique «théorique» de Staline 1.
Voici un second exemple. Il se rapporte au déclenchement de la guerre soviéto-allemande en juin 1941. Dans la version officielle de 1959-1960, la responsabilité de Staline, conformément aux accusations portées par Khrouchtchev dans le Rapport secret, était mise en évidence : «L'une des causes de la situation [difficile] était l'erreur commise par Staline dans l'appréciation de la conjoncture militaire et stratégique qui existait juste avant le début de la guerre. Staline, qui assumait la direction suprême du pays et du Parti, possédait des informations dignes de foi sur la concentration et le déploiement en formations de combat des troupes germano-fascistes aux frontières occidentales de l'URSS et sur l'imminence de leur entrée en territoire soviétique. Cependant, il considérait que les informations de ce genre avaient un caractère provocateur ... Dans le but d'ôter à Hitler tout prétexte pour attaquer l'Union soviétique, les troupes soviétiques n'avaient pas reçu l'ordre de déployer leurs forces et d'occuper les lignes de défense le long des frontières occidentales 2. »
L'édition suivante conserve ce texte, ajoutant même une nouvelle accusation contre Staline : «manque de vigilance à l'égard du fascisme», «appréciation erronée de la situation». L'édition actuelle supprime toute critique sur l'action de Staline en 1941. Le chapitre consacré au déclenchement de la guerre le 22 juin 1941 commence avec la phrase suivante : «Le Parti a vu la menace grandissante de l'agression de l'Allemagne fasciste 3. » Après quoi on parle du rôle de Timochenko, de Joukov, de Molotov. Par deux fois, il est affirmé que le Politburo a pris les mesures nécessaires le jour même du 22 juin ! Pour comble d'ironie, cette dernière version a été rédigée par un Comité spécial présidé par Pierre Pospelov, le même qui avait rédigé en février 1956 le Rapport secret contre Staline, le même qui sous Staline avait été l'un des auteurs de sa «Biographie abrégée» (condamnée par le même Pospelov au XX° Congrès) !
Les ouvrages de Staline ne connaissent pas le même ostracisme en dehors de l'URSS et des démocraties populaires. En Chine, les éditions en langues étrangères ont publié depuis 1965 Plusieurs ouvrages de Staline, y compris en 1972 : les Problèmes économiques du socialisme en URSS, critiqué dès le XX° Congrès. Aux Etats-Unis, des «morceaux choisis» ont connu au moins deux éditions différentes. D'autre part, trois volumes qui complètent l'édition, interrompue en URSS, des uvres complètes ont été également publiés aux États-Unis. En France «en première mondiale» est annoncée l'édition des uvres complètes de Staline en seize volumes, les treize qui sont parus en URSS, et trois autres parus aux Etats-Unis.
Les livres sur Staline sont nombreux hors du monde communiste. Aux États-Unis, des journalistes connus comme Issak Don Levin, des professeurs d'universités prestigieuses, comme Adam Ulam (Harvard) et Robert C. Tucker (Princeton) ont publié de volumineuses biographies de Staline. En France, aucun professeur d'université ne s'est livré à ce travail : par contre de nombreux journalistes, Jean Benoît, André Brissaud, Georges Bortoli, Marcel Ollivier et des hommes politiques comme Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Arthur Conte ont donné des livres sur Staline. D'autre part en Russie soviétique, ni historiens ni hommes du Parti n'ont rien publié sur Staline, mais les contestataires du Samizdat : Roy Medvedev, le général Grigorenko, d'autres encore ont fait entendre leur voix.
Ces trois attitudes correspondent à des situations différentes du parti communiste.
Aux États-Unis, le parti communiste est pratiquement inexistant et Staline est un champ d'exploration ouvert à tout le monde. En France, le Parti constitue un groupe de pression puissant, aussi le champ d'exploration du stalinisme est-il fort rétréci et y entrer comporte des risques. En URSS, le Parti est au pouvoir et le champ est interdit d'accès. La situation en Union soviétique est vraiment paradoxale : l'accusé (Staline) et l'acte d'accusation (le Rapport Khrouchtchev) sont des sujets interdits à traiter. Qu'on se rappelle seulement le nombre des livres écrits depuis vingt ans dans leurs pays respectifs sur les trois Grands de la dernière guerre : Churchill, Roosevelt et de Gaulle, et l'on s'imagine le visage qu'aurait l'histoire de ces pays si le rôle de ces trois hommes devait y être résumé en une page seulement!
L'opération : «passer l'éponge» sur les crimes de Staline et donc sur le Rapport secret, engagée en URSS, apparaît nettement si l'on observe le comportement officiel lors des anniversaires du XX° Congrès, le calendrier des anniversaires célèbres constituant l'une des clés qui permettent de décoder la politique du Kremlin. En février 1966, dixième anniversaire du XX° Congrès, la Pravda n'y consacra pas un mot (sans parler d'un article), ni le 14 février, date de l'ouverture du Congrès, ni le 24 ou 25, date du Rapport secret. Kommunist, la revue théorique du Comité central ne souffla mot du XX° Congrès, mais parla du prochain XXIII° Congrès (ce que d'ailleurs la Pravda fit aussi). Questions d'histoire du parti communiste de l'Union soviétique, revue publiée par l'Institut du marxisme-léninisme 'auprès du Comité central, observa le même mutisme.
On peut se demander si l'on ne veut pas aller plus loin et si le XXV° Congrès, qui s'ouvrira le 24 février 1976, n'a pas parmi ses objectifs de «gommer» le XX°, comme s'il n'avait jamais existé. Voici ce qui amène à se poser cette question. Au nom du retour aux «normes léninistes», la direction sous Brejnev avait scrupuleusement convoqué les Congrès au mois de mars, car au temps de Lénine c'était l'époque où se tenait chaque année le Congrès. Bien entendu, la direction actuelle n'avait pas été, dans son «retour à Lénine» jusqu'à ressusciter la régularité annuelle des· Congrès et les discussions contradictoires auxquelles on s'y livrait alors. Seul, le choix du mois avait été respecté. Or, le XXV° Congrès ne s'ouvrira pas en mars, mais le 24 février 1976, jour anniversaire (vingt ans après) du Rapport secret. Dans le monde «bourgeois» on choisit une date symbolique pour célébrer un événement; dans le monde communiste, on peut bien la choisir pour effacer cet événement.
Au printemps 1956, interrogé par un membre du Comité central sur le Rapport secret, Maurice Thorez réplique : «... Tu vois, ce Rapport, pour moi, il n'existe pas, et bientôt il n'aura jamais existé 1 ». Cette réaction était absolument conforme à ce que Georges Orwell avait écrit dans 1984 : «Cependant, il était déjà un non-être. Il n'existait pas, il n'avait jamais existé 2 ». Chez Orwell il s'agissait d'un être vivant, dans le cas présent d'un document, mais la démarche est identique :
Brejnev réussira-t-il en 1976 ce que Thorez a souhaité dès 1956 : transformer le Rapport Khrouchtchev en «non-rapport»?
Rapport secret de
N. Khrouchtchev
Présenté au XX° Congrès
du PC de l'Union soviétique
Mise au point
sur la traduction et sur les notes
Le Rapport Khrouchtchev ne fut pas une traduction comme les autres; il y manqua à la fois les noms des traducteurs et l'indication de la langue de laquelle il fut traduit en anglais. Même aujourd'hui, l'absence du texte original en russe empêche de pouvoir faire en une langue étrangère une traduction certifiée exacte.
Le texte publié le 4 juin 1956 a suivi cet itinéraire : l'original russe fut traduit en polonais (à Varsovie), ensuite du polonais en anglais (à Washington) et finalement de l'anglais en français. La première traduction en français, faite par l'agence United Press et publié dans le Monde comporta plusieurs erreurs de traduction et de transcription. De plus, il y manqua quelquefois des noms, comme celui du général Gorbatov ou même des morceaux de phrases, par exemple celle-ci ; «Combien Staline était démoralisé dans les premiers mois de la guerre.» Une deuxième traduction du Rapport, toujours de l'anglais en français, se trouve dans le livre de A. Rossi, Autopsie du stalinisme, avec le texte intégral du Rapport Khrouchtchev (Paris, Ed. Pierre Horay, 1957).
Pour se rapprocher le plus possible de l'original, nous avons pris comme base la première traduction en français, en la confrontant en même temps avec la deuxième et avec la version en anglais. Certaines erreurs ont pu être ainsi détectées dans toutes ces traductions, par exemple celle qui fait attribuer à Khrouchtchev une fonction dans le Caucase en 1931, alors qu'il était secrétaire d'un «rayon» du Parti à Moscou.
En ce qui concerne les notes qui accompagnent le Rapport secret, elles datent en presque totalité de l'édition en 1957 du Rapport pour la revue Est-Ouest. Elles ont été rédigées à l'époque avec le concours de Boris Souvarine; en outre, Boris Nikolaevsky nous a permis d'utiliser quelques informations puisées dans ses commentaires du Rapport pour la revue américaine The New Leader en 1956.
Les sous-titres du Rapport dans cette édition proviennent de nous-même.
Rapport secret
Camarades,
Dans le rapport du Comité central du Parti au XX° Congrès, dans un certain nombre de discours prononcés par des délégués au Congrès, ainsi que lors de réunions plénières du Comité central du parti communiste de l'Union soviétique, pas mal de choses ont été dites au sujet du culte de la personnalité et de ses conséquences néfastes.
Après la mort de Staline, le Comité central du Parti a commencé à appliquer une politique tendant à expliquer brièvement, mais d'une façon positive, qu'il était intolérable et étranger à l'esprit du marxisme-léninisme d'exalter une personne et d'en faire un surhomme doté de qualités surnaturelles à l'égal d'un dieu. Un tel homme est supposé tout savoir, penser pour tout le monde, tout faire et être infaillible.
Ce sentiment à l'égard d'un homme, et singulièrement à l'égard de Staline, a été entretenu parmi nous pendant de nombreuses années.
Le but du présent Rapport n'est pas de procéder à une critique approfondie de la vie de Staline et de ses activités. Sur les mérites de Staline suffisamment de livres, d'opuscules et d'études ont été écrits durant sa vie. Le rôle de Staline dans la préparation et l'exécution de la révolution socialiste, lors de la guerre civile, ainsi que dans la lutte pour l'édification du socialisme dans notre pays est universellement connu. Chacun connaît cela parfaitement.
Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est une question qui a une importance pour le Parti actuellement et dans l'avenir. Ce qui nous intéresse, c'est de savoir comment le culte de la personne de Staline n'a cessé de croître, comment ce culte devint, à un moment précis, la source de toute une série de perversions graves et sans cesse plus sérieuses des principes du Parti, de la démocratie du Parti, de la légalité révolutionnaire.
En raison du fait que tout le monde ne semble pas encore bien comprendre les conséquences pratiques, résultant du culte de l'individu, le grave préjudice causé par la violation du principe de la direction collective du Parti du fait de l'accumulation entre les mains d'une personne d'un pouvoir immense et illimité, le Comité central du Parti considère qu'il est absolument nécessaire de remettre au XX° Congrès du parti communiste de l'Union soviétique tout le dossier de cette question.
I. LÉNINE CONTRE STALINE
Permettez-moi tout d'abord de vous rappeler que les classiques du marxisme-léninisme dénonçaient très sévèrement toute manifestation du culte de l'individu. Dans une lettre adressée à un militant allemand, Wilhelm Bloss 1, Marx écrivait :
«Mon hostilité au culte de l'individu a fait que je n'ai jamais publié, durant l'existence de l'Internationale, les nombreux messages en provenance de différents pays qui reconnaissaient mes mérites ... et m'ennuyaient. Je n'y ai même pas répondu, sauf quelquefois pour réprimander leurs auteurs. Lorsque nous avons adhéré, Engels et moi, à la société secrète des communistes 2, ce fut à la condition que serait banni de ses statuts tout ce qui se rapportait à l'adoration superstitieuse de l'autorité. Par la suite, Lassalle 3 fit exactement le contraire.»
Quelque temps plus tard, Engels écrivait :
«Marx et moi avons toujours été hostiles aux manifestations publiques concernant les individus, sauf dans les cas où elles avaient un but important. Et nous nous sommes énergiquement opposés aux manifestations nous concernant personnellement. »
La grande modestie du génie de la révolution, Vladimir Ilitch Lénine, est connue. Lénine a toujours souligné le rôle du peuple en tant que créateur de l'histoire, le rôle directeur et organisateur du Parti en tant qu'organisme vivant et créateur, ainsi que le rôle du Comité central.
Le marxisme ne nie pas le rôle des chefs de la classe laborieuse dans la direction du mouvement de libération révolutionnaire.
Tout en attachant une grande importance au rôle des dirigeants et organisateurs des masses, Lénine stigmatisa sans merci toute manifestation du culte de l'individu, combattit inexorablement les idées étrangères au marxisme sur le «héros» et la «foule», ainsi que tous les efforts tendant à opposer le «héros» aux masses et au peuple.
Lénine nous a enseigné que la force du Parti dépendait de son indissoluble unité avec les masses. Il nous a appris que derrière le Parti se trouvaient les ouvriers, les paysans et les intellectuels.
«Seul prendra et conservera le pouvoir, disait Lénine, celui qui croit dans le peuple, celui qui se baigne dans la fontaine de la vivante puissance créatrice du peuple. »
Lénine parlait avec fierté du parti communiste bolchevik en tant que dirigeant et éducateur du peuple. Il demandait que les questions les plus importantes soient soumises au jugement des ouvriers compétents, au jugement de leur Parti. Il disait:
« Nous croyons en ce jugement, nous voyons en lui la sagesse, l'honneur et la conscience de notre époque. »
Lénine s'opposa énergiquement à toute tentative ayant pour but de minimiser ou d'affaiblir le rôle dirigeant du Parti dans la structure de l'Etat soviétique. Il élabora les principes bolcheviks de la direction du Parti ainsi que les normes de la vie du Parti, soulignant que les principes fondamentaux de la direction du Parti résidaient dans son caractère collégial. Déjà au cours des années prérévolutionnaires, Lénine appelait le Comité central du Parti un collège de chefs, gardien et interprète des principes du Parti.
«Au cours des périodes situées entre les différents Congrès, soulignait Lénine, le Comité central garde et interprète les principes du Parti.»
Mettant en évidence le rôle du Comité central du Parti, ainsi que son autorité, Vladimir Ilitch disait :
«Notre Comité central s'est constitué en un groupe étroitement centralisé et exerçant une haute autorité.
Durant la vie de Lénine, le Comité central du Parti fut la réelle expression de la direction collective du Parti et de la Nation. Étant un militant marxiste-révolutionnaire, toujours inflexible sur les questions de principe, Lénine n'imposa jamais par la force ses opinions à ses collaborateurs. Il essayait de les convaincre. Patiemment, il expliquait ses opinions aux autres. Lénine veilla toujours avec diligence à ce que les normes de la vie du Parti fussent réalisées, à ce que le statut du Parti fût observé, à ce que les Congrès du Parti et les sessions plénières du Comité central eussent lieu à intervalles appropriés.
V.I. Lénine ne se contenta pas de contribuer grandement à la victoire de la classe laborieuse et des paysans, à la victoire de notre Parti et à l'application des idées du communisme scientifique à la vie. Son esprit perspicace se manifesta dans le fait qu'il détecta à temps en Staline les caractéristiques négatives qui eurent plus tard de graves conséquences. Craignant pour l'avenir du Parti et de l'Union soviétique, V.I. Lénine jugea parfaitement Staline. Il souligna qu'il était nécessaire d'envisager d'enlever à Staline son poste de secrétaire général parce qu'il était excessivement brutal, qu'il n'avait pas une attitude convenable à l'égard de ses camarades, qu'il était capricieux et abusait de ses pouvoirs.
En décembre 1922, dans une lettre au Congrès du Parti 1, Vladimir Ilitch écrivait :
« Après avoir assumé les fonctions de secrétaire général, le camarade Staline a accumulé entre ses mains un pouvoir démesuré, et je ne suis pas certain qu'il soit toujours capable d'en faire usage avec la prudence nécessaire.»
Cette lettre - document politique d'une extraordinaire importance, connu dans l'histoire du Parti comme le «Testament de Lénine» - a été distribuée aux délégués du XX° Congrès du Parti. Vous l'avez lue, et sans aucun doute vous la relirez souvent. Vous réfléchirez sur ses mots clairs qui expriment l'inquiétude de Vladimir Ilitch concernant le Parti, le peuple, l'Etat et la gestion future de la politique du Parti.
Vladimir Ilitch disait :
« Staline est excessivement brutal, et ce travers, qui peut être toléré entre nous et dans les contacts entre communistes, devient un défaut intolérable pour celui qui occupe les fonctions de secrétaire général. De ce fait, je propose que les camarades étudient la possibilité de priver Staline de ce poste et de le remplacer par un autre homme qui, avant tout, se différencierait de Staline par une seule qualité, à savoir une plus grande patience, une plus grande loyauté, une plus grande politesse, une attitude plus correcte à l'égard des camarades, un tempérament moins capricieux, etc. »
Ce document de Lénine avait été communiqué aux délégués du XIII° Congrès du Parti, qui examinèrent la question d'éloigner Staline de son poste de secrétaire général. Les délégués se déclarèrent en faveur du maintien de Staline à son poste, espérant qu'il tiendrait compte des remarques critiques de Vladimir Ilitch et corrigerait les défauts qui motivaient la sérieuse inquiétude de Lénine 1.
Camarades! Le Congrès du Parti doit être informé de deux nouveaux documents qui confirment le caractère de Staline tel que l'avait décrit Vladimir Ilitch Lénine dans son «Testament». Ces documents sont une lettre de Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa 1 à Kamenev 2 qui était à cette époque à la tête du Politburo et une lettre personnelle de Vladimir Ilitch à Staline.
Je vais vous les lire 1 :
«Léon Borisovitch! A la suite d'une courte lettre que m'a dictée, avec l'autorisation des médecins, Vladimir Ilitch, Staline est entré hier dans une violente et inhabituelle colère contre moi. Ce n'est pas d'hier que je suis au Parti. Au cours de ces trente années je n'ai jamais entendu d'aucun camarade un mot grossier. Les affaires du Parti et celles d'Ilitch me sont aussi chères qu'à Staline. J'ai besoin aujourd'hui d'un maximum de sang-froid. Ce que l'on peut - et ce que l'on ne peut pas - discuter avec Ilitch je le sais mieux que n'importe quel médecin, parce que je sais ce qui le rend ou ne le rend pas nerveux. En tout état de cause je le sais mieux que Staline.
Je m'adresse à vous et à Gregory comme à de vieux camarades de Vladimir Ilitch et vous supplie de me protéger contre des ingérences brutales dans ma vie privée, de viles invectives et de basses menaces. Je n'ai aucun doute quant à ce que sera la décision unanime de la Commission de contrôle, de laquelle Staline a jugé bon de me menacer. Quoi qu'il en soit, je n'ai ni force, ni temps à perdre dans cette stupide querelle. Je suis un être humain, et mes nerfs sont tendus à l'extrême.
N. Kroupskaïa. »
Nadejda Konstantinovna avait écrit cette lettre le 23 décembre 1922. Deux mois et demi après, Vladimir Ilitch Lénine adressait à Staline la lettre suivante en en envoyant des copies à Kamenev et à Zinoviev 2 :
« Cher camarade Staline,
Vous vous êtes permis d'appeler cavalièrement ma femme au téléphone et de la réprimander d'une façon grossière. En dépit du fait qu'elle vous ait dit qu'elle acceptait d'oublier les propos qui avaient été échangés, elle a néanmoins mis Zinoviev et Kamenev au courant. Je n'ai pas l'intention d'oublier si facilement ce qui a été fait contre moi, et il est inutile que j'insiste sur le fait que je considère comme dirigé contre moi ce qui a été fait contre ma femme. Par conséquent, je vous demande d'examiner attentivement si vous êtes d'accord pour vous rétracter et vous excuser ou si vous préférez que nos relations soient rompues. Sincèrement,
Lénine, 5 mars 1923 1. »
(Vive émotion dans la salle.)
Camarades, je ne commenterai pas ces documents. Ils parlent éloquemment d'eux-mêmes. Staline ayant pu agir de cette façon du vivant de Lénine, ayant pu agir à l'égard de Nadejdia Konstantinovna Kroupskaïa, que le Parti connaît bien et apprécie hautement en tant que compagne fidèle de Lénine et comme combattante active pour la cause du Parti depuis sa création, on peut facilement imaginer comment Staline traitait les autres gens. Ce côté négatif n'a cessé de se développer et dans les dernières années avait pris un caractère absolument insupportable.
Ainsi que l'ont prouvé les événements ultérieurs, l'inquiétude de Lénine était justifiée : dans la première période qui a suivi la mort de Lénine, Staline prêtait encore attention à ses conseils [à ceux de Lénine], mais plus tard il commença à ignorer les graves avertissements de Vladimir Ilitch.
Quand on analyse la façon d'agir de Staline à l'égard de la direction du Parti et du pays, quand on s'arrête à considérer tout ce que Staline a commis, il faut bien se convaincre que les craintes de Lénine étaient justifiées. Le côté négatif de Staline, qui, du temps de Lénine, n'était encore que naissant, s'était transformé dans les dernières années en un grave abus de pouvoir par Staline, qui a causé un tort indicible à notre Parti.
Nous devons étudier sérieusement et analyser correctement cette question afin d'être à même de prévenir toute possibilité d'un retour, sous quelque forme que ce soit, de ce qui s'est produit du vivant de Staline, qui ne tolérait absolument pas la direction et le travail collectifs et qui pratiquait la violence brutale, non seulement contre tout ce qui s'opposait à lui, mais! aussi contre tout ce qui paraissait, à son esprit, capricieux et despotique, contraire à ses conceptions.
Staline n'agissait pas par persuasion au moyen d'explications et de patiente collaboration avec des gens, mais en imposant ses conceptions et en exigeant une soumission absolue à son opinion. Quiconque s'opposait à sa conception ou essayait d'expliquer son point de vue et l'exactitude de sa position était destiné à être retranché de la collectivité dirigeante et voué par la suite à l'annihilation morale et physique. Cela fut particulièrement vrai pendant la période qui a suivi le XVII° Congrès 1 au moment où d'éminents dirigeants du Parti et des militants honnêtes et dévoués à la cause du communisme sont tombés, victimes du despotisme de Staline.
Nous devons affirmer que le Parti a mené un dur combat contre les trotskistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois et qu'il a désarmé idéologiquement tous les ennemis du léninisme. Ce combat idéologique a été conduit avec succès, ce qui a eu pour résultat de renforcer et de tremper le Parti. Là, Staline a joué un rôle positif.
Le Parti a mené une vaste lutte idéologique et politique contre ceux qui, dans ses propres rangs, avançaient des thèses anti-léninistes, qui représentaient une ligne politique hostile au Parti et à la cause du socialisme. Cela a été une lutte opiniâtre et difficile, mais nécessaire, car la ligne politique, aussi bien du bloc trotskiste-zinoviéviste que des boukhariniens, conduisait en fait à la restauration du capitalisme et à la capitulation devant la bourgeoisie mondiale 1. Considérons un instant ce qui serait arrivé si, en 1928-1929, la ligne politique de la déviation droitière ou l'orientation vers le «socialisme à pas de tortue» ou vers le koulak, etc., avait prévalu parmi nous. Nous ne posséderions pas maintenant une puissante industrie lourde, nous n'aurions pas les kolkhozes, nous nous trouverions désarmés et faibles devant l'encerclement capitaliste.
C'est pour cette raison que le Parti a mené un combat idéologique inexorable 2 et a expliqué à tous les membres du Parti et aux masses non inscrites au Parti le mal et le danger des propositions anti-léninistes de l'opposition trotskiste et des opportunistes de droite. Et cette grande uvre d'explication de la ligne du Parti a porté ses fruits; les trotskistes et les opportunistes de droite ont été isolés politiquement; la très grande majorité du Parti a soutenu la ligne léniniste et le Parti a pu éveiller et organiser les masses ouvrières pour l'application de la ligne du parti léniniste et pour édifier le socialisme.
Il est intéressant de noter le fait que, même pendant que se déroulait la furieuse lutte idéologique contre les trotskistes, les zinoviévistes, les boukhariniens et les autres, on n'a jamais pris contre eux des mesures de répression extrêmes. La lutte se situait sur le terrain idéologique. Mais quelques années plus tard, alors que le socialisme était fondamentalement édifié dans notre pays, alors que les classes exploitantes étaient généralement liquidées, alors que la structure sociale soviétique avait radicalement changé, alors que la base sociale pour les mouvements et les groupes politiques hostiles au Parti s'était extrêmement rétrécie, alors que les adversaires idéologiques du Parti étaient depuis longtemps vaincus politiquement, c'est alors que commença la répression contre eux.
II. DU CENTRALISME DÉMOCRATIQUE À LA TERREUR STALINIENNE
C'est exactement pendant cette période (1936-19371938) qu'est née la pratique de la répression massive au moyen de l'appareil gouvernemental, d'abord contre les ennemis du léninisme - trotskistes, zinoviévistes, boukhariniens - depuis longtemps vaincus politiquement par le Parti, et également ensuite contre de nombreux communistes honnêtes, contre les cadres du Parti qui avaient porté le lourd fardeau de la guerre civile et des premières et très difficiles années de l'industrialisation et de la collectivisation, qui avaient activement lutté contre les trotskistes et les droitiers pour le triomphe de la ligne du parti léniniste.
Staline fut à l'origine de la conception de l'«ennemi du peuple 1». Ce terme rendit automatiquement inutile d'établir la preuve des erreurs idéologiques de l'homme ou des hommes engagés dans une controverse; ce terme rendit possible l'utilisation de la répression la plus cruelle, violant toutes les normes de la légalité révolutionnaire contre quiconque, de quelque manière que ce soit, n'était pas d'accord avec lui; contre ceux qui étaient seulement suspects d'intentions hostiles, contre ceux qui avaient mauvaise réputation. Ce concept d'«ennemi du peuple» éliminait en fait la possibilité d'une lutte idéologique quelconque, de faire connaître son point de vue sur telle ou telle question, même celle qui avait un caractère pratique. Pour l'essentiel et en fait la seule preuve de culpabilité dont il était fait usage, contre toutes les normes de la science juridique actuelle, était la «confession» de l'accusé lui-même; et comme l'ont prouvé les enquêtes faites ultérieurement, les «confessions» étaient obtenues au moyen de pressions physiques contre l'accusé.
Cela a conduit à des violations manifestes de la légalité révolutionnaire et au fait que de nombreuses personnes, parfaitement innocentes, qui, dans le passé, avaient défendu la ligne du Parti, devinrent des victimes.
Il faut bien dire qu'en ce qui concerne les personnes qui, de leur temps, s'étaient opposées à la ligne du Parti, il n'y avait souvent pas suffisamment de raisons sérieuses pour leur annihilation physique. La formule «ennemi du peuple» avait été créée précisément dans le but d'anéantir physiquement ces individus.
C'est un fait que de nombreuses personnes qui plus tard ont été supprimées en tant qu'ennemies du Parti et du peuple, avaient collaboré avec Lénine de son vivant. Certaines de ces personnes avaient commis des erreurs du vivant de Lénine, mais malgré cela Lénine avait profité de leur travail, il les avait corrigées et il avait fait tout son possible pour les maintenir dans les rangs du Parti ; il les incitait à suivre son exemple.
Sous ce rapport, les délégués du Congrès du Parti devraient se familiariser avec une note inédite de V.I. Lénine adressée au Bureau politique du Comité central en octobre 1920. Soulignant les devoirs de la Commission de contrôle, Lénine écrivait que la commission devait se transformer en un véritable «organe du Parti et en conscience prolétarienne» :
«En tant que tâche particulière de la commission de contrôle, il est recommandé d'établir des rapports profonds, personnels, et quelquefois même thérapeutiques en quelque sorte, avec les représentants de ce qu'on appelle l'opposition, ceux qui ont traversé une crise psychologique en raison d'un échec dans leurs tâches au sein des soviets ou du Parti. Il faudrait faire un effort pour les rassurer, leur expliquer le problème de la façon qu'on emploie avec des camarades, leur trouver (en évitant de donner des ordres) une tâche à laquelle ils sont psychologiquement aptes. Les conseils et les règles en ce qui concerne cette question doivent être formulés par le bureau de l'organisation du Comité central, etc. »
Chacun sait combien Lénine était intraitable envers les ennemis idéologiques du marxisme, envers ceux qui déviaient de la ligne correcte du Parti. Mais, en même temps, Lénine, comme cela ressort du document ci-dessus, dans sa méthode de direction du parti, exigeait le contact le plus intime du Parti avec c.eux qui avaient montré de l'indécision ou une dissidence provisoire à l'égard de la ligne du Parti, mais qu'il était possible de ramener dans la voie du parti. Lénine conseillait d'éduquer patiemment ces gens sans recours aux méthodes extrêmes.
La sagesse, de Lénine dans ses rapports avec les gens était évidente dans son travail avec les cadres.
Staline se caractérisait par des rapports tout différents avec les gens.
Les traits de Lénine - le travail patient avec les gens, la persévérance et le soin apportés à leur éducation, sa faculté d'amener des gens à lui obéir sans user de la contrainte, mais bien plutôt par l'influence idéologique qu'il exerçait sur eux - étaient absolument étrangers à Staline. Il [Staline] avait renoncé à la méthode léniniste consistant à convaincre et à éduquer; il avait abandonné la méthode de la lutte idéologique pour celle de la violence administrative, des répressions massives et de la terreur. Il agissait, sur une échelle toujours plus grande et d'une manière toujours plus inflexible, par le truchement d'organismes punitifs, violant souvent en même temps toutes les normes existantes de la moralité et de la législation soviétiques.
Le comportement arbitraire d'une personne encouragea et permit l'arbitraire chez d'autres. Des arrestations et des déportations massives de plusieurs milliers de personnes, des exécutions sans procès et sans instruction, créèrent des conditions d'insécurité, de peur et même de désespoir.
Cela bien entendu ne contribua pas à l'unité dans les rangs du Parti ni parmi les différentes couches de la classe laborieuse, mais au contraire entraîna l'expulsion du Parti, puis l'élimination de militants loyaux mais qui ne plaisaient pas à Staline.
Notre Parti a lutté pour l'application des idées de Lénine, pour l'édification du socialisme, Ce fut un combat idéologique. Si, au cours de cette lutte, les principes léninistes avaient été observés et si la fidélité du Parti à ces principes avait été alliée adroitement à un souci constant pour les hommes, si ces hommes n'avaient pas été écartés mais mis au service de notre cause, nous n'aurions certainement pas connu cette brutale violation de la légalité révolutionnaire, et des milliers de personnes n'auraient pas été victimes de la méthode de terreur. On aurait eu recours; alors à des méthodes extraordinaires seulement à l'égard de ceux qui avaient réellement commis des actes criminels contre le système soviétique.
Rappelons quelques faits historiques.
Dans les jours qui précédèrent la révolution d'Octobre, deux membres du Comité central du parti bolchevik - Kamenev et Zinoviev - se déclarèrent hostiles aux projets de Lénine pour une révolte armée. De plus, le 18 octobre, ils publièrent dans le journal menchevik Novaïa Jizn un article dans lequel ils déclaraient que les bolcheviks prenaient leurs dispositions en vue d'une insurrection armée et qu'ils considéraient ce projet comme très aventureux. Kamenev et Zinoviev révélaient ainsi à l'ennemi la décision du Comité central de susciter une révolte, et ce dans un proche avenirl.
Ce fut une trahison à l'égard du Parti et de la révolution. A ce sujet, Vladimir Ilitch Lénine écrivait :
«Kamenev et Zinoviev ont livré à Rodzianko 1 et à Kerenski 2 la décision du Comité central de leur parti sur l'insurrection armée.»
Il souleva devant le Comité central la question de l'expulsion du parti de Zinoviev et de Kamenev.
Cependant, après la grande révolution socialiste d'Octobre, Zinoviev et Kamenev reçurent, comme on le sait, de hautes fonctions. Lénine leur confia des postes où ils exécutèrent pour le Parti des tâches très importantes. Ils prirent une part active au travail des principaux organismes du Parti et des soviets. Il est bien connu que Zinoviev et Kamenev commirent un certain nombre d'autres graves erreurs du vivant de Lénine. Dans son «Testament», Lénine soulignait «que le rôle de Zinoviev et de Kamenev en octobre n'était certainement pas accidentel». Cependant, il ne posa jamais la question de leur arrestation et encore moins de leur liquidation.
Maintenant, prenons l'exemple des trotskistes. Aujourd'hui, avec un recul historique suffisamment long, nous pouvons parler de la lutte contre eux avec un calme complet et pouvons analyser cette question avec une objectivité suffisante. Après tout, autour de Trotski se trouvaient des gens dont l'origine n'était pas précisément bourgeoise. Un certain nombre d'entre eux appartenaient à l'intelligentsia du Parti, d'autres étaient recrutés parmi les ouvriers. Nous pouvons citer de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, rejoignirent les trotskistes. Ces mêmes personnes cependant prirent une part active au mouvement ouvrier avant la révolution, pendant la révolution socialiste d'octobre, et aidèrent à cimenter la victoire de la plus grande des révolutions. Beaucoup d'entre elles rompirent avec le trotskisme et revinrent aux principes léninistes. Était-il nécessaire de les faire disparaître ? Nous avons la conviction profonde que, si Lénine avait vécu, cette méthode extrême n'aurait pas été appliquée contre la plupart d'entre eux.
Il ne s'agit là que de quelques faits historiques seulement. Mais peut-on dire que Lénine ne décida pas d'employer même les moyens les plus sévères contre les ennemis de la révolution lorsque cela fut nécessaire? Non, personne ne peut le dire. Vladimir Ilitch exigeait une attitude intransigeante à l'égard des ennemis de la révolution et de la classe laborieuse, et lorsque cela était nécessaire, il avait recours à la manière forte. Vous n'avez qu'à vous souvenir de la façon dont Lénine combattit les organismes socialistes révolutionnaires 1 de l'insurrection antisoviétique, les koulaks contre-révolutionnaires, en 1918, et les autres. Il employa sans hésitation les méthodes les plus extrêmes contre les ennemis. Toutefois, il n'avait recours à ces méthodes que contre les véritables ennemis de classe, et non contre ceux qui commirent des fautes ou des erreurs mais qu'il était possible de récupérer par l'influence idéologique et même de maintenir aux postes dirigeants.
