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de travailler sur des échantillons plus significatifs. Les nanotubes eux-mêmes ont
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Chapitre III
La rhétorique et les paradoxes de
la modernité démocratique0. Introduction
À cette étape de mon enquête, et conformément aux acquis des précédents chapitres, je me propose de réfléchir à létat des représentations de la rhétorique et plus largement du discours dans nos démocraties européennes. Après avoir levé certaines ambiguïtés, je mattacherai dune part à mettre en lumière les lieux, au sens de topoï, sur lesquels se fondent notre relation au discours, et qui déterminent les fonctions quon lui donne dans lespace social autant que les limites, voire les interdits qui lui sont imposées. Dautre part, je formulerai un certain nombre dhypothèses quant à linfluence de ces lieux sur nos pratiques langagières et finalement sur notre expérience de la démocratie. À cet égard, je pose lexistence dun lien étroit entre les représentations du discours (ce quil est, ce à quoi il sert, ses bons et ses mauvais usages), la valeur sociale quon lui donne, cest-à-dire en fait la méfiance quil continue dinspirer, laquelle justifie le continuel travail de domestication quil subit, et lexercice aussi bien individuel que collectif de la liberté. Lidée est donc de montrer que lévolution des qualifications propres à lactivité du discours, persuasif notamment, a affecté en profondeur nos façons de penser le monde (et non pas seulement de le dire), en ruinant les bases pratiques de ce quon peut appeler le « paradigme rhétorique » présenté plus haut. Non quil sagisse là dun événement décidé ou concerté, le problème est selon moi plus sérieux, car il touche nos possibilités mêmes de faire usage de ce paradigme, et constitue une conséquence de lévolution de nos capacités proprement cognitives.
Cela veut dire, que la faculté de penser le monde et dinteragir avec lui sur un mode rhétorique nous est devenue inaccessible, non pas seulement parce que la matière rhétorique ne senseigne plus, cest un fait, nous avons eu tout loisir dexposer la dynamique de son évincement dans le second chapitre, mais dabord parce que cette faculté na tout simplement plus sa place dans notre esprit, en ce quelle a perdu sa valeur pratique. La rhétorique ne fait plus sens social dans la mesure où ce sur quoi elle repose (les lieux, les émotions collectives, la relation entre instruire et plaire, la prudence, etc.), et ce à quoi elle conduit au moins potentiellement (la persuasion et la levée du doute de façon temporaire mais non absolue), ont fait lobjet dun radical travail de sape qui a fini par la rendre à la fois inacceptable politiquement et impensable dun point de vue cognitif. De façon un peu polémique, je dirais même que la rhétorique, non comme fait, mais comme fonction du langage, comme mise en rapport du langage et de la liberté, est indubitablement sortie de nos existences. Le terme est encore employé (quoique souvent dans un but de péjoration, du moins dans le langage courant, nous avons dailleurs tous en tête le fameux : « ça nest que de la rhétorique ! »), et même largement discuté, convoqué dans des productions savantes, mais il ne signifie plus rien, cest-à-dire plus rien de concret.
Alors, certes on pourrait objecter que lon continue toujours de parler, et même, argument de choix, que lentrée dans la démocratie a « libéré » les possibilités de prendre la parole, laquelle sexprime aujourdhui avec une frénésie certaine. Je ne peux bien sûr pas nier lévidence, les faits sont là, nous navons pas été réduits au silence du fait de la disparition tangible de la rhétorique, bien au contraire. La situation que nous vivons se manifeste donc sous un jour apparemment paradoxal : en pénétrant dans lère de la parole, nous sommes (ou serions) sortis de celle de la rhétorique. Ce premier paradoxe, qui ne témoigne daucune relation nécessaire de cause à conséquence, révèle en réalité, selon moi, une disjonction de fond entre le fait de produire des discours (cest-à-dire de prendre la parole), et celui de les faire en fonction du paradigme rhétorique. Disjonction qui, malgré les apparences, ne témoigne pas dune différence de degré, selon laquelle le discours rhétorique serait un discours avec quelque chose en plus, mais dune différence de nature car lun et lautre nont pas le même objet, ni surtout la même fonction. Cependant, une telle différence de nature nest pensable quà partir du moment où la rhétorique ne se voit pas réduite à un ensemble de « recettes », réduite à sa seule dimension technique (une façon de dire et de présenter ses arguments), contre laquelle, déjà, Aristote sinscrivait en faux : la rhétorique nest pas un pur catalogue de procédés, car si elle confère bien une « méthode », elle fonde celle-ci sur des ressources techniques à la fois transmissibles (Rhétorique, 1354a 6-14) et en même temps à inventer.
1. Approches liminaires : par delà les paradoxes et les illusions
1.1. Technique et invention
Les faiseurs ou compilateurs de techniques, les « technologues », auxquels soppose le projet aristotélicien, nont donc jamais produit ce quon appelle une rhétorique, parce quils avaient delle une vision réductrice, vision qui soumettait la pratique de l« art » oratoire à lapplication de moyens certes éprouvés (Aristote lui-même nen doute pas), mais en quelque sorte impersonnels et désincarnés pour émouvoir et rallier le public à sa cause. En dautres termes, la nature spécifique de la parole rhétorique ne lui vient pas uniquement de ce quelle fait (même si elle fait bien quelque chose suivant un certain ordre et quelle sappuie sur une technique), mais dabord de ce quelle recherche, ou plus exactement de la finalité particulière quelle se donne et des principes quelle mobilise pour y parvenir. Aristote constate que pour « la plupart des hommes » qui « se mêlent jusquà un certain point de questionner sur une thèse et de la soutenir, de se défendre et daccuser », les succès ne sont souvent que le fruit du hasard ou dune « accoutumance » qui dispose les orateurs à viser juste sans quils puissent pourtant justifier ce quils suivent au niveau principiel (1354a 3-6). Or, il demeure dans la « victoire » sans méthode quelque chose de magique, un je-ne-sais-quoi qui ne lui enlève rien (car elle demeure toujours une victoire par les mots), mais qui la confine dans lirrationnel. Les choses se passent, les discours sénoncent, les bataillent se gagnent (ou se perdent), mais rien de cela nest intelligible : le résultat est là, certes, mais il reste isolé de ses causes, comme si lui seul avait du sens ou de la valeur.
Partant de ce constat, Aristote fait lhypothèse quil doit bien exister quelques « raisons » capables dexpliquer pourquoi « ça » marche, pourquoi certains parviennent malgré tout, malgré labsence de méthode, à atteindre leur but, cest-à-dire à gagner lauditoire. Lentreprise dun traité comme la Rhétorique, concerne donc la recherche spéculative (1354a 9-10) des raisons et donc des processus qui donnent possiblement laccès à cette victoire que certains, justement, atteignent sans méthode, ou, plus exactement, sans avoir la conscience den suivre une. Assurément, linvestigation spéculative quinaugure Aristote ne se réduit pas à une pure réflexion sur les moyens ; elle ne sintéresse pas au seul « comment », mais relève aussi dun questionnement sur le « pourquoi » de la victoire, et donc sur la possibilité qui est donnée par la rhétorique de parvenir à une victoire digne de ce nom. Quest-ce à dire ? Quil sagit à la fois de penser les fins et les moyens, et non pas seulement de faire coïncider les uns avec les autres, comme si le but lui-même ne pouvait être pensé indépendamment des ressources convoquées pour latteindre. En dautres termes, la fin ne sépuise pas dans sa pure et simple réalisation, laquelle justifierait alors la convocation de tous les moyens possibles sans avoir à les réfléchir et sans quil soit besoin de leur donner du sens. Mais le projet aristotélicien vise pourtant à rendre accessible à tout un chacun la technique du discours que lon dit persuasif, cest-à-dire à détailler ce à la faveur de quoi la persuasion sopère. Il y aurait donc là un second paradoxe : la rhétorique remplirait la « fonction dune Technique » (1354a 10), dans la mesure où elle vise (cest un objectif, non un gage de succès) la découverte de ce qui conduit à la victoire par les mots, mais se refuserait, en même temps, à être une compilation de « techniques », et donc à donner des recettes. De nouveau, le paradoxe nest quapparent, mais, comme je le soulignerai par la suite, notre compréhension de ce quest la rhétorique (comme objet de réflexions savantes ou théoriques) continue à souffrir de cette confusion dans les termes. La distinction quintroduit Aristote à ce propos marque pourtant lexceptionnelle nouveauté de son entreprise et porte sur trois points principaux.
Dune part, la spécification technique de la rhétorique permet de séparer ce qui relève des « moyens personnels » de lorateur, de ce qui nen relève pas, et qui se trouve alors rejeté dans le champ de l« extra-technique » (1355b 35). Si les premiers « moyens » sont dits personnels, cela veut dire que les seconds demeurent (1) impersonnels, extérieurs à lart, mais surtout (2) extérieurs à la recherche propre de celui qui parle ; ils nont pas à être découverts. Ce sont les témoignages, aveux, écrits (1355b 35), mais aussi tout ce quon appellerait aujourdhui les pièces à conviction, pour se limiter à la sphère judiciaire. En conséquence, si la rhétorique est une technique, cest parce quelle ne porte pas (cela revient donc à la définir négativement) sur ce qui est déjà donné et qui se passe, dans son énoncé même ou sa présentation, dune mise en discours venant de lextérieur. Dautre part, et il sagit là dune conséquence directe de ce qui précède, nous aurons loccasion dy revenir, si la fonction technique de la rhétorique réside bien dans la personne de lorateur (et non pas dans la rhétorique elle-même), cest parce que les ressources personnelles que celui-ci convoque restent toujours à « inventer », et ne se limitent pas à être « utilisées » (1355b 35), comme le sont les preuves dites « extra-techniques ». Par suite, si la rhétorique se fait technique, cest parce quelle constitue dabord un parcours, lequel, tout en suivant un ordre, une méthode (un art au vieux sens du terme), reste chaque fois à découvrir et donc à composer. Cest pourquoi, il ne sagit pas dappliquer des règles abstraites et désincarnées, mais de trouver (re-trouver) ces règles, ces moyens, de les mettre à jour lorsque loccasion sen présente. Partant, et cest le troisième point, la technique rhétorique ne se réinvente pas entièrement à chaque nouvelle prise de parole, loin sen faut, le cheminement à suivre est en quelque sorte balisé et lorateur guidé dans sa démarche, cest-à-dire dans linvention quil mène au sujet des « preuves » capables de valider ses dires.
En fin de compte, le mouvement de la technique rhétorique est triple : (1) en tant que processus dynamique, elle offre un support à sa propre actualisation par lorateur ; (2) elle rend ce dernier apte à découvrir ce qui est potentiellement propre à persuader lauditoire (1355b 25), à savoir les « preuves », (3) elle lui permet de les « administrer » (1356a 1), en dautres termes de les utiliser avec méthode. De façon assez synthétique, je me suis efforcé déclairer ce qui permettait de qualifier la rhétorique de technique, sans que cela conduise pour autant à lidentifier naïvement à un ensemble de procédés figés et indéfiniment exportables dans tous les contextes. Par analogie, on pourrait comparer lactivité rhétorique à lexécution dune peinture avec « art » (je passe volontairement sur lépineuse question du génie artistique qui nest pas mon propos) : il ne suffit pas de maîtriser lusage des couleurs ou celui du pinceau pour peindre « artistiquement », encore faut-il, en chaque cas, pour chaque nouvelle uvre, savoir inventer les moyens, forcément singuliers, uniques, de sa création.
À ce titre, une remarque dEugene Garver me paraît tout à fait pertinente en ce quelle met laccent sur le type de rationalité propre à lactivité de créer : « lart de la rhétorique [ne soccupe pas] seulement de production mais aussi de praxis ; non seulement de fabriquer, mais de faire. » La distinction quil pose est cruciale, car elle révèle ce que le catalogue de techniques est incapable doffrir, cest-à-dire un rapport véritablement pratique au monde et à lauditoire. La rationalité pratique que donne la rhétorique ne saurait être (entièrement) gouvernée par des règles externes, lesquelles règles ne confèrent jamais que des compétences « productives », et donc impersonnelles. Or, nous lavons vu plus haut, la rhétorique nest technique que dans la mesure où la « recherche » quelle initie se rapporte à la personne même de lorateur. Il nest donc pas étonnant quEugene Garver rattache le « faire » rhétorique, son orientation « pratique », à lèthos, preuve qui, seule, est capable de rendre lorateur raisonnable et non pas seulement rationnel. La preuve éthique est en quelque sorte lintelligence de la raison (du logos), qui sans elle ne saurait que « produire », ou plutôt « reproduire », mais pas inventer. Sans èthos, qui oriente et nourrit lidentification puis la sélection des « moyens » rhétoriques en fonction dun kairos accidentel, laccès à la praxis, la sphère de laction et du choix, demeurerait impossible. Cest aussi ce que souligne très justement François Ost lorsquil précise que « le rythme [
] qui convient à la fabrication des choses (poiesis) » nest pas celui de la « vie sociale » sur laquelle porte lactivité rhétorique : tandis que le premier procède dun « temps homogène et continu », le second suit une « temporalité ouverte » dans laquelle la « raison technicienne » ne saurait se couler.
Ce détour par Aristote nous a permis de surmonter, je lespère, la situation apparemment paradoxale dune rhétorique pensée comme technique, mais non comme technicienne, et de mettre en lumière la fonction originale de cette technique dans le processus dinvention. Nous repartirons de ces premières considérations lorsquil sagira plus loin dune part de réfléchir aux problèmes posés par la réduction « techniciste » opérée par certaines théories contemporaines du discours (rhétorique ou argumentatif), dautre part danalyser la notion de prudence (la phronèsis) davec laquelle notre modernité sest radicalement coupée. Si nous reprenons le fil de notre réflexion concernant ce que jai appelé la sortie du paradigme rhétorique, une nouvelle objection pourrait toutefois être adressée, objection qui ouvre alors sur un troisième paradoxe.
1.2. Lordre du discours et lanthropologie
Les faits, semble-t-il, parlent deux-mêmes et renvoient à une évidence difficilement contestable selon laquelle les locuteurs daujourdhui nont de cesse de sexprimer en termes rhétoriques, ou analysables comme tels. Ils font de la rhétorique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, cest-à-dire sans le savoir, sefforçant de rechercher et dagencer des preuves dites rhétoriques, susceptibles de rallier à leur cause ceux à qui ils sadressent. Ils en appellent aux passions (la pitié, le sens du devoir, lestime de soi, etc.), cherchent à se faire valoir en parlant (témoignant de leur autorité, grandeur, respectabilité, etc.) et sattachent à valider leurs dires en suivant des types de raisonnements réputés acceptables (notamment lenthymème). En tout état de cause, les locuteurs daujourdhui ne parlent pas sans ordre, pis, labsence ou le refus manifeste de se conformer à un certain ordre (attendu et supposé partagé) peut faire lobjet de sanctions immédiates dans la vie courante et tout particulièrement sur les forums et sites internet : exclusion temporaire ou définitive, suppression du message envoyé, etc. Cela plaiderait donc contre mon hypothèse initiale. La rhétorique est là, elle na pas disparu, elle est même plus forte que jamais. Lhypothèse dune sortie du paradigme serait invalidée, sauf à envisager la situation présente comme paradoxale (au moins à première vue) : il peut y avoir du rhétorique dans les discours, sans que le paradigme, ou disons-le autrement, la topique dans laquelle ces discours sont produits nait plus rien de rhétorique, et même refuse catégoriquement les principes sur lesquels la rhétorique repose. Ma position est peut-être un peu extrême et radicale, il faudrait sans doute la nuancer (ce que je ferai par la suite). Pour autant, elle met laccent sur la différence entre ce qui relève de facultés « rhétoriques » ordinaires sinon résiduelles, lesquelles marquent nos comportements langagiers et plus largement sociaux (façons dêtre, de se présenter, de sélectionner des données pertinentes, dinteragir stratégiquement avec les autres, etc.), et ce qui relève de la conscience de ces facultés, cest-à-dire de linscription de leur usage et de leur pratique au sein dun certain type de rationalité. Ceci recouvre
Je distinguerai donc clairement deux choses : (1) lexistence de facultés profondément ancrées dans lesprit humain, nées dune réflexion ancestrale relative au « moyen dagir sur les hommes », et (2), non pas la possibilité de faire usage de ces facultés (même un usage limité), mais la capacité de les penser comme un tout cohérent appartenant à « une culture symbolique qui cherche à comprendre et à décrire le monde à laide de représentations conventionnelles » (le paradigme est là). Ce que je veux dire, et qui nest pas contradictoire avec ce que je soutenais précédemment, cest que sil existe toujours au sein de lesprit humain des facultés que nous pourrions qualifier de « rhétoriques » (nous en trouvons des témoignages dans presque tous les discours), il ne nous est manifestement plus possible de les penser comme telles, ni surtout de rattacher ces facultés à notre propre exercice de la liberté en démocratie. Il reste donc bien du rhétorique dans lesprit humain (y compris au niveau cognitif si lon veut), mais ce rhétorique sest trouvé cognitivement coupé de sa fonction initiale et de son esprit, à savoir : aider à saisir le monde en commun à travers des représentations partagées.
En conséquence, si lenseignement de la rhétorique ne fait pas naître des facultés nouvelles (comme lorsquon apprend à se servir dun ordinateur ou dun sextant), mais guide seulement lusage de facultés existantes et disponibles suivant une méthode et des principes raisonnables, cela implique que la disparition de cet enseignement ne saurait constituer la cause de la rupture dont je viens de parler. La rupture davec le paradigme rhétorique nest pas née de lévincement de ce quon appelle « la rhétorique » du cursus scolaire et de notre formation culturelle, mais touche directement notre vision du monde et nos capacités à linterpréter, face auxquelles lévincement de la matière demeure une pure manifestation symptomatique, une conséquence. La proscription de « la rhétorique », dont jai étudié le processus au chapitre deux, na pas eu pour effet lextinction de nos facultés ni de nos désirs de persuasion (au moins en première approximation), mais elle a rendu manifeste lincompatibilité ressentie, lincohérence entre notre (nouvelle) vision du monde et les fondements mêmes dun enseignement discrédité bien au-delà des questions politiques (égalité, laïcité, progrès social, etc.). Je défendrai par la suite lidée dune rupture progressive, ou, pour le dire autrement, stratifiée avec le paradigme rhétorique, cest-à-dire lélaboration, par étapes, dune vision du monde, dune topique qui sécarte de plus en plus des conditions cognitives capables dencadrer lusage pratique de la « fonction rhétorique » et den faire un moteur de la liberté.
À cette étape de notre réflexion et pour resserrer mes dernières remarques, quatre points doivent être précisés : (1) la fonction du langage quon appelle rhétorique (ou persuasive) est, comme le souligne Emmanuelle Danblon, une disposition anthropologique universelle, dont la naissance est liée à un triple mouvement, a) de laïcisation qui ouvre le monde et par lequel « la société passe du mythe à la raison », b) de diffusion de lécriture qui permet à la fois la réflexion critique, la pratique de la justification et la stabilisation des procédures de décision (en un mot : la rationalité), c) dévolution de la vie en commun vers le fictionnel et le symbolique (ce qui implique lexistence de niveaux de lecture et de compréhension fondés sur le partage plus ou moins grand, et donc la plus ou moins grande maîtrise de la convention initiale). (2) En conséquence, les projets théoriques (de lAntiquité) portant sur la fonction rhétorique constatent lexistence dune telle « disposition » anthropologique, nous lavons dit à propos dAristote, et se proposent alors den accroître la portée en érigeant cette fonction du langage en objet culturel transmissible, instruit par la raison, guidé par la pratique. Le mécanisme auquel on assiste aujourdhui est donc régressif, et nous sommes conduits, me semble-t-il, à faire le même constat quAristote en son temps : les succès en parole sont le fruit du hasard ou dune « accoutumance », mais non dune méthode. (3) À ce titre, on peut se demander dune part si le fait de persuader sans méthode est encore persuader, dautre part si la relation entre rhétorique et persuasion est aussi nette ou simple quil y paraît au premier abord. Et cela pour deux raisons : dune part parce quil y a de la persuasion sans méthode rhétorique (cest un fait empiriquement vérifiable), dautre part parce que cette méthode qui érige une disposition anthropologique en objet culturel nest pas un gage de persuasion. Ce problème me paraît crucial, je mattacherai à lexplorer dans les développements à venir. (4) Partant, la présence même de la rhétorique dans les discours contemporains nest, le plus souvent, quune illusion doptique, un témoignage (surtout résiduel) de nos dispositions anthropologiques.
Ce nest donc, selon moi, que par le truchement dune posture « savante » purement descriptive qui martèle le nom des preuves logos, èthos, pathos telles des formules magiques ou des slogans, quon peut faussement reconstruire le parcours du locuteur (ou de lorateur) comme sil suivait réellement un ordre et une méthode rhétoriques. Or, le fait de traiter les discours en dehors du contexte topique dans lequel ils sont produits, en dehors de nos représentations mêmes du discours (ses fonctions, sa finalité, ses principes), tout en sollicitant à des fins descriptives des ressources inscrites dans une méthode qui na plus cours, nous empêche de voir lécart radical qui nous sépare des fondements qui justement permettaient de la mobiliser. Cest pourquoi, je soutiendrai (cest la conséquence logique de ce qui précède) que même si la méthode rhétorique avait perduré comme matière à transmettre dans notre environnement topique (ce qui est en fait difficilement pensable), elle ne serait aujourdhui rien dautre quun ensemble de procédures techniciennes et de préceptes désincarnés, incapables de guider les hommes sur les chemins de linvention et de la liberté. Non que ces techniques seraient mauvaises ou fausses, mais parce quelles ne seraient plus rattachées à une « culture symbolique » garante du lien entre le monde, lexpérience collective quon en fait et les mots quil faut pour la dire. Culture symbolique qui, surtout, préservait de rabattre le discours sur le monde réel, en les tenant lun et lautre à distance, et qui permettait de supporter collectivement la survenue des énoncés critiques sans voir en eux un risque certain pour la stabilité de ce monde-là, mais plutôt une chance pour en interpréter le sens, léprouver et le faire évoluer.
Ce que je vais mefforcer dexpliciter tout au long de ce dernier chapitre, porte sur le processus qui nous a fait perdre de vue cette culture symbolique contre laquelle nos discours se sont progressivement immunisés. Il sagira donc pour moi déclairer ensemble notre topique contemporaine, ses fondements, et la place, souvent inconsciente, que prend cette topique dans les nombreuses productions théoriques relatives au discours. Et plus encore de montrer comment, malgré elles, ces théories manifestent de façon flagrante la rupture rhétorique (et paradigmatique) que notre époque pensait pourtant avoir résolue après une parenthèse « anti-rhétorique » de plus dun demi-siècle. On laura compris, ce à quoi je vais mattacher ici cest, en quelque sorte, à faire une étude des mentalités (savantes et ordinaires), ou pour le dire autrement une analyse des catégories qui guident notre appréhension du rôle social de la parole et du discours. Des catégories mentales qui, nous lavons dit, ont consommé le désaveu de la rhétorique dans notre esprit même, et pas seulement dans notre enseignement.
1.3. Laprès-guerre et le retour à la raison discursive
Le problème qui se pose ici et qui constitue sans doute le plus lourd défi à mon hypothèse, cest quon pense couramment (en Europe du moins, le cas des États-Unis est assez voire très différent) avoir assisté, à la fin des années 50 du XXe siècle, à ce quon a appelé un « renouveau » ou une « réhabilitation » de la rhétorique après une période de disgrâce identifiée à un événement principal, clairement identifiable : la fin de son enseignement ! Laprès Deuxième Guerre mondiale manifeste, cest un fait, un regain dintérêt scientifique pour le discours au sens large, et tout spécialement pour sa part « raisonnable », argumentative : ses schèmes, ses stratégies, ses dispositifs. Cet intérêt et son orientation spécifique sont profondément influencés, ce nest dailleurs pas très étonnant, par le conteste politique, lequel porte alors les stigmates des événements (propagande, massacres, effondrement des idéologies, etc.) des deux décennies précédentes. Cest en quelque sorte le sentiment davoir vu à luvre des logiques folles soutenues par des paroles (totalitaires, fascistes, nazies, etc.) qui létaient tout autant, qui motivent à la fois : (1) le désir de renouer avec une théorie de ladhésion rétablissant tant la valeur du vraisemblable que celle des topoï et des enthymèmes (Perelman et Olbrechts-Tyteca), et (2) la volonté de donner une place de choix à la « raison pratique » au sein du raisonnement argumentatif, en repoussant aussi loin que possible une logique positiviste qui se révèle paralysante pour lesprit et impuissante dans la sphère de laction (praxis) politique en particulier (Toulmin). Logique impuissante quant il faut sorienter dans lincertitude des mondes possibles, parce quelle ne croit, à linstar de Platon, quen une vérité absolue, anhistorique, et donc foncièrement introuvable. En conséquence de quoi, lespoir dun rétablissement de la raison discursive, non pas celle qui caractérise la rationalité désincarnée (le pur logos), mais celle de la raison raisonnable laquelle trouve son sens profond dans la pratique de la justification est bien au cur des démarches respectives de ces auteurs. Justement, cette épreuve de justification, qui sincarne dans le fait de donner des raisons pour justifier sa conduite, « ne concerne que ce qui est discutable, et même normalement [que] ce qui est critiqué pour des raisons déterminées », dans la mesure même où ce quon érige socialement en « valeur absolue, ne peut être critiqué et na nul besoin de justification. » Ce pourquoi une telle pratique se rattache avant tout à lexercice de la liberté, son difficile exercice même, par lequel nous décidons, nous choisissions, nous agissons en dehors de lévidence naturaliste « qui supprime toute possibilité de décision et de choix. »
Toutefois, si lenjeu rhétorique ne concerne guère le projet toulminien qui, inspiré par Wittgenstein développe un modèle dynamique (bien plus dynamique que celui proposé par la logique traditionnelle) danalyse des raisonnements argumentatifs (éthiques, juridiques, philosophiques, etc.), Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, quant à eux, inscrivent leur Traité dans la continuité directe de lentreprise aristotélicienne : « [N]otre traité se rattache [expliquent-ils] surtout aux préoccupations [
] des auteurs grecs et latins, qui ont étudié lart de persuader et de convaincre, la technique de la délibération et de la discussion. [
] Notre analyse concerne les preuves quAristote appelle dialectiques, quil examine dans ses Topiques et dont il montre lutilisation dans sa Rhétorique » (TA, p. 6). Le Traité de lArgumentation porte dabord sur les « moyens discursifs dobtenir ladhésion des esprits », sintéresse exclusivement à la « technique » impliquant « le langage pour persuader » (TA, p. 10) et se fonde sur « lidée même dauditoire » que ses deux auteurs tirent directement de la « rhétorique traditionnelle » (TA, p. 8), notamment de la réflexion dAristote qui, soulignent-ils, a consacré à cette question « maintes descriptions fines et toujours valables de psychologie différentielle » (TA, p. 26). Si leur propos « déborde largement [lobjet] de la rhétorique classique » ou en néglige certains « problèmes » (celui pathos notamment), doù sa nouveauté, leur conception, qui se donne pour but de « comprendre le mécanisme de la pensée » par létude de la « structure de largumentation », se prévaut « dillustres exemples », en premier lieu desquels Aristote (TA, p. 8). Je peux alors difficilement contester que le projet remarquable (et audacieux) du Traité de lArgumentation de remettre sur le devant de la scène lusage du mot rhétorique (en particulier pour Perelman et Olbrechts-Tyteca, son « usage philosophique ») et de « faire revivre une tradition glorieuse et séculaire » (TA, p. 7) a été, au moins en partie, un succès visible. Je dois même avouer que si je mefforce dans ces pages déclairer ce que la rhétorique peut vouloir dire pour nous Modernes, cest incontestablement grâce à lui, grâce à cet acte fondateur qui a tiré de loubli un mot, restauré une notion dépréciée dans son contenu et dans son héritage intellectuels. Cest dire combien ma dette, notre dette envers ce texte est grande.
En effet, à partir du Traité, la rhétorique redevient un objet fréquentable, on peut de nouveau en parler, investir ses concepts, convoquer son lexique (parfois un peu ésotérique), etc., et même sen réclamer ! Ce changement assez radical de perspective, au moins dans le champ scientifique (pour le grand public la rhétorique reste toujours plus ou moins
de la rhétorique, quelque chose de mou, sinon de vulgaire), navait rien dassuré et tient de la gageure. Jaurai même tendance à penser que si Perelman navait pas été Perelman nulle intention pour moi de nier la place réelle de Lucie Olbrechts-Tyteca dans la conception du Traité, toutefois son effacement académique, sa discrétion, en font une figure de moindre importance , rien de tout cela naurait pu arriver, nen déplaise à ceux qui voudraient voir des précurseurs. La rhétorique serait restée là où elle était, sur les rayonnages poussiéreux de quelques bibliothèques savantes. Peut-être (sans doute) y aurait-il eu des travaux épars de philologues ou dérudits, mais le phénomène naurait assurément pas eu cette ampleur, nous naurions pas connu ce foisonnement intellectuel. La singularité et même, nayons pas peur des mots, lexceptionnalité de Chaïm Perelman (bien que celle-ci ait été quelque peu oubliée de nos jours, on peut le regretter et sen étonner
certains héritiers ont dailleurs parfois joué le rôle de fossoyeurs) se signale, selon moi, par une combinaison de trois facteurs : (1) son parcours intellectuel (logique, philosophie morale, droit) et personnel (de la Pologne à la Belgique), marqué par la résistante à loccupant nazi (au sein Comité de Défense des Juifs dont il fut lun des principaux leaders) et lexpérience de la clandestinité autant que de lantisémitisme, (2) sa fréquentation, par le biais de revues, colloques, séminaires ou conférences, dun milieu intellectuel élargi qui lamène à rencontrer des philosophes, des épistémologues, des logiciens, des juristes, des sociologues, des psychanalystes, etc., avec qui il a passé une partie de sa vie à dialoguer et à correspondre, je pense parmi beaucoup dautres à Norberto Bobbio, Hans Georg Gadamer, Lucien Goldmann, Henri Gouhier, Vladimir Jankélévitch, Henry Johnstone Jr., Georges Kalinowski, Jacques Lacan, Karl R. Popper, Paul Ricur, Raymond Ruyer, Michel Villey, et (3) son implantation précoce aux États-Unis (dès 1962 il devient « Visiting Professor » régulier dans plusieurs universités de renom) qui assure ou plutôt manifeste car il est, en fait, déjà très connu et même reconnu à lépoque, on loublie, je pense, trop souvent sa renommée internationale. Chaïm Perelman parce quil est indéniablement un penseur à la croisée des disciplines et des traditions de pensée, un chercheur « ouvert » (disposé au dialogue, sa riche correspondance en témoigne sans difficulté) et écouté (en raison du parcours quil a eu, des épreuves quil a passées, des liens quil a tissés), a favorisé la vaste et progressive diffusion du Traité, ainsi que son identification comme ne relevant pas dun champ spécialisé. Ce qui, disons-le, constitue une entreprise inégalée depuis lors et manifeste le caractère exceptionnel de celle-ci. Dailleurs, très vite, le Traité, outre dans les rangs des juristes (théoriciens du droit naturel ou spécialistes de logique juridique), fait lobjet de comptes-rendus, citations précises et discussions critiques, chez les philosophes (Georges Bastide, Joseph Moreau, Henri Gouhier, André Jacob), les sociologues (Jean-Baptiste Fages), les anthropologues (Jean-Pierre Vernant) ou encore les psychanalystes (Jacques Lacan), etc.
Que nous disent Perelman et Olbrechts-Tyteca ? Que la rhétorique ce nest pas de la littérature, ni de la philosophie (du moins telle quon a lhabitude de la penser et de la pratiquer), ni de la logique, ni de la linguistique, encore moins de la « communication », etc., dans la mesure même où elle vise dabord lhomme en démocratie, le citoyen dans sa difficile expérience de la liberté ; elle en forme une pratique, un exercice, quon ne peut sérieusement appréhender de façon disciplinaire. Voilà qui nous est devenu (presque) incompréhensible aujourdhui : raison pour laquelle la recherche contemporaine sest attachée à restreindre lapport du Traité à une pure et simple classification des arguments
Quoi quil en soit, ce texte sadresse à toutes les sciences humaines (et pas principalement au droit comme le pensent certains, même si le discours juridique y tient une place particulière), il est radicalement original, fédérateur, pionnier et nourri dexemples variés (littéraires, philosophiques, juridiques). Le Traité de lArgumentation dépoussière donc la « vieille » rhétorique tout en respectant son esprit et son rapport fondateur (aujourdhui perdu) à la liberté : avec lui elle nest plus, au moins à première vue, ce mauvais objet de jadis, ce rebut de notre culture.
1.4. Effervescences rhétoriques
À la suite de Perelman et Olbrechts-Tyteca le goût pour les études traitant de rhétorique (ou plutôt qui en convoquent le mot) se développe : quil sagisse de faire lhistoire de la discipline, de travailler sur ses figures (ou tropes), den borner ou den agrandir le domaine dapplication. Tous les chercheurs qui vont commencer dans les années 1960-1970 à sintéresser à la rhétorique (au sens large) ne se revendiquent pas du Traité, tant sen faut leurs ambitions intellectuelles en sont dailleurs souvent très éloignées , cependant, comme je le crois, cest en quelque sorte lexistence de ce texte qui a rendu leurs recherches possibles et légitimées ces marques dintérêt. À tout le moins (cest lhypothèse minimale), on peut supposer quil a permis daffermir les démarches et de conforter les plaidoyers. Sans le Traité, mais surtout sans Perelman, la reconnaissance progressive et toujours incomplète, bien sûr, de la rhétorique comme objet scientifique à part entière (à la fois philosophique, juridique, linguistique, littéraire aussi, mais si la tradition de pensée est moins nette à cet égard) ne se serait très certainement pas opérée. Linvitation au « renouveau » aurait été vue comme un caprice décrivain, un anachronisme, ou bien comme un retour à lobscurantisme (surtout chez les philosophes), une négation de la raison moderne. Or, lentreprise perelmanienne est peu suspecte à cet égard ce qui nempêche pas les désaccords, tant sen faut, ni lapparition de discussions philosophiques parfois vives avec des intellectuels comme Kalinowski, Bobbio, Johnstone Jr., ou encore Ricur à des périodes et sur des thèmes divers (quil sagisse de lauditoire universel, place de la rhétorique par rapport à la science ou à la philosophie). Ces discussions, souvent extrêmement riches, sont attestées, aussi bien dans des monographies, des lettres, ou, comme je viens den faire mention en note, dans des comptes-rendus de réunions scientifiques. Je formulerai même une autre hypothèse, selon laquelle lorientation, disons pro-rhétorique, de certains travaux publiés dès la fin des années 1960 et même avant, à défaut dêtre liée à une lecture approfondie du Traité, bien quon puisse quand même le supposer, ou surtout à une acceptation de la cohérence générale de son propos (acceptation que je suppose en fait impossible, on le verra), repose dabord sur la pénétration diffuse du renouveau rhétorique que ses auteurs défendent et qui indubitablement interpelle une part importante du champ des sciences humaines et sociales. Contrairement à ce quon entend souvent, y compris chez des commentateurs de valeur, le Traité ne traverse pas les années soixante en parfait inconnu ni en France ni à létranger ! Ses thèses circulent à lépoque, influencent les esprits et nourrissent les débats peut-être plus encore quaujourdhui. Perelman et Olbrechts-Tyteca ouvrent une brèche, la réputation du premier fait le reste et justifie quon sy engouffre (mais jusquoù ?). La caution intellectuelle est là, certes, cependant les recherches à venir vont sefforcer de minimiser son importance généalogique et le poids dune dette pourtant incontestable, et cela dans le but de garantir lillusoire nouveauté de leurs propres travaux.
Ce fameux « renouveau », auquel on semble assister (en Europe francophone, notamment en France), et qui donne lieu à plusieurs querelles savantes parmi les tenants de la « Nouvelle critique », voit donc naître les travaux du Groupe ¼ initiés avec une Rhétorique générale (1970) qui porte spécifiquement sur l elocutio et consacre le « trope » (et non pas la preuve, comme dans le Traité) en principe essentiel du texte littéraire (texte à visée esthétique). Et pas seulement de ce type de texte, puisque lambition première du Groupe est dappliquer sa sémiotique à toutes les disciplines afin détendre le modèle explicatif quelle contient à dautres familles dénoncés, au-delà du langage verbal. Cette contribution part du principe quil existe des lois générales de signification et de communication à partir desquelles il est possible dexpliquer et partant de décrire le fonctionnement rhétorique aussi bien dun discours que dune image fixe en fonction des phénomènes de polyphonie mobilisés. On a toutefois quelque mal à comprendre comment la rhétorique proposée ici peut se revendiquer comme « générale », alors même quelle se limite aux seules figures, sans sinterroger sur la dimension (la fonction) persuasive des discours, ou alors en confondant trop souvent persuasion et communication. Parallèlement, Roland Barthes inaugure son travail sur le sujet avec un long article tiré de son séminaire de 1964-1965 à lÉcole Pratique des Hautes Études et publié dans le numéro 16 de la revue Communications : « Lancienne rhétorique. Aide-mémoire » (1970), dans lequel il adopte une perspective tant historique que littéraire, et propose un voyage imaginaire de deux mille ans au sein de l« empire rhétorique » : de sa naissance à sa « mort ». Une mort à la fois réelle, matérialisée, et toutefois limitée parce que « le monde est [affirme-t-il] incroyablement plein dancienne rhétorique » (p. 172), parce que nos pratiques langagières « attestent [encore] de lampleur du fait rhétorique » (p. 174) malgré tout, malgré sa récupération destructrice par la culture bourgeoise et sa chute dans « lidéologie » (p. 195). Larticle qui sans cesse oscille entre « résurrection propitiatoire et embaumement », confère à son objet détude une unité de façade, et expose un « panorama », à la fois diachronique et systématique, du « vaste territoire » qui le constitue (p. 175). Dune part, Barthes présente en sept étapes (des « journées ») dun récit linéaire, les moments forts, les grandes théories, les figures illustres qui ont jalonné lhistoire de la rhétorique : cest le « Voyage » proprement dit. Dautre part, il donne à voir les classements des rhéteurs et les « programmes » quils ont forgés pour produire des discours : cest le « Réseau ». Cette entreprise cartographique quelque peu fictive, cet hommage, proche du « rituel conjuratoire » sachève par lexposé dune triple conviction : (1) que lon comprendrait mieux notre langue, nos belles-lettres, notre enseignement si lon connaissait à fond le « code rhétorique » qui fonde notre culture, (2) quil y a un lien fondamental entre Aristote et la démocratie, cest-à-dire entre la « notion de vraisemblable » et le principe de majorité, et (3) que le fait rhétorique, qui ne se limite nullement aux figures, est né d« une pratique politico-judiciaire », cest-à-dire du « conflit », et que ce conflit informe toute notre littérature (p. 223). On a tout de même un peu de mal à ne pas entendre ici, bien que de façon déformée, la voix du Traité
Dans ce même numéro de Communications, justement consacré aux « Recherches rhétoriques », Gérard Genette avec son article sur « La rhétorique restreinte » prend parti contre les rhétoriques générales de ses contemporains (Groupe ¼, Michel Deguy, Jacques Sojcher) qui ne proposent, en tout état de cause, quun traité des figures (une tropologie) et accomplissent ou, plus exactement, poursuivent la progressive restriction du champ ce quon peut, dois-je dire, difficilement contester à légard des travaux cités. Genette rappelle alors que la Rhétorique dAristote est, quant à elle, incontestablement générale, sans pour autant se revendiquer comme telle, ni se vouloir nullement « généralisée », et bien quelle ne propose aucune théorie spécifique des figures : ce minuscule « canton » dun immense « Empire ». Il défend alors lidée (ô combien reprise depuis, et pourtant réductrice) selon laquelle « lhistoire de la rhétorique est celle dune restriction généralisée » dirigée vers la consécration du seul coupe métaphore-métonymie. Restriction dont il avait dailleurs fortement contribué à forger le « récit mythique » avec la publication en 1968 de son Fontanier : Les Figures du discours (qui regroupe le Manuel classique pour létude des tropes de 1821, et le traité Des figures du discours autres que les tropes de 1827) et en 1969 avec celle de « Rhétorique et enseignement » (qui reprend en fait un article de 1966) inclus dans Figures II. Les analyses que formule Genette dans ses travaux sont non-pertinentes dans la perspective historique quil prétend suivre et très restrictives, car il sélectionne de façon orientée des textes, des traités, des auteurs, puis les érige en figures exemplaires du champ rhétorique (de son enseignement) et les donne comme témoignages mêmes de sa restriction flagrante. Or, les contributions portées par les auteurs inclus dans le corpus genettien relèvent souvent dune autre discipline, la poétique, ou bien demeurent marginales face au reste des productions du temps (tous les ouvrages à usage scolaire) qui continuent à diffuser une rhétorique complète, et non pas restreinte aux tropes.
