DOC - Bibliothèque malgache
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seule lampe électrique au globe azuré suspendu au centre illuminait la pièce.  
...... Il faut, je peuse, accepter le sujet d'un auteur et ne s'occuper que de la ......  
qui vibrait continu, perdue près de l'aimé daus cet isolement, au milieu de la forêt 
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Louis Catat
VoyageàMadagascar
							
VOYAGE
À MADAGASCAR
PAR M. LE DOCTEUR CATAT
1889-1890
LE TOUR DU MONDE
1893-1894
I
Arrivée à Tamatave.  La rade.  Débarquement des voyageurs et des marchandises.  La ville européenne.  La musique du gouverneur.  Formalités de douane.  Village indigène et marché.  Indiens malabars.  Les changeurs.  Monnaie coupée et balances.  La batterie hova.  Rainandriamanpandry.  Le commencement de la saison sèche.  Préparatifs de départ.  Commerce, importations et exportations.  Embarquement des bufs.  Voies de communication à Madagascar.  Les borizano et les filanjana.
Chargé par le Ministère de lInstruction publique dune mission scientifique à Madagascar, je membarquai à Marseille, le 9 février 1889, sur lAmazone, courrier de la côte orientale dAfrique. Je désirais vivement visiter un pays qui présente encore un si vaste champ détudes malgré les nombreux et importants travaux dont il a été lobjet, et qui a maintenant ses destinées intimement liées à celles de la France. Javais confiance dailleurs dans la réussite de mon entreprise, car deux de mes bons amis maccompagnaient dans lîle africaine, MM. Georges Foucart, ingénieur des arts et manufactures, et Casimir Maistre. Collaborateurs dévoués, ils devaient me faciliter dans une large mesure laccomplissement de ma tâche.
La traversée seffectue généralement en vingt-six ou vingt-huit jours, mais de nombreuses escales viennent interrompre la monotonie de ce long trajet. Le 4 mars nous apercevions pour la première fois les côtes malgaches au nord de Nosy-Bé ; le 6 nous étions à Diego-Suarez et le 8 à Sainte-Marie de Madagascar. Nous quittions cette île dans la nuit, par un gros temps, et le lendemain de très bonne heure nous arrivions en vue de Tamatave.
Les côtes sont basses, mais vers lintérieur les terres se relèvent, les mamelons, les collines sétagent en gradins, et dans le lointain se montrent les premières montagnes. Tout disparaît sous un manteau de verdure, dont les teintes vives des premiers plans sestompent peu à peu pour aller se confondre sur les cimes lointaines avec les brouillards du matin.
Tamatave se distingue difficilement du large : je devine plutôt que je naperçois les maisons peu élevées cachées derrière les cocotiers et les grands arbres du rivage, la masse circulaire du fort hova, la pyramide rouge de la pointe Tanio, seul signal qui guide le marin dans son atterrissage. À mesure que nous approchons, les détails saccusent plus fortement, des toits brillent au soleil dans les massifs de verdure, piquetés de noir çà et là par les chaumes sombres des cases indigènes. Bientôt les pavillons des consulats et des maisons de commerce se déploient pour saluer larrivée du courrier de France. Après avoir dépassé un îlot boisé, Nosy-Alanana, « lîle aux Prunes », lAmazone franchit la passe et jette lancre devant Tamatave.
La rade, formée par une légère incurvation de la côte, que prolonge au sud-est un promontoire sablonneux, na quune étendue peu considérable ; elle va de la pointe Tanio au nord au récif dHastie, qui la limite vers le sud. Du côté du large elle est imparfaitement protégée par des bancs madréporiques, sur lesquels la grande houle de la mer des Indes déferle constamment. Cette rade foraine ne présente quun abri insuffisant ; la tenue est médiocre, et lorsque vient le mauvais temps, il faut se hâter de fuir ces parages dangereux. Du reste les débris du Dayot près de la côte, ceux de lOise et de lÈbre sur les brisants, les épaves dun trois-mâts et les carcasses de quelques boutres conseillent la prudence.
Mais nous avions hâte de débarquer. Je redoutais bien quelques complications : nous navions pas une patente nette, le service sanitaire pouvait être exigeant. Je fus vite rassuré : cette institution nexistait pas encore à Tamatave. Je prends passage avec mes amis dans une embarcation qui nous conduit rapidement au débarcadère. Il ne faut entendre par cette expression que lendroit de la plage où lon débarque habituellement passagers et marchandises. Il y a quelques années, pendant loccupation de Tamatave, un wharf avait été construit par nos troupes ; après leur départ il fut détruit par les indigènes, qui trouvaient là une concurrence sérieuse. Maintenant comme autrefois, les caisses et les ballots sont transportés du navire à la plage dans des chalands qui viennent séchouer sur le sable ; de nombreux porteurs semparent de ces objets, les chargent sur leur dos, et, en poussant des cris assourdissants, les déposent en terrain ferme, non sans faire quelquefois des chutes malencontreuses. Pour les personnes, le mode de débarquement est analogue : cest ainsi que, porté sur les épaules de deux vigoureux noirs, nous sommes amenés enfin à fouler le sol malgache.
Notre première visite fut pour M. Jore, chargé par intérim de la résidence de France. Il se mit fort gracieusement à notre disposition, et je ne saurais trop le remercier de laffabilité et de lobligeance quil nous a montrées pendant tout notre séjour. Nous dépêchons lestement quelques courses, nous allons retenir un gîte convenable au Grand Hôtel de Tamatave, et, nouveaux venus, nous nous empressons daller visiter la ville.
Tamatave, située en partie sur la pointe dHastie, tend chaque année à saccroître du côté du nord-ouest, dans la direction du chemin qui conduit à Tananarive. La ville est construite sur un sol sablonneux, où lon trouve partout et peu profondément une eau saumâtre et malsaine. Les fièvres y sont communes. Les températures élevées de la saison chaude et les pluies diluviennes qui tombent à chaque instant contribuent encore à linsalubrité de la ville.
En quittant le débarcadère, les bâtiments de la douane et les hangars des services maritimes qui lavoisinent, on arrive au quartier européen. La première voie dans laquelle on sengage, et qui est parallèle à la plage, porte le nom dAvenue n° 1. Cest là que se trouvent la résidence de France, plusieurs consulats étrangers, les principales maisons de commerce, les magasins des détaillants, la mission catholique avec une église et une école.
Pour faciliter les transports des marchandises sur cette voie, plusieurs commerçants y ont fait établir un chemin de fer Decauville. LAvenue n° 2, parallèle à la première, est bordée par des maisons de moindre importance. Ces deux avenues sont coupées par des rues perpendiculaires, qui vont dune rive à lautre de la pointe. En remontant lAvenue n° 1 vers le nord, on rencontre, après avoir dépassé le quartier européen, le village indigène, puis le fort hova, et lon sengage sur la route de Tananarive. Vers le sud, cette avenue conduit à lextrémité de la pointe, où sont bâties quelques cases habitées par des familles originaires de notre colonie de Sainte-Marie.
Le village indigène noffre à Tamatave rien de caractéristique ; des cases groupées sans ordre et en fort mauvais état, où les roseaux et les feuilles darbres employés par les constructeurs malgaches sont remplacés parfois par des tôles usées, par des douves de barriques et des débris de caisses, abritent une population flottante de soldats et de porteurs.
Le marché est situé non loin de là en revenant vers le quartier européen. Les habitants des villages voisins y apportent leurs produits ; on y trouve de la viande de boucherie, des volailles, du poisson, des légumes et des denrées indigènes. Les marchands, accroupis sous un toit de chaume supporté par quatre piquets, débitent leurs marchandises amoncelées pêle-mêle devant eux. Les approvisionnements que lon peut se procurer sur ce marché sont insuffisants pour les besoins des Européens, qui doivent y suppléer, principalement pour les légumes, par des envois continuels de la Réunion ou par des achats fréquents aux maîtres dhôtel des paquebots de passage ; aussi la vie est-elle fort chère à Tamatave.
Au sud du bazar sont groupées les habitations des Indiens malabars. Ils détiennent le commerce de détail et servent dintermédiaires entre les grandes maisons européennes et la population indigène. Ces marchands indiens, que lon trouve sur toute la côte dAfrique, et qui sont en si grand nombre à Zanzibar et dans les îles voisines, commencent à envahir Madagascar ; se contentant dun petit bénéfice, ils réalisent au bout de lannée un chiffre daffaires important et font une concurrence sérieuse aux autres établissements. Cest dans le voisinage des boutiques malabares que sexercent les industries indigènes, la ferblanterie notamment, pour laquelle les Malgaches paraissent très bien doués.
En rejoignant lAvenue n° 1, nous sommes arrêtés au passage par les changeurs. Ces modestes industriels jouent ici un rôle important : accroupis sur une natte, ils ont devant eux un étalage de toutes sortes de monnaies, quils vendent ou achètent, suivant les cas, pour un certain poids de morceaux dargent, employés exclusivement dans le pays pour les petites transactions. Je mapprochai de lun deux pour me faire initier à lart si difficile de payer ou dacheter à Madagascar.
La piastre espagnole a été connue et acceptée par les Malgaches pendant de longues années, et, comme dans beaucoup de pays dOrient, elle a formé la base du système monétaire. Aujourdhui cette pièce dargent na plus cours, mais on compte encore par piastres, en malgache ariary. Dans toutes les parties de lîle où les indigènes se servent de largent pour leurs échanges, les pièces de cinq francs de lUnion latine sont acceptées maintenant. Les Malgaches préfèrent néanmoins celles dont lexergue est en relief, en particulier les pièces frappées à leffigie de Louis-Philippe, quils nomment farantsa ; ils prétendent quelles contiennent une plus grande quantité de métal précieux. Les monnaies dor ne sont reçues quexceptionnellement dans les grands centres commerciaux delà côte.
Les Malgaches font eux-mêmes lappoint divisionnaire en sectionnant la pièce de cinq francs en morceaux menus et irréguliers ; à laide dune balance de fabrication indigène, mizana, ils apprécient la valeur des plus petits fragments au moyen de poids.
Ces poids, au nombre de huit, permettent dobtenir, par des dispositions additives ou soustractives, quarante-quatre combinaisons principales, qui ont chacune une dénomination particulière. Lune des grandes difficultés de ce système monétaire déjà si compliqué réside dans la pesée ; les Malgaches, défiants par nature, exigent quelle soit faite avec des soins minutieux et délicats. Amadiho (change), répètent-ils souvent ; il faut alors exécuter une double pesée en règle. Parfois, pour abréger cette opération fastidieuse, je donnais le bon poids ; néanmoins je devais attendre que mon vendeur prît dans sa main les petits morceaux dargent, les soupesât, les frottât, les examinât un à un, pour sassurer de leur bonté : encore les donnait-il à ses parents et à ses amis présents, qui se livraient au même examen. Dans des villages de lintérieur il fallait plus dune demi-heure pour peser le prix dune poule, quatre sous de notre monnaie ; lopération nécessitait beaucoup plus de temps lorsque le propriétaire du volatile avait une nombreuse famille. Il est juste dajouter que toutes ces précautions ne sont pas inutiles dans un pays où la fabrication de la fausse monnaie atteint un tel développement. On falsifie largent coupé en y mêlant des fragments de plomb ou dun métal argenté quelconque. Il est facile de reconnaître la fraude en frottant le morceau soupçonné contre un corps dur : les angles sémoussent et le métal intérieur apparaît.
Jaccompagnai, un des jours suivants, M. Jore au fort hova pour rendre visite au gouverneur. La batterie, cest lexpression consacrée, est un ouvrage de fortification circulaire en terre, briques et débris de coraux ; ses murs, protégés par un fossé extérieur, entourent un vaste espace dans lequel nous pénétrons par un passage couvert. Là sont entassées sans ordre quelques maisons en bois, résidences du gouverneur et de ses aides de camp, des cases pour les soldats de service, des casemates et des hangars, où je distingue des canons dun âge vénérable couchés paresseusement sur le sol. Au centre de la cour sélève un mât à lextrémité duquel flotte le pavillon hova blanc à coin rouge. Rainandriamanpandry vient à notre rencontre. Il a fort bonne mine dans ses vêtements européens. Malgré son âge, ses yeux vifs, sa parole animée, sa physionomie intelligente, justifient sa nomination déjà ancienne au gouvernement de Tamatave, le plus important de lîle. Il fut le principal agent plénipotentiaire envoyé par le gouvernement de Tananarive pour négocier le traité de 1885. Notre entrevue fut courtoise, et nous prîmes congé, après une courte conversation, rendue pénible par le labeur de linterprétation.
Depuis notre arrivée, la pluie est presque continuelle : ce sont des averses diluviennes, avec quelques rares éclaircies, et pourtant on nous assure que cest le commencement de la saison sèche. La température est élevée : nous avons aujourdhui, 12 mars, à 8 heures du matin, 30 degrés à lombre. Nous poussons activement les préparatifs du départ ; nous ferons route pour la capitale dès les premiers beaux jours ; en attendant, nous utilisons nos loisirs par de fréquentes promenades dans la ville et dans les environs.
La population totale de Tamatave dépasse certainement 12 000 habitants, sans tenir compte des porteurs, qui viennent à certaines époques augmenter notablement ce chiffre. Lélément indigène comprend des fonctionnaires, des soldats, et quelques marchands hova, des Betsimisaraka et autres gens de la côte. Les Européens sont peu nombreux ; les Français, qui forment la majorité parmi eux, sont environ une centaine. Lélément blanc le plus important est fourni par les îles de la Réunion et de Maurice. Je nai pu me procurer des données précises, car les inscriptions à la résidence de France sont très peu nombreuses, mais il est probable que le nombre des sujets français, blancs ou gens de couleur, venus de nos colonies de la Réunion et de Sainte-Marie est supérieur à 1 500. Les Anglais viennent ensuite, avec les Mauriciens et les Indiens malabars ; enfin les États-Unis, lAllemagne, lItalie, sont représentés par un petit nombre dindividus.
De tous les centres commerciaux de Madagascar, Tamatave est le plus important. Malgré les conditions défavorables dans lesquelles cette ville se trouve placée, sa position en face des Mascareignes, actuellement débouché presque unique des produits malgaches, et sa proximité relative de la capitale, le grand marché de lintérieur, ont beaucoup développé son commerce.
Parmi les principaux objets dexportation sont les bufs vivants à destination de Maurice et de la Réunion.
Lembarquement de ces animaux nest pas sans présenter quelques difficultés, avec les moyens dont on dispose. Il est dun effet très original.
Au jour convenu, le troupeau que lon doit embarquer est conduit sur le rivage et parqué dans un enclos resserré. Des Malgaches choisissent alors un buf et lui attachent une première corde aux cornes, une seconde à lune des jambes postérieures. Ils sattellent quatre ou cinq à chaque bout, traînent ainsi la bête jusquau rivage et essayent de la faire entrer dans la mer. Lanimal, récalcitrant, montre aussitôt toute son aversion pour ce genre dexercice et pour le bain forcé quon veut lui faire prendre ; il fait des bonds désordonnés, envoie des ruades dans toutes les directions, pousse des charges furieuses, traîne ses conducteurs sur le sable et souvent même leur fait lâcher prise. Cependant, après une course folle, on ramène le fugitif, qui, fatigué par ses vaines tentatives, les cris et les hurlements quil entend de toutes parts, les coups quil reçoit, les tiraillements incessants dont il est lobjet, finit par se laisser pousser à leau. On entraîne aussitôt lanimal près dune pirogue ou dun chaland, auquel on lamarre fortement par les cornes. Après deux ou trois opérations analogues, lembarcation, qui a complété son chargement, conduit les malheureuses bêtes le long du navire, sur lequel on les embarque au moyen dun palan. Souvent dans le trajet un buf se noie, un autre devient la proie des requins, si communs dans la rade, mais on supporte avec philosophie ces pertes légères. Le prix dun buf amené à Tamatave est peu élevé : il varie entre 25 et 50 francs ; il faut ajouter à cette somme un droit fixe dexportation de 15 francs par chaque animal embarqué.
À Madagascar il nexiste aucune voie de communication ; si lon se sert des mots de route ou de chemin, ils ne désignent quun sentier, une piste suivie généralement pour se rendre dun point à un autre et plus ou moins frayée. Ces sentiers nont pas toujours une direction rationnelle : ils montent sur les collines élevées, ils suivent les crêtes des coteaux pour éviter les fondrières des versants voisins, ou dautres fois ils descendent dans les vallées encaissées, empruntant même le lit dun torrent pour tourner des roches abruptes ; souvent on se demande pourquoi ils serpentent capricieusement dans la campagne, augmentant comme à plaisir la longueur des étapes. Le Malgache est insouciant et ne fera aucun travail qui ne doive pas lui rapporter un bénéfice immédiat et certain. Sil rencontre un obstacle sur sa route, il ne songera nullement à sen débarrasser ; un arbre mort est tombé en travers, il lenjambe ; si larbre est trop gros, il fait un circuit. Pour traverser les grandes rivières on trouve parfois des pirogues, mais les cours deau de moindre importance sont franchis à gué, bien entendu, et sil existe dans les environs de la capitale, ou sur les chemins fréquentés, un pont primitif, un tronc darbre jeté sur un ruisseau, ce sont des exceptions malheureusement trop peu nombreuses.
Cette absence de voies de communication est regardée, non sans raison, par le gouvernement hova, comme un obstacle sérieux aux envahissements de létranger ; aussi sest-il toujours appliqué à perpétuer cet état de choses.
Dans lîle, les marchandises sont portées à dos dhomme, et pour éviter les fatigues de ces chemins abominables, les riches et les gens de qualité, ainsi que les Européens, se servent du filanjana ou fitakonana, le palanquin malgache.
Une classe spéciale du peuple a monopolisé ce travail : ce sont les borizano. Exempts de corvée, ils sont contents de leur sort et accomplissent avec beaucoup dentrain leur pénible métier. Les borizano, qui se recrutent en majeure partie dans la caste des esclaves, proviennent de différentes provinces, de lImerina et du Betsileo notamment, et ce sont leurs occupations bien plus que leurs origines qui en ont fait une corporation ayant ses usages et ses coutumes. Le porteur, bavard, gai, exubérant même, a perdu cette sorte de réserve et de timidité quinspire souvent aux autres Malgaches la présence du blanc ; il discute les prix, ne se retire jamais satisfait de son salaire et, fidèle à la tradition, empêche doublier à Madagascar les récriminations de nos automédons dOccident.
Malgré ses criailleries et son caquetage incessant, le borizano met un certain amour-propre à remplir la tâche qui lui est confiée. Les porteurs de marchandises abandonnent rarement leurs charges, en ont soin, et sauf le cas de force majeure, les remettent en bon état. Ceux qui portent le filanjana sont pleins dattention pour le voyageur et montrent une adresse étonnante pour le tirer des mauvais pas. Les bonnes dispositions que lon remarque chez ces hommes souffrent cependant quelques exceptions. Ainsi il nest pas rare de rencontrer sur la route de Tananarive un porteur chargé dune caisse en bois volumineuse, que suit un compagnon avec lenveloppe de zinc, le reste du convoi portant le contenu fractionné en petites charges ; cétaient quelques marchandises craignant lhumidité et quon avait emballées avec beaucoup de soin ; mais les hommes, que gênait ce colis encombrant, lont divisé. Cependant tout arrivera intact à Tananarive, les objets seront remis en place, lenveloppe de zinc ressoudée et la caisse de bois clouée à nouveau avec beaucoup dadresse ; alors le borizano se présentera heureux et satisfait au destinataire, qui naura garde dattribuer à un emballage défectueux la détérioration de ses marchandises. Dautres fois, les porteurs sont arrêtés sur la route par des bandes armées qui semparent de gré ou de force de leurs charges ; enfin, mais le fait est assez rare, des borizano ont disparu avec les paquets qui leur avaient été confiés.
À lencontre des Chinois, les Malgaches se servent, pour porter leurs charges, dun morceau de bois rigide. Ils emploient pour cet usage une forte tige de bambou, longue denviron 1 m. 70, quils nomment bao. Aux deux extrémités du bao ils attachent solidement leurs paquets avec des cordes de rofia, puis ils soulèvent le tout et le tiennent en équilibre, tantôt sur une épaule, tantôt sur lautre. La charge moyenne dun borizano est de 40 à 50 kilogrammes, mais ils portent beaucoup moins lorsquils suivent un filanjana et quand ils doivent parcourir de longues étapes.
Les porteurs de marchandises exercent longtemps leur rude métier. Appuyés sur leur sagaie, pliant sous une lourde charge, ils cheminent incessamment entre Tananarive et Tamatave ; la pression répétée du bao, malgré le poli quils lui donnent et la graisse dont ils lenduisent, développe sur leurs épaules des callosités énormes et souvent des plaies repoussantes.
Ce sont des borizano agiles et jeunes encore qui semploient aux filanjana ; ce travail nécessite un certain entraînement et une éducation spéciale. Le filanjana est constitué essentiellement par deux brancards de bois résistant, de 3 mètres environ, reliés au tiers de leur longueur par deux traverses en fer ; dans la partie médiane, une armature métallique soutient une forte toile ; le tout figure dailleurs un siège avec dossier ; deux courroies fixées aux traverses soutiennent un bâton transversal sur lequel le voyageur peut reposer les pieds. Les femmes hova se font porter dans un fitakonana particulier : cest une sorte de panier rectangulaire peu profond, supporté par deux branches de rofia. Pour franchir de petites distances, quatre hommes suffisent ; mais pour de longues étapes il faut un plus grand nombre de porteurs : six, huit, douze sont quelquefois nécessaires. Ces chiffres sont même dépassés, sans aucune utilité, par de grands personnages qui possèdent ce que jappellerai des équipages de luxe.
Pour porter le filanjana, quatre hommes, placés deux en avant et deux en arrière, prennent un brancard chacun sur la même épaule et marchent dun pas cadencé ; celui de chaque rang qui a la tête engagée dans lintérieur des brancards tient fortement le poignet de son compagnon en lui passant le bras sous le coude ; les borizano se soutiennent ainsi mutuellement et se prêtent un point dappui réciproque. La vitesse moyenne des porteurs de filanjana est, en terrain peu accidenté, de 5 à 6 kilomètres à lheure ; elle peut augmenter dans de notables proportions, surtout pour les petits trajets, où les borizano courent dès quils en trouvent loccasion, et souvent avec une vitesse telle que le voyageur nest pas sans éprouver quelques appréhensions en songeant aux conséquences possibles dun faux pas malencontreux. À de fréquents intervalles, et sur un signal convenu, les porteurs changent dépaule en faisant passer les brancards au-dessus de leur tête ; le mouvement est exécuté sans arrêt. Dans les grands trajets, lorsque des hommes de rechange sont nécessaires, les borizano inoccupés trottinent devant le fitakonana, et après avoir parcouru une petite distance sarrêtent pour saisir au passage les brancards lancés avec violence par les camarades quils viennent remplacer. Cette manuvre, qui se fait sans diminuer la vitesse et sans changer lallure, occasionne au voyageur de violentes secousses, lorsque les porteurs se laissent entraîner dans une course folle, ou quun maladroit ne saisit pas le brancard qui lui est lancé. Le filanjana est un siège peu confortable ; néanmoins ce mode de locomotion semble, dans le principe, commode, sinon très agréable, et avec un peu dhabitude on admet très vite cette façon de voyager.
En ce qui me concerne, comme javais fait, dans la première année de mon séjour à Madagascar, un véritable abus de cette chaise à porteurs, jarrivai vite à la prendre en horreur, et, sans y renoncer complètement, je ny eus recours dans la suite que quand je ne pouvais men dispenser.
Ce système de transport des voyageurs et des marchandises à Madagascar semble tout naturel à lindigène, qui dispose de nombreux esclaves et possède une grande autorité sur le personnel quil emploie. LEuropéen se trouve dans une situation toute différente : il paye fort cher ses porteurs et est toujours exploité par eux. Pour aller de Tamatave à Tananarive, un borizano demande trois piastres ; pour faire la route inverse, deux piastres et demie, sans compter les cadeaux quil faut donner en chemin.
Le samedi 16 mars, la pluie cesse et le ciel paraît vouloir se montrer plus clément. Nous passons la journée à recruter nos porteurs et à organiser notre convoi. Pour de nouveaux venus dans lîle, cette opération est assez délicate, mais, grâce aux bons soins de la maison Alibert, nous réunissons bientôt un nombre dhommes suffisant ; nous expédions aussitôt nos plus gros bagages, et le 18 mars au matin nous nous préparions à les suivre sur la route de Tananarive.
II
Un kabary de porteurs.  Départ de Tamatave.  Notre convoi.  Rainivoavy et Jean Boto.  Ivondrona.  Pirogues malgaches.  Ambodisiny.  Légende de Darafify.  La cruche géante.  Ankaréfo.  Gracieuse hospitalité.  Vavony.  Les lagunes littorales.  Végétation côtière.  Case betsimisaraka.  Le bambou à eau.  Andovoranto.  Traversée de lIharoka.  Tanimandry.  Le rova.  Champs cultivés.  Ligne télégraphique de Tamatave à Tananarive.  Le marais de Tanimandry.
La patience est utile au voyageur sous toutes les latitudes : à Madagascar elle est indispensable. Il nous fallait user, abuser même, oserai-je dire, de cette vertu passive, avant davoir commencé notre première étape. Un esclave antimerina, Rainivoavy, que de bonnes références nous avaient fait choisir pour commander le convoi, avait réuni dès la première heure un nombreux personnel, porteurs de filanjana et porteurs de bagages. Il nous avait même remis une liste, calligraphiée par lui, contenant le nom de chaque borizano, celui de son maître et le village quil habitait. Encore novice, je mimaginais quil ny avait plus quà répartir les charges, monter en filanjana, et faire route immédiatement pour la capitale. Quelle erreur était la mienne ! Les hommes prennent nos paquets, les examinent et les palpent dans tous les sens, les soupèsent avec soin et après quelques minutes de réflexion
 saccroupissent sur le sable. Aussitôt commencent des conversations oiseuses, des discussions sans fin. Quelques esprits forts prononcent des discours dont certains passages, très intéressants sans doute, sont vivement soulignés par les auditeurs.
Enfin tout sexplique : les porteurs, sachant que nous ne voulions pas faire la route en six jours comme cest la coutume, mais y consacrer deux semaines, temps nécessaire à nos observations et à nos recherches, réclamaient une augmentation. Je propose de les nourrir à mes frais au delà du sixième jour ou de leur donner à forfait quatre piastres au lieu de trois et demie, mengageant à ne pas rester plus de quinze jours en chemin. La séance rouverte, le commandeur vient nous annoncer que ma seconde proposition est acceptée.
Les charges furent reprises et, après des modifications nombreuses dans larrangement et la disposition, furent enveloppées dans des feuilles de ravinala qui les devaient protéger de la pluie et de lhumidité pendant le trajet ; les paquets furent ensuite confiés aux porteurs, qui les attachèrent à leur bao, non sans avoir préalablement, en signe de consentement, poussé un petit grognement qui en malgache correspond au mot oui. Ce premier kabary nous avait fait perdre toute la matinée, à 10 heures et demie seulement notre convoi se mettait en marche.
Nous sortons bientôt de la ville, et dépassons le fort hova, puis un petit bouquet de manguiers que mes hommes mindiquent du doigt ; cest à lombre de ces arbres que les plénipotentiaires français et malgaches tenaient leurs conférences préliminaires du traité de 1885. Nous laissons vite derrière nous quelques cases disséminées, futur faubourg de Tamatave. Peu de minutes après, nous traversons une petite rivière, le Mananareza, et nous entrons dans la plaine ondulée de Betainomby. La campagne est monotone ; une herbe peu fournie, qui nourrit les troupeaux de bufs venus de lintérieur pour attendre ici leur embarquement, a de la peine à recouvrir le sol sablonneux ; des buissons, des arbustes, poussent au hasard ; çà et là une flaque deau noirâtre croupit entre deux ondulations. Mais nous avons tourné vers le sud, direction que nous allons suivre jusquà Andovoranto ; la végétation devient fort belle, nous allons marcher pendant quelques jours dans la zone boisée de la côte.
Notre colonne sallonge indéfiniment et, malgré mes recommandations, chacun marche à sa guise. En avant, en arrière, de tous côtés, trottinent nos porteurs de bagages ; quelques-uns se reposent déjà à côté de leurs charges. Notre cuisinier-interprète marche à lextrême avant-garde. Nous avons confié ces importantes fonctions à Jean Boto, noir de Sainte-Marie, qui sest offert dès notre arrivée à nous suivre pendant nos excursions. Il avait acquis, paraît-il, de grandes connaissances pratiques, rapportées de ses voyages précédents ; il connaissait tous les villages de la côte et les ravitaillements quon en pouvait tirer. Du reste, comme citoyen français, notre compatriote par conséquent, nous pouvions compter sur lui. Jean Boto, qui dit nous quand il sagit des blancs, parle assez couramment le français. Dans la suite, comme interprète, il nous rendit des services, ce qui ne nous fit pas regretter son enrôlement ; malheureusement ses connaissances culinaires nexistaient quà létat de souvenirs confus et lointains. À ses côtés cheminent allègrement trois borizano, chargés tout spécialement de porter avec beaucoup de soin les instruments scientifiques dun usage journalier. Ces malheureux, malgré mes supplications muettes mais expressives, népargnaient aucun heurt aux boussoles et aux thermomètres, aux magnétomètres et aux théodolites. De plus ils se tenaient prudemment hors de la portée de la voix lorsque, pour une cause quelconque, javais besoin de leurs services. Le commandeur Rainivoavy surveillait notre petit monde ; il portait un fusil et sa sagaie : une plus lourde charge lui aurait enlevé de son prestige. Nos filanjana, précédés de la longue file des borizano de relais, venaient ensuite. Javais donné une surcharge à Foucart, le plus léger dentre nous, au seul point de vue du poids matériel. Cétait le chronomètre, que je voulais soustraire, dans une certaine mesure, aux nombreuses perturbations dont il était menacé. Maistre fermait la marche et pourchassait les traînards, en même temps quil exécutait les nombreuses observations que nécessitait le tracé de notre itinéraire.
Vers midi nous arrivons à Ivondrona. Ce village, important autrefois, ne compte plus maintenant quune centaine de cases. Les usines sucrières qui avaient été établies dans le voisinage étaient jadis prospères ; malheureusement, par suite dun état de choses bien différent, elles ont perdu de leur valeur. Les rendements que le gouvernement hova, aujourdhui propriétaire, retire de cette industrie, sont peu considérables. La rivière lIvondrona, sur les bords de laquelle nos porteurs nous déposent en sortant du village, est le premier cours deau important que nous rencontrons. Il se comporte dailleurs comme cest la règle à Madagascar, et va former de grandes lagunes dont nous ne voyons quune partie. À notre gauche est lembouchure du fleuve avec son déversoir maritime, et les canaux qui la font communiquer avec les lacs de Nosy-Vé et de Sarobakina.
Trois pirogues où nous nous embarquons tous vont nous conduire sur lautre bord. Nous débarquons sous des grands arbres, traversons vite un taillis touffu et entrons dans le village dAmbodisiny.
Daprès une légende betsimisaraka, cette contrée était habitée il y a bien longtemps par le géant Darafify. Il y vivait très heureux avec ses deux épouses, Rasoabé et Rasoamasay. Cétait un génie bienfaisant. Hercule malgache, il avait délivré la province des monstres terribles qui la désolaient, il avait été assez puissant pour couper en menus morceaux le grand serpent de Tanifotsy. Néanmoins les travaux extraordinaires dun de ses voisins vinrent troubler son repos en blessant son amour-propre. Darafify déclara la guerre à son confrère, et dans une lutte héroïque il réussit à le précipiter dans les flots, non sans perdre toutefois la main droite, que, par un dernier effort, le vaincu lui arracha. Quelque temps après, Darafify mourut des suites de cette opération. La dextre puissante du géant forma lîle Fonga, et le lieu témoin de la lutte fut appelé Matitanana. Rasoabé et Rasoamasay, les veuves inconsolables de Darafify, versèrent des torrents de larmes qui changèrent en lacs immenses les forêts désertes où elles étaient venues cacher leur profonde douleur.
Cest dans le village dAmbodisiny que se trouve lamphore colossale qui, sans aucun doute, était la coupe familière de Darafify.
Cette cruche en terre commune, de fabrication indigène, noffre rien de particulier, si ce nest ses grandes dimensions et les cassures et fêlures quelle présente. On la voit, non loin du village, à demi enfoncée au milieu dune clairière ; elle est encore aujourdhui un objet vénéré des indigènes. Fixés sur une perche, deux crânes de bufs achèvent de pourrir ; ces modiques offrandes, que des mains pieuses avaient placées près de la cruche pour mériter les faveurs de Darafify, gênaient par leurs émanations Foucart qui, en explorateur consciencieux, se hâtait de faire un relevé artistique de lamphore sainte.
En quittant Ambodisiny, nous marchons pendant deux heures et demie pour arriver, à la tombée du jour, à Ankaréfo. Les soixante cases qui forment ce village sont bâties en terrain marécageux sur les bords de la lagune dont nous venons de suivre la rive orientale. Jean nous conduit dans une case dont nous prenons possession. Nous sommes satisfaits de notre première installation dans un village malgache.
Le chemin que nous suivons depuis Tamatave et qui doit nous mener à Andovoranto, est tracé sur cette bande de terrain de largeur variable, qui est comprise entre le rivage de la mer et la ligne des lagunes littorales. Depuis lembouchure de lIvondrona, ces nappes deau se succèdent presque sans interruption et forment une véritable voie maritime, utilisée depuis longtemps.
La bande de terrain sur laquelle nous marchons varie beaucoup de largeur. Dans certains endroits ce nest quune plage sablonneuse, digue éphémère qui empêche les eaux de la lagune de se jeter dans locéan. Ailleurs cest un talus gazonné de quelques centaines de mètres. Plus loin cette zone sélargira notablement et mesurera par places plusieurs kilomètres de profondeur. Alors le sentier se déroule dans une jolie contrée ; nous traversons des bois, de petites forêts, où la végétation côtière atteint tout son développement. La route est de sable fin, et de tous côtés, au milieu de lherbe courte, sélancent des bouquets darbres : cest le vakoa, au tronc rugueux, dont les feuilles penniformes sont hérissées de pointes aiguës, lélégant badamier, le voavotaka (Brehmia spinosa), dont les fruits arrondis renferment sous une écorce résistante une pulpe goûtée des indigènes, les gracieux palmiers aux nombreuses variétés, et tous les arbres des zones chaudes couverts dorchidées parasites. Puis nous entrons dans une clairière dont le tapis de verdure ondoyante est soulevé çà et là par des massifs de fougères. À droite réapparaît la lagune, dont la nappe liquide miroite au soleil ; leau disparaît sous les plantes aquatiques ; les rives en sont cachées par les joncs et les roseaux, et dans les chenaux marécageux les pandanus, solidement ancrés par leurs racines fourchues, semblent défier la violence des vents. Derrière les lacs nous apercevons de petites collines, sur lesquelles les ravinala déploient leurs éventails ; dans le lointain se profilent, indécises, les sombres cimes de la chaîne côtière. Mais nous rentrons dans le taillis, où bientôt un sourd grondement nous annonce le voisinage de locéan. Soudain le rideau de verdure qui nous enveloppait se déchire ; nous gravissons les dunes et cheminons à travers les filao (Casuarina equisetifolia) aux membres tordus ; nous voici sur le sable du rivage, et nos porteurs nous secouent violemment pour éviter les lames qui viennent mourir à leurs pieds.
Cest en traversant cette jolie contrée que nous arrivons, au coucher du soleil, à Vavony.
Avant dy arriver, nous rencontrons, allant en sens inverse, un long convoi de porteurs de peaux de bufs. Les malheureux, pliant sous leur pesante charge, rendue plus lourde encore par leau dont elle est imbibée, se traînent péniblement, appuyés sur leurs sagaies, et se hâtent à petits pas, pressés de gagner un abri où ils vont attendre des temps meilleurs avec la patience qui les caractérise. Ils se reposent fréquemment.
Ces haltes me firent trouver lemploi de petites excavations que javais remarquées en grand nombre le long du sentier. En effet, lorsque les porteurs veulent saccroupir et déposer leurs charges sur le sol, ils descendent dans ces trous, puis, lorsquils se remettent en marche, ils en sortent facilement par une pente douce, ayant repris sans aide leur fardeau.
Le village de Vavony se trouve à lextrémité méridionale du lac de Rasoabé. Comme dans ceux que nous avons vus précédemment, les cases, une cinquantaine à peu près, sont disposées de chaque côté du chemin, lunique rue de la localité. Ces maisons paraissent assez propres, comme toutes celles de cette partie de la côte, et celle qui nous sert de logis représente le type habituel des constructions betsimisaraka. Rectangulaire, elle mesure 4 mètres de large sur 6 mètres de long. Son toit de chaume à deux versants est soutenu à la partie supérieure, élevée de plus de 4 mètres, par un faîtage reposant sur deux poteaux placés au milieu des pignons. Des poteaux dangles reliés par des traverses et quelques autres perches de bois léger constituent la charpente. Pour faire les parois et les cloisons, on se sert des côtes des feuilles du ravinala, maintenues juxtaposées par des baguettes minces, mais résistantes, qui les traversent. Des claies glissant entre deux bâtons et fabriquées de la même manière obstruent les ouvertures, portes que lon ménage sur les grandes faces. Le plancher, qui est formé décorce darbres généralement recouverte de nattes, est établi sur des pieux fichés dans le sol ; il en est distant de 50 à 60 centimètres. Cette surélévation du plancher des cases sobserve sur toutes les côtes madécasses. Dans un coin est une sorte de caisson carré rempli de terre foulée, lâtre malgache, dans lequel sont enfoncées des pierres pour placer les marmites, le toko. Au-dessus du foyer, quatre pieux verticaux supportent un ou deux châssis de bois, les salaza : ils sont destinés à recevoir la viande et le poisson sec dont un boucanage sérieux assurera la conservation. Il ne faut pas chercher de cheminées : la fumée séchappe quand elle veut et où elle peut. Aussi la partie inférieure de la toiture est-elle bien vite recouverte dun enduit noir fort brillant ; il en est de même des quelques objets qui sy trouvent suspendus et, en général, de tout le mobilier, auquel cette teinte noirâtre donne un aspect vieillot.
Lameublement est des plus simples. Pas de tables, aucun siège. Je nose donner ce nom à des sortes de planches à découper la viande sur lesquelles on minvitait à masseoir. Le plus souvent le lit nest quune simple natte de jonc ; il est rare que cette natte soit rembourrée de quelques poignées de roseau. Un peu partout, des sobika, espèces de corbeilles, sacs ou paniers, tressés fort artistement et qui renferment le riz, les patates, le manioc, les provisions de la famille. Les habitants de la côte se servent pour cuire le riz de marmites en fonte dorigine européenne.
Sur cette côte, où lon ne trouve pas dargile plastique, les Betsimisaraka ont remplacé les vaisseaux de terre des autres tribus par un récipient assez original. Ils vont chercher dans la forêt voisine un long bambou et, y introduisant une sagaie, ils perforent imparfaitement les cloisons intérieures en respectant la dernière, qui sera le fond de cette cruche improvisée. Le maniement de ces ustensiles est peu pratique, et une longue expérience est nécessaire pour en user adroitement. Cest ainsi que pendant notre repas du soir, voulant servir mes amis, je memparai dun de ces bambous qui avait bien 3 mètres et demi de long ; je voulais du premier coup mattaquer aux difficultés. Mal men prit : non seulement je remplis plus que de raison les gobelets que lon me tendait, mais encore, ne tenant nul compte de la puissance hydraulique du jet liquide, jarrosai mes infortunés compagnons, qui protestèrent violemment. Les ressources alimentaires que nous trouvons sont peu variées : du riz et du manioc, des patates, quelques bananes, du poisson séché. Toutefois Jean nous assura que nous trouverions toujours des poules, ce qui devait nous faire, avec quelques conserves dont nous nous étions munis, un ordinaire très suffisant.
Le lendemain je continue ma route sur la bande sablonneuse, pendant que Maistre et Foucart suivent en pirogue la lagune de lImasoa. À Andavakimenarana mes compagnons me rejoignent, et vers 10 heures et demie nous arrivions à Andovoranto.
Nous étions dans une petite ville, centre commercial assez important. On y remarque une mission protestante, une école malgache ; plusieurs maisons de commerce de Tamatave y ont des représentants. Dans les rues il y a quelques boutiques, dont beaucoup ont pour propriétaires des Indiens malabars.
Généralement, pour aller à Tananarive on prend à Andovoranto des pirogues qui remontent le fleuve Iharoka pendant quelques kilomètres, puis un de ses affluents, et arrivent, après cinq heures de navigation dans louest, au village de Maromby doù repart la route de la capitale. Cette voie fluviale, habituellement suivie, abrège considérablement cette partie du chemin et surtout évite aux voyageurs la traversée si pénible des marais de Tanimandry. Néanmoins, obligés de poursuivre nos travaux, nous choisissons ce dernier itinéraire.
Nous traversons près du bord de la mer lembouchure étroite de lIharoka ; une demi-heure après, nous pénétrons dans les murs en terre de Tanimandry. Ce village, qui compte 200 cases, nest quun poste militaire hova, fondé en 1863 par la reine Rasoherina lorsquelle vint visiter ces régions. Les habitants, Antimerina et Betsimisaraka, sont presque tous des soldats, établis avec leurs familles dans des maisons groupées sans ordre autour du rova. On appelle ainsi la palissade faite avec des bois pointus, qui entoure la demeure du souverain, des princes, des hauts dignitaires et des gouverneurs. Mais ce mot désigne aussi par extension non seulement lenceinte fortifiée, mais encore lensemble des constructions qui sy trouvent renfermées. Ces cases ne diffèrent dailleurs des autres que par leurs dimensions un peu plus grandes ; elles sont habitées par le chef et sa famille, ses aides de camp et ses esclaves.
Devant elles et en dehors de la palissade, un vaste emplacement reste libre, il est réservé aux assemblées populaires et sert pour les revues des troupes. Cest au centre de cette cour du rova quest planté le mât où flotte le pavillon royal. Tanimandry est le chef-lieu de la province gouvernée par Rahaga, douzième honneur.
Depuis que nous avons traversé lIharoka, la nature du sol est différente. Ce nest plus un terrain sablonneux : largile apparaît recouverte par places dune couche noirâtre dhumus. Aussi voyons-nous, dans les environs du poste, dassez belles cultures de manioc, de patates douces, de songes, de cannes à sucre. Des manguiers, des orangers, des citronniers et des bananiers y poussent en abondance. Nous trouvons le contraste dautant plus frappant que dans les villages traversés jusqualors les cultures étaient presque nulles ; le riz, base de la nourriture des indigènes, croît très difficilement dans le voisinage immédiat de la mer ; mais dès demain, et après quelques jours de marche dans lintérieur, nous aurons à traverser de nombreuses rizières. Le premier aide de camp du gouverneur vint nous voir et nous apporta deux poules comme cadeau de bienvenue. Cétait une entrée en matière : il désirait surtout des remèdes pour le préserver des fièvres et de la vieillesse, dont il ressentait les inconvénients. Une petite dose de quinine et beaucoup de bonnes paroles parurent le satisfaire ; bien quil me fût impossible de lui donner des médicaments pour réparer les ravages des ans et que jeusse de la peine à lui faire comprendre quà Madagascar comme ailleurs la vieillesse nest pas la moindre des maladies, il me prodigua ses remerciements. À cette première consultation en succédèrent beaucoup dautres. Ma réputation allait grandissant pendant que diminuait ma provision de quinine. Larrivée de M. Estève, directeur du service télégraphique à Tamatave, vint heureusement mettre un terme à mes occupations philanthropiques et nous procura le plaisir de terminer la soirée avec un compatriote.
M. Estève venait à Tanimandry pour rechercher les causes dune interruption insolite dans son service. Cétait tout simple : des indigènes avaient renversé quelques poteaux dans les environs et coupé le fil en plusieurs endroits ; ces engins les gênaient, faisaient avoir de mauvaises récoltes et attiraient la foudre dans leur voisinage.
Deux années avant notre arrivée, sur les ordres du résident général, une ligne télégraphique avait été posée entre Tananarive et Tamatave, sous lhabile direction de MM. Deschamp et Estève, chefs de service dans ces deux villes, et de leurs agents. Ce nest quau prix de mille peines, en surmontant de grandes difficultés et en courant de sérieux dangers, que lon a pu terminer heureusement cette entreprise si utile aujourdhui. Malheureusement les orages, fréquents sur les hauts plateaux, la grande tension électrique de lair dans ces contrées, la chute des arbres dans les forêts, et des poteaux eux-mêmes, mal assujettis dans ce sol compact, la rupture du fil usé par les émanations salines des côtes et beaucoup dautres causes naturelles font que la transmission des dépêches sopère le plus souvent très irrégulièrement. Puis viennent sajouter encore les perturbations non moins fréquentes dues à la malveillance et à lhostilité des habitants.
Le 21 mars, de très bonne heure, nous quittons Tanimandry. Létape sera pénible, daprès ce que nous assurent les hommes. Jenvoie tout mon monde en avant et je sors le dernier par létroite ouverture que lon dénomme pompeusement la « porte de lOuest ».
La caravane est dans lordre ordinaire : en tête, les bagages avec le commandant Rainivoavy, puis nos trois filanjana. Pour aller à notre première étape, le village de Ranomafana, il y a deux routes : lune, la plus longue, suit la ligne télégraphique ; elle est passable, paraît-il ; la seconde, qui traverse le marais, est plus courte, mais bien plus pénible. On sest décidé pour la route du marais ; les porteurs auraient certainement beaucoup de peine, mavaient-ils dit, mais pendant un temps plus court, et ils se reposeraient plus vite. Ce raisonnement des borizano était assez juste, et nous nétions pas fâchés, dun autre côté, de voir ce fameux marais et de nous rendre compte de la difficulté de sa traversée.
Bientôt nous entrons dans la forêt ; lair ne circule pas au milieu de ces frondaisons élevées, lhumidité nous pénètre. Le sol, formé dargile et de sable recouverts de débris organiques, est dabord résistant, puis il devient mou et disparaît sous les grandes herbes. Il semble quon danse sur un plancher mouvant. Nos porteurs ont de la peine à marcher sur ce terrain détrempé ; ils trouvent difficilement la bonne voie et senfoncent de plus en plus au milieu des roseaux. Nous entrons dans un bois et nous marchons dans leau. Bientôt nous sommes arrêtés par un étang profond ; il y a un pont, mais un pont malgache : deux ou trois troncs darbres posés côte à côte, et soutenus par des branchages mis en travers sur les herbes ; le tout est recouvert par 30 centimètres deau. Nous traversons cette nappe à la file indienne. Chaque homme va bien lentement, cherchant avec précaution où il doit poser le pied ; à voir nos porteurs lun derrière lautre, ayant de leau à peine jusquaux genoux, on croirait quils passent à gué quelque rivière ; il nen est rien ; ils marchent sur des arbres invisibles, et, véritables équilibristes, ils manuvrent sur ce point dappui très glissant, ayant à leurs côtés plus dun mètre deau et au-dessous une vase infecte et profonde. Tout cependant est arrivé sans accident sur lautre bord ; le porteur dune des caisses a fait un faux pas, mais, par un miracle dadresse, il a pu se relever. Foucart et Maistre passent à leur tour, je marche le dernier et je suis bientôt de lautre côté. Là nous entrons dans le grand marais ; ce que nous avions vu jusquici nétait quune sorte de préface nous initiant aux beautés de la traversée quil nous restait à faire.
Le marais de Tanimandry est orienté du nord-nord-est au sud-sud-ouest et peut avoir, dans lendroit où nous lavons traversé, de 1 200 à 1 300 mètres ; cest là du reste sa largeur moyenne, augmentant un peu dans la région sud, où elle atteint 2 kilomètres et demi. Partout de grands arbres forment une véritable forêt lacustre ; ces arbres élancés, bien droits, dont quelques-uns atteignent plus de 20 mètres de hauteur, ont un feuillage vert foncé qui sétale en touffes horizontales et offre à lil un aspect pittoresque. Au pied des arbres, des roseaux, des touffes de grandes herbes, des plantes aquatiques aux fleurs blanches ou jaunes et aux larges feuilles, puis au milieu de tout cela, dégageant une odeur infecte, leau noirâtre et croupissante, recouverte çà et là de membranes ferrugineuses aux couleurs irisées. Flottant comme de larges taches dhuile, elles font un vif contraste avec la teinte noire du marais. Quelques rares oiseaux voltigent autour de nous ; des papillons et des libellules viennent se poser sur les fleurs et montrent leurs ailes aux brillants reflets ; et, pour animer la scène, tous les crapauds et les grenouilles des environs nous donnent un concert des plus variés ; il serait impossible danalyser ces cris, il y en a dans tous les tons et sur tous les rythmes ; je ne puis dire quune seule chose, cest quil y a beaucoup de musiciens.
La route serpente dans la forêt, cherchant autant que possible des endroits où la vase est moins épaisse, mais ce moins nest que relatif, très relatif même. Comme le pont que nous avons passé tout à lheure, le chemin est constitué par une ligne de troncs darbres, mais ici on les voit et nos hommes peuvent poser assez facilement le pied sur ces passerelles flottantes ; de temps en temps lun dentre eux glisse et enfonce dans la vase ; ses trois compagnons soutiennent le filanjana pendant que le malheureux se relève péniblement et reprend sa place. Dautres fois il ny a quun seul arbre ; les porteurs se mettent alors lun derrière lautre et vous soulèvent ainsi ; dans ce genre de locomotion on a, je crois, la sensation quaurait quelquun porté par un acrobate sur une corde lisse. Chose remarquable, les hommes sont toujours très gais ; arrive-t-il un accident à lun deux, ses camarades se moquent de lui et font pendant plus de dix minutes des gorges chaudes de sa mésaventure ; cependant ils ont pour le vazaha (létranger) beaucoup de prévenances, je dirai même de dévouement ; je ne sais, pendant cette traversée qui ma paru longue, combien ils ont déployé dadresse et de force ; à chaque instant je choisissais lendroit où jallais tomber et prendre mes ébats dans la vase ; jai failli plusieurs fois réaliser mon rêve, mais je suis sorti sain et sauf, et sec, de laventure.
Après avoir passé une dernière nappe deau qui borne le marais du côté de louest et avoir failli une dernière fois prendre un bain, je rejoins mes compagnons, qui mattendaient sur une petite hauteur.
Les chenaux, lagunes et marécages qui longent la mer ne sont pas lun des traits géographiques les moins curieux de lîle de Madagascar. Il en existe dans toute la partie de la côte orientale qui reçoit le choc du grand courant indien depuis 16°52 de latitude sud jusquà 22°25 ; cependant ce nest quentre la bouche de lIvondrona (18°1500" lat. S.) et celle du Matitanana (22°2445" lat. S.) quils deviennent nombreux et assez rapprochés pour pouvoir être utilisés par la navigation côtière. M. Alfred Grandidier, qui les a étudiés avec soin, en a compté vingt-deux, fournis par plus de cinquante cours deau, entre ces deux points dont la distance est denviron 485 kilomètres. Cet état spécial de la côte orientale est dû à ce que les rivières, descendant un versant fortement incliné et ne recevant que de petits affluents, trouvent une plage étroite contre laquelle bute avec violence un fort courant qui ensable continuellement leurs embouchures, et, à cause du volume deau peu considérable quelles apportent dordinaire, la plupart narrivent pas à souvrir une issue directe à la mer ; si, à la suite dune crue importante, elles forcent quelquefois la barre de sable quaccumulent journellement et que maintiennent les vagues, la passe ainsi momentanément déblayée ne tarde pas à se refermer dès que les eaux baissent. Ces embouchures temporaires ne sont pas du reste toujours à la même place.
Les chenaux ont des dimensions très variables ; assez étroits en certaines parties pour quune pirogue y passe avec difficulté, ils sélargissent en dautres jusquà 200 et 300 mètres et forment de distance en distance, partout où une dépression du sol sy est prêtée, des lacs qui ont quelquefois plusieurs milles de large et dont le plus grand est celui de Nosy-Vé, au nord duquel est Ambodisiny. Comme nous lavons dit, ils sont séparés de la mer tantôt par une simple bande de sable de quelques mètres de largeur, tantôt par une plage gazonnée, plus ou moins couverte darbres et darbrisseaux, qui peut mesurer jusquà plusieurs kilomètres. Ils ne sont pas tous navigables, à toute époque du moins ; dans la saison sèche, il en est qui contiennent plus de boue que deau ; cependant, tels que la nature les a faits, ils sont très utiles et facilitent beaucoup les communications et les transports de marchandises le long de cette côte inhospitalière où le cabotage nest pas praticable à cause des courants qui y sont très violents et de la forte houle qui y règne constamment. Mais ce canal naturel a des inconvénients au point de vue sanitaire, car il entretient sur la plage orientale un foyer de fièvres.
Depuis la traversée de la première nappe il sétait écoulé cinquante-cinq minutes.
Nous venions dachever ainsi la première partie de la route de Tamatave à Tananarive, ce segment du chemin qui, suivant la direction du nord au sud, longe le bord de la mer entre le rivage et la ligne des lagunes que nous venions de traverser si péniblement. Il nous restait à parcourir, en marchant droit vers lest, la deuxième partie du sentier, qui allait nous conduire du niveau de la mer à Tananarive, à 1 250 mètres daltitude, sur un parcours de 230 kilomètres.
III
À travers les dunes sablonneuses.  Le rofia et le ravinala.  Manambonitra.  Crue rapide.  La tribu des Betsimisaraka.  Le chapeau du borizano.  Ranomafana.  Ampasimbé.  Une corrida.  Beforona.  Première zone forestière dAnalamazaotra.  Le sentier dans la forêt.  Ampasimpotsy.  Moramanga.  Province dAnkay.  Marché de Moramanga.  Andakana.  Le buf de Madagascar.  Ascension du mont Ifody.  Vallée de Sabotsy.  Montée de lAngavo.  La deuxième forêt.  Ankeramadinika.  Arrivée à Tananarive.
Après avoir dépassé le petit hameau de Bemasoana nous arrivons sur les bords de lIharoka. Il nous faut de nouveau traverser le fleuve pour rejoindre sur la rive gauche la route de la capitale.
LIharoka, grossi par quatre mois de pluies continuelles, roule en rapides des eaux jaunâtres chargées des matières terreuses entraînées des hauts plateaux. Nous effectuons le passage dans de mauvaises pirogues au confluent de lAmbavaroka. Le fleuve mesure en cet endroit plus de 200 mètres de largeur.
La route continue à travers une contrée mamelonnée. Des monticules sablonneux se succèdent sans ordre ; ce sont danciennes dunes fixées maintenant par la végétation. Dans les bas-fonds, les eaux, qui ne peuvent sinfiltrer dans un sous-sol compact, forment des marais et des fondrières, où nous nous embourbons quelquefois, malgré les circuits et les détours que nous faisons pour les éviter. Des plantes herbacées poussent en abondance sur le sommet de collines arrondies, dont les flancs sont couverts de bruyères et de fougères, tandis que dans les dépressions, au milieu dune multitude de plantes aquatiques, sélèvent en touffes serrées les ravinala et les rofia. Ces arbres, que lon rencontre surtout le long des ruisseaux, deviennent rares sur les versants, plus rares encore sur les sommets.
Le rofia (Raphia Madagascariensis, Sagus raphia) est un palmier au port gracieux. Son tronc, généralement peu élevé, est couvert daspérités, anciens points dattache des feuilles tombées. À lextrémité du stipe sévasent en bouquets de belles feuilles qui, composées dun grand nombre de filaments insérés à angle droit sur une nervure médiane, atteignent parfois 5 et 6 mètres de longueur.
Le ravinala (Urania speciosa) est appelé communément par les Européens « arbre du voyageur ». Le tronc lisse et souvent fort élevé de cet arbre, de la famille des bananiers, est surmonté dun magnifique éventail de larges feuilles vertes. Au nombre dune vingtaine, longues de 2 mètres environ sur près de 50 centimètres de large, ces feuilles sont supportées par de longs pétioles qui, se rapprochant peu à peu, rayons dune roue gigantesque, viennent sencastrer les uns dans les autres. Cet arbre offre une silhouette singulière, qui se réduit à une simple ligne lorsquon le regarde par la tranche, et, lorsquon le voit de face au contraire, déploie un éventail colossal, joli surtout quand le vent ne la pas déchiqueté. On explique le nom d« arbre du voyageur » parce que leau conservée à la base des feuilles et dans les replis des pétioles, provenant en grande partie de la condensation de lhumidité de lair sur ces larges surfaces, servirait, paraît-il, à secourir le passant altéré. Cette explication nest certes pas applicable à Madagascar ; le ravinala se trouve toujours dans les marais et dans le voisinage des cours deau ; on ne le rencontre jamais dans les contrées arides. Cet arbre singulier, qui donne à toute la région betsimisaraka un aspect si particulier, croît sur la majeure partie du versant oriental de lîle, mais il ne dépasse pas 600 mètres daltitude. Comme le rofia, il rend de grands services dans la construction des cases, et est employé à de nombreux usages domestiques.
Depuis quelques heures nous avons à supporter une pluie fine qui augmente bientôt dintensité, et cest au milieu dune averse diluvienne que nous traversons le village de Maromby. À travers les larges gouttes qui strient obliquement latmosphère obscurcie par dépais nuages, je distingue difficilement les gros mamelons qui nous environnent. Cest toujours la même contrée, mais le terrain a changé de nature : le sol sablonneux est remplacé par une argile rougeâtre que leau délaye et rend glissante. Les hommes ont de la peine à marcher.
Vers deux heures nous nous arrêtons au village de Manambonitra. Rainivoavy vient me prévenir quil nous est impossible daller plus loin : la crue subite dun ruisseau que nous devons traverser en sortant du village met un obstacle à toute marche en avant.
Les Betsimisaraka, qui habitent la vaste contrée que nous venons de traverser, formaient autrefois une confédération redoutée. Au commencement du XVIIIe siècle, conduits par des Européens et des mulâtres, ils gagnèrent à leur cause toutes les tribus éparses de Mahanoro à la baie dAntongil et constituèrent alors une puissante nation. Malheureusement les divisions des tribus et la rivalité des chefs les affaiblirent, et Radama Ier, roi des Antimerina, conquit leur pays vers 1820.
Le Betsimisaraka a le visage arrondi, les pommettes légèrement saillantes ; ses yeux ne sont pas bridés. Son teint est généralement foncé, mais, comme chez les autres tribus de Madagascar, il présente de nombreuses variétés. Les cheveux, crépus ou ondulés, sont épais. Les hommes les portent coupés courts ; au-dessus du front des enfants on laisse souvent un petit toupet proéminent quils se tirent consciencieusement lorsquils nous rencontrent, et nous gratifient du finaritra, bonjour betsimisaraka. Les femmes ont des coiffures assez compliquées : tantôt ce sont des nattes finement tressées et réunies en boucles derrière la tête et au-dessus des oreilles ; tantôt les cheveux, partagés par des raies multiples, forment sur locciput, de chaque côté du front et au-dessus des oreilles, six chignons volumineux. Cest cette dernière coiffure qui est généralement adoptée. Les indigènes shabillent dune chemise à manches courtes, faite dun tissu grossier de rofia ; au-dessous ils ont une ceinture détoffe roulée autour des reins et descendant entre les jambes, doù elle remonte se nouer à la taille : cest le salaka, qui existe partout dans lîle. Quand ils ne se livrent pas à des travaux exigeant la liberté des mouvements, ce qui leur arrive souvent, ils se drapent dans une pièce de colonnade, le lamba, vêtement national de Madagascar. Les femmes mettent un jupon et une sorte de camisole toujours trop courte qui leur serre affreusement la poitrine ; par-dessus elles portent aussi le lamba, mais un lamba particulier. Cest une espèce de sac plus ou moins ample, ouvert aux deux bouts ; elles le remontent sous les bras et ly maintiennent fixé par des torsions savamment combinées et incessamment renouvelées. Cest même là une de leurs principales occupations. Comme ornement elles possèdent des boucles doreilles de cuivre ou dargent, quelquefois des colliers et des bracelets de verroterie. Cette population est douce et paisible, les actes dénergie sont rares. Les Betsimisaraka supportent patiemment leurs gouverneurs hova et nont résisté que bien peu aux charges accablantes quil leur faut supporter et aux mesures vexatoires dont ils sont parfois victimes. Ces indigènes entrent volontiers au service des blancs établis sur la côte et seraient dassez bons travailleurs sils nabusaient pas trop des liqueurs alcooliques.
Le 22 mars nous quittons Manambonitra au lever du soleil. Rainivoavy a pu trouver deux pirogues, sur lesquelles nous passons, à lest du village, limportant cours deau qui nous avait arrêtés la veille. En temps ordinaire, ce nest quun ruisseau, mais dès quil a plu, il grossit rapidement : cest un fleuve après les grandes averses. Ce fait est très fréquent à Madagascar.
Comme la veille, la route serpente dans une contrée mamelonnée. Ce sont des montées et des descentes continuelles, des glissades et, sur le sol boueux, des chutes répétées qui font la joie de nos porteurs.
Vers neuf heures, arrêt à Ranomafana. Ce misérable village doit son nom à des sources chaudes, situées non loin de là, dans le lit même dune petite rivière.
Pendant que Maistre va emplir une bouteille deau minérale en vue dune future analyse, nos porteurs se réconfortent lestomac, creusé par les fatigues de la route. Comme dans presque tous les villages, des marchands de manioc attendent la pratique avec des marmites pleines de racines cuites à leau et encore fumantes. Pour un imperceptible morceau dargent que je lui ai donné, un borizano en achète une ample portion, et la répartit entre ses camarades après avoir mis à part quelques beaux morceaux, quil vient moffrir dans son chapeau. Cest une des nombreuses applications que le Malgache donne à son couvre-chef, voulant imiter lEuropéen au moins dans une partie de son costume : il considère son chapeau comme un objet de toilette indispensable, sen couvre avec coquetterie, simagine préserver ainsi son teint des ardeurs dévorantes du soleil. Mais il nattache, non sans raison, à ces divers rôles de sa coiffure quune médiocre importance ; il lemploie le plus souvent à de tout autres usages. Non seulement cest un plat dont on se sert souvent, mais encore le chapeau devient entre les mains habiles de son propriétaire un filtre destiné à épurer leau croupissante des marais. Néanmoins, lindigène, rendu défiant par lexpérience, se contente, la plupart du temps, de se rafraîchir la bouche et sempresse de cracher le liquide.
Entre Ranomafana et Bedara, où nous arrivons deux heures après par une pluie épouvantable, nous observons des émergences rocheuses de gneiss et de micaschiste, des coulées de basalte, et çà et là sur les croupes gazonnées de gros rocs verdâtres de porphyre granitoïde qui, témoins des siècles passés, ont résisté à la décomposition argileuse.
Nous nous arrêtons à Ampasimbé ; le soir, grand vacarme : ce sont les porteurs qui exercent leur force et leur agilité sur un malheureux buf que lon conduit à la mort. Lun deux saute sur le dos de lanimal, sy cramponne de toutes ses forces et essaye de sy maintenir. Il est vite jeté à terre par le buf agacé qui fait des bonds énormes et prend sa course au milieu du village. Mais bientôt le voilà arrêté dans sa fuite par une longue corde attachée à une de ses jambes de derrière et par les coups innombrables quil reçoit. Un autre porteur succède au premier, et quand il est à bas, ses compagnons continuent ces exercices ; la corrida ne se termine que lorsque tous les hommes, plus ou moins contusionnés, ont tenté laventure. On attache ensuite lanimal harassé au poteau du supplice ; le lendemain il sera immolé. Cette préparation toute spéciale que lon fait subir à la viande de boucherie pourrait expliquer dans une certaine mesure larrière-goût de venaison que les Européens, à leur arrivée dans le pays, trouvent toujours au buf indigène.
En quittant Ampasimbé nous entrons dans une contrée dun aspect différent. Les mamelons sont remplacés par des collines aux flancs plus abrupts, aux sommets plus élevés. Les vallées sont plus profondes, les pentes plus raides. Par une série de montées et de descentes, le sentier sélève peu à peu ; à la sortie du village le baromètre indiquait 400 mètres daltitude. Sur ce terrain mouvementé, on commence à distinguer une tendance à lorientation du nord-nord-est au sud-sud-ouest de la chaîne côtière, que nous allons franchir prochainement. En maints endroits, largile est traversée par des pointements rocheux ; sur les flancs des petites montagnes qui nous environnent apparaissent par places de gros rochers. Les rivières et les ruisseaux précipitent leur cours, ce sont de véritables torrents ; leurs eaux, limpides quand il na pas plu  ce qui est rare,  se brisent sur les gros cailloux roulés entraînés des terrains élevés par les grandes crues. Parfois, coupées par des assises rocheuses, elles tombent en jolies cascades. À mesure que nous nous élevons, la végétation change également. Les ravinala ont déjà disparu et les rofia deviennent rares ; nous entrons dans la première zone forestière qui entoure Madagascar dune verte ceinture. Cependant nous ne sommes pas encore dans les grands bois, mais les arbres en bouquets ou disséminés, les  fourrés de broussailles et darbustes, les massifs de bambous, nous en annoncent lapproche. Souvent dans les grandes clairières, sur les pentes gazonnées, au milieu des hautes herbes et des roseaux, les gros troncs darbres que lindigène na pu abattre se dressent à demi carbonisés. La hache et le feu reculent loin vers louest la limite des pays boisés dautrefois. Nous traversons maintenant des terrains défrichés en partie.
À peu de distance dAmpasimbé on arrive, après une montée longue et pénible, dans une petite forêt. Là, au milieu des arbres, est le hameau de Madilo. Puis, sortant du taillis, nous passons une rivière sur les bords de laquelle des rofia cachent encore les cases de Marozevo. Avant midi nous entrons à Beforona.
Depuis la côte, cest le village le plus important que nous ayons rencontré. Dans un modeste rova habite un officier hova qui commande le poste ; il a sous ses ordres quelques subalternes et une vingtaine de soldats. Une case un peu plus spacieuse que les autres sert de temple, une école est à côté. Beforona est situé au milieu dune petite plaine marécageuse ; les fièvres y sont particulièrement redoutables.
Cest aujourdhui dimanche, nous profitons de loccasion pour nous livrer à quelques travaux sédentaires.
Le lendemain matin nous nous remettons en marche dans un terrain détrempé, nous traversons des marais et des rizières, ce qui, pour le voyageur, est à peu près la même chose à cette époque de lannée, et nous passons un grand nombre de ruisseaux dont le sentier emprunte souvent le lit.
Nous dépassons le village dAmbavanihasy, et nous pénétrons peu après dans la grande forêt.
La partie boisée que traverse le chemin de Tamatave à Tananarive est interrompue quelquefois par de grands espaces défrichés où lon a construit des villages, lieux de repos nécessaires pour les nombreux porteurs qui suivent cette voie fréquentée. Les habitants de ces hameaux ont empiété sur la forêt. Néanmoins, dans les cantons respectés, la végétation est assez belle. Les arbres, trop serrés, poussent en hauteur et, ne pouvant se développer librement, vont droit vers le ciel chercher un peu de soleil. Sous les voûtes sombres de leur feuillage, où sattachent des lianes puissantes bizarrement contournées, poussent des fougères arborescentes et des palmiers nains, au milieu des roseaux et des arbustes qui forment des fourrés épais. Les essences sont variées, et plusieurs seraient lobjet dun commerce important si lexploitation nen était presque impossible. Quoi quil en soit, dans cette région les arbres natteignent jamais une grosseur remarquable. En revanche, si la forêt dAnalamazaotra ne mérite pas tous les éloges que certains voyageurs lui ont donnés, le chemin est bien digne de sa mauvaise réputation.
Dans les bourbiers où ils enfoncent jusquà mi-corps, sur les roches glissantes où ils ont peine à marcher, dans les torrents bondissants où ils sautent dune pierre à lautre, les porteurs accomplissent des prodiges de force et dadresse. Nos filanjana décrivent dans des plans variés tous les angles connus : tantôt nous avons la tête en bas, et pour ne pas tomber en arrière il faut nous cramponner vigoureusement ; tantôt, à une descente dans une position inverse, nous évitons difficilement une chute en avant ; dautres fois, violemment secoués, nous inclinons brusquement dune manière inquiétante. Ce sont de longues et pénibles ascensions à travers bois. Le chemin est encaissé entre les deux parois verticales dune tranchée de 5 à 6 mètres de hauteur. Là les porteurs ont taillé dans largile de petits escaliers éphémères quils renouvellent incessamment, abaissant peu à peu le niveau du sentier. Les eaux pluviales qui descendent avec violence dans ces couloirs en augmentent encore la profondeur et y causent de fréquents éboulements. Le filanjana ne peut se manuvrer aisément, et malgré létonnement des borizano qui trouvent probablement que nous dérogeons, nous mettons pied à terre et nous pataugeons sur un des côtés du couloir, en faisant des efforts parfois infructueux pour ne pas glisser dans le fond rempli dune boue rougeâtre et gluante. Les murs dargile sont dominés par des rochers qui reposent à peine sur un peu de terre minée par les eaux ; souvent des racines sont au-dessus de nos têtes et les quelques points dattache qui les retiennent encore aux parois menacent à chaque instant de se rompre. Les mauvais passages se succèdent et se ressemblent. Ils sont indescriptibles, dans une montée que les Malgaches appellent Fitomanianomby, « la Montée qui fait pleurer les bufs ».
Un silence presque absolu règne dans la forêt. Nous nentendons quune fois les hurlements mélancoliques des babakoto et nous ne voyons que rarement des perroquets noirs et des pigeons verts. Les oiseaux étaient beaucoup plus communs sur la côte et dans la région des dunes ; cétaient le goaika, corbeau noir et blanc de Madagascar, le vorompotsy, aigrette blanche, beaucoup de coua, que nous retrouverons sur les hauts plateaux, et de nombreux oiseaux aquatiques. Les insectes sont aussi faiblement représentés, si ce nest un Sphærotherium, gros myriapode vert foncé qui se tient accroché aux pentes argileuses.
Après une nuit passée à Analamazaotra, nous suivons une route un peu moins accidentée que celle de la veille. Il faut traverser un grand nombre de ruisseaux, affluents du Ranombary, rivière du nord qui, avec le Ranolahy, va se jeter dans lIharoka, à quelques kilomètres à louest dAndovoranto. Jusquà lIrihitra nous avons guéé des cours deau qui allaient au sud se jeter directement dans lIharoka.
Nous nous arrêtons, au milieu du jour, à Ampasimpotsy. Le fond de la vallée où est construit ce village est recouvert dune couche de sable dont la blancheur tranche sur largile fortement colorée des environs.
Au delà dAmpasimpotsy nous entrons de nouveau dans la forêt, et, par des chemins aussi exécrables que le jour précédent, nous nous élevons peu à peu. Maintenant il y a de nombreuses clairières, et la forêt cesse tout à fait à lest du hameau de Behena. Cest près de cette limite que nous franchissons les derniers sommets de la chaîne côtière à une altitude de 990 mètres. De ce point élevé la vue sétend fort loin dans lest et dans louest. Derrière nous les montagnes boisées que nous venons de franchir sabaissent peu à peu pour aller se confondre fort loin dans lhorizon brumeux. Devant nous sétend une grande plaine parsemée de petites collines : cest la grande vallée du Mangoro. Dans le lointain, de hautes montagnes se détachent nettement sur le ciel : ce sont les monts dAnkeramadinika, arête faîtière soutenant à lest le massif central, dernière marche du gigantesque escalier quil nous faut monter pour arriver dans lImerina. Plus près de nous est Moramanga, où nous descendons en suivant un sentier tracé sur un contrefort de la montagne.
Moramanga est un gros village important ; cest le marché principal des produits de la région. Le gouvernement de Tananarive y a depuis peu de temps établi un poste militaire et en a fait le chef-lieu politique de la province dAnkay. La ville sétend surtout en longueur. Les cases en rofia sont construites avec soin ; la plupart sont divisées en plusieurs pièces et possèdent des portes et des fenêtres que lon ferme par une large planche. On aperçoit sur certaines maisons des velléités dornementation.
La population de Moramanga est denviron un millier dhabitants, mais elle augmente notablement à certaines époques, surtout aux jours de grand marché. Dans cette ville, au milieu des Hova fonctionnaires, soldats ou commerçants, et des nombreux borizano, population flottante dorigine très variée, se trouvent quelques représentants de la tribu des Bezanozano établis dans le bassin du Mangoro. Ces indigènes portent ici le nom dAntankay. Nous avons quitté le pays des Betsimisaraka à louest de Beforona, et jusquà Ankeramadinika nous serons en territoire bezanozano.
La longue et unique rue de Moramanga présente une grande animation. Bien que ce ne fût point le jour du marché, qui se tient le jeudi, des commerçants en grand nombre avaient établi leur boutique en plein vent et débitaient leur marchandise accroupis à lombre de vastes parasols en coton écru ou en rabane bariolée. Devant eux étaient étalés sur une butte de terre battue quelques articles européens : cotonnades blanches ou teintées, couteaux, miroirs, aiguilles, boutons, du sel, du manioc et divers produits indigènes.
Près de notre case est lhabitation du gouverneur Ratrema 11e honneur. Il vint nous voir dans laprès-midi et nous fit apporter comme cadeau de bienvenue la poule réglementaire. Pour reconnaître sa gracieuseté, je lui proposai de faire sa photographie ; il accepta avec empressement.
Nous quittons Moramanga le 27 mars par une fraîche matinée. À cette altitude nous trouvons un autre climat ; les matinées sont particulièrement froides et humides, ce nest pas encore la température de lImerina, mais nous ne ressentons plus les chaleurs lourdes de la côte.
Dans la plaine du Mangoro le chemin est beau. Au milieu des herbes il y a bien par places quelques bas-fonds marécageux, mais dans cette grande vallée, plaisir inconnu jusqualors, nous marchons en terrain plat et nous pouvons porter nos regards sur de lointains horizons.
Andakana est un village construit sur les deux rives du Mangoro, à 14 kilomètres de Moramanga. En cet endroit, le fleuve, large de 80 mètres environ, a un cours assez rapide, ses eaux jaunâtres vont se briser sur les quelques îlots que nous voyons en amont et en aval.
En quittant Andakana, le sentier longe pendant quelque temps la rive droite du Mangoro et sélève bientôt par des rampes assez rapides sur le flanc occidental de la vallée, et sur les premiers contreforts du mont Ifody.
Dans la vallée du Mangoro largile rouge est souvent recouverte par une couche dhumus noirâtre généralement peu épaisse où croissent en abondance des joncs et des roseaux, des fougères, des bruyères et une herbe bien fournie. Les Bezanozano, au nord de Moramanga principalement, y font paître de grands troupeaux de bufs.
Le buf de Madagascar (Bos zebu) est un buf à bosse voisin des zébus de lInde et de lAfrique orientale.
Au delà du village de Zomakely nous faisons lascension du mont Ifody. Les flancs sont dénudés ; un petit bois regardé par les indigènes comme un lieu sacré couvre son sommet. Sur lautre versant, une descente rapide nous amène dans une jolie vallée où, après une marche lente et pénible à travers les marais et sur les petites levées de terre qui séparent les champs de riz, nous traversons une rivière sur un tronc darbre branlant et mal équarri. Nous arrivons ensuite au sommet dune colline dans le village de Sabotsy.
Nous sommes là sur les premiers contreforts de la chaîne de partage des eaux. Dans les petites vallées que laissent entre eux ses chaînons prennent naissance de nombreux ruisseaux affluents de droite du Mangoro. De Sabotsy nous dominons un de ces vallons ; le fond en est bien cultivé, mais les collines qui lenvironnent sont arides et désolées.
Le lendemain, nous arrivons en quelques heures à Ambodinangavo, et à lest de ce village nous commençons à monter une rampe rapide, où le chemin se confond souvent avec le lit dun ruisseau qui vient des hauteurs. À gauche la route est dominée par le sommet du mont Angavo ; et, pendant que nos hommes essoufflés reprennent haleine, Maistre et moi, nous en faisons lascension (1 270 mètres). Là une vue magnifique nous fait oublier nos peines. Malheureusement elles nétaient pas terminées, et nous reprenons notre marche dans un chemin épouvantable ; cest une nouvelle édition de la route dAnalamazaotra. Les couloirs boueux, les roches glissantes, les rampes abruptes, se succèdent. Nous traversons la deuxième ceinture boisée de lîle. Cette forêt, accrochée aux sommets de la grande chaîne de partage des eaux, na que quelques kilomètres dépaisseur. Elle cesse brusquement en avant du village dAnkeramadinika. À midi nous atteignons le point culminant de la route, près du mont Ambatombé (1 460 mètres). Une heure après, nous sommes à Manjakandriana.
À louest de la deuxième ceinture forestière on entre dans la province de lImerina. Les maisons en terre ont remplacé les cases en roseaux. Le pays devient très peuplé, nous sommes dans les environs de la capitale.
Mais, sans nous attarder longtemps sur ce territoire des Antimerina, que nous allons visiter en détail dans notre premier voyage, nous avons hâte darriver à Tananarive. Notre route traverse encore plusieurs villages, très rapprochés les uns des autres, et arrive au pied de la montagne sur laquelle est construite Tananarive, où nous faisons notre entrée le 30 mars. Encore une petite ascension à faire, courte mais difficile, dans des ruelles étroites et sinueuses. Emportés dans une course folle, nous distinguons à peine les maisons et les édifices, qui fuient devant nos yeux. Nos hommes, heureux darriver au terme du voyage, veulent faire sans doute une belle entrée dans la capitale. Ils prennent leur trot le plus allongé, bondissent sur les blocs énormes de granit qui forment le pavage des rues, montent et descendent des escaliers et, après mille détours, nous déposent sains et saufs à la porte de lHôtel de lEurope, où nous éprouvons lagrément, qui ne nous paraît pas médiocre, de retrouver quelques-uns des raffinements de la civilisation.
Une heure après, nous étions à la résidence générale, où M. Le Myre de Vilers nous faisait le meilleur accueil et nous donnait ses bienveillants conseils pour nos futurs itinéraires dans lîle.
IV
La ville de Tananarive.  Le lac Anosy.  Mahamasina.  Panorama de la capitale.  Les rues.  Palais de la reine et du premier ministre.  La mission catholique.  Vieux canons.  Quartier dAmbatovinaky.  Tombeau du premier ministre.  Maisons de Tananarive.  La population.  Marché du Zoma.  Industries hova.  Les lamba.  Costumes européens.  Lélément étranger à Tananarive.  Missionnaires catholiques et missionnaires protestants.  La résidence générale de France.  Une audience au Palais.  Rainilaiarivony.  Le rova royal.  Départ de Tananarive.
