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À cette étape de mon enquête, et conformément aux acquis ... - GRAL

Par extension métonymique, la recherche scientifique désigne également le...) de travailler sur des échantillons plus significatifs. Les nanotubes eux-mêmes ont  ...




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Chapitre III




La rhétorique et les paradoxes de
la modernité démocratique 0. Introduction

À cette étape de mon enquête, et conformément aux acquis des précédents chapitres, je me propose de réfléchir à l’état des représentations de la rhétorique et plus largement du discours dans nos démocraties européennes. Après avoir levé certaines ambiguïtés, je m’attacherai d’une part à mettre en lumière les lieux, au sens de topoï, sur lesquels se fondent notre relation au discours, et qui déterminent les fonctions qu’on lui donne dans l’espace social autant que les limites, voire les interdits qui lui sont imposées. D’autre part, je formulerai un certain nombre d’hypothèses quant à l’influence de ces lieux sur nos pratiques langagières et finalement sur notre expérience de la démocratie. À cet égard, je pose l’existence d’un lien étroit entre les représentations du discours (ce qu’il est, ce à quoi il sert, ses bons et ses mauvais usages), la valeur sociale qu’on lui donne, c’est-à-dire en fait la méfiance qu’il continue d’inspirer, laquelle justifie le continuel travail de domestication qu’il subit, et l’exercice aussi bien individuel que collectif de la liberté. L’idée est donc de montrer que l’évolution des qualifications propres à l’activité du discours, persuasif notamment, a affecté en profondeur nos façons de penser le monde (et non pas seulement de le dire), en ruinant les bases pratiques de ce qu’on peut appeler le « paradigme rhétorique » présenté plus haut. Non qu’il s’agisse là d’un événement décidé ou concerté, le problème est selon moi plus sérieux, car il touche nos possibilités mêmes de faire usage de ce paradigme, et constitue une conséquence de l’évolution de nos capacités proprement cognitives.
Cela veut dire, que la faculté de penser le monde et d’interagir avec lui sur un mode rhétorique nous est devenue inaccessible, non pas seulement parce que la matière rhétorique ne s’enseigne plus, c’est un fait, nous avons eu tout loisir d’exposer la dynamique de son évincement dans le second chapitre, mais d’abord parce que cette faculté n’a tout simplement plus sa place dans notre esprit, en ce qu’elle a perdu sa valeur pratique. La rhétorique ne fait plus sens social dans la mesure où ce sur quoi elle repose (les lieux, les émotions collectives, la relation entre instruire et plaire, la prudence, etc.), et ce à quoi elle conduit au moins potentiellement (la persuasion et la levée du doute de façon temporaire mais non absolue), ont fait l’objet d’un radical travail de sape qui a fini par la rendre à la fois inacceptable politiquement et impensable d’un point de vue cognitif. De façon un peu polémique, je dirais même que la rhétorique, non comme fait, mais comme fonction du langage, comme mise en rapport du langage et de la liberté, est indubitablement sortie de nos existences. Le terme est encore employé (quoique souvent dans un but de péjoration, du moins dans le langage courant, nous avons d’ailleurs tous en tête le fameux : « ça n’est que de la rhétorique ! »), et même largement discuté, convoqué dans des productions savantes, mais il ne signifie plus rien, c’est-à-dire plus rien de concret.
Alors, certes on pourrait objecter que l’on continue toujours de parler, et même, argument de choix, que l’entrée dans la démocratie a « libéré » les possibilités de prendre la parole, laquelle s’exprime aujourd’hui avec une frénésie certaine. Je ne peux bien sûr pas nier l’évidence, les faits sont là, nous n’avons pas été réduits au silence du fait de la disparition tangible de la rhétorique, bien au contraire. La situation que nous vivons se manifeste donc sous un jour apparemment paradoxal : en pénétrant dans l’ère de la parole, nous sommes (ou serions) sortis de celle de la rhétorique. Ce premier paradoxe, qui ne témoigne d’aucune relation nécessaire de cause à conséquence, révèle en réalité, selon moi, une disjonction de fond entre le fait de produire des discours (c’est-à-dire de prendre la parole), et celui de les faire en fonction du paradigme rhétorique. Disjonction qui, malgré les apparences, ne témoigne pas d’une différence de degré, selon laquelle le discours rhétorique serait un discours avec quelque chose en plus, mais d’une différence de nature car l’un et l’autre n’ont pas le même objet, ni surtout la même fonction. Cependant, une telle différence de nature n’est pensable qu’à partir du moment où la rhétorique ne se voit pas réduite à un ensemble de « recettes », réduite à sa seule dimension technique (une façon de dire et de présenter ses arguments), contre laquelle, déjà, Aristote s’inscrivait en faux : la rhétorique n’est pas un pur catalogue de procédés, car si elle confère bien une « méthode », elle fonde celle-ci sur des ressources techniques à la fois transmissibles (Rhétorique, 1354a 6-14) et en même temps à inventer.


1. Approches liminaires : par delà les paradoxes et les illusions

1.1. Technique et invention

Les faiseurs ou compilateurs de techniques, les « technologues », auxquels s’oppose le projet aristotélicien, n’ont donc jamais produit ce qu’on appelle une rhétorique, parce qu’ils avaient d’elle une vision réductrice, vision qui soumettait la pratique de l’« art » oratoire à l’application de moyens certes éprouvés (Aristote lui-même n’en doute pas), mais en quelque sorte impersonnels et désincarnés pour émouvoir et rallier le public à sa cause. En d’autres termes, la nature spécifique de la parole rhétorique ne lui vient pas uniquement de ce qu’elle fait (même si elle fait bien quelque chose suivant un certain ordre et qu’elle s’appuie sur une technique), mais d’abord de ce qu’elle recherche, ou plus exactement de la finalité particulière qu’elle se donne et des principes qu’elle mobilise pour y parvenir. Aristote constate que pour « la plupart des hommes » qui « se mêlent jusqu’à un certain point de questionner sur une thèse et de la soutenir, de se défendre et d’accuser », les succès ne sont souvent que le fruit du hasard ou d’une « accoutumance » qui dispose les orateurs à viser juste sans qu’ils puissent pourtant justifier ce qu’ils suivent au niveau principiel (1354a 3-6). Or, il demeure dans la « victoire » sans méthode quelque chose de magique, un je-ne-sais-quoi qui ne lui enlève rien (car elle demeure toujours une victoire par les mots), mais qui la confine dans l’irrationnel. Les choses se passent, les discours s’énoncent, les bataillent se gagnent (ou se perdent), mais rien de cela n’est intelligible : le résultat est là, certes, mais il reste isolé de ses causes, comme si lui seul avait du sens ou de la valeur.
Partant de ce constat, Aristote fait l’hypothèse qu’il doit bien exister quelques « raisons » capables d’expliquer pourquoi « ça » marche, pourquoi certains parviennent malgré tout, malgré l’absence de méthode, à atteindre leur but, c’est-à-dire à gagner l’auditoire. L’entreprise d’un traité comme la Rhétorique, concerne donc la recherche spéculative (1354a 9-10) des raisons et donc des processus qui donnent possiblement l’accès à cette victoire que certains, justement, atteignent sans méthode, ou, plus exactement, sans avoir la conscience d’en suivre une. Assurément, l’investigation spéculative qu’inaugure Aristote ne se réduit pas à une pure réflexion sur les moyens ; elle ne s’intéresse pas au seul « comment », mais relève aussi d’un questionnement sur le « pourquoi » de la victoire, et donc sur la possibilité qui est donnée par la rhétorique de parvenir à une victoire digne de ce nom. Qu’est-ce à dire ? Qu’il s’agit à la fois de penser les fins et les moyens, et non pas seulement de faire coïncider les uns avec les autres, comme si le but lui-même ne pouvait être pensé indépendamment des ressources convoquées pour l’atteindre. En d’autres termes, la fin ne s’épuise pas dans sa pure et simple réalisation, laquelle justifierait alors la convocation de tous les moyens possibles sans avoir à les réfléchir et sans qu’il soit besoin de leur donner du sens. Mais le projet aristotélicien vise pourtant à rendre accessible à tout un chacun la technique du discours que l’on dit persuasif, c’est-à-dire à détailler ce à la faveur de quoi la persuasion s’opère. Il y aurait donc là un second paradoxe : la rhétorique remplirait la « fonction d’une Technique » (1354a 10), dans la mesure où elle vise (c’est un objectif, non un gage de succès) la découverte de ce qui conduit à la victoire par les mots, mais se refuserait, en même temps, à être une compilation de « techniques », et donc à donner des recettes. De nouveau, le paradoxe n’est qu’apparent, mais, comme je le soulignerai par la suite, notre compréhension de ce qu’est la rhétorique (comme objet de réflexions savantes ou théoriques) continue à souffrir de cette confusion dans les termes. La distinction qu’introduit Aristote à ce propos marque pourtant l’exceptionnelle nouveauté de son entreprise et porte sur trois points principaux.
D’une part, la spécification technique de la rhétorique permet de séparer ce qui relève des « moyens personnels » de l’orateur, de ce qui n’en relève pas, et qui se trouve alors rejeté dans le champ de l’« extra-technique » (1355b 35). Si les premiers « moyens » sont dits personnels, cela veut dire que les seconds demeurent (1) impersonnels, extérieurs à l’art, mais surtout (2) extérieurs à la recherche propre de celui qui parle ; ils n’ont pas à être découverts. Ce sont les témoignages, aveux, écrits (1355b 35), mais aussi tout ce qu’on appellerait aujourd’hui les pièces à conviction, pour se limiter à la sphère judiciaire. En conséquence, si la rhétorique est une technique, c’est parce qu’elle ne porte pas (cela revient donc à la définir négativement) sur ce qui est déjà donné et qui se passe, dans son énoncé même ou sa présentation, d’une mise en discours venant de l’extérieur. D’autre part, et il s’agit là d’une conséquence directe de ce qui précède, nous aurons l’occasion d’y revenir, si la fonction technique de la rhétorique réside bien dans la personne de l’orateur (et non pas dans la rhétorique elle-même), c’est parce que les ressources personnelles que celui-ci convoque restent toujours à « inventer », et ne se limitent pas à être « utilisées » (1355b 35), comme le sont les preuves dites « extra-techniques ». Par suite, si la rhétorique se fait technique, c’est parce qu’elle constitue d’abord un parcours, lequel, tout en suivant un ordre, une méthode (un art au vieux sens du terme), reste chaque fois à découvrir et donc à composer. C’est pourquoi, il ne s’agit pas d’appliquer des règles abstraites et désincarnées, mais de trouver (re-trouver) ces règles, ces moyens, de les mettre à jour lorsque l’occasion s’en présente. Partant, et c’est le troisième point, la technique rhétorique ne se réinvente pas entièrement à chaque nouvelle prise de parole, loin s’en faut, le cheminement à suivre est en quelque sorte balisé et l’orateur guidé dans sa démarche, c’est-à-dire dans l’invention qu’il mène au sujet des « preuves » capables de valider ses dires.
En fin de compte, le mouvement de la technique rhétorique est triple : (1) en tant que processus dynamique, elle offre un support à sa propre actualisation par l’orateur ; (2) elle rend ce dernier apte à découvrir ce qui est potentiellement propre à persuader l’auditoire (1355b 25), à savoir les « preuves », (3) elle lui permet de les « administrer » (1356a 1), en d’autres termes de les utiliser avec méthode. De façon assez synthétique, je me suis efforcé d’éclairer ce qui permettait de qualifier la rhétorique de technique, sans que cela conduise pour autant à l’identifier naïvement à un ensemble de procédés figés et indéfiniment exportables dans tous les contextes. Par analogie, on pourrait comparer l’activité rhétorique à l’exécution d’une peinture avec « art » (je passe volontairement sur l’épineuse question du génie artistique qui n’est pas mon propos) : il ne suffit pas de maîtriser l’usage des couleurs ou celui du pinceau pour peindre « artistiquement », encore faut-il, en chaque cas, pour chaque nouvelle œuvre, savoir inventer les moyens, forcément singuliers, uniques, de sa création.
À ce titre, une remarque d’Eugene Garver me paraît tout à fait pertinente en ce qu’elle met l’accent sur le type de rationalité propre à l’activité de créer : « l’art de la rhétorique [ne s’occupe pas] seulement de production mais aussi de praxis ; non seulement de fabriquer, mais de faire. » La distinction qu’il pose est cruciale, car elle révèle ce que le catalogue de techniques est incapable d’offrir, c’est-à-dire un rapport véritablement pratique au monde et à l’auditoire. La rationalité pratique que donne la rhétorique ne saurait être (entièrement) gouvernée par des règles externes, lesquelles règles ne confèrent jamais que des compétences « productives », et donc impersonnelles. Or, nous l’avons vu plus haut, la rhétorique n’est technique que dans la mesure où la « recherche » qu’elle initie se rapporte à la personne même de l’orateur. Il n’est donc pas étonnant qu’Eugene Garver rattache le « faire » rhétorique, son orientation « pratique », à l’èthos, preuve qui, seule, est capable de rendre l’orateur raisonnable et non pas seulement rationnel. La preuve éthique est en quelque sorte l’intelligence de la raison (du logos), qui sans elle ne saurait que « produire », ou plutôt « reproduire », mais pas inventer. Sans èthos, qui oriente et nourrit l’identification puis la sélection des « moyens » rhétoriques en fonction d’un kairos accidentel, l’accès à la praxis, la sphère de l’action et du choix, demeurerait impossible. C’est aussi ce que souligne très justement François Ost lorsqu’il précise que « le rythme […] qui convient à la fabrication des choses (poiesis) » n’est pas celui de la « vie sociale » sur laquelle porte l’activité rhétorique : tandis que le premier procède d’un « temps homogène et continu », le second suit une « temporalité ouverte » dans laquelle la « raison technicienne » ne saurait se couler.
Ce détour par Aristote nous a permis de surmonter, je l’espère, la situation apparemment paradoxale d’une rhétorique pensée comme technique, mais non comme technicienne, et de mettre en lumière la fonction originale de cette technique dans le processus d’invention. Nous repartirons de ces premières considérations lorsqu’il s’agira plus loin d’une part de réfléchir aux problèmes posés par la réduction « techniciste » opérée par certaines théories contemporaines du discours (rhétorique ou argumentatif), d’autre part d’analyser la notion de prudence (la phronèsis) d’avec laquelle notre modernité s’est radicalement coupée. Si nous reprenons le fil de notre réflexion concernant ce que j’ai appelé la sortie du paradigme rhétorique, une nouvelle objection pourrait toutefois être adressée, objection qui ouvre alors sur un troisième paradoxe.


1.2. L’ordre du discours et l’anthropologie

Les faits, semble-t-il, parlent d’eux-mêmes et renvoient à une évidence difficilement contestable selon laquelle les locuteurs d’aujourd’hui n’ont de cesse de s’exprimer en termes rhétoriques, ou analysables comme tels. Ils font de la rhétorique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, c’est-à-dire sans le savoir, s’efforçant de rechercher et d’agencer des preuves dites rhétoriques, susceptibles de rallier à leur cause ceux à qui ils s’adressent. Ils en appellent aux passions (la pitié, le sens du devoir, l’estime de soi, etc.), cherchent à se faire valoir en parlant (témoignant de leur autorité, grandeur, respectabilité, etc.) et s’attachent à valider leurs dires en suivant des types de raisonnements réputés acceptables (notamment l’enthymème). En tout état de cause, les locuteurs d’aujourd’hui ne parlent pas sans ordre, pis, l’absence ou le refus manifeste de se conformer à un certain ordre (attendu et supposé partagé) peut faire l’objet de sanctions immédiates dans la vie courante et tout particulièrement sur les forums et sites internet : exclusion temporaire ou définitive, suppression du message envoyé, etc. Cela plaiderait donc contre mon hypothèse initiale. La rhétorique est là, elle n’a pas disparu, elle est même plus forte que jamais. L’hypothèse d’une sortie du paradigme serait invalidée, sauf à envisager la situation présente comme paradoxale (au moins à première vue) : il peut y avoir du rhétorique dans les discours, sans que le paradigme, ou disons-le autrement, la topique dans laquelle ces discours sont produits n’ait plus rien de rhétorique, et même refuse catégoriquement les principes sur lesquels la rhétorique repose. Ma position est peut-être un peu extrême et radicale, il faudrait sans doute la nuancer (ce que je ferai par la suite). Pour autant, elle met l’accent sur la différence entre ce qui relève de facultés « rhétoriques » ordinaires sinon résiduelles, lesquelles marquent nos comportements langagiers et plus largement sociaux (façons d’être, de se présenter, de sélectionner des données pertinentes, d’interagir stratégiquement avec les autres, etc.), et ce qui relève de la conscience de ces facultés, c’est-à-dire de l’inscription de leur usage et de leur pratique au sein d’un certain type de rationalité. Ceci recouvre
Je distinguerai donc clairement deux choses : (1) l’existence de facultés profondément ancrées dans l’esprit humain, nées d’une réflexion ancestrale relative au « moyen d’agir sur les hommes », et (2), non pas la possibilité de faire usage de ces facultés (même un usage limité), mais la capacité de les penser comme un tout cohérent appartenant à « une culture “symbolique” qui cherche à comprendre et à décrire le monde à l’aide de représentations conventionnelles » (le paradigme est là). Ce que je veux dire, et qui n’est pas contradictoire avec ce que je soutenais précédemment, c’est que s’il existe toujours au sein de l’esprit humain des facultés que nous pourrions qualifier de « rhétoriques » (nous en trouvons des témoignages dans presque tous les discours), il ne nous est manifestement plus possible de les penser comme telles, ni surtout de rattacher ces facultés à notre propre exercice de la liberté en démocratie. Il reste donc bien du rhétorique dans l’esprit humain (y compris au niveau cognitif si l’on veut), mais ce rhétorique s’est trouvé cognitivement coupé de sa fonction initiale et de son esprit, à savoir : aider à saisir le monde en commun à travers des représentations partagées.
En conséquence, si l’enseignement de la rhétorique ne fait pas naître des facultés nouvelles (comme lorsqu’on apprend à se servir d’un ordinateur ou d’un sextant), mais guide seulement l’usage de facultés existantes et disponibles suivant une méthode et des principes raisonnables, cela implique que la disparition de cet enseignement ne saurait constituer la cause de la rupture dont je viens de parler. La rupture d’avec le paradigme rhétorique n’est pas née de l’évincement de ce qu’on appelle « la rhétorique » du cursus scolaire et de notre formation culturelle, mais touche directement notre vision du monde et nos capacités à l’interpréter, face auxquelles l’évincement de la matière demeure une pure manifestation symptomatique, une conséquence. La proscription de « la rhétorique », dont j’ai étudié le processus au chapitre deux, n’a pas eu pour effet l’extinction de nos facultés ni de nos désirs de persuasion (au moins en première approximation), mais elle a rendu manifeste l’incompatibilité ressentie, l’incohérence entre notre (nouvelle) vision du monde et les fondements mêmes d’un enseignement discrédité bien au-delà des questions politiques (égalité, laïcité, progrès social, etc.). Je défendrai par la suite l’idée d’une rupture progressive, ou, pour le dire autrement, stratifiée avec le paradigme rhétorique, c’est-à-dire l’élaboration, par étapes, d’une vision du monde, d’une topique qui s’écarte de plus en plus des conditions cognitives capables d’encadrer l’usage pratique de la « fonction rhétorique » et d’en faire un moteur de la liberté.
À cette étape de notre réflexion et pour resserrer mes dernières remarques, quatre points doivent être précisés : (1) la fonction du langage qu’on appelle rhétorique (ou persuasive) est, comme le souligne Emmanuelle Danblon, une disposition anthropologique universelle, dont la naissance est liée à un triple mouvement, a) de laïcisation qui ouvre le monde et par lequel « la société passe du mythe à la raison », b) de diffusion de l’écriture qui permet à la fois la réflexion critique, la pratique de la justification et la stabilisation des procédures de décision (en un mot : la rationalité), c) d’évolution de la vie en commun vers le fictionnel et le symbolique (ce qui implique l’existence de niveaux de lecture et de compréhension fondés sur le partage plus ou moins grand, et donc la plus ou moins grande maîtrise de la convention initiale). (2) En conséquence, les projets théoriques (de l’Antiquité) portant sur la fonction rhétorique constatent l’existence d’une telle « disposition » anthropologique, nous l’avons dit à propos d’Aristote, et se proposent alors d’en accroître la portée en érigeant cette fonction du langage en objet culturel transmissible, instruit par la raison, guidé par la pratique. Le mécanisme auquel on assiste aujourd’hui est donc régressif, et nous sommes conduits, me semble-t-il, à faire le même constat qu’Aristote en son temps : les succès en parole sont le fruit du hasard ou d’une « accoutumance », mais non d’une méthode. (3) À ce titre, on peut se demander d’une part si le fait de persuader sans méthode est encore persuader, d’autre part si la relation entre rhétorique et persuasion est aussi nette ou simple qu’il y paraît au premier abord. Et cela pour deux raisons : d’une part parce qu’il y a de la persuasion sans méthode rhétorique (c’est un fait empiriquement vérifiable), d’autre part parce que cette méthode qui érige une disposition anthropologique en objet culturel n’est pas un gage de persuasion. Ce problème me paraît crucial, je m’attacherai à l’explorer dans les développements à venir. (4) Partant, la présence même de la rhétorique dans les discours contemporains n’est, le plus souvent, qu’une illusion d’optique, un témoignage (surtout résiduel) de nos dispositions anthropologiques.
Ce n’est donc, selon moi, que par le truchement d’une posture « savante » purement descriptive qui martèle le nom des preuves logos, èthos, pathos telles des formules magiques ou des slogans, qu’on peut faussement reconstruire le parcours du locuteur (ou de l’orateur) comme s’il suivait réellement un ordre et une méthode rhétoriques. Or, le fait de traiter les discours en dehors du contexte topique dans lequel ils sont produits, en dehors de nos représentations mêmes du discours (ses fonctions, sa finalité, ses principes), tout en sollicitant à des fins descriptives des ressources inscrites dans une méthode qui n’a plus cours, nous empêche de voir l’écart radical qui nous sépare des fondements qui justement permettaient de la mobiliser. C’est pourquoi, je soutiendrai (c’est la conséquence logique de ce qui précède) que même si la méthode rhétorique avait perduré comme matière à transmettre dans notre environnement topique (ce qui est en fait difficilement pensable), elle ne serait aujourd’hui rien d’autre qu’un ensemble de procédures techniciennes et de préceptes désincarnés, incapables de guider les hommes sur les chemins de l’invention et de la liberté. Non que ces techniques seraient mauvaises ou fausses, mais parce qu’elles ne seraient plus rattachées à une « culture symbolique » garante du lien entre le monde, l’expérience collective qu’on en fait et les mots qu’il faut pour la dire. Culture symbolique qui, surtout, préservait de rabattre le discours sur le monde réel, en les tenant l’un et l’autre à distance, et qui permettait de supporter collectivement la survenue des énoncés critiques sans voir en eux un risque certain pour la stabilité de ce monde-là, mais plutôt une chance pour en interpréter le sens, l’éprouver et le faire évoluer.
Ce que je vais m’efforcer d’expliciter tout au long de ce dernier chapitre, porte sur le processus qui nous a fait perdre de vue cette culture symbolique contre laquelle nos discours se sont progressivement immunisés. Il s’agira donc pour moi d’éclairer ensemble notre topique contemporaine, ses fondements, et la place, souvent inconsciente, que prend cette topique dans les nombreuses productions théoriques relatives au discours. Et plus encore de montrer comment, malgré elles, ces théories manifestent de façon flagrante la rupture rhétorique (et paradigmatique) que notre époque pensait pourtant avoir résolue après une parenthèse « anti-rhétorique » de plus d’un demi-siècle. On l’aura compris, ce à quoi je vais m’attacher ici c’est, en quelque sorte, à faire une étude des mentalités (savantes et ordinaires), ou pour le dire autrement une analyse des catégories qui guident notre appréhension du rôle social de la parole et du discours. Des catégories mentales qui, nous l’avons dit, ont consommé le désaveu de la rhétorique dans notre esprit même, et pas seulement dans notre enseignement.


1.3. L’après-guerre et le retour à la raison discursive

Le problème qui se pose ici et qui constitue sans doute le plus lourd défi à mon hypothèse, c’est qu’on pense couramment (en Europe du moins, le cas des États-Unis est assez voire très différent) avoir assisté, à la fin des années 50 du XXe siècle, à ce qu’on a appelé un « renouveau » ou une « réhabilitation » de la rhétorique après une période de disgrâce identifiée à un événement principal, clairement identifiable : la fin de son enseignement ! L’après Deuxième Guerre mondiale manifeste, c’est un fait, un regain d’intérêt scientifique pour le discours au sens large, et tout spécialement pour sa part « raisonnable », argumentative : ses schèmes, ses stratégies, ses dispositifs. Cet intérêt et son orientation spécifique sont profondément influencés, ce n’est d’ailleurs pas très étonnant, par le conteste politique, lequel porte alors les stigmates des événements (propagande, massacres, effondrement des idéologies, etc.) des deux décennies précédentes. C’est en quelque sorte le sentiment d’avoir vu à l’œuvre des logiques folles soutenues par des paroles (totalitaires, fascistes, nazies, etc.) qui l’étaient tout autant, qui motivent à la fois : (1) le désir de renouer avec une théorie de l’adhésion rétablissant tant la valeur du vraisemblable que celle des topoï et des enthymèmes (Perelman et Olbrechts-Tyteca), et (2) la volonté de donner une place de choix à la « raison pratique » au sein du raisonnement argumentatif, en repoussant aussi loin que possible une logique positiviste qui se révèle paralysante pour l’esprit et impuissante dans la sphère de l’action (praxis) politique en particulier (Toulmin). Logique impuissante quant il faut s’orienter dans l’incertitude des mondes possibles, parce qu’elle ne croit, à l’instar de Platon, qu’en une vérité absolue, anhistorique, et donc foncièrement introuvable. En conséquence de quoi, l’espoir d’un rétablissement de la raison discursive, non pas celle qui caractérise la rationalité désincarnée (le pur logos), mais celle de la raison raisonnable – laquelle trouve son sens profond dans la pratique de la justification – est bien au cœur des démarches respectives de ces auteurs. Justement, cette épreuve de justification, qui s’incarne dans le fait de donner des raisons pour justifier sa conduite, « ne concerne que ce qui est discutable, et même normalement [que] ce qui est critiqué pour des raisons déterminées », dans la mesure même où ce qu’on érige socialement en « valeur absolue, ne peut être critiqué et n’a nul besoin de justification. » Ce pourquoi une telle pratique se rattache avant tout à l’exercice de la liberté, son difficile exercice même, par lequel nous décidons, nous choisissions, nous agissons en dehors de l’évidence naturaliste « qui supprime toute possibilité de décision et de choix. »
Toutefois, si l’enjeu rhétorique ne concerne guère le projet toulminien qui, inspiré par Wittgenstein développe un modèle dynamique (bien plus dynamique que celui proposé par la logique traditionnelle) d’analyse des raisonnements argumentatifs (éthiques, juridiques, philosophiques, etc.), Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, quant à eux, inscrivent leur Traité dans la continuité directe de l’entreprise aristotélicienne : « [N]otre traité se rattache [expliquent-ils] surtout aux préoccupations […] des auteurs grecs et latins, qui ont étudié l’art de persuader et de convaincre, la technique de la délibération et de la discussion. […] Notre analyse concerne les preuves qu’Aristote appelle dialectiques, qu’il examine dans ses Topiques et dont il montre l’utilisation dans sa Rhétorique » (TA, p. 6). Le Traité de l’Argumentation porte d’abord sur les « moyens discursifs d’obtenir l’adhésion des esprits », s’intéresse exclusivement à la « technique » impliquant « le langage pour persuader » (TA, p. 10) et se fonde sur « l’idée même d’auditoire » que ses deux auteurs tirent directement de la « rhétorique traditionnelle » (TA, p. 8), notamment de la réflexion d’Aristote qui, soulignent-ils, a consacré à cette question « maintes descriptions fines et toujours valables de psychologie différentielle » (TA, p. 26). Si leur propos « déborde largement [l’objet] de la rhétorique classique » ou en néglige certains « problèmes » (celui pathos notamment), d’où sa nouveauté, leur conception, qui se donne pour but de « comprendre le mécanisme de la pensée » par l’étude de la « structure de l’argumentation », se prévaut « d’illustres exemples », en premier lieu desquels Aristote (TA, p. 8). Je peux alors difficilement contester que le projet remarquable (et audacieux) du Traité de l’Argumentation de remettre sur le devant de la scène l’usage du mot rhétorique (en particulier pour Perelman et Olbrechts-Tyteca, son « usage philosophique ») et de « faire revivre une tradition glorieuse et séculaire » (TA, p. 7) a été, au moins en partie, un succès visible. Je dois même avouer que si je m’efforce dans ces pages d’éclairer ce que la rhétorique peut vouloir dire pour nous Modernes, c’est incontestablement grâce à lui, grâce à cet acte fondateur qui a tiré de l’oubli un mot, restauré une notion dépréciée dans son contenu et dans son héritage intellectuels. C’est dire combien ma dette, notre dette envers ce texte est grande.
En effet, à partir du Traité, la rhétorique redevient un objet fréquentable, on peut de nouveau en parler, investir ses concepts, convoquer son lexique (parfois un peu ésotérique), etc., et même s’en réclamer ! Ce changement assez radical de perspective, au moins dans le champ scientifique (pour le grand public la rhétorique reste toujours plus ou moins… de la rhétorique, quelque chose de mou, sinon de vulgaire), n’avait rien d’assuré et tient de la gageure. J’aurai même tendance à penser que si Perelman n’avait pas été Perelman – nulle intention pour moi de nier la place réelle de Lucie Olbrechts-Tyteca dans la conception du Traité, toutefois son effacement académique, sa discrétion, en font une figure de moindre importance –, rien de tout cela n’aurait pu arriver, n’en déplaise à ceux qui voudraient voir des précurseurs. La rhétorique serait restée là où elle était, sur les rayonnages poussiéreux de quelques bibliothèques savantes. Peut-être (sans doute) y aurait-il eu des travaux épars de philologues ou d’érudits, mais le phénomène n’aurait assurément pas eu cette ampleur, nous n’aurions pas connu ce foisonnement intellectuel. La singularité et même, n’ayons pas peur des mots, l’exceptionnalité de Chaïm Perelman (bien que celle-ci ait été quelque peu oubliée de nos jours, on peut le regretter et s’en étonner… certains héritiers ont d’ailleurs parfois joué le rôle de fossoyeurs) se signale, selon moi, par une combinaison de trois facteurs : (1) son parcours intellectuel (logique, philosophie morale, droit) et personnel (de la Pologne à la Belgique), marqué par la résistante à l’occupant nazi (au sein Comité de Défense des Juifs dont il fut l’un des principaux leaders) et l’expérience de la clandestinité autant que de l’antisémitisme, (2) sa fréquentation, par le biais de revues, colloques, séminaires ou conférences, d’un milieu intellectuel élargi qui l’amène à rencontrer des philosophes, des épistémologues, des logiciens, des juristes, des sociologues, des psychanalystes, etc., avec qui il a passé une partie de sa vie à dialoguer et à correspondre, je pense parmi beaucoup d’autres à Norberto Bobbio, Hans Georg Gadamer, Lucien Goldmann, Henri Gouhier, Vladimir Jankélévitch, Henry Johnstone Jr., Georges Kalinowski, Jacques Lacan, Karl R. Popper, Paul Ricœur, Raymond Ruyer, Michel Villey, et (3) son implantation précoce aux États-Unis (dès 1962 il devient « Visiting Professor » régulier dans plusieurs universités de renom) qui assure ou plutôt manifeste – car il est, en fait, déjà très connu et même reconnu à l’époque, on l’oublie, je pense, trop souvent – sa renommée internationale. Chaïm Perelman parce qu’il est indéniablement un penseur à la croisée des disciplines et des traditions de pensée, un chercheur « ouvert » (disposé au dialogue, sa riche correspondance en témoigne sans difficulté) et écouté (en raison du parcours qu’il a eu, des épreuves qu’il a passées, des liens qu’il a tissés), a favorisé la vaste et progressive diffusion du Traité, ainsi que son identification comme ne relevant pas d’un champ spécialisé. Ce qui, disons-le, constitue une entreprise inégalée depuis lors et manifeste le caractère exceptionnel de celle-ci. D’ailleurs, très vite, le Traité, outre dans les rangs des juristes (théoriciens du droit naturel ou spécialistes de logique juridique), fait l’objet de comptes-rendus, citations précises et discussions critiques, chez les philosophes (Georges Bastide, Joseph Moreau, Henri Gouhier, André Jacob), les sociologues (Jean-Baptiste Fages), les anthropologues (Jean-Pierre Vernant) ou encore les psychanalystes (Jacques Lacan), etc.
Que nous disent Perelman et Olbrechts-Tyteca ? Que la rhétorique ce n’est pas de la littérature, ni de la philosophie (du moins telle qu’on a l’habitude de la penser et de la pratiquer), ni de la logique, ni de la linguistique, encore moins de la « communication », etc., dans la mesure même où elle vise d’abord l’homme en démocratie, le citoyen dans sa difficile expérience de la liberté ; elle en forme une pratique, un exercice, qu’on ne peut sérieusement appréhender de façon disciplinaire. Voilà qui nous est devenu (presque) incompréhensible aujourd’hui : raison pour laquelle la recherche contemporaine s’est attachée à restreindre l’apport du Traité à une pure et simple classification des arguments… Quoi qu’il en soit, ce texte s’adresse à toutes les sciences humaines (et pas principalement au droit comme le pensent certains, même si le discours juridique y tient une place particulière), il est radicalement original, fédérateur, pionnier et nourri d’exemples variés (littéraires, philosophiques, juridiques). Le Traité de l’Argumentation dépoussière donc la « vieille » rhétorique tout en respectant son esprit et son rapport fondateur (aujourd’hui perdu) à la liberté : avec lui elle n’est plus, au moins à première vue, ce mauvais objet de jadis, ce rebut de notre culture.


1.4. Effervescences rhétoriques

À la suite de Perelman et Olbrechts-Tyteca le goût pour les études traitant de rhétorique (ou plutôt qui en convoquent le mot) se développe : qu’il s’agisse de faire l’histoire de la discipline, de travailler sur ses figures (ou tropes), d’en borner ou d’en agrandir le domaine d’application. Tous les chercheurs qui vont commencer dans les années 1960-1970 à s’intéresser à la rhétorique (au sens large) ne se revendiquent pas du Traité, tant s’en faut – leurs ambitions intellectuelles en sont d’ailleurs souvent très éloignées –, cependant, comme je le crois, c’est en quelque sorte l’existence de ce texte qui a rendu leurs recherches possibles et légitimées ces marques d’intérêt. À tout le moins (c’est l’hypothèse minimale), on peut supposer qu’il a permis d’affermir les démarches et de conforter les plaidoyers. Sans le Traité, mais surtout sans Perelman, la reconnaissance progressive et toujours incomplète, bien sûr, de la rhétorique comme objet scientifique à part entière (à la fois philosophique, juridique, linguistique, littéraire aussi, mais si la tradition de pensée est moins nette à cet égard) ne se serait très certainement pas opérée. L’invitation au « renouveau » aurait été vue comme un caprice d’écrivain, un anachronisme, ou bien comme un retour à l’obscurantisme (surtout chez les philosophes), une négation de la raison moderne. Or, l’entreprise perelmanienne est peu suspecte à cet égard – ce qui n’empêche pas les désaccords, tant s’en faut, ni l’apparition de discussions philosophiques parfois vives avec des intellectuels comme Kalinowski, Bobbio, Johnstone Jr., ou encore Ricœur à des périodes et sur des thèmes divers (qu’il s’agisse de l’auditoire universel, place de la rhétorique par rapport à la science ou à la philosophie). Ces discussions, souvent extrêmement riches, sont attestées, aussi bien dans des monographies, des lettres, ou, comme je viens d’en faire mention en note, dans des comptes-rendus de réunions scientifiques. Je formulerai même une autre hypothèse, selon laquelle l’orientation, disons pro-rhétorique, de certains travaux publiés dès la fin des années 1960 et même avant, à défaut d’être liée à une lecture approfondie du Traité, bien qu’on puisse quand même le supposer, ou surtout à une acceptation de la cohérence générale de son propos (acceptation que je suppose en fait impossible, on le verra), repose d’abord sur la pénétration diffuse du renouveau rhétorique que ses auteurs défendent et qui indubitablement interpelle une part importante du champ des sciences humaines et sociales. Contrairement à ce qu’on entend souvent, y compris chez des commentateurs de valeur, le Traité ne traverse pas les années soixante en parfait inconnu – ni en France ni à l’étranger ! Ses thèses circulent à l’époque, influencent les esprits et nourrissent les débats peut-être plus encore qu’aujourd’hui. Perelman et Olbrechts-Tyteca ouvrent une brèche, la réputation du premier fait le reste et justifie qu’on s’y engouffre (mais jusqu’où ?). La caution intellectuelle est là, certes, cependant les recherches à venir vont s’efforcer de minimiser son importance généalogique et le poids d’une dette pourtant incontestable, et cela dans le but de garantir l’illusoire nouveauté de leurs propres travaux.
Ce fameux « renouveau », auquel on semble assister (en Europe francophone, notamment en France), et qui donne lieu à plusieurs querelles savantes parmi les tenants de la « Nouvelle critique », voit donc naître les travaux du Groupe ¼ initiés avec une Rhétorique générale (1970) qui porte spécifiquement sur l elocutio et consacre le « trope » (et non pas la preuve, comme dans le Traité) en principe essentiel du texte littéraire (texte à visée esthétique). Et pas seulement de ce type de texte, puisque l’ambition première du Groupe est d’appliquer sa sémiotique à toutes les disciplines afin d’étendre le modèle explicatif qu’elle contient à d’autres familles d’énoncés, au-delà du langage verbal. Cette contribution part du principe qu’il existe des lois générales de signification et de communication à partir desquelles il est possible d’expliquer et partant de décrire le fonctionnement rhétorique aussi bien d’un discours que d’une image fixe en fonction des phénomènes de polyphonie mobilisés. On a toutefois quelque mal à comprendre comment la rhétorique proposée ici peut se revendiquer comme « générale », alors même qu’elle se limite aux seules figures, sans s’interroger sur la dimension (la fonction) persuasive des discours, ou alors en confondant trop souvent persuasion et communication. Parallèlement, Roland Barthes inaugure son travail sur le sujet avec un long article tiré de son séminaire de 1964-1965 à l’École Pratique des Hautes Études et publié dans le numéro 16 de la revue Communications : « L’ancienne rhétorique. Aide-mémoire » (1970), dans lequel il adopte une perspective tant historique que littéraire, et propose un voyage imaginaire de deux mille ans au sein de l’« empire rhétorique » : de sa naissance à sa « mort ». Une mort à la fois réelle, matérialisée, et toutefois limitée parce que « le monde est [affirme-t-il] incroyablement plein d’ancienne rhétorique » (p. 172), parce que nos pratiques langagières « attestent [encore] de l’ampleur du fait rhétorique » (p. 174) – malgré tout, malgré sa récupération destructrice par la culture bourgeoise et sa chute dans « l’idéologie » (p. 195). L’article qui sans cesse oscille entre « résurrection propitiatoire et embaumement », confère à son objet d’étude une unité de façade, et expose un « panorama », à la fois diachronique et systématique, du « vaste territoire » qui le constitue (p. 175). D’une part, Barthes présente en sept étapes (des « journées ») d’un récit linéaire, les moments forts, les grandes théories, les figures illustres qui ont jalonné l’histoire de la rhétorique : c’est le « Voyage » proprement dit. D’autre part, il donne à voir les classements des rhéteurs et les « programmes » qu’ils ont forgés pour produire des discours : c’est le « Réseau ». Cette entreprise cartographique quelque peu fictive, cet hommage, proche du « rituel conjuratoire » s’achève par l’exposé d’une triple conviction : (1) que l’on comprendrait mieux notre langue, nos belles-lettres, notre enseignement si l’on connaissait à fond le « code rhétorique » qui fonde notre culture, (2) qu’il y a un lien fondamental entre Aristote et la démocratie, c’est-à-dire entre la « notion de “vraisemblable” » et le principe de majorité, et (3) que le fait rhétorique, qui ne se limite nullement aux figures, est né d’« une pratique politico-judiciaire », c’est-à-dire du « conflit », et que ce conflit informe toute notre littérature (p. 223). On a tout de même un peu de mal à ne pas entendre ici, bien que de façon déformée, la voix du Traité…
Dans ce même numéro de Communications, justement consacré aux « Recherches rhétoriques », Gérard Genette avec son article sur « La rhétorique restreinte » prend parti contre les rhétoriques générales de ses contemporains (Groupe ¼, Michel Deguy, Jacques Sojcher) qui ne proposent, en tout état de cause, qu’un traité des figures (une tropologie) et accomplissent ou, plus exactement, poursuivent la progressive restriction du champ – ce qu’on peut, dois-je dire, difficilement contester à l’égard des travaux cités. Genette rappelle alors que la Rhétorique d’Aristote est, quant à elle, incontestablement générale, sans pour autant se revendiquer comme telle, ni se vouloir nullement « généralisée », et bien qu’elle ne propose aucune théorie spécifique des figures : ce minuscule « canton » d’un immense « Empire ». Il défend alors l’idée (ô combien reprise depuis, et pourtant réductrice) selon laquelle « l’histoire de la rhétorique est celle d’une restriction généralisée » dirigée vers la consécration du seul coupe métaphore-métonymie. Restriction dont il avait d’ailleurs fortement contribué à forger le « récit mythique » avec la publication en 1968 de son Fontanier : Les Figures du discours (qui regroupe le Manuel classique pour l’étude des tropes de 1821, et le traité Des figures du discours autres que les tropes de 1827) et en 1969 avec celle de « Rhétorique et enseignement » (qui reprend en fait un article de 1966) inclus dans Figures II. Les analyses que formule Genette dans ses travaux sont non-pertinentes dans la perspective historique qu’il prétend suivre et très restrictives, car il sélectionne de façon orientée des textes, des traités, des auteurs, puis les érige en figures exemplaires du champ rhétorique (de son enseignement) et les donne comme témoignages mêmes de sa restriction flagrante. Or, les contributions portées par les auteurs inclus dans le corpus genettien relèvent souvent d’une autre discipline, la poétique, ou bien demeurent marginales face au reste des productions du temps (tous les ouvrages à usage scolaire) qui continuent à diffuser une rhétorique complète, et non pas restreinte aux tropes.
Peu avant la livraison de Communications, Áron Kibédi-Varga avait fait paraître Rhétorique et littérature (1970), ouvrage qui opte pour un regard générique et s’intéresse à la place des lieux communs de l’inventio ainsu qu’aux règles de la dispositio dans la littérature et le texte classiques. À ce titre, il conteste vigoureusement l’argument de la « restriction » avancé par Genette : « Dans deux articles suggestifs qui manifestent l’intérêt de la “nouvelle critique” pour les problèmes de la rhétorique, M. Genette semble postuler pratiquement la même chose que Ramus. La rhétorique classique serait, selon M. Genette, “surtout une rhétorique de l’elocutio” […]. Nous ne croyons pas […] que la rhétorique du classicisme soit surtout une rhétorique du style ; les trois parties principales de la rhétorique [écrit Kibédi-Varga] s’intègrent harmonieusement pour rendre compte ensemble des qualités formelles d’une œuvre ». Cinq ans plus tard, Paul Ricœur dans La Métaphore vive (1975) revient sur les raisons historiques du déclin de cette « discipline défunte », devenue progressivement « erratique et futile », déclin qu’il impute à sa séparation d’avec la philosophie (dialectique) et la restriction de la rhétorique à l’elocutio. Ricœur accepte donc, quant à lui, assez clairement la thèse restrictive de Genette, tout en s’efforçant de l’aménager, de la raffiner : « À mon sens [explique-t-il], la réduction du champ rhétorique n’est pas le fait décisif ; [bien qu’il s’agisse] là d’un phénomène culturel de grande signification […]. Le déclin de la rhétorique résulte d’une erreur initiale qui affecte la théorie même des tropes, indépendamment de la place accordée à la tropologie dans le champ rhétorique » (p. 64). En d’autres termes, pour Ricœur, si la rhétorique est devenue « futile » (et qu’elle a disparu), c’est avant tout parce que l’orientation tropologique qui s’est peu à peu dessinée a constitué « la métaphore [en] simple ornement » (p. 64), et a fait oublier que le trope était d’abord un procédé cognitif original par-delà le transport de sens qu’il rendait possible.
À côté des réflexions sur les tropes, qui directement ou indirectement travaillent à la « restriction » du champ (pour donner raison à Genette) et finissent par montrer leurs limites, le courant « historique » prend son plein essor. Ainsi en 1980, Marc Fumaroli publie L’Âge de l’éloquence dans lequel il entreprend d’établir le lien entre littérature classique et rhétorique en intégrant le contexte culturel et les aspects sociaux du temps, dimensions qui avaient été jusqu’alors quelque peu délaissées (si l’on excepte l’étude de Kibédi-Varga). Partant, Fumaroli s’intéresse aux grandes arènes de la parole et aux institutions scolaires, religieuses, politiques qui innervent les phénomènes de discours. Enfin, la somme fumarolienne publiée en 1999, fruit d’une collaboration sans précédent de plus de dix ans, poursuit, voire couronne, l’œuvre de 1980 et propose alors rien moins qu’une Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne : 1450-1950… qui constitue, encore aujourd’hui, une référence exceptionnelle. Mon intention n’était aucunement de faire en un si petit nombre de lignes une « histoire » des études rhétoriques des trente dernières années, mais bien plutôt de retracer quelques moments forts de ce « renouveau », en repérant les témoignages marquants de la vitalité du champ et les questionnements qui le traversent.
D’autres travaux auraient assurément mérité d’être mentionnés, ceux de Françoise Douay sur les rhétoriques des XVIIe-XIXe siècles (dès les années 1970), de Barbara Cassin sur les sophistes (à partir de 1980), de Fernand Hallyn sur la rhétorique de la science (à partir de 1987), d’Alain Michel, d’Olivier Reboul, de Françoise Desbordes, d’Antoine Compagnon, de Michel Meyer, de Ruth Amossy, de Gilles Declercq, d’Emmanuelle Danblon, etc., la liste serait longue de tous ceux qui se sont, à un moment ou à un autre, intéressés à la question et qui, parfois, continuent de s’y consacrer à des titres divers. À la lecture de ce « panorama » (pour reprendre le terme de Barthes) le constat paraît sans appel et milite contre mon hypothèse initiale : à partir des années soixante-dix la rhétorique, rétablie dans sa valeur originelle, est plus forte que jamais, on l’étudie, on en parle, on publie pour donner corps et confirmer sa renaissance effective. Sans doute est-elle moins pratique qu’avant, moins tournée vers la production de discours, mais elle n’en est pas moins réelle, ni moins surtout actuelle ! D’ailleurs, une parfaite unanimité demeure autour de ce constat, ou plutôt autour des conséquences disciplinaires, sociales, historiques que l’on peut en tirer.


