Td corrigé Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pdf

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

... soit utiliser un indice de prix qui permet de corriger (les économistes disent « déflater ») la ... plus ou moins défaillants », évalue Jean Gadrey, professeur émérite à l'université Lille 1. .... 2) Le développement durable (cf TD) ..... Corrélation entre les 2 (repartir de la def° du dvpt (cad transf° qui favorisent l' individualisme).




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n. Ses conseils, sa disponibilité et sa confiance auront été essentiels à la bonne conduite de ce travail.

Je tiens à remercier les professeurs du DEA « gouvernement et action publique » option « action publique » qui, par leur connaissance et leur pratique de la recherche, ont su nous transmettre le goût du travail sociologique. A cet égard, les conseils méthodologiques et le suivi critique de cette étude par Mme Brigitte Gaïti m’auront été d’un éclairage indispensable.

Ce travail n’aurait pu être accompli sans le soutien de personnalités du monde associatif et plus particulièrement :
Judith Bourgeois, Chargée de programme préparation et réponse aux catastrophes à la Croix-Rouge française.
Carine Caudron, Assistante opérationnelle desk Amériques et Océan Indien.
Grégoire Brou, Assistant opérationnel desk urgence.

Je remercie enfin mes proches et ma famille qui m’ont toujours épaulé et qui, par les retours lors de conversation sur cette étude, m’ont permis de progresser dans ma réflexion personnelle.






La ‘participation’ de la ‘société civile’ à la vie politique est un slogan à la mode qui actualise un phénomène très ancien. Il est observable dans les Etats modernes depuis que les groupes de pression (groupes industriels, syndicaux, associatifs, religieux…) sont consultés sur des bases régulières par les agents de l’Etat dans la conduite des politiques publiques. Aujourd’hui, ce phénomène connaît une visibilité nouvelle à la faveur de plusieurs réformes multipliant les espaces dits de ‘concertation’ avec cette vaste et protéiforme ‘société civile’ aux contours flous et à la géométrie très variable. A cet égard, la réforme des institutions de la coopération internationale engagée en 1998 a entrepris, parmi plusieurs objectifs, de fonder un espace de ‘concertation’ avec les ‘Associations de Solidarité Internationale’ (ASI) afin de mettre à contribution leur ‘capacité d’expertise’ et rendre cette politique plus ‘démocratique’.
Pourtant, ces associations, se réclamant du label ‘ONG’, portent dans leur nom une substance, ‘organisation’, et une nature, ‘non gouvernementale’, en revendiquant une extériorité par rapport au politique. Plus précisément, les associations humanitaires telle que la Croix Rouge française (CRF), thuriféraires de cette ‘société civile’ dévouée aux vertus caritatives et humanistes et voulant agir sur la scène politique en toute extériorité par rapport au politique, sont conjointement reconnues et sollicitées par les médias et les pouvoirs publics pour leur ‘efficacité’ et leur ‘capacité d’‘expertise’.
A ce rapport ambigu au politique et à l’Etat, se conjuguent de nombreuses mutations internes que connaissent ces structures sous l’effet d’un processus de professionnalisation. En effet, longtemps perçues comme un rassemblement de bénévoles dévoués, les ASI recrutent aujourd’hui de plus en plus de salariés permanents, stabilisant ainsi les compétences à l’aunes desquelles s’évalue l’‘efficacité’, et formant une catégorie de personnels apte à construire et revendiquer cette ‘expertise’.
Dès lors, les ASI construisent leur identité autour de pôles de référence multiples et contradictoires qui en font des acteurs certes incontournables, mais surtout, insaisissables. Il s’agit par conséquent d’identifier les dynamiques d’institutionnalisation des ASI en les mettant en regard des mutations internes qu’elles connaissent afin de saisir les transformations des modes d’action publique et de leurs acteurs dans le secteur de la coopération internationale.