Lorsquon approche de Tananarive, laspect en est très pittoresque : partout les pentes sont couvertes de maisons dun rouge sombre groupées sans aucun ordre, conséquence inévitable de la disposition du terrain. Des bâtiments modernes, de construction soignée, apparaissent par places. Dans les hauts quartiers, quelques vieilles maisons de bois aux teintes foncées font ressortir plus vivement encore dans cette tonalité rougeâtre la blancheur des palais. À louest de la ville, sur les bords du petit lac Anosy, le panorama est particulièrement curieux ; cest là que je vais conduire le lecteur, pour essayer de lui décrire ou plutôt de lui énumérer les principaux quartiers et les édifices remarquables. À nos pieds se trouve le lac Anosy. Cest une propriété royale : il a été creusé en partie par ordre du gouvernement pour fournir par un déversoir artificiel la force motrice nécessaire à des moulins à poudre, construits non loin dici et qui sont abandonnés aujourdhui. Il est alimenté par un canal de dérivation de lIkopa. Au milieu de la nappe deau, sur un terre-plein circulaire relié au rivage par une digue en pierres sèches, sont édifiées des maisons en bois, palais dété de la famille royale, qui servent maintenant de poudrière. Sur les bords du lac, une légion de blanchisseurs et de blanchisseuses jacassent à lenvi ; à leurs côtés, des gamins armés dune ligne de pêche rudimentaire prennent quelquefois les petits poissons rouges, seuls habitants des eaux ; encore sont-ils dimportation européenne.
De lautre côté du lac Anosy est la plaine de Mahamasina, le Champ de Mars de Tananarive. Ce vaste carré denviron 500 mètres de côté sert quelquefois à la manuvre des troupes, aux revues de larmée ; là se tiennent les grandes assemblées. Vers le centre on remarque une construction circulaire soigneusement maçonnée : ces murs enserrent la pierre sainte sur laquelle le souverain se tient debout lors de son couronnement. Cette pierre, qui consacre ainsi la toute-puissance royale, a, par ce pouvoir mystérieux de rendre saint, mahamasina, donné son nom à lemplacement qui lenvironne. En temps ordinaire le court gazon de Mahamasina nourrit les bufs que lon amène journellement dans la ville et quelques ânes ou chevaux, bien rares encore dans le pays.
Derrière Mahamasina, le terrain sélève brusquement et lon voit se dresser presque verticaux les flancs de la grande colline de Tananarive, qui décrit un gigantesque arc de cercle dont nous occupons le centre et où nous allons suivre du regard, de droite à gauche, le panorama de la ville. Auparavant, en tournant la tête vers le sud, nous remarquons sur un plan plus rapproché un monticule arrondi et isolé : cest la montagne dAmbohijanahary. Des maisons qui sentassent à ses pieds et sur ses flancs forment le faubourg dImerintsiafindra. Le sommet du mont est dénudé, aucune construction ny est élevée ; on ne doit pas bâtir en face du palais de la reine. Des lignes noires parallèles rayent les hauteurs de ce mamelon ; ce sont des fossés profonds creusés dans largile par ordre du roi Radama, qui voulait niveler le sommet du mont. Cette entreprise gigantesque na pu être continuée. Ambohijanahary est rattaché par une petite crête au massif rocheux de Tananarive.
En suivant cette crête, nous abordons lextrémité méridionale de la ville. Sur le sommet se trouve le quartier dAmbohipotsy, au milieu duquel se dresse la flèche dun temple protestant. Les flancs abrupts de ce versant sont par exception recouverts dune argile blanchâtre ; et les roches superficielles, décomposées en partie, qui apparaissent par places, sont extraites pour fournir des matériaux de construction plus faciles à travailler, sinon plus durables, que le granit.
Continuant à parcourir du regard la ligne des crêtes, nous arrivons, après avoir dépassé le quartier dAmbohimitsimbina, à lancien palais de Ramboasalamy, qui sert aux réceptions et aux fêtes offertes aux étrangers par le gouvernement hova ; et, tout à côté, à lensemble des bâtiments royaux ou rova, au milieu desquels se découpe vigoureusement sur le ciel le grand palais de Manjakamiadana, flanqué de ses quatre tourelles et surmonté de son toit aigu, où plane au sommet le voronmahery, le faucon malgache, emblème préféré des rois antimerina. Caché par ce grand édifice est le palais de Masoandro, où habite la reine. Au nord du Manjakamiadana, nous apercevons un édifice de proportions plus modestes : cest le Tranovola, « palais dargent », où le premier ministre donne ses audiences. Au-dessous du rova, la paroi rocheuse est verticale ; en cet endroit on précipitait autrefois dans la plaine, à plus de 100 mètres de profondeur, certains condamnés à mort.
À gauche du rova on distingue, au milieu des maisons nombreuses du quartier dAmbohijafy, plusieurs constructions importantes, habitations des principaux officiers de larmée et de la cour et des grands fonctionnaires. Vient ensuite le palais du premier ministre. Cette vaste construction de forme carrée, ornée aux angles de clochetons, est surmontée dune grande coupole vitrée. Au nord de ce palais, la colline sabaisse peu à peu en même temps quelle se divise en deux branches, aux versants moins rapides, couverts partout de nombreuses habitations. Dès lorigine de la ramification occidentale dans le quartier dAmbodinandohalo on voit les constructions de la mission catholique, que dominent les deux tours de la cathédrale. Cest au-devant de la cathédrale que salignent, braqués sur un précipice, une vingtaine de canons sans affûts. Les Hova se figurent que ces batteries constituent une défense sérieuse. En réalité elles ne servent quà tirer des salves lors des fêtes. À gauche de la cathédrale est le quartier dAmbatovinaky, avec son église norvégienne et son temple britannique. Puis de nombreuses maisons séchelonnent en étages successifs et viennent se cacher dans les massifs de verdure qui bordent dans notre voisinage le lac dAnosy, tandis que, au second plan, apparaissent les hauteurs de la ramification orientale. Cest le quartier de Faravohitra. À lextrémité se dresse la tour carrée dun temple.
Enfin, à lextrême gauche du panorama, le quartier dAmbohitsorohitra, où se trouvent les bâtiments de la résidence de France.
Si la ville de Tananarive est intéressante à contempler, une promenade dans les rues de cette cité est dénuée dagréments. Ses voies tortueuses, coupées par des marches élevées, obstruées souvent par de gros blocs de granit, sont pavées par places de pierres anguleuses ; parfois la roche massive sert de chaussée, mais le plus souvent on marche sur largile ravinée, maintenue sur les pentes trop rapides par dinsuffisants barrages. Pour lEuropéen, lusage du filanjana est presque toujours indispensable, sil veut sortir sain et sauf de ces périlleuses excursions.
Depuis longtemps Tananarive a perdu loriginalité de ses constructions primitives, les maisons de bois des anciens Hova, bâties daprès un style uniforme : les grands palais dalors, qui étonnaient par leurs dimensions autant que par la grosseur des matériaux employés, ont disparu peu à peu, ou sont cachés sous une enveloppe moderne, qui laisse à désirer parfois sous le rapport de lélégance. Partout la brique ou largile battue. Quelquefois la pierre est maintenant employée, et les constructeurs ont bâti des maisons de types fort variés, copies souvent mal comprises de nos habitations. En général, une maison confortable de Tananarive possède deux étages ; les murs en brique cuite ou crue, selon la richesse du propriétaire, soutiennent une toiture de tuiles ; une ou deux varangues supportées par des piliers sont établies sur les côtés de la maison. Des portes assez bien faites et des fenêtres vitrées ornent la construction, surmontée toujours dun paratonnerre. Le peuple habite des cases plus modestes : quatre murs de terre recouverts dun toit de chaume. Les constructions importantes sont entourées dune cour plus ou moins vaste limitée par un mur de pierre ou dargile ; cest dans cette enceinte que se trouve, à côté de lhabitation principale, la demeure des esclaves ou des gens de service. Les maisons plus ordinaires sont réunies dans un enclos par groupes de trois, quatre ou même davantage ; dautres fois elles sentassent à côté les unes des autres, ne laissant entre elles que détroites ruelles. Ces emplacements ont été conquis en entamant le rocher et en rejetant les déblais sur les pentes pour niveler un peu le sol. Presque partout, la ville offre ainsi une succession de terrasses établies sur les flancs escarpés des collines.
On peut évaluer à 100 000 le nombre des habitants de Tananarive. Il faut encore ajouter à cette population sédentaire une population flottante fort nombreuse. Beaucoup dindigènes sont continuellement en voyage.
Les habitants sont en grande majorité des Antimerina. Si lon rencontre quelques représentants des autres tribus, ils appartiennent presque tous à la classe des esclaves ou des affranchis. Cest dans la capitale que résident les grands dignitaires du royaume, les nobles et les gens riches de la province, les officiers et les meilleures troupes, puis des Hova marchands ou industriels avec leurs esclaves ou leurs serviteurs. Lindigène libre qui cultive la terre habite de préférence les nombreux faubourgs et les villages des environs. Une partie notable de la population est formée par les esclaves des ministres, des princes et des grandes familles : cest dans cette catégorie que se recrutent principalement les borizano, porteurs de filanjana ou porteurs de marchandises.
À Tananarive, le vendredi est le jour du grand marché. Dès le lever du soleil, toutes les routes qui conduisent à la capitale amènent une foule considérable. Les rues de la ville sont toute la journée remplies de personnes affairées ; la population, calme et nonchalante habituellement, semble à cette occasion remuante et agitée. Cest que le Zoma ou marché est non seulement le centre dapprovisionnements de toute nature le plus important de la ville, mais quil est encore pour le Malgache un lieu de prédilection où il va volontiers apprendre les nouvelles, discuter les prix des marchandises, senquérir des besoins industriels ou commerciaux, chercher de louvrage, enfin rencontrer les amis des villages voisins.
Sur le marché, lanimation est très grande, chacun va et vient bruyamment, fait ses offres et ses demandes, vante sa marchandise ou discute longuement la valeur des objets. Des appels, des cris, des vociférations se croisent dans un vacarme assourdissant. Cependant les disputes sont rares. Parfois une grande poussée se produit dans la foule : cest un voleur que lon surprend en flagrant délit. Ce malheureux a dérobé quelque chose à un étalage ou a coupé le coin du lamba dun passant, délit plus grave encore, car cest là que, dans un nud de létoffe, celui-ci enserre ses morceaux dargent. Le criminel est entraîné à lécart et lapidé incontinent. Le Malgache ne pardonne pas le vol commis à son préjudice.
La partie haute du Zoma est couverte de petits abris ; un toit de chaume supporté par quatre pieux sélève au-dessus dun terre-plein carré qui dépasse légèrement le niveau du sol. Là se tient accroupi le vendeur, surveillant les marchandises amoncelées devant lui. On a de la difficulté à circuler dans les étroites rigoles qui séparent ces boutiques rudimentaires, et souvent, bravant les malédictions, il faut enjamber les étalages.
Le marché des produits alimentaires est toujours bien fourni. On y voit du riz en grande quantité, du manioc, des patates, des fèves, du maïs, des pommes de terre, des choux, presque tous nos légumes de France et différentes plantes indigènes comestibles.
Lindustrie la plus importante de Tananarive est la fabrication des lamba de soie ou de coton. Ce sont des femmes qui font ce travail. Avec de la soie du pays ou de provenance étrangère, elles tissent des lamba de luxe qui atteignent souvent un prix fort élevé, plusieurs centaines de francs. Ces lamba sont rayés de couleurs vives, où un violet criard prédomine malheureusement trop souvent. Des dessins habilement tissés, de manière à paraître des deux côtés de létoffe, représentent des fleurs, des feuilles, des motifs divers.
Dans les autres industries, et elles sont nombreuses, puisque tous les corps de métiers y sont représentés, on chercherait vainement une production originale. Ainsi des objets dor et dargent travaillés avec patience par les indigènes, des broches, des boucles doreilles, des bracelets, des chaînes, ne sont que des imitations de nos bijoux dOccident. LAntimerina est devenu habile dans les professions que lui ont enseignées les blancs.
En même temps que sous linfluence des étrangers laspect général de la ville sest modifié, la population a subi des changements corrélatifs dans ses habitudes extérieures. Suivant sa richesse, lhabitant se fera construire une maison comme celle du vazaha (du blanc, de létranger), voudra vivre comme lui, cherchera à prendre au moins lapparence de ses murs et de ses coutumes, ira dans ses temples ou dans ses églises et surtout adoptera son vêtement.
Les riches sont mis avec recherche, chapeau haut de forme, redingote et pantalon noirs, cravate voyante, bottines vernies ; quelques-uns portent de préférence un complet de haute fantaisie. Chez les bourgeois moins fortunés, ces vêtements européens perdent graduellement leurs parties constituantes. La veste manque généralement la première, puis le gilet. Lindigène conserve le pantalon, les brodequins, et il se drape dans le lamba traditionnel ; il appartient alors à la petite noblesse ou au monde commerçant. La jeunesse des écoles a une prédilection marquée pour le caleçon, les bas de laine et les souliers de toile ; certains mondains cachent ces dessous avec une sorte de robe de chambre en flanelle à grands carreaux. Enfin, dans le peuple, les artisans et les petits propriétaires qui ne peuvent sacheter des chaussures ont le pantalon de laine ou tout au moins la chemise de couleur. Les borizano eux-mêmes portent le chapeau de paille, transformation première du costume malgache, apportée depuis longtemps déjà à Tananarive et sur la côte betsimisaraka. Seuls, au milieu de toute cette population, les soldats amenés des parties reculées de lImerina et quelques esclaves attachés à la culture des rizières portent le vrai costume antimerina.
Les femmes recherchent aussi les modes européennes ; mais les prix élevés des confections importées ont restreint le nombre des élégantes de Tananarive. Cependant certaines dames de la haute noblesse ont des toilettes tapageuses, et dans la bourgeoisie, les robes de soie, les chapeaux voyants, les souliers de luxe, se remarquent fréquemment. Lusage du corset commence à se répandre dans la grande société.
Mais cest aux jours de fêtes et dans les cérémonies quon observe surtout ce goût du riche Hova pour les vêtements des vazaha. Je me rappelle avoir rencontré dans la rue dAmbatovinaky une noce qui sortait du temple où le pasteur venait de donner la bénédiction nuptiale aux jeunes époux. En tête du cortège, le filanjana de la mariée, qui, parée dune élégante robe de satin blanc et coiffée à leuropéenne, portait une chaste couronne de fleurs doranger. Son noble époux la suivait en frac, cravate blanche, un bouquet à la boutonnière, puis la famille et de nombreux invités ; tous mis à la dernière mode et qui neussent pas été déplacés sur nos boulevards parisiens.
Jusquà ces dernières années lélément européen était surtout représenté à Tananarive par les missions religieuses. Des pasteurs anglais sy établirent les premiers vers 1820, et y convertirent au protestantisme une petite partie de la population ; aujourdhui les cultes des églises indépendantes méthodistes et anglicanes sont célébrés dans de beaux temples où se pressent de nombreux adeptes. Plus tard, en 1855, des missionnaires français, les R. P. Jésuites, vinrent enseigner le catholicisme et depuis ils ont rallié à leur cause une forte minorité. Ils possèdent à Tananarive une jolie cathédrale, des églises, des établissements importants, où des surs de Saint-Joseph de Cluny et des frères des écoles chrétiennes les aident dans leur tâche difficile. Enfin, en 1866, le personnel des missions a été augmenté par des pasteurs luthériens venus de Norvège. De sorte quà lheure actuelle tous les habitants sont instruits dans les principes du christianisme, quils professent à leur manière, comme nous le verrons ultérieurement.
Cependant lévangélisation na pas été la seule préoccupation des missionnaires. Sous leur influence, dimmenses progrès ont été accomplis, linstruction surtout y a gagné. Aussi voyons-nous dans la ville sélever autour de léglise et du temple de nombreuses écoles, où se distribue une instruction élémentaire, et aussi des collèges où se forment les instituteurs indigènes, comme ceux de Faravohitra de la mission anglaise et dAmbohipo des R. P. Jésuites. De plus, les besoins de lenseignement amenèrent les missionnaires à créer dans leurs maisons des industries telles quimprimerie, menuiserie, forge, où leurs élèves puisèrent les notions dune instruction technique variée. Enfin, des établissements charitables furent ouverts, entre autres lhôpital anglais dAnalakely et les maisons de refuge pour les lépreux construites par les Pères à quelques kilomètres à lest de la ville.
Voilà pour lélément religieux ; quant à la colonie laïque étrangère, qui ne se composait autrefois que des consuls ou des quelques officiers et ingénieurs employés par le gouvernement hova, elle est devenue assez importante dans ces dernières années, car elle compte environ deux cents individus, dont plus des deux tiers sont français. Il est vrai que cette augmentation est due en grande partie au personnel de la résidence de France, aux services qui y sont rattachés et surtout à la garde dhonneur du résident général, composée dune soixantaine dhommes dinfanterie de marine : seules troupes que les traités nous permettent dentretenir à Madagascar en dehors de nos territoires coloniaux, Nosy-Bé, Sainte-Marie et Diego-Suarez.
Les autres Européens établis dans la capitale sont presque tous des représentants des grandes maisons de Tamatave. Ils ont des magasins assez bien approvisionnés et font le gros commerce. Le détail est entre les mains de quelques créoles de Maurice et de la Réunion et des marchands indigènes.
Cest dans le quartier dAmbohitsorohitra, comme je lai dit plus haut, que sélèvent les bâtiments de la résidence générale. On y accède par une ruelle qui se détache de la grande rue du Zoma. Les maisons sétagent en trois gradins successifs. Une partie de la plate-forme supérieure est occupée par deux maisons en brique destinées aux bureaux et au logement des fonctionnaires. Le résident général habite provisoirement celle de louest, en attendant la construction prochaine de lhôtel qui lui est destiné et qui doit sélever en avant de ces deux bâtiments. La deuxième terrasse est une cour servant de champ de manuvre aux soldats de lescorte. Leur caserne y est construite sur lun des côtés. Enfin le terrain en contre-bas est réservé aux maisons des officiers et des interprètes français et aux jardins qui sétendent jusquau lac Anosy.
Le 1er avril, jétais présenté au premier ministre par M. Le Myre de Vilers, qui, après lui avoir expliqué le but de notre mission, lui demandait de favoriser nos voyages dans lîle. Cette audience me faisait entrer pour la première fois dans le palais de la reine et me mettait aussi en présence de la plus grande personnalité de Madagascar.
Rainilaiarivony, premier ministre et commandant en chef, est de par la loi lépoux obligé de Sa Majesté Ranavalona III, ou Ranavalomanjaka ; il exerce le pouvoir suprême depuis plus de vingt-sept ans. Rainilaiarivony est un homme dune soixantaine dannées, de taille peu élevée et dapparence délicate ; ses traits sont réguliers ; son teint foncé, et ses cheveux ondulés attestent une origine bourgeoise. Sous des dehors modestes et sous une apparente bonhomie, il cache un esprit souple et délié, une énergie peu commune et surtout une volonté inébranlable. Depuis 1864 il a vu se succéder au trône les reines Rasoherina, Ranavalona II et Ranavalona III, et cependant, par une politique extrêmement habile et tout asiatique, il a su conserver la toute-puissance.
Cest dans le Tranovola, la deuxième construction du rova royal, que me reçut le premier ministre.
Lensemble des bâtiments royaux est groupé sur une terrasse à peu près carrée dune centaine de mètres de côté, soutenue par une muraille maçonnée sur laquelle est un petit mur à hauteur dappui servant de clôture. Dans le prolongement de la grande rue et du côté du nord on arrive par une dizaine de marches à la partie principale du rova : Cette entrée est un portique flanqué de colonnes, et surmonté dun voronmahery de bronze. Au-dessous de loiseau royal, un grand miroir est encastré dans la pierre. Quelques soldats défendent laccès du rova ; ces troupes du palais ne sont guère supérieures aux soldats loqueteux que lon rencontre dans les autres postes de la ville, et ne sen distinguent que par leurs uniformes bizarres, vieilles tenues dEurope où dominent les vestes rouges.
Après avoir franchi la porte, on pénètre dans une cour assez vaste, pavée, à peu près, de gros blocs de granit ; à gauche, les tombeaux de Radama Ier et de Rasoherina, puis le Tranovola, en face du grand palais de Manjakamiadana.
Les tombeaux de Radama Ier et de Rasoherina, devant lesquels il faut se découvrir  ainsi le veut la tradition,  sont des massifs de maçonnerie surmontés de petites maisons sans portes ni fenêtres, dans lesquelles on a déposé des vivres et des vêtements pour lusage du mort. Des objets précieux et de grosses sommes dargent sont enfouis au-dessous dans le caveau.
Le grand palais de Manjakamiadana fut construit par M. Laborde sous le règne de Ranavalona Ire. Cet édifice mesure 35 mètres de long sur une largeur un peu moindre et une élévation dune quarantaine de mètres. Le toit, très rapide, a plus des deux cinquièmes de la hauteur totale. Le palais comprend trois étages, tous entourés de galeries, qui sont formées de sept travées avec arches cintrées sur le grand côté, de cinq sur le petit. Quatre tours carrées sélèvent aux angles. Construites en pierre ainsi que la muraille extérieure, elles sont de date récente. Ce revêtement de maçonnerie a fait perdre à lancien bâtiment son cachet primitif. Le vieux palais, en effet, entièrement édifié en bois, est remarquable par les dimensions colossales des diverses pièces de charpentes, presque toutes dun seul morceau, dont il est composé.
Un toit élevé recouvre lédifice ; sur chaque face il est orné de trois étages de mansardes et surmonté dun voronmahery gigantesque. Les fenêtres sont petites et peu nombreuses ; elles se distinguent difficilement derrière les vérandas. Au milieu du palais un immense pilier, traversant tous les étages, sélance jusquau faîte, quil soutient après avoir pris son point dappui dans une grande salle du rez-de-chaussée où, tous les ans, se célèbre le Fandroana, la fête du bain de la reine. Cette énorme colonne de soutien, qui doit avoir près dun mètre de diamètre et qui occupe le centre de la pièce, est dissimulée derrière une boiserie qui la fait paraître encore plus volumineuse.
Le Tranovola, « Maison dargent », fut construit pour le prince Rakoto, fils de Ranavalona Ire. Il doit son nom à une ancienne maison royale qui avait le même emplacement et dont les clous et les serrures étaient en argent. Le Tranovola, quoique dans des proportions réduites, est absolument analogue au Manjakamiadana ; il na que deux étages. Mais son architecture est plus soignée, il a conservé son originalité première. Rainilaiarivony donne ses audiences dans la vaste salle du rez-de-chaussée. Cette pièce, élevée de plafond, est étrangement meublée. À gauche de la porte, une table et quelques fauteuils réservés au premier ministre et à ses secrétaires ; dans le reste de la salle, plongé dans une demi-obscurité, apparaissent les objets les plus curieux : sur des tables ou des consoles, des pendules, des vases de Sèvres, des orgues de Barbarie, des boîtes à musique, des jouets mécaniques. Les murs, peints en haut de couleurs sombres, tapissés en bas dun papier reproduisant les campagnes dAfrique du maréchal Bugeaud et des épisodes de la guerre de Crimée, sont ornés de glaces, dans les intervalles desquelles les portraits de la reine Victoria, de Napoléon III et de limpératrice Eugénie sétalent à côté de nombreuses lithographies coloriées.
À lest du grand palais et derrière le Tranovola se trouve une maison de pierre de construction plus récente : cest le palais de Masoandro, la résidence de Ranavalona III. Ce bâtiment, qui ne rappelle en rien lancienne architecture malgache, est mieux disposé sous le rapport du confort que les édifices voisins, et lameublement plus moderne est de meilleur goût. On remarque encore, au sud des grands palais, plusieurs petites constructions ; ce sont des tombeaux des anciens rois ou quelques cases bâties sous les règnes précédents, soit pour abriter les idoles, soit pour loger le souverain, qui, suivant un ancien usage, tenait à faire construire sa propre demeure dans lenceinte du rova. Enfin, du côté oriental, sont les jardins, et vers le sud la chapelle de la reine.
Quelques jours après notre arrivée à Tananarive nous avions loué, non loin de la résidence, une maison modeste mais assez confortable, où nous pouvions nous livrer librement à nos occupations variées. Le propriétaire, un vieil Hova nommé Rainimanambé, avait consenti, moyennant dix piastres par mois, à nous louer son immeuble.
Cependant avril touche à sa fin. Les pluies et les orages ont diminué de fréquence. La saison sèche commence dans ces hautes régions, aussi nous préparons-nous à partir.
Rainivoavy nous a rassemblé cinquante-quatre porteurs, et avec notre fidèle Jean Boto nous quittons la capitale le 29 avril pour aller visiter la province de lImerina.
Cest par une reconnaissance préalable du pays des Antimerina que nous voulons commencer nos voyages à Madagascar.
V
La province de lImerina.  Ankadivavala.  Le massif de lAnkaratra :  Légende du Tsiafajavona.  Ankisatra.  Les cadeaux à Madagascar.  Maison antimerina.  Chants des borizano.  Passage de lOnivé.  Les carriers malgaches.  Sarobaratra.  Tsinjoarivo.  Séparation.
Dans la journée du 29 avril une petite étape nous avait conduits en dehors des environs immédiats de Tananarive, au village dAmbohimanana. Le 30 au matin, nous nous mettions en route dans la direction des monts de lAnkaratra, et à la tombée de la nuit nous arrivons au pied des hauts sommets, au hameau dAnkadivavala.
Nous sommes là dans une contrée presque déserte, qui contraste vivement avec le pays peuplé que nous avons traversé en quittant Tananarive. De loin en loin on aperçoit sur les mamelons dénudés quelques huttes dargile. Ankadivavala avec ses huit maisons sales et misérables est le plus gros village de la région.
La case la moins exiguë, celle dont nous prenons possession, est léglise. Cela nous vaut la visite de tous les indigènes, qui viennent en foule protester de leurs bons sentiments, de leurs croyances, et nous demander par suite force cadeaux pour soutenir leur foi.
Dans la journée je vais visiter la montagne.
Le massif de lAnkaratra est formé, au centre de lImerina, par une incurvation vers louest de la ligne de partage des eaux. Ces sommets, élevés de 2 000 à 2 700 mètres, sont échelonnés du nord au sud sur une longueur denviron 50 kilomètres. Séparés par des vallées peu profondes, ils ont lapparence de ballons ; les pentes, argileuses et peu rapides, sont gazonnées, les émergences rocheuses sont rares, si ce nest sur les plus hautes cimes. Aussi ces monts, les plus élevés de Madagascar, qui sétagent peu à peu au-dessus des collines du pays des Antimerina, déjà dune altitude considérable (1 600 mètres en moyenne), nont-ils pas laspect imposant des monts rocheux et des mornes déchiquetés quon voit dans les plaines du Sud-Betsileo. La structure géologique du massif de lAnkaratra apparaît difficilement sous lépaisse couche dargile qui recouvre toute la contrée. Au pied des monts le gneiss fondamental est traversé en maints endroits par des éruptions granitiques ; sur les flancs ce sont des coulées de basaltes, des roches trachytiques, formant principalement les crêtes et les cimes élevées.
Le soir, je regagnais le village, où je retrouvais mes compagnons. Ils avaient étudié la faune et la flore de la région, et rapportaient une gerbe de fleurs, échantillons modestes et rares de la végétation herbacée de lAnkaratra.
Rainivoavy me présente deux guides qui nous conduiront demain sur le Tsiafajavona, le plus haut sommet de lAnkaratra. Ces indigènes consentent à nous accompagner si nous promettons de nemporter ni graisse de porc, ni oignons. Ainsi le veut la coutume. Le dieu de la montagne frapperait des plus affreux malheurs le mortel assez téméraire pour enfreindre cette défense. Aussi les guides ne veulent-ils pas sexposer à ces châtiments terribles, et, sils se contentent de notre parole, ils obligent nos porteurs à faire une lessive générale de leurs vêtements, qui pourraient être maculés de graisse. Les hommes passent donc une partie de la nuit occupés à cette besogne ; le lendemain matin, drapés dans leurs lamba blancs, ils paraissent superbes parmi les habitants sales et déguenillés dAnkadivavala. Ces Hova ne vont pas souvent sur le Tsiafajavona.
La matinée est fraîche et brumeuse : 11 degrés. Les basses températures que lon observe pendant les premières heures du jour dans les régions élevées du centre de lîle sont mal supportées par les indigènes. Insuffisamment protégés par des vêtements de toile ou de cotonnade, ils ne peuvent se garantir du froid et se renferment dans leurs maisons pour éviter les brouillards de la saison sèche. Il faut des circonstances graves pour leur faire quitter le logis. Les guides sétonnent de notre curiosité. Elle est maudite par les hommes, qui grelottent dans leurs lamba humides.
Dès laube nous quittons Ankadivavala (1 750 mètres). Gravissant pendant deux heures des rampes douces, nous nous élevons peu à peu sur les premiers épaulements du massif, puis nous trouvons sur notre route les arêtes des contreforts qui constituent aux grands sommets de lAnkaratra un piédestal gigantesque, ce qui nous oblige à une série interminable de montées et de descentes. Le brouillard est devenu intense. Ici lherbe est jaunie par les premiers froids, çà et là un chétif aloès croît sur un tertre gazonné ; il prend dans la brume des formes étranges. Quelques flaques deau croupissent dans des ravins sans issues. Pas un oiseau, pas un insecte, nul bruit dans ces solitudes. Mais nous avons franchi les mamelons rapprochés ; nous atteignons maintenant les versants des grands monts. À 10 heures, au sortir du brouillard, le faîte de lAmbohijamba se découpe tout à coup devant nous dans un ciel sans nuages.
En quelques minutes la cime est atteinte (2 160 mètres) ; il ne nous reste plus quà contourner le Tsiafakafo, pour aborder enfin la rampe plus rapide qui nous mènera sur le Tsiafajavona. Encore un effort sur les roches glissantes qui apparaissent maintenant par places. Nous sommes au sommet (2 640 mètres) ; il est 12 h. 30. La vue devrait sétendre fort loin, si le géant de lAnkaratra, ainsi que son nom lindique, navait pas, pour les gens de la plaine, son sommet perdu dans la brume. Sur nos têtes un soleil radieux ; à nos pieds le cône émerge du brouillard, et de petits nuages blancs qui se pelotonnent et saccrochent aux flancs de la montagne dérobent à nos regards les cimes environnantes. Cependant vers louest, à travers une déchirure de ce voile nuageux, nous voyons scintiller au loin la nappe argentée du lac Itasy. Avant de quitter le Tsiafajavona, deux amas de pierres attirent notre attention ; nous voulons nous en approcher, mais les guides viennent nous supplier de nen rien faire. Ce sont des tombeaux des Vazimba ; ils sont fady, il est défendu dy toucher et personne ne veut nous dire leur origine.
Le mot fady joue un grand rôle à Madagascar ; il détermine ce qui est sacré, défendu, inviolable ou frappé dinterdit ; ce qualificatif, absolument analogue au tabou des Océaniens, sapplique aussi bien aux personnes quaux choses, soit à tout jamais, soit, au contraire, pour un temps limité. Selon que le fady est bon ou mauvais, lindividu qui en est frappé bénéficie dun caractère sacré, nest pas astreint à une loi du royaume, est exempt de certaines obligations, ou bien, au contraire, voit peser sur lui un destin malheureux, reste astreint toute sa vie à une pénible tâche ou doit supporter dans lavenir une privation quelconque. Cest là le fady originel. Il peut être aussi accidentel, et prononcé alors soit par une puissance divine qui, dans une révélation fortuite ou provoquée, fera connaître sa volonté, soit par les rois ou les chefs de tribu, qui usent fort adroitement de ce moyen pratique et commode de gouverner leurs sujets.
Le 3 mai nous quittons le village dAnkadivavala et, marchant vers le sud, nous longeons les flancs de lAnkaratra. Les mamelons sélargissent, leurs sommets, aplatis et de même élévation, semblent former devant nous un plateau continu où lherbe jaunie ondoie au gré du vent. Apparence trompeuse : maintes fois des ravins souvrent sous nos pas. Il faut descendre un escarpement rapide, sembourber dans une fondrière et remonter par un versant abrupt sur le coteau suivant. Pas un village. De loin en loin une maison isolée abrite les gardiens des troupeaux de bufs que nous rencontrons quelquefois. Les cultures sont rares : des champs de maïs et de manioc, peu de rizières ; cependant, dans les vallons abrités, plusieurs chènevières.
Au hameau dAndroraty nous quittons le versant occidental pour descendre dans le bassin du Mangoro. Là, les collines sont moins larges, les vallées plus spacieuses ; les ruisselets, devenus maintenant de petites rivières, irriguent dans les bas-fonds quelques champs de riz ; sur les hauteurs on distingue des habitations. Le 4 mai nous arrivons à Ankisatra, village situé dans une plaine ondulée où coule la rivière de lOnivé ; avec ses vingt maisons, cest un des centres les plus importants de lest du Vakinankaratra.
Le chef du pays, un petit vieux tremblotant, vient nous souhaiter la bienvenue.
Il commence ensuite un long discours pour nous annoncer ses cadeaux. Il est heureux de voir des étrangers sarrêter dans son village, et veut leur prouver son amitié. Sil la leur offre si généreusement, cest dabord pour obéir aux ordres de la reine et du premier ministre, dont il nest que lhumble serviteur, mais cest aussi pour montrer son plaisir et ses bonnes dispositions aux vazaha. Il sexcuse de ne pouvoir donner davantage, car il voudrait traiter ses hôtes comme de grands chefs. Puis il nous présente sa famille, ses aides de camp, ses serviteurs, et nous raconte sa vie. Cest très long. Enfin, les cadeaux arrivent. Le vieux a demandé à Boto si nous saurions reconnaître convenablement ses avances, et, sur une réponse affirmative, il a fait grandement les choses. On apporte un cochon de belle taille, trois poules et un panier décrevisses de lAnkaratra.
Alors je répète les petites formules dusage, et je lui donne en échange de ses présents trois fois leur valeur en argent : cest encore la coutume.
Partout, à Madagascar, il en est ainsi. À son arrivée dans un village, le voyageur reçoit quelques cadeaux accompagnés dune allocution, variable pour la forme, toujours la même quant au fond. Ces échanges mutuels sont surtout très fréquents dans lImerina et au Betsileo ; là on nattend plus les étapes, on vous arrête sur la route.
La plus grande case du village nous est réservée, elle est construite en argile comme presque toutes celles que lon trouve dans lImerina et le Betsileo. Le terrain plastique de ces régions fournit aux indigènes des matériaux précieux pour la construction de leurs habitations.
La maison antimerina est de forme rectangulaire, avec le grand côté orienté nord et sud. Elle comprend généralement un rez-de-chaussée, divisé en deux pièces inégales, et un grenier. Une porte et une fenêtre sont ménagées sur la face occidentale ; sur le pignon du nord souvrent deux autres fenêtres superposées : lune éclaire la plus grande pièce du rez-de-chaussée, lautre donne du jour au grenier. Lescalier de terre par lequel on accède à létage a des marches très élevées ; cest un vrai casse-cou, par suite de la faible résistance et de lusure des matériaux dont il est composé. Il sappuie sur le pignon du sud, soit en dedans, soit en dehors. Les dimensions de ces maisons sont parfois très petites ; la longueur moyenne est de 6 mètres, la largeur de 4 ; la hauteur totale ne dépasse pas 4 mètres ; on peut à peine se tenir debout au milieu du grenier : toutes les ouvertures sont minuscules, et il faut se tourner de côté pour passer la porte. Cependant depuis quelque temps on construit dans les gros villages de la province des habitations plus vastes, sur des modèles quelque peu différents.
Les murailles dargile sont recouvertes dun enduit composé de terre soigneusement délayée et mélangée de bouse de vache. Quelques planches ferment la porte et les fenêtres ; des perches forment le plancher et soutiennent la couverture de chaume en herana et en bozaka.
Lintérieur des maisons hova na rien de séduisant. La petite pièce où lon entre dabord est destinée aux porcs et aux moutons ; les poules, les canards et les oies sy réfugient également, en compagnie des jeunes veaux. Ce nest pas toujours aisé de traverser sans aventures cette sorte de vestibule pour pénétrer, par une petite porte percée au milieu de la cloison, dans la chambre principale, où se tiennent les propriétaires. Pour que les animaux ne fassent pas de promenades trop fréquentes dans ce local, la porte de communication a un seuil très élevé ; aussi faut-il se hausser pour la franchir, mais en même temps, comme lentrée a moins de hauteur que la moyenne de la taille humaine, on se cogne la tête au linteau, et lon arrive contusionné dans la chambre du nord, réservée aux humains. À la longue, lexpérience instruit. Le mobilier est très sommaire : des rouleaux de nattes, des cruches à eau, des pots pour faire cuire le riz, des sobiky qui contiennent les provisions, deux ou trois calebasses et quelquefois une caisse en bois pour serrer les vêtements. Des nattes sont étendues sur le sol dargile ; elles ne senlèvent jamais ; quand elles sont sales et usées, on les recouvre par un tissu plus neuf. À langle nord-ouest se trouve le foyer, disposé sur une plate-forme où sont enfoncées les trois pierres qui supportent les marmites. Un lit grossier occupe langle nord-est ; le bois est simplement recouvert de nattes fines ou dun mince matelas de roseaux. Le grenier abrite la récolte de lannée. Parfois cependant il sert de cuisine et de salle à manger. Ces maisons dargile forment, avec les cases de bambous, de ravinala ou de roseaux, des régions basses, et les maisons de bois que nous verrons surtout dans le Betsileo et le Tanala, les trois types dhabitations construites à Madagascar.
Dans les environs dAnkisatra, il y a quelques cultures de riz, de manioc et dun légume introduit récemment à Madagascar, je veux parler de la pomme de terre. Ce tubercule pousse assez bien dans les régions élevées du centre de lîle, et commence à se répandre dans lImerina et le Betsileo et dans quelques autres territoires qui avoisinent au sud le massif central. Malheureusement les procédés de culture par trop primitifs et surtout la nature du sol font dégénérer le plant au bout de peu dannées. On rencontre aussi dans ces hautes régions, et principalement dans les alentours de Tananarive, quelques jardins où croissent nos principaux légumes, choux, carottes, salades, mais lindigène ne goûte pas encore ces végétaux comestibles et ne les cultive généralement que pour les vendre aux Européens.
Pendant notre séjour à Ankisatra, nos hommes sont dans labondance et jouissent dun repos complet. Aussi, contents et heureux de cette vie qui leur plaît fort, manifestent-ils bruyamment leur gaieté. Chaque soir, groupés devant notre case, ils dansent et chantent bien avant dans la nuit. Les porteurs sont assis, sauf un seul qui, resté debout, psalmodie un thème ; les autres font avec leurs voix un accompagnement monotone, dont les temps forts sont accentués par des battements de mains. Dautres fois le chanteur principal improvise un récitatif et tout le monde reprend le refrain en chur. En général, comme la plupart des productions musicales des populations primitives, les airs sont mélancoliques et les paroles peu significatives. Le chanteur énumère les étapes dune route connue et fait suivre les noms de villages dun qualificatif plus ou moins bien choisi. Chaque couplet est terminé par le refrain, appel ou salutation. Quelques chants cependant ont une signification assez originale.
Depuis notre départ de Tananarive, nous avons traversé, en marchant vers le sud, une région dont la constitution géologique est partout la même : gneiss et granit recouverts par largile rouge ; elle présente un relief sensiblement uniforme sinon dans laltitude, du moins dans la disposition générale : ballons successifs, collines arrondies, aux pentes peu rapides. Au village dAnkisatra on observe non pas un changement radical, mais quelques différences importantes. En effet, dans lest, les émergences rocheuses deviennent fréquentes, des coulées de quartz nombreuses divisent les roches granitiques ; on voit des filons de mica et dautres minéraux accidentels, de grosses masses quartzeuses ; puis les collines changent de forme, les arêtes savivent, les cimes se dressent plus élancées ; sur les flancs des montagnes, de gros blocs rocheux élèvent leurs murailles verticales. Du côté de louest, laspect de la contrée est encore plus différent : là, dans un sol volcanique, des coulées éruptives récentes traversent les anciennes roches déjà disloquées par des soulèvements basaltiques ; là se dressent les cônes isolés des volcans éteints ; leurs cratères profonds sont devenus des lacs, et dans les coulées qui rayent leurs flancs la lave seffrite peu à peu pour aller, emportée par les eaux et les vents, couvrir les vallées dune noire poussière. Encore plus à louest, à la frontière de lImerina, le pays, moins accidenté, laisse deviner, dans de larges vallons, les commencements des grands plateaux sakalava.
Nous allons maintenant nous diriger vers lorient en suivant à peu près le cours de lOnivé pour visiter dabord la région des quartz jusquà Tsinjoarivo. Nous reviendrons ensuite vers louest pour traverser de nouveau la ligne de faîte au Vontovorona, et descendre sur le versant occidental dans le territoire volcanique ; enfin, par un grand circuit vers le nord, nous rentrerons à Tananarive en longeant la frontière des pays sakalava.
Le 7 mai nous partons vers lest. À 3 kilomètres dAnkisatra nous arrivons sur les bords de lOnivé, quil nous faut traverser à gué ; la rivière a 60 mètres de large, mais heureusement nest pas très profonde.
À côté du village dAndranovohitra, où nous arrivons une heure après, nous voyons sur le flanc dun coteau une carrière de pierre exploitée. Une centaine dindigènes tirent de toutes leurs forces sur des câbles de chanvre enroulés autour dune large dalle de granit. Ils traînent avec difficulté la lourde pierre ; sans leviers ni rouleaux, ils font bien peu de chemin. Un personnage important, sans doute le chef du hameau, encourage les travailleurs du geste et de la voix. Cette dalle, qui doit couvrir un tombeau non loin dici, vient dêtre extraite par un procédé fort ingénieux. Le carrier malgache nest pas embarrassé pour se procurer les grandes plaques de pierre employées dans la construction des monuments funéraires. Sur une roche dont la surface régulière paraît lui convenir, il entasse de la bouse de vache desséchée en couches plus ou moins épaisses, puis il y met le feu. Il surveille jour et nuit le travail déclatement qui se produit ; en frappant la roche il est averti par le son de la profondeur atteinte et modère la flamme dans un endroit, lactive dans un autre suivant les indications ; il répand même de leau, si cela est nécessaire, sur la roche surchauffée. Cest ainsi quà la longue il obtient une dalle répondant aux dimensions exigées.
Vers midi nous étions à Sarobaratra, au milieu dun hémicycle de montagnes dénudées. Non loin de ce village se trouve un des principaux gisements aurifères exploités par le gouvernement hova. Le district de Sarobaratra est particulièrement aride et désolé.
Le jour suivant, nous arrivons au village de Tsinjoarivo. Là nous avons atteint la frontière orientale de lImerina. Du côté de lest la limite du pays des Hova est très nettement tranchée ; la seconde zone forestière, celle qui est la plus éloignée de la côte, recouvre, jusquà la ligne de faîte, tout le versant oriental du grand massif central, au pied duquel coule le Mangoro. Nous avions déjà traversé cette bande de forêt avant darriver à Ankeramadinika ; nous la retrouvons ici ayant toujours la même direction générale du nord-nord-est au sud-sud-ouest. La zone boisée élève donc à lorient de lImerina une muraille sombre, à laquelle nous venons nous heurter sans aucune transition.
Le village de Tsinjoarivo néchappe pas, lui aussi, à une division si brusque. Ses cinquante cases sont inégalement groupées sur deux collines voisines. À louest, au milieu des herbes, est un hameau qui ne diffère en rien de ceux que nous avons vus précédemment, tandis quà lest, des maisons en bois se dissimulent dans les premiers arbres de la forêt. Près de celle-ci est un rova royal, résidence dété des souverains antimerina. Ce rova occupe le sommet dun mamelon élevé. De nombreuses maisons en bois y sont construites sur un terrain circulaire et rappellent à peu près, mais dans de plus vastes proportions, celles qui couvrent, à Tananarive, lîlot du lac Anosy. La position du rova est bien choisie : adossé à la forêt, il domine au loin vers lest les espaces nus de lImerina ; à ses pieds, lOnivé, au cours ralenti jusqualors, précipite ses eaux, qui sengouffrent dans les passes étroites des rochers et disparaissent dans des tourbillons décume.
Notre personnel na pas été jusquici sans nous causer quelque embarras pour la nourriture et le logement dans les petits villages de lImerina ; pour nous les cases de tout un hameau sont à peine suffisantes. En outre, nous voulons visiter pendant les mois suivants la plus grande étendue possible de la partie moyenne de lîle, réservant le nord et le sud pour des époques ultérieures.
Cest pour obvier à cet inconvénient et surtout satisfaire ce désir que nous prenons, mes amis et moi, la résolution de nous séparer et de suivre, à partir de Tsinjoarivo, des itinéraires différents, qui doivent nous ramener trois mois plus tard à un point commun ; le lieu du rendez-vous est Tananarive.
Foucart va, continuant son chemin vers lest, descendre dans le bassin inférieur du Mangoro, où il parcourra par des routes nouvelles le territoire des Betanimena. Maistre a pour objectif les districts sakalava limitrophes de lImerina ; il compte aller jusquà Ankavandra et plus à louest encore si cela lui est possible. De mon côté, fidèle à litinéraire primitif, je vais poursuivre seul un monotone voyage à travers le pays des Hova.
Les préparatifs ne sont pas longs ; chacun aura ses bagages personnels et les hommes qui en sont chargés ; on partage fraternellement les provisions. Certaines choses qui ne se prêtent pas facilement à une division par trois nous obligent à avoir recours au système des compensations, quil faut aussi employer pour nous assigner respectivement le commandeur et Jean Boto. Ainsi Maistre, heureux possesseur de la marmite, aura un porteur, Rainitavy, qui sait quelques mots de français ; Rainivoavy suivra Foucart, qui, privé dinterprète, possédera notre bibliothèque malgache, grammaire et dictionnaire, augmentée de la casserole ; Jean Boto reste avec moi, mais je nai que le moulin à café.
Le 11 mai, après nous être souhaité mutuellement bon voyage et bonne santé, ce qui nest pas superflu, surtout à Madagascar, nous quittons Tsinjoarivo, mes amis et moi, chacun par une route différente.
VI
Un fanataovana.  Habitants du Vakinankaratra oriental.  Hameau de Bemasoandro.  Au sommet du Iankina.  Les Vazimba.  Le manioc.  Moutons et chèvres.  Vicissitudes du porc à Madagascar.  Soandrarina.  Le Vontovorona.  Les ruines dans lImerina.  Antsirabé.  Sources thermales.  Condamnés aux fers.  Vallée de lAmboavato.  Les pierres levées.  Ambohiponana.  Revue des troupes.  Village dIsandra.  Les fahavalo et les toatakely.  Sentinelles antimerina.  Le volcan et le lac de Tritriva.
Deux routes se présentaient pour gagner Antsirabé et les régions volcaniques de louest : lune, directe, me faisait traverser à nouveau les districts quartzeux de Sarobaratra et la partie supérieure du bassin de lOnivé ; lautre, plus longue, sinclinait vers le sud, suivant la frontière de lImerina le long des contreforts boisés dAmbohitompoina, quelle abandonnait ensuite, pour franchir au Vontovorona la chaîne de partage des eaux et descendre enfin sur le versant oriental de lîle. Je choisis la seconde, qui devait me montrer des pays différents et peut-être plus variés daspect.
La première journée de marche fut pénible. En sortant du village de Tsinjoarivo il fallut traverser à gué, en luttant contre un courant déjà rapide, les deux bras de lOnivé en amont des chutes ; puis gravir des coteaux élevés au sud de la rivière. Les montées et descentes se succédèrent alors plus raides et plus nombreuses que par le passé. Les hommes se lassaient, les bagages avançaient lentement. Dans le sud du Vakinankaratra les maisons sont rares ; nous risquions fort de ne pas trouver un abri pour la nuit. Sans doute pour conjurer le mauvais sort qui nous menace, les porteurs vont tous, en prononçant une évocation magique dont le sens méchappe, déposer une pierre sur un amas de cailloux qui nous barre le chemin. Cest un fanataovana. Dans lintérieur de lîle et sur la côte betsimisaraka on trouve souvent, le long des routes, des fanataovana, amoncellements de pierres, de mottes de terre, de menus branchages, grossis incessamment par les passants, qui jettent sur le tas ce qui leur tombe sous la main. Le Malgache assure que cette offrande peu coûteuse faite au dieu des voyageurs lui vaut dans la suite une route facile, un gîte prochain, et éloigne les dangers. Ce dieu a certainement peu de puissance, car malgré la grosseur et le nombre des pierres que mes hommes nont cessé de déposer sur les fanataovana, il na jamais tenu la première de ses promesses.
Le soleil est déjà couché depuis longtemps lorsque Boto, qui marche en tête du convoi, me signale une case. Les hommes se mettent à courir et par leurs cris de joie effrayent les habitants. Ceux-ci, réfugiés dans le grenier, refusent de nous abandonner la maison. On parlemente. Ces Antimerina ont peur du vazaha, qui vient certainement chercher des travailleurs pour les mines, et cette corvée les épouvante. Je les rassure, et mes paroles conciliantes me font ouvrir les portes. Pendant que les dix-huit borizano sentassent sur les caisses à létage inférieur, je me hisse dans la soupente où sont les maîtres du logis. La famille est peu nombreuse : un vieillard entouré de ses petits-enfants. Nous échangeons les compliments requis par la politesse hova et nous nous lions damitié. Quelques cadeaux la cimentent. Ces paysans du Vakinankaratra sont misérables et paraissent dune autre race que les Antimerina du nord ; ce sont dailleurs de braves gens.
Dans les deux jours qui suivirent, continuant vers le sud-ouest, nous traversons encore une contrée où des montagnes de quartz font le désespoir des porteurs ; cest la région aurifère dAnalambato. Le 13 mai nous couchons dans les deux cases du hameau de Bemasoandro, au pied du mont Iankina. Nous avons rejoint les premiers épaulements de la chaîne de partage des eaux en un point où des sommets élevés, bien différents des monts agglomérés du massif de lAnkaratra, surgissent isolés et séparés les uns des autres par de profondes vallées et des coteaux de faible altitude. Hier nous montions sur le Botrara (1 990 mètres), aujourdhui nous sommes au Iankina (2 060 mètres) ; dans deux jours nous atteindrons le Vontovorona (2 010 mètres), le pic le plus occidental.
Un Antimerina, le propriétaire de la hutte où je loge à Bemasoandro, mavait accompagné sur le Iankina ; il devait sacrifier aux mânes des Vazimba. Au sommet de la montagne un tas de pierres qui rappelait assez par sa forme le fanataovana est dédié à la mémoire de ces Vazimba redoutés. Entre les cailloux sont enfoncés des bâtonnets qui supportent des têtes de coqs, des pattes de poules ; des chiffons se balancent à lextrémité de petites perches ; des crânes de bufs sont placés sur les pierres les plus élevées. Rainizafitsimidrantany, cest le nom de mon propriétaire, sort avec précaution de dessous son lamba crasseux une tête de mouton fraîchement coupée et la plante sur un bâton disponible, puis il frotte avec de la graisse de buf la grosse pierre du sommet ; pour terminer ses pieux exercices, il ajoute au tas, du côté du soleil couchant, quelques douzaines de cailloux. Maintenant il sest rendu favorable lâme du Vazimba cachée non loin de là sous une touffe dherbe ; il doit encore linterroger et lui demander un remède pour la fièvre qui le consume. LAntimerina séloigne un peu du tombeau et va près dun gros bloc de phonolithe. Cette large dalle est une pierre « parlante » posée sur base étroite ; elle résonne furieusement sous les coups répétés que lui assène mon propriétaire, elle lui transmet les prescriptions du Vazimba. Rainizafitsimidrantany est radieux.
« Eh bien, es-tu guéri ?
 Oui, mais je ne dois plus jamais manger de canards, cest fady. »
Et, séloignant pour remercier la pierre parlante, il répand un peu dhuile de ricin sur la paroi rocheuse et y colle une mèche de ses cheveux.
Dans lImerina on trouve, sur des montagnes élevées au faîte des grands rochers, ou dans des vallons solitaires, les tombeaux des Vazimba. Ces constructions informes, simples amas de pierres grossières, ne sont pas des monuments funéraires ; elles indiquent plutôt aux populations craintives les lieux choisis par les âmes des défunts pour leur résidence habituelle. Les légendes antimerina  seuls documents que lon possède pour émettre quelques hypothèses plausibles sur les Vazimba  nous représentent ces hommes comme les premiers habitants des régions élevées du centre de Madagascar. Dépossédés de leurs territoires, quelques-uns quittèrent le pays, dautres se mélangèrent aux vainqueurs ; le plus grand nombre furent mis à mort. Ce sont les premiers chefs hova qui chassèrent définitivement les Vazimba ; ces tribus aborigènes, sauvages, ignorantes et mal armées, confinées dautre part dans un isolement complet, ne pouvaient résister à des ennemis bien supérieurs à elles par des connaissances puisées au dehors. Des descendants des Vazimba existent encore, daprès M. Grandidier, au Ménabé, sur les bords du Manambolo en pays sakalava, et, daprès le P. Abinal, quelques-uns se trouveraient, exempts de tout mélange, dans le nord-est et le nord-ouest de lImerina. Je nen ai jamais rencontré. Quoi quil en soit, les Hova sont persuadés que, dans un avenir plus ou moins lointain, les Vazimba rentreront en maîtres dans lAnkova, gardé maintenant par les âmes des ancêtres vaincus. Cest pour cette raison quils tâchent dapaiser leurs esprits vindicatifs.
Cependant ces ombres consentent parfois à rendre quelques services, guérissent surtout les malades quand on reconnaît humblement leur puissance. En retour elles exigent une privation constante. Cest ainsi que Rainizafitsimidrantany était débarrassé dune fièvre violente par un Vazimba.
La partie du Vakinankaratra, district méridional de lImerina, que nous venons de traverser, est particulièrement pauvre et peu peuplée. Les habitants, disséminés dans des maisons isolées dans la campagne, et souvent fort éloignées les unes des autres, cultivent surtout le manioc.
Au manioc sajoutent la pomme de terre, la patate, le maïs ; il y a peu de rizières. Les champs, comme presque partout dans lImerina, sont entourés dun fossé dont le déblai forme un mur de clôture garni à son sommet de plantes épineuses, principalement le nopal aux fleurs écarlates ou jaune pâle, et une euphorbe (E. splendens). Comme dans lAnkaratra, nous avons rencontré des troupeaux de bufs, mais en plus petit nombre ; en outre nous voyons des moutons et des chèvres. Le mouton de Madagascar, généralement à tête noire, appartient à la variété stéatopyge que lon trouve en Asie et en Afrique : sa queue énorme est pleine de graisse ; il habite les régions élevées. Il ne donne pas de laine ; sa chair est coriace et possède toujours un goût peu agréable. On trouve bien aussi des chèvres à Madagascar, mais en petite quantité ; jen remarque ici une variété particulière, au pelage roux, au poil court, aux petites cornes rejetées en arrière, que je nai jamais rencontrée ailleurs ; les chèvres du Betsileo et du pays sakalava sont différentes. Pour terminer lénumération des quadrupèdes domestiques, je dois, avec le chien et le chat, mentionner le porc, si commun chez les Hova et les Betsileo. Cet intéressant animal est soumis à des vicissitudes sans nombre sur le sol madécasse : tantôt il est proscrit, tantôt il est choyé ; il occasionne des haines entre des peuplades voisines et en supporte parfois les conséquences ; en une même ville on le voit se vautrer, maître de la rue, dans certains quartiers, tandis que dans dautres il est ignominieusement chassé. Dans lImerina il est surtout commun sur les confins occidentaux, justement en face dun pays où il ne peut pénétrer sans sexposer à de grands malheurs. Dune manière générale on peut dire que le porc a suivi le Hova dans ses conquêtes ; ainsi il est entré, au grand scandale des habitants, dans certains forts sakalava, et malgré tous les fady des Antanosy, il a foulé le sol de la pointe de Taolanara. Il est vrai quen 1885, lorsque les Hova évacuèrent Fort-Dauphin, qui venait dêtre bombardé par un de nos croiseurs, les Antanosy révoltés pillèrent le fort et massacrèrent tous les porcs quils purent rencontrer.
Le 15 mai, jarrivais à Soandrarina. Ce village, situé sur la route de Tananarive à Fianarantsoa, mapparut avec ses soixante cases comme un centre important, après le souvenir que mavaient laissé les hameaux du Botrara et du Iankina. Soandrarina est dans une zone de transition comprise entre les contrées rocheuses et pauvres de lest et les régions argileuses et bien cultivées de loccident ; autour du village quelques collines aux larges bases, presque des plateaux ondulés, vont, sélevant insensiblement, entourer le Vontovorona, qui surgit tout à coup et dresse son pic isolé à deux kilomètres du village. Cette zone de transition, caractérisée par des espaces relativement plats sur une certaine étendue et que nous avons traversée antérieurement à la hauteur dAnkisatra, se prolonge vers le sud, jusque près dAmbodifiakarana. Cest seulement entre ce village et Soandrarina que lon trouve les plateaux de lImerina. La route de Fianarantsoa les traverse.
À Soandrarina, une journée de pluie me retient prisonnier. Laverse daujourdhui nest quun intermède de la saison sèche, qui va durer encore cinq mois dans lImerina.
Le lendemain nous marchons vers louest et franchissons au Vontovorona la ligne de partage des eaux. La contrée change peu à peu, les ondulations saccentuent, mais les roches deviennent plus rares, le quartz a disparu et parfois une lave celluleuse nous annonce les régions volcaniques. Des hameaux se voient en grand nombre, des villages importants sont entourés de cultures étendues. Après avoir dépassé le village dAmbohidranandriana nous traversons, à mi-chemin dAntsirabé, lAndranotobaka, petite rivière qui va grossir lAmboavato, affluent du Mania. Sur les bords de ce cours deau on remarque beaucoup de maisons abandonnées et privées de leurs toitures ; elles offrent un aspect lamentable. Le grand nombre de ces ruines qui existent dans tout lImerina, le plus souvent au milieu des villages habités, ont pu faire croire à la dépopulation de lAnkova ; elle se serait manifestée surtout après le règne de Ranavalona Ire. Cependant jestime que cette dépopulation est peut-être plus apparente que réelle dans les tribus où lalcoolisme nest pas encore très répandu, chez les Antimerina principalement, les Antanosy et les Antaisaka, tandis que celles qui sont abruties par livrognerie, les Sakalava, les Betsileo et surtout les Betsimisaraka, éprouvent une diminution continue dans leur population appauvrie. Presque toutes les ruines que lon trouve en pays hova sexpliquent aisément. Lorsque lindigène voit que sa maison devient trop vieille, que les murs se fendillent, que les pignons se lézardent, il ne songe nullement à faire les réparations nécessaires ; il se contente de bâtir à côté de son ancienne demeure une habitation nouvelle et ne se donne pas la peine de démolir son logis dautrefois. Sans doute dans certaines circonstances, après des guerres cruelles, un règne sanguinaire, des incursions de peuplades ennemies, une tribu peut être décimée, mais elle réparera ses pertes, si sa vitalité est bien prouvée, par les familles nombreuses, par les enfants qui pullulent, comme chez les Antimerina et les Antaisaka.
À louest de lAndranotobaka, nous descendons une forte rampe et traversons, avant darriver dans une belle vallée, le petit village dAmbohimasina. Puis un petit ruisseau, le Sahatsio, nous barre encore le chemin. De lautre côté se trouve un plateau peu étendu où sélève Antsirabé. Ce village compte cent cases environ ; cest la plus grande agglomération que nous ayons rencontrée depuis Tananarive, et la contrée environnante contraste singulièrement, par ses cultures nombreuses, avec les régions du bassin de lOnivé. Depuis le hameau dAmbohidranandriana, le fond des vallées est occupé par des rizières artistement installées, et, pour arriver à un tel résultat, les Hova ont dû exécuter des travaux considérables.
Antsirabé doit son nom à des eaux thermales. Cest à louest du village, dans une dénivellation du terrain, que jaillissent les sources. Les premières que lon rencontre à la naissance de ce petit vallon sont à une température de 37° centigrades ; elles ont été captées et dirigées dans une maisonnette pour y être utilisées. Ce sont les missionnaires norvégiens établis à Antsirabé qui ont fait, avec beaucoup de soin, ces modestes travaux, premiers essais peut-être dune station balnéaire à Madagascar. Qui sait ce que lavenir nous réserve ! Plus loin, on voit sourdre dautres sources froides ou chaudes ; parmi ces dernières, quelques-unes qui dépassent 46° centigrades alimentent deux ou trois réservoirs où viennent se baigner les infirmes du voisinage. Une léproserie, installée près du village, est due également aux missionnaires.
Je rencontre à Antsirabé un certain nombre de prisonniers. Les condamnés aux fers, dont javais déjà vu quelques-uns à Ivondrona, où ils cultivent les plantations de canne à sucre du premier ministre, et à Tananarive, où ils entretiennent tant bien que mal les voies publiques, sont employés ici à lextraction des pierres à chaux. La peine des fers punit dans lImerina les crimes et les délits ; sous linfluence des Révérends on la même appliquée pour réprimer livresse publique. Voici en quoi elle consiste : le condamné, homme ou femme, porte au cou et aux chevilles des anneaux de fer rivés ; un maillon ou une barre allongée part de chacun deux et va se fixer sur une maille unique à mi-hauteur du corps : cest la grande chaîne.
Le patient ne peut se mouvoir quavec peine, il marche à petits pas et doit toujours soutenir ces fers dun poids considérable ; malgré les chiffons ou les bracelets de cuir dont il entoure ses chevilles, il est blessé constamment par les anneaux inférieurs. Quelquefois, pour une faute moins grave ou moyennant rançon, les barres sont supprimées, les anneaux du cou et des chevilles restant seuls : cest la petite chaîne. Enfin, chez les condamnés de caste noble, les attaches rigides sont remplacées par des ficelles de chanvre ; pour eux le fer est fady. Comme tout fonctionnaire du gouvernement hova  et lon me pardonnera ce rapprochement, il nest peut-être pas inexact dans certains cas,  les condamnés aux fers doivent subvenir eux-mêmes à tous leurs besoins. Aussi ces malheureux emploient-ils le temps dont ils peuvent disposer à faire dans le village quelques petits travaux pour gagner leur nourriture ou à implorer la charité publique.
Le 19 mai, je quittais Antsirabé et descendais la vallée de lAmboavato. Avant de continuer vers louest mon itinéraire à travers les pays volcaniques, je voulais visiter Ambohiponana, dernier village important du sud de lImerina. La route est fort belle : nous sommes dans une vallée ou plutôt dans une vaste plaine allongée du nord au sud et bornée au levant et au couchant par de hautes montagnes.
Vers le milieu du jour, je passai au village dAmbohimanjaka, et deux heures après jétais sur la rive droite de lAmboavato. Devant nous, adossée au flanc occidental de la vallée, sélève une petite colline ; le village fortifié dAmbohiponana en occupe le sommet. Pendant quun de mes hommes va prévenir les autorités de larrivée du vazaha, jexamine avec attention une pierre levée magnifique qui se dresse sur les bords de la rivière. Le monolithe, qui sélève à 4 mètres au-dessus du sol, présente une section rectangulaire assez uniforme de 0 m. 60 sur 0 m. 45 ; la taille en est grossière.
Des pierres levées, vatotsangana ou vatolahy, se trouvent partout dans lîle, principalement dans les régions du massif central, chez les Antimerina et les Betsileo, et sur le versant oriental, chez les Antanosy et les Betsimisaraka. Ces pierres, isolées ou groupées, représentent, aux yeux des Malgaches, non une divinité que lon doit adorer, mais le souvenir dun événement important, dune conquête, dun jugement célèbre, dun vu solennel ; ce sont des monuments érigés pour rappeler à la postérité les actes des ancêtres et souvent aussi pour garder la mémoire des morts dont les restes, perdus au loin, nont pu revenir dans le tombeau de la famille. Cependant à ces évocations du passé, le peuple madécasse, si superstitieux, a bien vite ajouté un culte véritable ; il honore la pierre pour les vertus quil lui suppose, pour les pouvoirs quil lui prête sur lunivers entier. Il la prie, lui fait des offrandes, qui consistent presque toujours en onctions graisseuses sur les parois ou en appositions sur le sommet de quelques cailloux de quartz ; si le vatolahy ne répond pas à ses désirs, il lui exprime dune façon tangible son mécontentement et son mépris.
Ambohiponana est un gros village de cinq cents habitants ; cest en même temps un poste militaire destiné à limiter dans cette partie reculée de la province les incursions des Sakalava. Le chef moffre lhospitalité dans sa maison.
Le lendemain de mon arrivée, doit avoir lieu à Ambohiponana la revue de la garnison, grossie par les milices venues des villages voisins. Dès laube un tambour a battu le rappel sur la place, les troupes arrivent peu à peu. Sans doute les effectifs ne sont pas au complet : on mannonce trois cents hommes, il en vient une quinzaine. Mais il y a quelques malades et beaucoup de gens retenus par le service de la reine ; le plus grand nombre a versé entre les mains du chef de détachement  cest un colonel  le voamena nécessaire pour être dispensé dexercice. Les soldats se rangent sur une seule ligne ; cinq sont armés de fusils, six ont des sagaies ou des bâtons, les autres
 ne portent rien. Les officiers passent sur le front des troupes, puis prononcent à tour de rôle de longs discours ; cela dure cinq heures. Commencent ensuite les manuvres, marches cadencées, alignements ; un sergent mauvais conducteur de laile droite est condamné à recevoir douze coups de verge, la sentence est exécutée par un officier supérieur. On se sépare après une allocution finale du grand chef.
Quelques soldats sont ainsi disséminés dans les villages frontières de lImerina, principalement du côté de louest, sur les confins du pays sakalava, mais ils sont toujours peu nombreux et mal armés. Le gouvernement hova réserve ses meilleures troupes pour occuper les postes fortifiés des pays conquis et surtout pour tenir garnison à Tananarive et dans les villes importantes placées directement sous son autorité.
La crête de collines qui limite à louest la vallée de lAmboavato sélève brusquement près du village dAmbohiponana pour former le massif rocheux du mont Ibity (2 200 mètres). La montagne a laspect déchiqueté du Botrara et du Iankina. Ses flancs rocailleux sont dépourvus de végétation.
Le 21 mai, après avoir franchi la chaîne de lIbity, nous arrivons en une demi-journée de marche au village dIsandra, situé au pied du volcan de Tritriva, qui dresse dans louest son cône tronqué.
Je trouve le village sens dessus dessous ; létat de siège est proclamé et les habitants sont dans des transes continuelles. Une bande de Sakalava est venue hier matin ; les brigands ont pris des femmes, des enfants et cinquante bufs et sont partis dans louest avec leur butin. Radrahona, chef du village, qui me donne ces détails en mentraînant dans sa maison, ajoute : « Jai bien envoyé, vers midi, des soldats à la poursuite des fahavalo, mais ils nont rien vu, et quelques-uns ne sont pas rentrés ; ils ont été grossir, sans doute, le nombre de nos ennemis. »
Le brigandage est très répandu à Madagascar, et dans une même contrée, suivant lendroit dans lequel il sexerce, il prend deux noms différents. Ainsi des vols de bufs, des rapts de femmes et denfants viennent-ils à se produire dans les villages frontières, on accuse immédiatement les fahavalo (les ennemis, les gens des peuplades voisines) ; dautre part, le méfait est-il commis dans lintérieur de la province, on limpute aux tontakely (bandes de voleurs).
Pendant la journée quelques soldats veillent à la sécurité du village dIsandra ; la nuit, la moitié des habitants est réquisitionnée. À 8 heures le tambour bat la générale, des factionnaires sont postés le long du mur denceinte et de nombreuses patrouilles circulent dans les deux rues du village. Radrahona donne le mot dordre à ses soldats et vient ensuite me prier de défendre à mes hommes de sortir de leurs cases. « Lobscurité, me dit-il, ne permet pas de distinguer les amis des ennemis. » Devant la justesse de cette observation, je mempresse de prévenir les porteurs davoir à se conformer aux ordres de lautorité, et je me prépare à goûter un repos que les Sakalava noseront pas interrompre.
Mais, hélas ! si les fahavalo ne vinrent pas troubler mon sommeil, cette nuit nen fut pas moins mauvaise, car les Antimerina se chargèrent de les remplacer avantageusement. En effet, les soldats veulent montrer à lennemi que le village est bien défendu, quils ne dorment pas et quils sont sur leur garde ; ces misérables, non contents de répéter sans cesse : « Zovy » (qui ? qui est là ?) « Tandremo tsara » (veillez bien !) poussent des cris stridents, des appels désespérés, des rugissements épouvantables ; cest à qui hurlera le plus fort ; il en est ainsi jusquau matin. Radrahona, qui tient à me prouver ses bonnes intentions, a placé près de ma maison une garde délite recrutée parmi les crieurs éprouvés, elle doit me convaincre par un tapage infernal que je puis dormir tranquille.
Le lendemain je faisais lascension du Tritriva. Cette montagne volcanique se trouve à 2 kilomètres dans louest dIsandra ; les flancs gazonnés sont à pentes rapides, et, dans les zigzags quil nous faut suivre pour en gravir les rampes, tantôt nous marchons sur largile parsemée de scories en menus fragments, tantôt nous traversons des coulées de laves qui, descendues dans la plaine, ont formé des amas considérables. Ces tufs, qui constituent les premiers épaulements du mont, présentent cependant une déclivité moins prononcée. Bientôt nous arrivons sur la crête elliptique qui termine la montagne ; elle sélève obliquement vers louest, où se trouve le point culminant (1 820 mètres). Lorsquon a franchi cette arête, sorte de rempart qui environne une dépression profonde, labîme cratériforme apparaît au milieu de cette coupe gigantesque. Le fond du cratère est occupé par un lac de forme ovalaire, que des parois rocheuses entourent dune muraille à pic, sauf vers le sud, où un talus escarpé permet de descendre avec peine jusquau niveau de leau. Près des bords et tout autour du lac je nai pu trouver le fond à 98 mètres, longueur de ma corde de rofia. On dirait quà Tritriva nous sommes dans un cirque dont une éruption soudaine aurait changé la piste en abîme insondable.
VII
Betafo.  La mission norvégienne.  Soavina.  Déjeuner chez le chef Abraham Ratsimiharo.  Ambohimanambola.  Un poste fortifié.  Le lac Itasy.  Le buf-cheval.  Fenoarivo.  Retour à Tananarive.  Voyage de Maistre dans louest.
Le 23 mai nous quittons Isandra et faisons route pour Betafo. Tout le monde est dispos et a goûté un repos bien mérité après lascension du mont Tritriva et surtout après linsomnie de la nuit précédente.
Létape est courte dIsandra à Betafo ; nous laissons vite derrière nous dans le nord-est le pic de Tritriva. Il existe sur un contrefort adossé, dans le nord, au massif principal, un petit cratère bien dessiné ; dans le lointain nous voyons encore dautres cirques volcaniques, qui émaillent la petite chaîne du Tritriva de larges trous béants, parfois rendus plus sombres encore par une épaisse couronne darbustes et de plantes élevées. Près du village dIavonarivo, que nous laissons à gauche, nous nous élevons rapidement, et cest au point culminant dune colline ravinée que nous découvrons les environs de Betafo et le mont Iavoko, qui domine le village de sa masse imposante, dont le contour, échancré à lest du sommet principal, laisse voir encore un cratère. Nous descendons dans la plaine de Betafo.
Dans les régions que nous venons de traverser, le Vontovorona, Antsirabé, Isandra et Tritriva, nous avions bien rencontré au milieu de largile rouge de nombreuses roches volcaniques, mais, malgré les coulées de laves et les teintes noires des scories et des ponces, le pays conservait encore sa teinte rougeâtre caractéristique et monotone. Ici, la plaine est formée dune terre noire friable et poussiéreuse, doù émergent des roches et des graviers noirs et brillants ; largile se distingue encore sur les sommets, mais dans la plaine on la chercherait vainement. Sur les petites éminences dont la vallée est parsemée, sentassent par petits groupes des maisons réunies dans des enclos : murs denceinte et maisons sont édifiés en pierres jointes par un mortier dargile ; quelques-unes sont couvertes en lave.
Cependant cet aspect nouveau du pays cesse bientôt, ces constructions en pierre aux murs noircis, ce sol noirâtre, disparaissent rapidement, et en approchant de Betafo nous foulons encore largile rouge. À 10 heures, nous arrivons au marché dAlatsinainy. Cest un vaste emplacement limité aux quatre angles par des pierres levées de dimensions considérables ; elles sont sculptées grossièrement ; lune delles porte des inscriptions.
La place du marché dAlatsinainy est séparée de la ville par un petit lac, nappe deau croupissante de minime étendue. Après quelques minutes dune marche difficile sur une levée argileuse, nous entrons dans le village. Betafo compte environ 150 cases, huttes de roseau, maisons dargile, groupées autour dun rova fort rudimentaire, dont les murs renferment la maison du gouverneur Ramiralio, 11e honneur, et sa petite armée de cinquante soldats ; à Betafo se trouve comme à Antsirabé un dépôt de condamnés aux fers, mais il est moins important que dans cette dernière ville. Mes hommes me logent dans une belle maison à louest du village. Betafo est lagglomération la plus importante du VakinAnkaratra occidental ; cest le centre autour duquel se pressent dans cette vallée fertile de lAndrantsay de nombreux villages ; les rizières sétagent partout en gradins pressés sur les bords des cours deau, qui jaillissent nombreux des roches noires ; le terrain, propice aux cultures, est couvert partout de belles plantations et me fait oublier rapidement laridité et la désolation du VakinAnkaratra oriental. Une mission norvégienne existe à Betafo, et les R.R. P.P. Jésuites viennent dy fonder tout récemment un établissement. Je vais voir les Pères Berbizier et Caussèque, qui me donnent de bonnes nouvelles de Maistre, de passage à Betafo la semaine dernière. Mon compagnon a été obligé daller plus au nord chercher une voie de pénétration dans les pays sakalava.
Les Pères, qui me donnent lhospitalité, me conduisent en dehors de la ville visiter des sources chaudes qui, comme à Antsirabé, ont la réputation de guérir de nombreux malades.
Je devais partir le 25 mai de Betafo pour continuer ma route dans louest, mais la fièvre fait de trop grands ravages dans ma petite troupe ; mon fidèle Boto lui-même est atteint. Un repos de vingt-quatre heures devient nécessaire et nous ne partirons quaprès-demain. Malgré tous mes soins, je dois abandonner deux de mes porteurs, Rainiboto et Rainizanaka, qui rentrent à Tananarive, où ils porteront mon courrier. Jean est à peu près remis le 26, grâce à une dose colossale de quinine, et ce même jour, un peu avant midi, je donne le signal du départ.
À 2 kilomètres de Betafo nous franchissons par un col de 1 500 mètres daltitude les collines volcaniques qui limitent au nord la vallée de lAndrantsay, et en descendant sur le versant ouest, près du hameau dIhadilanana, nous passons à gué une petite rivière au cours torrentueux : deux heures après, nous arrivons à Soavina.
Cest un village fortifié, comme tous ceux que nous voyons depuis Vontovorona. Le chef, un nommé Abraham Ratsimiharo, commande quelques dizaines de soldats. Cest un brave homme, et pour une paire de lunettes que je lui ai donnée, il ne sait quels cadeaux me faire. Quand je sors dans le village, sa musique me suit partout. Trois grosses caisses, cinq tambours, deux clarinettes maccompagnent constamment ; cest une aubade continuelle, toujours la même.
Abraham ma invité à déjeuner. Sa case est la plus belle du village : elle est très confortablement meublée. Dans une cour intérieure se trouve un tombeau en pierre sculptée, un des plus jolis que jaie vus jusquà présent. Lépouse de mon hôte est une grosse femme fort réjouie.
Abraham est enchanté de la visite que je lui fais. Je me confonds en remerciements pour sa musique, et je donne une nouvelle paire de lunettes, dont Mme Abraham Ratsimiharo se pare immédiatement. Après léchange de ces politesses mutuelles, je monte au premier étage, où le déjeuner est servi ; il me faut passer tout dabord devant un buffet à tiroir doù sortent détranges sons ; on y a enfermé deux vieilles boîtes à musique qui jouent simultanément la Fille du régiment et les Cloches de Corneville, pendant quun petit lapin blanc posé sur une étagère voisine frappe avec entrain, mais sans mesure aucune, sur un minuscule tambour. Abraham, qui aime à sentourer de toutes ces choses bruyantes, me les montre avec orgueil ; cest un lettré : il a lu, dans des livres, que les Malgaches aiment la musique, et tient à me le prouver. Nous passons à table : cest un repas qui commence par un verre danisette quune abondante addition deau a transformée en lait épais ; cet affreux breuvage me rappelle lanisao de lAmérique du Sud. Puis vient une longue série de plats copieux sinon succulents, suivis enfin, après de fortes rasades dabsinthe et de bitter, de la tasse de café promise et convoitée. Du pain de Tananarive figurait au menu ; cet aliment rare à Madagascar était pour moi une agréable surprise après les nombreuses semaines pendant lesquelles javais dû men passer et essayer, mais en vain, de le remplacer par le riz si cher au Malgache et pour lequel jai toujours éprouvé une répugnance invincible.
En prenant congé du chef hospitalier de Soavina, nous continuons vers louest dans la direction de Vinaniampy, qui est la limite extrême vers louest de la province de lImerina. Létape est longue, et vers le milieu du jour, de lautre côté du mont Nanasana, nous nous arrêtons au village dAmbohimanambola, à une altitude de 1 490 mètres.
Mais dès que nous sommes signalés dans ce village, chacun sarme, et nous voyons la population tout entière, massée sur les murs de terre qui forment lenceinte, prête au combat. On nous prend sans doute pour des fahavalo, auxquels on veut opposer une vigoureuse résistance. Les portes sont fermées, et devant les manifestations hostiles nous devons nous arrêter. Un des notables vient à notre rencontre : les explications que nous lui donnons le rassurent bientôt et il ne nous manque plus pour entrer dans Ambohimanambola que lassentiment du chef du village, qui, du reste, vient lui-même, quelques minutes après, nous loctroyer généreusement. Nous sommes ici à trois journées de marche seulement de Tananarive, néanmoins le pays est peu sûr, et la suprématie du gouvernement de lImerina est purement nominale en réalité. On se ressent du voisinage des pays sakalava, et ces confins de la province de lImerina échappent en partie à la domination des Antimerina ; ils ne dépendent de personne : cest lanarchie et non lindépendance.