Peu avant la livraison de Communications, Áron Kibédi-Varga avait fait paraître Rhétorique et littérature (1970), ouvrage qui opte pour un regard générique et sintéresse à la place des lieux communs de linventio ainsu quaux règles de la dispositio dans la littérature et le texte classiques. À ce titre, il conteste vigoureusement largument de la « restriction » avancé par Genette : « Dans deux articles suggestifs qui manifestent lintérêt de la nouvelle critique pour les problèmes de la rhétorique, M. Genette semble postuler pratiquement la même chose que Ramus. La rhétorique classique serait, selon M. Genette, surtout une rhétorique de lelocutio [
]. Nous ne croyons pas [
] que la rhétorique du classicisme soit surtout une rhétorique du style ; les trois parties principales de la rhétorique [écrit Kibédi-Varga] sintègrent harmonieusement pour rendre compte ensemble des qualités formelles dune uvre ». Cinq ans plus tard, Paul Ricur dans La Métaphore vive (1975) revient sur les raisons historiques du déclin de cette « discipline défunte », devenue progressivement « erratique et futile », déclin quil impute à sa séparation davec la philosophie (dialectique) et la restriction de la rhétorique à lelocutio. Ricur accepte donc, quant à lui, assez clairement la thèse restrictive de Genette, tout en sefforçant de laménager, de la raffiner : « À mon sens [explique-t-il], la réduction du champ rhétorique nest pas le fait décisif ; [bien quil sagisse] là dun phénomène culturel de grande signification [
]. Le déclin de la rhétorique résulte dune erreur initiale qui affecte la théorie même des tropes, indépendamment de la place accordée à la tropologie dans le champ rhétorique » (p. 64). En dautres termes, pour Ricur, si la rhétorique est devenue « futile » (et quelle a disparu), cest avant tout parce que lorientation tropologique qui sest peu à peu dessinée a constitué « la métaphore [en] simple ornement » (p. 64), et a fait oublier que le trope était dabord un procédé cognitif original par-delà le transport de sens quil rendait possible.
À côté des réflexions sur les tropes, qui directement ou indirectement travaillent à la « restriction » du champ (pour donner raison à Genette) et finissent par montrer leurs limites, le courant « historique » prend son plein essor. Ainsi en 1980, Marc Fumaroli publie LÂge de léloquence dans lequel il entreprend détablir le lien entre littérature classique et rhétorique en intégrant le contexte culturel et les aspects sociaux du temps, dimensions qui avaient été jusqualors quelque peu délaissées (si lon excepte létude de Kibédi-Varga). Partant, Fumaroli sintéresse aux grandes arènes de la parole et aux institutions scolaires, religieuses, politiques qui innervent les phénomènes de discours. Enfin, la somme fumarolienne publiée en 1999, fruit dune collaboration sans précédent de plus de dix ans, poursuit, voire couronne, luvre de 1980 et propose alors rien moins quune Histoire de la rhétorique dans lEurope moderne : 1450-1950
qui constitue, encore aujourdhui, une référence exceptionnelle. Mon intention nétait aucunement de faire en un si petit nombre de lignes une « histoire » des études rhétoriques des trente dernières années, mais bien plutôt de retracer quelques moments forts de ce « renouveau », en repérant les témoignages marquants de la vitalité du champ et les questionnements qui le traversent.
Dautres travaux auraient assurément mérité dêtre mentionnés, ceux de Françoise Douay sur les rhétoriques des XVIIe-XIXe siècles (dès les années 1970), de Barbara Cassin sur les sophistes (à partir de 1980), de Fernand Hallyn sur la rhétorique de la science (à partir de 1987), dAlain Michel, dOlivier Reboul, de Françoise Desbordes, dAntoine Compagnon, de Michel Meyer, de Ruth Amossy, de Gilles Declercq, dEmmanuelle Danblon, etc., la liste serait longue de tous ceux qui se sont, à un moment ou à un autre, intéressés à la question et qui, parfois, continuent de sy consacrer à des titres divers. À la lecture de ce « panorama » (pour reprendre le terme de Barthes) le constat paraît sans appel et milite contre mon hypothèse initiale : à partir des années soixante-dix la rhétorique, rétablie dans sa valeur originelle, est plus forte que jamais, on létudie, on en parle, on publie pour donner corps et confirmer sa renaissance effective. Sans doute est-elle moins pratique quavant, moins tournée vers la production de discours, mais elle nen est pas moins réelle, ni moins surtout actuelle ! Dailleurs, une parfaite unanimité demeure autour de ce constat, ou plutôt autour des conséquences disciplinaires, sociales, historiques que lon peut en tirer.
1.5. Le mirage tenace de la réhabilitation
Selon Chaïm Perelman lui-même, dans lexcellente synthèse du Traité de lArgumentation quil publie en 1977 (sans Lucie Olbrechts-Tyteca) sous le titre LEmpire rhétorique, et dans laquelle il tire le bilan flatteur du chemin parcouru en vingt ans, nous assisterions bien à « la renaissance et [à] la réhabilitation de la rhétorique dans la pensée contemporaine ». Lavènement de cette nouvelle ère a été rendue possible, poursuit-il, « par le réexamen des rapports entre la rhétorique et la dialectique, tels quils ont été établis par Aristote ». Perelman mesure laccomplissement du programme initié par lui en 1958 et associe ce succès à deux événements conséquents lun de lautre : (1) la redéfinition de la rhétorique comme art de persuader et sa réinsertion dans le champ de largumentation, (2) le retour à la pensée dAristote. Jean-Marie Klinkenberg (du Groupe ¼) va dans le même sens et salue la « redécouverte de l héritage ancien » effectué ensemble par les deux « néo-rhétoriques », celle de Perelman et celle du Groupe ¼. Pour lui « cette mort de la rhétorique n était en fait qu une éclipse. Ses biens n avaient été que dispersés et légués en usufruit à dautres disciplines (la stylistique [
] mais aussi la psychanalyse). Une descendance [précise-t-il] tente aujourdhui de reconstituer une partie de cette héritage ». En dépit de différences cruciales et dune occultation de la « raison pratique » qui est au cur du projet perelmanien, Klinkenberg met laccent sur la convergence de leurs approches : analyser « les faits de parole et de discours et [éclairer] les règles générales de leur production ».
Le consensus est général, dAntoine Compagnon qui proclame en ouverture de son article consacré à la question : « Éclipsée à la fin du XIXe siècle, la rhétorique est renée de ses cendres au cours de la seconde moitié du XXe siècle », en passant par Fumaroli pour qui il sagit dun fait établit sur lequel il faut désormais compter pour remettre de lordre dans notre modernité : « La renaissance de lart de persuader peut permettre aux habiles, dans les démocraties modernes, de retrouver loreille du peuple, et de contrebalancer linfluence néfaste des demi-habiles », ou Bertrand Buffon qui voit dans ce mouvement une sacre de la rhétorique dans notre esprit même : « À partir du milieu du XXe siècle, elle réapparut mais sur une base nouvelle née dun constat simple : tout est rhétorique. [
] Cet art renaît ainsi non pas comme ensemble de règles propres à persuader mais en tant que condition du discours, comme caractéristique générale de notre être-au-monde. Notre époque est une époque rhétorique plutôt quune époque de la rhétorique [
] ». Tout le monde saccorde à présent (ou presque) pour reconnaitre que oui, en effet, la rhétorique est de nouveau parmi nous, quelle est bien vivante, que cette « éclipse » dun demi-siècle nétait en fait quun mauvais rêve, une parenthèse dailleurs marquée par deux guerres mondiales, le fascisme, le totalitarisme. En retrouvant la « civilisation », la démocratie, la liberté même, nous aurions alors renoué naturellement avec la rhétorique, en la « généralisant » et en lui reconnaissant ses vertus passées, sa force : circulez y a rien à voir, à part une estimable résurrection !
Pourtant, quatre points doivent être soulignés qui militent contre la supposée « réhabilitation » présentée ci-dessus. Dune part, les études éparses produites autour du mot « rhétorique », le sont justement autour dun mot et non pas, le plus souvent, autour dun contenu précis et délimité ; ce quelles appellent « rhétorique » nest pas homogène et reste singulièrement flou, nous aurons loccasion de revenir sur ce problème. En conséquence, parler de « renouveau » lorsque ceux qui sont censés y participer ne sentendent pas sur la même chose et divergent radicalement dans leurs objectifs épistémologiques paraît pour le moins abusif. Dautre part, ces études, pour beaucoup dentre elles, ont contribué à faire tomber, selon la formule de Barthes, « la Rhétorique au rang dobjet pleinement et simplement historique ». Ceci ne veut pas dire que ces études fassent (nécessairement) de la rhétorique un objet du passé (elles sen défendent dailleurs, puisquelles visent son « renouveau »), mais, en rétablissant la rhétorique comme événement de notre histoire culturelle elles nen font pas, pour autant, une dimension actuelle de notre relation au monde et aux autres.
En outre, et il sagit là dun fait remarquable : à côté de celles qui font uvre historienne, les entreprises scientifiques qui se proposent de théoriser le(s) discours ou/et den décrire les processus, les modalités, les stratégies, tout en acceptant visiblement lhéritage rhétorique, se réclament dune discipline à la fois distincte et suffisamment proche pour nourrir la confusion : lArgumentation. LArgumentation serait à la fois une branche de la rhétorique (ce serait la rhétorique daujourdhui, la néo-rhétorique) et en même temps son accomplissement (la seule rhétorique digne de ce nom). Le redoutable tour de passe-passe effectué par Christian Plantin au début de son petit précis sur lArgumentation est, à cet égard, parfaitement éclairant car il témoigne, je crois, dun des « lieux communs » du champ : prenant argument de la permutation effectuée par Perelman et Olbrechts-Tyteca à partir de la seconde édition du Traité (à des fins dabord éditoriales) entre le surtitre (La Nouvelle Rhétorique) et le sous-titre (Traité de lArgumentation), Plantin y voit un acte militant de la part des auteurs du projet. Il sagirait pour eux damorcer (ils ny parviennent, somme toute, pas complètement) la mise en avant de lArgumentation au détriment de la rhétorique, de reléguer lune (la rhétorique) dans lempire de lautre (lArgumentation). Perelman et Olbrechts-Tyteca auraient consacré leur Traité à lArgumentation et non pas à la rhétorique quils auraient cherché à dépasser, à remplacer par un ensemble de connaissances stables sur lesquelles on puisse enfin tenir un discours scientifique. Leur but aurait été l« émancipation des études dargumentation » et la mise en uvre dun « retournement de conjoncture » au bénéfice de celles-ci.
Or, cette présentation des choses malgré lusage concurrent des termes « rhétorique » et « argumentation » dans le texte qui introduit une ambiguïté est manifestement inexacte au regard des ambitions profondes du Traité et précisées par les auteurs, à savoir : réhabiliter la rhétorique au premier chef (cest ce que nous avons vu) en sappuyant, je ne le conteste pas, sur lanalyse des « techniques argumentatives », auxquelles louvrage se consacre pour une large part. La réflexion extrêmement forte que mènent Perelman et Olbrechts-Tyteca sur près de la moitié du Traité (introduction, première et deuxième parties, conclusion), réflexion qui porte sur les fonctions et les points dappui du discours dans lespace public, de même que sur les usages et les modalités dexercice de la persuasion donc de la liberté, est presque systématiquement négligée ou envisagé y compris par ceux qui revendiquent son héritage mordicus comme un pur cadrage cosmétique, un point de départ lointain (philosophique), alors quil sagit, selon moi, dun point darrivée. Ce que retiennent avant tout la plupart des commentateurs (les rhétoriciens et les spécialistes de lArgumentation) afin de signaler lapport principal du Traité, cest, en fait, sa seule troisième partie (voire uniquement les trois premiers chapitres de cette dernière), partie qui sattache à la description des « types darguments » dont on peut se servir pour « interpréter » les discours au sens large. Comme si les auteurs du Traité avaient eu pour but ultime de décrire des façons dargumenter en proposant un catalogue et une classification nouvelle des différents schèmes argumentatifs. Il est vrai que la troisième partie demeure assez déconnectée des propositions initiales qui sont si importantes au débat de fond relatif à la réhabilitation de la rhétorique : sans doute sagit-il là dune des faiblesses du Traité. Cette déconnexion donne limpression quil serait finalement possible de penser les techniques décrites, les études de cas, de façon abstraite, hors contexte et surtout hors la pratique qui leur confère leur épaisseur. En fait, on passe de façon abrupte dune théorie du fonctionnement de largumentation à une théorie des techniques argumentatives ; il ne sagit plus de décrire un dispositif mental général, mais de décrire des formes dont le rapport à la réalité est assez lâche. Pourtant, lanalyse de Perelman et Olbrechts-Tyteca na de sens et ne peut fonctionner indépendamment du cadre intellectuel (englobant) qui permet den réfléchir lorigine autant que la finalité dans lespace démocratique, et de poser leur intrication fondamentale avec lexercice de la liberté. Les problèmes qui sont abordés dans le Traité « se trouvent situés [écrivent les deux auteurs] dans un contexte dynamique, qui souligne leur intérêt et permet de saisir sur le vif les rapports dialectiques de la pensée et de laction » (TA, p. 675) afin de sortir de l« absurde lexercice de la liberté humaine » (TA, p. 62) et les choix quelle rend possibles. Voilà ce qui me paraît fonder au premier chef la démarche de Perelman et Olbrechts-Tyteca, voilà ce qui est si souvent oublié.
Reprenons ici le fil de la réflexion après cet interlude consacré à la réception du Traité. Lambiguïté majeure des études (historiques, théoriques ou descriptives) que jai mentionnées précédemment, cest là mon quatrième point, est daffirmer en chur que le regain dintérêt pour la « rhétorique » (ou largumentation, cest-à-dire la « bonne » rhétorique techniciste, seine et froide) vaut réhabilitation de son objet même (lequel nest pourtant jamais vraiment défini) à lintérieur même de notre modernité : une modernité saturée de mots, nourrie, nous dit-on, du désir de dire et de persuader : « [F]ausse sortie [explique Olivier Reboul]. [
] [La rhétorique] survit [
] dans lenseignement littéraire, dans les discours judiciaires et politiques, mais surtout elle va se renouveler avec la communication de masse, propre au XXe siècle. Enfin, à partir des années soixante apparaît, en France et en Europe, une nouvelle rhétorique, qui connaîtra vite un immense succès. Le mot ne fait plus peur. » La rhétorique aurait donc fait son grand retour, son come-back dans nos sociétés et dans nos rapports sociaux ordinaires, et même plus, elle se serait élargie, car, affirme Reboul, « elle sannexe [à présent] toutes les formes modernes du discours persuasif, à commencer par la publicité, et même des genres non persuasifs, comme la poésie. Plus encore, non contente de revendiquer tout le champ de discours, elle va bien au-delà, puisquelle sempare de toute sorte de productions non verbales. On élabore ainsi une rhétorique de laffiche, du cinéma, de la musique, sans parler de celle de linconscient » : le réel tout entier passe désormais sous sa coupe. La libéralisation et lextension des moyens de communication (la télévision, la publicité, le cinéma, la presse, etc.), car il sagit bien de cela, nous aurait en quelque sorte permis de rouvrir notre esprit aux potentialités extraordinaires de la rhétorique, potentialités que les Grecs avaient découvertes puis théorisées, et qui nous seraient alors réapparues comme une évidence après une période noire dinstabilité politique et de terreur dans les mots (idéologies, propagande, etc.). Or, ce passage de lun à lautre est-il vraiment si évident ? Quen est-il de notre relation effective à la rhétorique ? La rhétorique renaît-elle toujours « lorsque les systèmes idéologiques seffondrent », comme laffirme un peu légèrement Michel Meyer ? On peut en douter ; ce serait trop facile. Cette renaissance du mot dans les productions savantes ne nous cache-t-elle pas notre impossibilité à renouer en pratique avec ses origines, ses principes et ses fondements ? Cest lhypothèse que je métais risqué à formuler, hypothèse déroutante au regard de lunanimisme qui fait loi.
Une des rares voix discordantes, celle de François Rastier, sefforçait toutefois, au détour dun article paru en 2001 et de façon très brève voire incidente, de modérer lampleur du phénomène : « Ce retour du rhétorique [écrivait-il] nest pas une réhabilitation de la rhétorique en tant que discipline : lempire rhétorique a été démembré, les conditions et le statut de la parole publique ont été irréversiblement bouleversés ». Rastier dissocie donc ce que beaucoup dauteurs en viennent à confondre par commodité : le « retour » et la « réhabilitation ». Tandis que lun est manifeste (on la vu), lautre demeure illusoire en raison dune modification quil juge irréversible dans notre relation à la « parole publique ». Il conteste donc la translation entre lintérêt scientifique suscité par un objet culturel, historique, et le bénéfice à tirer de cet intérêt pour informer ou comprendre nos pratiques culturelles, en dautres termes pour nous parler de notre propre expérience de la parole et du discours. Pour Rastier, cest en fait lévolution particulière de cette expérience concrète qui nous a détournés de la rhétorique, en rendant impossible sa « réhabilitation » : elle sest « irrémédiablement » éloignée de nous, parce que nous nous sommes trop longtemps coupé delle. Lintuition de Rastier me paraît juste, cependant mon hypothèse est plus radicale que la sienne et moins focalisée sur la « discipline » rhétorique elle-même. En effet, le biais de lorientation de Rastier est, selon moi, de faire reposer la coupure quil met en évidence sur labandon (ou loubli volontaire) de certains pans de lancien « empire rhétorique », dont lordre initial serait alors devenu inaccessible. Tandis que lactio aurait prospéré (eu égard à linfluence des média), linventio et la dispositio auraient subi un inévitable revers. En même temps, Rastier perçoit bien que le bouleversement dépasse le seul démembrement de la discipline rhétorique pour atteindre le « statut » même de la parole (publique), mais il nen tire pas les conclusions qui selon moi simposent, et qui sont plus profondes.
Lhypothèse que je défends depuis le début de ce chapitre consiste somme toute à dire que la réhabilitation de la rhétorique (que les apparences donneraient pour accomplie), ce fameux rhetorical turn, na pu avoir lieu en raison dune représentation du discours qui, fondamentalement, exclut la rhétorique. Elle ne lexclut pas par dogmatisme anti-rhétorique, ou pour le dire autrement disciplinaire, comme sil sagissait dune aversion consciente, dun rejet viscéral, mais, au contraire, parce que la rhétorique (comme processus cognitif) donne accès, révèle, convoque, anime, des dispositions que la modernité sest engagée à tenir à distance, et parce quelle ouvre sur un monde inacceptable à nos yeux de Modernes. Cette représentation donc porte, par strates successives, les traces de certaines expériences collectives, dévénements historiques, de principes supérieurs, de mythes, de textes fondateurs, etc. qui ont affecté la place et la fonction quon assigne au discours dans notre existence sociale. En dautres termes, ces traces qui, ensemble, forment la toile de fond de notre topique, de nos lieux communs, ceux sans lesquels nous ne saurions précisément faire communauté voire société, ont transformé le « statut » de la parole en général et du discours en particulier. Il ne sagit pas de soutenir que le discours ne sert plus à rien, un peu comme si nous avions perdu le désir de communiquer, déchanger, de transmettre, de dire tout simplement, mais que le statut quil a acquis lui a rendu la rhétorique (comme technique et comme rapport au monde) résolument inaudible.
En fin de compte ce que je présentais plus haut comme un succès de Perelman pourrait se lire, par delà une vision de surface, comme un quasi échec. Perelman na pas été (na pu être) suivi dans le tournant radical quil proposait, car son projet était trop ambitieux, trop loin de notre vision du monde, de notre topique. Le « retour au rhétorique », constaté et détaillé ici, na été quun pis-aller, car nous ne saurions suivre la lignée qui va dAristote (voire des Sophistes même si ce nest pas très « politiquement correct » de dire cela) à Perelman en passant par Vico et Nietzsche, obligés que nous sommes de respecter celle qui va de Platon aux « polisseurs » (tous ceux qui veulent domestiquer la parole, la rendre conforme aux canons de la « civilisation », lenserrer dans un carcan moral) en passant par Descartes et Comte. Je vais donc, à présent, orienter ma réflexion dans trois directions afin de montrer comment sest construite la rupture davec le paradigme rhétorique cette technique dinvention, incertaine, mouvante, mais libératrice. Jétudierai en premier lieu les fondements de notre topique contemporaine et préciserai en quoi ces fondements qui érigent le désaccord et la critique en maladies du politique, et font de la recherche de laccord à tout prix un horizon libérateur, ont façonnées nos conceptions du discours et borné son statut.
Or, la rhétorique qui, justement, ne vise pas laccord (cela ne veut pas dire pour autant quelle le refuse, seulement quelle ne le conçoit pas comme objectif ultime), devient, par définition, un risque pour la concorde et pour la paix sociale. Le paradigme propre à la rhétorique (non pas son nom, ni son histoire, nous lavons vu) se trouve donc en porte-à-faux à légard de ce principe ultime, selon lequel la fonction primordiale du discours est de favoriser laccord des parties, le consensus, la stabilité : cest à cela que jassimilerai la première strate qui détermine notre topique contemporaine. Les quatre autres strates qui marquent nos représentations du discours (et que je serai obligé de traiter rapidement) sont : (1) la mise en équivalence du « niveau » de civilisation avec la « pacification » (politesse, respect de linterlocuteur, rejet de la violence verbale, etc.) des échanges discursifs, (2) lincrimination de la parole dans la mise en uvre de la barbarie totalitaire, (3) le sentiment dun échec catégorique de la langue à témoigner de lexpérience vécue lors des deux guerres mondiales, et enfin (4) la topique des droits de lHomme et le principe de « dignité » auquel se voient à présent confrontées toutes les prises de parole publiques. Partant de ces constatations topiques, je mettrai en évidence leurs conséquences sur le paradigme rhétorique et plus spécifiquement sur la notion de « persuasion » qui ne cesse, aujourdhui, de dérouter et dinquiéter. Ce qui me donnera alors loccasion de réinvestir le rapport étrangement peu interrogé entre persuasion et fait rhétorique. Enfin, je proposerai une relecture de certaines théories contemporaines de largumentation à laune de la vision du discours que jaurai présenté, en éclairant la volonté quelles ont de le domestiquer (de le protéger, de le moraliser) pour le rendre conforme à une société idéale.
2. Le désaccord : espoir ou maladie du politique ?
2.1. Une topique de la critique
Lorsque jai débuté ma réflexion sur la place de la rhétorique aujourdhui, jai posé une relation causale entre : (1) la sortie du paradigme rhétorique et (2) la topique de nos sociétés démocratiques, à laquelle ledit paradigme était inadapté. En dautres termes, si notre topique contemporaine rejette les présupposés contenus dans le paradigme rhétorique (non pas dans la discipline rhétorique ce qui serait beaucoup trop spécifique et restrictif), cest parce que les traces successives que porte cette topique ont marqué si fort les esprits quil leur est progressivement devenu impossible de se référer aux présupposés de ce paradigme pour penser le monde et lhabiter. Il ne sagit pas de sen alarmer ni de demander un retour en arrière, mais bien plutôt de constater un état de fait, avec lequel nous devons vivre et dont il faut accepter les conséquences autant que les implications. Partant, si lon peut comprendre (au moins vaguement) ce quest le « paradigme rhétorique », au regard des éléments théoriques et historiques avancés précédemment (et que je mattacherai ensuite à préciser), il est sans doute beaucoup plus malaisé dappréhender ce que pourrait être une « topique », et surtout denvisager linfluence particulière que cette topique a pu avoir sur la révocation manifeste du paradigme rhétorique.
Une topique donc, cest lensemble des « lieux » (du grec topoï) par lesquels une société, une communauté, un groupe se reconnaît comme société, communauté, groupe, ou plus exactement lespace didentification, à la confluence du mental et du géographique, au sein duquel leurs membres vivent, pensent et se reconnaissent mutuellement comme tels, cest-à-dire comme membres. Cest pourquoi la topique est à la fois inclusive, en ce quelle marque une appartenance, et exclusive, car elle établit une distinction entre ce qui fait sens (social) et ce qui dépasse ce sens ou lexclut. Les lieux quelle porte « véhiculent les connaissances partagées, les attentes épistémologiques et politiques que les locuteurs ont à propos de leur environnement », pour reprendre la définition établie par Emmanuelle Danblon. Ces lieux communs ont un statut hybride, ils se situent dans un entre-deux : ce ne sont ni de simples opinions, ni de pures vérités. Ils témoignent de ce que « le plus grand nombre » tient pour acquis, raisonnable, acceptable, probable, vraisemblable, et peuvent, voire doivent, en conséquence, se passer de justification, car ils forment déjà des justifications qui échappent, ou du moins sont présumées échapper à la critique et à la suspicion. Cest pourquoi il demeure bien peu économique et infructueux de justifier ce qui sert à justifier, car vouloir tout justifier (par exemple que le bonheur est préférable au malheur, que la mer est salée ou encore que la neige est blanche) constitue, comme lexplique Perelman, « une entreprise insensée, car complètement irréalisable [et ne peut] mener quà une régression à linfini. » On raisonne et on argumente donc à partir des « lieux » sans devoir avancer des raisons préalables et des motifs pour les soutenir ou les faire accepter, car ils constituent, en eux-mêmes, des « raisons » ayant un fort, voire un très fort niveau de « généralité ». En même temps, comme je le soulignais, ces lieux communs ne sont pas des propositions universelles, ni des vérités absolues, en conséquence de quoi, ils sont potentiellement discutables et éventuellement révocables : communs à la plupart, peut-être ne le sont-ils pas à tous ? Mais cette fragilité est dabord de surface, car un lieu trop facilement discutable ou trop largement discuté perd de facto sa qualité de « lieu », incapable quil est de rassembler la communauté autour de lui. En dautres termes, le lieu commun, lorsquil est convoqué en discours doit être considéré comme connu, accepté, évident, et présenté de cette façon : cest-à-dire comme sil ny avait à son endroit aucun doute possible. En venir à justifier sa convocation comme prémisse au raisonnement ne saurait avoir dautre effet que de manifester le doute relatif à son niveau de généralité et mettrait en difficulté le sentiment dappartenance commune. Rappeler que cette « couronne » est celle quon gagne à Olympie une couronne dont « tout le monde », cest-à-dire pour Aristote tous les Grecs connaissent parfaitement la fonction , cest supposer (on ne peut dailleurs jamais lexclure) que certaines des personnes présentes pourraient ne pas le savoir, et donc ne pas participer à cette connaissance topique, transmise de génération en génération, autour de laquelle tout les Grecs (par opposition aux barbares, aux « autres », ceux qui nont pas la même langue ni la même culture) sont naturellement censés communier.
La topique, qui découle de ces lieux et les met en cohérence, possède une fonction structurante, elle donne un cadre cognitif et oriente la vision du monde de ceux qui participent à cette communauté dun sens partagé. Dans lexposé des Topiques (justement), Aristote procède en identifiant chaque fois un lieu général, tel que par exemple : « ce qui est bon absolument est préférable à ce qui est bon pour une personne déterminée », puis en lexemplifiant : « recouvrer la santé [est préférable] à subir une amputation, car lun est bon absolument, et lautre ne lest que pour celui qui a besoin dêtre amputé ». Toutefois, on ne peut comprendre en quoi la santé est chose absolument « bonne » quà partir du moment où lon a accès (et où lon se réfère) à dautres lieux, tel celui qui pose quune chose est « absolument ce quelle est, quand, sans aucune addition, on pourra dire quelle est bonne ou le contraire », mais aussi celui qui établit la différence de valeur entre une « chose essentielle » (qui appartient au genre) et une chose seulement accidentelle. Le lieu du « préférable » fonctionne donc en combinaison avec ceux de l« addition », de l« accident », et ainsi de suite. En conséquence de quoi, cest cette intrication de lieux donnés sous la forme de maximes daction, dévaluation, de jugement qui donne corps à ce quon appelle une topique. Les lieux ne font sens et ne donnent sens (au monde, à lenvironnement, à nos propres actions) que parce quils forment un système et quils sont conçus en strates successives. En dautres termes, ils ne sont pas éparpillés et sans rapports les uns avec les autres, mais, tels un palimpseste, ils se superposent, sestompent légèrement sans se cacher tout entier, en sorte quon peut toujours découvrir ou voir resurgir, par effet de transparence, lancien sous le nouveau. Ils constituent alors la « mémoire » du groupe qui, par leur intermédiaire, renouvelle des expériences passées, des moments forts de son histoire sociale et politique. Cela ne veut bien sûr pas dire que la mémoire des membres du groupe soit unique ; chacun, comme le dit Halbwachs, « suivant son tempérament particulier et les circonstances de sa vie, a une mémoire qui nest celle daucun autre. Elle nen est pas moins une partie et comme un aspect de la mémoire du groupe, puisque de toute impression et de tout fait [
] on ne garde un souvenir durable que dans la mesure où on y a réfléchi, cest-à-dire où on la rattaché aux pensées qui nous viennent du milieu social. » Or, réfléchir les faits et les impressions, cest déjà, explique-t-il, les inscrire au sein d« un même système didées et dopinions » et donc participer à la co-construction dun être collectif où les souvenirs des uns se voient rattachés à leurs expériences propres, autant quà celles des autres, comme si elles appartenaient finalement à tout un chacun.
Cette idée de topique a dailleurs été investie avec bonheur par la pragmatique linguistique, tout spécialement par Searle qui sest attaché à circonscrire le champ de lArrière-Plan de connaissance (Background). Lequel forme, selon lui, un dispositif partiellement établit dans linconscient qui, en structurant la conscience autour de « capacités » fondamentales, permet aux membres dune société dinterpréter des énoncés, des perceptions, dappréhender des événements, etc. Arrière-Plan qui dispose à certains comportements, certaines attitudes et détermine des attentes sociales spécifiques en fonction des circonstances. Pour Searle, lArrière-Plan, quil soit local ou profond, est à la base de toute représentation (de tout état Intentionnel), mais les « capacités » (« savoir-faire », « savoir que » selon lanalyse de Ryle) qui lhabitent, quant à elles, sont non représentatives et non intentionnelles. Par exemple, explique Searle, je peux me représenter en train de « peler une orange » (et non pas une voiture, ou un rocher), en avoir lintention, parce que je dispose dun répertoire de possibilités liées à mon Arrière-Plan qui différencie la position que je prends à légard dune orange de celles que je prends (ou prendrais éventuellement) à légard dune voiture ou dun rocher. Ducrot et Anscombre, pour leur part, posent lexistence dun ensemble de topoï présent en arrière-plan du discours qui oriente, de façon précisément sous-jacente, les interprétations des locuteurs. Ces topoï qui influencent notre façon de penser le sens dun énoncé, de le rendre cohérent à la situation de parole, à notre connaissance du monde, à notre propre histoire (« il pleut » = « sale temps, restons à lintérieur ! » ou, au contraire, « il pleut » = « enfin un peu de beau temps ! » : parce quil na pas plu depuis deux mois et que les plantations dépérissent ; le locuteur est alors capable de restituer lexplication par une justification implicite), constituent, au carrefour du social et de lintellectuel, un lieu de partage et de compréhension, dintercompréhension même, entre les interlocuteurs.
La notion de topique que je convoque ici se nourrit de ces apports théoriques essentiels. Elle peut finalement être entendue comme lespace mental, social et culturel dans lequel les membres dune société, dune communauté ou dun groupe stockent ce qui donne sens à leur réunion, à leur existence, à leur définition même : des dispositifs institutionnels, des textes fondateurs (canoniques), des ordres de grandeur, des principes supérieurs, des croyances, des savoirs scientifiques, des « savoir-faire », etc. qui influencent leurs représentations et structurent les opinions quils produisent sur le monde, eux-mêmes, les autres (cest-à-dire tous ceux qui ne font pas partie du groupe). Elle constitue la condition nécessaire à toute forme de rationalité. En effet, si les individus dun même groupe devaient évoluer sans quil existe un cadre topique auquel ils puissent se référer même implicitement et de façon très lâche, comme quelque chose de plus ou moins lointain, mais néanmoins toujours présent dans le flux de la vie, alors il leur serait impossible de penser, dagir ensemble, de progresser dans la connaissance par leffet de sa mise à lépreuve, et bien sûr daffecter au monde un sens qui puisse, dune manière ou dune autre, converger vers une raison commune. Sans topique, les critiques et les justifications nauraient tout simplement aucune prise sur personne puisquelles ne renverraient à rien de commun, à rien qui puisse avoir un sens par delà la singularité de celui qui en supporte la profération. Personne dautre que lui ne serait capable de les prendre en charge pour évaluer un écart détaché de toute idée de norme et de toute évidence partagée mais néanmoins susceptible dêtre soumise à la critique et donc dans lattente dune confirmation éventuellement nécessaire pour perpétuer sa puissance discursive. Si rien nest évident pour le groupe (qui justement, dans ce cas, nen est pas un) alors aucune catégorisation, aucune Certitude nest convocable pour penser et décrire le monde à lintention dautrui. En conséquence de quoi, la topique dune société oriente nécessairement les rapports quentretiennent ses membres à légard de la parole et du discours, car elle en détermine le statut autant que la fonction.
Cest pourquoi, comme le montre Emmanuelle Danblon, toutes les sociétés, en fonction de la topique et des lieux communs qui les traversent, nattribuent pas à la parole le même rôle social : pour certaines elle crée le monde (elle est magique), pour dautres elle est une condition de sa réalisation, de son juste accomplissement (elle est rituelle), pour dautres enfin, elle permet de le penser par lintermédiaire de conventions et de symboles (elle est rhétorique). Il est évident quil ne sagit là que didéaux-types superposables, entre lesquels il existe une porosité certaine. Toutefois, sous leffet inconscient de leur topique les sociétés réservent une place prépondérante à telle fonction plutôt quà telle autre. Le passage à la « parole rhétorique » ou, pour le dire autrement, au « paradigme rhétorique », qui sest produit en Grèce ancienne comme nous lavons vu plus haut, a été le résultat dun processus cognitif, intellectuel et politique qui a touché les conditions mêmes de linvention du sens. Conditions qui, dès lors, reléguaient à un état subalterne la fonction magique de la parole autant que sa fonction rituelle : dune part la parole navait plus pour principale vocation de mimer le monde, dautre part elle ne pouvait se contenter de la présence dindices congruents (de choses, dactes ou de personnes) pour faire advenir ce qui est attendu. On comprend donc que cest le rapport au monde qui sest trouvé radicalement modifié : de le dire, bien sûr, mais dabord de le vivre, de lhabiter, de le penser.
Lanalyse initiée par Danblon dans Rhétorique et rationalité (p. 153-176) me paraît très pertinente en ce quelle replace la naissance du paradigme rhétorique dans le cadre de la généalogie sémiotique de Charles S. Peirce (icône, indice, symbole), tout en ladaptant à la perspective évolutionniste concernant lacquisition de nos capacités cognitives, développée notamment par Merlin Donald. Ainsi montre-t-elle comment, à limage de lapprentissage du langage chez le jeune enfant, nous serions passés dans notre évolution sociale et discursive (cest une hypothèse généalogique, une expérience de pensée) : (1) dune représentation iconique qui utilise le corps comme outil de signification et dont lexpression mimétique se fait en un geste unique, à la fois englobant (voire universel, ou supposé tel) et « transparent », à (2) une représentation fondée sur lindice, qui sans plus être absolument « transparente » nest toutefois pas encore entièrement conventionnelle, cest le temps du mythe et du langage oral, pour finalement (3) laisser place au symbole lequel caractérise la sortie du « mythe imaginatif spontané » et lentrée dans le langage écrit qui na plus rien duniversel.
Le moment symbolique, dirons-nous, qui est aussi un moment rhétorique, rend compte dun double mouvement, dune part, (1) il se manifeste dans lattribution de fonctions purement conventionnelles : le langage perd le lien qui le rattachait au monde de façon transparente, dautre part, (2) il fait du langage le lieu autant que lobjet dune réflexion métalinguistique sur sa propre convention. Dès lors, le langage devient intéressant pour ce dont il témoigne (sa fonction symbolique) et non pas seulement pour ce quil fait (son pouvoir effectif sur le monde). En quoi cela constitue-t-il une vraie révolution ? Lorsque la parole est seulement magique, le mage, le sorcier, le guérisseur privatise en quelque sorte cette parole, il linvestit de façon empirique et temporelle. En dautres termes, si « ça » marche (si la pluie tombe, si le malade guérit, si la guerre se gagne, etc.), cest parce que : (1) ce qui a été dit mime lévénement qui sest réalisé, la chose a été faite par les mots avant de se produire physiquement dans le monde ; et (2) parce que ces mots ont été prononcés par une personne capable, et même seule capable, de leur conférer corporellement leur pouvoir mimétique. La parole magique appartient donc en propre à celui qui en fait usage en vue de produire des effets ; cest parce que cest sa voix, et non celle dun autre, qui prononce ces mots que les choses se passent, que le réel prend corps justement dans et par ses mots.
Dailleurs comme le précise Pascal Sanchez reprenant ici les réflexions de Bronislaw Malinowski, « [l]es pouvoirs magiques [chez les Trobriandais du Pacifique] prennent corps, se matérialisent, à travers lattribution dune fonction particulière accordée à la voix humaine. La relation entre la parole et la magie nest donc pas fortuite, elle résulte dun système complexe et cohérent de représentations liant lesprit, la voix et les croyances. [
] À travers la voix cest toute la force mystique du magicien qui est projeté sur la terre afin que les plantes bénéficient dune vigoureuse croissance. [
] La parole magique se comprend [alors] dans le cadre dune théorie qui associe la voix à la puissance ». Si les mots par eux-mêmes produisaient leurs effets créateurs, alors nimporte qui pourrait les faire siens et sinvestir de leur pouvoir (lequel ne serait précisément plus magique). Or, le nécessaire investissement de ces mots par une voix particulière, leur incorporation spécifique, condition de leur efficacité même, témoigne du fait que ces mots, en tant que tels (comme mots), ne font rien sur le monde. Le « faire » quils accomplissent nest pas une caractéristique qui leur est propre, mais une condition de leur définition rétrospective comme paroles « magiques ». Le pouvoir créateur de ces mots ne réside pas en eux (dans ce qui est dit), mais dans la voix (et le corps) de celui qui les dit. Cest pourquoi, le sens des mots dans la parole magique nest pas primordialement partageable puisque leur prononcé ne saurait produire ou créer, pour tous (le sorcier et les autres, tous les autres), une réalité identique. Il ne peut y avoir dans un tel contexte ni vérité, ni erreur, ni écart, seulement des succès et des échecs, produits dune relation heureuse ou malheureuse entre un homme et ses mots.
En conséquence, et il en va de même pour la parole rituelle (qui ne vise pas à créer une réalité nouvelle, mais à accomplir un ordre juste du monde, à le réaliser), ce type de parole ne peut faire lobjet dun retour réflexif ou interprétatif. Ce qui sest produit nest pas généralisable : on ne peut rien en dire, à part constater les effets dune parole dont la valeur est intrinsèquement singulière, et en même temps (au moins partiellement) « transparente » pour la communauté. Les choses se passent, elles ont du sens (« ça » marche ou « ça » na pas marché), mais ce sens appartient à quelquun qui revendique le bénéfice exclusif de sa création : le monde est enchanté. À partir du moment où les esprits accèdent ensemble, sous leffet dune convention quon appelle lécriture, à la représentation symbolique, ils accèdent du même coup à la pensée théorique, laquelle permet de réfléchir les mots prononcés, les paroles dites, et non pas uniquement de les vivre ou de les subir. Cela veut dire que le symbole nexiste que par la convention qui lui donne sa qualité de symbole, cest-à-dire par lacceptation dune signification partagée et surtout partageable.
Comme le remarque Danblon, qui reprend et poursuit les analyses de Jack Goody formulées dans la Raison graphique, le signe symbolique (lécriture donc) implique le nécessaire passage par une interprétation qui permet den dévoiler le sens. Si le symbole peut-être interprété, cest dabord parce quil existe un langage conventionnellement admis susceptible de donner les clés de cette interprétation et de lever lincompréhension première. Puisque le symbole nest pas transparent, à linverse de licône et (partiellement) de lindice, quil faut en passer par la médiation dun langage conventionnel, cela veut dire quil ne saurait y avoir de symbole sans un retour sur lui, sur son sens. Or, le fait même dexiger un retour interprétatif confère au symbole un « statut pleinement épistémologique, dont le premier critère [explique Danblon] est sans doute la possibilité derreur, qui conditionne potentiellement son caractère argumentable ». Lacquisition de ce nouveau statut, ouvre alors la voie à la critique, laquelle suppose, par définition, lexistence de critères communément disponibles pour identifier et qualifier comme erreur lécart produit par rapport à une décision initiale de laquelle est né un accord. Ainsi le moment symbolique marque lentrée de plain-pied dans lère de la critique : une critique accessible à tous ceux qui partagent les conventions du langage, et à partir desquelles ils nourrissent certaines attentes susceptibles dêtre déçues ou bien contentées.