1.5. Le mirage tenace de la réhabilitation

Selon Chaïm Perelman lui-même, dans l’excellente synthèse du Traité de l’Argumentation qu’il publie en 1977 (sans Lucie Olbrechts-Tyteca) sous le titre L’Empire rhétorique, et dans laquelle il tire le bilan flatteur du chemin parcouru en vingt ans, nous assisterions bien à « la renaissance et [à] la réhabilitation de la rhétorique dans la pensée contemporaine ». L’avènement de cette nouvelle ère a été rendue possible, poursuit-il, « par le réexamen des rapports entre la rhétorique et la dialectique, tels qu’ils ont été établis par Aristote ». Perelman mesure l’accomplissement du programme initié par lui en 1958 et associe ce succès à deux événements conséquents l’un de l’autre : (1) la redéfinition de la rhétorique comme art de persuader et sa réinsertion dans le champ de l’argumentation, (2) le retour à la pensée d’Aristote. Jean-Marie Klinkenberg (du Groupe ¼) va dans le même sens et salue la « redécouverte de l héritage ancien » effectué ensemble par les deux « néo-rhétoriques », celle de Perelman et celle du Groupe ¼. Pour lui « cette mort de la rhétorique n était en fait qu une éclipse. Ses biens n avaient été que dispersés et légués en usufruit à d’autres disciplines (la stylistique […] mais aussi la psychanalyse). Une descendance [précise-t-il] tente aujourd’hui de reconstituer une partie de cette héritage ». En dépit de différences cruciales et d’une occultation de la « raison pratique » qui est au cœur du projet perelmanien, Klinkenberg met l’accent sur la convergence de leurs approches : analyser « les faits de parole et de discours et [éclairer] les règles générales de leur production ».
Le consensus est général, d’Antoine Compagnon qui proclame en ouverture de son article consacré à la question : « Éclipsée à la fin du XIXe siècle, la rhétorique est renée de ses cendres au cours de la seconde moitié du XXe siècle », en passant par Fumaroli pour qui il s’agit d’un fait établit sur lequel il faut désormais compter pour remettre de l’ordre dans notre modernité : « La renaissance de l’art de persuader peut permettre aux “habiles”, dans les démocraties modernes, de retrouver l’oreille du peuple, et de contrebalancer l’influence néfaste des demi-habiles », ou Bertrand Buffon qui voit dans ce mouvement une sacre de la rhétorique dans notre esprit même : « À partir du milieu du XXe siècle, elle réapparut mais sur une base nouvelle née d’un constat simple : tout est rhétorique. […] Cet art renaît ainsi non pas comme ensemble de règles propres à persuader mais en tant que condition du discours, comme caractéristique générale de notre être-au-monde. Notre époque est une époque rhétorique plutôt qu’une époque de la rhétorique […] ». Tout le monde s’accorde à présent (ou presque) pour reconnaitre que oui, en effet, la rhétorique est de nouveau parmi nous, qu’elle est bien vivante, que cette « éclipse » d’un demi-siècle n’était en fait qu’un mauvais rêve, une parenthèse d’ailleurs marquée par deux guerres mondiales, le fascisme, le totalitarisme. En retrouvant la « civilisation », la démocratie, la liberté même, nous aurions alors renoué naturellement avec la rhétorique, en la « généralisant » et en lui reconnaissant ses vertus passées, sa force : circulez y a rien à voir, à part une estimable résurrection !
Pourtant, quatre points doivent être soulignés qui militent contre la supposée « réhabilitation » présentée ci-dessus. D’une part, les études éparses produites autour du mot « rhétorique », le sont justement autour d’un mot et non pas, le plus souvent, autour d’un contenu précis et délimité ; ce qu’elles appellent « rhétorique » n’est pas homogène et reste singulièrement flou, nous aurons l’occasion de revenir sur ce problème. En conséquence, parler de « renouveau » lorsque ceux qui sont censés y participer ne s’entendent pas sur la même chose et divergent radicalement dans leurs objectifs épistémologiques paraît pour le moins abusif. D’autre part, ces études, pour beaucoup d’entre elles, ont contribué à faire tomber, selon la formule de Barthes, « la Rhétorique au rang d’objet pleinement et simplement historique ». Ceci ne veut pas dire que ces études fassent (nécessairement) de la rhétorique un objet du passé (elles s’en défendent d’ailleurs, puisqu’elles visent son « renouveau »), mais, en rétablissant la rhétorique comme événement de notre histoire culturelle elles n’en font pas, pour autant, une dimension actuelle de notre relation au monde et aux autres.
En outre, et il s’agit là d’un fait remarquable : à côté de celles qui font œuvre historienne, les entreprises scientifiques qui se proposent de théoriser le(s) discours ou/et d’en décrire les processus, les modalités, les stratégies, tout en acceptant visiblement l’héritage rhétorique, se réclament d’une discipline à la fois distincte et suffisamment proche pour nourrir la confusion : l’Argumentation. L’Argumentation serait à la fois une branche de la rhétorique (ce serait la rhétorique d’aujourd’hui, la néo-rhétorique) et en même temps son accomplissement (la seule rhétorique digne de ce nom). Le redoutable tour de passe-passe effectué par Christian Plantin au début de son petit précis sur l’Argumentation est, à cet égard, parfaitement éclairant car il témoigne, je crois, d’un des « lieux communs » du champ : prenant argument de la permutation effectuée par Perelman et Olbrechts-Tyteca à partir de la seconde édition du Traité (à des fins d’abord éditoriales) entre le surtitre (La Nouvelle Rhétorique) et le sous-titre (Traité de l’Argumentation), Plantin y voit un acte militant de la part des auteurs du projet. Il s’agirait pour eux d’amorcer (ils n’y parviennent, somme toute, pas complètement) la mise en avant de l’Argumentation au détriment de la rhétorique, de reléguer l’une (la rhétorique) dans l’empire de l’autre (l’Argumentation). Perelman et Olbrechts-Tyteca auraient consacré leur Traité à l’Argumentation et non pas à la rhétorique qu’ils auraient cherché à dépasser, à remplacer par un ensemble de connaissances stables sur lesquelles on puisse enfin tenir un discours scientifique. Leur but aurait été l’« émancipation des études d’argumentation » et la mise en œuvre d’un « retournement de conjoncture » au bénéfice de celles-ci.
Or, cette présentation des choses – malgré l’usage concurrent des termes « rhétorique » et « argumentation » dans le texte qui introduit une ambiguïté – est manifestement inexacte au regard des ambitions profondes du Traité et précisées par les auteurs, à savoir : réhabiliter la rhétorique au premier chef (c’est ce que nous avons vu) en s’appuyant, je ne le conteste pas, sur l’analyse des « techniques argumentatives », auxquelles l’ouvrage se consacre pour une large part. La réflexion extrêmement forte que mènent Perelman et Olbrechts-Tyteca sur près de la moitié du Traité (introduction, première et deuxième parties, conclusion), réflexion qui porte sur les fonctions et les points d’appui du discours dans l’espace public, de même que sur les usages et les modalités d’exercice de la persuasion donc de la liberté, est presque systématiquement négligée ou envisagé – y compris par ceux qui revendiquent son héritage mordicus – comme un pur cadrage cosmétique, un point de départ lointain (philosophique), alors qu’il s’agit, selon moi, d’un point d’arrivée. Ce que retiennent avant tout la plupart des commentateurs (les rhétoriciens et les spécialistes de l’Argumentation) afin de signaler l’apport principal du Traité, c’est, en fait, sa seule troisième partie (voire uniquement les trois premiers chapitres de cette dernière), partie qui s’attache à la description des « types d’arguments » dont on peut se servir pour « interpréter » les discours au sens large. Comme si les auteurs du Traité avaient eu pour but ultime de décrire des façons d’argumenter en proposant un catalogue et une classification nouvelle des différents schèmes argumentatifs. Il est vrai que la troisième partie demeure assez déconnectée des propositions initiales qui sont si importantes au débat de fond relatif à la réhabilitation de la rhétorique : sans doute s’agit-il là d’une des faiblesses du Traité. Cette déconnexion donne l’impression qu’il serait finalement possible de penser les techniques décrites, les études de cas, de façon abstraite, hors contexte et surtout hors la pratique qui leur confère leur épaisseur. En fait, on passe de façon abrupte d’une théorie du fonctionnement de l’argumentation à une théorie des techniques argumentatives ; il ne s’agit plus de décrire un dispositif mental général, mais de décrire des formes dont le rapport à la réalité est assez lâche. Pourtant, l’analyse de Perelman et Olbrechts-Tyteca n’a de sens et ne peut fonctionner indépendamment du cadre intellectuel (englobant) qui permet d’en réfléchir l’origine autant que la finalité dans l’espace démocratique, et de poser leur intrication fondamentale avec l’exercice de la liberté. Les problèmes qui sont abordés dans le Traité « se trouvent situés [écrivent les deux auteurs] dans un contexte dynamique, qui souligne leur intérêt et permet de saisir sur le vif les rapports dialectiques de la pensée et de l’action » (TA, p. 675) afin de sortir de l’« absurde l’exercice de la liberté humaine » (TA, p. 62) et les choix qu’elle rend possibles. Voilà ce qui me paraît fonder au premier chef la démarche de Perelman et Olbrechts-Tyteca, voilà ce qui est si souvent oublié.
Reprenons ici le fil de la réflexion après cet interlude consacré à la réception du Traité. L’ambiguïté majeure des études (historiques, théoriques ou descriptives) que j’ai mentionnées précédemment, c’est là mon quatrième point, est d’affirmer en chœur que le regain d’intérêt pour la « rhétorique » (ou l’argumentation, c’est-à-dire la « bonne » rhétorique techniciste, seine et froide) vaut réhabilitation de son objet même (lequel n’est pourtant jamais vraiment défini) à l’intérieur même de notre modernité : une modernité saturée de mots, nourrie, nous dit-on, du désir de dire et de persuader : « [F]ausse sortie [explique Olivier Reboul]. […] [La rhétorique] survit […] dans l’enseignement littéraire, dans les discours judiciaires et politiques, mais surtout elle va se renouveler avec la communication de masse, propre au XXe siècle. Enfin, à partir des années soixante apparaît, en France et en Europe, une nouvelle rhétorique, qui connaîtra vite un immense succès. Le mot ne fait plus peur. » La rhétorique aurait donc fait son grand retour, son come-back dans nos sociétés et dans nos rapports sociaux ordinaires, et même plus, elle se serait élargie, car, affirme Reboul, « elle s’annexe [à présent] toutes les formes modernes du discours persuasif, à commencer par la publicité, et même des genres non persuasifs, comme la poésie. Plus encore, non contente de revendiquer tout le champ de discours, elle va bien au-delà, puisqu’elle s’empare de toute sorte de productions non verbales. On élabore ainsi une rhétorique de l’affiche, du cinéma, de la musique, sans parler de celle de l’inconscient » : le réel tout entier passe désormais sous sa coupe. La libéralisation et l’extension des moyens de communication (la télévision, la publicité, le cinéma, la presse, etc.), car il s’agit bien de cela, nous aurait en quelque sorte permis de rouvrir notre esprit aux potentialités extraordinaires de la rhétorique, potentialités que les Grecs avaient découvertes puis théorisées, et qui nous seraient alors réapparues comme une évidence après une période noire d’instabilité politique et de terreur dans les mots (idéologies, propagande, etc.). Or, ce passage de l’un à l’autre est-il vraiment si évident ? Qu’en est-il de notre relation effective à la rhétorique ? La rhétorique renaît-elle toujours « lorsque les systèmes idéologiques s’effondrent », comme l’affirme un peu légèrement Michel Meyer ? On peut en douter ; ce serait trop facile. Cette renaissance du mot dans les productions savantes ne nous cache-t-elle pas notre impossibilité à renouer en pratique avec ses origines, ses principes et ses fondements ? C’est l’hypothèse que je m’étais risqué à formuler, hypothèse déroutante au regard de l’unanimisme qui fait loi.
Une des rares voix discordantes, celle de François Rastier, s’efforçait toutefois, au détour d’un article paru en 2001 et de façon très brève voire incidente, de modérer l’ampleur du phénomène : « Ce retour du rhétorique [écrivait-il] n’est pas une réhabilitation de la rhétorique en tant que discipline : l’empire rhétorique a été démembré, les conditions et le statut de la parole publique ont été irréversiblement bouleversés ». Rastier dissocie donc ce que beaucoup d’auteurs en viennent à confondre par commodité : le « retour » et la « réhabilitation ». Tandis que l’un est manifeste (on l’a vu), l’autre demeure illusoire en raison d’une modification qu’il juge irréversible dans notre relation à la « parole publique ». Il conteste donc la translation entre l’intérêt scientifique suscité par un objet culturel, historique, et le bénéfice à tirer de cet intérêt pour informer ou comprendre nos pratiques culturelles, en d’autres termes pour nous parler de notre propre expérience de la parole et du discours. Pour Rastier, c’est en fait l’évolution particulière de cette expérience concrète qui nous a détournés de la rhétorique, en rendant impossible sa « réhabilitation » : elle s’est « irrémédiablement » éloignée de nous, parce que nous nous sommes trop longtemps coupé d’elle. L’intuition de Rastier me paraît juste, cependant mon hypothèse est plus radicale que la sienne et moins focalisée sur la « discipline » rhétorique elle-même. En effet, le biais de l’orientation de Rastier est, selon moi, de faire reposer la coupure qu’il met en évidence sur l’abandon (ou l’oubli volontaire) de certains pans de l’ancien « empire rhétorique », dont l’ordre initial serait alors devenu inaccessible. Tandis que l’actio aurait prospéré (eu égard à l’influence des média), l’inventio et la dispositio auraient subi un inévitable revers. En même temps, Rastier perçoit bien que le bouleversement dépasse le seul démembrement de la discipline rhétorique pour atteindre le « statut » même de la parole (publique), mais il n’en tire pas les conclusions qui selon moi s’imposent, et qui sont plus profondes.
L’hypothèse que je défends depuis le début de ce chapitre consiste somme toute à dire que la réhabilitation de la rhétorique (que les apparences donneraient pour accomplie), ce fameux rhetorical turn, n’a pu avoir lieu en raison d’une représentation du discours qui, fondamentalement, exclut la rhétorique. Elle ne l’exclut pas par dogmatisme anti-rhétorique, ou pour le dire autrement disciplinaire, comme s’il s’agissait d’une aversion consciente, d’un rejet viscéral, mais, au contraire, parce que la rhétorique (comme processus cognitif) donne accès, révèle, convoque, anime, des dispositions que la modernité s’est engagée à tenir à distance, et parce qu’elle ouvre sur un monde inacceptable à nos yeux de Modernes. Cette représentation donc porte, par strates successives, les traces de certaines expériences collectives, d’événements historiques, de principes supérieurs, de mythes, de textes fondateurs, etc. qui ont affecté la place et la fonction qu’on assigne au discours dans notre existence sociale. En d’autres termes, ces traces qui, ensemble, forment la toile de fond de notre topique, de nos lieux communs, ceux sans lesquels nous ne saurions précisément faire communauté voire société, ont transformé le « statut » de la parole en général et du discours en particulier. Il ne s’agit pas de soutenir que le discours ne sert plus à rien, un peu comme si nous avions perdu le désir de communiquer, d’échanger, de transmettre, de dire tout simplement, mais que le statut qu’il a acquis lui a rendu la rhétorique (comme technique et comme rapport au monde) résolument inaudible.
En fin de compte ce que je présentais plus haut comme un succès de Perelman pourrait se lire, par delà une vision de surface, comme un quasi échec. Perelman n’a pas été (n’a pu être) suivi dans le tournant radical qu’il proposait, car son projet était trop ambitieux, trop loin de notre vision du monde, de notre topique. Le « retour au rhétorique », constaté et détaillé ici, n’a été qu’un pis-aller, car nous ne saurions suivre la lignée qui va d’Aristote (voire des Sophistes même si ce n’est pas très « politiquement correct » de dire cela) à Perelman en passant par Vico et Nietzsche, obligés que nous sommes de respecter celle qui va de Platon aux « polisseurs » (tous ceux qui veulent domestiquer la parole, la rendre conforme aux canons de la « civilisation », l’enserrer dans un carcan moral) en passant par Descartes et Comte. Je vais donc, à présent, orienter ma réflexion dans trois directions afin de montrer comment s’est construite la rupture d’avec le paradigme rhétorique – cette technique d’invention, incertaine, mouvante, mais libératrice. J’étudierai en premier lieu les fondements de notre topique contemporaine et préciserai en quoi ces fondements qui érigent le désaccord et la critique en maladies du politique, et font de la recherche de l’accord à tout prix un horizon libérateur, ont façonnées nos conceptions du discours et borné son statut.
Or, la rhétorique qui, justement, ne vise pas l’accord (cela ne veut pas dire pour autant qu’elle le refuse, seulement qu’elle ne le conçoit pas comme objectif ultime), devient, par définition, un risque pour la concorde et pour la paix sociale. Le paradigme propre à la rhétorique (non pas son nom, ni son histoire, nous l’avons vu) se trouve donc en porte-à-faux à l’égard de ce principe ultime, selon lequel la fonction primordiale du discours est de favoriser l’accord des parties, le consensus, la stabilité : c’est à cela que j’assimilerai la première strate qui détermine notre topique contemporaine. Les quatre autres strates qui marquent nos représentations du discours (et que je serai obligé de traiter rapidement) sont : (1) la mise en équivalence du « niveau » de civilisation avec la « pacification » (politesse, respect de l’interlocuteur, rejet de la violence verbale, etc.) des échanges discursifs, (2) l’incrimination de la parole dans la mise en œuvre de la barbarie totalitaire, (3) le sentiment d’un échec catégorique de la langue à témoigner de l’expérience vécue lors des deux guerres mondiales, et enfin (4) la topique des droits de l’Homme et le principe de « dignité » auquel se voient à présent confrontées toutes les prises de parole publiques. Partant de ces constatations topiques, je mettrai en évidence leurs conséquences sur le paradigme rhétorique et plus spécifiquement sur la notion de « persuasion » qui ne cesse, aujourd’hui, de dérouter et d’inquiéter. Ce qui me donnera alors l’occasion de réinvestir le rapport étrangement peu interrogé entre persuasion et fait rhétorique. Enfin, je proposerai une relecture de certaines théories contemporaines de l’argumentation à l’aune de la vision du discours que j’aurai présenté, en éclairant la volonté qu’elles ont de le domestiquer (de le protéger, de le moraliser) pour le rendre conforme à une société idéale.


2. Le désaccord : espoir ou maladie du politique ?

2.1. Une topique de la critique

Lorsque j’ai débuté ma réflexion sur la place de la rhétorique aujourd’hui, j’ai posé une relation causale entre : (1) la sortie du paradigme rhétorique et (2) la topique de nos sociétés démocratiques, à laquelle ledit paradigme était inadapté. En d’autres termes, si notre topique contemporaine rejette les présupposés contenus dans le paradigme rhétorique (non pas dans la discipline rhétorique ce qui serait beaucoup trop spécifique et restrictif), c’est parce que les traces successives que porte cette topique ont marqué si fort les esprits qu’il leur est progressivement devenu impossible de se référer aux présupposés de ce paradigme pour penser le monde et l’habiter. Il ne s’agit pas de s’en alarmer ni de demander un retour en arrière, mais bien plutôt de constater un état de fait, avec lequel nous devons vivre et dont il faut accepter les conséquences autant que les implications. Partant, si l’on peut comprendre (au moins vaguement) ce qu’est le « paradigme rhétorique », au regard des éléments théoriques et historiques avancés précédemment (et que je m’attacherai ensuite à préciser), il est sans doute beaucoup plus malaisé d’appréhender ce que pourrait être une « topique », et surtout d’envisager l’influence particulière que cette topique a pu avoir sur la révocation manifeste du paradigme rhétorique.
Une topique donc, c’est l’ensemble des « lieux » (du grec topoï) par lesquels une société, une communauté, un groupe se reconnaît comme société, communauté, groupe, ou plus exactement l’espace d’identification, à la confluence du mental et du géographique, au sein duquel leurs membres vivent, pensent et se reconnaissent mutuellement comme tels, c’est-à-dire comme membres. C’est pourquoi la topique est à la fois inclusive, en ce qu’elle marque une appartenance, et exclusive, car elle établit une distinction entre ce qui fait sens (social) et ce qui dépasse ce sens ou l’exclut. Les lieux qu’elle porte « véhiculent les connaissances partagées, les attentes épistémologiques et politiques que les locuteurs ont à propos de leur environnement », pour reprendre la définition établie par Emmanuelle Danblon. Ces lieux communs ont un statut hybride, ils se situent dans un entre-deux : ce ne sont ni de simples opinions, ni de pures vérités. Ils témoignent de ce que « le plus grand nombre » tient pour acquis, raisonnable, acceptable, probable, vraisemblable, et peuvent, voire doivent, en conséquence, se passer de justification, car ils forment déjà des justifications qui échappent, ou du moins sont présumées échapper à la critique et à la suspicion. C’est pourquoi il demeure bien peu économique et infructueux de justifier ce qui sert à justifier, car vouloir tout justifier (par exemple que le bonheur est préférable au malheur, que la mer est salée ou encore que la neige est blanche) constitue, comme l’explique Perelman, « une entreprise insensée, car complètement irréalisable [et ne peut] mener qu’à une régression à l’infini. » On raisonne et on argumente donc à partir des « lieux » sans devoir avancer des raisons préalables et des motifs pour les soutenir ou les faire accepter, car ils constituent, en eux-mêmes, des « raisons » ayant un fort, voire un très fort niveau de « généralité ». En même temps, comme je le soulignais, ces lieux communs ne sont pas des propositions universelles, ni des vérités absolues, en conséquence de quoi, ils sont potentiellement discutables et éventuellement révocables : communs à la plupart, peut-être ne le sont-ils pas à tous ? Mais cette fragilité est d’abord de surface, car un lieu trop facilement discutable ou trop largement discuté perd de facto sa qualité de « lieu », incapable qu’il est de rassembler la communauté autour de lui. En d’autres termes, le lieu commun, lorsqu’il est convoqué en discours doit être considéré comme connu, accepté, évident, et présenté de cette façon : c’est-à-dire comme s’il n’y avait à son endroit aucun doute possible. En venir à justifier sa convocation comme prémisse au raisonnement ne saurait avoir d’autre effet que de manifester le doute relatif à son niveau de généralité et mettrait en difficulté le sentiment d’appartenance commune. Rappeler que cette « couronne » est celle qu’on gagne à Olympie – une couronne dont « tout le monde », c’est-à-dire pour Aristote tous les Grecs connaissent parfaitement la fonction –, c’est supposer (on ne peut d’ailleurs jamais l’exclure) que certaines des personnes présentes pourraient ne pas le savoir, et donc ne pas participer à cette connaissance topique, transmise de génération en génération, autour de laquelle tout les Grecs (par opposition aux barbares, aux « autres », ceux qui n’ont pas la même langue ni la même culture) sont naturellement censés communier.
La topique, qui découle de ces lieux et les met en cohérence, possède une fonction structurante, elle donne un cadre cognitif et oriente la vision du monde de ceux qui participent à cette communauté d’un sens partagé. Dans l’exposé des Topiques (justement), Aristote procède en identifiant chaque fois un lieu général, tel que par exemple : « ce qui est bon absolument est préférable à ce qui est bon pour une personne déterminée », puis en l’exemplifiant : « recouvrer la santé [est préférable] à subir une amputation, car l’un est bon absolument, et l’autre ne l’est que pour celui qui a besoin d’être amputé ». Toutefois, on ne peut comprendre en quoi la santé est chose absolument « bonne » qu’à partir du moment où l’on a accès (et où l’on se réfère) à d’autres lieux, tel celui qui pose qu’une chose est « absolument ce qu’elle est, quand, sans aucune addition, on pourra dire qu’elle est bonne ou le contraire », mais aussi celui qui établit la différence de valeur entre une « chose essentielle » (qui appartient au genre) et une chose seulement accidentelle. Le lieu du « préférable » fonctionne donc en combinaison avec ceux de l’« addition », de l’« accident », et ainsi de suite. En conséquence de quoi, c’est cette intrication de lieux donnés sous la forme de maximes d’action, d’évaluation, de jugement qui donne corps à ce qu’on appelle une topique. Les lieux ne font sens et ne donnent sens (au monde, à l’environnement, à nos propres actions) que parce qu’ils forment un système et qu’ils sont conçus en strates successives. En d’autres termes, ils ne sont pas éparpillés et sans rapports les uns avec les autres, mais, tels un palimpseste, ils se superposent, s’estompent légèrement sans se cacher tout entier, en sorte qu’on peut toujours découvrir ou voir resurgir, par effet de transparence, l’ancien sous le nouveau. Ils constituent alors la « mémoire » du groupe qui, par leur intermédiaire, renouvelle des expériences passées, des moments forts de son histoire sociale et politique. Cela ne veut bien sûr pas dire que la mémoire des membres du groupe soit unique ; chacun, comme le dit Halbwachs, « suivant son tempérament particulier et les circonstances de sa vie, a une mémoire qui n’est celle d’aucun autre. Elle n’en est pas moins une partie et comme un aspect de la mémoire du groupe, puisque de toute impression et de tout fait […] on ne garde un souvenir durable que dans la mesure où on y a réfléchi, c’est-à-dire où on l’a rattaché aux pensées qui nous viennent du milieu social. » Or, réfléchir les faits et les impressions, c’est déjà, explique-t-il, les inscrire au sein d’« un même système d’idées et d’opinions » et donc participer à la co-construction d’un être collectif où les souvenirs des uns se voient rattachés à leurs expériences propres, autant qu’à celles des autres, comme si elles appartenaient finalement à tout un chacun.
Cette idée de topique a d’ailleurs été investie avec bonheur par la pragmatique linguistique, tout spécialement par Searle qui s’est attaché à circonscrire le champ de l’Arrière-Plan de connaissance (Background). Lequel forme, selon lui, un dispositif partiellement établit dans l’inconscient qui, en structurant la conscience autour de « capacités » fondamentales, permet aux membres d’une société d’interpréter des énoncés, des perceptions, d’appréhender des événements, etc. Arrière-Plan qui dispose à certains comportements, certaines attitudes et détermine des attentes sociales spécifiques en fonction des circonstances. Pour Searle, l’Arrière-Plan, qu’il soit local ou profond, est à la base de toute représentation (de tout état Intentionnel), mais les « capacités » (« savoir-faire », « savoir que » selon l’analyse de Ryle) qui l’habitent, quant à elles, sont non représentatives et non intentionnelles. Par exemple, explique Searle, je peux me représenter en train de « peler une orange » (et non pas une voiture, ou un rocher), en avoir l’intention, parce que je dispose d’un répertoire de possibilités liées à mon Arrière-Plan qui différencie la position que je prends à l’égard d’une orange de celles que je prends (ou prendrais éventuellement) à l’égard d’une voiture ou d’un rocher. Ducrot et Anscombre, pour leur part, posent l’existence d’un ensemble de topoï présent en arrière-plan du discours qui oriente, de façon précisément sous-jacente, les interprétations des locuteurs. Ces topoï qui influencent notre façon de penser le sens d’un énoncé, de le rendre cohérent à la situation de parole, à notre connaissance du monde, à notre propre histoire (« il pleut » = « sale temps, restons à l’intérieur ! » ou, au contraire, « il pleut » = « enfin un peu de beau temps ! » : parce qu’il n’a pas plu depuis deux mois et que les plantations dépérissent ; le locuteur est alors capable de restituer l’explication par une justification implicite), constituent, au carrefour du social et de l’intellectuel, un lieu de partage et de compréhension, d’intercompréhension même, entre les interlocuteurs.
La notion de topique que je convoque ici se nourrit de ces apports théoriques essentiels. Elle peut finalement être entendue comme l’espace mental, social et culturel dans lequel les membres d’une société, d’une communauté ou d’un groupe stockent ce qui donne sens à leur réunion, à leur existence, à leur définition même : des dispositifs institutionnels, des textes fondateurs (canoniques), des ordres de grandeur, des principes supérieurs, des croyances, des savoirs scientifiques, des « savoir-faire », etc. qui influencent leurs représentations et structurent les opinions qu’ils produisent sur le monde, eux-mêmes, les autres (c’est-à-dire tous ceux qui ne font pas partie du groupe). Elle constitue la condition nécessaire à toute forme de rationalité. En effet, si les individus d’un même groupe devaient évoluer sans qu’il existe un cadre topique auquel ils puissent se référer même implicitement et de façon très lâche, comme quelque chose de plus ou moins lointain, mais néanmoins toujours présent dans le flux de la vie, alors il leur serait impossible de penser, d’agir ensemble, de progresser dans la connaissance par l’effet de sa mise à l’épreuve, et bien sûr d’affecter au monde un sens qui puisse, d’une manière ou d’une autre, converger vers une raison commune. Sans topique, les critiques et les justifications n’auraient tout simplement aucune prise sur personne puisqu’elles ne renverraient à rien de commun, à rien qui puisse avoir un sens par delà la singularité de celui qui en supporte la profération. Personne d’autre que lui ne serait capable de les prendre en charge pour évaluer un écart détaché de toute idée de norme et de toute évidence partagée – mais néanmoins susceptible d’être soumise à la critique et donc dans l’attente d’une confirmation éventuellement nécessaire pour perpétuer sa puissance discursive. Si rien n’est évident pour le groupe (qui justement, dans ce cas, n’en est pas un) alors aucune catégorisation, aucune Certitude n’est convocable pour penser et décrire le monde à l’intention d’autrui. En conséquence de quoi, la topique d’une société oriente nécessairement les rapports qu’entretiennent ses membres à l’égard de la parole et du discours, car elle en détermine le statut autant que la fonction.
C’est pourquoi, comme le montre Emmanuelle Danblon, toutes les sociétés, en fonction de la topique et des lieux communs qui les traversent, n’attribuent pas à la parole le même rôle social : pour certaines elle crée le monde (elle est magique), pour d’autres elle est une condition de sa réalisation, de son juste accomplissement (elle est rituelle), pour d’autres enfin, elle permet de le penser par l’intermédiaire de conventions et de symboles (elle est rhétorique). Il est évident qu’il ne s’agit là que d’idéaux-types superposables, entre lesquels il existe une porosité certaine. Toutefois, sous l’effet inconscient de leur topique les sociétés réservent une place prépondérante à telle fonction plutôt qu’à telle autre. Le passage à la « parole rhétorique » ou, pour le dire autrement, au « paradigme rhétorique », qui s’est produit en Grèce ancienne comme nous l’avons vu plus haut, a été le résultat d’un processus cognitif, intellectuel et politique qui a touché les conditions mêmes de l’invention du sens. Conditions qui, dès lors, reléguaient à un état subalterne la fonction magique de la parole autant que sa fonction rituelle : d’une part la parole n’avait plus pour principale vocation de mimer le monde, d’autre part elle ne pouvait se contenter de la présence d’indices congruents (de choses, d’actes ou de personnes) pour faire advenir ce qui est attendu. On comprend donc que c’est le rapport au monde qui s’est trouvé radicalement modifié : de le dire, bien sûr, mais d’abord de le vivre, de l’habiter, de le penser.
L’analyse initiée par Danblon dans Rhétorique et rationalité (p. 153-176) me paraît très pertinente en ce qu’elle replace la naissance du paradigme rhétorique dans le cadre de la généalogie sémiotique de Charles S. Peirce (icône, indice, symbole), tout en l’adaptant à la perspective évolutionniste concernant l’acquisition de nos capacités cognitives, développée notamment par Merlin Donald. Ainsi montre-t-elle comment, à l’image de l’apprentissage du langage chez le jeune enfant, nous serions passés dans notre évolution sociale et discursive (c’est une hypothèse généalogique, une expérience de pensée) : (1) d’une représentation iconique qui utilise le corps comme outil de signification et dont l’expression mimétique se fait en un geste unique, à la fois englobant (voire universel, ou supposé tel) et « transparent », à (2) une représentation fondée sur l’indice, qui sans plus être absolument « transparente » n’est toutefois pas encore entièrement conventionnelle, c’est le temps du mythe et du langage oral, pour finalement (3) laisser place au symbole lequel caractérise la sortie du « mythe imaginatif spontané » et l’entrée dans le langage écrit qui n’a plus rien d’universel.
Le moment symbolique, dirons-nous, qui est aussi un moment rhétorique, rend compte d’un double mouvement, d’une part, (1) il se manifeste dans l’attribution de fonctions purement conventionnelles : le langage perd le lien qui le rattachait au monde de façon transparente, d’autre part, (2) il fait du langage le lieu autant que l’objet d’une réflexion métalinguistique sur sa propre convention. Dès lors, le langage devient intéressant pour ce dont il témoigne (sa fonction symbolique) et non pas seulement pour ce qu’il fait (son pouvoir effectif sur le monde). En quoi cela constitue-t-il une vraie révolution ? Lorsque la parole est seulement magique, le mage, le sorcier, le guérisseur privatise en quelque sorte cette parole, il l’investit de façon empirique et temporelle. En d’autres termes, si « ça » marche (si la pluie tombe, si le malade guérit, si la guerre se gagne, etc.), c’est parce que : (1) ce qui a été dit mime l’événement qui s’est réalisé, la chose a été faite par les mots avant de se produire physiquement dans le monde ; et (2) parce que ces mots ont été prononcés par une personne capable, et même seule capable, de leur conférer corporellement leur pouvoir mimétique. La parole magique appartient donc en propre à celui qui en fait usage en vue de produire des effets ; c’est parce que c’est sa voix, et non celle d’un autre, qui prononce ces mots que les choses se passent, que le réel prend corps justement dans et par ses mots.
D’ailleurs comme le précise Pascal Sanchez reprenant ici les réflexions de Bronislaw Malinowski, « [l]es pouvoirs magiques [chez les Trobriandais du Pacifique] prennent corps, se matérialisent, à travers l’attribution d’une fonction particulière accordée à la voix humaine. La relation entre la parole et la magie n’est donc pas fortuite, elle résulte d’un système complexe et cohérent de représentations liant l’esprit, la voix et les croyances. […] À travers la voix c’est toute la force mystique du magicien qui est projeté sur la terre afin que les plantes bénéficient d’une vigoureuse croissance. […] La parole magique se comprend [alors] dans le cadre d’une théorie qui associe la voix à la puissance ». Si les mots par eux-mêmes produisaient leurs effets créateurs, alors n’importe qui pourrait les faire siens et s’investir de leur pouvoir (lequel ne serait précisément plus magique). Or, le nécessaire investissement de ces mots par une voix particulière, leur incorporation spécifique, condition de leur efficacité même, témoigne du fait que ces mots, en tant que tels (comme mots), ne font rien sur le monde. Le « faire » qu’ils accomplissent n’est pas une caractéristique qui leur est propre, mais une condition de leur définition rétrospective comme paroles « magiques ». Le pouvoir créateur de ces mots ne réside pas en eux (dans ce qui est dit), mais dans la voix (et le corps) de celui qui les dit. C’est pourquoi, le sens des mots dans la parole magique n’est pas primordialement partageable puisque leur prononcé ne saurait produire ou créer, pour tous (le sorcier et les autres, tous les autres), une réalité identique. Il ne peut y avoir dans un tel contexte ni vérité, ni erreur, ni écart, seulement des succès et des échecs, produits d’une relation heureuse ou malheureuse entre un homme et ses mots.
En conséquence, et il en va de même pour la parole rituelle (qui ne vise pas à créer une réalité nouvelle, mais à accomplir un ordre juste du monde, à le réaliser), ce type de parole ne peut faire l’objet d’un retour réflexif ou interprétatif. Ce qui s’est produit n’est pas généralisable : on ne peut rien en dire, à part constater les effets d’une parole dont la valeur est intrinsèquement singulière, et en même temps (au moins partiellement) « transparente » pour la communauté. Les choses se passent, elles ont du sens (« ça » marche ou « ça » n’a pas marché), mais ce sens appartient à quelqu’un qui revendique le bénéfice exclusif de sa création : le monde est enchanté. À partir du moment où les esprits accèdent ensemble, sous l’effet d’une convention qu’on appelle l’écriture, à la représentation symbolique, ils accèdent du même coup à la pensée théorique, laquelle permet de réfléchir les mots prononcés, les paroles dites, et non pas uniquement de les vivre ou de les subir. Cela veut dire que le symbole n’existe que par la convention qui lui donne sa qualité de symbole, c’est-à-dire par l’acceptation d’une signification partagée et surtout partageable.
Comme le remarque Danblon, qui reprend et poursuit les analyses de Jack Goody formulées dans la Raison graphique, le signe symbolique (l’écriture donc) implique le nécessaire passage par une interprétation qui permet d’en dévoiler le sens. Si le symbole peut-être interprété, c’est d’abord parce qu’il existe un langage conventionnellement admis susceptible de donner les clés de cette interprétation et de lever l’incompréhension première. Puisque le symbole n’est pas transparent, à l’inverse de l’icône et (partiellement) de l’indice, qu’il faut en passer par la médiation d’un langage conventionnel, cela veut dire qu’il ne saurait y avoir de symbole sans un retour sur lui, sur son sens. Or, le fait même d’exiger un retour interprétatif confère au symbole un « statut pleinement épistémologique, dont le premier critère [explique Danblon] est sans doute la possibilité d’erreur, qui conditionne potentiellement son caractère argumentable ». L’acquisition de ce nouveau statut, ouvre alors la voie à la critique, laquelle suppose, par définition, l’existence de critères communément disponibles pour identifier et qualifier comme erreur l’écart produit par rapport à une décision initiale de laquelle est né un accord. Ainsi le moment symbolique marque l’entrée de plain-pied dans l’ère de la critique : une critique accessible à tous ceux qui partagent les conventions du langage, et à partir desquelles ils nourrissent certaines attentes susceptibles d’être déçues ou bien contentées.
En conséquence, la critique fait primordialement signe vers le sentiment selon lequel l’accord doit être au minimum confirmé, repensé, voire tout bonnement réinventé par les membres du groupe. Il ne peut plus être conservé en l’état et doit faire l’objet d’un processus réflexif qui permette de l’engager, de nouveau, dans des routines d’action sans qu’il soit besoin de s’interroger sur sa réalité ou sur son évidence – au moins jusqu’à l’apparition d’une nouvelle critique. Ce qui implique une vision dynamique de l’accord lui-même, l’idée d’un accord sans clôture, toujours ouvert à une potentielle révision. Une possibilité de ce type manifeste alors l’existence d’un monde dans lequel le savoir n’est pas impersonnel, c’est-à-dire « garanti par un esprit divin » face auquel les opinions, c’est-à-dire les critiques possibles ont du mal à courir et se heurtent à un absolu qui toujours les renvoie à leur insignifiance. Dans un monde ouvert, « la connaissance devient un phénomène humain d’où l’erreur, l’imprécision, la généralisation indue ne sont jamais totalement absentes » ; ceci veut dire que les décisions prises, les accords conclus à partir de ces connaissances forcément imparfaites restent toujours révocables et soumis aux effets de la relation concurrente entre critiques et justifications. Raison pour laquelle l’accord ne saurait imposer sa rationalité une fois pour toutes, mais doit justement tirer celle-ci de l’effort, sans cesse renouvelé, qu’il fournit pour se faire accepter comme tel par la communauté – selon l’idée que Perelman défend dans l’article cité ici. C’est pourquoi la critique ne peut s’arrêter au seul sentiment négatif de la déception inaugurale sans espérer, par la mise en œuvre d’un dispositif de justification (ex. : je ne suis pas d’accord, je conteste cette pratique, ce raisonnement, cette façon de dire, de penser… parce que), une confirmation ou, au contraire, une évolution de l’accord initial dans sa définition, car sans accord, aussi temporaire et ténu soit-il, point de communauté, ni de Cité.
C’est bien dans ce sens que vont les éclairants développements que Perelman consacre à la question, développements qui l’amènent à préciser l’idée selon laquelle l’« entreprise de justification n’a de sens que si les actes qu’il y a lieu de justifier sont des actes critiquables, qui possèdent quelque défaut les rendant inférieurs aux actes qui échappent à la critique et, par conséquent, au besoin d’être justifiés. » Ainsi montre-t-il que la critique et la justification fonctionnent de pair et constituent deux orientations ou positions concurrentes et en même temps complémentaires inscrites dans un même cadre argumentatif. Elles se succèdent et convoquent chacune des raisons « pour » et « contre » qui s’opposent dans l’interprétation des principes et/ou dans l’attribution des propriétés idéales par lesquelles un acte (une thèse, un comportement) se protège de la survenue d’un énoncé critique. Somme toute, pour que la critique puisse être pensée (je ne dis pas reçue) comme critique et la justification comme justification, il faut, par définition, que chacune d’elles estime se référer à des actes, des faits, des idées, des croyances exemplaires, dont l’immunité face à la critique est réputée acceptée ou au minimum acceptable par la plupart, sinon par tous les membres de la communauté de signification à laquelle elles s’adressent. Ce qui suppose d’effectuer une opération de remontée en généralité afin de dépasser « les dimensions contingentes de la situation. » Luc Boltanski poursuit cette idée et souligne en des termes, dois-je dire, très perelmaniens que l’« exigence de justification est […] indissociablement liée à la possibilité de la critique. Elle est nécessaire pour appuyer la critique ou pour répondre à la critique. » C’est pourquoi, explique-t-il, « [e]n dehors des situations critiques, la justification est inutile » – qu’il s’agisse de situations réelles (critiques actées) ou simplement imaginées (critiques possibles). Elle est inutile dans la mesure où il n’existe nulle raison légitime de la mobiliser pour protéger, rétablir ou modifier un ordre des choses qui de toute façon n’est contesté par personne dans l’ici et maintenant, un ordre des choses qui se coule dans le flux de la vie. Et plus qu’inutile, elle est dangereuse, car en argumentant « pour », en effectuant « le travail de remontée aux principes », la démarche justificatrice ne peut éviter de réfuter des arguments « contre » susceptibles de mettre en péril ce qu’elle justifie et d’éprouver son contenu argumentable : elle ouvre donc indirectement la voie à la critique de ce qu’elle défend et soutient. En d’autres termes, il ne saurait y avoir de justification sans positionnement par rapport à un adversaire dont la présence possible non seulement invite, mais impose une réponse qui manifeste sa fragilité. Du reste, comme je l’indiquais précédemment à la suite de Perelman dont Danblon reprend les idées forces, l’existence de la critique inaugurale – moment « contre » – implique une « adhésion préalable à des normes ou à des fins au nom desquelles la critique est avancée » : il devient alors possible d’identifier un écart, de l’interroger, de le mettre en procès pour confirmer, repenser ou, éventuellement, remplacer ces normes et ces fins. L’écart constaté est alors une chance pour éclairer et approfondir cet accord dont le propre est d’être temporaire et toujours disponible à la critique comme à la justification.
Partant, la critique ne peut prendre corps dans le cri in-différenciateur (celui de la douleur par exemple), lequel, bien que témoignant également de la déception de certaines attentes (celles qui concernent le bien être physique notamment), ne saurait viser qu’une généralisation ou une universalisation inscrite en elle-même dans le cri et non pas portée personnellement par le sujet criant. Un cri d’effroi, alors même qu’il se manifeste (potentiellement) comme un autre cri d’effroi, ne saurait parler de l’effroi en tant que tel, car il n’en possède pas le concept ou, pour le dire autrement, parce qu’il ne dispose pas de la convention capable de dire l’effroi par-delà sa manifestation physique. L’universalité perdue du cri (qui était une universalité en quelque sorte intrinsèque), se regagne donc dans la possibilité conférée par le symbole à la critique d’invoquer des principes partageables, et de prétendre parler (crier) non pas seulement pour soi-même, mais pour tous les autres avec soi, tous ceux supposés se retrouver et communier dans la convention. Alors même que le symbole n’est pas universel, il retrouve une universalité qui ne lui appartient pas en propre (le langage qui donne sens au symbole est forcément particulier), mais qu’il rend possible dans ce qu’il permet d’exprimer, c’est-à-dire dans la formulation de justifications réputées généralisables et acceptables (jusqu’à un certain point du moins) par n’importe qui : il est donc une ouverture à l’universel.
Récapitulons : (2) le symbole suppose l’existence préalable (1) d’une convention sur laquelle repose son interprétation, sa lecture (3), convention qui, d’une part, rend pensables (4) l’écart et l’erreur, d’autre part permet (5) la réflexion et la critique, dont le propre est de s’appuyer sur (6) des raisons acceptables, c’est-à-dire des lieux partagés (ou supposés tels) pour en appeler à (7) la confirmation ou à la restauration de la convention dans son intégrité conventionnelle. L’entrée dans l’ère de la critique, dans sa topique dirons-nous, naît bien de la mise en concurrence d’« états de choses » et de « formes symboliques » qui permet d’éprouver la réalité vécue. La critique revient donc, comme Boltanski en fait la remarque, à s’interroger sur « ce qu’il en est de ce qui est », en d’autres termes à se demander si la réalité telle qu’elle nous apparaît et que nous la vivons (avec ses valeurs, ses ordres de grandeur, ses principes supérieurs, ses actions) est bien conforme à ce qu’on peut attendre d’elle, conforme à la définition qu’on lui donne et dont on présuppose le partage : elle porte sur « la moralité, la légalité, la régularité (dans le sens le plus large), l’utilité ou l’opportunité d’un comportement, d’une décision, d’une mesure prise ou proposée. » En conséquence, il s’agit par la critique de garantir la permanence de cette réalité qui « se confond avec ce qui paraît se tenir » (le bon ordre des choses), mais qui parallèlement manifeste son incessante fragilité. Si la réalité n’était pas fragile, si elle ne risquait rien dans la confrontation au « monde », alors il n’y aurait pas besoin de convoquer des « dispositifs de confirmation » pour lever (ou tenter de lever) l’incertitude quant à la qualification commune des « états de choses ». Les choses seraient tout simplement transparentes : il n’y aurait ni ambigüité ni erreur possible quant à leur interprétation. Le mouvement critique met donc en lumière l’inquiétude fondamentale relative à l’effectivité de ce qui est commun, ou plus exactement de ce qu’on tient (personnellement) pour tel.
Si le fond commun était vraiment commun, évident, transparent pour tout un chacun, alors rien ne pourrait mettre à l’épreuve la continuité de la réalité, l’harmonie du sens. Or, là encore, ce que manifeste primordialement la critique, c’est non seulement (1) la fragilité ou la ténuité de ce qui est commun dans la réalité, mais en même temps (2) la nécessité d’en appeler à ce que l’on présuppose commun (et qu’on estime recevable, par référence à la convention) pour justifier la critique qui s’énonce. C’est pourquoi, la critique est à la fois : (1) ce qui pointe une manque, un manquement, une erreur, une confusion au regard de la convention ordinaire, et qui rend compte de la profonde incertitude de celle-ci, et (2) la condition d’être de la Cité qui peut, grâce à la manifestation de cette critique et aux raisons qu’elle apporte, réfléchir son ordre, son agencement, et repenser – de façon le plus souvent indirecte et implicite – ses lieux incertains. L’ordre (son maintien) et la critique fonctionnent nécessairement ensemble, ils se répondent et bornent la réalité : la critique donne sens à l’ordre en montrant la fragilité qui l’affecte et au nom de laquelle peut s’opérer le travail de réflexivité, tout comme la référence à un certain ordre est la raison d’être de la critique et des justifications qu’elle supporte. L’ordre, le sens, la communauté, sont en quelque sorte tenus par la critique qui les rend possibles ou du moins qui participe de leur définition et, plus encore, de leur confirmation.
Je me suis efforcé de poser ici la relation étroite entre : symbole – convention – critique – justification – apport de raisons acceptables. En d’autres termes, on le comprend mieux à présent, c’est de la possibilité de critiquer (il s’agit là d’une possibilité cognitive, d’une ressource mentale issue de l’introduction du symbole, de l’écriture) qu’est né le paradigme rhétorique : « le discours peut désormais faire l’objet d’une critique et, de surcroit, cette critique peut être mise en œuvre » par tout un chacun. Ce nouveau paradigme traduit en fait une double orientation, d’une part (1) il manifeste un intérêt particulier pour le langage lui-même, son statut, sa fonction, ses ressources, ses stratégies, d’autre part (2) il fait de la critique (d’un point de vue ontologique) le cœur même de son investigation théorique et, finalement, le cœur du langage lui-même, et plus encore le cœur de la Cité – c’est du moins la position que je défendrai désormais. Or, notre conception contemporaine de la critique – et finalement du désaccord (conçu comme égarement, danger, voire catastrophe politico-discursive) ainsi que nous le verrons – nous empêche, me semble-t-il, de percevoir clairement comment la rhétorique a pu donner à la critique une telle importance dans sa définition.
La matérialité critique de la rhétorique nous apparaît aujourd’hui comme inintelligible au regard de sa « fonction persuasive ». Il s’agit là d’un réel défi à la réflexion : comment penser ensemble critique (comportement « contre » = agression) et persuasion (comportement « pour » = séduction = anti-critique) ? Dans quelle mesure la première informe-t-elle la seconde alors même que ces deux activités nous semblent antagonistes l’une de l’autre ? Avant d’aller plus loin, je me bornerai à faire une remarque introductive : la critique rendue techniquement possible, accessible à la pensée et au discours dans un monde habité de symboles, en vient elle-même à traduire symboliquement ce qu’elle permet de tenir à distance, c’est-à-dire la violence physique. Tout le travail réalisé par la rhétorique (d’abord sur le plan théorique) consiste donc à réfléchir les règles, les modalités, les stratégies et les limites de la critique, afin de rendre la violence de celle-ci acceptable et d’en faire un instrument définitoire de la démocratie et de la liberté. En faire un instrument, un outil, cela veut dire éviter que la critique ne se retourne contre elle-même et enraye le déploiement des justifications concurrentes. Il s’agit donc de lui trouver un dispositif d’expression clairement agonistique (agôn : le combat, la lutte) qui : (1) la respecte comme critique (ne lui enlève rien de la violence de ses mots), et en même temps (2) la contienne pour prévenir l’apparition ou éventuellement le retour à violence des mains.
La naissance de la rhétorique dans la Grèce du Ve siècle avant notre ère – nous l’avons vu dans l’introduction générale et dans la première partie – est contemporaine de celle de la démocratie (une démocratie ouverte au « pluralisme agonistique », selon la belle expression de Chantal Mouffe que nous reprendrons infra). Cette contemporanéité manifeste en fait une très forte corrélation, une interdépendance et, selon moi, une topique commune : la critique – non comme posture (comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui : la critique pour la critique), mais bien comme façon de penser le rapport au monde, à soi, aux autres. Cette critique constitutive de la vie sociale marque donc à la fois : (1) un point de départ, en ce qu’elle ouvre une capacité cognitive, (2) une ressource, car c’est par la critique que actualise l’exercice de la liberté (celle des Anciens s’entend), et (3) un enjeu, en ce qu’il faut en réguler (en codifier) l’exploration, sans pour autant l’abolir ni lui dénier sa réalité. Ce que nous verrons, c’est que la sortie du paradigme rhétorique trouve son origine (c’est l’hypothèse que je défends) dans l’imposition progressive d’une topique concurrente, celle de l’accord obligé pacificateur, qui justement rejette la critique comme mode d’être libre.