Après quelques heures de repos, nous reprenons notre marche dans le nord-nord-est ; jai hâte darriver aux bords du lac Itasy. Dans la campagne, le sol est toujours formé par largile rouge, les émergences rocheuses deviennent rares ; toujours pas darbres ; cependant laspect de la contrée nest plus le même que celui que nous avons vu les jours précédents. En effet, le gazon maigre, les petits roseaux qui ont peine à couvrir le sol de leur paille jaunie et cassante, sont remplacés maintenant par de grandes herbes, le vero, graminée puissante de plus de deux mètres de haut. La file des porteurs disparaît tout entière dans ces taillis dun nouveau genre. La marche est pénible, surtout par une chaleur étouffante ; nous arrivons seulement pour la nuit au hameau dAmbovona.
Le 28 mai, après une longue étape dans les grandes herbes, nous arrivons à Andrantsaimahamasina ; cest un poste fortifié comme les villages voisins, mais les travaux de défense qui lentourent sont encore plus soignés et plus multipliés. Cest dabord un fossé large et profond, aux parois verticales, taillé dans largile à grands coups dangady ; le déblai est rejeté à lintérieur ; sur cette masse de terre sont plantés, depuis de longues années déjà, des cactus nopal aux fleurs jaunes. Ces arbustes épineux senchevêtrent de mille manières et forment un fourré impénétrable, que nul ne tenterait de franchir. Puis cest encore un mur intérieur, sorte de banquette sur laquelle on a disposé, de distance en distance, de petits tas de cailloux de quartz aux arêtes tranchantes. Ce sont des approvisionnements de projectiles pour les soldats de garde, qui, armés de frondes, feraient pleuvoir sur les assaillants une grêle de cailloux lancés avec force.
Une haute montagne se dresse à louest du village : cest le mont Vohibé. Jaurais vivement désiré en faire lascension, pour découvrir du côté du couchant les contrées environnantes, mais je dois renoncer à ce projet ; malgré toutes mes exhortations, mes porteurs hova refusent absolument de me suivre en pays sakalava.
Le 29, nous atteignons dans le nord-est le village dAmbohiperenana, et le 30 celui dAntoby, où nous trouvons le P. Caussèque, qui est venu de Betafo, par un chemin plus court, surveiller un nouvel établissement quil veut fonder dans ce village. Ici nous quittons la zone des villages frontières, théâtre habituel des incursions des Sakalava et des fahavalo, pour rentrer dans une zone plus tranquille ; les cultures sont plus soignées ; les villages, plus nombreux et plus propres, couronnent toujours les cimes, mais ne sont plus enserrés dans de nombreuses circonvallations. Les principaux centres de cette région sont les villages de Fenoarivo et de Mahatsinjo, où nous arrivons le 2 juin. Au nord de Mahatsinjo, nous rentrons dans une nouvelle contrée volcanique, et le pic dAmbolavaky avec son cratère vient encore nous rappeler Tritriva. Autour de lui sont rangés danciens cônes de laves en grand nombre ; nous approchons du lac Itasy, qui se trouve dans la contrée la plus volcanique de louest.
Cest le mardi 4 juin, dans la soirée, que nous couchons pour la première fois sur les bords du lac Itasy, au village de Menazary. Dans la journée nous avons contourné les rives orientales du lac sur les versants de laves du mont volcanique de Kasigé, et nous avions passé, en amont dune petite chute formée par une chaussée basaltique bien caractérisée, la rivière torrentueuse du Lily, qui est le déversoir du lac Itasy ; cette rivière, large à la sortie du lac dune centaine de mètres, va, après un cours de 50 kilomètres, se jeter dans le Sakay, affluent de droite du Tsiribihina.
Menazary est un village de vingt maisons situé sur le sommet dune montagne qui domine lest du lac. Ce village est entouré de quelques hameaux, disséminés sur les nombreux contreforts de cette colline principale. Les maisons de Menazary sont construites en roseaux et en bois ; la plus grande, qui occupe avec les tombeaux des anciens chefs de la contrée le centre du village, est bâtie sur une plate-forme ombragée damiana, grands arbres à feuilles urticantes mélangés aux majestueux amontana.
De ce point élevé on jouit de la vue du lac Itasy, qui étend au loin sa nappe deau tranquille entourée dune épaisse ceinture de grands roseaux triangulaires, dont les feuilles divisées en longs filaments servent à confectionner des nattes fines et des chapeaux indigènes très soignés, principale richesse de la contrée. Lorsquon sapproche du lac, il faut dabord franchir, dans cette épaisse forêt de roseaux de plus de 3 mètres de haut, une distance de plusieurs centaines de mètres, puis on arrive sur une sorte de pelouse dun beau vert qui partout vous sépare de leau libre. Malheur à limprudent qui saventurerait sur ce tapis trompeur ! Cette couche dherbe, ces plantes aquatiques aux racines chevelues, forment un plancher mouvant qui cède à la moindre pression ; il y a au-dessous plusieurs mètres dune vase molle et visqueuse qui, dans bien des endroits, interdisent au visiteur audacieux laccès du lac, laccès de leau libre. Mais, dans la saison des pluies, ces marais boueux qui entourent le lac disparaissent sous une couche deau abondante. À cette époque les rives sont formées par les premières assises rocheuses des montagnes et des collines qui enserrent le bassin de toutes parts ; les plantes aquatiques, le plancher mouvant, les boues, ont disparu et sont recouverts par les eaux ; la superficie du lac a doublé en même temps que changeait son contour. LItasy du mois de février est un lac immense ; celui de juillet, un étang boueux dont leau disparaît presque entièrement derrière la forêt de roseaux sous les feuilles étalées des nénuphars blancs et jaunes. LItasy atteint surtout en son centre et près des plus hauts sommets qui bordent ses rives au nord-ouest une grande profondeur ; ses eaux sont poissonneuses ; malheureusement, les crocodiles y pullulent.
Je restai plusieurs jours à Menazary pour étudier la topographie du lac Itasy et de ses environs, mais je dus abréger mon séjour : beaucoup de mes hommes étaient malades et exténués par la fièvre palustre, qui dans ces régions est particulièrement redoutable, et, le 10 juin, je quittai Menazary pour retourner à Tananarive.
Sur les bords du lac Itasy, de lItasihanaka, comme disent les naturels, je fis connaissance pour la première fois avec une bête de somme particulière et toute spéciale, je crois, à lîle de Madagascar ; je veux parler du buf-cheval.
Des Européens ont amené à grands frais dans lîle, il y a quelque vingt ans, de rares échantillons de la race chevaline ; il y en a même beaucoup maintenant à Tananarive et aux environs, et les naturels, désireux dimiter les vazaha dans leurs usages et dans leurs habitudes, ont résolu, eux aussi, davoir des montures : mais les chevaux étaient trop chers, ils demandaient trop de soins, et lon devait les faire venir à grands frais ; il fallut donc chercher dans le pays un animal capable de suppléer, pour lusage et surtout lapparence, la plus noble conquête que lhomme ait jamais faite.
Le buf à bosse, Bos zebu, pouvait sans doute porter un cavalier : encore fallait-il lhabiller en cheval ; là était le point délicat. Les Malgaches eurent vite trouvé. On prend un animal jeune encore, remarquable dans le troupeau par ses belles allures, sa vivacité et sa robe brune, puis on lui fait subir une série dopérations chirurgicales toutes plus désagréables les unes que les autres ; on lui coupe la queue, on lui taille les oreilles en pointe, les cornes sont enlevées, ainsi que la loupe graisseuse que lanimal porte sur le garrot, la peau du cou est retranchée. Le buf est devenu un cheval : cest un omby-soavaly.
Malgré ces mutilations, dont ils guérissent parfois avec peine, ces animaux rendent de réels services ; ils franchissent au trot de grandes distances et portent de lourds fardeaux. Les mauvais sentiers ne les rebutent pas.
Avant darriver au lac Itasy, javais visité successivement le centre, lest, le nord et le sud-ouest de la province de lImerina ; il me restait à voir le nord avant de rentrer dans la capitale.
En neuf jours, je décrivis une courbe dont la convexité était tournée vers le nord-ouest et dont le centre était marqué presque exactement par la capitale. Je visitai ainsi le gros village dAmbohibeloma, auprès duquel se trouve la jolie chute de lOmbifotsy, puis le village dAndramatoakapila, sur les bords de lIkopa, le grand affluent du Betsiboka. Je remontai ensuite cette grande rivière jusquaux chutes considérables de Tafaina.
À Soavinimerina, je rentrais dans les environs immédiats de Tananarive, dans la région populeuse, riche et bien cultivée ; létape suivante, je me trouvai à Fenoarivo, ancien village célèbre par des portes massives dont les ruines se voient encore ; enfin, le 18 juin, jétais de retour à Tananarive, dans la maison de Rainimanambé, quun ami obligeant avait bien voulu me louer pour la seconde fois.
À mon arrivée dans la capitale, je trouvai des nouvelles de mes deux compagnons. Maistre, dans sa marche à loccident, sétait avancé jusquà Ankavandra et avait atteint le Manambolo, le grand fleuve du Ménabé. Je transcris ici un fragment dune lettre dans laquelle, en me rassurant sur les suites de sa périlleuse entreprise, il me résumait son exploration dans louest :
« En vous quittant à Tsinjoarivo, le 10 mai, je me dirigeai vers Ambohiponana, où jarrivai le 13. Javais lintention de descendre le Manandona, affluent du Tsiribihina, et daller jusquà la mer. Malheureusement on ne fait pas toujours ce que lon veut. Au moment de mon arrivée, les Sakalava étaient en guerre avec les Hova et il me fut impossible de trouver un seul homme pour maccompagner dans louest. Obligé de remonter vers le nord, jai suivi la ligne des Hova qui gardent la frontière. Le 20 mai, jétais à Mahatsinjo, un peu au sud-ouest du lac Itasy, bien résolu cette fois à aller au moins jusquà Ankavandra. Quatre jours après, jarrivai à Bevato et le lendemain à Tsiroamandidy. Là, jétais forcé dattendre plus de quinze jours pour un laissez-passer du gouvernement, les gouverneurs des postes-frontières ayant lordre de ne laisser passer aucun étranger sil nest muni dune autorisation spéciale. Jai employé ce temps à faire quelques excursions dans les environs ; le pays est dailleurs peu intéressant, couvert de hautes herbes atteignant 5 ou 6 mètres de haut et à travers lesquelles il faut se frayer un sentier. Les bords des rivières et des ravins font seuls exception et sont couverts dune belle végétation. Jai été jusquau Manambolo, qui coule à 6 kilomètres environ au nord de Tsiroamandidy. Au bout de quinze jours, nayant rien reçu de Tananarive, je suis revenu à Bevato, et de là jai pu aller au nord-nord-est, jusquau village sakalava de Fenoarivo, à deux journées de marche. Fenoarivo est sur le bord de la rivière Masiaka. Cette rivière assez importante est indiquée sur certaines cartes comme étant le cours supérieur du Marambitsy qui va se jeter dans la mer au sud de Mojanga ; sur la carte du R. P. Roblet elle est considérée comme allant se jeter dans la rivière Sakay, affluent du Kitsamby et par conséquent du Tsiribihina. Ces deux opinions sont inexactes : la rivière Masiaka est un affluent de lIkopa et a son confluent avec le fleuve un peu au sud de Maevatanana ; cest du moins ce que mont affirmé tous les indigènes à Marandaza, Fenoarivo et dans les autres villages que jai traversés. Le cours inférieur de cet affluent est dailleurs indiqué sur la carte du R. P. Roblet.
 « À Fenoarivo, jai reçu enfin la lettre du gouvernement hova et je suis revenu à Tsiroamandidy : là presque tous mes porteurs mont abandonné en apprenant que jallais à Ankavandra ; jai été obligé, pour continuer mon chemin, de me joindre à une troupe de Sakalava. De Tsiroamandidy à Ankavandra nous avons mis quatre jours ; sauf le petit village dImarovatana le pays est absolument désert. La nuit nous étions obligés de camper au milieu des grandes herbes ou au fond dun ravin. À mesure que lon savance vers louest, les ravins deviennent de plus en plus boisés, mais le haut des coteaux a toujours le même aspect. La veille de mon arrivée à Ankavandra jai rencontré toute la population hova dAndranonandriana qui émigrait vers Tananarive. Les Sakalava avaient attaqué ce poste quelques jours auparavant, et les Hova avaient été obligés de lévacuer.
« Ankavandra est un grand village de 300 à 400 cases ; il possède un fort hova, qui est comme perdu en pays sakalava. Je suis resté huit jours à Ankavandra sans pouvoir aller plus loin. Tout le pays était en guerre, depuis Beditsa, qui a été attaqué deux jours après mon arrivée, jusquà Imanandaza. Jai pu cependant traverser le Manambolo à louest dAnkavandra et me rendre au petit village dAmbodifarihy, sur la rive droite du fleuve ; comme je risque dêtre immobilisé ici pendant longtemps par les hostilités, je compte rentrer bientôt à Tananarive ; mon retour se fera par Bevato, Ambohibeloma et Soavinimerina. »
Maistre rentrait, en effet, le 9 juillet ; quelques jours auparavant, javais été rejoint par Foucart ; avant que je passe à lexpédition que nous préparions vers des parages plus lointains et moins connus que le pays dImerina, il va nous raconter le voyage quil avait fait dans la vallée du Mangoro.
		VIII
Le Mangoro.  Dans la forêt.  Anosibé.  Pierres levées.  Lenseignement obligatoire.  Mahanoro.  Les cascades du Mangoro.  Dans les longozy.  Un remède contre la fièvre.  Concert nocturne.  La région des chutes.  Les modes à Ambalavero.  Prairie flottante.  Un village sans nom.  La région des îles.  Retour à Tananarive.
Le but principal du voyage que jentreprenais dans lest était de reconnaître le cours inférieur du Mangoro. Ce fleuve, un des plus importants du versant oriental, coule pendant plus de 200 kilomètres du nord au sud entre les deux chaînes de montagnes parallèles à la mer, puis, passant par une brèche qui interrompt la première, il fait un coude à lest et va se jeter dans locéan Indien près de Mahanoro. Je devais donc, en quittant mes compagnons, me rendre dans cette ville et remonter ensuite la vallée du Mangoro jusquau point où elle est traversée par la route de Tamatave à Tananarive. De là jusquà sa source le fleuve a été suivi par M. Grandidier en 1869 et il est bien connu.
Javais dabord lintention daller à Mahanoro en longeant lOnivé, affluent de droite du Mangoro, qui passe à Tsinjoarivo, où il forme, au fond dun ravin, des rapides et des chutes que domine la maison de la reine. Daprès les renseignements que je pris, la largeur de la forêt rend cette route difficile, et la rareté des villages diminue, aussi bien les ressources quelle offre au voyageur que lintérêt quelle peut présenter pour lui. Je me décidai donc à faire un crochet en remontant dabord au nord, puis en marchant au sud-est pour traverser le Mangoro et gagner la côte.
Le 11 mai au matin, je partis avec quatorze hommes. Rainivoavy, qui était avec nous depuis notre arrivée à Tamatave, était le commandeur de cette petite troupe. Un porteur, Rainivokata, à qui une humeur vagabonde, assez fréquente chez les Malgaches, avait fait abandonner, pour nous suivre, la profession de ferblantier quil exerçait à Tananarive, avait été promu à la dignité de cuisinier. Un autre, Rainikoto, cumulait les fonctions de domestique attaché à ma personne avec celles de collecteur de plantes et dinsectes.
Une longue étape à travers une campagne aride, dun aspect monotone, me conduisit à Tanimalaza.
Pendant les deux jours suivants, je continue à marcher dans lImerina sur un terrain peu accidenté. Je franchis cependant, à laltitude de 1 680 mètres, une chaîne de collines qui ne sélève que faiblement au-dessus du niveau général, mais qui marque la ligne de partage des eaux entre les deux versants de lîle. Les ruisseaux que je traverse maintenant sont des affluents secondaires de lIkopa, qui va se jeter dans le canal de Mozambique. Arrivé à Tsiajompaniry, village bâti à côté du mont Iharamalaza, énorme bloc de granit dont la roche est à nu sur une face, je me dirige vers lest et je me retrouve bientôt dans le bassin du Mangoro.
Jusque-là le pays conserve le même aspect ; mais à partir de Miantsoarivo, que je quittai le matin, du 14 mai, jentre dans une région boisée. Au commencement, les hauteurs restent encore dénudées ou tapissées seulement dherbes et de maigres broussailles ; les arbres emplissent les bas-fonds et les petites vallées. Peu à peu laire de la haute végétation sétend, gagne les collines, et bientôt je suis en plein dans la forêt. Le terrain est accidenté, le sentier très mauvais. On marche tantôt sur un sol rougeâtre et glissant, tantôt dans le lit dun ruisseau qui descend des sommets, bruissant au milieu des cailloux et bouillonnant sur les grosses pierres.
La forêt est divisée en deux parties par une large vallée. Sur les bords du ruisseau qui larrose se trouve le petit village de Sahanaly, où je passe la nuit. Il est à une altitude denviron 870 mètres ; je suis, après bien des montées et des descentes, à 550 mètres plus bas que la veille.
Le 15 mai nous continuons à descendre rapidement, et vers midi nous sortons de la forêt. À nos pieds sétend, du nord au sud, la vallée du Mangoro. Sur la rive gauche se dressent des montagnes, dont les contreforts presque continus viennent mourir au bord du fleuve. Les sommets, bien découpés, sont boisés, tandis que les pentes, couvertes de hautes broussailles, laissent seulement à nu larête des croupes.
Laprès-midi, par un bon chemin, nous suivons le Mangoro en le descendant, et nous trouvons bientôt des pirogues pour le traverser devant un petit village de la rive gauche. Naturellement il sappelle Andakana, ainsi que tous ceux où des embarcations attendent les voyageurs pour le passage dun cours deau.
En quittant Andakana, le 16 mai, nous gravissons les montagnes de la première chaîne. Elles sont couvertes de bois beaucoup moins épais que ceux de lautre rive du Mangoro et coupés par des clairières. Le sentier qui passe par les villages dAmbodihara et dAndohasafary est suivi par un certain nombre de porteurs. Ceux qui vont, comme nous, vers la mer sont chargés de peaux de buf ; ceux qui viennent de là ont des marchandises variées et surtout du sel. Nous avons en effet rejoint, depuis que nous avons passé le Mangoro, une voie assez fréquentée allant de Mahanoro à Tananarive. Nous sommes chez les Betanimena.
Dans laprès-midi, lanimation, toute relative dailleurs, de la route augmente et dénote le voisinage dune agglomération dune certaine importance. Japerçois bientôt de nombreuses cases qui sétagent sur les flancs dune colline formant une île allongée au milieu dune rivière assez large. Cest Anosibé, me dit-on, ville où résident une garnison et des officiers hova. En quelques minutes je suis sur les bords de la rivière, le Mamavo, que je traverse à gué, et je gravis un escalier grossièrement taillé dans largile pour atteindre la rue principale qui suit la crête de la colline. Une grande foule y était réunie pour un kabary ; un personnage affublé dun costume à peu près européen, et qui était le sous-gouverneur de la ville, sen détacha et se mit à parlementer avec Rainivoavy pendant que je choisissais un logis ; bientôt mon commandeur vint me dire que je ne pouvais pas rester dans la ville, et comme jinsistais pour y demeurer, lofficier hova se retrancha derrière les ordres de son supérieur absent. Pour mettre fin à une discussion qui menaçait de séterniser, je me décidai à aller minstaller dans un faubourg situé sur la rive gauche du cours deau.
Comme cette réception pouvait, surtout au début de mon voyage, produire un mauvais effet sur mes hommes, jécrivis aussitôt au gouverneur que jirais le voir le lendemain matin et visiter la ville. Il me fit répondre quil me recevrait.
Assis sur les bords du Mamavo, je passai les dernières heures du jour à regarder le spectacle animé quoffre le va-et-vient continuel des passants entre lîle et les maisons de la rive où jétais ; en labsence dun pont, hommes, femmes et enfants pataugent dans leau et se retroussent beaucoup plus haut que le genou. À cette altitude, la température est douce et les habitants dAnosibé semblent prendre du plaisir à ces bains réitérés ; ils en sont quittes, une fois arrivés sur le bord, pour se secouer et réparer rapidement le désordre de leur toilette.
Le lendemain, jattendis quun épais brouillard qui emplissait toute la vallée se fût dissipé, et vers 10 heures, après avoir passé la rivière, je gravis la colline et je suivis la grande rue jusquà son extrémité sud, où se trouvait la porte du rova. Le gouverneur, Randrianantoanina, vint my recevoir et me fit entrer dans sa case, où je massis à côté de lui. Aussitôt un serviteur, mettant genou en terre, déposa devant nous deux tasses raccommodées avec du fil de fer et contenant un liquide fumant ; nous trinquâmes avec cette boisson, qui nétait autre que du café au lait, et certainement le plus sucré que jaie jamais bu. Ces politesses terminées, je me plaignis vivement de laccueil peu hospitalier quon mavait fait la veille ; le gouverneur me répondit dune façon évasive, comme le font toujours les Hova. Ces explications nétaient pas suffisantes, mais je ne pouvais que men contenter.
La ville dAnosibé, qui est de fondation assez récente, est lun des chefs-lieux de la province de Bezanozano. Elle se compose de cent quatre-vingts cases environ, disposées sur plusieurs rangées parallèles de part et dautre de la rue, qui suit la plus grande longueur de lîlot. Quelques-unes contiennent des boutiques bien approvisionnées dobjets indigènes et de quelques articles européens. Les habitants ont un air daisance qui contraste vivement avec la misère des villages environnants.
La journée était assez avancée quand je quittai Anosibé. En partant, nous traversons un joli bois rempli darbustes fleuris quilluminent, en jouant gaiement parmi les branches, les rayons obliques du soleil à son déclin. Je voudrais être tout entier à ce spectacle, sur lequel le voyageur nest pas blasé quand il a parcouru lImerina, ainsi que je le faisais quelques jours auparavant : mais, sous peine de se donner une entorse, il faut abaisser les yeux vers la terre ; pendant plus dun kilomètre, en effet, nous marchons, en sautant de pierre en pierre, dans le lit dun ruisseau ; ici, comme souvent à Madagascar, il nexiste pas dautre sentier : les Malgaches trouvent inutile den tracer un quand les eaux sauvages ont ouvert un passage en exerçant, même imparfaitement, leur action érosive sur le sol accidenté des régions montagneuses.
Nous quittons enfin cette voie humide et nous arrivons au village de Bemangahazo, dont les sept cases sont disposées sur les côtés dun triangle ; au milieu est fichée en terre, saillant de 15 centimètres, une petite pierre, précieuse sans doute par les vertus quelle possède, puisquelle est soigneusement protégée par un treillage en bambou. Ce monument, que je ne commettrai pas lexagération dappeler mégalithique, est couvert doffrandes consistant en de petites boîtes carrées, adroitement façonnées avec des feuilles et remplies de graisse.
On a lu précédemment la description des pierres plantées quon rencontre dans lImerina. Celles du pays betanimena en diffèrent, sinon par le respect quelles inspirent et par la signification, du moins par la forme et la grandeur. Tandis que les pierres des Hova, souvent taillées et sculptées, atteignent parfois des dimensions considérables, celles que jai vues sur le versant oriental sont toujours brutes et dépassent rarement un mètre de hauteur.
Quelquefois, comme à Bemangahazo, un bloc, entouré dune grossière barrière, est isolé au milieu dun village ou loin des habitations, sur le bord du sentier. Plus souvent se dressent alternativement sur une même ligne, à lombre dun arbre, des pierres et des poteaux en bois plus élevés, coupés carrément par le haut ; le nombre de ces pierres est variable, mais ne dépasse jamais cinq. Plaqués sur elles ou flottant lourdement au sommet des pieux où ils sont pendus, des torchons imbibés de graisse et dune couleur indécise attestent aux yeux des passants le culte dont le fétiche est lobjet.
On rencontre aussi des pieux en bois au milieu des villages, mais ils sont pointus et servent à accrocher des têtes de bufs au moment de certaines fêtes, notamment de celles quon célèbre à loccasion de la circoncision. Dans la partie du pays où je suis, ils sont presque toujours bifurqués. Tels sont ceux dont jai fait le croquis à Andranogavola, où je couchai le lendemain de mon passage à Bemangahazo, après une journée de marche dépourvue dintérêt. Faut-il attribuer leur état de délabrement actuel à la disparition des anciennes croyances ? Je ne sais ; mais ce que je peux dire cest quelles nont pas été remplacées par dautres. Chez les Betanimena je nai trouvé nulle part, si ce nest dans le voisinage de la côte, la moindre trace de religion dimportation, catholicisme ou protestantisme.
Le 19 mai, le sentier que je suis, tantôt déroulant sa ligne rouge dans la verdure de lherbe, tantôt disparaissant momentanément dans leau brunâtre dun marais, continue à serpenter à travers les montagnes. En général, le sol est boisé, mais de vastes espaces, qui sétendent constamment, ont été dénudés par le feu pour être rendus propres à la culture.
Peu à peu, à mesure que javance, laltitude diminue ; la végétation change et prend un caractère tropical. Les ravinala, avec leurs longues feuilles en éventail, font leur apparition (325 mètres) ; rares et isolés dabord, ils deviennent plus nombreux et se pressent les uns contre les autres dans la vallée du Manampontsy, où jarrive bientôt. Je passe sur la rive droite de cette rivière et je vais minstaller au village dImanakana.
Le lendemain, quelques heures de marche sur la rive droite de la rivière, à travers de hautes herbes mouillées par la rosée nocturne, nous conduisent à Antanambao. Cest un village assez important. Jentre du reste dans la zone côtière, bien plus peuplée que le pays que jai parcouru depuis le Mangoro.
Quarante cases, dont plusieurs ont une varangue et un étage, composent Antanambao. Au milieu de la place, sous un vaste grenier à riz monté sur colonnes, une balustrade entoure un plancher où les habitants se réunissent à labri du soleil pour causer, rêver ou dormir. Près de là, un grand bâtiment en bois sert décole. Au moment de ma visite le maître, perché sur une estrade devant un pupitre, fait lappel des élèves. Lécole est mixte ; les filles sont à gauche, à droite les garçons.
Je suis tout étonné de voir parmi ces derniers, à côté de bambins depuis peu sortis de nourrice, de grands et solides gaillards ayant barbe au menton ; et pourtant, à en juger du moins par les syllabaires, tracés sur de longues et minces planchettes, que tiennent en mains les élèves, je ne suis pas dans un établissement consacré aux hautes études. En me renseignant plus tard sur cette particularité, jappris que, dans les localités pourvues dune école, les jeunes gens sont obligés de la fréquenter jusquà ce quils en soient dispensés par les autorités hova. Les gouverneurs trouvent là encore une source de petits profits ; ils ne libèrent lélève que moyennant le versement préalable dun nombre de piastres proportionné à ses ressources ou à celles des siens ; si le candidat ne peut pas les réunir, ou sil ne veut pas se dessaisir de largent quil possède, il attend, quelquefois pendant plusieurs années.
Il serait injuste de ne pas ajouter que, dans la pratique, les inconvénients de cette application, peut-être intempestive, de linstruction obligatoire sont grandement atténués par la rareté des écoles. Pendant tout mon voyage chez les Betanimena, je nen ai vu que deux.
Le 21 mai, toute la journée, nous longeons le Manampontsy, dont le cours, souvent divisé en plusieurs bras par des îles, est parsemé de rochers formant de petites chutes. Nous traversons beaucoup de ses affluents qui coulent dans des vallées remplies de bambous, de roseaux et de ravinala. Après avoir couché à Mangozohozo, je continue ma route au milieu de la même végétation touffue, à laquelle viennent bientôt sajouter des orangers chargés de fruits aux vives couleurs. Simple régal pour les yeux : les oranges possèdent une peau tellement épaisse que la pulpe comestible du centre se réduit presque à un point mathématique sans dimensions appréciables.
Vers midi jarrive à Ankaonkaona, sur les bords de la lagune où viennent déboucher le Manampontsy et, au sud, deux autres rivières.
Après une demi-heure de navigation, nous sommes à Beparasy, où nous restons jusquau lendemain.
La langue de sable qui sétend entre Beparasy et Mahanoro, où nous devons arriver en une journée, est couverte dune herbe courte et serrée sur laquelle la marche nest plus quune simple promenade. À droite, la lagune, aux eaux tranquilles et silencieuses, sallonge parallèlement à la côte ; à gauche la mer, dont, par intervalles, quelques bosquets dérobent la vue, laisse toujours entendre le murmure cadencé de ses flots. Sur le trajet, quelques grands villages : lun deux, Tandroho, tire son nom et son importance dun bois de copaliers, qui croît dans le voisinage.
Un peu plus loin est le village dAmbilabé. La lagune au bord de laquelle il est bâti est très poissonneuse. La pêche est organisée collectivement par les habitants, qui ont établi de grands barrages en branchages entrelacés avec des nasses dans les ouvertures. Le poisson est consommé sur place ou envoyé au marché de Mahanoro après avoir été fumé sur le salaza.
Jarrive enfin à Mahanoro. Comme plusieurs autres villes du littoral, celle-ci se divise en deux parties, lune administrative et militaire, lautre commerçante ; la première comprenant seulement une centaine de cases que domine le rova est bâtie dans une île escarpée formée par le Mangoro et un bras sans courant du fleuve ; cest elle qui sappelle proprement Mahanoro. La seconde se compose denviron 500 cases, groupées sur la terre ferme, dans une plaine, et se nomme Androranga. Cest là que je minstalle pour quelques jours.
Beaucoup de petits commerçants, indigènes ou hova, sont établis à Androranga. Quant au grand négoce, il est entre les mains de blancs, pour la plupart originaires de lîle Maurice. Trois colons représentent dans la ville et aux environs lélément français ; ce sont des créoles de la Réunion.
Les produits dexportation qui se concentrent à Mahanoro sont les peaux de bufs, arrivant de la province centrale, le rofia, le caoutchouc et la vanille, venant de la zone côtière ou de la région moyenne. Les marchandises importées consistent surtout en cotonnades, blanches, écrues ou imprimées, en sel et en rhum. Quinze ou vingt navires visitent annuellement la rade, aussi mauvaise que toutes celles de la côte orientale. Le reste du commerce se fait par Tamatave, en suivant le chemin de terre ou la voie des lagunes.
Tous les colons de Mahanoro mont reçu avec une grande cordialité. Les Mauriciens ont conservé notre langue, nos usages, et, parmi eux, jai pu me croire au milieu de compatriotes, comme je létais, en effet, avec ceux de nos nationaux que jai rencontrés.
Je reçus aussi le meilleur accueil des autorités hova. Un des principaux officiers de ladministration, Louis Rarivo, ancien élève de nos écoles à Tananarive, qui parle et écrit le français comme un Parisien, sefforça de rendre mon séjour utile et agréable. Le gouverneur, Rainisolofo, que jallai voir, me reçut dans le belvédère qui surmonte son palais et doù lon a, sur la mer, une vue admirable sétendant jusquà Marosiky. Jeus avec lui une intéressante conversation sur les voies de communication à Madagascar, et il y manifesta des idées tout à fait exemptes des préjugés quont habituellement les Hova sur cette matière.
Aux environs de Mahanoro existent un certain nombre de plantations exploitées par les principaux commerçants de la ville. Lun deux, qui possédait une vanillerie sur la rive gauche du Mangoro, minvita à my arrêter avant de me remettre en route pour lintérieur. Jacceptai, et en une matinée je my rendis avec lui.
De la plantation, où je passai quelques jours, on se rend en une heure à lembouchure du Mangoro, après avoir traversé le village de Betsizaraina, qui était autrefois le siège du gouvernement, transféré aujourdhui à Mahanoro. Le fleuve a plus dun kilomètre de largeur ; dans son lit, peu profond, sétendent de longs bancs de sable que le courant déplace. Sans trop de risques déchouement, on peut pourtant remonter le Mangoro en pirogue, ainsi que je lai fait, jusquà 15 ou 16 kilomètres de la mer, en aval de lîle de Nosindrava, où, à la fin des guerres entre les Hova et les Betsimisaraka, les principaux chefs de cette tribu ont été attirés par leurs ennemis, sous prétexte de parlementer, et ont été massacrés. À partir de ce point, la navigation devient très difficile : des rochers et de nombreux îlots mettant obstacle aux eaux produisent des rapides, des tourbillons et de petites chutes. Cest ce quon nomme les cascades du Mangoro.
Pour éviter les ennuis de cette navigation, je pris la route terrestre à partir de ce point. En quittant Menagisy, village qui fait face aux cascades, je maperçois bien vite que la seconde partie de mon voyage présentera plus de difficultés que la première. Tandis quen allant à Mahanoro je suivais un chemin assez fréquenté, désormais je ne rencontrerai plus, pour relier de rares groupes dhabitations, que des sentiers envahis par des herbes et des arbustes ; encore devrai-je souvent les abandonner, parce quils sécartent de la direction que je veux garder.
Vers la fin de laprès-midi jarrive à Ambodipaka, après avoir passé le Sandrakarina, qui prend sa source au sud-ouest du village et qui na quun cours peu étendu.
Le 1er juin au matin, nous regagnons le bord du Mangoro. En marchant à la file indienne, nous nous engageons, pour le remonter, dans létroit passage quil laisse à découvert, durant la saison sèche, entre ses eaux et lépaisse végétation de la rive.
Le Mangoro a encore 400 à 500 mètres de largeur. Leau coule parmi les blocs épars, saute en bouillonnant par-dessus les roches disposées en file, ou glisse, limpide, sur les parois unies des pentes quelle descend. De distance en distance, des îlots couverts de buissons ; dabord bas et visiblement submergés à lépoque des crues, ils sélèvent peu à peu comme le terrain environnant, qui devient de plus en plus accidenté. Laprès-midi, après avoir passé devant le Saharory, montagne aplatie dominant les collines de la rive droite et à laquelle, un peu plus loin, fait pendant le Vohibé, nous arrivons en face dun de ces îlots, plus haut et plus grand que tous ceux que jai encore vus ; il divise le Mangoro en deux bras, dont lun est presque à sec. En le traversant, nous gagnons un petit village, Ambatoramiangity, qui est juché au sommet.
Le lendemain, nous revenons sur la rive droite, où nous rejoignons bientôt un sentier frayé. Il est moins abrupt que les chemins de la veille, et jen suis heureux ; mais, comme compensation, je ne vois plus rien, pas même le ciel. Je suis au milieu des longozy (Amomum Daniellii) ; ces plantes herbacées, dégageant une forte odeur de cannelle, ont environ quatre mètres de hauteur ; dune courte tige partent des feuilles longues et étroites, qui se recourbent gracieusement au-dessus de la tête du passant en formant une voûte que ses regards ne peuvent percer. On marche ainsi pendant des heures dans un couloir de verdure.
De temps à autre nous revenons près du fleuve, où séchelonnent, très distancés, quelques misérables villages. Devant trois ou quatre cases désertes, je vois, débouchant sur la rive gauche, un grand cours deau venant du nord-ouest. À droite, pas de gros affluents avant lOnivé.
À partir de Sahandileny, où je marrêtai le 4 juin vers le soir, la nature du terrain se modifie. Au milieu de roches amphiboliques décomposées sintercalent de nombreux filons de basalte. Plus loin reparaît le gneiss recouvert dune puissante couche dargile. Çà et là des blocs intacts sont restés en place ou ont été transportés par les eaux dans les bas-fonds. Les collines saccentuent et prennent des formes moins amollies. Dune épaisse végétation dherbes et darbustes émergent de hauts rofia.
Peu après Sahandileny, nous nous éloignons de Mangoro en montant rapidement. Le second jour, vers midi, nous atteignons laltitude de 400 mètres à Imarivato. Quoique létape ait été courte, quand Rainivoavy me propose de my arrêter, je nélève aucune objection. Depuis la veille jai la fièvre, et jaspire à ne plus bouger, les yeux clos et les oreilles tranquilles. Souhait difficilement réalisable ! Chacun vient me donner son avis, mindiquer son remède. Rainikoto veut me masser, méthode infaillible, selon lui, pour me rendre frais et dispos. Je nai pas grande confiance et je préfère prendre un peu de quinine. Pendant que je la prépare, le propriétaire de la case où je suis logé, souriant dun air incrédule, mannonce que la drogue ne produira aucun effet ; il connaît la cause de ma maladie et pourrait, si jy consentais, men guérir ; il ma vu, en arrivant, mettre dans un bocal dalcool un lézard que javais ramassé en route ; cest au meurtre dont je me suis rendu coupable quest due la fièvre. Pour la chasser, il faudrait faire au lézard des funérailles dont le vieillard est prêt à me fixer tout le cérémonial. Je ne suis guère en train de tenter lexpérience.
Le lendemain, je repars à peu près remis. Par des bois clairs et espacés, un chemin accidenté me conduit, vers la fin de la journée, au village de Sakalava, dont les vingt-cinq cases sont proches du Mangoro.
Ma soirée sy écoule avec moins de monotonie que jai accoutumé. Jassiste à un grand concert. Lorchestre se compose de deux gros tambours, dun petit et de quatre flûtes. Les musiciens jouent en marchant et font halte dès quun morceau est terminé. Comme intermèdes, quelques danses avec chant et battements de mains. Pour finir la fête, les instrumentistes tournent par deux fois autour de mon logis, en frappant et soufflant avec un redoublement dénergie destiné à me faire honneur.
Rassasié de bruit, sinon dharmonie, je me couche. À peine mes paupières sont-elles fermées que je sursaute, réveillé par un vacarme formidable. Cest un chur, mais je narrive pas dabord à deviner la nature de laccompagnement, dont la note unique et variant seulement dintensité se répète sans trêve. Jentrouvre donc, avec toute la discrétion que réclame la légèreté de mon costume, la porte de ma case : à la clarté de la lune japerçois, près de là, deux femmes tenant par ses extrémités un long et gros morceau de bambou, sur lequel plusieurs de leurs compagnes tapent en cadence à tour de bras avec des bâtons. Les coups pleuvent dru, tombant simultanément sur la tige sonore, ou se succédant, rapides, daprès les exigences dun rythme étrange que les musiciennes suivent avec un ensemble qui témoigne de leur entente de la mesure autant que de la vigueur de leurs biceps. Dautres femmes, assises en rond autour des premières, chantent à tue-tête une complainte aux innombrables couplets. En vain jespère que les mains, fatiguées par les trépidations, lâcheront les instruments, que les gorges desséchées ne laisseront plus passer la voix ; grâce à de fréquentes permutations dans les rôles, la symphonie des gourdins se continue, implacablement, une grande partie de la nuit. Si je nen avais eu quune audition, passe encore ; mais, les nuits suivantes, dans dautres villages, jentends de semblables sérénades.
Ambalavero, village de médiocre importance, où je marrêtai quelques heures le 7 juin, mérite néanmoins une mention, parce que ses habitants se montrent, contrairement aux populations environnantes, assez industrieux. Non seulement ils tissent des rabanes et entrelacent habilement les joncs pour façonner des nattes, mais encore ils cuisent la terre.
Au moment de mon passage, plusieurs habitants sont occupés à la fabrication du betsabetsa. Ils se servent, pour extraire le jus de la canne à sucre, dun moulin assez primitif : sur de solides supports est fixé un morceau de bois creusé dune rigole terminée par un bec ; au-dessus, ils font rouler un tronc darbre auquel ils donnent à la main un mouvement de va-et-vient en le tenant par des taquets dont il est muni.
Au delà dAmbalavero, le fleuve change complètement daspect. Au lieu des rapides et des cascades quil forme, presque sans interruption, dans la zone côtière, ce sont maintenant, séparées par des intervalles où leau coule tranquille, des chutes brusques et successives. La première, en amont de Sakalava, est peu élevée. La seconde, voisine dAnosiarivo, où je passe la nuit, est plus imposante ; il est difficile den approcher, et ce nest quen escaladant des rochers rendus glissants par la buée que je peux voir densemble la masse des eaux se resserrer dabord dans un couloir étroit et sinueux, puis descendre avec fracas une pente au bout de laquelle elle fait un saut vertical de cinq mètres. Le lendemain, après avoir dépassé le confluent dune large rivière de gauche, le Manambondro, japerçois une autre belle chute dont le seuil est coupé par des roches en saillie, formant, sur une même ligne, trois déversoirs nettement séparés. En aval de chaque chute, le Mangoro sélargit en un vaste bassin que remplit une multitude dîlots verdoyants. La rive se coude fréquemment, se creuse danses profondes.
Pour éviter ses détours, nous nous éloignons du fleuve et nous gravissons les montagnes voisines, où, pendant deux jours, nous passons par des altitudes les plus variées.
Une population douce, mais paresseuse, trop peu énergique pour tenter de sortir de létat de misère et dabrutissement où la maintiennent les Hova, occupe les rares villages de cette région montagneuse. Rapporter leurs noms, renfermant parfois plus de syllabes que les localités quils désignent ne contiennent de cases, offrirait peu dintérêt et ne me serait pas toujours possible.
Le 11 juin je reviens sur les bords du Mangoro. En amont dun affluent de droite, le Ranomainty, le fleuve change de nouveau dallure. Au lieu de décrire, comme plus bas, des sinuosités continuelles, de descendre, par bonds, des gradins plus ou moins élevés, il coule directement du nord au sud dans un lit souvent divisé en deux par de longues îles basses, mais débarrassé dobstacles. Les berges de terre sont presque verticales ; on se croirait sur les bords dun canal.
En même temps, la vallée sest élargie. Sur la rive où nous sommes, entre le fleuve et les montagnes qui, de loin en loin seulement, envoient jusquà lui une de leurs ramifications, sétend une vaste terrasse. Là ne poussent que des herbes et des arbustes, tandis que de grands arbres, formant les limites de la forêt, couronnent les hauteurs. Au bord de leau, cest un gazon court et serré.
Pendant plusieurs jours, le paysage conserve le même caractère, la route reste aussi dégagée. Mais nous rencontrons des obstacles dun autre genre. Les villages sespacent ; plus dun se réduit à trois ou quatre cases, et les cases elles-mêmes se réduisent à des dimensions tellement minuscules quelles sont peu logeables. Jai souvent de la peine à trouver de la nourriture.
À labsence de ressources que nous offrent les points darrêt est venu sajouter, pendant la marche, lennui du mauvais temps. Un épais brouillard emplit la vallée, limitant la vue à cinquante pas. Il ne se dissipe en partie que pour se résoudre en une pluie fine et persistante ; cest accompagné par elle depuis trois jours que, le 15 juin, jatteins Sahamampay, où je métais déjà arrêté un mois auparavant en sortant de la forêt. De là, jenvoie à Tananarive, par deux porteurs, les collections que jai recueillies ; un éclopé se joint au convoi. Les premiers viendront nous rallier à Moramanga dans une semaine.
Le lendemain, nous repartons en longeant la rive. Les montagnes viennent maintenant jusquau bord de leau, et leurs croupes se prolongent dans le Mangoro en éperons granitiques qui y forment autant de cascades. Dans les vallées que nous coupons, serpentent, parmi les bois touffus, de nombreux ruisseaux. Le plus important est lIsahana, qui arrose Manakana, où nous nous arrêtons laprès-midi.
Le 19 juin, nous passons sur la rive gauche du Mangoro, et le lendemain, après avoir traversé un large affluent, le Sahamariarano, nous sommes pris par une pluie battante ; au bout de deux heures, nous nous estimons heureux quAmpongo nous offre un abri. De là je gagnai en quatre heures la ville de Moramanga. Le surlendemain, jy étais rejoint par les hommes que javais envoyés à Tananarive ; ils mapportaient une lettre du docteur Catat qui me rappelait. Reprenant donc la route ordinaire et connue, je rentrai, le 27 juin, dans la capitale.
IX
Retour à Tananarive.  Température des hauts plateaux.  Commencement de la saison sèche.  Recrudescence des fièvres palustres.  Retour de Foucart et de Maistre.  Collège et observatoire dAmbohipo.  Ambohiboka ou village des lépreux.  La lèpre à Madagascar.  Fête du 14 juillet 1889.  Les réjouissances populaires.  Préparatifs de voyage.  La route de Radama.  Départ de Tananarive.  Fontaine de la reine à Soamanandriana.  Perte de Jean à Andranosoa.  Ambatomena et ses tombeaux.  Daniel Rakoto.  Traversée du Mananara.  Au col du Sompatra.  Vodivato.  Un tsikafara.  Chez les Bezanozano.
Le 11 juin 1889 nous rentrions pour la seconde fois dans la capitale des Antimerina, et le même jour, la demeure hospitalière de Rainimanambé nous rouvrait ses portes.
La température des hauts plateaux est particulièrement agréable à cette époque de lannée. Avec le mois davril a commencé la saison sèche, la bonne saison dans la presque totalité de lîle, la saison où les nuits sont fraîches, où, sur le massif central et principalement sur les hauts sommets, les matinées sont souvent brumeuses. Malheureusement cette froidure nest que relative, elle est absolument impuissante à détruire les miasmes qui, dans les trois ou quatre mois de pluies continuelles qui précèdent, ont pullulé dans les marais et les fondrières, dans les nombreux petits lacs formés pour un temps par ces averses diluviennes, dans toutes les rizières débordées ; aussi, à la fin de la saison des pluies, lorsque tous ces principes délétères sont recouverts par une épaisse nappe deau, se produit-il une sorte dapaisement dans les ravages de la malaria ; mais bientôt avec la sécheresse ces amas deau disparaissent et les boues et les vases, mises à découvert avant une dessiccation complète, deviennent des générateurs féconds du miasme paludéen ; de cette façon, contrairement à ce quon pourrait prévoir, avec le retour des beaux jours et avec un abaissement notable de la température, apparaît toujours une recrudescence sérieuse de la fièvre paludéenne.
Cest à cette cause que je devais imputer les nombreux malades que javais comptés parmi mes porteurs à mon arrivée à Tananarive, et, chose plus grave encore, les mauvaises nouvelles que je venais de recevoir de notre ami Foucart. Il avait pleinement réussi dans sa difficile exploration de la vallée méridionale du Mangoro et avait atteint, en suivant le cours de ce fleuve, le village de Moramanga, où, exténué par la fatigue et brisé par de continuels accès de fièvre, il attendait quelque temps pour se remettre en route. Je lui écrivis de ne pas prolonger son séjour sur ces rives malsaines et de venir à Tananarive se reposer quelque peu. Vers la fin de juin, il était de retour parmi nous, mais la malaria, trop fidèle compagne, lavait toujours suivi, ne lui laissant ni trêve ni repos. Maistre était aussi de retour de son expédition aventureuse du versant ouest de lîle, du pays Sakalava avoisinant le village dAnkavandra. Le 1er juillet 1889 nous étions tous réunis à Tananarive, où je résolus de demeurer encore un mois ou deux, tant pour étudier à nouveau les Antimerina dans leur capitale que, surtout, pour permettre à mes compagnons et à moi-même de recouvrer par un repos bien mérité les forces et la santé.
Il existe à lest-sud-est de Tananarive, à une distance de deux milles environ, une colline élevée, montagne véritable, désignée sous le nom dAmbohipo. Cest près de cette haute colline que les Pères Jésuites ont un établissement scolaire important, petite école normale où des professeurs dévoués et savants forment avec patience les futurs maîtres décole ou assistants qui aideront les Pères de la province dans leur mission civilisatrice.
Le collège dAmbohipo est vaste, il est bien situé, au centre dune grande propriété, dernière parcelle dune concession considérable que les Pères avaient obtenue, dans ce lieu, du roi Radama II. Au nord du collège, sur une élévation voisine désignée plus particulièrement sous le nom dAmbohidempona, sélève lobservatoire royal de Tananarive.
Dans ma première visite à lobservatoire dAmbohidempona, le directeur, le R. P. Collin, habitait une hutte misérable en planches mal assemblées ; là cependant il avait réuni un grand nombre dinstruments dont il se servait avec habileté, malgré une installation des plus défectueuses ; il partageait son temps entre ses observations météorologiques et la surveillance incessante quil lui fallait accorder à la construction de son observatoire. Aussi celui-ci fut-il bientôt terminé, et il constitue aujourdhui lun des bâtiments modernes les plus curieux de Tananarive.
À lextérieur, lobservatoire affecte la forme dun T à branches inégales, la branche horizontale orientée nord et sud étant de beaucoup la plus grande ; la petite branche qui regarde lest est terminée à son extrémité orientale par une coupole qui abrite une lunette astronomique. Ce monument, en briques et granit, est dun aspect agréable ; soigneusement construit, il fait honneur à larchitecte et surtout au directeur des travaux qui par un labeur incessant a su triompher de mille difficultés. Véritable contraste des plus piquants, cet établissement scientifique, représentation ultime dune civilisation avancée, semble une amère dérision au milieu de ce peuple primitif.
Ambohidempona était souvent pour nous un but de promenade agréable et utile ; cela nous permettait de ramener à un point de départ unique nos observations prises un peu partout dans lImerina, et cétait un vrai profit pour nous que les longues causeries intéressantes et instructives que nous avions toujours avec lobligeant directeur.
Un autre point des environs de Tananarive avait aussi nos visites fréquentes, cétait Ambohiboka, petit village construit par les Missions françaises pour abriter les lépreux chassés et parqués dans ces huttes misérables par une coutume cruelle sans doute, mais, à coup sûr, indispensable.
La lèpre fait de nombreux ravages à Madagascar, surtout sur le massif central et sur le versant oriental. Les populations de louest sont presque indemnes de cette hideuse maladie, en revanche elles ont léléphantiasis des Arabes, infirmité inconnue à ma connaissance chez les Antimerina et les Betsimisaraka. Les lépreux malgaches ne sont soumis à aucun traitement ; on se contente de prendre envers eux des mesures disolement assez étroites, mais la contagiosité de la maladie et sans doute aussi lhérédité, font que la lèpre nest pas près de séteindre dans la grande île ; encore faudrait-il invoquer, pour expliquer sa fréquence chez ce peuple, la saleté repoussante, les mauvaises conditions hygiéniques, et surtout la misère physiologique dans laquelle sont plongés tous les individus atteints.
À Madagascar la lèpre est aussi fréquente dans lintérieur quelle est rare sur les côtes ; malheureusement pour la facilité de la contagion on met souvent sur le compte de diverses maladies cutanées ou spécifiques, plus fréquentes encore, des lésions qui lui sont exclusivement imputables et qui contribuent dans une large mesure à lextension du fléau.
Cependant nous arrivions à la date du 14 juillet, et chez tous les vazaha et particulièrement dans notre voisinage à la Résidence générale on poussait activement les préparatifs de la célébration du centenaire de 1889 et de notre grande fête nationale.
Les Malgaches, oisifs par habitude, célèbrent avec joie toutes les fêtes des étrangers qui viennent sétablir dans lîle ; cest leur paresse innée et non une idée plus élevée qui leur fait, selon la coutume anglaise, observer strictement le repos du dimanche.
Enfin le grand jour arriva, les cris et les danses vinrent nous avertir dès la première heure que les réjouissances populaires battaient leur plein et que tout le peuple était en liesse. Le grand centre de la fête était à la Résidence générale, dans la cour de la caserne. Nos soldats dinfanterie de marine avaient établi là, au grand amusement des Malgaches, des jeux variés auxquels tout le monde prenait part avec une fraternité vraiment touchante : des borizano essayaient inutilement darriver au sommet de nombreux mâts de cocagne où des cadeaux brillants accrochés à la cime tentaient leur convoitise ; des voninahitra de grades élevés leur succédaient, mais sans plus de succès ; leurs pénibles efforts excitaient les lazzis dune foule compacte, pressée en rangs serrés autour des concurrents, et qui remplissait la cour de cris et de gaîté, en même temps que les lambas de fêtes sortis pour la circonstance jetaient sur le tout des tons clairs et bariolés du plus réjouissant aspect.
Aux terrains supérieurs, un calme plus digne était observé ; cependant les drapeaux déployés de la France et des Antimerina mêlaient leurs couleurs éclatantes sous la vive clarté dun soleil tropical. Dans la soirée, la gaîté devint encore plus expansive, et pendant que, dans les salons de la Résidence, le premier Ministre et les grands officiers du royaume, accompagnés des princesses du sang, venaient présenter leurs vux au Résident général, le peuple dans les cours répondait par des cris de joie et montrait ainsi quil prenait part à la fête. Les danses se prolongèrent fort avant dans la nuit.
Quoi quil en soit des divertissements variés que nous offrait la capitale, il fallait songer bientôt à reprendre dans quelque pays nouveau pour nous le cours de nos explorations. Létat de santé de Foucart nétait pas sans me causer de grandes inquiétudes. Sans être dangereusement malade, notre ami, toujours rongé par la fièvre, qui ne lavait pas quitté depuis son retour de Moramanga, nétait plus en état de continuer le voyage, et je dus prendre, avec beaucoup de peine, la résolution de le laisser à Tananarive aux bons soins de M. le Résident général et du docteur Baissade, médecin de la marine, pendant que je continuerais mon voyage avec Maistre, dont létat de santé était encore des plus satisfaisants.
Il nous restait trois ou quatre mois de la belle saison, croyions-nous, et cétait le temps que nous voulions employer pour visiter le nord de lîle et pousser, si possible, vers louest pour revenir ensuite à Tananarive pour la mauvaise saison des pluies.
Jai déjà exposé, dans les premiers chapitres de ce récit, combien la route de la capitale au grand port de lest présente de difficultés, combien elle est pénible, je dirai presque impraticable. Or javais entendu raconter une légende qui mentionnait un chemin direct et sûr pour se rendre de Tananarive à Tamatave ; il avait été employé, paraît-il, par Radama Ier lorsquil conduisit, en 1820, ses troupes victorieuses dans le pays des Betsimisaraka. Il nétait nullement question, dans ce récit populaire, de la route suivie, non plus que des villages traversés ; mais la voie était bonne et directe, assurait la légende.
En explorateur consciencieux, il nous restait à vérifier lexactitude de ce dire. Jétais dautant plus désireux de le faire que jen doutais davantage ; lexpérience de notre première route dAnalamazaotra mavait rendu singulièrement sceptique sur la bonté et la commodité de ce quil est convenu dappeler des routes à Madagascar ; dun autre côté, le système orographique du versant oriental de Madagascar et la constitution géologique des terrains venaient encore augmenter ma défiance.
Quoi quil en soit, le samedi 3 août, Maistre et moi, nous quittions Tananarive, nous dirigeant vers lest à la recherche de la fameuse route de Radama, ne possédant sur elle que des renseignements bien vagues. Mais nous comptions sur le hasard et sur notre bonne étoile ; nous ne devions pas être déçus.
Nos paquets sont déjà préparés depuis plusieurs jours et nos hommes porteurs de bagages et porteurs de filanzana sont avertis. Le recrutement a dailleurs été plus facile, nos connaissances antérieures nous viennent en aide largement, et, avec notre petit convoi au complet, nous sortons de bonne heure de Tananarive, toujours précédés de notre fidèle Jean Boto. Nous avons fait nos adieux à notre ami Foucart que la fièvre retient bien malgré lui et oblige à ne pas nous accompagner. Il devait bientôt rentrer en France ; létat de sa santé ne lui permettait plus, du moins pendant un temps assez long, de nous suivre dans nos excursions à travers ce pays malgache quil ne quittait quà regret. À notre arrivée à Tamatave le mois suivant, nous apprenions son départ.
En quittant Tananarive, nous suivons un chemin que jai déjà pris deux fois pour aller à lhôpital des lépreux, des boka comme on les appelle dans le pays. Nous passons ensuite à Soamanandriana. Près de ce village se trouve la fontaine de la Reine, où lon va puiser leau lustrale pour la fête du Bain, le Fandroana, le nouvel an antimerina. Cette fontaine avait été captée autrefois par les soins de M. Laborde. Les eaux, amenées par des conduites, alimentaient les parties hautes de la ville ; malheureusement les Antimerina en ont négligé lentretien, et maintenant on ne trouve plus que quelques rares vestiges de ce premier essai de travaux publics dans la province.
Nous nous arrêtons au milieu du jour à Andranosoa, où nous constatons avec peine labsence de Jean ; il nous rejoint cependant avec quelque retard ; il a suivi, après avoir dépassé Soamanandriana, le chemin des boka, au lieu de prendre à droite par le marché dAlatsinaina. En continuant notre marche, nous arrivons dans la soirée à Ambatomena.
Ambatomena est un village dune cinquantaine de maisons en terre, environnées de quelques paillotes en torchis ; elles sont toutes situées sur le sommet dune petite éminence. Nous descendons dans la maison du chef du village, Daniel Rakoto ; près de sa case sélèvent deux beaux spécimens de tombeaux antimerina. Notre hôte est un Antimerina fort intelligent, il parle couramment le français et langlais ; il est demeuré un an à Maurice, a visité la Réunion, il a même été en Angleterre et a gardé un souvenir très précis du port de Liverpool. Il vient de commander sur la côte ouest à Andakabe. Nous avons avec lui une conversation des plus intéressantes. Nous lui exposons nos projets et nous lui disons, bien entendu, que nous voulons à tout prix retrouver la route de Radama. Nous nous lions damitié ; comme toujours à Madagascar, quelques cadeaux la cimentent, et, comme conclusion, Daniel nous donne un guide pour nous conduire.
Dans létape du lendemain, nous traversons à gué le Mananara, affluent de droite du Betsiboka. Nous sommes encore ici sur le versant ouest de lîle, mais vers dix heures nous gravissons les flancs du Sompatra et nous passons à deux cents mètres environ de son sommet arrondi. Il tombe une pluie fine, un gros brouillard froid et humide nous enveloppe, mais nous descendons bientôt des rampes glissantes et nous voici maintenant dans le bassin du Mangoro. Nous venons de franchir, au Sompatra, la ligne de partage des eaux, et de passer sur le versant oriental de lîle. Au delà du hameau de Fenoarivo, à louest dAmbohidratrimo, la configuration du pays est très mouvementée ; ce sont de gros mamelons aux pentes rapides ; de profondes vallées les entourent de toute part, et devant nous, à deux kilomètres environ, se déroule sinueux le rideau sombre de la forêt. Cest la deuxième zone forestière, la plus petite, celle que nous avons traversée à Ankeramadinika en venant de Tamatave par le chemin ordinaire.
Le lundi 5 août, après avoir passé lAntaranambo, petite rivière, affluent de droite du Mangoro, nous nous engageons, comme la veille, dans un pays composé dune série indéfinie de petits mamelons séparés par de profondes vallées, mais nous éprouvons plus de difficultés dans notre route vers le nord-est, car le fond de toutes ces vallées est formé de boue noire et infecte où nous enfonçons jusquà mi-corps. Il nous faut faire des prodiges de force et dadresse pour nous tirer de ce mauvais pas. Vers midi, après avoir traversé quelques dizaines de ces tourbières, nous arrivons dans un piteux état à Vodivato, petit village adossé à louest de la première zone forestière. Le 6 août, en deux heures dune marche des plus accidentées, nous traversons le bois et entrons cette fois dans la grande vallée du Mangoro, au village de Manakana.
Dans le pays des Bezanozano il ny a pas de monuments mégalithiques ; les pierres levées ne se rencontrent que sur les confins du plateau de lAnkova, elles ne dépassent pas la rive gauche du Mangoro. Les indigènes ont ici peu de signes extérieurs de religiosité, moins quailleurs peut-être. Ils possèdent, comme les Betsimisaraka et presque tous les peuples des côtes du reste, les pieux dressés et les crânes de bufs. Ces pieux, qui portent le nom générique de tsikafara, sont des pièces de bois grossièrement équarries de deux ou trois mètres de hauteur et terminées par une ou deux pointes aiguës sur lesquelles, après avoir tué un buf, on vient planter son crâne encore sanglant. Ces pieux, plantés verticalement, dépassent rarement la hauteur que je viens dindiquer, au contraire ils sont souvent beaucoup plus petits. Les crânes de bufs ornés de leurs cornes sont tous tournés généralement vers lorient, où, daprès la croyance des peuples de lest, se trouvent toujours les ombres des ancêtres. Ces tsikafara sont élevés le plus souvent pour rappeler un vu qui a été exaucé ; ils servent encore à rappeler un événement mémorable ; ou bien, quand ils sont érigés aux alentours dun tombeau, ils rappellent la richesse du mort.
Jai décrit rapidement la physionomie des Bezanozano ; comme dans toutes les tribus de Madagascar, on ne voit que quelques individus purs de tout mélange ; il y a beaucoup de métis, surtout du côté de lest, par suite de la venue des Antimerina dans le pays ; plusieurs de ces types avec leurs cheveux en « vadrouille », leur barbe inculte, me rappelaient jusquà un certain point les faciès des Néo-Calédoniens et des Néo-Hébridais.
Nous traversons obliquement la vallée du Mangoro, puis nous arrivons au village dAmbohimanjaka. À lest de ce village, situé sur le versant oriental de la vallée du Mangoro, nous trouvons un immense marais qui constitue les sources de la rivière Ivondrona.
Des roseaux couvrent le marais, véritable lac pendant la saison des pluies, nappe boueuse pendant la saison sèche. Par places, leau plus profonde est cachée sous un tapis de verdure, émaillé des fleurs jaunes et blanches des nénuphars, au milieu desquelles viennent sébattre des milliers de canards et de sarcelles.
Dès notre entrée dans le marais, nous étions péniblement affectés par lodeur qui se dégageait de la vase et de leau verdâtre dans lesquelles nous marchions ; à ces senteurs se mêlait, sans les améliorer, lodeur musquée de nombreux crocodiles. À mesure que nous avancions, leau devenait plus profonde, et bientôt il était impossible de continuer.
Cependant, des Bezanozano étaient venus à notre rencontre ; ils consentirent, après de longs pourparlers, à nous amener deux petites pirogues. Cétait peu pour nos cinquante porteurs et tout notre matériel, aussi plusieurs voyages furent-ils nécessaires. On allait lentement au milieu des roseaux ; M. Maistre à lavant-garde activait la marche de la flottille ; pour ma part, je veillais à ce quaucun bagage ne fût abandonné.
Il nous fallut deux jours entiers pour effectuer cette traversée et arriver à Didy, misérable village bezanozano. Là nous sommes reçus par Raininosy, maître décole antimerina, qui nous avait été recommandé par Daniel Rakoto. Nous devenons vite bons amis.
X
À Didy.  La route de Radama.  Notre « Canaque ».  Coiffure des femmes bezanozano.  Départ de Didy.  Un campement dans la forêt.  Le briquet malgache.  La végétation de la forêt.  Sol et animaux.  Les dimatika.  Aperçu général de la vallée du Mangoro et de ses prolongements.  Passage de lIvondrona.  Une montée difficile.  Arrivée à Fito.  Dans les défrichements.  Culture du riz chez les Bétanimena.  Descente de lIvondrona en pirogues.  Arrivée à Tamatave.
Nous perdons à Didy la journée du 14 août à faire nos préparatifs pour traverser la grande forêt.
Jai dit que nous étions dans la saison sèche ; or depuis notre départ de Tananarive la pluie, fidèle compagne, ne nous a pas quittés, une pluie fine et persistante qui tombe drue et serrée, véritable brouillard qui nous pénètre jusquaux os et nous transit de froid. Nous avons ressenti les premiers effets de ce météore aqueux bien avant le Sompatra, maintenant il ne nous quitte plus, nous traversons des nuages et sommes encore par 1 150 mètres daltitude. Cette persistance, je devrais dire cette durée indéfinie de la saison des pluies sur le versant oriental de lîle, sexplique aisément et a pour cause la grande forêt sur laquelle une atmosphère humide plane constamment. Sur les hauts plateaux, presque partout dénudés, et sur la région de la côte ouest il sétablit deux saisons bien tranchées : lété, saison des pluies qui dure de novembre en avril au centre de lîle, de décembre en mars sur la côte ouest ; lhiver, saison sèche qui comprend les autres mois de lannée ; mais on voit sur la côte est, sur tout le littoral et en particulier dans la zone forestière lété empiéter toujours sur lhiver, qui se trouve ainsi déplacé et amoindri ; dans la forêt il pleut presque constamment, les beaux jours sont rares, ils ne se rencontrent guère que pendant les mois daoût et de septembre.
Le village de Didy est formé de deux ou trois hameaux construits sur les gros mamelons qui limitent à lest le marais ; nous sommes dans le plus important. Cest là que notre ami Raininosy nous a fait préparer une grande case, demeure princière, qui nous fait vite oublier les misérables huttes des villages précédents. Malheureusement ce palais a un grave défaut avec lequel il faut compter. À linverse des autres cases de Didy, qui sont édifiées en roseaux, en ravenala et en bambous, ce lapa est construit en torchis, sorte de construction composite, bois et terre, genre mixte adopté par beaucoup dAntimerina, lorsque, loin de leur pays, ils se bâtissent des maisons. Dans ces émigrations, il est vrai, ils adoptent presque toujours les usages et les coutumes des tribus dans lesquelles ils se trouvent, ils se les assimilent très vite, en se pliant eux-mêmes à ce nouveau genre de vie ; néanmoins il subsiste quelques-unes de leurs habitudes antérieures, quelques traces de leur industrie. Cette remarque est générale et sapplique à toute lîle. Dans le cas qui nous occupe, un détail en apparence bien minime nous fit faire cette observation. La case de lAntimerina Raininosy était faite en torchis. Sur une sorte de carcasse en bois, charpente rudimentaire de facture bezanozano, Raininosy avait fait appliquer un enduit dargile plastique qui lui rappelait, par laspect extérieur quelle donnait à lhabitation, les maisons de son pays dorigine. De plus, fidèle aux traditions, une bande de volatiles plus ou moins domestiques prenait ses ébats dans une des deux pièces de la case. Dans ce réduit, tous les genres doiseaux étaient représentés, mais les poules dominaient, comme il est de bonne règle dans toute basse-cour dun homme civilisé.
La question la plus importante pour notre voyage prochain, je veux parler de la traversée de la grande forêt, est de nous procurer un guide connaissant la fameuse route de Radama, qui, jen ai peur, doit être, depuis le temps fort long où elle a été ouverte, transformée en un bien modeste sentier. Si nous ne trouvions pas de guide dans le village, il nous serait absolument impossible de continuer. Jexpose à Raininosy mes vives préoccupations en même temps que mon désir, et mon ami se met de suite à la recherche de lhomme nécessaire. Il revient peu de temps après, avec le vieil esclave que Daniel Rakoto nous a confié à Ambatomena pour nous amener jusquici : ce pauvre vieux, le rangahy bé, comme lappellent nos hommes, le « Canaque », comme nous le désignons moins poliment Maistre et moi, à cause de son faciès et de son habitus antérieur, souffre dune cystite invétérée et na consenti quà grandpeine à accepter bénévolement ce supplément de besogne ; il ma fallu lui promettre de le débarrasser de sa longue maladie et de lui donner, par suite, de bons fanafody : un peu de thé dans de leau, à prendre quelques gouttes tous les matins, qui lui feront grand bien dans un mois au plus. À cette époque nous serons depuis longtemps arrivés au bord de la mer, et je dois avouer qualors je me soucierai fort peu de la santé de notre Canaque. Tout est bien convenu, et, la question du guide terminée à notre entière satisfaction, nous comptons partir demain 15 août et nous engager de bonne heure dans la forêt sur la route de Radama. Cet après-midi se passe à compléter nos vivres. Je fais acheter par notre commandeur Rainivoavy une assez grande quantité de riz que jai pu me procurer fort heureusement dans ce pauvre village. Nos porteurs le pilent et le vannent. Le chef ma bien assuré que javais tort de prendre ce supplément de bagages, quil savait pertinemment par son grand-père, ancien soldat de Radama, que cette route était superbe et que nous allions pouvoir la parcourir facilement ; il ajoutait dailleurs quil avait sacrifié une poule noire à notre intention et quà linspection des entrailles il avait jugé que nous ne mettrions pas plus de quatre journées de marche pour arriver à Fito, à la lisière occidentale de la forêt. Mais nous avions suffisamment dhommes pour porter les charges de riz dont javais cru prudent de me munir ; jy avais même ajouté une charge de sel et une autre de viande de buf desséchée en lanières, sorte de boucanage malgache, bien mauvais, mais dune bonne conservation. Je remercie néanmoins le chef du village de ses renseignements et de son sacrifice, en lui faisant bien remarquer que je ne doutais pas un seul instant de ses affirmations, mais quil fallait prévoir le cas où nous nous arrêterions en route, pour une cause quelconque. Je nai dailleurs jamais ou presque jamais douté de la parole dun Malgache : je ny ai jamais cru, cest plus sûr et plus simple.
Maistre et moi, nous avions résolu de voyager à pied dans la forêt : nos seize porteurs de fitacon allaient être ainsi disponibles et pourraient soulager un peu nos porteurs de bagages en même temps quils porteraient les charges de vivres. Nous avions donc six jours de provisions pour ce voyage présumé de quatre journées de marche. Tous ces préparatifs terminés, je laissai Maistre aller faire le lever topographique du marais de Didy et de ses environs, pendant que moi-même je visitais soigneusement le village pour compléter dans une large mesure mes documents sur ces populations bezanozano. Entre autres choses curieuses, je pus assister à la toilette capillaire des élégantes de Didy. Jai parlé plus haut des caractères généraux des Bezanozano ; dans cette tribu, les femmes se coiffent le plus souvent comme les femmes betsimisaraka, dont la tribu des Bezanozano dérive dailleurs. Cette coiffure, toujours assez compliquée, est constituée essentiellement par des tresses ou nattes en plus ou moins grand nombre, de 10 à 20 en moyenne ; ces tresses sont serrées à leur origine, mais libres à leur extrémité ; les cheveux sont réunis très lâchement, puis la tresse est roulée sur elle-même, lextrémité libre restant toujours en dehors, de manière à former une sorte de crêpé plus ou moins volumineux. La surface du cuir chevelu est divisée, pour former ces tresses, en un certain nombre de quadrilatères plus ou moins réguliers, partagés en deux séries dégal nombre de chaque côté dune raie médiane. On conçoit que pour édifier une pareille coiffure un temps considérable soit nécessaire. Aussi les femmes de ces tribus de lest se font-elles coiffer fort peu souvent, une fois par lune environ, et lon devine aisément, sans que jinsiste, les inconvénients dun tel système, surtout quand chaque crêpé est recouvert, comme dans les tribus du sud et de louest, et cela pour lempêcher de se déformer, dune couche de graisse de buf de 1 centimètre dépaisseur. Au bout dune semaine de coiffure un odorat des moins exercés avertit de fort loin de lapproche des femmes ainsi parfumées.
Pour ces coiffures à crêpés, à boules cotonneuses, une aide est toujours nécessaire ; ce sont de vieilles matrones expertes qui se chargent le plus volontiers de ce soin. On peut trouver à Madagascar, on voit même souvent, des peignes en bois, en corne ou en métal, et le voyageur qui va de Tamatave à Tananarive remarque toujours que cet instrument de propreté fait partie du nécessaire de voyage de ses borizano. On pourrait en conclure prématurément que le peigne est pour le Malgache, homme ou femme, porteur le plus souvent dune coiffure très compliquée, un objet indispensable et nécessaire. Il nen est rien : depuis des siècles les Malgaches portent cette coiffure avec des variantes suivant la mode du jour, mais ils ne se servent jamais de peignes. Cest seulement depuis que les Antimerina hommes et leurs esclaves ont adopté la mode de se couper les cheveux courts quils emploient des peignes de fabrication indigène, faits sur des modèles européens. Les femmes Antimerina, grâce à leurs cheveux lisses et épais, ont pu également suivre cette nouvelle mode. Mais, pour toutes les autres peuplades de lîle, hommes et femmes, cest-à-dire pour limmense majorité des Malgaches qui ont conservé la mode des chevelures longues aux coiffures compliquées, lusage du peigne est inconnu.
Le jeudi 15 août, nous sortons du village de Didy à 7 heures. Précédé de notre Canaque, je marchais en avant pendant que Maistre, poussant les retardataires, formait larrière-garde. Nous suivons un sentier mal frayé dans des buissons épineux de Cæsalpinia sappan. Bientôt nous descendons et arrivons au bord dun petit marécage, bourbier fangeux dune vingtaine de mètres de large, qui nous sépare de la forêt, dont le rideau vert se dresse devant nous. Dans le lointain, émergeant dune brume épaisse, apparaissent les hauts sommets boisés des monts Ambohitrakoholahy. Ils nous indiquent la direction à suivre, et nous devons les franchir pour arriver dans le bassin de lIvondrona, dont nous suivrons ensuite le cours jusquà locéan. Derrière nous, à droite et à gauche du monticule de Didy, sétend la vaste plaine du Mangoro, qui se relève bien loin dans lest pour former la deuxième chaîne de montagnes que nous avons franchies il y a quelques jours au col du Sompatra. Je dis adieu à ces vastes horizons que nous allons être de longs jours sans revoir ; je connais les marches dans les forêts tropicales et je me défie beaucoup de la célèbre route de Radama. Cependant tout le convoi a franchi la fondrière, nous en sortons teints en rouge, nos vêtements mouillés sont agglutinés par cette argile visqueuse et fétide, mais ce nest quun mauvais pas et nous espérons bien être plus favorisés pendant le reste de la journée.
À lest du marais nous marchons encore quelques minutes dans les sappans épineux, puis la brousse cesse et les arbres commencent à surgir autour de nous ; mais toujours pas de route, pas même un chemin malgache. Le Canaque sarrête décontenancé, il me dit que depuis longtemps les buissons et les grandes herbes ont poussé et que cette végétation intempestive et surtout les grandes eaux de la saison des pluies ont détruit dans cet endroit les derniers vestiges de la route ; il ne sait plus la retrouver, il est perdu. Je renvoie notre mauvais guide à Didy, sans lui faire trop de reproches, mais en lui disant de revenir avec Raininosy, qui saura bien, je lespère, nous tirer dembarras. Le Canaque a toujours de la bonne volonté ; il se replonge à nouveau dans la boue pour émerger à quelques pas plus loin plus rouge que jamais ; nous le perdons bientôt de vue dans la brume. Après deux heures dattente sous la pluie, nous voyons enfin arriver Raininosy et le Canaque, accompagnés de deux Bezanozano à mines patibulaires. Raininosy nous présente ses compagnons : ce sont deux voleurs de bufs qui ont souvent fait le trajet de la côte à Didy en ramenant du bétail quils allaient dérober aux betsimisaraka de la côte ; ils veulent bien nous conduire jusquà Fito, à la condition que Raininosy les accompagne ; ils ont peur que leurs mauvais antécédents, qui nous ont été dévoilés, ne nous poussent à les livrer aux autorités. Je calme leurs appréhensions par mille bonnes raisons, dont la première est suffisante : il ny a pas dautorités dans ces parages. Le marché est conclu, je les couvrirai de piastres à Fito et jachèterai à Raininosy, lorsque nous arriverons à Tamatave, un beau revolver nickelé.
Nous sommes engagés dans la forêt dans un mauvais sentier : cest un lalana omby, « chemin des bufs », disent mes porteurs ; ils le trouvent détestable. Les faux pas, les chutes, sont nombreux ; on glisse sur les feuilles mortes et lon tombe sur des vakoas, ou dans des bouquets daloès aux épines acérées. Chaque chute nécessitant un arrêt, nous faisons très peu de chemin, nous navançons que bien lentement.
Vers une heure et demie nous arrivons au terme de notre étape pour camper. Nous avons choisi, à proximité dun petit ruisseau, un terrain relativement plat où nous allons nous établir, dîner et passer la nuit. Après avoir débarrassé le sol de la brousse et des feuilles mortes, nous tendons une corde entre deux arbres sur laquelle nous jetons nos couvertures de voyage, dont les coins maintenus par des cordelettes sont tendus au loin avec une inclinaison convenable. Le toit est fait, et cest le principal ; nos bagages sont mis en dessous, posés sur des branches. Nous nous étendrons dessus et nous y jouirons, je pense, dun repos bien gagné. Les hommes se construisent des abris de branchages et allument de grands feux pour essayer de nous sécher, car la pluie tombe toujours ; pendant la nuit, le brouillard cesse un peu, mais cest une faible compensation, car il nous faut lutter sans relâche avec une foule danimalcules qui menacent de nous envahir : des scorpions, des araignées, des scolopendres, dénormes iules, des fourmis, des termites, toute une faune entomologique des plus variées.
La plus grande difficulté que nous ayons rencontrée dans notre installation du campement a été sans contredit lallumage de notre feu. Cette opération, qui semble facile à première vue, est cependant assez compliquée lorsquon se trouve dans une forêt malgache et que lon est dans un état hygrométrique aussi déplorable que le nôtre ; il va sans dire que nos bagages, quoique soigneusement emballés, se trouvaient dans daussi mauvaises conditions ; aussi nos allumettes, quoique étrangères, résistaient énergiquement à nos tentatives réitérées. Il nous fallut nous livrer à un travail préparatoire qui me rappelait assez les moyens primitifs employés par certaines peuplades sauvages ; heureusement nos hommes vinrent à notre secours, et, grâce à eux, nous vîmes, non pas flamber, mais fumer piteusement nos bûchers ruisselant sous la pluie.
Vendredi 16 août.  Létape daujourdhui est aussi pénible que celle dhier. Nous avons la pluie toute la journée, et vers midi, pendant la halte, nous sommes obligés de nous tenir debout pour prendre notre repas : impossible de nous asseoir sur largile détrempée. Dans laprès-midi, continuant notre marche, nous suivons toujours ce mauvais sentier, tantôt montant, tantôt descendant de petites collines ou mamelons aux versants peu rapides. Daprès nos indications barométriques, nous ne nous sommes pas élevés dune façon sensible. Depuis notre départ de Didy, nous sommes toujours en pleine forêt ; les éclaircies sont très rares, il fait sombre, les arbres sont rapprochés, et leur feuillage élevé, qui laisse à peine tamiser la lumière, entretient autour de nous une atmosphère viciée. On respire mal sous ces frondaisons élevées. Latmosphère chaude est saturée dhumidité. À nos pieds, des feuilles et des branchages tombés dans les saisons dernières forment une couche épaisse de terreau doù se dégagent des miasmes putrides. Sous ces hautes futaies il y a peu de taillis. En revanche, nous voyons à nos côtés se développer dans toute leur splendeur mille variétés de palmiers nains et une quantité plus considérable encore de fougères arborescentes. À la croisée des branches de grands arbres, dans les anfractuosités des vieux troncs, partout enfin où un peu de mousse ou de débris organiques a pu saccumuler, des orchidées, aux variétés innombrables, ont pris naissance. Nous faisons bien de louables efforts pour en collectionner les plus beaux échantillons, mais notre pauvre herbier est dans un état lamentable, et lorsque nous ouvrons les cartables, le papier gris et spongieux dont il est formé nest plus quune bouillie. Décidément la nature est la plus forte, et la science ne prévaudra jamais contre elle. Je remarque encore dans cette forêt ce que javais déjà observé dans mes précédents voyages : cest le silence profond que lon constate autour de soi ; nul bruit ne vient troubler ces solitudes, pas un oiseau, et les lémuriens que lon entend quelquefois dans le lointain ne peuvent sapercevoir que rarement. À nos pieds, presque pas dinsectes. Aussi, pour enrichir ma collection, je me résignerai à y consacrer mes heures dinsomnie. Cest dans son lit, en effet, et autour de sa bougie, que le voyageur dans de telles régions peut faire la plus belle récolte.