L’université n’entend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Les opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur.
SOMMAIRE




INTRODUCTION………………………………………………………………………….6

 TOC \o "1-3" \h \z \u  HYPERLINK \l "_Toc118613666" CHAPITRE I les voies contradictoires de la professionnalisation : le bouleversement du monde associatif  PAGEREF _Toc118613666 \h 37

 HYPERLINK \l "_Toc118613667" SECTION 1 Un long mouvement de technocratisation  PAGEREF _Toc118613667 \h 39
 HYPERLINK \l "_Toc118613668" § 1. L’association face à l’Etat 40
 HYPERLINK \l "_Toc118613669" § 2. L’association face à l’entreprise 56

 HYPERLINK \l "_Toc118613670" SECTION 2 La contradiction des membres associatifs 73
§ 3. La vie associative 74
§ 4. L'identité associative…………………………………………………………………….87


CHAPITRE II les acteurs et les scènes multiples de la consecration: l'émergence et la reconnaissance partielle de l'expertise associative…………………………………………………………….……………….98

SECTION 3 La promotion des cadres professionnels 100
 HYPERLINK \l "_Toc118613675" § 5. Les salariés prennent la main 101
 HYPERLINK \l "_Toc118613676" § 6. Les experts prennent la parole 119

SECTION 4 Savoir-etre, savoir-faire, savoir…et pouvoir?…………………….…134
§ 7. Les preuves d'expertise 135
§ 8. L'épreuve du pouvoir…………………………………………………………………..151

CONCLUSION ……………………………………………………………………………………………… 171


INTRODUCTION


Appréhender la réforme comme objet d’étude :

Afin d’entreprendre une analyse méthodique de l’objet, sans concession ni polémique, il faut appréhender l’objet, au sens de ‘se saisir de’ l’objet comme le suggère G.Bachelard lorsqu’il dit qu’un objet doit être conquis contre les préjugés avant d’être étudié. Considérons d’abord la teneur de cette réforme des institutions de la coopération et les questions qu’elle soulève de prime abord, avant que d’exposer les précautions méthodologiques que commandent les pré-constructions du phénomène par les acteurs concernés.

La réforme des institutions de la coopération en question :

Les bases de la réforme :
La politique française de coopération internationale au développement a depuis longtemps été critiquée pour trois raisons : sa complexité ( sous l’autorité des ministères des finances, des affaires étrangères et de la coopération ), son caractère trop exclusivement bilatérale (manque de contribution à la politique européenne de développement) et son caractère très gouvernemental (dont on a reproché le manque de transparence et d’efficacité depuis les réseaux Foccart jusqu’aux années Mitterrandiennes en passant par les scandales des années Giscardiennes).
Or, en 1998, une réforme des institutions de la coopération est engagée en mettant en avant, contre les griefs qui lui ont été fait, entre autres les principes de « cohérence », d’ « adaptation », d’ « ouverture », et de « partenariat ».
Si l’on prête une attention particulière à l’enjeu du principe d’ « ouverture » à la « société civile » et en son sein, aux ASI (Association de Solidarité Internationale) telle que la Croix Rouge française (CRF), on constate que les discours politiques le présentent principalement comme une rupture majeure dans le paradigme de l’aide. En effet, nombre de discours officiels justifient cette « ouverture » comme un gage de transparence et d’efficacité en convoquant le registre de la légitimité démocratique et celui de la capacité d’expertise incarnée, d’après eux et selon une représentation largement diffusée par le sens commun, par les ASI. Ainsi, Bruno Delaye, directeur de la DGCID parle de « définition plus démocratique des politiques avec le concours de la société civile ». Jean Michel Severino, directeur générale de l’AFD, parle quant à lui de « révolution de l’APD sur le plan institutionnel, managérial et politique. »

Des questions initiales :
Pourtant, un certain nombre d’éléments immédiatement observables et pouvant interpeller, permettent dores et déjà de questionner l’évidence d’un changement caractérisé par un tournant démocratique dans le paradigme de l’aide, ainsi que par une efficacité accrue de la politique de coopération, au seul titre qu’on y associe les ASI.

D’abord, on peut s’interroger sur la pertinence du rapprochement analytique entre les catégories « démocratie » et « ASI ». En effet, une organisation comme la CRF n’est ni représentative de la population, ni soumise aux mêmes contrôles que les institutions démocratiques telles qu’elles sont envisagées dans les Etats modernes. A moins que, hypothèse plus probable, par cette référence démocratique, il soit fait état de la supposée ‘initiative citoyenne’ des membres associatifs et au fonctionnement interne ‘participatif’ des ces organisations. Là encore, on peut douter que le seul fait d’associer des organisations démocratiques par leur fonctionnement interne, mais dont le personnel ne satisfait à aucun critère de représentativité, permette de célébrer une quelconque avancée démocratique d’une politique. De surcroît, il reste discutable que les descriptions de ces organisations comme espace d’  ‘initiative citoyenne’ ou d’ ‘engagement’ soient satisfaisantes considérant le vaste mouvement de professionnalisation qu’elles connaissent depuis plus de quinze ans.
Dès lors, une première intuition peut être formulée qui met en cause l’explication du rapprochement des institutions de la coopération avec les ASI telle que la CRF par une simple rencontre de velléités démocratiques manifestées par l’Etat d’une part, et de la revendication d’une légitimité démocratique de la CRF d’autre part.
En effet, plusieurs questions se posent qui contribuent à dissiper l’évidence : A quelles mutations internes correspond le processus de professionnalisation de cette organisation? Quelles évolutions connaissent les statuts des différentes catégories de personnels ? Quelles sont leurs stratégies, leurs pratiques, et de quelles représentations sont-elles aujourd’hui porteuses ?