Lénine n'eut recours aux méthodes sévères que dans l'extrême nécessité : lorsque les classes exploitantes existaient toujours et s'opposaient vigoureusement à la révolution, lorsque la lutte pour la survivance revêtait les formes les plus aiguës, y compris même une guerre civile.
Staline, d'autre part, eut recours aux méthodes extrêmes et aux répressions massives alors que la révolution était déjà victorieuse, alors que l'État soviétique était consolidé, que les classes exploitantes étaient déjà liquidées, que les relations socialistes étaient solidement enracinées dans tous les secteurs de l'économie nationale, alors que notre parti était consolidé politiquement et qu'il s'était renforcé tant au point de vue numérique qu'idéologique.
Il est clair que dans toute une série de cas, Staline démontra son intolérance, son comportement brutal et abusa de ses pouvoirs. Au lieu de prouver la justesse de sa politique et de mobiliser les masses, il choisit fréquemment la voie de la répression et de l'annihilation physique, non seulement contre ses véritables ennemis, mais aussi contre des individus qui n'avaient commis aucun crime contre le Parti et le gouvernement soviétique. Nous ne voyons en cela aucune marque de sagesse, mais bien une manifestation de cette force brutale qui, jadis, avait tant alarmé Vladimir Ilitch Lénine.
Plus tard, notamment après qu'eut été démasquée la bande de Béria, le Comité central se pencha sur une série d'affaires montées par cette bande 1. Un très vilain tableau se dessina alors des intentions brutales et de l'attitude injustifiée de Staline. Ainsi que le prouvent les faits, Staline, faisant usage de son pouvoir illimité, se permit de nombreux abus, agissant au nom du Comité central sans demander l'avis des membres du Comité, ni même des membres du Politburo du Comité central; souvent même, il ne les informait pas de ses décisions personnelles au sujet de problèmes très importants du Parti et du gouvernement.
En ce qui concerne le culte de la personnalité, il nous faut d'abord montrer à chacun le tort que cela a causé aux intérêts de notre Parti.
Vladimir Ilitch Lénine avait toujours insisté sur le rôle et l'importance du Parti en tant que dirigeant du gouvernement socialiste des ouvriers et paysans; il voyait là la condition préalable essentielle d'une édification victorieuse du socialisme dans notre pays. Soulignant la grande responsabilité du parti bolchevik comme parti dirigeant de l'État soviétique, Lénine appelait au respect le plus scrupuleux de toutes les règles de la vie du Parti; il appelait à la mise en uvre des principes de direction collégiale du Parti et de l'État.
La direction collégiale découle de la nature même de notre Parti, qui est basé sur les principes du centralisme démocratique.
« Cela signifie, disait Lénine, que toutes les questions du Parti sont résolues par tous les membres directement ou par leurs représentants - qui, sans exception, sont soumis aux mêmes règles; de plus, tous les membres administratifs, tout le collège dirigeant, tous ceux qui ont une fonction dans le Parti, sont élus, ils doivent rendre compte de leurs activités et sont amovibles. »
On sait que Lénine lui-même était un exemple de la plus stricte observation de ces principes. Il n'y avait pas de problème, aussi important fût-il, dont Lénine décidait par lui-même sans demander l'avis et l'approbation de la majorité des membres du Comité central ou des membres du Bureau politique du Comité central.
Dans les périodes les plus difficiles pour notre Parti et notre pays, Lénine jugea nécessaire de convoquer régulièrement les Congrès, les conférences du Parti et les sessions plénières du Comité central, où les questions les plus importantes étaient toutes discutées et où des résolutions, soigneusement mises au point par l'ensemble des dirigeants, étaient approuvées.
Nous pouvons rappeler, par exemple, l'année 1918 alors que notre pays était menacé d'une attaque des interventionnistes impérialistes. Dans cette situation, le VII° Congrès du Parti fut convoqué pour discuter d'un problème vital qui ne pouvait être ajourné : celui de la paix. En 1919, alors que la guerre civile faisait rage, le VIII° Congrès s'est réuni et a adopté un nouveau programme du Parti, pris des décisions sur des problèmes aussi importants que ceux des rapports du Parti avec les masses paysannes, de l'organisation de l'Armée rouge, du rôle dirigeant du Parti dans les soviets, de la modification de la composition sociale du Parti, d'autres encore.
En 1920, le IX° Congrès fut organisé et jeta les bases des principes directeurs de la politique du Parti dans le domaine du développement économique. En 1921, le X° Congrès adopta la nouvelle politique économique de Lénine et la Résolution historique intitulée «De l'unité du Parti».
Durant la vie de Lénine, les Congrès du Parti ont été régulièrement convoqués; toujours, lorsqu'un tournant radical dans le développement du Parti ou de la Nation prenait corps, Lénine considérait comme une nécessité absolue que le Parti discutât de fond en comble toutes les questions relatives à la politique intérieure ou extérieure et des questions concernant l'évolution du Parti et du gouvernement.
Le fait que Lénine ait adressé ses derniers articles, ses dernières lettres et ses dernières remarques au Congrès, en tant qu'instance suprême du Parti, est caractéristique. Dans les périodes séparant les Congrès, le Comité central du Parti, agissant comme autorité collective suprême, observait méticuleusement les principes du Parti et mettait en uvre sa politique.
C'est ainsi que les choses se passaient du vivant de Lénine.
Ces principes léninistes sacrés du Parti ont-ils été appliqués après la mort de Lénine?
Alors que pendant les quelques premières années qui suivirent la mort de Lénine, les Congrès et réunions plénières du Comité central eurent lieu plus ou moins régulièrement, plus tard, lorsque Staline commença progressivement à fonder son pouvoir, ces principes furent brutalement violés. Cela fut particulièrement évident pendant les quinze dernières années de sa vie. Était-ce une situation normale alors que durant ce laps de temps, notre Parti et la Nation ont vécu des événements d'une telle importance? Ces événements exigeaient catégoriquement que le Parti adoptât des résolutions relatives à la défense pendant la guerre patriotique et à la reconstruction pacifique après la guerre. Or, même après la fin de la guerre, il n'y eut pas de Congrès pendant des années.
Les sessions plénières du Comité central ne furent convoquées que rarissimement. Il suffirait de mentionner que pendant toute la durée de la guerre patriotique, il n'y eut pas une seule session du plénum du Comité central 1.
Il est vrai qu'il y eut une tentative de convocation du plénum du Comité central en octobre 1941, les membres du Comité central de toutes les parties du pays ayant été appelés à Moscou. Ils attendirent deux jours l'ouverture du plénum, mais en vain. Staline ne voulut ni rencontrer les membres du Comité central ni leur parler. Ce fait montre combien Staline était démoralisé dans les premiers mois de la guerre, et avec quelle arrogance et quel mépris il traitait les membres du Comité central. Pratiquement, Staline ignorait les règles de la vie du Parti et piétinait le principe léniniste de direction collective du Parti.
III. LA GRANDE PURGE
LE «PROBLÈME DES AVEUX»
L'autoritarisme de Staline à l'égard du Parti et de son Comité central se révéla pleinement après le XVII° Congrès du Parti, qui eut lieu en 19341.
Ayant à sa disposition de nombreux renseignements faisant la preuve d'intentions brutales à l'égard des cadres du Parti, le Comité central a créé une commission sous le contrôle du présidium du Comité central; elle a été chargée d'enquêter et d'établir ce qui avait rendu possible les répressions de masse contre la majorité des membres du Comité central et les suppléants élus au XVII° Congrès du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique.
La Commission avait eu connaissance d'une grande quantité de matériel des archives du NKVD et d'autres documents, établissant de nombreux faits relatifs à la «fabrication» de procès contre des communistes, à de fausses accusations, à de criants abus contre la légalité socialiste - qui eurent pour conséquence la mort d'innocents. Il devint évident que de nombreux activistes du Parti, des soviets et de l'économie qui avaient été traités d'ennemis en 1937-1938 ne furent en fait jamais ni des ennemis, ni des espions, ni des saboteurs, mais toujours d'honnêtes communistes; on n'avait fait que les accuser de ces crimes, et, souvent incapables de supporter plus longtemps des tortures barbares, ils s'accusaient eux-mêmes (sur l'ordre des juges d'instruction, des falsificateurs) de toutes sortes de crimes graves et improbables. La Commission a présenté au présidium du Comité central un matériel important et documenté relatif aux répressions massives contre les délégués du XVII° Congrès du Parti et contre les membres du Comité central élus à ce Congrès. Ce matériel a été étudié par le présidium du Comité central.
Il a été établi que des cent trente-neuf membres et suppléants du Comité central du Parti qui avaient été élus au XVII° Congrès, quatre-vingt-dix-huit avaient été arrêtés et fusillés, c'est-à-dire 70 % (pour la plupart en 1937-1938).
(Indignation dans la salle.)
Quelle était la composition du XVII° Congrès? On sait que 80 % des délégués du XVII° Congrès avaient adhéré au Parti pendant les années de conspiration qui ont précédé la révolution et pendant la guerre civile, c'est-à-dire avant 1921; du point de vue de l'origine sociale, les délégués du Congrès étaient essentiellement des ouvriers (60 % des votants).
Pour certaines raisons, il eût été inconcevable qu'un Congrès composé de la sorte élise un Comité central dont la majorité se serait révélée constituée d'ennemis du Parti. La seule raison pour laquelle 70 % des candidats élus du XVII° Congrès ont été dénoncés comme des ennemis du Parti et du peuple fut que d'honnêtes communistes ont été calomniés, que les accusations portées contre eux étaient fausses et que la légalité révolutionnaire fut gravement violée.
Un sort identique fut réservé non seulement aux membres du Comité central, mais aussi à la majorité des délégués du XVII° Congrès; des mille neuf cent soixante-six délégués, soit avec droit de vote, soit avec voix consultative, mille cent huit personnes, c'est-à-dire nettement plus que la majorité, ont été arrêtées sous l'accusation de crimes contre-révolutionnaires. Ce fait même montre combien folles et contraires au bon sens étaient les accusations de crimes contre-révolutionnaires portées, comme on peut en juger maintenant, contre une majorité des participants au XVII° Congrès du Parti.
(Indignation dans la salle.)
Il faut se souvenir que le XVII° Congrès est connu historiquement sous le nom de «Congrès des vainqueurs». Les délégués au Congrès avaient été des artisans actifs de l'édification de notre État socialiste; nombre d'entre eux avaient souffert et combattu pour la cause du Parti pendant les années pré-révolutionnaires dans la conspiration et sur les fronts de la guerre civile; ils avaient combattu leurs ennemis avec vaillance et avaient souvent regardé la mort en face. Comment peut-on alors supposer que ces gens pouvaient être à «double face» et avaient rejoint le camp des ennemis du socialisme à l'époque qui a suivi la liquidation politique des zinoviévistes, des trotskistes et des droitiers, et après les grandes réalisations de l'édification socialiste?
C'était la conséquence de l'abus de pouvoir par Staline qui commença à utiliser la terreur de masse contre les cadres du Parti.
Pour quelle raison les répressions de masse contre les activistes n'ont-elles cessé d'augmenter après le XVII° Congrès? C'est parce que, à l'époque, Staline s'était élevé à un tel point au-dessus du Parti et au-dessus de la Nation qu'il avait cessé de prendre en considération le Comité central ou le Parti. Alors qu'il avait toujours tenu compte de l'opinion de la collectivité avant le XVII° Congrès, après la totale liquidation politique des trotskistes, des zinoviévistes et des boukhariniens, au moment où cette lutte et les victoires socialistes avaient conduit à l'unité du Parti, Staline avait cessé, à un point toujours plus grand, de tenir compte des membres du Comité central du Parti et même des membres du Bureau politique. Staline pensait que, désormais, il pouvait décider seul de toutes choses et que les figurants étaient les seuls gens dont il ait encore besoin; il traitait tous les autres de telle sorte qu'ils ne pouvaient plus que lui obéir et l'encenser.
Après l'assassinat criminel de S.M. Kirov 1, commencèrent les répressions de masse et les brutales violations de la légalité socialiste. Le soir du 1° décembre 1934, sur l'initiative de Staline (sans l'approbation du Bureau politique, qui fut acquise par hasard deux jours plus tard), le secrétaire du Présidium du Comité central exécutif, Enoukidzé 1, signait la directive suivante :
«1. Ordre est donné aux organismes d'instruction d'accélérer l'étude des procès de ceux qui sont accusés de préparation ou d'exécution d'actes terroristes.
2. Ordre est donné aux organes judiciaires de ne pas suspendre l'exécution des sentences de mort relatives aux crimes de cette catégorie afin d'étudier les possibilités de grâce, du fait que le Présidium du Comité central exécutif de l'URSS ne considère pas possible de recevoir les pétitions de cette nature.
3. Ordre est donné aux organismes du commissariat des Affaires intérieures d'exécuter les sentences de mort contre les criminels de la catégorie ci-dessus immédiatement après le prononcé de ces sentences. »
Cette directive devint la base des actes massifs d'abus contre la légalité socialiste. Au cours de nombreux procès les accusés durent répondre de «la préparation» d'actes terroristes ; cela les privait de toute possibilité de réexamen de leurs procès, même lorsqu'ils déclaraient devant le tribunal que leurs «aveux» leur avaient été arrachés de force et que, d'une manière convaincante, ils apportaient la preuve de la fausseté des accusations portées contre eux 1.
Il faut avouer que jusqu'à maintenant les circonstances entourant l'assassinat de Kirov dissimulent beaucoup de choses qui sont inexplicables et mystérieuses et exigent un examen des plus attentifs. Il y a quelque raison de croire que le meurtrier de Kirov, Nikolaïev, a été aidé par l'un de ceux dont la mission était de protéger la personne de Kirov. Un mois et demi avant le meurtre, Nikolaïev avait été arrêté en raison de son attitude suspecte, mais il avait été libéré et n'avait même pas été fouillé. Le fait que le tchékiste chargé de la protection de Kirov, qui devait être interrogé le 2 décembre 1934, ait été tué dans un «accident» d'automobile où les autres occupants de la voiture n'ont pas été blessés, constitue une circonstance extraordinairement suspecte. Après l'assassinat de Kirov, de très légères peines ont été prononcées contre de hauts fonctionnaires du NKVD de Léningrad, mais ils ont été fusillés en 1937. On peut supposer qu'ils ont été fusillés afin de faire disparaître les pistes qui auraient conduit aux organisateurs de l'assassinat de Kirov 1.
(Mouvements dans la salle.)
Les répressions de masse s'accrurent d'une façon extraordinaire à partir de la fin 1936 2.
Un télégramme de Staline et Jdanov, daté de Sotchi le 25 septembre 1936, avait été adressé à Kaganovitch, Molotov et d'autres membres du Bureau politique. Le texte du télégramme était le suivant:
« Nous estimons absolument nécessaire et urgent que le camarade Iejov 1 soit désigné au poste de commissaire du Peuple aux Affaires intérieures. Iagoda 2 a définitivement fait la preuve qu'il était incapable de démasquer le bloc trotskiste-zinoviéviste. La Guépéou a quatre ans de retard dans cette affaire. Cela a été remarqué par tous les militants et par la majorité des représentants du NKVD 3. »
A franchement parler, il nous faut souligner le fait que Staline n'avait pas rencontré les militants et que par conséquent il ne pouvait connaître leur opinion.
Le fait pour Staline d'exprimer l'opinion que le NKVD avait quatre ans de retard dans l'application de la répression de masse et qu'il était nécessaire de «rattraper» le travail négligé avait directement poussé les fonctionnaires du NKVD sur la voie des arrestations et des exécutions de masse.
Il nous faut dire que cette opinion avait également été imposée à la réunion plénière de février-mars du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique en 1937. La résolution plénière l'avait approuvée sur la base du rapport de Iejov :
«Les leçons découlant de l'activité nuisible, de la diversion et de l'espionnage des agents nippo-germanotrotskistes», déclarant que «le plénum du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique considère que tous les faits révélés par l'enquête sur la question d'un centre trotskiste anti-soviétique et ses partisans dans les provinces prouvent que le commissariat du Peuple des Affaires intérieures a pris un retard d'au moins quatre ans dans la tentative de démasquage des ennemis du peuple les plus inexorables 1 ».
A cette époque, les répressions de masse étaient accomplies sous le mot d'ordre de la lutte contre les trotskistes. Les trotskistes constituaient-ils alors un tel danger pour notre Parti et l'État soviétique? Il faut se souvenir qu'en 1927, à la veille du XV° Congrès, l'opposition trotskiste-zinoviéviste n'avait recueilli que quatre mille voix, alors que sept cent vingt-quatre mille se prononçaient pour la ligne du Parti. Pendant les dix ans qui s'étaient écoulés entre le XV° Congrès et le plénum de février-mars du Comité central, le trotskisme avait été complètement désarmé; de nombreux anciens trotskistes étaient revenus sur leurs opinions antérieures et travaillaient, dans divers secteurs, à l'édification du socialisme. Il est clair que dans la situation de la victoire socialiste il n'existait aucune base pour la terreur de masse dans le pays.
Le rapport de Staline au plénum de février-mars du Comité central en 1937 : «Lacunes dans le travail et les méthodes du Parti pour la liquidation des trotskistes et des autres hypocrites», contenait un essai de justification théorique de la politique de terreur de masse, sous le prétexte que plus on avance vers le socialisme, plus doit, soi-disant, s'intensifier la lutte des classes. Staline affirmait que l'histoire et Lénine le lui avaient enseigné.
De fait, Lénine avait enseigné que l'application de la violence est nécessitée par la résistance des classes exploitantes, et cela s'appliquait à l'époque où les classes exploitantes existaient et étaient puissantes. Dès que la situation politique de la Nation se fut améliorée, lorsqu'en janvier 1920 l'Armée rouge s'empara de Rostov et remporta ainsi une très importante victoire sur Denikine, Lénine donna des instructions à Djerjinski 1, afin de mettre un terme à la terreur de masse et d'abolir la peine de mort. Lénine avait justifié cet important geste politique de l'État soviétique de la façon suivante, dans son rapport à la séance du Comité central exécutif du 2 février 1920 :
«Nous avons été contraints d'avoir recours à la terreur en raison de la terreur pratiquée par la coalition au moment où de fortes puissances mondiales ont lancé leurs hordes contre nous, ne reculant devant aucun moyen. Nous n'aurions pas duré deux jours si nous n'avions répondu aux actes des officiers et des gardes blancs d'une façon impitoyable; cela signifiait l'usage de la terreur, mais nous y étions contraints par les méthodes terroristes de l'Entente.
Mais une fois parvenus à une victoire décisive, avant même la fin de la guerre, immédiatement après la prise de Rostov, nous avons renoncé à la peine de mort et avons prouvé ainsi que nous entendions exécuter notre propre programme conformément à nos promesses. Nous dirons que l'utilisation de la violence est née de la décision de réduire à l'impuissance les exploiteurs, les gros propriétaires terriens et les capitalistes; dès que nous y fûmes parvenus, nous avons abandonné l'usage de toutes les méthodes d'exception. Nous l'avons prouvé dans la pratique 1. »
Staline s'est écarté de ces préceptes clairs et nets de Lénine. Staline permit, au Parti et au NKVD demployer la terreur de masse alors, que les classes exploiteuses avaient été liquidées dans notre pays et qu'il n'y avait plus de raison sérieuse pour employer des mesures exceptionnelles de terreur de masse.
Cette terreur était en fait dirigée non pas contre les vestiges des classes exploitantes vaincues, mais contre les honnêtes travailleurs du Parti et de l'État soviétique; on portait contre eux des accusations mensongères, diffamatoires et absurdes d'«hypocrisie», d'«espionnage», de «sabotage», de préparation de «complots» imaginaires, etc.
Au plénum du Comité central de février-mars 1937, de nombreux membres s'interrogeaient en fait sur la justesse de la ligne établie en ce qui concerne les répressions de masse, sous le prétexte de combattre l'«hypocrisie».
Le camarade Postychev 1 exprima ses doutes d'une façon très pertinente. Il déclara :
«Après mûre réflexion, je pense que les dures années de lutte sont révolues, les membres du Parti qui ont perdu leur volonté de résistance ont «flanché» ou rejoint le camp de l'ennemi; les éléments sains ont combattu pour le Parti. C'étaient les années d'industrialisation et de collectivisation. Je n'ai jamais cru possible que, cette rude époque passée, Karpov et des personnes de son genre se retrouvent dans le camp de l'ennemi [Karpov faisait partie du Comité central d'Ukraine et Postychev le connaissait bien]. Et maintenant, il ressort des témoignages apportés que Karpov avait été recruté en 1934 par les trotskistes. Personnellement, je ne crois pas qu'en 1934 un honnête adhérent du Parti, qui avait mené une lutte incessante contre les ennemis, pour le Parti et pour le socialisme, puisse se trouver dans le camp ennemi. Je ne le crois pas ... Je ne puis imaginer comment il serait possible d'uvrer pour le Parti pendant les années difficiles et, en 1934, rejoindre les trotskistes. C'est une chose bizarre ... »
(Mouvements dans la salle.)
Se servant de la formule de Staline, à savoir que plus on approche du socialisme et plus on a d'ennemis, et s'appuyant sur la résolution du plénum du Comité central de février-mars adoptée sur la base du rapport de Iejov - les provocateurs qui s'étaient infiltrés dans les organes de sécurité de l'Etat, de concert avec les carriéristes sans conscience, commencèrent à couvrir du nom du Parti la terreur de masse contre les cadres du Parti, les cadres de l'État soviétique et les citoyens soviétiques ordinaires. Il suffit de dire que le nombre des arrestations basées sur l'accusation de crimes contre-révolutionnaires avait décuplé entre 1936 et 1937.
On sait que d'éminents militants du Parti ont été victimes de mauvais traitements. Les statuts du Parti, approuvés au XVII° Congrès, étaient basés sur les principes léninistes exprimés au X° Congrès. Ils disaient que, pour appliquer une sanction extrême comme l'exclusion du Parti d'un membre du Comité central, d'un suppléant du Comité central et d'un membre de la Commission de contrôle :
« Il est nécessaire de convoquer un plénum du Comité central et d'y inviter tous les membres suppléants du Comité central et tous les membres de la Commission de contrôle :
il n'y a que si les deux tiers des membres de cette assemblée générale de dirigeants responsables du Parti le jugent nécessaire que peut être prononcée l'exclusion d'un membre ou d'un suppléant du Comité central.
La majorité des membres et des suppléants du Comité central élus au XVII° Congrès et arrêtés en 1937-1938 avaient été exclus irrégulièrement grâce à une interprétation abusive des statuts du Parti, car la question de leur expulsion n'avait jamais été étudiée par le plénum du Comité central.
Et quand il fut procédé à l'examen des cas de certains de ces soi-disant «espions» et «saboteurs» on découvrit que leurs procès avaient été fabriqués. Les aveux de culpabilité de nombre de ceux qui avaient été arrêtés et accusés d'activité hostile avaient été obtenus à l'aide de tortures cruelles et inhumaines.
D'autre part, Staline, comme nous l'ont dit des membres du Bureau politique de l'époque, ne leur avait pas montré les déclarations de nombreux accusés, activistes politiques, quand ils avaient rétracté leurs aveux devant le tribunal militaire et demandé un examen objectif de leur cas. Il y eut de nombreuses déclarations de ce genre et nul doute que Staline en eut connaissance.
Le Comité central tient pour absolument nécessaire de mettre le Congrès au courant de nombreux «procès» ainsi montés contre les membres du Comité central du Parti élus au XVII° Congrès.
Un exemple de vile provocation, d'odieuse falsification et de violation criminelle de la légalité révolutionnaire est le procès de l'ancien suppléant au Bureau politique du Comité central, l'un des plus éminents militants du Parti et du gouvernement soviétique, le camarade Eikhé, qui avait adhéré au Parti en 1905 1.
(Sensation dans la salle.)
Le camarade Eikhé a été arrêté le 29 avril 1938 sur la base de documents calomnieux, sans le consentement du procureur de l'URSS qui n'est finalement parvenu que quinze mois après l'arrestation.
L'instruction du procès d'Eikhé a été conduite d'une façon qui constituait une violation brutale de la légalité soviétique et était assortie de préméditation et de falsification.
Eikhé a été contraint sous la torture de signer un procès-verbal antidaté d'aveux, préparé par les juges instructeurs et dans lequel on l'accusait, lui et plusieurs autres militants éminents, d'activité antisoviétique.
Le 1° octobre 1939, Eikhé avait envoyé une déclaration à Staline dans laquelle il démentait catégoriquement sa culpabilité et demandait la reprise de son procès. Dans cette déclaration, il écrivait :
«Il n'y a pas de détresse plus amère que de se trouver dans la prison d'un gouvernement pour lequel je me suis toujours battu.»
Une seconde déclaration d'Eikhé, adressée à Staline le 27 octobre 1939, a été conservée. Dans ce document, il cite des faits convaincants et dément les accusations calomnieuses portées contre lui, prouvant que cette accusation provocatrice a été d'une part, l'uvre des véritables trotskistes dont il avait sanctionné l'arrestation alors qu'il était premier secrétaire du Comité central de la région de Sibérie occidentale et qui conspirèrent pour se venger de lui, et d'autre part le résultat de la basse falsification des documents par les juges d'instruction.
Dans cette déclaration Eikhé écrivait:
«... Le 25 octobre de cette année, j'ai été informé que l'enquête ouverte sur mon cas était terminée, et l'on m'a permis de prendre connaissance des documents de cette enquête. Si j'avais été coupable, ne serait-ce que d'un centième des crimes dont on m'accuse, je n'aurais pas osé vous adresser cette déclaration avant mon exécution. Mais je ne suis pas coupable d'une seule des choses que l'on me reproche. Ma conscience est pure même de l'ombre d'une bassesse. Jamais de ma vie je ne vous ai dit un mensonge, et même aujourd'hui, où je suis presque dans la tombe, je ne mens pas. Mon cas est un exemple typique de provocation, de calomnie, de violation des bases élémentaires de la légalité révolutionnaire.
Les aveux que l'on a fait figurer dans mon dossier ne sont pas seulement absurdes mais ils contiennent également certaines calomnies à l'égard du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique et du conseil des commissaires du Peuple, parce que de justes résolutions du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique, et du conseil des commissaires du Peuple qui n'ont pas été prises sur mon initiative - elles l'ont été en dehors de ma participation - ont été présentées comme des actes hostiles d'organisations contre-révolutionnaires accomplis sur ma suggestion ....
Je veux parler maintenant de la partie la plus infâme de ma vie et de ma grave culpabilité à l'égard du Parti et à votre égard ... Tel est l'aveu de mon activité contre-révolutionnaire. Voici la vérité : Ne pouvant pas endurer les tortures auxquelles je fus soumis par Ouchakov 1 et Nikolaiev - et particulièrement par le premier, qui savait que mes côtes brisées ne s'étaient pas ressoudées convenablement et me donnaient de violentes douleurs -, j'ai été obligé de m'accuser et d'accuser les autres.
La majeure partie de mes aveux m'a été suggérée ou dictée par Ouchakov et le reste provient de mes souvenirs personnels se rapportant aux documents du NKVD de Sibérie occidentale. J'en revendique l'entière responsabilité. Si certaines parties de l'histoire fabriquée par Ouchakov et que j'avais signées ne cadraient pas entre elles, on m'obligeait à en signer une nouvelle version. La même chose a été faite à l'égard de Roukhimovitch2 qui fut d'abord désigné comme membre du réseau de réserve, et dont le nom disparut plus tard sans que l'on m'informât de quoi que ce soit à ce sujet. Ce fut aussi le cas pour le chef du réseau de réserve, prétendument créé par Boukharine en 1935. Au début, j'inscrivis mon nom, puis on me donna l'ordre de mettre celui de Mejlaouk 1. Il y eut d'autres incidents similaires.
Je vous demande et vous supplie de bien vouloir examiner de nouveau mon cas, non dans le but d'épargner ma vie, mais afin de démasquer la vile provocation qui s'enroule autour de nombreuses personnes comme un serpent, en raison surtout des mensonges criminels et d'un esprit de bassesse. Je ne vous ai jamais trahi. Je n'ai jamais trahi le Parti. Je sais que je vais mourir grâce à l'uvre vile et mesquine des ennemis du Parti et du peuple, qui ont monté la provocation contre moi. »
Il semblerait qu'une déclaration aussi importante eût mérité d'être étudiée par le Comité central. Cependant, rien ne fut fait, et la déclaration fut transmise à Béria, tandis que le camarade Eikhé, membre suppléant du Politburo, continuait à subir de terribles sévices.
Le 2 février 1940, Eikhé fut traduit devant le tribunal. Il nia sa culpabilité et déclara ce qui suit :
« Dans mes soi-disant aveux, pas un seul mot n'a été écrit par moi, à l'exception des signatures, au bas des procès-verbaux, qui m'ont été arrachées. J'ai avoué sous la contrainte exercée sur moi par le juge instructeur qui n'a cessé de me torturer depuis le jour de mon arrestation. Après, j'ai commencé à écrire toutes ces stupidités. Pour moi, la chose la plus importante est de dire au tribunal, au Parti et à Staline que je ne suis pas coupable. Je n'ai jamais été coupable d'aucune conspiration. Je mourrai en croyant à la justesse de la politique du Parti, comme je l'ai cru durant toute ma vie. »
Le 4 février, Eikhé était fusillé. (Indignation dans la salle.) Il a été définitivement établi depuis que l'affaire Eikhé avait été montée de toutes pièces. Eikhé a été réhabilité à titre posthume.
Le camarade Roudzoutak 1, membre suppléant du Bureau politique, membre du Parti depuis 1905, qui passa dix ans dans un camp tsariste de travaux forcés, est complètement revenu, devant le tribunal, sur les aveux qui lui avaient été arrachés par la force. Les procès-verbaux de la séance du collège de la cour militaire suprême renferment la déclaration suivante faite par Roudzoutak :
«... La seule demande qu'il ait faite au tribunal est que le Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique soit informé qu'il existe au NKVD un centre, non encore liquidé, qui fabrique artificieusement des procès, qui oblige des personnes innocentes à passer des aveux; il n'y a aucun moyen de prouver sa non-participation à des crimes attestés par les aveux de diverses personnes. Les méthodes d'instruction sont telles qu'elles obligent les gens à mentir et à calomnier entièrement des personnes innocentes en plus de celles qui sont déjà accusées. Il demande à la cour d'être autorisé à mettre le Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'URSS au courant de ces faits par écrit. Il assure le tribunal qu'il n'a personnellement jamais eu de mauvais desseins à l'égard de la politique de notre Parti car il avait toujours été d'accord avec la politique du Parti dans tous les domaines de l'activité économique et culturelle.»
Il n'a été tenu aucun compte de la déclaration de Roudzoutak, en dépit du fait que Roudzoutak avait été, à une époque, le président de la Commission centrale de contrôle qui avait été créée conformément à l'idée de Lénine, dans le but de lutter pour l'unité du Parti ...
C'est de cette façon que fut abattu, victime d'une brutale préméditation, le chef de cet organisme hautement autorisé du Parti; il n'a même pas été convoqué devant le Bureau politique du Comité central parce que Staline ne voulait pas lui parler. La sentence contre lui a été prononcée en vingt minutes, et il a été fusillé.
(Indignation dans la salle.)
Après une étude attentive de ce cas en 1955, il a été établi que l'accusation contre Roudzoutak était mensongère et qu'elle était fondée sur des documents calomnieux. Roudzoutak a été réhabilité à titre posthume.
On peut juger de la façon dont les anciens fonctionnaires du NKVD fabriquaient des «centres antisoviétiques» et des «blocs» divers en recourant à des méthodes provocatrices par la confession du camarade Rozenblum, membre du Parti depuis 1906, qui a été arrêté en 1937 par le NKVD de Léningrad.
Au cours de l'examen, en 1955, du cas Komarov 1 Rozenblum a révélé les faits suivants :
« Lorsque Rozenblum avait été arrêté en 1937, il avait été soumis à de terribles tortures pendant lesquelles ordre lui fut donné d'avouer des renseignements faux à son sujet et au sujet d'autres personnes. Il avait alors été conduit dans le bureau de Zakovski 2, qui lui avait offert la liberté à condition qu'il passe devant le tribunal de faux aveux de "sabotage, espionnage et diversion dans un centre terroriste de Léningrad", aveux qui avaient été fabriqués en 1937 par le NKVD. (Mouvements dans la salle.) Avec un cynisme incroyable, Zakovski avait expliqué le vil "mécanisme" de la création artificielle de "complots antisoviétiques" fabriqués.
Afin de m'en donner une illustration, a déclaré Rozenblum, Zakovski m'a donné plusieurs variantes possibles de l'organisation de ce centre et de ses ramifications. Après m'en avoir détaillé l'organisation, Zakovski m'a déclaré que le NKVD préparerait le procès de ce centre, notant que le jugement serait public.
Devant le tribunal devaient être amenés quatre ou cinq membres de ce centre : Choudov 1, Ougarov 2, Smorodine 3, Pozern 4, Chapochnikova 5 (femme de Choudov) et d'autres, ainsi que deux ou trois membres des ramifications de ce centre ...
... Il faut que le procès du centre de Léningrad repose sur des bases solides, et pour cela des témoins sont nécessaires. L'origine sociale et la position dans le Parti des témoins ne joueront pas un mince rôle.
Toi-même, me dit Zakovski, tu n'auras pas besoin d'inventer quoi que ce soit. Le NKVD te préparera un projet pour chacune des ramifications du centre; tu devras l'étudier soigneusement et bien te souvenir de toutes les questions que pourra te poser le tribunal, ainsi que des réponses. Ce procès sera prêt dans quatre à cinq mois, peut-être six. Pendant ce temps, tu te prépareras afin de ne compromettre ni l'instruction ni toi-même. Si tu "tiens le coup", tu sauveras ta tête et tu seras nourri et habillé aux frais du gouvernement jusqu'à ta mort. »
(Mouvements dans la salle.)
Voilà le genre de choses abjectes qui étaient pratiquées à ce moment-là.