Il est assez difficile de déterminer la nature du sol qui sétend autour de nous ; autant que jen puis juger par les accidents de terrain et par la tranchée sinueuse qui forment presque partout le sentier que nous suivons, nous sommes toujours sur largile rouge. Elle est coupée cependant, çà et là, de veines blanchâtres ou jaunâtres qui augmentent vers la fin du jour, et qui nous annoncent déjà les couches de roches micaschisteuses que nous allons trouver dans les étapes suivantes. Japerçois cependant de distance en distance un gros bloc de gneiss, et, dans le fond des vallées et surtout dans le lit des ruisseaux que nous traversons, des fragments de quartz adhérents ; les ruisseaux, dont les eaux torrentueuses charrient des sables blancs, des matières terreuses et des détritus végétaux, chassent très peu de cailloux roulés, dont la nature ne pourrait dailleurs me donner que de très vagues indications. Ces cours deau ont presque toujours un lit encaissé entre deux parois argileuses. Ils coulent profondément au fond de cette tranchée que la violence de leurs eaux a creusée, et continuent à miner les berges, maintenus pendant un certain temps par les racines des arbres voisins ; mais il se produit forcément quelquefois des éboulements qui, arrêtant le cours des eaux, forment parfois dans une déclivité du terrain un étang, une nappe deau tranquille où se développe une véritable végétation lacustre ; il nous faut contourner ces amas deau. Le passage des ruisseaux est toujours difficile, surtout quand ils coulent entre deux parois abruptes et profondes. Vers 3 heures, nous trouvons, coulant de droite à gauche, une petite rivière affluent de lIvondrona, cest le Sarantanga, que nous traversons avec beaucoup de difficultés. Nous ne pouvons même mener à bien cette entreprise que grâce à une chaussée de basalte que je découvre à quelque cent mètres en amont et qui avait jusquà un certain point empêché lérosion des terres. Nous nous arrêtons quelques minutes après sur les bords de cette rivière pour y camper et y passer la nuit. La pluie na pas cessé un seul instant et le brouillard semble encore plus opaque. Nous sommes à 890 mètres daltitude.
Létape de ce matin a été moins pénible que celles des jours précédents. Nous descendons sensiblement, et le sol argileux est recouvert en maints endroits de sable blanc mélangé de paillettes de mica. Toujours cette maudite pluie.
Les sangsues pullulent dans les forêts de lest. Cette nuit, je passe de longues heures avec Maistre à faire une chasse en règle à ces hirudinées ; nos hommes ont fait comme nous bien avant dans la nuit ; le Canaque obtient un vrai succès par un remède de son invention : il chique énormément et, crachant dans ses mains, il se frotte énergiquement les mollets, qui deviennent après cette onction, paraît-il, fady (tabou) pour les dimatika. Je dois reconnaître que le remède de notre Canaque a du bon, quoique désagréable à employer. Je le félicite surtout lorsquil ajoute que, dans ses nombreux voyages sur cette route, il avait remarqué que, lorsque plus de cinquante sangsues vous avaient piqué chaque mollet, on navait pas mal à la tête. À quelque chose malheur est bon !
Samedi 17 août.  Nous nous mettons en route à laube, et trois heures après nous arrivons en un lieu dit Tolongainy, du nom dune petite rivière que nous devons traverser à quelques centaines de mètres dans lest. Cet endroit se trouve dans une clairière de 1 hectare environ, qui nous semble un site merveilleux : enfin nous pouvons voir à cent mètres devant nous, ce qui ne nous était pas arrivé depuis Didy. Il y a ici deux ou trois petites cases assez bien construites. Elles servent aux voyageurs et surtout aux voleurs de bufs qui fréquentent ces régions ; elles ont été construites par ces hommes, lorsque, traqués à Fito et à Didy, ils ont dû chercher un refuge dans la grande forêt ; cétait ici leur campement favori ; ils y ont construit des cases et défriché une certaine étendue de terrain pour nourrir les bufs. Nous restons deux jours à Tolongainy, et nous les mettons à profit pour faire un peu dordre dans nos bagages. Pour comble de bonheur, le soleil perce les nuages et se montre quelques heures vers le milieu du jour ; je salue sa venue par quelques observations astronomiques dont javais grand besoin depuis une semaine. Nous avons fait très peu de chemin depuis le Mangoro ; et, dans la forêt, grâce à tous les obstacles que nous rencontrons à chaque instant, nous ne faisons pas plus de 3 kilomètres à lheure.
Le lundi 19 août, secs et dispos, nous quittons ce lieu de délices et nous poursuivons notre route. Après une heure de marche, nous rencontrons et nous traversons le ruisseau Tolongainy, qui donne son nom au campement que nous venons de quitter ; cest un affluent de gauche de lIvondrona. À 9 heures, après une raide montée, nous sommes par une altitude de 850 mètres au sommet du mont Ambohotsililika. De lautre côté, nous arrivons à lIvondrona, que nous suivons sur sa rive gauche ; nous sommes près du gué, ou mieux près de lendroit choisi, car ce nest pas un gué, où nous devons passer la rivière pour côtoyer sa rive droite. En ce point la rivière lIvondrona a une direction de louest-nord-ouest à lest-sud-est. Sa largeur est denviron 150 mètres et sa profondeur maxima est de 1 m. 30.
Mais revenons à notre camp ou plutôt sur la berge de lIvondrona, où mes porteurs assis, groupés les uns à côté des autres, regardaient philosophiquement le fleuve dont les eaux bouillonnaient à leurs pieds. Tout le monde se demandait anxieusement comment nous pourrions le franchir. À la nage, il ny fallait pas songer à cause de nos bagages ; construire des radeaux, en coupant du bois léger et en le réunissant en gros paquets, ce moyen était évidemment pratique, mais il avait un grave défaut : celui de demander trop de temps. Je résolus alors demployer un système, qui ne mest pas particulier sans doute, mais que jemploie toujours en pareil cas. Je veux parler dune corde tendue entre les deux rives. Elle forme un guide sûr, un appui contre la violence du courant, et grâce à elle nous arrivons heureusement sur lautre bord.
Deux heures après avoir repris notre marche, nous traversons encore une petite rivière, affluent de droite de lIvondrona, lAmbatsarana. À 4 heures nous choisissons une clairière pour y passer la nuit.
Le lundi 19, le sentier que nous suivons a, je crois, atteint son maximum de difficultés, et je doute quen aucun pays du monde un chemin aussi mauvais puisse se présenter. Je crois que des difficultés plus grandes dépasseraient les forces humaines. Nous nous élevons à de grandes hauteurs pour redescendre immédiatement dans de profondes vallées. Les hommes pesamment chargés ne peuvent monter avec leurs paquets, ils sont obligés de se hisser les uns après les autres en saccrochant péniblement aux racines des arbres, qui nous permettent seules de monter et de descendre ; les paquets sont attachés à des cordes, et remontés sur largile glissante ou descendus avec précaution au fond des ravins. Nous passons dans la matinée de cette journée le ruisseau de Sahavelona ; à midi nous avons constaté avec désespoir à notre déjeuner que nous mangions notre dernière provision de riz : nous sommes encore loin de Fito et nous navons plus de vivres. Nous campons le soir non loin dun pic qui a nom le Marianany. Il est, paraît-il, défendu de parler à haute voix près de ce sommet, sous peine de voir immédiatement un vent violent vous assaillir. Je dois avouer que je ne respecte pas cette consigne, car je désire vivement la tempête, je voudrais non moins vivement voir une forte brise dissiper la pluie et la brume qui nous environnent depuis notre départ de Tananarive. Mais jai beau parler à haute voix, chanter même, la petite pluie tombe de plus belle : cela ne métonne que médiocrement, les dictons de notre vieille France sont plus vrais que les fady de ce pays de sauvages. Le soir nous dînons par cur, près de la chute de lAsivoro.
Le mardi 20, nous continuons notre route, mais cette fois dans un sentier moins glissant. Nous nous arrêtons vers le milieu du jour sur les bords de lAsivoro. Je suis assez heureux pour tuer quelques maki, ces lémuriens qui remplacent les singes à Madagascar, et une demi-douzaine de perroquets noirs ; mes hommes ajoutent à ce menu des insectes variés et des racines charnues quils prétendaient comestibles. Mais ce régime alimentaire ne nous a laissé que de désagréables impressions. Enfin dans laprès-midi le sentier semble plus fréquenté, nous pouvons fournir une marche plus rapide, et dans la soirée nous arrivons à Fito.
Fito est un misérable village bétaniména, à 370 mètres daltitude ; il ne compte pas plus de vingt cases. Ses malheureux habitants appartiennent à la famille bétaniména, qui nest quune division des Betsimisaraka.
Quatre jours de marche nous mènent au village de Saranasy. Nous trouvons des pirogues qui vont nous conduire à Mahasoa, en descendant le cours de lIvondrona et du Sahatsara, son affluent de droite qui coule au pied du village de Saranasy. Nos misères sont finies. En deux heures nous sommes au confluent du Sahatsara et de lIvondrona, qui a en cet endroit 90 mètres de large. Nous descendons rapidement le cours du fleuve ; ses rives sont bien cultivées : on voit que nous approchons de Tamatave et des établissements européens. En aval du confluent de Fahandrano, nous apercevons la propriété de M. Charles ; plus bas, sur la rive gauche, au-dessous du petit village dAmbatomanohy, cest la sucrerie de M. Dupuy. Enfin, vers 4 heures et demie, nous débarquons à Mahasoa. Nous retrouvons là une route déjà parcourue de Tamatave à Tananarive, et avant la nuit nous faisons, joyeux et dispos, notre entrée dans la cour de lhôtel de lEurope.
XI
Une semaine à Tamatave.  Préparatifs pour la route du nord.  Ampanalava.  Sur le bord de la mer.  Incubation de la fièvre de Madagascar.  Les lagunes et leau saumâtre.  Ifontsy.  Foule-Pointe.  Le jeu du katra.  Tombeau betsimisaraka.  Cimetière provisoire.  Les religions des Malgaches.  Fénoarivo.  Le tatouage à Madagascar.  Les serpents.  Comment les Malgaches obtiennent leur teinture.  Colonel et capitaine.  Les chemins de la corniche.  Ivongo.  Musique du gouverneur.  La pointe à Larrée.  Le port de Tintingue.  Les légendes du babakoto daprès les Betsimisaraka et daprès les Antimerina.  Au cap Bellones.
Nous séjournons une semaine à Tamatave, temps que nous mettons à profit pour nous remettre tout dabord de nos fatigues passées et surtout pour achever les préparatifs nécessaires à notre voyage vers le nord à la baie dAntongil.
Jai été frappé des progrès accomplis depuis notre arrivée au mois de mars dernier, tant dans les constructions que dans le mouvement commercial général. Le principal port de la côte sest développé dans de grandes proportions ; je suis heureux de le constater et de voir ainsi que la colonisation française à Madagascar fait toujours des progrès, lents à la vérité, mais continus.
Le lundi 2 septembre, nous partons pour la route du nord. À midi nous dépassons le fort antimerina, et nous rapprochons de la mer, dont nous suivons le rivage en marchant vers le nord. Cette fois jaugure mieux du voyage : le soleil est radieux et la chaleur étouffante, cest vrai, mais enfin cela vaut mieux que la pluie qui ne nous a pas quittés sur la route de Radama, de Tananarive à Tamatave, pendant vingt-deux jours consécutifs. Une heure après notre départ, nous traversons le gros village dAmpanala.
Nous poursuivons notre route sur une bande sablonneuse qui sétend entre locéan à droite, et une lagune à gauche, dune centaine de mètres de large. Après une demi-heure de marche dans le sable, nous sommes arrêtés brusquement par un chenal qui fait communiquer la lagune avec locéan. Ce chenal, où existe un fort courant, est lembouchure de lIvonohina, que nous passons en pirogues, assez rapidement. Deux heures après, nous arrivons, après une deuxième traversée de la lagune, au village de Vohidrotra, qui nous offre un gîte convenable.
Le lendemain 3 septembre, nous marchons dans des taillis. On en trouve, du reste, depuis Tamatave et fort loin dans le nord, paraît-il ; en un mot, tout le long de la côte que nous devons suivre, on marche dans ces taillis. En somme la végétation, quoique plus fournie, est absolument comparable à celles que jai décrites de Tamatave à Andevoranto. La disposition du pays est à peu près toujours la même : au bord de la mer, cest une plage de sable plus ou moins large, 100 mètres en moyenne, recouverte parfois dune poussière noire avec çà et là des pierres ponces et des scories légères dorigine volcanique. Au loin à notre gauche, dans louest, se montrent les derniers contreforts de la chaîne côtière, couronnés de leurs forêts touffues ; en deçà, les petits mamelons avec leurs défrichements ; tout près de nous, la lagune ; enfin la bande de sable sur laquelle le chemin est tracé au milieu des arbres rabougris du rivage.
Pendant la première partie de notre étape nous marchons sur une langue de sable entre une lagune et la mer, puis nous traversons la petite rivière de Rangazova ; une demi-heure après, nous passons au hameau de Bétafo. Nous traversons ensuite un bras de la lagune, qui forme en cet endroit une île sur laquelle est construite le village dIfontsy. Cette agglomération, que lon appelle aussi Nosi-Be, est importante ; cest là que nous faisons halte.
En quittant Ifontsy nous traversons la lagune en allant du côté de lintérieur et nous trouvons dans les grands bois un petit village de 10 cases, Fasendia. Au nord le pays devient marécageux, la route est difficile jusquau village dAnkadirano, où nous retrouvons une lagune jusquà Antetezana ; nous nous arrêtons dans ce village pour y passer la nuit. Le lendemain, après une marche de quelques heures dans une contrée absolument analogue, nous arrivons à Foule-Pointe, en antimerina Marofotatra.
Nous sommes là dans un très gros village qui a eu son heure de célébrité, qui est encore maintenant un des centres commerciaux importants de la côte est. Cette ville comprend environ 200 cases, presque toutes isolées les unes des autres et placées au milieu dun enclos palissadé ; ces clôtures appelées par les créoles « entourages », limitent aussi quelques champs. Ils sont fréquents en pays betsimisaraka, à Sainte-Marie et à Nosi-Be, et lusage tend à se généraliser de plus en plus, à mesure que les créoles de Maurice et de la Réunion viennent en plus grand nombre sétablir dans le pays. Il y a autour du village une très belle végétation, il y a surtout de beaux manguiers au port majestueux, qui sont célèbres dans la contrée. À côté deux, les cocotiers élancés, arbre rare à Madagascar, car on nen rencontre que quelques-uns sur les côtes au-dessus du vingtième parallèle, tous plantés et cultivés ; des citronniers, des orangers, des bananiers en grand nombre. À noter encore, dans les environs de Foule-Pointe, une grande propriété autrefois florissante de la princesse Juliette ; cette propriété est maintenant abandonnée. Le fort de Foule-Pointe nest quune rade foraine analogue à celle de Tamatave, limitée du côté du large par une ceinture de brisants qui laissent entre eux une passe dun accès difficile. La tenue est mauvaise, il ny a pas dabri. Un petit voilier qui va assez régulièrement de Fénérive à Tamatave y touche quelquefois ; des vapeurs même y viennent chercher des bufs ; enfin on trouve dans la ville quelques créoles qui sont des représentants de grandes maisons de Tamatave. Le commerce principal avec les indigènes consiste en vente de rhum, toile et indienne, marmites, etc., et en achats de cuirs, rabanes, rofia, caoutchouc et cire.
Cest dans les environs de Foule-Pointe que je pus voir de près et bien examiner pour la première fois un tombeau betsimisaraka. Il se compose, comme chez les Antimerina, dun tumulus de terre qui affecte la forme dune pyramide tronquée à base rectangulaire (2 mètres de long, 1 mètre de large, 60 centimètres de haut) ; mais, au lieu denfermer ce tumulus de terre, qui surmonte le tombeau, dans un mur de pierres sèches et de le recouvrir de larges dalles de granit, à la façon des Antimerina, qui trouvent sur leurs hauts plateaux et à profusion ces pierres dont ils ont besoin pour lentourage et lornementation des tombeaux, les Betsimisaraka, eux, nemploient pour cet usage que le bois, et cela se conçoit aisément, car ils ont peu de pierres dans leur pays couvert de grandes forêts. Ils cachent donc le tumulus sous des planches mal équarries, et lentourent  trait caractéristique du tombeau betsimisaraka  dune clôture en pieux plus ou moins gros, mais se touchant les uns les autres et hauts denviron 1 m. 50 au-dessus du sol.
Vendredi 6 septembre.  Ne pouvant séjourner plus longtemps à Foule-Pointe, nous prenons nos hommes de filanzana comme porteurs de bagages et nous nous mettons en route. Nous nous enfonçons tout dabord dans louest à 2 kilomètres environ, pour aller reconnaître la batterie antimerina et le village de Mahavélona.
Nous dépassons bientôt le village de Marifarihy. Là nous avons, à gauche, des marais qui sétendent très loin vers louest, à droite le taillis et la lagune, plus à droite encore, à 2 kilomètres environ, locéan. Continuant notre route, nous arrivons aux embouchures confluentes de lOnibe et du Manamako. La lagune en cet endroit a environ 400 mètres de large. Nous la traversons en pirogues sans incidents et nous nous rapprochons du bord de la mer. Enfin, entre la lagune et la mer, nous nous arrêtons au village dAmbatovato. Il y a dans les environs de ce village des roches éruptives, dont je ramasse de beaux échantillons. Reprenant ensuite notre route, nous traversons un taillis épais formé presque entièrement de ravinala et de grands roseaux. Nous rencontrons encore des marais avant de traverser la rivière de Farifara et le petit village de Mahasoa qui est situé sur sa rive gauche au bord de la mer. Là nous quittons le taillis et suivons le rivage, où nous trouvons un autre petit village, Ambatomalana, et enfin nous arrivons avant la nuit au village de Mahambo, où M. Courau, un de nos compatriotes, nous offre fort gracieusement lhospitalité.
M. Courau est un vieux colon de Madagascar, qui a ici dimportantes concessions de forêts et qui a réussi du reste à les exploiter dans de bonnes conditions. Quil me soit permis de le remercier de laccueil bienveillant quil nous a fait. Mahambo est un gros village de plus de deux cents cases, et forme une agglomération encore plus importante que celle de Foule-Pointe. Presque toutes les maisons sont alignées sur deux rangs et forment une grande avenue nord-ouest sud-est. Les cases sont assez belles, il y a beaucoup de petits commerçants indigènes, qui vendent principalement du rhum, du betsabetsa, des cotonnades et des indiennes, de la quincaillerie et de la verroterie. Lélément blanc est représenté par M. Courau et ses deux employés, MM. Lecomte et Rey, un créole de Maurice et M. Bouhis. M. Bouhis est un ancien quartier-maître de la marine qui na pas voulu rentrer en France et qui sest fixé à Mahambo depuis quelque trente ans.
Nous passons le samedi 7 septembre à Mahambo, et nous mettons la journée à profit pour visiter les environs.
Lundi 9 septembre.  Nous nous décidons enfin à quitter Mahambo et à continuer notre route vers le nord. Une petite étape doit nous mener à notre premier arrêt, à Fénérive. En effet, en quatre heures de marche nous y arrivons, après avoir longé, presque tout le temps, le bord de la mer. La ville de Fénérive ou Fénoarivo est lagglomération la plus importante que nous ayons vue depuis Tamatave.
Nous sommes logés chez le capitaine des douanes antimerina, où nous sommes fort bien ; puis nous allons voir le commandant du fort antimerina, Vohimasina, qui est en même temps gouverneur de la province. Il nous reçoit aimablement, et nous fait présenter les cadeaux dusage : du riz, des poules et des légumes, ce qui me fait le plus sensible plaisir. Il nous donne aussi une lettre de recommandation pour son collègue de Soamianina (Ivongo), et envoie un courrier sur notre route, pour nous faire préparer des gîtes dans les villages que nous devons traverser, et des pirogues sur les cours deau et les lagunes que nous aurons à franchir. Cette dernière attention nous facilitera singulièrement notre voyage, aussi je len remercie chaleureusement. Je retrouve à Fénoarivo, dans cette population betsimisaraka, ce que javais déjà rencontré dans différents villages antimerina, des tatouages, assez rares il est vrai, mais que lon peut voir encore chez certains individus et principalement chez les femmes.
Le tatouage nest pas fréquent chez les Malgaches, il létait plus autrefois ; cette pratique a été évidemment apportée, chez les anciens habitants, par des esclaves amenés de la côte dAfrique. Ces tatouages exceptionnels se font généralement sur les avant-bras ou sur le front, et affectent le plus souvent la forme de trois V majuscules, emboîtés les uns dans les autres et desquels on aurait effacé langle aigu. Quelquefois, mais beaucoup plus rarement, ils représentent des dessins compliqués. En somme, les tatouages ne sont guère plus fréquents chez les Malgaches que chez les Européens. Les Betsimisaraka emploient pour se tatouer une manière de procéder analogue : ils exécutent les dessins désirés par des piqûres daiguilles faites profondément dans le derme, puis frottent vigoureusement la plaie encore saignante avec une matière noire tirée des feuilles dun arbrisseau nommé kalamaka, et mélangée avec du charbon de bois.
Nous quittons Fénoarivo le mardi 10 septembre, et nous marchons au sortir du village dans une grande plaine inondée, nous frayant péniblement un passage à travers des roseaux élevés et serrés. Puis nous rejoignons le bord de la mer, où nous traversons la petite rivière dAntendro. Après cette rivière, de petites falaises dargile ont remplacé les levées sablonneuses ; elles sont supportées par des assises friables, des roches micaschisteuses décomposées. Vers 10 heures, nous nous arrêtons au village de Tampolo. Dans laprès-midi, continuant notre route, nous passons, près de son embouchure, la rivière de Manangoro, le grand déversoir du lac Alaotra, puis, après une heureuse traversée, nous nous arrêtons pour coucher au village dAmbignagny, qui compte une douzaine de cases.
Le lendemain, nous faisons route dans de grands taillis, puis nous marchons ensuite sur une digue sablonneuse couverte de fîlao, qui sépare une grande lagune de locéan. Après avoir franchi un petit ruisseau, nous dépassons le Manarampotsy ; plus loin nous traversons le hameau dAmbazaha, au nord duquel nous passons la petite rivière de Marokanga, sur les bords de laquelle je tue un gros serpent qui, caché au fond de notre pirogue, avait fait la traversée avec nous. Il ornera ma collection zoologique, mais jai beaucoup de peine à le donner comme supplément de charge à lun de mes porteurs.
À Madagascar, le serpent est un animal absolument inoffensif. Jen ai pris beaucoup dans toutes les contrées, je me suis même assuré par des expériences, sur des poulets et des pigeons, de linnocuité de leurs morsures. Ces reptiles sont assez nombreux dans lîle ; ils sont souvent très gros, mais peu longs ; en général, on en voit dans les cases, et jen ai surpris plusieurs fois sur mon lit, enroulés dans ma couverture de voyage. Malgré leur caractère inoffensif, je leur fais, toutes les fois que je le peux, un mauvais parti ; leur vue mest toujours désagréable, et je leur ai voué, ainsi quaux caïmans, une haine à mort, après les tribulations que mont causées ces animaux dans mes précédents voyages dans lAmérique équatoriale. Mes porteurs étaient loin de partager ma répulsion. Pour le Malgache, en effet, dans presque toutes les tribus, le serpent est, sinon un objet de vénération, du moins un animal qui mérite quelque pitié. Certaines tribus du sud, et en particulier les Betsileo, croient que cest dans un serpent que les esprits de leurs défunts, les lolo tant redoutés, vont se loger après la complète putréfaction du corps quils occupaient auparavant.
Nous arrivons ensuite au village de Manansatrana, où nous faisons halte. Il a pour industrie principale la confection des rabanes à plusieurs teintes, si communes sur la côte est. On en fait dailleurs dans tous les villages que nous avons traversés depuis Tamatave, mais cest ici que je vois les métiers les mieux construits et le personnel le plus nombreux.
En quittant Manansatrana nous passons de suite la rivière du même nom qui coule au nord du village, et une heure après nous traversons le hameau de Fatadrano, où nous devons descendre chez le capitaine de la douane, qui tient absolument à nous avoir quelques instants : « Je serai très heureux de vous avoir, venez prendre quelque chose dans ma case, cela me fera grand plaisir : les passants sont si rares sur cette route ! » Nous ne pouvons quaccepter cette gracieuse invitation, appuyée par une observation si juste.
Après une halte un peu prolongée, nous reprenons notre chemin dans les taillis du bord de la mer. Depuis ce matin nous voyons loin, dans louest, émerger de locéan Indien les côtes basses de Sainte-Marie. Nous traversons, près dune lagune dans laquelle elle se jette, la petite rivière de Manankatafana, puis nous arrivons au village du même nom, où nous allons coucher.
Le lendemain, jeudi 12 septembre, nous navons à faire quune petite étape pour atteindre Ivongo ou Soamianina, mais le chemin est mauvais. Nous ne pouvons nous enfoncer vers lintérieur dans des taillis impénétrables. Il y a là des fourrés de plantes épineuses et de bambous, et il nous faut, bon gré mal gré, suivre le rivage de la mer, mais nous y rencontrons souvent des rochers, sur lesquels le flot vient se briser. Nous devons sauter de lun à lautre au milieu de lécume blanche de la lame. Vers 8 heures les taillis deviennent moins épais ; nous y entrons, mais cest pour peu de temps : une lagune et un marais nous obligent encore à suivre la plage. Heureusement la mer est maintenant basse. Ses flots se sont retirés, et, tout en sautant de rocher en rocher, nous pouvons çà et là profiter dun petit îlot sablonneux quelle laisse à découvert. À 10 heures, nous nous heurtons à une grosse difficulté : cest un immense rocher surplombant la mer, qui, à cet endroit, est fort profonde ; il est dominé lui-même par une autre roche inclinée en avant, et il ny a pour tout passage, entre les deux quune toute petite corniche, que je mesure en explorateur consciencieux : elle a 17 centimètres de large. Le passage est fort difficile et périlleux, Maistre et quelques porteurs lont déjà franchi, lorsque, en cherchant bien, nous trouvons par la forêt, contournant les éboulis, une piste frayée et préférable cent fois à ce que jappelle la « route de la corniche ». Je précède dans le sentier le reste de ma caravane. Puis, continuant sur la plage, nous arrivons à midi à Ivongo.
Ivongo est un village betsimisaraka. Le fort antimerina que la tribu conquérante a bâti à côté sappelle plus communément Soamianina. Ivongo est situé à 500 mètres de la plage, sur un sol sablonneux ; on y cultive de beaux cocotiers. La plupart des maisons sont neuves. Un incendie tout récent y a détruit beaucoup de cases, le fort antimerina et la maison du gouverneur.
Le commandant, à qui jai fait envoyer avec nos salutations les lettres du gouverneur de Tamatave et de Fénoarivo, nous a fait préparer la maison du chef du village, où nous trouvons, luxe rare à Madagascar, des chaises, une table et un plancher ; de plus, le commandant nous attend à 4 heures : il sera heureux de nous voir.
À lheure dite, nous nous rendons au rova ; ce nest pas une batterie circulaire en terre ou en béton, comme à Tamatave, à Foule-Pointe, à Mahambo ou à Fénérive, mais une double enceinte de pieux, et à lintérieur des cases, des officiers groupés autour de la grande maison que le gouverneur vient de faire construire récemment. Un aide de camp, qui était venu nous chercher, nous introduit ; le gouverneur nous attendait dans une case de réception, entouré de tous ses officiers. Il est vêtu dune tunique avec broderie dor, et dun pantalon à larges bandes dargent ; un chapeau à haute forme couvre son chef. Nous prenons place autour de la table et causons en amis. Il nous donnera des lettres pour les autres gouverneurs et pour Mandritsara en particulier, ce qui me fait grand plaisir. Après avoir sacrifié à une mode, dimportation européenne, qui est de boire un certain nombre dapéritifs variés, nous nous quittons bons amis, emportant une invitation pour un grand dîner que le gouverneur veut donner demain en notre honneur. Je ne sais comment le remercier, lorsquil me demande de faire sa photographie ; jaccède volontiers à sa demande et jopère quand ses préparatifs sont terminés ; il a revêtu sa plus belle tenue et trône au milieu dune sorte de reposoir quil vient de faire établir à la hâte pour que le décor soit digne du sujet.
Le lendemain, vers 5 heures 1/2, un aide de camp vient nous chercher pour dîner. Nous lattendions du reste depuis une heure et demie, mais ce léger retard est absolument réglementaire chez les Antimerina. Avant le repas, le gouverneur me demande de la quinine, dont je lui donne généreusement plusieurs doses. Vers 6 heures, le dîner commence, il est interminable. Cest une succession de plats, rôtis pour la plupart, de buf ou de volaille. Les boissons sont à lavenant, mais dans un ordre tout à fait bizarre, et au vin rouge, au vin blanc et au Champagne succèdent les absinthes et les amers Picon. Après le repas, les toasts commencent, il my faut répondre de mon mieux, mais je suis déjà rompu à ce genre dexercice. Pour terminer la soirée, nous assistons à des danses variées, et nous entendons des churs, qui psalmodient surtout des cantiques enseignés au temple par des missionnaires protestants. On a commencé par les danses du pays, ce sont les plus intéressantes, puis les officiers et les femmes nobles du village ont exécuté des pas européens où lon peut reconnaître nos principales danses, sans en excepter même le menuet de nos pères. Leffet en est burlesque. Lorchestre se compose de deux tambours, dune grosse caisse et dun accordéon. Enfin, à 11 heures, nous pouvons prendre congé, mais le gouverneur veut à toute force nous faire reconduire à notre case par la musique, dont jai grandpeur, et par une partie de la garnison, qui est beaucoup moins à craindre. Rentrés chez nous, nous avons beaucoup de peine à nous débarrasser de la musique, dont le chef tient énergiquement à nous donner une aubade pendant une partie de la nuit.
Le lendemain, samedi 14 septembre, nous arrivons à Antsiraka. Ce village de 40 cases est construit à lextrémité de la Pointe à Larée. Ce promontoire sablonneux est le point de lîle de Madagascar le plus rapproché de notre colonie de Sainte-Marie. Aussi beaucoup dindigènes, sujets français, viennent-ils sy réfugier. Nous restons deux jours à visiter la Pointe à Larée. Ce nest quune longue bande de sable sans aucune éminence, couverte de taillis aux nombreuses clairières. Ces espaces dénudés sont transformés en marais pendant la saison des pluies. Sur la Pointe à Larée, leau se trouve partout, et à peu de profondeur, mais elle est légèrement saumâtre.
Le mardi 17 septembre, une petite étape nous conduit à Fandrarazana, où nous passons une rivière assez importante, puis nous arrivons, après avoir contourné et dépassé le port de Tintingue, au village de Manompa, où nous nous arrêtons. Tintingue, bien connu par les anciens navigateurs de Madagascar, est, avec Fort-Dauphin, un des deux ports vraiment dignes de ce nom que lon trouve sur la côte orientale.
Le mercredi 18 septembre, nous rencontrons, pendant notre étape du matin, les mêmes difficultés de marche, au bord de la mer et sur le flanc des falaises, que celles que nous avions trouvées il y a huit jours avant darriver à Ivongo. Vers le milieu du jour, nous faisons halte au petit village dAnonibe après avoir traversé un ruisseau de peu dimportance qui porte le même nom, puis nous nous arrêtons dans la soirée au village de Manambato.
Le jeudi 19 septembre, nous continuons le long du littoral, où nous marchons pour la première fois, au nord du village de Lapilava, dans les palétuviers.
En général, depuis que nous avons quitté Tamatave, nous avons toujours marché au bord de la mer, sur de belles plages de sable, doù lon voyait parfois émerger, à marée basse, quelques récifs coralliens ; depuis le port de Tintingue, le littoral de locéan a changé daspect : il ny a plus de ces belles plages ; on ne voit que des galets et de gros entablements rocheux, qui forment surtout les petits promontoires dont la côte est hérissée. Il existe au large de nombreux brisants, en dehors de la ceinture des coraux. De plus, à mesure que nous montons vers le nord, surtout en approchant du cap Bellones, que nous voyons devant nous, les montagnes sont très rapprochées de la côte. Ce sont les premiers contreforts de cette chaîne qui forment, en sinclinant vers lest, tous ces petits promontoires que nous rencontrons à chaque instant. La forêt vient maintenant jusquau bord de la mer ; plus au sud, elle ne commençait que bien loin dans louest, et le long de la côte il ny avait que des taillis et des clairières ; ici, les grands arbres couronnent les petites falaises rocheuses. Dans cette forêt, les ravinala dominent, et sur lun dentre eux, particulièrement élevé, je suis assez heureux pour tuer un beau babakoto, que je me propose dempailler à notre prochain arrêt. Ce lémurien, sans queue et qui appartient à la plus grande espèce de Madagascar, mesure 1 m. 10 de haut. Un de nos porteurs antimerina sen charge sans trop de répugnance, et nous reprenons notre route. Nous nétions plus quà quelques centaines de mètres de Sahasoa, misérable village betsimisaraka dune dizaine de cases, lorsque nous voyons venir vers nous, en poussant de grands cris, une vingtaine dindigènes. Ils nous interpellent violemment, nos porteurs sarrêtent, un grand kabary se prépare. Les Betsimisaraka nous accusent davoir tué un de leurs grands-pères dans la forêt, nous discutons, ils mexposent leur théorie. Ces indigènes sont tout simplement des disciples convaincus de Lamarck et de Darwin, ils sont transformistes, et leur conversation est des plus intéressantes. Ils me content, bien entendu, la légende du babakoto (baba, père, et Koto).
Daprès eux, Koto, le premier Betsimisaraka et le père de toute la tribu, était grand amateur de miel ; un jour quemporté par lardeur de la chasse de son mets favori, il était monté très haut sur un géant de la forêt pour semparer dun essaim dabeilles, il se trouva, une fois possesseur du miel convoité, dans limpossibilité de descendre. Il était fort perplexe, lorsquun singe bon enfant en eut pitié, et, se plaçant à côté de lui, descendit jusquau sol en sautant de branche en branche. Le Betsimisaraka Koto, mettant à profit les enseignements du singe, descendit par le même chemin. Il raconta son aventure, et cest depuis cette époque quon appelle ce singe, particulier à Madagascar, le « père de Koto », babakoto. Quoi quil en soit, je fis valoir surtout mon ignorance, et le kabary sapaisa ; je dus promettre cependant de ne pas dépouiller le babakoto au village et de choisir, pour me livrer à cette opération, un endroit écarté et solitaire où les indigènes ne me verraient pas porter une main sacrilège sur un de leurs si proches parents.
À côté de la légende betsimisaraka sur le babakoto se place, bien entendu sur le même sujet, une légende antimerina. Ceux-ci ont non seulement voulu asservir les autres tribus de lîle, mais ils ont encore tenté de semparer de leurs anciennes traditions. Cependant les Antimerina se rapprochent beaucoup plus du babakoto que les Betsimisaraka et les Sakalava en particulier, représentés par un grand nombre de gens comme inférieurs à la race antimerina ; jestime, quant à moi, que cest bien à tort, et que cest absolument le contraire qui est vrai.
Les Antimerina, dans leur orgueil sans limites, ont un mépris absolu pour les noirs. À chaque instant ils les appellent babakoto.
Voici le récit quils se transmettent pour expliquer cette appellation : lorsque Dieu eut créé les deux grandes races des hommes, il leur dit de choisir sur la terre les contrées dont le climat leur conviendrait le mieux. Les Makoa choisirent lAfrique du Sud, les Arabes celle du Nord, les blancs se fixèrent en Europe et les Antimerina au centre de Madagascar. Lorsque ces peuples furent installés dans leurs domaines, les Antimerina saperçurent que si le centre de Madagascar leur convenait, il nen était pas de même des côtes et du littoral ; là ils ne pouvaient descendre et il leur fallait des hommes spéciaux.
Ils firent kabary, et après une longue discussion résolurent dexpédier à Dieu un envoyé spécial pour lui exposer leur désir. Cet ambassadeur se rendit donc auprès du Zanahary, mais fut mal reçu, parce quà cette époque Dieu était fort occupé à créer tous les différents types danimaux qui devaient peupler la terre. Cependant il revint sur ce premier mouvement dimpatience, qui allait lui faire chasser de sa présence limportun ambassadeur des Antimerina. Le Zanahary venait de fabriquer justement un singe et semblait fatigué, mais content de son travail. Les supplications de lAntimerina le touchèrent, et il résolut de leur donner satisfaction, sans pourtant simposer un supplément de besogne. Il prit le singe quil venait de créer, lui trancha la queue et, le montrant à lambassadeur antimerina, il ajouta : « Voilà celui qui habitera les côtes de Madagascar ». Pour les Antimerina, le Malgache proprement dit venait dêtre créé.
La légende donne de ce fait la preuve que voici : lorsque le Zanahary eut trouvé ce singe pour en faire un Malgache, satisfait de son excellente idée, il poussa un soupir de satisfaction, ouch ! ouch ! Et maintenant encore les esclaves et les porteurs des Antimerina poussent ce même soupir guttural ouch ! ouch ! lorsquils déposent le fardeau dont ils sont chargés, ou quils sont arrivés après bien des efforts au sommet dune montée ardue et difficile.
Ainsi disent les Antimerina pour se moquer des autres Malgaches.
Le vendredi 20 septembre, notre étape se fait encore en majeure partie dans la forêt. La contrée est plus mouvementée ; nous traversons dans la matinée la rivière de Menatany, et le soir nous nous arrêtons au village de Morona, construit sur le cap Bellones. Nous sommes ici dans une contrée rocheuse ; à lhorizon, au nord-est, se profile le cap Masoala, qui, avec le cap Bellones sur lequel nous sommes, forme lentrée de la baie dAntongil. Demain, nous serons à Mananara, le point le plus septentrional que nous devions atteindre sur cette côte de Madagascar.
XII
Mananara.  Fort antimerina de Vohizanahary.  Maistre tombe malade, son retour à Tamatave.  Projets de voyage dans louest.  Dans les longoza.  La pluie dans la région dAntongil.  Dans les défrichements.  Ambodimadiro.  Arrivée à Mandritsara.  Réception et parade antimerina.  Le rova et ses portes.  Le gouverneur et son état-major.
Dès mon arrivée à Mananara, javais fait envoyer au fort antimerina, nommé Vohizanahary ou Soavinarivo, où habite le gouverneur de la province, les lettres que mavaient données pour lui les autres commandants du Sud et je lui annonçais ma visite pour le lendemain, en lui demandant un guide pour louest, pour la ville de Mandritsara.
Le 22 et le 23 septembre je reste à Mananara pour soigner mon compagnon de voyage, qui est gravement atteint de la malaria.
Le mardi 24 septembre, après avoir fait transporter Maistre et ses bagages à bord dune goélette en partance pour Tamatave, je me mets en route pour Soavinarivo, où le gouverneur mattendait. Le trajet de Mananara à Soavinarivo est assez court, il seffectue en pirogue. La rivière le Mananara déverse ses eaux à locéan par deux embouchures ; cest la branche méridionale que nous suivons, et nous accostons bientôt le point de la rive gauche où sur un monticule sélève le village antimerina de Soavinarivo ou Vohizanahary. Le lendemain jallai voir le gouverneur. Lentrevue fut cordiale, et jobtins des lettres pour Mandritsara et un guide pour me faire traverser la zone forestière littorale. Dans laprès-midi japprenais par deux de mes hommes, envoyés à Mananara pour prendre des nouvelles de Maistre, que mon compagnon allait un peu mieux et sétait embarqué dans dexcellentes conditions à bord de la goélette la Dorade, qui, profitant dun vent favorable, avait levé lancre hier soir à 5 heures et était parti pour Tamatave.
Soavinarivo est un village beaucoup moins grand que Mananara ; les soldats antimerina qui lhabitent avec leurs familles ny font aucun commerce ; ils se contentent de cultiver les quelques rizières et les champs de manioc nécessaires à leur subsistance.
La soirée me paraît longue. Comme dans la dernière partie de mon voyage en Imerina, je suis seul, et jai encore devant moi pas mal de kilomètres à parcourir.
Le jeudi 20 septembre, mon convoi est prêt pour le voyage de louest, les guides sont arrivés, et au lever du jour je quitte Soavinarivo. En sortant du village, nous faisons immédiatement route à louest, et en quelques minutes nous arrivons au bord du Mananara, près dun gué que nous devons franchir. De lautre côté de la rivière notre route jusquà Mandritsara aura une direction générale ouest-nord-ouest. Le Mananara, en cet endroit, mesure plus de 100 mètres de largeur : nous le passons en pirogues. Sur lautre rive, nous retrouvons exactement la même contrée que nous avons déjà traversée de Fito à Ivondrona. Ce sont toujours de petits mamelons arrondis, placés à côté les uns des autres, et sans aucun ordre, sans aucune orientation ; la végétation est aussi la même : nous marchons dans de petits taillis, dans de grandes herbes, et le plus souvent au milieu des longoza, roseaux à larges feuilles dont les tiges mâchées et surtout le fruit rouge rappellent, à sy méprendre, lécorce fraîche du cannelier. Les feuilles de ce longoza (Amomum Daniellii) sont souvent employées par les indigènes en guise de cuillers. Vers 10 heures, les taillis deviennent plus grands et plus épais, nous voici maintenant dans lancienne zone forestière, dans les défrichements. Nous marchons dans les rizières, puis dans les longoza. Cest bien la région limitrophe de la forêt, entre Fito et Ivondrona. Pour que la ressemblance soit plus complète encore, une pluie assez forte vient nous assaillir.
Ce nest pas sans quelque inquiétude que jenvisage le chemin à parcourir pour gagner Mandritsara. Allons-nous retrouver sur cette route toutes les difficultés que nous avons rencontrées de Didy à Tamatave ? Allons-nous recommencer encore une fois et dans daussi mauvaises conditions la traversée de la zone forestière de lest ? Pourtant jai confiance, la forêt doit être moins large, daprès tous les renseignements que jai pris ; je trouverai des villages sur la route ; enfin, daprès ce que jai vu hier, et cest surtout ce qui me fait bien augurer de lavenir, la chaîne de partage des eaux, la ligne de faîte qui, à lest de Mandritsara, sépare le versant occidental du versant oriental, ne doit pas être très élevée. Mon espoir ne devait pas être déçu.
À 11 heures, après avoir traversé à gué le Sahary, petite rivière affluent de droite du Mananara, nous passons à Andongo, village de quinze cases, construit sur une colline rocheuse de gneiss et de granit. Derrière nous, locéan ; bien loin à lhorizon se profilent encore le cap Masoala et la presquîle dAntongil ; devant nous cest la grande forêt. En quittant Andongo, nous sommes dans un taillis de ravinala. Nous traversons ensuite une petite rivière, sur les bords de laquelle nous trouvons un autre village, Ambodiampambe, qui doit son nom à un ampan colossal poussé dans le voisinage. Cet arbre, qui se trouve à droite de la route, avant darriver aux premières cases, est vraiment très gros.
Le vendredi 27 septembre, nous continuons notre route, toujours dans les longoza. Chose extraordinaire, nous jouissons dune belle journée. Depuis notre départ de Mananara, nous nous sommes constamment dirigés sur un pic aigu et daspect très remarquable, qui se voit dans le lointain : cest le Manevarivo. Le soir, nous sommes au pied de ce mont, au village dAmbodimanevarivo ; avant dentrer dans ce village nous avons traversé une rivière assez grosse, qui va se jeter dans la baie dAntongil au nord du Mananara, au sud du Manambolosy.
Le samedi 28 septembre, nous continuons notre route vers louest. Nous sommes toujours dans la contrée des défrichements et des longoza, les ravinala deviennent plus rares ; en revanche nous voyons beaucoup de bouquets de rofia. Nous nous arrêtons vers midi à un petit hameau, Andasibe.
Jy passe le reste du jour ; mes hommes sont fatigués, ils sont surtout découragés par le long trajet quil leur reste à parcourir pour retourner à Tananarive. Mais je suis maître deux, je suis le plus fort puisque je leur dois de largent, et ils me suivront partout pour ne pas perdre leurs créances.
Dans ce village dAndasibe, les guides que le gouverneur de Vohizanahary nous avait donnés retournent à leur village, mais deux hommes de ce hameau vont les remplacer, et il en sera toujours ainsi jusquà Mandritsara.
Le dimanche 29 septembre, en quittant Andasibe, nous nous élevons très rapidement sur des escarpements rocheux ; cest un passage véritablement très difficile, et il nous faut passer dans un col où coule un ruisseau torrentueux. Malgré mon expérience des mauvais chemins à Madagascar, je navais rien vu daussi détestable. Au sommet, nous sommes à 430 mètres daltitude ; peu après, nous arrivons vers midi à Ambavala, village dune douzaine de cases, où nous avons besoin de séjourner un peu pour faire nos vivres, car cest demain que va commencer pour nous la traversée de la grande forêt.
Le lundi 30, je menfonce dans la forêt, sous une pluie battante, comme il est de bonne règle dans ces parages. Un Européen établi depuis fort longtemps à Mananara, et à qui je me plaignais de cette maudite pluie et de tous les ennuis quelle mavait fait supporter pendant mon dernier voyage, ma assuré que dans cette région de la baie dAntongil il avait noté pendant plusieurs années les jours de pluie. Or, daprès la moyenne que je relevai moi-même sur son carnet dobservations, il y aurait deux cent quatre-vingt-dix-huit jours de pluie par an ! Dans la forêt, nous retrouvons de suite par ce temps humide nos anciennes connaissances de la forêt de Didy, les dimatika, les sangsues, qui sont encore en plus grand nombre que là. Je naurais jamais cru une telle chose possible. Le soir, nous campons sur le bord dun ruisseau, lAndrovahy, et nous nous arrangeons tant bien que mal dans un terrain marécageux ; pour comble de bonheur, les eaux du ruisseau envahissent notre camp vers dix heures du soir : lAndrovahy, grossi par les pluies continuelles, déborde bien mal à propos ! Mes hommes, chassés de leurs abris par linondation, veulent organiser un bal et un concert, en attendant le lever du jour. Il devient impossible de prendre aucun repos. Je me vois donc obligé de répéter cette phrase célèbre : « Il est défendu de parler, mais on peut sasseoir ». Le lendemain, nous continuons dans la forêt, où la route est relativement bonne ; nous marchons sur un plateau à pente très douce qui se relève insensiblement vers louest, nous montons excessivement peu. Le sol est toujours formé dargile rouge, et les roches primitives sont plus fréquentes que dans la forêt de Didy. La végétation est aussi plus belle ; si les arbres sont moins serrés et moins élancés, ils sont plus touffus et leur tronc a un développement beaucoup plus considérable ; les essences darbres sont les mêmes, mais on y compte plus de variétés. Il ny a plus de fourrés de bambous, et les fougères sont relativement très rares.
Dans laprès-midi nous traversons le Mananara, qui nest à cette hauteur quun petit ruisseau, et nous arrivons au petit village de Troboka. Nous venons de traverser la partie proprement dite de la zone forestière qui présente à cette hauteur deux particularités importantes : cest dabord son peu dépaisseur, cest ensuite sa position : elle ne couronne pas la ligne de faîte, elle ne se trouve pas de part et dautre des plus hauts sommets : elle est ici accrochée au flanc oriental de la ligne de partage des eaux. Enfin le territoire quelle occupe est relativement plat ; il y a bien des dénivellations, mais elles sont beaucoup moins brusques quentre Didy et Fito. En somme, nous avons marché sur un terrain uni, à déclivité peu accusée du côté de la mer des Indes.
Le mercredi 2 octobre, nous continuons notre route dans les taillis et les défrichements, et nous trouvons sur le chemin de grands espaces recouverts de sable blanc, où poussent des touffes de bruyères. Vers le milieu du jour, nous nous arrêtons à Andavatsoky. Le lendemain, nous faisons route cette fois dans les grandes herbes : cest la plaine à perte de vue. Ce mot de plaine ne signifie pas dans ma pensée un endroit plat ; je lemploie à dessein pour désigner ce terrain où le bois a complètement disparu. Il y a bien par-ci par-là quelles bouquets de grands arbres, témoins de la grande étendue de la forêt vers louest il y a bien longtemps ; je les remarque le plus souvent au fond des vallées et dans les endroits marécageux. Il y en a plus sur les sommets ; on voit que les coutumes betsimisaraka ne pénètrent pas sur ce versant. Puis ces bouquets darbres disparaissent peu à peu, et il ne reste plus de distance en distance que des arbres isolés, des troncs carbonisés ou coupés. Vers 9 heures et demie du matin, nous atteignons le point culminant de la chaîne côtière, nous laissons derrière nous le versant de la mer des Indes, et nous entrons dans celui du canal de Mozambique. Nous sommes ici par 790 mètres daltitude. Nous voici maintenant en pays sakalava.
En sortant de cette contrée danciens défrichements, qui nest pas encore un pays complètement aride, mais qui nest déjà plus la forêt, nous retrouvons le même paysage, le même aspect et le même sol que celui que nous avons trouvé dans la région des hauts plateaux, dans le pays des Antimerina. La région est très accidentée, les monticules se succèdent sans ordre, certains de leurs flancs escarpés sont déchirés par des éboulements de leur sol argileux, sur les sommets la roche apparaît à nu  cest le gneiss et le granit,  leurs flancs rougeâtres sont couverts de hautes herbes, de vero. La piste frayée que nous suivons est ravinée par les pluies ; nous marchons sur de petits cailloux coupants : cest du quartz amorphe. Les ruisseaux sont nombreux sur ce sol granitique ; le plus important, que nous traversons vers 11 heures, est le Koaka, affluent du Sofia. Peu après, nous arrivons au village dAmbodimadiro, ainsi nommé des gros madiro (Tamarinus indica) qui lenvironnent. Cest un pauvre village dune vingtaine de cases, ou plutôt de huttes misérables ; les habitants ne trouvent pas de bois pour sen construire de plus belles. Or ces gens, qui nont rien à faire, nauraient que quelques kilomètres à parcourir pour en aller chercher, mais ils nont pas ce courage.
Le 4 octobre, une heure après avoir quitté Ambodimadiro et dépassé le hameau de Maroandriana, nous traversons à gué le Mangarahara, la rivière de Mandritsara, et nous arrivons à midi en vue de la ville. Nous en sommes encore à deux kilomètres que nous voyons arriver à notre rencontre des officiers antimerina, envoyés par le gouverneur pour nous prier dattendre que la réception préparée pour nous soit terminée. Au bout dune demi-heure nous pouvons enfin entrer dans la ville, ou mieux grimper les escarpements qui lenvironnent de toute part. Dans le rova, le gouverneur nous attendait, avec son état-major et toute la garnison sous les armes, une trentaine dhommes. Et cest au milieu dune haie de soldats, au bruit des tambours et des grosses caisses, que je me présente au gouverneur, qui ma lair dun très brave homme. Mais avant dentrer en conversation avec lui, et de lui demander, ce que je ne manque jamais de faire, tous les renseignements possibles sur sa province, il me faut supporter la parade antimerina de rigueur, quun gouverneur militaire ne manque jamais de faire exécuter devant tout étranger qui vient le visiter. Je suis, si je ne mabuse, le premier Européen français qui vient à Mandritsara. Cette parade antimerina nest que la répétition, sous une autre forme, des toasts dIvongo, toasts et parade que je devais voir bien souvent à Madagascar.
Mandritsara est une vraie ville pour Madagascar, elle a environ deux cent cinquante cases, soit mille à douze cents habitants. La ville est sur un coteau, orientée nord et sud : au nord, séparés de ce mamelon par la vallée du Marambako, sélèvent de grands rochers ; au sud cest la vallée du Mangaraha, plus loin les hauts plateaux dAmbiniviny. Le fort antimerina occupe la partie méridionale de la ville : cest un carré entouré de pieux dun assez gros diamètre et élevé de trois à quatre mètres. Ce premier carré, qui renferme les cases des soldats, est flanqué aux angles de tours également palissadées, où lon doit placer des canons, qui ne sont pas encore arrivés dailleurs et qui ne le seront de longtemps. Un deuxième carré intérieur renferme lhabitation du gouverneur et ses dépendances ; au milieu des quatre faces sont des portes, dun genre tout à fait spécial à Madagascar, et que lon rencontre dans presque toutes les constructions militaires antimerina.
La ville, qui se trouve au sud du mamelon, est assez étendue, et à côté dun grand nombre de cases, en roseaux et en rofia, des habitants, Betsimisaraka ou Sakalava, sélèvent de hautes maisons antimerina en terre et en briques crues. Cest la première fois depuis que jai quitté lImerina que je revois ce genre de constructions.
Le lendemain de mon arrivée, je vais dîner chez le gouverneur, après avoir fait les photographies de tout son état-major. Ces officiers sont absolument grotesques, sanglés dans des redingotes doccasion, et coiffés de chapeaux à haute forme qui ont dû voir la révolution de 1848. Javais eu avant le dîner un entretien très sérieux avec le gouverneur Rakotondravoavy 14e honneur.
Je navais pas à traiter de questions bien graves avec lui ; je voulais tout simplement obtenir des guides, et pour être sur de bien réussir jalignai sur la table quelques piastres, ce qui, avec la force, est le meilleur argument que lon puisse faire valoir auprès dun Antimerina. Rakotondravoavy en fut touché, et il me promit non seulement des guides, mais encore des soldats pour me faire passer la région infestée par les fahavalo. Ce nétait quun demi-succès, car si les guides étaient indispensables, les soldats étaient de trop, comme je le montrerai plus tard ; ils constituent une mauvaise recommandation auprès des fahavalo et des tribus insoumises. Malgré les raisons les plus spécieuses, le gouverneur tint bon ; en réalité, il voulait me faire suivre par ses soldats, non pas pour me protéger, mais pour savoir ce que jallais faire dans le bassin inconnu du Mahajamba.
 Cet après-midi et demain, je vais encore rester à Mandritsara, où il me sera possible dêtre le témoin de deux fêtes bien chères aux Malgaches et qui seront célébrées ici en grande pompe. Lune se rattache au culte des morts, cest la cérémonie du mamadika ; lautre est la fête de la Circoncision.
Tous mes préparatifs de voyage dans louest sont terminés maintenant à Mandritsara. Jai des vivres, des guides pour me conduire à Belalitra, le seul centre important que je doive rencontrer avant Majunga, et jai aussi ces malheureux soldats dont je me débarrasserai certainement à la première occasion favorable.
XIII
La rivière de Mangaraha.  Départ de Mandritsara.  Récolte du rofia.  Région dénudée, zone forestière, la brousse.  Makoa du Mozambique.  Le satrana.  Les troupeaux de bufs.  Incendie des brousses.  La soif.  Arrivée à Belalitra.  Tsievala.  Caractères ethniques des Sakalava.  Murs et coutumes  Encore les fahavalo  Pillage dAmbahibe.  Les bongalava.  Boxe et tam-tam.  Enfant abandonné.  Traversée des grands bongalava.  Dans la vallée du Mahajamba.
Le mardi 8 octobre, je quitte Mandritsara au lever du soleil, poussant devant moi ma caravane bien au complet, avec les guides et les soldats que Rakotondravoavy avait fait mettre à ma disposition depuis hier soir.
Un quart dheure après notre sortie de la ville, nous traversons le Mangaraha, puis nous suivons sa rive gauche, marchant droit vers louest. Peu de temps après, nous traversons un hameau de quelques cases, cest Tsiandrorano. Dans laprès-midi, je passe à gué lAmboaboa, petite rivière affluent de gauche du Mangarahara.
Dans la soirée, je marrête au village de Marangebato. Aux environs de ce village, je vois beaucoup de palmiers rofia, qui constituent une des richesses actuelles de Madagascar.
Le mercredi 9 octobre, nous continuons notre route à louest de Marangebato. La route est assez sinueuse, mais elle traverse toujours un terrain relativement plat ; il y a bien de temps en temps quelques petits mamelons, quelques blocs de rochers qui nous obligent à certains détours, mais enfin, à Madagascar il ne faut pas être difficile, et en somme cest une assez bonne route.
Tel nest pas cependant lavis de nos porteurs : ces gens préfèrent certainement à ce terrain plat, sec et caillouteux les terrains accidentés de la côte, où les lits de sable succèdent aux boues argileuses.
Là, malgré les montées et les descentes, ils cheminaient allègrement. Pieds nus, ils ne se plaignaient que rarement ; ici cest tout différent : le terrain est sec et dur, le sol est partout recouvert de petits cailloux quartzeux, aux angles avivés et tranchants. Aussi ceux qui nont pas eu la précaution de sacheter à Mandritsara ce quils appellent des kapa, souffrent-ils de blessures fréquentes et ne peuvent-ils nous suivre que difficilement.
À mesure que nous nous éloignons de Mandritsara, nous pénétrons dans un pays nouveau dont la configuration générale est des plus pittoresques. Ce nest plus la plaine dénudée, ce nest pas encore la forêt. Partout, et aussi loin que la vue peut sétendre sur limmense terrain qui se déroule devant nous, notre horizon semble borné par des bois épais.
Mais ce nest là quune apparence, et à mesure que nous avançons nous voyons que ces bois touffus et ces forêts épaisses nexistent pas. Cest toujours la plaine, couverte de hautes herbes des grands vero ; mais, partout, des arbres surgissent. Ce ne sont pas ces arbres imposants que nous avons vus dans les forêts de lest ; ils nont en général que cinq ou six mètres de hauteur, mais ils sont touffus, et leur ombre recouvre un large espace. Il y a beaucoup de buissons, mais tous ces végétaux, arbres ou arbustes, sont disséminés dans la plaine. Cest la brousse.
Dans la soirée du 9 octobre nous nous arrêtons à Antsomiky.
Le jour suivant, nous passons de très bonne heure à Ambondrona, et nous arrivons au milieu du jour à Amahidrano. Dans laprès-midi la route devient fatigante ; nous marchons sur les flancs dune montagne, isolée dans la plaine, qui présente cette particularité davoir deux sommets très aigus et de hauteur sensiblement égale, lesquels ont reçu le nom de pic Andengalenga et pic Analaboloha. À mesure que nous marchons vers louest, la chaleur devient de plus en plus accablante ; il en sera ainsi jusquà Majunga, qui est, après Maevatanana, le point le plus chaud de lîle de Madagascar.
Le 11 octobre, nous continuons dans la brousse et nous passons au hameau dAmbadivongo et à celui de Bevala. Ce dernier village, que nous atteignons vers 11 heures, est peuplé presque entièrement de Makoa, nègres du Mozambique.
Cest dans la matinée du 12 octobre que je vois pour la première fois des satrana (Hyphæna madagascariensis), cet arbre, qui est caractéristique dans tout lOuest Sakalava.
Nous sommes toujours en terrain primitif, comme cest la règle à Madagascar, et presque tous les ruisseaux que nous traversons sont à sec. Des rivières même qui doivent être importantes ne sont plus tracées que par un lit de sable blanc, dont les sinuosités se perdent dans les grandes herbes.
Le samedi 12 octobre, nous reprenons notre marche dans les satrana ou grands lataniers de louest, et nous arrivons au bord du fleuve Sofia. Ce cours deau, qui doit être très important, nest plus représenté à cette époque de lannée que par un mince filet deau qui se perd dans les sables. En marchant jusquau soir, nous ne trouvons pas de village, et nous campons sous les satrana. Dans ces parages, comme du reste dans tout louest de lîle, la richesse du pays consiste surtout en grands troupeaux de bufs que possèdent les habitants. Pour le Sakalava, lélevage du buf est à peu près la seule occupation, et cependant il ne faudrait pas donner au mot élevage son sens habituel, car ici la nature fait tous les frais. La seule chose que nous voyons faire, dans ces parages, aux Sakalava propriétaires de bufs, pour amender la nourriture de leurs animaux, cest de mettre le feu dans la brousse et de dévaster toute la contrée.
Nous avons rencontré aujourdhui vers onze heures le village de Berohitra, qui compte une douzaine de cases, et nous sommes obligés dy coucher, car nous ne trouverons pas de village ce soir. Notre marche daujourdhui est donc courte.
Le jour suivant, nouvelle étape, plus longue dailleurs et sans aucun incident, jusquau village dAmbaratabe ou Bedjipty, où nous nous arrêtons pour coucher. Nous avons passé dans la journée à Ankasomena et à Ambarijero, petit hameau sakalava aussi misérable dailleurs que celui où nous sommes logés ce soir. Leau est très rare dans la contrée, et les bergers sakalava conduisent fort loin leurs troupeaux pour les abreuver. Cette disette deau nest pas sans me causer quelques inquiétudes, dautant plus que la contrée que nous devons traverser en deux jours pour atteindre Belalitra en est absolument dépourvue, et mes porteurs sont si fatigués, ou plutôt si paresseux, quils aiment mieux traverser cette contrée en ligne droite, au risque de manquer deau, que de pousser une pointe vers le nord, où nous devrions rencontrer, en quelques heures de marche, le fleuve Sofia.
Le lundi 14 octobre, nous reprenons notre marche dans la brousse et sous les lataniers. Vers 10 heures nous passons près dun petit village Banzony, qui est complètement abandonné. Pas une goutte deau dans les environs. Mes porteurs se répandent pour en chercher dans la brousse, ils vont de tous côtés, mais ils ne peuvent sécarter bien loin par crainte des fahavalo. Ils reviennent quelques heures après, leurs recherches ont été vaines. À ces heures chaudes du jour, la privation de toute boisson dans ces pays intertropicaux est particulièrement pénible ; la fatigue et les sueurs vous accablent et la soif augmente sans cesse. Dans la traversée de la forêt de Didy à Fito, nous avions bien manqué de vivres et souffert de la faim, mais cela nest rien auprès de la privation deau ; contre la faim on réagit, on la trompe par mille artifices, et cela est facile, du moins pendant les premiers jours, mais il nen est pas ainsi pour la soif : ce nest pas les jours que lon compte, ce sont les heures, et dans la rage que lon éprouve, tout ce que lon peut tenter ne fait quexaspérer cet impérieux besoin. Mes hommes, qui, comme dhabitude, ont voulu chiquer leur tabac, et moi-même qui ai voulu, pour faire le brave, fumer force cigarettes, nous souffrons atrocement. Il y a quelques semaines, pendant la première partie de notre voyage, nous maudissions la pluie persistante qui nous accompagnait dans la zone forestière, et nous donnerions maintenant beaucoup pour en recevoir quelques gouttes dans cette région des brousses. Nous reprenons notre route, et, suivant un sentier pierreux, nous arrivons à un autre village abandonné dont on ne peut me donner le nom. Nous procédons à de nouvelles recherches qui sont aussi vaines que celles de ce matin. Notre position est vraiment critique. Mes hommes sont exténués, et je ne sais vraiment trop comment, demain, mes porteurs pourront reprendre leur route sans abandonner mes bagages ; nous nous logeons tant bien que mal dans des cases vides, je suis exténué, et, malgré les cris des porteurs qui chantent pour sétourdir, je mendors dun profond sommeil. Le lendemain à mon réveil, je trouve mes caisses de bagages enfoncées ; mes malheureux porteurs ont bu le rhum dans lequel je conservais mes pièces zoologiques ; quand je sors de ma case, je vois tout mon monde rassemblé sur la place du village, entourant deux des meilleurs, Rainiboto et Rainifringa, qui gisent inanimés sur le sol. Ce sont probablement mes voleurs de rhum : ces pauvres gens en ont tellement bu pour étancher la soif dont ils souffraient quils en sont morts ; je les fais ensevelir rapidement dans les plus belles nattes que nous trouvions dans le village, et je presse les autres de partir vite pour atteindre Belalitra, où nous devons arriver ce soir. Il y aura de leau, cest le salut. Le convoi se met en marche tant bien que mal, et tout le monde se traîne sous ce soleil de feu. Nous navons pas bu depuis deux jours, et le thermomètre fronde marque + 35° centigrades à lombre.
Beaucoup de mes hommes paraissent ivres, ils souffrent, et le moindre effort musculaire, par cette chaleur intolérable, fait plus vivement ressentir le besoin qui nous dévore. Toute cette brousse est brûlée. Nous marchons dans des cendres épaisses, et nous soulevons des nuages de poussière. À 4 heures, jai onze hommes qui sont tombés épuisés sur la route, mais nous ne pouvons nous arrêter pour les secourir. Nous voulons boire. Un quart dheure après, nous traversons lAnjaliny, un des affluents de gauche du Sofia. Il est à sec, comme presque toutes les rivières que nous avons déjà traversées depuis Mandritsara ; par les traces quont laissées les eaux sur ses rives et par la largeur de son lit de sable blanc, cette rivière coulant normalement doit avoir plus de 80 mètres de large, sur une profondeur moyenne de 1 mètre environ. LAnjabiny se jette dans le Sofia. Dans le nord du point où nous nous trouverons à un jour de marche et tout près de son confluent est lembouchure du Bemarivo. Peu de temps après avoir traversé la rivière, nous voyons de beaux manguiers qui couronnent dun panache touffu un petit mamelon plus élevé que les autres ; cest là quest Belalitra, et en bas du mamelon il y a des sources dans un petit bouquet de rofia. Cest alors une course folle ; chacun jette son paquet et court vers leau de toutes ses forces ; moi-même je suis ce mouvement irrésistible, mais je suis vite dépassé. Il y a dans ces rofia près de Belalitra des sources importantes, et qui toute lannée coulent à pleins bords. Cependant ce jour-là, le niveau de leau a dû baisser considérablement : la quantité de ce liquide bienfaisant absorbée par mes hommes est absolument invraisemblable, et moi-même je ne me rappelle pas dans ma vie avoir bu avec autant de plaisir.
Belalitra est un assez gros village. Cest le centre le plus important de ce bassin du Sofia. Il est entouré dune enceinte palissadée faite de troncs de satrana, enfoncés verticalement dans le sol les uns à côté des autres, et dont les extrémités supérieures sont réunies solidement entre elles par des lianes et des cordes de rofia. Lespace ainsi clos est beaucoup plus grand que le village ; mais à certaines époques de lannée, celles où nous nous trouvons par exemple, Belalitra sert de lieu de refuge pour les populations et les troupeaux de bufs des territoires avoisinants.
En arrivant à Belalitra, jai quitté le territoire administré par le gouverneur de Mandritsara, et je suis dans le district de Majunga. Le chef de Belalitra est un Sakalava, nommé Tsievala, qui est un excellent homme, gouvernant avec beaucoup de sagesse et de prudence son petit village, et administrant de son mieux le vaste territoire dont il est chargé.
À Belalitra, nous prenons congé du guide principal que nous avait donné à Mandritsara Rakotondravoavy, qui a remis à Tsievala nos lettres de recommandation et nos passeports. Tsievala, de son côté, va nous donner des guides qui nous conduiront jusquà Majunga. Comme le gouverneur de Mandritsara, Tsievala a voulu nous rendre de grands honneurs ; nous avons assisté à une grande parade où quatre misérables soldats loqueteux ont fait lexercice avec des morceaux de bambou.
Pendant la nuit jentends de tous côtés des hurlements épouvantables : ce sont les factionnaires du fort, dont on a doublé le nombre à loccasion de mon passage ; les hurlements quils poussent et qui ne sont plus du tout les Zovy, Zovy e, que javais entendus dans lImerina, ont surtout pour effet de les empêcher davoir peur.
En plus des deux guides et des trois soldats que me donne Tsievala pour me conduire jusquà Majunga, ma caravane sest encore augmentée de deux Arabes de Zanzibar, qui étaient venus dans ces parages pour faire du commerce, et qui vont rejoindre le grand port de la côte ouest pour de là regagner par boutre leur pays dorigine. Je suis très heureux de cette acquisition, car ces gens ne me quitteront certainement pas, et je suis certain quils maccompagneront jusquau bout de mon voyage. Dans la soirée, je remercie chaleureusement Tsievala de son obligeance, et je veux lui donner quelques piastres comme marque de mon amitié ; mais il marrête tout de suite, et me dit confidentiellement que si mon cadeau lui fait grand plaisir, il me prie de ne le lui donner que dans sa case ou dans un endroit retiré ; il mexplique que si le présent était fait devant les officiers antimerina, il serait obligé de partager avec eux, ce qui lui serait très désagréable.
Le mercredi 16 octobre, je quitte Belalitra au lever du jour, et je continue ma route vers louest au milieu des grands lataniers.
Depuis mon départ de Mandritsara sur la côte est et jusquà mon arrivée à Majunga sur la côte ouest, jai suivi et je compte continuer à suivre un itinéraire qui passe à quelques lieues au nord du chemin parcouru dans ces contrées par Rutenberg en 1877-1878. Et cest justement ce tracé un peu plus septentrional qui ma permis de relever le cours du Sofia et de passer à Belalitra.
Les habitants de ce village sont la réunion de beaucoup de tribus différentes. On y voit des Antimerina et des Betsimisaraka, mais on y rencontre aussi des Sakalava de type pur ; les Makoa y sont également nombreux.
Les caractères ethniques des Sakalava diffèrent peu, du moins dans leur ensemble, de ceux des Bezanozano dont jai parlé plus haut. Dune stature plus élevée que les populations de lest, ils ont une constitution plus robuste, des membres plus épais, un teint plus noir. Leurs cheveux crêpés sont longs denviron 15 à 20 centimètres ; les hommes, qui ont toujours conservé lancienne mode malgache des cheveux longs, portent presque tous de petites nattes enduites de graisse de buf. Ils sont assez soigneux de leurs coiffures, et quand la nature paraît leur refuser une chevelure convenable, ils portent une perruque de petits bandeaux tressés faite en fibres de rofia ou de latanier. Ces indigènes diffèrent surtout des tribus orientales par un grand amour des bijoux et ornements divers dont ils se parent volontiers, et aussi par leur esprit batailleur et querelleur, que je remarque dautant mieux que jétais habitué à la timidité des Betsimisaraka. Les hommes portent des colliers de verroterie, des dents de caïmans, des fétiches en grand nombre suspendus au cou ou au bras par une ficelle tressée. Ils se mettent dans les cheveux, au-dessus du front, un disque taillé dans un coquillage nacré, quils nomment felana. Les femmes se parent de colliers et de bracelets, et portent dans le lobule de loreille un cylindre de bois plus ou moins sculpté qui atteint souvent 5 centimètres de diamètre. Le Sakalava ne se sépare jamais de son fusil à pierre, orné de clous en cuivre ou de filigrane du même métal, et de ses deux ou trois zagaies, nombre quil juge indispensable. Quand il entre dans votre case, il saccroupit et maintient ses armes verticales. Il ne sen sépare dans aucun cas, il couche avec elles. Le costume le plus général de cette tribu est, comme celui de tous les Malgaches, formé essentiellement du lamba. Autour des reins, les hommes ceignent le sikiny, quils nomment plutôt kikoy quand cette pièce du vêtement est blanche et bordée sur les lisières dune bande dune dizaine de centimètres de large de couleurs voyantes et le plus généralement rouge ou jaune, ou diboana quand le sikiny est fait dune cotonnade de couleur foncée et que les lisérés sont en tissus de soie. Les femmes portent, comme les femmes betsimisaraka et comme celles des tribus du sud, le lamba cousu en forme de sac, qui se nomme simbo ; sur la poitrine et sur le dos elles ont lakanjo.
Ce costume des hommes et des femmes, qui est le même que celui que jai décrit chez la tribu betsimisaraka, est le vrai costume malgache ; on le retrouve sans grands changements dans toutes les tribus de lîle, les Antimerina exceptés. Quant aux murs et aux coutumes générales des Sakalava, jen parlerai avec plus dà-propos lorsque sur ma route jaurai loccasion de les observer et de les décrire. Dores et déjà, je puis affirmer que cest dans cette tribu, comme dans celle du sud, où linfluence européenne na presque pas pénétré, que lon voit les anciennes coutumes les mieux conservées ; ces tribus insoumises ont gardé pieusement les traditions de leurs pères, et lon y retrouve, beaucoup mieux que chez les Antimerina, le vrai caractère malgache, sans apprêt et sans voiles. Jajouterai dès maintenant que cest dans ces peuplades de la côte occidentale de Madagascar que linfluence musulmane sest fait particulièrement sentir ; non seulement on y retrouve des usages mahométans, mais on y rencontre fréquemment des Sakalava, qui, bien que parfaitement ignorants de la religion de Mahomet, sont pourtant coiffés de la chéchia chère aux disciples du prophète et affublés de la grande chemise blanche des Zanzibarites.
Depuis notre départ de Mandritsara, nous avions toujours joui dun temps superbe ; cette nuit, nous avons eu une pluie assez forte ; ce matin, elle est plus fine, cest presque un brouillard. Cependant, vers 11 heures du matin, le soleil a complètement dégagé les noirs nuages amoncelés sur nos têtes. Le ciel bleu réapparaît. Nous rencontrons plusieurs villages abandonnés complètement. Il existe ici et dans tout le pays que nous allons traverser, presque jusquà Majunga, des bandes de pillards, formées de Sakalava insoumis, desclaves marrons, de soldats antimerina déserteurs. Ces brigands sappellent marofelana ; ils ne sont quune espèce particulière de fahavalo, dont le métier consiste à voler les bufs dans les campagnes. À cette époque de lannée, les habitants de ces villages ont appris leur arrivée par la disparition de quelques bufs. Alors ils ont quitté leurs demeures, et, chassant devant eux leurs troupeaux, ils sont venus, chargés de leurs lambas et du mobilier primitif quils possèdent dans leurs cases, chercher un abri à Belalitra.
À midi nous arrivons au village dAmbahibe. Nous nirons pas plus loin aujourdhui, car nous devons nous arrêter demain, après avoir traversé le Bemarivo, au village important de Betsisiky.
Ambahibe est aussi un village abandonné par ses habitants. Malgré tous mes efforts, je ne puis empêcher le pillage de ce qui reste ici : mes hommes égorgent soixante ou quatre-vingts poules et prennent une grande quantité de riz quils trouvent dans les greniers. Cependant jai obtenu que lon nemporterait rien demain matin au départ et que lon ne prendrait que ce que lon pourra manger. La journée se passe en repas pantagruéliques ; la gaieté est vite revenue dans mon convoi ; cest bien là un des traits caractéristiques du Malgache : il se laisse abattre par la moindre privation, mais au premier jour dabondance il oublie complètement les fatigues passées.
Le lendemain nous marchons dans la brousse, les grands lataniers ont disparu complètement, et le pays semble un peu plus accidenté. Nous cheminons sur de petites collines couvertes de hautes herbes ; dans les vallées qui les séparent, et où pendant la saison des pluies doivent se former des mares deau, surgissent des bouquets de rofia ; ce palmier est très commun dans cette région.
Vers midi nous faisons halte dans la plaine. Nous souffrons de nouveau de la soif ; cependant nous sommes assez heureux pour trouver dans un petit bois de rofia, et non loin de lendroit où nous sommes arrêtés, une mare deau croupissante dont il nous faut énergiquement disputer la possession aux troupeaux de bufs du voisinage. Dans létape de laprès-midi la hauteur des petits mamelons que nous franchissons sélève sensiblement. Les plus hauts sommets nont pas cependant une altitude de plus de 50 mètres au-dessus de la plaine environnante. Ces mamelons suivent une direction générale nord et sud et ils forment ce que lon appelle dans le pays les bongalava.
Dans laprès-midi, nous arrivons à Betsisiky ou Betzizika. Ce village, qui ne compte que vingt-cinq cases environ, est néanmoins un centre important dans cette contrée où la population est si peu dense. Betsisiky, comme Belalitra, est entourée dune enceinte palissadée et est commandée par un officier de Tsievala. Jy fais quelques jours de vivres, en prévision de la route quil nous reste à franchir, car dans les grands bongalava qui séparent le bassin du Sofia de celui du Mahajamba, il nexiste aucun village et par conséquent aucun centre de ravitaillement.
Dans la soirée, jassiste à un jeu que donnent en mon honneur les jeunes gens du village : cest une lutte à coups de poing, sorte de boxe que les Sakalava ont apprise des Arabes.
Les deux ou trois tambours inséparables de tous les jeux malgaches sont là ; le tam-tam commence. Les spectateurs forment un cercle, dans lequel un des boxeurs tourne en cadence, appelant un concurrent ; celui-ci se présente bientôt et les tambours battent avec plus de violence. Les jouteurs, se tenant par la main, se promènent à pas rythmés dans lespace circulaire laissé libre par les spectateurs. Ils exécutent une sorte de danse, puis ils sattaquent. Les coups échangés sont très rares, à peine y en a-t-il deux ou trois donnés ou reçus de part et dautre, que tout le monde sempresse de séparer les combattants ; en somme la lutte nest pas animée. Les Sakalava nomment ce jeu morengy.
Hier soir, javais rencontré sur ma route, à quelques centaines de mètres des premières cases du village, deux cadavres denfants nouveau-nés, qui étaient morts de faim et de froid, abandonnés par des parents dénaturés. Ces enfants abandonnés sont appelés zazatsihanono. Cette coutume barbare était répandue autrefois dans toute lîle de Madagascar ; elle subsiste encore dans les tribus sakalava.
Le vendredi 18 octobre, nous partons de Betsisiky et nous continuons notre route dans la brousse ; nous nous rapprochons de la chaîne principale des bongalava, dont nous navons franchi hier quun des contreforts principaux. Laprès-midi, nous nous engageons dans une région plus accidentée ; pendant un certain temps sur les hauts sommets, les arbres deviennent plus rapprochés, cest presque un bois. À 3 heures, nous sommes au point culminant (280 mètres), puis nous descendons rapidement, et la nuit nous surprend au bas de la montagne.
Nous sommes entrés dans la vallée du Mahajamba, quittant le bassin du Bemarivo, son principal affluent de droite.
XIV
Dans le bassin du Mahajamba.  Perdus dans la brousse.  Attaqués par les fahavalo.  En parlementaire.  Mon ami Sélim.  Dans les bararata.  Chez le roi Diriamana.  Passage du Mahajamba.  Les moustiques à Madagascar.  Dans les satrana épineux.  Bemakamba.  Les étangs de la côte.  Arrivée à Majunga.  La ville et sa population.  Les colonies musulmanes sur la côte nord-ouest de Madagascar.  Départ de Majunga.  En route pour Tananarive.