Il faut également relever un autre élément frappant relatif, cette fois au second objectif affiché de cette réforme, à l’ « efficacité ». Si le mode de participation de certaines ASI comme la CRF évolue vers un statut ‘consultatif’ au sein d’un organe indépendant comme le Haut Conseil à la Coopération Internationale (HCCI) et que leur capacité d’expertise est sollicitée, leurs dotations financières restent, elles, inchangées. En effet, les ASI ne bénéficient que d’une faible part de l’Aide Publique au Développement (de 1% à 3% contre 7% à 10% pour autres pays Occidentaux). On remarque aussi avec intérêt que cette réforme accompagne un mouvement général de baisse du montant global de l’APD (0,64% du PIB en 94 à 0,37% en 2000) et de multilatéralisation de celle-ci principalement vers l’Union Européenne (aide bilatérale représente 73% APD totale en 95 contre 64% en 2000), ce qui ne laisse pas présager d’une revalorisation de la politique de coopération.
Ces quelques éléments permettent de formuler une nouvelle intuition qui met en cause l’idée d’une réforme volontariste visant à améliorer l’ ‘efficacité’ de la politique de coopération internationale au développement, en tout cas, suivant une conception de l’ ‘efficacité’ se rapportant aux fonds engagés dans une politique, tant l’amenuisement de ses moyens est manifeste. On peut donc supposer que, par ‘efficacité’, il soit fait référence à la contribution de ‘l’expertise associative’ à l’élaboration des politiques publiques et aux retours qu’elle procure à l’Etat dans la conduite de sa politique de coopération internationale.
Partant, on peut se demander dans quelles mesures et comment la capacité d’expertise de la CRF a émergé, est utilisée et réceptionnée ? Sur quelles bases et à travers quels acteurs s’opère sa reconnaissance ? Comment s’agencent les espaces dits de « concertation » avec la « société civile » ? Quels changements de l’action publique cela révèle-t-il?

Imposition de problématique : la construction sociale :

Ces quelques questions préalables nous invitent à porter un regard prudent sur la réalité qui est pré-construite par le regard des acteurs qui y prennent part ainsi que l’exprime G.Bachelard dans sa formule « le point de vue fait l’objet ».

L’évaluation des politiques publiques :
Tel que l’on vient de l’esquisser, le discours institutionnel sur la réforme de la politique de coopération pose de nombreuses questions qui engagent à la circonspection. Toutefois, il n’est nullement question de procéder ici à une évaluation de cette réforme en confrontant a posteriori, suivant la démarche de l’analyse séquentielle, les objectifs aux résultats afin de pointer l’écart qui les sépare. Effectivement, cette démarche pose entre autre le problème de reprendre ‘à son compte’ des catégories indigènes telle « démocratie », « société civile » ou « efficacité » et de se voir par conséquent imposer une problématique et un langage identique à l’objet que l’on étudie, empêchant par la même toute capacité d’explication et condamnant à la justification telle qu’entendue par L.Boltanski et L.Thévenot.
Par conséquent, il s’agit de se distancer de la présentation du changement telle que lisible dans les discours afin de le situer dans son contexte social et historique. Sans adopter une posture cynique qui réduirait ce discours à un mensonge intéressé, il est cependant nécessaire d’opérer une rupture épistémologique en le déconstruisant afin de saisir sa logique.
En effet, les discours et les actes qui fondent l’institutions représentent une « boîte noire » pour l’analyse comme le précise P.Bourdieu : « Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois dans les structures sociales et dans les structures mentales adaptées à ces structures, l’institution instituée fait oublier qu’elle est issue d’une longue série d’actes d’institutions et se présente avec toutes les apparences du naturel»  .
Le discours de réforme est un acte d’institution qui met en forme, dans les structures sociales, et met en sens, dans les structures mentales, une réalité dont il donne à voir l’unité et la cohérence. Ici, ce discours présente une réalité homogène dans laquelle on verrait s’unir et coopérer, par un seul acte volontaire et suivant un processus pacifique, deux types distincts de logiques et de structures, avec d’une part un idéal d’association dont on postule les caractères ‘démocratique’, ‘indépendant’, et ‘désintéressé’, et, d’autre part, un idéal d’institution étatique ‘ouverte’ et en mesure d’intégrer ces éléments de la ‘société civile’ pour plus de ‘démocratie’.
Or, nous verrons comment ce processus de rapprochement, d’institutionnalisation, ne va pas de soit. On peut d’ores et déjà avancer qu’il correspond plutôt à un long mouvement de mutations structurelles dessinant des lignes de clivages et suscitant des tensions entre les acteurs qui les subissent parfois violemment, les ajustent partiellement et les utilisent stratégiquement. Pour l’étudier, il convient donc de rompre avec le sens commun et avec les catégories linguistiques propres au système de référence de l’institution instituée et de procéder à une définition rigoureuse des termes qui guideront notre analyse des actes d’institutions.