2.2. La rhétorique et la violence

Dans le cadre de sa brillante réflexion sur les « énoncés défensifs » (l’excuse, la tentative de disculpation, la dénégation, la demande de pardon, etc.) Sébastien McEvoy s’intéresse à la « machine » (cognitive, interprétative, argumentative) que mobilise les personnes pour justifier un « mauvais traitement » qui a été infligé (une remarque, une brimade, une incrimination, une violence quelconque, etc.), et/ou pour en demander la suspension, l’amoindrissement ou l’arrêt définitif. McEvoy place clairement l’origine de l’« invention défensive » dans l’impératif de justification qui pèse sur les personnes, c’est-à-dire dans cette nécessité qui leur est faite, au regard d’une norme supposée partagée : (1) de rendre justice à une « accusation » (une critique, une punition, une sanction, etc.) qui a été portée, et (2) d’en rendre compte, d’y répondre en justifiant un comportement ou un état de choses (« Oui, c’est vrai, mais je n’ai pas pu faire autrement… », « Pardonne-moi, mais il était déjà trop tard pour… ») dans la mesure où cette « accusation » oriente le sujet incriminé vers trois passions négatives (l’angoisse, la dette et la honte) qui ne peuvent demeurer sans une réponse compensatrice.
Ce dont témoigne l’« invention défensive » à travers la norme qu’elle convoque, c’est non seulement de (1) l’existence d’un conflit qui a résidé (et parfois réside toujours) sur l’interprétation de ladite norme, mais aussi plus largement (2) d’un « désaccord sur […] ce que doit être l’ordre social, ou sur les faits » (p. 24). McEvoy qui reprend librement une proposition de Perelman distingue ainsi, au sein d’un contexte avant (justification implicite d’un mauvais traitement) et après (demande de pardon, ou justification de son refus), deux types de participants : agresseurs et défenseurs. L’agresseur, explique-t-il, c’est « celui qui […] justifie [l]e mauvais traitement, et de ce fait l’annonce » (p. 59). Il porte l’accusation, met en œuvre et justifie le mauvais traitement infligé à un « défendeur » identifié comme bénéficiaire de l’énoncé défensif. Le défenseur de son côté (qui peut, selon les cas, se confondre ou non avec le défendeur) est celui qui, justement, porte cet énoncé défensif, soit pour demander pardon, s’excuser (ou excuser un tiers), soit pour justifier le refus qu’il oppose de mettre en œuvre un dispositif verbal de réparation, en témoignant de l’injustice qui (lui) a été faite. Toutefois, comme le montre McEvoy, et c’est ce qui fait l’intérêt de son propos, « l’accusation, comme la défense, [constitue] à la fois un glaive et un bouclier » (p. 83). En effet, pour ce qui tient de l’activité discursive, la différenciation entre l’agresseur et le défenseur est, comme il le remarque, fort ténue : l’accusation se distingue certes par sa dimension inaugurale, mais elle dispose également d’une part « défensive », puisque l’agresseur (1) conçoit nécessairement son accusation (son attaque) comme la défense d’un certain ordre, d’une certaine norme, d’un principe supérieur, et (2) parce qu’il est amené à se justifier et donc à défendre le mauvais traitement qu’il inflige en effectuant un retour sur les (bonnes) raisons de son accusation, et donc sur la norme (supposée bafouée) à laquelle elle répond.
Le moment de la justification de l’accusation constitue un moment fondamentalement défensif par lequel le glaive accusateur se mue en bouclier. Dans le contexte après, la défense est, elle aussi, tour à tour « glaive et bouclier » : « bouclier, elle se défend contre le mauvais traitement annoncé, et sa justification […] peut constituer en soi un mauvais traitement ; glaive, elle casse la justification, et faisant apparaître un état de chose comme une agression, et cette agression contre elle comme une agression ordinaire, injustifiée, elle appelle en retour le mauvais traitement de l’accusation, en le justifiant : elle désarme l’accusation, l’échange se résolvant pour elle positivement […] » (p. 85). La réversibilité des rôles et des places d’agresseur et de défenseur est constitutive de cette « invention défensive » par laquelle chacun des protagonistes se charge successivement de se défendre et d’accuser, c’est-à-dire de rechercher les preuves les mieux à même de supporter une défense toujours à venir : car il ne saurait y avoir d’attaque sans défense de celle-ci.
Il s’agit donc bien d’« invention » au sens rhétorique du terme ; cela relève du « faire » et non de la production mécanique (techniciste), comme j’en faisais moi-même la remarque au début de cette quatrième partie. Justifier, c’est rechercher des preuves au nom desquelles ce qui a été accompli est juste, conforme à la norme ou, au contraire, injuste, déviant par rapport à celle-ci ; et produire des preuves, c’est corrélativement « inventer » (re-découvrir) les moyens de les rendre acceptables, « dicibles » (p. 146), pertinentes, de les faire cohérer à un ordre juste ou réputé tel. En d’autres termes, l’« invention défensive » lie les adversaires entre eux autour de cet horizon commun qu’est la persuasion, c’est-à-dire dans la recherche antagoniste de l’argument irréfutable. Lequel argument, appuyé sur une vraisemblance suffisamment forte pour être contraignante, se voit doté, par chacun, d’une capacité ultime à faire entendre raison à l’adversaire, à le faire abdiquer. Mais, il ne s’agit là que d’un horizon, d’un espoir de victoire ; le principe des justifications concurrentes, quant à lui, implique la reconnaissance préalable par les adversaires du caractère forcément critiquable de leurs arguments réciproques.
Refuser à l’autre la possibilité de la critique, se soustraire soi-même à la défense, et donc à la justification de l’accusation initialement portée, serait reconnaître à cette accusation son caractère proprement injustifiable (irréfutable au sens poppérien du terme) ou son incapacité personnelle à la justifier par des arguments. Ce serait, comme l’explique McEvoy, « renonce[r] absolument à être juste, à avoir raison, même relativement » (p. 185). L’« invention » s’impose donc aux protagonistes de l’échange parce qu’ils ne sauraient laisser leurs accusations sans défense, c’est-à-dire sans arguments défensifs. Cela ne veut pas dire que les adversaires se doivent d’accepter la critique de leur opposant (d’en accepter le contenu propositionnel), au contraire, mais qu’ils ne peuvent nier l’existence de la réfutation qui s’énonce, ou bien en s’exposant dès lors à la critique de ne pas y avoir répondu, de ne pas s’être justifié.
En pénétrant dans l’espace d’opposition des preuves et des arguments les adversaires contractent l’un envers l’autre une obligation qui les met en devoir de se respecter (disons plutôt de se considérer) comme tels, c’est-à-dire comme adversaires. En conséquence, la relation qu’ils instaurent ne repose pas sur la négociation, ni sur la coopération (il ne s’agit pas de rechercher le consensus, l’accord ou l’union des contraires), mais sur une « coordination minimale » (p. 24). Cette dernière est relative d’une part (1) à ce qui fait l’objet du différend, sans pour autant que les adversaires attribuent à cet objet une définition identique, et d’autre part (2) à la façon, non pas de le régler, mais bien d’en explorer les implications, la matière, les enjeux. C’est pourquoi, la réversibilité des rôles et des places, la formulation des critiques, le processus d’opposition sont potentiellement sans fin : la suite des arguments, contre-arguments, contre-contre-arguments, etc. n’est pas limitée en principe. Rappelons à ce titre que le caractère « interminable » (p. 185) de l’échange argumentatif constitue, au moins sur le plan théorique, un de ses traits définitoires, car il témoigne de l’ouverture des adversaires à une réfutation dont la potentialité ne peut jamais être écartée.
Cependant, ne nous méprenons pas, il ne s’agit là que d’une disposition théorique de l’échange, à laquelle il faut bien sûr opposer un contexte réel de production des énoncés qui restreint de beaucoup l’extension et la durée réelle du différend. Cette restriction, pourtant, ne dérive pas d’une obligation faite aux adversaires de s’entendre et de poursuivent leur cheminement de concert en travaillant leur désaccord pour le résorber et mettre un terme définitif à l’opposition qui les réunit. En effet, l’« invention défensive » à laquelle ils répondent n’est nullement orientée vers une finalité de ce type qui aurait pour effet : (1) d’appauvrir l’expression de la critique, et (2) de biaiser voire d’interdire la mis à jour des arguments qui, sans cesse, mettent à l’épreuve la parole adverse. Ce point me paraît crucial car il met le doigt sur la dimension fondamentalement accidentelle de l’accord et ne le constitue pas en impératif catégorique témoignant du succès (ou de l’échec) de l’échange. En d’autres termes, l’accord entre les adversaires n’est pas le résultat final d’un programme décidé à l’avance (il n’est pas attendu dès le départ, ni espéré comme dans le cas d’une négociation commerciale ou d’un débat que nous pourrions qualifier de « pacifique »), mais il constitue un effet contingent de l’argumentation, ou mieux, de la persuasion – que celle-ci soit réciproque ou non.
Partant, le différend initial prend fin, de façon au moins temporaire, suite à : (1) la survenue d’un accord imprévu et non recherché entre les adversaires, (2) l’épuisement des arguments disponibles qui avantage l’une des parties contre l’autre, laquelle renonce alors à poursuivre l’échange sans toutefois reconnaître la défaite de ses mots, ou (3) par l’intervention d’un dispositif externe, un « tiers » ou une « institution » (judiciaire, politique, etc.), qui exerce son office de décision en fonction des arguments présentés et de leur force persuasive. Le « pluralisme de solutions raisonnables justifie [pour Perelman] le recours, pour arriver à une décision, à d’autres techniques que la seule délibération, à savoir le vote majoritaire, ou la désignation d’une autorité compétente, qui aura le pouvoir de décider », mais non pas d’invalider comme déraisonnables les autres solutions possibles. Dans tous les cas, l’accord n’est pas un but ou une fin en soi et ne saurait constituer un principe essentiel ou une visée de cette « invention défensive » qui fait signe vers la notion d’« engagement », si présente chez Perelman et Olbrechts-Tyteca. Il y a toujours dans la démarche argumentative qui fonde l’opposition des adversaires un périlleux engagement de la parole, un risque, une exposition (à se voir contredit, malmené, à devoir renoncer, à perdre la face, etc.). Or, c’est justement dans cet « engagement » (racine grecque *wer : action de s’engager, de donner sa parole) que s’enracine le paradigme rhétorique, ainsi que nous l’avons vu, à la suite de Françoise Douay, dans l’introduction générale. La fonction spécifique du rhètôr (dans l’Antiquité), c’est de défendre sa position, de prendre parti par rapport à, contre, d’avancer des propositions, de qualifier ou de requalifier des faits, et d’abord de s’engager à le faire, c’est-à-dire d’en prendre le risque. Alors oui, il y a une certaine violence dans cet engagement spécifiquement rhétorique, dans cette volonté d’avoir raison, de l’emporter contre son adversaire, dans cette surenchère verbale qui conduit à radicaliser sa critique et à espérer enfin découvrir l’argument imparable.
En s’engageant, les adversaires savent qu’ils ont quelque chose à perdre dans l’exploration de leur rivalité ; c’est d’ailleurs cette perte potentielle qui donne sens et corps à leur recherche concurrente de la victoire, laquelle est, dans la psychologie athénienne, une source de plaisir, une marque de valeur et de supériorité, comme le rappelle David J. Cohen. C’est parce qu’ils prennent ce risque que les contradicteurs se chargent de leur propre destin et font alors l’expérience de la liberté : celle de dire, mais avant tout celle d’« inventer » selon les termes mêmes de Perelman. Tout le paradigme rhétorique est là, inscrit, selon moi, dans la dualité de l’attaque et de la défense, dans le glaive et le bouclier. Accepter cette violence, c’est aussi échapper à un dilemme trompeur qui postulerait l’inefficacité première de cette fonction du verbe qu’est la persuasion et ne verrait en elle qu’un procédé inutile et impuissant tout juste bon pour « prêcher des convertis » ou « prêcher dans le désert » : deux façons de ne pas s’impliquer et de refuser la lutte des preuves et des arguments. Le procédé n’est pas inutile puisqu’accepter l’opposition rhétorique, c’est toujours espérer pouvoir ultimement rallier, c’est-à-dire soumettre, n’ayons pas peur des mots, un adversaire dont les arguments quoique contraires sont toujours supposés puisés à une source commune de la sienne. Si la source est commune, cela veut dire que les opposants reconnaissent alors (bien que cette reconnaissance reste le plus souvent informulée) la force potentielle des discours de leur vis-à-vis. Comme l’explique Goyet, « [l]a topique peut être plus ou moins achevé : mais elle a toujours la prétention d’être une, d’être l’arsenal unique où les adversaires se fournissent en armes et arguments. […] [C]’est la présence même de l’adversaire qui donne […] toute son acuité à la question du “probable” ».
Sans doute y a-t-il de la « guerre » dans ces mots qui s’échangent, mais ne nous laissons pas aveugler par cette métaphore un peu trop transparente, car si « guerre » il y a, elle toute symbolique. Elle est une façon de refuser les armes en s’armant de mots – qui, du reste, ne sont jamais que des mots. Les adversaires combattent, mais en tenant la « vraie » guerre à distance, en s’en éloignant de plus en plus à mesure que les réfutations s’enchaînent et se répondent. Je serais tenté de dire que la rhétorique est une façon de « jouer » (bien qu’il ne s’agisse pas vraiment d’un jeu) à la guerre, de faire « comme-si » il s’agissait d’un combat mortel, alors même que les adversaires savent bien qu’en sortir par la petite porte, se dérober, renoncer à la lutte verbale, laisser tomber, partir sans mot dire, est finalement toujours possible (même si ça n’est pas très glorieux) : « petite guerre ou fantasia, simulacre et substitut de la guerre littérale, les boulets qu’elle tire, aussi rouges soient-ils, ne tuent que symboliquement ».
Pourtant, avec cette guerre symbolique (qui, somme toute, n’est jamais « pour de rire »), la violence réside, bien réelle, dans la menace permanente, dans la critique qui pèse sur les thèses en présence, dans les contre-arguments et les justifications opposées. Francis Goyet se demande, à ce titre, si l’on ne peut pas parler, pour elle, de « bonne violence », tout en reconnaissant que se pose dès lors « le problème du fait rhétorique » qui exige d’affronter l’« équivoque fondamentale » entre bonne et mauvaise violence, et d’en questionner la séparation (p. 92). En quoi la violence de la rhétorique serait-elle meilleure que celle d’une offensive militaire par exemple ? Si cette violence est spécifique, relève-t-elle d’une simple différence de degré ou, au contraire, d’une différence de nature ? Ces questions se posent, inévitablement. La position de Goyet revient à associer « violence » et « aveuglement » : la rhétorique ne fait pas « sortir de l’aveuglement, mais consiste à faire passer à une bonne sorte d’aveuglement. […] [Elle] n’a pas les mots très purs », poursuit-il, mais au moins elle a des mots, et ne laisse « pas l’Idéal sans armes et sans voix ». Bien qu’ils ne soient pas purs, ses mots le sont, précise-t-il, « relativement plus que ceux de la meute ou de la tribu » (p. 93) ; grâce à eux « “on” sort de la crise, et par le haut, et en allant de l’avant. La solution vraiment violente est la guerre, cette main d’acier du progrès » (p. 97).
Alors même que la proposition de Goyet est très prometteuse et stimulante, ce « plus » me paraît tout compte fait problématique car il fait signe vers une différence qualitative (degré) et non pas vers une différence de nature plus profonde. Certes, avec la rhétorique on ne sort pas de la violence, puisqu’elle lui est constitutive, ou plutôt si, au contraire, on sort d’une certaine forme de violence sans règles, voire sans limites, mortelle, pour en embrasser une autre, aussi vraie que la précédente, mais réglée par la convention. La violence rhétorique, qui marque l’aveuglement de l’engagement, est d’un type bien particulier : elle repose sur une mise en fiction partagée par les adversaires. Il s’agit d’une violence acceptée, précisément, pour sa capacité à rendre la violence physique impuissante dans la recherche de la victoire. Victoire à laquelle le modèle du paradigme rhétorique confère toute sa valeur parce qu’il la rend juste en la fondant sur un impératif de justification auquel se lient volontairement les protagonistes. Et c’est ce qui change tout ! S’engager par la parole et miser sur les capacités persuasives de son « juste usage », c’est remplacer le corps à corps par le mot à mot, accepter les contraintes autant que l’efficace pouvoir du dire, et déplacer le différend originel en un lieu où le pouvoir des mains serait inefficace. En revenir ou en venir aux mains constituerait, par définition, une sortie du registre de la critique et de la justification, une sortie de la guerre en « comme-si » pour pénétrer dans cette guerre réelle que la rhétorique s’applique à contenir et à exiler hors de la Cité.
La rhétorique (en tant que régime paradigmatique) chasse la guerre, elle empêche sa manifestation intempestive, mais sans nullement chasser la violence, ni surtout la critique (comme combat des idées et des arguments), dans la mesure où ensemble elles participent et structurent la « mentalité agonistique » qui pénètre l’Athènes d’Aristote. À ce titre, la définition de la rhétorique proposée par Michel Meyer comme « négociation de la distance » entre des « partenaires » ou des « sujets » me paraît d’une part (1) assez peu convaincante (elle a tout l’air d’une pétition de principe : rhétorique = négociation d’une distance = « résolution ou traitement de ce qui est problématique »), d’autre part (2) largement contraire aux principes essentiels du paradigme agonistique sur lesquels elle repose et que j’ai présentés plus haut. Il ne s’agit pas de « négocier » une « distance » ou une « question » (pour reprendre les termes de Meyer), mais de montrer cette distance ou cette question, d’en témoigner, de l’éprouver, précisément parce qu’il n’y a pas de « problème à résoudre », mais d’abord un combat à gagner, une cause à défendre.
En fait, comme je le précisais, la rhétorique toute entière s’est développée à partir de ce paradigme agonistique que les traités de l’Antiquité se sont attachés à formaliser et à informer théoriquement. Il ne s’agit donc pas du tout concernant l’agôn de la langue d’une « histoire hors-champ : histoire clandestine, liée à une oralité non transcriptible, à une marginalité sulfureuse aux confins de la diffamation et de la proscription », comme l’affirme Gilles Declercq dans une réflexion pourtant féconde. Ce n’est qu’une réécriture doucereuse de l’histoire de la rhétorique qui s’est attachée à faire de celle-ci une activité sans conséquences, un jeu presque galant par lequel on ne s’échange que des gentillesses (je caricature à peine). Or, doit-on le rappelle, la rhétorique est d’abord là « pour faire taire », il y a chez elle un côté féroce, sauvage, cruel aussi qu’on ne peut aussi facilement oublier : ce côté n’est pas la face obscure, le « mauvais autre » qu’on doit dissimuler, non, c’est le cœur même de cette fonction du langage. On aimerait voir dans la rhétorique une façon de faire passer ses idées, alors qu’il s’agit avant tout, par elle, de les défendre et d’attaquer ceux qui s’y opposent et s’efforcent d’imposer les leurs ! Mais sans doute la notion d’idéal n’a-t-elle plus beaucoup de sens aujourd’hui…
Sébastien McEvoy retrouve le chemin de cette tradition et souligne combien le discours judiciaire est prédominant dans les réflexions des anciens rhéteurs (p. 143 et suivantes). Le constat qu’il formule signale d’ailleurs le contexte particulier de naissance de la rhétorique (que nous avons déjà abordé) : comment se faire reconnaître devant un juge la possession légitime d’une terre confisquée par un régime tyrannique à présent déchu ? Comment rentrer dans son bon droit face à un adversaire également décidé à faire valoir ses droits de propriétaire ? Le lieu d’expression au sein duquel est primordialement pensée, théorisée la parole rhétorique est donc le tribunal avant même d’être la tribune politique. Tous les discours se trouvent calqués sur la modèle dualiste qui caractérise la scène d’un procès où les rôles d’attaquant et de défendant sont clairement établis. Deux rôles pour lesquels il existe un répertoire d’actions et de comportements possibles. Une telle origine va pénétrer la pensée rhétorique dans son ensemble et nourrira largement l’attaque virulente que Platon adressera à cette fonction du langage dans le Gorgias (471e-472b ; 475 d-476a) et dans la République (I 348 a-b) : lorsqu’on dialogue, soutient-il, nous ne sommes pas au tribunal et nous ne faisons pas de la politique, car le but (anti-rhétorique) de l’échange est l’élaboration d’un accord des parties sur une vérité commune, c’est-à-dire sur la vérité.
Du reste, afin de prend fait et cause pour cette filiation, dont il accepte pleinement les enjeux, Aristote ouvre le deuxième livre de son traité en affirmant sans ambiguïté : « la rhétorique a pour objet un jugement (en effet, l’on juge les conseils, et la sentence d’un tribunal est un jugement) » (1377b 20-21). Il s’agit là d’un point très important en ce qu’il dévoile : (1) la fonction « judiciaire » de celui qui écoute (le spectateur), fonction qui témoigne alors (2) de ce qui se passe en amont de l’office qu’il est amené à remplir face au discours qu’il écoute et qui s’efforce de le persuader. Le spectateur, quel que soit le genre rhétorique et l’arène de profération du discours, est toujours (explique Aristote en 1391b 15-18) « comme un juge » parce qu’il a pour fonction de trancher un sujet déterminé, de se prononcer sur une matière soumise à son examen. Or, s’il est « comme un juge », c’est forcément qu’il y a, concernant ce sujet ou cette matière, quelque chose à trancher, à juger, à décider, et par conséquent qu’il existe sur ce sujet ou cette matière des positions contradictoires, incompatibles (au moins potentiellement).
C’est pourquoi la rhétorique ne porte « que sur les questions qui sont manifestement susceptibles de recevoir deux solutions opposées » (1357 4-6) : solutions vraisemblables mais toujours réciproquement réfutables. En conséquence, le spectateur se fait « juge » parce que, dans tous les cas, le discours qu’il écoute fait signe vers la critique, la mise en cause, la discussion de positions contraires, et explore un différend réel (par la présence effective d’un contradicteur) ou tout du moins imaginé, c’est-à-dire possible : « soit qu’on adresse le discours à une seule personne pour la conseiller ou la déconseiller […], soit que l’on parle contre un contestant ou contre une thèse, cela revient toujours au même ; car il faut nécessairement employer le discours pour réduire à néant les arguments contraires, qui sont comme un adversaire contre qui on parle ; […] il en est encore de même dans le genre épidictique » (1391b 7-15, c’est moi qui souligne). Il y a toujours une décision à prendre, un jugement à rendre, quelque chose à trancher, des points à compter. La rhétorique prend très clairement corps dans la topique de la critique, c’est-à-dire à la fois dans (1) le principe fondamental de réfutabilité et (2) dans l’impératif réciproque de justification au nom duquel s’effectue l’administration de la preuve. Au cœur de la rhétorique il n’y a pas des mots, mais d’abord des preuves, bonnes ou mauvaises, persuasives ou non, sur lesquelles peuvent porter les critiques. Si rhétorique il y a, si un jugement discriminant peut être émis pour départager les positions contradictoires qui s’affrontent, c’est qu’il existe des thèses, des idées, un adversaire, qu’il faut combattre, mettre en péril et contre lequel on peut engager sa parole.
Si les auteurs de traités de l’Antiquité s’intéressent avant tout à la défense, ainsi que McEvoy en fait la remarque (p. 160), ils n’en négligent pas, pour autant, l’attaque et reconnaissent ce qu’il y a d’inaugural dans cet événement. Sans doute l’origine judiciaire de la rhétorique a-t-elle orienté la réflexion dans la direction défensive réputée plus noble (défendre la justice, la veuve et l’orphelin). Mais d’un point de vue topique, ce qui prédomine, me semble-t-il, c’est toujours la perspective critique (l’attaque), en d’autres termes le fait d’inventer une stratégie capable de « réduire à néant les arguments contraires » – pour reprendre les mots d’Aristote cités plus haut. La réversibilité des rôles et des places est donc pleinement reconnue, elle fonde le rapport de force rhétorique : le glaive est là, autant que le bouclier.