Le samedi 19 octobre est notre première journée de marche dans le bassin du Mahajamba. Nous faisons comme hier très peu de route dans la bonne direction, et je ne puis obtenir de mon convoi déviter ces trop nombreux détours qui nous font perdre beaucoup de temps. Abondance de biens ne nuit pas, dit-on, et cependant, avec les trois soldats que Rakotondravoavy ma donnés à Mandritsara, les deux guides qui mont été fournis à Belalitra par Tsievala, et les deux Arabes qui se sont joints à la caravane depuis deux jours, il est impossible de connaître exactement la vraie route. Chacun donne son avis, qui est le seul bon, bien entendu. Chacun tire de son côté, et jai toutes les peines du monde à maintenir une parfaite cohésion dans ma petite caravane, cohésion dautant plus nécessaire que dans ce pays de fahavalo il serait imprudent de ne pas être réunis et que je tiens essentiellement à avoir lil sur tous mes bagages. La plus grande partie de ma campagne du nord est terminée, et il me serait fort désagréable dêtre pillé et davoir toutes mes collections perdues à quelques jours de marche de Majunga. Vers midi, nous nous arrêtons à Ankoby, et dans laprès-midi nous continuons notre route pour aller coucher à Antamotamo.
Nous sommes toujours dans la brousse. La caravane, rangée dans lordre accoutumé, décrit de longues sinuosités dans les grandes herbes ; les guides et les soldats sont devant, les porteurs les suivent et je ferme la marche, veillant à ce quaucun paquet ne reste en arrière. Vers 3 heures, jentends des coups de feu en avant, et je vois bientôt venir se ranger autour de moi mes porteurs de bagages, qui poussent de grands cris et paraissent très effrayés. Mes prévisions ne sétaient réalisées malheureusement que trop tôt et nous étions attaqués par un fort parti de fahavalo. Jétais à ce moment sur une hauteur, et, en mavançant quelque peu, il me fut possible de reconnaître nos assaillants. Les fahavalo qui nous cernaient étaient au nombre denviron cent ou cent cinquante ; la plus grosse troupe était en avant, dissimulée dans le lit desséché dun ruisseau qui barrait la route ; daprès les mouvements des herbes, il y en avait sur nos côtés et en arrière, mais je ne pouvais juger de leur nombre. Je fis rassembler promptement les bagages, je groupai mes hommes autour des charges et je mavançai seul vers la troupe du ruisseau, pour parlementer : cétait le seul parti quil me restait à prendre et il fallait entrer absolument en composition avec les brigands. Tout cela avait été exécuté très rapidement, et dans cette circonstance je neus quà me louer des deux Arabes qui étaient avec moi, et qui empêchèrent absolument mes porteurs malgaches de prendre la fuite comme une volée de moineaux. En approchant, je fus très agréablement surpris en voyant ces fahavalo, qui navaient pas lair si terribles quon me les avait représentés. Le chef vint à ma rencontre, il ne se distinguait des autres que par le gros felana quil portait sur le front, coquillage dun grand diamètre, entouré de cercles dargent finement découpés ; nous entrâmes tout de suite en arrangement. Le kabary commença. Je lui dis qui jétais et pour quel motif très simple je voulais traverser leur pays ; cest cependant assez difficile à expliquer à ces gens, qui croient, fort sagement du reste, que pour quun blanc vienne dans leur pays, il faut ou bien quil y fasse du commerce, ou bien quil serve quelque autre intérêt puissant. Mais un homme qui vient dans leurs brousses pour son plaisir, qui se contente dy mettre des fourmis dans des bocaux, ou qui casse les cailloux de la route, doit être un simple desprit ou un menteur. Il me faut choisir, et je me résous à passer aux yeux de ces sauvages pour un simple fou civilisé, ce qui est encore une consolation relative. La conversation avec ces brigands sakalava est assez pénible ; je les comprends à peine, nétant pas familier avec ce dialecte de louest, très différent du dialecte antimerina ; heureusement que Jean Boto, mon homme universel, est venu à mon secours. Avec ce nouveau renfort, le kabary se prolonge, mais jai beaucoup de patience pour le supporter. Jaccepte dailleurs à peu près les conditions qui me sont imposées ; on ne me prendra rien de force, mais le chef des fahavalo visitera mes bagages et choisira ce qui lui conviendra. Cest une sorte de visite douanière, pas plus ennuyeuse, je crois, que certaines que jai déjà eu à supporter dans des pays civilisés, et jespère que ces fahavalo de Madagascar ne se montreront pas trop protectionnistes. Je mexécute donc de bonne grâce et la visite commence. Je suis si pauvre que mes effets personnels ne les tentent pas. Ils se contentent de prendre dans ma lingerie dexplorateur deux cravates blanches oubliées au fond de ma malle à la suite dune soirée officielle quelconque. Mes armes passent ; jai bien eu quelques difficultés, mais mes systèmes compliqués de fusils et mes cartouches métalliques perfectionnées ne les ont pas tentés ; mes collections passent en franchise et ne font quexciter à un très haut point leur hilarité et, par suite, leur bonne humeur. Jespère que mes instruments auront les mêmes prérogatives. Mais les espérances et les hypothèses même les plus plausibles sont souvent déjouées dans la vie humaine, et jen eus ce jour-là la triste preuve. En examinant mon théodolite, le chef des brigands voulait absolument prendre loculaire et sa petite monture en cuivre pour sen faire un embout pour sa canne ; jeus toutes les peines du monde à le dissuader de mettre à exécution ce projet, et encore je ny pus parvenir quen lui cédant une des grosses lentilles de mes jumelles de voyage, qui me servaient habituellement dallume-feu pour mes cigarettes, ainsi quun objectif de ces mêmes jumelles, quil mit immédiatement à lextrémité supérieure de sa canne. Enfin, jabandonnai la moitié de mes provisions, une partie de mon sel et toutes mes liqueurs alcooliques. À 6 heures, je quittais ces fahavalo devenus maintenant mes amis, et Sélim lui-même, leur chef, maccompagnait jusquau village dAntamotamo, me promettant formellement que je naurais plus rien à craindre deux jusquà ma rentrée à Tananarive. Il a scrupuleusement tenu cet engagement, et je nai plus vu de fahavalo dans cette campagne du nord de Madagascar. Avant darriver à Antamotamo, je serrai énergiquement la main de Sélim, en lui rappelant ses engagements, et je lui donnai encore sur sa demande (ces hommes sont insatiables) tout le tabac que javais sur moi. En approchant du village, les fahavalo et Sélim partirent dans le nord ; je les vis séloigner dans la brousse. Ils disparurent bientôt à mes yeux, et ma jumelle borgne ne pouvait guère me servir pour les suivre plus longtemps du regard.
En somme, ce nétait guère quune alerte. Cette attaque sétait dailleurs terminée dans dexcellentes conditions, et si jen étais quitte à si bon compte, cest, je le crois, à cause de lintervention des deux Arabes de Zanzibar qui étaient avec moi et qui avaient reconnu dans Sélim un de leurs coreligionnaires, mahométan peu zélé cependant, car il buvait fort bien mon absinthe. Selon mon habitude, javais accueilli mes deux Arabes depuis Belalitra avec quelque sympathie ; ils sen étaient souvenus et avaient causé  comme je lappris plus tard  avec Sélim en langue kisouaheli. La certaine sympathie que jéprouve pour toutes les populations musulmanes mavait encore une fois servi.
Au village dAntamotamo, je retrouve mes guides, qui étaient venus sy réfugier dès le commencement de lalerte ; ils avaient pu ramener avec eux un des soldats antimerina, les deux autres avaient été tués par la première décharge. Toute la nuit dans ce village il y eut de grands kabary entre mes hommes et les habitants du pays, conversations interminables dans lesquelles les porteurs racontèrent avec mille détails, tous plus mensongers les uns que les autres, et tous exagérés, bien entendu, lagression dont nous venions dêtre victimes.
Le lendemain 20 octobre, nous nous mettons en marche au lever du jour. Les arbres de la brousse sont plus touffus, plus rapprochés les uns des autres ; les petits buissons se touchent presque, les rofia sont très abondants, et de larges espaces sont couverts par les bararata (Phragmites communis), sorte de grands roseaux piquants très communs dans tous les terrains humides du versant ouest de Madagascar. Le sol est moins desséché, la végétation plus vigoureuse ; on voit que nous approchons dun grand fleuve dont les eaux fécondent ce pays. À neuf heures, nous arrivons au village dAndoamboary, résidence habituelle du roi sakalava Diriamana.
Ce souverain maccueille fort bien ; il me paraît assez intelligent, et semble comprendre les projets de voyage que je lui expose ; je lui fais dailleurs les plus beaux cadeaux qui me restent encore dans mes bagages, et nous sommes bientôt bons amis. Le Mahajamba, qui coule large et profond à deux heures du village, me sera facile à traverser, grâce aux pirogues que Diriamana va me procurer. Je quitte Andoamboary et je suis en deux heures sur les bords du fleuve. Il coule en cet endroit sud-sud-est, nord-nord-ouest ; sa largeur est de 80 mètres, sa profondeur supérieure en moyenne à 2 mètres.
Sur les cartes, la rivière appelée Béfanjava nest quun bras de mer qui part du fond de la baie de Mahajamba, et qui savance profondément dans les terres : ce nest donc pas une rivière, mais une sorte darroyo comme il en existe dailleurs en très grand nombre dans les baies qui découpent si profondément la côte nord-ouest de Madagascar ; en général ces arroyos, sortes de marais, ne sont bien pleins quà la marée montante. Dans cet arroyo de Béfanjava, leau atteint un village qui porte le même nom ; au delà ce nest plus quun petit ruisseau sans importance, à sec pendant la plus grande partie de lannée et quon appelle le Sambilahy.
En arrivant sur les bords du Mahajamba, nous trouvons trois pirogues à balancier que Diriamana nous avait fait préparer, et grâce à ces embarcations légères nous sommes bien vite sur lautre bord.
Le Mahajamba a un cours très lent ; son large lit, contenu par des berges sablonneuses, est encombré dîlots, de bancs de sable, sur lesquels des quantités invraisemblables de caïmans se prélassent au soleil. Nous ne marchons que fort peu aujourdhui, et nous nous arrêtons en amont et sur les bords du fleuve, près de quelques cases qui se trouvent dans un  immense champ de bananiers, nourriture principale des habitants de ce pays. Nous avons eu tort de ne pas nous éloigner davantage du fleuve, car sur ses bords et sous les bananiers nous sommes environnés dune nuée de moustiques. Jai déjà eu occasion de parler, dans de précédents chapitres, des puces, poux, punaises et autre vermine que lon rencontre malheureusement trop souvent sur la côte orientale et  sur le plateau central. Ces animalcules désagréables se trouvent moins fréquemment sur la côte ouest, mais ces parages possèdent en revanche des insectes aussi désagréables, ennemis encore plus redoutables, car leur nombre est effrayant : ce sont les moustiques. À lendroit où nous nous trouvons, il y en a des nuées ; aussi passons-nous la nuit à danser et à nous livrer à des mouvements désordonnés devant les grands feux de bois vert que nous avions allumés. Le lendemain, je suis très peu valide pour me mettre en route, et je suis persuadé que deux nuits comme celle-là donneraient de forts accès de fièvre à lEuropéen le plus robuste.
Le lundi 21 octobre, nous continuons dans la brousse notre route vers louest, et nous trouvons, une heure après avoir quitté les rives du Mahajamba, le petit village de Tsaramaso. À louest de ce village, les beaux satrana sous lesquels nous marchons depuis plusieurs jours ont disparu et sont remplacés par dautres satrana beaucoup plus petits, aux troncs toujours inclinés, aux feuilles épineuses. Je ne connais pas cette deuxième espèce de latanier, qui se trouve dans tous les environs de Majunga ; au lieu davoir des fruits ovoïdes comme les autres, ceux-ci ont de petits fruits trilobés, que les indigènes recueillent en grande quantité pour faire du rhum.
Après le village de Madirombohana, nous retrouvons les grands lataniers, et nous nous arrêtons à Ambohimena. Létape du soir nous conduit à Marokira.
Le mardi 22 octobre, toujours dans la brousse et dans les lataniers, la route se déroule dans le sable et largile rouge ; nous traversons une chaîne de collines peu élevées, mais couronnées sur leur sommet de quelques bouquets de bois. Derrière nous dans lest, la grande plaine du Mahajamba fuit vers lhorizon, qui est une ligne parfaitement droite ; nous traversons vers huit heures lAnjobajoba, rivière qui se jette dans la  baie de Mahajamba. Nous arrivons dans la soirée à  Manierenza. Le jour suivant, nous continuons, toujours dans la brousse, la route à louest, sous les grands lataniers. À cette étape du matin, je maperçois que le sol change peu à peu de nature : ce nest plus du sable et de largile rouge, cest un terrain marneux auquel succède bientôt une terre noirâtre où je trouve des roches calcaires.
À dix heures nous nous arrêtons à Bemakamba et le soir à Tanantafy. Depuis Manierenza nous sommes dans les États de la reine Anarena, reine de Marosakoa, gouvernant tout le pays qui sétend du nord de Majunga à la haie de Mahajamha.
Le jeudi 24 octobre, la brousse devient plus compacte, les arbres sont plus serrés, les buissons plus fournis ; on voit que nous approchons de la côte.
Ce pays, comme tous les environs de Majunga, offre une curieuse particularité au point de vue hydrographique. Il ny a plus en effet ces mille petits ruisseaux que lon rencontre à chaque pas sur le terrain granitique de Madagascar. Les cours deau sont remplacés ici par une série de petits étangs circulaires entourés dun rideau de verdure et que nous traversons à chaque instant sur notre route. À cette époque de lannée ils sont entièrement desséchés et ressemblent assez exactement à des arènes de cirque ; ces étangs, que nous voyons en grand nombre, sont vraiment caractéristiques de ce pays. On rencontre dailleurs beaucoup de ces mares plus ou moins circulaires dans tous les environs de Majunga, à Amparehingidro et à Ambatolampy notamment.
Vers dix heures, nous apercevons la colline sur laquelle est construite la maison du gouverneur de Majunga, et nous traversons dans les palétuviers un bras de mer qui nous en sépare. Cest justement marée basse et la marche est très facile sur le sol humide et compact. À midi nous descendons en ville, par lavenue du Rova. Je trouve près de lagent de France, M. Ferrand, qui remplissait alors les fonctions de vice-résident à Majunga, le plus bienveillant accueil. M. Ferrand ne veut pas que je descende ailleurs que allez lui, et pendant les huit jours que je suis resté là jai reçu de lui la plus gracieuse hospitalité ; quil me soit donc permis de le remercier bien sincèrement de sa bonne réception.
Majunga est une ville très différente des autres villes malgaches que javais vues précédemment ; elle a un cachet tout spécial de petite cité indo-arabe, qui vient faire une heureuse diversion à la monotonie du pays madécasse. Ces constructions nont rien de régulier, on y trouve tous les types : la case en satrana du Sakalava et du Makoa, la maison en terre ou la hutte en rofia de lAntimerina et, au centre de la ville, des constructions en pierres, spacieuses et relativement confortables, construites par les Indiens et les Arabes. La population est aussi très mélangée. Il y a dabord quelques Sakalava, mais ils y sont relativement peu nombreux, et pour la plupart nont à Majunga quune case où ils viennent loger quand les hasards de la vente de leurs produits les amènent dans la ville. Ils habitent presque tous, en temps habituel, dans les villages voisins ; il y a aussi un certain nombre dAntimerina, dont la plus grande partie est logée dans un village établi sur la colline à quelques centaines de mètres dans louest du fort. On remarque en outre une grande quantité dArabes et surtout de Comoriens, tous musulmans dailleurs, et qui se sont fixés à Majunga depuis fort longtemps : enfin, dans ces dernières années, beaucoup dIndiens sont venus sétablir ici, de Bombay principalement, et ces Indiens ont, comme les Antimerina, des esclaves Makoa, dont le nombre sélève chaque année et qui sont dailleurs traités fort durement. Il faut aussi mentionner une dizaine dEuropéens, des Français pour la plupart, fonctionnaires et commerçants. On voit donc que Majunga est une ville quelque peu étrangère à Madagascar non seulement par son aspect extérieur, mais encore par le fond même de sa population. La partie étrangère, qui comprend les Européens, les Arabes et les Comoriens sujets ou protégés français, les Indiens et Zanzibarites, sujets ou protégés britanniques, est de beaucoup la plus nombreuse et la plus importante, non seulement par sa quantité numérique, mais encore par sa situation commerciale, industrielle et politique ; aussi Majunga est-elle de toutes les villes de Madagascar celle où les Antimerina se sentent le moins chez eux : cest la porte ouverte de la grande île, et, comme je le montrerai dans le chapitre suivant, cest le commencement du chemin que doit suivre une expédition quelconque pour se rendre sur les hauts plateaux dans le pays des Antimerina. La ville occupe la partie occidentale dune sorte de grande presquîle formée, au nord de la baie, par des bras de mer qui senfoncent profondément dans lintérieur des terres, surtout à marée haute, et qui coupent les campagnes, au nord du côté dAmborivy, à lest du côté dAmparehingidro ; ces deux rivières deau salée, qui se perdent dans les palétuviers, laissent entre elles un isthme qui va du sud-est au nord-est, et sur lequel serpente la route qui conduit à Tananarive. La ville de Majunga est bâtie au bord de la mer, elle sétend est et ouest sur une longue plage de sable et de rochers ; la partie occidentale, la plus longue et la plus étendue, est formée entièrement de cases et de paillotes, cest le quartier de Marofotona ; là habitent principalement les indigènes sakalava et makoa et les Comoriens sujets et protégés français ; en allant vers louest, cest-à-dire au centre de la ville, on trouve les maisons en pierres des Indiens, Arabes et Européens ; à lextrémité orientale, du côté du large, se trouve un autre faubourg indigène nommé Marodoka ; cest là quhabitent les pêcheurs sakalava et comoriens, et cest aussi là que lon trouve la résidence de France, qui est une maison indienne louée à cet effet.
Par suite des courants violents du Betsiboka, des fortes marées et des coups de vent que lon observe sur cette côte principalement en février, il se passe à Majunga un phénomène bizarre, qui dans certaines circonstances peut devenir dangereux même pour les habitants. Je veux parler de lérosion du littoral par les eaux de la mer. Cette érosion, qui se fait plus particulièrement dans certains points, sans que rien puisse le faire prévoir, est très notable ; en temps ordinaire elle atteint plusieurs mètres par an, une dizaine environ, et dans certaines circonstances, des raz de marée ou des cyclones, par exemple, elle prend tout à coup des proportions véritablement effrayantes. Cest ainsi que, dans deux ans, ce quartier de Marodoka et cette maison de M. Ferrand, où je loge, auront totalement disparu, et que la mer aura gagné en cet endroit plusieurs centaines de mètres. Ces érosions sont dues tout simplement à la couche dargile assez puissante qui recouvre le terrain calcaire. Cette couche est minée à chaque marée par les lames : dans les gros temps, de nombreux éboulis se produisent, la mer gagne quelques pieds, elle mine de nouveau, et le travail de nivellement se poursuit. Par contre, en même temps que ce travail dérosion lent, mais continu, se produit à lentrée de la rade, il se forme dans le fond de la baie de grands dépôts de boue, et la vase gagne peu à peu. Cependant, telle quelle est, la rade de Majunga est encore aujourdhui lune des plus belles de Madagascar, et sans aucuns travaux, par la nature même des choses, la ville est appelée à devenir le port le plus important de la grande île. Son commerce augmente chaque année, et bien quil soit inférieur à celui de Tamatave, il est néanmoins considérable.
Par suite de sa position au milieu des marais, Majunga est un point très malsain de la côte occidentale, la chaleur y est excessive ; cest, je crois, après Maevatanana, lendroit le plus chaud de lîle ; la vie matérielle y est aussi un peu plus chère quailleurs ; cela tient à une plus grande rareté des produits alimentaires, dans ce pays très peuplé. On boit de leau des puits, qui sont presque tous creusés non loin du rivage ; cette eau malsaine, souvent saumâtre, est toujours désagréable au goût.
Je mets à profit la semaine que je passe à Majunga pour compléter mes notes et faire de nombreuses photographies. Il existe à Marofotona les ruines dune ancienne mosquée arabe, que lon dit remonter à trois siècles ; des ruines également musulmanes se trouvent à Ambatolampy, petit village situé au fond de la rade : toutes témoignent de létat de prospérité et de force dont jouissait le Bny avant la conquête antimerina. Majunga, comme beaucoup dautres villes de la côte ouest, a reçu de nombreuses colonies musulmanes, qui ont imprimé aux constructions, aux murs et coutumes des habitants un cachet particulier quon chercherait en vain, partout ailleurs, à Madagascar.
Le mercredi 30 octobre, je fais mes adieux à M. Ferrand, chargé de la vice-résidence de France, et à M. Garnier, un de nos compatriotes, notable commerçant dans la ville, en les remerciant encore une fois de laccueil si gracieux quils ont bien voulu me faire, et dans laprès-midi je me mets en route pour Tananarive.
XV
La pierre de Radama.  Les tombeaux arabes.  Influence de lislamisme à Madagascar.  Les fady mahométans et les amboalambo.  Les sultans et les premiers ministres arabes de la côte ouest.  Les mokonasy, satrana et botana.  Dans les palétuviers.  Les dépôts fluviatiles de la côte ouest.  Alluvions et palétuviers.  Camp retranché dAmbohitromby.  Maevarano et les moustiques.  Marovoay, la ville et ses habitants.  Chez le capitaine de la douane.  Musique antimerina.  Ambohibary.  La statue dAndrontsy.  Chez la reine de Trabonjy.  Passage de la Betsiboka.  Amparihibe et Maevatanana.  Malatsy.  Fièvre rebelle.  Arrivée sur le plateau central.
La route de Tananarive part du quartier européen de Majunga, cest-à-dire de la partie centrale de la ville, puis, contournant quelques huttes indigènes, placées entre la ville européenne et la colline du Rova, elle senfonce sous un massif de manguiers, de cotonniers, et de botona, qui, au nord de Marofotona, forme un joli bois, promenade des plus agréables à Majunga, où dailleurs beaucoup de commerçants européens et indiens ont de petites maisons de campagne nommées dans le pays bostana. Après avoir passé sous ces frais ombrages, on entre brusquement dans la brousse, et lon sélève un peu pour contourner le versant septentrional de la colline du Rova, et séloigner de la rade vers le nord-est. En cet endroit, je rencontre un fanataovana, tas de pierres de forme allongée, nommé par les Antimerina VatondRadama, dont lorigine remonte, dit-on, à lépoque de la conquête du Boeny par ce prince ; plus loin, sur la droite, et entourant les dernières maisons de Marofotona, à lombre des grands manguiers et des botona, sont construits beaucoup de tombeaux arabes.
Jai déjà dit quelques mots dans le chapitre précédent de linfluence quexercent sur les côtes ouest de Madagascar les Mahométans, Arabes, Zanzibarites, indigènes des Comores. Celte influence qui, selon toute probabilité, a dû être très grande dans les siècles précédents, a été fortement amoindrie par les conquêtes antimerina dune partie de la côte nord-ouest, et par les postes militaires quils ont créés dans le sud ; mais, à mesure que les Sakalava revendiquent leur indépendance, à mesure que, par la guerre de partisans incessante quils font aux Antimerina, leur ancienne puissance se relève au détriment de ces derniers qui lâchent pied peu à peu, ils font des prosélytes plus nombreux, et linfluence mahométane suit maintenant une marche ascendante, lente mais continue. Pour qui connaît les populations malgaches, ce fait est très logique et sexplique aisément. Chez le Sakalava, la mode est à lislamisme pour deux raisons principales : la première est purement religieuse ; la seconde est dordre plus spécial aux populations madécasses. Lislamisme, religion simple, avec sa logique toute matérielle, joserai dire, plaît essentiellement aux noirs. De plus, pour le Malgache, comme elle contient des fady, il sempresse vite de ladopter. La deuxième raison milite plus puissamment encore en sa faveur. Le Malgache est un noir ordinaire, et, comme tous les gens de cette race, il méprise profondément ceux qui sont plus foncés que lui ou quil croit tels, car il aime à se faire à ce sujet de grandes illusions. Le Malgache de la côte ouest est en contact, dune part avec les Makoa, quil traite de « sales nègres », et dautre part avec les musulmans, quil considère comme des vazaha, cest-à-dire que, dans son intellect rudimentaire, il lient pour des êtres dune essence supérieure à lui  les musulmans ne manquent pas dencourager une telle pensée  et il cherche, bien entendu, à sen rapprocher, sinon à les égaler, pour bien marquer surtout la différence qui existe entre eux et les « sales nègres ». Le Malgache se fait donc musulman, shabille comme les disciples du Prophète ; pour un peu, il ferait croire que sa famille habite la Mecque et quil est charifou (descendant de Mahomet). Cest surtout à ce mobile orgueilleux quobéissent les Malgaches en se faisant musulmans. Ils croient changer de peau. Quoi quil en soit, les musulmans étrangers exploitent hardiment ce côté faible du caractère malgache. Ils sinsinuent vite dans leurs bonnes grâces, et les conduisent par la religion. De là à devenir leurs chefs il ny a quun pas : il est vite franchi. Aussi voit-on sur la côte ouest toutes les reines et les roitelets sakalava qui se partagent cet immense territoire avoir pour ministres, pour hommes dirigeant leurs affaires, des musulmans dorigine étrangère. Quelques pays même, aux environs de la baie de Mahajamba par exemple, ont de véritables sultans comme souverains. Les Ben Ali, les Ben Mohammed, les Ben Abdallah sont donc très fréquents sur la côte ouest, mais vous êtes très étonnés dapprendre que leurs pères étaient de vulgaires Rakoto, Ranaivo, Rainifringa. Ces Arabes, qui jouissent dune si haute considération, nont le plus souvent darabe que le nom quils se donnent. Sil y a parmi eux quelques indigènes de Sour ou de Mascate, la plupart sont tout simplement des Comoriens ou des nègres du Mozambique. Ils parlent du reste tous le souahéli, la langue des Grands Lacs ; excessivement peu connaissent larabe, mais le Malgache ny regarde pas de si près : il a fait comme les Comoriens, qui, eux aussi, voulaient devenir Arabes, alors quils nétaient que de vulgaires nègres du Mozambique. Maintenant toutes leurs familles habitent la Mecque, Médine ou autres lieux saints. Ils viennent dAndafy, donc ils sont vazaha.
Les tombeaux arabes que nous voyons sur notre droite sont des quadrilatères en maçonnerie, portant aux quatre angles une sorte de petite pyramide peu élevée, au bord intérieur taillé en petites marches égales, au bord extérieur taillé à pic daplomb, et au niveau du mur denceinte ; je vois également deux vieilles citernes, restes probables dune ancienne mosquée ou dune ancienne maison arabe qui se trouvait près de la route.
En somme, en dehors de cette satisfaction très platonique quéprouvent les musulmans de Madagascar à se croire des vazaha, lislamisme a peu changé leur manière dêtre ; les petits côtés de cette religion les ont immédiatement séduits, cest vrai ; aussi en ont-ils pris bien vite tous les fady, sauf un cependant, celui concernant les liqueurs fermentées, que peu dentre eux  suivant en cela lexemple des Arabes eux-mêmes  observent scrupuleusement. Quant aux préceptes du Coran, aux grandes idées quil renferme, cela demeure lettre morte pour lhomme de couleur et pour le Malgache en particulier. Pour lui lislamisme, comme pour les nègres des Comores, consiste exclusivement à ne pas toucher au chien et au cochon, ces animaux impurs.
Dans tout louest de Madagascar, les Antimerina sont appelés amboalambo (« chiens-cochons ») ; cette désignation nest pas à proprement parler, comme certains voyageurs lont dit, un terme de mépris, employé par les vaincus pour désigner leurs vainqueurs. Elle indique tout simplement, dans lesprit des Sakalava, des gens qui nobservent pas le grand fady de lislamisme et qui touchent à ces animaux.
Mais nous voilà maintenant loin de la ville, dont les maisons blanches se détachent vigoureusement derrière nous dans le bleu de locéan. Un rideau de verdure lentoure, nous venons à peine de le traverser ; à notre gauche sélève la colline du Rova, dont les contreforts sont encore couverts de beaux manguiers ; à notre droite, un terrain, couvert dargile rougeâtre, dissimulé à peine sous un maigre gazon, doù émergent parfois quelques gros bouquets de mokonasy, descend en pente douce vers les dernières maisons de Marofotona. Devant nous, cest la brousse. Les arbres isolés sont rares, les grands satrana, les botana ont disparu, ce ne sont plus que de chétifs buissons. Le pays est relativement plat ; il y a bien quelques petites ondulations de terrain, mais chacune delles a à peu près la même hauteur, et elles sont très rapprochées, ce qui ne permet pas de les distinguer à une certaine distance. Cependant au loin surgissent deux ou trois mamelons, couverts de beaux manguiers, à lombre desquels sélèvent quelques cases : Andrehitra et Amhoaboaka-Kely. Dans le lointain se profilent à lhorizon, à droite les collines de Pahazony, à gauche au contraire une immense plaine de verdure qui sétend à perte de vue : cest lembouchure de la Betsiboka avec ses forêts de palétuviers. Le chemin est pénible pour les hommes, qui se blessent douloureusement les pieds aux roches calcaires coupantes encombrant le sentier ; la chaleur est très forte.
Cette route de Tananarive ne va pas vers le nord-ouest comme je le croyais, pour suivre la ligue des hauteurs que javais longées en venant dAntanantafy, et qui constitue cette espèce disthme qui réunit Majunga au pays voisin. La route de Tananarive ne fait pas un si grand détour, elle savance directement vers le nord-est, et passe dans les palétuviers. À marée basse, cela est parfait, et lon marche avec facilité sur ce sable mêlé de vase et durci par le soleil ; mais à marée haute, avec de leau jusquau ventre, on patauge péniblement dans une boue infecte.
Au sortir des palétuviers, nous reprenons notre route dans la brousse, et nous arrivons bientôt à Amparehingidro.
Cest un village dune douzaine de cases ; jy remarque dans les alentours plusieurs petits lacs et étangs dune formation analogue à celle que javais observée près dAntanantafy. Ces réservoirs deau douce sont très précieux pour les habitants, car il ny a pas de sources dans la région, et leur voisinage permet aux indigènes de se livrer à quelques cultures maraîchères, qui leur ont été enseignées par les Européens de Majunga.
Le jeudi 31 octobre, nous marchons dans un pays relativement boisé ; cest encore la brousse, mais la végétation est plus active et les incendies quallument constamment les indigènes ont respecté un plus grand nombre darbres. Nous sommes toujours en terrain secondaire, et je ramasse sur mon chemin un grand nombre de petites pierres calcaires, semblables à des bâtonnets.
Vers dix heures, nous arrivons à Ambohitromby, grand camp retranché, construit pendant la dernière guerre.
En quittant Ambohitromby, nous marchons plus au sud, et à notre droite nous voyons bien maintenant le fond de la baie de Majunga et les maisons blanches de la ville, lembouchure de la Betsiboka, plusieurs des bras qui la constituent, les îles et surtout la belle venue des palétuviers qui recouvrent toute cette vallée. Ambohitromby, établi sur une hauteur dominant la route et toute la vallée, est une bonne position stratégique. Malheureusement la place manque deau, et lon est obligé de laller chercher à une assez grande distance. Ce défaut est dailleurs commun à tous les forts et postes militaires antimerina, qui, édifiés sur les sommets, sont assez éloignés des sources qui les alimentent. Le soir, jallai coucher à Maevarano, village situé sur les bords de la Betsiboka. De ce village, je comptais arriver en un jour de marche à Marovoay ; javais choisi cette route par terre, pour me rendre compte du pays et pour les besoins de ma mission : généralement les voyageurs qui montent à Tananarive vont à Marovoay par le fleuve Betsiboka ; la traversée en pirogue ou en boutre est assez courte, et le voyage beaucoup moins pénible.
Il faut neuf heures trente minutes de marche pour aller de Majunga à Maevarano. Pendant tout ce temps la contrée reste sensiblement la même : ce nest pas une plaine à proprement parler, mais cest un terrain relativement plat. Quelques coteaux et monticules peu élevés y forment de longues ondulations à pentes douces ; une ligne de collines de 150 à 200 mètres de hauteur limite lhorizon dans le nord-est ; dans le sud-ouest, au contraire, le plateau sabaisse insensiblement, pour aller se perdre dans la vallée de la Betsiboka. Néanmoins, partout la vue sétend à une assez grande distance, et le chemin suit toujours un terrain découvert. La végétation de cette région est représentée par des arbres isolés, des buissons çà et là, et surtout par des lataniers épineux qui croissent partout ; il ny a pas de taillis, si ce nest près de la Betsiboka, à 2 ou 3 kilomètres de la route, où les palétuviers forment une véritable forêt.
Maevarano, où nous passons la nuit, est une agglomération de quarante cases environ, entourée dune enceinte de troncs darbres. Ce village, qui est à une altitude de 20 mètres, est peu éloigné de lestuaire du Betsiboka ; avant darriver à Maevarano, on traverse une petite rivière, premier affluent de droite de la Betsiboka. Cette rivière était desséchée à cette époque de lannée, et pendant la saison des pluies elle se traverse à gué, avec la plus grande facilité.
Le vendredi 1er novembre, une étape va nous conduire à Marovoay ; on compte sept heures de marche de Maevarano à Marovoay ; la contrée est semblable à celle que javais traversée les jours précédents, moins accidentée encore ; cest une grande plaine à peine ondulée par de petits mamelons ; le sol est très caillouteux, cest toujours la brousse comme végétation. Les lataniers y sont en grand nombre, et à côté du grand satrana, au tronc uni et élevé, poussent des touffes de petits satrana épineux, quon distingue facilement de loin de la première espèce, dabord par leur plus petite taille, et ensuite parce que leurs troncs rugueux, toujours penchés, ne sélèvent jamais verticalement comme celui du grand latanier. À 12 kilomètres dans le nord de Marovoay, et après avoir dépassé le village antimerina de Miadana, nous arrivons sur les bords de la rivière Andranolava, quil nous faut traverser pour continuer notre route. Le passage est long, car pour toute ma caravane nous navons quune petite pirogue quun pêcheur de crabes a bien voulu nous louer. LAndranolava roule des eaux jaunâtres, il na quun très faible courant : la marée monte encore, les berges dargile rouge détrempées par les changements quotidiens du niveau de leau sont pénibles à franchir, et lon enfonce profondément dans cette bouillie rougeâtre. De lautre côté de lAndranolava, nous marchons quelque temps dans la même contrée quauparavant, faisant route sur un massif de manguiers, dont la verdure annonce au loin les premières maisons de Marovoay. Vers 2 heures, nous entrons dans la ville.
Marovoay est une des grandes agglomérations de la côte ouest ; elle est sensiblement aussi peuplée que Majunga, et compte 4 000 habitants environ. La ville est orientée sud-est-nord-ouest et les maisons se disposent à peu près symétriquement de chaque côté dune longue avenue qui sétend dans cette direction. Les habitations de la ville sont, comme à Majunga, dordre très composite ; il y a des maisons en pierres, construites et habitées par les Indiens et les Arabes, gros négociants du pays, puis des maisons en torchis et en terre occupées par les Antimerina, enfin des cases en roseaux où se logent la population sakalava et les esclaves malgaches et africains, qui sont ici en assez grand nombre. Une petite rivière, qui porte le même nom que la ville, passe au sud de Marovoay ; ce cours deau nest pas très large, mais il est profond et permet, en tous temps, aux boutres et aux embarcations de remonter jusquà Marovoay. Aux deux extrémités de la ville, surtout du côté ouest, par où nous sommes arrivés, sélèvent de beaux manguiers. Ces arbres magnifiques donnent à la ville un cachet tout particulier. Parallèlement à la rivière, et du côté du nord, sélèvent deux ou trois collines aux flancs assez escarpés ; sur leur sommet, les Antimerina ont édifié leurs postes militaires.
Le commerce de Marovoay noffre rien de particulier à signaler. Les principaux négociants de Majunga, Européens et gens de couleur, y ont presque tous des comptoirs ; ils y vendent leurs produits et retirent ceux de la région. Dans ces terres basses de la Betsiboka, la plaine est couverte tous les ans par des alluvions fertiles quamènent les grandes eaux, il y a de nombreuses rizières. Marovoay est un peu le centre de cette production, et chaque année, au moment de la récolte, on y achète beaucoup de riz non décortiqué. En cet état ce produit se conserve bien et peut supporter de grands voyages. On en amène de grandes quantités à Majunga, et de là on envoie ce riz aux Comores, à Mayotte et sur les côtes dAfrique. Lindustrie de Marovoay est exclusivement entre les mains de quelques Indiens, qui fabriquent de la poterie de mauvaise qualité avec de largile rouge des environs. Ces cruches, ces sadjoa, comme les appellent les indigènes, leur servent dans les cases à conserver leau douce de consommation journalière. Je suis logé dans la maison du capitaine de la douane, un Antimerina de type presque pur. Cest lui qui reçoit les étrangers. Sa maison en torchis est très confortable. Quon en juge : du papier peint tapisse toutes les pièces, des plafonds en toile sont tendus, des rideaux accrochés aux fenêtres, des couverts, de la porcelaine, une table. Pour un explorateur, cest un palais.
Le gouverneur de Marovoay possède un orchestre composé de huit exécutants, qui nous régale dun concert. Le samedi 2 novembre, je quitte la ville au lever du jour, en prenant vers lest la grande avenue. Quelques minutes après, nous nous arrêtons sur les bords de la rivière de Marovoay, en face du village dAmbohibary. Cette rivière, encaissée, mais très profonde, ne peut se traverser quen pirogue. À marée haute cette traversée est déjà pénible, mais à marée basse elle est hérissée de difficultés, lorsque les eaux se sont retirées et ont mis à découvert sur une assez grande largeur les deux rives boueuses dargile dans lesquelles il nous faut patauger, pour aller de la terre ferme à nos pirogues. De lautre côté du Marovoay sétend la grande plaine dAmbohibary, transformée tout entière en rizière par les indigènes. Au moment des pluies cest un passage très difficile ; on ne peut suivre les levées de terre qui séparent les rizières et qui ont presque partout été enlevées par les grandes eaux. Il faut donc patauger dans une boue infecte, dans laquelle on enfonce jusquau ventre. À lépoque où nous nous trouvons, ces difficultés ont disparu, mais elles ont été remplacées par dautres, non moins pénibles à vaincre. De nombreuses flaques deau restent encore dans les rizières, ce qui nous oblige à de grands détours. De plus, le terrain découvert doù les eaux se sont écoulées a été desséché par un soleil torride, et de grandes crevasses sinueuses se sont formées dans tous les sens ; nous ne pouvons les enjamber quavec les plus grandes difficultés, car elles sont profondes, et leurs bords taillés à pic cèdent à la moindre pression ; cette plaine doit sétendre très loin à lest et à louest, mais les limites nous en sont cachées par des fourrés de bararata. Devant nous, un rideau sombre de verdure la limite vers le sud-est ; nous sommes bientôt à la limite de ce petit bois, qui semble sétendre assez loin vers le nord et le sud, et qui constitue la petite zone forestière de cette partie de la côte. Ce ne sont pas de hautes futaies, cest plutôt un taillis, où la marche est difficile, et le chemin est coupé à chaque instant par les lianes et les plantes grimpantes qui saccrochent ou qui pendent aux arbres dont la route est bordée. Aussi, pour pouvoir marcher avec plus de facilité, empruntons-nous le lit desséché dun ruisseau qui court parallèlement à notre route. Vers 11 heures nous arrivons à Androntsy.
Cest un village sakalava de 15 cases. Il est très pauvre. On y trouve un carré formé par une enceinte de forts pieux en bois, qui renferme le tombeau dune ancienne reine du pays. Je demande son nom. Il est fady de me le dire.
Dans la case où sont mes appartements, si jose mexprimer ainsi, est une statuette en bois grossièrement sculptée et habillée à la mode indigène ; elle représente lancienne reine, et est lobjet dune vénération toute spéciale des habitants du pays. Ces figures grossières, images dun bon ou dun mauvais génie, ou encore dun défunt, ne sont pas communes à Madagascar : cest la première fois que jen voyais ici, et je nen ai plus revu que dans certaines tribus du sud, chez les Antanosy en particulier.
Dans lenceinte palissadée qui contient le tombeau de lancienne reine il y a beaucoup dautres tombes, qui ont la forme de pyramides quadrangulaires. Mais ces pyramides, au lieu dêtre constituées, comme chez les Betsimisaraka, par de petites baguettes de bois mises les unes à côté des autres, sont édifiées chez les Sakalava avec de forts madriers. Il existe autour du village et dans la forêt qui lenvironne dautres types de sépultures sakalava ; ce sont des parallélépipèdes rectangles, sur quelques-uns desquels (pour les gens de marque probablement) on a plaqué de petites dalles de granit ; sur dautres (pour des gens de condition inférieure) on sest contenté de disposer tout simplement un lit de cailloux de quartz. Quoi quil en soit, on voit sélever à une des extrémités de ces tombeaux, le plus souvent tournée vers lest, une grosse pierre qui indique lemplacement de la tête du mort. Nous passons laprès-midi au village ; la chaleur est tellement forte quil nous serait impossible de traverser pendant 7 heures la grande plaine aride qui nous sépare de Befotaka. Vers 6 heures, au lever de la lune, nous quittons Androntsy ; nous marchons pendant une heure pour sortir du bois, puis, pendant longtemps, dans une grande plaine couverte de vero, doù émergent çà et là de petits bouquets de lataniers nains. À minuit, nous arrivons à Befotaka.
Laccès de ce misérable hameau de cinq ou six cases est difficile, périlleux même ; il nous faut traverser, sur une longue branche darbre, une rivière de boue encaissée entre deux parois rocheuses taillées à pic. Au milieu de la nuit, ce nest que par des prodiges déquilibre que nous pouvons franchir heureusement ce passage difficile. Le lendemain, une petite étape me conduit à Ambato. À peu de distance de Befotaka, je me suis arrêté au village sakalava de Trabonjy, où je nai pu résister aux sollicitations pressantes de la reine, qui veut absolument me faire entrer dans sa case royale ; cest une bonne vieille ; un Islam, investi des hautes fonctions de premier ministre, lassiste dans lart si difficile de gouverner les peuples. Dans lest-nord-ouest de Trabonjy, les Antimerina ont édifié le poste militaire de Mahatombo, qui continue la série de ceux qui sont échelonnés de Majunga à Mevatanana.
De Trabonjy, deux heures de marche nous conduisent à Ambato. Cest un village important de la région ; il est habité en majeure partie par des Antimerina. On y trouve aussi, comme dailleurs dans toute cette région, quelques familles antakara et des Antalaotra, métis de Sakalava et dIndiens et de Sakalava et dArabes.
Le lundi 4 novembre, nous traversons, à quelques minutes de marche dAmbato, la rivière Ikamoro, dont le confluent avec la Betsiboka est à 1 kilomètre à lest du gué ; puis nous continuons notre route le long des rives de la Betsiboka. Ici son cours est parsemé dîlots et de bancs de sable. Dans la soirée, nous arrivons à Bepako, misérable hameau de six ou sept cases.
Le mardi 5 novembre, nous continuons dans la brousse, et à 9 heures nous arrivons à un gué de la Betsiboka. Nous devons atterrir de lautre côté, dans une île formée par deux bras du fleuve. Dans cette île, en haut dun gros mamelon que nous voyons dici, est le village dAmparihibe. La traversée de ce bras de la Betsiboka se fait sans incidents dans de larges pirogues, et de lautre côté du fleuve, après avoir traversé un grand fourré de bararata, nous montons à Amparihibe.
Cest, comme Ambato, un gros village antimerina, où il ny a que fort peu de Sakalava : ceux-ci ont quitté en masse cette contrée, par crainte des corvées.
Le lendemain, une petite étape nous conduit à Mevatanana ; au sortir dAmparihibe, nous avons traversé le deuxième bras de la Betsiboka. La contrée a une végétation beaucoup plus pauvre, les arbres sont plus rares. On voit que nous sommes sur les confins de la région des brousses, et bientôt, lorsque nous aurons quitté les pays sakalava, nous serons en pays antimerina, dans la zone dénudée. Aux environs de Mevatanana, le pays est très accidenté, les pointements rocheux sobservent fréquemment. Dans les éboulis dargile on remarque des filons de quartz, entre des couches de schistes cristallins. Le village de Mevatanana est le plus important de ceux que lon rencontre en allant de Marovoay à Tananarive. Le gouverneur de la ville, Ramanbazafy, me loge dans une maison convenable. Ramanbazafy, en même temps quil commande à Mevatanana, est le gouverneur de toute la contrée. Dans les entretiens que jeus avec lui, il me parut être un homme fort intelligent ; malheureusement, les lourdes corvées quil impose à ses administrés nont pas rendu son nom bien populaire dans le Boeny ; il est craint mais détesté dans toute la contrée, aussi bien par les Antimerina que par les Sakalava.
Mevatanana est bâti sur une hauteur, colline escarpée par les ravinements de largile rouge dont elle est formée, à pic de tous les côtés, surtout du côté de louest. On entre dans la ville par deux passages, où sont construites deux portes grossières ; il est assez difficile de pénétrer dans Mevatanana sans passer par ces deux portes, tant par suite des fortifications, haies de cactus, palissades que lon a édifiées, et des fossés que lon a creusés, quà cause des ravins formés naturellement dans largile tout autour de la ville. Ces ravins ont dailleurs une grande profondeur. Le village compte environ 1 500 habitants ; on remarque une rue principale, est et ouest, bordée de cases, dont quelques-unes sont en terre ou en briques crues ; celles-ci, plus confortables, abritent ou des Antimerina commerçants ou quelques Indiens qui sont venus sétablir ici pour acheter des produits (cuirs, caoutchouc et rofia) et vendre leurs marchandises (cotonnades, armes, quincaillerie).
Depuis Majunga jusquà Mevatanana, le chemin est très beau et suit un terrain plat. En effet, Mevatanana, qui est situé à une distance considérable de Majunga, nest quà 170 mètres daltitude ; cest dire que la pente est insensible. Malheureusement le village, qui se trouve non loin de la Betsiboka, est en ce pays découvert un des points les plus chauds et les plus malsains de Madagascar. Jen devais faire moi-même la triste expérience ; jy contractai, en effet, les germes de la malaria, et si jusqualors javais pu, plus heureusement que mes compagnons, échapper aux fièvres de Madagascar, cette première atteinte devait me frapper plus profondément. Mes porteurs, suivant lusage, avaient voulu sarrêter un jour ou deux à Mevatanana, où ils rencontraient un grand nombre de leurs compagnons. Jeus beaucoup de peine à les en dissuader, javais de violents accès fébriles, qui me faisaient désirer ardemment darriver à Tananarive, terme de ce voyage.
Le jeudi 7 novembre, nous continuons notre route, longeant le fleuve sur la rive droite ; mais ce grand cours deau nest plus la Betsiboka, cest son grand affluent de gauche lIkopa, dont nous avons dépassé le confluent après Amparihibe. La contrée est très rocheuse, et, comme dans les environs de Mevatanana, la végétation est très peu active. Vers 10 heures nous sommes à Tsarasaotra. Ce village, qui compte 35 cases environ, est bâti comme dhabitude sur une hauteur. Nous avons laissé Ambodiroka à louest ; lIkopa, distant de nous denviron 1 kilomètre, nest plus navigable, ni même flottable : son lit est obstrué de gros rochers, sur lesquels les eaux se brisent en tourbillons décume.
Le vendredi 8 novembre, nous nous mettons en route sous la pluie : cest la première que nous ressentons depuis que nous avons quitté les forêts de lest ; mais nous nous rapprochons du plateau central, où la saison des pluies commence en novembre. Nous suivons lIkopa, et nous passons en vue des îles de Nosy-Fito, le barrage important le plus bas de cette grande rivière. Puis, ayant darriver au village de Mandimbody, nous traversons deux affluents de lIkopa, lun lAndranokély, lautre le Mandimbody. Enfin à midi nous arrivions à Ampasiry, gros village fortifié, entouré de plantations de cactus, de fossés et de palissades.
Le samedi 9 novembre, après avoir traversé au sortir du village la petite rivière dAmpasiry, nous suivons la vallée du Marokolohy, et nous nous arrêtons à un village du même nom. Dans la soirée, continuant notre étape, nous gagnons Malatsy. Ce village a des fortifications très complètes, et lon ny peut pénétrer quaprès avoir franchi quatre portes successives. À Malatsy, les fièvres dont jéprouvais de violents accès depuis quelques jours redoublèrent encore dintensité, je ne pouvais me mouvoir que très difficilement, et je dois rendre hommage aux bons soins que me prodiguèrent mes porteurs dans cette pénible occurrence. Pendant les jours qui suivirent, il me fut presque impossible de continuer mes observations, et je dus men remettre complètement à mes hommes pour continuer mon voyage jusquà Tananarive. À Malatsy on retrouve les maisons en terre des Antimerina ; le lendemain, ce sont les pierres levées, toute végétation a disparu. Nous sommes en pays hova dans la zone dénudée. La partie la plus intéressante de ce voyage dans le nord et louest est terminée.
XVI
Malatsy.  Le mont Andriba.  Alakamisy.  Un enterrement sakalava.  Manifestation de la volonté du mort.  Tombeaux des Sakalava.  Fanataovana sakalava.  Ampotoka.  Kinajy.  Arrivée sur le plateau central.  Retour à Tananarive.  Préparatifs du fandroana.  Course de bufs à Andohalo.  Le bain de la reine.  Au palais, la cérémonie.  Le jaka.  Salve dartillerie.  Aspersions saintes.  Les visites.  Musique et jeux antimerina.  Le fanorona.  Préparatifs de départ pour le sud.  Nous quittons Tananarive.  En route pour Fianarantsoa.
Le dimanche 10 novembre, je quitte Malatsy, porté en filanzana. La fièvre ne ma pas quitté, et, malgré la grande consommation de quinine que je fais, les accès semblent augmenter dintensité. En sortant de Malatsy, nous traversons le Kamolandy, affluent de droite de lIkopa. Beaucoup de ruisseaux barrent la route. Cette zone dénudée est dailleurs très riche en eaux vives, comme il est de règle dans tous les pays granitiques.
Le sentier que nous suivons passe à 800 mètres au nord du mont Andriba. Près du premier contrefort méridional de ce mont sont groupés quatre villages, pauvres aujourdhui, mais très peuplés autrefois. Ce sont : Antsahamena, 8 cases ; Alakamisy, 12 cases ; Maroharona, 20 cases. Le village dAlakamisy était autrefois le siège dun marché très important ; cétait le rendez-vous des caravanes de porteurs venant, les uns de Tananarive, les autres de Majunga. Depuis quelques années Alakamisy a subi le sort de tous les autres villages du Boeny : il sest dépeuplé peu à peu. La crainte de lourdes corvées en est la seule raison. Quelques personnes font entrer aussi en ligne de compte les brigands, qui rendent très peu sûres les routes par lesquelles on pouvait y amener des marchandises ; mais il ne faut pas oublier que lexistence même de ces fahavalos nest quune conséquence immédiate des lourdes corvées qui pèsent sur le peuple, surtout dans ces régions. Au sud dAlakamisy et de Maroharona, nous traversons le Mamokomita, dont nous suivons pendant quelque temps la profonde vallée. Là, ma caravane est arrêtée par le convoi dun mort sakalava, que lon porte dans le nord. Le corps du défunt, roulé dans des nattes épaisses, elles-mêmes recouvertes de lambas de soie, est porté sur une sorte de civière par huit vigoureux gaillards. Ces gens, qui viennent de fort loin, du sud du Menavava, sur la rive gauche de lIkopa, semblent supporter vaillamment les longues marches quils viennent de faire. Ils crient et gesticulent ; de temps en temps, ils reviennent sur leurs pas, puis se dirigent tantôt à droite, tantôt à gauche du sentier. Je les crois ivres, il nen est rien. Cest encore une coutume sakalava qui va mexpliquer leurs allures étranges. En effet, dès quun Sakalava a rendu le dernier soupir, on procède immédiatement à son ensevelissement et à sa toilette mortuaire ; puis on le conduit provisoirement quelque part, dans la maison de ses proches ou généralement dans la sienne ; lenterrement proprement dit naura lieu que beaucoup plus tard. Quoi quil en soit, dans ce premier transport du défunt, les porteurs du cadavre prétendent que le mort les dirige vers lendroit où il veut aller, par les petits coups quil leur donne. En frappant ou en retenant tantôt dun côté, tantôt dun autre, il leur montre la direction quils doivent suivre. Les porteurs de ce Sakalava obéissaient donc aux indications que leur donnait leur mort ; mais je pense que ces indications devaient être fort contradictoires, car, chacun prétendant les entendre, ils entraînaient la civière tantôt à droite, tantôt à gauche, sélançaient en avant pour revenir immédiatement sur leurs pas. Dans ces conditions, ils faisaient fort peu de chemin en ligne droite. On ma raconté que, dans un cas semblable, où lon avait transporté dans une civière mortuaire un Sakalava qui navait pas encore expiré, les porteurs, sentant les chocs produits par le moribond qui se débattait dans les nattes qui lenserraient, avaient cru tout simplement à ces indications posthumes ; au lieu de transporter le corps vers le nord, comme ils en avaient lintention, ils lavaient ramené à son point de départ, et avaient même continué vers le sud, parce quils avaient senti encore quelques mouvements ; ils avaient marché sans cesse, sans trêve ni repos, tant que le prétendu mort avait semblé sagiter. Lorsque enfin, étouffé sous ses lambas, il eut, vraiment cette fois, rendu le dernier soupir, les porteurs sarrêtèrent exténués. Le mort, ou celui quils avaient cru tel, les avait conduits, pensaient-ils, au lieu quil avait choisi pour sa sépulture ; ils lavaient donc enterré là, et sen étaient revenus dans leur village.
Les tombeaux sakalava du Boeny ne sont pas, comme chez les Antimerina, des caveaux de famille : ils en creusent généralement un pour chaque individu. Cest un simple trou en forme de rectangle allongé ; il nest pas très profond, 1 mètre environ. Au fond, on couche le corps, la tête tournée du côté de lorient, puis on comble la fosse. À la surface du sol sélève un tertre peu élevé, pyramide quadrangulaire de terre argileuse sur laquelle on plaque quelques pierres plates, en ayant soin den réserver la plus grande pour lélever à lest du tertre du côté de la tête ; souvent les parents du mort, en venant visiter son tombeau, déposent sur ce tertre de petits cailloux de quartz.
Ainsi chez les Sakalava nous retrouvons quelques traces de cette espèce de culte de la pierre si répandu chez les Antimerina. Les Sakalava nont, il est vrai, ni pierres levées, ni fanataovana ; mais ils ont quelque chose danalogue à ces tas de pierres que les voyageurs forment peu à peu sur les bords des routes fréquentées. Lorsque lun dentre eux voyage sur une route, ou quil suit un sentier, souvent, pour que son voyage soit heureux, il ramasse un caillou, une petite pierre, et la place à lintersection de deux branches du buisson voisin. Dans tout le Boeny, notamment dans les environs de Majunga, jai fréquemment observé ces pierres placées dans les branches des buissons qui bordent les sentiers. Souvent aussi le Sakalava agit autrement : sur un gros rocher qui se trouve à proximité dune route quelquefois suivie, il place une grande quantité de petits cailloux, puis il plante verticalement au milieu deux un bâtonnet, à lextrémité supérieure duquel flotte un bout de chiffon. Ces sortes de petits drapeaux minuscules sont souvent plantés sur les tombes fraîchement ouvertes.
Au sud du Mamokomita, le pays devient très montagneux. La route est assez difficile, mais, comparée à celle de Tamatave, elle est encore très belle. Nous suivons de profondes vallées où une argile rouge détrempée forme de nombreuses fondrières. Enfin, après avoir traversé le Maharivana, affluent de gauche du Firingalava, nous arrivons à Ampotoka. Cest un village antimerina fortifié comme Malatsy ; toutes les cases sont en terre, il ny en a plus une seule en rofia, lequel dailleurs est inconnu dans la contrée. Quelques huttes cependant sont encore faites en roseaux, en bararata ; sur ces claies de roseaux on a plaqué un mélange dargile rouge et de bouse de vache.
Le lundi 11 novembre, nous suivons au sortir dAmpotoka, jusquau village abandonné dAmbohinaorina, la vallée du Firingalava. Dans le fond de cette vallée je retrouve un végétal avec lequel javais fait une trop longue connaissance dans la région des défrichements de la côte est, je veux parler du longoza (Amomum angustifolium). Dans cette région, le quartz a totalement disparu, et je retrouve à chaque instant les pointements rocheux de gneiss, de granit et de roches porphyroïdes qui caractérisent si bien la zone dénudée de Madagascar. Enfin, à 11 heures, nous passons en face du village de Kiangara et nous arrivons à Kinajy, après avoir traversé à gué une dernière rivière, la Manankazo, affluent de gauche de lIkopa. Kinajy est un assez gros village, fortifié comme Ampotoka. Depuis Malatsy, cest-à-dire depuis deux jours, nous montons les derniers échelons qui conduisent au plateau central. À Kinajy nous sommes arrivés au niveau de ce plateau, par 1 080 mètres daltitude. Javais presque épuisé ma provision de quinine, et la fièvre ne cessait pas ; au contraire, les accès devenaient plus violents, tous les mouvements volontaires, la marche en particulier, me faisaient cruellement souffrir, il métait presque impossible de me mouvoir. Je ne regrettais dailleurs que médiocrement de ne pas pouvoir me livrer à mes observations habituelles, dans cette contrée du plateau central, si bien décrite par le Père Roblet, en sa grande carte de Madagascar. Il me fallut trois journées de marche de Kinajy pour arriver à Tananarive. Ce voyage, qui ne présente dailleurs aucune difficulté, noffre également rien qui vaille la peine dêtre raconté.
À mon arrivée à Tananarive, je retrouvai mon ami Maistre, qui était revenu dans la capitale, et occupait, non pas notre ancienne maison dAmbohitsorohitra, mais un nouveau logement quil avait trouvé dans la ville haute, dans le quartier dAmbodinandoala ; nous avions donc quitté notre ancien propriétaire, Rainimanambé, pour un médecin hova, nommé Rainiketabao, dont le père, parti pour le sud, était gouverneur de Fianarantsoa. Maistre, après mavoir quitté à Mananara, était arrivé à Tamatave, après une navigation longue et difficile, sur la goélette Dorade. Néanmoins ce séjour forcé en mer lui avait fait quelque bien, et peu de jours après son arrivée à Tamatave il navait pas tardé à se remettre des fatigues éprouvées. Mon compagnon, au lieu de revenir directement à Tananarive pour prendre quelque repos en mattendant, comme je le lui avais conseillé dailleurs en le voyant si malade avant son départ de Mananara, avait voulu revenir à la capitale par un chemin nouveau, en explorant le nord de la vallée du Mangoro, dont jai parlé au chapitre IX. Il me faut encore une fois  et je le fais avec grand plaisir  rendre hommage au courage et à la bonne volonté de mon compagnon, qui, guéri à peine de fièvres graves, revint à la capitale en explorant le lac Alaotra et le pays des Antsihanaka.
Parfaitement installé à Tananarive, et au milieu de mes compatriotes que je remercie à nouveau de leurs bons soins, jeus vite recouvré la santé, mes douleurs cessèrent, et les accès de fièvre disparurent peu à peu. Au bout de deux mois, jétais tout à fait rétabli et prêt à recommencer mes explorations, qui devaient porter cette fois dans le sud. Néanmoins il me fallait attendre la fin de la saison des pluies, et je ne pouvais partir quaux premiers beaux jours, vers la fin du mois de mars. Ce séjour forcé à Tananarive ne fut pas perdu : en même temps que je rétablissais ma santé, fortement compromise dans les voyages précédents, je complétais mes notes et mes observations sur ce peuple antimerina dont jhabitais la capitale.
La maison de Rainiketabao était beaucoup plus spacieuse et plus confortable que celle que nous avait louée autrefois Rainimanambé. Notre demeure, construite en briques crues, avait un certain cachet ; elle était en bordure de la rue principale de Tananarive, en haut de la montée dImarivolanitra, non loin de léglise des Jésuites. Cette rue est très passagère, et de notre véranda nous jouissions dun coup dil fort animé. Rainiketabao, qui venait dachever sa maison, avait, peu de jours avant notre arrivée, célébré le fitokantrano. Cette fête antimerina est une cérémonie privée, destinée à célébrer en famille lachèvement dune nouvelle demeure, à appeler sur elle les bons esprits et à en chasser les mauvais qui pourraient par les maléfices et les sorts nuire aux habitants. Comme dans toute cérémonie malgache, on avait tué beaucoup de bufs, chanté et festoyé pas mal ; on avait même appelé le sorcier.
À la fin du mois (22 novembre) eut lieu à Tananarive la fête du fandroana. Cette fête, célébrée en grande pompe dans la capitale, est la plus importante des Antimerina ; cest leur fête nationale. Le fandroana, fête du Bain de la reine, quon pourrait appeler plus exactement « fête des Bufs », a une origine assez difficile à trouver. Certains auteurs en font le premier jour de lannée malgache, ce qui nest pas exact. Mais cette fête, que jai vue revenir pendant quatre ans le 22 novembre de notre calendrier, semble correspondre à une date mémorable dans la vie du souverain régnant. Quoi quil en soit, cette année (1889), la fête du Bain doit être célébrée le 22 novembre, le onzième jour du mois dAdimizana, septième mois de lannée malgache. Un mois auparavant, un décret du souverain des Antimerina fixe la date dans toute la province et dans tous les postes antimerina de lîle ; par ce même décret il est défendu, pendant les cinq jours qui suivent ou qui précèdent le fandroana, de mettre à mort aucun quadrupède ; de plus, il est enjoint aux parents brouillés, aux époux séparés, de se réconcilier au moins pendant les jours de fête. Ces ordonnances sont assez strictement observées ; et il est curieux de voir à cette occasion les épouses divorcées, qui sont si nombreuses à Madagascar, venir retrouver leurs anciens maris. Lorsque le décret est promulgué, on doit payer au souverain un petit tribut dallégeance, offrande minime, dans laquelle les admirateurs des Antimerina ont voulu voir une cote personnelle. Une quinzaine de jours avant le fandroana et même plus longtemps, si cela est nécessaire à la politique du premier ministre, toutes les affaires sont suspendues.
Après la fête il y aura de nouvelles vacances aussi longues que les premières, ce qui fera une quarantaine de jours de gagnés à la politique de temporisation des Antimerina.
Pendant les jours qui précèdent la cérémonie, la reine, le premier ministre et les principaux officiers du palais soccupent à faire des largesses au peuple et aux modestes fonctionnaires ; ils se servent pour cela des produits des douanes, et surtout de ceux qui ont été payés en nature ; puis les cadeaux des bufs commencent : on en envoie un, deux ou trois selon limportance du destinataire, on en fait tuer un grand nombre, dont on donne des morceaux à tous ceux que lon connaît. Cest une véritable orgie. Dans la ville on ne rencontre que des esclaves et des domestiques chargés de quartiers de buf, quils vont porter dans toutes les directions. Des visites ont lieu, les familles vont se voir, pour se souhaiter réciproquement toute sorte de prospérité jusquau fandroana prochain. Dans ces visites, on échange quelques présents, généralement un petit morceau dargent, comme signe de lamitié qui unit visiteur et visités. Les parents éloignés et les protégés des personnes influentes nont garde de manquer à cette coutume et apportent toujours un petit présent qui les rappelle annuellement au bon souvenir dun protecteur influent. Enfin les esclaves et les serviteurs des riches habitants de Tananarive rallient ce jour-là autant que possible la capitale, pour offrir un cadeau quelconque à leur maître et faire ainsi acte de soumission : cest la coutume.
Les habitants se préparent aussi activement à la fête. Pour la célébrer dignement, ils approprient leurs maisons, ils soignent leur toilette, et préparent leurs plus brillants costumes nationaux. Enfin, le 21 novembre arrive ; après le coucher du soleil, les enfants et les jeunes gens sortent et se répandent dans les rues, ils courent même sur les chemins et dans les rizières qui environnent la ville, en portant un bambou à lextrémité duquel est fixée une torche allumée : ils lagitent en criant et en appelant les bénédictions du ciel sur la nouvelle période annuelle qui va commencer.
De la véranda de la maison de Rainiketabao, jassiste à ce spectacle, qui est vraiment fort joli. La nuit sest faite et lon voit partout où la vue peut sétendre, dans les quartiers bas de la ville, que je domine de très haut, dans les rizières, dans les villages voisins, échelonnés sur les hautes collines qui environnent la capitale, tous ces feux agités par mille mains, ces lueurs qui naissent, jettent un grand éclat, puis disparaissent ; il en est de même dans toute létendue de lImerina, où lon voit fort loin ces petits points brillants percer la brume du soir.
Le Malgache, si soucieux du culte des morts, na pas voulu célébrer une grande fête sans rendre hommage aux défunts, craints autant que vénérés. La matinée du 22 leur est consacrée ; on les invoque dans chaque case, souvent même on porte un petit présent sur leurs tombes. Pour se préparer dignement à célébrer le fandroana, tout le monde se purifie, et tandis que le peuple se livre à de simples ablutions, la reine et ses officiers observent un cérémonial spécial, dont lorigine remonte aux anciens rois antimerina. On égorge un coq rouge : le sang, recueilli dans une coupe, est présenté à la reine et aux principaux officiers du palais, qui, trempant leurs doigts dans ce liquide encore tiède, sen marquent le front, le creux de lestomac et les principales articulations. Depuis que le gouvernement antimerina, entraîné par son penchant dimitation et poussé par des influences étrangères, a décrété le protestantisme religion dÉtat et a fait semblant de sy convertir dans la personne de ses principaux membres, cette purification préparatoire de la fête du Bain est tenue secrète, mais elle est aussi exactement pratiquée que par le passé, et les nouveaux convertis ont gardé nombre danciennes coutumes quils se défendent énergiquement de suivre, et quils cachent soigneusement aux yeux des étrangers.
Dans tous les villages de lImerina, on a, en prévision de la fête du Bain de la reine, engraissé des bufs dont on envoie un certain nombre à Tananarive comme présent au souverain. Les bufs engraissés pour le fandroana sont en général de fort beaux animaux ; privilégiés entre toutes les bêtes domestiques des Malgaches, ils sont les seuls dont soccupe lindigène, les seuls auxquels il donne une nourriture sans laisser ce soin à la nature. Ces bufs sont élevés dans les villages de lImerina ; ils sont descendus dans des fosses qui ont servi à lindigène à extraire largile dont il avait besoin pour construire sa maison ; dans ces excavations, doù lanimal ne peut sortir et au fond desquelles il ne peut que se mouvoir difficilement, en ne mangeant que quelques herbages, il engraisse fort vite. Une semaine ou deux avant le fandroana, on creuse une tranchée qui lui permet de sortir, et il est amené à Tananarive au palais de la reine.
On compte aujourdhui plus de cinq cents bufs amenés ainsi dans lenceinte du rova royal ; on en a bien distribué quelques-uns hier et avant-hier aux principaux Européens et autres gens de marque de la capitale, mais le plus grand nombre est donné dans laprès-midi du 21 novembre au peuple et surtout aux corps de métiers qui ont travaillé en corvée au palais royal, et dont de nombreuses délégations sont allées saluer le souverain. Vers 2 heures, ces bufs, chassés en petits groupes de lenceinte du rova jusquà la place dAndohalo, se répandent bientôt dans les rues de la ville ; il en passe un grand nombre devant ma maison, rue dImarivolanitra ; quand ils courent dans la ville, sitôt quils ont dépassé lenceinte du rova royal, ils appartiennent à ceux qui les prennent. Ils ont bien été donnés théoriquement aux forgerons, charpentiers, maçons, ferblantiers, et à tous les autres corps de métiers qui ont travaillé au palais, mais, comme bien dautres gens ont été pris dans le cours de lannée pour le service de la reine, la coutume a voulu que le peuple tout entier fût convié à ce cadeau royal et que tout le monde en eût sa part ; cest ce qui a lieu. Une véritable chasse aux bufs sorganise cet après-midi du 21 novembre. Les animaux, affolés, se sauvent dans toutes les ruelles, ils ne connaissent pas dobstacles. Malheur au passant inoffensif quun buf furieux rencontrera dans une ruelle étroite bordée de murs élevés, comme il y en a un si grand nombre à Tananarive ! Une armée desclaves et denfants cherche à semparer de ces animaux et à les attacher par une des jambes de derrière à une longue corde sur laquelle ils tireront pour les maîtriser. La foule, massée dans les cours intérieures, accroupie sur le haut des murs, entassée sur les balcons, excite animaux et chasseurs par ses cris et ses vociférations ; enfin, vers cinq heures, tout se calme, les derniers bufs ont été pris et lon peut sortir de chez soi, ce qui eût été fort imprudent quelques heures auparavant. Cest à minuit, ou fort avant dans la soirée du 21, quaura lieu au palais la fête du Bain proprement dite. Jusquaux premières heures de la nuit, les rues sont très animées. Une foule dindigènes les parcourent, revêtus de leurs plus beaux lambas ; ils vont faire visite à leurs amis et à leurs parents, et accomplir une cérémonie très usitée ce jour, sorte de purification très sommaire dont le bain de la reine ne sera tout à lheure que la consécration officielle. Pour accomplir cette purification, des vases remplis deau sont posés près des portes de toutes les maisons ; quand on entre, on prend de cette eau lustrale du bout des doigts, et lon sen humecte la tête, en formant des vux de longue vie pour ceux que lon vient visiter. Pendant ce temps, il y a grande affluence au palais royal, les portes sont gardées par des détachements de soldats, et tous les gens porteurs dun uniforme quelconque sont massés dans les cours intérieures. Vers huit heures, une salve dartillerie est tirée par les vieux canons couchés sur la route dAndohalo : cest la cérémonie du bain de la reine qui va commencer.
Je me mêle aux Européens invités à y assister et je monte au rova. Lorsque nous sommes tous réunis dans la salle du palais dargent où le premier ministre donne ses audiences et dans laquelle on nous a fait attendre quelques instants, nous suivons Andriamifidy, ministre des affaires étrangères, qui nous conduit dans la salle basse du grand palais, où nous nous groupons guidés par ses soins, en arrière de la grande colonne qui soutient cet édifice, que jai décrit au chapitre V. Cette grande salle, où se presse une foule vraiment considérable, offre un aspect très animé et très pittoresque. Involontairement, en voyant la scène et le décor que jai sous les yeux, je me crois transporté bien loin de Madagascar et je pense assister à un opéra-comique quelconque. Cette pensée, un peu frivole, jen conviens, ma poursuivi malgré moi pendant toute la durée de la cérémonie. En face de nous, adossé au mur septentrional de la salle, se dresse le trône de la reine : il est composé dune estrade de plusieurs marches, sur laquelle est placé un fauteuil doré tapissé de velours rouge où est assise Ranavalona III. À ses pieds est couché un enfant, à ses côtés se tient le premier ministre ; la reine, de taille peu élevée, a les traits moins délicats et le teint plus brun que la plupart de ses sujets, elle est drapée dans un lamba rouge vif et porte sur la tête une couronne dor ; elle na pas dautres ornements. Sous ce lamba rouge, couleur de la royauté chez les Antimerina, comme chez toutes les autres peuplades de lîle, Ranavalona porte une robe de velours rouge de coupe européenne. Son maintien est grave, sa figure est sévère et semble pénétrée des lois étroites de létiquette. Le premier ministre, Rainilaiarivony, a un costume fantaisiste très difficile à décrire : sa taille est très serrée dans une sorte de dolman de satin blanc ; il porte la culotte courte ; ses vêtements sont soutachés dor : de grands brodequins en cuir jaune et à talons très élevés lui emboîtent les chevilles ; il a des bas blancs avec jarretières enrubannées ; il manie un sabre recourbé, dont le fourreau en cuir noir incrusté dor pend à son côté gauche soutenu par un énorme baudrier doré ; son col est orné de la cravate de commandeur de la Légion dhonneur ; il est nerveux et agité : autant le maintien de la reine semble digne, joserai dire ennuyé, autant laspect du premier ministre est ridicule. Ranavalona III me rappelle, tant par sa personne que par le cadre qui lentoure, quelque idole indienne ; Rainilaiarivony nest quun jeune premier dopérette. Entre le trône et lespace qui nous est réservé derrière la grande colonne, ainsi que sur les deux côtés de la salle, sont accroupis sur leurs talons les principaux représentants de la noblesse et des bourgeois antimerina ; tout ce monde est enveloppé du lamba traditionnel, le plus souvent larindrano, blanc à rayures noires et bordures foncées. Pour la cérémonie du fandroana en effet, par une des rares coutumes anciennes qui subsistent encore, les étoffes européennes ont été bannies et les Antimerina shabillent ce jour-là détoffes du pays, avec lesquelles ils font néanmoins des vêtements de coupe européenne, pantalon et veston cachés, il est vrai, sous des lambas arindrano. Le premier ministre et quelques grands chefs militaires font seuls exception. Dans quelques années, cette vieille coutume disparaîtra sans doute, et les Antimerina, dans leur désir dimiter les Européens au moins dans leurs coutumes extérieures, pénétreront dans la salle du bain en redingote et en chapeau haut de forme.
Les principales castes de la noblesse sont représentées ici au nombre de six : 1° les proches parents de la reine ; 2° les Zanak Andriamasinavalona, qui sont les descendants du chef célèbre qui conquit la plus grande partie de lImerina ; 3° les Zazamarolahy ; 4° les Zanak Ambony, descendants des soldats qui prirent Tanananina, sous la conduite dAndrianjaka ; 5° les Zafinandriandranando ; 6° les Zanadralambo, issus de Ralambo, ancien roi dAmbohitrabiby, qui découvrit le premier que le buf est bon à manger. Derrière ces castes de la noblesse sont les représentants de la bourgeoisie, les Hova : derrière nous et dans les coins de la salle, relégués au dernier rang, sont les esclaves, divisés en deux groupes, les esclaves de la couronne : Tsiaroundahy, Tsimandoa, Manisotra et Makoa, et les esclaves des Antimerina : Zazahoza et Zazavery. Tout ce monde est accroupi ; seuls le résident général de France et le consul dAngleterre sont assis sur des coussins ; nous nous tenons debout derrière eux.
La cérémonie commence : ce sont dabord des paroles élogieuses pour le souverain et ses aïeux, rythmées et psalmodiées sur un ton lent et plaintif ; un grand nombre dassistants les soulignent en cadence par de vigoureux battements de mains, puis les proches parents de la reine, les représentants des différentes castes de la noblesse, des Hova et des esclaves, vont faire le hasina devant Ranavalona et lui présenter une offrande avec leurs vux de longue vie et de prospérité. Cela demande plusieurs heures, après quoi le premier ministre prononce un long discours dans lequel il rappelle brièvement les principaux événements de lannée qui vient de sécouler, et célèbre les louanges de la reine et de son gouvernement, en nayant garde de soublier. Il demande au peuple qui lécoute si ses actions sont justes et équitables, et tout le monde sécrie : Marina, izay, « cest vrai, cest cela. ». Il explique que dans telles circonstances il a pris une mesure quil a cru équitable. A-t-il bien fait ? Marina ! izay ! sécrient dune seule voix tous les assistants. Ces discours sont très longs, et la reine commence à donner des signes non équivoques dun profond ennui. Pour le chasser sans doute, Sa Majesté antimerina fait une ample consommation de tabac à chiquer. Les dames dhonneur, qui connaissent son faible, sempressant de prévenir ses moindres désirs, lui présentent un vase dargent où elle crache à tous moments. Quand les discours sont terminés, entrent en scène de nouveaux personnages. En voyant leur défilé, mon imagination, folâtre ce soir je ne sais pourquoi, reporte ma pensée au premier acte du Songe dune nuit dété : le défilé des marmitons. Le premier figurant, en tricot et en lamba blanc roulé autour des reins, ce qui représente assez exactement un tablier de cuisine, est loncle de la reine ; il porte une marmite aux flancs rebondis dans laquelle on va faire cuire le riz de la nouvelle année ; des nobles et des esclaves le suivent dans le même costume : ils portent le riz, le bois, leau, nécessaires à la préparation culinaire qui va se faire sous nos yeux, ainsi quà lapprêt du bain de Sa Majesté. Chose curieuse, tous ces gens défilent par rang de taille : loncle de la reine, gros et grand, a ouvert la marche ; un petit enfant, neveu de Sa Majesté, qui portait une énorme cuiller en bois, a clos le défilé.
Pendant que des churs chantent des cantiques de circonstance, on allume les feux, sur lesquels on fait cuire le riz et chauffer leau du bain de la reine. Je dois rendre hommage à lhabileté du chef (loncle de la reine) : il avait si bien choisi son combustible ligneux que pendant toute lopération, qui fut assez longue dailleurs, je ne pus percevoir dans la vaste salle où je me trouvais la moindre odeur de fumée.
Cest dans langle nord-est de la salle que se trouve la baignoire royale, entourée dun rideau rouge derrière lequel la reine se dissimule. Lorsque tout est prêt, la reine passe derrière le rideau, et juste à ce moment éclate une deuxième salve dartillerie, qui annonce dans toute la province la purification du souverain. Lopération nest pas longue. La reine ressort bientôt ; cette fois elle a quitté son lamba rouge et se fait voir, parée de quelques bijoux, dans sa robe européenne. Elle reprend place sur son trône, et dans une corne de buf montée dargent on lui apporte de leau du bain. Les représentants des différentes castes énumérées plus haut viennent alors se présenter à ses pieds pour lui demander lonction sainte ; elle trempe ses doigts dans la corne et en mouille leur tête. La reine, après cette opération, se lève et parcourt la salle en aspergeant tout le monde deau lustrale. Elle montre sa bienveillance par sa prodigalité, et ceux qui reçoivent une bonne aspersion doivent se considérer comme très heureux. Elle fait le tour du palais et asperge aussi, dans les cours, les troupes qui présentent les armes. Enfin elle revient sur son trône pour manger le premier riz, faire le premier repas de la nouvelle année, le jaka. Autrefois, lorsque lassistance, moins nombreuse, ne comptait presque pas détrangers, on mangeait le jaka en commun, et chacun recevait un peu de ce riz cuit au fandroana, avec du miel et un peu de buf conservé dans la graisse de lannée précédente. Maintenant cette coutume sest modifiée et il ny a plus que la reine et les membres de la famille royale qui, avec le premier ministre, prennent part au jaka du bain. Les indigènes font le jaka dans leurs familles, et quant aux Européens, ils sont conviés, quelques jours après le fandroana, au repas du jaka par Andriamifidy dans une maison au nord du grand palais. Cest là dailleurs le seul repas offert aux étrangers européens par le gouvernement antimerina.