Ouvrir la « boite noire organisationnelle » :
Outre les discours et les actes d’institution par l’instituant, il est indispensable de prêter attention à ceux de l’institué qui, autant que les premiers, façonnent l’institution. Mais, au même titre que ceux de l’instituant, les discours et les actes de l’institué sont largement auto-référencé et participent ainsi de la construction sociale du phénomène auquel il fait face. Effectivement, l’institué, qui se trouve être ici la CRF et ses membres, est «en proie aux contradictions entre la volonté d’autonomie et d’action comme contre-pouvoir et le désir ou la nécessité de l’intégration au système politique local ou national. ». Par conséquent, ils vont le plus souvent traduire les notions d’ ‘institutionnalisation’ et de ‘professionnalisation’ en se positionnant dans les débats qu’elles suscitent et en recréant de la cohérence là où il y a parfois contradiction.
Il s’ensuit que les membres de la CRF interrogés vont souvent donner de leur ‘institutionnalisation’ à la politique de coopération internationale une vision ayant tendance à gommer les tensions qu’elle suscite. Par exemple, ils envisageront souvent le phénomène d’‘institutionnalisation’ à travers les notions mélioratives de ‘participation’ ou ‘concertation’ voire ‘partenariat’ leur offrant un rôle de ‘plaidoyer’ plutôt qu’à un éventuelle mimétisme ou absorption par les pouvoirs publics. De la même façon, le phénomène de ‘professionnalisation’ sera rattaché aux notions d’ ‘efficacité’ ou de ‘compétence’ de l’activité humanitaire plutôt qu’à un quelconque désenchantement de l’ ‘engagement humanitaire’ au profit de logiques entrepreneuriales.
Pour contourner cette construction indigène, la distinction entre la scène et les coulisses établie par E.Goffman et faisant apparaître l’importante des stratégies de présentation de soi , semble heuristique en ce sens qu’elle engage à porter son regard à l’intérieur de l’organisation pour ne pas être ‘prisonnier’ des discours. Là encore, l’organisation correspond à une boite noire que l’analyse ne doit pas scotomiser. Nous suivrons donc J.L Laville et R.Sainsaulieu quand ils affirment que « leur dynamique propre de fonctionnement restait un point aveugle de leur compréhension sociologique. Pour certains, même, s’attarder aux péripéties de la boîte noire organisationnelle, pouvait être perçu comme l’abandon du projet et des valeurs du militantisme ; comme le glissement progressif vers le marais des activités gestionnaires, où toute la dynamique associative risquait fort de perdre son âme. »
Nous entreprendrons donc d’observer les pratiques ordinaires de cet univers organisationnel en les confrontant aux discours de présentation afin de fonder une définition rigoureuse des vocables guidant notre analyse.




Les choix sélectifs d’une construction raisonnée :

Pour faire pièce à cette construction sociale des phénomènes entravant leur intelligibilité, afin de surmonter l’obstacle de « l’illusion de la transparence », il est indispensable de procéder à la construction raisonnée de l’objet.