2.3. La lutte verbale ou l’exercice de la liberté

Ainsi, au début de son traité, entre deux réflexions sur la fonction et le but de la rhétorique, Aristote met en regard la parole et le corps, afin de souligner en quoi « s’il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde qu’il n’y eût point de honte à ne pas le pouvoir faire par la parole, dont l’usage est plus propre à l’homme que celui du corps » (1355b 1-2). Il établit donc une hiérarchie stricte entre (1) la force physique, utile, nécessaire mais dégradée par le fait qu’elle déborde le champ de l’humain, et (2) la force verbale qui fonctionne dès lors comme alternative ou substitut politique à la première. Si l’on devait s’arrêter à cette proposition initiale, on pourrait conclure, qu’en effet, Aristote s’intéresse purement à la défense : on doit pouvoir/savoir se défendre d’une attaque verbale, la parer, la déjouer comme on le fait physiquement à l’égard d’un coup. Pourtant, dans la suite immédiate de l’extrait, la perspective d’Aristote en vient à s’élargir pour embrasser les risques inhérents à l’usage de la parole et donc à sa violence : « Objectera-t-on que l’homme peut nuire gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë de la parole ; mais, à l’exception de la vertu, l’on peut en dire autant de tous les biens, surtout des plus utiles […] ; autant le juste usage en peut être utile, autant l’injuste en peut être dommageable » (1355b 2-6). Les choses s’éclairement à présent, la parole comme la santé, la vigueur ou la richesse, etc., est : (1) un bien utile (2) dont on peut faire un usage juste ou, au contraire, injuste ; qu’en (3) en faisant un usage injuste on peut nuire gravement sans que (4) cela n’enlève pour autant rien au bénéfice de l’utilité première dudit bien. Aristote nous informe ici du caractère ambigu de la parole, de la dualité qu’elle conserve, et distingue : d’une part (1) sa dimension défensive par laquelle elle est toujours utile et juste (il n’y a sur ce point aucune objection possible : c’est un impératif moral en quelque sorte), d’autre part (2) sa dimension offensive, par laquelle elle se rend potentiellement nuisible (mais seulement potentiellement, c’est de là que née l’objection qu’Aristote rejette toutefois comme irrecevable). En fait, la parole ne devient nuisible que par l’injustice dont elle fait preuve en sollicitant inutilement sa force (en pervertissant son bien), et non parce qu’elle fait un usage de sa force à des fins agressives et violentes (voire même destructrices comme c’est le cas en 1391b 7-15, ainsi que nous venons de le voir) : la violence des mots, l’attaque n’est donc pas naturellement ou intrinsèquement injuste, bien qu’elle puisse l’être. Que peut-on en conclure pour la rhétorique ? Qu’elle n’est pas un pur art de la défense (il ne s’agit là que d’une partie de ses prérogatives), mais également un art de la riposte et de l’attaque fondé sur l’utilité. Or, une attaque utile, portée « contre les personnes qui le méritent, et [menée] de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps » qu’il le faut, n’est en tout état de cause rien d’autre (1) qu’un moyen conventionnellement reconnu de faire usage de sa liberté politique et d’accéder à (2) une victoire juste, c’est-à-dire une victoire produite par la persuasion et reconnue conventionnellement comme telle.
La rhétorique ne rejette pas la violence de l’attaque et de la critique, mais elle en réglemente l’usage pour éviter que cette violence ne sombre dans l’injustice en se dérobant à l’impératif de justification. En tout état de cause, la violence des mots et le principe de réciprocité qui la sous-tend (qui la légitime et la rend juste) sont très présents chez les auteurs de l’Antiquité. Que ce soit Cicéron dans le De Oratore (II, §71-72) qui rappelle combien sont difficiles les « luttes du barreau » où il faut affronter « un adversaire armé qu’il faut frapper et repousser » ; Marcus Aper, protagoniste du Dialogue des Orateurs de Tacite, pour qui « l’éloquence » constitue une « arme à la fois offensive et défensive, qui permet à la fois de repousser les coups et d’en porter, soit au tribunal, soit au Sénat, soit devant le prince », ou encore Quintilien dont l’enseignement rhétorique se propose de permettre à l’apprenti orateur, non seulement d’être « en mesure d’imiter la vérité », mais aussi de « prendre part aux combats du forum », c’est-à-dire de viser « la victoire » en frappant chez les autres et en protégeant chez lui les « organes vitaux » ; raison pour laquelle il a besoin d’« armes [et non de] tambourins ». Comme le relève avec justesse Francis Goyet, l’orateur ne saurait livrer bataille sans un apprentissage en bonne et due forme, un apprentissage par lequel il développe cette faculté d’invention stratégique capable de donner aux mots leur efficacité et d’en guider la force. C’est pourquoi « [l]es arguments [explique-t-il] sont comme l’artillerie : même lourde, elle peut ne servir à rien, ou se retourner contre nous. Devant ce magasin d’armes qu’est la topique, l’élève orateur a l’embarras du choix. Mais c’est cet embarras angoissant qui précède la bataille ». En effet, quels exemples choisir, quels arguments sélectionner, quelle stratégie arrêter, sachant que la différence de valeur et l’inégale force persuasive des « armes » disponibles ne sont pas perceptibles a priori ? En d’autres termes, il y a face à cette profusion initiale non seulement une hésitation, mais une indistinction première, comme si, apparemment, tout pouvait se valoir ; une indistinction à laquelle, nous le verrons, seule le temps long de l’expérience – la phronèsis – constitue une réponse adaptée. Si tous les arguments ne se valent pas, cela veut dire qu’il existe des critères qui permettent de les hiérarchiser, d’en régler l’usage à chaque occasion de parole. L’espace de la lutte, loin du no man’s land, forme donc un lieu d’échange et de partage entre les adversaires, où sur le fond d’une violence verbale inspirée par l’utilité (pertinence, cohérence envers la cause abordée, etc.) et l’efficacité, la critique de l’un suppose et appelle la critique de l’autre comme s’il s’agissait pour chacune d’elles d’un besoin vital, d’une condition de son existence. En conséquence, l’enjeu rhétorique (la persuasion et la victoire) ne cesse de produire une contrainte spécifique en fonction de laquelle se règlent les comportements des protagonistes et le mécanisme de la scénographie (mots, attentes, interdits, etc.).
On voit ainsi combien la réussite de la relation rhétorique dépend du cadre « rituel » au sein duquel, pour reprendre la définition de Luc Boltanski, « chacun des éléments qui interviennent dans la situation fait peser une contrainte sur tous les autres de façon que l’ensemble du dispositif se trouve stabilisé de manière autoréférentielle ». En d’autres termes, l’obligation de coordination à laquelle sont tenus les adversaires (que l’affaire, le différend, l’enjeu soient grands ou petits) crée une situation particulière qui, justement, permet de tenir la présence du monde à distance : un monde réel, constitué de personnes dotées d’un corps, où la violence physique peut s’exercer sans contraintes. Ce n’est donc qu’en manifestant un même engagement, c’est-à-dire en acceptant d’une part d’entrer, d’autre part de rester dans cette situation contraignante en exploitant les motifs de leur dispute, que les adversaires reconnaissent la différence fondamentale entre le discours et le monde, et renoncent à les rabattre l’un sur l’autre. Dès lors, il suffit que l’un des protagonistes se refuse « ostensiblement à rentrer dans la situation pour que l’action rituelle se trouve ébranlée et, d’une certaine façon dénoncée ».
Pourtant, nous l’avons vu, la perspective anthropologique dans laquelle je m’inscris sépare parole « rituelle » et parole « rhétorique », en précisant que la seconde par rapport à la première constitue une étape supplémentaire (critique) née avant tout de l’acquisition et de la diffusion de la l’écriture. En fait, en disant que la relation rhétorique, en tant que telle, répond à et repose sur un « rituel », je ne prétends pas que ce rituel implique la prononciation de paroles rituelles, de mots spécifiques (une formule, une incantation), l’exécution de gestes déterminés (mimétiques), ou la manipulation d’objets (un sceptre, un bâton, un maillet). Le rituel rhétorique ne vise la production d’aucune réalité nouvelle (il ne fait pas le monde, ni ne permet sa réalisation) et ne préexiste que de façon très partielle à sa propre activation par des adversaires qui, chaque fois, se chargent à partir de précédents réels ou légendaires d’en re-découvrir (d’en inventer) les modalités d’exercice. Adversaires qui s’attachent alors à respecter, mais aussi à repousser les limites de l’acceptabilité discursive, tout en veillant à ne pas s’exclure du lieu, à s’exiler hors de cette communauté du verbe, et se retrouver en situation d’atopie disqualifiante.
À ce titre, Perelman et Olbrechts-Tyteca soulignent très clairement d’une part (1) l’existence de règles inhérentes à l’argumentation rhétorique, d’autre part (2) l’impossibilité de fixer une fois pour toutes un critère capable de rendre compte de la transgression desdites règles, en raison (3) du principe cardinal de réfutabilité : « Que l’on ne croie […] pas que notre but serait d’indiquer des moyens de tromper l’adversaire, de déjouer son attention, de le priver de son contrôle par des tours de passe-passe plus ou moins ingénieux. Mais si l’efficacité seule [la victoire] entre en ligne de compte, aurons-nous un critère qui nous permette de distinguer la réussite du charlatan et celle du philosophe éminent ? Ce critère ne pourrait évidemment fournir de norme absolue étant donné que l’argumentation rhétorique, nous l’avons dit, n’est jamais indiscutable ». Le rituel s’invente, en creux, dans le fait (1) qu’il rend possible l’exploration rationnelle du désaccord, et (2) qu’il s’attache à contenir, le temps de son accomplissement, la survenue intempestive d’une critique concernant l’opportunité même de cette exploration. Si une critique survient (à propos du bénéfice de l’opposition : le sens de la victoire) alors l’échange rhétorique se trouve tenu en échec, il s’arrête et les mains peuvent potentiellement s’imposer ; le monde reprend ses droits. En conséquence, sans un accord préalable, ou disons le autrement sans une entente (minimale ou même seulement imaginée), relative aux conditions de l’exploration et d’abord à ses buts (à savoir « gagner l’auditoire », le conquérir contre son adversaire), il ne saurait tout simplement pas y avoir de relation rhétorique : la justification serait une perte de temps et le dispositif de réfutation n’aurait tout simplement aucun sens. Il ne s’agit pas de dire qu’il existe un accord sur le contenu du différend, sa définition, ou sa délimitation, ni même sur la façon de l’aborder, mais, que cet accord concerne l’option persuasive choisie par les opposants (1) pour rendre compte de la situation dans laquelle ils se trouvent, et (2) pour permettre à la violence du désaccord de s’exprimer tout en reconnaissant l’illégitimité d’en venir aux mains.
Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient d’ailleurs suivi dans leur Traité de l’Argumentation la voie tracée par le paradigme rhétorique en repartant du principe selon lequel le désaccord représente toujours l’occasion, l’heureuse occasion même (le kairos) de « discuter sur les normes, les principes et les conventions qui structurent la réalité sociale ». Cette occasion, c’est celle donnée aux adversaires d’éprouver leurs arguments réciproques tout en renouvelant ce sens de la victoire, du parti pris et de l’engagement (nous y revenons) sur lequel s’établit ce que j’ai appelé la topique de la critique. Bien sûr l’« homme de parti pris est […] partial, et parce qu’il a pris parti et parce qu’il ne peut faire valoir que la partie des arguments pertinents qui lui est favorable » (TA, p. 49), sans doute n’a-t-il pas les mots très purs, comme le disait Goyet, mais au moins il a des mots et des « preuves » qu’il espère persuasives ! Moteur de la démocratie, manifestation et support de la liberté politique (au sens large), le désaccord n’est donc ni le « signe d’[une] erreur » (TA, p. 2), ni un malheur, ni une maladie du politique ou de la parole, mais bien l’espoir de faire changer les choses, « de modifier une opinion » (TA, p. 652) : l’espoir d’être libre, d’inventer et de faire adhérer. On est loin, bien loin, de la vision plato-cartésienne (contre laquelle s’inscrivent les auteurs du Traité) qui n’identifie dans le désaccord qu’un témoignage flagrant, insupportable de l’échec du raisonnement. Un raisonnement démonstratif dont le but ultime est d’ouvrir sur l’évidence des faits, et de conduire à cet « accord […] inévitable » (TA, p. 2) sur ce qui est « nécessairement vrai et immédiatement reconnaissable comme tel » ; un accord valable pour tous et capable de renverser le doute à tout jamais. En conséquence, dans la perspective perelmanienne le désaccord rhétorique (si tant est qu’il faille le qualifier ainsi), n’est pas irrationnel (ni même moins rationnel que l’accord), au contraire, il est à la base de la rationalité argumentative dont il constitue l’origine autant que l’idéal : celui d’une société dynamique comme l’était justement l’Athènes d’Aristote.
La démarche rhétorico-argumentative ne permet certes pas d’atteindre une vérité ultime, irrésistible, intangible, une vérité capable de renvoyer dans la déraison les opinions contradictoires, mais, quant, par nécessité (politique, juridique, sociale), il demeure impossible de perpétuer le doute, elle fait du désaccord le point d’appui d’une décision que les adversaires (au moins temporairement) reconnaissent pour telle. Non parce qu’ils se sont mis d’accord sur elle, mais parce que cette décision a, par convention, posé la valeur d’un état de choses initialement paradoxal et résorbé, pour un temps, l’incertitude quant à sa qualification. En effet, le processus décisionnel issu du paradigme rhétorique, ne se coule pas dans et même exclut l’exigence de consensus qui pénètre toute l’« éthique de la discussion » habermassienne. À l’inverse de la perspective consensualiste qui procède par nivellement, une telle décision ne suppose nullement l’évacuation définitive du désaccord pour imposer sa légitimité autant que sa rationalité. En même temps, la décision n’est « pas arbitraire » ainsi que le rappellent Perelman et Olbrechts-Tyteca, car elle n’émerge pas d’un « vide intellectuel » (TA, p. 682) et qu’elle se nourrit des « raisons non-contraignantes » (c’est-à-dire des preuves persuasives, donc réfutables) avancées par les contradicteurs à l’intention éventuelle du tiers (singulier ou pluriel) qui écoute les arguments opposés et se fait juge de la relation de parole. Il n’y a, chez Perelman et Olbrechts-Tyteca, ni relativisme ni dogmatisme, mais une reconnaissance de la valeur intrinsèque de la persuasion argumentative, avec les risques qui lui sont propres dans la recherche de la vérité (mais non dans sa fixation définitive), tout spécialement lorsqu’il s’agit de s’orienter dans l’univers ô combien contingent du politique. Ce sont ces risques, inhérents à la persuasion dans un monde nécessairement mouvant, qui paraissent insupportables à Georges Kalinowski dans le commentaire qu’il donne du Traité, reprenant alors la distinction entre convaincre et persuader. Insupportables donc, parce que la démarche rhétorique (celle d’Aristote comme celle du Traité) ne repose pas sur la certitude des faits et des vérités, mais sur des preuves et l’apport de raisons qui toujours restent réfutables et ouvertes à la discussion critique. Entre les auteurs du Traité et Kalinowski, ce sont deux conceptions de la liberté qui s’affrontent, la première qui fait de l’ouverture au choix le fondement de l’acte libre, la seconde qui ancre ce dernier dans la certitude d’avoir vu ce qui est et qui ne saurait être autrement : « Nous pensons au contraire [explique Kalinowski] que, si l’on ne peut l’emporter par la preuve qui convainc, il ne faut pas non plus – et à plus forte raison – vouloir triompher par la persuasion. […] En soutenant que nous devons être à la fois plus ambitieux et plus modestes que nous y invitent nos auteurs, nous voulons dire seulement que, si la vérité triomphe un jour dans l’esprit de tel ou tel homme, ce n’est pas parce que nous l’aurons convaincu ou simplement persuadé grâce à notre habileté de rhéteurs, mais parce que, en faisant un usage approprié de sa liberté, il aura fourni, lui, l’effort nécessaire pour voir ce qui est et enlever en même temps tout obstacle empêchant ce qui est de frapper sa vue. »
Assurément fragile pour Perelman et Olbrechts-Tyteca, la décision prise dépasse le désaccord, mais elle ne cherche pas à l’ignorer ni à l’assimiler, car la dispute est toujours à venir, elle est un horizon d’attente et même une garantie de l’incertitude nécessaire, au nom de laquelle s’exerce la liberté d’adhérer ou de réfuter : « l’argumentation [ne] vise [pas] à supprimer les conditions préalables à une argumentation future. [L]a preuve rhétorique n’étant jamais contraignante, le silence imposé [par la décision] ne doit pas être considéré comme définitif […] » (TA, p. 77). Par-delà le silence, l’ouverture à la réfutation – à de nouvelles raisons et à de nouvelles preuves – est une condition de la liberté qui s’exerce dans un monde où pèse l’inquiétude permanente (le mot n’est pas trop fort) de la contestation. En conséquence, si l’argumentation rhétorique n’est pas (nécessairement) sans décision, elle demeure bien « sans conclusion », elle échappe résolument à cette réponse absolue qui viendrait refermer son sens à jamais : « Sous ce régime [explique Paul Ricœur], le conflit n’est pas un accident, ni une maladie, ni un malheur : il est l’expression du caractère non décidable de façon scientifique ou dogmatique du bien public. Il n’y a pas de lieu d’où ce bien soit perçu et déterminé de façon si absolue que la discussion puisse [jamais] être tenue pour close ».
Ces mots de Ricœur, qui reprennent très clairement les propositions de Perelman et Olbrechts-Tyteca (elles-mêmes héritées d’Aristote, et avant lui, disons-le clairement, des sophistes), portent d’abord sur le « débat politique », mais concernent en réalité toute le paradigme rhétorique (comme en témoigne l’introduction du texte cité ici) : un paradigme certes fragile dans son usage du langage, mais dont la « fragilité », justement, fait la force autant que la valeur politique profonde. Je me permets ici de relever un contresens majeur formulé par Christian Plantin à l’égard de la pensée perelmanienne, dont le projet serait, d’après lui, de produire une théorie de l’argumentation orientée « vers la recherche du consensus [et] capable de clore le débat. […] Cet amour du consensus s’oppose à la passion du dissensus caractérisant l’engagement polémique, qui refuse ou du moins repousse la clôture – l’amateur de débat contre l’amateur de vérité ». On sait ce qu’il en est pour les auteurs du Traité (et d’abord pour Perelman) dont le but n’a jamais été de créer une théorie au sein de laquelle le monde puisse se refermer sur lui-même, et où l’« obstination » à vouloir rouvrir le « débat » serait du vice ou de la « mauvaise foi ». C’est vrai pour le courant pragma-dialectique (ou Nouvelle dialectique), mais c’est parfaitement erroné pour ce qui concerne la Nouvelle rhétorique… on peut difficilement trouver deux traditions intellectuelles plus divergentes sur ce point.
Chaïm Perelman reviendra, notamment dans L’Empire rhétorique, sur le désaccord : cette dimension essentielle et certainement radicale de son œuvre. Alors qu’il s’intéresse au critère de distinction entre conviction et « simple persuasion » introduit par Kant dans sa première critique, il en arrive à dire que l’accord d’autrui ne donne, en lui-même, aucun gage quant à l’objectivité ou à l’universalité de l’opinion qui fait l’objet de cet accord entre des personnes. En d’autres termes, une opinion fermement consensuelle peut être aussi subjective et aussi peu universelle (relative à une époque, un lieu, un groupe) qu’une autre sur laquelle réside un désaccord social très marqué. Comme il le soulignait déjà avec Lucie Olbrechts-Tyteca, à la suite de Vilfredo Pareto dont les deux auteurs du Traité reprennent une idée force : « le consentement universel invoqué n’est bien souvent que la généralisation illégitime d’une intuition particulière » ; en tout état de cause « l’histoire des “faits objectifs” ou des “vérités évidentes” a suffisamment varié pour que l’on se montre méfiant à cet égard » (TA, p. 43). Pourtant, nous avons tendance à attribuer à l’accord une valeur intrinsèquement supérieure au désaccord, à estimer le premier plus rationnel, et même seul rationnel par rapport au second – comme si en se mettant d’accord nous nous montrions plus objectifs, comme si nous repoussions aussi loin que possible notre individualité, notre égoïsme pour ne convoquer que « des critères universellement valables ». En effet, explique Perelman, le sens commun pose traditionnellement l’existence d’une liaison particulière « entre désaccord et manque de rationalité », dans la mesure même où il rapproche de façon naturelle « l’idée de raison et celle de vérité ». En sorte que, si deux positions existent à propos d’un même problème, cela veut dire que « l’une d’entre elles, au moins, se trompe, et étant dans l’erreur, manque de rationalité. » C’est ici l’avis de Descartes, et plus généralement celui délivré par « la tradition philosophique occidentale, qui a cherché à résoudre les problèmes pratiques en les assimilant à des problèmes de connaissance, à des problèmes scientifiques, et surtout à des problèmes mathématiques », ouverts sur l’unicité des réponses et des fins. Or, les problèmes que Perelman appelle « pratiques » (problèmes juridiques, politiques, moraux, philosophiques, etc.), tous ceux qui relèvent de notre vie en tant qu’être sociaux et politiques, peuvent recevoir des réponses diamétralement opposées et pourtant également raisonnables, c’est-à-dire guidées par une raison capable de réfléchir la contingence des mondes possibles, et d’une part de fonde, d’autre part de justifier la décision prise. Le critère de vérité quant à savoir « Quel est le meilleur candidat ? » ou « Quelle est la meilleure politique ? » n’a aucune valeur, justement parce qu’il n’y a aucune vérité à trouver : le monde forcément ouvert n’est pas déterminé avant la décision qui vient, pour un temps, fixer son sens et déterminer l’orientation des futurs. La décision s’arrête sur un possible, non sur une vérité. En d’autres termes, une décision peut-être plus ou moins juste, en fonction de son degré de justification par des raisons suffisantes mais toujours non contraignantes ; elle n’en est pas, pour autant, plus ou moins vraie. Perelman soutient donc à ce titre que dans une perspective pluraliste « deux décisions différentes, sur le même objet, peuvent être toutes deux raisonnables, en tant qu’expression d’un point de vue cohérent et philosophiquement fondé. La thèse selon laquelle n’existe qu’une décision juste, celle que Dieu connaît, suppose l’existence d’une perspective globale et unique, et que l’on pourrait, à juste titre, considérer comme la seule conforme à la vérité. » En tout état de cause (n’en déplaise aux rationalistes ou positivistes de tout poil), l’expression de l’accord ne procure aucun supplément de rationalité à la décision qu’elle justifie, ou plus exactement, cette décision tire sa rationalité du continuel renouvellement de l’accord que seul le désaccord (réel ou potentiel) rend possible, mais non pas nécessaire. C’est pourquoi, me semble-t-il, la théorie perelmanienne de l’argumentation établit une hiérarchie entre le premier et le second terme, et octroie au désaccord (sans lequel elle demeure somme toute impensable) une place prépondérante dans sa définition. Partant, la vision du désaccord proposée par Perelman n’est pas nouvelle (car elle est issue du paradigme rhétorique-agonistique que je me suis attaché à détailler), mais elle apparaît comme telle parce que, c’est la position défendue ici, nous avons progressivement rompu avec ce paradigme et avec la topique critique dont il découle.


2.4. La paix et les mots : aux origines de l’accord obligé

Les propositions que je vais formuler à présent, lesquelles pourraient sembler à première vue paradoxales, visent à éclairer dans le temps long les modalités, signes et conséquences de cette rupture paradigmatique. Affirmer que les démocraties libérales modernes que nous connaissons se sont radicalement coupées d’un modèle structurant du désaccord constitue, sans doute, un défi au « bon sens », dans la mesure où ces dernières reposent – c’est par cela qu’elles se définissent – sur le pluralisme des idées et des opinions, et d’abord sur le pluralisme politique. De l’extérieur, le « conflit » paraît jouer un rôle moteur en démocratie, régime qui se donne (ou se donnerait) pour but (1) de stimuler la compétition et la pluralité, afin (2) de tisser la toile de fond d’« une dispute alimentée par un conflit d’idéaux ». Il serait alors tout bonnement impossible de penser notre liberté politique en dehors du désaccord, en dehors de « cette engueulade générale […] dont personne ne sortira jamais vainqueur ». À partir du moment où, dans une société donnée, il existe une liberté effective de diffuser sa pensée, de s’opposer, de prendre parti (ce dont je ne doute pas pour les sociétés dans lesquelles nous évoluons ; le progrès accompli est considérable par rapport aux régimes passés : despotiques, totalitaires, autocratiques, etc.), il est nécessaire que les manifestations du désaccord soient plus nombreuses que dans d’autres sociétés où cette liberté est déniée.
Que les individus – car il n’y a pas de démocratie moderne sans individualisme – n’aient pas les mêmes idées, les mêmes aspirations, les mêmes espoirs ou envies, est difficilement contestable, que l’opportunité qui leur est faite d’en rendre compte publiquement les conduise à s’opposer les uns aux autres ne l’est pas non plus. Sachant (1) que la démocratie suppose la garantie de libertés individuelles et de droits politiques (Déclaration de 1789), (2) que cette garantie, couplée à un inévitable pluralisme des valeurs et des idées, mène à l’affirmation de positions contradictoires voire incompatibles, on peut « logiquement » en déduire (3) que la démocratie forme le régime d’élection de la contradiction, sinon de la critique généralisée (et même, disons le, de la rhétorique…). Dans ces conditions, ma proposition initiale devrait s’effondrer, car il paraît tout simplement impossible de prendre le contre-pied de l’évidence et des faits : le désaccord est constitutif de nos démocraties modernes. Bien que mon ambition ne soit pas de nier la présence évidente de désaccords importants (sur les choix politiques ou économiques à opérer, les décisions de justice à prendre, les goûts esthétiques, la morale, etc., ainsi que nous en faisons quotidiennement l’expérience), je vais toutefois m’efforcer de discuter le sentiment si largement partagé d’une corrélation essentielle entre critique (comme phénomène structurel) et démocraties modernes. Ce sentiment constitue selon moi une illusion d’optique qui ignore (1) la transformation (voire la dégradation) radicale du statut du désaccord dans nos représentations culturelles, et (2) la mise en échec politique de la « mentalité agonistique » qui caractérisait le paradigme rhétorique.
L’orientation que je défends ici consiste à dire que les principes philosophiques (posés entre le XVIe et le XVIIIe s.) qui fondent nos États modernes et leur recherche de la « paix sociale » a rendu cette mentalité du désaccord impossible à perpétuer, voire injustifiable. En d’autres termes, si les désaccords n’ont pas disparu, tant s’en faut, le désaccord en tant que tel (conceptuellement) s’est trouvé relégué au rang de risque, de face obscure du politique, de fatalité, de mal tout court. Le danger que fait peser le désaccord, par l’effet de sa manifestation publique qu’est la critique, c’est celui d’une « guerre civile » potentielle née de la rupture du lien social dont il est ou serait porteur. Le désaccord est donc toujours (au moins) une crise en puissance parce que les mots qu’il véhicule sont susceptibles de se rabattre sur le monde, de témoigner d’une désunion insoluble (interminable) au sein du corps politique et social. Si le désaccord est à la fois inévitable et dangereux, la survie de l’État moderne et la recherche de la « paix sociale » qui constitue son horizon politique, dépendent, par conséquent, du traitement destiné à désarmer et à limiter la manifestation intempestive de ce désaccord. L’objet de celui-ci n’est donc pas d’être montré, exploré, éprouvé (comme dans le paradigme rhétorique), mais au contraire d’être contenu, réduit, résolu, parce que demeure toujours la crainte de le voir s’étendre par-delà ses limites initiales jusqu’au point de non-retour où seule la guerre (réelle) s’imposerait pour mettre une fin définitive au différend.
La guerre civile (létale) ne serait alors qu’une continuation du combat de mots par d’autres moyens ; nulle différence de nature entre ces deux façons de s’opposer, mais une simple différence de degré dans leur recours à la violence. En conséquence, l’État moderne (je préciserai pourquoi par la suite) a dépouillé l’expression du désaccord (la critique) de sa finalité propre, l’investissant d’une obligation réputée pure d’un point de vue moral et politique : celle de rechercher les moyens raisonnables de sa propre résolution en posant les bases d’un accord à venir. Car il ne saurait y avoir de désaccord légitime sans l’espoir impérieux de son extinction définitive, supposée seule capable de garantir la pacification durable de la vie collective et le bien être humain fondamental. Dans un tel contexte, comment pourrait-on vouloir faire de la critique elle-même (du combat d’idées) une ressource, un plaisir, une expérience libératrice, à moins d’être fou, dangereusement subversif voire criminel ? Il est en effet devenu impensable de vivre la critique pour elle-même, c’est-à-dire comme le témoignage d’un différent dont la conclusion n’est pas inscrite dès le départ dans l’interaction agonistique que la critique instaure. Nos sociétés démocratiques sans cesse nous commandent de trouver les moyens de parvenir à des accords (puisque sans accord point de décision juste et acceptable par tous) afin de faire barrage à l’anarchie morale censée nous guetter.
Le désaccord est donc une inépuisable source d’angoisse, de doute que le management, la communication, la (science) politique, la philosophie (morale) s’efforcent d’administrer. On ne compte plus les ouvrages et autres manuels qui ventent leurs méthodes pour « gérer », « résoudre », « traiter », « désamorcer », réaliser « la médiation » des conflits (ou des désaccords) afin d’éviter que « ça » dégénère, et donc pour apprendre à « cultiver la paix sociale » en entreprise, dans la famille, en milieu scolaire, etc. Ainsi, la « communication » (ce prétendu but ultime de la parole) est peu à peu devenue l’essence de la culture moderne, en ce qu’elle donne enfin l’occasion (de par son étymologie même : communicatio) de faire naître, d’établir ou de rétablir un « sens commun » en dépassant les désaccords et les disputes comme s’ils n’avaient jamais existé. Comme si, finalement, les dissensions ne faisaient que cacher la présence flagrante des liens qui nous unissent, ces liens supposés faire tenir la réalité toute entière de notre être ensemble. L’impératif quasi économique de communiquer, d’échanger s’impose à nous, car nous n’aurions pas (ou ne devrions pas avoir) d’autre souhait que de chercher à « résorber cette incertitude » née de nos différends. Parler = communiquer = rechercher un accord = sortir de l’incertitude = faire « sens commun ». Or, comme le relevaient Perelman et Olbrechts-Tyteca : « [T]oute communauté, quelle soit nationale ou internationale prévoit des institutions juridiques, politiques ou diplomatiques permettant de régler certains conflits sans que l’on soit obligé d’avoir recours à la violence. Mais c’est une illusion de croire que les conditions de cette communion des consciences, soient inscrites dans la nature des choses » (TA, p. 74). Du reste, mon ambition n’est pas de soutenir qu’il n’existe rien de « commun » entre les participants d’une même société ou d’une même culture (le problème n’est pas là), car s’il n’y avait rien de commun, il serait tout simplement impossible d’envisager une rationalité commune, et même une rationalité tout court : critiques et justifications seraient sans fondements et n’auraient nulle portée ; elles se perdraient dans l’indistinction des sens innombrables. Le but est au contraire de montrer (ainsi que nous l’avons déjà souligné et afin de lever une contradiction apparente) que le désaccord met avant tout en relief la « fragilité » intrinsèque de ce qui est commun, non sa vacuité, mais la précarité essentielle qui l’habite. Une précarité que s’efforce alors, selon moi, de gommer l’impératif (formellement anti-rhétorique) de communication. Somme toute, comme l’écrit Michel Meyer dans un de ces raccourcis dont il a le secret : « Pour le meilleur et pour le pire, notre époque vit […] à l’heure de la rhétorique. Il suffit pour s’en assurer d’allumer la télévision, de lire le journal, d’écouter les hommes politiques ou encore de s’attarder aux messages publicitaires. […] Tout est devenu “communication”. De l’amitié à l’amour, de la politique à l’économie, les relations se font et se défont par défaut ou par excès de rhétorique. » Le message est clair : la rhétorique constitue une ressource disponible pour maintenir les (bonnes) relations entre les hommes et leur permettre de « vivre ensemble » en réglant (en faisant taire) leurs conflits ; un peu trop ou pas assez de rhétorique et la stabilité du monde se trouve mise en échec... on est ici bien loin de la fonction libératrice de l’antique discipline. Pour Meyer, qui ne s’embarrasse guère de subtilités superflues, l’équation est simple : la communication c’est de la rhétorique, parce qu’il s’agit, par elle, de vaincre les divisions sociales, physiques, politiques, etc. qui séparent les hommes. La culture moderne, il est vrai, exige de nous tous un travail permanent de liquidation ou de dissimulation du poids des désaccords et des disputes, car elle les identifie d’abord comme une « menace [constante et insupportable sur] le cours de la vie sociale ». En conséquence, la rhétorique ne serait-elle, comme le souligne Richards en 1936, qu’une « étude des malentendus et de ses remèdes », une façon de lever les ambiguïtés et les incompréhensions de tous les jours ? C’est justement contre un tel appauvrissement de cette fonction du langage, archipel perdu, que la présente. Afin d’avancer plus avant dans notre réflexion, les remarques que formule Luc Boltanski dans De la critique – dont je m’inspire ici assez librement – me paraissent très fines et pertinentes, mais je propose toutefois d’en modifier un peu la logique initiale.
Luc Boltanski, qui reprend et poursuit l’étude (toute vichienne) menée avec Laurent Thevenot dans De la justification, constate que la sociologie (pragmatique), l’anthropologie (culturaliste), les sciences sociales en général sont traversées par une sorte de confiance illimitée en « un sens commun qui serait déposé […] dans l’intériorité de chacun des acteurs pris individuellement », et au sein duquel ceux-ci viendraient puiser pour combler (sous l’effet de la nécessité) le vide laissé par la critique. Boltanski dénonce cette vision des choses (1) en ce qu’elle fait de la propension à l’accord, à sa recherche, une disposition en quelque sorte sociologique voire anthropologique, et (2) parce qu’elle confère aux « acteurs » une capacité et des ressources directement utilisables pour parvenir à, et pour garantir cet accord obligé. Il regrette ainsi que les sciences sociales donnent toujours la primauté aux explications ou aux descriptions qui (1) mettent en avant « l’apparence phénoménale d’un accord traité comme une sorte de nécessité », et (2) négligent en conséquence « la possibilité d’un incertitude radicale » (p. 89) quant à la qualification de ce qui est. Cette perspective contemporaine quasi incontestée part du principe que (1) les acteurs ont une aversion naturelle pour les situations qui manifestent au grand jour le déficit de lien social (la dissension), et (2) que d’une façon ou d’une autre les actions qu’effectuent ces acteurs sont orientées vers la réalisation d’un accord, bien que celui-ci puisse rester implicite et informulé.
Au contraire, Boltanski plaide pour une approche qui, d’une part, (1) ne présuppose pas l’inclination première qu’ont les acteurs à faire fond sur ce qui leur est (potentiellement) commun, et d’autre part (2) respecte l’intégrité de la « dispute » comme révélateur de l’« incertitude » inhérente à la vie sociale dans laquelle, justement, l’accord ne va pas de soi. C’est pourquoi cette approche – initiée avec Laurent Thévenot – consiste d’abord, précise-t-il, à échapper à l’« absolutisme de l’accord, traité comme un phénomène “primitif” » (p. 91) ; absolutisme sur lequel repose, ainsi que je le défends, la rupture d’avec le paradigme rhétorique opérée par la modernité. Toutefois, Boltanski (1) ne renonce pas à considérer le désaccord avant tout comme un risque, un danger, un péril pour l’équilibre de la « vie sociale » (p. 92-93), et non, suivant le dispositif agonistique du paradigme rhétorique, comme un bien en soi (un espoir ou une chance), par ailleurs (2) il reconnaît que les acteurs travaillent à réduire comme ils peuvent la « menace » et l’« incertitude » (sans en avoir nécessairement les moyens et sans forcément rechercher l’accord) qui pèsent sur les qualifications des êtres et des choses, et cela afin d’établir ce qui importe, ce qui a de la valeur, ce qu’il faut respecter (p. 92). Dans le dispositif qu’il établit, la « critique » vient gripper le déroulement de l’action en cours, elle entraîne une sortie du « registre pratique » au sein duquel les actions des participants, tournées vers le futur, visent l’accomplissement en confiance d’une tâche particulière et déterminée (p. 100-107). Cet arrêt du flux de la vie fait passer à un second registre, dit « métapragmatique », qui constitue un moment de réflexivité où les participants s’interrogent tant sur ce qu’ils font que sur ce qu’ils sont (p. 107-108). Il y a bien deux moments successifs, mais le second (métapragmatique) n’est là que pour permettre, par un effet retour, le rétablissement du cours de l’action et donc de la confiance perdue.
Dans le paradigme rhétorique (nous l’avons vu) la critique et l’action ne constituent pas deux activités de nature différente, et ce dans la mesure où le flux de la vie (pour ce qui concerne les choses contingentes, discutables : politiques en somme) est en quelque sorte traversé par une perpétuelle réflexivité. Le moment de l’action contient dès le départ sa propre mise à l’épreuve, sa propre contestation, sa propre critique (interminable en principe) : le moment pratique est déjà métapragmatique, au moins potentiellement. C’est pourquoi dans ce paradigme (cela peut nous paraître déroutant, au même titre que la mentalité agonistique, l’acceptation de la violence ou le sens de la victoire constitutifs de l’Athènes antique) l’incertitude traverse tout entier le monde social, elle est une condition de sa fragilité essentielle donc de son dynamisme puisqu’aucune conclusion n’est capable de refermer le sens. Cela ne veut pas dire que les choses ne se font pas, ni qu’aucune action ou décision ne soit possible, nous avons vu ce qu’il en était avec Perelman, mais que le retour de l’action (laquelle n’a en fait jamais cessée) ne met justement pas fin à la critique qui toujours perdure dans le flux de la vie. L’action (politique) s’effectue en se sachant éminemment fragile ; en sachant qu’elle repose sur une mise en scène (celle de la décision) reconnue et acceptée comme telle.
Le risque ce n’est pas que l’action soit contestée, mais qu’il n’y ait finalement plus personne pour la contester, c’est-à-dire pour confirmer son statut d’action dans l’exercice fondamental de la critique qui s’opère sur elle. Si l’action n’était pas fragile, incertaine, critiquable : elle ne serait tout simplement pas politique ! Le paradigme rhétorique constitue, en un certain sens, une généralisation avant l’heure du principe de réfutabilité poppérien. Selon moi, l’orientation courageuse et originale prise par Luc Boltanski demeure somme toute dans un inévitable entre-deux, tiraillée qu’elle est entre deux paradigmes contradictoires. Alors même qu’il s’efforce (1) de renouer avec les origines du paradigme rhétorique en retrouvant le chemin du désaccord et de la critique (c’est même le fondement de sa sociologie), il ne peut cependant (2) échapper, dans ses descriptions, aux conséquences produites sur le monde social par l’évincement dudit paradigme : qu’il s’agisse de la dévaluation radicale du désaccord ou de l’obligation morale et politique qu’il y a de le solutionner pour permettre à la vie de retrouver son cours ordinaire.
En d’autres termes, c’est ainsi que je l’interprète, la démarche boltanskienne sur ce point précis, s’efforce de faire tenir ensemble les principes du paradigme rhétorique (même si lui-même ne le formule pas de la sorte) avec des faits qui, selon moi, rendent flagrant la mise en péril que ce paradigme a subi lorsque l’« accord » s’est trouvé socialement élevé par la modernité (ce n’est pas une illusion d’optique) au rang de « phénomène primitif ». Cela ne veut pas dire que l’accord soit devenu brusquement un « phénomène primitif », il ne l’est pas plus qu’avant, seulement que nous sommes désormais contraints de le considérer comme tel car nous n’avons plus vraiment droit, ni au désaccord, ni à la critique. Partant je soutiendrai que si le cadre théorique posé par et à la suite de De la justification, a donné lieu, ainsi que le remarque Boltanski, « à des réappropriations » qui s’efforcent d’utiliser ce cadre « comme s’il permettait d’opérer une clôture » sur une réalité « calculable » et finalement certaine (non-rhétorique), ce n’est pas parce les positions défendues avec Thévenot étaient « insuffisamment clarifiées au niveau conceptuel », mais d’abord parce qu’elles étaient globalement inaccessibles à une pensée moderne qui refuse le doute et l’incertitude produits par la critique.
En fait, le principe de l’accord obligé est ancré au plus profond de notre philosophie politique libérale. Qu’il s’agisse d’établir un lien marchand (= le marché) ou un lien politique (= le contrat social), le but est toujours de dépasser un état de désordre originel (un état de nature imaginaire belliqueux et incertain) et de poser les conditions d’émergence d’un accord général ajustable à tous : un accord capable de prévenir et de répondre par avance à sa propre critique. Luc Boltanski et Laurent Thévenot ont parfaitement montré dans De la justification en quel sens l’économie politique (celle d’Adam Smith notamment) proposait un modèle de règlement des différends dans la Cité, en fonction d’une part (1) de l’identification commune de biens marchands dotés d’une valeur d’échange ajustable en raison de leur rareté, et d’autre part (2) de la commune évaluation de ces biens à l’aide de prix au nom desquels peuvent s’opérer des actions diverses (négociation, arrangement, distinction entre des produits ayant les mêmes caractéristiques, etc.). Le but de Smith est de permettre, en misant sur un goût partagé pour l’échange, la fondation d’un lien social qui conduise à un ajustement des personnes en fonction d’un « bien commun ». La paix sociale peut ainsi s’appuyer sur un principe supérieur marchand auquel les personnes se réfèrent, et à partir duquel elles s’accordent en manifestant dès lors leur capacité commune à œuvrer ensemble suivant des calculs rationnels.
Comme je le disais donc ce sont les bases mêmes de la pensée du libéralisme politique (individualiste) qui nous ont coupés si profondément du paradigme rhétorique et des fondements primordialement agonistiques qui l’organisaient. Bien évidemment mon but n’est pas de dire que les sociétés et les personnes qui les habitent n’ont pas besoin d’accords pour vivre, mais de mettre en lumière un fait qui me semble largement passé sous silence tant il nous apparaît naturel : à savoir la relation d’équivalence absolue entre paix civile et recherche de l’accord avec autrui comme phénomène structurant de l’espace politique. L’établissement de conditions idéales à la sécurité et à la protection des biens et des personnes, c’est-à-dire le projet de pacification du monde social (censé prévenir le retour à un état de guerre de tous contre tous), traverse la pensée politique moderne depuis les réflexions séminales de Machiavel, Hobbes et Locke. Il s’agit bien de mettre en place ou plus exactement de pérenniser un dispositif spécifique (un contrat, un accord général) afin d’échapper définitivement à la peur panique et au risque continuel de la mort violente (Hobbes, Léviathan, chap. XIII), du désordre ou de la dépossession que les tendances belliqueuses propres à la nature humaine font sans cesse peser sur la société. Tout l’enjeu porte donc sur les moyens à mettre en œuvre pour garantir cet impératif de paix et servir le désir impérieux qu’a l’homme de « bien vivre » (c’est-à-dire de disposer des « choses nécessaires à une existence confortable, et […] de les obtenir par [ses] activités », chap. XIII, p. 228).
Chez Hobbes ce désir essentiel sert de point d’appui à l’expérience de pensée bien connue relative à l’« état de nature », au sein duquel les tendances naturellement violences de l’homme sont supposées s’exprimer sans contraintes. En effet, dans un tel état d’hostilité permanente (hypothèse logique et non historique), absolument rien n’est possible, ni industries, ni habitations confortables, ni sécurité, ni ententes commerciales, ni agriculture, ni arts, etc. : le désir premier de l’homme se trouve donc déçu, frustré. C’est à partir de cette déception initiale que Hobbes imagine (il s’agit bien d’une fiction, Hobbes ne le nie pas) l’adoption par les hommes d’un accord général par lequel ils font le choix de se prémunir ensemble et durablement contre cet état de radicale incertitude, en faisant appel à un souverain absolu, « une puissance à craindre ». Hobbes ne dit pas que cet accord a nécessairement existé (il estime même que, dans la plupart des cas, les États souverains existants sont le fruit d’une conquête et non d’un accord), mais que nous devons agir comme si, à la suite d’un accort de ce type, les hommes s’étaient réellement défaits de l’état de nature dans lequel ils évoluaient pour se civiliser.
En conséquence de quoi, le but de l’institution politique souveraine est avant tout de permette à cet accord civilisateur de se réaliser pleinement en réprimant les mauvaises « passions » des hommes (compétition, gloire/honneur, hostilité) qui menacent à tout moment de ressurgir, de réduire à néant le vernis social et de faire retomber ces hommes dans leur misérable, sale, solitaire état originel. Ces passions, sources de tous les conflits et discordes, n’ont pas quittées l’homme lors de son passage à la civilisation (elles persistent toujours à l’état social), mais l’accord conclu avec autrui vise justement à empêcher, par l’action contraignante d’une autorité souveraine communément reconnue, l’expression de ces appétits naturels. C’est pourquoi, explique Hobbes, il appartient à cette souveraineté « de faire tout ce qu’[elle] jugera nécessaire de faire par avance pour préserver la paix et la sécurité, en prévoyant les désaccords à l’intérieur et l’hostilité de l’étranger […]. C’est [donc] une attribution de la souveraineté, que d’être juge des opinions et des doctrines contraires ou favorables à la paix, et, par conséquent, à quelles occasions, dans quelle limite et à quel sujet, il sera permis de s’adresser aux gens de la multitude […]. En effet, une théorie s’opposant à la paix ne peut pas plus être vraie que la paix et la concorde ne peuvent être contraires à la loi de la nature » (chap. XVIII, p. 296-297).
La peur de la désunion, de la discorde, du délitement du lien civil, du retour à la guerre interminable, pénètre la philosophie hobbesienne comme celle des premiers Modernes dont nous avons hérité des principes politiques. La hantise des sociétés issues de ce paradigme « pacificateur » et anti-rhétorique réside dans le renversement de la concorde (ce si fragile sommet de la civilisation) en une mésentente généralisée née de la manifestation d’opinions antagonistes et supposées hostiles à la paix civile. La société athénienne, nous l’avons vu, avait fait de la fragilité du « sens commun » et donc du désaccord une force, une richesse, le moteur de son dynamisme ; la modernité en a fait sa faiblesse, la source même de son immobilisme. Partant, la prévention de la « discorde et [de la] guerre civile » justifie le contrôle « des opinions et des doctrines » (chap. XVIII, p. 296) afin de vérifier leur conformité à l’impératif de paix et d’union par lequel les hommes manifestent leur nature sociale, et plus encore leur modernité tant politique que discursive. Hobbes ne contredit pas l’existence de désaccords, il les sait importants et consubstantiels à la nature de l’homme qui le prédispose aux conflits, mais il voit d’abord dans la discussion de ces désaccords : (1) un antagonisme stérile où les opinions des uns et des autres s’opposent et s’ignorent, et (2) un support à la réactivation des passions funestes de l’âme humaine, une dangereuse ouverture à la guerre sans fin. Le discours est un risque, un vecteur de tensions sociales et politiques, le révélateur insupportable de l’extrême ténuité de ce qui fait accord. En conséquence, la pratique rhétorique – qui vise la persuasion, par le style, le geste, la voix, etc. – constitue, dans l’esprit de Hobbes, une façon de contourner voire d’annuler l’autorité rationnelle de l’argument. Quentin Skinner a d’ailleurs bien montré comment Hobbes, notamment dans le De Cives et dans Elements of Law, s’est attaché à manifester très fermement sa rupture avec la culture humaniste – plus particulièrement avec la rhétorique classique (son vocabulaire, ses distinctions, ses classifications) – au sein de laquelle il avait été éduqué à la fin du XVIe siècle. En effet, l’action, toute action, est évaluée chez lui en fonction de ses effets empiriques capables primordialement de garantir la paix, la prospérité, le commerce. Toutefois, d’après Skinner, à partir de 1647, Hobbes réhabilite en partie la rhétorique, notamment dans le Léviathan, et en fait, avec la raison, une des deux parties indispensables de la « science civile ». Mais, la rhétorique dont parle Hobbes n’est plus persuasive, ni pratique, ni critique : elle est purement instrumentale, et donc bien éloignée des fondements de la tradition classique. Sa fin est de permettre la valorisation des vérités rationnelles, nullement de servir d’appui à l’exercice de la liberté politique.
Somme toute, pour reprendre le fil de mon propos, je ne prétends pas (1) que les sociétés démocratiques dans lesquelles nous vivons accomplissent l’État hobbesien, ni (2) qu’elles ont conservé en l’état le mirage d’une paix enchantée, deux guerres mondiales sont passées par là et ont battu en brèche l’illusion que nous pouvions avoir, mais (3) qu’il existe à la base de notre conception du politique une corrélation évidente entre : d’une part (1) la préservation de la paix intérieure et le maintien (en l’état) de l’accord minimal sur lequel elle repose, et d’autre part (2) la nécessité de taire, ou au moins de modérer très fortement nos désaccords, parce qu’on ne sait jamais où cela peut mener. D’un désaccord mineur (un point de détail), le risque serait alors de constater qu’on n’est d’accord sur rien, et que la solution des armes, seule, demeure disponible pour venir à bout d’un différend et d’une incertitude que la société ne peut accepter de voir perdurer. Les démocraties modernes, c’est l’hypothèse que je défends ici, se sont construites non pas sur, mais bien contre la « maladie » du désaccord et plus encore contre la violence réelle ou potentielle des mots qui permettent (ou permettraient) de manifester celui-ci. Lieu de concertation, de conversation, de négociation, de consensus, les démocraties modernes rejettent, par définition, le paradigme rhétorique et le modèle critique inconclusif sur lequel il se fonde.
La philosophe et politiste Chantal Mouffe établit d’ailleurs une distinction remarquable – laquelle vient à l’appui de mon propos – entre (1) démocratie consensuelle, délibérative (c’est le type de celles que nous connaissons et dont nous tirons les principes essentiels de l’héritage des Modernes évoqué supra) et (2) démocratie « agonistique », laquelle fait signe vers ce qu’elle nomme, à la suite de Benjamin Constant, la « liberté des Anciens » (en premier lieu desquels Aristote). Ainsi Mouffe prend très clairement parti contre les approches rationalistes, universalistes de John Rawls d’une part, de Jürgen Habermas de l’autre qui, nourrissant l’espoir de la dissolution de l’altérité dans une univocité harmonieuse, cherchent à évacuer l’élément décisif de l’espace politique, à savoir le conflit : « [l]à où il y a pouvoir, on ne peut [explique Mouffe] éliminer complètement la force et la violence, même s’il s’agit de la force de la persuasion ou de la violence symbolique ». Selon elle, c’est précisément dans la tension permanente entre polis et polemos, dans la manifestation du dissensus, dans l’affrontement des opinions contradictoires, que s’inscrit le « pluralisme agonistique » dont le but n’est pas de « maîtriser ou [d]’éliminer » l’incertitude, ni de « domestiquer » l’opposition et la critique, mais bien au contraire de permettre à la démocratie de faire fond sur l’irréductible division qui la constitue. Ainsi défend-elle, contre les illusions du consensus et de l’unanimité qui nourrissent une vision « anti-politique » et apathique de la démocratie, une approche radicale de la citoyenneté fondée sur un sens partagé de la lutte : « It is not in our power to eliminate conflicts and escape our human condition, but in it is in our power to create the practices, discourses and institutions that would allow those conflicts to take an agonistic form. This is why the defence and the radicalization of the democratic project require acknowledging the political in its antagonistic dimension and abandoning the dream of a reconciled world that have overcome power, sovereignty and hegemony. » Pour Chantal Mouffe, il ne saurait y avoir de processus démocratique sain et durable sans une « vibrante confrontation des positions politiques et l’existence d’un conflit ouvert entres les intérêts » contradictoires des parties en présence. Or, force est de constater que notre modernité a très largement déconsidéré et délégitimé le goût de la lutte qui pourtant réside au fondement de notre humaine condition.
La conception très grecque que C. Mouffe développe de la démocratie et de la liberté retrouve, de toute évidence, la voie du paradigme perdu et rétablit la pertinence de la « figure de l’adversaire » : horizon subjectif de lutte et de reconnaissance. Figure à laquelle la modernité a substitué celle toute pacifique et bien falote du « partenaire » (de la discussion, de la négociation, etc.) ou éventuellement celle du « concurrent » (deux métaphores économiques), en une sorte d’ultime pied de nez à la violence du combat rhétorique des mots et des arguments. Vidé peu à peu de ses adversaires authentiques et des passions collectives susceptibles d’alimenter les luttes d’opinions, l’espace politique moderne s’efforce d’accomplir l’illusoire convergence des intérêts et de réaliser un accord général censé fonder un monde où il n’y aurait plus besoin de persuader quiconque.