La falsification des procès était pratiquée sur une plus grande échelle encore dans les provinces. Le siège du NKVD de l'«oblast 1» de Sverdlov «avait découvert» ce qu'on appelait l'«état-major de l'insurrection dans l'Oural» - organisation du bloc des droitiers, des trotskistes, des social-révolutionnaires, des chefs de l'Eglise dont le chef était prétendument le secrétaire du Comité du Parti de l'«oblast » de Sverdlov, membre du Comité central du PC (bolchevik) soviétique, Kabakov 2, qui appartenait au Parti depuis 1914. Les dossiers de l'instruction montrent que dans presque tous les «krai 3», oblasti et républiques, il était supposé exister des organisations droitières et trotskistes d'espionnage, de terreur, de diversion et de sabotage qui, généralement et pour des raisons inconnues, étaient dirigées par les premiers secrétaires locaux ou des comités centraux du PC des oblasti ou des républiques.
(Mouvements dans la salle.)
Plusieurs milliers d'honnêtes et innocents communistes sont morts par suite de cette monstrueuse falsification, de ces «procès», en raison du fait qu'on acceptait toutes sortes de «confessions» calomnieuses, et en conséquence de la pratique consistant à forger des accusations contre soi-même et les autres. De la même façon ont été fabriqués les procès contre d'éminents serviteurs du Parti et de l'Etat - Kossior 1 Choubar 2, Postychev, Kossarev 3 et d'autres.
Dans ces années ont été accomplies sur une grande échelle des répressions qui ne reposaient sur rien de tangible et qui ont eu pour résultat de lourdes pertes dans les cadres du Parti.
L'injuste méthode qui consistait à faire préparer par le NKVD des listes de personnes dont le cas était du ressort de la juridiction du tribunal militaire, et dont les sentences étaient préparées à l'avance, était admise. Iejov envoyait ces listes à Staline personnellement afin qu'il approuve le châtiment proposé. En 1937-1938, trois cent quatre-vingt-trois de ces listes contenant les noms de plusieurs milliers de serviteurs du Parti, des soviets, des Komsomols, de l'armée et de l'économie avaient été envoyées à Staline. Il avait approuvé ces listes.
Une grande partie de ces procès ont été maintenant révisés et un grand nombre d'entre eux ont été frappés de nullité parce qu'ils étaient sans fondement et falsifiés. Il suffit de dire que de 1954 à nos jours, le collège militaire de la cour suprême a réhabilité sept mille six cent soixante-dix-neuf personnes, dont de nombreuses à titre posthume.
Les arrestations en masse de fonctionnaires du Parti, des soviets, de l'économie et de l'armée ont fait un mal énorme à notre pays et à la cause du progrès socialiste.
Les répressions de masse ont eu une influence négative sur l'état politico-moral du Parti, créé une situation d'incertitude, contribué à la propagation des soupçons maladifs et semé la méfiance parmi les communistes. Toutes sortes de diffamateurs et de carriéristes déployaient leur activité.
Les résolutions du plénum de janvier du Comité central du PC (bolchevik) de l'Union soviétique, en 1938, avaient dans une certaine mesure apporté une amélioration aux organisations du Parti. Mais une large répression a aussi existé en 1938.
C'est uniquement parce que notre Parti dispose d'une telle puissance politico-morale qu'il lui a été possible de survivre aux difficiles événements de 1937-1938 et d'éduquer de nouveaux cadres. Mais il ne fait cependant aucun doute que notre marche en avant vers le socialisme et vers la préparation de la défense du pays aurait été beaucoup plus réussie n'eussent été les pertes énormes de cadres subies à la suite des répressions massives, sans fondement et mensongères de 1937-1938.
C'est avec raison que nous accusons Iejov des pratiques basses de 1937. Mais il nous faut répondre à ces questions : Iejov aurait-il pu arrêter Kossior, par exemple, à l'insu de Staline? Y a-t-il eu un échange de vues ou une décision du Bureau politique à ce sujet? Non, il n'y en a pas eu, comme il n'y en a pas eu en ce qui de concerne d'autres cas de ce genre. Iejov aurait-il pu «décider de questions aussi importantes comme le sort d'aussi éminentes personnalités du Parti? Non, ce serait faire preuve de naïveté que de considérer tout cela comme étant l'uvre de Iejov seul. Il est clair que la décision sur ces questions a été prise par Staline et que, sans ses ordres et son consentement, Iejov n'aurait jamais pu agir ainsi.
Nous avons étudié leurs cas et avons réhabilité Kossior, Roudzoutak, Postychev, Kossarev et d'autres. Quelles furent les raisons de leur arrestation et de leur condamnation? L'examen des témoignages prouve qu'il n'y en avait pas. Eux, comme beaucoup d'autres, avaient été arrêtés à l'insu des procureurs. Dans une telle situation, il n'y avait pas besoin d'autorisation, car quelle sorte d'autorisation pouvait-il y avoir alors que Staline décidait de tout par lui-même? Dans ces cas, il était le procureur en chef. Non seulement Staline consentait à ces arrestations, mais, de sa propre initiative, il lançait des mandats d'arrêt. Il faut que ces choses soient dites, afin que les délégués au Congrès puissent juger par eux-mêmes en toute connaissance de cause, et tirer les conclusions qui conviennent.
Les faits prouvent que nombre d'abus ont été commis sur les ordres de Staline sans tenir compte des règles du Parti et de la légalité soviétique. Staline était un homme très méfiant, maladivement soupçonneux : c'est notre travail avec lui qui nous l'a appris. Il était capable de regarder quelqu'un et de lui dire : «Pourquoi vos regards sont-ils si fuyants aujourd'hui?», ou «Pourquoi vous détournez-vous autant aujourd'hui et évitez-vous de me regarder droit dans les yeux?» Cette suspicion maladive créait chez lui une méfiance généralisée, même à l'égard de travailleurs éminents du Parti qu'il connaissait depuis des années. Partout et en toute chose, il voyait des « ennemis », des «gens à double face » et des «espions ».
Possédant un pouvoir illimité, il se livrait à l'arbitraire et annihilait les gens moralement et physiquement. La situation créée était simple : on ne pouvait plus manifester sa propre volonté.
Quand Staline disait que tel ou tel devait être arrêté, il fallait admettre comme un fait qu'il s'agissait d'un «ennemi du peuple». Et la clique de Béria, responsable des organes de la sécurité de l'État, se surpassait pour prouver la culpabilité de la personne arrêtée et le bien fondé des documents qu'elle falsifiait. Et quelles preuves étaient offertes? Les confessions des gens arrêtés. Les juges enquêteurs acceptaient ces «confessions». Et comment se peut-il qu'une personne confesse des crimes qu'elle n'a pas commis? D'une seule manière, à la suite de l'application de méthodes physiques de pression, de tortures, l'amenant à un état d'inconscience, de privation de son jugement, d'abandon de sa dignité humaine. C'est ainsi que les «confessions» étaient obtenues 1.
Quand la vague d'arrestations massives commença à se ralentir, en 1939, et que les leaders des organisations territoriales du Parti commencèrent à accuser les membres du NKVD d'user de pression physique sur les sujets arrêtés, Staline adressa le 20 janvier 1939 un message en code aux secrétaires des Comités régionaux, aux Comités centraux des partis communistes des républiques, aux commissaires du Peuple des Affaires intérieures et aux chefs des organisations NKVD. Le télégramme disait :
«Le Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique explique que l'application des méthodes de pression physique pratiquées par le NKVD est permise depuis 1937, selon autorisation du Comité central des partis communistes (bolcheviks) de toutes les républiques. Il est connu que tous les services bourgeois de contre-espionnage usent de méthodes d'influence physique contre les représentants du prolétariat socialiste, et qu'ils en usent sous leurs formes les plus scandaleuses. La question se pose de savoir pourquoi les services de contre-espionnage socialistes devraient se montrer plus humanitaires contre les agents effrénés de la bourgeoisie, contre les ennemis mortels de la classe laborieuse et des ouvriers des kolkhozes. Le Comité central du parti communiste de l'Union soviétique considère que la pression physique devrait encore être employée obligatoirement à titre d'exception à l'égard d'ennemis notoires et obstinés du peuple, comme une méthode à la fois justifiable et appropriée 1.»
Ainsi Staline avait sanctionné au nom du Comité central du parti communiste de l'Union soviétique la plus brutale violation de la légalité socialiste : la torture et l'oppression, qui ont conduit comme nous l'avons vu au meurtre et à l'auto-accusation de gens innocents.
Récemment - quelques jours seulement avant le présent Congrès - nous nous sommes rendus à la session du Présidium du Comité central et avons interrogé le juge enquêteur Rodos qui, à l'époque, avait interrogé Kossior, Choubar et Kossarev. C'est un vil personnage à la cervelle d'oiseau et complètement dégénéré moralement. Et c'est cet homme qui décidait du sort d'éminents membres du Parti; il rendait aussi des jugements politiques en ces questions, puisque, ayant établi leur «crime», il fournissait à l'appui des dossiers dont pouvaient être tirées d'importantes implications politiques.
La question se pose : un homme de ce niveau intellectuel pouvait-il seul faire l'instruction de façon à prouver la culpabilité de gens comme Kossior et autres? Non, il ne le pouvait pas sans des directives spéciales. A la session du Présidium du Comité central, il nous a dit :
«On m'avait dit que Kossior et Choubar étaient des ennemis du peuple, et pour ce motif, en tant que juge enquêteur, j'avais à leur faire confesser qu'ils étaient bien tels.»
(Indignation dans la salle.)
Il ne pouvait le faire qu'au moyen de longues tortures, et c'est ce qu'il fit, recevant des instructions détaillées de Béria. Nous devons dire qu'à la session du Présidium du Comité central, il déclara cyniquement : «Je pensais exécuter les ordres du Parti.» Ainsi, les ordres de Staline quant à l'emploi des méthodes de pression physique à l'égard des individus arrêtés se trouvaient en pratique exécutés.
Ces faits et nombre d'autres montrent que toutes les normes relatives à la solution correcte des problèmes par le Parti étaient réduites à néant, et que tout dépendait de la volonté d'un seul homme.
IV. « LE PLUS GRAND CAPITAINE DE L'HISTOIRE »
La puissance accumulée entre les mains d'un seul homme, Staline, entraîna de graves conséquences pendant la grande guerre patriotique.
Quand nous nous reportons à beaucoup de nos romans, films et «études scientifiques» historiques, le rôle de Staline dans la guerre patriotique apparaît comme entièrement imaginaire. Staline aurait, en effet, tout prévu. L'armée soviétique, sur la base d'un plan préparé de longue date par Staline, aurait employé la tactique de ce qu'on nomme la «défense active», tactique qui, dans le cas de l'armée soviétique, prétend-on, et grâce uniquement au génie de Staline, se serait transformée en offensive et aurait soumis l'ennemi. La victoire épique remportée grâce à la force des armées de terre des soviets, grâce à son peuple héroïque, est attribuée dans ce type de romans, de films et d'«études scientifiques» au seul génie stratégique de Staline 1.
Il nous faut analyser soigneusement la question, car elle a une portée considérable non seulement du point de vue historique, mais spécialement du point de vue politique, éducatif et pratique.
Sur ce chapitre, quels sont les faits?
Avant la guerre, notre presse et tout notre travail politico-éducatif étaient caractérisés par un ton bravache; qu'un ennemi viole le sol soviétique sacré, et pour chacun de ses coups il en recevra trois; et nous battrons cet ennemi sur son propre sol, remportant la victoire sans beaucoup de dommage pour nous-mêmes. Mais ces déclarations positives n'étaient pas fondées dans tous les secteurs sur des faits concrets, qui eussent réellement garanti l'immunité de nos frontières.
Pendant la guerre et après la guerre, Staline avança la thèse selon laquelle la tragédie dont notre pays avait fait l'expérience dans la première phase de la guerre était le résultat de l'attaque-surprise des Allemands contre l'Union soviétique. Mais, camarades, ceci est tout à fait inexact. Dès que Hitler se fut emparé du pouvoir en Allemagne, il s'assigne la tâche de liquider le communisme. Les fascistes le disaient ouvertement; ils ne cachaient pas leurs plans.
Afin d'atteindre ces buts agressifs, toutes sortes de pactes et de blocs furent créés, comme le fameux axe Berlin-Rome-Tokio. Plusieurs faits de la période d'avantguerre montrent qu'Hitler préparait une guerre contre l'Etat soviétique et il avait concentré d'importantes forces armées et des unités blindées près des frontières soviétiques.
Des documents ont maintenant été publiés qui montrent que le 3 avril 1941 Churchill, par l'entremise de son ambassadeur en URSS, Cripps, avertit personnellement Staline que les Allemands avaient procédé au regroupement de leurs forces armées dans l'intention d'attaquer l'Union soviétique; il va de soi que Churchill n'agissait pas du tout en raison de son sentiment d'amitié envers la nation soviétique. Il avait en l'occurrence ses propres visées impérialistes amener l'Allemagne et l'URSS à une guerre sanglante, et par là renforcer la position de l'empire britannique. De la même façon exactement, Churchill affirmait dans ses messages qu'il cherchait «à l'alerter et à attirer son attention sur le danger qui le menaçait 1».
Churchill a insisté à maintes reprises sur ce point dans ses dépêches du 18 avril et des jours suivants. Cependant, Staline ne prit pas garde à ces avertissements. Qui plus est, il ordonna de ne pas ajouter foi à des indications de ce genre, afin de ne pas provoquer le déclenchement d'opérations militaires.
Nous devons affirmer que les informations de cet ordre, relatives à la menace d'une invasion armée allemande du territoire soviétique, arrivaient aussi de nos propres sources militaires et diplomatiques, et cependant, comme on savait que l'autorité supérieure était prévenue contre de telles indications, on n'envoyait les données qu'avec crainte, en les entourant de formules de réserve.
Ainsi, par exemple, les informations envoyées de Berlin, le 6 mai 1941 par l'attaché militaire soviétique, le capitaine Vorontsov, disaient:
«Le citoyen soviétique Bozer a signalé à l'attaché naval adjoint que selon une déclaration d'un certain officier allemand du QG de Hitler, l'Allemagne se prépare à envahir l'URSS le 14 mai par la Finlande, les pays baltes et la Lettonie. En même temps, Moscou et Léningrad seront soumis à de violents raids, et des parachutistes atterriront dans les villes frontières ... »
Dans son rapport du 22 mai 1941, l'attaché militaire adjoint à Berlin, Khlopov, communiquait que
«l'attaque de l'armée allemande est, paraît-il, prévue pour le 15 juin, mais il est possible qu'elle commence dans les premiers jours de juin.»
Un câble de notre ambassade à Londres, daté du 18 juin 1941, disait :
«Pour l'instant, Cripps est intimement convaincu du caractère inévitable d'un conflit armé entre l'Allemagne et l'URSS, qui ne commencera pas plus tard que la mi-juin. Selon Cripps, les Allemands ont actuellement concentré cent quarante-sept divisions (y compris de l'aviation et des unités du train) le long des frontières soviétiques 1. »
Malgré ces avertissements particulièrement graves, les mesures nécessaires n'étaient pas prises pour préparer le pays comme il le fallait à se défendre et l'empêcher d'être pris au dépourvu 2.
Avions-nous le temps et la possibilité de réaliser cette préparation ? Oui, nous avions le temps et les possibilités. Notre industrie était déjà si développée qu'elle était à même de fournir complètement à l'armée soviétique tout ce dont elle avait besoin. Ceci est prouvé par le fait suivant : pendant la guerre, bien que nous ayons perdu près de la moitié de notre industrie et d'importantes régions de production industrielle et agricole, par suite de l'occupation ennemie de l'Ukraine, du Caucase nord et d'autres secteurs occidentaux du pays, la Nation soviétique a encore réussi à organiser la production de l'équipement militaire dans les parties orientales du pays, y transférant du matériel retiré des régions industrielles occidentales, et à procurer à nos forces armées tout ce qui leur était nécessaire pour anéantir l'ennemi.
Si notre industrie avait été mobilisée de façon adéquate et en temps voulu pour fournir à l'armée le matériel nécessaire, nos pertes de guerre auraient été nettement réduites. Mais cette mobilisation n'a pas été entreprise à temps. Dès les premiers jours de la guerre, il était manifeste que notre armée était mal équipée, que nous n'avions pas assez d'artillerie, de tanks et d'avions pour repousser l'ennemi.
La science et la technologie soviétiques avaient produit avant la guerre d'excellents modèles de tanks et de pièces d'artillerie. Mais la production en série de ces modèles ne fut pas organisée, et en fait nous n'avions commencé à moderniser notre équipement militaire qu'à la veille de la guerre. Résultat : au moment de l'invasion ennemie, nous ne disposions ni de l'ancien matériel auparavant employé pour la production d'armements, ni du nouveau matériel par lequel il devait être remplacé. La situation était spécialement mauvaise pour la DCA. Nous n'avions pas organisé la production de munitions antitanks. Nombre de régions fortifiées s'étaient révélées indéfendables lors de l'attaque, parce que l'ancien armement avait été évacué et que le nouveau n'était pas encore disponible.
Cette constatation ne jouait pas seulement pour les tanks, l'artillerie et les avions. Au début de la guerre, nous n'avions même pas un nombre suffisant de fusils pour armer les effectifs mobilisés. Je rappelle qu'en ces jours, j'ai téléphoné de Kiev au camarade Malenkov en lui disant :
«Nous avons dans la nouvelle armée des volontaires qui demandent des armes. Envoyez-nous-en.»
Malenkov me répondit :
«Nous ne pouvons vous envoyer des armes. Nous envoyons tous nos fusils à Léningrad et il faut vous armer vous-mêmes ...»
(Mouvements dans la salle.)
Telle était la situation des armements.
A ce sujet, nous ne pouvons oublier, par exemple, le fait suivant. Peu avant l'invasion de l'Union soviétique par l'armée hitlérienne, Korponos, chef du district militaire spécial de Kiev, qui fut plus tard tué sur le front, écrivit à Staline que les armées allemandes étaient sur le fleuve Bug, se préparaient à une attaque et lanceraient probablement à brève échéance leur offensive. Il proposait qu'une vigoureuse défense soit organisée, que trois cent mille personnes soient évacuées des régions frontalières et que plusieurs points forts soient organisés en ces régions, avec fosses antitanks, tranchées pour les soldats, etc.
Moscou répondit à cette proposition en alléguant que ce serait une provocation, qu'il ne fallait entreprendre aux frontières aucun travail préparatoire de défense, ni fournir aux Allemands le moindre prétexte d'entamer une action militaire contre nous. Ainsi, nos frontières furent insuffisamment préparées à repousser l'ennemi.
Quand les armées fascistes eurent effectivement envahi le territoire soviétique et que les opérations militaires furent en cours, Moscou ordonna qu'il ne soit pas répondu au tir allemand. Pourquoi? Parce que Staline, en dépit de faits évidents, pensait que la guerre n'avait pas encore commencé, que ce n'était là qu'une action de provocation de la part de plusieurs contingents indisciplinés de l'armée allemande, et que notre réaction pourrait offrir aux Allemands un motif de passer à la guerre.
Le fait qui suit est également connu. A la veille de l'invasion du territoire de l'Union soviétique par l'armée hitlérienne, un certain citoyen allemand franchit notre frontière et indiqua que les armées allemandes avaient reçu ordre de lancer l'offensive contre l'Union soviétique dans la nuit du 22 juin, à 3 heures. Staline en fut informé immédiatement, mais même cet avertissement fut ignoré.
Comme vous le voyez, tout fut ignoré : les avertissements de certains commandants d'armées, les déclarations de déserteurs de l'armée ennemie et même les hostilités ouvertes de l'ennemi. Est-ce là un exemple de la vigilance du chef du Parti et de l'État à ce moment historique particulièrement significatif?
Et quels furent les résultats de cette attitude insouciante, de ce mépris des faits établis? Le résultat fut que dès les premières heures, dès les premiers jours, l'ennemi avait détruit, dans nos régions frontalières, une grande partie de notre armée de l'air, de notre artillerie et autres équipements militaires. II anéantit un grand nombre de nos cadres militaires et désorganisa notre état-major. Par conséquent, nous fûmes dans l'impossibilité d'empêcher l'ennemi de pénétrer profondément à l'intérieur du pays.
Des conséquences très graves, surtout dans les premiers jours de la guerre, résultèrent de l'élimination par Staline de nombreux chefs militaires et de fonctionnaires politiques entre 1937 et 1941. Pendant ces années, la répression fut instituée contre certaines parties des cadres militaires, commençant à l'échelon des commandants de compagnies et de bataillons et allant jusqu'aux plus hautes sphères militaires. Durant cette époque, les chefs qui avaient acquis une expérience militaire en Espagne et en Extrême-Orient furent presque tous liquidés 1.
Cette politique de vaste répression contre les cadres militaires eut également pour résultat de saper la discipline militaire parce que, durant de nombreuses années, on avait appris aux officiers de tous grades et même aux soldats, dans le Parti et les cellules des jeunesses communistes, à «démasquer» leurs supérieurs en tant qu'ennemis cachés. (Mouvements dans la salle.) Il est naturel que ceci ait eu une influence négative sur l'état de la discipline militaire dans la première période de la guerre.
Et, comme vous le savez, nous avions avant la guerre d'excellents cadres militaires qui, sans le moindre doute, étaient loyaux au Parti et à la patrie.
Qu'il suffise de dire que ceux d'entre eux qui survécurent aux sévères tortures auxquelles ils furent soumis dans les prisons se sont comportés dès les premiers jours de la guerre comme de véritables patriotes et combattirent héroïquement pour la gloire de la patrie. Je pense ici aux camarades Rokossovsky 1 qui, ainsi que vous le savez, il été emprisonné; Gorbatov, Meretskov, qui sont délégués au présent Congrès; Podlas, un excellent commandant qui tomba sur le front, et à tous les autres. Cependant, de nombreux commandants périrent dans les camps et les prisons, et l'armée ne les revit jamais plus.
Tout cela a conduit à la situation qui existait au début de la guerre et qui constituait la grande menace contre notre pays.
On aurait tort d'oublier qu'après les premières défaites et les premiers "désastres sur le front, Staline pensa que c'était la fin. Dans l'un de ses discours de l'époque, il déclara :
«Tout ce que Lénine avait créé, nous l'avons perdu à jamais. »
Après cela, Staline ne dirigea pas effectivement - et pendant longtemps - les opérations militaires et cessa de faire quoi que ce soit. Il ne reprit la direction active qu'après avoir reçu la visite de certains membres du Bureau politique, qui lui dirent qu'il était nécessaire de prendre certaines mesures immédiatement afin d'améliorer la situation sur le front.
Par conséquent, le danger menaçant suspendu sur notre patrie dans la première période de la guerre était dû largement aux erreurs de Staline lui-même quant aux méthodes par lesquelles il dirigeait la Nation et le Parti.
Cependant; nous ne parlons pas seulement du moment où la guerre commença, moment qui conduisit à une désorganisation sérieuse de notre armée et nous valut de lourdes pertes. Même après le début de la guerre la nervosité et l'hystérie manifestées par Staline, se répercutant sur les opérations militaires effectives, causèrent à notre armée de graves dommages.
Staline était loin de comprendre la situation réelle qui se développait sur le front. Ce qui était naturel puisque pendant toute la guerre patriotique, il n'avait jamais visité aucune partie du front ou aucune ville libérée, à l'exception d'une courte tournée sur la route de Mojaïsk, pendant une période de stabilisation du front. A cet épisode ont été dédiées de nombreuses uvres littéraires pleines de fantaisies de toutes sortes, et autant de tableaux. Simultanément, Staline s'immisçait dans les opérations et lançait des ordres qui ne tenaient pas compte de la situation véritable à un point donné du front et qui ne pouvaient que se traduire par d'immenses pertes d'effectifs.
Je me permettrai à ce propos de noter un fait caractéristique qui illustre la façon dont Staline dirigeait les opérations sur les lignes. Nous avons, parmi les participants au Congrès, le maréchal Bagramian 1 qui fut chef des opérations au quartier général du front sud-ouest, et peut corroborer ce que je vais vous dire.
Quand la situation devint exceptionnellement grave pour notre armée en 1942, dans la région de Kharkov, nous avions à juste titre décidé d'arrêter une opération dont l'objectif à l'époque aurait pu avoir pour l'armée de fatales suites si elle avait été continuée.
Nous en fîmes part à Staline, indiquant que la situation réclamait des changements dans les plans opérationnels pour empêcher l'ennemi d'anéantir une importante concentration de nos troupes.
Contrairement au sens commun, Staline rejeta notre suggestion et donna ordre de poursuivre l'opération qui visait à encercler Kharkov, malgré le fait qu'à l'époque de nombreuses concentrations militaires étaient elles-mêmes menacées d'encerclement et d'anéantissement.
Je téléphonai à Vassilevsky 1 et m'exprimai comme suit:
« Alexandre Mikhaïlovitch, prenez une carte [Vassilevsky était présent] et indiquez au camarade Staline l'état de la situation.»
Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans en utilisant un globe terrestre.
(Remous dans la salle.)
Oui, camarades, c'est à l'aide d'un globe terrestre qu'il établissait la ligne du front. J'ai dit au camarade Vassilevsky :
« Montrez-lui l'état de la situation sur une carte; dans l'état actuel des choses, nous ne pouvons pas mener à bien les opérations qui avaient été envisagées. La décision primitive doit être modifiée dans l'intérêt de la cause. »
Vassilevsky répondit que ce problème avait été déjà étudié par Staline et qu'il n'était pas disposé à revoir Staline à ce sujet, car ce dernier ne voulait plus accepter de discuter au sujet de l'opération en question.
Après ma conversation avec Vassilevsky, je téléphonai à Staline à sa villa. Mais Staline ne répondit pas au téléphone; c'était Malenkov qui était à l'appareil. Je dis au camarade Malenkov que je téléphonais du front et que je désirais parler personnellement à Staline. Staline me fit savoir, par l'entremise de Malenkov, que je pouvais m'adresser à ce dernier. J'insistai à nouveau que je désirais informer Staline personnellement au sujet de la grave situation qui existait pour nous sur le front. Mais Staline ne jugea pas utile de prendre le récepteur et me fit à nouveau savoir que je devais m'adresser à lui par l'intermédiaire de Malenkov, bien qu'il se trouvât à deux pas de l'appareil.
Après avoir «écouté» de cette façon notre plaidoyer, Staline dit : «Ne changez rien à ce qui a été décidé.»
Et qu'est-ce qui résulta de tout ceci ? Le pire de ce que nous pouvions attendre. Les Allemands encerclèrent nos concentrations de troupes et nous perdîmes en conséquence des centaines de milliers de soldats. Tel est le «génie» militaire de Staline. Voilà ce qu'il nous en coûta.
(Mouvements dans la salle.)
Après la guerre, lors d'une réunion à laquelle assistaient Staline ainsi que des membres du Bureau politique, Anastase Ivanovitch Mikoïan fit ressortir que Khrouchtchev devait avoir eu raison à l'époque, quand il téléphona au sujet de l'opération militaire de Kharkov. Mikoïan ajouta qu'il avait été malheureux que la suggestion de Khrouchtchev ne fût pas retenue.
Vous auriez dû voir la fureur dans laquelle entra Staline. Comment pouvait-on supposer que Staline n'avait pas eu raison! N'était-il pas, après tout, un «génie», et un génie ne peut qu'avoir raison! Tout le monde peut se tromper, mais Staline pensait qu'il avait toujours raison. Il n'admettait jamais avoir commis une erreur, petite ou grande, bien qu'il en commît plus d'une tant en matière de théorie qu'au cours de son activité pratique. Lorsque le Congrès du Parti sera achevé, nous aurons probablement à réexaminer plusieurs opérations militaires du temps de guerre et à les présenter sous leur vrai jour.
Les tactiques auxquelles tenait Staline, sans toutefois être familier avec la conduite des opérations militaires, nous ont coûté beaucoup de sang, jusqu'au moment où nous parvînmes à arrêter l'adversaire et à déclencher l'offensive.
Les militaires n'ignorent pas que depuis la fin de 1941, plutôt que de déclencher de grandes manuvres opérationnelles qui auraient pris l'ennemi de flanc et permis de pénétrer dans ses arrières, Staline demandait que l'on procédât à des attaques frontales incessantes et que l'on capturât un village après un autre. Ces tactiques se traduisaient pour nous par de grandes pertes, jusqu'au moment où nos généraux, sur lesquels reposait tout le poids de la conduite de la guerre, parvinrent à modifier la situation et à venir à des manuvres opérationnelles souples. Cette nouvelle tactique devait immédiatement permettre d'importants changements sur le front en notre faveur.
Après notre grande victoire sur l'ennemi, qui nous coûta si cher, Staline n'hésita pas à dégrader plusieurs des commandants qui contribuèrent tellement à la victoire, car Staline ne pouvait pas admettre la possibilité que des services rendus sur le front fussent portés au crédit d'autres personnes que lui-même.
Staline aimait beaucoup connaître l'opinion que l'on professait sur le camarade Joukov, en tant que chef militaire 1. Il me demanda souvent mon opinion sur Joukov. Je lui répondais :
«Je connais Joukov depuis longtemps ; c'est un bon général et un bon chef militaire.»
Après la guerre, Staline se répandit en commentaires défavorables à l'égard de Joukov. Il disait, entre autres:
«Vous avez loué Joukov, mais il ne le mérite pas. On raconte que Joukov, avant de déclencher une opération, procédait de la sorte : il prenait un peu de terre dans sa main, la sentait et déclarait : nous pouvons commencer l'attaque, ou au contraire : cette opération envisagée ne peut être déclenchée. »
Je lui répondais, à cette époque :
« Camarade Staline, j'ignore qui a inventé ceci, mais la chose n'est pas vraie. »
Il est possible que ce soit Staline qui ait inventé cette anecdote, dans le but de minimiser le rôle et le talent militaire du maréchal Joukov.
Staline a beaucoup tenu à se faire passer pour un grand chef militaire. De diverses manières, il s'efforça d'inculquer dans le peuple l'idée que toutes les victoires remportées par la Nation soviétique durant la grande guerre patriotique devaient être uniquement attribuées au courage, à l'audace et au génie de Staline. Tout comme Kouzma Kryouchkov, «il vêtit de la même robe sept personnes en même temps 1 ».
(Mouvements dans la salle.)
Dans le même ordre d'idées, reportons-nous, par exemple, à nos films historiques et militaires, ainsi qu'à quelques créations littéraires. C'est écurant. Il ne s'agit que de propager le thème d'après lequel Staline était un génie militaire. Souvenons-nous du film la Chute de Berlin 2. Ici, c'est Staline seul qui agit; il transmet des ordres dans une salle où l'on remarque plusieurs chaises inoccupées. Seul, un homme s'approche de lui et lui fait part de quelque chose. Il s'agit de Poskrebychev, son loyal porte-bouclier 3.
(Rires dans la salle.)
Où sont donc les chefs militaires, et le Bureau politique, et le gouvernement? Que font-ils et de quoi s'occupent-ils? Rien ne le dit dans le film. Staline agit pour tout le monde; il ne compte sur personne, ne demande l'avis de personne. C'est sous ce faux décor que tout est présenté à la Nation. Pourquoi? Afin de pouvoir auréoler Staline de gloire, contrairement aux faits et contrairement à la vérité historique.
On ne peut s'empêcher de se poser la question: où se trouvent donc les militaires qui supportaient le poids de la guerre sur leurs épaules? Ils sont absents du film. Staline présent, il ne restait plus de place pour personne.
Ce n'est pas Staline, mais bien le Parti tout entier, le gouvernement soviétique, notre héroïque armée, ses chefs talentueux et ses braves soldats, la Nation soviétique tout entière qui ont remporté la victoire dans la grande guerre patriotique.
(Tempête d'applaudissements prolongés.)
Les membres du Comité central, les ministres, nos chefs économiques, les dirigeants de la culture soviétique, les administrateurs des organisations territoriales, du Parti et des soviets, les ingénieurs, les techniciens, chacun d'eux à sa place de travail, ne ménagea ni sa force, ni son savoir afin de rendre possible la victoire sur l'ennemi.
Nos meilleurs militants firent preuve d'un héroïsme exceptionnel. Toute notre classe ouvrière, notre paysannerie kolkhozienne, l'intelligentsia soviétique qui, sous la direction des organisations du Parti, surmontèrent d'indicibles privations et consacrèrent toutes leurs forces pour la défense de la patrie, sont auréolées de gloire.
Nos femmes soviétiques accomplirent, de leur côté, de grands actes de bravoure; elles s'attelèrent au travail de production dans les usines, dans les kolkhozes et dans divers secteurs économiques et culturels. De nombreuses femmes prirent part sur le front même aux combats.
Quant à notre brave jeunesse, elle contribua sans limites, tant sur le front qu'à l'arrière, à la défense de la patrie soviétique et à l'annihilation de l'ennemi.
Immortels sont les services rendus par les soldats soviétiques, nos chefs et les militants politiques de tous rangs; après la perte d'une considérable partie de l'armée dans les premiers, mois de la guerre, ils n'ont pas perdu la tête et ont pu se réorganiser pendant que se déroulaient les combats; ils ont créé et consolidé, pendant la guerre, une armée forte et héroïque, et ils ne se sont pas contentés de résister à un ennemi puissant et expérimenté, mais l'ont encore vaincu.
Les actions magnifiques et héroïques de centaines de millions de gens de l'Est et de l'Ouest pendant la lutte contre la menace de soumission au joug fasciste, à laquelle nous avions à faire face, resteront pendant des siècles et des millénaires dans la mémoire de l'humanité reconnaissante.
(Tonnerre d'applaudissements prolongés.)
C'est à notre parti communiste, aux forces armées de l'Union soviétique, et aux dizaines de millions de Soviétiques mobilisés par le Parti que revient la part essentielle de la fin victorieuse de la guerre, dans laquelle ils ont joué un rôle de premier plan.
V. GÉNOCIDES ET ARBITRAIRE
Camarades, venons-en à d'autres faits. L'Union soviétique est à juste titre considérée comme un modèle d'État multinational parce que nous avons, dans la pratique, assuré l'égalité des droits et l'amitié de toutes les nations qui vivent dans notre vaste patrie.