Après la consommation du jaka, le fandroana est terminé, la fin vient den être annoncée par une troisième et dernière salve dartillerie, et je rentre chez moi à 2 heures du matin, content de ma soirée, mais non débarrassé de mon obsession théâtrale.
Cependant, la saison des pluies est maintenant bien établie : dans les rizières, le riz repique depuis quelques semaines montre ses pousses vigoureuses ; la plaine de Betsimitatatra est inondée en partie, car sur plusieurs points les eaux de lIkopa ont débordé, et le fleuve, grossi par un mois de pluies torrentielles, a rompu en plusieurs points les digues qui limitent son cours. La grande plaine de Betsimitatatra, qui est à lest de Tananarive, était autrefois, avant la fondation de la ville, un immense marais, desséché il est vrai pendant la saison sèche, mais changé en étang pendant la saison des pluies, car, à cette époque de lannée, les hautes eaux de lIkopa étaient souvent sensiblement plus élevées que le niveau moyen de la plaine de Betsimitatatra. Depuis, à mesure que la population plus nombreuse qui venait se fixer sur les collines de Tananarive sentait grandir ses besoins, il fallut chercher à étendre les cultures autour de la capitale, et à conquérir notamment sur les eaux cette vaste plaine boueuse de Betsimitatatra. Pour faire cela, les rois antimerina levèrent dans leurs États des corvées extraordinaires et firent endiguer le cours de lIkopa dans les environs de la capitale. De cette façon, suivant le régime des eaux, la nappe fluide de cette grande rivière pouvait sélever ou sabaisser en dedans des digues, mais elle ne pouvait plus envahir les plaines voisines. Ce terrain ainsi conquis par ces grands travaux ne devait pas rester improductif, car, en ménageant de distance en distance des canaux dirrigation, et en coupant de loin en loin les digues pour les alimenter, on pouvait permettre à leau de venir en temps opportun inonder la plaine, qui, cultivée et arrosée avec méthode, est devenue une rizière dune grande fertilité. Malheureusement, presque tous les ans, sous la violence des eaux de lIkopa qui coule en ces mois à pleins bords, les digues, qui ne sont que de la terre rapportée, se rompent fréquemment ; alors le riz encore en herbe est noyé sous cette masse deau qui envahit la plaine, et la récolte est compromise. Il faut réparer les digues et faire appel à la corvée. Cest à ce moment que lon peut voir Rainilaiarivony, drapé dans son grand manteau rouge de commandement, aller sur les digues de lIkopa. Il fait appel à toute la population, chacun apporte sa sobika de terre, et la digue est bientôt réparée.
Pendant la saison des pluies à Tananarive, cest-à-dire durant les mois de novembre, décembre, janvier, février et mars, la pluie tombe tous les jours. La matinée est relativement belle, le soleil se montre même quelquefois, puis de midi à 3 heures de gros nuages samoncellent, le ciel sobscurcit, lastre du jour disparaît. Vers 4 heures, au sein de ces nimbus, un orage se forme, presque toujours dans lest ou dans le nord, il savance peu à peu ; les roulements du tonnerre, dabord lointains, deviennent plus violents : tantôt ce sont de sourdes décharges dartillerie, dautres fois ce sont des crépitements et lon dirait que lon déchire violemment une cotonnade neuve ; lorage est alors dans toute sa force, il crève sur nos têtes, la pluie tombe en larges gouttes, que bientôt même on ne distingue plus, les cataractes du ciel semblent ouvertes. Vers 6 heures du soir, on observe généralement une rémission ; laverse reprend vers 11 heures ; le reste de la nuit, jusquau matin, cest une petite pluie froide et persistante. Ces phénomènes aqueux et électriques se renouvellent généralement sans interruption pendant cinq mois et présentent le plus souvent la marche que je viens de décrire. Il me fallait donc, pendant ces mois que je restais dans la capitale, profiter du matin pour sortir, et revenir à la maison avant 4 heures pour éviter laverse du soir. Il fait très chaud maintenant à Tananarive : alors que pendant les mois de juin et de juillet, cest-à-dire en pleine saison sèche, les vêtements de drap sont de rigueur, et que souvent même il est nécessaire davoir recours à un pardessus de demi-saison, pendant la saison des pluies, au contraire, et surtout quand elle est bien établie, en décembre et janvier, on ne peut plus porter que le pantalon et le veston blancs, vêtement colonial par excellence.
Pour charmer mes loisirs pendant les heures de pluie, jallais souvent dans les familles antimerina que je connaissais, principalement dans celles du bas peuple où il métait plus facile de pénétrer et dobserver les vraies coutumes malgaches, les jeux et les amusements indigènes. Dans un pays quil visite, le voyageur doit surtout sattacher à fréquenter ces basses classes.
Les Antimerina, comme toutes les autres tribus de lîle, aiment beaucoup la danse, et ce sont les porteurs et les esclaves qui se livrent le plus volontiers en public à ce divertissement. Pendant que les borizano dansent, tous ceux qui se trouvent dans la case, et qui environnent les danseurs, les excitent de la voix et du geste. Ils chantent le plus souvent une romance, qui nest quun itinéraire entre deux grandes villes de Madagascar, pendant quils saccompagnent de battements de mains rythmés à contre-temps sur leurs chants. Avec les danses et les chants, les Antimerina affectionnent beaucoup les airs de musique joués sur les instruments. Parmi ces derniers, de fabrication indigène, jai déjà mentionné le valiha, dorigine antimerina, il faut y ajouter le lokanga-voatavo, dorigine plutôt betsimisaraka. Le lokanga se compose dune calebasse creuse de forme hémisphérique, qui sert de boîte sonore et que lon applique contre la poitrine. Sur cette calebasse est fixée une tige rigide supportant une ou deux cordes ; avec la main gauche on saisit cette tige, et avec les doigts, qui compriment alternativement la corde sur des renflements dont la tige est munie, on donne à la cordelette une longueur vibratoire différente, pendant que de la main droite on produit le son en grattant la corde au moyen dun petit éclat de bois. Les autres amusements des Antimerina sont le fanorona, sorte de jeu de dames, que lon joue avec trente-deux fèves sur une planche ou sur toute autre surface lisse, où sont tracés des lignes convergentes et des rectangles concentriques. Le jeu du katra est très peu connu à Tananarive. Comme jeu physique, les Antimerina ont ce quils appellent mamely dia manga (« faire des bleus avec la plante du pied »). Le plus souvent il exige de nombreux partenaires, qui se divisent en deux camps : chaque camp se compose de cinq ou six jeunes gens, qui, se tenant par la main, cherchent à coups de pied à porter le désordre dans le camp adverse.
Dans ce long séjour que je venais de faire à Tananarive, il me fut donné dobserver encore laffection très bizarre quont les Antimerina pour le nombre 12 : quand une ville est éloignée, on la dit à douze jours de marche ; énoncer quune famille a douze enfants, cest dire quelle est très nombreuse. LAntimerina trouve maintes occasions de placer « son douze ». On ne prononce pas un kabary public sans faire allusion aux douze rois de lImerina et aux douze montagnes saintes qui environnent Tananarive.
Cependant, à mesure que les jours sécoulaient, je voyais, avec ma santé, renaître un désir impérieux de continuer la série de mes voyages à Madagascar. Maistre et moi étions maintenant bien portants, et nous nous apprêtions à aller visiter des pays nouveaux. Dans cette année de 1889 qui venait de sécouler, nous avions vu bien en détail le pays des Antimerina, puis nous avions visité à lest de lîle les tribus betsimisaraka, au nord et à louest les grandes contrées sakalava. Maistre avait complété ses explorations en visitant le lac Alaotra et le pays des Antsihanaka, et Foucart, de son côté, avait descendu la vallée inférieure du Mangoro jusquau rivage de la mer des Indes. Il nous restait à voir le sud de lîle, et cétait cette partie méridionale de Madagascar que nous voulions visiter pendant lannée 1890. Dans ces voyages à Madagascar, comme partout ailleurs du reste, la question la plus importante est celle des porteurs. Jusquà présent nous en avions toujours trouvé suffisamment et nos bagages avaient pu nous suivre. Nous avions pu même nous servir souvent de nos filanzana, ce qui nous avait permis de parcourir de plus grandes distances. Mais parmi tous ces hommes qui nous avaient accompagnés, bien peu consentaient à nous suivre de nouveau. Si une grande partie dentre eux acceptait de nous conduire jusquà Fianarantsoa, nous navions plus que neuf borizano qui voulussent bien nous accompagner dans le sud ; cétait ce que nous appelions « nos fidèles de Tananarive », et nous ne trouvions personne pour nous suivre jusquà Fort-Dauphin. Il nous fallait donc dautres moyens de transport. En cherchant bien, je trouve un petit cheval et un mulet, triste épave de notre expédition de 1885, qui avaient été amenés jusquà Tananarive ; et Maistre et moi, nous passons le mois de janvier à parfaire léducation de nos montures, qui, je dois le reconnaître, avaient beaucoup perdu de leur aptitude naturelle sous la direction de leurs nouveaux maîtres.
Vers la fin de mars, nous avions terminé tous nos préparatifs pour notre prochaine campagne, et le samedi 22 nous partions de Tananarive, faisant route pour Fianarantsoa. Nous étions pleins despoirs, et je dois dire dores et déjà que nous navons pas été déçus. Car si, pendant cette campagne du sud, les fatigues et les privations ont été quelquefois pénibles, si notre santé a trop souvent laissé à désirer, si enfin les tracasseries et les attaques des populations ont mis maintes fois notre patience à lépreuve et nous ont causé à différentes reprises de graves embarras, nous avons été largement dédommagés par le succès, je dirai même par lheureuse chance qui nous a constamment favorisés. Nous avons en effet accompli, point par point, litinéraire que nous nous étions tracé à travers des contrées inconnues et jusqualors fermées à tout Européen.
XVII
Départ de Tananarive.  La plaine de Mahamasina.  Soanierana et le palais royal de Radama.  Traversée de lIkopa.  Antanjombato.  Le marché de Sabotsy.  Traversée de lAndromba.  Au village de Behenzy.  Ambohimanjaka.  Ankisatra.  Ambodifiakarana.  Traversée du Mania.  Alarobia.  Ambositra.  Je rejoins Maistre.  Pierres levées betsileo.  Ambohinamboarina.  les vala betsileo.  Arrivée à Fianarantsoa.
Le samedi 22 mars au matin, je quitte la capitale des Antimerina, faisant route vers le sud. Maistre est déjà parti depuis quatre jours, emmenant avec lui le plus gros de notre matériel, ainsi que le cheval et le mulet, sur lesquels nous avons fondé de grandes espérances pour nos voyages ultérieurs.
Nous descendons sur la plaine de Mahamasina, que nous traversons dans toute sa longueur, puis nous passons dans le défilé qui sépare la montagne sainte du rova royal de la colline dAmhohizanahary. Au sud de cette colline, sur une terrasse construite sous le règne de Radama Ier, sélève le palais de Soanierana. Cette vaste construction en bois servait naguère de résidence dété aux souverains antimerina. Mon convoi a déjà dépassé les faubourgs de la capitale, nous marchons maintenant dans les rizières et les plaines cultivées qui sétendent en pentes douces de ce côté de Tananarive jusquau bord de lIkopa. Le fleuve, qui, en cet endroit et à cette époque de lannée, mesure environ 70 mètres de large, roule des eaux rapides qui viennent se briser devant nous contre les piles en pierres sèches dun pont jeté là sous un règne précédent. Faute dentretien, les arches se sont écroulées et lon a posé tout simplement sur les piles, qui résistent encore, par un miracle déquilibre ou par la force de lhabitude, des poutres branlantes et des branches mal assemblées, sur lesquelles il nous faut passer en faisant force gymnastique.
De lautre côté du fleuve est un gros village de 200 cases, Antanjombato, vaste agglomération de maisons rouges en pisé ou en briques crues semblables, dailleurs, à toutes celles qui environnent la capitale.
Au delà du village, nous retrouvons de suite laspect général de la province des Antimerina. Auparavant nous avions, en quittant les faubourgs de Tananarive, traversé des champs cultivés et des jardins qui environnent de toute part la capitale, Après Antanjombato nous ne trouvons plus que quelques rizières au fond des vallées ou de petits champs de manioc sur les bords de la route ; partout ailleurs et aussi loin que la vue peut sétendre, cest toujours la désolation de la zone dénudée des Antimerina, toujours le même paysage : une succession sans fin de mamelons et de collines aux croupes arrondies dont le sol rougeâtre nest pas toujours caché par un maigre gazon qui commence déjà à se dessécher. Sur la gauche et loin devant nous se profile le massif de lAnkaratra ; sur la droite est une chaîne beaucoup plus éloignée dont les sommets sestompent dans la brume ; elle sépare le bassin de lIkopa des grands bassins côtiers de lest.
Nous voici maintenant à lentrée dune large vallée. Devant nous, une scène vive et animée : cest le marché de Sabotsy. Nous traversons la foule et passons près des étalages des marchands, qui veulent nous offrir tous les produits de la province. Ce marché de Sabotsy est un des plus animés de lImerina ; cest là que lon porte tous les objets et toutes les marchandises qui nont pu être vendus au Zoma, le grand marché de Tananarive ; au marché de Sabotsy les cours sont beaucoup plus bas, car si les marchandises ne sécoulaient, elles risqueraient fort dêtre perdues, surtout celles qui sont dune difficile conservation.
Dans le fond de cette vallée (1 410 mètres) nous traversons deux petits ruisseaux, affluents de gauche de lIkopa, et nous laissons sur la gauche le village dAmboanzobe. Maintenant la route est très mauvaise. Nous sommes dans les rizières, et pour assurer la fructification du riz on a laissé depuis plus dun mois leau envahir les champs. Le terrain est détrempé. Nous marchons, nous enfonçons dans largile ramollie ; il nous est impossible de suivre les levées de terre qui séparent les champs : ces petites digues ont été coupées en maints endroits par la violence des eaux.
Cest maintenant une rivière au cours rapide qui barre la route : le Fisahoa ; heureusement nous trouvons une pirogue qui nous facilite la traversée.
Au sud du Fisahoa, nous nous élevons davantage et nous cheminons maintenant sur un terrain parsemé de gros blocs de gneiss et de granit. Nous longeons ainsi pendant un temps assez considérable le versant est de la vallée de lAndromba. En face de nous, de lautre côté de la vallée, vers louest, sélève la masse imposante du mont Iaranandriana ; en quelques heures nous sommes sur les rives de lAndromba.
Après la traversée du fleuve, reprenant notre route au sud de lAndromba, nous dépassons Amboasary et nous arrivons bientôt après au village de Behenzy, où lon sarrête pour passer la nuit.
Le dimanche 23 mars, je continue ma route dès sept heures du matin dans cette contrée de lImerina. Deux heures après, ayant traversé deux petits ruisseaux (1 520 mètres daltitude), nous arrivons au village dAmbohimanjaka. Dès ce moment je retrouve tout à fait laspect désolé de cette province des Antimerina, qui mavait si vivement frappé lors de mon premier voyage au mois davril de lannée dernière. Entre Ambohimanjaka et Tananarive, nous avions traversé cette zone tout aussi dénudée, tout aussi infertile que celle qui sétend devant nous bien loin dans le sud, mais qui, située dans le voisinage immédiat de la capitale, nourrit une population relativement dense, dont lindustrie et le travail, à force de patience et de soins, ont pu donner à cette région un aspect moins pauvre que celui du reste de la province. Dans cette sorte de banlieue de la capitale, si jose mexprimer ainsi, toutes les parcelles de terrain susceptibles dune culture quelconque ont été utilisées ; maintenant il nen sera plus de même, et, à part les profondes vallées dans les fonds desquelles se sont déposées des alluvions riches formées dun humus noirâtre et disposées en rizières, lil ne se reposera sur rien, pas même sur un arbuste rabougri. Les mamelons se succèdent devant nous. Ces croupes arrondies disposées sans ordre nous sembleront toujours les ondes puissantes dune mer sans fin, miraculeusement solidifiées.
Au sud dAmbohimanjaka nous traversons plusieurs ruisseaux, dont le plus important est lAndriambilano, puis, vers le milieu du jour, nous nous arrêtons à Ambatolampy.
Dans létape du soir nous trouvons, à une heure de marche de ce dernier village, Iazolava, et en sortant de ce hameau nous traversons en pirogue la rivière du même nom ; là nous sommes par 1 700 mètres daltitude. Nous cheminons ensuite sur un vaste plateau, sur lequel, à quelques kilomètres à notre gauche, viennent mourir les derniers contreforts du massif de lAnkaratra ; puis il nous faut encore traverser en pirogues deux autres rivières, le Kelilalina et lAnkajomenahanvahata. Sur les bords de ce dernier cours deau se trouve le hameau de Maromoka, et un peu plus loin il nous faut encore traverser lAnkisatra, avant darriver à la nuit au village du même nom. Nous sommes ici en pays connu, et nous avons passé deux journées entières dans ce même village, au commencement de lannée dernière (4 mai), dans notre voyage à travers la province de lImerina.
Le lundi 25 mars, une heure après le départ dAnkisatra, nous passons à Begoaka, puis, au sortir du village, nous traversons en pirogues la rivière lOnibe, principal affluent de droite du Mangoro ; sur lautre bord sont édifiées quelques cases qui forment le village dAntanety ; au sud de ce hameau cest encore une rivière importante, le Tanifotsy, quil nous faut traverser en pirogues. Plus loin nous suivons pour un instant une ligne de faîtes. Elle est très sinueuse, et comme notre route se dirige presque en ligne droite vers le sud, nous descendons constamment dans de profondes vallées, nous remontons ensuite leurs flancs rapides pour nous hisser péniblement sur un nouveau sommet. Au fond de chacune de ces vallées, nous traversons à gué des ruisseaux souvent considérables dont les uns vont, à droite, grossir un fleuve du canal de Mozambique, et dont les autres, à gauche, sont tributaires dun cours deau qui se jette dans locéan Indien. Chemin faisant, nous avons trouvé plusieurs villages : Ambatomainty (12 cases), Betampona (9 cases), Ambatomena (18 cases). Au coucher du soleil, nous nous arrêtons à Soandrarina, où je retrouve encore le même gîte que javais occupé quelques mois auparavant. Soandrarina est le dernier village déjà visité dans mes voyages antérieurs que je vais retrouver sur ce chemin du sud. Demain, en continuant ma route, je serai en pays nouveau pour moi, et je mapprocherai de plus en plus de la province des Betsileo. Soandrarina est en effet situé sur les confins méridionaux du pays des Antimerina. Le jour suivant, une heure après avoir quitté Soandrarina, nous passons au village de Talikiatsaka : nous sommes à 1 970 mètres daltitude.
Nous commençons à descendre. La route est belle, nous faisons beaucoup de chemin. Nous arrivons en une demi-heure à Ambodifiakarana ; ce village, qui compte 80 cases environ, est la première agglomération betsileo que nous rencontrions. À la limite méridionale du plateau supérieur nous avons quitté le pays des Antimerina, et en 22 minutes nous sommes descendus de 530 mètres ; il est juste de dire que mes porteurs, pressés darriver au village, ont dévalé la côte avec une allure inquiétante. 
Le village dAmbodifiakarana, qui compte une cinquantaine de cases environ, est le centre le plus important que nous ayons rencontré depuis notre départ de Tananarive. Il faut aussi remarquer que les environs de ce premier village betsileo qui se présente à nous sont bien cultivés. Jy trouve presque toutes les cultures de lImerina et de fort belles rizières.
Le village dAmbodifiakarana est absolument comparable, semblable même aux villages antimerina. Ses habitants, des Betsileo, dont je parlerai plus longuement dans les pages suivantes, noffrent dailleurs que des différences très minimes avec leurs voisins du nord, les Antimerina.
Dans laprès-midi, une étape moyenne nous conduit au village dAlakamisy. La route suit pendant la dernière partie du jour le côté ouest dune rivière que nous avons traversée en sortant dAmbodifiakarana et nommée Mahazina.
Alakamisy est le nom donné à un village composé de deux agglomérations de maisons situées à deux kilomètres environ lune de lautre ; elles sont dailleurs séparées par un contrefort élevé du mont Kiroha que nous voyons dans lest. Nous traversons sans nous y arrêter la première agglomération de maisons, qui a reçu le nom dAlakamisy-Avaratra, et nous poussons jusquà Alakamisy-Atsimo, où nous allons passer la nuit.
Le mercredi 27 mars, une heure après avoir quitté Alakamisy-Atsimo, nous traversons à gué une rivière  assez importante, lAmbohimatiaty, puis, continuant notre chemin, nous traversons un pauvre hameau dune dizaine de cases : cest Inaha. À quelque distance au sud de ce petit village nous arrivons au bord dun cours deau considérable : le Mania. Nous sommes ici par 1 330 mètres daltitude. Il y a déjà longtemps que, pour un voyage dun souverain des Antimerina dans le sud, on a construit à cet endroit un pont sur le fleuve : ce sont des tas de pierres assez rapprochés, jetés dans le courant, et sur lesquels reposent des madriers grossièrement équarris. Ce pont tout rudimentaire nous est néanmoins dune grande utilité. Le Mania, qui plus à louest porte le nom de Betsiriry, devient un des plus grands fleuves de Madagascar ; il se jette dans le canal de Mozambique par plusieurs embouchures, et porte, dans les régions littorales, le nom de Tsiribihina lorsquil a reçu son grand affluent de droite, le Kitsamby ou Mahajilo (dont nous avons traversé le cours supérieur dans notre voyage de lImerina non loin de Betafo).
Quelques minutes après avoir franchi le Mania, nous passons au village dAmoramania. Plus au sud nous traversons encore à gué un affluent du Mania, le Sandrandra. Puis, suivant une belle vallée, la route serpente sur les levées étroites dinnombrables rizières. Cest encore un passage délicat. À onze heures nous arrivons à un assez beau village, Alarobia-Sandrandra, où nous nous arrêtons quelques instants. Au sud dAlarobia, le chemin devient caillouteux, ce sont toujours des mamelons gazonnés, toujours des montées et des descentes. Nous traversons de nombreux ruisseaux, des rivières même assez fortes. À deux heures, nous laissons à 200 mètres sur notre droite le village dIary.
Du sommet sur lequel nous sommes maintenant, nous voyons, au milieu dune grande vallée qui souvre devant nos yeux, la ville dAmbositra ; encore une dernière descente et nous y faisons notre entrée.
Le gros village dAmbositra, véritable ville pour Madagascar, compte plus de 200 cases. On y trouve des maisons assez belles, et il convient de citer parmi celles-ci le rova, demeure du gouverneur de la province, entouré dune enceinte palissadée, et un établissement, tout récent dailleurs, des Frères de la doctrine chrétienne et des R. P. Jésuites, qui ont, à Ambositra comme dans plusieurs autres points de la province des Betsileo, des missions importantes.
Le jeudi 27 mars, nous quittons Ambositra vers onze heures du matin. Jy ai prolongé mon séjour parce que cette ville moffrait un vaste champ dobservations, nouveau pour moi et des plus intéressants.
Au sud dAmbositra, la route est toujours aussi belle, les montées et les descentes sont moins rapides, le sol argileux est ferme, les gros blocs de rochers sont plus rares. À mesure que jentre plus avant dans cette province des Betsileo, je remarque que les pierres lovées, les vatotsangana, les valolahy, comme les appellent plus communément les Betsileo, sont très fréquentes, plus nombreuses peut-être encore que dans la province des Antimerina.
Deux heures après notre départ dAmbositra, nous traversons sur un tronc darbre la rivière dIvato. À trois ou quatre kilomètres sur notre gauche apparaît une contrée boisée ; ce nest pas la forêt proprement dite, cette contrée correspond plus exactement à cette zone de défrichements que nous avons rencontrée avant darriver à Mandritsara. Il y a de petits bouquets de bois, isolés dabord par de grands espaces de terrains découverts. Dans lest ces espaces découverts diminuent insensiblement, les bouquets de bois se rapprochent peu à peu, ils se touchent bientôt et forment plus loin la grande forêt que nous voyons au levant recouvrir dun rideau sombre les premiers contreforts occidentaux de la ligne de partage des eaux sur laquelle sappuie le plateau central et qui, à cette hauteur, sépare le pays des Tanala du pays des Betsileo. À mesure que nous allons vers le sud  et cest une observation que je ferai jusquà notre arrivée à Fort-Dauphin,  la zone dénudée dans laquelle nous marchons se resserre de plus en plus ; à mesure que nous nous éloignons de Tananarive, où elle atteint sa plus grande largeur, à mesure que nous fuyons le pays soumis aux Antimerina, cette zone artificielle de déboisements complets disparaît peu à peu, et au sud dIhosy, le poste militaire antimerina le plus méridional, la zone dénudée nexistera plus ; au contraire, la zone des brousses, que nous devinons vers louest, et celle des forêts, que nous voyons dans lest, feront leur jonction. Nous descendons peu à peu, et, au coucher du soleil, par 1 470 mètres daltitude, nous arrivons au village de Zoma, qui compte une cinquantaine de cases.
Là, je retrouve Maistre. Mon compagnon a fait depuis Tananarive, en me précédant de quelques jours, un très heureux voyage. Il sest rendu compte par lui-même et par une longue expérience que les bêtes de somme dont nous nous étions munis à Tananarive ne pourront nous être daucune utilité dans nos voyages ultérieurs. En effet ces pauvres animaux, malgré la bonne volonté dont ils faisaient certainement preuve, étaient harassés de fatigue ; ils avaient fait de nombreuses chutes sur les roches de granit ; mais les plus graves difficultés pour eux étaient sans contredit les rizières et tous les passages boueux où, dans largile visqueuse, ils enfonçaient profondément ; il leur fallait alors laide de plusieurs porteurs pour les tirer des fondrières. Ainsi lexpérience était concluante : sur cette route fréquentée de Tananarive à Fianarantsoa, qui est relativement la plus belle parmi toutes les pistes que lon rencontre à Madagascar, il ne fallait pas songer à vouloir économiser du temps et de largent en remplaçant les borizano par des animaux de charge. Il nous faudra donc quitter ces peu utiles auxiliaires et nous procurer à tout prix des hommes pour nous conduire dans le sud.
Le vendredi 28 mars, nous quittons Zoma pour faire étape jusquà Sabotsy-Kely et Ikiangara. Jusquà présent, depuis mon départ de Tananarive, javais marché avec une vitesse moyenne de 5,5 kilomètres à lheure ; maintenant nous nirons plus quà une vitesse réduite à 4,2 kilomètres à lheure.
À peu de distance de Sabotsy-Kely et Ikiangara, nous trouvons au bord de la route de magnifiques pierres levées, dont je mempresse de faire la photographie.
Ces vatolahy betsileo ne sont pas simplement des pierres dressées à létat brut comme chez les Antimerina. Ces monolithes, qui atteignent le plus souvent des dimensions considérables, sont polis, bien dressés et le plus souvent contenus dans un cadre en bois dur très finement sculpté ; souvent même, à côté de la vatolahy, on dresse un madrier sculpté ; ces monuments ont ici, comme partout ailleurs à Madagascar, la même signification que dans la province de lImerina.
Le monument commémoratif que nous avons sous les yeux se compose de deux pierres levées, entre lesquelles se dresse un fort madrier. La pierre qui est du côté du nord et qui est la plus élevée, car elle mesure plus de 2 mètres au-dessus du sol, est lisse et polie, sa forme est parfaitement régulière, les angles supérieurs sont seulement un peu écornés ; on a plaqué sur ses deux grandes faces, vers lest et vers louest, une sorte de cadre en bois finement sculpté, avec assez de symétrie, ce que je remarque dautant mieux que cette qualité manque le plus souvent dans tous les ouvrages manuels des populations malgaches. Posé sur ces deux cadres est et ouest du monolithe, est un autre encadrement, entourant le sommet de la pierre levée et portant, encastré dans les madriers qui le forment, de longues chevilles pointues sur lesquelles on vient fixer des offrandes. La pierre du sud, sensiblement plus petite, nest revêtue daucun ornement ; elle est moins bien travaillée, et la date de sa pose est sans aucun doute beaucoup moins ancienne. Ces deux pierres sont en granit. Le madrier qui sélève entre les deux monolithes est encore plus élevé ; il mesure plus de 3 mètres de haut sur 45 centimètres déquarrissage ; une coupe perpendiculaire à laxe et jusquà une certaine distance de son sommet a la forme dun carré parfait. Son extrémité est légèrement tronconique, et la partie conique se raccorde avec la partie quadrangulaire par un étranglement bien prononcé. Le madrier est sculpté sur toutes ses faces ; ce sont les mêmes dessins qui sétagent en quatre séries.
Ce madrier levé est de la même époque que le gros monolithe. Comme celui-ci dailleurs, son pied repose au centre dun espace rectangulaire formé de dalles de gneiss grisâtre qui ont dû être apportées de fort loin, car il nen existe pas dans la contrée environnante.
Dans laprès-midi, nous marchons toujours sur largile rouge, qui disparaît maintenant sous une épaisse couche de vero. Plus loin ce sont des fanoro dans lesquels il faut nous frayer péniblement un passage. Ce petit arbuste à fleurs jaunes (Gomphocarpus fructicosus), dont les baies cotonneuses servent aux indigènes à se fabriquer des matelas, se trouve ici en grande quantité.
À cinq heures nous arrivons à Ambohinamboarina.
Ce village, qui compte une centaine de cases et qui est donc pour Madagascar une agglomération importante, se trouve situé de part et dautre de la route, qui est en cet endroit fort belle, sur le versant occidental dune colline élevée dont le rova, poste militaire proprement dit, occupe le sommet.
Les environs du village sont particulièrement bien cultivés. À côté de toutes les cultures ordinaires du plateau central je remarque des champs que je navais encore vus nulle part, et qui, je crois, sont spéciaux à la province des Betsileo ; on en rencontre depuis Ambohinamboarina, et ils sétendent sans interruption jusquà la partie méridionale de la province. Cest dans les environs dAmbohimandroso que lon en trouve le plus. Ces champs sont couverts dun arbrisseau de la famille des légumineuses, qui porte de petites fleurs jaunes, et dont les graines forment de petits haricots aplatis (cest le Cajanus indicus ou ambrevade).
Les Malgaches mangent ces petits haricots, nommés ambatry, lorsquils sont arrivés à maturité, mais ils ne se livrent pas à cette culture dans ce seul but : le feuillage des ambrevades sert aussi à nourrir un ver à soie indigène nommé landinamberivatry (Borocera madagascariensis), qui leur donne des cocons avec lesquels ils font une soie lustrée et de belle apparence. Ce nest que dans le Betsileo que lon se sert de cette soie malgache pour faire des lamba, généralement rouge-brun, et destinés à envelopper les morts. Les Antimerina, comme nous lavons vu précédemment, emploient pour faire leurs lamba de soie de la matière première qui leur vient de létranger.
Le samedi 29 mars, dans la première partie de létape, la route reste toujours assez belle, mais elle devient fortement caillouteuse, les blocs de rochers sont plus fréquents, des émergences de gneiss et de granit soulèvent et percent en maints endroits la couche superficielle rougeâtre de largile plastique. Lherbe est toujours rare ; en revanche on rencontre beaucoup de petits arbrisseaux à fleurs jaunes, nommés par les indigènes tsitotsokola. Dans ces contrées rocheuses les pierres levées sont très fréquentes. À 9 heures nous passons à gué la rivière Ankona. Elle coule en rapides ; son lit est très large et ses bords disparaissent sous une épaisse végétation : ce sont des fourrés inextricables de bararata (Phragmites communis), ce roseau aux feuilles acérées et que nous avons vu si souvent sur les rives des fleuves de louest. Nous sommes ici à 1 170 mètres daltitude. Quelques minutes après notre passage de lAnkona nous arrivons à Talata-Inkiala. Nous faisons arrêt dans ce petit village et continuons notre route vers le sud. Nous traversons encore de nombreux ruisseaux, en suivant une route sinueuse qui par monts et par vaux nous fait descendre insensiblement à 1 130 mètres daltitude, au village dAlarobia, où nous nous arrêtons pour passer la nuit ; il compte une cinquantaine de cases.
Le dimanche 30 mars, une demi-heure après notre départ dAlarobia, nous arrivons sur les bords du Matsiatra, formant lui aussi, comme le Mania, que nous avons traversé plus au nord, un des grands fleuves du versant occidental de Madagascar, le Mangoky. Nous passons le Matsiatra en pirogue. Le passage est à 1 090 mètres daltitude, et, à cette époque de lannée, le fleuve mesure 80 mètres de largeur sur 2 m. 50 de profondeur. Après la traversée du Matsiatra nous passons encore à gué un de ses affluents, lIbita. Nous marchons ensuite dans de belles rizières. Les cultures deviennent abondantes ; des vala couronnent chaque colline. À une heure nous entrons à Fianarantsoa, la capitale du sud de Madagascar.
XVIII
La ville de Fianarantsoa.  Les environs.  Au pays des Betsileo.  Murs et coutumes.  Sculpture betsileo.  Division de la province.  Industrie des lamba.  Excursions à Ifandana.
Sans aucun doute, Fianarantsoa noccupe pas le deuxième rang parmi les villes de Madagascar au point de vue du nombre des habitants. Sous ce rapport, Tamatave viendrait avant elle ; néanmoins on a lhabitude de désigner Fianarantsoa comme la deuxième cité de lîle, tant au point de vue de limportance politique (elle est en effet la capitale des Betsileo, la tribu la plus anciennement soumise aux Antimerina et celle qui a accepté, toléré et souffert le mieux les murs, les usages, les lois des vainqueurs), quau point de vue géographique (sa position en fait le centre de la domination des Antimerina dans le sud du plateau central). La population totale de Fianarantsoa, en laissant de côté, bien entendu, les quelques villages qui lenvironnent et forment en quelque sorte ses faubourgs  et surtout les vala, habitations isolées que lon rencontre en grand nombre dans tout le voisinage,  ne dépasse pas six mille habitants.
Comme cest lusage à Madagascar et principalement sur le plateau central, la ville de Fianarantsoa occupe le sommet dune colline élevée. Le point culminant de ce mamelon est pris par lemplacement du rova antimerina ; cest là quest construite en briques la maison assez spacieuse du gouverneur Rainiketabao 14e honneur, le père du médecin malgache qui nous avait loué sa maison à Tananarive. Les flancs de cette colline, de forme conique et à pente douce, sont couverts partout de maisons pressées les unes contre les autres et qui ne laissent entre elles que des ruelles étroites, dont les sinuosités et les escaliers de granit nous rappelaient très exactement dailleurs laspect de certains quartiers de Tananarive. Le chemin le plus praticable est celui qui, partant du pied de la colline du côté nord, monte en suivant une direction sensiblement droite jusquaux portes du palais du gouverneur. Cette rue nest que le prolongement direct de la route de Tananarive.
Lorsque, venant du nord, on approche de la capitale des Betsileo et que lon peut distinguer bien nettement toutes les maisons qui se présentent aux regards, on est tout de suite frappé du nombre considérable dédifices religieux, déglises et de temples qui se trouvent bâtis sur ce côté nord de la ville. Lorsquon a dépassé et laissé sur la gauche les bâtiments de la vice-résidence de France, qui sont à la limite des premières maisons de la ville, on arrive à lemplacement de la Mission catholique, que le chemin principal coupe en deux parties à peu près égales : à droite, dans louest par conséquent, se trouve le bâtiment occupé par les P. Jésuites ; léglise lui est contiguë dans le nord ; un peu plus loin, sur un emplacement assez vaste, on ramassait, lors de notre passage, des matériaux pour une grande église en pierres que les missionnaires catholiques faisaient construire ; de lautre côté de la rue se trouvent la maison et lécole des Frères de la doctrine chrétienne ; derrière ces bâtiments sétendent de beaux jardins, dont malheureusement la partie principale occupe le fond dun ravin.
En continuant de suivre vers le sud le grand chemin de Fianarantsoa, qui sélève bientôt sur les flancs de la colline, on rencontre à droite lemplacement du grand marché, puis ce sont successivement les terrains et les bâtiments des Missionnaires norvégiens, dont léglise aux tons rougeâtres se dresse à notre gauche avec son clocheton aux quatre faces égales. Une église anglaise de je ne sais quelle secte lui fait face ; il sen trouve encore une demi-douzaine dans les quartiers hauts de la ville.
Les environs immédiats de Fianarantsoa sont encore plus mouvementés que ceux de Tananarive : ce sont des collines élevées, de gros monticules aux pentes rapides, aux sommets rocheux. La végétation semble plus vigoureuse, les rizières sont plus jolies et mieux travaillées. Cest toujours la zone dénudée des hauts plateaux, mais, malgré la densité de la population chez les Betsileo, le défrichement de la contrée est moins complet que chez leurs voisins du nord. Dans les environs immédiats de Fianarantsoa on observe quelques bouquets de bois qui ont été respectés et qui couronnent plusieurs des monticules entourant la ville. À 4 kilomètres dans lest se tient une fois par semaine, le vendredi, un grand marché. Cest quelque chose danalogue au Zoma de Tananarive. Des vieillards mont affirmé que lemplacement de ce Zoma était boisé dans leur jeunesse ; maintenant les premiers arbres de la forêt de lest sont à plus de 60 kilomètres de Fianarantsoa. Chez les Betsileo donc, comme chez les autres Malgaches et principalement chez les Antimerina, nous assistons, à lépoque contemporaine, à un défrichement lent mais continu de toutes les parties de lîle ; ce défrichement est dailleurs en raison directe de la densité de la population. Quoi quil en soit, ces vestiges de végétation, que nous voyons déjà aux environs de Fianarantsoa, nous annoncent la zone des brousses, dans laquelle nous entrerons en trois journées de marche vers le sud et qui est plus rapprochée encore du côté de louest ; à lest cest la zone forestière, le pays des Tanala.
Dès notre arrivée, nous avions reçu de la part de M. le docteur Basson, vice-résident de France à Fianarantsoa, un accueil des plus bienveillants, dont je ne saurais trop le remercier. Le docteur Besson habite en famille une maison spacieuse, construite il y a quelques années sur les ordres du Résident général de Tananarive. Malheureusement lemplacement a été mal choisi ; peut-être est-il plus juste de dire que le gouvernement français a dû se contenter de ce que les Antimerina ont bien voulu lui vendre à poids dor. La résidence de Fianarantsoa est édifiée au nord de la ville, près du chemin qui vient de Tananarive ; le terrain au milieu duquel sélève la maison est sur le versant oriental dune colline élevée. La déclivité de ce terrain est tellement prononcée quil est impossible de sy tenir debout. Il a donc fallu à grands frais y aménager des terrasses et faire, en un mot, tout le nécessaire pour rendre cette portion de terrain habitable.
Grâce au docteur Besson, nous trouvons à louer en dehors de la ville, et non loin de la résidence, au lieu dit Ambatolahikisoa, une maison assez spacieuse et très suffisamment confortable. Cest là que nous allons séjourner quelques semaines pour attendre le retour des beaux jours, étudier le peuple betsileo et surtout nous préparer à notre prochain voyage dans le sud.
Parmi nos nouveaux amis betsileo, Rainimanana, qui me semble le plus instruit, nous met rapidement au courant des murs de ses compatriotes. Desprit beaucoup moins borné que la plupart de nos éphémères connaissances, ses renseignements sont très précieux. Son âge avancé ne lui ôte rien de ses facultés ; ses souvenirs sont très précis, et, grâce à lui, nous allons connaître à fond la peuplade des Betsileo. Rainimanana nous raconte un soir des légendes et de vieilles histoires ; nous les trouvons dautant plus remarquables que, jusquà présent, nous avions eu une peine énorme à en réunir quelques-unes sur le peuple malgache.
Si nous trouvons à ce point de vue une certaine supériorité des tribus du sud sur les tribus du nord, cette supériorité devient encore plus évidente sous le rapport de la sculpture. En effet, on sait que depuis les temps les plus reculés presque toutes les races humaines ont reproduit sur une matière quelconque, cornes, os, bois, pierres, etc., les objets qui frappaient le plus souvent leurs regards.
Ces premières sculptures spontanées font absolument défaut dans le nord de Madagascar. Les Antimerina eux-mêmes, les plus civilisés des Malgaches par convention, nont aucune idée dune sculpture quelconque. Sans doute certains de leurs ouvriers à Tananarive ont pu copier plusieurs figurines importées tout récemment dEurope, mais ils nont jamais trouvé dans leur tête un motif quelconque dornementation. Leurs idoles les plus renommées nétaient que des morceaux de bois informes ou des cailloux bruts roulés dans des chiffons. Ici, dès notre première étape dans le sud, nous rencontrons de véritables sculptures ; ce sont encore, il est vrai, des essais grossiers et naïfs. Je remarque dabord, sur les planches qui ferment les fenêtres et les portes des cases, des dessins géométriques aux contours plus ou moins réguliers, qui entaillent profondément le bois dur ; ces mêmes dessins sont reproduits encore sur des pierres levées, sur des madriers dressés, comme ceux que nous avons vus au sud de Sabotsy ; ils sont également retracés sur les palissades qui entourent les tombeaux, ou sur les mégalithes qui sélèvent dans leur voisinage. Le plus beau spécimen que nous ayons rencontré dans ce genre est lentourage en bois sculpté du tombeau de Ramaharo, un des descendants des anciens rois betsileo de Lalangina, tombeau construit non loin des rives du Matsiatra, et près du village dIalananindro.
Au-dessus de cette sculpture géométrique je trouve encore des essais plus compliqués, dont le Betsileo est lauteur, sur ses principaux ustensiles de ménage. Ce sont des mortiers à riz, des mortiers à piments, des cuillers, des plats, des salières. Tous ces objets en bois sont souvent très finement sculptés. On y trouve déjà des figures plus compliquées. Ce sont quelquefois des formes animales, le plus souvent un buf. Les artistes se sont donné aussi libre carrière pour lornementation de leurs cases en bois. Dans cette tribu des Betsileo comme dans celle des Tanala plus à lest, non seulement les volets qui ferment les ouvertures sont sculptés, mais encore les piliers principaux de la maison sont artistement gravés ; il en est de même des deux pignons, qui, le plus souvent, sont surmontés dun oiseau figurant assez bien un pigeon au repos. La forme humaine est très rarement représentée, si ce nest pour des ody, des talismans ou des amulettes.
La province des Betsileo comprend deux parties principales : lune au nord du Matsiatra, lautre au sud. Dans la première, située sur les confins de lImerina, on est frappé plus vivement encore que je ne le suis à Fianarantsoa de la ressemblance, je dirai même de lidentité, qui existe entre ces Betsileo du nord et les Antimerina leurs voisins. Dans la partie sud au contraire, que les indigènes appellent plus généralement Andafy Atsimony Matsiatra, les différences entre les deux tribus voisines sont plus marquées. Dans le sud, en effet, les Betsileo ont échappé davantage à linfluence antimerina. Cest donc là quil faut se placer pour les mieux connaître. Le mot Betsileo est très peu employé par les indigènes. Cette appellation a sans doute pris naissance après la conquête du pays. Cest Radama Ier, roi des Antimerina, qui a soumis vers 1812 la province des Betsileo. Ses prédécesseurs avaient déjà fait quelques expéditions dans ce pays du sud, mais des révoltes continuelles des Betsileo venaient toujours menacer la domination antimerina. Radama Ier voulut étouffer ces révoltes dans le sang, et il y réussit. La ville dAmbositra, dans le Betsileo nord, qui navait pas voulu reconnaître son autorité, fut prise par les Antimerina.
« Toutes les maisons dAmbositra furent détruites, ses défenseurs mis à mort, les femmes et les enfants emmenés en captivité dans lImerina. Défense fut faite aux habitants du pays de songer jamais à sétablir sur les ruines de cette cité rebelle. »
Beaucoup de villages importants du Betsileo subirent le sort dAmbositra, et lon ne peut guère marcher quelques heures dans cette province sans rencontrer des traces de la férocité des Antimerina.
Jai dit que le Betsileo était surtout un agriculteur ; plus encore que lAntimerina, il sait travailler ses champs, faire produire ses rizières ; il possède aussi de nombreux troupeaux de bufs ; mais, chose rare à Madagascar, le Betsileo nest pas seulement agriculteur et pasteur, il est aussi très habile pour fabriquer des lamba. Dans lîle entière, les lamba de lArindrano jouissent dune juste renommée. Les Betsileo du sud principalement font aussi, avec une soie indigène, des lamba bien tissés, qui atteignent souvent des prix fort élevés ; ces lamba sont surtout réservés pour lensevelissement des morts. Enfin les Betsileo de lest fabriquent avec une écorce darbre des lamba rayés de couleurs vives, connus sous le nom de sarimbo.
Lune des principales excursions, et sans contredit la plus intéressante que nous fassions aux environs de Fianarantsoa en compagnie du docteur Besson, est celle dIfandana.
Le lundi 7 avril, nous partons de Fianarantsoa dès laube et nous allons coucher à Anbohimandrevo. Le lendemain et le jour suivant nous arrivons à Ambohimandroso, village important du Betsileo méridional, où nous espérons trouver des renseignements, et peut-être des hommes, pour notre prochaine campagne du sud.
DAmbohimandroso, nous nous rendons à Ifandana.
Ifandana est un ancien village betsileo, situé, comme cest la coutume à Madagascar, sur le sommet dune colline élevée. La colline dIfandana est orientée est et ouest ; son point culminant est à environ 980 mètres daltitude, mais ne domine que de 530 mètres le plateau environnant. La colline a été formée par une poussée gigantesque de roches éruptives. Son sommet, qui a une disposition analogue à la forme générale du mamelon, peut avoir 200 ou 300 mètres en allant de lest vers louest, et 50 mètres en moyenne du nord au sud. La colline dIfandana peut se diviser en deux parties principales, quant à la nature des matériaux qui la forment ou plutôt qui la recouvrent. La partie occidentale est entièrement rocheuse, et ses flancs, à pentes très accusées, sont inaccessibles ; la partie orientale, recouverte dargile en maints endroits, surtout à sa base, soutient sur son sommet deux blocs de rochers dune taille gigantesque. Ses flancs ont une déclivité moins prononcée que la partie rocheuse : on peut donc monter au sommet. Mais là les deux blocs qui couvrent toute sa surface rendent fort difficile laccès du sommet aplati de la partie rocheuse qui se trouve derrière eux. Comme ces blocs ont une forme sensiblement cubique, aux angles arrondis, et quils reposent par une large base sur une surface sensiblement plate et malheureusement pas plus large queux, on peut, en rampant sur cette surface, et en sengageant dans lespace que laissent les angles, parvenir de lautre côté du bloc. Mais cest une opération fort difficile. Voici comment il faut sy prendre : on engage la tête et la partie supérieure du corps dans cette espèce de couloir. Le ventre repose sur le sommet rocheux de la colline, le dos sappuie contre langle arrondi de la paroi inférieure du cube, les jambes pendent dans le vide. En rampant ainsi latéralement, on peut contourner dabord la face nord du cube occidental, puis sa face est, et lon arrive enfin sur le sommet rocheux de la colline où était bâti le village dIfandana. Je nai pas besoin de dire que cet exercice gymnastique na rien dattrayant. Cet affreux passage que nous avons suivi a dû servir avant nous à bien des générations, comme en témoigne la roche, qui en cet endroit a le poli de livoire.
Le moindre faux mouvement nous précipiterait à 500 mètres, en bas, dans un massif de cactus aux épines menaçantes. Mais enfin je ne regrette pas mon excursion, car, en visitant le sommet dIfandana, je trouve dans une anfractuosité de la roche un riche gisement de crânes et dossements betsileo, nous faisons une belle récolte et je suis heureux de ma journée au delà de toute expression.
XIX
Excursions dans le pays Tanala et à Ambondrombe.  Peuplades Tanala.  Les nains de Madagascar.  Ville dIkongo.  Départ dAmboasary.  Préparatifs de voyage dans le sud.  Recrutement des porteurs, leur solde. Départ de Fianarantsoa.
Ce voyage à Ifandana et dans les villages voisins, à Ivohidahy, à Ambohimandroso et à Ambalavao, nous avait fait connaître, en partie du moins et dans ce quelle a de plus intéressant, la région sud du Betsileo : nous ne voulions pas quitter Fianarantsoa sans faire une excursion dans lest, du côté des Tanala. Louest tentait moins notre curiosité : Maistre et moi avions parcouru de vastes territoires de ces pays sakalava, en allant à Majunga et à Ankavandra ; dailleurs, dans notre voyage du sud, nous devions traverser des pays absolument analogues, entre Isalo et Ihosy.
Cette deuxième excursion, dans laquelle le docteur Besson veut bien encore une fois nous accompagner, nous mène de Fianarantsoa aux confins de la forêt de lest, au village dAmboasary. Nous nous y arrêtons quelque peu. Nous sommes là en face de la haute montagne dAmbondrombe, sur la limite orientale du pays des Tanala. Cette montagne dAmbondrombe est célèbre partout à Madagascar ; son accès est fady. Cest le séjour des ombres, et aucun Malgache ne voudrait essayer dy monter dans la crainte de saliéner quelques mauvais esprits. Maistre et moi aurions bien voulu, en dépit de la superstition des indigènes, gravir la montagne sacrée, mais nous nous exposions à mécontenter probablement la population et je nen avais garde ; nous avions trop grand besoin des indigènes pour notre campagne future, dont je ne voulais pas compromettre le succès en gravissant une montagne qui, en somme, ne diffère en rien de beaucoup dautres sommets de Madagascar sur lesquels nous nous sommes élevés. Jai appris dailleurs, depuis mon retour de notre campagne du sud, que le docteur Besson, plus libre que nous, avait pu, avec un missionnaire, et malgré la superstition et le mauvais vouloir des indigènes, gravir la montagne dAmbondrombe. Cette montagne, qui sélève à environ 1 750 mètres, est couverte de broussailles ; son sommet dénudé laisse apercevoir de gros massifs de rochers, ses flancs ne sont pas très rapides, si ce nest du côté du sud, et laccès en est rendu difficile surtout par les broussailles et les fourrés épineux qui couvrent ses flancs.
Les Tanala, qui se trouvent non loin dici et qui sont par conséquent voisins des Betsileo, en diffèrent cependant quelque peu au point de vue ethnique. Leurs caractères anthropologiques se rapprochent beaucoup plus des Betsimisaraka, et dune manière très logique et très naturelle on doit les faire rentrer dans la grande famille des tribus de lest de Madagascar, dont le Betsimisaraka est le type. Beaucoup plus que le Betsileo, le Tanala présente certains caractères africains : comme le Betsimisaraka, il a le teint noir, les lèvres épaisses, le nez écrasé, et les cheveux crépus et laineux. Quoi quil en soit, on peut trouver dans cette tribu beaucoup de variétés individuelles. Pas plus que les autres tribus de Madagascar, les Tanala nont pu échapper aux influences de voisinage ; les métis sont par conséquent très nombreux, et les alliances entre les Tanala et les autres tribus de lîle, les Betsileo principalement, ont altéré chez beaucoup dindividus le type primitif ; il nen est pas moins vrai que lon peut trouver souvent les vrais caractères de cette tribu.
Parmi toutes les peuplades de Madagascar, les Tanala forment un petit peuple des plus intéressants à connaître. Leur pays est tout à fait particulier : ce sont les hommes de la forêt. La tribu des Tanala est en effet confinée entre la partie méridionale du plateau Central, à louest, habitée par les Betsileo, et la zone littorale, à lest, habitée par les Betsimisaraka et les tribus Antaimoro du nord ; au sud, le pays des Tanala ne va pas plus loin que le Mananara ; au nord, il na pas de limites précises ; dans cette partie, le pays des Tanala, très peu large, est resserré entre lImerina et la province des Betsimisaraka proprement dite ; il semble cependant atteindre les confins du pays bezanozano.
On raconte beaucoup de légendes sur ces Tanala, que les Antimerina et les Betsileo connaissent peu. Eux aussi sont traités de babakoto, et les tribus du plateau Central aiment à donner ce lémurien malgache comme ancêtre aux Tanala.
Ces indigènes, réunis en agglomérations peu importantes, demeurent dans des maisons en bois analogues à celles que nous voyons dans le Betsileo ; ils vivent surtout de chasse et de pêche ; ils défrichent cependant autour de leurs villages quelques espaces, dans les fonds des vallées principalement, qui produisent des graines et des légumes en quantité suffisante pour leur alimentation.
Cest dans celle tribu forestière que lon rencontre le plus dindividus de petite taille à Madagascar. Jai vu quelques adultes dont la hauteur totale ne dépassait pas 1 m. 15. Peut-être sont-ce de semblables observations faites par mes prédécesseurs à Madagascar qui ont pu donner naissance à la légende des Kimos, ces peuples nains qui habitaient sur les arbres et que certains voyageurs aiment à placer dans les centres inconnus. À ce sujet de peuples nains, je mempresse de dire quil nen existe pas à Madagascar, à ma connaissance du moins.
Lors de la conquête du Betsileo par Radama Ier, et de létablissement de la domination antimerina dans le sud du plateau Central, beaucoup dindigènes conquis, mais non soumis aux vainqueurs, quittèrent leur pays et se réfugièrent dans lest, dans les forêts du Tanala, qui leur offraient un asile inviolable. Cest surtout dans la province dArindrano que se recrutèrent avec le plus de facilité ces insoumis à la domination antimerina. Ils se rendirent nombreux chez les Tanala, et dans une vallée profonde quils découvrirent au milieu de la forêt ils vinrent fonder la ville dIkongo.
En quittant le village dAmboasary, nous faisons nos adieux aux Tanala, que nous ne devons plus revoir, et nous arrivons vite au village dAntandrokazo. Nous sommes revenus là en pays betsileo, dans cette zone dénudée, dune manière moins absolue cependant que celle de lImerina. Autour des villages betsileo, du moins dans cette partie, on peut voir dans des enclos assez bien entretenus : pêchers, bibassiers, manguiers, caféiers, citronniers, goyaviers, bananiers ; à côté de ces arbres à fruits, on trouve, disséminés dans la campagne et principalement groupés sur les hauts sommets, des arbustes tels que le voandelaka, lilas de Perse (Melia Azederach) ; le zahamborozano, jambose ou jam-rosa (Jambosa Eugenia) ; lamontana, qui atteint quelquefois 8 mètres de hauteur et qui sert de bois à brûler (Ficus Baroni) ; le seva, arbuste (Beddleia Madagascariensis) ; le tsiafakomby, arbuste épineux que nous avons déjà rencontré dans louest et dans le nord, sappan de Bourbon (Cæsalpinia sappan) ; le dingadingana, arbuste (Psiadia dodoneæfolia), et le dingadingambasaha, autre arbuste (Justicia gendarussa) ; lamberana (Urera amberana), arbuste à feuilles urticantes, très employé pour les clôtures, ainsi que le roingiry ; lampaly (Ficus soroceoides), dont les feuilles sont employées par les indigènes en guise de papier de verre ; le zahana, arbre dont le bois dur sert à faire des manches doutils ou de zagaies (Phyllarthron bojerianum) ; le hasina (Dracæna angustifolia), cet arbuste, que lon suppose aimé des Vazimba, est employé par les Betsileo pour fabriquer des instruments de musique ; le tainakoho, arbuste à fleurs jaunes, en betsileo sanatry (Cassia lævigala) ; le falahidambo (Dichrostachys tenuifolia) ; le roibe, arbuste à piquants qui donne de grandes fleurs et dont lécorce rugueuse sert aux enfants à faire des frondes (espèce dhibiscus) ; le roibevavy, la grande espèce (Hibiscus diversifolius), et le roimainty (Rubus fructicosus), dont le fruit mûr rappelle assez bien nos framboises de France ; le fandramanana ou voafotsy, arbuste dont les feuilles servent à faire une boisson comme celle du thé (Aphloia theæformis).
Cependant nous voici maintenant au milieu de mai. La température se maintient toujours fraîche, principalement pendant les heures qui précèdent le lever du soleil ; mais les pluies fines, les brouillards, ont cessé complètement ; nous sommes entrés tout à fait dans la saison sèche des Betsileo. Nous navons pas de temps à perdre et je hâte de tout mon pouvoir nos préparatifs de voyage vers le sud. À force de patientes recherches, nous trouvons à Fianarantsoa et dans les environs quelques hommes qui consentent à nous suivre dans le sud et qui, ajoutés à nos fidèles de Tananarive, vont former le noyau de notre convoi. Bien entendu, dans le sud ils vont se dire Betsileo : il ne faut pas que dans les tribus insoumises que nous allons traverser on nous voie accompagnés dAntimerina. Cette compagnie pourrait compromettre totalement le succès de notre entreprise, et, dans tous les cas, nous recommanderait fort mal aux tribus rebelles chez lesquelles nous allons passer. Notre ami Rainimanana a fait dans sa jeunesse quelques excursions chez les Bara, et sur ses conseils nous allons dans lextrême Sud Betsileo, chercher de ses anciens compagnons, qui fort probablement consentiront à nous suivre. Les avis de Rainimanana sont bons, car à Ambohimandroso nous trouvons un esclave betsileo qui veut bien voyager avec nous. Rainizanaka, cest son nom, a été faire du commerce chez les Bara ; il connaît un peu le nord du territoire de cette tribu, en parle le dialecte, et nous sera certainement fort utile. Rainizanaka, qui doit être le commandeur de notre caravane, nous trouve rapidement les hommes qui nous sont nécessaires pour compléter notre convoi. Je suis heureux davoir terminé le recrutement de notre personnel. Nous avons, en dehors des Malgaches proprement dits, un créole de la Réunion nommé Mitra et un natif de Sainte-Marie, Barthélemy Douai, qui soccupe plus spécialement de nos armes, de nos instruments et des collections dhistoire naturelle  javais jugé que la santé de notre fidèle Jean Boto ne lui permettait pas de nous accompagner dans le sud, et, à son grand regret, javais dû le laisser à Tananarive,  un commandeur indigène, Rainizanaka, avec trente-deux hommes, seize porteurs de bagages et seize porteurs de filanzana. Comme on voit, javais renoncé aux bêtes de somme, qui ne pouvaient pas nous être dun grand service, et javais conservé comme moyen de locomotion, rapide et commode, le filanzana, cette chaise à porteurs malgache, qui restera, quoi quon en dise, lunique véhicule de la grande île, tant quune nation européenne ny aura pas fait construire des voies de communication.
Notre personnel était complet et cétait là le plus important ; je le payais fort cher, il est vrai, un kirobo par jour et par homme (25 sous de notre monnaie). Ce salaire, relativement très élevé pour Madagascar, était néanmoins acceptable, vu les circonstances et les pays difficiles que nous allions traverser, et surtout les termes de notre fanekena (marché, convention), car il était expressément stipulé, avec nos porteurs, que leurs salaires leur seraient payés en argent coupé à Fianarantsoa, si Maistre et moi nétions pas morts, tués en cours de voyage.
Pour le matériel, le problème était moins difficile à résoudre. Nous étions dailleurs équipés depuis longtemps pour de telles expéditions, et dun autre côté le nombre de nos porteurs de bagages nous interdisait absolument toutes provisions superflues. Nous navions donc que le strict nécessaire, mais en quantité suffisante. Nous navions en somme trouvé dans les préparatifs de notre voyage du sud quune seule difficulté, mais elle était aussi grande quimprévue. En effet, dans les provinces méridionales que nous nous proposions dexplorer, largent ne passait plus sous aucune forme. Tandis que toutes les autres tribus de Madagascar que nous avions rencontrées jusquà ce jour admettaient au moins la pièce de 5 francs, entière ou fractionnée en petits morceaux, les tribus méridionales, qui vivent à Madagascar dans un isolement presque complet, ne connaissent aucun métal précieux, exigent pour leur transaction des perles, de la verroterie, en un mot des marchandises déchange. Nous étions fort embarrassés, dabord parce que nous navions aucune idée des objets quil nous fallait emporter, et ensuite à cause du poids fort lourd que cela nous obligeait à traîner avec nous. Dans cette circonstance, Rainizanaka nous fut dun grand secours, et nous navons eu quà nous louer dans la suite de ses indications. Dans les tribus du sud de Madagascar, comme autrefois dans tout louest, abstraction faite des étoffes de cotonnade et dindienne qui même maintenant ont cours un peu partout, la marchandise déchange la plus appréciée est sans contredit la perle de verroterie. Nous en faisons donc une certaine provision sur le marché dAmbalavao, village connu pour cela dans tout le Sud Betsileo et réputé pour ses ody ou talismans. Je ne veux pas donner ici une nomenclature détaillée et une description minutieuse des différentes perles dont nous faisons provision pour le sud ; les modes changent, et avec une perle dans le goût du jour on obtiendra une mesure de riz chez des Bara, alors quavec deux perles démodées on nen aurait pas une poignée. Quil me suffise de dire que ces perles de verroterie, de fabrication allemande, sont très répandues dans tout le sud de Madagascar. Elles se divisent en deux types principaux. Les unes sont de petites perles sphériques blanches, bleues, rouges, noires, toujours opaques. Les petites perles bleues, qui ont environ 5 millimètres de diamètre, sobtiennent aisément chez les marchands du Betsileo à raison de 18 sous le 100, et, avec quatre dentre elles on achète une poule dans toutes les tribus du sud. Lautre type de perles est de forme cylindrique : elles sont beaucoup plus grosses que les perles sphériques ; les cylindres sont tantôt à facette plane, tantôt tordus sur leur grand axe. Avec une perle cylindrique à facettes de 10 centimètres de long sur 2 dépaisseur, de couleur rougeâtre, que je peux me procurer à Ambalavao pour 2 fr. 50, jachèterais chez les Bara et chez les Antaisaka un buf de fort belle taille. Mais, je le répète, telle perle qui représente une valeur réelle à un moment donné chez certaines tribus du sud, peut la perdre complètement quelques mois plus tard. Donc, pour lachat des perles de verroterie, on ne saurait trop sentourer de renseignements minutieux, exacts et récents. En plus de nos perles de verroterie et toujours sur les conseils de notre commandeur Rainizanaka, nous augmentons notre pacotille déchange de petits miroirs ronds, daiguilles, de couteaux, de pinces à effiler, de quelques coupons détoffe. Jai même au fond dune malle deux petites boîtes à musique qui viennent de France, et qui, chez ces peuplades sauvages, atteindront, je nen doute pas, une grande valeur.
Maintenant tous nos préparatifs sont terminés. Nous présentons nos adieux à M. le docteur Besson, et, munis des souhaits de réussite des deux ou trois Européens qui habitent Fianarantsoa, nous quittons la capitale des Betsileo le samedi 24 mai 1890.
XX
Difficultés pour se mettre en route.  Départ de Fianarantsoa.  Arrivée à Ambohimandroso.  Kabary des Borizano.  Dans la plaine du Mananantanana.  Les monts dénudés du Betsileo.  Champs de sorgho.  Massifs de lAndraingitra et chaîne des Lohatrafo.  Les termites à Madagascar.  Village dAnkaramena.  Anciens types betsileo.  Vallée du Tsimandao.  Les sauterelles à Madagascar.  Leur préparation culinaire.  Sur le territoire Bara.  Dans la brousse.  Le plateau des Lamboany.  Les mpanjaka bara.  Le roi de Zazafotsy devient notre ami.  Au village dAmbararata.
Dans presque tous les pays du monde, lorsquon commence un grand voyage avec un personnel nombreux, il est rare que dès la première heure tout le monde soit prêt en temps et lieu. Nous voyons par ce qui nous arrive aujourdhui que cette règle sapplique très bien à Madagascar. Sil était besoin de preuves, nous en aurions ce matin une confirmation éclatante. Dès les premières heures du jour, quelques zélés sont venus faire acte de présence, mais le gros de la troupe ne vient quà 10 heures du matin. Selon une habitude bien malgache, les hommes aident à empaqueter notre matériel. On lie les charges, que je distribue avec le plus dimpartialité possible. Puis, chacun soupèse son paquet, vérifie les cordelettes, trouve, bien entendu, les poids exagérés, se décide enfin à poser le bambouchage sur ses épaules, et alors
 on ne part pas. Oh ! je suis bien habitué à cette façon dagir des porteurs ; il faut en passer par là. Beaucoup dentre eux me demandent à aller faire leurs adieux à leurs familles ou à prendre dans leur case quelques objets indispensables quils ont oubliés. Voilà huit jours quils sont prévenus que nous partirions ce matin, et leurs dispositions ne sont pas prises. Point nest besoin de raisonner avec ces nègres. Je sais quils poursuivent un but : ils veulent obtenir quelque avance sur leur salaire du voyage. Si cette avance était forte, il est bien entendu que je ne les reverrais plus, et, nayant pas la force pour moi, il me faut employer la ruse. Je leur donne donc quelque argent, et surtout je me propose daller très lentement au début de mon voyage dans le Betsileo méridional, contrée relativement très sûre. Je ne mengagerai sur le territoire Bara que lorsque je devrai à chacun de mes porteurs une somme assez importante. Comme je connais les Malgaches, dès ce moment ils me suivront partout, jen ai la quasi-certitude ; il ne sagit maintenant que de les amuser jusquà Ihosy, le dernier poste antimerina dans le Sud Betsileo.
Après les kabary dusage, et de nouvelles répartitions des charges, nous partons enfin pour le sud à 1 heure de laprès-midi.
Nous suivons la route que nous avons prise il y a quelques jours pour aller à Ifandana. Vers 5 heures nous faisons halte au village dAmbalafeta.
Le dimanche 25 mai, mous marchons trois heures pour nous rendre à Ambohimandroso.
Cest un important village, construit, comme cest la règle, sur un mamelon assez élevé qui domine la plaine de Mananantanana. On compte à Ambohimandroso environ 150 cases ; cest donc une agglomération assez importante, la dernière du reste que nous allons trouver sur notre route jusquà Ihosy. Nous ne verrons plus que de pauvres villages betsileo, dont les habitants ont conservé plus quailleurs les murs et les coutumes de leurs pères.
Le jour suivant, nous restons encore à Ambohimandroso ; nos hommes ont de nouveau des adieux à faire à certains de leurs compatriotes, et, sur les observations des porteurs de bagages  ils réclament toujours, cest la règle,  il me faut prendre des porteurs supplémentaires pour diminuer les charges, qui sont déjà bien légères. Heureusement je trouve à Ambohimandroso, le pays de Rainizanaka, des hommes de bonne volonté ; ils sengagent au même prix que les autres, et je dois augmenter les charges de plusieurs ballots de sel. Ce jour perdu à Ambohimandroso favorise mes projets, je laisse donc faire mes porteurs, et, faisant appel à une patience rare, je partirai quand ils voudront.
Le 27 mai, de très bonne heure, nous sommes heureusement surpris de trouver tous nos hommes réunis à la porte de la case que le R. P. Fabre, chargé de la mission catholique dAmbohimandroso, avait mise fort gracieusement à notre disposition. Nos porteurs, qui viennent prendre leurs charges, ont presque tous acheté des zagaies pour se défendre contre les nombreux fahavalos qui, disent-ils, infestent le pays. Nous augurons bien de ces achats, qui valent certainement mieux que les bouteilles de rhum dont se sont munis certains hommes. Nous partons à 8 heures et demie, après avoir recommandé à nos hommes de rester groupés et de ne pas séloigner trop de nos filanzana. Nous prenons notre ordre de marche habituel, ordre que nous ne quitterons plus durant toute cette campagne du sud. En tête, Douai et Mitra, les deux hommes en lesquels nous avons le plus de confiance et qui seront chargés éventuellement de surveiller les guides ; puis derrière eux, à la file indienne, tous nos porteurs de bagages. Maistre et moi formons larrière-garde et veillons à ce quaucun homme ne reste en arrière de la troupe.
À notre sortie dAmbohimandroso, de nombreux indigènes nous accompagnent jusquaux dernières maisons de la ville ; ce sont, pour la plupart, des femmes qui viennent dire adieu à nos porteurs, leurs maris. Il est étonnant de remarquer à Madagascar combien les porteurs de filanzana ou de bagages ont de femmes ; ces épouses, légitimes ou non, se trouvent dans chaque village que les borizano traversent dhabitude. Rainizanaka mexplique que pour eux cest fort utile. Tandis quils font leur rude métier, ils sont assurés de trouver, dans nimporte quel village où les amèneront les hasards de leurs courses aventureuses, bon gîte, bon souper, et autres choses encore. Cest évidemment très pratique. Il est à remarquer que tous les porteurs, en général, qui se trouvent dans le sud comme dans toutes les provinces autres que lImerina, comprennent une notable proportion dhommes libres. Dans lImerina, au contraire, presque tous les porteurs sont des esclaves. Cest là aussi, dans lAnkova, que dune manière absolue la proportion des esclaves est la plus forte ; faible ailleurs, elle devient presque nulle dans les territoires insoumis.
En quittant Ambohimandroso, nous entrons dans la grande plaine de Mananantanana. Cette plaine est en grande partie inculte, couverte de hautes herbes, vero (Andropogon hirtus), horona (Aristida adscensionis). On remarque cependant autour des vala disséminés çà et là quelques champs dambrevades, des rizières, des plantations de canne à sucre, de manioc et de patates. Les arbres sont très rares. Ce sont les mêmes variétés que jai signalées aux environs de Fianarantsoa.
La plaine est entourée de montagnes élevées. Au sud, cest le pic dAdraintonga, terminé par un cône de granit ; au nord et au nord-ouest lIsomahy, lénorme massif de lIvohibe, le sommet pointu du Vohitafia, surmonté dun tombeau, lAnsahaviro ; enfin, loin dans louest, les grandes roches arides des Manampy découpent sur le ciel leurs formes bizarres.
Nous avons vu dans nos voyages précédents, et principalement dans lImerina et dans le nord du plateau Central, de nombreuses montagnes ou collines élevées. Ces hauts sommets du nord se présentent toujours sous la même forme invariable. Ils sont constitués par de puissantes assises rocheuses recouvertes dune épaisse couche rougeâtre ; le plus souvent un maigre gazon revêt leurs flancs aux pentes douces. Très rarement des émergences rocheuses apparaissent au sommet, quelques blocs de roches primitives sont accrochés à leurs flancs. Nulle part on ne voit darêtes vives ; largile, résultat de la décomposition pendant de longs siècles des roches sous-jacentes, a comblé toutes les anfractuosités. De loin en loin, lil ne découvre sur ces croupes arrondies que de petits ravins creusés dans largile par les eaux sauvages. En somme, dans les provinces du nord, dans les plaines comme sur les sommets, largile rougeâtre recouvre la roche fondamentale. Dans le sud au contraire on observe le plus souvent une disposition toute différente. Là en effet, tandis que les plaines et les vallées offrent comme ailleurs un sol argileux, les sommets, les montagnes comme les collines, les mamelons comme les monticules, sont dénormes masses rocheuses. Comme nous lavons vu à Ifandana, comme nous le voyons aux Manampy, comme nous le verrons plus tard sur notre route du sud jusquaux monts Beampingaratra qui enserrent la vallée dAmbolo, tous les hauts sommets sont des roches, le plus souvent massives, déchirées, bizarrement contournées ; les arêtes sont vives, les parois abruptes, les anfractuosités fréquentes. Cette différence entre les sommets du nord et les sommets du sud est vraiment frappante à Madagascar.
Au milieu de la plaine du Mananantanana nous traversons un petit ruisseau près de son confluent avec cette rivière : puis cest un marais qui disparaît sons une végétation épaisse de bararata et de herana. Nous y faisons une chasse fructueuse de vorompotsy (Ardea bubulcus) et de takatra. Nous croisons de nombreux indigènes, qui nous souhaitent en passant un heureux voyage. Ces hommes portent des paquets suivant un système que je navais pas encore vu employer jusquà ce jour à Madagascar. Ils ont en effet sur le dos un grand panier, sorte de hotte, maintenu sur les épaules par des lanières de cuir.
La plaine devient plus étroite, resserrée quelle est dans louest par les premiers contreforts de lAndraingitra et les assises inférieures des Manampy.
Sur ces derniers contreforts se trouve construit le petit village de Manambolo, où nous nous arrêtons pour déjeuner. Ce petit hameau de 25 cases environ est entouré dune épaisse haie de cactus. À côté des cases, qui sont encore en terre, on remarque plusieurs greniers à riz ; ce sont de petites constructions cylindriques faites en bois et en torchis et recouvertes dun toit de chaume. Lorsque nous reprenons notre route après avoir quitté le village de Manambolo, nous traversons à gué une petite rivière du même nom. En cet endroit, le Manambolo mesure 10 mètres de large sur 40 centimètres de profondeur moyenne. Ce cours deau se dirige vers le nord, et à peu de distance dici il va se jeter dans le Mananantanana.
À louest du Manambolo, le sentier que nous suivons quitte la plaine du Mananantanana et commence à gravir les premiers contreforts des Manampy et du Vatotsitondroina ; la direction générale de ces collines rocheuses est nord et sud. Jusquà présent le chemin a été assez bon dans cette plaine qui environne Ambohimandroso, mais maintenant il devient mauvais, il nous faut contourner les émergences rocheuses qui percent largile en maints endroits, et nous faufiler entre des blocs énormes de gneiss et de granit, qui le plus souvent ne laissent entre eux que détroits passages. Nous arrivons enfin au sommet du Vatotsitondroina, à 1 150 mètres daltitude. De lautre côté de ce point culminant où nous nous sommes arrêtés quelques instants pour nos observations, sétend un plateau légèrement ondulé couvert de cultures dambrevades. Il sy trouve aussi des champs à ampembe (Holcus sorgho), graminées que je navais pas encore vues jusquà ce jour à Madagascar.
Le sorgho, presque inconnu sur le plateau Central et dans lest de la grande île, est au contraire assez commun dans le sud et dans les territoires sakalava.
Tandis que de lendroit où nous sommes, la vue peut sétendre très loin vers louest, où nous reconnaissons sans peine la zone des brousses, vers le nord et vers lest lhorizon, beaucoup moins vaste, est fermé par les hauts sommets du Sud Betsileo ; vers le midi ce sont de hautes montagnes où scintillent des blocs de quartz ; ces montagnes, très hautes et très déchiquetées, barrières naturelles entre les Bara et les Betsileo et soutenant le plateau Central vers le sud, forment le massif de lAndraingitra et la chaîne des Lohatrafo.
À 4 heures et demie nous faisons halte à Andranovoronloha. Cest un misérable village, qui compte 18 maisons plus malpropres les unes que les autres. Lenceinte de cactus qui environne le village sert aussi de parc à bufs, et le troupeau, qui vient de revenir du pâturage, a envahi le village. Ces animaux nous bloquent dans la case que nous avons choisie, et comme ils sont dhumeur belliqueuse, nous ne pouvons pas en sortir.
Nous passons donc dans ce pauvre endroit la journée du 28 mai en tête-à-tête avec nos bufs. Vers le milieu du jour nous tentons une sortie vigoureuse, couronnée de succès dailleurs, pour aller gravir le mont Ifaha, qui se trouve non loin dici et dont le sommet sera pour nous une bonne station topographique. Aux alentours du village limmense majorité des terres est inculte. Les Betsileo mettent le feu dans les herbes à cette époque de lannée, afin quà la prochaine saison des pluies elles repoussent plus tendres et plus vivaces pour servir à la nourriture de leurs troupeaux de bufs. Le mont Ifaha, qui a environ 1 810 mètres daltitude, est isolé au milieu de ce plateau. Son sommet est formé de deux immenses rochers à pic de tous les côtés, et nous sommes obligés de rester à leur pied pour prendre nos observations.
Le jeudi 29 mai, nous quittons dès laube Andranovoronloha, et peu dinstants après nous traversons le village de Targay. Dans la contrée où nous sommes, qui appartient encore à la zone dénudée, mais qui est très voisine de la zone des brousses, apparaissent devant nous de nombreux nids de termites. Le termite à Madagascar, vitsykazo, est absolument confiné dans la zone des brousses ou sur les parties des autres territoires qui touchent de très près cette zone ; cest dire que notamment il est très commun sur tous les territoires sakalava. Maintenant que nous sortons à peine du Betsileo, nous en trouvons déjà vers le sud. À Madagascar les termites se construisent des nids coniques, répandus en grand nombre dans toutes ces campagnes argileuses. Ces cônes atteignent en moyenne 60 centimètres de hauteur sur 50 de diamètre inférieur.
Dans toutes les contrées où se trouve le termite existent en plus ou moins grand nombre des compagnies de pintades sauvages, akanga (Numida mitrata). Nous passons ensuite près dune montagne, cest le Vintalala. Dans cette partie de la route, la roche est à nu, plus loin largile rouge réapparaît, couverte comme toujours de grandes herbes de vero et de horona. Çà et là commencent à sortir des herbes de petits buissons, plus loin encore ce sont des arbres. Avant la fin du jour nous entrerons dans la zone des brousses. Ces arbres isolés et qui commencent à couvrir la plaine sont surtout des sakoa, arbre de Cythère ou Evi (Spondias Cytheræa) et des nonoka (Ficus melleri). Il y a aussi beaucoup deuphorbes à fleurs jaunes, de songosongo (Euphorbia splendida), comme disent les indigènes.
Ici nous arrivons à un col, et à partir de ce point nous allons descendre brusquement jusquau village dAnkaramena. Au sommet du col, à 1 310 mètres daltitude, nous avons une très belle vue vers louest sur la vallée du Tsimandao et sur la plaine dAnkaramena. Le pays change daspect, la plaine est sillonnée de nombreux ruisseaux dont les bords sont couverts dune belle végétation formant des lignes de verdure qui vont se perdre loin dans louest. On remarque surtout beaucoup de petits arbustes qui ont des feuilles comme nos pins dEurope ; ce sont des espèces de hosana (Xerophyta pectinata et Xerophyta sessiliflora).
De ce col, le Tsimandao semble venir du nord, puis, à partir du village dAnkaramena, il se dirige vers louest et passe près dun autre village betsileo, Mafaitra ; ensuite il prend une direction générale nord-ouest. Nous sommes descendus dans la vallée dAnkaramena, à 810 mètres daltitude. Le sol est dargile rouge couverte partout de hautes herbes ; les arbres isolés sont en grand nombre. De distance en distance on aperçoit, semblables à de petites huttes, dénormes nids de termites. Ces nids sont quelquefois si rapprochés que lon croirait se trouver en présence dun village en miniature.
À midi nous passons à Vohibola. Une pierre levée est à lentrée de ce village ; non loin de là, à lombre dun arbre au feuillage épais, un groupe de femmes travaillant à piler du riz. Nous passons sans nous arrêter. À louest du village nous traversons à gué le Tsimandao. Cette rivière, large dune vingtaine de mètres, na pas à cette époque de lannée plus de 30 centimètres de profondeur ; elle coule sur un lit de sable blanc auquel des paillettes de mica donnent çà et là des reflets métalliques. Puis nous arrivons au village dAnkaramena, où nous nous arrêtons vingt-quatre heures.