2.5. Le discours et ses crimes

Comme je l’ai mentionné précédemment, la rupture d’avec le paradigme rhétorique constitue un phénomène progressif qui a trait à nos représentations sociales du discours (quant à ses fonctions) et de l’accord comme exigence politique suprême. Nous avons vu comment les démocraties libérales modernes s’étaient construites, surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles, sur des principes essentiellement anti-agonistiques qui rejettent le conflit et l’incertitude exhibée par lui au regard de tous. Il s’agit là d’une première étape, décisive, dans le processus largement inconscient de désubstantialisation de la fonction rhétorique de la parole. Processus qui permet alors (1) d’appréhender l’impossible concrétisation du retour au paradigme rhétorique malgré les tentatives pourtant audacieuses de certains (des linguistes, des sociologues, des politistes), mais aussi (2) de percevoir le travail accompli implicitement par beaucoup d’autres (artisans d’une Argumentation domesticatrice de la langue) pour en perpétuer les effets. Quatre strates ultérieures (liées, pour deux d’entre elles, à des événements historiques marquants) me paraissent à présent devoir être explorées car elles ont confirmé et renforcé, selon moi, l’éloignement opéré par la modernité à l’égard dudit paradigme : elles forment notre topique contemporaine. Avec elles, le discours va devenir une source de risques majeurs, un objet de suspicion et de méfiance. Initiateur de tensions, producteur de désaccords, révélateur de la barbarie des hommes et en même temps incapable de la raconter : le discours – rhétorique notamment – est un crime en puissance sinon réalisé. C’est très précisément ce que Jean Paulhan note en 1941 dans ses Fleurs de Tarbes – inutile de dire que la situation n’a guère changée depuis. Il explique alors comment la « Terreur romantique » qui vise l’immédiateté et la pureté (si chères à notre époque) du rapport entre le verbe et le monde, laisse voir « le langage [comme] essentiellement dangereux pour la pensée : toujours prêt à opprimer, si l’on n’y veille ». Dangereux lorsqu’il retrouve « la fraîche joie du premier engagement [quand il renoue avec la rhétorique], où l’esprit accepte d’avoir un corps, et s’en réjouit, et reconnaît que de ce risque, à chaque instant, lui vient toute noblesse et jusqu’à la dignité de sa découverte ou de son échange. » Afin de rendre mon propos aussi percutant que possible (et pour clarifier la mise en relation qui suivra avec quelques théories de l’argumentation contemporaines), je me limiterai, au titre de ce développement, à quelques remarques précises mais brèves.
La première strate identifiée est directement corrélée au paradigme pacificateur qui a façonné notre existence politique, comme j’ai essayé de le montrer. Il s’agit de la mise en équivalence du « niveau » de civilisation d’une société avec la « politesse » de ses échanges discursifs. En d’autres termes, plus une société est « avancée » dans le processus de civilisation, plus les mots qu’elle emploie doivent être « civilisés », « policés ». Ils doivent (ou devraient) refléter implicitement le trajet accompli depuis un état originel de « barbarie », et rendre manifestes les efforts qu’il reste à effectuer pour poursuivre cette élévation. Les analyses de Norbert Elias me paraissent, à cet égard, très éclairantes. En effet, ce dernier a montré comment la notion de « civilisation » avait été investie (spécialement dans la France du XVIIIe siècle) : tout d’abord (1) par l’aristocratie pour marquer la différence entre les hommes de cours (civilisés, cultivés, polis, policés, etc.) et ceux du peuple (frustes, simples et primitifs), dans le but de restituer un sentiment de supériorité de classe, puis (2) par la bourgeoisie réformatrice en vue de promouvoir et de diffuser les critères de civilisation à la société même, c’est-à-dire de raffiner mais aussi de pacifier les mœurs de tous les sujets sans distinction de classes. Dans ce dernier cas, la civilisation est élevée au rang de dynamique, de cheminement long par lequel la société s’éloigne progressivement de ses origines barbares et déraisonnables : mauvaises manières, lois et comportements corrompus ou violents, absence de tact dans les relations sociales, etc. La civilisation est un devenir de la société, un état toujours à construire pour parvenir enfin à la « félicité publique ». Mais quoi qu’il en soit, aristocratique ou bourgeoise, la civilisation ou plutôt le degré de civilisation d’un peuple, d’un groupe, se reconnaît dans les attitudes sociales de ses membres, dans leurs façons d’être au monde et d’interagir ensemble. Sont-ils urbains, polis, courtois les uns avec les autres, ne s’agressent-ils pas lorsqu’ils se côtoient ? Sont-ils bien vertueux de forme et de fond ?
Partant, la civilisation n’est pas seulement un masque, la part visible des convenances sociales mobilisées, mais un état plus profond dont doit témoigner le respect de ces convenances. En conséquence, le processus de civilisation – cette dimension apparaît clairement chez Elias – concerne non seulement des façons de faire (manger, se moucher, cracher, etc.), mais aussi (voire primordialement) des façons de dire et plus encore de ne pas dire, de taire. Parce que « [l]e langage est [vu comme] une concrétisation de la vie sociale et psychique », certains comportements langagiers jugés contraires aux « bonnes mœurs », inconvenants, inappropriés, impolis, vont être progressivement mis à l’écart grâce aux traités de savoir-vivre au cours du processus de civilisation. Être civilisé, c’est donc l’être d’abord sur le plan discursif : c’est être parvenu à pacifier son langage, à domestiquer la violence critique des mots que l’on utilise à l’endroit d’autrui.
En conséquence, l’élaboration et la diffusion des règles de la civilité et de la politesse (qu’il s’agisse de s’abstenir de choquer, de ne pas proférer certaines critiques, de ne pas utiliser certains mots, soit parce qu’ils sont triviaux ou ignobles, soit parce qu’ils rendent patentes les intentions agressives ou belliqueuses de celui qui les dit, etc.) rendent compte de cette volonté effrénée d’éradiquer la violence des relations sociales, même celle qui demeure à l’état symbolique ou rituel. Une violence qui, en tant que telle, fait signe vers la guerre, la barbarie et l’infériorité des populations « non-civilisées ». Le processus de domination des passions, de pacification et d’abaissement du seuil de tolérance de ce qu’on peut dire ou non, implique, par définition, la condamnation radicale de la dimension agonistique propre au discours rhétorique : la violence des mots devient une réduction en petit, une première étape vers la violence physique, et le discours une reproduction miniature du « vrai » monde. On comprend mieux pourquoi lorsque l’Occident moderne est arrivé en Afrique pour la conquérir et la civiliser, le modèle discursif traditionnel (notamment celui des « palabres agonistiques ») s’est trouvé « dans le meilleur des cas, assimilé à une austère philosophie de la raison, dans le pire, tout simplement évacué dans les poubelles de l’éducation, au profit d’une raison réputée seule pouvoir apporter l’émancipation aux peuples et le progrès à l’humanité ». La violence des mots – violence rituelle, destinée à éviter ou à dépasser le combat physique – ne faisait alors que traduire, pour les nations civilisatrices, l’inévitable barbarie des peuples qu’elles colonisaient, et justifiait à leurs yeux la mise à mal de l’ordre (ou plutôt du désordre) linguistique et social existant.
Pour la modernité occidentale, le monde et le discours ne font qu’un, ils se rabattent l’un sur l’autre et témoignent d’une même réalité. L’équation est donc sans appel et nous apparaît aujourd’hui (presque) comme une évidence : (1) politesse (au sens large) = paix des mots = ordre = civilisation ; (2) violence verbale = impolitesse (au sens large) = désordre = barbarie. Il ne nous viendrait pas à l’idée de contester ces mises en équivalences dans la mesure même où elles déterminent notre sentiment profond d’avoir atteint un niveau d’excellence qu’il faut préserver en réprimant des comportements (impolis, verbalement agressifs, choquants, etc.) supposés faire planer le risque d’une régression possible, d’un retour au désordre du monde. Nous devons être polis avec les autres : tenter d’échapper à cette obligation morale, c’est d’office se mettre en marge de l’espace social, devenir atopos. Mon intention n’est pas de plaider pour l’impolitesse et l’irrespect (d’ailleurs, comme nous l’avons vu, le modèle agonistique est loin d’être sans règles et ne vise aucunement la négation de l’adversaire), mais de mettre en évidence le fait selon lequel ce mouvement de « civilisation » du discours repose (1) sur son incrimination fondatrice : le discours est un danger potentiel pour l’équilibre de la vie sociale, une menace pour le bon ordre des choses, et (2) sur l’attribution qui lui est faite d’une fonction principale compensatrice, à savoir « minimiser les risques » d’apparition d’un tel déséquilibre, d’un tel désordre.
C’est d’ailleurs ce qui apparaît très clairement à la lecture des travaux déjà anciens, mais encore d’actualité de Brown et Levinson sur la politesse. Dans le système qu’ils développent, lequel s’appuie globalement sur la sociologie interactionniste d’Erving Goffman, le désir universel de préservation des « faces » (le fameux « face want ») est supposé être sans cesse menacé par toutes les prises de parole, tous les actes de langage. Dans un tel contexte de vulnérabilité perpétuelle des faces, où chacun est toujours à la merci d’autrui, la politesse est vue comme un moyen rationnel de réduire les risques de confrontation et de blessure inhérents au discours lui-même ; elle ne vient pas seulement réparer ses dégâts, mais elle lui permet d’abord d’éviter d’en causer. Malgré le côté assurément excessif des analyses formulées par Brown et Levinson (notamment cette systématicité du danger présent dans la parole adressée), ces analyses témoignent toutefois du refoulement hors du discours de tout contenu agonistique. En effet, dans la perspective qu’ils défendent, rien ne saurait être plus irrationnel que cette relation d’attaque et de défense où les adversaires s’exposent et menacent à tour de rôle la figure d’autrui sans chercher à minimiser ou à évacuer le danger constitutif de la situation.
La deuxième strate concerne un événement déterminé, à savoir le sentiment d’une responsabilité de la parole rhétorique dans la mise en œuvre de la barbarie totalitaire et plus particulièrement nazie. La rhétorique (car il s’agit d’abord d’elle) se serait en quelque sorte mise au service d’idéologies destructrices et aurait favorisé, appuyé, soutenu la réalisation de leurs abominables desseins. De par son immoralité constitutive (son amoralité témoignerait de son immoralité, la distinction aristotélicienne est clairement abandonnée), elle aurait remis ses techniques et ses stratagèmes (naturellement) manipulatoires à qui en voulait : Hitler, Goebbels, Mussolini, etc., sans s’interroger sur la valeur morale, la probité, les intentions de ces hommes là. Complice de la politique, qui plus est de la mauvaise politique (par la propagande antisémite, la propagande de guerre, la corruption des âmes, le mensonge, la séduction, etc.) la rhétorique aurait donc contribué personnellement aux malheurs de l’humanité. Cependant, l’équation (post-Auschwitz) : rhétorique = politique = manipulation = mort, n’est pas vue d’abord comme le produit historique d’une idéologie, mais au contraire comme l’effet nécessaire, obligé d’une rhétorique essentiellement idéologique, essentiellement corrompue. En conséquence, la politique se voit dissoute dans les mots qui la porte (« mots qui tuent », mots « pousse-au-crime ») ; des mots intrinsèquement meurtriers et corrupteurs : rhétorique = abolition de sa liberté = crime = morts. Continuer à faire confiance à ce dispositif de la parole, reviendrait alors à laisser la voie libre à de futurs Auschwitz, à de nouvelles barbaries, à de nouvelles guerres. Par le truchement de ce dispositif, les hommes renonceraient à leur liberté et, agis par les mots, se laisseraient dominer par leurs passions mauvaises. Le vers était donc déjà dans le fruit, depuis les origines : il y avait quelque chose de pourri, de liberticide, de destructeur, de physiquement violent (bien sûr !) dans l’« empire rhétorique ».
Cette incrimination a très fortement marquée les esprits d’après-guerre et, comme nous le verrons, les théories de l’Argumentation jusqu’à nos jours vont largement lui donner corps et s’appliquer à moraliser le discours pour l’éloigner du politique et le rendre conforme à une société idéale pacifiée : sans passions, sans idéaux, sans utopies. Pour le dire rapidement, parce que ces choses sont bien connues et que je n’apporte, sur ce point, rien de vraiment nouveau : la rhétorique est coupable parce qu’elle est censée faire main basse sur les foules, les guider par leurs passions, convoquer leur part irrationnelle – cet ennemi de la modernité (cartésienne). Si les hommes n’étaient pas collectivement aveuglés par la rhétorique, incapables de faire usage de leur raison, alors rien ne pourrait expliquer qu’ils se laissent prendre dans le filet des pires projets politiques. Car (nous dit le « bon sens » naïf de la modernité) on ne saurait librement ou rationnellement adhérer à des entreprises qui méprisent aussi clairement la raison et la liberté.
Victor Klemperer, dans l’intéressant travail qu’il consacre à la Langue du IIIe Reich, n’en revient d’ailleurs pas lui-même : « Quant à moi, je n’ai jamais compris comment il [Hitler] avait pu avec sa voix enrouée et si peu mélodieuse, avec ses phrases grossières, à la syntaxe souvent indigne d’un Allemand, avec la rhétorique criante de ses discours, entièrement contraire au caractère de la langue allemande, gagner la masse, la captiver ou la maintenir dans l’asservissement pendant une durée aussi effroyablement longue […] jusqu’au dernier instant ». Comment est-il possible que des hommes en tout point rationnels aient pu se laisser abuser de la sorte par « ce rhéteur conscient et exclusif, ce rhéteur par principe » qui avait « toujours et seulement une galvanisation sauvage des autres et de soi-même » (p. 86) ? Comment le comprendre, en effet, sinon qu’il y avait dans ses discours quelque chose d’irrésistible, de terriblement séducteur, ainsi que le rapporte à Klemperer, un commerçant munichois, « réfléchi, sceptique, absolument pas romantique », juif de surcroit : « “[…] Aucun ne lui a résisté. Et moi non plus. On ne peut pas lui résister”. Je demandais à Stühler quelle étaient donc les racines de cette irrésistibilité. “Je n’en sais rien, mais on ne peut par lui résister”, fut sa réponse immédiate et entêtée » (p. 87). Une « irrésistibilité » qu’on ne peut expliquer, qui abolit votre capacité à être rationnel, à vous comporter de façon réfléchie, qui vous transporte dans d’insondables émotions collectives, ne peut être qu’une « monstrueuse […] épidémie de la langue » (p. 88). Plus exactement pour Klemperer, une épidémie de la langue et du caractère spécifiquement allemands, d’ordinaire, explique-t-il, si hostiles à la « performance “déclamatoire” […] toujours suspecte de n’être que de l’esbroufe », si « méfiant[s] envers l’orateur » (p. 84). Cette épidémie s’est donc répandue sous l’effet d’une conversion à la rhétorique propre aux « langues romanes » qui goûtent tant les « faiseurs de phrases », une rhétorique qui, pour Klemperer, « remonte à la sophistique des Grecs et à leur décadence » (p. 84).
En d’autres termes, s’il n’y avait pas eu de corruption des mots par la rhétorique, cette « bactérie étrangère » (p. 88), la raison aurait pu s’exercer, la nation allemande aurait été sauve : elle aurait résisté à l’idéologie du IIIe Reich ! Dans un tel contexte, où les supposés crimes de la rhétorique apparaissent enfin au grand jour (Klemperer est un exemple parmi d’autres, le plus frappant sans doute), comment ne pourrait-on souhaiter apporter à l’Europe les soins nécessaires, la guérir définitivement de sa maladie rhétorique en la convertissant une fois pour toute à un autre langage, libéré des passions et de leurs dangers ? Nous aurons l’occasion de voir combien cette perspective pénètre la pensée du discours jusqu’à nos jours : peur du pouvoir du verbe, peur des émotions collectives, peur d’être manipulé, peur d’être irrationnel, peur de revivre les tragédies du passé, etc.
La troisième strate concerne le sentiment d’un échec catégorique de la parole rhétorique (persuasive donc) à témoigner de l’expérience vécue lors des deux guerres mondiales. Cette incrimination marche en binôme avec la précédente et renforce la culpabilité initiale. Alors même que la rhétorique a, par ses techniques, rendu possible le crime, celles-ci demeurent, semble-t-il, totalement impuissantes à persuader de ce qu’il a été, de ce qui s’est passé là-bas. Comme si, d’une certaine manière, la rhétorique continuait à collaborer ou à participer à l’entreprise criminelle : capable de persuader d’accomplir le pire, l’horreur, d’y faire adhérer, et, en même temps, incapable de persuader de la vérité de ce qui a été vu et vécu, parce que justement c’est invraisemblable. Si ce sentiment se concrétise ou plus exactement se développe à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, il est déjà présent, au moins en partie, pendant et à l’issue du conflit précédent, ainsi que le montre très précisément Philippe Roussin dans son remarquable Misère de la littérature. Comme il le souligne, il y a chez les auteurs de l’entre deux guerres la sensation d’une « disjonction », d’un « divorce » entre l’« expression et l’expérience » de la guerre, comme si la parole avait été réduite au silence, dépossédée de ses mots, ou bien incapable d’en trouver pour raconter et figurer cette « [e]xpérience hors langage » (p. 377) – par laquelle s’accomplit alors le retour à l’universel du cri. Une expérience qui laisse définitivement interdit, en état de sidération, dans un « désespoir sans paroles » : la réalité se referme sur elle-même, hermétique et définitivement inaccessible à tous ceux qui ne l’ont pas vécue. Ainsi prend-on conscience, non sans malaise, de la faiblesse radicale des discours, de leurs insuccès face à ces choses inouïes, mais surtout du « grand espace de silence » que les « rhéteurs », aussi effrayant que cela leur paraisse, ne pourront jamais parvenir à remplir, selon l’idée d’Alain développée dans Mars ou la Guerre jugée.
La guerre des tranchées, saturée de bruits et de peurs, s’est coupée de l’ordre ordinaire des mots, non seulement (1) parce que l’expérience était intransmissible, mais surtout (2) parce que les mots qui ont été mobilisés pour essayer de la transmettre « avaient perdu leur sens, leur innocence, leur transparence » entrainant une rupture insurmontable entre « la parole et l’institution du langage » (p. 378). C’est d’ailleurs ce que notent Alain, Paul Nizan, Drieu la Rochelle, Brice Parain, et plus tard Sartre qui ensemble éprouvent ce même sentiment d’une grande tricherie, d’un mensonge, d’une trahison de cette institution qui a rompu ses liens avec l’humanité et les réalités ineffables de la guerre (p. 380) ; sentiment d’une déconnexion entre les mots (les masques) et les choses (la vraie vie). La politique, les politiciens se sont servis des mots (patrie, honneur, gloire, etc.), ils les ont vidés de leur grandeur, de leur âme, les rendant du même coup abstraits, indécents, vulgaires. Le langage, c’est-à-dire en fait la rhétorique, apparaît dès lors à la fois (1) comme une instance de domination sociale et de duplicité, et (2) comme un lieu de désunion, dans la mesure où, par l’effet pernicieux de la rhétorique, le langage semble avoir, pour toujours, « perdu le sens qui rendait possible une communication élémentaire » (p. 381). Si la langue n’était pas essentiellement viciée, déjà trop rhétorique, trop « ornée », alors elle devrait pouvoir protéger des horreurs de la guerre, mais ce n’est pas le cas, alors le silence, seul, doit se faire jour pour compenser l’insondable misère et la dangerosité des discours : « Un des jeunes qui en sont revenus [de la guerre] me disait : “Si simplement qu’on parle de la guerre, on l’orne trop ; et les enfants qui nous écoutent ont toujours trop d’envie de la faire. Il vaut mieux n’en point parler”. »
Dans la période qui suit la Deuxième Guerre mondiale ces problématiques vont être très largement réactivées et plus encore élargies eut égard aux dimensions sans précédents de la catastrophe. Les témoins, les rescapés des camps retrouvent ce même fossé entre l’expérience de l’horreur et l’extrême pauvreté des mots disponibles pour la raconter. Ils ressentent tous, même ceux qui acceptent d’en parler et de la décrire, une « disproportion entre l’expérience […] vécue et le récit qu’il [est] possible d’en faire » selon les termes de Robert Antelme dans L’espèce humaine. L’échec du langage est même vécu doublement, non seulement (1) parce que les mots – inadaptés, impropres ou imprécis – ne peuvent montrer cette réalité-là, ils la manquent systématiquement, mais aussi (2) parce que cette réalité est tout simplement « inimaginable » et que l’inimaginable résiste à la réception par autrui. Le témoignage, le passage aux mots, la tentative d’en persuader ceux qui n’y étaient pas, est donc menacé par le risque (1) de ne pas être entendu car le récit porté est un défi au « sens commun », à l’entendement, de même que par celui (2) d’être contesté, renvoyé dans l’irréalité et le mensonge. Dans tous les cas, c’est sans doute une confirmation de la prophétie nazie rapportée par Primo Levi : « De quelque façon que la guerre finisse, nous l’avons gagné contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques uns en réchappaient, le monde ne les croira pas ». En effet, parmi les survivants, beaucoup décidèrent ou en vinrent à se taire pour échapper à la négation de leurs souffrances ou de leur malheur, à l’incrédulité, voire à la seule indifférence produite par l’incompréhensible.
Bien sûr, au fil du temps, l’authenticité des témoignages a fini par être reconnue, leur permettant alors de trouver place dans l’histoire d’une guerre qu’ils ont contribué à écrire. Mais le fait même qu’ils aient pu être jugés avec pareil scepticisme, regardés comme invraisemblables et relégués au rang d’élucubrations sans fondements a très profondément marqué la conscience européenne. Laquelle s’est alors trouvée confrontée – il s’agit là d’une expérience collective – à son insupportable incrédulité face au crime en train de se commettre ou déjà commis. De là est né le sentiment partagé et encore en vigueur (1) d’un échec (social et politique) du langage, ou plutôt de la persuasion, c’est-à-dire de la rhétorique, et plus encore (2) de l’injustice essentielle de celle-ci dans son incapacité naturelle à défendre les victimes contre leurs bourreaux. En conséquence, la rhétorique, en raison de son immoralité intrinsèque, disposerait d’une inclination naturelle à se mettre du côté du crime, de la force et de la violence, non pas seulement verbale, mais aussi physique. Elle en constituerait à la fois le support (l’espace d’élection) et le principal vecteur : rhétorique = immoralité = injustice = violence.
Enfin, le panorama de notre topique contemporaine (relative au discours) ne serait pas complet si j’éludais sa dernière strate, à savoir l’établissement, au sommet de notre conception de ce qu’on pourrait appeler le « bien public », du principe de « dignité » issu du paradigme des droits de l’Homme : un principe régulateur de l’ordre discursif propre aux démocraties modernes, européennes notamment. Au sortir de la seconde guerre mondiale, et avant même la pleine prise de conscience de la barbarie nazie (de l’horreur des camps), les grandes puissances victorieuses expriment leur volonté commune de tirer un trait définitif sur les tragédies du XXe siècle ; non pas de les oublier, mais d’en empêcher la reproduction. Elles espèrent alors pouvoir établir un cadre philosophico-politique au sein duquel de telles catastrophes ne seraient désormais plus possibles. Ainsi les rédacteurs de la Déclaration de 1948 en viennent-ils à mettre primordialement l’accent sur l’égale « dignité » des personnes (Article 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits »), plutôt que sur leur égale « liberté politique » comme le faisait celle de 1789 (Article premier : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits »), orientation qui constituait jusqu’alors le fondement de la pensée démocratique et républicaine – je m’appuie ici sur les recherches d’Emmanuel de Jonge. Il s’agit là d’un bouleversement considérable (sur le plan éthique, politique et philosophique) qui va affecter en profondeur notre façon d’appréhender le rapport entre le discours et la démocratie.
Lorsque l’homme se trouve initialement conçu comme un être porteur de droits politiques (qu’il s’agisse du vote, de la liberté d’expression ou d’association, etc.), alors l’usage de ces droits (dès lors que cet usage respecte la liberté d’autrui) est foncièrement un acte positif par lequel l’homme manifeste politiquement son humanité inaliénable. À partir du moment où le principe de dignité en vient à supplanter la liberté politique (parce que des événements traumatiques récents ont rendu compte de traitements indignes de la personne humaine et de l’échec du politique), alors l’exercice de la liberté devenue secondaire se voit subordonné tout entier au respect de ce principe supérieur, essentiellement non-politique, qu’est la dignité de tout un chacun. Une dignité (religieuse, sexuelle, nationale, physique, etc.) à laquelle l’ordre du discours est toujours susceptible de porter atteinte en remémorant indirectement l’horreur des totalitarismes qui avaient fait du déni de dignité une arme contre l’humanité toute entière. Mon propos ne vise pas à soutenir qu’il ne faut pas traiter (socialement, politiquement, juridiquement, etc.) les individus avec dignité, où qu’il s’agit là d’un mauvais principe, bien au contraire, mais plutôt de mettre en lumière les conséquences pratiques que cette modification a eues quant au paradigme au sein duquel nous pensons le monde et l’habitons sur un mode discursif. Dans une topique construite sur la non-reproduction des crimes et des indignités passés, mais aussi sur l’idéal corrélé de non-nuisance à autrui, alors le discours (parfois plus encore que les actes) est principalement vu comme un risque, un éventuel déni de dignité, voire comme un crime en puissance.
Le discours critique (celui qui trouve à redire, met en cause ou tout simplement interroge publiquement autrui avec véhémence sur ses choix, ses comportements, ses idées, etc., notamment si ce dernier appartient à une communauté ou une minorité quelconque) est potentiellement suspecté de ne pas avoir pris acte des barbaries commises et de nier les droits de l’Homme qui découlent de la condamnation unanime de celles-ci. La critique, porteuse d’un désordre psychologique ou d’une souffrance émotionnelle, nous apparaît de plus en plus comme un événement insupportable, voire même contraire à la démocratie : blâmable sur le plan moral comme sur le plan juridique. Je ne dis pas qu’il s’agit là forcément d’une incrimination consciente, mais plutôt d’un principe régulateur, partiellement juridique, au nom duquel s’opèrent un contrôle et une censure (a priori dans l’esprit des locuteurs, ou a posteriori par l’interlocuteur, puis éventuellement par le juge) des énoncés, dans le but d’évaluer leur conformité (ou non) à l’endroit de la topique des droits de l’Homme qui fonde notre sens moral. Les prises de parole se font désormais toujours au risque d’une accusation ou d’une condamnation : irrecevables, inacceptables, politiquement incorrectes, etc. L’euphémisation à outrance – par laquelle les aveugles se retrouvent miraculeusement malvoyants ; les sourds, malentendants et les femmes de ménage, techniciennes de surfaces, etc. – participe, me semble-t-il, de ce même processus de création d’une sorte de « novlangue » (la langue officielle d’Océania dans 1984 de George Orwell) constituée en lieu ultime de conservation et de protection de la dignité des individus – lieu au sein duquel la formulation de critiques et d’opinions hétérodoxes demeure, quoi qu’on en dise, de plus en plus difficile. Or, le monde est bien plus qu’un effet de discours : les mots ne sont que des « outils » pour le dire, pour lui donner du sens (pas forcément le meilleur), mais non pour le créer ! J’irai donc plus loin, en soutenant que le discours en est venu progressivement à prendre le pas sur le monde, dans la mesure où les mots dits sont supposés concrétiser, réaliser la critique qu’ils portent, et transformer l’offense (la pique, la pointe, le bon mot ou le mot déplacé, etc.) en un préjudice qui lèserait ou atteindrait la personne dans ses biens, son intégrité physique, son humanité même. Comme l’explique très bien Ruwen Ogien : « La volonté de ranger les souffrances émotionnelles dans la catégorie des préjudices couverts par le principe de non-nuisance [conduit à soumettre] nos jugements légaux et moraux aux sentiments de dégoût ou d’indignation de la majorité ou du plus grand nombre ». On comprend bien pourquoi, dans un tel contexte topique, le paradigme agonistique ne dispose plus d’aucune place, rejeté qu’il est en un lieu où les hommes sont libres (trop peut-être ?), mais où par la violence réciproque de leurs mots ils sont capables de porter atteinte à leur dignité respective et de se mener une guerre symbolique où chacun risque des « souffrances » morales et des états d’âme tout aussi symboliques. L’autre ne peut pas être un adversaire face auquel on nourrit l’espoir d’une victoire qui tiendrait sa parole en échec et auquel on reconnaît le droit inaliénable de se défendre, d’attaquer, de justifier, mais un partenaire avec lequel on construit de concert une société harmonieuse et pacifiée (c’est son seul horizon disponible, son unique idéal), libérée de ses mots autant que de ses crimes.
À l’issue de ces développements et en guise de mise en perspective, j’avancerai trois constatations. (1) La parole (rhétorique) ne saurait se substituer à la liberté des individus, ni à leur sens moral, ni surtout à leurs choix politiques (heureux ou malheureux). Une idéologie condamnable ou meurtrière ne le devient pas subitement par l’effet des mots qui la disent. En conséquence, refuser ou dénoncer les mots (leur mauvais usage) est-ce vraiment renoncer à ladite idéologie, est-ce s’en prémunir ? Ne serait-ce pas plutôt renoncer à pouvoir les utiliser pour se défendre et attaquer cette idéologie, et d’abord pour justifier la position critique adoptée face à elle ? En fait, la parole rhétorique n’est rien d’autre qu’un appui à la liberté dont elle accompagne le difficile exercice, mais elle ne change pas l’homme ; elle le laisse perfectible, c’est-à-dire se tromper et tâtonner dans l’incertitude des possibles. Que certains nuisent « gravement en faisant injuste usage de cette faculté ambiguë de la parole » n’est pas contestable, les exemples sont nombreux et Aristote, déjà, en avait pris acte dans sa Rhétorique (1355b 2-6), nous l’avons vu. Mais est-ce la parole qui est intrinsèquement injuste et criminelle, ou bien ceux qui l’utilisent et causent des « dommages » grâce à elle ? N’assiste-t-on pas, trop souvent, à un injuste et trompeur renversement des responsabilités ?
Alors oui, la parole puissante est potentiellement dangereuse, mais cette dangerosité ne libère pas les hommes de leurs crimes (qui ne sont pas des « crimes de mots »), ni d’abord de leurs choix dont ils sont responsables en personne. Il est toujours facile d’invoquer la séduction, la suggestion, la manipulation et les pouvoirs du verbe, certes ils existent, de même qu’existe cette fameuse « irrésistibilité » dont parle Klemperer, mais l’homme n’abolit pas sa liberté dans les passions (éventuellement très vives) que le discours active : ce serait trop facile. L’adhésion n’est pas un vain mot, et la rationalité technico-procédurale n’est pas un gage de clairvoyance ni une garantie de vertu politique.
(2) Inutile de préciser qu’on peut très rationnellement accepter le pire, et qu’il demeure incontestablement risqué de faire l’exercice de sa liberté. En effet, être libre, c’est risquer des choix pour lesquels il n’existe pas de critères absolus à même d’en révéler la nécessité, car si de tels critères existaient, alors la liberté n’aurait plus aucun sens, ni aucune valeur : « [s]i la liberté n’était qu’adhésion nécessaire à un ordre naturel préalablement donné, elle exclurait toute possibilité de choix » (TA, p. 682). Or, risquer ses choix, c’est accepter l’imprévisibilité des devenirs, embrasser l’incertitude des mondes possibles et la précarité irréductible des résultats : « [l]a seule garantie définitive serait [explique Francis Goyet] le renoncement à tout projet, à tout désir, mais cela reviendrait à une sortie utopique de l’histoire humaine ». Utopique peut-être, mais ô combien espérée par la modernité, cette « sortie » est vue comme un moyen de dépasser à jamais les « destructions ravageuses », de dissoudre les liens pourtant indéfectibles entre « liberté et terreur, entre politique et tragédie ». Face au monde inconnu des possibles, la parole rhétorique des Anciens ne fournit nul critère ultime, mais elle donne des raisons non-contraignantes (bonnes ou mauvaises) qu’il appartient à chacun d’évaluer, de juger, pour justifier son orientation (éthique, politique, philosophique, etc.), et en endosser la responsabilité qui ne cesse de lui incomber en personne.
C’est pourquoi, comme nous le verrons bientôt, nombreux sont ceux qui continuent à rechercher dans la langue et dans ses usages argumentatifs les moyens de palier les (supposés) manques ou les faiblesses inhérentes à l’esprit humain. Qui s’efforcent de mettre à jour des techniques, des procédures capables de prémunir cet esprit imparfait contre ses tentations irrationnelles et pour le protéger des mauvais discours qui le guident vers de mauvais choix. Mais que doit-on comprendre par là ? Que l’homme n’est pas assez libre ou pas assez « mûr » (le mot est de Kant) pour faire usage de sa liberté ? Qu’il faut le protéger contre lui-même et contre les mots, les siens, ceux des autres : en les moralisant, en les rationalisant pour les rendre conforme à un monde idéal ? N’y a-t-il pas un danger funeste dans cette vision des choses, celui d’oublier l’homme tel qu’il est, pour imaginer un homme introuvable : un robot technicien, sans corps ni passions ? Philippe Muray dans son ouvrage sur Céline a d’ailleurs cette très belle phrase, qui servira de fil directeur à la réflexion que je vais mener à présent sur notre époque, laquelle a liquidé, explique-t-il, « toute la littérature, et jusqu’au souvenir même de la liberté » ; une époque qui « veut ignorer que l’Histoire [est] cette somme d’erreurs considérables qui s’appelle la vie, et se berce de l’illusion que l’on peut supprimer l’erreur sans supprimer la vie. »
(3) Si la rhétorique est amorale et que ses mots ne sont pas purs, c’est justement qu’elle ne prend pas parti sachant que rien n’est ultimement indiscutable dans le monde mouvant des choses humaines, que rien ne saurait se soustraire a priori à la critique et contourner l’indispensable effort de justification qui incombe à tout un chacun. Mots impurs, mots injustes, mots racistes, mots fascistes, mots impies, mots indignes… bien sûr, on aimerait pouvoir interdire à certains de prendre la parole, leur envoyer la police des discours et de la pensée – c’est d’ailleurs souvent le bien triste chemin emprunté par nos sociétés anti-agonistiques, sociétés où la liberté s’est peu à peu trouvée amputée de son verbe et de la persuasion au nom de laquelle elle pouvait s’exercer. Mais n’est-ce pas aussi là une façon de se désengager et de refuser l’épreuve forcément risquée (politiquement, socialement, émotionnellement, psychologiquement, etc.) de la contradiction mutuelle ? Une épreuve incertaine, à l’image du monde, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver, parce qu’une adhésion ou un ralliement, malgré tout, est toujours possible, parce qu’on est parfois obligé de se rendre ou de baisser les « armes » face à ces « bons mots » si chers à Goyet.
3. Techniques sans invention