En conséquence, la critique fait primordialement signe vers le sentiment selon lequel laccord doit être au minimum confirmé, repensé, voire tout bonnement réinventé par les membres du groupe. Il ne peut plus être conservé en létat et doit faire lobjet dun processus réflexif qui permette de lengager, de nouveau, dans des routines daction sans quil soit besoin de sinterroger sur sa réalité ou sur son évidence au moins jusquà lapparition dune nouvelle critique. Ce qui implique une vision dynamique de laccord lui-même, lidée dun accord sans clôture, toujours ouvert à une potentielle révision. Une possibilité de ce type manifeste alors lexistence dun monde dans lequel le savoir nest pas impersonnel, cest-à-dire « garanti par un esprit divin » face auquel les opinions, cest-à-dire les critiques possibles ont du mal à courir et se heurtent à un absolu qui toujours les renvoie à leur insignifiance. Dans un monde ouvert, « la connaissance devient un phénomène humain doù lerreur, limprécision, la généralisation indue ne sont jamais totalement absentes » ; ceci veut dire que les décisions prises, les accords conclus à partir de ces connaissances forcément imparfaites restent toujours révocables et soumis aux effets de la relation concurrente entre critiques et justifications. Raison pour laquelle laccord ne saurait imposer sa rationalité une fois pour toutes, mais doit justement tirer celle-ci de leffort, sans cesse renouvelé, quil fournit pour se faire accepter comme tel par la communauté selon lidée que Perelman défend dans larticle cité ici. Cest pourquoi la critique ne peut sarrêter au seul sentiment négatif de la déception inaugurale sans espérer, par la mise en uvre dun dispositif de justification (ex. : je ne suis pas daccord, je conteste cette pratique, ce raisonnement, cette façon de dire, de penser
parce que), une confirmation ou, au contraire, une évolution de laccord initial dans sa définition, car sans accord, aussi temporaire et ténu soit-il, point de communauté, ni de Cité.
Cest bien dans ce sens que vont les éclairants développements que Perelman consacre à la question, développements qui lamènent à préciser lidée selon laquelle l« entreprise de justification na de sens que si les actes quil y a lieu de justifier sont des actes critiquables, qui possèdent quelque défaut les rendant inférieurs aux actes qui échappent à la critique et, par conséquent, au besoin dêtre justifiés. » Ainsi montre-t-il que la critique et la justification fonctionnent de pair et constituent deux orientations ou positions concurrentes et en même temps complémentaires inscrites dans un même cadre argumentatif. Elles se succèdent et convoquent chacune des raisons « pour » et « contre » qui sopposent dans linterprétation des principes et/ou dans lattribution des propriétés idéales par lesquelles un acte (une thèse, un comportement) se protège de la survenue dun énoncé critique. Somme toute, pour que la critique puisse être pensée (je ne dis pas reçue) comme critique et la justification comme justification, il faut, par définition, que chacune delles estime se référer à des actes, des faits, des idées, des croyances exemplaires, dont limmunité face à la critique est réputée acceptée ou au minimum acceptable par la plupart, sinon par tous les membres de la communauté de signification à laquelle elles sadressent. Ce qui suppose deffectuer une opération de remontée en généralité afin de dépasser « les dimensions contingentes de la situation. » Luc Boltanski poursuit cette idée et souligne en des termes, dois-je dire, très perelmaniens que l« exigence de justification est [
] indissociablement liée à la possibilité de la critique. Elle est nécessaire pour appuyer la critique ou pour répondre à la critique. » Cest pourquoi, explique-t-il, « [e]n dehors des situations critiques, la justification est inutile » quil sagisse de situations réelles (critiques actées) ou simplement imaginées (critiques possibles). Elle est inutile dans la mesure où il nexiste nulle raison légitime de la mobiliser pour protéger, rétablir ou modifier un ordre des choses qui de toute façon nest contesté par personne dans lici et maintenant, un ordre des choses qui se coule dans le flux de la vie. Et plus quinutile, elle est dangereuse, car en argumentant « pour », en effectuant « le travail de remontée aux principes », la démarche justificatrice ne peut éviter de réfuter des arguments « contre » susceptibles de mettre en péril ce quelle justifie et déprouver son contenu argumentable : elle ouvre donc indirectement la voie à la critique de ce quelle défend et soutient. En dautres termes, il ne saurait y avoir de justification sans positionnement par rapport à un adversaire dont la présence possible non seulement invite, mais impose une réponse qui manifeste sa fragilité. Du reste, comme je lindiquais précédemment à la suite de Perelman dont Danblon reprend les idées forces, lexistence de la critique inaugurale moment « contre » implique une « adhésion préalable à des normes ou à des fins au nom desquelles la critique est avancée » : il devient alors possible didentifier un écart, de linterroger, de le mettre en procès pour confirmer, repenser ou, éventuellement, remplacer ces normes et ces fins. Lécart constaté est alors une chance pour éclairer et approfondir cet accord dont le propre est dêtre temporaire et toujours disponible à la critique comme à la justification.
Partant, la critique ne peut prendre corps dans le cri in-différenciateur (celui de la douleur par exemple), lequel, bien que témoignant également de la déception de certaines attentes (celles qui concernent le bien être physique notamment), ne saurait viser quune généralisation ou une universalisation inscrite en elle-même dans le cri et non pas portée personnellement par le sujet criant. Un cri deffroi, alors même quil se manifeste (potentiellement) comme un autre cri deffroi, ne saurait parler de leffroi en tant que tel, car il nen possède pas le concept ou, pour le dire autrement, parce quil ne dispose pas de la convention capable de dire leffroi par-delà sa manifestation physique. Luniversalité perdue du cri (qui était une universalité en quelque sorte intrinsèque), se regagne donc dans la possibilité conférée par le symbole à la critique dinvoquer des principes partageables, et de prétendre parler (crier) non pas seulement pour soi-même, mais pour tous les autres avec soi, tous ceux supposés se retrouver et communier dans la convention. Alors même que le symbole nest pas universel, il retrouve une universalité qui ne lui appartient pas en propre (le langage qui donne sens au symbole est forcément particulier), mais quil rend possible dans ce quil permet dexprimer, cest-à-dire dans la formulation de justifications réputées généralisables et acceptables (jusquà un certain point du moins) par nimporte qui : il est donc une ouverture à luniversel.
Récapitulons : (2) le symbole suppose lexistence préalable (1) dune convention sur laquelle repose son interprétation, sa lecture (3), convention qui, dune part, rend pensables (4) lécart et lerreur, dautre part permet (5) la réflexion et la critique, dont le propre est de sappuyer sur (6) des raisons acceptables, cest-à-dire des lieux partagés (ou supposés tels) pour en appeler à (7) la confirmation ou à la restauration de la convention dans son intégrité conventionnelle. Lentrée dans lère de la critique, dans sa topique dirons-nous, naît bien de la mise en concurrence d« états de choses » et de « formes symboliques » qui permet déprouver la réalité vécue. La critique revient donc, comme Boltanski en fait la remarque, à sinterroger sur « ce quil en est de ce qui est », en dautres termes à se demander si la réalité telle quelle nous apparaît et que nous la vivons (avec ses valeurs, ses ordres de grandeur, ses principes supérieurs, ses actions) est bien conforme à ce quon peut attendre delle, conforme à la définition quon lui donne et dont on présuppose le partage : elle porte sur « la moralité, la légalité, la régularité (dans le sens le plus large), lutilité ou lopportunité dun comportement, dune décision, dune mesure prise ou proposée. » En conséquence, il sagit par la critique de garantir la permanence de cette réalité qui « se confond avec ce qui paraît se tenir » (le bon ordre des choses), mais qui parallèlement manifeste son incessante fragilité. Si la réalité nétait pas fragile, si elle ne risquait rien dans la confrontation au « monde », alors il ny aurait pas besoin de convoquer des « dispositifs de confirmation » pour lever (ou tenter de lever) lincertitude quant à la qualification commune des « états de choses ». Les choses seraient tout simplement transparentes : il ny aurait ni ambigüité ni erreur possible quant à leur interprétation. Le mouvement critique met donc en lumière linquiétude fondamentale relative à leffectivité de ce qui est commun, ou plus exactement de ce quon tient (personnellement) pour tel.
Si le fond commun était vraiment commun, évident, transparent pour tout un chacun, alors rien ne pourrait mettre à lépreuve la continuité de la réalité, lharmonie du sens. Or, là encore, ce que manifeste primordialement la critique, cest non seulement (1) la fragilité ou la ténuité de ce qui est commun dans la réalité, mais en même temps (2) la nécessité den appeler à ce que lon présuppose commun (et quon estime recevable, par référence à la convention) pour justifier la critique qui sénonce. Cest pourquoi, la critique est à la fois : (1) ce qui pointe une manque, un manquement, une erreur, une confusion au regard de la convention ordinaire, et qui rend compte de la profonde incertitude de celle-ci, et (2) la condition dêtre de la Cité qui peut, grâce à la manifestation de cette critique et aux raisons quelle apporte, réfléchir son ordre, son agencement, et repenser de façon le plus souvent indirecte et implicite ses lieux incertains. Lordre (son maintien) et la critique fonctionnent nécessairement ensemble, ils se répondent et bornent la réalité : la critique donne sens à lordre en montrant la fragilité qui laffecte et au nom de laquelle peut sopérer le travail de réflexivité, tout comme la référence à un certain ordre est la raison dêtre de la critique et des justifications quelle supporte. Lordre, le sens, la communauté, sont en quelque sorte tenus par la critique qui les rend possibles ou du moins qui participe de leur définition et, plus encore, de leur confirmation.
Je me suis efforcé de poser ici la relation étroite entre : symbole convention critique justification apport de raisons acceptables. En dautres termes, on le comprend mieux à présent, cest de la possibilité de critiquer (il sagit là dune possibilité cognitive, dune ressource mentale issue de lintroduction du symbole, de lécriture) quest né le paradigme rhétorique : « le discours peut désormais faire lobjet dune critique et, de surcroit, cette critique peut être mise en uvre » par tout un chacun. Ce nouveau paradigme traduit en fait une double orientation, dune part (1) il manifeste un intérêt particulier pour le langage lui-même, son statut, sa fonction, ses ressources, ses stratégies, dautre part (2) il fait de la critique (dun point de vue ontologique) le cur même de son investigation théorique et, finalement, le cur du langage lui-même, et plus encore le cur de la Cité cest du moins la position que je défendrai désormais. Or, notre conception contemporaine de la critique et finalement du désaccord (conçu comme égarement, danger, voire catastrophe politico-discursive) ainsi que nous le verrons nous empêche, me semble-t-il, de percevoir clairement comment la rhétorique a pu donner à la critique une telle importance dans sa définition.
La matérialité critique de la rhétorique nous apparaît aujourdhui comme inintelligible au regard de sa « fonction persuasive ». Il sagit là dun réel défi à la réflexion : comment penser ensemble critique (comportement « contre » = agression) et persuasion (comportement « pour » = séduction = anti-critique) ? Dans quelle mesure la première informe-t-elle la seconde alors même que ces deux activités nous semblent antagonistes lune de lautre ? Avant daller plus loin, je me bornerai à faire une remarque introductive : la critique rendue techniquement possible, accessible à la pensée et au discours dans un monde habité de symboles, en vient elle-même à traduire symboliquement ce quelle permet de tenir à distance, cest-à-dire la violence physique. Tout le travail réalisé par la rhétorique (dabord sur le plan théorique) consiste donc à réfléchir les règles, les modalités, les stratégies et les limites de la critique, afin de rendre la violence de celle-ci acceptable et den faire un instrument définitoire de la démocratie et de la liberté. En faire un instrument, un outil, cela veut dire éviter que la critique ne se retourne contre elle-même et enraye le déploiement des justifications concurrentes. Il sagit donc de lui trouver un dispositif dexpression clairement agonistique (agôn : le combat, la lutte) qui : (1) la respecte comme critique (ne lui enlève rien de la violence de ses mots), et en même temps (2) la contienne pour prévenir lapparition ou éventuellement le retour à violence des mains.
La naissance de la rhétorique dans la Grèce du Ve siècle avant notre ère nous lavons vu dans lintroduction générale et dans la première partie est contemporaine de celle de la démocratie (une démocratie ouverte au « pluralisme agonistique », selon la belle expression de Chantal Mouffe que nous reprendrons infra). Cette contemporanéité manifeste en fait une très forte corrélation, une interdépendance et, selon moi, une topique commune : la critique non comme posture (comme cest trop souvent le cas aujourdhui : la critique pour la critique), mais bien comme façon de penser le rapport au monde, à soi, aux autres. Cette critique constitutive de la vie sociale marque donc à la fois : (1) un point de départ, en ce quelle ouvre une capacité cognitive, (2) une ressource, car cest par la critique que actualise lexercice de la liberté (celle des Anciens sentend), et (3) un enjeu, en ce quil faut en réguler (en codifier) lexploration, sans pour autant labolir ni lui dénier sa réalité. Ce que nous verrons, cest que la sortie du paradigme rhétorique trouve son origine (cest lhypothèse que je défends) dans limposition progressive dune topique concurrente, celle de laccord obligé pacificateur, qui justement rejette la critique comme mode dêtre libre.
2.2. La rhétorique et la violence
Dans le cadre de sa brillante réflexion sur les « énoncés défensifs » (lexcuse, la tentative de disculpation, la dénégation, la demande de pardon, etc.) Sébastien McEvoy sintéresse à la « machine » (cognitive, interprétative, argumentative) que mobilise les personnes pour justifier un « mauvais traitement » qui a été infligé (une remarque, une brimade, une incrimination, une violence quelconque, etc.), et/ou pour en demander la suspension, lamoindrissement ou larrêt définitif. McEvoy place clairement lorigine de l« invention défensive » dans limpératif de justification qui pèse sur les personnes, cest-à-dire dans cette nécessité qui leur est faite, au regard dune norme supposée partagée : (1) de rendre justice à une « accusation » (une critique, une punition, une sanction, etc.) qui a été portée, et (2) den rendre compte, dy répondre en justifiant un comportement ou un état de choses (« Oui, cest vrai, mais je nai pas pu faire autrement
», « Pardonne-moi, mais il était déjà trop tard pour
») dans la mesure où cette « accusation » oriente le sujet incriminé vers trois passions négatives (langoisse, la dette et la honte) qui ne peuvent demeurer sans une réponse compensatrice.
Ce dont témoigne l« invention défensive » à travers la norme quelle convoque, cest non seulement de (1) lexistence dun conflit qui a résidé (et parfois réside toujours) sur linterprétation de ladite norme, mais aussi plus largement (2) dun « désaccord sur [
] ce que doit être lordre social, ou sur les faits » (p. 24). McEvoy qui reprend librement une proposition de Perelman distingue ainsi, au sein dun contexte avant (justification implicite dun mauvais traitement) et après (demande de pardon, ou justification de son refus), deux types de participants : agresseurs et défenseurs. Lagresseur, explique-t-il, cest « celui qui [
] justifie [l]e mauvais traitement, et de ce fait lannonce » (p. 59). Il porte laccusation, met en uvre et justifie le mauvais traitement infligé à un « défendeur » identifié comme bénéficiaire de lénoncé défensif. Le défenseur de son côté (qui peut, selon les cas, se confondre ou non avec le défendeur) est celui qui, justement, porte cet énoncé défensif, soit pour demander pardon, sexcuser (ou excuser un tiers), soit pour justifier le refus quil oppose de mettre en uvre un dispositif verbal de réparation, en témoignant de linjustice qui (lui) a été faite. Toutefois, comme le montre McEvoy, et cest ce qui fait lintérêt de son propos, « laccusation, comme la défense, [constitue] à la fois un glaive et un bouclier » (p. 83). En effet, pour ce qui tient de lactivité discursive, la différenciation entre lagresseur et le défenseur est, comme il le remarque, fort ténue : laccusation se distingue certes par sa dimension inaugurale, mais elle dispose également dune part « défensive », puisque lagresseur (1) conçoit nécessairement son accusation (son attaque) comme la défense dun certain ordre, dune certaine norme, dun principe supérieur, et (2) parce quil est amené à se justifier et donc à défendre le mauvais traitement quil inflige en effectuant un retour sur les (bonnes) raisons de son accusation, et donc sur la norme (supposée bafouée) à laquelle elle répond.
Le moment de la justification de laccusation constitue un moment fondamentalement défensif par lequel le glaive accusateur se mue en bouclier. Dans le contexte après, la défense est, elle aussi, tour à tour « glaive et bouclier » : « bouclier, elle se défend contre le mauvais traitement annoncé, et sa justification [
] peut constituer en soi un mauvais traitement ; glaive, elle casse la justification, et faisant apparaître un état de chose comme une agression, et cette agression contre elle comme une agression ordinaire, injustifiée, elle appelle en retour le mauvais traitement de laccusation, en le justifiant : elle désarme laccusation, léchange se résolvant pour elle positivement [
] » (p. 85). La réversibilité des rôles et des places dagresseur et de défenseur est constitutive de cette « invention défensive » par laquelle chacun des protagonistes se charge successivement de se défendre et daccuser, cest-à-dire de rechercher les preuves les mieux à même de supporter une défense toujours à venir : car il ne saurait y avoir dattaque sans défense de celle-ci.
Il sagit donc bien d« invention » au sens rhétorique du terme ; cela relève du « faire » et non de la production mécanique (techniciste), comme jen faisais moi-même la remarque au début de cette quatrième partie. Justifier, cest rechercher des preuves au nom desquelles ce qui a été accompli est juste, conforme à la norme ou, au contraire, injuste, déviant par rapport à celle-ci ; et produire des preuves, cest corrélativement « inventer » (re-découvrir) les moyens de les rendre acceptables, « dicibles » (p. 146), pertinentes, de les faire cohérer à un ordre juste ou réputé tel. En dautres termes, l« invention défensive » lie les adversaires entre eux autour de cet horizon commun quest la persuasion, cest-à-dire dans la recherche antagoniste de largument irréfutable. Lequel argument, appuyé sur une vraisemblance suffisamment forte pour être contraignante, se voit doté, par chacun, dune capacité ultime à faire entendre raison à ladversaire, à le faire abdiquer. Mais, il ne sagit là que dun horizon, dun espoir de victoire ; le principe des justifications concurrentes, quant à lui, implique la reconnaissance préalable par les adversaires du caractère forcément critiquable de leurs arguments réciproques.
Refuser à lautre la possibilité de la critique, se soustraire soi-même à la défense, et donc à la justification de laccusation initialement portée, serait reconnaître à cette accusation son caractère proprement injustifiable (irréfutable au sens poppérien du terme) ou son incapacité personnelle à la justifier par des arguments. Ce serait, comme lexplique McEvoy, « renonce[r] absolument à être juste, à avoir raison, même relativement » (p. 185). L« invention » simpose donc aux protagonistes de léchange parce quils ne sauraient laisser leurs accusations sans défense, cest-à-dire sans arguments défensifs. Cela ne veut pas dire que les adversaires se doivent daccepter la critique de leur opposant (den accepter le contenu propositionnel), au contraire, mais quils ne peuvent nier lexistence de la réfutation qui sénonce, ou bien en sexposant dès lors à la critique de ne pas y avoir répondu, de ne pas sêtre justifié.
En pénétrant dans lespace dopposition des preuves et des arguments les adversaires contractent lun envers lautre une obligation qui les met en devoir de se respecter (disons plutôt de se considérer) comme tels, cest-à-dire comme adversaires. En conséquence, la relation quils instaurent ne repose pas sur la négociation, ni sur la coopération (il ne sagit pas de rechercher le consensus, laccord ou lunion des contraires), mais sur une « coordination minimale » (p. 24). Cette dernière est relative dune part (1) à ce qui fait lobjet du différend, sans pour autant que les adversaires attribuent à cet objet une définition identique, et dautre part (2) à la façon, non pas de le régler, mais bien den explorer les implications, la matière, les enjeux. Cest pourquoi, la réversibilité des rôles et des places, la formulation des critiques, le processus dopposition sont potentiellement sans fin : la suite des arguments, contre-arguments, contre-contre-arguments, etc. nest pas limitée en principe. Rappelons à ce titre que le caractère « interminable » (p. 185) de léchange argumentatif constitue, au moins sur le plan théorique, un de ses traits définitoires, car il témoigne de louverture des adversaires à une réfutation dont la potentialité ne peut jamais être écartée.
Cependant, ne nous méprenons pas, il ne sagit là que dune disposition théorique de léchange, à laquelle il faut bien sûr opposer un contexte réel de production des énoncés qui restreint de beaucoup lextension et la durée réelle du différend. Cette restriction, pourtant, ne dérive pas dune obligation faite aux adversaires de sentendre et de poursuivent leur cheminement de concert en travaillant leur désaccord pour le résorber et mettre un terme définitif à lopposition qui les réunit. En effet, l« invention défensive » à laquelle ils répondent nest nullement orientée vers une finalité de ce type qui aurait pour effet : (1) dappauvrir lexpression de la critique, et (2) de biaiser voire dinterdire la mis à jour des arguments qui, sans cesse, mettent à lépreuve la parole adverse. Ce point me paraît crucial car il met le doigt sur la dimension fondamentalement accidentelle de laccord et ne le constitue pas en impératif catégorique témoignant du succès (ou de léchec) de léchange. En dautres termes, laccord entre les adversaires nest pas le résultat final dun programme décidé à lavance (il nest pas attendu dès le départ, ni espéré comme dans le cas dune négociation commerciale ou dun débat que nous pourrions qualifier de « pacifique »), mais il constitue un effet contingent de largumentation, ou mieux, de la persuasion que celle-ci soit réciproque ou non.
Partant, le différend initial prend fin, de façon au moins temporaire, suite à : (1) la survenue dun accord imprévu et non recherché entre les adversaires, (2) lépuisement des arguments disponibles qui avantage lune des parties contre lautre, laquelle renonce alors à poursuivre léchange sans toutefois reconnaître la défaite de ses mots, ou (3) par lintervention dun dispositif externe, un « tiers » ou une « institution » (judiciaire, politique, etc.), qui exerce son office de décision en fonction des arguments présentés et de leur force persuasive. Le « pluralisme de solutions raisonnables justifie [pour Perelman] le recours, pour arriver à une décision, à dautres techniques que la seule délibération, à savoir le vote majoritaire, ou la désignation dune autorité compétente, qui aura le pouvoir de décider », mais non pas dinvalider comme déraisonnables les autres solutions possibles. Dans tous les cas, laccord nest pas un but ou une fin en soi et ne saurait constituer un principe essentiel ou une visée de cette « invention défensive » qui fait signe vers la notion d« engagement », si présente chez Perelman et Olbrechts-Tyteca. Il y a toujours dans la démarche argumentative qui fonde lopposition des adversaires un périlleux engagement de la parole, un risque, une exposition (à se voir contredit, malmené, à devoir renoncer, à perdre la face, etc.). Or, cest justement dans cet « engagement » (racine grecque *wer : action de sengager, de donner sa parole) que senracine le paradigme rhétorique, ainsi que nous lavons vu, à la suite de Françoise Douay, dans lintroduction générale. La fonction spécifique du rhètôr (dans lAntiquité), cest de défendre sa position, de prendre parti par rapport à, contre, davancer des propositions, de qualifier ou de requalifier des faits, et dabord de sengager à le faire, cest-à-dire den prendre le risque. Alors oui, il y a une certaine violence dans cet engagement spécifiquement rhétorique, dans cette volonté davoir raison, de lemporter contre son adversaire, dans cette surenchère verbale qui conduit à radicaliser sa critique et à espérer enfin découvrir largument imparable.
En sengageant, les adversaires savent quils ont quelque chose à perdre dans lexploration de leur rivalité ; cest dailleurs cette perte potentielle qui donne sens et corps à leur recherche concurrente de la victoire, laquelle est, dans la psychologie athénienne, une source de plaisir, une marque de valeur et de supériorité, comme le rappelle David J. Cohen. Cest parce quils prennent ce risque que les contradicteurs se chargent de leur propre destin et font alors lexpérience de la liberté : celle de dire, mais avant tout celle d« inventer » selon les termes mêmes de Perelman. Tout le paradigme rhétorique est là, inscrit, selon moi, dans la dualité de lattaque et de la défense, dans le glaive et le bouclier. Accepter cette violence, cest aussi échapper à un dilemme trompeur qui postulerait linefficacité première de cette fonction du verbe quest la persuasion et ne verrait en elle quun procédé inutile et impuissant tout juste bon pour « prêcher des convertis » ou « prêcher dans le désert » : deux façons de ne pas simpliquer et de refuser la lutte des preuves et des arguments. Le procédé nest pas inutile puisquaccepter lopposition rhétorique, cest toujours espérer pouvoir ultimement rallier, cest-à-dire soumettre, nayons pas peur des mots, un adversaire dont les arguments quoique contraires sont toujours supposés puisés à une source commune de la sienne. Si la source est commune, cela veut dire que les opposants reconnaissent alors (bien que cette reconnaissance reste le plus souvent informulée) la force potentielle des discours de leur vis-à-vis. Comme lexplique Goyet, « [l]a topique peut être plus ou moins achevé : mais elle a toujours la prétention dêtre une, dêtre larsenal unique où les adversaires se fournissent en armes et arguments. [
] [C]est la présence même de ladversaire qui donne [
] toute son acuité à la question du probable ».
Sans doute y a-t-il de la « guerre » dans ces mots qui séchangent, mais ne nous laissons pas aveugler par cette métaphore un peu trop transparente, car si « guerre » il y a, elle toute symbolique. Elle est une façon de refuser les armes en sarmant de mots qui, du reste, ne sont jamais que des mots. Les adversaires combattent, mais en tenant la « vraie » guerre à distance, en sen éloignant de plus en plus à mesure que les réfutations senchaînent et se répondent. Je serais tenté de dire que la rhétorique est une façon de « jouer » (bien quil ne sagisse pas vraiment dun jeu) à la guerre, de faire « comme-si » il sagissait dun combat mortel, alors même que les adversaires savent bien quen sortir par la petite porte, se dérober, renoncer à la lutte verbale, laisser tomber, partir sans mot dire, est finalement toujours possible (même si ça nest pas très glorieux) : « petite guerre ou fantasia, simulacre et substitut de la guerre littérale, les boulets quelle tire, aussi rouges soient-ils, ne tuent que symboliquement ».
Pourtant, avec cette guerre symbolique (qui, somme toute, nest jamais « pour de rire »), la violence réside, bien réelle, dans la menace permanente, dans la critique qui pèse sur les thèses en présence, dans les contre-arguments et les justifications opposées. Francis Goyet se demande, à ce titre, si lon ne peut pas parler, pour elle, de « bonne violence », tout en reconnaissant que se pose dès lors « le problème du fait rhétorique » qui exige daffronter l« équivoque fondamentale » entre bonne et mauvaise violence, et den questionner la séparation (p. 92). En quoi la violence de la rhétorique serait-elle meilleure que celle dune offensive militaire par exemple ? Si cette violence est spécifique, relève-t-elle dune simple différence de degré ou, au contraire, dune différence de nature ? Ces questions se posent, inévitablement. La position de Goyet revient à associer « violence » et « aveuglement » : la rhétorique ne fait pas « sortir de laveuglement, mais consiste à faire passer à une bonne sorte daveuglement. [
] [Elle] na pas les mots très purs », poursuit-il, mais au moins elle a des mots, et ne laisse « pas lIdéal sans armes et sans voix ». Bien quils ne soient pas purs, ses mots le sont, précise-t-il, « relativement plus que ceux de la meute ou de la tribu » (p. 93) ; grâce à eux « on sort de la crise, et par le haut, et en allant de lavant. La solution vraiment violente est la guerre, cette main dacier du progrès » (p. 97).
Alors même que la proposition de Goyet est très prometteuse et stimulante, ce « plus » me paraît tout compte fait problématique car il fait signe vers une différence qualitative (degré) et non pas vers une différence de nature plus profonde. Certes, avec la rhétorique on ne sort pas de la violence, puisquelle lui est constitutive, ou plutôt si, au contraire, on sort dune certaine forme de violence sans règles, voire sans limites, mortelle, pour en embrasser une autre, aussi vraie que la précédente, mais réglée par la convention. La violence rhétorique, qui marque laveuglement de lengagement, est dun type bien particulier : elle repose sur une mise en fiction partagée par les adversaires. Il sagit dune violence acceptée, précisément, pour sa capacité à rendre la violence physique impuissante dans la recherche de la victoire. Victoire à laquelle le modèle du paradigme rhétorique confère toute sa valeur parce quil la rend juste en la fondant sur un impératif de justification auquel se lient volontairement les protagonistes. Et cest ce qui change tout ! Sengager par la parole et miser sur les capacités persuasives de son « juste usage », cest remplacer le corps à corps par le mot à mot, accepter les contraintes autant que lefficace pouvoir du dire, et déplacer le différend originel en un lieu où le pouvoir des mains serait inefficace. En revenir ou en venir aux mains constituerait, par définition, une sortie du registre de la critique et de la justification, une sortie de la guerre en « comme-si » pour pénétrer dans cette guerre réelle que la rhétorique sapplique à contenir et à exiler hors de la Cité.
La rhétorique (en tant que régime paradigmatique) chasse la guerre, elle empêche sa manifestation intempestive, mais sans nullement chasser la violence, ni surtout la critique (comme combat des idées et des arguments), dans la mesure où ensemble elles participent et structurent la « mentalité agonistique » qui pénètre lAthènes dAristote. À ce titre, la définition de la rhétorique proposée par Michel Meyer comme « négociation de la distance » entre des « partenaires » ou des « sujets » me paraît dune part (1) assez peu convaincante (elle a tout lair dune pétition de principe : rhétorique = négociation dune distance = « résolution ou traitement de ce qui est problématique »), dautre part (2) largement contraire aux principes essentiels du paradigme agonistique sur lesquels elle repose et que jai présentés plus haut. Il ne sagit pas de « négocier » une « distance » ou une « question » (pour reprendre les termes de Meyer), mais de montrer cette distance ou cette question, den témoigner, de léprouver, précisément parce quil ny a pas de « problème à résoudre », mais dabord un combat à gagner, une cause à défendre.
En fait, comme je le précisais, la rhétorique toute entière sest développée à partir de ce paradigme agonistique que les traités de lAntiquité se sont attachés à formaliser et à informer théoriquement. Il ne sagit donc pas du tout concernant lagôn de la langue dune « histoire hors-champ : histoire clandestine, liée à une oralité non transcriptible, à une marginalité sulfureuse aux confins de la diffamation et de la proscription », comme laffirme Gilles Declercq dans une réflexion pourtant féconde. Ce nest quune réécriture doucereuse de lhistoire de la rhétorique qui sest attachée à faire de celle-ci une activité sans conséquences, un jeu presque galant par lequel on ne séchange que des gentillesses (je caricature à peine). Or, doit-on le rappelle, la rhétorique est dabord là « pour faire taire », il y a chez elle un côté féroce, sauvage, cruel aussi quon ne peut aussi facilement oublier : ce côté nest pas la face obscure, le « mauvais autre » quon doit dissimuler, non, cest le cur même de cette fonction du langage. On aimerait voir dans la rhétorique une façon de faire passer ses idées, alors quil sagit avant tout, par elle, de les défendre et dattaquer ceux qui sy opposent et sefforcent dimposer les leurs ! Mais sans doute la notion didéal na-t-elle plus beaucoup de sens aujourdhui
Sébastien McEvoy retrouve le chemin de cette tradition et souligne combien le discours judiciaire est prédominant dans les réflexions des anciens rhéteurs (p. 143 et suivantes). Le constat quil formule signale dailleurs le contexte particulier de naissance de la rhétorique (que nous avons déjà abordé) : comment se faire reconnaître devant un juge la possession légitime dune terre confisquée par un régime tyrannique à présent déchu ? Comment rentrer dans son bon droit face à un adversaire également décidé à faire valoir ses droits de propriétaire ? Le lieu dexpression au sein duquel est primordialement pensée, théorisée la parole rhétorique est donc le tribunal avant même dêtre la tribune politique. Tous les discours se trouvent calqués sur la modèle dualiste qui caractérise la scène dun procès où les rôles dattaquant et de défendant sont clairement établis. Deux rôles pour lesquels il existe un répertoire dactions et de comportements possibles. Une telle origine va pénétrer la pensée rhétorique dans son ensemble et nourrira largement lattaque virulente que Platon adressera à cette fonction du langage dans le Gorgias (471e-472b ; 475 d-476a) et dans la République (I 348 a-b) : lorsquon dialogue, soutient-il, nous ne sommes pas au tribunal et nous ne faisons pas de la politique, car le but (anti-rhétorique) de léchange est lélaboration dun accord des parties sur une vérité commune, cest-à-dire sur la vérité.
Du reste, afin de prend fait et cause pour cette filiation, dont il accepte pleinement les enjeux, Aristote ouvre le deuxième livre de son traité en affirmant sans ambiguïté : « la rhétorique a pour objet un jugement (en effet, lon juge les conseils, et la sentence dun tribunal est un jugement) » (1377b 20-21). Il sagit là dun point très important en ce quil dévoile : (1) la fonction « judiciaire » de celui qui écoute (le spectateur), fonction qui témoigne alors (2) de ce qui se passe en amont de loffice quil est amené à remplir face au discours quil écoute et qui sefforce de le persuader. Le spectateur, quel que soit le genre rhétorique et larène de profération du discours, est toujours (explique Aristote en 1391b 15-18) « comme un juge » parce quil a pour fonction de trancher un sujet déterminé, de se prononcer sur une matière soumise à son examen. Or, sil est « comme un juge », cest forcément quil y a, concernant ce sujet ou cette matière, quelque chose à trancher, à juger, à décider, et par conséquent quil existe sur ce sujet ou cette matière des positions contradictoires, incompatibles (au moins potentiellement).
Cest pourquoi la rhétorique ne porte « que sur les questions qui sont manifestement susceptibles de recevoir deux solutions opposées » (1357 4-6) : solutions vraisemblables mais toujours réciproquement réfutables. En conséquence, le spectateur se fait « juge » parce que, dans tous les cas, le discours quil écoute fait signe vers la critique, la mise en cause, la discussion de positions contraires, et explore un différend réel (par la présence effective dun contradicteur) ou tout du moins imaginé, cest-à-dire possible : « soit quon adresse le discours à une seule personne pour la conseiller ou la déconseiller [
], soit que lon parle contre un contestant ou contre une thèse, cela revient toujours au même ; car il faut nécessairement employer le discours pour réduire à néant les arguments contraires, qui sont comme un adversaire contre qui on parle ; [
] il en est encore de même dans le genre épidictique » (1391b 7-15, cest moi qui souligne). Il y a toujours une décision à prendre, un jugement à rendre, quelque chose à trancher, des points à compter. La rhétorique prend très clairement corps dans la topique de la critique, cest-à-dire à la fois dans (1) le principe fondamental de réfutabilité et (2) dans limpératif réciproque de justification au nom duquel seffectue ladministration de la preuve. Au cur de la rhétorique il ny a pas des mots, mais dabord des preuves, bonnes ou mauvaises, persuasives ou non, sur lesquelles peuvent porter les critiques. Si rhétorique il y a, si un jugement discriminant peut être émis pour départager les positions contradictoires qui saffrontent, cest quil existe des thèses, des idées, un adversaire, quil faut combattre, mettre en péril et contre lequel on peut engager sa parole.
Si les auteurs de traités de lAntiquité sintéressent avant tout à la défense, ainsi que McEvoy en fait la remarque (p. 160), ils nen négligent pas, pour autant, lattaque et reconnaissent ce quil y a dinaugural dans cet événement. Sans doute lorigine judiciaire de la rhétorique a-t-elle orienté la réflexion dans la direction défensive réputée plus noble (défendre la justice, la veuve et lorphelin). Mais dun point de vue topique, ce qui prédomine, me semble-t-il, cest toujours la perspective critique (lattaque), en dautres termes le fait dinventer une stratégie capable de « réduire à néant les arguments contraires » pour reprendre les mots dAristote cités plus haut. La réversibilité des rôles et des places est donc pleinement reconnue, elle fonde le rapport de force rhétorique : le glaive est là, autant que le bouclier.
2.3. La lutte verbale ou lexercice de la liberté
Ainsi, au début de son traité, entre deux réflexions sur la fonction et le but de la rhétorique, Aristote met en regard la parole et le corps, afin de souligner en quoi « sil est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde quil ny eût point de honte à ne pas le pouvoir faire par la parole, dont lusage est plus propre à lhomme que celui du corps » (1355b 1-2). Il établit donc une hiérarchie stricte entre (1) la force physique, utile, nécessaire mais dégradée par le fait quelle déborde le champ de lhumain, et (2) la force verbale qui fonctionne dès lors comme alternative ou substitut politique à la première. Si lon devait sarrêter à cette proposition initiale, on pourrait conclure, quen effet, Aristote sintéresse purement à la défense : on doit pouvoir/savoir se défendre dune attaque verbale, la parer, la déjouer comme on le fait physiquement à légard dun coup. Pourtant, dans la suite immédiate de lextrait, la perspective dAristote en vient à sélargir pour embrasser les risques inhérents à lusage de la parole et donc à sa violence : « Objectera-t-on que lhomme peut nuire gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë de la parole ; mais, à lexception de la vertu, lon peut en dire autant de tous les biens, surtout des plus utiles [
] ; autant le juste usage en peut être utile, autant linjuste en peut être dommageable » (1355b 2-6). Les choses séclairement à présent, la parole comme la santé, la vigueur ou la richesse, etc., est : (1) un bien utile (2) dont on peut faire un usage juste ou, au contraire, injuste ; quen (3) en faisant un usage injuste on peut nuire gravement sans que (4) cela nenlève pour autant rien au bénéfice de lutilité première dudit bien. Aristote nous informe ici du caractère ambigu de la parole, de la dualité quelle conserve, et distingue : dune part (1) sa dimension défensive par laquelle elle est toujours utile et juste (il ny a sur ce point aucune objection possible : cest un impératif moral en quelque sorte), dautre part (2) sa dimension offensive, par laquelle elle se rend potentiellement nuisible (mais seulement potentiellement, cest de là que née lobjection quAristote rejette toutefois comme irrecevable). En fait, la parole ne devient nuisible que par linjustice dont elle fait preuve en sollicitant inutilement sa force (en pervertissant son bien), et non parce quelle fait un usage de sa force à des fins agressives et violentes (voire même destructrices comme cest le cas en 1391b 7-15, ainsi que nous venons de le voir) : la violence des mots, lattaque nest donc pas naturellement ou intrinsèquement injuste, bien quelle puisse lêtre. Que peut-on en conclure pour la rhétorique ? Quelle nest pas un pur art de la défense (il ne sagit là que dune partie de ses prérogatives), mais également un art de la riposte et de lattaque fondé sur lutilité. Or, une attaque utile, portée « contre les personnes qui le méritent, et [menée] de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps » quil le faut, nest en tout état de cause rien dautre (1) quun moyen conventionnellement reconnu de faire usage de sa liberté politique et daccéder à (2) une victoire juste, cest-à-dire une victoire produite par la persuasion et reconnue conventionnellement comme telle.
La rhétorique ne rejette pas la violence de lattaque et de la critique, mais elle en réglemente lusage pour éviter que cette violence ne sombre dans linjustice en se dérobant à limpératif de justification. En tout état de cause, la violence des mots et le principe de réciprocité qui la sous-tend (qui la légitime et la rend juste) sont très présents chez les auteurs de lAntiquité. Que ce soit Cicéron dans le De Oratore (II, §71-72) qui rappelle combien sont difficiles les « luttes du barreau » où il faut affronter « un adversaire armé quil faut frapper et repousser » ; Marcus Aper, protagoniste du Dialogue des Orateurs de Tacite, pour qui « léloquence » constitue une « arme à la fois offensive et défensive, qui permet à la fois de repousser les coups et den porter, soit au tribunal, soit au Sénat, soit devant le prince », ou encore Quintilien dont lenseignement rhétorique se propose de permettre à lapprenti orateur, non seulement dêtre « en mesure dimiter la vérité », mais aussi de « prendre part aux combats du forum », cest-à-dire de viser « la victoire » en frappant chez les autres et en protégeant chez lui les « organes vitaux » ; raison pour laquelle il a besoin d« armes [et non de] tambourins ». Comme le relève avec justesse Francis Goyet, lorateur ne saurait livrer bataille sans un apprentissage en bonne et due forme, un apprentissage par lequel il développe cette faculté dinvention stratégique capable de donner aux mots leur efficacité et den guider la force. Cest pourquoi « [l]es arguments [explique-t-il] sont comme lartillerie : même lourde, elle peut ne servir à rien, ou se retourner contre nous. Devant ce magasin darmes quest la topique, lélève orateur a lembarras du choix. Mais cest cet embarras angoissant qui précède la bataille ». En effet, quels exemples choisir, quels arguments sélectionner, quelle stratégie arrêter, sachant que la différence de valeur et linégale force persuasive des « armes » disponibles ne sont pas perceptibles a priori ? En dautres termes, il y a face à cette profusion initiale non seulement une hésitation, mais une indistinction première, comme si, apparemment, tout pouvait se valoir ; une indistinction à laquelle, nous le verrons, seule le temps long de lexpérience la phronèsis constitue une réponse adaptée. Si tous les arguments ne se valent pas, cela veut dire quil existe des critères qui permettent de les hiérarchiser, den régler lusage à chaque occasion de parole. Lespace de la lutte, loin du no mans land, forme donc un lieu déchange et de partage entre les adversaires, où sur le fond dune violence verbale inspirée par lutilité (pertinence, cohérence envers la cause abordée, etc.) et lefficacité, la critique de lun suppose et appelle la critique de lautre comme sil sagissait pour chacune delles dun besoin vital, dune condition de son existence. En conséquence, lenjeu rhétorique (la persuasion et la victoire) ne cesse de produire une contrainte spécifique en fonction de laquelle se règlent les comportements des protagonistes et le mécanisme de la scénographie (mots, attentes, interdits, etc.).