Définition et problématique :

La définition des termes :
Assumant les conséquences de la pré-construction de la réalité par les acteurs, nous procèderons à la construction méthodique de notre point de vue en commençant par définir l’acception sous laquelle nous entendrons les notions fondamentales de cette recherche. Cette étape est une condition sine qua non de l’explication des faits telle que l’exprime cette citation de T.Reik: « La réflexion m’est certes permise, mais, comme cette réflexion est aussitôt prise dans le ressassement d’images, elle ne tourne jamais en réflexivité : exclut de la logique qui suppose des langages extérieurs les uns aux autres, je ne peux prétendre bien penser» . 

La professionnalisation :
Le terme de « professionnalisation » est issu de la tentative de décrire les transformations des pratiques et des intérêts des hommes politiques depuis la fin du XIXème siècle. A la figure du notable s’est substituée celle du professionnel de la politique qui vit « pour et de la politique. » L’activité politique nécessite désormais du temps et des compétences et elle est réservée à des professionnels qui se distinguent de plus en plus des profanes. Or, un phénomène comparable est à l’œuvre au sein d’importants groupements associatifs contemporains qui sont, depuis plus de quinze ans, bouleversés par la contradiction entre un idéal de membres associatifs désintéressés vivant pour leur engagement et une réalité de personnels salariés vivant de leur engagement. Il s’ensuit que « La réflexion sur les carrières militantes dans ce milieu entre dès lors en singulière résonance avec les débats plus classiques reliés à l’activité politique. ».
Cette notion de « professionnalisation » semble en effet heuristique pour appréhender les mutations de l’activité et de l’identité associative humanitaire en train de se faire. Ces mutations correspondent à « un triple processus de concentration de l’expertise, de revendication accrue d’une spécificité et d’une codification qui en découle, et de développement de modèle de compétence passant par la salarisation » . Ainsi, on assiste dans le milieu associatif, non plus seulement à la valorisation du savoir-être de l’engagement bénévole, mais à celle du savoir-faire de modèle de compétence, et du savoir de concentration d’expertise allant avec la codification, la rationalisation des tâches et la salarisation d’un personnel permanents.
Notons que ce processus de professionnalisation touche à son paroxysme lorsque certaines catégories de salariés sont « parvenus à monopoliser un segment du marché du travail, à faire reconnaître leur compétence juridique et à légitimer leurs privilèges sociaux. ». Cette précision nous indique d’abord que la professionnalisation correspond à l’intériorisation de logiques entrepreneuriales telles que la spécialisation des tâches et l’impératif d’efficacité permettant de monopoliser un segment du marché du travail. Mais, en outre, il faut que cette ‘compétence’ et cette ‘efficacité’ soient validées et reconnues comme compétences juridiques et légitimées comme privilèges sociaux. Or, quelle autre instance que l’Etat peut concéder ce type d’attributs ? Seul l’Etat peut reconnaître la valeur légale d’un diplôme et définir un statut d’emploi. C’est ainsi que la professionnalisation conjugue aux logiques entrepreneuriales, des logiques administratives qui progressivement sont intériorisées par la catégorie de personnel en voie de professionnalisation.
Ainsi, par professionnalisation, nous entendrons un mouvement de technocratisation composé d’une double dynamique de mimétisme entrepreneurial et mimétisme étatique d’organisations entretenant, d’après J.Freyss, des « relations variables et conflictuelles avec les trois pôles de la société civile, l’entreprise, et l’Etat » .

L’expertise associative:
Cette nouvelle proximité au pôle de l’entreprise et au pôle de l’Etat, à l’origine d’une redéfinition de l’engagement des salariés de la CRF qui fondent leur militantisme sur leur ‘compétence’ et leur ‘professionnalisme’, est également le pré-requis du nouveau répertoire d’action qu’est la « concentration de l’expertise ». Aussi, il reste à apporter quelques précisions sur cette dernière étape et sous-produit du processus de professionnalisation, en ce sens qu’il suppose achevé le recrutement des compétences ainsi que la salarisation d’une catégorie de personnels permanents à même de construire, mais surtout de mobiliser, un nouveau type de connaissance d’expertise associative.
En effet, l’expertise associative ne va pas sans poser problème. Cette expression est une contradiction dans les termes « un quasi oxymore ; l’‘expert’ est généralement identifié aux institutions à l’Institution, à l’Etat, il tient son autorité de celui-ci qui la lui confère. A l’inverse, ‘associatif’ renvoie à une forme d’organisation qui est censée incarner la ‘société civile’ sinon toujours contre l’Etat en tout cas, […] qui se fait gloire de se tenir à l’écart de celui-ci.». C’est ainsi, que la concentration de l’expertise associative décrit un aspect de la technocratisation de la CRF se montrant perméable à des modes de légitimation étatique et à une nouvelle conception de l’‘efficacité’ qui ne se limite plus, on l’a dit, au savoir-faire de la compétence mais implique désormais le savoir d’expertise.
Toutefois, loin d’être porté par un acteur singulier qui serait un ‘expert’ à part entière, ce nouveau répertoire d’action tient à une combinaison d’éléments suivant certaines étapes composant la figure d’expert ou l’expertise. « Dans ce cas parler d’experts est réellement mystificateur : il est préférable de recourir à la notion d’expertise qui recouvre l’ensemble des mécanismes et des dispositifs qui permettent d’aboutir à un alignement durable » . Cette définition nous invite alors à envisager la concentration de l’expertise comme un processus en train de se faire dans une configuration particulière.