3.1. Une obligation de résultat

Fort des acquis de ce parcours réflexif, je me propose de considérer à présent quelques aspects de la production contemporaine relative à l’argumentation rhétorique. En effet, comme je le soulignais voici déjà plusieurs pages, malgré la rupture paradigmatique que j’ai essayé de rendre manifeste et d’analyser en détail, il n’en demeure pas moins que le mot « rhétorique » continue à être utilisé et convoqué comme si rien (ou presque rien) n’avait changé dans nos relations au discours, nos représentations, nos mentalités ou notre topique depuis Syracuse et l’Athènes antique : « Qu’on le veille ou non [explique Michel Meyer dans un constat qui semble sans appel et, pour tout dire, infalsifiable], la rhétorique s’est insinuée peu à peu dans notre esprit en envahissant le réel quotidien de ses multiples formes, et même de ses contraintes, modifiant nos façons de penser et de déchiffrer la réalité. » Certains auteurs revendiquent ainsi l’héritage d’Aristote (et le citent d’ailleurs abondement) pour construire des édifices théoriques qui, dois-je dire, n’ont plus rien de rhétorique. Et plus qu’un héritage, puisque l’Argumentation contemporaine (avec un grand A) serait l’accomplissement de la rhétorique telle que l’auraient tacitement espérée ses pères fondateurs, mais dont ils n’étaient pas parvenus à mener la théorisation jusqu’au bout. L’Argumentation, ne serait donc jamais qu’une rhétorique enfin dépouillée de sa part coupable, une rhétorique ayant pris conscience des « dommages » qu’elle a causés aux hommes et des âmes qui ont succombé sous ses mots. Elle fournirait ainsi le moyen de protéger le discours contre ses mauvais penchants (la manipulation, la séduction, la violence des mots en général, etc.) ou ses ajouts (l’éloquence, les ornements, les passions, etc.) en pointant du doigt les erreurs, les manques ou les manquements qui le guettent. Sa finalité serait de rendre la réalité en un certain sens calculable en l’enserrant dans des schémas indéfiniment exportables et porteurs de critères évaluatifs fermés. Car, ainsi que le relève Francis Goyet, « [s]i le pathos et l’éloquence sont des rajouts, le mieux est encore de s’en débarrasser. Aucune topique n’est alors nécessaire, il suffit d’un peu de “bon sens”, d’un jugement assez sûr pour atteindre les idées claires et distinctes. Le juge austère l’emporte sur l’Avocat trop bouillant, et inutilement bavard. » D’autres chercheurs, nettement moins nombreux, ont choisi d’adopter une approche dite généalogique dont le but est (1) d’analyser le contexte d’émergence du paradigme rhétorique, et (2) d’interroger les conditions qui rendent possible (ou impossible) son exercice, non d’un point de vue technique (c’est-à-dire externe), mais bien cognitif (interne). Cette approche me paraît particulièrement féconde : (1) en ce qu’elle fait de la démarche rhétorique un événement de la pensée, et non l’application de « façons de faire ou de dire » désincarnées et abstraites, mais aussi (2) parce qu’elle permet de penser d’éventuelles survivances de l’ancien paradigme rhétorique, sous l’aspect de traces résiduelles, sans toutefois se bercer d’illusions et sans s’imaginer que ce paradigme demeure en lui-même applicable par les locuteurs. La spécificité première d’une telle approche (au sein de laquelle je m’inscris à la suite des travaux d’Emmanuelle Danblon, nous l’avons vu) est donc de penser le phénomène rhétorique comme une fonction complexe du langage qui dépasse de loin (cela ne veut pas dire qu’elle l’exclut pour autant) la mobilisation de types d’arguments ou de techniques à même de transformer un discours en acte rhétorique. Une fonction du langage dont le propre est qu’elle soit directement liée à un certain état du monde social et des mentalités, une histoire politique, des institutions de la parole qui fondent sa pratique, ou plus exactement qui lui donnent sens. Par conséquent, au sein du cadre généalogique dont je m’inspire ici, la rhétorique ne peut être déconnectée des hommes qui la vivent et qui en font une ressource majeure de leur rationalité, mais aussi, voire surtout, de leur liberté politique pensée sur un mode critique et oppositionnel. Or, et je me suis efforcé de montrer comment, nos sociétés européennes ont très largement perdu ce rapport essentiel entre le discours et la liberté – par laquelle nous arrêtons des choix raisonnables et « une ligne de conduite » selon l’expression de Perelman. Elles s’en sont éloignées dans la mesure où le rationalisme qui les habitent et qu’elles ont hérité des Modernes espère pouvoir déconnecter radicalement et définitivement ces deux expériences, en coupant la liberté des mots qui permettent de la dire et de l’exercer. Des mots dont les incertitudes et les risques sont devenus inacceptables pour des sociétés qui ont justement placé la prévention des risques et la réduction de l’incertitude au fondement de leurs principes politiques. Toutefois, comme je le soulignais, si le paradigme lui-même demeure globalement impraticable aujourd’hui, cela ne veut pas dire qu’il n’en existe pas des résidus qui perdurent hors de leur contexte initial d’application : je pense ici notamment à la démarche abductive du raisonnement indiciaire ou, plus marginalement, à la phronèsis. Cela ne veut pas dire non plus que la persuasion, et plus encore la recherche de la persuasion, aient disparu ; les locuteurs s’efforcent toujours de se persuader (parfois mutuellement), et il n’est pas rare qu’ils parviennent à leurs fins. En conséquence de quoi, l’activité persuasive peut encore avoir du sens (dans la sphère familiale, politique, judiciaire, académique, etc.) à l’extérieur d’un paradigme rhétorique devenu inintelligible en raison du type de rapports qu’il établissait envers les mots comme envers autrui : il n’y a là nulle contradiction. Cependant, il convient de s’interroger, à cet égard, (1) sur ce que veut dire « persuader », sur la fonction de cette activité de la parole, et donc (2) sur le regard que portent les spécialistes du discours sur celle-ci. En d’autres termes, que peut-on attendre de la persuasion, quel est son rôle social, sa raison d’être hors du paradigme qui l’a vu naître ? Enfin, si nos sociétés se sont progressivement coupées, pour les raisons que nous connaissons à présent, du dispositif agonistique qui structurait l’espace mental et politique des démocraties de l’Antiquité, on ne saurait pour autant affirmer qu’elles se sont pacifiées au point de rendre absolument impossible l’expression de ce qu’on appelle « la polémique ». Cette dernière constitue un type de relation langagière qui conserve des traits (quoique marginaux et très dévalués) de l’ancien dispositif. Des traits que les locuteurs ne peuvent manifestement exploiter sans risquer de se mettre au banc de la société, de devenir atopos et d’être renvoyés à l’insignifiance autant qu’à la bassesse (forcément !) de leurs querelles de mots. Et cela même parce que des hommes censés, des citoyens raisonnables ne devraient se rencontrer pour exposer publiquement leur différend sans s’efforcer de mettre un terme à leur dispute en trouvant un terrain d’accord minimum. Aussi, le bruit de la polémique ne saurait-il perdurer trop longtemps sans constituer un trouble à l’ordre social et à la marche sereine du monde. On n’est finalement jamais loin de se demander, à l’image du jeune Scarmentado de Voltaire, si « les guerres civiles » et les « fureurs » du peuple de France ou de celui d’Angleterre ne sont pas nées de « deux pages de controverses » immodérées et peu indulgentes. Dans nos représentations ordinaires et bien souvent savantes, la polémique constitue toujours quelque chose de plus ou moins « stérile », voire de néfaste, un frein au déploiement de la seine argumentation, ou bien encore une sorte de folklore clownesque qui ne prête pas à conséquence parce que les polémistes, bons camarades, se chamaillent « pour de faux » et donc « pour de rire ». Mais quoi qu’il en soit, elle reste un comportement excessif, inconséquent ou illégitime, une transgression des normes de la bienséance et de la convenance dans la langue dont il faut, autant que possible, limiter les effets négatifs. Ce qui va justement m’intéresser ici, c’est de montrer en quoi ce résidu du paradigme agonistique peut être perçu aujourd’hui comme l’expression même, la quintessence d’une pratique discursive (la rhétorique) systématiquement vouée à l’échec et supposée manifester l’imperméabilité réelle des locuteurs aux propos d’autrui – je pense notamment au récent Dialogues de sourds de Marc Angenot, un texte à la fois brillant (comme l’est son auteur), mais toutefois discutable dans ses postulats comme dans ses analyses. En tout état de cause, et cela manifeste selon moi la rupture de paradigme, la rhétorique (ce qui en porte le nom, du moins) s’est vue progressivement reconstruite, ou plutôt repensée, contre ce qui lui a été arraché, à savoir le processus d’« invention » qui guidait son exercice et l’élevait au rang d’art. C’est justement parce que l’invention nous est devenue impensable en raison de son caractère incertain, que les théoriciens de l’argumentation on fait de la rhétorique une contrée technicienne, et finalement anti-rhétorique. À partir du moment où la langue devient un lieu de production de résultats (accords, ententes, consensus, unions, contrats, etc.) destinés à résorber l’incertitude du monde et à empêcher la persistance du doute, alors la rhétorique ne peut plus être autre chose qu’un simple vecteur, un support permettant de parvenir auxdits résultats, de les accomplir afin d’assurer la continuité de la réalité. Comme nous le verrons, la rhétorique se voit ainsi conçue en fonction d’objectifs matériels supposés la réaliser ou la définir toute entière ; objectifs garants de sa valeur et de son opportunité en démocratie. En conséquence, elle n’existe plus qu’à travers ses succès ou ses échecs, lesquels témoigneraient des bonnes ou des mauvaises techniques qu’elle confère à ses usagers. Parce qu’elle a rendu illégitime la conservation du doute en en faisant un obstacle plutôt que le moteur de la vie sociale et politique, la rupture de paradigme nous a fait oublier que la rhétorique était d’abord une recherche opinative avant d’être une série d’effets accomplis sur le monde et les autres. Il y a peut-être quelque chose d’un peu curieux ou hétérodoxe à soutenir cela, puisque la rhétorique, je l’ai dit, présuppose un goût de la victoire au nom duquel elle s’exerce. En effet, il ne saurait y avoir de recours à la rhétorique sans la volonté première de l’emporter contre un adversaire, d’en terrasser les idées en défendant la valeur éminente des siennes propres. L’efficace du discours, la persuasion donc, est bien l’horizon ultime de la prise de parole rhétorique, ou plus exactement celui de l’orateur : elle constitue l’espoir formé par lui quant au triomphe de son verbe. Mais ce n’est pourtant pas cette efficace finale et espérée qui sert à définir primordialement la rhétorique, ou, devrais-je dire, à en établir une définition satisfaisante. L’équivalence, couramment acceptée aujourd’hui, rhétorique = persuasion est conforme aux exigences technicistes de la raison moderne, à notre façon de penser le monde, d’en baliser le sens pour le rendre prévisible. Cette orientation de l’esprit nous invite à accepter une double affirmation : (1) si la rhétorique ne persuade pas, c’est qu’elle n’est pas conforme à sa définition première, c’est-à-dire à l’efficace qu’on est en droit d’exiger d’elle, et (2) si elle persuade, mais de choses fausses, c’est précisément qu’elle est corrompue, mensongère, immorale, etc. Dans les deux cas, la rhétorique n’est appréhendée qu’au prisme de la persuasion qu’elle produit et qui s’amalgame entièrement avec elle. Or, il s’agit là d’un raccourci au regard de sa fonction initiale, et plus qu’un raccourci, d’un véritable détournement. En effet, comme l’explique très clairement Aristote, la rhétorique n’a pas pour « fonction propre […] de persuader, mais de voir les moyens de persuader que comporte chaque sujet » (Rhétorique, 1355b 9-11). Elle forme, poursuit-il, « la faculté de découvrir spéculativement ce qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader » (1355b 25) : rhétorique = processus de découverte = invention (celle-ci n’est pas seulement la première partie de l’art qui vise à mettre à jour des arguments, à investir des « lieux », une topique, mais son essence, le fondement de sa démarche). La distinction est d’importance, bien qu’elle nous semble aujourd’hui presque anecdotique ; ce serait là une originalité d’Aristote sans conséquence sur la compréhension même de la rhétorique. Si celle-ci avait pour « fonction propre » de persuader, cela voudrait dire qu’elle se définirait à partir de son effet, son résultat, son telos : la persuasion – sur laquelle l’orateur n’a, somme toute, qu’une prise limitée, en ce qu’elle implique une série de facteurs qui dépassent sa compétence personnelle. Un résultat externe, indéterminé et circonstanciel, qui servirait pourtant à discriminer rétrospectivement ce qui est rhétorique et ce qui ne l’est pas, comme s’il y avait dans ce résultat quelque obligation naturelle, comme si lui-même incarnait le sens unique et profond de l’art rhétorique. Dans une optique de pure production, le fait de persuader en vient donc à occulter et à annuler la recherche qui le précède, qui l’habite : le bon orateur et le bon technicien se confondent en un geste qui s’applique à évacuer la contingence et l’incertitude qui lui est inhérente. La rhétorique ne serait alors qu’une simple faculté de reproduire à l’identique des modèles réputés efficaces, et non pas de « découvrir », c’est-à-dire de penser la singularité de chaque occasion de discours pour en faire le lieu privilégié d’exercice de sa liberté et de son audace. Elle serait là, disponible, il n’y aurait qu’à convoquer ses préceptes sans avoir à les réfléchir, pour assurer l’effet persuasif de ses mots. Tout serait si simple ! Or, justement, ça ne l’est pas. La fonction de cet art n’est pas d’abord de produire ou de garantir quelque chose ; elle ne s’épuise pas dans les succès et les échecs de celui qui s’en sert. Son objet n’est nullement la faisabilité du faire, mais l’opportunité du dire, sa pertinence et son adaptation au kairos – cette occasion de prendre la parole. Mais il s’agit là d’une fonction désormais introuvable, dissoute par la modernité dans les certitudes qui tapissent son horizon et son idéal du bien comme du juste.


3.2. La modernité ou l’oubli du précaire

Francis Goyet dans son récent et très riche ouvrage consacré aux Audaces de la prudence montre très bien en quoi la rationalité moderne et mécaniste, la nôtre, celle de l’usine tayloriste ou du chantier naval, considère qu’une « règle », au plein sens du terme, guide forcément vers des résultats sûrs et prévisibles, vers la production de choses identiques, régulières et dépourvues d’aspérités. Une « vraie », une « bonne » règle constitue ici une garantie de résultat : « [a]insi de la fabrication selon les règles du couteau, du navire ou de la maison. L’incertitude est réduite parce qu’on n’est pas dans le domaine des actions mais des objets. [Pour] obtenir tel résultat, il faut employer telle règle, et l’imprévisible peut être réduit à zéro ». Si le résultat demeure incertain, qu’il ne se réalise pas dans les termes fixés au départ, cela témoigne donc de la fausseté de la règle, de son inadaptation à l’objet préconçu : il faut par conséquent corriger ou changer la règle pour assurer la stabilité et la prévisibilité de notre rapport au monde. Du reste, cela suppose de voir le monde comme stable et prévisible, de le dépouiller du « flou » qui pourtant le traverse. Certes, on imagine bien que la fabrication d’un navire ou plus encore d’un avion peut difficilement laisser place à l’incertitude ; la règle, autant que possible, doit y valoir loi. Accepterions-nous de confier, chaque fois, notre vie au hasard, à la roue de la fortune, plutôt que de s’en remettre à une technique éprouvée de longue date et garantie par des calculs scientifiques dotés de certitudes en bonne et due forme ? Bien sûr que non ! Mais qu’en est-il du monde politique, je veux dire du politique au sens large : tout ce qui concerne les « affaires humaines », envisagées comme espace de parole et de décisions ? Pourquoi faudrait-il mener telle réforme, conclure tel accord, s’engager dans tel conflit, appliquer telle peine à tel délit, etc. ? Là, le problème se corse, car nous ne sommes plus dans le domaine des objets, mais bien dans celui des actions – domaine au sein duquel le « mouvant » fait loi. Or, comme le souligne Goyet (après Perelman) donc je reprends et poursuis l’analyse, la rationalité des Modernes, rationalité techniciste, en est venue à absorber les actions (politiques) elles-mêmes dans sa vision du monde en les soumettant à une mécanique supposée inébranlable, celle de l expertise chiffrée : règle ’! certitude ’! résultat assuré ’! monde stabilisé. Le choix se voit réduit à une série de chiffres, de graphiques, qui manifestent une supposée nécessité ou une évidence. Sans doute n était-ce pas pour de mauvaises raisons au début : il s agissait de faire des questions humaines un lieu de certitudes et de prévisions ; de constituer le politique, et partant le discours (public), en objets parmi d’autres, soumis à des règles également imparables dans leurs résultats. Plus besoin d’être vraiment libre, visionnaire, réfléchi, en un mot « intelligent » (au sens fort du terme), quand les mêmes règles produisent les mêmes effets, et que « la rigueur des résultats dépend [exclusivement] de la rigueur des procédures » qui sont mobilisées pour y parvenir (p. 48-49) : à bonne procédure, résultat heureux ! C’est justement ce que souligne Perelman dans ses « Considérations sur la raison pratique », dénonçant ainsi « les philosophes rationalistes depuis Platon jusqu’à Leibniz en passant par saint Thomas, Descartes, Spinoza et Locke » : « Définir la rationalité par la soumission à l’évidence ne présente guère d’inconvénients si le champ de l’évidence s’étend non seulement à la connaissance du vrai, mais aussi à celle du bien, du juste, du beau, et de toutes les valeurs considérées comme absolues. On subordonne alors entièrement le point de vue pratique au théorique, la liberté n’étant qu’adhésion à l’évidence, tout choix, toute délibération n’étant que l’expression de notre ignorance. » Dans une telle conception de la rationalité tournée vers la domination de la nature par la technique (se rendre maître et possesseur de la première par la seconde), le tâtonnement intuitif, le sens du précaire, la conscience de la fragilité, ne sauraient avoir aucune place, sinon celle abandonnée par la science à la littérature pénétrée de ce « flou artistique » (p. 48) qui fait horreur à la modernité. Modernité rationaliste, positiviste, qui « pourchass[e] impitoyablement [dit Perelman] les intuitions incommunicables » de même que « les moyens de preuve autres que l’expérience répétable et le calcul conforme aux règles », niant ainsi « le rôle pratique de la raison. » En effet, quel bénéfice pourrait-on tirer du rétablissement de « l’approximatif » (p. 44), de l’instable, au sein d’un monde et d’une matière (l’humain) dont on veut sans cesse oublier la précarité constitutive ? À l’inverse, pour les Anciens, héritiers d’Aristote, l’« absence de résultats garantis ne signifie pas absence de règles » (p. 48) ; elle n’implique pas non plus que ces règles soient molles ou peu rigoureuses. Adaptées au « mouvant » du monde, ces règles réfléchissent la contingence sans jamais chercher à la dissimuler ; elles ne visent pas à corriger l’esprit mais à l’orienter dans sa recherche, à guider ses pas vers la lumière de ses espérances et de ses idéaux. Ni « normatives », ni « immuables » (p. 46), les règles de l’art sont un point d’appui, tout à la fois stable et fragile, pour permettre le passage à l’acte dans un monde qui toujours demeure ouvert aux possibles. Le projet des Anciens – lesquels savaient, peut-être plus que nous, la valeur profonde du mot « liberté » – repose donc sur l’apprentissage en longue durée d’une aptitude à penser ensemble la règle et la contingence, c’est-à-dire sur l’acquisition de cette capacité exceptionnelle à s’orienter dans l’imprévisible, à avancer au jugé en (se) rendant le monde intelligible sans pour autant le rendre plus certain. Il s’agit pour eux (c’est le sens de la démarche aristotélicienne) d’apprendre à être un « prudent », c’est-à-dire, selon la belle formule de Goyet, d’apprendre à « maîtriser l’immaîtrisable » (p. 44), à tirer quelque ordre du désordre en le réfléchissant. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le monde est « mouvant », ouvert et incertain qu’il faut se laisser abuser par les sirènes du relativisme : toutes les fins et tous les jugements ne sauraient se valoir, au contraire. Face au précaire incompressible, face au doute et au désordre, la prudence (phronèsis), cet état extraordinaire, état « sublime », n’ayons pas peur des mots, apparait ô combien nécessaire aux Anciens pour s’efforcer de se déterminer et de « juger juste » – malgré tout, malgré les risques et les périls qui guettent nos choix et nos décisions qui de toute façon n’ont rien de nécessaire. On comprend mieux à présent pourquoi Aristote propose de penser la rhétorique indépendamment de son résultat escompté et définit celle-ci comme un processus de découverte, une façon de « voir » et même surtout d’apprendre à voir en devenant progressivement un phronimos : un homme capable de prudence dans l’action. Tandis que le résultat, cet horizon d’attente, est toujours hypothétique, la recherche, quant à elle, ne l’est pas : elle seule peut faire l’objet d’un apprentissage, d’une formation théorique et pratique ; elle seule peut être élevée au rang de savoir, en partie transmissible et en partie à inventer. Alors certes, la recherche forcément imprévue dans laquelle l’orateur s’engage est semée d’embuches, mais elle a le mérite d’exister, d’être vécue et éprouvée par un recherchant qui s’efforce, un peu plus à chaque fois, d’avoir prise sur elle. La recherche appartient à l’orateur, elle dépend toute entière de lui, de sa capacité à la conduire, à écouter « l’intuition des intelligibles », à risquer ses choix dans l’« obscurité » (p. 47). En revanche, la persuasion, tout horizon qu’elle soit, ne saurait constituer un guide : elle n’apprend pas à s’orienter dans la contingence, puisqu’elle est un lieu où les techniques sont là, immuables, abstraites, et finalement inapplicables dans un monde où l’instabilité prévaut. La rhétorique a certes des règles, mais elles ne garantissent aucun résultat, et permettent au mieux de l’envisager comme possible. Incontestablement fragile, la recherche rhétorique se travaille au fil des succès et des échecs ; elle ne cesse de les dépasser, afin que chaque nouvelle prise de parole, telle une pierre verbale, soit encore mieux taillée que la précédente : plus belle, plus persuasive, plus opportune. Du coup, l’aspirant orateur n’apprend pas à persuader (à produire des effets), mais à identifier, lorsque l’occasion s’en présente, ce qui pourrait justifier qu’un auditoire déterminé se laisse persuader par la cause qu’il défend – laquelle, tant s’en faut, n’est pas gagnée d’avance. Il apprend donc à inventer et à réfléchir un parcours toujours original, c’est-à-dire à se frayer un chemin parmi les arguments et les mots disponibles, à les sélectionner, à les ciseler, pour que chaque occasion de se défendre et d’accuser, occasion de faire entendre sa voix, soit une occasion d’être libre et d’avoir l’audace de sa liberté. En conséquence, la rhétorique n’est pas l’« art de parler » comme l’écrivait le Père Lamy – cela ne veut bien sûr pas dire qu’il n’y a pas de paroles dans cet art, et surtout des paroles plus puissantes que d’autres, plus persuasives, plus belles aussi –, mais celui de chercher et d’abord de juger ce dont on va parler et ce que l’on va dire. La rhétorique invite à se faire juge de ses propres mots, critique de son discours, et à « voir » celui-ci à travers les yeux de ce contradicteur qu’on espère conquérir, c’est-à-dire persuader. On comprend bien en quoi la recherche persuasive, chaque nouvelle recherche, chaque nouveau jugement, constitue une épreuve inscrite dans un cheminement interminable qui toujours suppose cette présence adverse, qu’il s’agisse d’un opposant contre lequel il faut ferrailler, ou d’abord du « maître » initiateur, dont parle si bien Goyet : « [l]e jugement s’acquiert, mais difficilement, dans le temps long, très long, d’un processus, et sous le regard très critique d’un autre jugement. Ce temps long est incompréhensible aux profanes, qui vivent dans le seul présent ; tout comme la prudentia est incompréhensible » (p. 31). La rhétorique ne consiste nullement à suivre pas à pas, en élève discipliné, les prescriptions argumentatives fixées par d’autres, comme s’il s’agissait de quelque catéchisme à apprendre par cœur puis à appliquer de façon machinale. Le but n’est pas de répéter du même, ni d’accumuler frénétiquement des savoir-faire, mais d’être capable d’inventer du nouveau (nouveaux arguments, nouveaux raisonnements, nouvelles expressions, etc.) pour répondre à la singularité et à l’incertitude de chaque occasion de discours. C’est pourquoi, la rhétorique est une expérience qui se renouvelle dans l’action du verbe adressé ; une expérience au sein laquelle l’orateur, aussi prudent soit-il, ne quitte somme toute jamais son statut d’éternel apprenti. Il y a quelque chose d’unique dans une telle démarche, qui tient à la fois de la quête de sens, du parcours d’obstacles et du jeu de pistes : le but est connu (ou plutôt espéré), mais non le trajet. Ainsi, « [l]e prudent applique des règles singulières à une situation qui ne l’est pas moins, des règles qu’il dégage lui-même et qu’il est le seul à pouvoir appliquer. […] Les règles étant mouvantes dans un monde mouvant, le seul point fixe, le seul phare est la droite fin vers laquelle nous dirige sans faillir la fine pointe du jugement » (p. 56). Jeu de pistes disais-je, art de la navigation plutôt ! La victoire constitue bien ce « point fixe » – selon l’heureuse expression que Francis Goyet emprunte à Jacques Maritain –, cette ligne de mire que l’orateur a dans la tête, et au nom de laquelle il prend la parole pour défendre sa vision du monde, sachant celui-ci ouvert à la décision et le résultat de la recherche rhétorique forcément indéterminé ; sachant aussi qu’il ne peut légitimement se soustraire à la critique et au jugement d’autrui. Goyet nous parle ici d’un prudent idéal, d’un vrai ou grand prudent, celui qui, parvenu à la pleine maîtrise de l’art, est (1) capable d’assurer ses pas, malgré l’incertitude et la singularité du kairos rhétorique, c’est-à-dire (2) d’être le découvreur des règles qu’il suit et dont il éprouve alors la singulière efficacité. Savoir diriger son propre jugement « sans faillir », savoir identifier ce qui est opportun, recevable, persuasif, efficace, argumentable, en avoir l’intuition, la bonne intuition même, celle qui mène à la victoire, et qui permet d’abord d’en réfléchir la possibilité : voilà la direction de l’entreprise prudentielle. Une victoire qui « ne dépend pas des règles préétablies », celles de débutants, « mais d’une règle supérieure » (p. 131), par laquelle le prudent fait acte créateur. Pourtant, cette idée selon laquelle chaque occasion de parole est unique et requiert, en conséquence, une démarche oratoire régulée (au sens fort du terme) par cette unicité, défie notre conception de la règle, nous l’avons dit, mais avant tout notre conception moderne de la rationalité : laquelle pose la nécessaire conjonction, ou mieux l’intrication de la raison et de la certitude, stable, froide, austère (d’où l’opposition toute moderne entre raison et passion, entre raison et intuition, entre raison et art). Derrière cette unicité et la non-reproductibilité de l’action effectuée (c’est d’ailleurs le propre du geste artistique), se cacherait la marque d’un processus rhétorique non seulement antimoderne (irrationnel dans son refus des règles de la science), mais finalement ouvert sur la postmodernité et le relativisme. Si tout est « flou » et incertain, que l’on peut a priori tout dire, qu’aucune règle n’est fixée une fois pour toute, qu’aucun résultat n’est jamais garanti, comment ne pas établir une relation entre persuasion rhétorique et bonne fortune, chance, miracle inconsistant ? Comment ne pas souhaiter enfermer cette entreprise dans un carcan normatif, dans des règles valables à tout coup, lui inventer des trucs et astuces, pour la stabiliser et la rendre enfin conforme aux canons transparents de la modernité ? Or, justement, l’orateur prudent ne s’en remet pas au hasard ou à une illusoire et ridicule « magie » du verbe qui plongerait la persuasion dans l’irrationnel. Que cette dernière ne soit pas assurée en raison de l’incertitude de l’objet sur lequel elle se porte, n’implique aucunement que la démarche oratoire et l’espoir de victoire qui l’anime abandonnent les droits chemins de la raison et renoncent à inventer des règles capables de guider le jugement de leur inventeur. L’incertitude des possibles ne vaut pas irrationalité du trajet qui permet de les déterminer. C’est bien pourquoi la prudence rhétorique constitue une troisième voie face au dogmatisme d’une part, face au relativisme de l’autre, au sein desquels la liberté perd n’a plus aucun sens ni valeur : l’orateur prudent, le phronimos de la parole, est à la recherche des mondes possibles de la persuasion, recherche par laquelle il exerce sa pleine liberté et la met à l’épreuve dans le rapport à cet autre, cet adversaire qui, toujours, est en attente de justifications. Partant, si ce qui persuade rhétoriquement n’est pas n’importe quoi (relativisme), la persuasion n’est pas non plus un produit de la nécessité qui marquerait l’existence d’un chemin absolu et seul acceptable (dogmatisme). Que des discours en tous points contradictoires puissent être également persuasifs ne fait pas de la persuasion une loterie où l’on parle à l’encan ou à la cantonade, en attendant, avec fébrilité, de voir si le résultat suit ; une loterie à laquelle répondrait la stable, et supposée « régulière », Argumentation nourrie des principes rationnels de la modernité. Tout au contraire, la possibilité de victoire propre à des positions clairement antagonistes (possibilité mise à jour et investie, rappelons-le, par les Sophistes) manifeste la radicale ouverture du monde, sa précarité, à laquelle seule peut répondre la liberté laissée à tout un chacun de dire (de persuader) et bien sûr d’adhérer. Rationalité du mouvant, sens de l’incertitude, prudence, hauteur de vue, temps long de l’apprentissage, voilà ce à quoi notre modernité « profane » (pour reprendre l’idée de Goyet) s’est fermée, en prônant le bénéfice de l’immédiateté du rapport au monde, au sein duquel la parole supposée transparente de l’expert fait désormais loi. On comprend ainsi pourquoi la rhétorique, coupée de ses bases et de son esprit, ne signifie, pour nous Modernes, plus rien de concret, ou plus exactement plus rien de rhétorique. Dans nos sociétés où tout doit être décidé « par le tourbillon, par l’agitation bruyante des médias, dans la transparence assimilée à l’immédiateté et l’immédiation » (p. 473), la démarche persuasive n’a plus guère de sens s’étant vue dépouillée de ce « flou » essentiel que la négociation et la recherche égalitariste du commun accord s’efforcent d’évacuer à tout prix. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait plus de flou, ni de mouvant dans notre monde, mais qu’il est devenu impossible de les penser comme ressources fondatrices de la décision, donc de la liberté.


3.3. L’impensé de la persuasion

Nous comprenons à présent pourquoi la rhétorique s’est trouvée non seulement restreinte, mais fondamentalement dénaturée dans l’esprit même de ceux (la plupart du moins) qui s’efforcent aujourd’hui de la penser et de la définir. L’idée de recherche, de processus long, d’apprentissage, de tâtonnement a été purement et simplement liquidée au profit d’une pure réflexion sur les moyens disponibles pour garantir ce qu’on appelle couramment « la persuasion » (sans qu’on sache pour autant vraiment ce que celle-ci recouvre). La rhétorique, telle qu’on la voit décrite aujourd’hui, réduite à n’être plus qu’un ensemble de ressources destinées à générer un résultat, a perdu sa fonction de guide (et de paradigme) qui lui conférait sa valeur pratique éminente. La pratique du discours rhétorique s’épuise désormais tout entière dans le produit fini ou, plus exactement, dans l’effet de ce produit sur le monde : effet qui dissout alors le cheminement par lequel il se dote d’une dimension proprement rhétorique. La démarche intérieure qui faisait du discours un événement foncièrement singulier, une façon non pas de résoudre, mais de réfléchir la contingence pour s’orienter vers le choix le plus opportun, le mieux adapté à l’occasion de parole, n’a plus guère de sens. La finalité de celle-ci se limite alors à restreindre la complexité de la réalité, c’est-à-dire à rendre celle-ci calculable en épuisant l’incertitude qui l’habite, dans l’acte que la parole est censé accomplir sur l’environnement (le monde, les autres). Un acte, c’est-à-dire un fait (visible, identifiable) qui évacue le processus réflexif qui l’a rendu possible et qui toujours précède la mise en discours. Raison pour laquelle le rapport essentiel, fondateur même, entre rhétorique et liberté a été oublié : la liberté est devenue un fait, il semblerait que nous n’ayons plus besoin d’en faire ou d’en renouveler l’expérience, et non un exercice, et surtout par un exercice lié à la parole. Ce qui nous est devenu incompréhensible, c’est finalement, dois-je dire, le fait qu’il puisse y avoir dans la rhétorique quelque chose qui ne relève pas seulement du « comment », mais d’abord du « pourquoi » : pourquoi veut-on persuader ? La question paraît si simple, presque triviale, et la réponse plus simple encore : parce qu’on cherche ou espère toujours faire passer des idées, des décisions, rallier un public à ses vues. La rhétorique serait donc la réponse à un comportement inscrit dans la nature des choses, au fondement de nos comportements sociaux. Or, est-ce vraiment si simple ? Le rapport entre rapport entre rhétorique et persuasion est-il aussi standard qu’il y paraît ? En quoi la définition de la rhétorique s’est trouvé apauvri… Le problème des approches contemporaines de la rhétorique, c’est finalement, me semble-t-il la désinvolture avec laquelle elles traitent cette question fondamentale de la fonction de ce type de discours. Mais finalement qu’est-ce que persuader ? Et force est de constater que les s’y sont cassés les dents d’où la définition tautologique et criculaire : qu’est-ce que la rhétorique ? Qu’est-ce que la persuasion ? Le problème est qu’on est ici guère avancé.

Ni une technique de la belle forme. Je me bornerai ici à exploiter brièvement quelques exemples. Repartons de la définition donnée par Olivier Reboul dans son Introduction à la rhétorique, ce n’est pas le meilleur ouvrage, mais eu égard à son statut (celui d’être publié aux Presses Universitaires de France dans la collection « premier cycle ») et à sa diffusion, il sert de base, bien souvent, à la définition de notre objet d’étude ; . On prend ses définitions pour argent comptant, sans les interroger. Que dit Reboul que la rhétorique c’est l’art de persuader. La définition est belle qu’a-t-on perdu par rapport à aristote ? On a tout perdu dans le raccourci facile, trop facile qui rattache aussi facilement la rhétorique à la persuasion. Non que la persuasion n’ait rien à voir avec la rhétorique, c’est loin d’être le cas, je l’ai montré, et inversement que la rhétorique n’ait rien à voir avec la persuasion, ce n’est pas le cas non plus. Mais n’est-ce pas un peu simple et pauvre de faire ce rapprt entre ‘lun et l’autre comme si c’était aussi facile. Mais d’ailleurs qu’est-ce que la persuasion ? Vouloir centrer la rhétorique sur la persuasion, c’est comme je l’ai montrer sur son résultat, mais surtout sur quelque chose que l’on ne connais pas, très flou…

Reprendre perelman sur la définition de la rhétorique et dire qu’il a de toute évidence était gêné par la relation entre rnhétorique et persuasion.

La rhétorique est définie par rapport au persuasif et la persuasion par rapport à la rhétorique. C’est justement cela que voulait éviter Aristote, et dans lequel notre époque ne cesse de tomber.

En fait l’idée de persuasion ne fait plus sens du tout, on ne sais pas ce que ça veut dire. Ou, plus exactement la persuasion est réduite à une seule chose, l’accord. Puisque, j’ai essayé de le montrer à plusieurs reprises, la rhétorique doit produire de l’accord et qu’elle guide vers la persuasion. Finalement nous ne savons pas vraiment ce qu’est la persuasion, son contenu, ô combien, est flou, on ne sait pas grand-chose sur elle, sinon qu’elle est ce que doit produire la rhétorique.

défend cette thèse de l’inefficacité (« c’est “comme pisser dans un violon” comme le dit trivialement le proverbe », p. 140), et soutient que la persuasion en général constitue, de toute évidence, un phénomène exceptionnel. La parole rhétorique serait, pour lui, presque toujours tenue en échec par l’existence de discordances cognitives insurmontables entre les interlocuteurs. Il s’attaque ainsi à l’idée suivant laquelle les humains « argumentent pour se persuader réciproquement », et affirme que l’observation des situations courantes vient, le plus souvent, réfuter cet axiome jamais interrogé. Il se fonde pour cela sur l’abondance des échanges et des polémiques « où les chances de persuader l’interlocuteur, de modifier son point de vue sont pratiquement nulles » (p. 439). Constat qui l’amène à déplorer l’irrationalité (de la plupart) de nos démarches argumentatives, ou, tout du moins, l’illusion dans laquelle celles-ci prennent leur origine – illusion caractérisée à la fois par le refus d’accepter, dès le départ, l’« échec probable » (et normalement dissuasif) de la prise de parole, et par l’idéalisation d’un « effort de persuasion » obstiné qui nous cache cette réalité flagrante. Pour notre part, nous assumons une analyse très différente de la sienne et partons du principe selon lequel la faiblesse des chances de persuader l’interlocuteur (ce qui ne veut pas dire autrui : Marc Angenot a tendance à négliger la présence cruciale de l’auditoire commun auquel les opposants s’adressent) ne constitue par un motif suffisant pour renoncer à une relation de parole qui dépasse de beaucoup ce seul objectif, et, plus encore, pour taxer l’entreprise d’irrationnelle. Pour qu’il y ait du mérite à la discussion, pour que le combat ait quelque intérêt (à vaincre sans péril…), car ce combat relève aussi du spectacle, il est nécessaire de consentir à mettre en danger sa propre parole et, donc justement, d’accepter que l’opposant soit un opposant, qu’il remplisse (avec les risques que cela comporte pour soi-même) son office de contestation. Selon nous, l’échec de l’échange polémique ne réside pas dans la perpétuation du différend entre les adversaires – de toute façon ils ne sont pas là pour s’entendre, ils doivent forcément s’opposer, c’est l’une des raisons de leur rencontre –, mais au contraire dans l’arrêt de l’échange, dans le refus manifeste de poursuivre la mise en scène d’une opposition présentée comme indissoluble (ce qui pour Angenot, prenant l’exemple de la « Querelle du positivisme » qui voit s’opposer Jürgen Habermas à Hans Albert, constitue, à l’inverse, la seule issue digne d’être empruntée, « la seule chose raisonnable à faire », p. 11).

Centrer sur l’idée de rationalité : la démarche rhétorique n’est pas irrationelle parce que la persuasion n’est pas systématique, et même moins que cela.

La question du comme-si

3.4. De la séduction

Le « séduire », bel ennemi, tellement irrationnel, tellement facile à attaquer. La rhétorique ne peut être séduisante, elle ne peut qu’être fondamentalement rationnelle, fondamentalement elle-même, neutre. Le problème de la séduction pénètre ; Nous savons pourquoi, je l’ai montré quelques pages plus haut. Idéologie, séduction, massacres. Le fait qu’il puisse y avoir quelque chose d’irrésistible, que. Philippe Breton, mais aussi Christian Plantin sur la question des passions collectives ; Une bonne rhétorique a renoncé aux passions et aux émotions collectives.

3.5. Le carcan normatif de l’Argumentation

 Qu’il s’agisse alors d’un témoignage (qu’on peut entendre ou lire) ou d’un objet (qu’on peut voir, examiner, toucher).
 Soulignons toutefois que l’usage, l’interprétation et l’insertion des preuves « extra-techniques » au sein du discours relèvent évidemment de la « technique » de l’orateur, c’est-à-dire de la rhétorique. Le fait de s’appuyer sur le récit d’un témoin, sa déposition, ou sur la description de l’arme d’un crime, constitue bien un acte technique, mais le récit du témoin et l’arme du crime n’en demeurent pas moins toujours des preuves impersonnelles, déjà-là, susceptibles d’être convoquées par n’importe qui.
 Eugene Garver, « La découverte de l’èthos chez Aristote », dans François Cornilliat et Richard Lockwood (éd.), Èthos et pathos – Le statut du sujet rhétorique, Actes du Colloque international de Saint-Denis (17-21 juin 1997), Paris, Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance (n° 21) », 2000, p. 24.
 Ibid., p. 23. On considérera également la position de Perelman qui oppose le raisonnable au rationnel afin de penser la dimension fondamentalement pratique de la rhétorique. Il insiste alors « sur le fait que si le rationnel est lié à l’idée de vérité, donc d’unicité, il n’en est pas de même du raisonnable, qui est une notion […] socialement conditionnée, et qui ne mène pas à une solution unique, mais à une pluralité de solutions acceptables dans un milieu donné. » Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », dans Éthique et droit, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1990, p. 285-297, ici p. 292. La question est à l’origine abordée dans : Chaïm Perelman, « The Rational and the Reasonable », dans Theodore F. Geraets (éd.), Rationality Today, Ottawa, Éd. de l’Université d’Ottawa, 1979, p. 213-219.
 Voir François Ost, Le temps du droit, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 27-28 (cité par Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 146).
 Sur le dévoiement de la notion de « technique » (ce qui est inévitable lorsqu’elle se voit coupée de son pendant, à savoir l’« invention »), je me permets de renvoyer à un exemple concret : Romain Laufer, « Actualité de l’empire rhétorique : histoire, droit, marketing », dans Guy Haarscher (éd.), Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 77-108. Pour Romain Laufer, le spécialiste de l’art moderne de la persuasion est un « technicien », un « technologue ».
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 19.
 Ibid.
 Ibid., p. 18.
 On pensera notamment à l’intéressant avant-propos que donnent Jean Bazin et Alban Bensa à leur traduction de Jack Goody, La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1995 [1977]) : « Le texte écrit est par lui-même générateur d’une conscience plus aiguë des structures du langage tant syntaxiques (ou grammaticales) que sémantiques (ou catégoriels). […] L’écriture accroît aussi les possibilités de jeu sur les éléments de la langue, sur les lettres […] mais surtout sur les mots. L’écriture ne reproduit pas seulement le flux de la parole, elle en permet la dissection. […] Avec l’écriture s’instaure nécessairement, à distance de la parole, un lieu d’où peut être apprécié sa conformité : règles du bien-parler (grammaire), du bien-penser (logique), modèle du beau discours (rhétorique), texte de la prière ou de la poésie récitée […] » (p. 10, 13).
 À ce titre je renvoie directement à Jack Goody (en particulier au chap. 3 : « Écriture, esprit critique et progrès de la connaissance », ibid.) : « [L]’écriture, surtout l’écriture alphabétique, rendit possible une nouvelle façon d’examiner le discours grâce à la forme semi-permanente qu’elle donnait au message oral. Ce moyen d’inspection du discours permit d’accroître le champ de l’activité critique, favorisa la rationalité, l’attitude sceptique, la pensée logique […]. Les possibilités de l’esprit critique s’accrurent du fait que le discours se trouvait ainsi déployé devant les yeux ; simultanément s’accrut la possibilité d’accumuler des connaissances, en particulier des connaissances abstraites, parce que l’écriture modifiait la nature de la communication en l’étendant au-delà du simple contact personnel et transformait les conditions de stockage de l’information ; ainsi fut rendu accessible à ceux qui savaient lire un champ intellectuel plus étendu. [Tout cela a] permis à l’homme de prendre du recul par rapport à sa création et de l’examiner de manière plus abstraite, plus générale, plus “rationnelle” » (p. 86-87).
 Voir : Eugene Garver, Aristotle’s Rhetoric. An Art of Character, Chicago – Londres, The University of Chicago Press, 1994.