On voit ainsi combien la réussite de la relation rhétorique dépend du cadre « rituel » au sein duquel, pour reprendre la définition de Luc Boltanski, « chacun des éléments qui interviennent dans la situation fait peser une contrainte sur tous les autres de façon que lensemble du dispositif se trouve stabilisé de manière autoréférentielle ». En dautres termes, lobligation de coordination à laquelle sont tenus les adversaires (que laffaire, le différend, lenjeu soient grands ou petits) crée une situation particulière qui, justement, permet de tenir la présence du monde à distance : un monde réel, constitué de personnes dotées dun corps, où la violence physique peut sexercer sans contraintes. Ce nest donc quen manifestant un même engagement, cest-à-dire en acceptant dune part dentrer, dautre part de rester dans cette situation contraignante en exploitant les motifs de leur dispute, que les adversaires reconnaissent la différence fondamentale entre le discours et le monde, et renoncent à les rabattre lun sur lautre. Dès lors, il suffit que lun des protagonistes se refuse « ostensiblement à rentrer dans la situation pour que laction rituelle se trouve ébranlée et, dune certaine façon dénoncée ».
Pourtant, nous lavons vu, la perspective anthropologique dans laquelle je minscris sépare parole « rituelle » et parole « rhétorique », en précisant que la seconde par rapport à la première constitue une étape supplémentaire (critique) née avant tout de lacquisition et de la diffusion de la lécriture. En fait, en disant que la relation rhétorique, en tant que telle, répond à et repose sur un « rituel », je ne prétends pas que ce rituel implique la prononciation de paroles rituelles, de mots spécifiques (une formule, une incantation), lexécution de gestes déterminés (mimétiques), ou la manipulation dobjets (un sceptre, un bâton, un maillet). Le rituel rhétorique ne vise la production daucune réalité nouvelle (il ne fait pas le monde, ni ne permet sa réalisation) et ne préexiste que de façon très partielle à sa propre activation par des adversaires qui, chaque fois, se chargent à partir de précédents réels ou légendaires den re-découvrir (den inventer) les modalités dexercice. Adversaires qui sattachent alors à respecter, mais aussi à repousser les limites de lacceptabilité discursive, tout en veillant à ne pas sexclure du lieu, à sexiler hors de cette communauté du verbe, et se retrouver en situation datopie disqualifiante.
À ce titre, Perelman et Olbrechts-Tyteca soulignent très clairement dune part (1) lexistence de règles inhérentes à largumentation rhétorique, dautre part (2) limpossibilité de fixer une fois pour toutes un critère capable de rendre compte de la transgression desdites règles, en raison (3) du principe cardinal de réfutabilité : « Que lon ne croie [
] pas que notre but serait dindiquer des moyens de tromper ladversaire, de déjouer son attention, de le priver de son contrôle par des tours de passe-passe plus ou moins ingénieux. Mais si lefficacité seule [la victoire] entre en ligne de compte, aurons-nous un critère qui nous permette de distinguer la réussite du charlatan et celle du philosophe éminent ? Ce critère ne pourrait évidemment fournir de norme absolue étant donné que largumentation rhétorique, nous lavons dit, nest jamais indiscutable ». Le rituel sinvente, en creux, dans le fait (1) quil rend possible lexploration rationnelle du désaccord, et (2) quil sattache à contenir, le temps de son accomplissement, la survenue intempestive dune critique concernant lopportunité même de cette exploration. Si une critique survient (à propos du bénéfice de lopposition : le sens de la victoire) alors léchange rhétorique se trouve tenu en échec, il sarrête et les mains peuvent potentiellement simposer ; le monde reprend ses droits. En conséquence, sans un accord préalable, ou disons le autrement sans une entente (minimale ou même seulement imaginée), relative aux conditions de lexploration et dabord à ses buts (à savoir « gagner lauditoire », le conquérir contre son adversaire), il ne saurait tout simplement pas y avoir de relation rhétorique : la justification serait une perte de temps et le dispositif de réfutation naurait tout simplement aucun sens. Il ne sagit pas de dire quil existe un accord sur le contenu du différend, sa définition, ou sa délimitation, ni même sur la façon de laborder, mais, que cet accord concerne loption persuasive choisie par les opposants (1) pour rendre compte de la situation dans laquelle ils se trouvent, et (2) pour permettre à la violence du désaccord de sexprimer tout en reconnaissant lillégitimité den venir aux mains.
Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient dailleurs suivi dans leur Traité de lArgumentation la voie tracée par le paradigme rhétorique en repartant du principe selon lequel le désaccord représente toujours loccasion, lheureuse occasion même (le kairos) de « discuter sur les normes, les principes et les conventions qui structurent la réalité sociale ». Cette occasion, cest celle donnée aux adversaires déprouver leurs arguments réciproques tout en renouvelant ce sens de la victoire, du parti pris et de lengagement (nous y revenons) sur lequel sétablit ce que jai appelé la topique de la critique. Bien sûr l« homme de parti pris est [
] partial, et parce quil a pris parti et parce quil ne peut faire valoir que la partie des arguments pertinents qui lui est favorable » (TA, p. 49), sans doute na-t-il pas les mots très purs, comme le disait Goyet, mais au moins il a des mots et des « preuves » quil espère persuasives ! Moteur de la démocratie, manifestation et support de la liberté politique (au sens large), le désaccord nest donc ni le « signe d[une] erreur » (TA, p. 2), ni un malheur, ni une maladie du politique ou de la parole, mais bien lespoir de faire changer les choses, « de modifier une opinion » (TA, p. 652) : lespoir dêtre libre, dinventer et de faire adhérer. On est loin, bien loin, de la vision plato-cartésienne (contre laquelle sinscrivent les auteurs du Traité) qui nidentifie dans le désaccord quun témoignage flagrant, insupportable de léchec du raisonnement. Un raisonnement démonstratif dont le but ultime est douvrir sur lévidence des faits, et de conduire à cet « accord [
] inévitable » (TA, p. 2) sur ce qui est « nécessairement vrai et immédiatement reconnaissable comme tel » ; un accord valable pour tous et capable de renverser le doute à tout jamais. En conséquence, dans la perspective perelmanienne le désaccord rhétorique (si tant est quil faille le qualifier ainsi), nest pas irrationnel (ni même moins rationnel que laccord), au contraire, il est à la base de la rationalité argumentative dont il constitue lorigine autant que lidéal : celui dune société dynamique comme létait justement lAthènes dAristote.
La démarche rhétorico-argumentative ne permet certes pas datteindre une vérité ultime, irrésistible, intangible, une vérité capable de renvoyer dans la déraison les opinions contradictoires, mais, quant, par nécessité (politique, juridique, sociale), il demeure impossible de perpétuer le doute, elle fait du désaccord le point dappui dune décision que les adversaires (au moins temporairement) reconnaissent pour telle. Non parce quils se sont mis daccord sur elle, mais parce que cette décision a, par convention, posé la valeur dun état de choses initialement paradoxal et résorbé, pour un temps, lincertitude quant à sa qualification. En effet, le processus décisionnel issu du paradigme rhétorique, ne se coule pas dans et même exclut lexigence de consensus qui pénètre toute l« éthique de la discussion » habermassienne. À linverse de la perspective consensualiste qui procède par nivellement, une telle décision ne suppose nullement lévacuation définitive du désaccord pour imposer sa légitimité autant que sa rationalité. En même temps, la décision nest « pas arbitraire » ainsi que le rappellent Perelman et Olbrechts-Tyteca, car elle némerge pas dun « vide intellectuel » (TA, p. 682) et quelle se nourrit des « raisons non-contraignantes » (cest-à-dire des preuves persuasives, donc réfutables) avancées par les contradicteurs à lintention éventuelle du tiers (singulier ou pluriel) qui écoute les arguments opposés et se fait juge de la relation de parole. Il ny a, chez Perelman et Olbrechts-Tyteca, ni relativisme ni dogmatisme, mais une reconnaissance de la valeur intrinsèque de la persuasion argumentative, avec les risques qui lui sont propres dans la recherche de la vérité (mais non dans sa fixation définitive), tout spécialement lorsquil sagit de sorienter dans lunivers ô combien contingent du politique. Ce sont ces risques, inhérents à la persuasion dans un monde nécessairement mouvant, qui paraissent insupportables à Georges Kalinowski dans le commentaire quil donne du Traité, reprenant alors la distinction entre convaincre et persuader. Insupportables donc, parce que la démarche rhétorique (celle dAristote comme celle du Traité) ne repose pas sur la certitude des faits et des vérités, mais sur des preuves et lapport de raisons qui toujours restent réfutables et ouvertes à la discussion critique. Entre les auteurs du Traité et Kalinowski, ce sont deux conceptions de la liberté qui saffrontent, la première qui fait de louverture au choix le fondement de lacte libre, la seconde qui ancre ce dernier dans la certitude davoir vu ce qui est et qui ne saurait être autrement : « Nous pensons au contraire [explique Kalinowski] que, si lon ne peut lemporter par la preuve qui convainc, il ne faut pas non plus et à plus forte raison vouloir triompher par la persuasion. [
] En soutenant que nous devons être à la fois plus ambitieux et plus modestes que nous y invitent nos auteurs, nous voulons dire seulement que, si la vérité triomphe un jour dans lesprit de tel ou tel homme, ce nest pas parce que nous laurons convaincu ou simplement persuadé grâce à notre habileté de rhéteurs, mais parce que, en faisant un usage approprié de sa liberté, il aura fourni, lui, leffort nécessaire pour voir ce qui est et enlever en même temps tout obstacle empêchant ce qui est de frapper sa vue. »
Assurément fragile pour Perelman et Olbrechts-Tyteca, la décision prise dépasse le désaccord, mais elle ne cherche pas à lignorer ni à lassimiler, car la dispute est toujours à venir, elle est un horizon dattente et même une garantie de lincertitude nécessaire, au nom de laquelle sexerce la liberté dadhérer ou de réfuter : « largumentation [ne] vise [pas] à supprimer les conditions préalables à une argumentation future. [L]a preuve rhétorique nétant jamais contraignante, le silence imposé [par la décision] ne doit pas être considéré comme définitif [
] » (TA, p. 77). Par-delà le silence, louverture à la réfutation à de nouvelles raisons et à de nouvelles preuves est une condition de la liberté qui sexerce dans un monde où pèse linquiétude permanente (le mot nest pas trop fort) de la contestation. En conséquence, si largumentation rhétorique nest pas (nécessairement) sans décision, elle demeure bien « sans conclusion », elle échappe résolument à cette réponse absolue qui viendrait refermer son sens à jamais : « Sous ce régime [explique Paul Ricur], le conflit nest pas un accident, ni une maladie, ni un malheur : il est lexpression du caractère non décidable de façon scientifique ou dogmatique du bien public. Il ny a pas de lieu doù ce bien soit perçu et déterminé de façon si absolue que la discussion puisse [jamais] être tenue pour close ».
Ces mots de Ricur, qui reprennent très clairement les propositions de Perelman et Olbrechts-Tyteca (elles-mêmes héritées dAristote, et avant lui, disons-le clairement, des sophistes), portent dabord sur le « débat politique », mais concernent en réalité toute le paradigme rhétorique (comme en témoigne lintroduction du texte cité ici) : un paradigme certes fragile dans son usage du langage, mais dont la « fragilité », justement, fait la force autant que la valeur politique profonde. Je me permets ici de relever un contresens majeur formulé par Christian Plantin à légard de la pensée perelmanienne, dont le projet serait, daprès lui, de produire une théorie de largumentation orientée « vers la recherche du consensus [et] capable de clore le débat. [
] Cet amour du consensus soppose à la passion du dissensus caractérisant lengagement polémique, qui refuse ou du moins repousse la clôture lamateur de débat contre lamateur de vérité ». On sait ce quil en est pour les auteurs du Traité (et dabord pour Perelman) dont le but na jamais été de créer une théorie au sein de laquelle le monde puisse se refermer sur lui-même, et où l« obstination » à vouloir rouvrir le « débat » serait du vice ou de la « mauvaise foi ». Cest vrai pour le courant pragma-dialectique (ou Nouvelle dialectique), mais cest parfaitement erroné pour ce qui concerne la Nouvelle rhétorique
on peut difficilement trouver deux traditions intellectuelles plus divergentes sur ce point.
Chaïm Perelman reviendra, notamment dans LEmpire rhétorique, sur le désaccord : cette dimension essentielle et certainement radicale de son uvre. Alors quil sintéresse au critère de distinction entre conviction et « simple persuasion » introduit par Kant dans sa première critique, il en arrive à dire que laccord dautrui ne donne, en lui-même, aucun gage quant à lobjectivité ou à luniversalité de lopinion qui fait lobjet de cet accord entre des personnes. En dautres termes, une opinion fermement consensuelle peut être aussi subjective et aussi peu universelle (relative à une époque, un lieu, un groupe) quune autre sur laquelle réside un désaccord social très marqué. Comme il le soulignait déjà avec Lucie Olbrechts-Tyteca, à la suite de Vilfredo Pareto dont les deux auteurs du Traité reprennent une idée force : « le consentement universel invoqué nest bien souvent que la généralisation illégitime dune intuition particulière » ; en tout état de cause « lhistoire des faits objectifs ou des vérités évidentes a suffisamment varié pour que lon se montre méfiant à cet égard » (TA, p. 43). Pourtant, nous avons tendance à attribuer à laccord une valeur intrinsèquement supérieure au désaccord, à estimer le premier plus rationnel, et même seul rationnel par rapport au second comme si en se mettant daccord nous nous montrions plus objectifs, comme si nous repoussions aussi loin que possible notre individualité, notre égoïsme pour ne convoquer que « des critères universellement valables ». En effet, explique Perelman, le sens commun pose traditionnellement lexistence dune liaison particulière « entre désaccord et manque de rationalité », dans la mesure même où il rapproche de façon naturelle « lidée de raison et celle de vérité ». En sorte que, si deux positions existent à propos dun même problème, cela veut dire que « lune dentre elles, au moins, se trompe, et étant dans lerreur, manque de rationalité. » Cest ici lavis de Descartes, et plus généralement celui délivré par « la tradition philosophique occidentale, qui a cherché à résoudre les problèmes pratiques en les assimilant à des problèmes de connaissance, à des problèmes scientifiques, et surtout à des problèmes mathématiques », ouverts sur lunicité des réponses et des fins. Or, les problèmes que Perelman appelle « pratiques » (problèmes juridiques, politiques, moraux, philosophiques, etc.), tous ceux qui relèvent de notre vie en tant quêtre sociaux et politiques, peuvent recevoir des réponses diamétralement opposées et pourtant également raisonnables, cest-à-dire guidées par une raison capable de réfléchir la contingence des mondes possibles, et dune part de fonde, dautre part de justifier la décision prise. Le critère de vérité quant à savoir « Quel est le meilleur candidat ? » ou « Quelle est la meilleure politique ? » na aucune valeur, justement parce quil ny a aucune vérité à trouver : le monde forcément ouvert nest pas déterminé avant la décision qui vient, pour un temps, fixer son sens et déterminer lorientation des futurs. La décision sarrête sur un possible, non sur une vérité. En dautres termes, une décision peut-être plus ou moins juste, en fonction de son degré de justification par des raisons suffisantes mais toujours non contraignantes ; elle nen est pas, pour autant, plus ou moins vraie. Perelman soutient donc à ce titre que dans une perspective pluraliste « deux décisions différentes, sur le même objet, peuvent être toutes deux raisonnables, en tant quexpression dun point de vue cohérent et philosophiquement fondé. La thèse selon laquelle nexiste quune décision juste, celle que Dieu connaît, suppose lexistence dune perspective globale et unique, et que lon pourrait, à juste titre, considérer comme la seule conforme à la vérité. » En tout état de cause (nen déplaise aux rationalistes ou positivistes de tout poil), lexpression de laccord ne procure aucun supplément de rationalité à la décision quelle justifie, ou plus exactement, cette décision tire sa rationalité du continuel renouvellement de laccord que seul le désaccord (réel ou potentiel) rend possible, mais non pas nécessaire. Cest pourquoi, me semble-t-il, la théorie perelmanienne de largumentation établit une hiérarchie entre le premier et le second terme, et octroie au désaccord (sans lequel elle demeure somme toute impensable) une place prépondérante dans sa définition. Partant, la vision du désaccord proposée par Perelman nest pas nouvelle (car elle est issue du paradigme rhétorique-agonistique que je me suis attaché à détailler), mais elle apparaît comme telle parce que, cest la position défendue ici, nous avons progressivement rompu avec ce paradigme et avec la topique critique dont il découle.
2.4. La paix et les mots : aux origines de laccord obligé
Les propositions que je vais formuler à présent, lesquelles pourraient sembler à première vue paradoxales, visent à éclairer dans le temps long les modalités, signes et conséquences de cette rupture paradigmatique. Affirmer que les démocraties libérales modernes que nous connaissons se sont radicalement coupées dun modèle structurant du désaccord constitue, sans doute, un défi au « bon sens », dans la mesure où ces dernières reposent cest par cela quelles se définissent sur le pluralisme des idées et des opinions, et dabord sur le pluralisme politique. De lextérieur, le « conflit » paraît jouer un rôle moteur en démocratie, régime qui se donne (ou se donnerait) pour but (1) de stimuler la compétition et la pluralité, afin (2) de tisser la toile de fond d« une dispute alimentée par un conflit didéaux ». Il serait alors tout bonnement impossible de penser notre liberté politique en dehors du désaccord, en dehors de « cette engueulade générale [
] dont personne ne sortira jamais vainqueur ». À partir du moment où, dans une société donnée, il existe une liberté effective de diffuser sa pensée, de sopposer, de prendre parti (ce dont je ne doute pas pour les sociétés dans lesquelles nous évoluons ; le progrès accompli est considérable par rapport aux régimes passés : despotiques, totalitaires, autocratiques, etc.), il est nécessaire que les manifestations du désaccord soient plus nombreuses que dans dautres sociétés où cette liberté est déniée.
Que les individus car il ny a pas de démocratie moderne sans individualisme naient pas les mêmes idées, les mêmes aspirations, les mêmes espoirs ou envies, est difficilement contestable, que lopportunité qui leur est faite den rendre compte publiquement les conduise à sopposer les uns aux autres ne lest pas non plus. Sachant (1) que la démocratie suppose la garantie de libertés individuelles et de droits politiques (Déclaration de 1789), (2) que cette garantie, couplée à un inévitable pluralisme des valeurs et des idées, mène à laffirmation de positions contradictoires voire incompatibles, on peut « logiquement » en déduire (3) que la démocratie forme le régime délection de la contradiction, sinon de la critique généralisée (et même, disons le, de la rhétorique
). Dans ces conditions, ma proposition initiale devrait seffondrer, car il paraît tout simplement impossible de prendre le contre-pied de lévidence et des faits : le désaccord est constitutif de nos démocraties modernes. Bien que mon ambition ne soit pas de nier la présence évidente de désaccords importants (sur les choix politiques ou économiques à opérer, les décisions de justice à prendre, les goûts esthétiques, la morale, etc., ainsi que nous en faisons quotidiennement lexpérience), je vais toutefois mefforcer de discuter le sentiment si largement partagé dune corrélation essentielle entre critique (comme phénomène structurel) et démocraties modernes. Ce sentiment constitue selon moi une illusion doptique qui ignore (1) la transformation (voire la dégradation) radicale du statut du désaccord dans nos représentations culturelles, et (2) la mise en échec politique de la « mentalité agonistique » qui caractérisait le paradigme rhétorique.
Lorientation que je défends ici consiste à dire que les principes philosophiques (posés entre le XVIe et le XVIIIe s.) qui fondent nos États modernes et leur recherche de la « paix sociale » a rendu cette mentalité du désaccord impossible à perpétuer, voire injustifiable. En dautres termes, si les désaccords nont pas disparu, tant sen faut, le désaccord en tant que tel (conceptuellement) sest trouvé relégué au rang de risque, de face obscure du politique, de fatalité, de mal tout court. Le danger que fait peser le désaccord, par leffet de sa manifestation publique quest la critique, cest celui dune « guerre civile » potentielle née de la rupture du lien social dont il est ou serait porteur. Le désaccord est donc toujours (au moins) une crise en puissance parce que les mots quil véhicule sont susceptibles de se rabattre sur le monde, de témoigner dune désunion insoluble (interminable) au sein du corps politique et social. Si le désaccord est à la fois inévitable et dangereux, la survie de lÉtat moderne et la recherche de la « paix sociale » qui constitue son horizon politique, dépendent, par conséquent, du traitement destiné à désarmer et à limiter la manifestation intempestive de ce désaccord. Lobjet de celui-ci nest donc pas dêtre montré, exploré, éprouvé (comme dans le paradigme rhétorique), mais au contraire dêtre contenu, réduit, résolu, parce que demeure toujours la crainte de le voir sétendre par-delà ses limites initiales jusquau point de non-retour où seule la guerre (réelle) simposerait pour mettre une fin définitive au différend.
La guerre civile (létale) ne serait alors quune continuation du combat de mots par dautres moyens ; nulle différence de nature entre ces deux façons de sopposer, mais une simple différence de degré dans leur recours à la violence. En conséquence, lÉtat moderne (je préciserai pourquoi par la suite) a dépouillé lexpression du désaccord (la critique) de sa finalité propre, linvestissant dune obligation réputée pure dun point de vue moral et politique : celle de rechercher les moyens raisonnables de sa propre résolution en posant les bases dun accord à venir. Car il ne saurait y avoir de désaccord légitime sans lespoir impérieux de son extinction définitive, supposée seule capable de garantir la pacification durable de la vie collective et le bien être humain fondamental. Dans un tel contexte, comment pourrait-on vouloir faire de la critique elle-même (du combat didées) une ressource, un plaisir, une expérience libératrice, à moins dêtre fou, dangereusement subversif voire criminel ? Il est en effet devenu impensable de vivre la critique pour elle-même, cest-à-dire comme le témoignage dun différent dont la conclusion nest pas inscrite dès le départ dans linteraction agonistique que la critique instaure. Nos sociétés démocratiques sans cesse nous commandent de trouver les moyens de parvenir à des accords (puisque sans accord point de décision juste et acceptable par tous) afin de faire barrage à lanarchie morale censée nous guetter.
Le désaccord est donc une inépuisable source dangoisse, de doute que le management, la communication, la (science) politique, la philosophie (morale) sefforcent dadministrer. On ne compte plus les ouvrages et autres manuels qui ventent leurs méthodes pour « gérer », « résoudre », « traiter », « désamorcer », réaliser « la médiation » des conflits (ou des désaccords) afin déviter que « ça » dégénère, et donc pour apprendre à « cultiver la paix sociale » en entreprise, dans la famille, en milieu scolaire, etc. Ainsi, la « communication » (ce prétendu but ultime de la parole) est peu à peu devenue lessence de la culture moderne, en ce quelle donne enfin loccasion (de par son étymologie même : communicatio) de faire naître, détablir ou de rétablir un « sens commun » en dépassant les désaccords et les disputes comme sils navaient jamais existé. Comme si, finalement, les dissensions ne faisaient que cacher la présence flagrante des liens qui nous unissent, ces liens supposés faire tenir la réalité toute entière de notre être ensemble. Limpératif quasi économique de communiquer, déchanger simpose à nous, car nous naurions pas (ou ne devrions pas avoir) dautre souhait que de chercher à « résorber cette incertitude » née de nos différends. Parler = communiquer = rechercher un accord = sortir de lincertitude = faire « sens commun ». Or, comme le relevaient Perelman et Olbrechts-Tyteca : « [T]oute communauté, quelle soit nationale ou internationale prévoit des institutions juridiques, politiques ou diplomatiques permettant de régler certains conflits sans que lon soit obligé davoir recours à la violence. Mais cest une illusion de croire que les conditions de cette communion des consciences, soient inscrites dans la nature des choses » (TA, p. 74). Du reste, mon ambition nest pas de soutenir quil nexiste rien de « commun » entre les participants dune même société ou dune même culture (le problème nest pas là), car sil ny avait rien de commun, il serait tout simplement impossible denvisager une rationalité commune, et même une rationalité tout court : critiques et justifications seraient sans fondements et nauraient nulle portée ; elles se perdraient dans lindistinction des sens innombrables. Le but est au contraire de montrer (ainsi que nous lavons déjà souligné et afin de lever une contradiction apparente) que le désaccord met avant tout en relief la « fragilité » intrinsèque de ce qui est commun, non sa vacuité, mais la précarité essentielle qui lhabite. Une précarité que sefforce alors, selon moi, de gommer limpératif (formellement anti-rhétorique) de communication. Somme toute, comme lécrit Michel Meyer dans un de ces raccourcis dont il a le secret : « Pour le meilleur et pour le pire, notre époque vit [
] à lheure de la rhétorique. Il suffit pour sen assurer dallumer la télévision, de lire le journal, découter les hommes politiques ou encore de sattarder aux messages publicitaires. [
] Tout est devenu communication. De lamitié à lamour, de la politique à léconomie, les relations se font et se défont par défaut ou par excès de rhétorique. » Le message est clair : la rhétorique constitue une ressource disponible pour maintenir les (bonnes) relations entre les hommes et leur permettre de « vivre ensemble » en réglant (en faisant taire) leurs conflits ; un peu trop ou pas assez de rhétorique et la stabilité du monde se trouve mise en échec... on est ici bien loin de la fonction libératrice de lantique discipline. Pour Meyer, qui ne sembarrasse guère de subtilités superflues, léquation est simple : la communication cest de la rhétorique, parce quil sagit, par elle, de vaincre les divisions sociales, physiques, politiques, etc. qui séparent les hommes. La culture moderne, il est vrai, exige de nous tous un travail permanent de liquidation ou de dissimulation du poids des désaccords et des disputes, car elle les identifie dabord comme une « menace [constante et insupportable sur] le cours de la vie sociale ». En conséquence, la rhétorique ne serait-elle, comme le souligne Richards en 1936, quune « étude des malentendus et de ses remèdes », une façon de lever les ambiguïtés et les incompréhensions de tous les jours ? Cest justement contre un tel appauvrissement de cette fonction du langage, archipel perdu, que la présente. Afin davancer plus avant dans notre réflexion, les remarques que formule Luc Boltanski dans De la critique dont je minspire ici assez librement me paraissent très fines et pertinentes, mais je propose toutefois den modifier un peu la logique initiale.
Luc Boltanski, qui reprend et poursuit létude (toute vichienne) menée avec Laurent Thevenot dans De la justification, constate que la sociologie (pragmatique), lanthropologie (culturaliste), les sciences sociales en général sont traversées par une sorte de confiance illimitée en « un sens commun qui serait déposé [
] dans lintériorité de chacun des acteurs pris individuellement », et au sein duquel ceux-ci viendraient puiser pour combler (sous leffet de la nécessité) le vide laissé par la critique. Boltanski dénonce cette vision des choses (1) en ce quelle fait de la propension à laccord, à sa recherche, une disposition en quelque sorte sociologique voire anthropologique, et (2) parce quelle confère aux « acteurs » une capacité et des ressources directement utilisables pour parvenir à, et pour garantir cet accord obligé. Il regrette ainsi que les sciences sociales donnent toujours la primauté aux explications ou aux descriptions qui (1) mettent en avant « lapparence phénoménale dun accord traité comme une sorte de nécessité », et (2) négligent en conséquence « la possibilité dun incertitude radicale » (p. 89) quant à la qualification de ce qui est. Cette perspective contemporaine quasi incontestée part du principe que (1) les acteurs ont une aversion naturelle pour les situations qui manifestent au grand jour le déficit de lien social (la dissension), et (2) que dune façon ou dune autre les actions queffectuent ces acteurs sont orientées vers la réalisation dun accord, bien que celui-ci puisse rester implicite et informulé.
Au contraire, Boltanski plaide pour une approche qui, dune part, (1) ne présuppose pas linclination première quont les acteurs à faire fond sur ce qui leur est (potentiellement) commun, et dautre part (2) respecte lintégrité de la « dispute » comme révélateur de l« incertitude » inhérente à la vie sociale dans laquelle, justement, laccord ne va pas de soi. Cest pourquoi cette approche initiée avec Laurent Thévenot consiste dabord, précise-t-il, à échapper à l« absolutisme de laccord, traité comme un phénomène primitif » (p. 91) ; absolutisme sur lequel repose, ainsi que je le défends, la rupture davec le paradigme rhétorique opérée par la modernité. Toutefois, Boltanski (1) ne renonce pas à considérer le désaccord avant tout comme un risque, un danger, un péril pour léquilibre de la « vie sociale » (p. 92-93), et non, suivant le dispositif agonistique du paradigme rhétorique, comme un bien en soi (un espoir ou une chance), par ailleurs (2) il reconnaît que les acteurs travaillent à réduire comme ils peuvent la « menace » et l« incertitude » (sans en avoir nécessairement les moyens et sans forcément rechercher laccord) qui pèsent sur les qualifications des êtres et des choses, et cela afin détablir ce qui importe, ce qui a de la valeur, ce quil faut respecter (p. 92). Dans le dispositif quil établit, la « critique » vient gripper le déroulement de laction en cours, elle entraîne une sortie du « registre pratique » au sein duquel les actions des participants, tournées vers le futur, visent laccomplissement en confiance dune tâche particulière et déterminée (p. 100-107). Cet arrêt du flux de la vie fait passer à un second registre, dit « métapragmatique », qui constitue un moment de réflexivité où les participants sinterrogent tant sur ce quils font que sur ce quils sont (p. 107-108). Il y a bien deux moments successifs, mais le second (métapragmatique) nest là que pour permettre, par un effet retour, le rétablissement du cours de laction et donc de la confiance perdue.
Dans le paradigme rhétorique (nous lavons vu) la critique et laction ne constituent pas deux activités de nature différente, et ce dans la mesure où le flux de la vie (pour ce qui concerne les choses contingentes, discutables : politiques en somme) est en quelque sorte traversé par une perpétuelle réflexivité. Le moment de laction contient dès le départ sa propre mise à lépreuve, sa propre contestation, sa propre critique (interminable en principe) : le moment pratique est déjà métapragmatique, au moins potentiellement. Cest pourquoi dans ce paradigme (cela peut nous paraître déroutant, au même titre que la mentalité agonistique, lacceptation de la violence ou le sens de la victoire constitutifs de lAthènes antique) lincertitude traverse tout entier le monde social, elle est une condition de sa fragilité essentielle donc de son dynamisme puisquaucune conclusion nest capable de refermer le sens. Cela ne veut pas dire que les choses ne se font pas, ni quaucune action ou décision ne soit possible, nous avons vu ce quil en était avec Perelman, mais que le retour de laction (laquelle na en fait jamais cessée) ne met justement pas fin à la critique qui toujours perdure dans le flux de la vie. Laction (politique) seffectue en se sachant éminemment fragile ; en sachant quelle repose sur une mise en scène (celle de la décision) reconnue et acceptée comme telle.
Le risque ce nest pas que laction soit contestée, mais quil ny ait finalement plus personne pour la contester, cest-à-dire pour confirmer son statut daction dans lexercice fondamental de la critique qui sopère sur elle. Si laction nétait pas fragile, incertaine, critiquable : elle ne serait tout simplement pas politique ! Le paradigme rhétorique constitue, en un certain sens, une généralisation avant lheure du principe de réfutabilité poppérien. Selon moi, lorientation courageuse et originale prise par Luc Boltanski demeure somme toute dans un inévitable entre-deux, tiraillée quelle est entre deux paradigmes contradictoires. Alors même quil sefforce (1) de renouer avec les origines du paradigme rhétorique en retrouvant le chemin du désaccord et de la critique (cest même le fondement de sa sociologie), il ne peut cependant (2) échapper, dans ses descriptions, aux conséquences produites sur le monde social par lévincement dudit paradigme : quil sagisse de la dévaluation radicale du désaccord ou de lobligation morale et politique quil y a de le solutionner pour permettre à la vie de retrouver son cours ordinaire.
En dautres termes, cest ainsi que je linterprète, la démarche boltanskienne sur ce point précis, sefforce de faire tenir ensemble les principes du paradigme rhétorique (même si lui-même ne le formule pas de la sorte) avec des faits qui, selon moi, rendent flagrant la mise en péril que ce paradigme a subi lorsque l« accord » sest trouvé socialement élevé par la modernité (ce nest pas une illusion doptique) au rang de « phénomène primitif ». Cela ne veut pas dire que laccord soit devenu brusquement un « phénomène primitif », il ne lest pas plus quavant, seulement que nous sommes désormais contraints de le considérer comme tel car nous navons plus vraiment droit, ni au désaccord, ni à la critique. Partant je soutiendrai que si le cadre théorique posé par et à la suite de De la justification, a donné lieu, ainsi que le remarque Boltanski, « à des réappropriations » qui sefforcent dutiliser ce cadre « comme sil permettait dopérer une clôture » sur une réalité « calculable » et finalement certaine (non-rhétorique), ce nest pas parce les positions défendues avec Thévenot étaient « insuffisamment clarifiées au niveau conceptuel », mais dabord parce quelles étaient globalement inaccessibles à une pensée moderne qui refuse le doute et lincertitude produits par la critique.
En fait, le principe de laccord obligé est ancré au plus profond de notre philosophie politique libérale. Quil sagisse détablir un lien marchand (= le marché) ou un lien politique (= le contrat social), le but est toujours de dépasser un état de désordre originel (un état de nature imaginaire belliqueux et incertain) et de poser les conditions démergence dun accord général ajustable à tous : un accord capable de prévenir et de répondre par avance à sa propre critique. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont parfaitement montré dans De la justification en quel sens léconomie politique (celle dAdam Smith notamment) proposait un modèle de règlement des différends dans la Cité, en fonction dune part (1) de lidentification commune de biens marchands dotés dune valeur déchange ajustable en raison de leur rareté, et dautre part (2) de la commune évaluation de ces biens à laide de prix au nom desquels peuvent sopérer des actions diverses (négociation, arrangement, distinction entre des produits ayant les mêmes caractéristiques, etc.). Le but de Smith est de permettre, en misant sur un goût partagé pour léchange, la fondation dun lien social qui conduise à un ajustement des personnes en fonction dun « bien commun ». La paix sociale peut ainsi sappuyer sur un principe supérieur marchand auquel les personnes se réfèrent, et à partir duquel elles saccordent en manifestant dès lors leur capacité commune à uvrer ensemble suivant des calculs rationnels.
Comme je le disais donc ce sont les bases mêmes de la pensée du libéralisme politique (individualiste) qui nous ont coupés si profondément du paradigme rhétorique et des fondements primordialement agonistiques qui lorganisaient. Bien évidemment mon but nest pas de dire que les sociétés et les personnes qui les habitent nont pas besoin daccords pour vivre, mais de mettre en lumière un fait qui me semble largement passé sous silence tant il nous apparaît naturel : à savoir la relation déquivalence absolue entre paix civile et recherche de laccord avec autrui comme phénomène structurant de lespace politique. Létablissement de conditions idéales à la sécurité et à la protection des biens et des personnes, cest-à-dire le projet de pacification du monde social (censé prévenir le retour à un état de guerre de tous contre tous), traverse la pensée politique moderne depuis les réflexions séminales de Machiavel, Hobbes et Locke. Il sagit bien de mettre en place ou plus exactement de pérenniser un dispositif spécifique (un contrat, un accord général) afin déchapper définitivement à la peur panique et au risque continuel de la mort violente (Hobbes, Léviathan, chap. XIII), du désordre ou de la dépossession que les tendances belliqueuses propres à la nature humaine font sans cesse peser sur la société. Tout lenjeu porte donc sur les moyens à mettre en uvre pour garantir cet impératif de paix et servir le désir impérieux qua lhomme de « bien vivre » (cest-à-dire de disposer des « choses nécessaires à une existence confortable, et [
] de les obtenir par [ses] activités », chap. XIII, p. 228).
Chez Hobbes ce désir essentiel sert de point dappui à lexpérience de pensée bien connue relative à l« état de nature », au sein duquel les tendances naturellement violences de lhomme sont supposées sexprimer sans contraintes. En effet, dans un tel état dhostilité permanente (hypothèse logique et non historique), absolument rien nest possible, ni industries, ni habitations confortables, ni sécurité, ni ententes commerciales, ni agriculture, ni arts, etc. : le désir premier de lhomme se trouve donc déçu, frustré. Cest à partir de cette déception initiale que Hobbes imagine (il sagit bien dune fiction, Hobbes ne le nie pas) ladoption par les hommes dun accord général par lequel ils font le choix de se prémunir ensemble et durablement contre cet état de radicale incertitude, en faisant appel à un souverain absolu, « une puissance à craindre ». Hobbes ne dit pas que cet accord a nécessairement existé (il estime même que, dans la plupart des cas, les États souverains existants sont le fruit dune conquête et non dun accord), mais que nous devons agir comme si, à la suite dun accort de ce type, les hommes sétaient réellement défaits de létat de nature dans lequel ils évoluaient pour se civiliser.
En conséquence de quoi, le but de linstitution politique souveraine est avant tout de permette à cet accord civilisateur de se réaliser pleinement en réprimant les mauvaises « passions » des hommes (compétition, gloire/honneur, hostilité) qui menacent à tout moment de ressurgir, de réduire à néant le vernis social et de faire retomber ces hommes dans leur misérable, sale, solitaire état originel. Ces passions, sources de tous les conflits et discordes, nont pas quittées lhomme lors de son passage à la civilisation (elles persistent toujours à létat social), mais laccord conclu avec autrui vise justement à empêcher, par laction contraignante dune autorité souveraine communément reconnue, lexpression de ces appétits naturels. Cest pourquoi, explique Hobbes, il appartient à cette souveraineté « de faire tout ce qu[elle] jugera nécessaire de faire par avance pour préserver la paix et la sécurité, en prévoyant les désaccords à lintérieur et lhostilité de létranger [
]. Cest [donc] une attribution de la souveraineté, que dêtre juge des opinions et des doctrines contraires ou favorables à la paix, et, par conséquent, à quelles occasions, dans quelle limite et à quel sujet, il sera permis de sadresser aux gens de la multitude [
]. En effet, une théorie sopposant à la paix ne peut pas plus être vraie que la paix et la concorde ne peuvent être contraires à la loi de la nature » (chap. XVIII, p. 296-297).