Ankaramena est la seule agglomération importante que nous ayons rencontrée depuis notre départ dAmbohimandroso. Il compte environ 60 cases, construites presque toutes sur le même modèle. Sur une charpente en bois sont appliquées des cloisons de bararata tressé ou des claies de vero. Ankaramena, comme presque tous les villages betsileo, est enfermé dans une enceinte de cactus de plus de 50 mètres dépaisseur, absolument impénétrable par conséquent ; on accède au village par un couloir sinueux ménagé dans lenceinte et coupé par quatre portes que lon ferme chaque soir. Ces mesures de précautions, générales à Madagascar, se retrouvent plus ou moins partout ; elles ne manquent totalement que dans les villages antimerina construits récemment. Par contre, le village dAnkaramena est bâti dans la plaine ; cette disposition, contraire à celle que nous avons vue partout sur le plateau Central, chez les Betsileo comme chez les Antimerina, se rencontre dans tous les territoires insoumis. Ankaramena est encore divisé en quatre villages distincts par des haies intérieures de cactus. Les bufs, qui sont ici très nombreux, ont une enceinte réservée ; ils constituent dailleurs la principale richesse des indigènes, et dans ces contrées se vendent plus cher que dans le nord (6 piastres environ, 30 francs). Il y a dans le village beaucoup de poules et quelques moutons, mais pas de porcs. On voit que les Antimerina nont pas encore pénétré dans ces régions. À côté de presque toutes les cases du village, dans une enceinte particulière faite de bararata ou de grands roseaux, se trouvent des greniers à riz, élevés de 2 mètres environ au-dessus du sol et semblables à ceux des Betsimisaraka. Les habitants dAnkaramena sont encore des Betsileo, mais, très éloignés du centre de la province, ils ont gardé presque intactes les coutumes de leurs pères. Cest ainsi que, contrairement à ce que nous avons vu à Fianarantsoa, les hommes portent les cheveux tressés et savamment disposés, comme les femmes. Cest la vieille coutume malgache.
Le samedi 31 mai, nous continuons notre route dans la vallée du Tsimandao, large de plus dun kilomètre à la hauteur dAnkaramena, mais qui se rétrécit à mesure que lon savance vers louest. Comme végétation, le pays présente le même aspect que celui traversé le 29 mai à partir du col de Vintanala. Ce sont toujours de grandes herbes et des sakoa, sur lesquels voltigent dinnombrables petites perruches vertes. Une fois de plus, laspect de ce pays desséché et cependant couvert darbres vient me prouver encore, sil en était besoin, que le déboisement complet du plateau Central, de toutes ces contrées si riches en eaux vives et relativement des plus fertiles de Madagascar, nest pas un fait naturel. À 9 heures nous traversons un petit ruisseau qui se jette dans le Tsimandao, dont nous côtoyons presque les rives. Le sol est couvert de petits cailloux de quartz aux arêtes vives et tranchantes, mais tous nos porteurs ont des kapa, sandales indigènes, qui préservent leurs pieds des coupures dangereuses. Un immense vol de sauterelles qui remonte vers le nord vient nous envelopper ; il mesure trois ou quatre mètres de hauteur, et sétend sur une largeur de plusieurs kilomètres. Nous voyons le long de la route quelques indigènes qui soccupent à défendre leurs rizières contre ces terribles adversaires. Leurs efforts ne sont pas toujours couronnés de succès. Malgré les cris quils poussent et les branches darbres quils agitent, les foyers quils entretiennent et qui répandent dans lair des nuages dune fumée âcre et épaisse, les criquets dévastateurs, poussés par la masse des autres insectes qui volent derrière eux, ne peuvent se détourner. Les indigènes se vengent en mettant dans des sacs de roseaux les nombreux cadavres étendus sur le sol. Presque tous les Malgaches mangent les sauterelles sans répugnance. Cuites à leau et frites, elles forment même un mets très apprécié.
Nous arrivons au village de Mafaitra et les sauterelles passent encore au-dessus de nos têtes. Nous sommes ici à la limite de la province des Betsileo : Mafaitra est en effet le dernier village de notre route qui soit habité par des indigènes de cette tribu ; plus petit quAnkaramena, il ne compte quune quarantaine de cases, mais il est absolument analogue au village que nous avons quitté ce matin. Même situation dans la plaine, enceinte de cactus identique ; nous y retrouvons le couloir sinueux, les quatre portes, et dans lenceinte les greniers à riz, et le parc à bufs. À notre arrivée, toute la population, hommes, femmes et enfants, se bourre de sauterelles que lon vient de prendre. Ces indigènes doivent avoir des estomacs fort robustes pour digérer cette quantité dacridiens.
Les valala, sauterelles, sont mises dans une grande marmite avec une très petite quantité deau. Après avoir fermé hermétiquement le vaisseau de terre, on le place sur le feu, et les insectes sont longuement cuits à létuvée. On étend ensuite les sauterelles sur une natte que lon expose au soleil. Ainsi préparées et séchées, elles peuvent se conserver très longtemps. Pour les manger, on les fait griller ou frire. Jai voulu essayer de goûter à ce mets indigène, et malgré une répugnance que tout Européen éprouverait, je crois, jai goûté à deux ou trois valala ainsi préparés. La vérité moblige à dire que ces insectes, débarrassés, selon la coutume, de leurs pattes et de leurs ailes, ne sont pas trop mauvais ; il y a même dans cet aliment un arrière-goût de noisette pas trop désagréable ; mais, je le confesse, je me suis vite arrêté dans cette dégustation, aimant mieux donner à Rainizanaka la pleine assiette quil mavait apportée.
Nous passons le reste de la journée à recueillir quelques provisions, toutes différentes, je mempresse de le dire. Pendant deux ou trois journées de marche environ nous ne rencontrerons pas de village, et par suite nous ne pourrons pas nous ravitailler.
Sur ce plateau des Lamboany, plus un arbre, plus un arbuste. Par contre, les émergences rocheuses sont très fréquentes ; chose rare à Madagascar, le terrain est caillouteux, ses pierres sont pour la plupart des quartzites aux angles vifs. Cependant la contrée était peuplée autrefois, nous y voyons des restes dun ancien village, Ambalamaty. Dans laprès-midi nous nous arrêtons pour camper sur les bords dun ruisseau, lAkazomsidika, affluent du Menarahaka.
Dimanche, 2 juin.  Cette nuit a été fraîche et humide, et quelque temps avant le lever du soleil nous avons dû tous nous réunir autour des feux que nos porteurs navaient cessé dentretenir pendant la nuit entière. Trois heures après notre départ des bords de lAkazomsidika nous passons au village de Zazafotsy.
Il est construit en plaine comme les agglomérations précédentes. Les cases sont également faites au moyen de claies de bararata appliquées sur une charpente en bois. Ici nous sommes chez les Bara. Zazafotsy, qui compte cinq ou six cases environ, possède dix à douze habitants ; lun dentre eux, qui se trouve près de la porte lors de notre passage, nous invite à entrer voir le roi.
Le roi de Zazafotsy est un solide gaillard dune quarantaine dannées. En dehors de son fusil un peu plus orné, aucun insigne ne le distingue de ses sujets. Son lamba est aussi crasseux, son odeur sui generis aussi désagréable. Il nous reçoit dans sa case et nous offre une corbeille de riz. Nous le remercions et nous lui offrons en retour quelques petits cadeaux, qui semblent lui faire grand plaisir. Quoique ce roi ne me paraisse pas jouir dune grande notoriété parmi ses compatriotes, puisquil na que neuf sujets, je ne laisse pas passer loccasion de lui dire que nous voulons aller jusquau territoire Antandroy, bien loin dans le sud. Il est dabord quelque peu défiant, mais de nouveaux présents viennent vite le rassurer ; il se montre surtout plein de confiance à notre égard lorsque nous lui avons affirmé, très chaleureusement du reste, que nous navons aucun rapport avec les Antimerina ; nous venons de leur pays cest vrai, mais ce nest nullement pour eux que nous voyageons à Madagascar. Notre petit discours le touche profondément, il nous assure que dès que nous aurons dépassé Ihosy et que nous entrerons dans les territoires complètement insoumis, nous trouverons partout bon accueil ; des émissaires quil va envoyer tout de suite vont aller dire dans le sud  à Madagascar les nouvelles se répandent vite  quon ait à nous laisser librement passer, du moment que nous semblons être de braves gens, étrangers soucieux de respecter les coutumes du pays, et surtout nayant rien de commun avec les Antimerina. Sur cette bonne promesse nous nous quittons bons amis avec le roi de Zazafotsy.
Je dois dire que le chef obscur de ce pauvre village bara na pas oublié sa promesse : nous avons toujours, comme je lai vu depuis, été précédés dans le sud dune bonne réputation. Grâce à cela, nous navons jamais été attaqués par les indigènes, et, sauf les petits kabary sans importance que nous ont valus plusieurs fois certaines maladresses de nos porteurs, nous avons marché dans le sud presque avec la même facilité que dans lImerina. Et pourtant ces tribus sont jalouses du droit de passage ; un étranger nest pas toujours en sûreté au milieu delles ; elles sont très superstitieuses ; les indigènes sont rapaces et cruels : nous en avons eu bien souvent la preuve par les ennuis fréquents que nous avons rencontrés dans beaucoup de villages bara, manambia, antanosy et antaisaka, mais qui se sont toujours résolus au mieux de nos intérêts, bien que nous nous soyons trouvés parfois dans des positions fort délicates. Aussi puis-je affirmer, sans crainte dêtre démenti par lexpérience, que tout voyageur qui ne disposerait pas dune véritable force armée et qui voudrait traverser ce sud de Madagascar avec la protection des Antimerina, courrait les plus grands dangers. Il est juste dajouter que notre réputation enlevait toute gêne et toute défiance aux indigènes, sujets des rois que nous interrogions. Personne ne songeait à dissimuler devant nous, et chacun disait le plus grand mal des Antimerina. Pour rester dans notre rôle, il nous fallait, bien entendu, acquiescer le plus souvent, mais, cela nétant pas en contradiction avec nos propres pensées, nous nen étions que plus sincères.
Zazafotsy est le premier village bara que nous rencontrons sur notre route. Comme nous devons encore parcourir pendant une ou deux semaines le territoire de cette tribu, je ne prends ici que quelques notes, que je me propose de compléter dans la suite. En sortant de ce village, qui ne peut dailleurs nous offrir aucune ressource, et où il est par conséquent inutile de nous arrêter, nous traversons à gué un grand ruisseau et nous continuons sur le plateau. Jusquau village dAmbararata, où nous arrivons vers 4 heures du soir, la contrée reste sensiblement la même : cest la brousse. Grande plaine très boisée, un arbre en moyenne tous les dix mètres, des sakoa principalement, dont les fruits, acides et bons à manger, nous font oublier la soif. Les arbres forment de petits bouquets de bois près des ruisseaux. La végétation serait encore plus active si les indigènes nincendiaient constamment la prairie. Ambararata nous semble tout différent des villages que nous avons traversés les jours précédents. Les maisons du même modèle sont disposées sans aucun ordre au milieu dun grand espace défriché de la brousse, et, chose rare, on ne voit que des enclos de bararata ; la formidable haie de cactus qui entoure dhabitude tous les villages nexiste pas ici.
Les cases, au nombre de quarante environ, sont construites en bararata. Lintérieur est enduit dune couche de bouse de vache pétrie avec de largile rouge. Nous sommes logés dans la demeure dun mpanjaka. Un plancher recouvre une moitié du sol. La case possède deux ouvertures : une porte sur la face ouest et du côté du nord, cest lentrée principale, et une autre porte plus petite sur la face nord, du côté est, donnant accès dans un enclos où sont disposés les greniers à riz, formés dans ces tribus du sud par des nattes en forme de gros cylindres recouverts dun toit de chaume enduit dargile plastique. Laménagement intérieur dune case bara ne diffère pas sensiblement de celui que lon trouve chez les autres tribus, si ce nest par le lit. Ce lit, élevé de 1 mètre environ au-dessus du sol, est formé dun cadre rectangulaire en bois qui repose sur quatre pieds massifs. Le cadre rectangulaire est constitué soit par une claie de bararata, soit par des lanières de cuir entrelacées. Il est entouré et recouvert de toute part par des nattes qui ne laissent quune petite ouverture du côté opposé à la cloison ouest contre laquelle ce meuble essentiel est appliqué.
Le foyer est au centre de la maison. Ce nest quune masse dargile maintenue par des piquets et quelques petits madriers. Au milieu du carré que forme cette masse argileuse on retrouve dailleurs les trois pierres réglementaires de tout foyer madécasse. Contre les cloisons de la case sont suspendus de nombreux ody ; il y en a tout un assortiment. Chaque habitation est entourée dune clôture de bararata.
En arrivant au village, Tsiaviry, roi dAmbararata, vient à notre rencontre accompagné de ses deux frères. Remarquant lattention que nous mettons à examiner sa coiffure, il est pris aussitôt dun fou rire ; il appelle tous les gens du village pour nous les faire admirer. Il nous faut les regarder tous les uns après les autres ; ce nest quaprès cette revue de détail que nous pouvons entrer dans la case qui nous est destinée. Le roi nous fait alors les compliments dusage, et nous offre un peu de riz. Tsiaviry est un homme qui frise la cinquantaine, de taille moyenne, mais très fort et bien proportionné ; au menton il porte une petite barbiche, le reste de son visage est rasé. Un salaka et un lamba rouge en landy composent son vêtement. Autour du cou, il porte un collier de perles auquel est suspendu un petit morceau de bois travaillé, un ody certainement.
Son frère aîné, Tandrosa, est un grand diable de 1 mètre 80 ; le plus jeune, Rainibanaka, très grand lui aussi et bedonnant, passablement, est un personnage très gai et très bavard, poussant à chaque instant dimmenses éclats de rire qui nen finissent plus.
Cest contagieux, dit-on, et nous sommes pris à notre tour dun rire convulsif. Nos hôtes royaux et Rainibanaka en particulier ont des étonnements denfants. Leurs questions sont des plus embarrassantes ; ils palpent nos habits et sétonnent de la laxité de ce quils croient être notre enveloppe cutanée ; les clous de nos souliers provoquent chez eux un grand étonnement ; ils ont appris notre arrivée par leurs cousins de Zazafotsy, mais ne comprennent pas tout de même ce que nous sommes venus faire dans leur pays. La vue de nos collections dhistoire naturelle devient le signal dune folle gaieté. Dieu me pardonne ! Rainibanaka nous tape sur le ventre en nous appelant gros farceurs. Il est devenu très familier. Nous sommes longtemps à expliquer à nos visiteurs, qui commencent à devenir incommodants, le fonctionnement de certains de nos instruments. Tout le monde est très gai et nous sommes vite populaires chez les Bara dAmbararata.
Le mercredi 4 juin, nous quittons le village, faisant route sur Ihosy, dont nous ne sommes pas très éloignés maintenant. Nous cheminons tout dabord sur un plateau à fond marécageux, où lon trouve quelques rizières, quelques cultures de manioc et de patates ; puis nous nous élevons sur les flancs dune haute colline qui se prolonge dans le nord-est et le sud-est par des chaînons assez importants. Cette chaîne de collines est celle de lAnalatelo. Nous franchissons la chaîne par un col de 870 mètres daltitude, puis nous descendons rapidement de 150 mètres environ pour atteindre le niveau inférieur de la vallée de lIhosy, affluent de gauche du Tsimandao. À deux heures et demie nous gravissions les pentes rapides dun mamelon isolé au milieu de cette plaine, au sommet duquel sont construits le fort et le village antimerina dIhosy.
XXI
Ihosy.  Kabary des porteurs.  Départ pour le sud.  Au village dAntanambao.  Chez les Bara.  Sur le plateau de lHorombe.  Sur les rives du Lalanana.  Attaque des Bara.  Un sanglier bienvenu.  Village de Betroky.  Fortifications bara.  Ivahona.
Le village dIhosy comprend environ 400 habitants, dont la grande majorité se compose dAntimerina, de leurs esclaves et de leurs métis.
La ville est bâtie sur une colline qui se raccorde vers lest, par un petit contrefort, à la chaîne dAnalatelo. Les maisons, une centaine environ, en bois ou en roseau, sont presque toutes enduites dun mélange de bouse de vache et dargile plastique. Il y a une triple enceinte de cactus épineux, et le rova bâti tout au sommet du mamelon a lui-même une enceinte palissadée. En bas de la ville, nous voyons une maison un peu mieux construite que les autres. Cest là quhabitait le missionnaire norvégien qui vient de mourir après un séjour de quinze mois à Ihosy. Le village fortifié dIhosy est entouré de tous côtés, surtout dans louest, de marais très grands et très profonds dans la saison des pluies. Ce village est très malsain. Cest peut-être pour cela que le premier ministre des Antimerina envoie comme gouverneur à Ihosy les personnes de son entourage qui lui portent ombrage et dont il veut se débarrasser.
Le gouverneur actuel, que nous allons voir, Ramaniraka 14tra, est un Antimerina qui semble fort intelligent ; il parle couramment langlais et dit quelques mots de français. Il y a quelques années, il a été envoyé comme ambassadeur en Europe par son gouvernement. À sa rentrée dans son pays, comme, par ses connaissances étendues et par sa manière dagir, il sétait fait une certaine popularité à Tananarive, Rainilaiarivony, toujours jaloux et soupçonneux, lenvoya en exil à Ihosy. Cest là que ce malheureux Ramaniraka, entouré des soins dune fille dévouée, attend philosophiquement la mort. Si les fièvres des marais ne le font pas disparaître assez vite, un tsimandoa envoyé par Rainilaiarivony viendra certainement hâter lissue fatale. Quoique Ramaniraka ne se fasse pas dillusion sur le sort qui lattend, il remplit de son mieux les fonctions dont il est chargé. Son rova est assez bien tenu, et ses soldats, des Betsileo pour la plupart, sont toujours en éveil. Je me hâte dajouter que la vigilance de Ramaniraka nen est pas la seule cause : les incursions des Bara causent souvent ici de vives alertes, et les Antimerina ne sont pas toujours en sûreté.
À louest de la ville coule la rivière Ihosy, dans une plaine marécageuse large de plusieurs kilomètres, au milieu de laquelle elle décrit de nombreux circuits ; à lest, cette vallée est limitée par la chaîne dAnalatelo, et, à louest, par le contrefort rocheux qui soutient le plateau désert de lHorombe.
Comme Ihosy était le dernier village antimerina que nous devions rencontrer sur cette route du sud, nos porteurs, selon toute probabilité, allaient encore essayer de nous faire renoncer à nos projets de courses aventureuses. Cest en effet ce qui arriva.
Le samedi 7 juin, javais prévenu les porteurs dès le grand matin de se tenir prêts à partir au plus tôt. Mais nos hommes, réunis en troupe compacte près de notre case, voulurent tenter de commencer un kabary ; je les laissai faire, sachant où ils voulaient en venir et bien résolu dailleurs à continuer à tout prix ma route vers le sud. Dailleurs javais bon espoir : le gouverneur dIhosy, Ramaniraka, mavait assuré ne vouloir se mêler en rien de mes affaires. Si javais obtenu la neutralité du gouverneur antimerina, comme explorateur français, je devais men estimer très heureux ; dans la plupart des cas, un Français ne doit attendre que de lhostilité de la part dun semblable fonctionnaire. De plus je devais à chacun de mes porteurs une quinzaine de francs environ ; je me trouvais donc dans dexcellentes conditions pour résister à leurs exigences. Je les laissai dire et les écoutai patiemment pendant plusieurs heures. Le discours quils me firent ne fut quune répétition de ce quils mavaient dit déjà dans mon précédent voyage du nord. Cest toujours la même chose : léternelle histoire de lhomme primitif qui veut tromper lEuropéen. Ce thème invariable à Madagascar est le suivant : un Malgache traite dune façon quelconque avec un Européen ; si celui-ci accepte, le Malgache se dit quévidemment il a été trompé, et quil na pas demandé assez cher ; donc il invente une histoire invraisemblable pour rompre le marché conclu.
On conçoit combien un pareil système facilite les transactions dans ce pays sauvage. Il fallait établir notre solde de porteurs sur de nouvelles bases, ou ils menaçaient de nous quitter. Je leur répondis tout simplement que puisquils annulaient notre contrat, je ne leur devais rien, et quils pouvaient retourner chez eux. Maistre et moi, nous étions dailleurs parfaitement résolus à marcher seuls dans le sud ; quatre ou cinq fidèles nous auraient suivis, cétait assez pour un bagage indispensable à lexistence. Je laisse mes porteurs discuter, et je vais à quelques kilomètres dIhosy sur les monts Analatelo continuer la triangulation ; mes porteurs ont rendez-vous pour demain matin, et, malgré ma tranquillité apparente, ce nest pas sans quelques appréhensions que je vois laube du dimanche 8 juin, date irrévocablement fixée pour notre départ dans le sud. Je suis donc très agréablement surpris de trouver tous mes hommes prêts à partir à cette heure matinale. Ils nont pas voulu perdre les trois piastres que je leur devais à chacun deux, ni retourner dans le Betsileo seuls à travers le désert du Lamboany, où ils auraient pu rencontrer le roi bara de Zazafotsy, qui naurait pas manqué de leur demander de nos nouvelles.
Pour les explorateurs, on dit quil y a dheureux hasards : cest parfaitement exact, et dans cette occurrence ce fut une circonstance tout à fait fortuite qui vint faire pencher la balance en notre faveur. On se rappelle que nos porteurs étaient en grande majorité des hommes libres, et que, comme tels, ils étaient susceptibles dêtre réquisitionnés pour le service militaire. Or le gouvernement antimerina rencontre toujours les plus grandes difficultés lorsquil veut lever des soldats pour les forts frontières ; il faut prendre des hommes, les enchaîner et les pousser de force jusquau poste militaire. Faute demployer ces moyens, les Betsileo, sur qui tombent généralement ces corvées peu agréables, refusent tout service et désertent en masse. Ramaniraka, qui justement avait besoin dhommes pour compléter les effectifs de sa garnison, avait fait dire à tous mes porteurs hommes libres que, sils ne restaient pas avec moi, ils seraient pris par lui pour le service de la reine. Mes hommes nhésitèrent pas entre ces deux alternatives. Tous voulurent quitter Ihosy au plus vite et se sauver bien loin de toute autorité antimerina. Je profite sans tarder de leurs bonnes dispositions, et, ayant donné aux porteurs de filanzana les charges du riz blanc que javais acheté hier en prévision de la traversée de lHorombe, nous quittons Ihosy aujourdhui dimanche à 8 heures du matin.
La ville dIhosy est à 870 mètres au-dessus du niveau de la mer, et très rapidement nous descendons de 190 mètres au fond de la vallée, où le convoi passe à gué la rivière Ihosy. Puis nous continuons dans la brousse, et nous traversons deux villages bara, Antsambilo et Ivoka. Enfin nous nous élevons peu à peu sur les premiers contreforts qui soutiennent vers lest le plateau de lHorombe.
Là nous nous arrêtons à Antanambao. Cest un petit village bara, dune trentaine de cases environ, entouré comme toujours dune enceinte de cactus. Cest la dernière agglomération des Bara proprement dits ; plus au sud nous rencontrerons probablement encore quelques Bara nommés Manambia ou Antaivondro, qui présentent avec les Bara que nous quittons quelques différences ethniques. Je remarque ici que le nom de cette tribu devrait correctement sécrire Bahara. Comme je le montrerai plus tard, les Bara viennent de lest, et leur nom, qui signifie « sauvages », leur a été donné par les populations betsimisaraka.
Les Bara sont divisés en plusieurs tribus : 1° Les Bara de lOuest, dont les centres principaux sont : Ihosy, Ranokira, Betanimena, etc. Ce sont ceux qui supportent le plus difficilement le voisinage des Antimerina. Cependant leur grand roi Votra, qui habite tantôt Ranokira, tantôt Betanimena, a été acheté par les Antimerina et a reçu deux le litre de 10e honneur. 2° Les Bara de lEst, qui ont pour principal centre Ivohibe ; le roi Sambo est complètement indépendant. 3° Les Antaivondro, qui habitent au sud des deux tribus précédentes, à la hauteur de Vaingaindrano. Ils sont nombreux et mélangés en partie avec les Antaisaka. 4° Au sud des Antaivondro on rencontre des populations métisses de Bara et dAntandroy, qui sappellent Bara Manambia.
Cest au village dAntanambao que commence véritablement notre voyage du sud de Madagascar. Comme le premier jour, nous voulons aller à Fort-Dauphin, et de lendroit où nous sommes, trois routes se présentent pour gagner le pays de Tolanara. Lune, à louest, nous ferait gagner la baie de Saint-Augustin ; elle a été faite en 1871 par Richardson, missionnaire protestant. Nous naurions donc comme pays nouveaux à traverser que les grandes plaines du sud, et les territoires des Masikora et des Antandroy, pour aller de Saint-Augustin à Fort-Dauphin. Cette route est très longue, elle na pas lattrait de la nouveauté : nous labandonnons donc, et notre choix se fixe définitivement sur les deux autres ; lune droit au sud, par le centre de lîle pour laller, lautre dans lest, le long de la côte, pour le retour. Notre route daller, qui se maintiendra sensiblement jusquau tropique par 43 degrés 40 minutes de longitude est, nous fera traverser le pays désert de lHorombe et plus au sud des territoires également inexplorés. Lorsque nous aurons dépassé le 24e degré de latitude sud, nous inclinerons vers lest pour gagner la vallée dAmbolo et de là le pays de Tolanara. Je ne doute pas que nous ne puissions réussir, maintenant que nous avons quitté définitivement des territoires soumis aux Antimerina. Nos porteurs vont nous suivre partout, et, à moins de mauvaises rencontres, nous devons arriver à Fort-Dauphin dans un mois.
Le lundi 9 juin, nous quittons Antanambao dans la matinée. Au sortir du village, la végétation arborescente est très fournie, mais bientôt nous commençons à monter et les arbres disparaissent peu à peu. Enfin nous arrivons sur le plateau de lHorombe, à 1 130 mètres daltitude. Après une heure darrêt pour notre déjeuner nous reprenons notre marche vers le sud et nous ne nous arrêtons que le soir sur le bord dun ruisseau, près de roches élevées contre lesquelles nous dressons notre tente.
Au point de vue géographique on peut considérer ce plateau de lHorombe comme une sorte de prolongement vers le sud du grand massif central, avec cette différence que cette contrée élevée, au lieu dêtre, comme lImerina et le Betsileo, parsemée de montagnes et de hautes collines, est absolument plate. On ne remarque que quelques ondulations très légères vers lest ; de ce côté, la vue sarrête sur la haute chaîne de partage des eaux qui limite dans cette direction la zone forestière et le long de laquelle coule lOngaivo. Dans louest on distingue fort loin les chaînes de Salobe et les massifs du Bemarana ; vers le nord le Lamboany et lAndringitra ; vers le sud, au contraire, rien narrête lil : cest une plaine immense qui se déroule à perte de vue. Cest dans lHorombe que prennent naissance les nombreux ruisseaux qui, suivant une pente assez douce, vont constituer les affluents de droite de lOnilahy. Nous devions quelques jours plus tard, et non loin du village bara de Betroky, découvrir la source même de ce fleuve important du versant du canal de Mozambique qui va se jeter dans la baie de Saint-Augustin.
LHorombe est couvert de hautes herbes ; cest une enclave de la zone dénudée dans la zone des brousses. Pas un arbre, pas un arbuste, et même ces hautes herbes ne se trouvent quen certains endroits. Dans dautres, le sol aride et rocailleux est absolument stérile. Aucune trace dhabitation ; à lhorizon, la fumée produite par lincendie des grandes herbes indique quelquefois la présence de lhomme ; çà et là, des ossements blanchis, des crânes de bufs jalonnent le sentier.
Nos étapes étaient longues, je pressais les hommes, craignant le manque de vivres. À la tombée du jour, nous campions sur les bords dun ruisseau, pour nous remettre en marche le lendemain, au lever du soleil.
Au point de vue géologique, le plateau de lHorombe présente des particularités intéressantes. Lassise fondamentale paraît consister, non pas en gneiss et en granits comme nous en avons vu dans le sud du Betsileo, et comme nous en verrons encore près des monts Ampingaratra, mais bien en roches micaschisteuses, quelquefois même en véritables schistes cristallins. On trouve encore des gisements considérables de jaspe jaune et beaucoup de magnétite. Mais ce qui constitue une anomalie plus grande encore dans lhistoire géologique de Madagascar, cest que dans lHorombe la roche fondamentale nest pas partout recouverte dune puissante couche argileuse ; le plus souvent, au contraire, la roche est enfouie bien profondément sous des couches épaisses de petits graviers. Plus loin cest du sable blanc mélangé de paillettes de mica et de quelque peu dargile.
La nuit du 9 juin est particulièrement fraîche. Le 10 juin nous suivons le Lalanana presque depuis sa source. Il y a quelques végétations sur ses bords, largile et les grandes herbes se montrent de nouveau ; le sable a disparu. Nous campons le soir sur les bords de  la rivière, et le lendemain matin, quelques minutes après avoir repris notre route, traversant les grandes herbes, nous sommes tout à coup environnés par un fort parti de guerriers bara. Notre caravane sarrête ; je mattends à une attaque et je prends mes dispositions en conséquence. Malgré lattitude belliqueuse des guerriers qui nous environnent, mes hommes, à ma grande surprise, ne manifestent aucune crainte. Cependant les Bara, qui sétaient peu à peu rapprochés de nos bagages, sarrêtent tout à coup. Celui qui paraît être leur chef, un grand diable drapé dans un lamba rouge et portant tout un arsenal, leur fait sans doute un discours éloquent, car ses gestes sont expressifs. Il désigne successivement de la main Maistre et moi, puis il montre le sud, et semble indiquer que nous allons bien loin. Les paroles narrivent pas jusquà nous, mais nous percevons cependant un bruit confus de voix humaines, lorsque les guerriers bara soulignent quelques passages importants du discours de leur chef (cest probablement le marina izay ! marina izay ! des Antimerina). Des deux côtés on sobservait curieusement. Comme cette situation pouvait durer très longtemps, comme dautre part je ne voulais à aucun prix commencer les hostilités, jordonnai à nos hommes de se remettre en route ; Maistre et moi, prêts à tout événement, nous protégions larrière-garde. Les Bara nous suivirent toute la journée ; vers le soir ils disparurent derrière un pli de terrain. En somme, ce nétait quune simple alerte. Les Bara indépendants avaient voulu pousser une reconnaissance et jétais fermement convaincu que devant notre attitude ils se tiendraient pour satisfaits. Mais pendant la marche jeus bien soin de manifester quelques inquiétudes en présence de mes porteurs, et je les rassemblai même pour leur dire que la position était critique, et quil ne fallait sous aucun prétexte sécarter de notre route. Mes paroles furent très bien prises, et cétait un heureux résultat ; ce que je leur faisais voir comme une attaque de Bara nous fermait la route de retour vers le nord. Dès lors mes porteurs me suivirent aveuglément.
Pendant létape daujourdhui, nous nous sommes dirigés vers un pic remarquable, le mont Ambohitrakaholahy. Cette montagne termine vers louest le petit chaînon de monticules qui se trouve à notre gauche, depuis que nous avons quitté la vallée du Lalanana. Dans les grandes herbes où nous avons rencontré ce matin les guerriers bara, se trouvaient en assez grand nombre des sangliers gros et petits. Je puis heureusement en tuer un. Ce bel échantillon du sanglier de Madagascar est reçu avec un vif sentiment de satisfaction par nos cuisiniers, qui depuis le départ dIhosy étaient embarrassés pour la confection de nos repas. Lanimal que jai tué pèse plus de 100 kilogrammes ; cest une très belle bête, de couleur fauve avec une raie grise sur le dos. Sur la tête il porte deux petites excroissances de chair ressemblant à des cornes minuscules ; sa mâchoire inférieure est armée de grosses défenses.
Le jeudi 12 juin, à notre sortie du petit bouquet de bois où nous venons de passer la nuit, et lorsque le soleil a dissipé la brume du matin, nous apercevons dans louest, à 5 ou 6 kilomètres, le village bara de Mandrehenana, puis, par 970 mètres daltitude, nous traversons un marécage avec beaucoup de difficultés, dans une contrée basse relativement au plateau environnant. Deux ou trois heures après avoir été retardée quelque peu par un vol important de sauterelles, la caravane entrait dans le village de Betroky ; lHorombe était traversé.
Le village de Betroky est une agglomération absolument identique à celle que nous rencontrerons les jours suivants, jusquaux pays des Antanosy émigrés. Cest le type du village bara. Dans cette tribu, tout village est bâti en terrain plat, à proximité dun grand ruisseau ou dune petite rivière. Nous avons vu précédemment quà Madagascar, en particulier sur le plateau Central, un village se compose essentiellement dun nombre plus ou moins considérable de cases, entourées à lordinaire dune enceinte de haies de cactus. Chez les Bara on trouve bien la même disposition générale, mais avec des modifications importantes. Ainsi Betroky, qui compte une cinquantaine de cases, semble très grand. Cela tient à ce que les cases sont disposées par groupes de 5 ou 6 unités. Chaque groupe comporte pour lui seul une enceinte spéciale, haie de cactus, large, fournie et épaisse. En somme, le village bara ne semble pas être une seule agglomération de cases ; il est plutôt la juxtaposition dun certain nombre de petits hameaux. Cette disposition, très utile pour la défense des villages bara  elle nécessite en effet, non pas leffraction dune seule haie, mais bien le passage de plusieurs enceintes successives  est très désagréable pour nous ; il faut, pour rentrer chez soi, se faire ouvrir un grand nombre de portes, et ce nest pas toujours chose facile de retrouver son chemin dans ces labyrinthes épineux. Chacune de ces enceintes comprend ses portes, ses cases, son parc à bufs. Le plus souvent elles ne communiquent pas entre elles. Ce sont autant de petits villages juxtaposés et formant un tout qui porte le nom général. Ce tout est toujours susceptible dagrandissement par un nouvel enclos de cactus qui vient sappuyer contre le précédent.
Betroky est assez propre ; dans son ensemble il compte 150 à 200 habitants. Lenclos où nous sommes est vaste ; il contient, en plus de ses six cases, de ses deux parcs à bufs spéciaux, et de son petit réduit pour piler le riz, un assez large espace découvert où nous pouvons faire à laise nos cinquante pas, chose rare dans un village malgache. Si jai pris Betroky comme type dun village bara, je puis prendre la maison où nous sommes logés comme le type général des cases de cette tribu.
Nous séjournons dans le village le samedi 14 juin et nous passons un bon moment à faire des visites aux rois du pays, qui sont décidément très nombreux. En effet, Betroky na pas un chef unique ; chaque petit enclos, chaque division dont est formé le village a un roi, des ministres, des personnages importants, quil nous faut voir et combler de cadeaux. Le roi de notre quartier nous procure un guide, Andrianevo, qui doit nous conduire demain au prochain village. Comme chez les Sakalava, je retrouve ici beaucoup de fady plus ennuyeux les uns que les autres. Il faut me cacher pour préparer la peau du sanglier que jai tué hier. Comme nous ne sommes plus en pays antimerina, le sanglier est mis en interdit au même titre que le porc. Enfin, il y a partout des accommodements avec les croyances. Grâce à quelques petits miroirs, des aiguilles, un lot de perles, on me laisse relativement libre, mais ma réputation en souffre ; à ma grande satisfaction, on séloigne de moi pendant que je me livre à cette opération sacrilège. Maistre, que nabsorbent pas ces soins de collections zoologiques, et qui soccupe à dresser notre itinéraire, est en butte à la curiosité indiscrète des hommes et des femmes du village. On lui fait toutes sortes de petites misères : son encrier est renversé deux ou trois fois sur sa planchette, des indigènes sépilent avec ses compas, une femme a pris ses tire-lignes pour sen servir dépingles à chignon ; un gros roi dun quartier voisin est tout joyeux parce quil a saisi les jumelles de mon compagnon, et que, regardant par lobjectif, il nous a tous vus dans des proportions minuscules. Maistre est très importuné et, pour le délivrer des curieux, je suis obligé daller porter ma peau de sanglier à ses côtés. Aussitôt tout le monde se retire et fait place nette.
Le dimanche 15 juin, nous quittons Betroky sous la conduite du guide que le mpanjaka de lenclos où nous avons logé hier soir veut bien nous donner, et une bonne étape nous conduit au village bara dIvahona.
Toute la journée nous avons marché dans la brousse, et nous avons passé près de deux villages, Ambalatany et Analafisaka.
XXII
Renseignements et noms géographiques à Madagascar. Village dIvahona.  Mangoky ou Onilahy, sa vallée, ses sources.  Iaborano. Tamotamo.  Au pays des Antanosy émigrés.  Le mont Tsiombivositra.  Tsivory.  De Tamotamo à Tsivory.
Pendant la marche daujourdhui, le guide bara a été très précieux pour nous, par les renseignements quil na cessé de nous donner. Cet homme, qui paraît intelligent, a banni toute crainte et il parle devant nous sans défiance ; grâce à lui, nous pouvons rectifier notre itinéraire et surtout obtenir les vrais noms des villages, pics, montagnes et points remarquables que nous ne cessons de relever sur la route.
Le village bara dIvahona compte à peu près soixante cases ; il est absolument disposé comme Betroky.
Au sortir du village, nous longeons, pendant quelques instants, des lacs et des étangs, qui environnent complètement Ivahona, excepté du côté de lest : puis, nous passons près de deux hameaux bara, Betanimena et Mandisoa. Vers 10 heures, nous traversons un ruisseau, le Sokoarohy, qui donne son nom à un village situé non loin dici. Tous ces ruisseaux se rendent à un cours deau qui prend sa source dans le sud. Cest le Mangoky. Il y a quelques années, le Mangoky était dénommé Onilahy, nom quil porte encore dans la partie basse de son cours. En remontant ce cours deau, nous trouverons sa source sur notre route, et nous aurons découvert un fait géographique des plus importants. Jusquici on supposait en effet que lOnilahy ou rivière de Saint-Augustin prenait sa source par le travers dIhosy, sur le versant occidental de la chaîne dIsalo ; que le fleuve descendait ensuite directement vers le sud, puis, vers le 23°30 de latitude, sinfléchissant brusquement, coulait droit vers louest et enfin se jetait dans la baie de Saint-Augustin.
Cette vallée du Mangoky est très peuplée. Il y a partout de nombreux villages. Et cependant, sur les cartes existantes, cette contrée est marquée pays désert. À mesure que nous remontons la vallée de lOnilahy, le cours de ce fleuve et celui de ses affluents, nombreux petits ruisseaux quil nous faut traverser à chaque instant, deviennent de plus en plus lents. Leurs rives disparaissent sous dépais fourrés de bararata.
Cela va continuer ainsi les jours suivants jusquà ce que nous trouvions la source avant darriver à Tamotamo. Dans cette région montagneuse, le Mangoky et les ruisseaux ses affluents deviennent torrentueux. Nous franchissons une petite chaîne de collines nommée Iandrotsy, qui limite, dans lest, la vallée de lOnilahy ou Mangoky. Nous nous arrêtons, vers 5 heures, au village dIaborano. Ce village est disposé comme les précédents ; mais on remarque au nord-est, compris dans la haie de cactus, une sorte de blockhaus élevé sur pilotis.
Iaborano compte environ cinquante cases. Ce village est situé au milieu dune plaine assez belle, dans la vallée du Mangoky, qui coule à 200 ou 300 mètres de là, dans louest.
Le mardi 17 juin, nous traversons un cours deau nommé Irina. Cette rivière, qui vient de lest et qui passe à quelques centaines de mètres dans le sud du village que nous venons de quitter, va grossir lOnilahy à 1 kilomètre dici. Nous traversons ensuite les villages dImiarina et dAndriamdapy. Pendant toute cette étape nous avons remonté les rives de lOnilahy, qui est ici un grand ruisseau. Sa vallée se resserre de plus en plus, elle compte à peine 6 kilomètres de large. De chaque côté de cette vallée sélèvent dassez hautes montagnes ; en face de nous surgit un pic remarquable, le Tanienomby. Avec les contreforts qui la prolongent dans lest et dans louest, cette montagne limite au sud la vallée de lOnilahy ; cest sur son flanc méridional que lOnilahy ou Mangoky prend sa source.
Nous sommes encore ici dans le bassin du canal de Mozambique, mais demain, lorsque nous aurons franchi le mont Tanienomby, nous rentrerons de nouveau sur le versant de la mer des Indes. Nous serons alors dans le bassin du Mandrare, grand fleuve qui se jette dans le sud, à 60 kilomètres environ à louest de Fort-Dauphin. Le soir, nous arrivons à Tanimalaza, dernier village bara que nous devons trouver sur notre route.
Le mont Tanienomby est considéré par les Bara Antaivondro, que nous venons de traverser, comme la limite de leur territoire vers le sud. Au delà, cest dans le pays des Antanosy émigrés que nous allons entrer. Plus au sud encore, nous traverserons une nouvelle tribu bara, celle des Manambia. Poursuivant notre chemin, nous rentrerons chez les Antanosy, cette fois pour ne plus les quitter jusquà la mer. Quelques heures avant Tanimalaza, nous avons eu à traverser un passage vraiment fort difficile. Cétait dans un bas-fond, au milieu dun marais où lon voyait une sorte de prairie naturelle, dans laquelle serpentait la route. Mais, en sengageant sur ce tapis de verdure, on sapercevait que le sol cédait sous les pas. Puis les pieds enfoncèrent peu à peu ; la position devint grave. Quelques hommes, restés en arrière, purent jeter à lavant-garde des paquets de fascines, grâce auxquels leurs compagnons réussirent à sortir de ce marais dangereux.
Dans les marches à travers la grande île africaine, je ne saurais trop recommander de se méfier de tous ces lagons recouverts de cette couche de feutrage, dherbe et de joncs. Dailleurs on est toujours prévenu du danger, parce que, dès les premiers instants, le sol cède sous les pas.
Le mercredi 18 juin, nous suivons de très près la rive droite du Mangoky, et vers 2 heures de laprès-midi nous sommes aux sources du fleuve. À 5 heures, après avoir passé au col du Tsiombivositra, par 1 250 mètres daltitude, nous descendons dans le bassin du Mandrare et nous sommes bientôt à Tamotamo.
Cest un grand village qui compte environ quatre-vingts cases ; son plan général est dailleurs le même que celui des villages que nous venons de traverser. Mais, par sa population, il mérite une mention spéciale ; ce qui frappe tout dabord, cest la diversité des types que lon rencontre. Il existe certainement une majorité dAntanosy, mais, à côté de ces derniers, habitent beaucoup de Bara Antaivondro et Manambia. Je remarque même quelques Betsileo, et, chose plus bizarre encore, je vois dans le village de nombreuses familles antimerina, que je ne mattendais certes pas à rencontrer dans ces parages. Ces indigènes me racontent leur histoire ; elle est presque toujours la même : ce sont des esclaves qui ont quitté la maison dun maître trop exigeant ou trop brutal ; or, comme dans les tribus insoumises lesclavage nexiste pour ainsi dire pas, elles ont trouvé, dans ces contrées, la tranquillité et le repos. Une autre fraction de cette population, qui est descendue des hauts plateaux, est moins intéressante et moins nombreuse ; ce sont des gens qui ont quelques peccadilles à faire oublier, de vulgaires criminels, et surtout des réfractaires au recrutement ou aux corvées du gouvernement antimerina. Parmi les renseignements que lon me donne, il en est un que nous ne pouvons contrôler complètement, mais que nous avons reconnu comme parfaitement exact dans la contrée traversée avant et après Tamotamo : je veux parler de la densité de la population. Dune manière générale, presque tous les auteurs qui ont écrit sur Madagascar ont pensé et affirmé que la population de lîle était formée en très grande majorité par les Antimerina, auxquels sajoutaient un certain nombre de Betsileo, les autres tribus nexistant quen quantités insignifiantes. Il nen est rien. Je crois pouvoir affirmer, par les calculs minutieux auxquels nous nous sommes livrés, que la population totale de Madagascar dépasse 8 millions dhabitants, et je suis persuadé que les Antimerina et les Betsileo ne forment pas le cinquième de ce chiffre total. Les peuplades insoumises ou tributaires des Antimerina représentent à elles seules les quatre cinquièmes des habitants de Madagascar. Sans aucun doute, les environs de Tananarive sont occupés par une population très dense ; nous verrons cependant plus tard quun territoire presque inconnu, la contrée des Antaisaka, est plus peuplé encore ; mais presque tous les Européens qui vont à Madagascar débarquent à Tamatave, et vont passer quelques jours à Tananarive : ils ne voient donc que les Antimerina, et sempressent, lorsquils sont rentrés en France, de parler exclusivement de la population quils ont vue. Les tribus indépendantes, celles du sud en particulier, sont laissées complètement dans loubli, et on ne les mentionne que pour dire quelles comptent très peu dindividus, et que dans un temps très court elles seront absorbées par les Antimerina. Cest complètement faux.
Le mont Tsiombivositra, dans une gorge duquel nous venons de passer pour atteindre Tamotamo, est un point des plus importants pour la géographie de ces régions. Il se trouve en effet à lendroit précis où les eaux se partagent et se rendent dans trois bassins différents. Les eaux vont grossir : à lest, le Mananara ; à louest, lOnilahy ; au sud, le Mandrare. La rivière que nous passerons, à une demi-heure dici, dans louest de Tamotamo, pour nous rendre à Tsivory, est le Tamotamo. Celle qui se trouve près du village (Tamotamo) se nomme Ianakaomby. Elles se rejoignent à un jour dici au sud-sud-est ; nous passerons dailleurs près de ce confluent. Après le confluent, la rivière, ainsi grossie, conserve le nom de Tamotamo. Elle se jette ensuite dans le Vorokasy ; ce cours deau naît dans le nord et se jette dans le Sahanony, affluent principal du Mandrare, qui arrose une grande contrée nommée Manombo. La source du Mandrare est à Ifanantera, montagne située dans le sud, à deux jours de marche de Tamotamo. Outre le Sahanony, le Mandrare reçoit un autre grand affluent, qui prend sa source également près de Tamotamo, au mont Pisopiso, à deux jours dici dans le sud-est. On voit donc que le système hydrographique des environs de Tamotamo est très compliqué. Mais ce nest pas tout, car à trois jours de marche au sud prend naissance un autre bassin, celui du Manambovo, qui se jette au sud, un peu à lest du village de Tsifanihy, non loin du cap Sainte-Marie, dans la baie Caramboules. Le Manambovo prend sa source à deux jours de marche au sud de Tsivory, aux monts Ihoka et Vohipary ; il se dirige ensuite droit au sud. Le Mandrare est un grand fleuve, qui a de leau en toute saison, contrairement à ce quindiquent les cartes existantes ; le Manambovo, un peu moins considérable, nest également jamais à sec. Ce cours deau, peu connu, arrose dabord les grandes plaines Antandroy, puis il passe au sud-ouest chez les Mahafaly, et plus à louest encore chez les Masikora. Aux sources de ce fleuve, et quelque temps en suivant son cours, cest la zone des brousses, où lon remarque de beaux satrana. Puis, plus loin, cest une contrée où ne poussent que des cactus raketa.
Comme je le disais précédemment, ces plaines de Tamotamo sont très nombreuses ; il y a beaucoup de villages sur chaque hauteur ; des cases en assez grand nombre et sur chaque monticule. Les deux plus belles agglomérations de ce pays sont Tamotamo, où nous venons darriver, et Tsivory, autre gros village à 10 kilomètres dans louest. Il est à remarquer que ce nest quà Tamotamo et à Tsivory que lon rencontre des Antimerina. Nous sommes bien installés à Tamotamo, chez la mère du roi. Vonanara est une bonne vieille, à la physionomie réjouie, coiffée dun énorme bonnet de jonc. Elle met sa case à notre disposition. Son fils, Zoromanana, roi du pays, est absent ; il est parti guerroyer dans lest. En attendant son retour, qui, nous dit-on, ne peut tarder, nous irons demain à Tsivory, passer les quelques jours qui vont précéder son arrivée.
Tsivory est un village plus considérable encore que Tamotamo ; cest aussi la résidence habituelle dun roi Tanosy, nommé Rainitonjy, très influent dans le pays.
En sortant de Tamotamo, qui est à 430 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous traversons la rivière du même nom. Puis nous cheminons à travers une belle plaine, presque entièrement convertie en rizières. Nous nen avions pas vu depuis notre départ dAmbohimandroso, dans le Sud Betsileo.
Nous sommes encore assaillis, au sortir de cette plaine, en traversant de petites collines, par un vol épais de sauterelles.
Enfin nous arrivons à Tsivory. Ce chemin que nous avons parcouru, de Tamotamo à Tsivory, suit sensiblement une ligne droite dirigée vers louest. On traverse un chaînon qui sépare incomplètement les deux plaines. Il y a en effet vers le sud une trouée par où le ruisseau de Tsivory va se jeter dans la rivière de Tamotamo. Dans ce chaînon, le chemin est difficile et rocailleux, et je le trouve deux ou trois fois coupé par des chaussées basaltiques.
À Tamotamo, pas plus quà Tsivory où nous venons darriver, la population ne se montre hostile. Les indigènes sont plutôt importuns ; toutes nos actions sont surveillées, ce qui nest pas sans nous gêner beaucoup dans certaines circonstances. Les Bara Manambia ou Antaivondro sont plus craintifs et plus sauvages que les autres ; les Antanosy émigrés sont plus dociles et semblent infiniment plus intelligents. Les Antimerina et les Betsileo réfugiés dans ces villages sont, en revanche, insupportables. Eux, qui ont sans doute vu des blancs dans leur pays dorigine, nous assaillent constamment de leurs demandes ; pour la plus petite chose dont nous avons besoin, ils exigent un prix exorbitant, et, comme nous nous adressons de préférence aux Antanosy, pour lesquels, je ne sais pourquoi, jéprouve déjà un commencement de sympathie, ils essayent toujours de se mettre en travers de nos marchés, ou, tout au moins, de sentremettre pour toucher quelque argent. Tandis que les indigènes insoumis soccupent surtout de la culture de leurs champs, les réfugiés antimerina ont pris tout le commerce de la région ; quelques-uns dentre eux, qui ont fait, semble-t-il, de brillantes affaires, ont, par les quelques piastres quils ont gagnées, su prendre une réelle influence dans le pays.
Le village de Tsivory est, comme celui de Tamotamo, enserré dans une enceinte de cactus, mais il ny a plus de ces divisions intérieures, si fréquentes dans les villages bara que nous avons traversés ces jours derniers. La population, comme à Tamotamo, présente beaucoup de variétés dans les types individuels. Les Antimerina sont en plus grand nombre encore, et, grâce à la force numérique quils possèdent à Tsivory, ils ont nommé pour chef un Betsileo esclave qui sétait enfui de chez son maître antimerina après avoir subi une grave mutilation.
Rainitavy, cest son nom, nous reçoit fort bien, après sêtre assuré cependant que dans nos porteurs il ny a pas dAntimerina ; il les déteste, car, dit-il, « ils mont volé ma qualité dhomme ».
Tandis quà Tamotamo les Bara Manambia étaient en majorité, ayant à côté deux des Antanosy émigrés, des Bara Antaivondro, des Antimerina et des Betsileo, ici, à Tsivory, ce sont les Antanosy émigrés qui prédominent. On trouve bien à côté deux quelques Bara Antaivondro, mais ils sont peu nombreux ; il y a aussi beaucoup dAntimerina et de Betsileo. Au milieu de tous ces représentants de tribus différentes, je remarque un certain nombre dindividus, représentant une peuplade que je ne mattendais guère à trouver dans ces parages. Ce sont des Tanala. De même quil y a dans ces régions des Antanosy émigrés, qui ont quitté leur pays dorigine pour fuir la tyrannie des Antimerina, de même on y rencontre des Tanala émigrés qui ont quitté leurs forêts de lest, poussés par le même mobile.
Je parlerai dans le chapitre suivant des Antanosy émigrés ; limportance de cette tribu, le vaste territoire quelle occupe, ses caractères ethniques, méritent une mention particulière. Quant aux Tanala émigrés, leur importance est beaucoup moins grande. Daprès tous les renseignements que je prends, cette population de Tanala ne dépasserait pas ici quelques milliers dindividus. Cependant ce fait, assez important, ces exodes successifs, ces populations qui préfèrent quitter leurs pays plutôt que de subir la tyrannie antimerina, toutes ces choses montrent que, malgré lappui intéressé ou aveugle que prêtent aux Antimerina certaines nations européennes, ceux-ci nont pas encore fini de conquérir Madagascar.
XXIII
Séjour à Tsivory.  Les Antanosy.  Visite au roi de Tsivory.  Un cadeau malencontreux.  Retour à Tamotamo.  Visite à Zoromanana.  Nous reprenons la route du sud.  Un commerce dody.  Fabrication dune amulette.  Dans la brousse, nids de termites.  Chez les Bara Manambia.  Tsiesetra.  La patrie des plantes grasses.  Au pays des Antandroy.  Arrêtés par les cactus.  Nouvelle direction dans lest.  La grande plaine du sud.  Au village dImitray.  Pierres levées des Antanosy émigrés.
Nous restons trois jours à Tsivory. Nous sommes ici dans une contrée habitée par des Antanosy émigrés. Ce qualificatif démigrés leur vient du fait quils ont quitté le pays dAnosy, pour se soustraire à la domination des Antimerina. Il est assez difficile de donner le récit exact de cette migration qui sest faite de lest vers louest. Les documents font complètement défaut. Quant aux légendes des indigènes, toujours fantaisistes, elles sont souvent contradictoires.
Quoi quil en soit, les Antanosy qui, pendant près de deux siècles, avaient vécu dans les environs de Fort-Dauphin à lombre de notre drapeau, et qui, pendant ce grand nombre dannées, restaient le plus souvent fort paisibles, sur leurs vastes territoires du sud-est, le quittèrent en foule, lorsque, après notre abandon de Fort-Dauphin, les Antimerina vinrent sétablir dans les lieux si longtemps occupés par nos troupes.
Vers 1845, les Antanosy, affaiblis, comme toutes les tribus indépendantes, par les rivalités de leurs trop nombreux chefs, firent alliance avec un grand roi des Bara Manambia, qui les appela près de lui. Beaucoup dAntanosy sont donc venus à cette époque se fixer au sud de lHorombe, dans les environs de Tamotamo et de Tsivory. Depuis, leur puissance sest accrue ; ils vivent en bonne intelligence avec leurs voisins ; le territoire quils occupent est peu large dans le sens nord et sud, mais très long dans le sens est et ouest. Ils ne pouvaient sétendre en effet au nord et au midi, enclavés quils étaient entre les Bara Antaivondro et les Bara Manambia. À lest, ils se heurtaient à de hautes montagnes, qui soutiennent un grand plateau désert allant jusquà la zone forestière. À louest, au contraire, la vallée de lOnilahy souvrait devant eux avec ses plaines fertiles. Les Antanosy se sont donc peu à peu avancés dans cette direction, jusquà quelques kilomètres de lembouchure du fleuve. Les Antanosy émigrés vivent en très bonne intelligence avec les différentes tribus bara, dont ils ont adopté, peu à peu, presque toutes les coutumes. Au point de vue technique, lAntanosy diffère sensiblement du Bara ; son teint est cependant plus foncé, et sous ce rapport il se rapprocherait davantage des gens de la côte orientale. Son nez est moins épaté, ses lèvres sont moins grosses, et, caractère tout à fait distinctif, lAntanosy de race pure a les cheveux lisses ou légèrement ondulés. Cest la seule tribu de Madagascar qui, avec les Antimerina, présente de telles chevelures. LAntanosy est bien musclé, souvent de forte corpulence, il atteint des tailles élevées. Au point de vue des qualités intellectuelles, il se montre, pour peu quon le fréquente, bien supérieur à tous ses voisins. Je ne saurais mieux le comparer quà lAntimerina, avec cette restriction que sil est plus superstitieux et sil possède plus de fady, en revanche il na pas tous les vices que lhabitant de lAnkova présente à un si haut degré. Ils sont donc bien supérieurs à lAntimerina et plus intéressants, ces hommes du sud-est, dont une partie a été si longtemps sous notre domination, et que nous avons abandonnés si légèrement.
En dehors des coutumes générales que lon trouve partout à Madagascar et quil est inutile de décrire de nouveau, les Antanosy présentent à lobservateur des usages spéciaux que jaurai soin de montrer à loccasion et au fur et à mesure que nous cheminerons dans leur pays. Dores et déjà je dois dire quils sont surtout intéressants à observer dans les territoires du sud-est, cest-à-dire dans le pays dorigine de ces peuplades. Les Antanosy émigrés ont bien conservé, jusquà un certain point, les coutumes de leurs pères, mais elles ne se dégagent pas évidentes, au milieu dune foule de pratiques bara ou mahafaly que les Antanosy émigrés ont adoptées. Pendant notre séjour à Tsivory je vais rendre visite au roi des Antanosy émigrés ; Rainitonjy habile à 2 kilomètres dici ; il est aveugle et très âgé. Mon commandeur Rainizanaka ma fortement engagé à faire cette démarche, car il prétend que Rainitonjy, malgré son grand âge et son infirmité, a beaucoup dautorité, non seulement sur ses sujets de Tsivory, mais encore sur les autres Antanosy, que nous devons rencontrer dans le sud en allant à Fort-Dauphin. Je me rends dautant plus volontiers aux excellentes raisons que me donne Rainizanaka, que je suis très désireux de voir le vieux monarque antanosy et son entourage.
Un après-midi, accompagné de Rainizanaka et de quelques-uns de nos hommes, suivi dune nombreuse troupe dhabitants de Tsivory, je me rends à la résidence du vieux Rainitonjy. Nous arrivons vite au village. Une case, un peu plus grande peut-être que les autres, se trouve devant nous : cest le palais. Sur la façade nord est ménagée une petite ouverture. Je distingue dans lombre un vieillard accroupi : cest Rainitonjy. Devant la case royale sétend un large espace. Jen occupe le centre. Rangés en cercle, à gauche sont des guerriers armés ; à droite, des femmes et des enfants. Mes hommes se groupent à mes côtés. Des Antanosy armés de zagaies exécutent des danses guerrières, pendant que, probablement pour soutenir leur ardeur, les femmes et les enfants psalmodient des chants sur un rythme plaintif. Ces divertissements et ces jeux madécasses sont toujours les mêmes : on sen fatigue vite.
Cependant les sièges manquent sur ce champ de manuvres. Au risque de ne pas suivre létiquette, jenvoie deux de mes hommes me chercher un mortier à riz, sur lequel je puis masseoir. Quelques Antanosy ont bien manifesté un certain étonnement de voir létranger prendre un siège en présence de leur souverain, mais, comme tout Malgache, ils nont rien dit devant le fait acquis, et je reste assis, le plus paisiblement du monde, plus heureux en cela que le Résident Général de France qui, chez les Antimerina, à dû user de tant de diplomatie pour obtenir un modeste tabouret au fandroana de Tananarive. Je profite dun moment de répit que me laissent les danseurs et les chanteurs pour présenter au vieux Rainitonjy mes cadeaux de bienvenue. Jai sorti ce que javais de mieux : une boîte à musique, qui répandra probablement pour la première fois les airs de la Mascotte sur les rives de lOnilahy, puis quelques mètres de cotonnade, des perles, de la poudre et quelques aiguilles. Un vieillard qui se tient près de Rainitonjy, me remercie. Cest sans doute un ministre, puisque chacun des souverains de Madagascar en a au moins une demi-douzaine. Cet homme respectable ma parlé en antanosy. Jai fort bien compris, mais je ne saisis pas un mot du discours que madresse un de ses collègues. Il emploie le créole de la Réunion, je le perçois vaguement, mais je ne puis saisir et comprendre un traître mot de cette langue nègre et malgache, où quelques mots français, fort mal prononcés, sont disséminés ça et là. Enfin la cérémonie est terminée, et je puis retourner à Tsivory, convaincu que Rainitonjy ne mettra pas dobstacles à mes projets de marche vers le sud.
Le monarque antanosy fait bien les choses ; les airs de la Mascotte ont été agréables à son oreille puisque, ce soir, je reçois de sa part un petit troupeau de bufs. Ce cadeau royal nest pas sans me gêner quelque peu ; je nose le refuser, et je suis très embarrassé pour le loger. Je suis en quête dun expédient quelconque, car je ne puis raisonnablement songer à faire entrer les bufs dans ma case, lorsquun messager royal, à mine renfrognée, vient me les reprendre de la part de Rainitonjy. Ce procédé me laisse rêveur. Tout sexplique néanmoins, lorsque mes porteurs viennent se ranger autour de moi, en massurant que nous allons être attaqués par les Antanosy émigrés ; ils mexpliquent que ce revirement soudain de Rainitonjy a été causé par une grave insulte de ma part. Parmi les cadeaux que je lui ai faits, se trouvaient des aiguilles ; il y en avait sept : ce chiffre sept est fady à Madagascar, et porte malheur en toutes circonstances. Je suis donc un sorcier qui veut du mal à Rainitonjy. Il me faut, pour me disculper de celle accusation, retourner près du vieillard et lui expliquer que je navais même pas compté les aiguilles avant de les donner ; cétait tout simplement un oubli de ma part, une simple ignorance des coutumes du pays. Il me faut causer longtemps, dire beaucoup de choses, et surtout faire pas mal de cadeaux, pour obtenir quil ne soit plus question de ces malheureuses aiguilles. Vers 2 heures du matin jobtiens gain de cause, mais ce nest pas sans peine. Je dois abandonner à Rainitonjy une partie de nos effets de couchage. Cette privation me parut pénible dans la suite, et je regrettai longtemps de navoir pas donné une aiguille de plus ou de moins au roi des Antanosy émigrés.
Harassé de fatigue, je quitte Rainitonjy et je rentre dans ma maison de Tsivory. À quelque chose malheur est bon : je suis débarrassé de mon troupeau de bufs.
Le 24 juin, nous revenons à Tamotamo. Cette fois Maistre est chargé daller voir le grand chef. Ce roi est un Manambia ; il habite, non loin dici, un petit village qui porte aussi le nom de Tamotamo. La visite de Maistre fut absolument réglée comme lavait été la mienne lors de mon voyage à Tsivory. Je dois dire, à la louange des Bara Manambia, que leur accueil fut beaucoup plus bienveillant que ne lavait été celui des Antanosy. Maistre, après avoir remis nos cadeaux à Zoromanana, prit congé du monarque Manambia, et les guerriers de la tribu le reconduisirent en armes jusquà notre village, tirant des coups de fusil en son honneur.
Pendant ce temps je travaillais à Tamotamo. Je sors vivement en entendant celle fusillade. Je suis rassuré lorsque le cortège triomphal de mon ami se présente aux portes du village. Maistre a très bon air au milieu de tous ces guerriers manambia ; il est précédé par une longue file de femmes, portant chacune sur la tête une petite sobika de riz blanc qui nous est destinée. Cest un cadeau de Zoromanana. Ce nest pas tout : deux bufs arrivent ensuite, et des guides, pour nous conduire dans le sud, ce qui nous fait encore un plus grand plaisir.
Ce nest pas sans quelque difficulté que nous reprenons la route du sud ; nos hommes, effrayés par les kabary des jours précédents, hésitent à nous suivre dans la direction de Fort-Dauphin. Ils craignent les Antandroy, le manque de vivres, la privation deau, les fatigues du chemin, qui, disait-on, était très mauvais et presque impraticable. À les entendre, il faut marcher sur Tulear, par la vallée de lOnilahy, qui offre une route moins périlleuse. La distance est la même ; ils trouveraient toujours de leau, ne seraient pas astreints au régime des baies de cactus, et enfin ils ne rencontreraient pas dAntandroy.
Ces bonnes raisons ne pouvaient me convaincre ; moitié par force, moitié par persuasion, jobligeai les porteurs à reprendre encore une fois la route du sud ; je voulais aller jusquau bout. Dailleurs javais quelque confiance, daprès le rapport de Maistre, en Zoromanana, roi manambia de Tamotamo, lequel, beaucoup moins susceptible que son voisin de Tsivory, nous faisait très bon accueil. Jusquà présent, à Madagascar, nous avions trouvé les ody faits dune corne de buf remplie de terre pétrie avec du miel et des huiles végétales, le tout renfermant de menus objets qui jouissent dune propriété magique.
Chez les Manambia, ainsi que plus au sud, chez les Antandroy et les Antanosy, les ody représentent dordinaire un ou plusieurs personnages grossièrement sculptés, hommes ou femmes selon la destination spéciale du précieux talisman.
Souvent leur aspect noffre rien de caractéristique, et une longue explication est absolument nécessaire pour connaître leur vertu. Dautres fois, au contraire, lartiste a représenté très naïvement des attributs qui ne peuvent laisser aucun doute sur les aspirations de lheureux possesseur de lody.
Cest ainsi que lhomme qui désire posséder de nombreux troupeaux portera, fixée au bras, une plaque de bois sur laquelle sont figurés plusieurs zébus ou bufs à bosse de Madagascar. Il est difficile de se procurer ces porte-bonheur ; leurs propriétaires y tiennent beaucoup et consentent rarement à sen dessaisir ; ils les gardent continuellement sur eux. Un indigène bien posé en possède environ dix à douze ; chaque fétiche doit répondre à un besoin de la vie.
Lody le plus répandu est celui qui donne le pouvoir de tirer juste, datteindre son ennemi à de grandes distances et de se protéger en même temps des balles de ladversaire.
Javais remarqué un de ces fétiches, qui présentait un grand intérêt ethnographique, et je désirais vivement lacheter. Malgré des offres séduisantes, le propriétaire, un sieur Rainimamona, fut intraitable et refusa catégoriquement toutes mes propositions.
Dans la soirée pourtant, il vint nous voir et nous fit entendre quil voulait, non pas vendre son talisman pour des perles ou de la toile, mais léchanger contre un ody dorigine étrangère.
Je cachai ma surprise et lui demandai des explications.
« Toi, étranger, dit-il, tu as de bons fusils ; cela ne métonne pas, car tu possèdes un ody qui vient de loin et qui est bien supérieur aux nôtres ; donne-le-moi, je le céderai le mien et je te conduirai jusquà Fort-Dauphin. »
Jacceptai avec empressement, lui disant de revenir le lendemain, car la nuit métait nécessaire pour préparer le génie de mon talisman à me quitter. À peine Rainimamona fut-il parti que je confectionnai un fétiche à la hâte : quelques chiffons ornés de perles, enveloppant de lail pilé, de liodoforme, de petits cailloux de quartz, suffirent à lui donner une forme et une odeur convenables.
Le lendemain, nous faisions léchange ; je lui certifiai que jy perdais probablement, car je ne connaissais pas encore son ody ; pour le mien, jen répondais. Seulement il devait le porter continuellement sur sa poitrine, et surtout ne pas faire usage de son fusil avant un mois. Il est superflu dexpliquer les motifs pour lesquels je lui imposais ce délai.
Conformément à lusage malgache, qui exige que, pour quun talisman jouisse de toute son efficacité, il faut que son propriétaire simpose une privation quelconque, jajoutai à ces conditions lobligation de ne jamais manger de volailles.
Ayant congédié Rainimamona trois semaines après ce marché, je ne saurais dire si son ody européen lui a donné toutes les satisfactions quil en attendait.
Ayant fait quelques approvisionnements à Tamotamo sur les instances de Rainizanaka, qui est décidément un homme précieux et avisé, nous quittons le village le jeudi 26 juin, à midi, accompagnés de Rainimamona.
Quelques minutes après être sortis de Tamotamo, nous passons au hameau dAmbalamarina, puis nous traversons le village dAndrianaboatsa.
Dans la brousse, où nous marchons, les sakoa sont très communs, et les nids de termites, les votry, comme les appellent les indigènes, sont élevés et très nombreux. Par 330 mètres daltitude, nous traversons à gué une petite rivière. Cest lIanakaomby, qui va non loin dici se jeter dans le Tamotamo ; nous suivons pendant quelque temps la rive gauche de ce cours deau. Le pays devient plus boisé. Aux arbres isolés de la brousse succèdent des bouquets darbres. Ces petits bois, espacés dabord, se rapprochent peu à peu, ils couvrent complètement les fonds des profondes vallées et les sommets des monticules. Nous traversons le Tamotamo, qui sen va vers le sud-est. En cet endroit il mesure 10 mètres de large sur 50 centimètres de profondeur. Peu après nous arrivons à Tsiesetra. Cest un village manambia qui compte une soixantaine de cases.
Ces Manambia forment une subdivision importante de la tribu des Bara. Ils offrent dailleurs, sous tous les rapports, une certaine ressemblance avec leurs voisins du nord et de lest, les Bara Antaivondro. Il est même assez difficile de reconnaître un Bara Manambia dun Bara Antaivondro. Cependant on peut y arriver en faisant énumérer à ces indigènes les quatre points cardinaux ; le Bara Antaivondro commencera toujours par lest, tandis que le Manambia indiquera ses préférences pour le nord. De plus, et cela est encore plus caractéristique, toutes les peuplades manambia ont un fady particulier pour le nord. Cest ainsi que si, en cours de voyage, et pressé par un besoin naturel, on sécarte un peu de la route, il ne faut jamais faire face au nord et se tenir debout ; sans cela on risquerait fort de mécontenter vivement les indigènes manambia, qui ne manqueraient pas de dire que cet oubli des convenances est impardonnable, et quil va sûrement attirer sur toute la contrée des pluies, des orages et des inondations. Au contraire, il faut avoir soin de regarder dans une autre direction et, de saccroupir selon lhabitude malgache. Au point de vue ethnographique, les Bara Manambia diffèrent des Bara Antaivondro par une teinte plus foncée de la peau et par des caractères africains plus accusés. Cela se conçoit aisément, car si les Bara Antaivondro sont surtout mélangés avec des Betsileo et des Betsimisaraka, qui présentent quelques traits asiatiques, les Bara Manambia sont mélangés dans une forte proportion avec les peuplades antandroy, qui, parmi toutes les tribus madécasses, sont africaines au plus haut point.
Le village de Tsiesetra est construit sur le même modèle que Betroky ; notre venue a bien causé un peu détonnement aux habitants, mais après quelques heures ils étaient retombés dans leur apathique indifférence.
Le vendredi 27 juin, nous poursuivons notre route vers le sud, et, presque aussitôt, la contrée présente quelques petits changements dans sa configuration générale et surtout dans sa végétation. À Madagascar les changements sont rarement brusques lorsquon passe dun territoire sur un autre ; il y a toujours, sur les confins de ces contrées différentes, une sorte de zone de transition. Cest ainsi que nous avons vu maintes fois cette zone de transition sétendre sur de larges espaces, entre les contrées complètement dénudées et les grandes forêts épaisses. Tout dernièrement, en quittant Ambohimandroso, nous avons traversé cette zone qui nous a menés, de lArindrano, où lon ne voit pas un arbre, aux plaines dAmbararata, dont les sakoa touffus et rapprochés font songer quelque peu aux campagnes normandes. Je me prépare donc, dès maintenant, à voir et à observer un pays nouveau. À mesure que nous marchons, mon étonnement grandit. Javais songé tout dabord à un angle rentrant de la ceinture forestière de lîle, mais jabandonne vite cette idée. Tout dabord les ruisseaux et les rivières deviennent rares ; les petits cours deau, qui annoncent toujours la zone forestière, nexistent pas ; signe encore plus certain, les arbres, espacés dans la brousse, qui hier étaient réunis en bouquets, sisolent les uns des autres ; relativement à une surface donnée, leur nombre diminue beaucoup. Ce nest donc pas la forêt que nous allons voir devant nous. Est-ce une contrée complètement dénudée ? Je ne le crois pas. Dabord la population diminue ; sur les troncs des arbres rabougris qui nous environnent il nexiste aucune trace dincendie, ancienne ou récente. Enfin nous descendons sensiblement, et, ce qui serait contraire à toutes mes observations à Madagascar, nous ne trouverons pas de contrée complètement dénudée à 200 ou 300 mètres daltitude. Or, devant nous, nous découvrons le pays, fort loin vers le sud ; la brume seule limite notre horizon. Il nexiste aucun sommet, aucun exhaussement du sol, qui puisse nous annoncer une chaîne de montagnes. Devant nous, cest une immense plaine, et cependant nous allons quitter la brousse, jen suis sûr.
Au bout de quelques heures, mon étonnement augmente encore, et ce nest pas sans quelques inquiétudes que jenvisage lavenir. Les arbres, et les sakoa notamment, ont complètement disparu. Il y a encore quelques buissons, surtout des arbustes à caoutchouc ; mais la végétation, en général, a complètement changé. Nous voyons des plantes bizarres, que je navais jamais rencontrées ailleurs. Nous voici maintenant dans un pays nouveau pour moi à Madagascar. Nous sommes environnés de plantes épineuses, de ces végétaux nommés vulgairement plantes grasses. Tous les genres et toutes les espèces y sont représentés. Il y a surtout les raketa  (Cactus opuntia ou cactus nopal), et beaucoup deuphorbes. Il y a aussi de véritables petits bois formés par des végétaux qui ressemblent à des cierges, hérissés, sur toute leur surface, de pointes longues et acérées. Par terre, ce sont des boules, réunies les unes aux autres. Ces sphères épineuses ont jusquà 50 centimètres de diamètre ; lorsquelles atteignent ce volume, elles sont couvertes de boules plus petites soudées sur elles. Ce sont encore des câbles épineux, bizarrement contournés ; ils portent, de distance en distance, des étranglements, doù partent de jeunes tiges, cordes plus petites, qui, à leur tour, donnent naissance à des rameaux minuscules. Nous sommes donc dans le pays des épines. Tout ce que lon peut rêver en fait de plantes grasses se trouve réuni autour de nous, et mes porteurs, nus jusquà la ceinture, marchent dans ces fourrés dun nouveau genre. La situation se complique vraiment ; aussi nous arrêtons-nous à midi, et campons-nous sur les bords dun cours deau, que nous venons de traverser. Cest le Vorokasy, dont la source est à une journée dici dans le nord-est ; cette rivière va se jeter dans le sud, dans le Sahanona. Nous sommes à environ 30 kilomètres de ce confluent. Le Sahanona, à son tour, va grossir le Mandrare.
Le 28 juin nous continuons notre chemin dans cette contrée si extraordinaire. Les cactus forment de véritables fourrés ; leurs grandes fleurs jaunes sont du plus joli effet, sur le tapis de verdure qui sétend loin devant nous. La marche est très pénible ; nous allons dans des couloirs, que nos guides nous ont fait découvrir. Ces sentes, au milieu des cactus, ont été frayées par les troupeaux de bufs des indigènes. Dans laprès-midi nous arrivons au village dIaramamy. Ce village est absolument misérable. Il ny a pas une goutte deau dans les environs. Le hameau est encore habité par des Bara Manambia, mais leur type général est différent de celui que nous avons observé dans le nord. Ce fait sexplique aisément : Iaramamy est la dernière agglomération manambia vers le sud. Tout près dici commencent les territoires habités par les Antandroy, et ces indigènes se sont mélangés fortement avec les Manambia.
Nous recevons assez bon accueil des habitants dIaramamy. Le chef du village nous donne de nouveaux guides, que je mempresse dinterroger sur le pays du sud.
Daprès eux, immédiatement au sud du village où nous sommes, commencent les territoires antandroy. Cest une vaste contrée, absolument plate et qui sétend jusquà la mer ; là elle se termine brusquement par des falaises peu élevées. Le territoire antandroy confine à lest au pays des Antanosy ; à louest, il sétend très loin jusquà celui des Mahafaly et des Masikora. Cette contrée, absolument plate, est très pauvre en eau vive ; on ny trouve, despace en espace, que de leau croupissante, qui samasse dans des creux de terrain après la saison des pluies, très courte sous ces latitudes. Le sol disparaît entièrement sous dépais fourrés de cactus ; la marche y est excessivement difficile, sinon impossible. Nos guides antandroy sont très affirmatifs sur ce point, et, daprès eux, il me faut prendre à lest pour gagner Fort-Dauphin, en suivant le pays des Antanosy, ou remonter dans louest, pour arriver à Tulear. Je lavoue, ces déclarations ne sont pas sans me faire éprouver un moment de découragement. Tous nos efforts, toutes nos marches vont donc être inutiles ; nous voici arrêtés dans notre itinéraire vers le sud, par une végétation que je maudis de grand cur. Si jusquà présent rien navait pu arrêter notre marche au midi ; si les protestations de nos hommes nous étaient demeurées indifférentes ; si les coutumes superstitieuses des peuplades traversées, les kabary interminables, navaient pu nous faire dévier de la direction que nous avions choisie et qui devait nous mener jusquau cap Sainte-Marie, pour aller ensuite vers lest, à Andrahombe et à Fort-Dauphin, des cactus nopal allaient nous arrêter dune manière absolue.
Voilà donc cette contrée différente que javais devinée les jours précédents. Je pensais bien devoir me trouver en présence dun pays nouveau, mais jamais je ne me serais figuré un si vaste territoire couvert entièrement de cactus nopal. Sans aucun doute, on pourra mobjecter que, nayant pas poussé plus avant dans cette plaine, je ne puis affirmer lexistence des cactus sur une aussi vaste étendue. Cela est certain ; quoi quil en soit, daprès ce que nous voyons, à laide de fortes jumelles, daprès ce que les Antandroy nous affirment, en parfait accord avec ce que mes porteurs ont déjà appris des Bara Manambia ; enfin, daprès ce que nous avons vu dans létape daujourdhui, et daprès ce que nous voyons dans notre voisinage immédiat, il est excessivement probable que lexistence de ce vaste territoire couvert de cactus est une réalité.
Nous prenons donc la résolution dobliquer vers lest et de suivre, jusquà Fort-Dauphin, les confins des territoires antandroy, en nous maintenant toujours en dehors de cette végétation épineuse. Au village dIaramamy on trouve beaucoup dAntandroy de pure race ; je mempresse dentrer en rapport avec eux.
Cette peuplade des Antandroy doit être très intéressante à étudier. Malheureusement, je ne puis obtenir que des renseignements fort vagues, que je recueille à la hâte pendant la première partie de la nuit. Il résulterait de mes conversations avec les Antandroy dIaramamy que ces indigènes ont pour seule nourriture, sur leur territoire désolé, les baies de cactus, quils ont débarrassées de leurs téguments épineux. On me dit aussi quils se servent de la sève des raketa comme de boisson ordinaire. Ils recueillent aussi la rosée du matin sur les feuilles charnues de ces plantes épineuses.