 La rhétorique n’a jamais cessé d’y être professée (que ce soit dans les départements d’anglais, de philosophie ou de sciences du discours et de la communication) ; elle n’a pas subi le discrédit politique qu’on lui a connu en Europe et est liée, bien plus que chez nous, à la vie mentale et aux structures de la société. La rhétorique n’y a pas forcément une position académique stable ou univoque (comme l’indiquent les revendications diverses sur son enseignement), mais elle est ressentie comme vécue et actuelle. (Voir par exemple : Christian Plantin, Essais sur l’argumentation – Introduction à l’étude linguistique de la parole argumentative, Paris, Éd. Kimé, coll. « Argumentation et sciences du langage », 1990, p. 53 et suivantes). On soulignera toutefois que de ce morcellement disciplinaire naît, à l’évidence, une imprécision définitionnelle et un trouble quant à son objet réel, ce dont témoignent ces quelques exemples tirés de la vaste littérature produite outre-Atlantique : Ronald Schleifer, Rhetoric and death: the language of modernism and postmoderme discourse theory, Urbana – Chicago, University of Illinois Press, 1990 ; Stephen Doheny-Farina, Rhetoric, innovation, technology: case studies of technical communication in technology transfers, Cambridge, MIT Press, 1992 ; David S. Kaufer et Brian S. Butler, Rhetoric and the Arts of Design, Mahwah, Lawrence Erlbaum Associates Inc., 1996 ; Barry Brummett, Rhetoric in popular culture, Thousand Oaks, Sage Publ., 2006… sans parler des innombrables rhétoriques de la musique, de la peinture, de la cuisine, du corps, du féminisme, etc.
 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, La Nouvelle Rhétorique – Traité de l’Argumentation, Paris, PUF, 1958, 2 vol. [5e éd., Éd. de l’Université de Bruxelles, 2000]. À partir de la deuxième édition du texte (en 1970) les deux parties du titre se trouvent inversées. Je citerai à présent le Traité (TA) dans sa cinquième édition.
 Stephen E. Toulmin, The Uses of Argument, Cambridge, Cambridge University Press, 1958.
 Chaïm Perelman, « Justice et justification », dans Éthique et droit, op. cit., p. 218-248, ici p. 225.
 Ibid., p. 224.
 Déjà dans un article paru en juillet 1951 dans Ethics (sous le titre : « Acts and person in argument ») Perelman et Olbrechts-Tyteca annonçaient cette ambition sans ambiguïté : « Nous avons donné le nom de rhétorique à la discipline que nous proposons ainsi de faire revivre, parce que nous nous sommes rapidement rendu compte que, tout au moins dans l’Antiquité grecque, et particulièrement chez Aristote, la rhétorique avait précisément pour objet l’étude de ces techniques d’argumentation non contraignantes, ayant pour but d’étayer des jugements et, par là, de gagner ou de renforcer l’assentiment des esprits » (repris en français dans Chaïm Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, p. 257-293, ici p. 258).
 Ce qui n’est, je pense, pas très étonnant car notre topique, elle, n’a pas changé, j’aurai tout loisir d’y revenir. Nos lieux communs sont donc toujours aussi négatifs à son égard.
 Michel Meyer dans Qu’est-ce que l’argumentation ? (Paris, Vrin, coll. « Chemins philosophiques », 2005, p. 9) attribue à Lucie Olbrechts-Tyteca un rôle subalterne en la traitant littéralement entre parenthèses par rapport à Perelman, le seul véritable (l’unique) auteur du Traité : d’ailleurs sur la couverture son nom n’apparaît-il pas avant celui de Lucie Olbrechts-Tyteca pourtant première dans l’ordre alphabétique ? C’est la position également défendue par Noemi Mattis Perelman, la fille de Chaïm. Il ne m’appartient pas ici de solder le différend entre les « pro- » et les « anti- » Olbrechts-Tyteca, ceux qui voient en elle une stricte pourvoyeuse de citations, d’exemples, une rédactrice de fiches, et ceux qui regrettent amèrement que sa valeur scientifique soit si largement sous évaluée (à ce propos voir par exemple : Barbara Warnick, « Lucie Olbrechts-Tyteca’s Contribution to The New Rhetoric », dans Molly Meijer Wertheimer (éd.), Listening to Their Voices: The Rhetorical Activities of Historical Women, Columbia, SC, University of South Carolina Press, p. 69-85, et tout récemment David A. Frank et Michelle Bolduc, « Lucie Olbrechts-Tyteca’s New Rhetoric », Quarterly Journal of Speech, vol. 96, Issue 2, May 2010, p. 141-163 (ce dernier article fait parfaitement le point sur la question. On regrettera néanmoins que ses auteurs ne s’appuient que sur deux entretiens : l’un avec Noemi Mattis Perelman, l’autre avec Michel Meyer, et sur deux lettres échangées avec Ray Dearin). Par ailleurs, concernant le rôle proéminant accordé à Perelman dans les études nord-américaines et européennes, on pourra se référer également à : James L. Golden et Joseph L. Pilotta (éd.), Practical Reasoning in Humans Affaires: Studies in Honor of Chaïm Perelman, Dordrecht – Boston, D. Reidel Pub. Co., 1986, de même qu’à Ray D. Dearing (éd.), The New Rhetoric of Chaïm Perelman: Statement & Response, Laham, Université Press of America, 1989). Il apparaît toutefois à la lecture de la correspondance perelmanienne (non publiée à ce jour) que le rôle de Lucie Olbrechts-Tyteca a été tout a fait substantiel, Chaïm Perelman n’en fait d’ailleurs aucun mystère auprès de ses collègues et amis (je renvoie par exemple aux lettres échangées avec Ray Dearin en mai 1969 et reprises par Frank et Bolduc dans leur article, p. 149). Perelman lui reconnaît (bien qu’elle ne soit pas philosophe…) une place de choix dans la structuration du plan (l’élaboration de la trame théorique du volume), l’organisation des idées, et (bien sûr) la collection des exemples littéraires (dont l’ouvrage est richement pourvu), même si lui-même, assure-t-il (et sans doute est-ce vrai), a très largement pris en charge l’écriture du Traité dans sa version finale « suite à une rédaction antérieure de » Lucie Olbrechts-Tyteca (lettre du 2 août 1973 adressée par Perelman à Letizia Gianformaggio).
 On pourra se reporter (1) à l’article de Marc Dominicy : « Perelman und die Brüsseler Schule », dans Josef Kopperschmidt (éd.), Die neue Rhetorik : Studien zu Chaïm Perelman, Munich, Fink, 2006, p. 73-134 (version française en ligne sur : http://www.philodroit.be/IMG/pdf/Marc_Dominicy_Article_Perelman.pdf), et (2) à l’analyse comparée des trajectoires académiques respectives de Chaïm Perelman et de Lucie Olbrechts-Tyteca avant l’entreprise du Traité dans David A. Frank et Michelle Bolduc, « Lucie Olbrechts-Tyteca’s New Rhetoric », art. cit., p. 144-149.
 Chaïm Perelman, né à Varsovie en 1912 y retournera durant l’année universitaire 1936-1937 pour suivre les enseignements de Jan Lukasiewicz et Tadeusz Kotarbinski, avec qui il entretiendra une riche correspondance, conservée notamment à l’Université Libre de Bruxelles. Toutefois, je tiens à souligner que Perelman, bien que d’origines polonaises, s’est toujours considéré comme un philosophe (et logicien) belge. Arrivé en Belgique en 1925, c’est-à-dire encore très jeune, il y a été formé (dès 1929) à l’Université Libre de Bruxelles, tout particulièrement par ses « maîtres » Eugène Dupréel et Marcel Barzin, il y a défendu ses thèses de Doctorat, d’abord en droit (1934), puis en philosophie (1936), il y a enseigné comme Assistant à partir de 1938, puis comme Professeur ordinaire au sortir de la guerre, etc. Je m’appuie, à ce sujet, sur une lettre datée du 2 septembre 1970 et adressée à Antonio Pieretti de l’Université de Pérouse.
 Lucien Steinberg, Le Comité de Défense des Juifs en Belgique : 1942-1944, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1973.
 Pour disposer d’éléments concernant la vie et l’influence de Perelman on pourra se référer à : (1) Guy Haarscher (éd.), Chaïm Perelman et la pensée contemporaine, op. cit., (2) Marc Dominicy, « Perelman und die Brüsseler Schule », art. cit., (3) Alan G. Gross et Ray D. Dearin, Chaïm Perelman, Albany, State University of New York Press, 2003. Soulignons, à ce titre, que Perelman participe en 1948, avec Richard McKeon – professeur de rhétorique à l’Université de Chicago – à un comité constitué par l’UNESCO pour penser et établir les bases philosophiques des droits de l’Homme et de la démocratie. Il s’agit là d’un signe incontestable de sa réputation internationale dans l’immédiat après-guerre.
 Rappelons-nous que Perelman dispose d’un organe scientifique d’excellente notoriété qui lui confère une place de choix dans le champ intellectuel : à savoir la fameuse Revue internationale de philosophie (fondée en 1938), et qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1984.
 Perelman estimait d’ailleurs que la rhétorique était de toutes les discipline et non pas d’une seule (on se souviendra par exemple qu’à l’Université libre de Bruxelles, il l’enseignait indifféremment dans les Facultés de philosophie, de droit et de médecine…).
 Georges Bastide, Traité de l’action morale, Paris, PUF, coll. « Logos », 2 vol., 1961 ; Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, coll. « Les grands penseurs », 1962 ; Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris, Vrin, 1962 ; André Jacob (éd.), 100 points de vue sur le Langage, Paris, Klincksieck, 1969.
 Jean-Baptiste Fages, Le structuralisme en procès, Paris, Éd. Privat, coll. « Regard », 1968.
 Voir le très beau compte-rendu que donne Vernant au Traité de l’Argumentation dans le Journal de Psychologie normale et pathologique (vol. 62, n°4, 1965, p. 485-487). Vernant souligne l’originalité de l’entreprise de Perelman et Olbrechts-Tyteca et montre combien celle-ci constitue « une rupture avec la conception de la raison et du raisonnement qui domine la pensée philosophique occidentale des trois derniers siècles » (p. 485). Il souligne alors en quoi les auteurs du Traité élargissent considérablement « le domaine du rationnel » pour permettre de penser l’unité « des facultés de l’esprit », ainsi que le libre exercice du « choix raisonnable » (p. 486-487).
 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966. L’« Appendice II », écrit en juin 1961, et proposé à la fin de ce volume (p. 889-892), reprend une intervention donnée par Lacan devant la « Société de philosophie » le 23 avril [et non pas juin comme l’indique Lacan] 1960, en réponse à une communication de Perelman, et pour discuter ses travaux sur la théorie de la métaphore (notamment les pages du Traité qui lui sont consacrées). On apprend à l’occasion de cet appendice que Lacan diffuse les idées et les ouvrages de Perelman auprès de ses élèves qui « y reconnaissent le bain même où [il] les mets » (p. 889). Pour avoir le point de vue et la reprise de Perelman, je renvoie à : Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 155-157.
 Comme le laisse penser Antoine Compagnon dans son article sur « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle » (dans Marc Fumaroli (dir.), Histoire de la Rhétorique dans l’Europe moderne : 1450-1950, Paris, P.U.F., 1999, p. 1278-1279) : « [L]a rhétorique du philosophe belge Chaïm Perelman […] doit surtout être mentionnée en raison de ses applications au droit ». Le jugement est sans appel, la contribution de Perelman demeure, pour Compagnon, très limitée, pour ne pas dire anecdotique. D’ailleurs dans cet article de vingt-deux pages, il ne consacre qu’un paragraphe à Perelman, contre près de deux pages à Roland Barthes. Cette récriture de l’histoire de « la rhétorique au XXe siècle » me paraît pour le moins orientée, et ne rend pas justice à l’apport inaugural du « philosophe belge ». Toutefois, quelques pages plus loin, Marc Fumaroli (dans sa « Postface. Aujourd’hui : facettes d’une renaissance de la rhétorique », p. 1283-1296) revient sur l’indéniable importance de l’apport perelmanien.
 Outre la réflexion de Paulhan que j’évoque dans la note suivante (réflexion qui tient une place particulière dans le projet formé par Perelman et Olbrechts-Tyteca), je peux difficilement passer sous silence l’existence de deux textes initiateurs, deux monuments, celui de Ernst Robert Curtius (Europäische Literatur und lateinisches Mittlelalter, 1948, 1re trad. franç., 1956), et celui de Heinrich Lausberg (Handbuch der literarischen Rhetorik. Eine Grundlegung der Litteraturwissenschaft, 1960, non traduit en français ; cet ouvrage est précédé en 1949 des Elemente der Literarischen Rhetorik), toutefois leur impact, en matière de rhétorique, est d’abord notable pour les études d’histoire ou de critique littéraires. En outre, leur usage et leur accès (en raison de la langue notamment, au moins pour le second) demeurent plus malaisés que ceux du Traité. Lequel se présente justement comme un « traité », héritier d’une tradition qu’il s’efforce, dans un élan programmatique, de réhabiliter pour penser et comprendre notre rapport au monde, à la liberté, à la démocratie. En d’autres termes, Perelman et Olbrechts-Tyteca ont tracé une sorte de chemin intellectuel, et posé les jalons d’une véritable démarche réflexive.
 J’attribue ici une place symbolique au Traité eu égard à sa diffusion et à sa forme éditoriale, mais il ne faut pas oublier que Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient fait paraître, dès 1952, Rhétorique et Philosophie. Pour une théorie de l’argumentation en philosophie (Préface d’Émile Bréhier, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine ») qui constitue un recueil de huit articles publiés entre 1948 et 1952, soit ensemble, soit par Perelman comme seul auteur. Ce dernier volume leur a d’ailleurs permis, avant le Traité, de montrer l’unité des propositions théoriques (sur l’auditoire universel ou la preuve) qui serviront de base à leur œuvre commune, laquelle vise bien au-delà, nous l’avons vu, du champ philosophique. Précisons ici que le Traité (son projet du moins) prend naissance, lors d’un dîner, environ dix années avant sa publication (Perelman et Olbrechts-Tyteca avaient même pensé, un temps, que l’ouvrage paraîtrait avant, vers 1955 sans doute, comme j’ai pu en trouver mention dans la correspondance perelmanienne). En outre, relevons que la lecture des Fleurs de Tarbes (de Jean Paulhan, paru en 1941) – texte auquel Olbrechts-Tyteca et (à sa suite) Perelman portent un intérêt manifeste, lui conférant une fonction initiatrice – a considérablement influencé leurs premières réflexions rhétoriques, c’est-à-dire, en fait, le « tournant rhétorique » qui s’opère dans leurs travaux à la fin des années quarante. Avec Les Fleurs de Tarbes, Paulhan fait véritablement œuvre fondatrice, en ce qu’il propose de réhabiliter l’approche rhétorique en littérature. Il s’interroge alors sur le soupçon nourri contre la rhétorique, le mot, la forme, l’habileté, l’intelligence, le savoir-faire (accusés de manifester quelque défaut conviction) et partant sur le prima de l’idée et de l’esprit : autant de questions qui constitueront, avec la critique radicale de la tradition cartésienne, un point de départ aux thèses du Traité.
 Je dois faire crédit à Michel Meyer (malgré la distance critique que je prends à l’égard de ses théories, lesquelles ne rendent pas forcément justice à l’œuvre de son ancien « maître ») d’avoir bien mis en évidence l’apport considérable de Perelman, apport qui « constitue [souligne-t-il] un renouvellement majeur de la discipline, une nouvelle façon de comprendre la rhétorique, sa nature et sa mission. On le lira dans les siècles à venir comme on lit encore Cicéron ou Quintilien, alors même que d’autres, dont probablement l’auteur de ces lignes, auront rejoint les poussières des bibliographies savantes […]. Car Perelman est le premier depuis plusieurs siècles à avoir redonné toutes ses lettres de noblesse à la rhétorique. […] Pour lui, la rhétorique est la raison telle qu’elle est à l’œuvre lorsqu’elle échappe aux systèmes formels de la science, telle qu’elle échappe à l’idéal logiciste que l’on a cherché à plaquer sur la langue ordinaire au nom d’une univocité dont sa richesse se joue toujours. » Michel Meyer, « Les rhétoriques du XXe siècle », dans Michel Meyer (dir.), Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio – Essais », 1999, p. 247-329, ici p. 259-260.
 Paul Ricœur, « Rhétorique, poétique, herméneutique », dans Michel Meyer (éd.), De la métaphysique à la rhétorique. Essais la mémoire de Chaïm Perelman, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1986, p. 143-155. Ricœur, qui reprend la vieille et interminable rengaine anti-rhétorique, tout en la modérant un peu, ne manque pas de relever le danger que représente la transformation toujours possible de l’art de plaire en art de séduire et de tromper (qui porte alors « la violence du discours », p. 146) ; c’est-à-dire la mutation de la persuasion en manipulation – l’attaque n’a finalement pas beaucoup évoluée depuis la violence dénonciation platonicienne. Ricœur reproche d’ailleurs à Perelman d’avoir fait, dans toute son œuvre, de la philosophie une branche de la rhétorique, alors que, dans son esprit, la philosophie transcende cette dernière ; elle la dépasser de part en part en raison de l’honnêteté fondamentale qui n’anime. Pour lui, la philosophie se consacre ou, du moins, devrait se consacrer toute entière, et de façon purement désintéressée, à la recherche de la Vérité, sans jamais chercher à plaire et donc sans risquer de tromper. On se reportera également à Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 147-150. Ces pages reprennent l’échange qu’ont eu Ricœur et Perelman à la suite de l’intervention de ce dernier devant la « Société de Philosophie », le 23 avril 1960. Ricœur estime que les thèses de son interlocuteur introduisent un nouveau formalisme, celui du « probable », et craint alors « qu’on ne tue la philosophie [en la définissant] seulement par un formalisme de l’argumentation », alors même que le philosophe se définit par « la qualité de ses questions » et non par l’argumentation qu’il déploie (p. 147-148). Ce à quoi Perelman répond que sa « théorie de l’argumentation » vise de façon primordiale la prise de décision dans « des situations où le raisonnement formel est insuffisant » (p. 150).
 Roland Barthes (j’ai relevé deux occurrences dans son « Aide-mémoire ») et les tenants du Groupe ¼ (trois occurrences dans leur Rhétorique générale) le citent (ils ne peuvent ignorer ou laisser totalement dans l ombre un texte déjà fort connu, comme je le précise dans la note suivante), bien que la référence soit réduite, de part et d’autre, à un état plus ou moins anecdotique, comme si l’apport du Traité se réduisait à des points de détail, comme si la parenté était lointaine et (presque) exotique. La référence semble donc expédiée pour ne plus avoir à y revenir : l’originalité et la primauté chronologique (ne l’oublions pas) du travail de Perelman et Olbrechts-Tyteca (lesquels commencent leur enquête vers 1948) paraissent mettre mal à l’aise tout spécialement dans les rangs de la « Nouvelle critique ».
 Il est sans aucun doute erroné de dire, comme le fait Olivier Reboul (dans son Introduction à la rhétorique. Théorie et pratique, Paris, PUF, coll. « Premier Cycle », 2001 [1991]), qu’« [e]n France, le Traité de l’argumentation fut ignoré des milieux littéraires, fermés à tout ce qui n’est pas stylistique, et même des milieux philosophiques, tant l’idée d’une troisième voie entre la logique formelle et l’absence de logique était étrangère à la culture de l’époque. […] La pensée de Perelman ne perça vraiment qu’à la fin des années soixante-dix » (p. 98). Or, le Traité est indéniablement connu et discuté dès les premières années de sa parution, notamment chez les philosophes et les juristes (Perelman correspond très régulièrement avec Raymond Ruyer, Paul de Loye, Georges Kalinowski, Henry Johnstone Jr., Antonio Pieretti, Lucien Goldmann, Michel Villey, etc.), mais aussi, même si c’est plus modeste, chez les « littéraires » (je pense, par exemple, à Jean-Paul Weber), que ce soit en France ou à l’étranger (Italie, États-Unis, Grande-Bretagne, etc.). Dans un compte-rendu du XIIe Congrès International de Philosophie (qui s’est tenu à Venise en 1958 avec deux mille participants) rédigé par Gaston Isaye pour la Revue Philosophique de Louvain (vol. 56, n° 52, 1958, p. 694-705), celui-ci souligne l’importance du Traité « que les Congressistes connaissaient déjà » et dont plusieurs avaient fait le cœur de leur intervention. Assurément, les thèses que défendent Perelman et Olbrechts-Tyteca demeurent controversées et sujettes à polémiques philosophiques, mais elles ne restent pas lettres mortes de 1958 à la fin des années soixante-dix, comme le laisse injustement entendre Reboul. Perelman n’est déjà plus un inconnu lorsque le Traité paraît, celui-ci ne reste donc pas dans l’ombre ! Dans la même veine, Marc Angenot à l’occasion de son récent Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique (Paris, Éd. des Mille et Une nuits, coll. « Essai », 2008) note que l’« œuvre de Perelman n’a cessé de croître en importance. Il est beaucoup plus cité aujourd’hui que du temps où j’étais étudiant [dans les années 60-67] », écrit-il (p. 99). Là encore, je pense qu’il ne faut pas se laisser abuser, ni se méprendre sur notre histoire intellectuelle dont les réécritures propagent sans cesse des idées fausses. (1) Le nombre d’ouvrages consacrés à Perelman (ceux de Meyer, Lempereur, Bosco, Koren et Amossy, Maneli, Vannier, et d’autres ; Angenot en dresse une petite liste) a très nettement progressé depuis une quinzaine d’années. C’est un fait, il ne s’agit pas de le démentir. (2) Pour autant, peut-on tirer de cette constatation une conclusion quant à l’importance prise par l’œuvre de Perelman dans la pensée contemporaine ? La masse des publications signale-t-elle vraiment une plus grande pénétration des idées du Traité et des travaux de Perelman ? Personnellement, j’en doute ; je dirais même que l’importance de celui-ci a régressé depuis sa mort, et cela malgré le nombre croissant d’études à son sujet (dont le niveau reste, somme toute, assez inégal). (3) On a tendance à oublier qu’au cours de la vingtaine d’années qui suit la publication du Traité, Perelman n’a cessé, comme je l’ai dit, de dialoguer et d’échanger des idées, des lettres, des textes, avec les plus grands intellectuels du temps : ceux qui ont incontestablement compté dans l’histoire de la pensée occidentale (entre 1960 et 1980). Les thèses du Traité font donc, très tôt, l’objet de vraies discussions avec des penseurs de premier ordre. Le grand public cultivé et le public étudiant (je pense à tous ceux qui ont suivi ses enseignements à l’Université Libre de Bruxelles) n’avait sans doute pas connaissance de cette situation et de la position centrale de Perelman dans le champ intellectuel d’alors : c’est pourtant un fait essentiel pour relire et comprendre dans le temps long l’apport et l’influence de l’œuvre perelmanienne.
 Je me permets, à ce titre, de citer Perelman lui-même dans une lettre datée du 2 août 1973 et adressée à Letizia Gianformaggio, laquelle venait tout juste de faire paraître une étude consacrée à ses idées (Gli argomenti di Perelman : dalla neutralita dello scienziato all'imparzialita del giudice, Milano, Edizione di Comunita, 1973), étude qu’il commente et dont corrige ou complète plusieurs points : « Les personnes qui ont accepté les thèses fondamentales de la Théorie de l’Argumentation sont des partisans du droit naturel tel que Villey, [des] communistes tels que [Henri] Buch et [Jerzy] Wroblewski, et un gauchiste tel que [Georges] Miedzianagora. La seule note commune c’est l’oposition au positivisme formaliste que des communistes considèrent comme une doctrine bourgeoise. […] D’ailleurs, plusieurs positivistes qui ont changé sous l’influence de mes idées : il suffit de mentionner en outre Bobbio, [Hans] Kelsen et [Alfred J.] Ayer ».
 L’idée de « renouveau » ou de « réhabilitation » n’a de pertinence que dans la mesure où la période précédente manifeste une déchéance, un désaveu ou un déclassement perçus et vécus comme tels. Or, si la France n’a pas été le seul pays d’Europe à connaître un abandon de l’enseignement de la rhétorique (tant s’en faut, le phénomène est généralisé), c’est en France que cet abandon a été le plus radical, le plus violent (l’esprit cartésien, le positivisme y sont peut être plus fort qu’ailleurs) et qu’il a si profondément marqué les consciences.
 L’intitulé de son texte est à la fois juste et injuste. D’une part, il est vrai qu’il n’existe, à l’époque, aucun livre ou manuel qui propose un panorama « chronologique et systématique » de la rhétorique antique et classique. C’est un fait. En conséquence, son texte constitue bien un « Aide-mémoire » qui permet de combler un manque réel. En même temps, Barthes semble oublier un peu vite qu’il existe le Traité de Perelman et Olbrechts-Tyteca, et ne rend guère justice à la primauté de ce dernier par rapport à son propre article (intéressant et bien fait, il ne s’agit pas d’en douter) dont un grand nombre d’entrées (surtout dans la section consacrée au « Réseau » : genres, lieux communs, ordre du discours, schèmes argumentatifs, etc.) recoupent des développements importants de l’ouvrage publié en 1958 (et auquel il est marginalement fait référence à la p. 191). Ouvrage qui, à l’époque – n’en déplaise à certains – est déjà « reçu » en France chez les philosophes comme chez les « littéraires » – bien que ceux-ci voient sans doute dans ce texte une sorte de concurrence liée à la distance disciplinaire. Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide mémoire », dans Communications, n° 16, 1970, p. 172-223. Voir à ce sujet : Christelle Reggiani, L’éloquence du roman, op. cit., p. 54-57.
 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide mémoire », art. cit., p. 174.
 Christelle Reggiani, L’éloquence du roman, op. cit., p. 56.
 Ibid., p. 55.
 Gérard Genette, « Rhétorique restreinte », dans Communications, n° 16, 1970, p. 158-171, îci p. 158.
 Gérard Genette, « Enseignement et rhétorique au XXe siècle », dans Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1966, vol. 21, n° 2, p. 292-305.
 Françoise Douay, « Non, la rhétorique française, au XVIIIe, n’est pas “restreinte” aux tropes », dans Histoire, Épistémologie, Langage, vol. II, n°1, 1990, p. 123-132.
 Áron Kibédi-Varga, Rhétorique et littérature. Études de structures classiques, Paris, Klincksieck, Série littérature 4, 2002 [1970], p. 16-17.
 Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1975, p. 14.
 « Ce que les derniers traités de rhétorique nous offrent, c’est, selon l’heureuse expression de G. Genette, une “rhétorique restreinte” d’abord à la théorie de l’élocution, puis à la théorie des tropes. L’histoire de la rhétorique, c’est l’histoire de la peau de chagrin », ibid., p. 13.
 Je simplifie un peu, mais le propos n’est vraiment pas très différent.
 Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2002 [1977], p. 15.
 Ibid.
 Jean-Marie Klinkenberg, Le Sens rhétorique. Essais de sémantique littéraire, Toronto – Bruxelles, Éd. du GREF – Éd. Les Éperonniers, 1990, p. 46. Voir également Jean-Marie Klinkenberg, « La rhétorique dans la sémiotique : la composante créative du système », dans Sémir Badir et Jean-Marie Klinkenberg (dir.), Figures de la figure. Sémiotique et rhétorique générale, Limoge, Pulim, 2008, p. 41-42.
 Ibid., p. 45-46.
 Ibid., p. 47.
 Antoine Compagnon, « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle », art. cit., p. 1261.
 Marc Fumaroli, « Aujourd’hui : facettes d’une renaissance de la rhétorique », art. cit., p. 1296.
 Bertrand Buffon, La parole persuasive. Théorie et pratique de l’argumentation rhétorique, Paris, PUF, coll. « L’interrogation philosophique », 2002, p. 48.
 L’article de Pierre Kuentz publié dans le n° 16 de Communications (« La “rhétorique” ou la mise à l’écart », p. 143-157) initiait toutefois la distinction (que reprendra François Rastier) entre retour du ou de la rhétorique et retour à la rhétorique, et soulignait également, poursuivant ainsi une pertinente remarque de Michel Fichant, que le retour au mot ne vaut pas (forcément) présence ou même pratique du concept. On peut très bien s’intéresser à la rhétorique et la nommer, sans pour autant qu’elle existe dans la réalité.
 Roland Barthes, « L’ancienne rhétorique. Aide mémoire », art. cit., p. 223.
 Christian Plantin, L’Argumentation – Histoire, théories et perspectives, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005, p. 3. Voir également son article : « Situation des études d’argumentation : de délégitimations en réinventions », dans Marianne Doury et Sophie Moirand (éd.), L’Argumentation aujourd’hui. Positions théoriques en confrontation, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 159-181.
 Christian Plantin, « Situation des études d’argumentation : de délégitimations en réinventions », art. cit., p. 160-161.
 En effet, la position que prennent Perelman et Olbrechts-Tyteca dès le début de leur ouvrage me paraît sans appel : « La publication d’un traité consacré à l’argumentation et son rattachement à une vieille tradition, celle de la rhétorique et de la dialectique grecques, constitue une rupture avec une conception de la raison et du raisonnement, issue de Descartes, qui a marqué de son sceau la philosophie occidentale des trois derniers siècles » (p. 1). Il s’agit bien du rattachement de l’argumentation à la rhétorique et non l’inverse. La référence à Descartes (grand pourfendeur du « vraisemblable », sur lequel repose toute la tradition rhétorique) va d’ailleurs dans le même sens. Il ne s’agit pas pour moi de polémiquer sur un point de détail (qui n’en est pas un en fait), mais plutôt de mettre en évidence ce qui m’apparaît comme une relecture orientée du projet perelmanien pour faire accepter la plus grande noblesse, valeur, scientificité, etc. de l’Argumentation face à la rhétorique qu’elle est amenée (dans l’esprit de Ch. Plantin par exemple) à remplacer.
 Je pense ici tout spécialement à : Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit., p. 97-98. Comme l’écrit également Roland Schmetz dans un ouvrage pourtant intéressant et bien documenté (L’argumentation selon Perelman. Pour une raison au cœur de la rhétorique, Namur, Presses Universitaires de Namur, coll. « Travaux de la Faculté de droit de Namur, 23 », 2000) : « Les techniques argumentatives sont également un bel exemple de ce que nous appelons la portée maximale du Traité » (p. 347).
 Cette rhétorique se réduirait alors à l’« invention », ainsi qu’en témoigne la position de Christian Plantin dans le texte précédemment cité : « Dans l’ensemble technique que constitue la rhétorique, la théorie de l’argumentation correspond à l’“invention”, ses concepts essentiels sont les topoï, qui se matérialisent dans des arguments concrets ou enthymèmes, faits discursifs complexes de logique, de style et d’affects. C’est cette rhétorique qui est visée lorsque ce mot sera utilisé dans ce texte. » (Christian Plantin, L’Argumentation, op. cit., p. 5, c’est moi qui souligne). Il s’agit là d’une conception de la rhétorique bien restrictive et appauvrie, très éloignée de celle que je m’efforce de penser ici, à contre-courant de la doxa contemporaine.
 Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit. p. 91.
 Ibid., p. 91-92. Reboul souligne toutefois le morcellement, l’éclatement des études consacrées à la rhétorique, et se demande si le terme a encore, dans ces conditions, un sens précis. Mais cela ne l’amène pas, pour autant, à remettre en cause l’existence profonde et l’inscription de la rhétorique au sein même de notre culture, laquelle, bien vivante, s’attache à faire « éclater les formes rigides » (p. 92).
 Il réside, à ce propos, une très grande confusion. Qu’est-ce que la rhétorique ? Peut-on parler de rhétorique aujourd’hui aussi bien qu’hier ? La « notion » a-t-elle encore du sens et surtout un sens pratique ? Est-ce une entité a-historique et surplombante qu’on peut réfléchir indépendamment de la société qui la pratique ? Comprend-on vraiment ce que pouvait être la rhétorique dans l’Antiquité grecque et romaine ? Autant de questions laissées trop souvent dans l’ombre au profit d’une mise en équivalence facile et posée comme une évidence : démocratie = liberté = rhétorique. Les poser impliquerait de prendre à bras le corps des problèmes de fond qui tiennent à la place réelle allouée au discours dans nos sociétés contemporaines, et de s’intéresser aux rapports qu’entretiennent aujourd’hui la parole et l’idée de liberté.
 Michel Meyer, « Avant propos. Y a-t-il une modernité rhétorique ? », dans Michel Meyer (éd.), De la métaphysique à la rhétorique. Essais à la mémoire de Chaïm Perelman, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1986, p. 7. Je renvoie également à la courte « Préface » (n. p.) qu’il donne à la 5e édition du Traité de l’Argumentation.
 François Rastier, « Indécidable hypallage », dans Langue française, vol. 129, n° 1, 2001, p. 111.
 Comme le remarque Emmanuelle Danblon à propos de la figure du pamphlétaire, refuser catégoriquement les valeurs d’un groupe, manifester sa mise à l’écart, c’est se mettre en situation d’atopie. Or, être atopos, « sans lieu, c’est-à-dire aussi sans lieu commun », c’est s’exclure de la communauté (de la Cité), à la fois physiquement et mentalement (La fonction persuasive, op. cit., p. 53, voir également Rhétorique et rationalité, op. cit. p. 134-136).
 La fonction persuasive, op. cit., p. 140.
 Voir en particulier : Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 202-203 et 271-273.
 Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 224.
 On considérera à ce sujet le célèbre exemple de la « couronne » (remporté à la suite d’une victoire à Olympie) proposé par Aristote au premier livre de sa Rhétorique (I, 1357a 17-21). Comme le rappelle très bien Carlo Ginzburg (dans Rapports de force. Histoire, rhétorique, preuve, Paris, Gallimard – Le Seuil, coll. « Hautes Études », 2003 [2000]) : « [L]a rhétorique présuppose toujours une communication concrète, donc circonscrite. Pas besoin de mentionner le fait qu’à Olympie, la récompense du vainqueur est une couronne puisque “tout le monde le sait”. […] Seul un barbare pouvait ignorer que la récompense des Jeux olympiques, dont le retour périodique servait à souligner l’unité culturelle des Grecs, était une couronne d’olivier. Un orateur grec s’adressant à un auditoire grec, sous-entend Aristote, n’avait certainement pas besoin de mentionner ce détail » (p. 46).
 L’orateur ne peut exclure cette possibilité (imaginons par ex. : un Grec qui aurait été tenu à l’écart du monde, un Grec amnésique ou sénile), mais, le temps du discours, il renvoie cette éventualité hors du champ des possibles, il fait « comme-ci » il existait une relation de pleine nécessité entre le fait d’être Grec et celui d’avoir cette connaissance culturelle. Un Grec qui ne saurait pas que le vainqueur des Jeux olympiques gagne une couronne ne serait en quelque sorte pas un « vrai » Grec ; il tiendrait presque du barbare.
 Aristote, Topiques, III, 1, 116b, p. 98.
 Ibid., II, 11, 115b, p. 94.
 Gérard Genette, Palimpseste. La littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points – Essais », 1982.
 Voir : Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Postface de Gérard Namer, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1994 [1925].
 Ibid., p. 144.
 C’est-à-dire lié aux capacités communes de tous les êtres humains normaux (marcher, manger, respirer, etc.) ou bien seulement à des pratiques culturelles « locales » (ouvrir une porte, se verser à boire, etc.).
 Voir par exemple John R. Searle, L’Intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, trad. Claude Pichevin, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Propositions », 1985 [1983], p. 172-193.
 On consultera par exemple : Jean-Claude Anscombre et Oswald Ducrot, L’Argumentation dans la langue, Bruxelles, Pierre Mardaga, coll. « Philosophie et langage », 1983.
 Je m’inspire assez librement de la proposition d’analyse formulée par Georges-Élia Sarfati dans son Précis de pragmatique (Paris, Nathan, coll. « 128 », 2002, chap. 6).
 Cette idée d’évidence me semble fondamentale. Comme le souligne d’ailleurs Jean-Marc Ferry, le passage du « “sens commun” à l’“opinion publique” suppose la réflexivité spécifique résultant de la nécessité d’expliquer entre nous ce que nous tenons pour évident » (L’éthique reconstructive, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Humanités », 1994, p. 66).
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 15-19.
 Merlin Donald, Origins of the Modern Mind: Three Stages in the Evolution of Culture and Cognition, Cambridge – Londres, Harvard University Press, 1991 (Les Origines de l’esprit moderne. Trois étapes dans l’évolution de la culture et de la cognition, trad. Christelle Emenegger et Francis Eustache, Paris – Bruxelles, De Boeck Université, 1999, voir notamment p. 360 et suivantes). Je me permets à ce titre de citer un passage de la réflexion de Donald : « Depuis le début, la rhétorique souligne la structuration à grande échelle et en temps réel des produits de la pensée linguistique. Cela répond à la définition d’une capacité linguistique très élaborée et représente déjà un pas considérable depuis le simple récit linéaire et le mythe imaginatif spontané. L’art de découvrir la structure métalinguistique des idées est progressivement devenu le centre de l’instruction » (p. 361).
 Voir Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 160.
 Jack Goody souligne d’ailleurs le mécanisme de dépersonnalisation du discours qui marque le passage à l’écriture : « Le discours ne dépend plus d’une “circonstance” : il devient intemporel. Il n’est plus solidaire d’une personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé. » (La Raison graphique, op. cit., p. 97).
 Pascal Sanchez, La rationalité des croyances magiques, Préface de Raymond Boudon, Genève – Paris, Librairie Droz, 2007, p. 113.
 Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 176.
 Chaïm Perelman, « Opinions et vérité », dans Rhétoriques, op. cit., p. 425-435, ici p. 432 et 435 (cet article a été initialement publié en 1959 dans Les Études philosophiques, p. 131-138).
 Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 224.
 Luc Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de la l’action, Paris, Éd. Métailié, coll. « Leçons de choses », 1990, p. 59.
 Ibid., p. 66.
 Ibid., p. 62. Chaïm Perelman dit quasiment la même chose, voir ses « Considérations sur la raison pratique », dans Éthique et droit, op. cit., p. 406-419 (cet article a été initialement publié en version allemande sous le titre « Betrachtungen über die praktische Vernunft, dans Zeitschrift für philosophische Forschung, 1966, Band XX, Heft 2, p. 210-220). Comme il l’explique : « Il ne nous viendrait pas à l’idée de justifier chacun de nos actes ni chacune de nos croyances. […] [T]oute justification présuppose l’existence, ou l’éventualité, d’une appréciation défavorable concernant ce qu’il y a lieu de justifier. Toute justification est en effet la réfutation d’une critique […] », p. 112.
 Luc Boltanski, L’Amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 62.
 Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 225.
 Emmanuelle Danblon, Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 176.
 Voir sur cette question Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, coll. « Nrf – Essais », 2009, p. 26, p. 105-109.
 Ibid., p. 92.
 Chaïm Perelman, « Justice et justification », art. cit., p. 225.
 Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 93.
 Ibid., p. 92-93.
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 23.
 Sébastien McEvoy, L’Invention défensive. Poétique, linguistique, droit, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses », 1995.
 Suivant l’expression introduite par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans De la justification, op. cit.
 Sébastien McEvoy, L’Invention défensive, op. cit., p. 45-46.
 Le glaive contraint alors l’adversaire à se défendre à son tour, à faire usage de son bouclier, et ainsi de suite. Sébastien McEvoy reprend cette image à Henry de Bracton, juriste anglais du XIIIe siècle (auteur du De Legibus et Consuetudinibus Angliae, c. 1235). La métaphore du « glaive » (ou de l’« épée », selon les traductions) pour parler de la parole (ou de l’esprit) est en fait on ne peut plus topique. Elle envahit tout le corpus biblique et se retrouve en : Matthieu 10, 34-39, Luc 2, 34-38, Épîtres de Paul 6, 17…, mais aussi dans le nom du fameux traité de Guillaume Farel, Le Glaive de la parole (1550) qui s’inscrit dans la longue tradition polémique qui oppose les réformateurs aux libertins spirituels. À ce titre je renvoie à l’article de Luce Albert-Marchal, « Le glaive de la parole », COnTEXTES [En ligne], n°1, sept. 2006 : http://contextes.revues.org/index86.html#ftn24.
 Voir également à ce propos : Luce Albert et Loïc Nicolas, « Le “pacte” polémique : enjeux rhétoriques du discours de combat », dans Luce Albert et Loïc Nicolas (dir.), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours, Louvain-la-Neuve, Éd. de Boeck – Duculot, coll. « Champs linguistiques », 2010, p. 30-32.
 Si l’on écarte la violence physique, « le manque de temps, l’urgence, le coût financier, l’état physique des participants, le besoin d’apaisement, le sentiment de futilité » (A quoi bon !), « le désir de passer à autre chose » (On ne va pas y passer la vie !), etc. Sébastien McEvoy, L’Invention défensive, op. cit., p. 88.
 Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », art. cit., p. 293.
 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, op. cit. (Première partie, §14, « Argumentation et engagement », p. 78-83).
 Voir la pertinente réflexion de Lyotard (Le Différend, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Critique », 1983, notamment les p. 16-55) qui présente l’écart très profond entre la rhétorique, dont la dimension agonistique est essentielle (c’est le discours vu comme scène d’un procès) et la dialectique platonicienne qui la refuse catégoriquement.
 David J. Cohen, Law, Violence, and Community in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 : « Pursuing victory and revenge is not only noble, however, but is also pleasurable. Far from portraying it as a grim duty, Aristotle (1370b-1371a [cette partie de la Rhétorique concerne les “choses agréables”]) says that revenge, like victory, bring pleasure. This is because, according to his portrayal of Athenian values, human beings by nature desire to feel superior. Victory is thus pleasant not only to those who “love victory”, but to all men for victory produces a feeling of superiority, of which all men have greater or lesser desire. It follows from this agonistic principle of moral psychology that combative and disputatious pastimes must also be pleasant, for they offer the opportunity for victory. All sports and gambling, Aristotle explains, are pleasant in this way, for rivalry implies victory » (p. 66).
 Je fais référence ici au court article de Chaïm Perelman, « Liberté et raisonnement » (paru en 1949 puis dans Actes du IVe Congrès des Société de philosophie de langue française, Neuchâtel, Éd. de la Baconnière, repris dans Rhétoriques, op. cit., p. 295-299) : « Nous pouvons considérer comme des manifestation de la liberté, d’une part, le comportement de celui qui invente soit des arguments à l’appui de sa thèse soit des objections contre la thèse adverse et, d’autre part, le comportement de celui qui se contente d’accorder ou de refuser son adhésion aux thèses qu’on lui présente. À la liberté d’invention, fondement de l’originalité, ferait pendant la liberté d’adhésion, fondement d’une communauté des esprits » (p. 295).
 Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 26-27.
 Christelle Reggiani rappelle à ce propos dans le cadre d’une réflexion sur les « violences rhétoriques » que « l’étymon latin d’ornement – ornamentum dénommant, avant de s’appliquer à un ornement ou à une parure, l’équipement guerrier, offensif et défensif, armes et armures donc » (Éloquence du roman. Rhétorique, littérature et politique aux XIXe et XXe siècles, op. cit., p. 80).
 Emmanuelle Danblon précise le fonctionnement de la technique du « comme-si » dans : Rhétorique et rationalité, op. cit., p. 188-190.
 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « La polémique et ses définitions », dans Catherine Kerbrat-Orecchioni et Nadine Gelas (éd.), Le discours polémique, Lyon, PUL, Centre de recherches linguistiques et sémiologiques, 1980, p. 6.