La peur de la désunion, de la discorde, du délitement du lien civil, du retour à la guerre interminable, pénètre la philosophie hobbesienne comme celle des premiers Modernes dont nous avons hérité des principes politiques. La hantise des sociétés issues de ce paradigme « pacificateur » et anti-rhétorique réside dans le renversement de la concorde (ce si fragile sommet de la civilisation) en une mésentente généralisée née de la manifestation dopinions antagonistes et supposées hostiles à la paix civile. La société athénienne, nous lavons vu, avait fait de la fragilité du « sens commun » et donc du désaccord une force, une richesse, le moteur de son dynamisme ; la modernité en a fait sa faiblesse, la source même de son immobilisme. Partant, la prévention de la « discorde et [de la] guerre civile » justifie le contrôle « des opinions et des doctrines » (chap. XVIII, p. 296) afin de vérifier leur conformité à limpératif de paix et dunion par lequel les hommes manifestent leur nature sociale, et plus encore leur modernité tant politique que discursive. Hobbes ne contredit pas lexistence de désaccords, il les sait importants et consubstantiels à la nature de lhomme qui le prédispose aux conflits, mais il voit dabord dans la discussion de ces désaccords : (1) un antagonisme stérile où les opinions des uns et des autres sopposent et signorent, et (2) un support à la réactivation des passions funestes de lâme humaine, une dangereuse ouverture à la guerre sans fin. Le discours est un risque, un vecteur de tensions sociales et politiques, le révélateur insupportable de lextrême ténuité de ce qui fait accord. En conséquence, la pratique rhétorique qui vise la persuasion, par le style, le geste, la voix, etc. constitue, dans lesprit de Hobbes, une façon de contourner voire dannuler lautorité rationnelle de largument. Quentin Skinner a dailleurs bien montré comment Hobbes, notamment dans le De Cives et dans Elements of Law, sest attaché à manifester très fermement sa rupture avec la culture humaniste plus particulièrement avec la rhétorique classique (son vocabulaire, ses distinctions, ses classifications) au sein de laquelle il avait été éduqué à la fin du XVIe siècle. En effet, laction, toute action, est évaluée chez lui en fonction de ses effets empiriques capables primordialement de garantir la paix, la prospérité, le commerce. Toutefois, daprès Skinner, à partir de 1647, Hobbes réhabilite en partie la rhétorique, notamment dans le Léviathan, et en fait, avec la raison, une des deux parties indispensables de la « science civile ». Mais, la rhétorique dont parle Hobbes nest plus persuasive, ni pratique, ni critique : elle est purement instrumentale, et donc bien éloignée des fondements de la tradition classique. Sa fin est de permettre la valorisation des vérités rationnelles, nullement de servir dappui à lexercice de la liberté politique.
Somme toute, pour reprendre le fil de mon propos, je ne prétends pas (1) que les sociétés démocratiques dans lesquelles nous vivons accomplissent lÉtat hobbesien, ni (2) quelles ont conservé en létat le mirage dune paix enchantée, deux guerres mondiales sont passées par là et ont battu en brèche lillusion que nous pouvions avoir, mais (3) quil existe à la base de notre conception du politique une corrélation évidente entre : dune part (1) la préservation de la paix intérieure et le maintien (en létat) de laccord minimal sur lequel elle repose, et dautre part (2) la nécessité de taire, ou au moins de modérer très fortement nos désaccords, parce quon ne sait jamais où cela peut mener. Dun désaccord mineur (un point de détail), le risque serait alors de constater quon nest daccord sur rien, et que la solution des armes, seule, demeure disponible pour venir à bout dun différend et dune incertitude que la société ne peut accepter de voir perdurer. Les démocraties modernes, cest lhypothèse que je défends ici, se sont construites non pas sur, mais bien contre la « maladie » du désaccord et plus encore contre la violence réelle ou potentielle des mots qui permettent (ou permettraient) de manifester celui-ci. Lieu de concertation, de conversation, de négociation, de consensus, les démocraties modernes rejettent, par définition, le paradigme rhétorique et le modèle critique inconclusif sur lequel il se fonde.
La philosophe et politiste Chantal Mouffe établit dailleurs une distinction remarquable laquelle vient à lappui de mon propos entre (1) démocratie consensuelle, délibérative (cest le type de celles que nous connaissons et dont nous tirons les principes essentiels de lhéritage des Modernes évoqué supra) et (2) démocratie « agonistique », laquelle fait signe vers ce quelle nomme, à la suite de Benjamin Constant, la « liberté des Anciens » (en premier lieu desquels Aristote). Ainsi Mouffe prend très clairement parti contre les approches rationalistes, universalistes de John Rawls dune part, de Jürgen Habermas de lautre qui, nourrissant lespoir de la dissolution de laltérité dans une univocité harmonieuse, cherchent à évacuer lélément décisif de lespace politique, à savoir le conflit : « [l]à où il y a pouvoir, on ne peut [explique Mouffe] éliminer complètement la force et la violence, même sil sagit de la force de la persuasion ou de la violence symbolique ». Selon elle, cest précisément dans la tension permanente entre polis et polemos, dans la manifestation du dissensus, dans laffrontement des opinions contradictoires, que sinscrit le « pluralisme agonistique » dont le but nest pas de « maîtriser ou [d]éliminer » lincertitude, ni de « domestiquer » lopposition et la critique, mais bien au contraire de permettre à la démocratie de faire fond sur lirréductible division qui la constitue. Ainsi défend-elle, contre les illusions du consensus et de lunanimité qui nourrissent une vision « anti-politique » et apathique de la démocratie, une approche radicale de la citoyenneté fondée sur un sens partagé de la lutte : « It is not in our power to eliminate conflicts and escape our human condition, but in it is in our power to create the practices, discourses and institutions that would allow those conflicts to take an agonistic form. This is why the defence and the radicalization of the democratic project require acknowledging the political in its antagonistic dimension and abandoning the dream of a reconciled world that have overcome power, sovereignty and hegemony. » Pour Chantal Mouffe, il ne saurait y avoir de processus démocratique sain et durable sans une « vibrante confrontation des positions politiques et lexistence dun conflit ouvert entres les intérêts » contradictoires des parties en présence. Or, force est de constater que notre modernité a très largement déconsidéré et délégitimé le goût de la lutte qui pourtant réside au fondement de notre humaine condition.
La conception très grecque que C. Mouffe développe de la démocratie et de la liberté retrouve, de toute évidence, la voie du paradigme perdu et rétablit la pertinence de la « figure de ladversaire » : horizon subjectif de lutte et de reconnaissance. Figure à laquelle la modernité a substitué celle toute pacifique et bien falote du « partenaire » (de la discussion, de la négociation, etc.) ou éventuellement celle du « concurrent » (deux métaphores économiques), en une sorte dultime pied de nez à la violence du combat rhétorique des mots et des arguments. Vidé peu à peu de ses adversaires authentiques et des passions collectives susceptibles dalimenter les luttes dopinions, lespace politique moderne sefforce daccomplir lillusoire convergence des intérêts et de réaliser un accord général censé fonder un monde où il ny aurait plus besoin de persuader quiconque.
2.5. Le discours et ses crimes
Comme je lai mentionné précédemment, la rupture davec le paradigme rhétorique constitue un phénomène progressif qui a trait à nos représentations sociales du discours (quant à ses fonctions) et de laccord comme exigence politique suprême. Nous avons vu comment les démocraties libérales modernes sétaient construites, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur des principes essentiellement anti-agonistiques qui rejettent le conflit et lincertitude exhibée par lui au regard de tous. Il sagit là dune première étape, décisive, dans le processus largement inconscient de désubstantialisation de la fonction rhétorique de la parole. Processus qui permet alors (1) dappréhender limpossible concrétisation du retour au paradigme rhétorique malgré les tentatives pourtant audacieuses de certains (des linguistes, des sociologues, des politistes), mais aussi (2) de percevoir le travail accompli implicitement par beaucoup dautres (artisans dune Argumentation domesticatrice de la langue) pour en perpétuer les effets. Quatre strates ultérieures (liées, pour deux dentre elles, à des événements historiques marquants) me paraissent à présent devoir être explorées car elles ont confirmé et renforcé, selon moi, léloignement opéré par la modernité à légard dudit paradigme : elles forment notre topique contemporaine. Avec elles, le discours va devenir une source de risques majeurs, un objet de suspicion et de méfiance. Initiateur de tensions, producteur de désaccords, révélateur de la barbarie des hommes et en même temps incapable de la raconter : le discours rhétorique notamment est un crime en puissance sinon réalisé. Cest très précisément ce que Jean Paulhan note en 1941 dans ses Fleurs de Tarbes inutile de dire que la situation na guère changée depuis. Il explique alors comment la « Terreur romantique » qui vise limmédiateté et la pureté (si chères à notre époque) du rapport entre le verbe et le monde, laisse voir « le langage [comme] essentiellement dangereux pour la pensée : toujours prêt à opprimer, si lon ny veille ». Dangereux lorsquil retrouve « la fraîche joie du premier engagement [quand il renoue avec la rhétorique], où lesprit accepte davoir un corps, et sen réjouit, et reconnaît que de ce risque, à chaque instant, lui vient toute noblesse et jusquà la dignité de sa découverte ou de son échange. » Afin de rendre mon propos aussi percutant que possible (et pour clarifier la mise en relation qui suivra avec quelques théories de largumentation contemporaines), je me limiterai, au titre de ce développement, à quelques remarques précises mais brèves.
La première strate identifiée est directement corrélée au paradigme pacificateur qui a façonné notre existence politique, comme jai essayé de le montrer. Il sagit de la mise en équivalence du « niveau » de civilisation dune société avec la « politesse » de ses échanges discursifs. En dautres termes, plus une société est « avancée » dans le processus de civilisation, plus les mots quelle emploie doivent être « civilisés », « policés ». Ils doivent (ou devraient) refléter implicitement le trajet accompli depuis un état originel de « barbarie », et rendre manifestes les efforts quil reste à effectuer pour poursuivre cette élévation. Les analyses de Norbert Elias me paraissent, à cet égard, très éclairantes. En effet, ce dernier a montré comment la notion de « civilisation » avait été investie (spécialement dans la France du XVIIIe siècle) : tout dabord (1) par laristocratie pour marquer la différence entre les hommes de cours (civilisés, cultivés, polis, policés, etc.) et ceux du peuple (frustes, simples et primitifs), dans le but de restituer un sentiment de supériorité de classe, puis (2) par la bourgeoisie réformatrice en vue de promouvoir et de diffuser les critères de civilisation à la société même, cest-à-dire de raffiner mais aussi de pacifier les murs de tous les sujets sans distinction de classes. Dans ce dernier cas, la civilisation est élevée au rang de dynamique, de cheminement long par lequel la société séloigne progressivement de ses origines barbares et déraisonnables : mauvaises manières, lois et comportements corrompus ou violents, absence de tact dans les relations sociales, etc. La civilisation est un devenir de la société, un état toujours à construire pour parvenir enfin à la « félicité publique ». Mais quoi quil en soit, aristocratique ou bourgeoise, la civilisation ou plutôt le degré de civilisation dun peuple, dun groupe, se reconnaît dans les attitudes sociales de ses membres, dans leurs façons dêtre au monde et dinteragir ensemble. Sont-ils urbains, polis, courtois les uns avec les autres, ne sagressent-ils pas lorsquils se côtoient ? Sont-ils bien vertueux de forme et de fond ?
Partant, la civilisation nest pas seulement un masque, la part visible des convenances sociales mobilisées, mais un état plus profond dont doit témoigner le respect de ces convenances. En conséquence, le processus de civilisation cette dimension apparaît clairement chez Elias concerne non seulement des façons de faire (manger, se moucher, cracher, etc.), mais aussi (voire primordialement) des façons de dire et plus encore de ne pas dire, de taire. Parce que « [l]e langage est [vu comme] une concrétisation de la vie sociale et psychique », certains comportements langagiers jugés contraires aux « bonnes murs », inconvenants, inappropriés, impolis, vont être progressivement mis à lécart grâce aux traités de savoir-vivre au cours du processus de civilisation. Être civilisé, cest donc lêtre dabord sur le plan discursif : cest être parvenu à pacifier son langage, à domestiquer la violence critique des mots que lon utilise à lendroit dautrui.
En conséquence, lélaboration et la diffusion des règles de la civilité et de la politesse (quil sagisse de sabstenir de choquer, de ne pas proférer certaines critiques, de ne pas utiliser certains mots, soit parce quils sont triviaux ou ignobles, soit parce quils rendent patentes les intentions agressives ou belliqueuses de celui qui les dit, etc.) rendent compte de cette volonté effrénée déradiquer la violence des relations sociales, même celle qui demeure à létat symbolique ou rituel. Une violence qui, en tant que telle, fait signe vers la guerre, la barbarie et linfériorité des populations « non-civilisées ». Le processus de domination des passions, de pacification et dabaissement du seuil de tolérance de ce quon peut dire ou non, implique, par définition, la condamnation radicale de la dimension agonistique propre au discours rhétorique : la violence des mots devient une réduction en petit, une première étape vers la violence physique, et le discours une reproduction miniature du « vrai » monde. On comprend mieux pourquoi lorsque lOccident moderne est arrivé en Afrique pour la conquérir et la civiliser, le modèle discursif traditionnel (notamment celui des « palabres agonistiques ») sest trouvé « dans le meilleur des cas, assimilé à une austère philosophie de la raison, dans le pire, tout simplement évacué dans les poubelles de léducation, au profit dune raison réputée seule pouvoir apporter lémancipation aux peuples et le progrès à lhumanité ». La violence des mots violence rituelle, destinée à éviter ou à dépasser le combat physique ne faisait alors que traduire, pour les nations civilisatrices, linévitable barbarie des peuples quelles colonisaient, et justifiait à leurs yeux la mise à mal de lordre (ou plutôt du désordre) linguistique et social existant.
Pour la modernité occidentale, le monde et le discours ne font quun, ils se rabattent lun sur lautre et témoignent dune même réalité. Léquation est donc sans appel et nous apparaît aujourdhui (presque) comme une évidence : (1) politesse (au sens large) = paix des mots = ordre = civilisation ; (2) violence verbale = impolitesse (au sens large) = désordre = barbarie. Il ne nous viendrait pas à lidée de contester ces mises en équivalences dans la mesure même où elles déterminent notre sentiment profond davoir atteint un niveau dexcellence quil faut préserver en réprimant des comportements (impolis, verbalement agressifs, choquants, etc.) supposés faire planer le risque dune régression possible, dun retour au désordre du monde. Nous devons être polis avec les autres : tenter déchapper à cette obligation morale, cest doffice se mettre en marge de lespace social, devenir atopos. Mon intention nest pas de plaider pour limpolitesse et lirrespect (dailleurs, comme nous lavons vu, le modèle agonistique est loin dêtre sans règles et ne vise aucunement la négation de ladversaire), mais de mettre en évidence le fait selon lequel ce mouvement de « civilisation » du discours repose (1) sur son incrimination fondatrice : le discours est un danger potentiel pour léquilibre de la vie sociale, une menace pour le bon ordre des choses, et (2) sur lattribution qui lui est faite dune fonction principale compensatrice, à savoir « minimiser les risques » dapparition dun tel déséquilibre, dun tel désordre.
Cest dailleurs ce qui apparaît très clairement à la lecture des travaux déjà anciens, mais encore dactualité de Brown et Levinson sur la politesse. Dans le système quils développent, lequel sappuie globalement sur la sociologie interactionniste dErving Goffman, le désir universel de préservation des « faces » (le fameux « face want ») est supposé être sans cesse menacé par toutes les prises de parole, tous les actes de langage. Dans un tel contexte de vulnérabilité perpétuelle des faces, où chacun est toujours à la merci dautrui, la politesse est vue comme un moyen rationnel de réduire les risques de confrontation et de blessure inhérents au discours lui-même ; elle ne vient pas seulement réparer ses dégâts, mais elle lui permet dabord déviter den causer. Malgré le côté assurément excessif des analyses formulées par Brown et Levinson (notamment cette systématicité du danger présent dans la parole adressée), ces analyses témoignent toutefois du refoulement hors du discours de tout contenu agonistique. En effet, dans la perspective quils défendent, rien ne saurait être plus irrationnel que cette relation dattaque et de défense où les adversaires sexposent et menacent à tour de rôle la figure dautrui sans chercher à minimiser ou à évacuer le danger constitutif de la situation.
La deuxième strate concerne un événement déterminé, à savoir le sentiment dune responsabilité de la parole rhétorique dans la mise en uvre de la barbarie totalitaire et plus particulièrement nazie. La rhétorique (car il sagit dabord delle) se serait en quelque sorte mise au service didéologies destructrices et aurait favorisé, appuyé, soutenu la réalisation de leurs abominables desseins. De par son immoralité constitutive (son amoralité témoignerait de son immoralité, la distinction aristotélicienne est clairement abandonnée), elle aurait remis ses techniques et ses stratagèmes (naturellement) manipulatoires à qui en voulait : Hitler, Goebbels, Mussolini, etc., sans sinterroger sur la valeur morale, la probité, les intentions de ces hommes là. Complice de la politique, qui plus est de la mauvaise politique (par la propagande antisémite, la propagande de guerre, la corruption des âmes, le mensonge, la séduction, etc.) la rhétorique aurait donc contribué personnellement aux malheurs de lhumanité. Cependant, léquation (post-Auschwitz) : rhétorique = politique = manipulation = mort, nest pas vue dabord comme le produit historique dune idéologie, mais au contraire comme leffet nécessaire, obligé dune rhétorique essentiellement idéologique, essentiellement corrompue. En conséquence, la politique se voit dissoute dans les mots qui la porte (« mots qui tuent », mots « pousse-au-crime ») ; des mots intrinsèquement meurtriers et corrupteurs : rhétorique = abolition de sa liberté = crime = morts. Continuer à faire confiance à ce dispositif de la parole, reviendrait alors à laisser la voie libre à de futurs Auschwitz, à de nouvelles barbaries, à de nouvelles guerres. Par le truchement de ce dispositif, les hommes renonceraient à leur liberté et, agis par les mots, se laisseraient dominer par leurs passions mauvaises. Le vers était donc déjà dans le fruit, depuis les origines : il y avait quelque chose de pourri, de liberticide, de destructeur, de physiquement violent (bien sûr !) dans l« empire rhétorique ».
Cette incrimination a très fortement marquée les esprits daprès-guerre et, comme nous le verrons, les théories de lArgumentation jusquà nos jours vont largement lui donner corps et sappliquer à moraliser le discours pour léloigner du politique et le rendre conforme à une société idéale pacifiée : sans passions, sans idéaux, sans utopies. Pour le dire rapidement, parce que ces choses sont bien connues et que je napporte, sur ce point, rien de vraiment nouveau : la rhétorique est coupable parce quelle est censée faire main basse sur les foules, les guider par leurs passions, convoquer leur part irrationnelle cet ennemi de la modernité (cartésienne). Si les hommes nétaient pas collectivement aveuglés par la rhétorique, incapables de faire usage de leur raison, alors rien ne pourrait expliquer quils se laissent prendre dans le filet des pires projets politiques. Car (nous dit le « bon sens » naïf de la modernité) on ne saurait librement ou rationnellement adhérer à des entreprises qui méprisent aussi clairement la raison et la liberté.
Victor Klemperer, dans lintéressant travail quil consacre à la Langue du IIIe Reich, nen revient dailleurs pas lui-même : « Quant à moi, je nai jamais compris comment il [Hitler] avait pu avec sa voix enrouée et si peu mélodieuse, avec ses phrases grossières, à la syntaxe souvent indigne dun Allemand, avec la rhétorique criante de ses discours, entièrement contraire au caractère de la langue allemande, gagner la masse, la captiver ou la maintenir dans lasservissement pendant une durée aussi effroyablement longue [
] jusquau dernier instant ». Comment est-il possible que des hommes en tout point rationnels aient pu se laisser abuser de la sorte par « ce rhéteur conscient et exclusif, ce rhéteur par principe » qui avait « toujours et seulement une galvanisation sauvage des autres et de soi-même » (p. 86) ? Comment le comprendre, en effet, sinon quil y avait dans ses discours quelque chose dirrésistible, de terriblement séducteur, ainsi que le rapporte à Klemperer, un commerçant munichois, « réfléchi, sceptique, absolument pas romantique », juif de surcroit : « [
] Aucun ne lui a résisté. Et moi non plus. On ne peut pas lui résister. Je demandais à Stühler quelle étaient donc les racines de cette irrésistibilité. Je nen sais rien, mais on ne peut par lui résister, fut sa réponse immédiate et entêtée » (p. 87). Une « irrésistibilité » quon ne peut expliquer, qui abolit votre capacité à être rationnel, à vous comporter de façon réfléchie, qui vous transporte dans dinsondables émotions collectives, ne peut être quune « monstrueuse [
] épidémie de la langue » (p. 88). Plus exactement pour Klemperer, une épidémie de la langue et du caractère spécifiquement allemands, dordinaire, explique-t-il, si hostiles à la « performance déclamatoire [
] toujours suspecte de nêtre que de lesbroufe », si « méfiant[s] envers lorateur » (p. 84). Cette épidémie sest donc répandue sous leffet dune conversion à la rhétorique propre aux « langues romanes » qui goûtent tant les « faiseurs de phrases », une rhétorique qui, pour Klemperer, « remonte à la sophistique des Grecs et à leur décadence » (p. 84).
En dautres termes, sil ny avait pas eu de corruption des mots par la rhétorique, cette « bactérie étrangère » (p. 88), la raison aurait pu sexercer, la nation allemande aurait été sauve : elle aurait résisté à lidéologie du IIIe Reich ! Dans un tel contexte, où les supposés crimes de la rhétorique apparaissent enfin au grand jour (Klemperer est un exemple parmi dautres, le plus frappant sans doute), comment ne pourrait-on souhaiter apporter à lEurope les soins nécessaires, la guérir définitivement de sa maladie rhétorique en la convertissant une fois pour toute à un autre langage, libéré des passions et de leurs dangers ? Nous aurons loccasion de voir combien cette perspective pénètre la pensée du discours jusquà nos jours : peur du pouvoir du verbe, peur des émotions collectives, peur dêtre manipulé, peur dêtre irrationnel, peur de revivre les tragédies du passé, etc.
La troisième strate concerne le sentiment dun échec catégorique de la parole rhétorique (persuasive donc) à témoigner de lexpérience vécue lors des deux guerres mondiales. Cette incrimination marche en binôme avec la précédente et renforce la culpabilité initiale. Alors même que la rhétorique a, par ses techniques, rendu possible le crime, celles-ci demeurent, semble-t-il, totalement impuissantes à persuader de ce quil a été, de ce qui sest passé là-bas. Comme si, dune certaine manière, la rhétorique continuait à collaborer ou à participer à lentreprise criminelle : capable de persuader daccomplir le pire, lhorreur, dy faire adhérer, et, en même temps, incapable de persuader de la vérité de ce qui a été vu et vécu, parce que justement cest invraisemblable. Si ce sentiment se concrétise ou plus exactement se développe à lissue de la Deuxième Guerre mondiale, il est déjà présent, au moins en partie, pendant et à lissue du conflit précédent, ainsi que le montre très précisément Philippe Roussin dans son remarquable Misère de la littérature. Comme il le souligne, il y a chez les auteurs de lentre deux guerres la sensation dune « disjonction », dun « divorce » entre l« expression et lexpérience » de la guerre, comme si la parole avait été réduite au silence, dépossédée de ses mots, ou bien incapable den trouver pour raconter et figurer cette « [e]xpérience hors langage » (p. 377) par laquelle saccomplit alors le retour à luniversel du cri. Une expérience qui laisse définitivement interdit, en état de sidération, dans un « désespoir sans paroles » : la réalité se referme sur elle-même, hermétique et définitivement inaccessible à tous ceux qui ne lont pas vécue. Ainsi prend-on conscience, non sans malaise, de la faiblesse radicale des discours, de leurs insuccès face à ces choses inouïes, mais surtout du « grand espace de silence » que les « rhéteurs », aussi effrayant que cela leur paraisse, ne pourront jamais parvenir à remplir, selon lidée dAlain développée dans Mars ou la Guerre jugée.
La guerre des tranchées, saturée de bruits et de peurs, sest coupée de lordre ordinaire des mots, non seulement (1) parce que lexpérience était intransmissible, mais surtout (2) parce que les mots qui ont été mobilisés pour essayer de la transmettre « avaient perdu leur sens, leur innocence, leur transparence » entrainant une rupture insurmontable entre « la parole et linstitution du langage » (p. 378). Cest dailleurs ce que notent Alain, Paul Nizan, Drieu la Rochelle, Brice Parain, et plus tard Sartre qui ensemble éprouvent ce même sentiment dune grande tricherie, dun mensonge, dune trahison de cette institution qui a rompu ses liens avec lhumanité et les réalités ineffables de la guerre (p. 380) ; sentiment dune déconnexion entre les mots (les masques) et les choses (la vraie vie). La politique, les politiciens se sont servis des mots (patrie, honneur, gloire, etc.), ils les ont vidés de leur grandeur, de leur âme, les rendant du même coup abstraits, indécents, vulgaires. Le langage, cest-à-dire en fait la rhétorique, apparaît dès lors à la fois (1) comme une instance de domination sociale et de duplicité, et (2) comme un lieu de désunion, dans la mesure où, par leffet pernicieux de la rhétorique, le langage semble avoir, pour toujours, « perdu le sens qui rendait possible une communication élémentaire » (p. 381). Si la langue nétait pas essentiellement viciée, déjà trop rhétorique, trop « ornée », alors elle devrait pouvoir protéger des horreurs de la guerre, mais ce nest pas le cas, alors le silence, seul, doit se faire jour pour compenser linsondable misère et la dangerosité des discours : « Un des jeunes qui en sont revenus [de la guerre] me disait : Si simplement quon parle de la guerre, on lorne trop ; et les enfants qui nous écoutent ont toujours trop denvie de la faire. Il vaut mieux nen point parler. »
Dans la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale ces problématiques vont être très largement réactivées et plus encore élargies eut égard aux dimensions sans précédents de la catastrophe. Les témoins, les rescapés des camps retrouvent ce même fossé entre lexpérience de lhorreur et lextrême pauvreté des mots disponibles pour la raconter. Ils ressentent tous, même ceux qui acceptent den parler et de la décrire, une « disproportion entre lexpérience [
] vécue et le récit quil [est] possible den faire » selon les termes de Robert Antelme dans Lespèce humaine. Léchec du langage est même vécu doublement, non seulement (1) parce que les mots inadaptés, impropres ou imprécis ne peuvent montrer cette réalité-là, ils la manquent systématiquement, mais aussi (2) parce que cette réalité est tout simplement « inimaginable » et que linimaginable résiste à la réception par autrui. Le témoignage, le passage aux mots, la tentative den persuader ceux qui ny étaient pas, est donc menacé par le risque (1) de ne pas être entendu car le récit porté est un défi au « sens commun », à lentendement, de même que par celui (2) dêtre contesté, renvoyé dans lirréalité et le mensonge. Dans tous les cas, cest sans doute une confirmation de la prophétie nazie rapportée par Primo Levi : « De quelque façon que la guerre finisse, nous lavons gagné contre vous ; aucun dentre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques uns en réchappaient, le monde ne les croira pas ». En effet, parmi les survivants, beaucoup décidèrent ou en vinrent à se taire pour échapper à la négation de leurs souffrances ou de leur malheur, à lincrédulité, voire à la seule indifférence produite par lincompréhensible.
Bien sûr, au fil du temps, lauthenticité des témoignages a fini par être reconnue, leur permettant alors de trouver place dans lhistoire dune guerre quils ont contribué à écrire. Mais le fait même quils aient pu être jugés avec pareil scepticisme, regardés comme invraisemblables et relégués au rang délucubrations sans fondements a très profondément marqué la conscience européenne. Laquelle sest alors trouvée confrontée il sagit là dune expérience collective à son insupportable incrédulité face au crime en train de se commettre ou déjà commis. De là est né le sentiment partagé et encore en vigueur (1) dun échec (social et politique) du langage, ou plutôt de la persuasion, cest-à-dire de la rhétorique, et plus encore (2) de linjustice essentielle de celle-ci dans son incapacité naturelle à défendre les victimes contre leurs bourreaux. En conséquence, la rhétorique, en raison de son immoralité intrinsèque, disposerait dune inclination naturelle à se mettre du côté du crime, de la force et de la violence, non pas seulement verbale, mais aussi physique. Elle en constituerait à la fois le support (lespace délection) et le principal vecteur : rhétorique = immoralité = injustice = violence.
Enfin, le panorama de notre topique contemporaine (relative au discours) ne serait pas complet si jéludais sa dernière strate, à savoir létablissement, au sommet de notre conception de ce quon pourrait appeler le « bien public », du principe de « dignité » issu du paradigme des droits de lHomme : un principe régulateur de lordre discursif propre aux démocraties modernes, européennes notamment. Au sortir de la seconde guerre mondiale, et avant même la pleine prise de conscience de la barbarie nazie (de lhorreur des camps), les grandes puissances victorieuses expriment leur volonté commune de tirer un trait définitif sur les tragédies du XXe siècle ; non pas de les oublier, mais den empêcher la reproduction. Elles espèrent alors pouvoir établir un cadre philosophico-politique au sein duquel de telles catastrophes ne seraient désormais plus possibles. Ainsi les rédacteurs de la Déclaration de 1948 en viennent-ils à mettre primordialement laccent sur légale « dignité » des personnes (Article 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »), plutôt que sur leur égale « liberté politique » comme le faisait celle de 1789 (Article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), orientation qui constituait jusqualors le fondement de la pensée démocratique et républicaine je mappuie ici sur les recherches dEmmanuel de Jonge. Il sagit là dun bouleversement considérable (sur le plan éthique, politique et philosophique) qui va affecter en profondeur notre façon dappréhender le rapport entre le discours et la démocratie.
Lorsque lhomme se trouve initialement conçu comme un être porteur de droits politiques (quil sagisse du vote, de la liberté dexpression ou dassociation, etc.), alors lusage de ces droits (dès lors que cet usage respecte la liberté dautrui) est foncièrement un acte positif par lequel lhomme manifeste politiquement son humanité inaliénable. À partir du moment où le principe de dignité en vient à supplanter la liberté politique (parce que des événements traumatiques récents ont rendu compte de traitements indignes de la personne humaine et de léchec du politique), alors lexercice de la liberté devenue secondaire se voit subordonné tout entier au respect de ce principe supérieur, essentiellement non-politique, quest la dignité de tout un chacun. Une dignité (religieuse, sexuelle, nationale, physique, etc.) à laquelle lordre du discours est toujours susceptible de porter atteinte en remémorant indirectement lhorreur des totalitarismes qui avaient fait du déni de dignité une arme contre lhumanité toute entière. Mon propos ne vise pas à soutenir quil ne faut pas traiter (socialement, politiquement, juridiquement, etc.) les individus avec dignité, où quil sagit là dun mauvais principe, bien au contraire, mais plutôt de mettre en lumière les conséquences pratiques que cette modification a eues quant au paradigme au sein duquel nous pensons le monde et lhabitons sur un mode discursif. Dans une topique construite sur la non-reproduction des crimes et des indignités passés, mais aussi sur lidéal corrélé de non-nuisance à autrui, alors le discours (parfois plus encore que les actes) est principalement vu comme un risque, un éventuel déni de dignité, voire comme un crime en puissance.
Le discours critique (celui qui trouve à redire, met en cause ou tout simplement interroge publiquement autrui avec véhémence sur ses choix, ses comportements, ses idées, etc., notamment si ce dernier appartient à une communauté ou une minorité quelconque) est potentiellement suspecté de ne pas avoir pris acte des barbaries commises et de nier les droits de lHomme qui découlent de la condamnation unanime de celles-ci. La critique, porteuse dun désordre psychologique ou dune souffrance émotionnelle, nous apparaît de plus en plus comme un événement insupportable, voire même contraire à la démocratie : blâmable sur le plan moral comme sur le plan juridique. Je ne dis pas quil sagit là forcément dune incrimination consciente, mais plutôt dun principe régulateur, partiellement juridique, au nom duquel sopèrent un contrôle et une censure (a priori dans lesprit des locuteurs, ou a posteriori par linterlocuteur, puis éventuellement par le juge) des énoncés, dans le but dévaluer leur conformité (ou non) à lendroit de la topique des droits de lHomme qui fonde notre sens moral. Les prises de parole se font désormais toujours au risque dune accusation ou dune condamnation : irrecevables, inacceptables, politiquement incorrectes, etc. Leuphémisation à outrance par laquelle les aveugles se retrouvent miraculeusement malvoyants ; les sourds, malentendants et les femmes de ménage, techniciennes de surfaces, etc. participe, me semble-t-il, de ce même processus de création dune sorte de « novlangue » (la langue officielle dOcéania dans 1984 de George Orwell) constituée en lieu ultime de conservation et de protection de la dignité des individus lieu au sein duquel la formulation de critiques et dopinions hétérodoxes demeure, quoi quon en dise, de plus en plus difficile. Or, le monde est bien plus quun effet de discours : les mots ne sont que des « outils » pour le dire, pour lui donner du sens (pas forcément le meilleur), mais non pour le créer ! Jirai donc plus loin, en soutenant que le discours en est venu progressivement à prendre le pas sur le monde, dans la mesure où les mots dits sont supposés concrétiser, réaliser la critique quils portent, et transformer loffense (la pique, la pointe, le bon mot ou le mot déplacé, etc.) en un préjudice qui lèserait ou atteindrait la personne dans ses biens, son intégrité physique, son humanité même. Comme lexplique très bien Ruwen Ogien : « La volonté de ranger les souffrances émotionnelles dans la catégorie des préjudices couverts par le principe de non-nuisance [conduit à soumettre] nos jugements légaux et moraux aux sentiments de dégoût ou dindignation de la majorité ou du plus grand nombre ». On comprend bien pourquoi, dans un tel contexte topique, le paradigme agonistique ne dispose plus daucune place, rejeté quil est en un lieu où les hommes sont libres (trop peut-être ?), mais où par la violence réciproque de leurs mots ils sont capables de porter atteinte à leur dignité respective et de se mener une guerre symbolique où chacun risque des « souffrances » morales et des états dâme tout aussi symboliques. Lautre ne peut pas être un adversaire face auquel on nourrit lespoir dune victoire qui tiendrait sa parole en échec et auquel on reconnaît le droit inaliénable de se défendre, dattaquer, de justifier, mais un partenaire avec lequel on construit de concert une société harmonieuse et pacifiée (cest son seul horizon disponible, son unique idéal), libérée de ses mots autant que de ses crimes.
À lissue de ces développements et en guise de mise en perspective, javancerai trois constatations. (1) La parole (rhétorique) ne saurait se substituer à la liberté des individus, ni à leur sens moral, ni surtout à leurs choix politiques (heureux ou malheureux). Une idéologie condamnable ou meurtrière ne le devient pas subitement par leffet des mots qui la disent. En conséquence, refuser ou dénoncer les mots (leur mauvais usage) est-ce vraiment renoncer à ladite idéologie, est-ce sen prémunir ? Ne serait-ce pas plutôt renoncer à pouvoir les utiliser pour se défendre et attaquer cette idéologie, et dabord pour justifier la position critique adoptée face à elle ? En fait, la parole rhétorique nest rien dautre quun appui à la liberté dont elle accompagne le difficile exercice, mais elle ne change pas lhomme ; elle le laisse perfectible, cest-à-dire se tromper et tâtonner dans lincertitude des possibles. Que certains nuisent « gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë de la parole » nest pas contestable, les exemples sont nombreux et Aristote, déjà, en avait pris acte dans sa Rhétorique (1355b 2-6), nous lavons vu. Mais est-ce la parole qui est intrinsèquement injuste et criminelle, ou bien ceux qui lutilisent et causent des « dommages » grâce à elle ? Nassiste-t-on pas, trop souvent, à un injuste et trompeur renversement des responsabilités ?
Alors oui, la parole puissante est potentiellement dangereuse, mais cette dangerosité ne libère pas les hommes de leurs crimes (qui ne sont pas des « crimes de mots »), ni dabord de leurs choix dont ils sont responsables en personne. Il est toujours facile dinvoquer la séduction, la suggestion, la manipulation et les pouvoirs du verbe, certes ils existent, de même quexiste cette fameuse « irrésistibilité » dont parle Klemperer, mais lhomme nabolit pas sa liberté dans les passions (éventuellement très vives) que le discours active : ce serait trop facile. Ladhésion nest pas un vain mot, et la rationalité technico-procédurale nest pas un gage de clairvoyance ni une garantie de vertu politique.
(2) Inutile de préciser quon peut très rationnellement accepter le pire, et quil demeure incontestablement risqué de faire lexercice de sa liberté. En effet, être libre, cest risquer des choix pour lesquels il nexiste pas de critères absolus à même den révéler la nécessité, car si de tels critères existaient, alors la liberté naurait plus aucun sens, ni aucune valeur : « [s]i la liberté nétait quadhésion nécessaire à un ordre naturel préalablement donné, elle exclurait toute possibilité de choix » (TA, p. 682). Or, risquer ses choix, cest accepter limprévisibilité des devenirs, embrasser lincertitude des mondes possibles et la précarité irréductible des résultats : « [l]a seule garantie définitive serait [explique Francis Goyet] le renoncement à tout projet, à tout désir, mais cela reviendrait à une sortie utopique de lhistoire humaine ». Utopique peut-être, mais ô combien espérée par la modernité, cette « sortie » est vue comme un moyen de dépasser à jamais les « destructions ravageuses », de dissoudre les liens pourtant indéfectibles entre « liberté et terreur, entre politique et tragédie ». Face au monde inconnu des possibles, la parole rhétorique des Anciens ne fournit nul critère ultime, mais elle donne des raisons non-contraignantes (bonnes ou mauvaises) quil appartient à chacun dévaluer, de juger, pour justifier son orientation (éthique, politique, philosophique, etc.), et en endosser la responsabilité qui ne cesse de lui incomber en personne.
Cest pourquoi, comme nous le verrons bientôt, nombreux sont ceux qui continuent à rechercher dans la langue et dans ses usages argumentatifs les moyens de palier les (supposés) manques ou les faiblesses inhérentes à lesprit humain. Qui sefforcent de mettre à jour des techniques, des procédures capables de prémunir cet esprit imparfait contre ses tentations irrationnelles et pour le protéger des mauvais discours qui le guident vers de mauvais choix. Mais que doit-on comprendre par là ? Que lhomme nest pas assez libre ou pas assez « mûr » (le mot est de Kant) pour faire usage de sa liberté ? Quil faut le protéger contre lui-même et contre les mots, les siens, ceux des autres : en les moralisant, en les rationalisant pour les rendre conforme à un monde idéal ? Ny a-t-il pas un danger funeste dans cette vision des choses, celui doublier lhomme tel quil est, pour imaginer un homme introuvable : un robot technicien, sans corps ni passions ? Philippe Muray dans son ouvrage sur Céline a dailleurs cette très belle phrase, qui servira de fil directeur à la réflexion que je vais mener à présent sur notre époque, laquelle a liquidé, explique-t-il, « toute la littérature, et jusquau souvenir même de la liberté » ; une époque qui « veut ignorer que lHistoire [est] cette somme derreurs considérables qui sappelle la vie, et se berce de lillusion que lon peut supprimer lerreur sans supprimer la vie. »
(3) Si la rhétorique est amorale et que ses mots ne sont pas purs, cest justement quelle ne prend pas parti sachant que rien nest ultimement indiscutable dans le monde mouvant des choses humaines, que rien ne saurait se soustraire a priori à la critique et contourner lindispensable effort de justification qui incombe à tout un chacun. Mots impurs, mots injustes, mots racistes, mots fascistes, mots impies, mots indignes
bien sûr, on aimerait pouvoir interdire à certains de prendre la parole, leur envoyer la police des discours et de la pensée cest dailleurs souvent le bien triste chemin emprunté par nos sociétés anti-agonistiques, sociétés où la liberté sest peu à peu trouvée amputée de son verbe et de la persuasion au nom de laquelle elle pouvait sexercer. Mais nest-ce pas aussi là une façon de se désengager et de refuser lépreuve forcément risquée (politiquement, socialement, émotionnellement, psychologiquement, etc.) de la contradiction mutuelle ? Une épreuve incertaine, à limage du monde, parce quon ne sait jamais ce qui peut arriver, parce quune adhésion ou un ralliement, malgré tout, est toujours possible, parce quon est parfois obligé de se rendre ou de baisser les « armes » face à ces « bons mots » si chers à Goyet.