D'autant plus monstrueux sont les actes, dont Staline fut l'inspirateur, et qui constituent des violations brutales des principes léninistes fondamentaux de la politique des nationalités de l'État soviétique. Nous voulons parler des déportations massives de peuples entiers, y compris tous les communistes et Komsomols sans exception; ces mesures de déportation n'étaient justifiées par aucune considération militaire.
Ainsi, dès la fin de 1943, quand se produisit une brèche sur tous les fronts de la grande guerre patriotique au bénéfice de l'Union soviétique, la décision fut prise et mise à exécution de déporter tous les Karatchais des terres sur lesquelles ils vivaient. A la même époque, fin décembre 1943, le même sort advint à toute la population de la république autonome des Kalmouks. En mars 1944, tous les Tchetchènes et tous les Ingouches ont été déportés et la république autonome tchetchène-ingouche liquidée. En avril 1944, tous les Balkars ont été déportés dans des endroits très éloignés du territoire de la république autonome kabardo-balkare et la république elle-même fut rebaptisée république autonome kabarde 1. Les Ukrainiens n'évitèrent ce sort que parce qu'ils étaient trop nombreux et qu'il n'y avait pas d'endroit où les déporter. Sinon, ils auraient été déportés eux aussi.
(Rires et mouvements dans la salle.)
Non 'Seulement un marxiste-léniniste, mais tout homme de bon sens ne peut comprendre comment il est possible de tenir des nations entières responsables d'activité inamicale, y compris les femmes, les enfants, les vieillards, les communistes et les komsomols, au point de recourir contre elles à la répression massive et de les condamner à la misère et à la souffrance en raison d'actes hostiles perpétrés par des individus ou des groupes d'individus.
A la fin de la guerre patriotique, la nation soviétique célébra avec fierté les victoires magnifiques remportées grâce à d'immenses sacrifices et des efforts colossaux. Le Parti était sorti de la guerre encore plus uni; dans le feu des combats, les cadres du Parti s'étaient trempés et durcis. Dans ces conditions, personne n'aurait même pensé à la possibilité d'un complot dans le Parti.
Et c'est précisément à cette époque qu'est née l'affaire dite de Léningrad. Comme cela a maintenant été établi, il s'agissait d'un coup monté. Parmi ceux dont la vie a été sacrifiée se trouvaient les camarades Voznessenski, Kouznetsov, Rodionov, Popkov et d'autres 1.
Comme on le sait, Voznessenski et Kouznetsov étaient des dirigeants éminents et compétents. Ils avaient été à une certaine époque très proches de Staline. Il suffit d'indiquer que Staline avait fait de Voznessenski le premier vice-président du Conseil des ministres et que Kouznetsov avait été élu secrétaire du Comité central. Le fait même que Staline avait confié à Kouznetsov le contrôle des organismes de la sûreté de l'État prouve la confiance dont il jouissait.
Comment se fait-il que ces personnes aient été dénoncées comme ennemis du peuple et liquidées?
Les faits prouvent que «l'affaire de Léningrad» est aussi la conséquence de l'arbitraire dont Staline faisait preuve à l'encontre des cadres du Parti.
S'il avait existé une situation normale au Comité central et au Politburo, des affaires de ce genre auraient été examinées conformément à la pratique du Parti, et les faits s'y rapportant y auraient été appréciés; une telle affaire, comme d'autres, n'aurait pu se produire.
Nous devons dire qu'après la guerre la situation ne fit que se compliquer. Staline devint encore plus capricieux, irritable et brutal; en particulier, ses soupçons s'accrurent, sa folie de la persécution atteignit des proportions incroyables. A ses yeux, de nombreux militants devinrent des ennemis. Après la guerre, Staline ne fit que se séparer davantage de la collectivité. Il décidait de tout, tout seul, sans considération pour qui ou pour quoi que ce fût.
Cette incroyable suspicion fut habilement exploitée par l'abject provocateur et vil ennemi Béria, qui avait assassiné des milliers de communistes et de Soviétiques loyaux. L'ascension de Voznessenski et de Kouznetsov avait inquiété Béria. Comme nous l'avons maintenant établi, c'est précisément Béria qui avait «suggéré» à Staline la fabrication par lui-même et ses hommes de confiance de matériaux sous forme de déclarations et de lettres anonymes, ainsi que de bruits et racontars divers.
Le Comité central du Parti a étudié cette prétendue «affaire de Léningrad» ; les innocents qui ont souffert sont maintenant réhabilités, et l'honneur a été rendu à la glorieuse organisation du Parti de Léningrad. Abakoumov 1 et d'autres, qui avaient fabriqué ce procès, ont été envoyés devant un tribunal; leur procès a eu lieu à Léningrad et ils ont été traités comme ils le méritaient.
Une question se pose : comment se fait-il que la vérité sur cette affaire ne nous apparaisse que maintenant, et pourquoi n'avons-nous rien fait avant, du vivant de Staline, afin d'empêcher la suppression de vies innocentes? C'est parce que Staline avait personnellement contrôlé l'«affaire de Léningrad» et que la majorité des membres du Bureau politique à cette époque ignoraient tout des circonstances de ces affaires et par conséquent ne pouvaient intervenir.
Lorsque Staline eut reçu certains documents de Béria et d'Abakoumov, sans étudier ce matériel calomnieux, il ordonna une enquête sur «l'affaire» de Voznessenski et Kouznetsov. Leur sort était dès lors scellé.
Tout aussi instructif est le cas de l'organisation nationale Mingrelian, qui existait soi-disant en Géorgie 1. Comme on le sait, des résolutions concernant cette affaire avaient été prises en novembre 1951 et mars 1952 par le Comité central du parti communiste de l'Union soviétique. Ces résolutions ont été adoptées sans discussion préalable au Bureau politique. Staline les avait dictées personnellement. Elles formulaient de graves accusations contre de nombreux communistes loyaux. En se basant sur des documents falsifiés, on avait établi qu'il existait en Géorgie une soi-disant organisation nationaliste dont le but était la liquidation du pouvoir soviétique dans cette république, avec l'aide des puissances impérialistes.
Un certain nombre de militants responsables du Parti et des soviets furent arrêtés en conséquence. Comme cela a été prouvé ultérieurement, il ne s'agissait en réalité que de calomnies contre l'organisation géorgienne du Parti.
Nous savons qu'il y a eu à une certaine époque, en Géorgie comme en plusieurs autres républiques, des manifestations de nationalisme bourgeois. La question se pose: était-il possible qu'au moment où ont été prises les résolutions auxquelles il vient d'être fait allusion, les tendances nationalistes aient progressé au point qu'il ait existé un danger de voir la Géorgie se détacher de l'Union soviétique et se joindre à la Turquie?
(Mouvements dans la salle et rires.)
Cela est, bien entendu, une folie. Il est impossible d'imaginer comment de telles idées pouvaient pénétrer dans l'esprit de qui que ce fût. Chacun sait comment la Géorgie s'est développée dans les domaines économique et culturel sous le gouvernement soviétique.
La production industrielle de la République de la Géorgie est de vingt-sept fois supérieure à ce qu'elle était avant la révolution. Plusieurs industries nouvelles ont été créées en Géorgie qui n'existaient pas avant la révolution : fonderies, huileries, fabriques de construction de machines, etc. L'analphabétisme, qui atteignait 78 % de la population en Géorgie pré-révolutionnaire, n'existe plus depuis longtemps.
S'ils comparaient la situation dans leur république avec celle qui est faite aux masses laborieuses de Turquie, les Géorgiens pourraient-ils jamais aspirer à s'unir à la Turquie? En 1955, la Géorgie a produit dix-huit fois plus d'acier par habitant que la Turquie. La Géorgie produit neuf fois plus d'énergie électrique que la Turquie. D'après le recensement de 1950, 65 % de la population totale de la Turquie est illettrée. Parmi les femmes, 80 % sont illettrées. La Géorgie possède dix-neuf institutions d'études supérieures, fréquentées par trente-neuf mille étudiants environ, soit huit fois plus qu'en Turquie (pour mille habitants). La prospérité de la classe laborieuse de Géorgie a énormément augmenté sous l'administration soviétique.
Il est évident qu'à mesure que l'économie et la culture se développeront et que la conscience socialiste des masses augmentera en Géorgie, la source à laquelle puise le nationalisme bourgeois se tarira.
Comme l'a prouvé la suite des événements, il n'existait pas d'organisation nationaliste en Géorgie. Des milliers de personnes innocentes furent victimes de l'arbitraire et de l'anarchie. Tout cela se produisit sous la direction « géniale» de Staline, le « grand fils de la nation géorgienne», comme les Géorgiens aiment appeler Staline.
(Mouvements dans la salle.)
L'obstination de Staline se manifesta non seulement dans le domaine des décisions qui concernaient la vie intérieure du pays, mais également dans celui des relations internationales de l'Union soviétique.
Le plénum de juillet du Comité central a étudié en détail les raisons qui provoquèrent le conflit avec la Yougoslavie. Le rôle qu'y a joué Staline a été scandaleux. Les problèmes posés par l'«affaire yougoslave» auraient pu être résolus grâce à des discussions entre partis et entre camarades. Il n'existait pas de fondement sérieux de nature à justifier la suite prise par cette «affaire». Il était tout à fait possible d'empêcher la rupture des relations avec ce pays. Cela ne signifie pas toutefois que les chefs yougoslaves aient été exempts d'erreurs ou d'imperfections. Mais ces erreurs et imperfections ont été amplifiées d'une manière monstrueuse par Staline, ce qui amena une rupture des relations avec un pays ami.
Je me souviens des premiers jours du conflit entre l'Union soviétique et la Yougoslavie, époque à laquelle il commença à être artificiellement gonflé. Un jour, arrivant de Kiev à Moscou, je fus invité à rendre visite à Staline, qui, me montrant la copie d'une lettre envoyée à Tito, me dit: «Avez-vous lu ceci? »
Sans attendre ma réponse, il déclara : «Il me suffira de remuer le petit doigt et il n'y aura plus de Tito. Il s'écroulera. »
Nous avons payé cher ce «geste du petit doigt». Cette déclaration reflétait la folie des grandeurs de Staline, mais il agissait précisément de cette manière : «Je lèverai le petit doigt... et il n'y aura plus de Kossior», «Je lèverai le petit doigt une fois encore et il n'y aura plus de Postychev ni de Choubar», «Je lève encore une fois le petit doigt et Voznessenski, Kouznetsov et maints autres disparaissent».
Mais cela n'a pas marché avec Tito. Quelles que soient l'intensité et la manière dont Staline a remué non seulement le petit doigt, mais tout ce qu'il pouvait remuer, Tito ne s'est pas écroulé. Pourquoi? La raison en est que dans ce cas de désaccord avec les camarades yougoslaves, Tito avait derrière lui un État et un peuple qui avaient été à la rude école des combats pour la liberté et l'indépendance, un peuple qui soutenait ses dirigeants.
Vous voyez à quoi conduisait la mégalomanie de Staline 1. Il avait perdu conscience de la réalité; il manifestait son arrogance et ses soupçons non seulement envers les individus de l'Union soviétique, mais envers des partis et des nations entières.
Nous avons soigneusement examiné le cas de la Yougoslavie, et nous avons trouvé une solution convenable qui est approuvée par les peuples de l'Union soviétique et de la Yougoslavie, aussi bien que par les masses laborieuses de toutes les démocraties populaires et de toute l'humanité. Il a été procédé à la liquidation des rapports anormaux avec la Yougoslavie dans l'intérêt de l'ensemble du camp du socialisme, dans l'intérêt de la consolidation de la paix dans le monde entier.
Rappelons «l'affaire du complot des médecins». (Mouvements dans la salle.) En fait, il n'y avait pas d'«affaire» en dehors de la déclaration de la doctoresse Timachouk, qui avait probablement été influencée ou avait reçu des ordres de quelqu'un - après tout c'était une collaboratrice officieuse des organismes de sécurité d'État - pour écrire à Staline une lettre dans laquelle elle avait déclaré que les médecins appliquaient prétendument une thérapeutique impropre.
Cette lettre a suffi à Staline pour lui permettre de conclure immédiatement qu'il existait des médecins qui complotaient en Union soviétique. Il ordonna l'arrestation d'un groupe d'éminents spécialistes en médecine et donna son opinion personnelle quant à la conduite de l'enquête et la méthode à utiliser pour interroger les personnes arrêtées. Il dit que l'académicien Vinogradov devait être mis aux chaînes, qu'un autre devait être battu. L'ancien ministre de la Sécurité d'État, le camarade Ignatiev 1 assiste à notre Congrès en qualité de délégué. Staline lui dit brutalement:
« Si vous n'obtenez pas de confession de la part des docteurs, nous vous trancherons la tête.»
(Tumulte dans la salle.)
Staline fit personnellement venir le juge chargé de l'enquête, lui donna des instructions et des conseils sur les méthodes d'interrogatoire à utiliser. Ces méthodes étaient simples : battre, battre et encore battre.
Peu après l'arrestation des médecins, nous, membres du Bureau politique, reçûmes les procès-verbaux les concernant; c'étaient des aveux de culpabilité. Après la distribution de ces procès-verbaux, Staline nous dit :
«Vous êtes aveugles comme des chatons. Qu'arrivera-t-il sans moi? Le pays périra parce que vous ne savez pas comment reconnaître des ennemis.»
Le cas fut présenté de telle sorte que personne ne pouvait être en mesure de vérifier les faits sur lesquels les investigations étaient basées. Il n'était pas possible d'essayer de contacter les personnes qui avaient reconnu leur culpabilité et de vérifier les faits.
Nous sentions cependant que le cas des médecins arrêtés était douteux. Nous connaissions certains d'entre eux personnellement parce qu'ils avaient eu l'occasion de nous soigner. Quand nous vînmes à examiner ce «cas» après la mort de Staline, nous trouvâmes qu'il avait été inventé du commencement à la fin.
Ce «cas» ignoble fut monté par Staline. Il ne disposa pas cependant du temps nécessaire pour le mener à bonne fin (du moins comme il entendait cette fin), et c'est pour cette raison que les médecins sont encore en vie. Actuellement, tous sont réhabilités; ils occupent les mêmes fonctions qu'auparavant. Ils soignent des personnalités haut placées, y compris des membres du gouvernement. Ils possèdent toute notre confiance et ils accomplissent leur tâche honnêtement, tout comme ils le faisaient dans le passé.
VI. LE RÔLE DE BÉRIA
Un rôle spécialement bas a été joué par un ennemi féroce de notre parti, Béria, agent d'un service d'espionnage étranger 1 dans l'organisation de certaines affaires sales et honteuses. Béria avait gagné la confiance de Staline. De quelle manière ce provocateur parvint-il à atteindre une situation au sein du Parti et de l'État, de façon à devenir le premier vice-président du Conseil des ministres de l'Union soviétique et le membre du Bureau politique du Comité central? Il est maintenant prouvé que ce scélérat a gravi les différents échelons du pouvoir en passant sur un nombre incalculable de cadavres 2.
Existait-il des indices indiquant que Béria était un ennemi du Parti? Il en existait, en effet. Déjà en 1937, lors d'un plénum du Comité central, l'ancien commissaire du Peuple à la Santé publique Kaminski 1, déclarait que Béria travaillait pour les services d'espionnage du Moussavat 2. Le plénum du Comité central avait à peine achevé ses travaux que Kaminski était arrêté et fusillé. Est-ce que Staline avait examiné la déclaration de Kaminski? Non, parce que Staline avait confiance en Béria et que cela lui suffisait. Et, lorsque Staline croyait en quelqu'un ou en quelque chose, personne ne pouvait avancer une opinion contraire. Quiconque aurait osé exprimer une opinion contraire aurait subi le sort dé Kaminski.
Il existait également d'autres indices.
La déclaration que fit le camarade Snegov 3 au Comité central du Parti est intéressante. Disons, entre parenthèses, que Snegov a été réhabilité il y a peu de temps après avoir passé dix-sept années dans des camps de prisonniers. Dans sa déclaration, Snegov écrivait:
« En ce qui concerne la réhabilitation proposée de l'ancien membre du Comité central KartvelichviliLaurentiev 4, j'ai confié au représentant du Comité de la sécurité d'État une déposition détaillée relative au rôle joué par Béria dans l'affaire Kartvelichvili, ainsi qu'aux motifs criminels qui ont guidé son action.
Je considère qu'il est indispensable de rappeler ici un fait important relatif à ce cas et de le communiquer au Comité central, car je n'ai pas jugé utile de joindre le document le concernant au dossier des investigations. Le 30 octobre 1931, lors d'une session du Bureau d'organisation du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique, Kartvelichvili, secrétaire du Comité régional transcaucasien, présenta un rapport. Tous les membres de l'exécutif de ce Comité régional étaient présents; d'eux tous, je suis le seul encore vivant. Pendant cette session, J.V. Staline proposa à la fin de son discours de réorganiser le secrétariat du Comité régional transcaucasien de la façon suivante : premier secrétaire, Kartvelichvili; deuxième secrétaire, Béria (c'était la première fois dans l'histoire du Parti que le nom de Béria était mentionné en tant que candidat pour une fonction dans le Parti). Kartvelichvili répondit qu'il connaissait bien Béria et que pour cette raison il refusait catégoriquement de travailler avec lui. Staline proposa alors de laisser la question en suspens, ajoutant qu'elle pourrait être résolue d'elle-même en cours de travail. Deux jours plus tard, la décision avait été prise d'accorder à Béria le poste en question et d'éloigner Kartvelichvili de la région transcaucasienne. Ce fait peut être confirmé par les camarades Mikoïan et Kaganovitch, qui étaient présents lors de cette réunion. »
C'était un fait très connu que les relations entre Kartvelichvili et Béria étaient depuis longtemps mauvaises. Cela remontait à l'époque où le camarade Sergo [surnom populaire d'Ordjonikidze] déployait son activité dans la région transcaucasienne. Kartvelichvili était le plus proche collaborateur de Sergo. Ses relations tendues avec Kartvelichvili poussèrent Béria à créer de toutes pièces un «cas » Kartvelichvili.
Il est caractéristique de noter que dans ce «cas», Kartvelichvili fut accusé d'avoir fomenté une action terroriste contre Béria.
L'acte d'accusation de Béria contenait une description de ses crimes. Certaines choses devraient toutefois être rappelées, étant donné qu'il est possible que certains délégués au Congrès n'aient pas eu l'occasion de lire ce document. Je voudrais rappeler les méthodes bestiales de Béria dans les cas de Kedrov 1 et de Goloubiev, ainsi que dans celui de la mère adoptive de Goloubiev, Batourina. Toutes ces personnes étaient désireuses d'informer le Comité central des activités perfides de Béria. Elles furent toutes fusillées sans jugement et la sentence ne fut prononcée qu'après leur exécution.
Voici que le vieux communiste Kedrov écrivit au Comité central par l'entremise du camarade Andreiev 2 (le camarade Andreiev était alors un des secrétaires du Comité central) :
«Je fais appel à vous du fond d'une triste cellule de la prison Lefortovo. Que mon cri d'horreur atteigne vos oreilles; ne demeurez pas sourds à mon appel; prenez-moi sous votre protection. Je vous supplie de faire en sorte que le cauchemar des interrogatoires cesse. Montrez que mon cas était basé sur une erreur.
Je suis innocent. Je vous prie de me croire. Le temps prouvera que je dis la vérité. Je ne suis pas un agent provocateur de l'Okhrana tsariste. Je ne suis pas un espion. Je ne suis pas un membre d'une quelconque organisation antisoviétique, comme le font croire certaines dénonciations. Je ne suis coupable d'aucun crime envers le Parti ou le gouvernement. Je suis un vieux bolchevik sans tache. J'ai honnêtement combattu pendant près de quarante ans dans les rangs du Parti pour le bien et pour la prospérité de la Nation.
Aujourd'hui, à l'âge de soixante-deux ans, je suis menacé par les juges chargés de l'instruction de subir des pressions physiques encore plus sévères, cruelles et dégradantes. Ils (les juges) sont désormais incapables de se rendre compte de leur erreur et de reconnaître que leurs procédés sont illégaux et qu'ils ne devraient pas être permis. Ils s'efforcent de justifier leur attitude en me décrivant comme un ennemi endurci et demandent en conséquence qu'on use à mon égard de méthodes répressives accrues. Mais que le Parti sache que je suis innocent et que rien ne peut transformer un fils loyal du parti en ennemi, même jusqu'au moment où il rendra son dernier soupir.
Mais je ne vois pas d'issue. Je sens que de nouveaux et puissants coups me menacent. Mais tout a cependant une limite. J'ai été torturé à l'extrême. Ma santé est ébranlée, ma force et mon énergie sont en train de faiblir, la fin approche. Mourir dans une prison soviétique et être qualifié de traître à la patrie, que peut-il y avoir de plus monstrueux pour un honnête homme? Et en effet comme tout cela est monstrueux! Mon cur ressent une amertume et une peine insurpassées. Non non cela n'arrivera pas, cela ne peut pas arriver. Je le crie. Ni le Parti, ni le gouvernement soviétique, ni le commissaire du Peuple L.P. Béria ne permettront une aussi cruelle, une aussi irréparable injustice. Je suis absolument certain que si un examen objectif, serein, sans colère et sans les redoutables tortures venait à être entrepris, il serait facile de prouver combien sont sans fondement les accusations portées contre moi. Je crois profondément que la vérité et la justice triompheront. Je le crois, je le crois.»
Le vieux bolchevik camarade Kedrov avait été reconnu innocent par le collège militaire. Mais, malgré cela, il a été fusillé sur l'ordre de Béria.
(Indignation dans la salle.)
Béria a aussi traité cruellement la famille du camarade Ordjonikidze. Pourquoi? Parce qu'Ordjonikidze avait essayé d'empêcher Béria de mettre à exécution ses plans honteux. Béria s'était débarrassé de tous ceux qui auraient pu le gêner. Ordjonikidze avait été de tout temps un adversaire de Béria et ne l'avait pas caché à Staline. Au lieu d'examiner cette affaire et de prendre les dispositions nécessaires, Staline permit la «liquidation» du frère d'Ordjonikidze et poussa Ordjonikidze lui-même au suicide 1. (Indignation dans la salle.) Tel était Béria.
Béria a été démasqué par le Comité central du Parti peu de temps après la mort de Staline. Une procédure judiciaire circonstanciée permit d'établir que Béria avait commis des crimes monstrueux. Béria fut, en conséquence, fusillé.
La question se pose de savoir comment Béria, qui avait «liquidé» des dizaines de milliers de personnes, n'a pas été démasqué pendant que Staline était en vie? Il n'avait pas été démasqué plus tôt parce qu'il avait su utiliser très habilement les faiblesses de Staline. Alimentant sans cesse ses soupçons, Béria aidait Staline dans tout et agissait avec son appui.
VII. VÉRITÉ PARTIELLE SUR LE CULTE DE STALINE
Camarades, le culte de la personnalité a atteint de si monstrueuses proportions, surtout en raison du fait que Staline lui-même, utilisant toutes les méthodes concevables, a encouragé la glorification de sa propre personne 1. Cela est étayé par de nombreux faits. Un des exemples les plus caractéristiques de cette autoglorification et du manque absolu de modestie de Staline est la publication, en 1948, de sa Biographie abrégée. Staline y est flatté et glorifié à l'égal d'un dieu et considéré comme un sage infaillible, «le plus grand des chefs », «le plus grand stratège de tous les temps».
On en arriva à ne plus trouver de mots suffisamment forts pour chanter davantage ses louanges.
Il est inutile de citer quelques exemples d'adulation pris parmi tous ceux qu'on rencontre dans ce livre. Qu'il me suffise d'ajouter que toutes ces adulations avaient été approuvées par Staline lui-même et qu'il en avait ajouté d'autres, écrites de sa propre main, sur le projet de texte du livre.
S'était-il efforcé, dans ces notes manuscrites, de refroidir l'ardeur des thuriféraires qui avaient rédigé sa Biographie abrégée? Bien au contraire ! Il prit soin de faire ressortir que dans certains passages du livre, les éloges qui lui étaient prodigués n'étaient pas, à son avis, suffisants.
Voici quelques exemples de «corrections» apportées par Staline, de sa propre main :
«Dans cette lutte contre les sceptiques et les capitulards, contre les trotskistes, les zinoviévistes, les boukhariniens et les kamenévistes, le noyau dirigeant du Parti devait, après la mort de Lénine, trouver un motif d'union définitive. Ce noyau dirigeant allait, sous la bannière de Staline, rallier le Parti aux mots d'ordre du disparu et conduire le peuple soviétique sur la large voie de l'industrialisation du pays et de la collectivisation de l'économie rurale. Le chef de ce noyau dirigeant et le guide du Parti et de l'Etat était le camarade Staline. »
Voilà ce qu'écrivait Staline lui-même! Puis, il ajoutait :
«Quoiqu'il assumât ses fonctions de chef du Parti et du peuple avec une habileté consommée et jouît de l'appui sans réserve du peuple soviétique tout entier, Staline ignora toute vanité, prétention ou glorification personnelle. »
Où et quand a-t-on vu un chef chanter ses propres louanges? Est-ce là un procédé digne d'un chef de type marxiste-léniniste? Non. C'est justement contre de telles pratiques que se sont élevés Marx et Engels. Ces procédés étaient également fortement condamnés par Vladimir Ilitch Lénine.
Dans le projet de cette Biographie abrégée, on pouvait lire la phrase suivante : «Staline est le Lénine d'aujourd'hui» Cette phrase apparut trop faible à Staline, aussi, de sa propre main, la changea-t-il en :
«Staline est le digne continuateur de l'uvre de Lénine, ou, comme on le dit dans notre Parti, Staline est le Lénine d'aujourd'hui. »
Vous voyez comme cela est bien exprimé, non par le peuple mais par Staline lui-même!
Il est possible d'indiquer plusieurs appréciations de ce genre à sa propre louange écrites de la main de Staline dans le projet de texte de ce livre. C'est d'une manière particulièrement généreuse qu'il se couvrait lui-même de louanges relatives à son génie militaire, à son art de la stratégie.
Je citerai encore un additif rédigé par Staline sur le thème du génie militaire stalinien.
«La science soviétique de la guerre moderne a fait de nombreux progrès entre les mains du camarade Staline. Le camarade Staline a mis au point la théorie des facteurs permanents qui décident de l'issue des guerres, de la défense active et des lois de la contre-offensive et de l'offensive, de la collaboration de l'ensemble des services et des armes dans la guerre moderne, du rôle des masses de chars lourds et de l'aviation dans la guerre moderne, ainsi que de l'artillerie comme le plus formidable des services armés. Aux divers stades de la guerre, le génie de Staline a trouvé les solutions justes qui tenaient compte de toutes les circonstances de la situation. »
(Mouvements dans la salle.)
Et plus loin, Staline écrit :
«La maîtrise militaire de Staline s'est déployée tant dans la défense que dans l'attaque. Le génie du camarade Staline lui permettait de deviner les plans de l'ennemi et de les mettre en échec. Les batailles dans lesquelles le camarade Staline a dirigé les armées soviétiques sont de brillants exemples de l'habileté opérationnelle militaire. »
C'est de cette façon qu'était écrite la louange de Staline en tant que stratège. Par qui? Par Staline lui-même, non dans son rôle de stratège, mais dans le rôle d'un auteur-éditeur, l'un des principaux rédacteurs de sa biographie auto-laudative.
Camarades, tels sont les faits. Il nous faudrait plutôt dire les faits honteux 1.
Et encore un fait sur la même Biographie abrégée de Staline. Comme on le sait, le Précis de l'histoire du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique a été écrit par une commission du Comité central du Parti.
Ce livre, entre parenthèses, a été également imprégné du culte de l'individu et a été écrit par un groupe désigné d'auteurs. Ce fait se reflétait dans la formule suivante figurant sur les épreuves de la Biographie abrégée de Staline :
«Une commission du Comité central du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique, sous la direction du camarade Staline et avec sa participation la plus active, a préparé un Précis de l'histoire du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique. »
Mais, même cette phrase ne donnait pas satisfaction à Staline. La phrase suivante la remplaça dans la version définitive de la Biographie abrégée:
«En 1938 parut le livre Histoire du parti communiste (bolchevik) de l'Union soviétique, précis écrit par le camarade Staline et approuvé par une commission du Comité central du PC (b.) de l'Union soviétique.»
Est-il possible d'ajouter quoi que ce soit?
(Mouvements dans la salle.)
Comme vous le voyez, une métamorphose surprenante avait transformé l'uvre d'un groupe en un livre écrit par Staline. Il n'est pas nécessaire de dire comment et pourquoi cette métamorphose se produisit.
A ce propos, une question me vient a lesprit : Si Staline est l'auteur de ce livre, pourquoi a-t-il eu besoin de tant encenser la personne de Staline et de transformer toute la période de l'histoire de notre glorieux parti communiste après la révolution d'Octobre en une action du «génie de Staline»?
Ce livre reflétait-il d'une façon convenable les efforts du Parti dans la transformation socialiste du pays, dans l'édification de la société socialiste, dans l'industrialisation et la collectivisation du pays, ainsi que d'autres mesures prises par le Parti qui, sans dévier, suivit la voie établie par Lénine? Ce livre parle principalement de Staline, de ses discours, de ses rapports. Tout, sans la moindre exception, est lié à son nom.
Et quand Staline affirme qu'il a lui-même écrit le Précis de l'histoire du PC (b.) de l'Union soviétique, on doit pour le moins s'en étonner. Un marxiste-léniniste peut-il écrire ainsi sur lui-même, adressant au ciel l'éloge de sa propre personne?
Ou bien examinons la question des prix Staline 1. (Mouvements dans la salle.) Les tsars eux-mêmes n'avaient jamais créé de prix portant leur nom.
Staline avait désigné comme étant le meilleur un texte d'hymne national de l'Union soviétique qui ne contient pas un mot sur le parti communiste; mais il contient l'éloge suivant, sans précédent, de Staline:
«Staline nous a éduqués dans l'esprit de la fidélité au peuple.
Il nous a inspirés dans l'accomplissement de notre travail grandiose et dans nos actes.»
Dans ces vers de l'hymne, toute l'activité du grand parti léniniste dans les domaines de l'éducation, de la direction et de l'inspiration est attribuée à Staline. Cela constitue, bien entendu, une nette déviation du marxisme-léninisme, un avilissement et une dépréciation nets du rôle du Parti. Il nous faut ajouter pour votre information que le Présidium du Comité central a déjà adopté une résolution concernant la composition d'un nouveau texte de l'hymne, dans lequel se reflètent le rôle du peuple et le rôle du Parti.
(Applaudissements vigoureux et prolongés.)
Et est-ce à l'insu de Staline que de nombreuses villes et entreprises ont pris son nom? Est-ce à son insu que des monuments à Staline ont été élevés dans tout le pays - ces «monuments commémoratifs pour un vivant»? C'est un fait que Staline lui-même avait signé le 2 juillet 1951 une résolution du Conseil des ministres de l'URSS concernant l'érection, sur le canal Volga-Don, d'un impressionnant monument à Staline; le 4 septembre de la même année, il avait publié un décret accordant trente-trois tonnes de cuivre pour la construction de ce monument massif. Quiconque a visité la région de Stalingrad a certainement vu l'immense statue qui y est édifiée, et cela dans un lieu que ne fréquente presque personne. Des sommes considérables ont été dépensées pour l'édifier, alors que les gens de cette région vivaient depuis la guerre dans des huttes. Jugez vous-mêmes: Staline avait-il raison lorsqu'il écrivait dans sa biographie que:
«
Il ne se permettait... même pas le moindre soupçon de suffisance, de fierté ou dautoglorification» ?
De même, Staline avait donné des preuves de son manque de respect pour la mémoire de Lénine. Ce n'est pas un hasard si malgré la décision prise depuis plus de trente ans de construire un palais des soviets comme monument à la gloire de Vladimir Ilitch, ce palais ne fut jamais construit, sa construction toujours ajournée et le projet abandonné.
Nous ne pouvons manquer de rappeler la Résolution du 14 août 1925 du gouvernement soviétique concernant «la fondation de prix Lénine pour le travail éducatif». Cette Résolution avait été publiée dans la presse, mais jusqu'à maintenant il n'y a pas de prix Lénine. Cela aussi doit être corrigé.
(Applaudissements tumultueux et prolongés.)
Du vivant de Staline, grâce aux méthodes connues dont j'ai fait mention, et en citant des faits extraits par exemple de la Biographie abrégée de Staline, tous les événements ont été expliqués comme si Lénine n'avait joué qu'un rôle secondaire, même pendant la révolution socialiste d'Octobre. Dans de nombreux films et dans de nombreux ouvrages littéraires la personnalité de Lénine était présentée d'une façon inexacte et dépréciée d'une façon inadmissible.
Staline aimait à voir le film 1919, l'année inoubliable 1, dans lequel on l'apercevait sur le marchepied d'un train blindé et où il défaisait pratiquement l'ennemi avec son propre sabre. Que Kliment Iefremovitch 1 notre cher ami, trouve le courage nécessaire et qu'il écrive la vérité sur Staline; après tout, il sait comment s'est battu Staline. Il sera difficile au camarade Vorochilov d'entreprendre ce travail, mais il serait bon qu'il le fît 2. Chacun s'en féliciterait, le peuple comme le Parti. Même ses petits-fils l'en remercieraient.
(Applaudissements prolongés.)
En parlant des événements de la révolution d'Octobre et de la guerre civile, on avait créé l'impression que Staline avait toujours joué le rôle principal, comme si toujours et partout Staline avait suggéré à Lénine ce qu'il fallait faire et comment il fallait le faire. Mais c'est calomnier Lénine.
(Applaudissements prolongés.)
Je ne pécherai probablement pas contre la vérité quand je dirai que 99 % des personnes présentes avaient très peu entendu parler de Staline et savaient peu de chose de lui avant l'année 1924, alors que Lénine était connu de tous; tout le Parti, toute la Nation, des enfants jusqu'aux vieillards à barbe blanche, tout le monde le connaissait.
(Applaudissements tumultueux et prolongés.)
Tout cela a besoin d'être revu à fond, en sorte que l'histoire, la littérature et les beaux-arts reflètent d'une façon convenable le rôle de V.I. Lénine et les faits grandioses de notre parti communiste et du peuple soviétique, du peuple créateur.