Plus au sud, les Antandroy possèdent quelques troupeaux de bufs. La fiente de ces animaux est leur seul combustible. Pour beaucoup dusages, ils se rapprochent sensiblement des Bara Manambia, mais ils sont encore plus superstitieux, ce que je naurais jamais cru possible. En somme, cette tribu des Antandroy est, sous tous les rapports, la dernière de Madagascar ; ces indigènes semblent même constituer, dans la grande île, une peuplade exceptionnelle ; ils sont superstitieux au plus haut point, ont une religion africaine faite de croyances bizarres aux fétiches et aux amulettes. Leurs traits sont africains ; leurs cheveux, très crépus, sont portés en broussailles ; leur nez est plus large que long ; leur peau est du plus beau noir.
Nous navons pas trouvé de vivres dans ce misérable village dIaramamy. Aussi avons-nous hâte de le quitter et de rentrer en territoire tanosy.
Le 29 juin, nous partons dans lest du village et je suis heureux de constater que les cactus diminuent peu à peu ; ce sont dabord des espaces où largile rougeâtre se montre à nu. Les grandes herbes poussent quelquefois.
Le pays, absolument plat vers le sud, se relève peu à peu vers lest ; nous franchissons quelques ondulations. Plus loin, ce sont de petits monticules ; plus loin encore, des mamelons, des collines. Le fond de ces accidents de terrain, les thalwegs de ces vallées, devient humide. Bientôt quelques filets deau se montrent : aussitôt la végétation arborescente réapparaît ; nous laissons les épines loin à notre droite. Vers le milieu du jour, nous sommes de nouveau en pleine brousse ; le pays est montagneux, le terrain accidenté, le sol rocailleux. À côté des sakoa, nos anciennes connaissances, se montre un végétal nouveau pour ces pays, mais que jai déjà vu à Majunga : cest un arbre caractéristique de la côte ouest, le bontona, ce baobab malgache (Adansonia digitata) ; jen mesure quelques-uns de vraiment très gros ; la pulpe farineuse de leurs gros fruits (pain de singes) est acidulée et étanche fort bien la soif.
Après avoir traversé lIatranatrana, affluent du Manambolo, et gravi une dernière montée raide et rocailleuse, nous entrons dans le village dImitray. Pendant notre étape daujourdhui, nous nous sommes élevés insensiblement ; laissant la grande plaine Antandroy à notre droite, nous avons gravi dabord une chaîne de petites collines, puis nous sommes entrés dans une contrée assez accidentée. Ce système de monticules, très rapprochés les uns des autres, forme les premiers contreforts, dans louest, de la chaîne de partage des eaux, dont nous nous rapprochons très rapidement.
Le village dImitray, qui compte 35 cases, est habité par des Antanosy mélangés avec quelques Antandroy. Au moment où nous arrivons, il ne reste que cinq ou six hommes, presque tous des vieillards ; tous les autres sont partis pour guerroyer dans les environs, contre une tribu dAntandroy qui est venue voler, à Imitray, des femmes et des bufs. Dans la soirée nous assistons à un spectacle intéressant : cest une prière ou une invocation en faveur des guerriers absents. Toutes les femmes dont les maris sont à la guerre se sont réunies près de la maison du chef du village ; quelques-unes sont très jeunes, dautres ont les cheveux blancs.
Elles portent comme vêtement une pièce détoffe ou une natte attachée à la ceinture, et chacune delles tient à la main un long bâton, qui est censé représenter le fusil ou les zagaies du guerrier bien-aimé. Leur front est couvert dune couche de peinture blanche ; des feuilles vertes ou des plumes doiseaux sont piquées dans leur chevelure ; elles se groupent autour de lune dentre elles, qui joue du tambour, puis, au son du tam-tam, elles se mettent à danser, toujours groupées, et, la face tournée vers lest, elles avancent en rangs serrés dans cette direction ; leurs chants sont lents et plaintifs, mais bientôt le rythme saccélère, et pendant quelles prient le zanahary et les mauvais génies de rendre leurs époux vainqueurs, et de tuer ceux quils combattent, elles savancent rapidement vers lest, reculent pour savancer de nouveau en brandissant leurs bâtons. Elles répètent le même exercice devant la case de chaque absent. Ce manège dure très longtemps, et la soirée est déjà fort avancée lorsquelles ont fini. Malheureusement pour notre sommeil, ce nest pas tout. Les épouses éplorées se réunissent sur la place du village, et se mettent à pleurer, par anticipation, ceux qui ne reviendront pas ; elles poussent des cris stridents, quelles modulent en saccades, suivant la coutume de presque tous les peuples primitifs.
Lorsque nous partîmes, le lendemain, nous navions pu goûter quun sommeil très court.
Le village dImitray est situé dans une sorte de petite plaine circulaire, entourée de hautes montagnes. Le fond de ce cirque, cest-à-dire les environs du village, sont assez bien cultivés en rizières. Après les avoir franchies, et avant de monter sur les flancs des montagnes qui environnent le cirque, nous rencontrons, près de la route, une pierre levée.
Ce mégalithe est le premier que nous voyons depuis notre départ du Betsileo. Ces monuments commémoratifs sont absolument inconnus chez les Bara Manambia, et je nen ai pas rencontré chez les Bara Antaivondro ; cependant il en existe, en très petit nombre, chez les Antanosy émigrés. Ici nous sommes chez des Antanosy qui nont jamais quitté leur pays, et à mesure que nous avancerons vers le sud, cest-à-dire que nous pénétrerons davantage dans le Tanosy, nous verrons ces monuments mégalithiques très nombreux, plus grands, plus beaux et mieux disposés que chez les Antimerina et même chez les Betsileo. Jusquà présent ces derniers nous avaient cependant paru une des tribus les plus intéressantes de Madagascar, une des rares peuplades de la grande île qui par leurs monuments pouvaient débrouiller quelque peu lhistoire de ces peuples étranges. Comme le lecteur le verra dans la suite, la tribu des Antanosy, qui se révèle déjà à nous par des signes extérieurs de religiosité, est, sous beaucoup dautres rapports encore, bien supérieure, plus sympathique, joserai dire, que les autres tribus de la grande île africaine, y compris, bien entendu, celle des Antimerina. Le monument que nous voyons au sortir dImitray se compose dun carré construit en pierres sèches, qui peut avoir 3 mètres de côté. À chacun des angles de ce carré est enfoncé verticalement un fort pieu qui supporte deux madriers, grossièrement équarris. Ces quatre madriers, réunis ainsi deux à deux par les quatre pieux verticaux sur lesquels ils sont fixés, forment un entourage, balustrade assez large, sur laquelle on a posé, à côté les uns des autres, et faisant face au dehors, des crânes de bufs ornés de leurs cornes. Au centre de ce carré ainsi délimité se dresse une pierre levée, haute de 3 mèt. 80, large de 1 mètre, sur 50 centimètres dépaisseur. Ce bloc énorme est en granit rose, roche que je ne trouve pas dans les environs ; il a certainement fallu un travail énorme pour élever un pareil monument. Le mégalithe sert à rappeler la mémoire dun chef célèbre dImitray, mort en guerroyant contre les Antandroy.
Pendant que nous examinions ce monument, un indigène antanosy, qui nous regardait avec intérêt depuis quelque temps, se jette au cou dun de mes porteurs. Le Betsileo Ramasy, cest son nom, que jai engagé à Fianarantsoa, sur la recommandation du docteur Besson, Ramasy, dis-je, objet de cette sympathique démonstration, reste dabord quelque peu ahuri ; cependant il finit par reconnaître son jeune frère, quil croyait soldat à Fort-Dauphin, au service de Ranavalo-manjaka. Tout sexplique. Le frère de Ramasy, un ci-devant Betsileo, a été pris, il y a quelques années, par les Antimerina, pour aller grossir la garnison de Fort-Dauphin. Mais mon Betsileo, qui, comme ses compatriotes, craint les Antimerina, et ne les aime pas du tout, sest échappé du pays de Tolonara, soumis aux Antimerina, et est venu ensuite à Imitray, où il vit paisible et heureux, sétant fait Antanosy.
La plaine circulaire dont jai parlé mesure à peu près 8 kilomètres de diamètre. À côté dImitray sont les villages de Simieba, Sesela et Ambatomasina. Nous commençons à gravir une chaîne de montagnes : la montée est ardue, le sentier difficile ; nous passons par un col à 1 190 mètres daltitude, puis nous descendons très rapidement sur lautre versant ; nous arrivons à Imanevy, au fond de la vallée, par 560 mètres daltitude.
Cette étape a été très rude ; pendant la première partie de la route, nous avons véritablement escaladé le flanc abrupt dune montagne, pour redescendre de lautre côté, suivant une pente aussi raide ; au village dImitray, que nous avons quitté ce matin, nous étions dans le bassin du Manambolo, affluent du Mandrare ; maintenant nous voici descendus dans la vallée même du Mandrare. Ce fleuve coule tout près dici ; nous le traverserons demain matin au sortir du village. Les montagnes que nous venons de franchir forment une chaîne nommée monts Isira ; elle est constituée presque entièrement de roches micaschisteuses, et est dirigée du nord-est au sud-ouest. Devant nous sétend une autre chaîne de montagnes, beaucoup plus haute, et qui paraît plus longue encore que celle que nous venons de franchir ; cest la chaîne de Maroampingaratra ou Beampingaratra. Les monts Isira au nord-ouest et les monts Beampingaratra au sud-est limitent donc cette vallée du Mandrare, au fond de laquelle nous sommes. Il faut remarquer aussi que les monts Isira séparent le bassin dun affluent du Mandrare du fleuve principal ; plus au sud, ces monts Isira se termineront brusquement, pour permettre la jonction des deux cours deau. Les monts Beampingaratra, au contraire, continuent la ligne de partage des eaux ; sur le versant oriental, nous trouverons le Mananjara, qui va se jeter dans la mer des Indes après avoir arrosé le pays dAmbolo. La végétation, qui croît autour de nous, devient de plus en plus belle ; une épaisse couche dhumus noirâtre couvre le sol ; les arbres sont touffus, ils se réunissent maintenant par bouquets ; je reconnais beaucoup de plantes que javais déjà vues en pays betsimisaraka. La population est très dense. Il y a de nombreux villages.
Le mardi 1er juillet nous quittons Imanevy, et, bientôt après, nous traversons à gué le Mandrare, qui, en cet endroit et en cette saison, mesure 10 mètres de large sur 50 centimètres de profondeur. La vallée est étroite, et bientôt nous nous élevons sur les flancs des monts Beampingaratra. Le sentier sengage dans une gorge, il longe un torrent qui bouillonne en cascade à nos pieds ; cest lAndrevoroka, affluent du Mandrare. Nous sommes dans une brousse très épaisse, et, quelques instants après, nous voici dans une forêt touffue, qui, accrochée aux flancs des Beampingaratra, en couronne les cimes. Nous marchons rapidement, mais la nuit nous surprend sous les hautes futaies ; nos guides nous conduisent pour camper dans une caverne quils connaissent dans les fourrés. Notre logis est très pittoresque, et les feux de nos hommes ne peuvent dissiper les ténèbres qui emplissent ces salles souterraines. Mon compagnon et moi devons, pendant une bonne partie de la nuit, donner une chasse vigoureuse aux fanihy, chauves-souris, petites et grosses, que notre venue a mises en émoi.
Le matin, nous nous remettons en marche dès la première heure. Cette forêt du pays des Antanosy est beaucoup plus jolie que toutes celles que nous avons vues précédemment à Madagascar. Cest une vraie forêt tropicale, avec sa végétation vigoureuse, ses arbres magnifiques, son enchevêtrement de lianes. Le spectacle est tout nouveau pour nous. Par instants, nous pensons être bien loin de Madagascar. Vers 10 heures, nous commençons à voir quelques clairières. Des longoza et des ravenala se montrent çà et là, avec des fourrés de bambous ; ils nous annoncent la végétation dune contrée maritime. Puis, ce sont des défrichements. À 11 heures et demie, nous arrivons au village dIzama. Nous sommes là dans la vallée dAmbolo, le plus beau pays de Madagascar.
XXIV
Nous arrivons dans la vallée dAmbolo.  Izama.  Coutumes arabes.  Pays des Antanosy.  Les monts Beampingaratra.  Tsiarony et Belavena.  Arrivée à Fort-Dauphin.  Le pays de Tolanara.  La presquîle de Fort-Dauphin.  Description de la ville.  Visite au gouverneur antimerina.  Séjour à Fort-Dauphin.  Établissements de M. Marschall.  Murs et coutumes des Antanosy.  Départ de Fort-Dauphin.  Sur les bords de la mer.  Evatra et Lokaro.  Sainte-Luce ou Manafiafa.  Pieux et pierres dressés antanosy.  Village et rivière dAmbaniaza.  Peuplades antanosy de la côte, Antaiavibola et Antaifasy.  Village de Manambato.  Les défrichements de la côte sud-est.  Cultures et rizières.  Manantena.  Le grand fleuve de la vallée dAmbolo.
Avec sa superficie plus grande que la France, on conçoit très bien que lîle de Madagascar présente des pays daspect tout différent. Les uns sont très fertiles, la végétation y est magnifique ; dautres, au contraire, sont arides. En somme, à côté de terrains propices aux cultures, de grandes forêts, de beaux plateaux que lhomme pourrait rendre aisément productifs, il existe de nombreuses régions stériles, des districts rocailleux, des sols ingrats, qui contribuent à donner à la grande île un aspect peu séduisant.
Quoi quil en soit, tout nest que relatif ici-bas, et ces contrées fertiles, nombreuses et étendues, quoi quon en dise, à Madagascar, suffisent largement à compenser en quelque sorte les mauvais territoires. De manière que la grande île africaine se présente, avec ses bons et ses mauvais côtés, comme équivalente en somme à nos meilleures colonies.
Revenons au pays dAmbolo. Il me faudrait de longues pages pour décrire cette magnifique vallée, avec ses forêts débéniers et de palissandres, ses bois dorangers, ses cultures, sa terre noire et fertile, ses ruisseaux innombrables, ses rivières, ses sources chaudes.
Dans nos explorations, nous nous étions surtout attachés à parcourir les territoires relativement inconnus de Madagascar, et par conséquent des pays peu peuplés, arides, montagneux, le plus souvent éloignés des sentiers de communication. Nous avions donc commencé par voir, en quelque sorte, Madagascar sous ses mauvais côtés. Par suite, la richesse de cette belle vallée nous impressionnait dautant plus que jusquà présent, dans le cours de nos voyages antérieurs, nous navions jamais été frappés dune façon bien vive par la beauté du pays.
Izama, le petit village dans lequel nous venons dentrer, est habité par des Antanosy, qui prennent plus spécialement ici le nom dAntambolo. Avant darriver dans le village, nous avons traversé pendant quelques instants des fourrés de longoza, ces roseaux à odeur de cannelle que nous avons rencontrés en si grand nombre dans les défrichements de la côte est. Puis ce sont des massifs de citronniers, de voavotaka, des cultures nombreuses de canne à sucre, des champs de café, des goyaviers, des bibasy, néfliers du Japon (Eriobotrya japonica). Nous sommes fort bien reçus par les chefs du village. Ces chefs et leurs familles sont, nous dit-on, originaires du pays des Antaimoro. Leur tête est enveloppée dun mouchoir de soie de couleur rouge ; ils ont conservé presque intactes une foule de coutumes arabes, réminiscences curieuses dinvasions musulmanes sur la côte orientale, leur pays dorigine. Autour dIzama, sur chaque monticule, disséminés dans la vallée, nous voyons des villages. Les Antanosy qui habitent ce pays dAmbolo forment donc une population très dense.
Ici nous sommes dans le pays de Tolanara, patrie dorigine des Antanosy. Nous voyons donc ces indigènes chez eux, avec leurs usages et leurs coutumes particulières. En somme, les Antanosy se rapprochent beaucoup des Betsimisaraka ; ce sont des peuples de la côte orientale de Madagascar. Nous retrouvons chez eux les usages betsimisaraka. La maison, faite dune charpente de rofia, est élevée sur pilotis ; le toit et les cloisons sont en feuilles de ravenala. Chez ces indigènes, peu de poterie, leur réservoir deau est celui que lon rencontre sur toute la côte orientale : un long morceau de bambou, dont lintérieur creux emmagasine une certaine quantité deau. En partant de ce village, nous marchons dans la vallée, en suivant la rive gauche de lAmandroaka, affluent de gauche du Mananjara, le grand fleuve de la vallée dAmbolo. Sur notre route, aucune émergence rocheuse, pas de pierres, si ce nest quelques cailloux roulés qui, descendus des montagnes voisines, encombrent le lit des ruisseaux. Sous nos pieds, plus dargile rouge, un humus noirâtre très épais.
La vallée dAmbolo se trouve comprise dans un dédoublement de la zone forestière, les grands bois lenvironnent de toute part. Sous ces hautes futaies, les débris végétaux samassent en chaque saison, les eaux sauvages les poussent dans la vallée : là ils samoncellent depuis des siècles et ont formé cette terre végétale qui a plusieurs mètres dépaisseur, autant quon en peut juger par des fosses, des tranchées et les berges des ruisseaux. Nous nous arrêtons à Tarafasy.
Le jeudi 3 juillet, nous continuons dans la vallée. Toute la journée, laltitude moyenne du pays est de 110 mètres. Le soir nous nous arrêtons au village dAmbolo.
Le lendemain, 4 juillet, nous commençons à gravir les montagnes qui limitent la vallée dAmbolo vers le sud-est. Ces montagnes ne sont quun contrefort élevé des monts Beampingaratra ; leur cime est couverte dune forêt que nous traversons en deux heures ; nous rentrons ensuite dans la brousse, formée cette fois de la végétation côtière que nous connaissons déjà. Nous nous arrêtons au village dAndramanakana, puis, continuant notre route, nous arrivons sur un terrain sablonneux, nous sommes en vue de la mer. Nous marchons entre lOcéan et des lagunes. Cette contrée est absolument comparable, identique je devrais dire, à celle que jai décrite de Tamatave à Andovoranto. Les villages y sont nombreux. Les habitants antanosy, absolument analogues aux Betsimisaraka, auxquels je renvoie le lecteur, rendent plus frappante encore cette ressemblance.
Le soir nous passons à Tsiarony et à Belavena, où nous nous arrêtons pour passer la nuit. Ce petit village est situé au pied dun pic remarquable, le Barabe, que nous voyons depuis quelques jours.
Le samedi 5 juillet, nous arrivons à Fort-Dauphin.
Lorsquon approche de Fort-Dauphin, on remarque vite que cette contrée littorale du sud-est est tout à fait différente des autres contrées maritimes que lon a pu voir à Madagascar. En effet, au lieu de présenter des côtes basses et sablonneuses où lon ne trouve que quelques dunes recouvertes souvent de plantes herbacées, toujours les mêmes sur la côte est, les rives sont formées, à Fort-Dauphin et dans les environs, de puissantes assises calcaires, qui disparaissent sous un épais manteau de verdure. Ces côtes rocheuses du sud-est sont encore plus jolies que les falaises granitiques du nord-ouest de lîle. Dans les parages de Tolanara, la première zone forestière que nous avons quittée, avant de passer près du pic Barabe, descend jusquà la mer. Nous avons vu quelle en était assez éloignée, au contraire, à la hauteur de Fort-Dauphin. Là sétend une zone littorale assez large, couverte de brousse et de bouquets de bois : cest la région des lagunes. En quittant Fort-Dauphin et en remontant vers le nord, nous retrouverons cette contrée des lagunes, mais ce sera toujours la forêt. Dans ce sud-est privilégié, les arbres poussent jusquau bord de la mer. Ainsi, sous le rapport de la végétation et de la disposition physique du terrain, on trouve une certaine analogie entre le sud-est et le nord-ouest de lîle ; entre Nosy-Bé et la baie de Pasandava dune part et dautre part entre Fort-Dauphin et les rades qui lavoisinent. Cette analogie est encore plus grande lorsquon examine la constitution géologique du terrain. Nous avons trouvé à Majunga un terrain calcaire, mais malheureusement infertile, par suite du manque deau. Dans le sud-est, les terrains calcaires ont commencé à la vallée dAmbolo, mais depuis là jusquà la mer nous les avons vus fertiles au plus haut point, parce quils étaient merveilleusement arrosés. Le voyageur qui a parcouru Madagascar est, à la longue, fatigué de cette tonalité rougeâtre que présente partout le sol, sur les hauts plateaux et dans les plaines : il est agréablement surpris si ses pas le conduisent dans le sud-est. Il y verra, au lieu de léternelle terre à briques de Madagascar, une terre végétale noire à laquelle on nest pas accoutumé. Jaurai fini desquisser à grands traits la supériorité de ce territoire des Antanosy sur tout le reste de lîle lorsque jaurai dit que nous ne sommes plus ici en terre tropicale. Fort-Dauphin, qui se trouve par 25 degrés de latitude sud, jouit dun climat tempéré. Les pluies ny sont pas continuelles en certains mois, mais intermittentes toute lannée ; lété y est très supportable. Les cyclones y sont inconnus, mais de grands vents du large, du sud principalement, y viennent dans certaines saisons abaisser sensiblement la température.
Fort-Dauphin consiste en une presquîle comprise entre deux baies : au nord la rade de Fort-Dauphin, au sud la fausse baie des Galions dans laquelle débarquaient il y a quelques siècles des navigateurs portugais, venant fonder des établissements sur ces côtes.
Lorsquon entre dans Fort-Dauphin, on est tout de suite envahi par un immense sentiment de tristesse. À chaque pas, presque derrière chaque case, on découvre un souvenir navrant de notre domination dautrefois.
Je vais prier le lecteur de maccompagner dans ma première visite à la ville. Nous partirons de notre point darrivée dhier, cest-à-dire de la grève au nord de la localité, à lendroit où la presquîle de Fort-Dauphin se rattache à la grande île.
Par un sentier de chèvres, on parvient non sans peine sur le sommet du plateau. Ce plateau, formé de puissantes assises calcaires, est recouvert par les sables quy ont déposés les tempêtes. Son niveau moyen, qui est de 28 mètres au-dessus de la mer, est quelque peu plus élevé que la contrée du nord, à laquelle il se rattache par une lande sablonneuse. Le plateau a 2 kilom. 500 dans sa plus grande longueur, sur une largeur moyenne de 600 mètres. Dans sa partie nord, situé en dehors de nos anciennes limites, sélève le village antanosy de Fort-Dauphin, agglomération importante, qui compte plus de 200 cases. Les habitants, paisibles et curieux, se pressent en foule sur notre passage. Le village antanosy ne présente rien de particulier : les maisons sont groupées sans ordre, les ruelles sinueuses rendent toute orientation difficile. Après des détours sans nombre nous arrivons enfin à lancien mur denceinte ; nous le longeons quelque peu, et nous voilà devant la porte dentrée. Cette porte monumentale, en maçonnerie, est très bien conservée. Sur le fronton sont plaquées les armes de France. On pénètre ensuite dans un couloir long de 4 mètres : cest lépaisseur du mur en pierres sèches, puis on tourne à angle droit dans un autre passage couvert, et lon décrit de la sorte deux autres angles droits avant de se trouver en face de lancien corps de garde. Cette maison carrée tombe en ruines. Les trois fleurs de lis appliquées à gauche de la porte ont été grattées par les Antimerina. Nous sommes arrivés maintenant dans lintérieur de Fort-Dauphin. Sur ce vaste emplacement sélèvent les cases du village antimerina ; elles sont alignées en partie de chaque côté dune large avenue qui conduit à lancienne citadelle. Si, avant de nous engager dans cette longue avenue, nous jetons un regard en arrière, nous voyons, de chaque côté de la porte et des couloirs fortifiés que nous venons de traverser, sétendre à droite et à gauche les restes des anciens murs. Ces murailles, épaisses de plusieurs mètres et faites dassises de pierres sèches, ont peu souffert des injures du temps ; elles disparaissent cependant par places sous lépaisse végétation qui a pris naissance sur ces anciens remparts. Un fossé est en avant ; ses accotements sont soutenus par des murs de pierres ; plus loin ce sont des épaulements de terre. De distance en distance sur lancien mur se trouve ménagée une sorte de plate-forme, sur laquelle étaient construites des batteries circulaires en pierres cimentées. Ces constructions, qui sont en assez grand nombre, commandaient listhme pour défendre le fort contre toute attaque par terre ; elles se trouvaient également disséminées sur le sommet des falaises qui soutiennent le fort pour le défendre de toute attaque maritime. Chacune de ces batteries comprenait cinq canons. Les embrasures sont intactes, on voit encore sur les parois de ses réduits les crocs et les manilles des anciennes caronades. La population antimerina, assez nombreuse, qui occupe le Fort-Dauphin, est surtout composée des soldats qui forment la garnison du fort et de leurs familles. Les Antimerina de Fort-Dauphin, entourés de toute part de peuplades insoumises, ne se sentent pas chez eux en pays tanosy ; ils se tiennent toujours sur leurs gardes et ne laissent pénétrer dans le fort que leurs compatriotes. Nous étions étrangers cest vrai, mais comme nous allions voir le gouverneur, on avait fait une exception en notre faveur. Malgré toutes ces mesures de précaution, beaucoup dAntimerina avaient été massacrés par les Antanosy en 1883, lors de la malheureuse expédition franco-malgache ; les Antanosy avaient cru alors être débarrassés des Antimerina ; grâce au concours de la France, ils les ont vus revenir depuis, plus arrogants et plus cruels que jamais, soutenus par ce même pays, qui nest pas toujours logique dans ses entreprises coloniales. Le gouverneur Rainijaobelina, 11e honneur, nous attendait. Les portes sont ouvertes et nous pouvons pénétrer dans lancienne citadelle. Au milieu des ruines sélèvent les cases des officiers et du gouverneur antimerina. Lhabitation de celui-ci, plus grande que les autres, se trouve immédiatement en entrant à gauche de la porte. Je profite des bonnes dispositions dans lesquelles il semble se trouver en ce moment pour aller visiter les ruines de la maison de Flacourt. Cest un véritable pèlerinage. Tout près des falaises, à la pointe extrême de la presquîle du côté du sud, sélèvent les quatre murs en maçonnerie de la maison carrée de Flacourt ; à côté, le jardin, au milieu duquel se trouve le puits qui alimentait deau douce tous les habitants du fort. Cest encore une tour ronde, ancienne prison dont les murs intérieurs cimentés sont couverts dinscriptions. Au-dessus de cette tour ronde était une construction légère servant dabri au guetteur.
Nous avons élu domicile au milieu des Antanosy. Nous restons à Fort-Dauphin plus de trois semaines, ayant bien gagné ce repos par nos fatigues antérieures ; dailleurs ce temps nest pas perdu et nous travaillons toujours à augmenter nos collections scientifiques. Nous visitons également les environs de Fort-Dauphin, sans oublier la lagune de Fanjahira et la petite île dAnosy, qui sélève au milieu et qui offre encore les restes de la maison de campagne de Flacourt. Tous ces environs de Fort-Dauphin sont véritablement charmants. On entre tout à coup dans de hautes forêts, puis ce sont des prairies, des mamelons boisés, les rivages de locéan, facilement accessibles, présentant au pied des falaises calcaires de larges plages sablonneuses. Sur ce coin de terre privilégié se trouvent donc réunies toutes les zones de Madagascar. Le pays est très giboyeux : on peut y faire de véritables massacres de sangliers ; on y trouve tous les oiseaux de lîle ; les grands flamants roses pullulent sur létang de Fanjahira. Il ny a pas dEuropéens à Fort-Dauphin ; on y trouve létablissement important dun Mauricien qui, avec quelques employés, est établi ici depuis plus de vingt ans. M. Marschall a dimportantes concessions de bois, et, au milieu de ses nombreuses occupations, il ne peut suffire à tous les besoins commerciaux de la contrée.
Quoique Anglais, M. Marschall, qui est un excellent homme, nous a rendu les plus grands services pendant tout notre séjour à Fort-Dauphin. Dans ses vastes entrepôts, il nous a fait choisir de très beaux échantillons de tous les bois du pays dAnosy ; il expédie presque mensuellement, à Maurice ou à la Réunion, des chargements entiers débène et de palissandre et dautres bois précieux, que les Antanosy lui apportent journellement en échange de quelques brasses dindienne et de cotonnade.
M. Marschall me fait voir une grande propriété quil possède dans le nord de Fort-Dauphin. Cest une sorte de maison de campagne, entourée de grandes plantations de café (sp. Libéria) et de beaux jardins, qui valent certes la peine dêtre mentionnés dans mon récit. On y trouve en abondance tous les légumes dEurope, ainsi que les principaux arbres de nos jardins. Tout cela pousse et rapporte admirablement.
Le mercredi 30 juillet, après avoir présenté nos adieux et nos remerciements à M. Marschall et à M. Joseph Clozel, son principal employé, nous quittons Fort-Dauphin, faisant route vers le nord. Cest la route du retour.
En sortant de la ville, nous marchons sur le rivage de la mer et contournons ainsi la rade de Fort-Dauphin. Près de la pointe qui la termine vers le nord, nous passons en pirogues la rivière Evatra.
Après avoir traversé cette embouchure de lEvatra, nous arrivons au village du même nom ; puis, après une autre petite marche le long de la mer, nous faisons de même pour la rivière de Lokaro. Notre étape daujourdhui se termine au village dItaperina, petite agglomération antanosy groupée sur le cap qui porte ce nom. Le lendemain, une bonne marche dans la matinée nous conduit à Iandranana. Dans la soirée, nous gagnons le village de Manafiafa, sur lemplacement duquel se trouvait autrefois un établissement français. Devant nous, des rochers en ceinture, de petites îles disposées les unes au bout des autres, circonscrivent un large espace : cest la baie de Sainte-Luce, de Maudave et de Flacourt. Maintenant ces lieux historiques sont complètement oubliés. À Manafiafa, des parents et des employés de M. Marschall recueillent des bois que les indigènes apportent de la forêt voisine ; celle-ci, très belle et très touffue, arrive presque jusquau bord de la mer.
Nous avions vu dans le nord la première zone forestière, séparée de la mer par un assez large espace. Cet espace est couvert de brousse dune végétation spéciale, coupé de marais et de lagunes, relevé, près du rivage de la mer, en hautes dunes de sable.
Le lundi 1er août, nous marchons sur la plage autour de la baie de Sainte-Luce, et nous passons la rivière de Manahana. Dans la soirée, avant darriver au village dAmbaniaza, grosse agglomération antanosy, nous voyons, dans un fourré de la brousse, des pierres levées, qui ont été dressées par des Antanosy, et qui sont vraiment remarquables. Celles que nous voyons devant nous sont disposées sur une même ligne ; celle qui occupe le centre est très élevée. Devant une autre plus petite se dresse un madrier sculpté. Ce pieu, à section carrée dans sa partie inférieure, devient tronconique plus haut ; il est alors marqué dentailles régulières ; sur son sommet est placée une figurine de bois : un oiseau au repos.
Le village dAmbaniaza est construit sur une hauteur et entouré dune haie de cactus, ce que nous navions pas vu depuis longtemps.
Le samedi 2 août, quelques minutes après notre sortie du village, nous continuons notre route vers le nord, et nous passons en pirogues la rivière dAmbaniaza. Là nous sommes à environ 5 kilomètres de la mer, et pendant longtemps nous nous maintenons sensiblement à cette distance de la côte ; nous nous arrêtons au gros village de Manambato. Nous sommes ici à la limite que lon est convenu dassigner au territoire antanosy ; cette limite est absolument fictive et ne repose sur aucune donnée scientifique. Il est vrai que les gens que nous trouverons dans les villages du nord vont sappeler Antaiavibola, parce quils habitent les bords de la rivière Iavibola. Plus au nord, ce seront les Antaifasy. En réalité, toutes ces peuplades sont antanosy. Nous avons vu quil était dans lhabitude des gens de cette tribu de prendre le nom de la contrée quils habitent. Cest ainsi que nous avons vu les Antanosy de la vallée dAmbolo sappeler Antambolo, de même que les Antanosy qui habitent les bords de la rivière Iavibola sappellent Antaiavibola. Dailleurs tous les Antanosy, à quelque tribu quils appartiennent, lorsquils se trouvent loin de leur pays dorigine, aiment à sappeler Antatsimo (gens du sud). Les gens instruits et les vieillards que jai interrogés à Fort-Dauphin, et auxquels je demandais lorigine du nom de leur tribu, mont toujours répondu que leurs pères habitaient, il y a bien longtemps, les petites îles (anosy) de létang de Fanjahira ; depuis, toute la tribu avait conservé le nom qui signifie : habitants des îles (ant, anosy).
Le dimanche 3 août, après avoir, au sortir du village de Manambato, traversé la rivière du même nom, nous arrivons à Ifotaka. Ce village, dune trentaine de cases environ, présente cette particularité dêtre situé dans un espace carré, clos par des palissades. Le lendemain nous marchons dabord dans des marais, puis nous entrons de suite dans une contrée qui est actuellement la brousse, et qui faisait autrefois partie intégrante de la grande forêt littorale. Cette contrée est tout à fait caractéristique des déboisements quopèrent dans la forêt voisine les populations denses à Madagascar. Je prends plusieurs photographies de ces défrichements récents, qui, comme documents, auront une grande valeur et pourront remplacer avec avantage les meilleures descriptions. En sortant de ces espaces où des arbres morts se dressent çà et là, où des troncs et des branches à demi carbonisés jonchent le sol, nous entrons dans une contrée bien défrichée cette fois, et qui commence à être envahie par une vigoureuse végétation de ravenala. Ces Antanosy de la côte sud-est cultivent le riz exactement comme les peuplades betsimisaraka. Ils nont pas de rizières proprement dites, aménagées comme on en trouve dans les tribus qui habitent le plateau Central. Selon leurs besoins, ils se contentent chaque année de défricher dans la forêt voisine un terrain de contenance suffisante ; ces terres vierges leur rapportent beaucoup ; lannée suivante ils défricheront un autre terrain à côté, et ils continueront ainsi, de manière à avoir chaque année un terrain nouveau. De cette façon, si le travail est beaucoup plus pénible, le rendement est plus considérable.
Nous passons près du village de Marahao, et nous nous arrêtons à Manantena. Avant daborder cette agglomération nous avons traversé une sorte de plateau qui domine lOcéan dune vingtaine de mètres ; sur notre route nous rencontrons de largile rouge. La contrée où nous sommes me semble très fertile. Largile rouge ne sest montrée que pendant quelques centaines de mètres, puis on voit de nouveau réapparaître un humus noirâtre et profond. Cette fertilité apparente, et qui doit être aussi très réelle, de la contrée que nous traversons, se conçoit aisément ; nous sommes en effet, à cette hauteur, sur la côte à lentrée de la vallée dAmbolo. Devant nous se montre maintenant un grand fleuve, qui se jette à la mer par plusieurs embouchures, avant de se diviser en un delta compliqué, le Manampany ; le grand fleuve de la vallée dAmbolo est un cours deau puissant, très profond et qui mesure plus de 450 mètres de large. Cest donc une voie naturelle pour entrer dans la vallée dAmbolo ; cest le canal tout fait par où sécouleront dans lavenir les produits de cette riche contrée, qui viendront se concentrer ici, dans un port établi sans doute sur une des branches de lembouchure du Manampany. La branche la plus considérable de ce delta est au sud, et se nomme Ambatobe. Les eaux se jettent à la mer, dans une découpure des falaises rocheuses qui bordent en cet endroit le rivage. Le seuil de la rivière et le fond de ce canal sont également rocheux, ce qui est un avantage ; en effet, on constate ici un phénomène contraire à celui qui se produit partout sur cette côte orientale où lon voit, par suite de circonstances fortuites, les déversoirs des lagunes et des grands fleuves changer de lit et se frayer à chaque saison un nouveau cours à travers les sables du rivage ; à lembouchure du Manampany, le seuil rocheux de lAmbatobe semble indiquer quon a affaire à un estuaire définitif, très avantageux pour pénétrer de locéan dans le Manampany et de là dans la vallée dAmbolo. Avant de traverser le Manampany nous nous arrêtons au village de Manantena, établi à côté du Sarota, petit affluent de droite du grand fleuve de la vallée dAmbolo.
À Manantena ou Vohitrarivo, nous sommes sur le territoire des Antanosy Antaiavibola.
XXV
Rivalités et guerre des tribus indépendantes.  Mur denceinte de Manantena.  Traversée du Manampany.  Imatio et son lac.  Sandravinany.  Naufrage dans la rivière.  Centre populeux de Manambondro.  Cimetières et pieux levés antanosy.  Arrivée à Vangaindrano.  Végétation littorale.  Le long des rives du Mangidy.  Au pays des Antaisaka.  Tangirika et Mahafasy.  Ratsimiola, roi des Antaisaka.  À Mahalava, chez les Bara Antaivondro.  La coupure du Mananara.  Retour à Fianarantsoa  Quatrième séjour à Tananarive.  De la capitale à Tamatave.  Retour en France.
Comme chez les Antanosy proprement dits, nous nous trouvons chez les Antaiavibola en territoires indépendants, et à Manantena nous allons voir dune façon plus apparente que jamais la cause qui fait que la puissance de ces tribus indépendantes est toujours tenue en échec par la tribu des Antimerina. Cette cause générale, si favorable aux intérêts de lImerina, est létat de division extrême où se trouvent tous ces territoires insoumis. Comme nous lavons vu dans tout le sud, comme cela existe dans lOuest Sakalava, chaque village de cette côte antanosy constitue une petite principauté ayant à sa tête un chef absolu, le plus souvent indépendant de ses voisins. Ces États minuscules sont toujours en guerre les uns contre les autres. Il est vrai que cette lutte fratricide se borne à quelques vols de bufs, à des coups de fusil tirés en lair, et surtout à dinterminables kabary.
Par suite de létat de guerre continuel où se trouve la région de Manantena, tous les villages, petits et grands, de la contrée, sont entourés de défenses, pieux, palissades, haies de cactus ou dautres plantes piquantes, fossés et murs de terre. Nous remarquons à Manantena un genre de fortifications que nous navions pas encore vu à Madagascar : des pieux dressés verticalement à 50 centimètres lun de lautre et maintenus par des traverses supportant des planches décorces de ravenala ; entre ces planches on a foulé des herbes et de largile rouge, formant ainsi un mur qui entoure complètement le village. De distance en distance, on a ménagé le long de cette enceinte des sortes de réduits ou de blockhaus, dans lesquels peuvent se tenir à labri des coups de lennemi des sentinelles ou des guerriers.
Le mardi 5 août, en sortant de Manantena, nous obliquons un peu vers louest, pour aller chercher, le long du Manampany, un endroit où lon puisse aisément effectuer sa traversée. Dans cette marche, nous avons devant les yeux et à 30 ou 40 kilomètres au plus la silhouette de la chaîne de partage des eaux. Comme partout, ses flancs sont couverts de forêts, mais ici ses sommets déchiquetés et rocheux, les mornes de ses pics se montrent arides et pelés. Les cimes des faîtes émergent donc des grands bois, qui ne peuvent empiéter sur ces masses rocheuses, impropres à toute végétation. Mais bientôt nous arrivons à un gros village de 200 cases. Cest Moramanga, où nous prenons des pirogues pour traverser le Manampany. Nous partons de lautre rive, et en quelques minutes nous arrivons à un village plus grand encore, Imatio. Avant dy pénétrer, nous avons de nouveau traversé en pirogues le fleuve Iavibola. Ce cours deau, qui mesure, à lendroit où nous venons de le traverser, 250 mètres de large, sélargit beaucoup en aval dImatio et forme une sorte de lac dont la surface est parsemée de petits îlots boisés, véritables bouquets de verdure qui, posés çà et là sur cette grande nappe liquide, sont du plus agréable aspect. Les rives du lac sont des collines de faible hauteur, boisées partout. Le site est un des plus jolis que jaie jamais vus à Madagascar. Du reste je nen suis plus à compter mes agréables surprises de voyageur dans ce pays du sud-est.
Imatio est fortifié comme Manantena. Le roi du village, un vénérable Antanosy, nous fait lhonneur de venir nous voir, et nous raconte, comme son cousin de Manantena, mille prouesses de ses guerriers, plus insignifiantes les unes que les autres. Jai dit que dans toutes ces populations antanosy on trouvait de nombreux usages betsimisaraka. Larchitecture notamment est absolument analogue. Tout le long de cette côte, ce sont des cases élevées sur pilotis, de tous points semblables à celles des Betsimisaraka. La seule différence que lon puisse observer après un examen attentif est que dans ces maisons antanosy du sud-est, le faîte est peut-être un peu plus élevé, la pente du toit un peu plus rapide.
Le mercredi 6 août, dès notre départ, nous entrons de suite dans ces défrichements récents dont jai déjà parlé. Nous cheminons quelque temps dans une forêt de grands arbres morts aux troncs carbonisés ou pelés, nous passons ensuite, près de son embouchure, la petite rivière dAndengitana, et nous arrivons sur les bords de la rivière de Sandravinany. Nous passons un premier cours deau dune cinquantaine de mètres de large, nous abordons dans une première île, au sortir de laquelle il nous faut traverser un deuxième cours deau. Cela se répète encore une fois avant darriver devant une île plus élevée, mais moins étendue que les autres et qui est couverte de maisons, le village de Sandravinany. Nous allions y aborder enfin, lorsque nos pirogues, peut-être trop chargées ou mal conduites, chavirent avec ensemble, et nous voilà tous à barboter à qui mieux mieux dans la rivière de Sandravinany à la recherche de nos bagages. Nous sommes aidés et secourus par des Antanosy, braves gens qui viennent nous prêter assistance. Mouillés et dans un triste équipage, nous abordons enfin au pied du village de Sandravinany. Ce village, qui compte plus de 200 cases, nest pas fortifié : sa situation sur un îlot au milieu de lestuaire de la rivière Sandravinany rendait superflu tout autre moyen de défense. Lestuaire de la rivière Sandravinany mesure plus de 2 kilomètres de large ; il est vrai que, après sêtre élargie de la sorte, la rivière ne communique plus avec la mer que par de petits déversoirs qui ont coupé les roches calcaires du rivage. Le bain forcé que nous venions de prendre en arrivant à Sandravinany sest répété plusieurs fois en cours de voyage sur cette côte sud-est. Une telle route dans cette zone littorale nest pas sans présenter quelques difficultés ; on rencontre à chaque instant de puissantes rivières, qui descendent des montagnes de lest ; ces rivières, empêchées dans leur cours, forment près de leur estuaire de véritables lacs, nappes tranquilles, il est vrai, mais étendues. Il faut les traverser dans les mauvaises pirogues du pays. Les Antanosy se servent, comme les Betsimisaraka, de pirogues (lakana) petites et grandes, taillées dans un seul tronc darbre, et sans balancier. Les indigènes manuvrent très bien ces pirogues ; mais, lorsquelles sont chargées ou lorsque des lames trop fortes agitent les eaux, ils ne peuvent pas toujours empêcher les accidents. La vérité moblige à dire que souvent les indigènes, en voyant le mauvais état des lacs ou des lagunes, mavaient prié dattendre et de laisser les calmer ; mais en cours de voyage, il est très désagréable, sinon impossible, dattendre deux ou trois jours sur les bords de chaque lagune la réunion des circonstances les plus favorables. Tous les voyageurs feraient comme moi et, au risque dun bain, voudraient tenter le passage. Dans ces moments-là, ce qui me faisait le plus de peine était certainement le triste état dans lequel je voyais réduits nos bagages. Nos herbiers, nos papiers divers, offraient un aspect lamentable.
Le 7 août, une petite étape dans les défrichements nous conduit à Ambalafandrana. Nous marchons au bord de la mer pendant quelques instants. À cette hauteur sur la côte sud-est, les falaises de roches calcaires ont disparu et nous sommes rentrés dans le terrain primitif ; je men suis aperçu hier aux émergences rocheuses trouvées sur la route. Le littoral se ressent de ce changement géologique : il est bas, et la plage sablonneuse, où se montrent de temps en temps des roches micaschisteuses décomposées, sappuie du côté de la terre sur un bourrelet argileux et porte une pauvre végétation, des vakoas, des pandanus, quelques ravenala.
Le vendredi 8 août, nous arrivons en une bonne étape au gros village de Manambondro, établi sur une petite île, comme Sandravinany. Lîlot est situé dans une lagune formée par lélargissement de la rivière Manambondro avant son embouchure. Ce village compte plus de 500 cases. En estimant la population à 2 500 habitants, on voit que cest plutôt une ville pour Madagascar. Dans ce centre populeux de Manambondro est venu sétablir, il y a quelques années, un missionnaire norvégien ; malheureusement, comme il est accompagné dun instituteur antimerina, son protégé, il est détesté par tous les habitants de Manambondro. Cest ce que me raconte le chef du village qui est venu avec moi partager notre repas du soir dans la belle case où nous sommes installés. Sa conversation est des plus intéressantes. Cet Antanosy, qui, comme tous les chefs, vient du pays de Matitanana, écoute avec intérêt le récit de nos excursions précédentes, et perd bientôt toute méfiance. Il regrette même que dans la dernière guerre que nous avons faite aux Antimerina on nait pas songé à lui demander, sinon des guerriers, du moins des porteurs. Je ne mexagère pas limportance de ces offres, et je ne pense pas que la France eût trouvé dans ces Antanosy de la côte sud-est des alliés bien précieux.
Dans les environs de Manambondro je vois des tombeaux antanosy. Les Antanosy ont des rites funéraires analogues aux Betsimisaraka ; le corps du défunt est placé dans un cercueil composé de deux troncs darbres grossièrement évidés. Ces troncs darbres sont posés dans la brousse à un endroit quelconque et on les recouvre dun petit toit de ravenala, en forme de livre ouvert, qui les cache complètement. Au bord de ces tombeaux, qui sont en plus ou moins grand nombre à côté les uns des autres, on dresse des madriers sculptés, effilés et le plus souvent ornés de cornes de buf. Des pieux analogues, mais dune plus grande hauteur, remplacent souvent, chez ces Antanosy du nord, les pierres levées des autres tribus. Je pus encore faire à Manambondro une remarque intéressante. Tandis que, chez toutes les autres tribus de Madagascar, les jeunes filles à peine nubiles sont absolument libres delles-mêmes et quelles sempressent alors de mener une existence peu compatible avec nos principes de morale, il en est le plus souvent tout autrement chez les Antanosy. Ici, en effet, il nest pas rare de rencontrer des jeunes filles qui restent chastes jusquà leur mariage.
Jai déjà dit quelques mots sur les vêtements les plus généralement adoptés par ces Antanosy et presque par toutes les autres tribus du sud. Tous ces indigènes, et ils sont nombreux, qui ne demanderaient pas mieux que dacheter aux traitants européens ou créoles des toiles et des cotonnades nécessaires pour shabiller, nen trouvent pas et sont obligés de se couvrir plus ou moins avec des nattes faites des joncs des lagunes tressés. Le plus généralement, les hommes ont un lamba crasseux de cotonnade ou dindienne, quils vont chercher fort loin, puisque les commerçants ne se décident pas à aller dans leur pays. Les femmes, qui ne peuvent pas faire daussi longs voyages, sont moins bien partagées. Elles portent le plus souvent un simbo en nattes de roseaux, maintenu sur les reins par une large ceinture en peau de buf ; sur la poitrine et pour cacher les seins elles portent une large bandelette de nattes tressées, maintenue derrière le dos par des cordelettes de rofia. Nous avons vu employer ces vêlements en nattes, non seulement chez les Antanosy, mais encore chez les Antambolo, chez les Antandroy, chez les différentes tribus bara, chez les Tanala, et même dans le Sud Betsileo, partout enfin où les traitants européens ou créoles nont pas, contrairement à leurs intérêts, établi des comptoirs ou des factoreries.
Le lundi, 11 août, en longeant la côte, nous arrivons à Vangaindrano, premier poste militaire antimerina que lon trouve après Fort-Dauphin. Là nous séjournons deux jours ; nous allons maintenant marcher dans lest pour retourner à Fianarantsoa.
Le mercredi 13 août, nous quittons Vangaindrano et nous marchons le long du Mananara. Nous allons autant que possible suivre les rives de ce fleuve tant que nous serons dans le pays des Antaisaka ; puis, arrivés sur les territoires bara, nous remonterons vers le nord-ouest pour gagner Ambohimandroso et Fianarantsoa.
Vangaindrano, comme tous les forts antimerina de la côte, nest pas placé au bord de la mer, il est à quelques kilomètres dans lintérieur des terres. Ce poste militaire de Vangaindrano se compose dun rova palissadé et dun village habité par les soldats du rova et leurs familles, et par quelques colons antimerina. À plus de 20 kilomètres autour du fort, on ne trouve pas un seul indigène antanosy. Les Antimerina vivent à Vangaindrano dans un isolement complet. Les indigènes ne se battent pas, ne sont pas hostiles et agressifs vis-à-vis de ces envahisseurs, mais ils font le vide autour deux, et ils fuient comme des pestiférés.
Au sortir de Vangaindrano nous retrouvons largile rouge et la brousse des Betsimisaraka. On voit que nous avons quitté définitivement ce sud-est si fertile, la patrie des Antanosy. À mesure que nous marchons, nous entrons dans une contrée excessivement peuplée. Nous rencontrons la rive droite du Mananara. Nous passons successivement les villages dIfonoloza et de Tsienfana. À midi, nous nous arrêtons au village de Nosy-Ambo.
Nous sommes entrés ici sur le territoire dune autre tribu, encore bien indépendante, celle-là. Nous sommes chez les Antaisaka, les guerriers par excellence de Madagascar. Depuis Nosy-Ambo, les mille petites tracasseries, les kabary interminables, vont recommencer de plus belle, comme chez les Bara, les Antaivondro et les Manambia. Nous en avions presque perdu lhabitude. Depuis longtemps, en effet, nous traversions le vaste territoire des Antanosy, chez lesquels nous navons jamais eu dennuis. Bien au contraire, nous navons rencontré que de la sympathie au milieu de ces peuplades antanosy, douces et intelligentes.
Dès Nosy-Ambo, la végétation littorale cesse tout à fait, les arbres apparaissent bien loin devant nous, et nous sommes au milieu dun îlot de zone dénudée. Ce fait na rien détonnant, étant donnée la très grande densité relative de la population antaisaka. Autour du village, les cultures sont nombreuses ; ce sont de belles rizières, de beaux champs de manioc et de patates. Près de là, nous montons sur une colline. La vue sétend très loin vers louest et nous découvrons le plateau Central, le mont Ivohibe (Bara), et cependant nous ne sommes quà une faible distance de la mer, à moins de 150 mètres daltitude. La ligne de partage des eaux ne nous cache pas ces détails. Elle sabaisse en effet sensiblement à cette hauteur, et nos regards peuvent pénétrer en suivant la trouée faite dans ces montagnes par le Mananara. Ce relèvement du mont Ivohibe (Bara) nous est très précieux : il nous permet de déterminer exactement la direction que nous devons suivre.
Le jeudi 14 août, nous continuons à remonter la rive droite du Mananara, où nous voyons des chutes et des rapides. Jusquici, en aval de ce point, ce grand fleuve roulait des eaux paisibles, sa largeur moyenne était supérieure à 100 mètres. Ici les rives sencaissent, des émergences rocheuses viennent encombrer son lit ; il doit les franchir et contourner également des promontoires rocheux qui festonnent sa vallée déjà si étroite. Nous traversons à gué la rivière dAndohanosiambo, qui, à 60 mètres de la route, se jette dans le Mananara. Près du village dAmbalaomby, le Mananara a son lit parsemé dîlots.
Cette contrée au milieu de laquelle nous marchons est absolument dénudée, partout couverte de cultures. Ce nest quun accident dans la zone des brousses que nous pouvons distinguer à quelques kilomètres autour de nous. Au milieu du jour nous arrivons au village de Mangidy, village qui occupe le sommet dune colline boisée.
Les indigènes de Mangidy, qui de loin nous ont aperçus, nous ont pris pour une troupe antimerina, et après avoir appelé tous les habitants des hameaux voisins, ils nous attendent à lentrée de leur village. Ils sont en costume de guerre, vêtus seulement dun salaka en écorce, ou dun morceau de natte, mais armés chacun de deux zagaies, dun fusil et dun bouclier en bois recouvert de peau de buf. Cest la première fois que nous voyons des naturels de Madagascar armés de boucliers. Ces indigènes sont très effrayés. Les femmes et les enfants vont se cacher dans les taillis de bambous qui couvrent les flancs de la colline ; les hommes se réunissent en armes auprès de la case du roi. Nous envoyons Rainizanaka en avant pour expliquer que nous ne sommes pas des ennemis ; enfin, après un kabary assez long, on nous donne une case ; peu à peu tout le monde se rassure, et les femmes ne tardent pas à rentrer dans le village et à venir nous vendre des poules, des ufs, des bananes, etc. Au-dessus de notre porte est suspendue une toute petite corbeille en jonc contenant quelques grains de riz. On nous dit que cest une offrande à Zanahary.
Parmi tous les auteurs qui ont écrit sur Madagascar, bien peu, pour ne pas dire aucun, se sont occupés de cette peuplade antaisaka. Cependant on aurait tort de la négliger, vu sa population qui, très dense et très serrée, compte certainement, sur quelques centaines de kilomètres carrés, plus de 200 000 habitants. Dans tout Madagascar, ce territoire que nous traversons est celui qui nourrit le plus dhabitants par kilomètre carré. En en mettant 60, je suis certainement au-dessous de la vérité. On voit donc combien il se distingue des grands territoires du nord et de louest que nous avons traversés précédemment, et qui ne comptaient certainement pas plus dune dizaine dhabitants au kilomètre carré. Pour préciser davantage, je dirai que ce pays des Antaisaka est plus peuplé que les environs immédiats de Tananarive, qui comptent pourtant de si nombreux et de si importants villages.
Les Antaisaka, qui font certainement partie de la grande tribu bara, ont pour voisins, au nord les Tanala, à lest et au sud les Antanosy, à louest les Bara Antaivondro. Ces indigènes sont généralement de taille peu élevée ; ils ont la peau très noire, le nez écrasé, les lèvres charnues. Plus que les Bara, ils présentent des caractères africains. Comme ces derniers, ils se coiffent de grosses boules, au nombre de sept environ ; lune se dresse en petites masses relevées sur le vertex. Comme beaucoup dAntanosy du sud-est, les vêtements en toile et en cotonnade sont très rares chez eux ; aucune marchandise ne pénètre dans leur pays, et cependant ils ne demanderaient pas mieux que den acheter. Les femmes, généralement fort petites, shabillent toujours dune natte cousue en sac, le simbo malgache, maintenu à la ceinture par une bande de toile ; sur la poitrine elles portent une bande de natte attachée derrière le dos. Ces primitifs sont très avides dornements. Ce sont surtout des colliers et des perles de différents échantillons enfilés sur une ficelle. Les pauvres portent de petits morceaux de bois travaillés en guise de perles. Ces indigènes ont aussi des bracelets en cuivre ou en étain aux poignets et aux chevilles, des boucles doreilles, le plus souvent faites dun anneau métallique (argent). Les Antaisaka sont divisés en un grand nombre de tribus ; leurs maisons, bâties comme celles des Antanosy, sont réunies en villages, le plus souvent situées sur le haut des collines et des mamelons ; les Antaisaka forment une des tribus les plus guerrières de Madagascar ; ils sont extrêmement jaloux de leur indépendance. Tandis que certains Antimerina qui se plaisent, non sans quelque raison, à faire aux Bara une réputation de sauvagerie et de brigandage, se hasardent quelquefois à traverser les territoires de cette tribu sous prétexte de commerce, les indigènes antimerina se risquent beaucoup moins souvent en territoire antanosy, bien plus rarement encore, si ce nest jamais, sur les terres des Antaisaka. 
Dans la soirée, continuant notre route, nous traversons plusieurs villages ; le soir nous nous arrêtons à Tangirika.
Le vendredi 15 août, une bonne étape nous conduit à Mahafasy, résidence du roi antaisaka, Ratsimiola. Ce chef nous reçoit assez bien ; dans son kabary, il a bien soin de nous dire quil a plus de 2 000 villages sous ses ordres et quil commande à plus de 6 000 guerriers ; sil le veut, nous serons toujours bien reçus sur notre route ; sinon il peut nous créer partout de graves embarras : ses paroles ne sont rien moins que rassurantes.
Le samedi 16 août, nous reprenons notre route. La contrée change peu à peu ; nous sommes toujours dans la région des brousses, il est vrai, mais les arbres plus rapprochés, les buissons plus touffus et qui se réunissent en fourrés, tout cela nous indique que bientôt nous allons rentrer dans la zone forestière. Le sol est devenu maintenant argileux, en même temps quil se soulève en maints endroits en monticules, en mamelons, voire même en collines élevées. Nous approchons des hautes montagnes de la ligne générale de partage des eaux, nous sommes même sur leur premier contrefort. Cen est fait aussi de la fertilité générale du pays, qui nous avait si vivement frappés sur les territoires antanosy. Loin de moi la pensée de dire que ces terres sont complètement stériles. Mais nous ne sommes plus en présence de cette végétation exubérante, nous ne sommes plus émerveillés par les produits du sol, comme nous lavions été dans la vallée dAmbolo, dans tout le Tanosy, en un mot. Nous rentrons à Madagascar, si jose mexprimer ainsi.
Vers 10 heures, nous nous rapprochons des rives du fleuve et nous le passons dans de mauvaises pirogues par 230 mètres daltitude. En cet endroit, le Mananara a 60 mètres de large sur 3 mètres de profondeur. Le fleuve précipite ses eaux en aval du passage et surtout en amont.
Dans la soirée, nous nous arrêtons au village de Mahalava. Là les maisons sur pilotis des Antanosy ont fait place aux maisons de roseaux et de bararata des gens du Centre. À Mahalava, nous sommes chez les Bara Antaivondro.
Le lendemain, nous passons, avec le Mananara, une haute chaîne de montagnes.
Le Mananara, ce grand fleuve de la côte orientale, peut être comparé, à tous les points de vue, au Mangoro du pays Betsimisaraka. Comme le Mangoro, dont il a le volume deau, si ce nest davantage, le Mananara traverse la haute chaîne côtière par une tranchée profonde, et les sources de son principal affluent, le Menarahaka, se trouvent non loin dIhosy, au sud des monts Analatelo, que nous avons franchis près de ce poste militaire antimerina. Cette coupée du Mananara à travers la grande chaîne côtière est particulièrement curieuse ; sur une longueur de 30 kilomètres environ, la section a la forme dun grand V. Le fleuve coule au fond ; cest un immense torrent qui précipite ses eaux mugissantes sur les roches dont son lit étroit et resserré est encombré. Les deux parties de la trouée sont presque lisses, elles sont taillées dans de puissantes assises de schiste cristallin.
Pendant deux jours, nous cheminons sur le flanc septentrional de la coupure ; il nous faut nous accrocher aux parois rocheuses, utiliser les plus petites saillies pour avancer, car nous ne pouvons nous élever et gagner les sommets. Ceux-ci, en effet, des deux côtés du fleuve, sont recouverts dune impénétrable forêt. Souvent il nous faut descendre au contraire, et côtoyer de très près le torrent furieux. Pendant deux jours, nous marchons, je ne sais comment, sur cette route épouvantablement difficile, et lorsque, le 18 août, nous arrivons à Imanity, nous sommes sortis de la forêt. Près de ce village, le Mananara coule à 690 mètres daltitude ; il a donc une chute de près de 500 mètres, dans ce couloir de 30 kilomètres.
Au village, nous retrouvons une population de Bara Antaivondro, mélangée dans une forte proportion avec des Tanala. Au sortir dImanity, le 18 août, nous marchons dabord dans cette zone de défrichements qui se remarque souvent à Madagascar, de chaque côté des grands bois. Puis, vers midi, cest la brousse, comme dans les environs dAnkaramena ; nous traversons beaucoup de villages. Nous marchons ainsi pendant plusieurs jours jusquau village bara dIvohibe, où nous retrouvons danciennes connaissances. Enfin cest la zone dénudée, nous sommes dans le Betsileo méridional, et, le 25 août, nous faisons notre entrée à Ambohimandroso.
Les nouvelles se propagent vite à Madagascar. On était déjà avisé de notre retour. Toutes les femmes de nos porteurs les attendent aux premières maisons du village. Deux jours après, nous étions à Fianarantsoa, et jallai présenter nos compliments au docteur Besson, qui, depuis un mois ou deux, était avisé de notre mort. Cest un fait absolument régulier dans la vie de lexplorateur. Depuis que je voyage, que de fois ne ma-t-on pas cru décédé !
Après avoir payé nos porteurs du sud, Maistre et moi nous retournons à Tananarive. Fidèles à nos anciennes habitudes, nous retrouvons Rainimanambé, qui, de nouveau, nous loue sa maison pour un prix exorbitant. Pendant notre absence, Tananarive na pas beaucoup changé. Cependant la nouvelle maison du résident général de France est presque terminée. Ce beau travail a été fait sous les ordres et sous la direction de M. A. July, jeune architecte de grand talent.
À Tananarive, nous avons beaucoup douvrage. Il nous faut mettre en ordre tous nos documents et nos collections. Mais, à la rigueur, je pouvais faire cette besogne tout seul et je renvoyai Maistre en France, au moment de la fête du Bain. Mon compagnon avait bien gagné un peu de repos. Les fatigues et les privations lavaient complètement surmené.
Pour moi, mon travail terminé, je me rendis à Tamatave, où je pris le paquebot pour la France. Le 22 janvier 1891, je débarquai à Marseille de lAmazone, ce même paquebot de la côte orientale dAfrique qui mavait emmené deux ans auparavant.
Table des matières
 TOC \o "1-1" \h \z \u  HYPERLINK \l "_Toc169555315" I. Arrivée à Tamatave.  La rade.  Débarquement des voyageurs et des marchandises.  La ville européenne.  La musique du gouverneur.  Formalités de douane.  Village indigène et marché.  Indiens malabars.  Les changeurs.  Monnaie coupée et balances.  La batterie hova.  Rainandriamanpandry.  Le commencement de la saison sèche.  Préparatifs de départ.  Commerce, importations et exportations.  Embarquement des bufs.  Voies de communication à Madagascar.  Les borizano et les filanjana.	 PAGEREF _Toc169555315 \h 3
 HYPERLINK \l "_Toc169555316" II. Un kabary de porteurs.  Départ de Tamatave.  Notre convoi.  Rainivoavy et Jean Boto.  Ivondrona.  Pirogues malgaches.  Ambodisiny.  Légende de Darafify.  La cruche géante.  Ankaréfo.  Gracieuse hospitalité.  Vavony.  Les lagunes littorales.  Végétation côtière.  Case betsimisaraka.  Le bambou à eau.  Andovoranto.  Traversée de lIharoka.  Tanimandry.  Le rova.  Champs cultivés.  Ligne télégraphique de Tamatave à Tananarive.  Le marais de Tanimandry.	 PAGEREF _Toc169555316 \h 14
 HYPERLINK \l "_Toc169555317" III. À travers les dunes sablonneuses.  Le rofia et le ravinala.  Manambonitra.  Crue rapide.  La tribu des Betsimisaraka.  Le chapeau du borizano.  Ranomafana.  Ampasimbé.  Une corrida.  Beforona.  Première zone forestière dAnalamazaotra.  Le sentier dans la forêt.  Ampasimpotsy.  Moramanga.  Province dAnkay.  Marché de Moramanga.  Andakana.  Le buf de Madagascar.  Ascension du mont Ifody.  Vallée de Sabotsy.  Montée de lAngavo.  La deuxième forêt.  Ankeramadinika.  Arrivée à Tananarive.	 PAGEREF _Toc169555317 \h 27
 HYPERLINK \l "_Toc169555318" IV. La ville de Tananarive.  Le lac Anosy.  Mahamasina.  Panorama de la capitale.  Les rues.  Palais de la reine et du premier ministre.  La mission catholique.  Vieux canons.  Quartier dAmbatovinaky.  Tombeau du premier ministre.  Maisons de Tananarive.  La population.  Marché du Zoma.  Industries hova.  Les lamba.  Costumes européens.  Lélément étranger à Tananarive.  Missionnaires catholiques et missionnaires protestants.  La résidence générale de France.  Une audience au Palais.  Rainilaiarivony.  Le rova royal.  Départ de Tananarive.	 PAGEREF _Toc169555318 \h 39
 HYPERLINK \l "_Toc169555319" V. La province de lImerina.  Ankadivavala.  Le massif de lAnkaratra :  Légende du Tsiafajavona.  Ankisatra.  Les cadeaux à Madagascar.  Maison antimerina.  Chants des borizano.  Passage de lOnivé.  Les carriers malgaches.  Sarobaratra.  Tsinjoarivo.  Séparation.	 PAGEREF _Toc169555319 \h 51
 HYPERLINK \l "_Toc169555320" VI. Un fanataovana.  Habitants du Vakinankaratra oriental.  Hameau de Bemasoandro.  Au sommet du Iankina.  Les Vazimba.  Le manioc.  Moutons et chèvres.  Vicissitudes du porc à Madagascar.  Soandrarina.  Le Vontovorona.  Les ruines dans lImerina.  Antsirabé.  Sources thermales.  Condamnés aux fers.  Vallée de lAmboavato.  Les pierres levées.  Ambohiponana.  Revue des troupes.  Village dIsandra.  Les fahavalo et les toatakely.  Sentinelles antimerina.  Le volcan et le lac de Tritriva.	 PAGEREF _Toc169555320 \h 61
 HYPERLINK \l "_Toc169555321" VII. Betafo.  La mission norvégienne.  Soavina.  Déjeuner chez le chef Abraham Ratsimiharo.  Ambohimanambola.  Un poste fortifié.  Le lac Itasy.  Le buf-cheval.  Fenoarivo.  Retour à Tananarive.  Voyage de Maistre dans louest.	 PAGEREF _Toc169555321 \h 72
 HYPERLINK \l "_Toc169555322" VIII. Le Mangoro.  Dans la forêt.  Anosibé.  Pierres levées.  Lenseignement obligatoire.  Mahanoro.  Les cascades du Mangoro.  Dans les longozy.  Un remède contre la fièvre.  Concert nocturne.  La région des chutes.  Les modes à Ambalavero.  Prairie flottante.  Un village sans nom.  La région des îles.  Retour à Tananarive.	 PAGEREF _Toc169555322 \h 82
 HYPERLINK \l "_Toc169555323" IX. Retour à Tananarive.  Température des hauts plateaux.  Commencement de la saison sèche.  Recrudescence des fièvres palustres.  Retour de Foucart et de Maistre.  Collège et observatoire dAmbohipo.  Ambohiboka ou village des lépreux.  La lèpre à Madagascar.  Fête du 14 juillet 1889.  Les réjouissances populaires.  Préparatifs de voyage.  La route de Radama.  Départ de Tananarive.  Fontaine de la reine à Soamanandriana.  Perte de Jean à Andranosoa.  Ambatomena et ses tombeaux.  Daniel Rakoto.  Traversée du Mananara.  Au col du Sompatra.  Vodivato.  Un tsikafara.  Chez les Bezanozano.	 PAGEREF _Toc169555323 \h 96
 HYPERLINK \l "_Toc169555324" X. À Didy.  La route de Radama.  Notre « Canaque ».  Coiffure des femmes bezanozano.  Départ de Didy.  Un campement dans la forêt.  Le briquet malgache.  La végétation de la forêt.  Sol et animaux.  Les dimatika.  Aperçu général de la vallée du Mangoro et de ses prolongements.  Passage de lIvondrona.  Une montée difficile.  Arrivée à Fito.  Dans les défrichements.  Culture du riz chez les Bétanimena.  Descente de lIvondrona en pirogues.  Arrivée à Tamatave.	 PAGEREF _Toc169555324 \h 105
 HYPERLINK \l "_Toc169555325" XI. Une semaine à Tamatave.  Préparatifs pour la route du nord.  Ampanalava.  Sur le bord de la mer.  Incubation de la fièvre de Madagascar.  Les lagunes et leau saumâtre.  Ifontsy.  Foule-Pointe.  Le jeu du katra.  Tombeau betsimisaraka.  Cimetière provisoire.  Les religions des Malgaches.  Fénoarivo.  Le tatouage à Madagascar.  Les serpents.  Comment les Malgaches obtiennent leur teinture.  Colonel et capitaine.  Les chemins de la corniche.  Ivongo.  Musique du gouverneur.  La pointe à Larrée.  Le port de Tintingue.  Les légendes du babakoto daprès les Betsimisaraka et daprès les Antimerina.  Au cap Bellones.	 PAGEREF _Toc169555325 \h 117
 HYPERLINK \l "_Toc169555326" XII. Mananara.  Fort antimerina de Vohizanahary.  Maistre tombe malade, son retour à Tamatave.  Projets de voyage dans louest.  Dans les longoza.  La pluie dans la région dAntongil.  Dans les défrichements.  Ambodimadiro.  Arrivée à Mandritsara.  Réception et parade antimerina.  Le rova et ses portes.  Le gouverneur et son état-major.	 PAGEREF _Toc169555326 \h 130
 HYPERLINK \l "_Toc169555327" XIII. La rivière de Mangaraha.  Départ de Mandritsara.  Récolte du rofia.  Région dénudée, zone forestière, la brousse.  Makoa du Mozambique.  Le satrana.  Les troupeaux de bufs.  Incendie des brousses.  La soif.  Arrivée à Belalitra.  Tsievala.  Caractères ethniques des Sakalava.  Murs et coutumes  Encore les fahavalo  Pillage dAmbahibe.  Les bongalava.  Boxe et tam-tam.  Enfant abandonné.  Traversée des grands bongalava.  Dans la vallée du Mahajamba.	 PAGEREF _Toc169555327 \h 138
 HYPERLINK \l "_Toc169555328" XIV. Dans le bassin du Mahajamba.  Perdus dans la brousse.  Attaqués par les fahavalo.  En parlementaire.  Mon ami Sélim.  Dans les bararata.  Chez le roi Diriamana.  Passage du Mahajamba.  Les moustiques à Madagascar.  Dans les satrana épineux.  Bemakamba.  Les étangs de la côte.  Arrivée à Majunga.  La ville et sa population.  Les colonies musulmanes sur la côte nord-ouest de Madagascar.  Départ de Majunga.  En route pour Tananarive.	 PAGEREF _Toc169555328 \h 149
 HYPERLINK \l "_Toc169555329" XV. La pierre de Radama.  Les tombeaux arabes.  Influence de lislamisme à Madagascar.  Les fady mahométans et les amboalambo.  Les sultans et les premiers ministres arabes de la côte ouest.  Les mokonasy, satrana et botana.  Dans les palétuviers.  Les dépôts fluviatiles de la côte ouest.  Alluvions et palétuviers.  Camp retranché dAmbohitromby.  Maevarano et les moustiques.  Marovoay, la ville et ses habitants.  Chez le capitaine de la douane.  Musique antimerina.  Ambohibary.  La statue dAndrontsy.  Chez la reine de Trabonjy.  Passage de la Betsiboka.  Amparihibe et Maevatanana.  Malatsy.  Fièvre rebelle.  Arrivée sur le plateau central.	 PAGEREF _Toc169555329 \h 159
 HYPERLINK \l "_Toc169555330" XVI. Malatsy.  Le mont Andriba.  Alakamisy.  Un enterrement sakalava.  Manifestation de la volonté du mort.  Tombeaux des Sakalava.  Fanataovana sakalava.  Ampotoka.  Kinajy.  Arrivée sur le plateau central.  Retour à Tananarive.  Préparatifs du fandroana.  Course de bufs à Andohalo.  Le bain de la reine.  Au palais, la cérémonie.  Le jaka.  Salve dartillerie.  Aspersions saintes.  Les visites.  Musique et jeux antimerina.  Le fanorona.  Préparatifs de départ pour le sud.  Nous quittons Tananarive.  En route pour Fianarantsoa.	 PAGEREF _Toc169555330 \h 172
 HYPERLINK \l "_Toc169555331" XVII. Départ de Tananarive.  La plaine de Mahamasina.  Soanierana et le palais royal de Radama.  Traversée de lIkopa.  Antanjombato.  Le marché de Sabotsy.  Traversée de lAndromba.  Au village de Behenzy.  Ambohimanjaka.  Ankisatra.  Ambodifiakarana.  Traversée du Mania.  Alarobia.  Ambositra.  Je rejoins Maistre.  Pierres levées betsileo.  Ambohinamboarina.  les vala betsileo.  Arrivée à Fianarantsoa.	 PAGEREF _Toc169555331 \h 189
 HYPERLINK \l "_Toc169555332" XVIII. La ville de Fianarantsoa.  Les environs.  Au pays des Betsileo.  Murs et coutumes.  Sculpture betsileo.  Division de la province.  Industrie des lamba.  Excursions à Ifandana.	 PAGEREF _Toc169555332 \h 200
 HYPERLINK \l "_Toc169555333" XIX. Excursions dans le pays Tanala et à Ambondrombe.  Peuplades Tanala.  Les nains de Madagascar.  Ville dIkongo.  Départ dAmboasary.  Préparatifs de voyage dans le sud.  Recrutement des porteurs, leur solde. Départ de Fianarantsoa.	 PAGEREF _Toc169555333 \h 207
 HYPERLINK \l "_Toc169555334" XX. Difficultés pour se mettre en route.  Départ de Fianarantsoa.  Arrivée à Ambohimandroso.  Kabary des Borizano.  Dans la plaine du Mananantanana.  Les monts dénudés du Betsileo.  Champs de sorgho.  Massifs de lAndraingitra et chaîne des Lohatrafo.  Les termites à Madagascar.  Village dAnkaramena.  Anciens types betsileo.  Vallée du Tsimandao.  Les sauterelles à Madagascar.  Leur préparation culinaire.  Sur le territoire Bara.  Dans la brousse.  Le plateau des Lamboany.  Les mpanjaka bara.  Le roi de Zazafotsy devient notre ami.  Au village dAmbararata.	 PAGEREF _Toc169555334 \h 214
 HYPERLINK \l "_Toc169555335" XXI. Ihosy.  Kabary des porteurs.  Départ pour le sud.  Au village dAntanambao.  Chez les Bara.  Sur le plateau de lHorombe.  Sur les rives du Lalanana.  Attaque des Bara.  Un sanglier bienvenu.  Village de Betroky.  Fortifications bara.  Ivahona.	 PAGEREF _Toc169555335 \h 229
 HYPERLINK \l "_Toc169555336" XXII. Renseignements et noms géographiques à Madagascar. Village dIvahona.  Mangoky ou Onilahy, sa vallée, ses sources.  Iaborano. Tamotamo.  Au pays des Antanosy émigrés.  Le mont Tsiombivositra.  Tsivory.  De Tamotamo à Tsivory.	 PAGEREF _Toc169555336 \h 239
 HYPERLINK \l "_Toc169555337" XXIII. Séjour à Tsivory.  Les Antanosy.  Visite au roi de Tsivory.  Un cadeau malencontreux.  Retour à Tamotamo.  Visite à Zoromanana.  Nous reprenons la route du sud.  Un commerce dody.  Fabrication dune amulette.  Dans la brousse, nids de termites.  Chez les Bara Manambia.  Tsiesetra.  La patrie des plantes grasses.  Au pays des Antandroy.  Arrêtés par les cactus.  Nouvelle direction dans lest.  La grande plaine du sud.  Au village dImitray.  Pierres levées des Antanosy émigrés.	 PAGEREF _Toc169555337 \h 247
 HYPERLINK \l "_Toc169555338" XXIV. Nous arrivons dans la vallée dAmbolo.  Izama.  Coutumes arabes.  Pays des Antanosy.  Les monts Beampingaratra.  Tsiarony et Belavena.  Arrivée à Fort-Dauphin.  Le pays de Tolanara.  La presquîle de Fort-Dauphin.  Description de la ville.  Visite au gouverneur antimerina.  Séjour à Fort-Dauphin.  Établissements de M. Marschall.  Murs et coutumes des Antanosy.  Départ de Fort-Dauphin.  Sur les bords de la mer.  Evatra et Lokaro.  Sainte-Luce ou Manafiafa.  Pieux et pierres dressés antanosy.  Village et rivière dAmbaniaza.  Peuplades antanosy de la côte, Antaiavibola et Antaifasy.  Village de Manambato.  Les défrichements de la côte sud-est.  Cultures et rizières.  Manantena.  Le grand fleuve de la vallée dAmbolo.	 PAGEREF _Toc169555338 \h 264
 HYPERLINK \l "_Toc169555339" XXV. Rivalités et guerre des tribus indépendantes.  Mur denceinte de Manantena.  Traversée du Manampany.  Imatio et son lac.  Sandravinany.  Naufrage dans la rivière.  Centre populeux de Manambondro.  Cimetières et pieux levés antanosy.  Arrivée à Vangaindrano.  Végétation littorale.  Le long des rives du Mangidy.  Au pays des Antaisaka.  Tangirika et Mahafasy.  Ratsimiola, roi des Antaisaka.  À Mahalava, chez les Bara Antaivondro.  La coupure du Mananara.  Retour à Fianarantsoa  Quatrième séjour à Tananarive.  De la capitale à Tamatave.  Retour en France.	 PAGEREF _Toc169555339 \h 275
Note sur lédition
Le texte a été établi à partir du document Gallica reproduisant, en mode image, lédition originale de ce texte. Quelques rares coquilles ont été corrigées.
La mise en page doit tout au travail du groupe Ebooks libres et gratuits (HYPERLINK "http://www.ebooksgratuits.com/"http://www.ebooksgratuits.com/) qui est un modèle du genre et sur le site duquel tous les volumes de la Bibliothèque malgache sont disponibles. Je me suis contenté de modifier la « couverture » pour lui donner les caractéristiques dune collection dont cet ouvrage constitue le vingt-sixième volume. Sa vocation est de rendre disponibles des textes appartenant à la culture et à lhistoire malgaches.
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Pierre Maury, juin 2007
 Ce chapitre a été entièrement rédigé par M. G. Foucart.
 Pour le Malgache, le mot Makoa désigne le noir africain et principalement les Mozambiques, esclaves importés chez eux ; ils englobent sous cette dénomination tous les Africains en général.
 La forme Mojanga serait plus exacte, mais, pour ce nom comme pour quelques autres, nous nous sommes conformé à lusage.
 Le Zoma de Tananarive a lieu le vendredi ; le marché de Sabotsy, le samedi. Les marchands du Zoma portent à Sabotsy leurs marchandises non écoulées.
 R. P. Abinal, Vingt Ans à Madagascar.
 Un grand fleuve de la côte occidentale, qui se jette dans la mer au nord de la baie de Saint-Augustin, est aussi appelé Mangoky par les Sakalava.
 Le Manampany est nommé plus souvent Mananjara dans la partie supérieure de son cours.
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Bibliothèque malgache / 26