3. Techniques sans invention
3.1. Une obligation de résultat
Fort des acquis de ce parcours réflexif, je me propose de considérer à présent quelques aspects de la production contemporaine relative à largumentation rhétorique. En effet, comme je le soulignais voici déjà plusieurs pages, malgré la rupture paradigmatique que jai essayé de rendre manifeste et danalyser en détail, il nen demeure pas moins que le mot « rhétorique » continue à être utilisé et convoqué comme si rien (ou presque rien) navait changé dans nos relations au discours, nos représentations, nos mentalités ou notre topique depuis Syracuse et lAthènes antique : « Quon le veille ou non [explique Michel Meyer dans un constat qui semble sans appel et, pour tout dire, infalsifiable], la rhétorique sest insinuée peu à peu dans notre esprit en envahissant le réel quotidien de ses multiples formes, et même de ses contraintes, modifiant nos façons de penser et de déchiffrer la réalité. » Certains auteurs revendiquent ainsi lhéritage dAristote (et le citent dailleurs abondement) pour construire des édifices théoriques qui, dois-je dire, nont plus rien de rhétorique. Et plus quun héritage, puisque lArgumentation contemporaine (avec un grand A) serait laccomplissement de la rhétorique telle que lauraient tacitement espérée ses pères fondateurs, mais dont ils nétaient pas parvenus à mener la théorisation jusquau bout. LArgumentation, ne serait donc jamais quune rhétorique enfin dépouillée de sa part coupable, une rhétorique ayant pris conscience des « dommages » quelle a causés aux hommes et des âmes qui ont succombé sous ses mots. Elle fournirait ainsi le moyen de protéger le discours contre ses mauvais penchants (la manipulation, la séduction, la violence des mots en général, etc.) ou ses ajouts (léloquence, les ornements, les passions, etc.) en pointant du doigt les erreurs, les manques ou les manquements qui le guettent. Sa finalité serait de rendre la réalité en un certain sens calculable en lenserrant dans des schémas indéfiniment exportables et porteurs de critères évaluatifs fermés. Car, ainsi que le relève Francis Goyet, « [s]i le pathos et léloquence sont des rajouts, le mieux est encore de sen débarrasser. Aucune topique nest alors nécessaire, il suffit dun peu de bon sens, dun jugement assez sûr pour atteindre les idées claires et distinctes. Le juge austère lemporte sur lAvocat trop bouillant, et inutilement bavard. » Dautres chercheurs, nettement moins nombreux, ont choisi dadopter une approche dite généalogique dont le but est (1) danalyser le contexte démergence du paradigme rhétorique, et (2) dinterroger les conditions qui rendent possible (ou impossible) son exercice, non dun point de vue technique (cest-à-dire externe), mais bien cognitif (interne). Cette approche me paraît particulièrement féconde : (1) en ce quelle fait de la démarche rhétorique un événement de la pensée, et non lapplication de « façons de faire ou de dire » désincarnées et abstraites, mais aussi (2) parce quelle permet de penser déventuelles survivances de lancien paradigme rhétorique, sous laspect de traces résiduelles, sans toutefois se bercer dillusions et sans simaginer que ce paradigme demeure en lui-même applicable par les locuteurs. La spécificité première dune telle approche (au sein de laquelle je minscris à la suite des travaux dEmmanuelle Danblon, nous lavons vu) est donc de penser le phénomène rhétorique comme une fonction complexe du langage qui dépasse de loin (cela ne veut pas dire quelle lexclut pour autant) la mobilisation de types darguments ou de techniques à même de transformer un discours en acte rhétorique. Une fonction du langage dont le propre est quelle soit directement liée à un certain état du monde social et des mentalités, une histoire politique, des institutions de la parole qui fondent sa pratique, ou plus exactement qui lui donnent sens. Par conséquent, au sein du cadre généalogique dont je minspire ici, la rhétorique ne peut être déconnectée des hommes qui la vivent et qui en font une ressource majeure de leur rationalité, mais aussi, voire surtout, de leur liberté politique pensée sur un mode critique et oppositionnel. Or, et je me suis efforcé de montrer comment, nos sociétés européennes ont très largement perdu ce rapport essentiel entre le discours et la liberté par laquelle nous arrêtons des choix raisonnables et « une ligne de conduite » selon lexpression de Perelman. Elles sen sont éloignées dans la mesure où le rationalisme qui les habitent et quelles ont hérité des Modernes espère pouvoir déconnecter radicalement et définitivement ces deux expériences, en coupant la liberté des mots qui permettent de la dire et de lexercer. Des mots dont les incertitudes et les risques sont devenus inacceptables pour des sociétés qui ont justement placé la prévention des risques et la réduction de lincertitude au fondement de leurs principes politiques. Toutefois, comme je le soulignais, si le paradigme lui-même demeure globalement impraticable aujourdhui, cela ne veut pas dire quil nen existe pas des résidus qui perdurent hors de leur contexte initial dapplication : je pense ici notamment à la démarche abductive du raisonnement indiciaire ou, plus marginalement, à la phronèsis. Cela ne veut pas dire non plus que la persuasion, et plus encore la recherche de la persuasion, aient disparu ; les locuteurs sefforcent toujours de se persuader (parfois mutuellement), et il nest pas rare quils parviennent à leurs fins. En conséquence de quoi, lactivité persuasive peut encore avoir du sens (dans la sphère familiale, politique, judiciaire, académique, etc.) à lextérieur dun paradigme rhétorique devenu inintelligible en raison du type de rapports quil établissait envers les mots comme envers autrui : il ny a là nulle contradiction. Cependant, il convient de sinterroger, à cet égard, (1) sur ce que veut dire « persuader », sur la fonction de cette activité de la parole, et donc (2) sur le regard que portent les spécialistes du discours sur celle-ci. En dautres termes, que peut-on attendre de la persuasion, quel est son rôle social, sa raison dêtre hors du paradigme qui la vu naître ? Enfin, si nos sociétés se sont progressivement coupées, pour les raisons que nous connaissons à présent, du dispositif agonistique qui structurait lespace mental et politique des démocraties de lAntiquité, on ne saurait pour autant affirmer quelles se sont pacifiées au point de rendre absolument impossible lexpression de ce quon appelle « la polémique ». Cette dernière constitue un type de relation langagière qui conserve des traits (quoique marginaux et très dévalués) de lancien dispositif. Des traits que les locuteurs ne peuvent manifestement exploiter sans risquer de se mettre au banc de la société, de devenir atopos et dêtre renvoyés à linsignifiance autant quà la bassesse (forcément !) de leurs querelles de mots. Et cela même parce que des hommes censés, des citoyens raisonnables ne devraient se rencontrer pour exposer publiquement leur différend sans sefforcer de mettre un terme à leur dispute en trouvant un terrain daccord minimum. Aussi, le bruit de la polémique ne saurait-il perdurer trop longtemps sans constituer un trouble à lordre social et à la marche sereine du monde. On nest finalement jamais loin de se demander, à limage du jeune Scarmentado de Voltaire, si « les guerres civiles » et les « fureurs » du peuple de France ou de celui dAngleterre ne sont pas nées de « deux pages de controverses » immodérées et peu indulgentes. Dans nos représentations ordinaires et bien souvent savantes, la polémique constitue toujours quelque chose de plus ou moins « stérile », voire de néfaste, un frein au déploiement de la seine argumentation, ou bien encore une sorte de folklore clownesque qui ne prête pas à conséquence parce que les polémistes, bons camarades, se chamaillent « pour de faux » et donc « pour de rire ». Mais quoi quil en soit, elle reste un comportement excessif, inconséquent ou illégitime, une transgression des normes de la bienséance et de la convenance dans la langue dont il faut, autant que possible, limiter les effets négatifs. Ce qui va justement mintéresser ici, cest de montrer en quoi ce résidu du paradigme agonistique peut être perçu aujourdhui comme lexpression même, la quintessence dune pratique discursive (la rhétorique) systématiquement vouée à léchec et supposée manifester limperméabilité réelle des locuteurs aux propos dautrui je pense notamment au récent Dialogues de sourds de Marc Angenot, un texte à la fois brillant (comme lest son auteur), mais toutefois discutable dans ses postulats comme dans ses analyses. En tout état de cause, et cela manifeste selon moi la rupture de paradigme, la rhétorique (ce qui en porte le nom, du moins) sest vue progressivement reconstruite, ou plutôt repensée, contre ce qui lui a été arraché, à savoir le processus d« invention » qui guidait son exercice et lélevait au rang dart. Cest justement parce que linvention nous est devenue impensable en raison de son caractère incertain, que les théoriciens de largumentation on fait de la rhétorique une contrée technicienne, et finalement anti-rhétorique. À partir du moment où la langue devient un lieu de production de résultats (accords, ententes, consensus, unions, contrats, etc.) destinés à résorber lincertitude du monde et à empêcher la persistance du doute, alors la rhétorique ne peut plus être autre chose quun simple vecteur, un support permettant de parvenir auxdits résultats, de les accomplir afin dassurer la continuité de la réalité. Comme nous le verrons, la rhétorique se voit ainsi conçue en fonction dobjectifs matériels supposés la réaliser ou la définir toute entière ; objectifs garants de sa valeur et de son opportunité en démocratie. En conséquence, elle nexiste plus quà travers ses succès ou ses échecs, lesquels témoigneraient des bonnes ou des mauvaises techniques quelle confère à ses usagers. Parce quelle a rendu illégitime la conservation du doute en en faisant un obstacle plutôt que le moteur de la vie sociale et politique, la rupture de paradigme nous a fait oublier que la rhétorique était dabord une recherche opinative avant dêtre une série deffets accomplis sur le monde et les autres. Il y a peut-être quelque chose dun peu curieux ou hétérodoxe à soutenir cela, puisque la rhétorique, je lai dit, présuppose un goût de la victoire au nom duquel elle sexerce. En effet, il ne saurait y avoir de recours à la rhétorique sans la volonté première de lemporter contre un adversaire, den terrasser les idées en défendant la valeur éminente des siennes propres. Lefficace du discours, la persuasion donc, est bien lhorizon ultime de la prise de parole rhétorique, ou plus exactement celui de lorateur : elle constitue lespoir formé par lui quant au triomphe de son verbe. Mais ce nest pourtant pas cette efficace finale et espérée qui sert à définir primordialement la rhétorique, ou, devrais-je dire, à en établir une définition satisfaisante. Léquivalence, couramment acceptée aujourdhui, rhétorique = persuasion est conforme aux exigences technicistes de la raison moderne, à notre façon de penser le monde, den baliser le sens pour le rendre prévisible. Cette orientation de lesprit nous invite à accepter une double affirmation : (1) si la rhétorique ne persuade pas, cest quelle nest pas conforme à sa définition première, cest-à-dire à lefficace quon est en droit dexiger delle, et (2) si elle persuade, mais de choses fausses, cest précisément quelle est corrompue, mensongère, immorale, etc. Dans les deux cas, la rhétorique nest appréhendée quau prisme de la persuasion quelle produit et qui samalgame entièrement avec elle. Or, il sagit là dun raccourci au regard de sa fonction initiale, et plus quun raccourci, dun véritable détournement. En effet, comme lexplique très clairement Aristote, la rhétorique na pas pour « fonction propre [
] de persuader, mais de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet » (Rhétorique, 1355b 9-11). Elle forme, poursuit-il, « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader » (1355b 25) : rhétorique = processus de découverte = invention (celle-ci nest pas seulement la première partie de lart qui vise à mettre à jour des arguments, à investir des « lieux », une topique, mais son essence, le fondement de sa démarche). La distinction est dimportance, bien quelle nous semble aujourdhui presque anecdotique ; ce serait là une originalité dAristote sans conséquence sur la compréhension même de la rhétorique. Si celle-ci avait pour « fonction propre » de persuader, cela voudrait dire quelle se définirait à partir de son effet, son résultat, son telos : la persuasion sur laquelle lorateur na, somme toute, quune prise limitée, en ce quelle implique une série de facteurs qui dépassent sa compétence personnelle. Un résultat externe, indéterminé et circonstanciel, qui servirait pourtant à discriminer rétrospectivement ce qui est rhétorique et ce qui ne lest pas, comme sil y avait dans ce résultat quelque obligation naturelle, comme si lui-même incarnait le sens unique et profond de lart rhétorique. Dans une optique de pure production, le fait de persuader en vient donc à occulter et à annuler la recherche qui le précède, qui lhabite : le bon orateur et le bon technicien se confondent en un geste qui sapplique à évacuer la contingence et lincertitude qui lui est inhérente. La rhétorique ne serait alors quune simple faculté de reproduire à lidentique des modèles réputés efficaces, et non pas de « découvrir », cest-à-dire de penser la singularité de chaque occasion de discours pour en faire le lieu privilégié dexercice de sa liberté et de son audace. Elle serait là, disponible, il ny aurait quà convoquer ses préceptes sans avoir à les réfléchir, pour assurer leffet persuasif de ses mots. Tout serait si simple ! Or, justement, ça ne lest pas. La fonction de cet art nest pas dabord de produire ou de garantir quelque chose ; elle ne sépuise pas dans les succès et les échecs de celui qui sen sert. Son objet nest nullement la faisabilité du faire, mais lopportunité du dire, sa pertinence et son adaptation au kairos cette occasion de prendre la parole. Mais il sagit là dune fonction désormais introuvable, dissoute par la modernité dans les certitudes qui tapissent son horizon et son idéal du bien comme du juste.
3.2. La modernité ou loubli du précaire
Francis Goyet dans son récent et très riche ouvrage consacré aux Audaces de la prudence montre très bien en quoi la rationalité moderne et mécaniste, la nôtre, celle de lusine tayloriste ou du chantier naval, considère quune « règle », au plein sens du terme, guide forcément vers des résultats sûrs et prévisibles, vers la production de choses identiques, régulières et dépourvues daspérités. Une « vraie », une « bonne » règle constitue ici une garantie de résultat : « [a]insi de la fabrication selon les règles du couteau, du navire ou de la maison. Lincertitude est réduite parce quon nest pas dans le domaine des actions mais des objets. [Pour] obtenir tel résultat, il faut employer telle règle, et limprévisible peut être réduit à zéro ». Si le résultat demeure incertain, quil ne se réalise pas dans les termes fixés au départ, cela témoigne donc de la fausseté de la règle, de son inadaptation à lobjet préconçu : il faut par conséquent corriger ou changer la règle pour assurer la stabilité et la prévisibilité de notre rapport au monde. Du reste, cela suppose de voir le monde comme stable et prévisible, de le dépouiller du « flou » qui pourtant le traverse. Certes, on imagine bien que la fabrication dun navire ou plus encore dun avion peut difficilement laisser place à lincertitude ; la règle, autant que possible, doit y valoir loi. Accepterions-nous de confier, chaque fois, notre vie au hasard, à la roue de la fortune, plutôt que de sen remettre à une technique éprouvée de longue date et garantie par des calculs scientifiques dotés de certitudes en bonne et due forme ? Bien sûr que non ! Mais quen est-il du monde politique, je veux dire du politique au sens large : tout ce qui concerne les « affaires humaines », envisagées comme espace de parole et de décisions ? Pourquoi faudrait-il mener telle réforme, conclure tel accord, sengager dans tel conflit, appliquer telle peine à tel délit, etc. ? Là, le problème se corse, car nous ne sommes plus dans le domaine des objets, mais bien dans celui des actions domaine au sein duquel le « mouvant » fait loi. Or, comme le souligne Goyet (après Perelman) donc je reprends et poursuis lanalyse, la rationalité des Modernes, rationalité techniciste, en est venue à absorber les actions (politiques) elles-mêmes dans sa vision du monde en les soumettant à une mécanique supposée inébranlable, celle de l expertise chiffrée : règle ! certitude ! résultat assuré ! monde stabilisé. Le choix se voit réduit à une série de chiffres, de graphiques, qui manifestent une supposée nécessité ou une évidence. Sans doute n était-ce pas pour de mauvaises raisons au début : il s agissait de faire des questions humaines un lieu de certitudes et de prévisions ; de constituer le politique, et partant le discours (public), en objets parmi dautres, soumis à des règles également imparables dans leurs résultats. Plus besoin dêtre vraiment libre, visionnaire, réfléchi, en un mot « intelligent » (au sens fort du terme), quand les mêmes règles produisent les mêmes effets, et que « la rigueur des résultats dépend [exclusivement] de la rigueur des procédures » qui sont mobilisées pour y parvenir (p. 48-49) : à bonne procédure, résultat heureux ! Cest justement ce que souligne Perelman dans ses « Considérations sur la raison pratique », dénonçant ainsi « les philosophes rationalistes depuis Platon jusquà Leibniz en passant par saint Thomas, Descartes, Spinoza et Locke » : « Définir la rationalité par la soumission à lévidence ne présente guère dinconvénients si le champ de lévidence sétend non seulement à la connaissance du vrai, mais aussi à celle du bien, du juste, du beau, et de toutes les valeurs considérées comme absolues. On subordonne alors entièrement le point de vue pratique au théorique, la liberté nétant quadhésion à lévidence, tout choix, toute délibération nétant que lexpression de notre ignorance. » Dans une telle conception de la rationalité tournée vers la domination de la nature par la technique (se rendre maître et possesseur de la première par la seconde), le tâtonnement intuitif, le sens du précaire, la conscience de la fragilité, ne sauraient avoir aucune place, sinon celle abandonnée par la science à la littérature pénétrée de ce « flou artistique » (p. 48) qui fait horreur à la modernité. Modernité rationaliste, positiviste, qui « pourchass[e] impitoyablement [dit Perelman] les intuitions incommunicables » de même que « les moyens de preuve autres que lexpérience répétable et le calcul conforme aux règles », niant ainsi « le rôle pratique de la raison. » En effet, quel bénéfice pourrait-on tirer du rétablissement de « lapproximatif » (p. 44), de linstable, au sein dun monde et dune matière (lhumain) dont on veut sans cesse oublier la précarité constitutive ? À linverse, pour les Anciens, héritiers dAristote, l« absence de résultats garantis ne signifie pas absence de règles » (p. 48) ; elle nimplique pas non plus que ces règles soient molles ou peu rigoureuses. Adaptées au « mouvant » du monde, ces règles réfléchissent la contingence sans jamais chercher à la dissimuler ; elles ne visent pas à corriger lesprit mais à lorienter dans sa recherche, à guider ses pas vers la lumière de ses espérances et de ses idéaux. Ni « normatives », ni « immuables » (p. 46), les règles de lart sont un point dappui, tout à la fois stable et fragile, pour permettre le passage à lacte dans un monde qui toujours demeure ouvert aux possibles. Le projet des Anciens lesquels savaient, peut-être plus que nous, la valeur profonde du mot « liberté » repose donc sur lapprentissage en longue durée dune aptitude à penser ensemble la règle et la contingence, cest-à-dire sur lacquisition de cette capacité exceptionnelle à sorienter dans limprévisible, à avancer au jugé en (se) rendant le monde intelligible sans pour autant le rendre plus certain. Il sagit pour eux (cest le sens de la démarche aristotélicienne) dapprendre à être un « prudent », cest-à-dire, selon la belle formule de Goyet, dapprendre à « maîtriser limmaîtrisable » (p. 44), à tirer quelque ordre du désordre en le réfléchissant. En dautres termes, ce nest pas parce que le monde est « mouvant », ouvert et incertain quil faut se laisser abuser par les sirènes du relativisme : toutes les fins et tous les jugements ne sauraient se valoir, au contraire. Face au précaire incompressible, face au doute et au désordre, la prudence (phronèsis), cet état extraordinaire, état « sublime », nayons pas peur des mots, apparait ô combien nécessaire aux Anciens pour sefforcer de se déterminer et de « juger juste » malgré tout, malgré les risques et les périls qui guettent nos choix et nos décisions qui de toute façon nont rien de nécessaire. On comprend mieux à présent pourquoi Aristote propose de penser la rhétorique indépendamment de son résultat escompté et définit celle-ci comme un processus de découverte, une façon de « voir » et même surtout dapprendre à voir en devenant progressivement un phronimos : un homme capable de prudence dans laction. Tandis que le résultat, cet horizon dattente, est toujours hypothétique, la recherche, quant à elle, ne lest pas : elle seule peut faire lobjet dun apprentissage, dune formation théorique et pratique ; elle seule peut être élevée au rang de savoir, en partie transmissible et en partie à inventer. Alors certes, la recherche forcément imprévue dans laquelle lorateur sengage est semée dembuches, mais elle a le mérite dexister, dêtre vécue et éprouvée par un recherchant qui sefforce, un peu plus à chaque fois, davoir prise sur elle. La recherche appartient à lorateur, elle dépend toute entière de lui, de sa capacité à la conduire, à écouter « lintuition des intelligibles », à risquer ses choix dans l« obscurité » (p. 47). En revanche, la persuasion, tout horizon quelle soit, ne saurait constituer un guide : elle napprend pas à sorienter dans la contingence, puisquelle est un lieu où les techniques sont là, immuables, abstraites, et finalement inapplicables dans un monde où linstabilité prévaut. La rhétorique a certes des règles, mais elles ne garantissent aucun résultat, et permettent au mieux de lenvisager comme possible. Incontestablement fragile, la recherche rhétorique se travaille au fil des succès et des échecs ; elle ne cesse de les dépasser, afin que chaque nouvelle prise de parole, telle une pierre verbale, soit encore mieux taillée que la précédente : plus belle, plus persuasive, plus opportune. Du coup, laspirant orateur napprend pas à persuader (à produire des effets), mais à identifier, lorsque loccasion sen présente, ce qui pourrait justifier quun auditoire déterminé se laisse persuader par la cause quil défend laquelle, tant sen faut, nest pas gagnée davance. Il apprend donc à inventer et à réfléchir un parcours toujours original, cest-à-dire à se frayer un chemin parmi les arguments et les mots disponibles, à les sélectionner, à les ciseler, pour que chaque occasion de se défendre et daccuser, occasion de faire entendre sa voix, soit une occasion dêtre libre et davoir laudace de sa liberté. En conséquence, la rhétorique nest pas l« art de parler » comme lécrivait le Père Lamy cela ne veut bien sûr pas dire quil ny a pas de paroles dans cet art, et surtout des paroles plus puissantes que dautres, plus persuasives, plus belles aussi , mais celui de chercher et dabord de juger ce dont on va parler et ce que lon va dire. La rhétorique invite à se faire juge de ses propres mots, critique de son discours, et à « voir » celui-ci à travers les yeux de ce contradicteur quon espère conquérir, cest-à-dire persuader. On comprend bien en quoi la recherche persuasive, chaque nouvelle recherche, chaque nouveau jugement, constitue une épreuve inscrite dans un cheminement interminable qui toujours suppose cette présence adverse, quil sagisse dun opposant contre lequel il faut ferrailler, ou dabord du « maître » initiateur, dont parle si bien Goyet : « [l]e jugement sacquiert, mais difficilement, dans le temps long, très long, dun processus, et sous le regard très critique dun autre jugement. Ce temps long est incompréhensible aux profanes, qui vivent dans le seul présent ; tout comme la prudentia est incompréhensible » (p. 31). La rhétorique ne consiste nullement à suivre pas à pas, en élève discipliné, les prescriptions argumentatives fixées par dautres, comme sil sagissait de quelque catéchisme à apprendre par cur puis à appliquer de façon machinale. Le but nest pas de répéter du même, ni daccumuler frénétiquement des savoir-faire, mais dêtre capable dinventer du nouveau (nouveaux arguments, nouveaux raisonnements, nouvelles expressions, etc.) pour répondre à la singularité et à lincertitude de chaque occasion de discours. Cest pourquoi, la rhétorique est une expérience qui se renouvelle dans laction du verbe adressé ; une expérience au sein laquelle lorateur, aussi prudent soit-il, ne quitte somme toute jamais son statut déternel apprenti. Il y a quelque chose dunique dans une telle démarche, qui tient à la fois de la quête de sens, du parcours dobstacles et du jeu de pistes : le but est connu (ou plutôt espéré), mais non le trajet. Ainsi, « [l]e prudent applique des règles singulières à une situation qui ne lest pas moins, des règles quil dégage lui-même et quil est le seul à pouvoir appliquer. [
] Les règles étant mouvantes dans un monde mouvant, le seul point fixe, le seul phare est la droite fin vers laquelle nous dirige sans faillir la fine pointe du jugement » (p. 56). Jeu de pistes disais-je, art de la navigation plutôt ! La victoire constitue bien ce « point fixe » selon lheureuse expression que Francis Goyet emprunte à Jacques Maritain , cette ligne de mire que lorateur a dans la tête, et au nom de laquelle il prend la parole pour défendre sa vision du monde, sachant celui-ci ouvert à la décision et le résultat de la recherche rhétorique forcément indéterminé ; sachant aussi quil ne peut légitimement se soustraire à la critique et au jugement dautrui. Goyet nous parle ici dun prudent idéal, dun vrai ou grand prudent, celui qui, parvenu à la pleine maîtrise de lart, est (1) capable dassurer ses pas, malgré lincertitude et la singularité du kairos rhétorique, cest-à-dire (2) dêtre le découvreur des règles quil suit et dont il éprouve alors la singulière efficacité. Savoir diriger son propre jugement « sans faillir », savoir identifier ce qui est opportun, recevable, persuasif, efficace, argumentable, en avoir lintuition, la bonne intuition même, celle qui mène à la victoire, et qui permet dabord den réfléchir la possibilité : voilà la direction de lentreprise prudentielle. Une victoire qui « ne dépend pas des règles préétablies », celles de débutants, « mais dune règle supérieure » (p. 131), par laquelle le prudent fait acte créateur. Pourtant, cette idée selon laquelle chaque occasion de parole est unique et requiert, en conséquence, une démarche oratoire régulée (au sens fort du terme) par cette unicité, défie notre conception de la règle, nous lavons dit, mais avant tout notre conception moderne de la rationalité : laquelle pose la nécessaire conjonction, ou mieux lintrication de la raison et de la certitude, stable, froide, austère (doù lopposition toute moderne entre raison et passion, entre raison et intuition, entre raison et art). Derrière cette unicité et la non-reproductibilité de laction effectuée (cest dailleurs le propre du geste artistique), se cacherait la marque dun processus rhétorique non seulement antimoderne (irrationnel dans son refus des règles de la science), mais finalement ouvert sur la postmodernité et le relativisme. Si tout est « flou » et incertain, que lon peut a priori tout dire, quaucune règle nest fixée une fois pour toute, quaucun résultat nest jamais garanti, comment ne pas établir une relation entre persuasion rhétorique et bonne fortune, chance, miracle inconsistant ? Comment ne pas souhaiter enfermer cette entreprise dans un carcan normatif, dans des règles valables à tout coup, lui inventer des trucs et astuces, pour la stabiliser et la rendre enfin conforme aux canons transparents de la modernité ? Or, justement, lorateur prudent ne sen remet pas au hasard ou à une illusoire et ridicule « magie » du verbe qui plongerait la persuasion dans lirrationnel. Que cette dernière ne soit pas assurée en raison de lincertitude de lobjet sur lequel elle se porte, nimplique aucunement que la démarche oratoire et lespoir de victoire qui lanime abandonnent les droits chemins de la raison et renoncent à inventer des règles capables de guider le jugement de leur inventeur. Lincertitude des possibles ne vaut pas irrationalité du trajet qui permet de les déterminer. Cest bien pourquoi la prudence rhétorique constitue une troisième voie face au dogmatisme dune part, face au relativisme de lautre, au sein desquels la liberté perd na plus aucun sens ni valeur : lorateur prudent, le phronimos de la parole, est à la recherche des mondes possibles de la persuasion, recherche par laquelle il exerce sa pleine liberté et la met à lépreuve dans le rapport à cet autre, cet adversaire qui, toujours, est en attente de justifications. Partant, si ce qui persuade rhétoriquement nest pas nimporte quoi (relativisme), la persuasion nest pas non plus un produit de la nécessité qui marquerait lexistence dun chemin absolu et seul acceptable (dogmatisme). Que des discours en tous points contradictoires puissent être également persuasifs ne fait pas de la persuasion une loterie où lon parle à lencan ou à la cantonade, en attendant, avec fébrilité, de voir si le résultat suit ; une loterie à laquelle répondrait la stable, et supposée « régulière », Argumentation nourrie des principes rationnels de la modernité. Tout au contraire, la possibilité de victoire propre à des positions clairement antagonistes (possibilité mise à jour et investie, rappelons-le, par les Sophistes) manifeste la radicale ouverture du monde, sa précarité, à laquelle seule peut répondre la liberté laissée à tout un chacun de dire (de persuader) et bien sûr dadhérer. Rationalité du mouvant, sens de lincertitude, prudence, hauteur de vue, temps long de lapprentissage, voilà ce à quoi notre modernité « profane » (pour reprendre lidée de Goyet) sest fermée, en prônant le bénéfice de limmédiateté du rapport au monde, au sein duquel la parole supposée transparente de lexpert fait désormais loi. On comprend ainsi pourquoi la rhétorique, coupée de ses bases et de son esprit, ne signifie, pour nous Modernes, plus rien de concret, ou plus exactement plus rien de rhétorique. Dans nos sociétés où tout doit être décidé « par le tourbillon, par lagitation bruyante des médias, dans la transparence assimilée à limmédiateté et limmédiation » (p. 473), la démarche persuasive na plus guère de sens sétant vue dépouillée de ce « flou » essentiel que la négociation et la recherche égalitariste du commun accord sefforcent dévacuer à tout prix. Cela ne veut pas dire quil ny ait plus de flou, ni de mouvant dans notre monde, mais quil est devenu impossible de les penser comme ressources fondatrices de la décision, donc de la liberté.
3.3. Limpensé de la persuasion
Nous comprenons à présent pourquoi la rhétorique sest trouvée non seulement restreinte, mais fondamentalement dénaturée dans lesprit même de ceux (la plupart du moins) qui sefforcent aujourdhui de la penser et de la définir. Lidée de recherche, de processus long, dapprentissage, de tâtonnement a été purement et simplement liquidée au profit dune pure réflexion sur les moyens disponibles pour garantir ce quon appelle couramment « la persuasion » (sans quon sache pour autant vraiment ce que celle-ci recouvre). La rhétorique, telle quon la voit décrite aujourdhui, réduite à nêtre plus quun ensemble de ressources destinées à générer un résultat, a perdu sa fonction de guide (et de paradigme) qui lui conférait sa valeur pratique éminente. La pratique du discours rhétorique sépuise désormais tout entière dans le produit fini ou, plus exactement, dans leffet de ce produit sur le monde : effet qui dissout alors le cheminement par lequel il se dote dune dimension proprement rhétorique. La démarche intérieure qui faisait du discours un événement foncièrement singulier, une façon non pas de résoudre, mais de réfléchir la contingence pour sorienter vers le choix le plus opportun, le mieux adapté à loccasion de parole, na plus guère de sens. La finalité de celle-ci se limite alors à restreindre la complexité de la réalité, cest-à-dire à rendre celle-ci calculable en épuisant lincertitude qui lhabite, dans lacte que la parole est censé accomplir sur lenvironnement (le monde, les autres). Un acte, cest-à-dire un fait (visible, identifiable) qui évacue le processus réflexif qui la rendu possible et qui toujours précède la mise en discours. Raison pour laquelle le rapport essentiel, fondateur même, entre rhétorique et liberté a été oublié : la liberté est devenue un fait, il semblerait que nous nayons plus besoin den faire ou den renouveler lexpérience, et non un exercice, et surtout par un exercice lié à la parole. Ce qui nous est devenu incompréhensible, cest finalement, dois-je dire, le fait quil puisse y avoir dans la rhétorique quelque chose qui ne relève pas seulement du « comment », mais dabord du « pourquoi » : pourquoi veut-on persuader ? La question paraît si simple, presque triviale, et la réponse plus simple encore : parce quon cherche ou espère toujours faire passer des idées, des décisions, rallier un public à ses vues. La rhétorique serait donc la réponse à un comportement inscrit dans la nature des choses, au fondement de nos comportements sociaux. Or, est-ce vraiment si simple ? Le rapport entre rapport entre rhétorique et persuasion est-il aussi standard quil y paraît ? En quoi la définition de la rhétorique sest trouvé apauvri
Le problème des approches contemporaines de la rhétorique, cest finalement, me semble-t-il la désinvolture avec laquelle elles traitent cette question fondamentale de la fonction de ce type de discours. Mais finalement quest-ce que persuader ? Et force est de constater que les sy sont cassés les dents doù la définition tautologique et criculaire : quest-ce que la rhétorique ? Quest-ce que la persuasion ? Le problème est quon est ici guère avancé.
Ni une technique de la belle forme. Je me bornerai ici à exploiter brièvement quelques exemples. Repartons de la définition donnée par Olivier Reboul dans son Introduction à la rhétorique, ce nest pas le meilleur ouvrage, mais eu égard à son statut (celui dêtre publié aux Presses Universitaires de France dans la collection « premier cycle ») et à sa diffusion, il sert de base, bien souvent, à la définition de notre objet détude ; . On prend ses définitions pour argent comptant, sans les interroger. Que dit Reboul que la rhétorique cest lart de persuader. La définition est belle qua-t-on perdu par rapport à aristote ? On a tout perdu dans le raccourci facile, trop facile qui rattache aussi facilement la rhétorique à la persuasion. Non que la persuasion nait rien à voir avec la rhétorique, cest loin dêtre le cas, je lai montré, et inversement que la rhétorique nait rien à voir avec la persuasion, ce nest pas le cas non plus. Mais nest-ce pas un peu simple et pauvre de faire ce rapprt entre lun et lautre comme si cétait aussi facile. Mais dailleurs quest-ce que la persuasion ? Vouloir centrer la rhétorique sur la persuasion, cest comme je lai montrer sur son résultat, mais surtout sur quelque chose que lon ne connais pas, très flou
Reprendre perelman sur la définition de la rhétorique et dire quil a de toute évidence était gêné par la relation entre rnhétorique et persuasion.
La rhétorique est définie par rapport au persuasif et la persuasion par rapport à la rhétorique. Cest justement cela que voulait éviter Aristote, et dans lequel notre époque ne cesse de tomber.
En fait lidée de persuasion ne fait plus sens du tout, on ne sais pas ce que ça veut dire. Ou, plus exactement la persuasion est réduite à une seule chose, laccord. Puisque, jai essayé de le montrer à plusieurs reprises, la rhétorique doit produire de laccord et quelle guide vers la persuasion. Finalement nous ne savons pas vraiment ce quest la persuasion, son contenu, ô combien, est flou, on ne sait pas grand-chose sur elle, sinon quelle est ce que doit produire la rhétorique.
défend cette thèse de linefficacité (« cest comme pisser dans un violon comme le dit trivialement le proverbe », p. 140), et soutient que la persuasion en général constitue, de toute évidence, un phénomène exceptionnel. La parole rhétorique serait, pour lui, presque toujours tenue en échec par lexistence de discordances cognitives insurmontables entre les interlocuteurs. Il sattaque ainsi à lidée suivant laquelle les humains « argumentent pour se persuader réciproquement », et affirme que lobservation des situations courantes vient, le plus souvent, réfuter cet axiome jamais interrogé. Il se fonde pour cela sur labondance des échanges et des polémiques « où les chances de persuader linterlocuteur, de modifier son point de vue sont pratiquement nulles » (p. 439). Constat qui lamène à déplorer lirrationalité (de la plupart) de nos démarches argumentatives, ou, tout du moins, lillusion dans laquelle celles-ci prennent leur origine illusion caractérisée à la fois par le refus daccepter, dès le départ, l« échec probable » (et normalement dissuasif) de la prise de parole, et par lidéalisation dun « effort de persuasion » obstiné qui nous cache cette réalité flagrante. Pour notre part, nous assumons une analyse très différente de la sienne et partons du principe selon lequel la faiblesse des chances de persuader linterlocuteur (ce qui ne veut pas dire autrui : Marc Angenot a tendance à négliger la présence cruciale de lauditoire commun auquel les opposants sadressent) ne constitue par un motif suffisant pour renoncer à une relation de parole qui dépasse de beaucoup ce seul objectif, et, plus encore, pour taxer lentreprise dirrationnelle. Pour quil y ait du mérite à la discussion, pour que le combat ait quelque intérêt (à vaincre sans péril
), car ce combat relève aussi du spectacle, il est nécessaire de consentir à mettre en danger sa propre parole et, donc justement, daccepter que lopposant soit un opposant, quil remplisse (avec les risques que cela comporte pour soi-même) son office de contestation. Selon nous, léchec de léchange polémique ne réside pas dans la perpétuation du différend entre les adversaires de toute façon ils ne sont pas là pour sentendre, ils doivent forcément sopposer, cest lune des raisons de leur rencontre , mais au contraire dans larrêt de léchange, dans le refus manifeste de poursuivre la mise en scène dune opposition présentée comme indissoluble (ce qui pour Angenot, prenant lexemple de la « Querelle du positivisme » qui voit sopposer Jürgen Habermas à Hans Albert, constitue, à linverse, la seule issue digne dêtre empruntée, « la seule chose raisonnable à faire », p. 11).
Centrer sur lidée de rationalité : la démarche rhétorique nest pas irrationelle parce que la persuasion nest pas systématique, et même moins que cela.
La question du comme-si
3.4. De la séduction
Le « séduire », bel ennemi, tellement irrationnel, tellement facile à attaquer. La rhétorique ne peut être séduisante, elle ne peut quêtre fondamentalement rationnelle, fondamentalement elle-même, neutre. Le problème de la séduction pénètre ; Nous savons pourquoi, je lai montré quelques pages plus haut. Idéologie, séduction, massacres. Le fait quil puisse y avoir quelque chose dirrésistible, que. Philippe Breton, mais aussi Christian Plantin sur la question des passions collectives ; Une bonne rhétorique a renoncé aux passions et aux émotions collectives.
3.5. Le carcan normatif de lArgumentation
Quil sagisse alors dun témoignage (quon peut entendre ou lire) ou dun objet (quon peut voir, examiner, toucher).
Soulignons toutefois que lusage, linterprétation et linsertion des preuves « extra-techniques » au sein du discours relèvent évidemment de la « technique » de lorateur, cest-à-dire de la rhétorique. Le fait de sappuyer sur le récit dun témoin, sa déposition, ou sur la description de larme dun crime, constitue bien un acte technique, mais le récit du témoin et larme du crime nen demeurent pas moins toujours des preuves impersonnelles, déjà-là, susceptibles dêtre convoquées par nimporte qui.
Eugene Garver, « La découverte de lèthos chez Aristote », dans François Cornilliat et Richard Lockwood (éd.), Èthos et pathos Le statut du sujet rhétorique, Actes du Colloque international de Saint-Denis (17-21 juin 1997), Paris, Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance (n° 21) », 2000, p. 24.
Ibid., p. 23. On considérera également la position de Perelman qui oppose le raisonnable au rationnel afin de penser la dimension fondamentalement pratique de la rhétorique. Il insiste alors « sur le fait que si le rationnel est lié à lidée de vérité, donc dunicité, il nen est pas de même du raisonnable, qui est une notion [
] socialement conditionnée, et qui ne mène pas à une solution unique, mais à une pluralité de solutions acceptables dans un milieu donné. » Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », dans Éthique et droit, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, 1990, p. 285-297, ici p. 292. La question est à lorigine abordée dans : Chaïm Perelman, « The Rational and the Reasonable », dans Theodore F. Geraets (éd.), Rationality Today, Ottawa, Éd. de lUniversité dOttawa, 1979, p. 213-219.
Voir François Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 27-28 (cité par Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 146).
Sur le dévoiement de la notion de « technique » (ce qui est inévitable lorsquelle se voit coupée de son pendant, à savoir l« invention »), je me permets de renvoyer à un exemple concret : Romain Laufer, « Actualité de lempire rhétorique : histoire, droit, marketing », dans Guy Haarscher (éd.), Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 77-108. Pour Romain Laufer, le spécialiste de lart moderne de la persuasion est un « technicien », un « technologue ».
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 19.
Ibid.
Ibid., p. 18.
On pensera notamment à lintéressant avant-propos que donnent Jean Bazin et Alban Bensa à leur traduction de Jack Goody, La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1995 [1977]) : « Le texte écrit est par lui-même générateur dune conscience plus aiguë des structures du langage tant syntaxiques (ou grammaticales) que sémantiques (ou catégoriels). [
] Lécriture accroît aussi les possibilités de jeu sur les éléments de la langue, sur les lettres [
] mais surtout sur les mots. Lécriture ne reproduit pas seulement le flux de la parole, elle en permet la dissection. [
] Avec lécriture sinstaure nécessairement, à distance de la parole, un lieu doù peut être apprécié sa conformité : règles du bien-parler (grammaire), du bien-penser (logique), modèle du beau discours (rhétorique), texte de la prière ou de la poésie récitée [
] » (p. 10, 13).
À ce titre je renvoie directement à Jack Goody (en particulier au chap. 3 : « Écriture, esprit critique et progrès de la connaissance », ibid.) : « [L]écriture, surtout lécriture alphabétique, rendit possible une nouvelle façon dexaminer le discours grâce à la forme semi-permanente quelle donnait au message oral. Ce moyen dinspection du discours permit daccroître le champ de lactivité critique, favorisa la rationalité, lattitude sceptique, la pensée logique [
]. Les possibilités de lesprit critique saccrurent du fait que le discours se trouvait ainsi déployé devant les yeux ; simultanément saccrut la possibilité daccumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que lécriture modifiait la nature de la communication en létendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de linformation ; ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel plus étendu. [Tout cela a] permis à lhomme de prendre du recul par rapport à sa création et de lexaminer de manière plus abstraite, plus générale, plus rationnelle » (p. 86-87).
Voir : Eugene Garver, Aristotles Rhetoric. An Art of Character, Chicago Londres, The University of Chicago Press, 1994.