(Applaudissements.)
VIII. L'AGRICULTURE SOVIÉTIQUE
Camarades! Le culte de l'individu a provoqué l'emploi de principes erronés dans le travail du Parti et dans l'activité économique; il a conduit à la violation des règles de la démocratie intérieure du Parti et des soviets, à une administration stérile, à des déviations de toutes sortes, dissimulant les lacunes et fardant la réalité. Notre Nation a donné naissance à de nombreux courtisans et spécialistes du faux optimisme et de la duperie.
Il ne faut pas oublier non plus que, du fait de l'arrestation de nombreux dirigeants du Parti, des soviets et de l'économie, maints militants avaient commencé à travailler d'une façon hésitante, montré une prudence excessive, craignant tout ce qui était nouveau; ils avaient peur de leur ombre et commençaient à faire preuve de moins d'initiative dans leur travail.
Prenez par exemple les Résolutions du Parti et des soviets. Elles étaient préparées d'une façon routinière, souvent sans tenir compte de la situation concrète. On était arrivé au point que les militants, même dans les réunions les moins importantes, lisaient leurs discours. Il en résultait un danger de formalisme dans le travail du Parti et des soviets, et la bureaucratisation de tout l'appareil.
La répugnance de Staline à considérer les réalités de l'existence et le fait qu'il n'était pas au courant du véritable état de la situation dans les provinces peuvent trouver leur illustration de la façon dont il a dirigé l'agriculture.
Tous ceux qui ont pris un tant soit peu d'intérêt aux affaires nationales n'ont pas manqué de constater la difficile situation de notre agriculture. Staline, lui, ne le remarquait même pas. Avons-nous attiré l'attention de Staline là-dessus? Oui, nous l'avons fait, mais nous ne fûmes pas appuyés par lui. Pourquoi? Parce que Staline ne s'est jamais déplacé, parce qu'il n'a pas pris contact avec les travailleurs des villes et des kolkhozes. Il ignorait quelle était la situation réelle dans les provinces.
C'est à travers des films qu'il connaissait la campagne et l'agriculture. Et ces films avaient beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l'agriculture.
De nombreux films peignaient sous de telles couleurs la vie kolkhozienne, que l'on pouvait voir des tables crouler sous le poids des dindes et des oies. Evidemment, Staline croyait qu'il en était effectivement ainsi.
Vladimir Ilitch Lénine voyait tout autrement la vie. Il était toujours près du peuple. Il avait l'habitude de recevoir des délégations paysannes et de parler souvent dans des réunions tenues dans des usines. Il visitait aussi des villages et prenait contact avec les paysans.
Staline, en revanche, s'était, séparé du peuple et ne se rendait nulle part. Cela a duré des dizaines d'années. Sa dernière visite à un village remonte à janvier 1928, époque à laquelle il visita la Sibérie au sujet d'une question de livraison de céréales. Comment donc aurait-il pu être en mesure de juger quelle était la situation dans les provinces ?
Lorsqu'il fut informé, au cours d'une discussion, que la situation de l'agriculture était difficile et que celle de l'élevage et de la production de viande était spécialement mauvaise, une commission fut formée et chargée du soin de rédiger une Résolution intitulée «Moyens à employer en vue d'accroître l'élevage dans les kolkhozes et les sovkhozes». Nous mîmes sur pied ce projet.
Naturellement nos propositions à l'époque n'envisageaient pas toutes les possibilités, mais nous avions cependant préconisé des méthodes en vue d'accroître l'élevage dans les kolkhozes et les sovkhozes. Nous suggérions alors d'augmenter les prix du bétail, afin de stimuler par ce biais l'initiative des travailleurs des kolkhozes, des stations de machines et tracteurs et des sovkhozes. Mais notre projet ne fut pas accepté; il allait être entièrement écarté en février 1953.
Il y a plus. Au cours de l'examen de ce projet, Staline proposa que les taxes payées par les kolkhozes et par les travailleurs des kolkhozes fussent portées à quarante milliards de roubles. Selon lui, la paysannerie était aisée et le travailleur kolkhozien n'aurait qu'à vendre un poulet de plus pour être en mesure de payer cet impôt.
Imaginez ce que cela signifiait. Assurément, quarante milliards de roubles est une somme que les travailleurs des kolkhozes n'avaient pas réalisée pour tous les produits qu'ils avaient vendus au gouvernement. En 1952, par exemple, les kolkhozes et les travailleurs des kolkhozes avaient reçu vingt-six milliards deux cent quatre-vingts millions de roubles pour l'ensemble des produits qu'ils avaient livrés et vendus au gouvernement.
L'attitude de Staline était-elle alors fondée sur des renseignements de quelque nature que ce fût? Evidemment non.
Dans ces cas-là, les faits et les chiffres ne l'intéressaient pas. Si Staline disait quoi que ce soit, il s'imaginait qu'il en était ainsi - après tout, c'était un «génie», et un génie n'a pas besoin de compter, il n'a qu'à jeter un regard et immédiatement il peut dire ce qu'il devrait en être. Quand il exprime son opinion, chacun doit la répéter et admirer sa sagesse.
Mais quelle était la somme de sagesse contenue dans la proposition d'élever la taxe agricole à quarante milliards de roubles? Aucune, absolument aucune, car la proposition n'était pas fondée sur une estimation effective de la situation, mais sur les idées fantasques d'une personne qui n'avait aucun contact avec la réalité. Actuellement, nous sommes en train de sortir lentement d'une situation agricole difficile. Les discours des délégués au XX° Congrès nous ont tous satisfaits; nous sommes heureux que de nombreux délégués aient pris la parole, qu'il existe les conditions requises pour l'accomplissement du VI° Plan quinquennal pour l'élevage, non pas dans la période de cinq ans, mais en deux ou trois ans. Nous sommes certains que les engagements du nouveau plan quinquennal seront tenus avec succès.
(Applaudissements prolongés.)
Camarades! Si nous critiquons aujourd'hui d'une façon aiguë le culte de l'individu, qui était si répandu du vivant de Staline, et si nous parlons des nombreux phénomènes négatifs engendrés par ce culte tellement étranger à l'esprit du marxisme-léninisme, diverses personnes pourront demander: comment cela fut-il possible? Staline a été à la tête du Parti et du pays pendant trente ans, et de nombreuses victoires ont été remportées de son vivant. Peut-on le nier? A mon avis, cette question peut seulement être posée de cette façon par ceux qui sont aveuglés et hypnotisés sans espoir par le culte de l'individu, par ceux qui ne comprennent pas l'essence de la révolution et de l'État soviétique, par ceux qui ne saisissent pas d'une manière léniniste le rôle du Parti et de la Nation dans le développement de la société soviétique.
La victoire de la révolution socialiste a été remportée par la classe ouvrière et par la paysannerie pauvre, avec le soutien partiel des paysans moyens. Elle a été remportée par le peuple, sous la conduite du parti bolchevik. Le grand service rendu par Lénine a consisté dans le fait qu'il a créé un parti militant de la classe ouvrière, mais il était armé de la connaissance marxiste des lois du progrès social et de la science de la victoire prolétarienne dans la lutte contre le capitalisme, et il a trempé comme l'acier le Parti dans le creuset de la lutte révolutionnaire des masses populaires. Dans ce combat, le Parti a toujours défendu les intérêts du peuple, il est devenu son guide expérimenté et a mené les masses laborieuses au pouvoir, à la création du premier État socialiste.
Vous vous souvenez bien des sages paroles de Lénine disant que l'État soviétique est fort en raison de la conscience des masses, que l'histoire est créée par les millions et les dizaines de millions de gens qui constituent le peuple.
Nous avons obtenu nos victoires historiques, grâce au travail d'organisation du Parti, aux nombreuses organisations de province, aux sacrifices consentis par notre grande Nation. Ces victoires sont le résultat de l'immense effort et de l'action de la Nation et du Parti dans leur ensemble; elles ne sont pas du tout le fruit de la direction de Staline, comme on l'avait raconté pendant la période du culte de l'individu.
Si nous voulons étudier cette question en marxistes et en léninistes, il nous faut alors déclarer sans équivoque que la direction, telle qu'elle était pratiquée durant les dernières années de Staline, était devenue un obstacle sérieux sur la voie du développement social de l'Union soviétique.
Souvent, Staline laissait dormir pendant des mois des problèmes d'une exceptionnelle importance pour la vie du Parti et de l'État, et dont la solution ne souffrait pas de retard. Sous la direction de Staline, les relations pacifiques avec d'autres nations avaient été souvent menacées, car les décisions d'un seul pouvaient provoquer et provoquaient en fait souvent de grandes complications.
Dans les dernières années, quand nous sommes arrivés à nous libérer de la pratique nuisible du culte de l'individu et que nous avons pris plusieurs mesures appropriées dans le domaine de la politique intérieure et extérieure, chacun a pu constater comme l'activité reprenait, combien progressait l'activité créatrice des larges masses laborieuses, comme tout cela a agi favorablement sur le développement de l'économie et de la culture.
(Applaudissements.)
&&
IX. LES MEMBRES DU POLlTBURO ÉTAIENT MENACÉS
Des camarades pourront nous demander : Où étaient les membres du Politburo du Comité centrai? Pourquoi ne se sont-ils pas élevés à l'époque contre le culte de l'individu? Et pourquoi ne le fait-on que maintenant 1 ?
Tout d'abord, il nous faut tenir compte du fait que les membres du Politburo avaient des opinions différentes sur ces problèmes à des époques différentes. A l'origine plusieurs d'entre eux avaient soutenu activement Staline, parce que Staline était l'un des plus forts marxistes et que sa logique, sa puissance et sa volonté influençaient dans une grande mesure les cadres et le travail du Parti.
On sait que Staline; après la mort de Lénine, notamment pendant les premières années, avait activement combattu pour le léninisme contre les ennemis de la théorie léniniste et contre ceux qui s'en écartaient. S'appuyant sur la théorie léniniste, le Parti, avec à sa tête le Comité central, entama sur une grande échelle l'uvre d'industrialisation socialiste du pays, de collectivisation agricole et de révolution culturelle. A cette époque, Staline acquit une grande popularité et de nombreuses sympathies, ainsi qu'un large soutien. Le Parti devait combattre ceux qui tentaient de conduire le pays en dehors de la voie léniniste correcte; il devait combattre les trotskistes, les zinoviévistes, les droitiers et les nationalistes bourgeois. Cette lutte était indispensable. Mais, plus tard, Staline, abusant de plus en plus du pouvoir, entama la lutte contre d'éminents chefs du Parti et du gouvernement, et commença d'avoir recours aux méthodes terroristes contre d'honnêtes citoyens soviétiques. Comme nous l'avons déjà montré, c'est ainsi que Staline traita des leaders éminents du Parti et du gouvernement, tels que Kossior, Roudzoutak, Eikhé, Postychev et de nombreux autres.
Protester contre des suspicions et des accusations sans fondement avaient pour conséquence de faire tomber l'opposant sous le coup de la répression. C'est ce qui a caractérisé la chute du camarade Postychev.
Dans l'un de ses discours, Staline avait exprimé son mécontentement de Postychev et lui avait demandé : «Qu'êtes-vous vraiment? »
Postychev avait nettement répondu : «Je suis bolchevik, camarade Staline, bolchevik. »
Cette affirmation fut d'abord considérée comme la preuve d'un manque de respect à l'égard de Staline; plus tard, elle fut tenue pour acte préjudiciable, ce qui eut pour conséquence l'exécution de Postychev, qui fut dénoncé, sans aucune raison, comme un «ennemi du peuple» 1.
Dans la situation qui existait alors, je me suis souvent entretenu avec Nikolaï Alexandrovitch Boulganine. Un jour que nous étions tous deux en voiture, il dit :
«Il est quelquefois arrivé que quelqu'un se rende chez Staline, à son invitation, comme ami. Et quand il a pris place avec Staline, il ne sait pas où on l'enverra par la suite, chez lui ou en prison.»
Il est clair que ces conditions mettaient tous les membres du Bureau politique dans une situation très difficile. Et quand on considère également le fait que dans les dernières années, le Comité central n'était pas convoqué en sessions plénières 1 et que le Bureau politique ne se réunissait que de temps en temps, on comprendra alors combien il était difficile pour un membre du Bureau politique de prendre position contre tel ou tel procédé injuste, contre les erreurs et les lacunes graves dans l'exercice de la direction.
Comme nous l'avons déjà expliqué, de nombreuses décisions étaient prises soit par une personne seule, soit d'une façon indirecte, sans que l'on procédât à des discussions collectives. Le triste sort du camarade Voznessenski qui fut victime de la répression stalinienne, est connu de tous. Il est caractéristique de noter que la décision d'écarter Voznessenski du Bureau politique fut prise d'une manière détournée sans qu'aucune discussion ait eu lieu. C'est de la même manière que furent prises les décisions concernant l'élimination de Kouznetsov et de Rodionov des postes qu'ils détenaient.
L'importance du rôle du Politburo du Comité central avait été réduite et son travail avait été désorganisé par suite de la création, dans son sein, de diverses commissions, désignées sous les noms de : «commission des cinq», «commission des six», «commission des sept» et «commission des neuf». Voici, par exemple, une résolution adoptée par le Bureau politique le 3 octobre 1946 :
PROPOSITION DE STALINE :
«1. La commission des Affaires étrangères du Politburo ("commission des six") sera chargée à l'avenir, en plus des questions relatives aux Affaires étrangères, des problèmes ayant trait à la construction intérieure et à la politique intérieure;
2. La "commission des six" s'adjoindra le président de la commission d'État pour la planification économique de l'URSS, le camarade Voznessenski, et sera désormais désignée sous le nom de "commission des sept". » Signé :
Quelle terminologie de joueurs de cartes!
(Rires dans la salle.)
Il est évident que la création au sein du Politburo de pareilles commissions (« commission des cinq», «commission des six», « commission des sept», «commission des neuf») n'était pas conforme au principe de la direction collective. De cette manière, certains membres du Politburo n'ont pas été en mesure de participer à des délibérations ayant entraîné des décisions d'une grande importance.
Un des plus anciens membres de notre Parti, Kliment Iefremovitch Vorochilov, se trouva dans une position presque intenable. Pendant de nombreuses années, il fut privé du droit d'assister à des réunions du Bureau politique. Staline lui interdit de prendre part à ces réunions et de recevoir des documents. Toutes les fois que le Bureau politique devait se réunir et que le camarade Vorochilov venait à le savoir, ce dernier s'empressait de téléphoner et de demander s'il lui serait permis d'y assister. Parfois, Staline l'y autorisait, mais il ne manquait pas, dans ce cas, de montrer son mécontentement.
Du fait de son extrême méfiance, Staline en vint jusqu'à imaginer, ce qui était absurde et ridicule, que Vorochilov était un agent anglais.
(Rires dans la salle.)
C'est vrai - un agent anglais. On installa chez lui un dispositif spécial d'enregistrement pour écouter tout ce qui s'y disait.
(Indignation dans la salle.)
Par une décision unilatérale, Staline avait également évincé un autre homme du travail du Politburo : Andréi Andreievitch Andreiev. C'est là un des actes les plus débridés d'arbitraire.
Venons-en au premier plénum du Comité central qui a suivi le XIX° Congrès 1. Staline, dans son allocution au plénum, s'en est pris à Viatcheslav Mikhaïlovitch Molotov et à Anastase Ivanovitch Mikoïan. Il a laissé entendre que ces vieux militants de notre Parti s'étaient rendus coupables de crimes évidemment sans fondement. Il n'est pas exclu que si Staline était resté à la barre quelques mois de plus, les camarades Molotov et Mikoïan n'auraient pas prononcé de discours au présent Congrès.
Staline avait, de toute évidence, le dessein d'en finir avec tous les anciens membres du Bureau politique. Il avait souvent déclaré que les membres du Bureau politique devraient être remplacés par des hommes nouveaux.
Sa proposition, formulée après le XIX° Congrès et portant sur l'élection de vingt-cinq personnes au Présidium du Comité central, visait à l'élimination des anciens membres du Bureau politique et à l'entrée de personnes moins expérimentées, qui l'auraient encensé de toutes les manières.
On peut supposer que cela avait aussi pour objet la liquidation future des anciens membres du Bureau politique, ce qui aurait permis de recouvrir d'un voile de silence tous les actes honteux de Staline, actes que nous étudions à présent.
Camarades! Afin de ne pas répéter les erreurs du passé, le Comité central s'est déclaré résolument contre le culte de l'individu. Nous considérons que Staline a été encensé à l'excès. Mais, dans le passé, Staline a incontestablement rendu de grands services au Parti, à la classe ouvrière, et au mouvement international ouvrier.
Cette question se complique du fait que tout ce dont nous venons de discuter s'est produit du vivant de Staline, sous sa direction et avec son concours; Staline était convaincu que c'était nécessaire pour la défense des intérêts de la classe ouvrière contre les intrigues des ennemis et contre les attaques du camp impérialiste.
En agissant comme il l'avait fait, Staline était convaincu qu'il agissait dans l'intérêt de la classe laborieuse, dans l'intérêt du peuple, pour la victoire du socialisme et du communisme. Nous ne pouvons pas dire que ses actes étaient ceux d'un despote pris de vertige. Il était convaincu que cela était nécessaire dans l'intérêt du Parti, des masses laborieuses, pour défendre les conquêtes de la révolution. C'est là que réside la tragédie!
Camarades! Lénine avait souvent fait ressortir que la modestie devait être une des qualités essentielles d'un véritable bolchevik. Lénine lui-même était la personnification vivante de la plus grande modestie. Nous ne pouvons pas dire que nous avons suivi cet exemple de Lénine sous tous les rapports. Qu'il me suffise de rappeler que de nombreuses villes, usines et entreprises industrielles, des kolkhozes et des sovkhozes, des institutions culturelles, se sont vu octroyer par nous un titre - si je puis m'exprimer ainsi - de propriété personnelle. N'on-t-ils pas reçu, en effet, le nom de tel ou tel membre du gouvernement ou du Parti bien que tous fussent encore actifs et en parfaite santé. Plusieurs d'entre nous ont accepté de voir leurs noms donnés à diverses villes, à des entreprises, à des kolkhozes. Nous devons rectifier cela.
(Applaudissements.)
Mais nous devons le faire calmement et lentement. Le Comité central discutera de la question et examinera soigneusement le moyen d'éviter des erreurs et des excès. Je me souviens de quelle façon l'Ukraine vint à apprendre l'arrestation de Kossior. La station d'émission de Kiev avait l'habitude de commencer ses programmes ainsi : «Ici, Radio-Kossior». Quand, un jour, les programmes omirent de mentionner le nom de Kossior, tout le monde fut convaincu que Kossior devait être en difficulté, qu'il avait probablement été arrêté.
Si l'on venait aujourd'hui à prendre la décision de procéder à des changements de noms, les gens croiraient que les camarades dont des entreprises, des kolkhozes, des villes portent les noms ont également subi un mauvais sort et qu'ils ont été arrêtés.
(Mouvements dans la salle.)
L'autorité et l'importance d'un chef sont évaluées en fonction du nombre de villes, d'entreprises industrielles et d'usines, de kolkhozes et de sovkhozes qui portent son nom. N'est-il pas maintenant grand temps que nous éliminions cette «propriété privée» et «nationalisions» les usines, les entreprises industrielles, les kolkhozes et les svokhozes ?
(Rires. Applaudissements. Voix : « C'est juste! »)
Cette décision ne pourra qu'être favorable à notre cause. Après tout, le culte de la personnalité se manifeste aussi de cette manière.
Nous devrions examiner très sérieusement la question du culte de la personnalité. Aucune nouvelle à ce sujet ne devra filtrer à l'extérieur; la presse spécialement ne doit pas en être informée. C'est donc pour cette raison que nous examinons cette question ici, en séance à huis clos du Congrès. Il y a des limites à tout. Nous ne devons pas fournir des munitions à l'ennemi; nous ne devons pas laver notre linge sale devant ses yeux. Je pense que les délégués au Congrès comprendront et évalueront à leur juste valeur toutes les propositions qui leur seront faites.
(Applaudissements tumultueux.)
Camarades, nous devons abolir le culte de l'individu d'une manière décisive une fois pour toutes. Nous devons tirer des conclusions appropriées concernant le travail idéologique, théorique et pratique.
Il est donc nécessaire dans ce but :
1. De condamner et d'extirper, en bolcheviks le culte de l'individu, car il est étranger au marxisme-léninisme et nest pas en harmonie avec les principes relatifs à la direction du Parti et avec les normes de la vie du Parti. Nous devons également lutter inexorablement contre toutes tentatives qui tendraient à restaurer cette pratique d'une manière ou d'une autre.
Il nous faudra aussi mettre effectivement en pratique dans notre travail idéologique les thèses les plus importantes de la science marxiste-léniniste relatives au peuple, en tant que créateur de l'histoire et de tous les bienfaits matériels et spirituels de l'humanité, au rôle décisif du Parti marxiste dans la lutte révolutionnaire pour la transformation de la société, à la victoire du communisme.
Dans cet ordre d'idées, nous serons obligés d'examiner d'une façon critique, et nous plaçant sous un angle marxiste-léniniste, les idées erronées qui ont été largement répandues au sujet du culte de l'individu dans le domaine de l'histoire, de la philosophie, de l'économie et des autres sciences, ainsi que dans ceux de la littérature et des beaux-arts, et d'y apporter les corrections nécessaires. Il est indispensable qu'un nouveau manuel dhistoire de notre Parti rédigé conformément à l'objectivité scientifique marxiste, soit publié dans l'avenir immédiat, de même qu'un manuel sur l'histoire de la société soviétique, ainsi qu'un livre sur la guerre civile et la grande guerre patriotique.
2. Il faudra poursuivre d'une façon systématique et conséquente le travail accompli par le Comité central du Parti durant les dernières années. Les caractéristiques de ce travail ont été les suivantes : observation minutieuse dans toutes les organisations du Parti, de la base au sommet, des principes léninistes relatifs à la direction du Parti; observation surtout du principe essentiel de la direction collective ; observation des normes de la vie du Parti telles qu'elles sont décrites dans les statuts du Parti; et, enfin, large pratique de la critique et de l'autocritique.
3. Il faudra remettre en vigueur d'une manière complète les principes léninistes de la démocratie socialiste, tels qu'ils sont exprimés dans la Constitution de l'Union soviétique, et lutter contre l'arbitraire des individus qui abuseraient de leur pouvoir. Le mal occasionné depuis longtemps par des actes qui ne tenaient aucun compte de la légalité socialiste révolutionnaire, et qui étaient dus à l'influence négative du culte de l'individu, devra être complètement réparé.
Camarades! Le XX° Congrès du parti communiste de l'Union soviétique a rendu manifeste, avec une force nouvelle, l'inébranlable unité de notre Parti, sa cohésion autour du Comité central, sa détermination de réaliser une grande tâche : la construction du communisme.
(Applaudissements tumultueux.)
Le fait aussi de présenter dans toutes leurs ramifications les problèmes soulevés par le culte de l'individu, lequel est étranger au marxisme-léninisme, ainsi que ceux relatifs à la liquidation de ses conséquences, démontre la grande force morale et politique de notre Parti.
(Applaudissements prolongés.)
Nous sommes convaincus que notre Parti, armé par les Résolutions historiques du XX° Congrès, mènera le peuple soviétique vers de nouveaux succès, vers de nouvelles victoires, en suivant la voie tracée par Lénine.
(Applaudissements tumultueux et prolongés.)
Vive la bannière victorieuse de notre Parti le léninisme!
(Applaudissements tumultueux et prolongés qui s'achèvent par une ovation. Tous se lèvent.)
Documents annexes
au Rapport Khrouchtchev
Distribués aux congressistes
lors de la séance secrète
Note sur les documents
En complément et comme illustration du Rapport secret de Khrouchtchev, la direction du Parti fit distribuer à chaque délégué (durant la séance à huis clos, semble-t-il) une série de seize documents spécialement imprimés pour le Congrès. Ils ne furent pas alors autrement diffusés, et ni les comptes rendus du Congrès parus au jour le jour dans la Pravda, ni le compte rendu sténographique des débats publié par la suite n'en firent mention.
Le 30 juin 1956, Kommunist, n° 9 - la revue doctrinale du PCUS - publiait dix de ces documents, et ils furent édités en juillet dans un tirage à part à 1.000.000 d'exemplaires. Il y était dit que, par décision du Comité central du Parti, ces «documents léninistes» avaient été portés à la connaissance des délégués au XX° Congrès, et mis en circulation dans les organisations du Parti. C'était, continuait la notice, en accord avec les instructions du Comité central que Kommunist procédait à cette édition 1.
De ces documents, plusieurs étaient connus en Occident, et d'abord, le plus important d'entre eux - les deux notes désignées sous le nom de «Testament de Lénine». On trouvera plus loin l'histoire mouvementée de la publication de ce texte aujourd'hui illustre. Trois autres documents avaient été publiés : l'article de Lénine en trois parties sur la question nationale (ici documents XI, XII et XIII) a été reproduit dans Richard Pipes, The Formation of the Soviet Union (p. 273-277) et dans Léon Trotski, La Révolution défigurée (p. 289-290). Trotski, dans le même ouvrage, avait publié la lettre que Lénine lui avait envoyée le 5 mars 1923 (p. 92; ici document XIV; voir aussi B. Souvarine, Staline, aperçu historique du bolchevisme, p. 292) ainsi que la lettre (de Fotieva à Kamenev (p. 93 ; ici document xv).
D'autre part, Trotski avait très exactement rendu le sens de la lettre de Lénine au Congrès, en date du 23 décembre 1922 (document II), et Max Eastman (Depuis la mort de Lénine, p. 23) avait donné le contenu de la lettre de Trotski à Staline et aux autres membres du Comité central (document x).
Ces rappels sommaires n'ont pas pour but un vain étalage d'érudition. Ils sont là pour détruire une légende que la révision stalinienne de l'histoire avait fini par implanter jusqu'en Occident - à savoir qu'on ne devait faire aucune confiance à ce qui avait été écrit sur la révolution bolchevique, et notamment sur la mort et la succession de Lénine, par Trotski ou par des historiens ex-communistes.
LA PUBLICATION DU «TESTAMENT»
En 1923, Lénine, malade, écrivit à l'intention du XII° Congrès communiste, quelques notes donnant son opinion sur les questions brûlantes de l'heure. Il les confia à sa femme Kroupskaïa pour les faire lire à ce Congrès, le premier auquel il ne pouvait participer.
Espérant toujours un retour de Lénine à la santé et aux affaires du Parti et de l'État, Kroupskaïa s'abstint de communiquer ces papiers recélant les suprêmes pensées, les derniers conseils du «vieux». Le Congrès qui siégea du 17 au 25 avril n'en eut pas connaissance.
Après la mort de Lénine, en 1924, Kroupskaïa remit au Politburo lesdits papiers et proposa d'en donner lecture au XIII° Congrès qui commença ses travaux le 23 mai. Staline et la, majorité s'y opposèrent. Zinoviev et Kamenev étaient du nombre; ils venaient de mener, contre Trotski, une campagne de diffamation où leur procédé favori consistait à réveiller les querelles périmées datant d'avant la révolution afin d'opposer Lénine mort à Trotski vivant. Là révélation des notes ultimes de Lénine eût contrecarré leurs plans.
Par une trentaine de voix contre dix, le Comité central décida de passer outre aux intentions de Lénine, de ne pas porter les «notes» à la connaissance du Congrès, mais, par un détour astucieux, d'en communiquer le contenu à certains délégués choisis, réunis séparément, avec commentaires explicatifs : c'était une façon d'amortir le coup et d'éviter toute discussion générale où Trotski et ses amis eussent pu exercer leur influence.
On appela «Testament», dans les sphères supérieures du Parti, deux de ces notes qui traitaient du danger de scission dans les rangs communistes et formulaient des appréciations sur les principaux dirigeants destinés à succéder à Lénine. Le terme n'avait rien de juridique; il servait à différencier ces notes des autres. Il devint d'usage courant dans les milieux communistes proches de la direction.
Les allusions au «Testament» se multiplièrent au cours des controverses et des querelles qui déchirèrent le Parti et l'Internationale après la mort de Lénine, en 1925 et 1926. Les uns et les autres en citaient des phrases plus ou moins bien répétées, quelquefois résumées ou déformées par la transmission orale. Le Courrier socialiste des social-démocrates mencheviks exilés, qui paraissait alors à Berlin, en donna une version reconstituée tant bien que mal, mais très proche de la vérité. Max Eastman en cita des passages dans son livre, Depuis la mort de Lénine, écrit en 1925. Enfin, au plus fort des luttes de tendances, en 1926, Kroupskaïa, écurée des procédés de Staline, passa une copie du «Testament» à Préobrajenski qui le transmit aussitôt à B. Souvarine, à Paris, pour le rendre public.
Afin d'assurer la plus grande diffusion à ce document essentiel dont Staline et sa faction niaient effrontément l'existence, B. Souvarine s'entendit avec Max Eastman qui le traduisit en anglais et le publia le 18 octobre 1926 dans le New York Times et dans le New York Herald. B. Souvarine en fit la traduction française, qu'il donna à la Révolution prolétarienne, revue «syndicaliste communiste» (n° 23, novembre 1926), et qu'il reproduisit ensuite dans le Bulletin communiste (n° 16-17, janvier-mars 1927). Cette traduction est strictement littérale, au détriment du style, dont Lénine n'avait d'ailleurs nul souci, mais il s'agissait de serrer de très près le texte original qui n'est pas un modèle de prose russe.
Des controverses furieuses se déchaînèrent à Moscou autour de l'affaire. Staline et sa majorité eurent l'audace de démentir en public le «Testament» dont ils avaient dû donner lecture en privé dans les coulisses du XIII° Congrès. Soumis à une pression impitoyable et acculés à une position sans issue dans les conditions soviétiques, Kroupskaïa et Trotski désavouèrent Eastman et, eux aussi, ergotèrent à propos du «Testament», quitte à regretter amèrement plus tard une palinodie inutile. Après quoi, les discussions intestines reprirent de plus belle, avec références constantes au «Testament» soi-disant inexistant.
Le 23 octobre 1927, Staline lut des passages essentiels du «Testament» devant l'assemblée plénière du Comité central et de la Commission de contrôle. Son discours parut dans la presse soviétique et on le trouve en français dans la Correspondance internationale (n° 114, du 12 novembre 1927). A noter que Staline s'est ensuite censuré lui-même en insérant ce discours dans le recueil de ses uvres complètes, t. X, p. 172 (amputations faciles à constater). Enfin, le XV° Congrès décida, le 9 décembre 1927, de publier le «Testament», plus exactement de l'imprimer à l'usage d'un petit nombre. Le texte intégral en russe se trouve dans le Bulletin de la Conférence suivante du Parti (tenue entre deux Congrès). Staline ne décolérait pas contre Eastman et Souvarine et, dix ans plus tard, il les vitupère encore avec la grossièreté qui le caractérise dans son discours du 3 mars 1937 devant le Comité central, paru dans la Pravda, répété à la radio et publié en français dans la Correspondance internationale (n° 15, du 3 avril 1937).
Quand un incendie détruisit une partie de la documentation de Trotski, à Prinkipo, Souvarine aida à la reconstituer en envoyant notamment, parmi d'autres papiers, le texte russe du «Testament» communiqué par Kroupskaïa : il devrait donc se trouver encore dans les archives de Trotski.
Les seize documents
I. À L'USAGE EXCLUSIF DES ORGANISATIONS DU PARTI
J'ai transmis les notes que V. Ilitch m'a dictées durant sa maladie, du 23 décembre au 23 janvier, treize notes séparées. Ce nombre total ne comprend pas encore la note concernant le problème des nationalités (qui est entre les mains de Maria Ilitchna 1. Certaines de ces notes ont déjà été publiées (sur l'Inspection ouvrière et paysanne et sur Soukhanov 2). Parmi les notes inédites, il y a celles du 24-25 décembre 1922 et celle du 4 janvier 1923, qui contiennent des remarques personnelles sur certains membres du CC; Vladimir Ilitch a exprimé le désir formel que cette note soit soumise après sa mort au prochain Congrès du Parti pour son information 1.
N. Kroupskaïa.
Les documents mentionnés dans la déclaration de la camarade. N .K. Kroupskaïa et qui doivent être transmis à la Commission du plénum du CC furent reçus par moi le 18 mai 1924.
L. Kamenev.
Les « notes de Vladimir Ilitch mentionnées ci-dessus et transmises au camarade Kamenev sont toutes connues de moi et furent paraphées par Lénine pour être transmises au Parti.
N. Kroupskaïa, 18 mai 1924.
Fin du protocole.
S'étant familiarisée avec les documents qui furent transmis le 18 mai 1924 au camarade Kamenev par N.K. Kroupskaïa, la Commission du plénum du CC décida :
- De les soumettre au prochain Congrès du Parti pour information.
G. Zinoviev, A. Smirnov, M. Kalinine,
J. Staline, L. Kamenev, 19 mai 1924.
II. LETTRE DE LÉNINE RECOMMANDANT L'ÉLARGISSEMENT DU COMITÉ CENTRAL
J'aimerais beaucoup conseiller au Congrès d'entreprendre une série de changements dans notre organisation politique.
J'aimerais vous faire part de ces pensées que je considère comme absolument essentielles.
Je suggère, comme d'une importance primordiale, d'élargir la composition du Comité central à plusieurs douzaines, si possible même à cent membres. Il me semble que notre Comité central serait exposé à un grand danger, au cas où des événements futurs ne nous seraient pas favorables (et nous ne pouvons pas ne pas nous y attendre) si nous n'avons pas entrepris une telle réforme.
Ensuite, j'aimerais attirer l'attention du Congrès sur la proposition de donner, sous certaines conditions, un caractère législatif aux Résolutions du Gosplan, prenant en considération à cet égard la proposition du camarade Trotski, jusqu'à un certain point et sous certaines conditions.
En ce qui concerne le premier point, à savoir l'élargissement du CC, je suis d'avis que cet élargissement est nécessaire pour augmenter l'autorité du CC, pour augmenter l'efficacité de notre appareil, ainsi que pour prévenir les conflits entre petits groupes du CC qui affecteraient gravement le sort du Parti dans son ensemble.