 Francis Goyet, Rhétorique de la tribu, rhétorique de l’État, Paris, PUF, coll. « Recherches politiques », 1994, p. 91-98.
 Voir par exemple : Jean-Marie Bertrand (dir.), La violence dans les mondes grec et romain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005.
 Je me permets de revenir ici sur les développements que consacrent à cette question Perelman et Olbrechts-Tyteca dans le Traité de l’Argumentation, op. cit. (§13, « Argumentation et violence » p. 72-78). Il est évident que je souscris parfaitement à l’idée (assurément topique) selon laquelle la rhétorique suppose l’exclusion absolue de la violence dans sa dimension physique (c’est le sens que lui donnent les auteurs du Traité). Il s’agit d’ailleurs là d’une condition non discutable de l’exercice de la rhétorique, et même sa raison d’être chez les théoriciens de l’Antiquité. Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos. La violence dont je parle se rapprocherait, en fait, de ce qu’on pourrait appeler la « force des mots », non que les raisons qu’ils portent soient contraignantes (l’opposant n’a aucune raison nécessaire de les faire siennes, de les accepter, bien au contraire), mais parce qu’ils visent d’abord à l’emporter en exerçant une violence réfutable (donc réciproque) sur les mots et les idées adverses. Voir par exemple : Étienne Balibar, « La violence des intellectuels », Lignes, n° 25, 1995, p. 9-22.
 David J. Cohen, Law, Violence, and Community in Classical Athens, op. cit. (regarder notamment le chap. 4 : « Rhetoric, litigation, and the values of an agonistic society », p. 61-86). David J. Cohen (p. 62) montre comment la division en cinq parties qui caractérise la relation d’une personne aux autres révèle la mentalité profonde de cette société agonistique. Selon lui, le monde social des hommes (nous sommes dans une société démocratique, mais non pas égalitaire) consiste en (1) rivaux : (2) ceux qui sont source d’admiration, (3) ceux par qui on veut être admiré, (4) ceux qu’on respecte, (5) ceux par qui on est respecté.
 Cette définition est reprise dans la plupart des ouvrages de Michel Meyer (et prend place dans ce qu’il appelle la « problématologie », ou « théorie du questionnement »), il y est récemment revenu dans : Qu’est-ce que l’argumentation ?, op. cit., p. 7-29, et Principia Rhetorica. Théorie générale de l’argumentation, Paris, Fayard, coll. « Ouvertures », 2008, p. 228, 265. En fait, la position de Michel Meyer (ici à peine simplifiée) me paraît à la fois fausse et très ambigüe. En posant l’équivalent : rhétorique = négociation (de quelque chose, Meyer parle d’une « distance », mais, à vrai dire, je ne sais pas clairement ce que cela recouvre) à propos d’une « question » ou d’un « problème », il est amené à dire (c’est assez logique, sinon il n’y aurait pas de « négociation ») que le but de cette négociation, est de « résoudre » le problème ou la question en jeu (Qu’est-ce que l’argumentation ?, p. 17, 40). En même temps, cette « négociation de la distance » n’est pas à sens unique, elle concerne tant le rapprochement que l’éloignement de ceux qui sont dans la situation ; elle ne vise donc pas nécessairement la résolution d’un désaccord ou l’identification d’un accord (Principia Rhetorica, p. 236), bien que ce soit, selon moi, l’orientation principale de la rhétorique dans la pensée de Meyer. Ce qu’il confirme d’ailleurs dans le « Que-sais-je ? » qu’il consacre à la question : « La négociation de la distance [explique-t-il] ne consiste pas forcément à la réduire. L’insulte, par exemple, est un procédé rhétorique qui a pour fonction de signifier à l’Autre que le fossé qui le sépare du locuteur est désormais non négociable. […] Mais la négociation habituelle a heureusement d’autres objectifs. Certes, il s’agit d’obtenir une réponse, mais celle-ci est synonyme d’accord […] » (La rhétorique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 11-12, c’est moi qui souligne) rhétorique = négociation = accord. L’accord est un bien, le désaccord est un mal. On a vu ce qu’il en était vraiment dans la tradition hellénistique. On comprend d’ailleurs difficilement comment il serait possible à Michel Meyer (sans se contredire) de définir la rhétorique comme une négociation destinée à résoudre un problème, sans accepter en même temps que le but de cette négociation soit la recherche d’un accord, même si ledit accord consiste à rester (très partiellement) à distance. Je renvoie également à la note préliminaire de ses Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction (Paris, Le Livre de poche, coll. « Biblio – Essais », 1993, p. 5), laquelle note me semble non seulement naïve, mais engendre une confusion malheureuse entre les différentes fonctions de la parole, à croire qu’avec Michel Meyer la rhétorique est un fourre-tout : « Les hommes sont de plus en plus nombreux. Ils sont aussi de plus en plus divisés. Ils se font souvent la guerre pour résoudre leurs problèmes. Mais ils peuvent aussi en parler pour négocier et discuter de ce qui les oppose. C’est à ce moment-là qu’ils ont le plus besoin de la rhétorique. Elle leur donne l’illusion d’abolir les distances, mais parfois, mystérieusement, elle y réussit. »
 Michel Meyer, Qu’est-ce que l’argumentation ?, op. cit., p. 18.
 Gille Declercq, « Rhétorique et polémique », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, Paris, Honoré Champion, coll. « Colloque, congrès et conférences – Époque moderne et contemporaine », 2003 p. 17-21.
 Je renvoie ici à Benoît Frydman, Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, 2e éd., Bruxelles – Paris, Bruylant – LGDJ, coll. « Penser le droit », 2007 (notamment les pages 47 et suivantes).
 On se reportera par exemple (même si je ne partage pas l’ensemble des analyses qui y sont formulées) au bel article de Gilles Declercq, « Politique du paradigme : argumentation et fiction dans la Rhétorique d’Aristote », Études françaises, vol. 36, n° 1, 2000, p. 49-74.
 Je renvoie à Loïc Nicolas, « La fonction héroïque : parole épidictique et enjeux de qualification », Rhetorica – A journal of the History of Rhetoric, vol. XXVII, 2, 2009, p. 115-141. On consultera également le remarquable développement que Francis Goyet consacre à cette question dans son dernier ouvrage : Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Éd. Classiques Garnier, coll. « Études Montaignistes, 54 », 2009, p. 228-231 – ouvrage dont nous retrouverons les analyses à la fin de ce chapitre. Comme Goyet l’explique très finement avec cette lumineuse simplicité qui le caractérise : « [L]e genre épidictique a […] lui-même pour finalité une décision. Celle-ci est comme dans le judiciaire une décision sur les actions des autres, donc une décision sur une décision, après la bataille » (p. 228). « Le juge des bons et des mauvais points [le juge épidictique] a nombre de ses traits communs avec le juge des peines ; et de même que le jugement qui loue ou qui blâme doit être bien formé, il doit respecter un certain nombre de formalités pour pouvoir être qualifié de bon jugement » (p. 231).
 L’une (I, 1355a 29-37) sur la possibilité qu’a la rhétorique, tout comme la dialectique, de conclure les contraires, et l’autre (I, 1355b 7-14) sur le fait qu’elle n’a pas pour vocation de persuader, mais de faire voir les moyens de parvenir à la persuasion.
 Sur le processus de réciprocité négative (et de réparation) dans lequel s’engage la victime d’une agression quelconque (par mots ou par gestes), on regardera ce qu’en dit Aristote dans ses analyses de la colère et de la vengeance en Rhétorique, II, 1370b 30, 1378a 30 – 1378b 8, 1382a 2-7, et au livre IV de l’Éthique à Nicomaque (trad. Jules Tricot, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1994) : « L’homme donc qui est en colère pour les choses qu’il faut et contre les personnes qui le méritent, et qui en outre l’est de la façon qui convient, au moment et aussi longtemps qu’il le faut, un tel homme est l’objet de notre éloge. […] L’excès, de son côté, a lieu de toutes les façons dont nous avons parlé (on peut être en colère, en effet, avec les personnes qui ne le méritent pas, pour des choses où la colère n’est pas de mise, plus violemment, ou plus rapidement, ou plus longtemps qu’il ne le faut) […] » (IV, 11, 1125b 30-35 – 1126a 9-14, p. 197-198). Voir également sur cette question : Fred D. Miller Jr., Nature, Justice, and Rights in Aristotle’s Politics, Oxford, Oxford University Press, 1997, et Stephen R. Leighton, « Aristotle and the Emotions », dans Amélie Oksenberg Rorty (éd.), Essays on Aristotle’s Rhetoric, Berkeley – Los Angeles – London, University of California Press, 1996, p. 206-237.
 On consultera l’ouvrage magistral de Guy Achard, Pratique rhétorique et idéologie politique dans les discours « optimates » de Cicéron (Leiden, E. J. Brill, 1981) qui fait bien le point sur l’« art de la vitupération », la pratique de l’invective et globalement sur la violence qui traverse la fin de la République romaine dans laquelle la défense est en quelque sorte élevée en impératif moral et en devoir citoyen. Comme l’écrit également Marc Baratin : « Cicéron [a mis] en quelque sorte la guerre au cœur de la rhétorique. […] [La] référence à l’armatus aduersarius met d’entrée de jeu, au cœur de l’éloquence, donc de la rhétorique, ou du moins au cœur de la conception cicéronienne de la rhétorique, la métaphore guerrière qui fonde la polémique » (« La polémique et les traités de rhétorique dans l’antiquité romain », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, op. cit., p. 256).
 Tacite, Dialogue des orateurs, V, 5 (trad. Henri Goelzer et Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, Coll. des Universités de France, 1985, p. 32).
 Quintilien, Institution oratoire, V, 12, 21-22 (trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, Coll. des Universités de France, 2003, tome 3, p. 182).
 Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 41.
 Aristote ne refuse pas le dénigrement de l adversaire (la diabol), mais il en borne l usage pour en faire un élément stratégiquement acceptable, ou pour le dire autrement rationnel, dans l espace du combat. L’article de Camille Rambourg (dans Luce Albert et Loïc Nicolas (dir.), Polémique et rhétorique de l’Antiquité à nos jours, op. cit.,) aborde très clairement ce problème : « Aristote et le dénigrement. Analyse des rapports entre la théorie rhétorique et la diabol », p. 65-77.
 Voir : Dominique Maingueneau, Le discours littéraire. Paratopie et scène d énonciation, Paris, Armand Colin, coll. « U  Lettres », 2004, « Ethos, scénographie, incorporation », dans Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours – La construction de l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 75-100, ainsi que l’article « Scène d’énonciation » dans Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Philosophie générale », 2002, p. 515-518.
 Luc Boltanski, De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation, op. cit., p. 135.
 Il ne suffit pas que des personnes se retrouvent en un même lieu (de façon purement circonstancielle) pour qu’une « situation » s’établisse, encore faut-il que ces personnes soient contraintes de « devoir traiter en commun » leur présence en ce lieu. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit., p. 51.
 Luc Boltanski, De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation, op. cit., p. 136.
 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, « Logique et Rhétorique » (article paru en 1950 dans la Revue philosophique de la France et de l’étranger et repris en 1989 dans Rhétoriques, op. cit., p. 63-107, ici p. 98, c’est moi qui souligne).
 L’un des opposants peut aussi décider de quitter l’espace de la lutte, considérant qu’il est désormais impossible ou inutile de poursuivre dans ces conditions ; pour lui, le jeu n’en vaut plus la chandelle.
 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’Argumentation, op. cit. (consulter tout particulièrement le chapitre premier consacré à « L’accord », p. 87-153) : « L’accord préliminaire à la discussion peut porter non sur l’objet du débat ou sur les preuves, mais sur la façon de conduire la discussion. Cet accord peut être quasi rituel, comme dans les discussions judiciaires, parlementaires ou académiques ; mais il peut résulter, au moins partiellement, de la discussion particulière en cours et d’une initiative prise par l’une des parties » (p. 147). Je renvoie aussi à leur remarquable article republié dans Rhétoriques : « Actes et personnes dans l’argumentation », art. cit., p. 258-260.
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 100.
 On se rappellera que la poursuite des dialogues platoniciens est sans cesse conditionnée par l’obtention d’un accord verbal de la part du vis-à-vis (qui n’est pas un adversaire) : sans accord point de discussion. Par ailleurs, comme le souligne à juste titre Jean-François Lyotard concernant l’échange entre Socrate et Polos dans le Gorgias : « L’avocat, le tribun pensent emporter la décision en citant des témoins en quantité. “Ce genre de réfutation, déclare Socrate, n’est d’aucune valeur quant à la vérité.” Le seul témoignage qui lui imposte, c’est celui de Polos son [partenaire : Lyotard écrit adversaire]. Que Polos et lui-même tombent d’accord (homologia) sur une phrase, voilà le signale du vrai. L’exigence doit être réciproque : l’accord de Socrate est tout ce que doit vouloir Polos » (Le Différend, op. cit., p. 43).
 Chaïm Perelman, « Une théorie philosophique de l’argumentation » (article paru initialement en 1968 et repris dans Rhétoriques, op. cit., p. 243-256, ici p. 248).
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit. p. 82.
 Parce qu’il faut rendre une décision de justice (ex. : coupable ou non-coupable), orienter la politique d’un État (ex. : signer une convention internationale ou ne pas la signer), discriminer entre plusieurs possibles (ex. : prendre la route de gauche ou celle de droite, choisir le seau d’eau ou celui d’avoine, pour éviter d’avoir à mourir et de faim et de soif), etc.
 Cet homme est « coupable de meurtre » parce qu’il a été jugé « comme tel » par le tribunal : la déclaration du juge est conventionnellement reconnue pour avoir exprimé la « vérité judiciaire » et posé la qualification d’un crime autant que d’un coupable. Voir : Emmanuelle Danblon, « Rhétorique de la chose jugée », Semen, n° 17, 2004, p. 99-109.
 Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 108-111.
 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (tome 2). Pour une critique de la raison fonctionnaliste, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1987 [1981] ; De l’éthique de la discussion, trad. Mark Hunyadi, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Passages », 1992 [1991]. Suivant la position d’Habermas, le principe de la discussion est structuré (normé) par la recherche d’un accord commun et réflexif, d’un consensus (au sens plein du terme, et non d’un compromis) par lequel chacun des « partenaires » en présence manifeste le fait qu’il a pris au sérieux et intégré les raisons des autres dans sa propre position discursive et intellectuelle. La démocratie s’épanouie alors (suivant la perspective habermassienne) dans cette éthique discursive fondée sur l’intersubjectivité et l’impartialité. Cependant, on a souvent tendance à oublier que le combat de mots lui-même implique réciprocité, reconnaissance mutuelle et prise au sérieux réciproque de la parole antagoniste par les adversaires ; le dispositif d’opposition qui s’élabore entre deux instances concurrentes n’est donc nullement synonyme de mépris ou de négation de l’altérité. Nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, la mise en scène du désaccord s’appuie sur la présence et l’invention de règles qui, justement, rendent possible son exploration.
 C’est précisément ce tiers inutile dans la recherche de la vérité (en fait les deux sortes de tiers : le tiers-témoin et le tiers-juge) que Platon s’attachera à évincer dans le Gorgias et dans la République, ainsi que Lyotard en fait la remarque. Si les partenaires des dialogues platoniciens examinent leurs positions en vue de se mettre d’accord, alors ils n’ont besoin de personne pour les départager ou suppléer aux carences de leurs raisonnements (ou argumentations) respectifs (Le Différend, op. cit., p. 43).
 Georges Kalinowski, « Le rationnel et l’argumentation. À propos du “Traité de l’Argumentation” de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca », Revue Philosophique de Louvain, vol. 70, 1972, p. 406.
 Paul Ricœur, « Langage politique et rhétorique » [1990], dans Lectures I – Autour du politique, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points – Essais », 1999, p. 167.
 Christian Plantin, « Des polémistes aux polémiqueurs », dans Gilles Declercq, Michel Murat, et Jacqueline Dangel (éd.), La parole polémique, op. cit., p. 378-379.
 On consultera également son article : « Désaccord et rationalité des décisions », Archivio di Filosofia – Logica e Analysi, Rome, 1966, p. 87-93, repris dans Chaïm Perelman, Éthique et droit, op. cit., p. 420-428.
 Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique, op. cit., p. 56-57. Sur ce point précis on considérera également les développements de Perelman et Olbrechts-Tyteca dans « Logique et Rhétorique », art. cit., p. 65-67.
 Chaïm Perelman, « Considérations sur la raison pratique », art. cit., p. 417.
 Chaïm Perelman, « Désaccord et rationalité des décisions », art. cit., p. 421.
 Ibid., p. 422.
 Ibid., p. 427.
 Emmanuelle Danblon, La fonction persuasive, op. cit., p. 81.
 Boris DeWiel, La Démocratie : histoire des idées, trad. Michel Buttiens, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005, p. 7.
 Ibid.
 Louis Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Esprit », 1983.
 C’est la position défendue (et selon moi intenable) par Catherine Kerbrat-Orrechioni dans : « La polémique et ses définitions », art. cit., p. 6.
 Voir : Amy Gutmann et Dennis Thompson, Democracy and Disagreement, Cambridge, Harvard University Press, 1996. On pourra également se référer à leur article paru dans la revue Philosophiques (vol. 29, n° 2, 2002, p. 193-214) : « Pourquoi la démocratie délibérative est-elle différente ? ».
 On se rappellera ici les trois figures (de la parole et de la critique) que nous avons étudiées dans la partie précédente : le juif, le jésuite et le franc-maçon… avec eux la guerre civile n’est jamais loin.
 Amy Gutmann, « The Challenge of Multiculturalism in Political Ethics », Philosophy and Public Affairs, vol. 22, n° 3, 1993, p. 178.
 Pour ne citer que quelques titres d’ouvrages récents : Édith Tartar-Goddet, Savoir gérer les violences du quotidien, Paris, Retz, coll. « Savoirs pratiques », 2001 ; Lucy Leu, Manuel de communication non violente. Exercices individuels et collectifs, trad. Farrah Baut-Carlier, Paris, La Découverte, coll. « Hors collection », 2004 ; Christina Marsan, Gérer les conflits de personnes, de management, d’organisation, Paris, Dunod, coll. « Fonction de l’entreprise », 2005 ; Richard Bréard et Pierre Pastor, Gestion des conflits. La communication à l’épreuve, Rueil-Malmaison, Éd. Liaisons, 2007 ; Alain Pekar Lempereur, Jacques Salzer et al., Méthode de Médiation. Au cœur de la conciliation, Paris, Dunod, coll. « Stratégies et management », 2008, etc. Mon intention n’est nullement de nier l’importance que peut avoir la prévention de la violence physique, ni de dénigrer l’aspiration à vivre, autant que possible, en bonne intelligence avec autrui (je ne plaide pas pour une société de la mésentente généralisée), mais bien plutôt de mettre le doigt sur l’une des préoccupations majeures de nos sociétés démocratiques, à savoir la réduction impérative des différends de toutes sortes comme condition ultime de notre (bonne) existence collective. En conséquence, on ne saurait légitimement souhaiter la confrontation ou le conflit, mais seulement espérer leur résolution qui s’impose aux citoyens des démocraties modernes comme une nécessité sociale et politique.
 Jean-François Lyotard, Le Différend, op. cit., p. 28.
 Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 89.
 La quête du vraisemblable, du croyable (ou supposés tels par celui qui cherche à critiquer, et plus encore à critiquer dans un but persuasif) n’aurait tout simplement aucun sens s’il n’y avait absolument rien de commun sur quoi s’appuyer pour justifier sa critique. Cependant, cela ne veut pas dire (1) que tout ce qui relève du vraisemblable soit de « sens commun », ni même (2) que ce qui est présenté comme de « sens commun » fasse l’objet d’un accord effectif par-delà l’effet d’évidence (potentiel) que produit et sur lequel s’appuie le discours. Par ex. : dire que « tout le monde sait bien que X et qu’il n’est pas nécessaire d’y revenir (parce que, implicitement, ce serait faire injure à la qualité de l’auditoire) » n’implique pas que ce soit réellement le cas dans les faits, mais celui qui parle mise sur la difficulté et sur les risques sociaux (se ridiculiser, se marginaliser, etc.) que comporte, pour le contestataire, la remise en cause de ce qui a été énoncé comme une évidence incontestée (et donc incontestable).
 Voir également ses récents Principia rhetorica, op. cit., p. 7, 70. Meyer introduit selon moi un contre-sens de fond (alors même qu’il prétend s’appuyer sur la tradition aristotélicienne) concernant les principes essentiels du paradigme étudié ici : « La rhétorique est comme un ultime recours pour retrouver des valeurs communes et, si possible, non-conflictuelles », ibid., p. 39.
 Michel Meyer, Questions de rhétorique, op. cit., p. 7.
 Luc Boltanski, De la critique, op. cit., p. 91.
 Ivor Armstrong Richards, The Philosophy of Rhetoric, New York – London, Oxford University Press, 1936, p. 3 (je traduis).
 Ibid., p. 91-92.
 Voir : Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, op. cit, p. 46-82.
 Non que le libéralisme soit quelque chose de mauvais, là n’est pas de mon propos : je m’efforce avant tout d’identifier certains de ses principes essentiels pour les interroger, et de comprendre en quoi ils ont pu influencer notre rapport au paradigme rhétorique.
 On pourra consulter notamment : Pierre Manent, Naissance de la politique moderne : Machiavel, Hobbes, Rousseau, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2007 [1997].
 Thomas Hobbes, Léviathan ou Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, trad. Gérard Mairet, Paris, Gallimard, coll. « Folio – Essais », 2000 [1651].
 « Incidemment, on peut penser qu’il n’y eut jamais un temps comme celui-ci, non plus qu’un semblable état de guerre. […] Quoi qu’il en soit, on peut se faire une idée de ce genre de vie là où n’existe aucune puissance commune à craindre, par le genre de vie dans lequel sombrent, lors d’une guerre civile, ceux qui vivaient précédemment sous un gouvernement pacifique », ibid., chap. XIII, p. 227.
 Crawford Brough Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, trad. Michel Fuchs, Postface de Patrick Savidan, Paris, Gallimard, coll. « Folio – Essais », 2004 [1962], p. 51-56. Voir aussi : Thomas Hobbes, Léviathan, op. cit., chap. 11, p. 186-198.
 Quentin Skinner, Reason and Rhetoric in the Philosophy of Hobbes, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
 Pierre Manent a toutefois bien montré que la pensée de Hobbes constitue « la matrice commune de la démocratie moderne et du libéralisme. Elle fonde [explique-t-il] l’idée de démocratie parce qu’elle élabore la notion de souveraineté établie sur le consentement de chacun ; elle fonde l’idée libérale parce qu’elle élabore la notion de la loi comme artifice extérieur aux individus » (dans François Châtelet, Olivier Duhamel et Évelyne Pisier (dir.), Dictionnaire des œuvres politiques, Paris, PUF, 1995 [1986], p. 491-492).
 Yves Michaud, Violence et politique, Paris, Gallimard, coll. « Nrf – Les Essais », 1978, p. 65.
 On consultera à ce titre : Chantal Mouffe, La politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte – Mauss, coll. « Recherches », 1994 (tout spécialement l’introduction, p. 8-25) ; « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », dans Anne-Marie Dillens (éd.), Questions au libéralisme, Bruxelles, Publication des FUSL, 1998, p. 15-26 ; « Deliberative Democracy or Agonistic Pluralism », Social Research, vol. 66, n° 3, 1999, p. 745-758 ; Democratic Paradox, London – New York, Verso, 2000, p. 80 et suivantes.
 Le modèle de Chantal Mouffe libère justement une large place aux concepts rhétoriques d’opinion (doxa), de vraisemblance, d’èthos et de phronèsis, sachant que la politique est un univers d’apodicticité, inaccessible à la démonstration (voir par exemple : La politique et ses enjeux, op. cit., p. 33-36). On retrouve ici des idées chères à la pensée perelmanienne.
 Pour une discussion perelmanienne des thèses avancées par Rawls dans Theory of Justice, voir notamment : Chaïm Perelman, « Les conceptions concrètes et abstraites de la raison et de la justice. (À propos de Theory of Justice de John Rawls) », art. cit. Perelman montre bien comment Rawls fait du désaccord une pathologie de la pensée et du politique. Et cela dans la mesure où ce dernier défend l’idée selon laquelle des « êtres rationnels, ayant les mêmes informations d’ordre général, et ignorant ce qui peuvent les différencier » (p. 291) doivent nécessairement parvenir à la même conclusion. En d’autres termes, il n’existe, pour Rawls, qu’une seule solution raisonnable. Solution unique que viennent cacher aux hommes les divergences d’intérêt, l’inégal accès aux informations et la manifestation des passions mauvaises – autant de facteurs qui expliquent les comportements déraisonnables et donc les désaccords.
 Un article très intéressant de Patrick Pharo : « Les limites de l’accord social. À propos du débat Habermas-Rawls sur la justice politique » (Revue française de sociologie, XXXIX-3, 1998, p. 591-608) montre bien comment les positions (normatives) des deux penseurs se rejoignent autour d’une même volonté d’expliquer comment se forme l’accord social, mais aussi dans quelle mesure (et jusqu’où) les hommes peuvent s’accorder et s’unir entre eux.
 Chantal Mouffe, La politique et ses enjeux, op. cit., p. 137.
 Chantal Mouffe, « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », art. cit., p. 24-25.
 Chantal Mouffe, On the Political. Thinking in Action, London, Routledge, 2005, p. 130.
 Chantal Mouffe, The Return of the political, London – New York, Verso, coll. « Radical Thinkers », 2005 [1993], p. 6.
 Chantal Mouffe, « Démocratie et libéralisme politique. Est-il possible de les concilier ? », art. cit., p. 25. Mouffe distingue d’ailleurs clairement la figure de l’« ennemi » de celle de l’« adversaire ». Tandis que la première, qualifiée en termes moraux, oriente vers la destruction, l’élimination (suivant l’opposition canonique ami/ennemi), la seconde fait signe vers la persuasion et l’idée de légitimité (c’est une figure politique, libre de répondre et d’accuser dans l’espace public). Chantal Mouffe, On the Political, op. cit., p. 76.
 Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les Lettres, Gallimard, coll. « Folio – Essais », 1990 [1941], p. 75. Je renvoie, pour les belles pages qu’elle consacre au texte, à : Christelle Reggiani, Éloquence du roman, op. cit., p. 23-25.
 Jean Paulhan, ibid., p. 166.
 Norbert Elias, La civilisation des mœurs, trad. Pierre Kamnitzer, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2003 [1939, 1969], plus particulièrement les p. 77-109.
 Comme l’explique Elias, la conception bourgeoise de la civilisation ne s’oppose pas à celle de l’aristocratie, mais se cristallise autour de « revendications économiques et politiques », ibid., p. 107.
 Ibid., p. 101 (Elias cite ici le Système social (1774) du baron d’Holbach).
 Ibid., p. 244.
 Voir par exemple : Jean-Godefroy Bidima, La palabre, une juridiction de la parole, Éd. Michalon, coll. « Le bien commun », 1997.
 Emmanuelle Danblon, « La palabre et la rhétorique : le défi d’une rencontre entre deux imaginaires », intervention au Colloque international sur les Imaginaires linguistiques dans les discours littéraires, politiques et médiatiques en Afrique, MSH d’Aquitaine, Université de Bordeaux 3, 13 décembre 2008, 15 p. (ici p. 4).
 Penelope Brown et Stephen Levinson, Politeness. Some Universals in Language Usage, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
 Ibid., p. 73.
 Alain Brossat, Le corps de l’ennemi. Hyperviolence et démocratie, Paris, La Fabrique, 1998. Mon propos n’est pas de nier que les mots puissent être utilisés à des fins violentes et destructrices, oui, c’est vrai, je ne refuse cette réalité ! Mais qu’est-ce à dire ? Que ce sont les « mots qui tuent », tout seuls ? N’y a-t-il pas des hommes qui les prononcent et les reçoivent dotés (surtout en démocratie) d’une liberté de choix, d’un libre arbitre, d’une conscience ? Il est toujours facile de s’en prendre aux mots, d’accuser la rhétorique d’être criminelle, j’y vois personnellement une façon indirecte de dédouaner les hommes d’une partie de leurs crimes et de leurs mauvais choix.
 Victor Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, trad. Élisabeth Guillot, présentation Sonia Combe et Alain Brossat, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2007 [1996, 1975], p. 86.
 On pensera ici tout spécialement à l’évincement presque intégral du genre épidictique (éloge et blâme) de l’espace discursif européen. En effet, il nous est devenu impossible de ne pas associer la manifestation collective des émotions (en dehors des événements sportifs, qui justement reposent sur autre chose que du discours) aux grandes cérémonies et à la propagande des régimes totalitaires : épidictique = séduction des sens = irrationalité collective = cérémonies nazies. Ce phénomène a épargné les États-Unis (c’est-à-dire la topique américaine) qui ont largement conservé l’exercice de l’épidictique, les exemples y sont d’ailleurs nombreux : discours académiques solennels à chaque rentrée universitaire, célébrations nationales (ex. : 11-septembre, Irak, Afghanistan) en l’honneur des soldats et des combattants du feu, etc. La mise en équivalence épidictique = nazisme ne fait pas sens parce que les événements qui l’ont rendue possible chez nous n’appartiennent pas à leur histoire sociale et culturelle. Pour disposer d’éléments sur ce genre rhétorique, je renvoie à : Marc Dominicy et Madeleine Frédéric (dir.), La mise en scène des valeurs. La rhétorique de l’éloge et du blâme, Lausanne – Paris, Delachaux et Niestlé, 2001, et à Loïc Nicolas, « La fonction héroïque : parole épidictique et enjeux de qualification », art. cit.
 Philippe Roussin, Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine, Paris, Gallimard, coll. « Nrf – Essais », 2005, p. 376-377 (consulter également jusqu’à la p. 393 : Roussin montre comment l’argot, l’outrance, la vulgarité se sont imposés dans la littérature de l’entre deux guerres, chez Céline par exemple, pour marquer la ruine du langage ordinaire, mais aussi la ruine de l’institution littéraire).
 Alain, Mars ou la Guerre jugée, Paris, Gallimard, 1995 [1921], p. 134.
 Ibid.
 Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1947 [1957], p. 9.
 Ibid.
 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. d’André Maugé, Paris, Gallimard, 1989 [1986], p. 11.
 Et qu’ils continuent encore aujourd’hui à être jugés comme tels, c’est-à-dire comme mensongers, dans les cercles révisionnistes et négationnistes.
 David Kretzmer et Eckart Klein (éd.), The Concept of human dignity in human rights discourse, The Hague, Kluwer Law International, 2002.
 Emmanuel de Jonge, « Le préambule des chartes et des déclarations », dans Emmanuelle Danblon, Emmanuel de Jonge, Ekaterina Kissina et Loïc Nicolas (éd.), Argumentation et Narration, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, coll. « Philosophie et société », 2008, p. 99-114 ; Emmanuel de Jonge et Loïc Nicolas, « Limites et ambigüités rhétoriques du discours pamphlétaire. Vers l’abandon d’une pratique sociale ? », Mots. Les langages du politique, n° 91, nov. 2009, p. 51-65.
 Sur cette question, je renvoie particulièrement à : Cédric Passard, « Le pamphlet meurt-il de liberté ? », Mots. Les langages du politique, n° 91, nov. 2009, p. 19-33, qui fait bien le point sur l’évolution de la législation en matière de liberté d’expression. Je me permets d’ailleurs de citer sa conclusion à laquelle je souscris entièrement (p. 32) : « La police juridique du discours nous semble bien refléter la moindre acceptabilité sociale du discours pamphlétaire, confirmant en l’occurrence la thèse durkheimienne qui envisage le droit comme “cristallisation” de la norme sociale. La dynamique de normalisation juridique de la parole publique participe sans doute d’un mouvement profond de civilisation des mœurs langagières, de pacification de la parole, du moins dans l’espace public, qui semble poser comme impératif une éthique de la discussion guère compatible avec la logomachie pamphlétaire. »
 Comme si ces qualificatifs étaient plus conformes au principe de dignité humaine, comme s’ils transformaient la condition réelle de ces personnes, comme si la situation à vivre ou l’épreuve endurée leur devenait du même coup moins pénible.
 Je songe ici à la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades ou titres (écrivaine, professeure, huissière, agente, lieutenante, contremaitresse, etc.), laquelle est supposée réaliser par les mots, au sein du monde réel, une égalité sociale pourtant très incertaine dans les faits : ce simple changement ferait égalité, ou du moins contribuerait à la renforcer. « Le français serait-il donc la seule langue à ne pouvoir féminiser ses noms de métiers, titres, grades et fonctions ? Vouloir féminiser les noms de métiers, titres, grades et fonctions ne relève pas d’une sorte de mode, ni du goût de quelques femmes féministes ou politiques. Non seulement, comme le souligne la Commission générale de terminologie et de néologie, la féminisation “n’est pas interdite par la langue”, mais elle est avant tout l’expression naturelle qui permet de rendre compte – puisque les mots existent pour dire les choses – d’une situation désormais irréversible. » Pour reprendre les termes de : Femme, j’écris ton nom… Guide d’aide à la féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions, Bernard Cerquiglini (dir.), Paris, La Documentation française, CNRS-INaLF, 1999, p. 10 et 19 (c’est moi qui souligne) ; ce document est disponible à l’adresse : http://genre.francophonie.org/IMG/pdf/femme_j_ecris_ton_nom.pdf. Qu’on pense aussi, dans un autre registre (un peu plus polémique), à la condamnation (par le tribunal correctionnel de Créteil, le 2 juillet 2010) de Paul Girot de Langlade pour « injures racistes », à la suite de la phrase assurément malheureuse qu’il a eue à l’aéroport d’Orly en juillet 2009 : « On se croirait en Afrique ! ». On peut trouver cette phrase ridicule, malvenue, je ne la défends pas ni ne la partage, mais je m’interroge plutôt sur l’incrimination systématique des comportements langagiers et donc sur cet ordre moral au sein duquel les discours risquent sans cesse d’être saisis par le droit. Que les propos de P. Girot de Langlade aient pu être offensants, c’est possible, ils demeurent discutables, mais ils ne sont porteurs d’aucun préjudice, à moins de penser que l’« amalgame » (ce délit en paroles qui actualise une représentation mentale) constitue un préjudice en lui-même, du seul fait de son énonciation (un « amalgame selon lequel toutes les personnes du continent africain partagent le même défaut de l’incompétence et de la désorganisation », pour reprendre l’explication donnée par le juge Philippe Michel).
 Je repends ici à Ruwen Ogien la distinction entre « offense » et « préjudice », voir : L’éthique aujourd’hui : maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, coll. « Folio – Essais », 2007 ; La liberté d’offenser. Le sexe, l’art et la morale, Paris, La Musardine, coll. « L’Attrape-corps », 2007. Songeons également à la contestation ou à la négation des crimes contre l’humanité (nous sommes là tout au sommet de notre édifice moral, et touchons à ce qui fait l’objet d’une condamnation sociale et politique presque aussi unanime que les atteintes aux mineurs). Les victimes, par les mots qui sont dits et les faussetés historiques véhiculées par certains, en deviennent-elles tout d’un coup plus (ou moins) victimes, et les morts plus (ou moins) morts, pour qu’il faille légiférer et interdire ce type de discours – au risque, bien souvent, de leur diffusion clandestine et incontrôlée, laquelle rend (1) l’identification de ces discours plus incertaine, et (2) leur passage au crible autant que leur dénonciation plus difficiles. Oui, la négation ou la minimisation des crimes est assurément offensante, choquante, blessante (pour les victimes et les familles de victimes, pour une partie de la société également), oui il est important d’y apporter une réponse en bonne et due forme, mais cette négation exprimée ne saurait, pour autant, constituer un préjudice, car la réplique et la critique sont toujours possibles pour défendre son statut et contester ce qui a été dit ; l’atteinte n’est pas physique ou matérielle, mais bien symbolique, elle touche à la grandeur des personnes (grandeur qu’elles se donnent et que la société leur attribue). Un singulier ne saurait dire ce qu’il en est de ce qui est pour tout un chacun : les opinions aussi mauvaises et critiquables soient-elles ne sont jamais que des opinions, et non des vérités (même si elles aspirent à être regardées comme telles). De quoi avons-nous peur et que risque-t-on pour restreindre si fort la liberté d’expression ? (1) Que les auteurs de ces discours se disqualifient ? Sans doute pas. Sinon pourquoi leur empêcher de se ridiculiser publiquement ? (2) Qu’ils rallient quelques égarés à leur cause ? Peut-être, mais qu’est-ce à dire sinon que la vérité historique ne persuade pas unanimement, et qu’il y a toujours des récalcitrants pour refuser ce qui s’est passé, pour refuser l’apport de preuves pourtant irréfutables. Mais cela justifie-t-il une interdiction radicale de leurs mots ? Est-ce un crime de choquer parce qu’on refuse de voir et qu’on est dans l’erreur, parce qu’on refuse d’accepter l’évidence des archives et des témoignages ? N’est-ce pas, au contraire, le propre d’une démocratie que de protéger la liberté de choquer et d’offenser : liberté de dire des choses fausses, des bêtises, liberté de se tromper, de contester ou de critiquer pas forcément pour de « bonnes » raisons ou à juste titre, etc. ? Cela ne veut pas dire tomber dans l’indistinction et le relativisme, mais bien permettre à chacun de juger, en conscience, tout en acceptant les risques évidents que comporte l’exercice de la liberté. Est-ce le rôle de l’État, de la démocratie, de la science ou de l’histoire de se substituer à la liberté des individus, de suppléer la défaillance de leurs jugements politiques ou intellectuels ? En d’autres termes, pour pouvoir contester des propos injustes, réfuter des contre-vérités, dire l’histoire, etc., il est nécessaire d’avoir un adversaire visible et libre de ses mots. (3) A-t-on peur enfin que ces discours défassent la réalité toute entière, et que la négation des camps, par exemple, ou la révision du nombre de morts aient une conséquence réelle sur la réalité objective des camps, leur matérialité historique, ou sur le nombre effectif des morts ? Je sais qu’il y a quelque chose d’assez politiquement incorrect à soutenir cela, mais il me paraît dangereux de penser que les idées (les mauvaises idées) puissent s’échapper de l’esprit des gens – comme si elles n’avaient jamais existées, comme si elles n’avaient été qu’un mauvais rêve – lorsqu’elles ne passent pas la barrière de la voix. En interdisant certains discours, on se donne l’illusion que les pensées qui sont derrière restent elles-mêmes introuvables tout simplement parce qu’on voudrait ne pas (ou ne plus) les trouver.
 Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui, op. cit., p. 98.
 Francis Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 140.
 Ibid.
 Philippe Muray parle ici de la confusion, telle qu’elle s’opère aujourd’hui, entre le nom de Céline et l’histoire entière de l’antisémitisme, confusion qui tend à « ne plus le rendre inoubliable que par là » (dans Céline, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 9), alors que, pour lui, « [l]e nom de Céline appartient à la littérature, c’est-à-dire à l’histoire de la liberté ».
 Ibid.
 Michel Meyer, Questions de rhétorique, op. cit., p. 10-11.
 Francis Goyet, Le sublime du « lieu commun », op. cit., p. 478.
 Chaïm Perelman, « Rapports théoriques de la pensée et de l’action », dans Éthique et droit, op. cit., p. 307-315, ici p. 314.
 Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même [1756], dans Romans et contes en vers et en prose, Préface, notices et notes d’Édouard Guitton, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque – Classiques modernes », 1994, p. 198.
 Artur Greive, « Comment fonctionne la polémique ? », trad. Bernard Bonnery et Nicole Meyer-Habault, dans Georg Roellenbleck (éd.), Le Discours polémique. Aspects théoriques et interprétations, Tübingen – Paris, Gunter Narr – Jean-Michel Place, coll. « Études littéraires françaises », 1985, p. 20.
 Francis Goyet, Les Audaces de la prudence, op. cit., p. 139.
 Ibid., p. 46.
 Sur la notion de « règles » chez Perelman, dont les analyses ne sont pas étrangères, c’est le moins qu’on puisse dire, aux propositions formulées par Goyet, je renvoie à son article : « Considérations sur la raison pratique », art. cit., p. 418-419.
 Ibid., p. 406.
 Ibid., p. 409-410.
 Ibid., p. 408.
 Concernant la définition de la « prudence » (et partant du « prudent »), je renvoie bien sûr à l’ouvrage de Francis Goyet (notamment aux p. 109-142) sur lequel je m’appuie ici, mais aussi à la très belle étude que Pierre Aubenque a consacrée à La prudence chez Aristote (Paris, PUF, 1993 [1963]). Aristote, justement, dans l’Éthique à Nicomaque (op. cit., VI, 5, 1140b 5-20, p. 285-286), distingue clairement l’action de la production et définit la prudence comme « une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain. Tandis que la production, en effet, a [poursuit-il] une fin autre qu’elle-même, il ne saurait être ainsi pour l’action, la bonne pratique étant elle-même sa fin propre. C’est pourquoi nous estimons que Périclès et les gens comme lui sont des hommes prudents en ce qu’ils possèdent la faculté d’apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour l’homme en général, et tels sont aussi, pensons-nous, les personnes qui s’entendent à l’administration d’une maison ou d’une cité. […] Par conséquent, la prudence est nécessairement une disposition, accompagnée d’une règle exacte, capable d’agir, dans la sphère des biens humains. » On comprend ainsi qu’il est impossible de réduire la prudence à une banale habileté, un savoir faire, une belle petite mécanique bien huilée, capable de produire sans cesse, mais non de penser l’occasion singulière. La prudence est une disposition (hexis ou habitus) de l’esprit acquise dans et par la pratique (par une pratique renouvelée). Il ne s’agit nullement d’expertise, mais bien de maîtrise à laquelle on accède par un travail et une mise à l’épreuve continus, perpétuels de ce qu’on croit savoir. C’est pourquoi – Aristote le dit très clairement dans l’Éthique à Nicomaque (VI, 9, 1142a 10-30, p. 295-296) – la prudence ne saurait être une science, car elle n’a trait qu’« aux faits particuliers, qui ne nous deviennent familiers que par l’expérience, dont un jeune homme est toujours dépourvu (car c’est à force de temps que l’expérience s’acquiert). […] Et que la prudence ne soit pas science, c’est là une chose manifeste : elle porte, en effet, sur ce qu’il y a de plus particulie 78DQRbcŠ©«´  2 = ? g v € « ° ôèÙÍÙÁµÁ©Á©šŽ†~v~v~l~d~\~T~HhÎ,ehÎ,e6mH sH hœj>mH sH h]=úmH sH h6,xmH sH hÎ,eNHmH sH hû>-mH sH hÎ,emH sH hKSmH sH hKShKS5mH sH h+xQh+xQCJ2aJ2mH sH hR CJ2aJ2mH sH h¾UCJ2aJ2mH sH h+xQCJ2aJ2mH sH hÚ ¸CJØAÙAÚABBöJ³OÖU©^—eåiæiçij j uš~̌óóóóóóóóóëóóóóóóóóóëóßóÓ $„Ä`„Äa$gdšj $„Ä`„Äa$gd$Ô$a$gdî[W $„Ä`„Äa$gdî[Wøü )6Gyz{ƒ•–¯(3;BŒ¸Ôéö÷üþ
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