La rhétorique na jamais cessé dy être professée (que ce soit dans les départements danglais, de philosophie ou de sciences du discours et de la communication) ; elle na pas subi le discrédit politique quon lui a connu en Europe et est liée, bien plus que chez nous, à la vie mentale et aux structures de la société. La rhétorique ny a pas forcément une position académique stable ou univoque (comme lindiquent les revendications diverses sur son enseignement), mais elle est ressentie comme vécue et actuelle. (Voir par exemple : Christian Plantin, Essais sur largumentation Introduction à létude linguistique de la parole argumentative, Paris, Éd. Kimé, coll. « Argumentation et sciences du langage », 1990, p. 53 et suivantes). On soulignera toutefois que de ce morcellement disciplinaire naît, à lévidence, une imprécision définitionnelle et un trouble quant à son objet réel, ce dont témoignent ces quelques exemples tirés de la vaste littérature produite outre-Atlantique : Ronald Schleifer, Rhetoric and death: the language of modernism and postmoderme discourse theory, Urbana Chicago, University of Illinois Press, 1990 ; Stephen Doheny-Farina, Rhetoric, innovation, technology: case studies of technical communication in technology transfers, Cambridge, MIT Press, 1992 ; David S. Kaufer et Brian S. Butler, Rhetoric and the Arts of Design, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates Inc., 1996 ; Barry Brummett, Rhetoric in popular culture, Thousand Oaks, Sage Publ., 2006
sans parler des innombrables rhétoriques de la musique, de la peinture, de la cuisine, du corps, du féminisme, etc.
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, La Nouvelle Rhétorique Traité de lArgumentation, Paris, PUF, 1958, 2 vol. [5e éd., Éd. de lUniversité de Bruxelles, 2000]. À partir de la deuxième édition du texte (en 1970) les deux parties du titre se trouvent inversées. Je citerai à présent le Traité (TA) dans sa cinquième édition.
Stephen E. Toulmin, The Uses of Argument, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.
Chaïm Perelman, « Justice et justification », dans Éthique et droit, op. cit., p. 218-248, ici p. 225.
Ibid., p. 224.
Déjà dans un article paru en juillet 1951 dans Ethics (sous le titre : « Acts and person in argument ») Perelman et Olbrechts-Tyteca annonçaient cette ambition sans ambiguïté : « Nous avons donné le nom de rhétorique à la discipline que nous proposons ainsi de faire revivre, parce que nous nous sommes rapidement rendu compte que, tout au moins dans lAntiquité grecque, et particulièrement chez Aristote, la rhétorique avait précisément pour objet létude de ces techniques dargumentation non contraignantes, ayant pour but détayer des jugements et, par là, de gagner ou de renforcer lassentiment des esprits » (repris en français dans Chaïm Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, 1989, p. 257-293, ici p. 258).
Ce qui nest, je pense, pas très étonnant car notre topique, elle, na pas changé, jaurai tout loisir dy revenir. Nos lieux communs sont donc toujours aussi négatifs à son égard.
Michel Meyer dans Quest-ce que largumentation ? (Paris, Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2005, p. 9) attribue à Lucie Olbrechts-Tyteca un rôle subalterne en la traitant littéralement entre parenthèses par rapport à Perelman, le seul véritable (lunique) auteur du Traité : dailleurs sur la couverture son nom napparaît-il pas avant celui de Lucie Olbrechts-Tyteca pourtant première dans lordre alphabétique ? Cest la position également défendue par Noemi Mattis Perelman, la fille de Chaïm. Il ne mappartient pas ici de solder le différend entre les « pro- » et les « anti- » Olbrechts-Tyteca, ceux qui voient en elle une stricte pourvoyeuse de citations, dexemples, une rédactrice de fiches, et ceux qui regrettent amèrement que sa valeur scientifique soit si largement sous évaluée (à ce propos voir par exemple : Barbara Warnick, « Lucie Olbrechts-Tytecas Contribution to The New Rhetoric », dans Molly Meijer Wertheimer (éd.), Listening to Their Voices: The Rhetorical Activities of Historical Women, Columbia, SC, University of South Carolina Press, p. 69-85, et tout récemment David A. Frank et Michelle Bolduc, « Lucie Olbrechts-Tytecas New Rhetoric », Quarterly Journal of Speech, vol. 96, Issue 2, May 2010, p. 141-163 (ce dernier article fait parfaitement le point sur la question. On regrettera néanmoins que ses auteurs ne sappuient que sur deux entretiens : lun avec Noemi Mattis Perelman, lautre avec Michel Meyer, et sur deux lettres échangées avec Ray Dearin). Par ailleurs, concernant le rôle proéminant accordé à Perelman dans les études nord-américaines et européennes, on pourra se référer également à : James L. Golden et Joseph L. Pilotta (éd.), Practical Reasoning in Humans Affaires: Studies in Honor of Chaïm Perelman, Dordrecht Boston, D. Reidel Pub. Co., 1986, de même quà Ray D. Dearing (éd.), The New Rhetoric of Chaïm Perelman: Statement & Response, Laham, Université Press of America, 1989). Il apparaît toutefois à la lecture de la correspondance perelmanienne (non publiée à ce jour) que le rôle de Lucie Olbrechts-Tyteca a été tout a fait substantiel, Chaïm Perelman nen fait dailleurs aucun mystère auprès de ses collègues et amis (je renvoie par exemple aux lettres échangées avec Ray Dearin en mai 1969 et reprises par Frank et Bolduc dans leur article, p. 149). Perelman lui reconnaît (bien quelle ne soit pas philosophe
) une place de choix dans la structuration du plan (lélaboration de la trame théorique du volume), lorganisation des idées, et (bien sûr) la collection des exemples littéraires (dont louvrage est richement pourvu), même si lui-même, assure-t-il (et sans doute est-ce vrai), a très largement pris en charge lécriture du Traité dans sa version finale « suite à une rédaction antérieure de » Lucie Olbrechts-Tyteca (lettre du 2 août 1973 adressée par Perelman à Letizia Gianformaggio).
On pourra se reporter (1) à larticle de Marc Dominicy : « Perelman und die Brüsseler Schule », dans Josef Kopperschmidt (éd.), Die neue Rhetorik : Studien zu Chaïm Perelman, Munich, Fink, 2006, p. 73-134 (version française en ligne sur : http://www.philodroit.be/IMG/pdf/Marc_Dominicy_Article_Perelman.pdf), et (2) à lanalyse comparée des trajectoires académiques respectives de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca avant lentreprise du Traité dans David A. Frank et Michelle Bolduc, « Lucie Olbrechts-Tytecas New Rhetoric », art. cit., p. 144-149.
Chaïm Perelman, né à Varsovie en 1912 y retournera durant lannée universitaire 1936-1937 pour suivre les enseignements de Jan Lukasiewicz et Tadeusz Kotarbinski, avec qui il entretiendra une riche correspondance, conservée notamment à lUniversité Libre de Bruxelles. Toutefois, je tiens à souligner que Perelman, bien que dorigines polonaises, sest toujours considéré comme un philosophe (et logicien) belge. Arrivé en Belgique en 1925, cest-à-dire encore très jeune, il y a été formé (dès 1929) à lUniversité Libre de Bruxelles, tout particulièrement par ses « maîtres » Eugène Dupréel et Marcel Barzin, il y a défendu ses thèses de Doctorat, dabord en droit (1934), puis en philosophie (1936), il y a enseigné comme Assistant à partir de 1938, puis comme Professeur ordinaire au sortir de la guerre, etc. Je mappuie, à ce sujet, sur une lettre datée du 2 septembre 1970 et adressée à Antonio Pieretti de lUniversité de Pérouse.
Lucien Steinberg, Le Comité de Défense des Juifs en Belgique : 1942-1944, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, 1973.
Pour disposer déléments concernant la vie et linfluence de Perelman on pourra se référer à : (1) Guy Haarscher (éd.), Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, op. cit., (2) Marc Dominicy, « Perelman und die Brüsseler Schule », art. cit., (3) Alan G. Gross et Ray D. Dearin, Chaïm Perelman, Albany, State University of New York Press, 2003. Soulignons, à ce titre, que Perelman participe en 1948, avec Richard McKeon professeur de rhétorique à lUniversité de Chicago à un comité constitué par lUNESCO pour penser et établir les bases philosophiques des droits de lHomme et de la démocratie. Il sagit là dun signe incontestable de sa réputation internationale dans limmédiat après-guerre.
Rappelons-nous que Perelman dispose dun organe scientifique dexcellente notoriété qui lui confère une place de choix dans le champ intellectuel : à savoir la fameuse Revue internationale de philosophie (fondée en 1938), et quil dirigea jusquà sa mort en 1984.
Perelman estimait dailleurs que la rhétorique était de toutes les discipline et non pas dune seule (on se souviendra par exemple quà lUniversité libre de Bruxelles, il lenseignait indifféremment dans les Facultés de philosophie, de droit et de médecine
).
Georges Bastide, Traité de laction morale, Paris, PUF, coll. « Logos », 2 vol., 1961 ; Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, coll. « Les grands penseurs », 1962 ; Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962 ; André Jacob (éd.), 100 points de vue sur le Langage, Paris, Klincksieck, 1969.
Jean-Baptiste Fages, Le structuralisme en procès, Paris, Éd. Privat, coll. « Regard », 1968.
Voir le très beau compte-rendu que donne Vernant au Traité de lArgumentation dans le Journal de Psychologie normale et pathologique (vol. 62, n°4, 1965, p. 485-487). Vernant souligne loriginalité de lentreprise de Perelman et Olbrechts-Tyteca et montre combien celle-ci constitue « une rupture avec la conception de la raison et du raisonnement qui domine la pensée philosophique occidentale des trois derniers siècles » (p. 485). Il souligne alors en quoi les auteurs du Traité élargissent considérablement « le domaine du rationnel » pour permettre de penser lunité « des facultés de lesprit », ainsi que le libre exercice du « choix raisonnable » (p. 486-487).
Jacques Lacan, Écrits, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966. L« Appendice II », écrit en juin 1961, et proposé à la fin de ce volume (p. 889-892), reprend une intervention donnée par Lacan devant la « Société de philosophie » le 23 avril [et non pas juin comme lindique Lacan] 1960, en réponse à une communication de Perelman, et pour discuter ses travaux sur la théorie de la métaphore (notamment les pages du Traité qui lui sont consacrées). On apprend à loccasion de cet appendice que Lacan diffuse les idées et les ouvrages de Perelman auprès de ses élèves qui « y reconnaissent le bain même où [il] les mets » (p. 889). Pour avoir le point de vue et la reprise de Perelman, je renvoie à : Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 155-157.
Comme le laisse penser Antoine Compagnon dans son article sur « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle » (dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la Rhétorique dans lEurope moderne : 1450-1950, Paris, P.U.F., 1999, p. 1278-1279) : « [L]a rhétorique du philosophe belge Chaïm Perelman [
] doit surtout être mentionnée en raison de ses applications au droit ». Le jugement est sans appel, la contribution de Perelman demeure, pour Compagnon, très limitée, pour ne pas dire anecdotique. Dailleurs dans cet article de vingt-deux pages, il ne consacre quun paragraphe à Perelman, contre près de deux pages à Roland Barthes. Cette récriture de lhistoire de « la rhétorique au XXe siècle » me paraît pour le moins orientée, et ne rend pas justice à lapport inaugural du « philosophe belge ». Toutefois, quelques pages plus loin, Marc Fumaroli (dans sa « Postface. Aujourdhui : facettes dune renaissance de la rhétorique », p. 1283-1296) revient sur lindéniable importance de lapport perelmanien.
Outre la réflexion de Paulhan que jévoque dans la note suivante (réflexion qui tient une place particulière dans le projet formé par Perelman et Olbrechts-Tyteca), je peux difficilement passer sous silence lexistence de deux textes initiateurs, deux monuments, celui de Ernst Robert Curtius (Europäische Literatur und lateinisches Mittlelalter, 1948, 1re trad. franç., 1956), et celui de Heinrich Lausberg (Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Litteraturwissenschaft, 1960, non traduit en français ; cet ouvrage est précédé en 1949 des Elemente der Literarischen Rhetorik), toutefois leur impact, en matière de rhétorique, est dabord notable pour les études dhistoire ou de critique littéraires. En outre, leur usage et leur accès (en raison de la langue notamment, au moins pour le second) demeurent plus malaisés que ceux du Traité. Lequel se présente justement comme un « traité », héritier dune tradition quil sefforce, dans un élan programmatique, de réhabiliter pour penser et comprendre notre rapport au monde, à la liberté, à la démocratie. En dautres termes, Perelman et Olbrechts-Tyteca ont tracé une sorte de chemin intellectuel, et posé les jalons dune véritable démarche réflexive.
Jattribue ici une place symbolique au Traité eu égard à sa diffusion et à sa forme éditoriale, mais il ne faut pas oublier que Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient fait paraître, dès 1952, Rhétorique et Philosophie. Pour une théorie de largumentation en philosophie (Préface dÉmile Bréhier, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine ») qui constitue un recueil de huit articles publiés entre 1948 et 1952, soit ensemble, soit par Perelman comme seul auteur. Ce dernier volume leur a dailleurs permis, avant le Traité, de montrer lunité des propositions théoriques (sur lauditoire universel ou la preuve) qui serviront de base à leur uvre commune, laquelle vise bien au-delà, nous lavons vu, du champ philosophique. Précisons ici que le Traité (son projet du moins) prend naissance, lors dun dîner, environ dix années avant sa publication (Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient même pensé, un temps, que louvrage paraîtrait avant, vers 1955 sans doute, comme jai pu en trouver mention dans la correspondance perelmanienne). En outre, relevons que la lecture des Fleurs de Tarbes (de Jean Paulhan, paru en 1941) texte auquel Olbrechts-Tyteca et (à sa suite) Perelman portent un intérêt manifeste, lui conférant une fonction initiatrice a considérablement influencé leurs premières réflexions rhétoriques, cest-à-dire, en fait, le « tournant rhétorique » qui sopère dans leurs travaux à la fin des années quarante. Avec Les Fleurs de Tarbes, Paulhan fait véritablement uvre fondatrice, en ce quil propose de réhabiliter lapproche rhétorique en littérature. Il sinterroge alors sur le soupçon nourri contre la rhétorique, le mot, la forme, lhabileté, lintelligence, le savoir-faire (accusés de manifester quelque défaut conviction) et partant sur le prima de lidée et de lesprit : autant de questions qui constitueront, avec la critique radicale de la tradition cartésienne, un point de départ aux thèses du Traité.
Je dois faire crédit à Michel Meyer (malgré la distance critique que je prends à légard de ses théories, lesquelles ne rendent pas forcément justice à luvre de son ancien « maître ») davoir bien mis en évidence lapport considérable de Perelman, apport qui « constitue [souligne-t-il] un renouvellement majeur de la discipline, une nouvelle façon de comprendre la rhétorique, sa nature et sa mission. On le lira dans les siècles à venir comme on lit encore Cicéron ou Quintilien, alors même que dautres, dont probablement lauteur de ces lignes, auront rejoint les poussières des bibliographies savantes [
]. Car Perelman est le premier depuis plusieurs siècles à avoir redonné toutes ses lettres de noblesse à la rhétorique. [
] Pour lui, la rhétorique est la raison telle quelle est à luvre lorsquelle échappe aux systèmes formels de la science, telle quelle échappe à lidéal logiciste que lon a cherché à plaquer sur la langue ordinaire au nom dune univocité dont sa richesse se joue toujours. » Michel Meyer, « Les rhétoriques du XXe siècle », dans Michel Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1999, p. 247-329, ici p. 259-260.
Paul Ricur, « Rhétorique, poétique, herméneutique », dans Michel Meyer (éd.), De la métaphysique à la rhétorique. Essais la mémoire de Chaïm Perelman, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, 1986, p. 143-155. Ricur, qui reprend la vieille et interminable rengaine anti-rhétorique, tout en la modérant un peu, ne manque pas de relever le danger que représente la transformation toujours possible de lart de plaire en art de séduire et de tromper (qui porte alors « la violence du discours », p. 146) ; cest-à-dire la mutation de la persuasion en manipulation lattaque na finalement pas beaucoup évoluée depuis la violence dénonciation platonicienne. Ricur reproche dailleurs à Perelman davoir fait, dans toute son uvre, de la philosophie une branche de la rhétorique, alors que, dans son esprit, la philosophie transcende cette dernière ; elle la dépasser de part en part en raison de lhonnêteté fondamentale qui nanime. Pour lui, la philosophie se consacre ou, du moins, devrait se consacrer toute entière, et de façon purement désintéressée, à la recherche de la Vérité, sans jamais chercher à plaire et donc sans risquer de tromper. On se reportera également à Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 147-150. Ces pages reprennent léchange quont eu Ricur et Perelman à la suite de lintervention de ce dernier devant la « Société de Philosophie », le 23 avril 1960. Ricur estime que les thèses de son interlocuteur introduisent un nouveau formalisme, celui du « probable », et craint alors « quon ne tue la philosophie [en la définissant] seulement par un formalisme de largumentation », alors même que le philosophe se définit par « la qualité de ses questions » et non par largumentation quil déploie (p. 147-148). Ce à quoi Perelman répond que sa « théorie de largumentation » vise de façon primordiale la prise de décision dans « des situations où le raisonnement formel est insuffisant » (p. 150).
Roland Barthes (jai relevé deux occurrences dans son « Aide-mémoire ») et les tenants du Groupe ¼ (trois occurrences dans leur Rhétorique générale) le citent (ils ne peuvent ignorer ou laisser totalement dans l ombre un texte déjà fort connu, comme je le précise dans la note suivante), bien que la référence soit réduite, de part et dautre, à un état plus ou moins anecdotique, comme si lapport du Traité se réduisait à des points de détail, comme si la parenté était lointaine et (presque) exotique. La référence semble donc expédiée pour ne plus avoir à y revenir : loriginalité et la primauté chronologique (ne loublions pas) du travail de Perelman et Olbrechts-Tyteca (lesquels commencent leur enquête vers 1948) paraissent mettre mal à laise tout spécialement dans les rangs de la « Nouvelle critique ».
Il est sans aucun doute erroné de dire, comme le fait Olivier Reboul (dans son Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique, Paris, PUF, coll. « Premier Cycle », 2001 [1991]), qu« [e]n France, le Traité de largumentation fut ignoré des milieux littéraires, fermés à tout ce qui nest pas stylistique, et même des milieux philosophiques, tant lidée dune troisième voie entre la logique formelle et labsence de logique était étrangère à la culture de lépoque. [
] La pensée de Perelman ne perça vraiment quà la fin des années soixante-dix » (p. 98). Or, le Traité est indéniablement connu et discuté dès les premières années de sa parution, notamment chez les philosophes et les juristes (Perelman correspond très régulièrement avec Raymond Ruyer, Paul de Loye, Georges Kalinowski, Henry Johnstone Jr., Antonio Pieretti, Lucien Goldmann, Michel Villey, etc.), mais aussi, même si cest plus modeste, chez les « littéraires » (je pense, par exemple, à Jean-Paul Weber), que ce soit en France ou à létranger (Italie, États-Unis, Grande-Bretagne, etc.). Dans un compte-rendu du XIIe Congrès International de Philosophie (qui sest tenu à Venise en 1958 avec deux mille participants) rédigé par Gaston Isaye pour la Revue Philosophique de Louvain (vol. 56, n° 52, 1958, p. 694-705), celui-ci souligne limportance du Traité « que les Congressistes connaissaient déjà » et dont plusieurs avaient fait le cur de leur intervention. Assurément, les thèses que défendent Perelman et Olbrechts-Tyteca demeurent controversées et sujettes à polémiques philosophiques, mais elles ne restent pas lettres mortes de 1958 à la fin des années soixante-dix, comme le laisse injustement entendre Reboul. Perelman nest déjà plus un inconnu lorsque le Traité paraît, celui-ci ne reste donc pas dans lombre ! Dans la même veine, Marc Angenot à loccasion de son récent Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique (Paris, Éd. des Mille et Une nuits, coll. « Essai », 2008) note que l« uvre de Perelman na cessé de croître en importance. Il est beaucoup plus cité aujourdhui que du temps où jétais étudiant [dans les années 60-67] », écrit-il (p. 99). Là encore, je pense quil ne faut pas se laisser abuser, ni se méprendre sur notre histoire intellectuelle dont les réécritures propagent sans cesse des idées fausses. (1) Le nombre douvrages consacrés à Perelman (ceux de Meyer, Lempereur, Bosco, Koren et Amossy, Maneli, Vannier, et dautres ; Angenot en dresse une petite liste) a très nettement progressé depuis une quinzaine dannées. Cest un fait, il ne sagit pas de le démentir. (2) Pour autant, peut-on tirer de cette constatation une conclusion quant à limportance prise par luvre de Perelman dans la pensée contemporaine ? La masse des publications signale-t-elle vraiment une plus grande pénétration des idées du Traité et des travaux de Perelman ? Personnellement, jen doute ; je dirais même que limportance de celui-ci a régressé depuis sa mort, et cela malgré le nombre croissant détudes à son sujet (dont le niveau reste, somme toute, assez inégal). (3) On a tendance à oublier quau cours de la vingtaine dannées qui suit la publication du Traité, Perelman na cessé, comme je lai dit, de dialoguer et déchanger des idées, des lettres, des textes, avec les plus grands intellectuels du temps : ceux qui ont incontestablement compté dans lhistoire de la pensée occidentale (entre 1960 et 1980). Les thèses du Traité font donc, très tôt, lobjet de vraies discussions avec des penseurs de premier ordre. Le grand public cultivé et le public étudiant (je pense à tous ceux qui ont suivi ses enseignements à lUniversité Libre de Bruxelles) navait sans doute pas connaissance de cette situation et de la position centrale de Perelman dans le champ intellectuel dalors : cest pourtant un fait essentiel pour relire et comprendre dans le temps long lapport et linfluence de luvre perelmanienne.
Je me permets, à ce titre, de citer Perelman lui-même dans une lettre datée du 2 août 1973 et adressée à Letizia Gianformaggio, laquelle venait tout juste de faire paraître une étude consacrée à ses idées (Gli argomenti di Perelman : dalla neutralita dello scienziato all'imparzialita del giudice, Milano, Edizione di Comunita, 1973), étude quil commente et dont corrige ou complète plusieurs points : « Les personnes qui ont accepté les thèses fondamentales de la Théorie de lArgumentation sont des partisans du droit naturel tel que Villey, [des] communistes tels que [Henri] Buch et [Jerzy] Wroblewski, et un gauchiste tel que [Georges] Miedzianagora. La seule note commune cest loposition au positivisme formaliste que des communistes considèrent comme une doctrine bourgeoise. [
] Dailleurs, plusieurs positivistes qui ont changé sous linfluence de mes idées : il suffit de mentionner en outre Bobbio, [Hans] Kelsen et [Alfred J.] Ayer ».
Lidée de « renouveau » ou de « réhabilitation » na de pertinence que dans la mesure où la période précédente manifeste une déchéance, un désaveu ou un déclassement perçus et vécus comme tels. Or, si la France na pas été le seul pays dEurope à connaître un abandon de lenseignement de la rhétorique (tant sen faut, le phénomène est généralisé), cest en France que cet abandon a été le plus radical, le plus violent (lesprit cartésien, le positivisme y sont peut être plus fort quailleurs) et quil a si profondément marqué les consciences.
Lintitulé de son texte est à la fois juste et injuste. Dune part, il est vrai quil nexiste, à lépoque, aucun livre ou manuel qui propose un panorama « chronologique et systématique » de la rhétorique antique et classique. Cest un fait. En conséquence, son texte constitue bien un « Aide-mémoire » qui permet de combler un manque réel. En même temps, Barthes semble oublier un peu vite quil existe le Traité de Perelman et Olbrechts-Tyteca, et ne rend guère justice à la primauté de ce dernier par rapport à son propre article (intéressant et bien fait, il ne sagit pas den douter) dont un grand nombre dentrées (surtout dans la section consacrée au « Réseau » : genres, lieux communs, ordre du discours, schèmes argumentatifs, etc.) recoupent des développements importants de louvrage publié en 1958 (et auquel il est marginalement fait référence à la p. 191). Ouvrage qui, à lépoque nen déplaise à certains est déjà « reçu » en France chez les philosophes comme chez les « littéraires » bien que ceux-ci voient sans doute dans ce texte une sorte de concurrence liée à la distance disciplinaire. Roland Barthes, « Lancienne rhétorique. Aide mémoire », dans Communications, n° 16, 1970, p. 172-223. Voir à ce sujet : Christelle Reggiani, Léloquence du roman, op. cit., p. 54-57.
Roland Barthes, « Lancienne rhétorique. Aide mémoire », art. cit., p. 174.
Christelle Reggiani, Léloquence du roman, op. cit., p. 56.
Ibid., p. 55.
Gérard Genette, « Rhétorique restreinte », dans Communications, n° 16, 1970, p. 158-171, îci p. 158.
Gérard Genette, « Enseignement et rhétorique au XXe siècle », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1966, vol. 21, n° 2, p. 292-305.
Françoise Douay, « Non, la rhétorique française, au XVIIIe, nest pas restreinte aux tropes », dans Histoire, Épistémologie, Langage, vol. II, n°1, 1990, p. 123-132.
Áron Kibédi-Varga, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Klincksieck, Série littérature 4, 2002 [1970], p. 16-17.
Paul Ricur, La Métaphore vive, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Lordre philosophique », 1975, p. 14.
« Ce que les derniers traités de rhétorique nous offrent, cest, selon lheureuse expression de G. Genette, une rhétorique restreinte dabord à la théorie de lélocution, puis à la théorie des tropes. Lhistoire de la rhétorique, cest lhistoire de la peau de chagrin », ibid., p. 13.
Je simplifie un peu, mais le propos nest vraiment pas très différent.
Chaïm Perelman, LEmpire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque dhistoire de la philosophie », 2002 [1977], p. 15.
Ibid.
Jean-Marie Klinkenberg, Le Sens rhétorique. Essais de sémantique littéraire, Toronto Bruxelles, Éd. du GREF Éd. Les Éperonniers, 1990, p. 46. Voir également Jean-Marie Klinkenberg, « La rhétorique dans la sémiotique : la composante créative du système », dans Sémir Badir et Jean-Marie Klinkenberg (dir.), Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale, Limoge, Pulim, 2008, p. 41-42.
Ibid., p. 45-46.
Ibid., p. 47.
Antoine Compagnon, « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle », art. cit., p. 1261.
Marc Fumaroli, « Aujourdhui : facettes dune renaissance de la rhétorique », art. cit., p. 1296.
Bertrand Buffon, La parole persuasive. Théorie et pratique de largumentation rhétorique, Paris, PUF, coll. « Linterrogation philosophique », 2002, p. 48.
Larticle de Pierre Kuentz publié dans le n° 16 de Communications (« La rhétorique ou la mise à lécart », p. 143-157) initiait toutefois la distinction (que reprendra François Rastier) entre retour du ou de la rhétorique et retour à la rhétorique, et soulignait également, poursuivant ainsi une pertinente remarque de Michel Fichant, que le retour au mot ne vaut pas (forcément) présence ou même pratique du concept. On peut très bien sintéresser à la rhétorique et la nommer, sans pour autant quelle existe dans la réalité.
Roland Barthes, « Lancienne rhétorique. Aide mémoire », art. cit., p. 223.
Christian Plantin, LArgumentation Histoire, théories et perspectives, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005, p. 3. Voir également son article : « Situation des études dargumentation : de délégitimations en réinventions », dans Marianne Doury et Sophie Moirand (éd.), LArgumentation aujourdhui. Positions théoriques en confrontation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 159-181.
Christian Plantin, « Situation des études dargumentation : de délégitimations en réinventions », art. cit., p. 160-161.
En effet, la position que prennent Perelman et Olbrechts-Tyteca dès le début de leur ouvrage me paraît sans appel : « La publication dun traité consacré à largumentation et son rattachement à une vieille tradition, celle de la rhétorique et de la dialectique grecques, constitue une rupture avec une conception de la raison et du raisonnement, issue de Descartes, qui a marqué de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers siècles » (p. 1). Il sagit bien du rattachement de largumentation à la rhétorique et non linverse. La référence à Descartes (grand pourfendeur du « vraisemblable », sur lequel repose toute la tradition rhétorique) va dailleurs dans le même sens. Il ne sagit pas pour moi de polémiquer sur un point de détail (qui nen est pas un en fait), mais plutôt de mettre en évidence ce qui mapparaît comme une relecture orientée du projet perelmanien pour faire accepter la plus grande noblesse, valeur, scientificité, etc. de lArgumentation face à la rhétorique quelle est amenée (dans lesprit de Ch. Plantin par exemple) à remplacer.
Je pense ici tout spécialement à : Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit., p. 97-98. Comme lécrit également Roland Schmetz dans un ouvrage pourtant intéressant et bien documenté (Largumentation selon Perelman. Pour une raison au cur de la rhétorique, Namur, Presses Universitaires de Namur, coll. « Travaux de la Faculté de droit de Namur, 23 », 2000) : « Les techniques argumentatives sont également un bel exemple de ce que nous appelons la portée maximale du Traité » (p. 347).
Cette rhétorique se réduirait alors à l« invention », ainsi quen témoigne la position de Christian Plantin dans le texte précédemment cité : « Dans lensemble technique que constitue la rhétorique, la théorie de largumentation correspond à linvention, ses concepts essentiels sont les topoï, qui se matérialisent dans des arguments concrets ou enthymèmes, faits discursifs complexes de logique, de style et daffects. Cest cette rhétorique qui est visée lorsque ce mot sera utilisé dans ce texte. » (Christian Plantin, LArgumentation, op. cit., p. 5, cest moi qui souligne). Il sagit là dune conception de la rhétorique bien restrictive et appauvrie, très éloignée de celle que je mefforce de penser ici, à contre-courant de la doxa contemporaine.
Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit. p. 91.
Ibid., p. 91-92. Reboul souligne toutefois le morcellement, léclatement des études consacrées à la rhétorique, et se demande si le terme a encore, dans ces conditions, un sens précis. Mais cela ne lamène pas, pour autant, à remettre en cause lexistence profonde et linscription de la rhétorique au sein même de notre culture, laquelle, bien vivante, sattache à faire « éclater les formes rigides » (p. 92).
Il réside, à ce propos, une très grande confusion. Quest-ce que la rhétorique ? Peut-on parler de rhétorique aujourdhui aussi bien quhier ? La « notion » a-t-elle encore du sens et surtout un sens pratique ? Est-ce une entité a-historique et surplombante quon peut réfléchir indépendamment de la société qui la pratique ? Comprend-on vraiment ce que pouvait être la rhétorique dans lAntiquité grecque et romaine ? Autant de questions laissées trop souvent dans lombre au profit dune mise en équivalence facile et posée comme une évidence : démocratie = liberté = rhétorique. Les poser impliquerait de prendre à bras le corps des problèmes de fond qui tiennent à la place réelle allouée au discours dans nos sociétés contemporaines, et de sintéresser aux rapports quentretiennent aujourdhui la parole et lidée de liberté.
Michel Meyer, « Avant propos. Y a-t-il une modernité rhétorique ? », dans Michel Meyer (éd.), De la métaphysique à la rhétorique. Essais à la mémoire de Chaïm Perelman, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, 1986, p. 7. Je renvoie également à la courte « Préface » (n. p.) quil donne à la 5e édition du Traité de lArgumentation.
François Rastier, « Indécidable hypallage », dans Langue française, vol. 129, n° 1, 2001, p. 111.
Comme le remarque Emmanuelle Danblon à propos de la figure du pamphlétaire, refuser catégoriquement les valeurs dun groupe, manifester sa mise à lécart, cest se mettre en situation datopie. Or, être atopos, « sans lieu, cest-à-dire aussi sans lieu commun », cest sexclure de la communauté (de la Cité), à la fois physiquement et mentalement (La fonction persuasive, op. cit., p. 53, voir également Rhétorique et rationalité, op. cit. p. 134-136).
La fonction persuasive, op. cit., p. 140.
Voir en particulier : Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 202-203 et 271-273.
Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 224.
On considérera à ce sujet le célèbre exemple de la « couronne » (remporté à la suite dune victoire à Olympie) proposé par Aristote au premier livre de sa Rhétorique (I, 1357a 17-21). Comme le rappelle très bien Carlo Ginzburg (dans Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2003 [2000]) : « [L]a rhétorique présuppose toujours une communication concrète, donc circonscrite. Pas besoin de mentionner le fait quà Olympie, la récompense du vainqueur est une couronne puisque tout le monde le sait. [
] Seul un barbare pouvait ignorer que la récompense des Jeux olympiques, dont le retour périodique servait à souligner lunité culturelle des Grecs, était une couronne dolivier. Un orateur grec sadressant à un auditoire grec, sous-entend Aristote, navait certainement pas besoin de mentionner ce détail » (p. 46).
Lorateur ne peut exclure cette possibilité (imaginons par ex. : un Grec qui aurait été tenu à lécart du monde, un Grec amnésique ou sénile), mais, le temps du discours, il renvoie cette éventualité hors du champ des possibles, il fait « comme-ci » il existait une relation de pleine nécessité entre le fait dêtre Grec et celui davoir cette connaissance culturelle. Un Grec qui ne saurait pas que le vainqueur des Jeux olympiques gagne une couronne ne serait en quelque sorte pas un « vrai » Grec ; il tiendrait presque du barbare.
Aristote, Topiques, III, 1, 116b, p. 98.
Ibid., II, 11, 115b, p. 94.
Gérard Genette, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1982.
Voir : Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Postface de Gérard Namer, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de lÉvolution de lHumanité », 1994 [1925].
Ibid., p. 144.
Cest-à-dire lié aux capacités communes de tous les êtres humains normaux (marcher, manger, respirer, etc.) ou bien seulement à des pratiques culturelles « locales » (ouvrir une porte, se verser à boire, etc.).
Voir par exemple John R. Searle, LIntentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, trad. Claude Pichevin, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Propositions », 1985 [1983], p. 172-193.
On consultera par exemple : Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, LArgumentation dans la langue, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1983.
Je minspire assez librement de la proposition danalyse formulée par Georges-Élia Sarfati dans son Précis de pragmatique (Paris, Nathan, coll. « 128 », 2002, chap. 6).
Cette idée dévidence me semble fondamentale. Comme le souligne dailleurs Jean-Marc Ferry, le passage du « sens commun à lopinion publique suppose la réflexivité spécifique résultant de la nécessité dexpliquer entre nous ce que nous tenons pour évident » (Léthique reconstructive, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Humanités », 1994, p. 66).
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 15-19.
Merlin Donald, Origins of the Modern Mind: Three Stages in the Evolution of Culture and Cognition, Cambridge Londres, Harvard University Press, 1991 (Les Origines de lesprit moderne. Trois étapes dans lévolution de la culture et de la cognition, trad. Christelle Emenegger et Francis Eustache, Paris Bruxelles, De Boeck Université, 1999, voir notamment p. 360 et suivantes). Je me permets à ce titre de citer un passage de la réflexion de Donald : « Depuis le début, la rhétorique souligne la structuration à grande échelle et en temps réel des produits de la pensée linguistique. Cela répond à la définition dune capacité linguistique très élaborée et représente déjà un pas considérable depuis le simple récit linéaire et le mythe imaginatif spontané. Lart de découvrir la structure métalinguistique des idées est progressivement devenu le centre de linstruction » (p. 361).
Voir Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 160.
Jack Goody souligne dailleurs le mécanisme de dépersonnalisation du discours qui marque le passage à lécriture : « Le discours ne dépend plus dune circonstance : il devient intemporel. Il nest plus solidaire dune personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé. » (La Raison graphique, op. cit., p. 97).
Pascal Sanchez, La rationalité des croyances magiques, Préface de Raymond Boudon, Genève Paris, Librairie Droz, 2007, p. 113.
Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 176.
Chaïm Perelman, « Opinions et vérité », dans Rhétoriques, op. cit., p. 425-435, ici p. 432 et 435 (cet article a été initialement publié en 1959 dans Les Études philosophiques, p. 131-138).
Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 224.
Luc Boltanski, LAmour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de la laction, Paris, Éd. Métailié, coll. « Leçons de choses », 1990, p. 59.
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 62. Chaïm Perelman dit quasiment la même chose, voir ses « Considérations sur la raison pratique », dans Éthique et droit, op. cit., p. 406-419 (cet article a été initialement publié en version allemande sous le titre « Betrachtungen über die praktische Vernunft, dans Zeitschrift für philosophische Forschung, 1966, Band XX, Heft 2, p. 210-220). Comme il lexplique : « Il ne nous viendrait pas à lidée de justifier chacun de nos actes ni chacune de nos croyances. [
] [T]oute justification présuppose lexistence, ou léventualité, dune appréciation défavorable concernant ce quil y a lieu de justifier. Toute justification est en effet la réfutation dune critique [
] », p. 112.
Luc Boltanski, LAmour et la justice comme compétences, op. cit., p. 62.
Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 225.
Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 176.
Voir sur cette question Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de lémancipation, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2009, p. 26, p. 105-109.
Ibid., p. 92.
Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 225.
Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 93.
Ibid., p. 92-93.
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 23.
Sébastien McEvoy, LInvention défensive. Poétique, linguistique, droit, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1995.
Suivant lexpression introduite par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification, op. cit.
Sébastien McEvoy, LInvention défensive, op. cit., p. 45-46.
Le glaive contraint alors ladversaire à se défendre à son tour, à faire usage de son bouclier, et ainsi de suite. Sébastien McEvoy reprend cette image à Henry de Bracton, juriste anglais du XIIIe siècle (auteur du De Legibus et Consuetudinibus Angliae, c. 1235). La métaphore du « glaive » (ou de l« épée », selon les traductions) pour parler de la parole (ou de lesprit) est en fait on ne peut plus topique. Elle envahit tout le corpus biblique et se retrouve en : Matthieu 10, 34-39, Luc 2, 34-38, Épîtres de Paul 6, 17
, mais aussi dans le nom du fameux traité de Guillaume Farel, Le Glaive de la parole (1550) qui sinscrit dans la longue tradition polémique qui oppose les réformateurs aux libertins spirituels. À ce titre je renvoie à larticle de Luce Albert-Marchal, « Le glaive de la parole », COnTEXTES [En ligne], n°1, sept. 2006 : http://contextes.revues.org/index86.html#ftn24.
Voir également à ce propos : Luce Albert et Loïc Nicolas, « Le pacte polémique : enjeux rhétoriques du discours de combat », dans Luce Albert et Loïc Nicolas (dir.), Polémique et rhétorique de lAntiquité à nos jours, Louvain-la-Neuve, Éd. de Boeck Duculot, coll. « Champs linguistiques », 2010, p. 30-32.
Si lon écarte la violence physique, « le manque de temps, lurgence, le coût financier, létat physique des participants, le besoin dapaisement, le sentiment de futilité » (A quoi bon !), « le désir de passer à autre chose » (On ne va pas y passer la vie !), etc. Sébastien McEvoy, LInvention défensive, op. cit., p. 88.
Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », art. cit., p. 293.
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de lArgumentation, op. cit. (Première partie, §14, « Argumentation et engagement », p. 78-83).
Voir la pertinente réflexion de Lyotard (Le Différend, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1983, notamment les p. 16-55) qui présente lécart très profond entre la rhétorique, dont la dimension agonistique est essentielle (cest le discours vu comme scène dun procès) et la dialectique platonicienne qui la refuse catégoriquement.
David J. Cohen, Law, Violence, and Community in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 : « Pursuing victory and revenge is not only noble, however, but is also pleasurable. Far from portraying it as a grim duty, Aristotle (1370b-1371a [cette partie de la Rhétorique concerne les choses agréables]) says that revenge, like victory, bring pleasure. This is because, according to his portrayal of Athenian values, human beings by nature desire to feel superior. Victory is thus pleasant not only to those who love victory, but to all men for victory produces a feeling of superiority, of which all men have greater or lesser desire. It follows from this agonistic principle of moral psychology that combative and disputatious pastimes must also be pleasant, for they offer the opportunity for victory. All sports and gambling, Aristotle explains, are pleasant in this way, for rivalry implies victory » (p. 66).
Je fais référence ici au court article de Chaïm Perelman, « Liberté et raisonnement » (paru en 1949 puis dans Actes du IVe Congrès des Société de philosophie de langue française, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, repris dans Rhétoriques, op. cit., p. 295-299) : « Nous pouvons considérer comme des manifestation de la liberté, dune part, le comportement de celui qui invente soit des arguments à lappui de sa thèse soit des objections contre la thèse adverse et, dautre part, le comportement de celui qui se contente daccorder ou de refuser son adhésion aux thèses quon lui présente. À la liberté dinvention, fondement de loriginalité, ferait pendant la liberté dadhésion, fondement dune communauté des esprits » (p. 295).
Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 26-27.
Christelle Reggiani rappelle à ce propos dans le cadre dune réflexion sur les « violences rhétoriques » que « létymon latin dornement ornamentum dénommant, avant de sappliquer à un ornement ou à une parure, léquipement guerrier, offensif et défensif, armes et armures donc » (Éloquence du roman. Rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, op. cit., p. 80).
Emmanuelle Danblon précise le fonctionnement de la technique du « comme-si » dans : Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 188-190.
Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », dans Catherine Kerbrat-Orecchioni et Nadine Gelas (éd.), Le discours polémique, Lyon, PUL, Centre de recherches linguistiques et sémiologiques, 1980, p. 6.