Je pense que notre Parti a le droit d'exiger que 50 % des membres du CC soient des ouvriers, ce à quoi il ne peut renoncer sans amoindrir trop considérablement sa force.
Cette réforme constituerait le fondement d'une plus grande stabilité de notre Parti et l'aiderait dans sa lutte contre l'encerclement des nations hostiles, lutte qui, à mon avis, peut et doit grandement s'exacerber dans les quelques années à venir. Je pense que, grâce à une telle initiative, la stabilité de notre Parti augmenterait mille fois.
Lénine. 23 décembre 1922.
Dicté à M. Voloditcheva 1.
III. LE «TESTAMENT» DE LÉNINE
Par stabilité du Comité central dont j'ai parlé plus haut, j'entends des mesures contre la scission, dans la mesure où en général de telles mesures peuvent être prises. Car, évidemment, le réactionnaire (S.F. Oldenbourg, semble-t-il) avait raison qui, dans la Rousskaïa Mysl, premièrement tablait sur la scission de notre Parti dans son jeu contre la Russie soviétique et quand, deuxièmement, il tablait, pour cette scission, sur les plus sérieux désaccords dans le Parti.
Notre Parti s'appuie sur deux classes, et c'est pourquoi son instabilité est possible, et inévitable sa chute, si, entre ces deux classes, un accord ne peut être établi. Dans ce cas, il serait même inutile de prendre telle ou telle mesure, voire de délibérer de la stabilité de notre Comité central. Nulle mesure, dans un tel cas, ne se montrerait propre à prévenir la scission. Mais j'espère que c'est là un avenir trop lointain et un événement trop improbable pour en parler ici.
Ce que j'ai en vue, c'est la stabilité du Comité central comme garantie contre la scission dans le proche avenir, et j'ai l'intention d'examiner ici une série de considérations de caractère purement personnel.
Je crois que l'essentiel, dans la question de la stabilité vue sous cet angle, sont des membres du Comité central, tels que Staline et Trotski. Les rapports entre eux constituant, à mon avis, une grande moitié des dangers de cette scission que l'on pourrait éviter et qu'à mon avis l'augmentation du nombre des membres du Comité central à cinquante et même cent doit permettre, entre autres, d'éviter.
Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré dans ses mains un pouvoir immense, et je ne suis pas convaincu qu'il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. Dautre part, le camarade Trotski; comme l'a déjà démontré sa lutte contre le Comité central, à propos de la question du commissariat du Peuple aux voies de communications, ne se distingue pas seulement par les capacités les plus éminentes. Personnellement, il est certes l'homme le plus capable du Comité central actuel, mais il est excessivement porté à l'assurance et entraîné outre mesure par le côté administratif des choses:
Ces deux qualités des deux chefs les plus marquants du Comité central actuel peuvent involontairement conduire à la scission; si notre Parti ne prend pas les mesures pour la prévenir, cette scission peut se produire inopinément.
Je ne vais pas ensuite caractériser les autres membres du Comité central d'après leurs qualités personnelles. Je rappellerai seulement que l'épisode d'octobre de Zinoviev et de Kamenev n'a évidemment pas été occasionnel mais qu'il ne peut guère plus leur être personnellement reproché que le non-bolchevisme au camarade Trotski.
Quant aux jeunes membres du Comité central, je veux dire, quelques mots de Boukharine 1 et de Piatakov 2. Ils sont à mon avis, les plus marquantes parmi les forces jeunes et il faut, à leur égard, avoir en vue ce qui suit : Boukharine n'est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, et aussi légitimement considéré comme le préféré de tout le Parti, mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu'avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n'a jamais appris et je crois qu'il n'a jamais compris vraiment la dialectique).
Puis, Piatakov, incontestablement homme de volonté et de capacités les plus éminentes, mais inclinant trop à l'administration et au côté administratif des choses pour qu'on puisse s'en remettre à lui dans une question politique sérieuse.
Evidemment, l'une et l'autre remarques sont faites par moi seulement pour le moment présent, et à supposer que ces deux travailleurs éminents et dévoués ne trouvent l'occasion de compléter leurs connaissances et de modifier ce qu'ils ont en eux d'unilatéral.
25 décembre 1922.
P.-S. - Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C'est pourquoi, je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un bomme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c'est-à-dire qu'il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que, pour se préserver de la scission et du point de vue de ce que j'ai écrit plus haut des rapports mutuels entre Staline et Trotski, ce n'est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une importance décisive.
4 janvier 1923.
IV. LETTRE DE LÉNINE SUR L'INTRODUCTION DANS LE CC DE NOUVEAUX MEMBRES OUVRIERS POUR RÉFORMER L' APPAREIL D'ÉTAT
L'élargissement du CC à cinquante ou même cent membres devait viser, dans mon esprit, un double ou triple objectif : plus il y aura de membres du CC, plus il y aura de personnes qui connaîtront le travail du CC et moins il y aura de danger d'une scission à la suite d'une mesure imprudente. Le recrutement de nombreux ouvriers dans le CC aidera nos ouvriers à améliorer l'efficacité de notre appareil, qui est très mauvaise.
En réalité, nous avons hérité cela de l'ancien régime, car il était absolument impossible de le réorganiser complètement dans un aussi court laps de temps, spécialement en temps de guerre, ou de famine, etc. Ainsi, aux «critiques» qui soulignent sarcastiquement les défauts de notre appareil, on peut hardiment répondre qu'ils n'ont aucune idée des conditions de la révolution actuelle.
Une réorganisation efficace de l'appareil en cinq ans était absolument impossible, spécialement en période de révolution. C'est déjà suffisant qu'en cinq ans nous ayons réussi à créer un gouvernement d'un type nouveau dans lequel les ouvriers à la tête des paysans s'opposent à la bourgeoisie, et cela à un moment où nous sommes encerclés par un monde hostile; ceci fut un énorme résultat. Tout en étant conscients de cela, nous ne devons pas nous cacher cependant que c'est en réalité l'ancien appareil que nous avons repris, l'appareil du tsar et de la bourgeoisie.
Et maintenant, après que nous avons réalisé la paix et satisfait nos besoins élémentaires, nous devrions consacrer tous nos efforts à l'amélioration de l'efficacité de l'appareil. Je me décris cela de la manière suivante: plusieurs douzaines d'ouvriers dans la machinerie du CC seront plus capables que n'importe qui de s'occuper du contrôle de l'efficacité et de la transformation de notre appareil.
Il est devenu évident que l'inspection des ouvriers et paysans dont c'était originellement le rôle, est incapable de s'acquitter de cette fonction et ne peut être utilisée que comme un «auxiliaire» ou, sous certaines conditions, comme un assistant de ces membres du CC. Les ouvriers qui feraient partie du CC ne devraient pas à mon avis, être recrutés parmi ceux qui ont derrière eux une longue période de service dans l'appareil soviétique (dans cette partie de ma lettre, je mets de toute façon les paysans sur le même plan que les ouvriers, car ces ouvriers ont acquis certaines habitudes et certains préjugés que nous considérons particulièrement nécessaire de combattre).
Le personnel du CC devrait être largement recruté parmi les ouvriers qui sont au-dessous du niveau de ceux qui furent promus au cours des cinq dernières années à des postes dans l'appareil soviétique, et parmi ceux qui ne font pas partie - directement ou indirectement - de la catégorie des exploiteurs. Je crois que de tels ouvriers, une fois qu'ils assisteront à toutes les réunions du CC et à toutes les réunions du Politburo et lorsqu'ils auront l'occasion de lire tous les documents du CC, seront capables de créer les cadres de partisans loyaux du système soviétique; ils seront également capables, premièrement, d'augmenter la stabilité du CC lui-même et deuxièmement de travailler réellement à reconstruire l'appareil et à le rendre efficace.
26 décembre 1922.
Dicté à L. Fotieva 1.
V. LETTRE DE LÉNINE CONCERNANT L'ATTRIBUTION DE FONCTIONS LÉGISLATIVES AU GOSPLAN 2
Cette idée fut, il me semble, émise pour la première fois par le camarade Trotski. Je m'y suis opposé parce que je trouvais que, dans ce cas, il y aurait un manque total de liaison dans le système de nos institutions législatives. Mais après un examen attentif de la question, j'en suis néanmoins arrivé à la conclusion qu'elle contient une idée essentiellement saine, à savoir que le Gosplan est d'une certaine manière à l'écart de nos institutions législatives, malgré que cette assemblée d'individus compétents, d'experts et de représentants de la science et de la technologie, dispose en fait de toutes les données nécessaires pour apprécier la situation.
Jusqu'à présent, cependant, notre point de vue était que le Gosplan ne pouvait livrer à l'État que des matériaux soigneusement compilés permettant aux institutions d'État de décider des affaires de l'État. Je considère que dans la situation présente, alors que les affaires gouvernementales sont devenues particulièrement compliquées, et qu'il est constamment nécessaire de trancher des problèmes qui exigent les connaissances des experts du Gosplan et occasionnellement qui n'exigent pas ces connaissances, je considère qu'en ce moment nous devons prendre des mesures pour élargir les pouvoirs du Gosplan.
Je me représente ces mesures comme suit : les décisions du Gosplan ne peuvent pas être écartées par un processus gouvernemental régulier, mais nécessitent une procédure spéciale, comme la présentation de l'affaire devant une session du VTsIK 1, sa préparation en conformité avec des instructions spéciales accompagnées de règlements spéciaux et des notes indispensables pour pouvoir juger si une décision donnée du Gosplan devrait être abrogée, et finalement les décisions du Gosplan devraient être passées en revue à intervalles réguliers et fixes, etc.
Le concours du camarade Trotski dans cette affaire pourrait et devrait, à mon avis, être obtenu, mais non pas en ce qui concerne la nomination au poste de président du Gosplan d'un de nos dirigeants politiques ou du président du Conseil suprême de l'Economie nationale, etc. Il me semble que dans cette question la considération fondamentale est trop étroitement liée à des considérations personnelles. Il me semble que les objections couramment exprimées à l'égard du président du Gosplan, Krjijanovski 2 et du vice-président Piatakov sont de deux sortes :
D'une part, on les critique parce qu'ils sont trop insouciants, parce qu'ils ne s'imposent pas, parce qu'ils manquent de caractère, et, d'autre part, parce qu'ils sont soi-disant trop bizarres, parce qu'ils se conduisent comme des sergents-majors, parce qu'ils ne possèdent pas un bagage scientifique suffisant, etc.
Il me semble que ces critiques contiennent deux aspects de la question poussés à l'extrême et que nous avons besoin, au Gosplan, de l'habile combinaison de ces deux types à la fois, l'un représenté par Piatakov et l'autre par Krjijanovski.
A mon avis, le Gosplan devrait être dirigé par un homme à la formation scientifique, particulièrement en technologie et en agriculture, un homme ayant une grande expérience pratique, une expérience de plusieurs douzaines d'années dans les domaines de la technologie et de l'agriculture. A mon avis, un tel homme n'a pas tant besoin d'une telle capacité administrative que d'une large expérience et du pouvoir de diriger.
Lénine, 27 décembre 1922.
Dicté à M. Voloditcheva.
VI. SECONDE LETTRE DE LÉNINE SUR LE GOSPLAN
J'ai remarqué que certains de nos camarades qui sont en mesure d'influer de manière décisive sur les affaires d'Etat, mettent exagérément en relief le côté administratif de la question, qui, en temps et lieu, est évidemment indispensable, mais qui, cependant, ne devrait pas être erronément mis sur le même plan que la connaissance scientifique, la capacité de comprendre de larges réalités, les qualités de chef, le talent, etc.
Toute institution gouvernementale, et spécifiquement le Gosplan, exige l'heureuse combinaison de ces deux qualités; aussi, lorsque le camarade Krjijanovski me dit qu'il avait réussi à avoir Piatakov pour le travail au Gosplan et qu'ils étaient d'accord quant à la division du travail, en donnant mon consentement, je sentis au fond de moi-même d'une part certains doutes, mais j'imaginais d'autre part que nous pourrions réaliser la combinaison désirée des deux types de dirigeants gouvernementaux.
Mon espoir se réalisa-t-il? Pour l'affirmer, nous devons attendre un certain moment; nous devons, pendant un certain temps, le contrôler dans la pratique. En principe cependant, je pense, nous ne pouvons pas douter que le juste fonctionnement d'institutions gouvernementales exige absolument une combinaison de caractères et de types (hommes, qualités). A mon avis, dans ce cas-ci, l'exagération du côté administratif est tout aussi dommageable que toute exagération en général.
Le directeur d'une institution gouvernementale devrait posséder au plus haut degré les qualités de chef et de solides connaissances scientifiques et techniques, dans la mesure nécessaire pour contrôler le travail d'une personne. Cela est essentiel. Sans cela, aucun véritable travail ne peut être accompli. D'autre part, il doit savoir comment administrer et doit avoir à cet effet un assistant convenable, ou même des assistants. Il est douteux que nous trouvions la combinaison de ces deux qualités dans une seule personne; il est également douteux qu'une telle combinaison soit nécessaire.
Lénine, 28 décembre 1922.
Dicté à L. Fotieva.
VII. TROISIÈME LETTRE DE LÉNINE SUR LE GOSPLAN
Apparemment, le Gosplan est en train d'être complètement transformé en une commission d'experts. A la tête de cette institution, il devrait y avoir un homme ayant de grandes connaissances scientifiques dans le domaine de la technologie. La capacité administrative ne devrait être ici qu'un utile appoint. Le Gosplan, sans aucun doute, doit être jusqu'à un certain point indépendant et autonome, pourvu que les employés de cette institution soient honnêtes et cherchent honnêtement à exécuter notre plan de construction économique et sociale.
Aujourd'hui, évidemment, on ne trouve cette dernière qualité que dans des cas uniques parce que l'écrasante majorité des savants dont le Gosplan est naturellement formé est lourdement embarrassée de conceptions et de préjugés bourgeois. Le contrôle de ces gens, à cet égard, devrait être confié à plusieurs. individus qui peuvent constituer un Présidium du Gosplan; ces individus devraient être communistes et devraient contrôler journellement, au cours de l'exécution du travail, dans quelle mesure les savants bourgeois sont dévoués à la cause, s'ils se débarrassent de leurs préjugés bourgeois et aussi s'ils acceptent petit à petit le point de vue socialiste. Cette double activité - le contrôle scientifique accouplé à un travail purement administratif - est l'idéal vers lequel devraient tendre les dirigeants du Gosplan dans la nouvelle république.
Est-il logique de laisser le travail du Gosplan aux initiatives individuelles ou bien, devrions-nous plutôt tendre à la création d'un corps permanent de spécialistes soumis au contrôle systématique du Présidium du Gosplan; qui alors pourrait prendre des décisions quant à l'ensemble des problèmes de la compétence du Gosplan? A mon sens, la seconde décision est plus logique et nous devrions faire un effort pour limiter le nombre des problèmes spécifiques brûlants et importants.
Lénine, 29 décembre 1922.
Dicté à M. Voloditcheva.
VIII. TROISIÈME LETTRE DE LÉNINE SUR L'AUGMENTATION DU NOMBRE DES MEMBRES DU COMITÉ CENTRAL ET L'EMPLOI DE 'NOUVEAUX MEMBRES POUR RÉFORMER L'APPAREIL
En ce qui concerne l'augmentation du nombre des membres du CC, il est nécessaire, à mon avis, de résoudre - probablement avant tout - le problème du contrôle et de l'efficacité de notre appareil, qui n'est bon à rien. A cet effet, nous devrions avoir recours aux services de spécialistes hautement qualifiés; la tâche de fournir ces spécialistes incombe à l'Inspection ouvrière et paysanne.
Quant à savoir comment le travail de ces spécialistes du contrôle, qui ont aussi une instruction suffisante, sera coordonné avec le travail de ces nouveaux membres du CC, la pratique en décidera. Il me semble que l'Inspection ouvrière et paysanne (comme résultat de son développement et aussi comme résultat des doutes manifestés à l'égard de ce développement) a atteint un stade que nous observons maintenant, à savoir un stade de transition entre un commissariat populaire séparé et l'attribution de fonctions spéciales à des membres du CC. Cette transition est loin d'une institution qui inspecte absolument tout - d'un groupe consistant uniquement en quelques membres qui sont cependant des inspecteurs de grande classe, qui doivent être bien payés (ceci est particulièrement indispensable à notre époque où l'on doit payer pour tout et dans une situation où les inspecteurs ne sont employés que dans les institutions où ils sont le mieux payés).
Si le nombre des membres du CC est augmenté de façon adéquate et s'ils assistent chaque année à un cours d'administration des affaires gouvernementales, bénéficiant de l'aide de spécialistes hautement qualifiés et des membres de l'Inspection ouvrière et paysanne qui font autorité dans chaque sphère de leur activité - alors je crois que nous résoudrons heureusement ce problème qui a si longtemps attendu une solution.
Dès lors, au total : environ 100 membres du CC et pas plus de 400-500 assistants qui, en leur qualité de membres de l'Inspection ouvrière et paysanne, contrôlent, conformément à leurs directives.
Lénine, 29 décembre 1922.
Dicté à M. Voloditcheva.
IX. COMMUNICATION SUR LA TRANSMISSION AUX MEMBRES DU CC DES LETTRES DE LÉNINE SUR LA QUESTION NATIONALE
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Le parti communiste (bolchevik) de Russie,
Le Comité central,
Département du Bureau du secrétariat.
N° 12644; 16 avril 1923.
A tous les membres du CC/RPC,
Sur l'ordre du camarade Staline, nous vous envoyons les documents suivants pour l'information des membres du CC :
Lettre du camarade Trotski aux membres du CC;
Articles du camarade Lénine sur la question des nationalités, écrit à la fin de décembre 1922;
c) Une lettre de la camarade Fotieva au camarade Kamenev et sa réponse ;
d) Une lettre de la camarade Fotieva au camarade Staline;
e) La déclaration du camarade Staline.
L'assistant du secrétaire du CC
A.M. Nazaretian 1
X. LETTRE DE TROTSKI À PROPOS DE L'ARTICLE DE LÉNINE SUR LA QUESTION NATIONALE
Au camarade Staline, à tous les membres du CC/RPC.
J'ai reçu aujourd'hui la copie ci-jointe d'une lettre de la secrétaire personnelle du camarade Lénine, la camarade Fotieva, au camarade Kamenev sur la question des nationalités.
J'avais reçu l'article du camarade Lénine le 5 mars ainsi que trois notes du camarade Lénine dont je joins également les copies. J'avais, à l'époque, pris une copie de cet article, qui est un document d'une importance particulièrement fondamentale, et m'en suis servi comme base de mes corrections (que le camarade Staline a acceptées) des thèses du camarade Staline, ainsi que comme base de mon propre article sur la question des nationalités, article qui fut publié par la Pravda.
Cet article, comme je l'ai déjà dit, est d'une importance particulièrement fondamentale. Il contient également la condamnation de trois membres du CC. Aussi longtemps qu'une simple ombre d'espoir subsista que Vladimir Ilitch eût laissé des instructions concernant cet article au Congrès du Parti - auquel il était manifestement destiné, à en juger par son caractère et spécialement par la note de la camarade Fotieva - aussi longtemps j'ai évité de faire état de cet article.
Dans la situation actuelle - comme il ressort également de la lettre de la camarade Fotieva - il ne me restait d'autre ressource que de porter cet article à la connaissance des membres du Comité central, parce que, à mon avis, cet article n'a pas une importance moindre, du point de vue de la politique du Parti sur la question des nationalités, que l'article précédent sur la question des rapports entre le prolétariat et la paysannerie.
Si - sur la base de motifs intérieurs au Parti, dont la raison d'être est évidente - aucun membre du CC ne désire, d'une manière ou d'une autre, porter cet article à la connaissance du Parti, pour ma part je considérerai cela comme une décision de garder le silence, décision qui - à l'égard du Congrès du Parti - me déchargera de toute responsabilité personnelle quant à cet article.
N° 199/T; 16 avril 1923.
Annexes : lettre de la camarade Fotieva, trois notes et un article du camarade Lénine.
L. Trotski, 16 avril 1923.
Reçu à 20 h 10.
Pour contrôle: N. Lepechinskaïa 1.
XI. ARTICLE DE LÉNINE SUR LA QUESTION NATIONALE
(1er partie)
J'ai commis, je pense, une grave offense à l'égard des travailleurs de Russie en ne m'occupant pas avec suffisamment d'énergie et d'acuité de la fameuse question de l'«autonomisation», qui est officiellement appelée, je crois, question de l'union des républiques socialistes soviétiques.
Cet été, lorsque cette question fut soulevée, j'étais malade, puis, à l'automne, je fus trop confiant en mon rétablissement et je crus que je pourrais m'occuper de cette question au plénum d'octobre et de décembre. Cependant, je ne pus assister ni au plénum d'octobre (consacré à ce problème), ni au plénum de décembre; de sorte que cette question m'échappa presque entièrement.
Je réussis seulement à m'entretenir avec le camarade Djerjinski, qui était de retour du Caucase, et qui me rapporta comment cette question se présentait en Géorgie. Je réussis aussi à échanger quelques mots avec le camarade Zinoviev et lui fis part de mon anxiété concernant cette question. Ce que j'appris du camarade Djerjinski, qui était à la tête de la commission envoyée par le Comité central pour «enquêter» sur l'incident de Géorgie ne fit qu'augmenter mes craintes. Si les choses allèrent si loin que Ordjonikidze put perdre son sang-froid jusqu'à recourir à la violence physique, comme me le raconte le camarade Djerjinski, alors on peut s'imaginer dans quel marécage nous étions tombés. Evidemment, toute l'entreprise de l'«autonomisation» était fondamentalement fausse et inopportune.
On dit que nous avons besoin de l'unité de l'appareil. D'où viennent ces affirmations? N'était-ce pas de ce même appareil russe que, comme je l'ai déjà fait remarquer dans un des précédents numéros de mon journal 1, nous avons hérité du tsarisme et que nous avons seulement oint superficiellement de la sainte huile soviétique? Sans aucun doute, nous aurions dû attendre, pour prendre ces mesures, que nous pussions nous porter garants de l'appareil comme de notre propre appareil. Et maintenant nous devrions dire en conscience exactement le contraire, à savoir que nous appelons nôtre un appareil qui nous est en fait étranger et qui est une décoction bourgeoise et tsariste que nous n'avions pas eu l'occasion de subjuguer durant les cinq dernières années, en l'absence d'aide [apportée par une révolution dans] d'autres pays et étant donné les pressions débordantes de l'«affaire» de la guerre et de la lutte contre la famine.
Dans ces conditions, la liberté des nationalités de se «retirer de l'Union» prévue dans la Constitution et à laquelle nous nous référons ne s'avérera qu'un chiffon de papier impuissant à défendre les minorités en Russie contre l'invasion de ces vrais Russes, chauvins grands-russiens, lâches et tortionnaires par essence comme l'est le bureaucrate russe type. Il ne fait pas de doute que l'infime pourcentage de travailleurs soviétiques et soviétisés noiera cette marée chauvine de la racaille grand'russienne comme une mouche dans le lait.
Pour la défense de cette mesure, on prétend que les commissariats du Peuple qui traitent des questions des sentiments nationaux et de l'éducation nationale sont autonomes. Mais ici la question se pose de savoir s'il est possible de garder complètement la séparation de ces commissariats (du contrôle du centre) et si nous nous sommes suffisamment souciés de prendre des mesures qui défendent réellement les peuples d'autres nationalités de la «Derjimorda 1» russe. Je pense que nous avons omis de prendre de telles mesures comme nous l'aurions dû et comme nous l'aurions pu. Je pense que la hâte et l'entraînement bureaucratique de Staline a joué ici un rôle fatal, ainsi que son irritation à l'égard du fameux «social-chauvinisme». En général, l'emportement joue le pire des rôles en politique. Je crains que le camarade Djerjinski également, lorsqu'il s'est rendu dans le Caucase pour enquêter sur l'affaire des «crimes» de ces «social-chauvins», ne se soit uniquement distingué par son attitude cent pour cent russe (il est de notoriété publique que les non-Russes russifiés ont toujours tendance à exagérer leurs attitudes 100 % russes) 1. L'impartialité de la commission tout entière est suffisamment mise en évidence par les «exploits» d'Ordjonikidze dans l'emploi de la force. Je pense qu'aucune provocation et aucune injure ne peuvent justifier de pareils actes et que le camarade Djerjinski a commis une faute irréparable en traitant à la légère de pareils actes.
Pour tous les autres citoyens du Caucase, Ordjonikidze représentait le gouvernement. Ordjonikidze n'avait pas le droit de se laisser aller à des impulsions comme celles que lui et Djerjinski invoquent pour s'excuser. Tout aux contraire, Ordjonikidze avait le devoir de faire preuve du sang-froid qu'on ne peut exiger d'un simple citoyen et encore moins de quelqu'un qui est accusé de «crime politique». Après tout les «social-chauvins » étaient en fait des citoyens accusés de crime politique, comme toutes les circonstances le démontrent.
Et ainsi, nous en arrivons à une importante question de principe : que doit-on entendre par internationalisme?
Lénine.
XII. ARTICLE DE LÉNINE SUR LA QUESTION NATIONALE
(2° partie)
J'ai déjà écrit, dans mes travaux sur la question nationale, qu'une définition abstraite de la question des nationalités en général est sans valeur. Il est indispensable de faire la distinction entre le nationalisme d'une nation qui opprime et celui d'une nation opprimée, entre le nationalisme d'une grande nation et celui d'une petite nation. En ce qui concerne le second type de nationalisme, nous, nationaux d'une grande nation, avons presque toujours été coupables, au cours de l'histoire, d'une quantité infinie d'oppressions et, qui plus est, nous ne nous rendons pas compte que nous commettons un nombre infini d'actes de coercition et d'abus. Qu'il me suffise de rappeler ma propre expérience sur la Volga pour montrer avec quel mépris nous traitions les non-Russes : en traitant toujours un Polonais de «Polak» (Poliatchichka) et en ridiculisant un Tartare en l'appelant «Prince», un Ukrainien «Khokhol», un Géorgien ou un autre Caucasien en les appelant « Kapkazski ».
Aussi, l'internationalisme venant d'un oppresseur ou d'une soi-disant « grande » nation (même si elle n'est grande que par la violence de son oppression, grande comme une « Derjimorda » est grande) ne doit pas se borner à être une affirmation formelle de l'égalité des nations, mais doit consister en une égalité par laquelle l'oppresseur, la grande nation, compense l'inégalité qui existe en fait dans la vie. Celui qui ne comprend pas cela ne comprend décidément rien à l'attitude du prolétariat dans la question nationale. En fait, il garde une conception bourgeoise et ne peut manquer de retomber dans une attitude bourgeoise.
Qu'est-ce qui est important pour le prolétariat? Pour le prolétariat, il est non seulement important, mais indispensable, de gagner le maximum de confiance de la part des autres nationalités pour la lutte de classe prolétarienne. Et qu'est-ce que cela suppose? Cela suppose plus qu'une simple égalité formelle. Cela suppose que le prolétariat compense, d'une façon ou d'une autre, par son comportement ou par ses concessions à l'égard des autres nationalités, cette méfiance, ces soupçons, ces insultes qui leur furent infligés dans le passé par le gouvernement de la « grande » nation.
Je suppose que, pour un bolchevik, pour un communiste, il n'est pas nécessaire d'insister là-dessus. Et je crois que dans ce, cas particulier, en ce qui concerne la nation géorgienne, nous avons affaire à un exemple typique, qui exige de notre part une attention, une compréhension et une générosité particulières.
Le Géorgien qui néglige ce côté de l'affaire et accuse les autres de « social-chauvinisme » (alors que lui-même est non seulement un véritable «social-chauvin», mais un goujat brutal au service d'une grande puissance), ce Géorgien, au fond, attente aux intérêts de la solidarité de classe prolétarienne. Car rien n'entrave le développement et le renforcement de la solidarité de la classe prolétarienne comme une injustice nationale. Il n'y a rien à quoi les membres d'une nation opprimée soient plus sensibles qu'au sentiment d'égalité et à sa violation par leurs camarades prolétariens - même si cette violation n'est due qu'à un manque de tact ou prend la forme d'une plaisanterie blessante. C'est pourquoi, dans des cas pareils, il est préférable de pécher par excès, d'être trop généreux à l'égard des minorités nationales que pas assez.
C'est pourquoi, dans ce cas, les intérêts fondamentaux de la lutte prolétarienne exigent aussi bien que nous tenions toujours compte de la différence indispensable qui devrait exister dans les rapports entre le prolétariat d'une nation opprimée (petite) et le prolétariat d'une nation qui opprime (ou grande).
Lénine, 31 décembre 1922.
Dicté à M. Voloditcheva.
Pour copie conforme: N. Lepechinskaïa.
XIII. ARTICLE DE LÉNINE SUR LA QUESTION NATIONALE
(3° partie)
Quelles mesures pratiques peut-on prendre dans la situation actuelle ?
Premièrement, nous devrions maintenir et renforcer l'Union des républiques socialistes, cela ne fait pas de doute. Nous en avons besoin, comme le prolétariat communiste du monde entier en a besoin dans sa lutte contre la bourgeoisie internationale et dans la défense contre ses machinations.
Deuxièmement, nous devrions maintenir l'Union des républiques socialistes sous le rapport de l'appareil diplomatique. Il faudrait relever ici que cet appareil est tout à fait exceptionnel dans l'appareil gouvernemental. Nous avons exclu tous les membres de l'ancien appareil tsariste qui eurent autrefois la moindre influence. Ici, l'appareil tout entier, dans la mesure où il possède la moindre influence, fut formé de communistes. Pour cette raison, l'appareil diplomatique s'est acquis (nous pouvons hardiment le dire) la réputation d'un appareil communiste qui a été éprouvé et purgé de l'ancienne influence tsariste bourgeoise et petite-bourgeoise, à un degré incomparablement plus haut que celui atteint dans l'appareil dont nous devons nous satisfaire dans les autres commissariats du Peuple.
Troisièmement, le camarade Ordjonikidze doit être puni d'une façon exemplaire (je dis ceci avec regret, d'autant plus que j'appartiens moi-même au cercle de ses amis et que j'ai travaillé avec lui à l'étranger, dans l'émigration). Il est également nécessaire d'examiner à nouveau tous les dossiers de la commission Djerjinski, afin de réviser cette énorme quantité de jugements injustes et de partis pris qu'ils contiennent sans aucun doute.
La responsabilité politique de toute cette campagne nationaliste grand-russienne devrait carrément être mise sur le dos de Staline et de Djerjinski.
Quatrièmement, nous devrions introduire les règles les plus rigoureuses dans l'emploi de la langue nationale dans les républiques des autres nations qui sont membres de notre Union; et nous devrions veiller à la stricte application de ces règles. Il n'y a pas de doute que, sous prétexte de l'unité des communications par chemin de fer, sous prétexte d'unité fiscale, etc., nous assisterons à un grand nombre d'abus de type essentiellement russe. Pour combattre ces abus, nous devons exercer une vigilance exceptionnelle; ceci s'ajoute aux qualités d'intégrité toute particulière exigées de ceux qui se dévouent à cette lutte.
Nous aurons besoin ici d'un code détaillé, qui ne pourra être compulsé, serait-ce même imparfaitement, que par les nationaux résidant dans une république donnée. Tout en faisant cela, rien n'empêche qu'au prochain Congrès des soviets nous envisagions le retour à la situation antérieure, c'est-à-dire que nous ne maintiendrons l'Union des républiques socialistes que dans le domaine des questions militaires et de la diplomatie, tandis que dans les autres domaines chacun des commissariats du Peuple sera complètement indépendant.
Nous devions garder à l'esprit que la division des commissariats du Peuple et le manque de coordination de leur travail à l'égard de Moscou et d'autres centres peuvent être palliés à un degré suffisant par l'autorité du Parti, pourvu qu'il soit fait usage de cette autorité avec une circonspection et une impartialité plus ou moins satisfaisante.
Le tort que pourrait faire à notre Etat un manque d'unité des appareils nationaux et de l'appareil russe est incomparablement moins grave, infiniment moins grave que cet autre tort qui nous est fait ainsi qu'au prolétariat international tout entier, aux centaines de millions de nationaux d'Asie qui, marchant sur nos traces, apparaîtront dans un proche avenir sur la scène de l'histoire.
Ce serait faire preuve d'un impardonnable opportunisme si, à la veille de l'apparition de l'Orient et à l'aube de son éveil, nous sapions à ses yeux notre autorité, ne fût-ce que par un manque de tact et par de légères injustices à l'égard de nos membres d'une autre race. La nécessité d'une solidarité contre l'impérialisme de l'Occident, qui défend le monde capitaliste, est une autre affaire. Ici, il ne fait pas de doute et je n'ai pas besoin de dire que j'approuve ces mesures sans réserve. C'est tout autre chose cependant, lorsque nous voyons que nous-mêmes nous adoptons un point de vue impérialiste dans nos relations avec les nations opprimées, même s'il ne s'agit que de points insignifiants; ceci sape complètement toute la sincérité de nos principes et de nos arguments lorsque nous combattons l'impérialisme. Et l'aube d'un nouveau jour dans l'histoire du monde sera précisément celle où s'éveilleront les peuples opprimés par l'impérialisme et où commencera le long, décisif et dur combat pour leur libération.
Lénine, 31 décembre 1922.
Pour copie conforme: N. Lepechinskaïa.
XIV. DERNIÈRE LETTRE DE LÉNINE À LÉON TROTSKI LUI DEMANDANT DE DÉFENDRE LES GÉORGIENS CONTRE STALINE ET DJERJINSKI
Copie destinée à être lue seulement (très secret)
Cher camarade Trotski,
Je vous demande instamment de prendre la défense de l'affaire géorgienne devant le CC du Parti. Actuellement cette affaire est en butte aux «persécutions» de Staline et Djerjinski, et je ne puis me fier à leur impartialité. Bien au contraire. Si vous acceptiez de prendre sur vous la défense de cette cause, je pourrais être tranquille. Si, pour certaines raisons, vous n'étiez pas d'accord pour le faire, renvoyez-moi, je vous prie, tout le dossier. Ce sera pour moi le signe que vous refusez.
Avec mes cordiales et fraternelles salutations.
Lénine, 5 mars 1923.
Dicté à M. Voloditcheva.
Pour copie conforme : M. Voloditcheva.
Au camarade Trotski,
Vladimir Ilitch m'a demandé, en plus de la lettre qui vous a été transmise par téléphone, de vous informer que le camarade Kamenev se rend en Géorgie mercredi. V. Ilitch voudrait savoir si vous ne désirez pas envoyer là-bas quelque chose.
M. Voloditcheva, 5 mars 1923.
XV. CORRESPONDANCE ENTRE FOTIEVA, KAMENEV ET STALINE CONCERNANT LE DERNIER ARTICLE DE LÉNINE
Lettre de la camarade Fotieva au camarade Kamenev (copie pour le camarade Trotski).
Léon Borisovitch,
Je vous transmets, en tant que président en fonction du Bureau politique, ce qui suit touchant notre conversation téléphonique.
Comme je vous en ai déjà fait part, le 30.12.22, Vladimir Ilitch a dicté un article sur la question nationale.
Cette question le tourmentant il s'apprêtait à intervenir lui-même à ce sujet au Congrès du Parti.
Peu de temps avant sa dernière rechute, il m'avertit qu'il publierait cet article, mais plus tard. Après cela, il tomba malade sans m'avoir donné l'ordre définitif.
V. Ilitch considérait cet article comme devant servir de directive et y attachait une grande importance. Sur son ordre il fut communiqué au camarade Trotski, à qui V. Ilitch avait confié la défense de son point de vue au Congrès du Parti, étant donné leur unité de vues sur cette question.
La seule copie de cet article que je possède est conservée, conformément aux ordres de Lénine, dans ses archives secrètes.
Je vous transmets ceci pour votre information.
La secrétaire personnelle du camarade Lénine,
L. Fotieva, 16 avril 1923.
Pour copie conforme : N. Lepechinskaïa. "
2. Lettre du camarade Kamenev au secrétariat du cc.
Il y a un moment, à 5 heures 35 minutes, j'ai reçu la note ci-jointe de la camarade Fotieva. J'envoie cette note au CC parce qu'elle ne contient rien qui soit de mon ressort personnel. A mon avis, le CC devrait immédiatement trancher par l'affirmative la question de la publication éventuelle de I:article de Vladimir Ilitch.
L. Kamenev, 16 avril 1923;
Pour copie conforme: N. Lepechinskaïa.
3. Lettre de la camarade Fotieva au camarade Staline.
Camarade Staline !
J'ai demandé aujourd'hui l'avis de Maria Ilinitchna sur la question de savoir si l'article de Vladimir Ilitch que je vous ai envoyé devrait être publié, étant donné que Vladimir Ilitch avait manifesté l'intention de le publier en rapport avec un discours qu'il voulait prononcer au Congrès.
A mon point de vue, je me contenterai seulement d'ajouter que V. Ilitch considérait que cet article n'était pas rédigé dans sa forme définitive ni prêt pour l'imprimeur.
L. Fotieva, 16 avril 1923 (21 h).
XVI. DÉCLARATION DE STALINE TRANSMISE AUX MEMBRES DU CC SUR LA SUPPRESSION DU DERNIER ARTICLE DE LENINE
Je suis très surpris que le camarade Trotski, qui a reçu dès le 5 mars de cette année les articles du camarade Lénine, lesquels, sans aucun doute, ont une portée fondamentale toute particulière, considère qu'il est admissible de garder son secret pendant plus d'un mois sans révéler le contenu de ces articles au Bureau politique ou au plénum du CC, si ce n'est la veille de l'ouverture du XII° Congrès du Parti. Le thème de ces articles - comme j'en fus informé aujourd'hui par des délégués au Congrès - fait l'objet de discussions, de rumeurs et de bavardages parmi les délégués; ces articles, comme je l'ai appris aujourd'hui, sont connus de gens qui n'ont rien de commun avec le CC; les membres du CC eux-mêmes ne peuvent s'informer qu'au moyen de ces rumeurs et de ces histoires, alors qu'il va de soi que le contenu de ces articles aurait dû d'abord être rapporté au CC.
Je pense que les articles du camarade Lénine devraient être publiés dans la presse. Il est seulement regrettable que - comme il ressort clairement de la lettre de la camarade Fotieva - ces articles ne puissent apparemment pas être publiés parce qu'ils n'ont pas été revus par le camarade Lénine.
Staline, 16 avril 1923 (22 h).
Chronologie
Cette brève chronologie ne donne pas toutes les dates principales de l'histoire du parti bolchevik et de la vie de Staline, mais offre uniquement quelques points de repère sur l'ascension politique de Staline et sa glorification.
1917 26 juillet-3 août (8-16 août) : VI° Congrès du parti bolchevik. Trotski devenu membre du Parti, entre au Comité central, auquel Staline appartient depuis 1912.
10(23) octobre : Le Comité central du parti bolchevik adopte la proposition de Lénine sur l'insurrection armée contre le gouvernement provisoire de Kerenski.
18(31) octobre : Zinoviev et Kamenev publient dans Novaïa Jizn leur déclaration contre l'insurrection armée.
25 octobre (7 novembre) : Prise du pouvoir par les bolcheviks à Petrograd. Formation du Conseil des commissaires du Peuple, sous la présidence de Lénine, avec Staline comme commissaire aux Nationalités.
1918 6-8 mars: vue Congrès du Parti.
13 mars : Trotski, nommé commissaire du Peuple à la Guerre, dirige désormais l'Armée rouge dans la guerre civile qui va durer jusqu'à la fin de 1920.
6 juin : Staline arrive à Tsaritsine où l'Armée rouge s'oppose aux Blancs, mais en octobre Trotski exige et obtient le rappel de Staline de ce front.
1919 18-23 mars : VIII° Congrès du Parti. Institution du Politburo (Bureau politique) formé seulement de cinq membres au début, dont Trotski et Staline.
1920 29 mars-5 avril: IX° Congrès du Parti.
25 avril 21 septembre : Guerre soviéto-polonaise, Staline représente le Parti au quartier général du front sud.
1921 8-16 mars : X° Congrès du Parti : interdiction des fractions.
1922 27 mars-2 avril : XI° Congrès du Parti.
3 avril : Staline devient secrétaire général du Comité central.
25-27 mai : Lénine subit une première attaque de paralysie.
11 juillet-15 décembre : Lénine reprend en partie son activité.
15-16 et 22-23 décembre : Aggravation de l'état de Lénine et deuxième attaque.
25-26 décembre : Lénine dicte une note confidentielle destinée au prochain Congrès du Parti, connue plus tard sous le nom de « Testament de Lénine ».
1923 4 janvier: Lénine dicte, un post-scriptum au «Testament» recommandant l'élimination de Staline de la fonction de secrétaire général.
10 mars : Lénine subit la troisième attaque.
17 -25 avril : XII° Congrès du Parti.
1924 16-18 janvier : XIII° Conférence nationale du Parti, dont la Résolution présentée par la « troïka » StalineZinoviev-Kamenev condamne Trotski.
21 janvier : Mort de Lénine.
23-31 mai : XIII° Congrès du Parti : triomphe de la «troïka » contre Trotski.
1925 15 janvier: Démission de Trotski du commissariat du Peuple à la Guerre.
10 avril : Changement de nom de la ville de Tsaritsine, qui devient Stalingrad.
27-29 avril : IV° Conférence nationale du Parti : conflit ouvert entre Staline d'une part et Zinoviev et Kamenev d'autre part.
18-31 décembre : XIV° Congrès du Parti. Défaite de l'opposition Zinoviev-Kamenev.
1926 6-9 avril: Séance plénière du Comité central. L'opposition unifiée (Trotski-Zinoviev-Kamenev) tente, en vain, l'attaque contre Staline.
14-23 juillet : Séance plénière du Comité central. Zinoviev est exclu du Bureau politique.
23-26 octobre : Séance plénière du Comité central. Trotski et Kamenev sont exclus du Bureau politique.
1927 21-23 octobre : Séance plénière du Comité central.
Trotski et Zinoviev sont exclus de cet organisme.
14 novembre : Trotski, Zinoviev et Kamenev sont exclus du Parti.
2-19 décembre : XV, Congrès du Parti : près d'une centaine des membres importants de l'opposition sont exclus du Parti.
1928 25 janvier : Trotski arrive en exil à Alma-Ata, alors que Zinoviev et Kamenev le dénoncent.
4-12 juillet: Séance plénière du Comité central. Staline entre en conflit avec la droite, dirigée par Boukharine.
1er octobre : Début du 1° Plan quinquennal : l'industrialisation rapide et la collectivisation forcée.
1929 18 janvier: Décision du Politburo d'expulser Trotski d'Union soviétique.
26 novembre : Trois leaders de la droite : Boukharine, Rykov et Tomsky publient leur autocritique et rejettent leurs « opinions erronées ».
21 décembre : A l'occasion du cinquantième anniversaire de Staline toute la presse soviétique consacre de nombreux articles ultra-élogieux à sa gloire.
27 décembre : Staline parle de « la politique de liquidation des koulaks en tant que classe ».
1930 26 juin-13 juillet: XVI° Congrès du Parti.
1934 25 janvier-10 février : XVII° Congrès du Parti dit « es Vainqueurs» où presque tous les orateurs rivalisent dans leurs panégyriques de Staline.
1er décembre : Assassinat de Kirov, chef du Parti à Léningrad.
Décret sur l'exécution immédiate des « terroristes ». 1935 15-18 janvier: Premier procès contre Zinoviev, Kamenev, etc., accusés de complicité dans l'assassinat de Kirov.
1936 18-24 août: Premier procès monstre contre Zinoviev.
Kamenev, etc. Seize condamnations à mort.
23 août : Suicide de Tomsky.
25 septembre : Iejov remplace Iagoda à la tête du NKVD, à la suite du télégramme envoyé de Sotchi le même jour par Staline.
1937 23-30 janvier : Deuxième procès monstre : Piatakov, Serebriakov et onze autres accusés sont condamnés à mort, alors que Radek est condamné à 10 ans de prison.
18 février : Suicide d'Ordjonikidze.
Février-mars : Séance plénière du Comité central qui donne un fort coup d'accélérateur à la grande purge.
11 juin : Communiqué sur l'exécution du maréchal Toukhatchevsky et plusieurs autres chefs de l'Armée rouge.
1938 2-13 mars: Troisième grand procès de Moscou qui se termine par la condamnation à mort de Boukharine, de Rykov et de plusieurs autres accusés.
1er octobre: Parution de L'Histoire du parti communiste (bolchevik) de l'URSS, dont Staline se dira plus tard l'auteur.
8 décembre : Béria remplace Iejov à la tête du NKVD.
1939 10-21 mars : XVIII° Congrès du parti communiste. 23 août : Conclusion du traité de non-agression soviéto-allemand.
1er septembre : Hitler envahit la Pologne et deux jours plus tard commence la Deuxième Guerre mondiale.
21 décembre : Soixantième anniversaire de Staline où se manifeste particulièrement « le culte de la personnalité ». (Staline est élu membre honoraire de l'Académie des sciences de l'URSS.)
1941 6 mai : Staline est nommé président du Conseil des commissaires du Peuple, à la place de Molotov.
22 juin : Agression hitlérienne contre l'Union soviétique.
30 juin : Formation du Comité de défense d'État sous la présidence de Staline, organisme chargé de diriger l'effort de guerre.
19 juillet : Staline nommé commissaire du Peuple à la Défense.
1942 6 mars : Décret du Présidium du Soviet suprême attribuant à Staline, commandant en chef des forces armées, le titre de maréchal de l'Union soviétique.
1944 20 juin : Staline reçoit la première médaille «Pour la défense de Moscou ».
29 juillet : Décret du Présidium du Soviet suprême attribuant à Staline l'ordre de la « Victoire ».
1945 26 juin : Staline reçoit le second ordre de la «Victoire» et le titre de héros de l'Union soviétique.
27 juin : Attribution à Staline du titre de généralissime de l'Union soviétique.
1947 Publication à Moscou de la Biographie abrégée de Staline, dont les auteurs sont les sommités officielles du marxisme-léninisme-stalinisme : G. Alexandrov, M. Mitine, P. Pospelov, M. Galaktionov, V. Kroujkov et V. Motchalov.
5 octobre : Communiqué sur la formation du Kominform.
1948 28 juin : Résolution du Kominform contre Tito.
1949 16-24 septembre : Procès et exécution de Rajk à Budapest.
7-14 décembre: Procès et exécution de Kostov à Sofia. 21 décembre : Le soixante-dixième anniversaire de Staline donne l'occasion d'une glorification sans précédent en URSS, dans les démocraties populaires et dans les partis communistes du monde entier.
1952 5-14 octobre : XIX° Congrès du parti communiste.
20 novembre-3 décembre : Procès et exécution de Slansky à Prague.
1953 13 janvier : Communiqué sur la découverte d'un «groupe de médecins terroristes» qui avaient pour but d'abréger la vie des dirigeants de l'Union soviétique.
5 mars : Mort de Staline.
4 avril : Réhabilitation des « médecins terroristes ».
Table
Histoire du Rapport secret 5
Rapport secret de N. Khrouchtchev 51
Documents annexes au Rapport 155
IMP. HÉRISSEY À ÉVREUX (EURE).
D.L. 1er TR. 1976 N° 3713 (17195).
1. Khrushchev Remembers, with an Introduction, commentary and notes by Edward Krankshaw, Londres, 1971, p. 344; édition française: Khrouchtchev, Souvenirs, Paris, Ed. Robert Laffont, 1971.
2. Op. cit., p. 345.
1. Khrushchev Remembers, op. cit., p. 347.
1. Khrushchev Remembers, op. cit., p. 349. Dans son discours prononcé le 27 octobre 1961 au XXII° Congrès, Khrouchtchev déclara qu'il avait tenu au XX° Congrès ce langage à ses interlocuteurs : «Si vous vous opposez à ce que cette question soit soulevée, alors nous demanderons l'avis des délégués au Congrès.»
1. Jacques Duclos, Mémoires, vol. IV : 1952-1958. Dans la mêlée, Paris, Fayard. 1972. p. 241.
1. Entretien de l'auteur le 21 mars 1958 avec Eugenio Reale, qui avait entendu ces propos de la bouche de Scoccimaro.
2. Giorgio Bocca, Palmira Togliatti, Rome, 1973, p. 602.
1. Svetlana Alliluyeva, Only One Year, New York, 1969, p. 161.
2. S. Voukmanovitch-Tempo, «Révolution en marche». Mémoires en serbe. Belgrade. 1971. p. 253.
1. Charles Bohlen, Witness to History, New York, 1973, p, 396-398.
1. Reinhard Gehlen, L'Organisation Gehlen-Mémoires, Paris, Fayard-Presses de la Cité, 1972, p. 203-204., Le diplomate américain, William R. Tyler, ancien secrétaire d'Etat adjoint aux Affaires européennes, écrit à ce sujet dans sa lettre du 4 octobre 1975 : «De toute façon, les revendications du général Gehlen dans ses mémoires sont dénuées de tout fondement. »
2. Charles Bohlen, op. cit., p,. 398.
3. Khrushchev Remembers, op. cit., p. 351. (Bohlen précise que Khrouchtchev en plaisantant indiquait 100 dollars comme prix de vente.)
1. S. Voukmanovitch-Tempo, op. cit., p. 255-256. (Dans ses Mémoires, Duclos ne mentionne ni cet entretien qui eut lieu en sa présence, ni les funérailles de Bierut au cours desquelles il prit pourtant la parole au nom du PCF. Par contre il se rappelle que pendant le XX° Congrès Marcel, Willard mourut à Paris et lui consacre deux pages.)
1. Khrushchev Remembers, «The Last Testament», p. 201.
2. François Fejtö, Histoire des démocraties populaires après Staline, Paris. Ed. du Seuil, 1969, p. 91.
1. Charles Bohlen, op. cit., p. 399.
2. Selon la lettre de William R. Tayler : « La décision de publier le Rapport a été prise au plus haut niveau de notre gouvernement. »
1. Khrushchev Remembers, op. cit., p. 351.
2. Charles Bohlen, op. cit., p. 400.
3. Ibid., p. 401.
1. Le XX° Congrès du parti communiste de l'Union soviétique, en russe, Moscou, 1956, p. 498.
2. Louis Fischer, Russia Revisited, New York, 1957, p. 70.
3. Entretien de l'auteur avec Eugenio Reale. le 21 mars 1958.
1. Pravda, 2 juillet 1956.
1. L'Humanité, 19 juin 1956.
2. Pour plus de détails sur l'attitude du PCF face au Rapport, voir Philippe Robrieux, Thorez, vie secrète et vie politique, Paris, Fayard, 1975, p. 448-475. Le Rapport Khrouchtchev a suscité, en France, deux prises de positions originales : alors que le personnage n° 1 du parti communiste, Maurice Thorez, a évité toute discussion grâce à la formule «Rapport attribué au camarade Khrouchtchev», le personnage n° 1 de la gauche intellectuelle, Jean-Paul Sartre, a qualifié sa publication de faute et de folie, au nom de cet argument : «Oui, il fallait savoir ce qu'on voulait, jusqu'où l'on voulait aller, entreprendre des réformes sans les claironner d'abord, mais les faire progressivement. De ce point de vue, la faute la plus énorme a probablement été le Rapport Khrouchtchev, car, à mon avis, la dénonciation publique et solennelle, l'exposition détaillée de tous les crimes d'un personnage sacré qui a représenté si longtemps le régime est une folie quand une telle franchise n'est pas rendue possible par une élévation préalable, et considérable, du niveau de vie de la population ... Mais le résultat a été de découvrir la vérité pour des masses qui n'étaient pas prêtes à la recevoir. Quand on voit à quel point, chez nous, en France, le rapport a secoué les intellectuels et les ouvriers communistes, on se rend compte combien les Hongrois, par exemple, étaient peu préparés à comprendre cet effroyable récit de crimes et de fautes, donné sans explication, sans analyse historique: sans prudence » (L'Express, 9 novembre 1956).
1. Le Quotidien du peuple, 5 avril 1956.
2. «VIII° Congrès national du PC chinois », recueil de documents, édité par les Cahiers du communisme; supplément de janvier 1957, p. 9, 66 et 251.
3. Khrushchev Remember., « The Last Testament », p. 250-251.
1. Débat sur la ligne générale du mouvement communiste international, Pékin, 1965, p. 65.
2. Ibid., p. 68.
1. Daily Worker, 6 juin 1956; reproduction in La Campagne antistalinienne et l'Internationale communiste, Paris, 1959.
2. Mao Tsé-toung, Le Grand Livre rouge, écrits, discours et entretiens, 1949-1971. Paris, Flammarion, 1975, p. 125.
3. Ibid., p. 32.
1. Bertram D. Wolfe, Khrushchev and Stalin's Ghost, New York, 1957, p. 67.
1. Alexandre Soljenitsyne, L'Archipel du Goulag, 1918-1956, première et deuxième parties, Paris, Ed. du Seuil, 1974, p. 133.
1. Litteratournaya Gazeta, 24 mai 1959.
1. Alexandre Soljénitsyne, Le Chêne et le Veau, Paris, Ed. du Seuil, 1975, p. 19.
1. Roy Medvedev, Le Stalinisme : origines, histoire, conséquences, Paris, Ed. du Seuil, 1972.
2. Alexandre Nekritch, L'Armée rouge assassinée - 22 juin 1941, Paris, Grasset, 1968.
1. Khrushchev Remembers, op. cit., p. 33.
2. Ibid., « The Last Testament », p. 77.
1. Partiinaia Jizn, n° 20, octobre 1967, p. 55.
2. Voici un seul exemple : Histoire du parti communiste (bolchevik) de l'URSS (Précis), dont Staline se disait l'auteur, a été tiré en URSS à plus de quarante millions d'exemplaires et édité en quarante-sept langues parlées en URSS.
1. Histoire du parti communiste de l'Union soviétique, Moscou, 1960, p. 584-585.
1. Histoire du parti communiste de l'Union soviétique, en russe, vol. IV, Moscou, 1971, p. 509-510.
2. Histoire du parti communiste de l'Union soviétique, Moscou, 1960, p. 627-628.
3. Histoire du parti communiste de l'Union soviétique, en russe, vol. V, Moscou, 1970, p. 143.
1. Philippe Robrieux, Maurice Thorez : vie secrète et vie publique, Paris, Fayard, 1975, p. 466.
2. George Orwell, 1984. Paris, Gallimard, 1950, p. 71.
1. Ecrivain et homme politique allemand (1849-1927), membre du parti socialiste, député du Reichstag en 1877-1878 et 1890. En 1918-1919, président du gouvernement du Wurtemberg. A publié deux livres : La Révolution française 1789-1804 et Histoire de la révolution allemande de 1848.
2. Fondée vers 1835 à Paris par les Allemands émigrés ou exilés, la Ligue des justes, société secrète avec laquelle Marx et Engels étaient entrés en contact en 1845, prit en 1847 le nom de Ligue des communistes. C'est pour elle que fut écrit le Manifeste des communistes.
3. 1825-1864. L'un des fondateurs du parti socialiste allemand. Marx le détestait.
1. Cette lettre est appelée communément : «Testament de Lénine». On en trouvera le texte et l'histoire en annexe du Rapport Khrouchtchev.
1. Récit peu exact. Le secrétariat, dirigé par Staline, avait soigneusement sélectionné les 1.164 délégués, parmi lesquels il réussit à ne pas faire figurer Trotski, bien quil fût membre du Bureau politique. Malgré ce tri sévère qui assurait l'unité à 100 % du Congrès, le «Testament» ne fut communiqué qu'à un petit nombre de délégués, désignés par Staline et réunis à part. Quand le «Testament» fut publié en Occident, en 1926, grâce à deux communistes dissidents, Boris Souvarine et Max Eastman, Staline obtint, sous la menace, que Trotski et Kroupskaïa écrivissent dans la Pravda qu'il s'agissait d'un faux.
1. Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa (1869-1939) adhéra en 1895 au Cercle socialiste de Saint-Pétersbourg auquel appartenait Lénine; déportée en même temps que lui en 1896, elle devint sa femme. En 1901, elle le rejoignit à l'étranger et ne se sépara plus de lui. Après la victoire bolchevique, elle travailla au commissariat à l'Instruction publique. Après la mort de Lénine, elle se rallia à l'opposition contre Staline, mais la désavoua bientôt. Membre de la Commission de contrôle en 1924, elle figura comme membre du CC de 1927 à sa mort.
2. Léon Borisovitch Kamenev (1883-1936) entra au Parti en 1901, alors qu'il était étudiant, et fut un bolchevik de la première heure. Arrêté une première fois en 1902, et contraint à l'exil, il milita tantôt à l'étranger, tantôt clandestinement en Russie. En exil depuis 1908, il fut envoyé par Lénine en Russie au début de 1914 pour diriger la Pravda et le groupe bolchevik de la Douma. Arrêté en novembre 1914, jugé et condamné en 1915, il est envoyé en Sibérie. De retour à Pétrograd après la révolution de février 1917, il entra au CC du Parti dont il restera membre jusqu'en 1927. Hostile au coup de force, démissionnaire un moment du CC, il cumula bientôt plusieurs fonctions importantes : président du Soviet de Moscou, vice-président du Conseil des commissaires du Peuple, membre du Politburo. A la mort de Lénine, il fut l'allié de Staline et de Zinoviev, puis cette «troïka » se désagrégea, ce qui lui valut d'abord d'être envoyé comme ambassadeur en Italie, puis exclu du Parti en décembre 1927. Il fit son autocritique, fut réintégré dans le Parti, dont il devait être chassé à nouveau pour être arrêté et condamné à cinq ans de prison en janvier 1935. Il fut jugé une seconde fois lors du procès monstre d'août 1936 et fusillé.
1. C'est la première fois qu'il est fait mention de cette lettre. Elle montre que Staline commença à harceler Kroupskaïa juste après la seconde attaque de Lénine (16 décembre 1922). Il continua de le faire systématiquement jusqu'à la mort de Lénine.
2. Gregory E. Zinoviev (1883-1936), entré au Parti en 1901, bolchevik dès 1903, membre du Comité du Parti pour Saint-Pétersbourg en 1905, membre du CC de 1907 à 1927. Prit part avec Lénine aux conférences socialistes internationales de Zimmerwald et de Kienthal. Il rentra avec Lénine en 1917 traversant l'Allemagne impériale. Adversaire du coup de force d'octobre 1917, il fut président du Soviet de Petrograd, membre du Politburo, président de l'Internationale communiste de 1919 à 1926. Après la mort de Lénine, il fit bloc d'abord avec Staline, puis entra en conflit avec lui et fut exclu du Parti en 1927. Il fit son autocritique l'année suivante, fut réintégré, puis exclu à nouveau, arrêté et condamné (à huis clos) en janvier 1935 à dix ans de prison pour participation à l'assassinat de Kirov! En août 1936, il était jugé une seconde fois, condamné à mort et exécuté.
1. L'existence de cette lettre était connue grâce aux mémoires de Trotski (Ma vie), mais c'est la première fois que le texte complet en est publié. Lénine devait avoir sa troisième attaque le 10 mars.
1. Le XVII° Congrès fut réuni du 26 janvier au 10 février 1934. C'est lors de ce Congrès que Khrouchtchev entra au Comité central et devint ainsi membre de l'équipe dirigeante.
1. Calomnie stalinienne. Trotski fut le premier à préconiser l'industrialisation et la collectivisation des terres. Staline n'a fait que reprendre ses idées
2. Curieuse conception de la «lutte idéologique» : dès janvier 1928, les représentants de la minorité étaient déportés en Sibérie. Trotski fut exilé peu après, Zinoviev et Kamenev jetés en prison.
1. La formule «l'ennemi du peuple » n'est pas de Staline. Elle figure dans le décret signé, entre autres, par Lénine, Trotski et Staline et publié le 11 décembre 1917. Il mettait hors la loi le parti constitutionnel démocrate (Cadet). On lisait : «Les chefs du parti Cadet, parti des ennemis du peuple, doivent être arrêtés et remis au tribunal révolutionnaire» Lénine appliquait cette formule contre les Cadets et les SR (socialistes révolutionnaires). Staline l'étendit aux communistes eux-mêmes
1. Khrouchtchev s'en tient au récit qu'on lit dans l'Histoire du PC (b) de l'URSS, écrite sous la direction de Staline. «Le 18 octobre, le journal menchevik Novaïa Jizn (Vie nouvelle) publiait une déclaration de Kamenev et de Zinoviev sur la préparation par les bolcheviks d'une insurrection qu'ils considéraient, eux, comme une aventure. Ainsi, Kamenev et Zinoviev révélaient à l'ennemi que le Comité central avait décidé de déclencher l'insurrection, de l'organiser à bref délai. C'était une trahison » (op. cit., éditions en langues étrangères, Moscou, 1949, p. 228). La phrase de Lénine citée au paragraphe suivant du rapport est extraite de ce même ouvrage. Ce récit contient au moins une erreur, qui, de la part de Staline, voulait être une calomnie et que Khrouchtchev maintient : Novaïa Jizn n'était pas un journal menchevik, c'est-à-dire socialiste. Un premier journal avait été fondé sous ce titre en 1905, avec la collaboration de Lénine, Gorki, Krassine, Olminski. Il eut vingt-huit numéros. Gorki, qui ne fut jamais menchevik, reprit le titre en avril 1917. Le journal publia (d'abord à Petrograd, puis à Moscou) des articles de socialistes internationalistes et de bolcheviks en désaccord avec Lénine sur la tactique. Novaïa Jizn cessa de paraître en juillet 1918.
Le 10 octobre 1917, à la réunion du Comité central, Zinoviev et Kamenev votèrent contre la proposition de Lénine d'organiser l'insurrection; cette proposition n'en fut pas moins adoptée. Le lendemain, Zinoviev et Kamenev firent circuler dans toutes les organisations importantes du Parti une lettre où ils donnaient les raisons de leur vote. Le 16 octobre, le Comité central confirmant sa volonté de provoquer l'insurrection, Kamenev publia dans la Novaïa Jizn, le 18 octobre, en son nom et en celui de Zinoviev, l'article auquel il est fait ici allusion et dans lequel il affirmait qu'une insurrection serait une grave erreur
1. Mikhaïl V. Rodzianko (1859-1924), président de la troisième et de la quatrième Douma, un des leaders de la révolution démocratique de février 1917; il y joua un rôle de premier plan durant quelques jours, puis disparut de la scène politique. Lénine et d'autres bolcheviks fabriquèrent de toutes pièces une histoire selon laquelle il aurait inspiré en coulisse des forces réactionnaires qui influencèrent la politique du gouvernement provisoire en 1917.
2. Alexandre Kerenski (1881-1970), député à la Douma en 1912, leader des «troudoviks» (travaillistes), proches des socialistes révolutionnaires, il fut ministre de la Justice et de la Défense nationale après février 1917, puis président du gouvernement provisoire de juillet à octobre.
1. Créé en 1902, le parti socialiste révolutionnaire représentait l'aile populiste du mouvement socialiste russe, dans lequel il voulait entraîner les paysans. Les socialistes révolutionnaires avaient mené auprès de ceux-ci une propagande importante depuis 1890, et ils bénéficiaient d'une grande influence sur eux et sur les couches de l'intelligentsia en rapport avec la paysannerie (instituteurs, dirigeants de coopératives, médecins, etc.). Aux élections de novembre 1917 à l'Assemblée constituante, ils obtinrent une nette majorité (58 % des voix contre 25 % aux bolcheviks). Après la dissolution de l'Assemblée (janvier 1918) et la paix de Brest-Litovsk (23 février 1918), les socialistes révolutionnaires organisèrent à partir du printemps 1918 une série de soulèvements contre la dictature communiste (à Arkhangelsk, sur la Volga, en Sibérie et ailleurs)
1. C'est avant l'arrestation de Béria que fut ouverte la première enquête sur les actes terroristes de Staline. Le 4 avril 1953, les «médecins» prétendus assassins étaient libérés et, pour la première fois, il était fait allusion à l'emploi de la torture pour extorquer les aveux.
1. A s'en tenir aux sources officielles soviétiques, cette déclaration n'est pas tout à fait exacte. Le recueil le PC de l'Union soviétique d'après les Résolutions et décisions des Congrès, conférences et plénums du Comité central (publié par l'Institut Marx-Engels-Lénine-Staline en 1954) et la dernière version de l'Histoire du PC de l'Union soviétique (vol. V, p. 365, Moscou, 1970) font mention d'un plénum du CC en date du 27 janvier 1944, donc pendant la guerre. C'est alors que fut entérinée la décision de permettre aux différentes républiques de l'Union soviétique d'avoir leurs ministères des Affaires étrangères et celle de remplacer l'Internationale par le nouvel hymne soviétique.
1. Khrouchtchev aborde ici l'étude de la «grande purge». Mais il ne rapporte qu'une part de la réalité. En particulier, il passe sous silence les grands «procès de Moscou» que Staline fit mettre en scène afin de déshonorer les vieux bolcheviks avant de les faire exécuter. En voici une liste sommaire :
Janvier 1935 : procès des communistes de gauche, dits «zinoviévistes», accusés de «responsabilité morale» dans l'assassinat de Kirov (bien qu'ils fussent déjà en prison pour la plupart quand survint cet assassinat); ils furent jugés à huis clos.
Août 1936 : procès de Kamenev, Zinoviev et de quatorze autres accusés. Tous reconnurent être des espions à la solde de la Gestapo et furent condamnés à mort.
Janvier 1937 : procès de Radek, Piatakov et d'un prétendu «centre antisoviétique trotskiste». Les accusés avouèrent. Treize furent condamnés à mort (sur dix-sept) Juin 1937 : procès à huis clos du maréchal Toukhatchevski, chef de l'Armée rouge, et de sept généraux accusés d'espionnage. Tous furent fusillés.
Mars 1938 : procès du «bloc des droitiers et trotskistes» (Boukharine, Rykov et dix-neuf autres). Dix-huit furent exécutés.
Ces procès furent d'ailleurs accompagnés de milliers d'autres demeurés inconnus.
1. S.M. Kirov (1886-1934), entré au Parti en 1904, révolutionnaire professionnel, était membre du CC depuis 1923, secrétaire du Comité de Léningrad depuis 1926, membre du Bureau politique depuis 1930 et secrétaire du Comité central depuis 1934. Il fut assassiné à Léningrad le 1° décembre 1934, par Nikolaiev (voir note p. 80) dans des conditions demeurées mystérieuses.
1. Abel S. Enoukidzé (1877-1937) prit part au mouvement socialiste dès 1897, fut membre du parti bolchevik dès la scission du parti social démocrate. Arrêté et déporté à diverses reprises, il fut, dès sa constitution, membre du Présidium du Comité central exécutif des soviets. Dans les circonstances qu'évoque Khrouchtchev, il ne fit que transmettre des directives établies par le secrétariat de Staline (et sur son ordre) et peut-être préparées déjà avant l'assassinat de Kirov (ce qui expliquerait la rapidité avec laquelle elles furent soumises à la signature d'Enoukidzé).
1. Khrouchtchev place en décembre 1934 le début de la terreur. En fait, les méthodes qui furent généralisées alors étaient déjà pratiquées sur une large échelle. Les procès monstres avec aveux «spontanés», sont beaucoup plus anciens. Ainsi, en juin 1928, cinquante-quatre inculpés (des ingénieurs pour la plupart) comparurent devant le tribunal suprême sous l'accusation de «crime de contre-révolution économique». Tous «avouèrent». Onze furent condamnés à mort. En novembre 1930, huit hauts fonctionnaires de l'économie, dont le professeur Ramzine, furent accusés de «sabotage». Ils «avouèrent». Cinq furent condamnés à mort. En mars 1931, eut lieu le «procès des mencheviks», anciens socialistes depuis longtemps ralliés au régime bolchevik. Les quatorze accusés «avouèrent», mais leurs aveux avaient été mal préparés; le tribunal prétendit établir que le socialiste russe en exil, Abramovitch, était venu clandestinement en URSS pour organiser leur action antisoviétique. Or, à la date indiquée, Abramovitch présidait à Bruxelles, au su de tout le monde une réunion de l'Internationale socialiste.