Francis Goyet, Rhétorique de la tribu, rhétorique de lÉtat, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1994, p. 91-98.
Voir par exemple : Jean-Marie Bertrand (dir.), La violence dans les mondes grec et romain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
Je me permets de revenir ici sur les développements que consacrent à cette question Perelman et Olbrechts-Tyteca dans le Traité de lArgumentation, op. cit. (§13, « Argumentation et violence » p. 72-78). Il est évident que je souscris parfaitement à lidée (assurément topique) selon laquelle la rhétorique suppose lexclusion absolue de la violence dans sa dimension physique (cest le sens que lui donnent les auteurs du Traité). Il sagit dailleurs là dune condition non discutable de lexercice de la rhétorique, et même sa raison dêtre chez les théoriciens de lAntiquité. Quon ne se méprenne pas sur mon propos. La violence dont je parle se rapprocherait, en fait, de ce quon pourrait appeler la « force des mots », non que les raisons quils portent soient contraignantes (lopposant na aucune raison nécessaire de les faire siennes, de les accepter, bien au contraire), mais parce quils visent dabord à lemporter en exerçant une violence réfutable (donc réciproque) sur les mots et les idées adverses. Voir par exemple : Étienne Balibar, « La violence des intellectuels », Lignes, n° 25, 1995, p. 9-22.
David J. Cohen, Law, Violence, and Community in Classical Athens, op. cit. (regarder notamment le chap. 4 : « Rhetoric, litigation, and the values of an agonistic society », p. 61-86). David J. Cohen (p. 62) montre comment la division en cinq parties qui caractérise la relation dune personne aux autres révèle la mentalité profonde de cette société agonistique. Selon lui, le monde social des hommes (nous sommes dans une société démocratique, mais non pas égalitaire) consiste en (1) rivaux : (2) ceux qui sont source dadmiration, (3) ceux par qui on veut être admiré, (4) ceux quon respecte, (5) ceux par qui on est respecté.
Cette définition est reprise dans la plupart des ouvrages de Michel Meyer (et prend place dans ce quil appelle la « problématologie », ou « théorie du questionnement »), il y est récemment revenu dans : Quest-ce que largumentation ?, op. cit., p. 7-29, et Principia Rhetorica. Théorie générale de largumentation, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2008, p. 228, 265. En fait, la position de Michel Meyer (ici à peine simplifiée) me paraît à la fois fausse et très ambigüe. En posant léquivalent : rhétorique = négociation (de quelque chose, Meyer parle dune « distance », mais, à vrai dire, je ne sais pas clairement ce que cela recouvre) à propos dune « question » ou dun « problème », il est amené à dire (cest assez logique, sinon il ny aurait pas de « négociation ») que le but de cette négociation, est de « résoudre » le problème ou la question en jeu (Quest-ce que largumentation ?, p. 17, 40). En même temps, cette « négociation de la distance » nest pas à sens unique, elle concerne tant le rapprochement que léloignement de ceux qui sont dans la situation ; elle ne vise donc pas nécessairement la résolution dun désaccord ou lidentification dun accord (Principia Rhetorica, p. 236), bien que ce soit, selon moi, lorientation principale de la rhétorique dans la pensée de Meyer. Ce quil confirme dailleurs dans le « Que-sais-je ? » quil consacre à la question : « La négociation de la distance [explique-t-il] ne consiste pas forcément à la réduire. Linsulte, par exemple, est un procédé rhétorique qui a pour fonction de signifier à lAutre que le fossé qui le sépare du locuteur est désormais non négociable. [
] Mais la négociation habituelle a heureusement dautres objectifs. Certes, il sagit dobtenir une réponse, mais celle-ci est synonyme daccord [
] » (La rhétorique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 11-12, cest moi qui souligne) rhétorique = négociation = accord. Laccord est un bien, le désaccord est un mal. On a vu ce quil en était vraiment dans la tradition hellénistique. On comprend dailleurs difficilement comment il serait possible à Michel Meyer (sans se contredire) de définir la rhétorique comme une négociation destinée à résoudre un problème, sans accepter en même temps que le but de cette négociation soit la recherche dun accord, même si ledit accord consiste à rester (très partiellement) à distance. Je renvoie également à la note préliminaire de ses Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction (Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio Essais », 1993, p. 5), laquelle note me semble non seulement naïve, mais engendre une confusion malheureuse entre les différentes fonctions de la parole, à croire quavec Michel Meyer la rhétorique est un fourre-tout : « Les hommes sont de plus en plus nombreux. Ils sont aussi de plus en plus divisés. Ils se font souvent la guerre pour résoudre leurs problèmes. Mais ils peuvent aussi en parler pour négocier et discuter de ce qui les oppose. Cest à ce moment-là quils ont le plus besoin de la rhétorique. Elle leur donne lillusion dabolir les distances, mais parfois, mystérieusement, elle y réussit. »
Michel Meyer, Quest-ce que largumentation ?, op. cit., p. 18.
Gille Declercq, « Rhétorique et polémique », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, Paris, Honoré Champion, coll. « Colloque, congrès et conférences Époque moderne et contemporaine », 2003 p. 17-21.
Je renvoie ici à Benoît Frydman, Le sens des lois. Histoire de linterprétation et de la raison juridique, 2e éd., Bruxelles Paris, Bruylant LGDJ, coll. « Penser le droit », 2007 (notamment les pages 47 et suivantes).
On se reportera par exemple (même si je ne partage pas lensemble des analyses qui y sont formulées) au bel article de Gilles Declercq, « Politique du paradigme : argumentation et fiction dans la Rhétorique dAristote », Études françaises, vol. 36, n° 1, 2000, p. 49-74.
Je renvoie à Loïc Nicolas, « La fonction héroïque : parole épidictique et enjeux de qualification », Rhetorica A journal of the History of Rhetoric, vol. XXVII, 2, 2009, p. 115-141. On consultera également le remarquable développement que Francis Goyet consacre à cette question dans son dernier ouvrage : Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Éd. Classiques Garnier, coll. « Études Montaignistes, 54 », 2009, p. 228-231 ouvrage dont nous retrouverons les analyses à la fin de ce chapitre. Comme Goyet lexplique très finement avec cette lumineuse simplicité qui le caractérise : « [L]e genre épidictique a [
] lui-même pour finalité une décision. Celle-ci est comme dans le judiciaire une décision sur les actions des autres, donc une décision sur une décision, après la bataille » (p. 228). « Le juge des bons et des mauvais points [le juge épidictique] a nombre de ses traits communs avec le juge des peines ; et de même que le jugement qui loue ou qui blâme doit être bien formé, il doit respecter un certain nombre de formalités pour pouvoir être qualifié de bon jugement » (p. 231).
Lune (I, 1355a 29-37) sur la possibilité qua la rhétorique, tout comme la dialectique, de conclure les contraires, et lautre (I, 1355b 7-14) sur le fait quelle na pas pour vocation de persuader, mais de faire voir les moyens de parvenir à la persuasion.
Sur le processus de réciprocité négative (et de réparation) dans lequel sengage la victime dune agression quelconque (par mots ou par gestes), on regardera ce quen dit Aristote dans ses analyses de la colère et de la vengeance en Rhétorique, II, 1370b 30, 1378a 30 1378b 8, 1382a 2-7, et au livre IV de lÉthique à Nicomaque (trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1994) : « Lhomme donc qui est en colère pour les choses quil faut et contre les personnes qui le méritent, et qui en outre lest de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps quil le faut, un tel homme est lobjet de notre éloge. [
] Lexcès, de son côté, a lieu de toutes les façons dont nous avons parlé (on peut être en colère, en effet, avec les personnes qui ne le méritent pas, pour des choses où la colère nest pas de mise, plus violemment, ou plus rapidement, ou plus longtemps quil ne le faut) [
] » (IV, 11, 1125b 30-35 1126a 9-14, p. 197-198). Voir également sur cette question : Fred D. Miller Jr., Nature, Justice, and Rights in Aristotles Politics, Oxford, Oxford University Press, 1997, et Stephen R. Leighton, « Aristotle and the Emotions », dans Amélie Oksenberg Rorty (éd.), Essays on Aristotles Rhetoric, Berkeley Los Angeles London, University of California Press, 1996, p. 206-237.
On consultera louvrage magistral de Guy Achard, Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours « optimates » de Cicéron (Leiden, E. J. Brill, 1981) qui fait bien le point sur l« art de la vitupération », la pratique de linvective et globalement sur la violence qui traverse la fin de la République romaine dans laquelle la défense est en quelque sorte élevée en impératif moral et en devoir citoyen. Comme lécrit également Marc Baratin : « Cicéron [a mis] en quelque sorte la guerre au cur de la rhétorique. [
] [La] référence à larmatus aduersarius met dentrée de jeu, au cur de léloquence, donc de la rhétorique, ou du moins au cur de la conception cicéronienne de la rhétorique, la métaphore guerrière qui fonde la polémique » (« La polémique et les traités de rhétorique dans lantiquité romain », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, op. cit., p. 256).
Tacite, Dialogue des orateurs, V, 5 (trad. Henri Goelzer et Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, Coll. des Universités de France, 1985, p. 32).
Quintilien, Institution oratoire, V, 12, 21-22 (trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, Coll. des Universités de France, 2003, tome 3, p. 182).
Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 41.
Aristote ne refuse pas le dénigrement de l adversaire (la diabol), mais il en borne l usage pour en faire un élément stratégiquement acceptable, ou pour le dire autrement rationnel, dans l espace du combat. Larticle de Camille Rambourg (dans Luce Albert et Loïc Nicolas (dir.), Polémique et rhétorique de lAntiquité à nos jours, op. cit.,) aborde très clairement ce problème : « Aristote et le dénigrement. Analyse des rapports entre la théorie rhétorique et la diabol », p. 65-77.
Voir : Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d énonciation, Paris, Armand Colin, coll. « U Lettres », 2004, « Ethos, scénographie, incorporation », dans Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours La construction de lethos, Genève, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 75-100, ainsi que larticle « Scène dénonciation » dans Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire danalyse du discours, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Philosophie générale », 2002, p. 515-518.
Luc Boltanski, De la critique Précis de sociologie de lémancipation, op. cit., p. 135.
Il ne suffit pas que des personnes se retrouvent en un même lieu (de façon purement circonstancielle) pour quune « situation » sétablisse, encore faut-il que ces personnes soient contraintes de « devoir traiter en commun » leur présence en ce lieu. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit., p. 51.
Luc Boltanski, De la critique Précis de sociologie de lémancipation, op. cit., p. 136.
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, « Logique et Rhétorique » (article paru en 1950 dans la Revue philosophique de la France et de létranger et repris en 1989 dans Rhétoriques, op. cit., p. 63-107, ici p. 98, cest moi qui souligne).
Lun des opposants peut aussi décider de quitter lespace de la lutte, considérant quil est désormais impossible ou inutile de poursuivre dans ces conditions ; pour lui, le jeu nen vaut plus la chandelle.
Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de lArgumentation, op. cit. (consulter tout particulièrement le chapitre premier consacré à « Laccord », p. 87-153) : « Laccord préliminaire à la discussion peut porter non sur lobjet du débat ou sur les preuves, mais sur la façon de conduire la discussion. Cet accord peut être quasi rituel, comme dans les discussions judiciaires, parlementaires ou académiques ; mais il peut résulter, au moins partiellement, de la discussion particulière en cours et dune initiative prise par lune des parties » (p. 147). Je renvoie aussi à leur remarquable article republié dans Rhétoriques : « Actes et personnes dans largumentation », art. cit., p. 258-260.
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 100.
On se rappellera que la poursuite des dialogues platoniciens est sans cesse conditionnée par lobtention dun accord verbal de la part du vis-à-vis (qui nest pas un adversaire) : sans accord point de discussion. Par ailleurs, comme le souligne à juste titre Jean-François Lyotard concernant léchange entre Socrate et Polos dans le Gorgias : « Lavocat, le tribun pensent emporter la décision en citant des témoins en quantité. Ce genre de réfutation, déclare Socrate, nest daucune valeur quant à la vérité. Le seul témoignage qui lui imposte, cest celui de Polos son [partenaire : Lyotard écrit adversaire]. Que Polos et lui-même tombent daccord (homologia) sur une phrase, voilà le signale du vrai. Lexigence doit être réciproque : laccord de Socrate est tout ce que doit vouloir Polos » (Le Différend, op. cit., p. 43).
Chaïm Perelman, « Une théorie philosophique de largumentation » (article paru initialement en 1968 et repris dans Rhétoriques, op. cit., p. 243-256, ici p. 248).
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit. p. 82.
Parce quil faut rendre une décision de justice (ex. : coupable ou non-coupable), orienter la politique dun État (ex. : signer une convention internationale ou ne pas la signer), discriminer entre plusieurs possibles (ex. : prendre la route de gauche ou celle de droite, choisir le seau deau ou celui davoine, pour éviter davoir à mourir et de faim et de soif), etc.
Cet homme est « coupable de meurtre » parce quil a été jugé « comme tel » par le tribunal : la déclaration du juge est conventionnellement reconnue pour avoir exprimé la « vérité judiciaire » et posé la qualification dun crime autant que dun coupable. Voir : Emmanuelle Danblon, « Rhétorique de la chose jugée », Semen, n° 17, 2004, p. 99-109.
Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 108-111.
Jürgen Habermas, Théorie de lagir communicationnel (tome 2). Pour une critique de la raison fonctionnaliste, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, coll. « Lespace du politique », 1987 [1981] ; De léthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 1992 [1991]. Suivant la position dHabermas, le principe de la discussion est structuré (normé) par la recherche dun accord commun et réflexif, dun consensus (au sens plein du terme, et non dun compromis) par lequel chacun des « partenaires » en présence manifeste le fait quil a pris au sérieux et intégré les raisons des autres dans sa propre position discursive et intellectuelle. La démocratie sépanouie alors (suivant la perspective habermassienne) dans cette éthique discursive fondée sur lintersubjectivité et limpartialité. Cependant, on a souvent tendance à oublier que le combat de mots lui-même implique réciprocité, reconnaissance mutuelle et prise au sérieux réciproque de la parole antagoniste par les adversaires ; le dispositif dopposition qui sélabore entre deux instances concurrentes nest donc nullement synonyme de mépris ou de négation de laltérité. Nous lavons expliqué à plusieurs reprises, la mise en scène du désaccord sappuie sur la présence et linvention de règles qui, justement, rendent possible son exploration.
Cest précisément ce tiers inutile dans la recherche de la vérité (en fait les deux sortes de tiers : le tiers-témoin et le tiers-juge) que Platon sattachera à évincer dans le Gorgias et dans la République, ainsi que Lyotard en fait la remarque. Si les partenaires des dialogues platoniciens examinent leurs positions en vue de se mettre daccord, alors ils nont besoin de personne pour les départager ou suppléer aux carences de leurs raisonnements (ou argumentations) respectifs (Le Différend, op. cit., p. 43).
Georges Kalinowski, « Le rationnel et largumentation. À propos du Traité de lArgumentation de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca », Revue Philosophique de Louvain, vol. 70, 1972, p. 406.
Paul Ricur, « Langage politique et rhétorique » [1990], dans Lectures I Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1999, p. 167.
Christian Plantin, « Des polémistes aux polémiqueurs », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, op. cit., p. 378-379.
On consultera également son article : « Désaccord et rationalité des décisions », Archivio di Filosofia Logica e Analysi, Rome, 1966, p. 87-93, repris dans Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 420-428.
Chaïm Perelman, LEmpire rhétorique, op. cit., p. 56-57. Sur ce point précis on considérera également les développements de Perelman et Olbrechts-Tyteca dans « Logique et Rhétorique », art. cit., p. 65-67.
Chaïm Perelman, « Considérations sur la raison pratique », art. cit., p. 417.
Chaïm Perelman, « Désaccord et rationalité des décisions », art. cit., p. 421.
Ibid., p. 422.
Ibid., p. 427.
Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 81.
Boris DeWiel, La Démocratie : histoire des idées, trad. Michel Buttiens, Québec, Presses de lUniversité Laval, 2005, p. 7.
Ibid.
Louis Dumont, Essais sur lindividualisme. Une perspective anthropologique sur lidéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Esprit », 1983.
Cest la position défendue (et selon moi intenable) par Catherine Kerbrat-Orrechioni dans : « La polémique et ses définitions », art. cit., p. 6.
Voir : Amy Gutmann et Dennis Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Harvard University Press, 1996. On pourra également se référer à leur article paru dans la revue Philosophiques (vol. 29, n° 2, 2002, p. 193-214) : « Pourquoi la démocratie délibérative est-elle différente ? ».
On se rappellera ici les trois figures (de la parole et de la critique) que nous avons étudiées dans la partie précédente : le juif, le jésuite et le franc-maçon
avec eux la guerre civile nest jamais loin.
Amy Gutmann, « The Challenge of Multiculturalism in Political Ethics », Philosophy and Public Affairs, vol. 22, n° 3, 1993, p. 178.
Pour ne citer que quelques titres douvrages récents : Édith Tartar-Goddet, Savoir gérer les violences du quotidien, Paris, Retz, coll. « Savoirs pratiques », 2001 ; Lucy Leu, Manuel de communication non violente. Exercices individuels et collectifs, trad. Farrah Baut-Carlier, Paris, La Découverte, coll. « Hors collection », 2004 ; Christina Marsan, Gérer les conflits de personnes, de management, dorganisation, Paris, Dunod, coll. « Fonction de lentreprise », 2005 ; Richard Bréard et Pierre Pastor, Gestion des conflits. La communication à lépreuve, Rueil-Malmaison, Éd. Liaisons, 2007 ; Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer et al., Méthode de Médiation. Au cur de la conciliation, Paris, Dunod, coll. « Stratégies et management », 2008, etc. Mon intention nest nullement de nier limportance que peut avoir la prévention de la violence physique, ni de dénigrer laspiration à vivre, autant que possible, en bonne intelligence avec autrui (je ne plaide pas pour une société de la mésentente généralisée), mais bien plutôt de mettre le doigt sur lune des préoccupations majeures de nos sociétés démocratiques, à savoir la réduction impérative des différends de toutes sortes comme condition ultime de notre (bonne) existence collective. En conséquence, on ne saurait légitimement souhaiter la confrontation ou le conflit, mais seulement espérer leur résolution qui simpose aux citoyens des démocraties modernes comme une nécessité sociale et politique.
Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 28.
Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 89.
La quête du vraisemblable, du croyable (ou supposés tels par celui qui cherche à critiquer, et plus encore à critiquer dans un but persuasif) naurait tout simplement aucun sens sil ny avait absolument rien de commun sur quoi sappuyer pour justifier sa critique. Cependant, cela ne veut pas dire (1) que tout ce qui relève du vraisemblable soit de « sens commun », ni même (2) que ce qui est présenté comme de « sens commun » fasse lobjet dun accord effectif par-delà leffet dévidence (potentiel) que produit et sur lequel sappuie le discours. Par ex. : dire que « tout le monde sait bien que X et quil nest pas nécessaire dy revenir (parce que, implicitement, ce serait faire injure à la qualité de lauditoire) » nimplique pas que ce soit réellement le cas dans les faits, mais celui qui parle mise sur la difficulté et sur les risques sociaux (se ridiculiser, se marginaliser, etc.) que comporte, pour le contestataire, la remise en cause de ce qui a été énoncé comme une évidence incontestée (et donc incontestable).
Voir également ses récents Principia rhetorica, op. cit., p. 7, 70. Meyer introduit selon moi un contre-sens de fond (alors même quil prétend sappuyer sur la tradition aristotélicienne) concernant les principes essentiels du paradigme étudié ici : « La rhétorique est comme un ultime recours pour retrouver des valeurs communes et, si possible, non-conflictuelles », ibid., p. 39.
Michel Meyer, Questions de rhétorique, op. cit., p. 7.
Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 91.
Ivor Armstrong Richards, The Philosophy of Rhetoric, New York London, Oxford University Press, 1936, p. 3 (je traduis).
Ibid., p. 91-92.
Voir : Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit, p. 46-82.
Non que le libéralisme soit quelque chose de mauvais, là nest pas de mon propos : je mefforce avant tout didentifier certains de ses principes essentiels pour les interroger, et de comprendre en quoi ils ont pu influencer notre rapport au paradigme rhétorique.
On pourra consulter notamment : Pierre Manent, Naissance de la politique moderne : Machiavel, Hobbes, Rousseau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2007 [1997].
Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de lÉtat chrétien et civil, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2000 [1651].
« Incidemment, on peut penser quil ny eut jamais un temps comme celui-ci, non plus quun semblable état de guerre. [
] Quoi quil en soit, on peut se faire une idée de ce genre de vie là où nexiste aucune puissance commune à craindre, par le genre de vie dans lequel sombrent, lors dune guerre civile, ceux qui vivaient précédemment sous un gouvernement pacifique », ibid., chap. XIII, p. 227.
Crawford Brough Macpherson, La théorie politique de lindividualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. Michel Fuchs, Postface de Patrick Savidan, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004 [1962], p. 51-56. Voir aussi : Thomas Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 11, p. 186-198.
Quentin Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Pierre Manent a toutefois bien montré que la pensée de Hobbes constitue « la matrice commune de la démocratie moderne et du libéralisme. Elle fonde [explique-t-il] lidée de démocratie parce quelle élabore la notion de souveraineté établie sur le consentement de chacun ; elle fonde lidée libérale parce quelle élabore la notion de la loi comme artifice extérieur aux individus » (dans François Châtelet, Olivier Duhamel et Évelyne Pisier (dir.), Dictionnaire des uvres politiques, Paris, PUF, 1995 [1986], p. 491-492).
Yves Michaud, Violence et politique, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Les Essais », 1978, p. 65.
On consultera à ce titre : Chantal Mouffe, La politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte Mauss, coll. « Recherches », 1994 (tout spécialement lintroduction, p. 8-25) ; « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », dans Anne-Marie Dillens (éd.), Questions au libéralisme, Bruxelles, Publication des FUSL, 1998, p. 15-26 ; « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism », Social Research, vol. 66, n° 3, 1999, p. 745-758 ; Democratic Paradox, London New York, Verso, 2000, p. 80 et suivantes.
Le modèle de Chantal Mouffe libère justement une large place aux concepts rhétoriques dopinion (doxa), de vraisemblance, dèthos et de phronèsis, sachant que la politique est un univers dapodicticité, inaccessible à la démonstration (voir par exemple : La politique et ses enjeux, op. cit., p. 33-36). On retrouve ici des idées chères à la pensée perelmanienne.
Pour une discussion perelmanienne des thèses avancées par Rawls dans Theory of Justice, voir notamment : Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », art. cit. Perelman montre bien comment Rawls fait du désaccord une pathologie de la pensée et du politique. Et cela dans la mesure où ce dernier défend lidée selon laquelle des « êtres rationnels, ayant les mêmes informations dordre général, et ignorant ce qui peuvent les différencier » (p. 291) doivent nécessairement parvenir à la même conclusion. En dautres termes, il nexiste, pour Rawls, quune seule solution raisonnable. Solution unique que viennent cacher aux hommes les divergences dintérêt, linégal accès aux informations et la manifestation des passions mauvaises autant de facteurs qui expliquent les comportements déraisonnables et donc les désaccords.
Un article très intéressant de Patrick Pharo : « Les limites de laccord social. À propos du débat Habermas-Rawls sur la justice politique » (Revue française de sociologie, XXXIX-3, 1998, p. 591-608) montre bien comment les positions (normatives) des deux penseurs se rejoignent autour dune même volonté dexpliquer comment se forme laccord social, mais aussi dans quelle mesure (et jusquoù) les hommes peuvent saccorder et sunir entre eux.
Chantal Mouffe, La politique et ses enjeux, op. cit., p. 137.
Chantal Mouffe, « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », art. cit., p. 24-25.
Chantal Mouffe, On the Political. Thinking in Action, London, Routledge, 2005, p. 130.
Chantal Mouffe, The Return of the political, London New York, Verso, coll. « Radical Thinkers », 2005 [1993], p. 6.
Chantal Mouffe, « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », art. cit., p. 25. Mouffe distingue dailleurs clairement la figure de l« ennemi » de celle de l« adversaire ». Tandis que la première, qualifiée en termes moraux, oriente vers la destruction, lélimination (suivant lopposition canonique ami/ennemi), la seconde fait signe vers la persuasion et lidée de légitimité (cest une figure politique, libre de répondre et daccuser dans lespace public). Chantal Mouffe, On the Political, op. cit., p. 76.
Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990 [1941], p. 75. Je renvoie, pour les belles pages quelle consacre au texte, à : Christelle Reggiani, Éloquence du roman, op. cit., p. 23-25.
Jean Paulhan, ibid., p. 166.
Norbert Elias, La civilisation des murs, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003 [1939, 1969], plus particulièrement les p. 77-109.
Comme lexplique Elias, la conception bourgeoise de la civilisation ne soppose pas à celle de laristocratie, mais se cristallise autour de « revendications économiques et politiques », ibid., p. 107.
Ibid., p. 101 (Elias cite ici le Système social (1774) du baron dHolbach).
Ibid., p. 244.
Voir par exemple : Jean-Godefroy Bidima, La palabre, une juridiction de la parole, Éd. Michalon, coll. « Le bien commun », 1997.
Emmanuelle Danblon, « La palabre et la rhétorique : le défi dune rencontre entre deux imaginaires », intervention au Colloque international sur les Imaginaires linguistiques dans les discours littéraires, politiques et médiatiques en Afrique, MSH dAquitaine, Université de Bordeaux 3, 13 décembre 2008, 15 p. (ici p. 4).
Penelope Brown et Stephen Levinson, Politeness. Some Universals in Language Usage, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
Ibid., p. 73.
Alain Brossat, Le corps de lennemi. Hyperviolence et démocratie, Paris, La Fabrique, 1998. Mon propos nest pas de nier que les mots puissent être utilisés à des fins violentes et destructrices, oui, cest vrai, je ne refuse cette réalité ! Mais quest-ce à dire ? Que ce sont les « mots qui tuent », tout seuls ? Ny a-t-il pas des hommes qui les prononcent et les reçoivent dotés (surtout en démocratie) dune liberté de choix, dun libre arbitre, dune conscience ? Il est toujours facile de sen prendre aux mots, daccuser la rhétorique dêtre criminelle, jy vois personnellement une façon indirecte de dédouaner les hommes dune partie de leurs crimes et de leurs mauvais choix.
Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich. Carnets dun philologue, trad. Élisabeth Guillot, présentation Sonia Combe et Alain Brossat, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2007 [1996, 1975], p. 86.
On pensera ici tout spécialement à lévincement presque intégral du genre épidictique (éloge et blâme) de lespace discursif européen. En effet, il nous est devenu impossible de ne pas associer la manifestation collective des émotions (en dehors des événements sportifs, qui justement reposent sur autre chose que du discours) aux grandes cérémonies et à la propagande des régimes totalitaires : épidictique = séduction des sens = irrationalité collective = cérémonies nazies. Ce phénomène a épargné les États-Unis (cest-à-dire la topique américaine) qui ont largement conservé lexercice de lépidictique, les exemples y sont dailleurs nombreux : discours académiques solennels à chaque rentrée universitaire, célébrations nationales (ex. : 11-septembre, Irak, Afghanistan) en lhonneur des soldats et des combattants du feu, etc. La mise en équivalence épidictique = nazisme ne fait pas sens parce que les événements qui lont rendue possible chez nous nappartiennent pas à leur histoire sociale et culturelle. Pour disposer déléments sur ce genre rhétorique, je renvoie à : Marc Dominicy et Madeleine Frédéric (dir.), La mise en scène des valeurs. La rhétorique de léloge et du blâme, Lausanne Paris, Delachaux et Niestlé, 2001, et à Loïc Nicolas, « La fonction héroïque : parole épidictique et enjeux de qualification », art. cit.
Philippe Roussin, Misère de la littérature, terreur de lhistoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2005, p. 376-377 (consulter également jusquà la p. 393 : Roussin montre comment largot, loutrance, la vulgarité se sont imposés dans la littérature de lentre deux guerres, chez Céline par exemple, pour marquer la ruine du langage ordinaire, mais aussi la ruine de linstitution littéraire).
Alain, Mars ou la Guerre jugée, Paris, Gallimard, 1995 [1921], p. 134.
Ibid.
Robert Antelme, Lespèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1947 [1957], p. 9.
Ibid.
Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. dAndré Maugé, Paris, Gallimard, 1989 [1986], p. 11.
Et quils continuent encore aujourdhui à être jugés comme tels, cest-à-dire comme mensongers, dans les cercles révisionnistes et négationnistes.
David Kretzmer et Eckart Klein (éd.), The Concept of human dignity in human rights discourse, The Hague, Kluwer Law International, 2002.
Emmanuel de Jonge, « Le préambule des chartes et des déclarations », dans Emmanuelle Danblon, Emmanuel de Jonge, Ekaterina Kissina et Loïc Nicolas (éd.), Argumentation et Narration, Bruxelles, Éd. de lUniversité de Bruxelles, coll. « Philosophie et société », 2008, p. 99-114 ; Emmanuel de Jonge et Loïc Nicolas, « Limites et ambigüités rhétoriques du discours pamphlétaire. Vers labandon dune pratique sociale ? », Mots. Les langages du politique, n° 91, nov. 2009, p. 51-65.
Sur cette question, je renvoie particulièrement à : Cédric Passard, « Le pamphlet meurt-il de liberté ? », Mots. Les langages du politique, n° 91, nov. 2009, p. 19-33, qui fait bien le point sur lévolution de la législation en matière de liberté dexpression. Je me permets dailleurs de citer sa conclusion à laquelle je souscris entièrement (p. 32) : « La police juridique du discours nous semble bien refléter la moindre acceptabilité sociale du discours pamphlétaire, confirmant en loccurrence la thèse durkheimienne qui envisage le droit comme cristallisation de la norme sociale. La dynamique de normalisation juridique de la parole publique participe sans doute dun mouvement profond de civilisation des murs langagières, de pacification de la parole, du moins dans lespace public, qui semble poser comme impératif une éthique de la discussion guère compatible avec la logomachie pamphlétaire. »
Comme si ces qualificatifs étaient plus conformes au principe de dignité humaine, comme sils transformaient la condition réelle de ces personnes, comme si la situation à vivre ou lépreuve endurée leur devenait du même coup moins pénible.
Je songe ici à la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres (écrivaine, professeure, huissière, agente, lieutenante, contremaitresse, etc.), laquelle est supposée réaliser par les mots, au sein du monde réel, une égalité sociale pourtant très incertaine dans les faits : ce simple changement ferait égalité, ou du moins contribuerait à la renforcer. « Le français serait-il donc la seule langue à ne pouvoir féminiser ses noms de métiers, titres, grades et fonctions ? Vouloir féminiser les noms de métiers, titres, grades et fonctions ne relève pas dune sorte de mode, ni du goût de quelques femmes féministes ou politiques. Non seulement, comme le souligne la Commission générale de terminologie et de néologie, la féminisation nest pas interdite par la langue, mais elle est avant tout lexpression naturelle qui permet de rendre compte puisque les mots existent pour dire les choses dune situation désormais irréversible. » Pour reprendre les termes de : Femme, jécris ton nom
Guide daide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, Bernard Cerquiglini (dir.), Paris, La Documentation française, CNRS-INaLF, 1999, p. 10 et 19 (cest moi qui souligne) ; ce document est disponible à ladresse : http://genre.francophonie.org/IMG/pdf/femme_j_ecris_ton_nom.pdf. Quon pense aussi, dans un autre registre (un peu plus polémique), à la condamnation (par le tribunal correctionnel de Créteil, le 2 juillet 2010) de Paul Girot de Langlade pour « injures racistes », à la suite de la phrase assurément malheureuse quil a eue à laéroport dOrly en juillet 2009 : « On se croirait en Afrique ! ». On peut trouver cette phrase ridicule, malvenue, je ne la défends pas ni ne la partage, mais je minterroge plutôt sur lincrimination systématique des comportements langagiers et donc sur cet ordre moral au sein duquel les discours risquent sans cesse dêtre saisis par le droit. Que les propos de P. Girot de Langlade aient pu être offensants, cest possible, ils demeurent discutables, mais ils ne sont porteurs daucun préjudice, à moins de penser que l« amalgame » (ce délit en paroles qui actualise une représentation mentale) constitue un préjudice en lui-même, du seul fait de son énonciation (un « amalgame selon lequel toutes les personnes du continent africain partagent le même défaut de lincompétence et de la désorganisation », pour reprendre lexplication donnée par le juge Philippe Michel).
Je repends ici à Ruwen Ogien la distinction entre « offense » et « préjudice », voir : Léthique aujourdhui : maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2007 ; La liberté doffenser. Le sexe, lart et la morale, Paris, La Musardine, coll. « LAttrape-corps », 2007. Songeons également à la contestation ou à la négation des crimes contre lhumanité (nous sommes là tout au sommet de notre édifice moral, et touchons à ce qui fait lobjet dune condamnation sociale et politique presque aussi unanime que les atteintes aux mineurs). Les victimes, par les mots qui sont dits et les faussetés historiques véhiculées par certains, en deviennent-elles tout dun coup plus (ou moins) victimes, et les morts plus (ou moins) morts, pour quil faille légiférer et interdire ce type de discours au risque, bien souvent, de leur diffusion clandestine et incontrôlée, laquelle rend (1) lidentification de ces discours plus incertaine, et (2) leur passage au crible autant que leur dénonciation plus difficiles. Oui, la négation ou la minimisation des crimes est assurément offensante, choquante, blessante (pour les victimes et les familles de victimes, pour une partie de la société également), oui il est important dy apporter une réponse en bonne et due forme, mais cette négation exprimée ne saurait, pour autant, constituer un préjudice, car la réplique et la critique sont toujours possibles pour défendre son statut et contester ce qui a été dit ; latteinte nest pas physique ou matérielle, mais bien symbolique, elle touche à la grandeur des personnes (grandeur quelles se donnent et que la société leur attribue). Un singulier ne saurait dire ce quil en est de ce qui est pour tout un chacun : les opinions aussi mauvaises et critiquables soient-elles ne sont jamais que des opinions, et non des vérités (même si elles aspirent à être regardées comme telles). De quoi avons-nous peur et que risque-t-on pour restreindre si fort la liberté dexpression ? (1) Que les auteurs de ces discours se disqualifient ? Sans doute pas. Sinon pourquoi leur empêcher de se ridiculiser publiquement ? (2) Quils rallient quelques égarés à leur cause ? Peut-être, mais quest-ce à dire sinon que la vérité historique ne persuade pas unanimement, et quil y a toujours des récalcitrants pour refuser ce qui sest passé, pour refuser lapport de preuves pourtant irréfutables. Mais cela justifie-t-il une interdiction radicale de leurs mots ? Est-ce un crime de choquer parce quon refuse de voir et quon est dans lerreur, parce quon refuse daccepter lévidence des archives et des témoignages ? Nest-ce pas, au contraire, le propre dune démocratie que de protéger la liberté de choquer et doffenser : liberté de dire des choses fausses, des bêtises, liberté de se tromper, de contester ou de critiquer pas forcément pour de « bonnes » raisons ou à juste titre, etc. ? Cela ne veut pas dire tomber dans lindistinction et le relativisme, mais bien permettre à chacun de juger, en conscience, tout en acceptant les risques évidents que comporte lexercice de la liberté. Est-ce le rôle de lÉtat, de la démocratie, de la science ou de lhistoire de se substituer à la liberté des individus, de suppléer la défaillance de leurs jugements politiques ou intellectuels ? En dautres termes, pour pouvoir contester des propos injustes, réfuter des contre-vérités, dire lhistoire, etc., il est nécessaire davoir un adversaire visible et libre de ses mots. (3) A-t-on peur enfin que ces discours défassent la réalité toute entière, et que la négation des camps, par exemple, ou la révision du nombre de morts aient une conséquence réelle sur la réalité objective des camps, leur matérialité historique, ou sur le nombre effectif des morts ? Je sais quil y a quelque chose dassez politiquement incorrect à soutenir cela, mais il me paraît dangereux de penser que les idées (les mauvaises idées) puissent séchapper de lesprit des gens comme si elles navaient jamais existées, comme si elles navaient été quun mauvais rêve lorsquelles ne passent pas la barrière de la voix. En interdisant certains discours, on se donne lillusion que les pensées qui sont derrière restent elles-mêmes introuvables tout simplement parce quon voudrait ne pas (ou ne plus) les trouver.
Ruwen Ogien, Léthique aujourdhui, op. cit., p. 98.
Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 140.
Ibid.
Philippe Muray parle ici de la confusion, telle quelle sopère aujourdhui, entre le nom de Céline et lhistoire entière de lantisémitisme, confusion qui tend à « ne plus le rendre inoubliable que par là » (dans Céline, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 9), alors que, pour lui, « [l]e nom de Céline appartient à la littérature, cest-à-dire à lhistoire de la liberté ».
Ibid.
Michel Meyer, Questions de rhétorique, op. cit., p. 10-11.
Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 478.
Chaïm Perelman, « Rapports théoriques de la pensée et de laction », dans Éthique et droit, op. cit., p. 307-315, ici p. 314.
Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même [1756], dans Romans et contes en vers et en prose, Préface, notices et notes dÉdouard Guitton, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque Classiques modernes », 1994, p. 198.
Artur Greive, « Comment fonctionne la polémique ? », trad. Bernard Bonnery et Nicole Meyer-Habault, dans Georg Roellenbleck (éd.), Le Discours polémique. Aspects théoriques et interprétations, Tübingen Paris, Gunter Narr Jean-Michel Place, coll. « Études littéraires françaises », 1985, p. 20.
Francis Goyet, Les Audaces de la prudence, op. cit., p. 139.
Ibid., p. 46.
Sur la notion de « règles » chez Perelman, dont les analyses ne sont pas étrangères, cest le moins quon puisse dire, aux propositions formulées par Goyet, je renvoie à son article : « Considérations sur la raison pratique », art. cit., p. 418-419.
Ibid., p. 406.
Ibid., p. 409-410.
Ibid., p. 408.
Concernant la définition de la « prudence » (et partant du « prudent »), je renvoie bien sûr à louvrage de Francis Goyet (notamment aux p. 109-142) sur lequel je mappuie ici, mais aussi à la très belle étude que Pierre Aubenque a consacrée à La prudence chez Aristote (Paris, PUF, 1993 [1963]). Aristote, justement, dans lÉthique à Nicomaque (op. cit., VI, 5, 1140b 5-20, p. 285-286), distingue clairement laction de la production et définit la prudence comme « une disposition, accompagnée de règle vraie, capable dagir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain. Tandis que la production, en effet, a [poursuit-il] une fin autre quelle-même, il ne saurait être ainsi pour laction, la bonne pratique étant elle-même sa fin propre. Cest pourquoi nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce quils possèdent la faculté dapercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour lhomme en général, et tels sont aussi, pensons-nous, les personnes qui sentendent à ladministration dune maison ou dune cité. [
] Par conséquent, la prudence est nécessairement une disposition, accompagnée dune règle exacte, capable dagir, dans la sphère des biens humains. » On comprend ainsi quil est impossible de réduire la prudence à une banale habileté, un savoir faire, une belle petite mécanique bien huilée, capable de produire sans cesse, mais non de penser loccasion singulière. La prudence est une disposition (hexis ou habitus) de lesprit acquise dans et par la pratique (par une pratique renouvelée). Il ne sagit nullement dexpertise, mais bien de maîtrise à laquelle on accède par un travail et une mise à lépreuve continus, perpétuels de ce quon croit savoir. Cest pourquoi Aristote le dit très clairement dans lÉthique à Nicomaque (VI, 9, 1142a 10-30, p. 295-296) la prudence ne saurait être une science, car elle na trait qu« aux faits particuliers, qui ne nous deviennent familiers que par lexpérience, dont un jeune homme est toujours dépourvu (car cest à force de temps que lexpérience sacquiert). [
] Et que la prudence ne soit pas science, cest là une chose manifeste : elle porte, en effet, sur ce quil y a de plus particulie78DQRbc©«´ 2 = ? g v « ° ôèÙÍÙÁµÁ©Á©~v~v~l~d~\~T~HhÎ,ehÎ,e6mHsHhj>mHsHh]=úmHsHh6,xmHsHhÎ,eNHmHsHhû>-mHsHhÎ,emHsHhKSmHsHhKShKS5mHsHh+xQh+xQCJ2aJ2mHsHhR CJ2aJ2mHsHh¾UCJ2aJ2mHsHh+xQCJ2aJ2mHsHhÚ ¸CJØAÙAÚABBöJ³OÖU©^eåiæiçij ju~ÌóóóóóóóóóëóóóóóóóóóëóßóÓ$Ä`Äa$gdj$Ä`Äa$gd$Ô$a$gdî[W$Ä`Äa$gdî[Wøü )6Gyz{¯(3;B¸Ôéö÷üþ
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