1. Khrouchtchev laisse assez clairement entendre que l'assassinat de Kirov ne se fit pas à l'insu de Staline, si même il ne fut pas ordonné par lui. Léonid V. Nikolaïev était un membre obscur du Parti, dont il se peut que les agents de Staline se soient servis pour le meurtre de Kirov. Il fut arrêté par le NKVD lors d'une première tentative pour atteindre Kirov : il portait alors une serviette contenant un revolver. Il fut relâché peu après; serviette et revolver lui furent rendus. Kirov n'avait pas permis qu'une garde de la police secrète fût préposée à sa protection, mais il avait dans son bureau de l'institut Smolny de Liningrad un homme nommé Borisov qui lui servait plus ou moins d'ordonnance. Ce Borisov eût été un témoin gênant. Le 2 décembre, il fut appelé au NKVD de Léningrad. En chemin, il fut tué dans un accident d'automobile qui ne fit pas d'autre victime. Le 23 janvier 1935, le collège militaire de la Cour suprême, présidé par V.V. Ulrik, jugéa F.O. Medved, chef du NKVD de Léningrad, ses assistants, I.F. Zaporojets et F.I. Fomine, et un certain nombre d'autres fonctionnaires du NKVD. Ils furent jugés coupables «non seulement d'insouciance, mais de négligence criminelle pour n'avoir pas pris les mesures de précaution nécessaires, alors qu'ils possédaient des renseignements sur l'attentat projeté contre le camarade S.M. Kirov». Les accusés furent tous condamnés à deux ou trois ans de camp de concentration (sauf M.K. Baltsevitch, dont la peine fut de dix ans, car il était directement préposé à la prévention du terrorisme). Envoyés à Kolyma, ils y furent tous chargés de fonctions importantes dans l'administration des camps. En 1937, tous, sauf Zaporojets, furent ramenés à Léningrad et exécutés. Zaporojets, qui dirigeait la construction des routes, à Kolyma, passa sans encombre la période lejov.
2. La « grande purge » comporte, en effet, deux périodes : la première va de l'assassinat de Kirov à l'automne 1936. Le commissaire du Peuple à l'Intérieur, chef du NKVD, était alors B. Iagoda, qui appartenait aux organismes supérieurs de la Tcheka depuis la fondation. Il fut écarté de son poste de commissaire du Peuple le 26 septembre 1936 et remplacé par Iejov, qui devait être éliminé à son tour en 1938 et remplacé par Béria.
1. Nicolas Iejov (1895-1939), membre du CC (1934), membre du secrétariat du CC et président de la Commission de contrôle (1935) membre du Comité exécutif de l'Internationale communiste (1935), chef du NKVD (septembre 1936-décembre 1938).
2. Henri Iagoda (1891-1938), membre du parti bolchevik (1907), fonctionnaire de la Tchéka (1920), membre du CC (1934), chef du NKVD (1934-1936), commissaire du peuple aux PTT (1937), condamné à mort au procès de 1938 et exécuté.
3. Document d'une importance capitale, car il montre que, selon Staline, les répressions massives au sein du PC avaient quatre ans de retard, c'est-à-dire qu'elles auraient dû commencer en 1932, lorsque Staline réclama pour la première fois l'exécution de membres du groupe de l'opposition dirigée par Rioutine.
1. Le plénum du CC de février-mars 1937 fut le plus long de toute l'époque stalinienne. Officiellement, il dura du 23 février au 5 mars. En fait, il avait été précédé de conférences qui commencèrent vers le 10 février. La seule résolution publiée résumait le rapport Jdanov sur le rôle des organismes du Parti dans les élections qui se dérouleraient selon les prescriptions de la nouvelle constitution. En réalité, le plénum fut occupé par deux rapports : l'un de Iejov, sur les premiers résultats de ses efforts pour se familiariser avec le travail du NKVD, l'autre de Staline, sur «les lacunes dans le travail et les méthodes du Parti pour la liquidation des trotskistes». La mort d'Ordjonikidzé (18 février 1937) est directement liée à ce renouveau de la terreur, soit qu'il fût harcelé par Staline et Iejov jusqu'à ce qu'il se suicidât, soit qu'il fût empoisonné par ordre de Staline, dont il était «le meilleur ami». Cette mort ne suffit pas au dictateur. Il fit dresser au plénum un plan d'épuration, malgré l'opposition d'un certain nombre de participants. Boukharine et Rykov, à propos de qui un violent débat s'engagea, furent exclus du Parti et livrés au NKVD. Leur procès fut décidé d'avance, ainsi qu'une répression massive contre tous ceux que Iejov désignait du nom «d'ennemis masqués du peuple».
1. F. Djerjinski (1877-1926), polonais d'origine, membre du parti social-démocrate de la Pologne russe, déporté en Sibérie en 1897. Il était en prison à Moscou quand éclata la révolution de février 1917. Au lendemain du coup de force d'octobre 1917, Lénine lui confia l'organisation de la Tchéka (devenue Guépéou. puis NKVD, puis MVD).
1. Lénine fit proclamer l'abolition de la peine de mort en janvier 1920, afin de faciliter les négociations entreprises avec les pays de l'Ouest (ces négociations étaient conduites par le leader coopérateur russe Berkenheim). Mais, en réalité, la peine de mort ne fut pas abolie entièrement : elle fut en particulier maintenue dans les zones proches du front. En outre, quelques jours avant de donner l'ordre de cesser les exécutions, Djerjinski fit accélérer la liquidation de tous les ennemis du régime, et des exécutions massives eurent lieu dans toutes les prisons. Dans la prison Boutyrca, à Moscou, les condamnés apprirent un jour que la peine de mort serait abolie à partir du lendemain. Aussi y eut-il des scènes déchirantes quand, le jour même, les bourreaux vinrent les chercher. Quelques-uns essayèrent de se cacher. Ils furent repris et abattus. Dans le désordre, on mit même, à mort des gens dont la peine avait été commuée en peine de prison. Trois mois plus tard, en mai 1920, au moment, de la guerre russo-polonaise, la peine de mort fut rétablie.
1. Pavel P. Postychev (1888-1938), ouvrier d'Ivanovo, bolchevik depuis 1904, devint membre suppléant du CC au XIV° Congrès (décembre 1925), membre du CC au XV° Congrès (décembre 1927) secrétaire du PC d'Ukraine en 1933, membre suppléant du Bureau politique du PC (b.) au XVII° Congrès (janvier 1934). En mars 1937, il fut envoyé dans la province de Kouibychev comme secrétaire du Parti. Il fut arrêté et exécuté en 1938.
1. Robert J. Eikhé (1890-1940), bolchevik depuis 1905, révolutionnaire professionnel, plusieurs fois exilé ou déporté, jusqu'en 1917, commissaire du Peuple en Lettonie, secrétaire du Comité de la province occidentale de Sibérie de 1929 à 1934, membre suppléant du CC en 1927, membre titulaire en 1930, membre suppléant au Bureau politique en 1935.
1. Z. M. Ouchakov, un des plus vieux fonctionnaires du NKVD, fut chargé, en 1936 et les années suivantes, de l'interrogatoire des principaux communistes. En juillet 1937, if fut décoré de l'Etoile rouge. Nikolaiev est un fonctionnaire moins connu du NKVD.
2. Moïse L. Roukhimovitch (1889-1938), membre du Bund depuis 1905, entré au parti bolchevik en 1913, président de la section militaire du soviet de Kharkov après la révolution de février 1917, membre du CC du PC (b.) après le XIII° Congrès(1924), commissaire du Peuple aux Communications à partir de 1930, arrêté en 1937.
Dans la déclaration d'Eikhé, on parle de «réseau de réserve». Dans la terminologie stalinienne d'alors, cette expression désignait les complices des «terroristes» ou des «contre-révolutionnaires» arrêtés et jugés.
1. Valéri I. Mejlaouk (1889-1938), bolchevik depuis 1917, membre suppléant du CC après le XV° Congrès (1925), président du Gosplan en 1936, arrêté en 1937.
1. Yan É. Roudzoutak (1887-1940), fils de paysan, bolchevik depuis 1905, membre du CC au IX° Congrès (1920), secrétaire du CC en 1923-1927, commissaire du Peuple de 1927 à 1930, membre du Politburo en 1926, arrêté en 1938.
1. Nicolas P. Komarov (1886-1937), bolchevik depuis 1909, membre suppléant du CC après le XI° Congrès (1922), membre titulaire après le XII° Congrès (1923), un des plus proches collaborateurs de Kirov. Arrêté en 1937.
2. Léonid Zakovski, chef de la section de Léningrad (1934-1938), puis de celle de Moscou, du NKVD, fut l'un des tortionnaires les plus impitoyables de la Iejovchina. Après la disgrâce de Iejov et l'arrivée de Béria, Zakovski fut arrêté et disparut.
1. Mikhaïl S. Choudov (1893-1937), bolchevik depuis 1913, un des secrétaires du Comité de la province de Léningrad en 1928-1934, collaborateur et ami de Kirov, membre du CC, arrêté en 1937.
2. Fiodor Y. Ougarov (1887-1937), bolchevik depuis 1905, un des secrétaires du Comité de la province de Léningrad, collaborateur de Kirov, arrêté en 1937.
3. Piotr P. Smorodine (1897-1937), bolchevik depuis 1917, membre du Comité de la province de Léningrad, puis du CC, proche collaborateur de Kirov, arrêté en 1937.
4. Boris P. Pozern (1881-1937), bolchevik depuis 1903, prit une part active à la guerre civile. Un des secrétaires du Comité de la province de Léningrad, proche collaborateur de Kirov, membre du CC à partir de 1934, arrêté en 1937.
5. Liudmila K. Chapochnikova (1895-1937), ouvrière du textile, bolchevik depuis 1917, secrétaire des Syndicats de Léningrad et membre de la Commission centrale de contrôle. Arrêtée en 1937 avec son mari Choudov (note 1). D'après ces biographies, il est clair que Zakovski choisit, comme membres du «Centre antisoviétique de Léningrad », des proches collaborateurs et amis de Kirov.
1. « Oblast », division administrative, analogue à la région.
2. Ivan D. Kabakov (1891-1938), bolchevik depuis 1914, secrétaire du Comité de la province de l'Oural, membre suppléant (1924), puis titulaire (1925) du CC. Arrêté en 1937.
3. « Krai », division administrative, analogue au département
1. Stanislav V. Kossior (1889-1938), bolchevik depuis 1907, membre du CC depuis 1924, secrétaire du CC de 1925 à 1928, secrétaire général du CC d'Ukraine après 1928, membre du Bureau politique du PC (b.) depuis 1934. Arrêté en 1938.
2. Vlas Y. Choubar (1891-1938), bolchevik depuis 1907, secrétaire du Conseil des commissaires du Peuple d'Ukraine de 1923 à 1932. Il fut, par la suite, membre suppléant du Politburo du PC (b.). Arrêté en 1938.
3. Alexandre V. Kossarev (né en 1903), bolchevik depuis 1919, membre du CC du Komsomol. Fusillé en 1939.
1. Khrouchtchev rejette une explication très souvent donnée des «aveux mensongers», à savoir que les révolutionnaires communistes acceptaient non seulement la mort, mais le déshonneur personnel pour servir une dernière fois le Parti.
1. En fait, dès les premières années de la Tchéka, on avait l'habitude de torturer, de battre les prisonniers, surtout sur les différents fronts de la guerre civile. Mais ces pratiques étaient ostensiblement considérées comme «des méthodes interdites d'influencer les prisonniers». Il semble que la légalisation de la torture date d'un ordre secret qui suivit le meurtre de Kirov, sur l'emploi de la torture contre «les agents de l'espionnage étranger», qui «tenteraient de pénétrer sur le territoire soviétique». Pendant l'hiver 1936-1937, Boris D. Berman, alors commissaire du Peuple à l'Intérieur de la république de Biélorussie, donna l'ordre de torturer les «ennemis du peuple avérés» lorsqu'ils refusaient d'avouer. Cet ordre fut approuvé par Staline et distribué dans toutes les sections du NKVD, accompagné d'une lettre de recommandation au nom du CC.
1. Au lendemain de la guerre, la propagande communiste répandit dans le monde la légende d'un Staline grand capitaine, chef militaire invincible, stratège sans égal dans l'histoire. Après avoir forgé lui-même l'Armée rouge, il avait tout prévu, tout dirigé dans la guerre et, finalement, remporté la victoire. Maréchal par la grâce de Staline avant d'être chef du gouvernement soviétique par celle de Khrouchtchev, Boulganine écrivait, dans un livre publié à Moscou en 1950 (Staline et les Forces armées soviétiques) :
« Staline est le fondateur des forces armées soviétiques, le grand capitaine de notre époque. Toutes les opérations de la grande guerre patriotique ont été décidées par le camarade Staline et exécutées sous sa conduite.»
Et, dans la Pravda du 21 décembre 1949, Malenkov affirmait : «Dans la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les sombres forces du fascisme s'appesantirent sur le monde, menaçant de détruire la culture de l'humanité, le camarade Staline, à la tête de l'Union soviétique, dirigea personnellement l'uvre d'anéantissement des hordes hitlériennes; il assura la victoire des peuples pacifiques et fut le chef reconnu dans l'âpre lutte pour la libération de l'humanité du joug du fascisme.»
Les éloges du «génie militaire» de Staline n'étaient pas le monopole exclusif de la propagande communiste. Voici ce quécrivait à l'Ouest Isaac Deutscher :
« Staline, lui, n'était pas attiré par la réalité physique de la guerre et il n'attribuait pas d'importance au contact personnel avec les troupes. Il n'est pourtant pas douteux qu'il fut leur véritable commandant en chef. Son commandement n'était nullement confiné à des décisions stratégiques abstraites, spécialité de certains hommes politiques. L'intérêt passionné qu'il consacra à l'étude des aspects techniques de la guerre moderne, jusqu'en ses détails les plus minimes, démontre qu'il était loin d'être un dilettante. Il considérait la guerre sous l'angle de la logistique, pour utiliser un terme moderne. Assurer un nombre suffisant de réserves, acheminer des armes en quantité et proportions suffisantes, les attribuer et les transporter aux places nécessaires au moment voulu, concentrer une réserve stratégique décisive afin qu'elle soit prête pour l'intervention au moment crucial - ces opérations occupaient les neuf dixièmes de son temps. » (I. Deutscher. Staline. Paris. Gallimard. 1953., p. 367-368).
1. Le message de Churchill était ainsi rédigé : «Premier ministre à Sir Strafford Cripps : Le message qui suit est adressé par moi à M. Staline, à condition que vous puissiez le lui remettre personnellement :
« J'ai reçu d'un agent de confiance le renseignement certain que lorsque les Allemands crurent tenir la Yougoslavie dans leurs filets, c'est-à-dire après le 20 mars, ils commencèrent à transférer trois des cinq divisions blindées de Roumanie en Pologne méridionale. Dès qu'ils apprirent la l'évolution serbe, ils décommandèrent ce mouvement. Votre Excellence appréciera sans peine la signification de ces faits.»
Le ministre des Affaires étrangères ajouta à ce message un commentaire explicatif à l'usage de l'ambassadeur. Le 12 avril, celui-ci faisait savoir qu'il avait adressé, peu de temps auparavant, à Vychinski, une longue lettre attirant son attention sur les échecs du gouvernement soviétique dans ses efforts pour empêcher les empiètements des Allemands dans les Balkans : il estimait inutile pour le moment d'insister. Churchill ordonna que son message fût cependant remis à Staline - ce qui fut fait le 22 avril. (Voir sur tout ceci : Churchill, Mémoire sur la Deuxième Guerre mondiale, Plon, t. III, 377-381.)
1. Durant cette période, Staline reçut d'autres avertissements, que Khrouchtchev ne mentionne pas, en particulier ceux que le Département d'Etat américain communiqua en mars 1941 à l'ambassadeur soviétique aux USA, Constantin Oumanski.
2. Staline croyait à la solidité de son alliance avec Hitler. Il avait, avec lui, partagé la Pologne et, lui laissant les mains libres à l'Ouest (on sait que Molotov félicita officiellement le gouvernement hitlérien pour sa victoire sur la France), il avait, sous la protection du pacte, attaqué la Finlande, occupé les trois pays baltes et amputé la Roumanie de la Bessarabie. Aussi ne s'attendait-il pas à être attaqué à son tour et obligé de s'allier avec les démocraties occidentales qu'il détestait et contre lesquelles il avait poussé Hitler. Cf. Roy Medvedev, Le Stalinisme. Paris, Ed. du Seuil, 1972, p. 499 s.
1. Khrouchtchev reconnaît que, loin d'avoir renforcé le régime et permis la victoire, la terreur stalinienne avait décapité, désorganisé et démoralisé l'Armée rouge. Toutefois, Khrouchtchev ne cite le nom d'aucun des officiers supérieurs qui furent condamnés à mort sous l'inculpation absurde «d'espionnage, de violation du serment militaire, de trahison de leur patrie et de l'Armée rouge» : les maréchaux Toukhatchevski, Egorov, Blücher, les généraux Alksnis, Bielov, Kachirine (qui siégèrent au tribunal qui jugea Toukhatchevski et ses collègues), Iakir, Kork, Ouborevitch, Eideman, Feldman, Primakov, Putna; les amiraux Orlov, Victorov, Sivkov, etc. En 1938, la purge avait fait disparaître presque tous les quatre-vingts membres du Conseil de guerre formé en novembre 1934 avec les chefs militaires qui avaient suivi Staline dans sa lutte contre Trotski. Le chiffre approximatif de 30.000 officiers exécutés par ordre de Staline est sans doute inférieur à la réalité.
1. Le maréchal Constantin K. Rokossovsky, ministre de la Défense nationale en Pologne jusqu'en novembre 1956, fut arrêté en 1937 à Léningrad, où il commandait un corps de troupe. Il fut l'objet de sévices durant l'interrogatoire et envoyé dans un camp de concentration d'où il fut tiré peu avant la déclaration de guerre de 1941. Le même sort échut aux autres officiers cités par Khrouchtchev : le général Alexandre V. Gorbatov, commandant de la région militaire de la Baltique; le maréchal Cyrille A. Meretskov, commandant de la région militaire du Nord, etc.
1. Ivan K. Bagramian, né en 1897, membre du Parti depuis 1938, promu maréchal de l'Armée rouge en 1955 et ministre adjoint à la Défense nationale à partir de 1950.
1. Alexandre Vassilevsky, né en 1895, membre du Parti depuis 1938, promu maréchal de l'Armée rouge en 1943. élu membre du Comité central du Parti en 1952.
1. Georges Joukov (1896-1974), maréchal de l'Armée rouge (1943), membre du Comité central du PC et ministre adjoint de la Défense nationale (mars 1953), ministre de la Défense nationale (1955), membre suppléant du Politburo (1956), membre titulaire (juin 1957), écarté de toutes ses fonctions en octobre 1957.
1. Kouzma Kryouchkov, cosaque du Don, qui se distingua dans les premières escarmouches contre les Allemands en 1914, et que la presse russe tenta de glorifier comme un héros national. Son nom est devenu synonyme de chauvinisme prétentieux.
2. Le film la Chute de Berlin, mis en scène par Michel Chiaureli, sur un scénario de Pierre Pavlenko, a été réalisé en 1949 pour attribuer à Staline tout le mérite de la victoire sur l'Allemagne. Le maréchal Joukov, qui commandait les troupes qui prirent Berlin, apparaît dans le film quelques secondes seulement, et pour recevoir les ordres de Staline.
3. Alexandre N. Poskrebychev, entré au Parti en 1917, membre suppléant (1934), puis titulaire (1939) du CC du PC (b.), fut le secrétaire de Staline durant de longues années.
1. Les Karatchais, petit peuple turc de religion musulmane dans le Caucase occidental, conquis au XIX° siècle par les Russes qui le refoulèrent dans la montagne, formaient une région autonome (75.000 habitants) : la plus grande partie de son territoire fut rattachée à la Géorgie.
Les Kalmouks, peuple mongol de religion bouddhiste installé au nord-ouest de la Caspienne depuis le début du XVII° siècle, formaient une république socialiste soviétique autonome de 190.000 habitants, sur un territoire de 74.000 kilomètres carrés, qui fut rattachée à la province d'Astrakhan. La capitale, Elista, devint la colonie russe de Stepnoé.
Les Tchetchènes-Ingouches, peuples musulmans du Caucase central d'environ 500.000 individus (407.000 Tchetchènes et 92.000 Ingouches, d'après le recensement de 1939), occupaient un territoire de 75.000 kilomètres carrés.
Les Balkars, peuple musulman de 42.000 habitants. Khrouchtchev passe sous silence deux autres «génocides» staliniens; Les Allemands de Volga, constitués en république autonome (500.000 habitants) ont été, déportés collectivement dès l'attaque allemande (décret du 28 août 1941). Et les Tatars de Crimée, groupés en une république autonome (300.000 habitants), furent déportés en Sibérie et la république rayée de la carte de l'URSS en 1944.
1. On ignore le caractère exact des accusations portées contre Nicolas A. Voznessenski (1903-1950), président de la Commission du Plan d'Etat depuis 1938, membre du CC depuis 1939, membre suppléant du Bureau politique en 1941, membre du Comité de défense d'Etat (1942), membre du Bureau politique (1947).
A.A. Kouznetsov, membre du Comité du Parti à Leningrad et du CC (1939), secrétaire du CC et membre de l'Orgburo (1946).
Michel J. Rodionov, président du gouvernement de la République de Russie, membre de l'Orgburo depuis 1946.
Pierre S. Popkov, membre du CC (1939), secrétaire du Comité du Parti pour Leningrad.
1. Victor S. Abakoumov, ministre de la Sécurité d'Etat de 1947 à 1951, exécuté en décembre 1954.
1. La presse n'a fourni aucune information sur la «conspiration mingrelienne» et le discours de Khrouchtchev n'apporte pas beaucoup d'éléments nouveaux. Les résolutions du Comité central du Parti de novembre 1951 et mars 1952, auxquelles Khrouchtchev fait allusion, ne furent jamais publiées dans la presse.
1. Les autres dirigeants de l'URSS ont appuyé à fond la politique anti-titiste de Staline et couvert Tito d'injures, comme en témoigne ce discours de Boulganine, prononcé le 9 septembre 1949 à Sofia :
« Judas Tito et ses complices, déserteurs malfaisants du camp socialiste dans le camp impérialiste et fasciste, ont transformé la Yougoslavie en prison de la Gestapo. Toute l'humanité progressiste regarde avec dégoût ces misérables traîtres, complices de l'impérialisme. Ils n'échapperont pas à la terrible condamnation de leur peuple. Ils auront à répondre de leurs crimes sanguinaires, de leur répugnante trahison du peuple yougoslave et du camp démocratique toute entier.»
1. S.D. Ignatiev, ministre de la Sûreté d'Etat et membre du Présidium du Comité central du Parti communiste au moment de la mort de Staline, fut promu le 20 mars 1953 l'un des secrétaires du Comité central, mais lors de la réhabilitation des «médecins-assassins», deux semaines plus tard, il fut rétrogradé au poste de secrétaire du Parti de la République autonome de Bachkirie.
1. Au moment où Khrouchtchev dénonce les accusations calomnieuses portées par Staline contre les militants qu'il voulait faire disparaître, il use des mêmes procédés : il accuse Béria d'avoir été un espion au service de l'étranger. Communiste depuis 1919 ou 1920 - c'est-à-dire depuis l'âge de vingt ou de vingt et un ans - tchékiste depuis 1922, entré au Comité central en 1934, en même temps que Khrouchtchev et Boulganine, ministre de la Police depuis 1938, membre du Politburo depuis 1939, l'un des cinq membres du Comité de défense d'Etat pendant la guerre, maréchal soviétique (pour avoir fait la guerre sur le front intérieur), vice-président du gouvernement, chargé de l'organisation et de la surveillance des recherches atomiques, premier vice-président du gouvernement à la mort de Staline, l'un des trois orateurs qui prononcèrent son éloge funèbre, mandataire du Politburo pour proposer Malenkov à la présidence du gouvernement, Béria aurait été aux ordres et à la solde d'un service d'espionnage étranger!
2. Béria n'est pas le seul à avoir marché sur des cadavres. Kaganovitch et Mikoïan prirent, au Politburo, la place de Zinoviev et de Kamenev. C'est l'arrestation de la vieille garde bolchevique qui permit à Khrouchtchev d'entrer au Comité central et la liquidation de S. Kossior qui lui permit de devenir secrétaire du Comité central du PC ukrainien, puis membre suppléant du Politburo du PC de l'URSS.
1. G.N. Kaminski (1895-1938), bolchevik depuis 1913, membre du CC (1930) et commissaire du Peuple à la Santé, fut arrêté à Moscou en 1937 et fusillé l'année suivante.
2. Le Moussavat est un mouvement nationaliste turc d'Azerbaïdjan. En 1917 il constitua un gouvernement antibolchevik. Il fut vaincu en avril 1920.
3. A.V. Snegov, chef du service de l'organisation du parti bolchevik de Transcaucasie, au début des années 1930.
4. Laurenti I. Kartvelichvili (1891-1938) bolchevik depuis 1910, membre suppléant du CC (1930), président du Conseil des commissaires du Peuple de Géorgie (1927-1929).
1. Michel S. Kedrov (1878-1940), entré au Parti en 1901, fut le directeur des publications bolcheviks légales à Saint-Pétersbourg (il publia notamment le premier recueil d'articles de Lénine «Pendant douze ans»). De 1918 à 1924, il fut un haut fonctionnaire de la Tchéka (il opéra notamment en 1918-1919 sur le front d'Arkhangelsk, où il se fit un renom de brutalité). Peu après il se retira de la vie active, et on rapporta dans la presse étrangère qu'il souffrait d'une maladie mentale. Il publia ses souvenirs dans la Révolution prolétarienne (n° 1, 1927), un livre sur la guerre civile dans le Nord, etc. Ce n'est qu'après l'arrestation de Béria que l'on apprit qu'il avait été exécuté en 1940.
2. André A. Andreiev (1895-1971), membre du Comité central du Parti à partir de 1920, membre suppléant du Bureau politique de 1926 à 1930, membre titulaire à partir de 1932. Il siégea au Comité central sans interruption jusqu'en 1961.
1. Grégori Ordjonikidze (dit « Sergo ») (1886-1937), Géorgien comme Staline, et son camarade de lutte dès leur jeunesse. Membre du CC dès 1912, il était lié de complicité avec Staline dès le temps de Lénine, qui écrivait dans l'une de ses notes, rédigées à la même époque que son «testament», à propos des «méthodes brutales» employées en Géorgie : «Il faut punir Ordjonikidze d'une façon exemplaire ... Rendre Staline et Djerjinski politiquement responsables de cette campagne nationaliste grand-russienne. » (Voir les Documents annexes.)
Ordjonikidze aida Staline à détruire la vieille garde bolchevique. Promu au Politburo en même temps que Kaganovitch et Mikoïan, il fut nommé membre de la Commission de contrôle, qui présidait aux épurations dans le Parti. Mais, en 1936, quand il apprit que son adjoint Piatakov allait être arrêté, il entra dans une violente colère. Après le procès Piatakov-Radek en 1937, Ordjonikidze aurait été jusqu'à crier à Staline: «Tu es fou. Je le sais maintenant. Je t'observe depuis longtemps. Je révélerai au Parti que tu ne peux plus être notre chef, car tu es psychiquement malade.» Il mourut quelques jours après (18 février 1937). Acculé au suicide? Empoisonné? Victime d'une crise cardiaque?
1. Le culte de la personnalité, c'est-à-dire la soumission inconditionnelle à Staline et la pratique des plus viles flatteries à son égard, ne date pas de la guerre et de l'après-guerre. Il remonte même au-delà de 1934. En fait, le culte de Staline a commencé en 1929, lors de son cinquantième anniversaire. Un numéro entier de la Pravda lui fut alors consacré. Ordjonikidze intitulait son article «Le bolchevik de granit». On y lisait : «Aujourd'hui, le monde entier écrit sur Staline. Désormais, on écrira beaucoup sur lui. Il ne peut en être autrement.... Après la mort de Vladimir Ilitch, Staline se dressa devant nous de toute sa hauteur. C'est sous sa direction que fut menée la lutte contre le trotskisme et les droitiers. La victoire de ceux-ci aurait mené le pouvoir soviétique à la ruine ... Que les ennemis mondiaux du communisme prononcent ce nom avec haine; nous, nous souhaitons sincèrement à Staline une bonne santé, des succès plus grands dans l'édification socialiste en URSS et la victoire de la révolution prolétarienne mondiale sous le drapeau du léninisme. »
Un autre bolchevik, Boubnov, qui devait, lui aussi, être victime de la terreur, vantait en Staline «le léniniste, l'organisateur, le chef», et lui décernait le titre de «théoricien» : «Les travaux théoriques de Staline garantissent le renforcement de cette théorie marxiste-léniniste qui est, pour la politique bolchevik, le point de départ de ses succès pratiques...»
Au XVII° Congrès, en 1934, c'est-à-dire à une date où, selon Khrouchtchev, Staline consultait encore le Comité central, le culte de la personnalité battait déjà son plein : Kirov déclarait que Staline était «le plus grand des chefs de tous les temps et de tous les peuples», et un autre orateur, à l'époque presque inconnu, Nikita Khrouchtchev, qualifiait de «génial» le rapport présenté par Staline.
1. Khrouchtchev ne donne pas les noms des six personnes qui signèrent cette biographie de Staline. L'un d'eux, P. Pospelov, promu en 1956 membre du secrétariat du CC, fut chargé précisément de diriger la Commission qui prépara le Rapport secret de Khrouchtchev contre «le culte de la personnalité»
1. Il y eut des prix Staline de toutes sortes, littéraires, scientifiques, artistiques. Il y eut aussi le prix Staline de la Paix. Parmi les bénéficiaires citons, en 1950, Frederic Joliot-Curie et Mme Eugénie Cotton; en 1951, Pietro Nenni; en 1952, Yves Farge; en 1953, Isabelle Blum et Pierre Cot.
1. Réalisé par Mosfilm, en 1951, sur un scénario de Vichnevsky, Filimarov et Chiaureli, sous la direction de Chiaureli. Un monument de flagornerie.
1. Kliment I. Vorochilov (1881-1969), membre du Comité central depuis 1921, membre du Politburo depuis 1926, commissaire à la Défense nationale à partir de 1925, maréchal de l'Armée rouge (1935), président du Présidium du Soviet suprême (1953-1960).
2. Vorochilov a été étroitement associé à la glorification du génie militaire de Staline. Dans l'ouvrage collectif déjà cité Staline et les Forces armées soviétiques, il a même réussi à ne mentionner qu'un seul chef militaire dans l'exposé du rôle de l'Armée rouge d'octobre 1917 à mai 1945 : Staline. Il terminait ainsi son étude : «C'est à juste titre que nous appelons la science militaire : science militaire stalinienne.»
1. Les révélations contenues dans cette dernière partie du Rapport sont parmi les plus importantes. Staline avait exterminé ceux qui étaient ses collègues au Politburo et au CC au temps de Lénine. Il se tourna ensuite contre ses propres créatures, qu'il avait fait entrer au CC en 1934. Et voici que, dans les derniers mois de sa vie, il nourrissait le dessein d'exterminer une nouvelle fois les membres de l'équipe dirigeante. Une purge se préparait.
1. L'attitude de Postychev au plénum du CC de février-mars 1937 a déjà fait l'objet de nombreuses discussions (Cf. la brochure de H. Kostink, The Fall of Postyshev, New York 1954, et l'étude de B. Nicolaevsky, « From the History of the Yezhovschina : the Fall of Postyshev », in Socialist Courrier, 1954, n° 12, p. 237-240).
1. Le dernier plénum du CC officiellement annoncé du vivant de Staline fut celui de février 1947, au cours duquel A. Andreiev présenta son rapport sur l'agriculture. Mais, de la notice biographique consacrée à Boulganine dans la seconde édition de la Grande Encyclopédie soviétique, il ressort qu'un autre plénum eut lieu en février 1948. Il ne fut jamais annoncé dans la presse.
1. Le XIX° Congrès s'est réuni du 5 au 14 octobre 1952 et le Comité central a tenu sa séance plénière le 16 octobre.
1. Cahiers du Communisme, revue théorique et politique du CC du PCF, a reproduit ces dix documents, n° 8-9, août-septembre 1956.
1. Sur cadette de Lénine.
2. Nikolas Soukhanov (1882-1937), socialiste connu, auteur d'un important ouvrage sur la révolution de 1917.
1. Lénine mourut le 21 janvier 1924. Le XIII° Congrès du parti communiste russe (bolchevik) eut lieu du 23 au 31 mai 1924.
1. M. A. Voloditcheva, née en 1881, l'une des secrétaires du Conseil des commissaires du Peuple. Vivante encore au moment du XX° Congrès.
1. Nicolas Boukharine, 1888-1938, membre du parti bolchevik (1906), membre du CC (1917), membre-suppléant du Politburo (1919), membre titulaire (1924), chef de file de l'opposition de droite, exclu du Politburo (1929), condamné à mort au procès de 1938 et exécuté.
2. Georges Piatakov, 1890-1937, membre du parti bolchevik (1910), membre du CC (1923), un des dirigeants de l'opposition antistalinienne (1923-1927), rallié à Staline, réélu au CC (1930), condamné à mort au procès de 1937 et exécuté.
1. Lydia A. Fotieva (1881-1975). Membre du Parti depuis 1904, à partir de 1918 à la fois l'une des secrétaires du Conseil des commissaires du Peuple et secrétaire personnelle de Lénine.
2. Commission du Plan d'Etat.
1. Comité central exécutif panrusse.
2. Gleb Krjijanovski (1872-1959), un des pionniers du mouvement social-démocrate russe dès 1893, bolchevik dès la première heure, responsable du Gosplan (1921-1930), directeur de l'Institut énergétique et vice-président de l'Académie des sciences de l'URSS (1929-1939).
1. Secrétaire personnel de Staline.
1. N. Lepechinskaïa, l'une des secrétaires personnelles de Lénine de 1918 à 1923.
1. Lénine avait l'habitude de présenter des observations sur certains problèmes sous le titre général « Pages de mon journal ».
1. Nom d'un personnage du Revizor, de Gogol, symbole de mentalité étroite et policière.
1. Djerjinski était d'origine polonaise, Staline Géorgien, ainsi qu'Ordjonikidze.
PAGE
PAGE 57