La problématique :
Après avoir envisagé ces notions et les questionnements qu’elles soulèvent, il convient de les articuler autour d’un axe problématique central. En effet, ces éléments de réflexion nous permettent d’avancer que s’interroger sur les dynamiques de l’institutionnalisation des ASI à la politique de coopération, revient à saisir ces dynamiques dans la diachronie, en observant dans le temps long, les mutations structurelles qui président à l’état d’une organisation à un instant t, et, dans la synchronie en observant les stratégies d’acteurs en situation façonnant cet état. Ce constat en rejoint un autre formulé par P.Muller envisageant le changement dans l’action publique dans une perspective constructiviste: « Le moyen le plus efficace pour effectuer cette combinaison et donc d’analyser effectivement l’articulation entre l’effet des structures et les marges de jeu dont disposent les acteurs des politiques publiques, est de mettre en évidence les mécanismes en fonction desquels les cadres cognitifs et normatifs, qui constituent le cœur de l’action publique -les référentiels-, sont à la fois l’expression des contraintes structurelles et le résultat du travail sur le sens effectué par les acteurs » .
Ici, il s’agit d’appréhender les mécanismes de l’institutionnalisation des ASI, en fonction desquels les cadres cognitifs qui renvoient à une certaine représentation de la connaissance d’expertise associative au sein de la CRF et de son rôle dans l’action publique, sont le résultat de contraintes structurelles que sont la professionnalisation associative et son prolongement par la concentration de l’expertise entre les mains de personnels salariés et de travail sur le sens par les acteurs qui, parfois hostiles aux mimétismes étatique et entrepreneurial, vont, pour certains, se repositionner en renouvelant leur manière de faire et de penser le travail humanitaire, et en pénétrant les forums de communautés de politiques publiques.




Les hypothèses :

Suivant les enseignements de l’approche cognitive des politiques publiques, nous tâcherons de décrire la réforme comme étant précédée et prolongée par un processus de médiation consistant en la production, la construction et la légitimation de l’expertise associative.

Avant de détailler nos deux hypothèses, envisageons d’abord la portée heuristique de la notion de médiation dans le cadre de cette étude.
Le processus de médiation consiste d’abord dans l’articulation entre « dimension cognitive et normative ». Ici, il s’agit d’une part, de la transformation des références cognitives des ASI (la « production de connaissances ») par mimétisme étatique et entrepreneurial sous l’effet d’un processus de technocratisation. D’autre part, il s’agit de l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles règles (« production de normes ») à travers la recrudescence des salariés associatifs et de la prégnance des références dont ils sont porteurs.
Ensuite, le processus de médiation consiste dans l’articulation ente « champ intellectuel et champ de pouvoir ». Ici, il s’agit d’une part de l’émergence, au sein du groupe des salariés, d’experts associatifs promouvant leur combat au sein de leur organisation (« prise de parole »). D’autre part, il s’agit de leur action de légitimation de cette expertise au sein de « forum de communauté de politiques publique » (« prise de pouvoir »).
On le voit, ces deux temps de la médiation articulent bien une composante cognitive (« la production d’une vision du monde »), une composante structurelle (« référentiel global qui balise le champ de perception de la réalité au sein duquel vont s’organiser les conflits sociaux ») et une composante identitaire (« processus par lequel un groupe social ou simplement un acteur va se repositionner dans la division du travail et donc travailler sur son identité sociale »).

L’analyse de la notion de médiation appliquée à l’objet de cette étude nous permet de fonder les hypothèses suivantes.
D’une part, la réforme est précédée par un mouvement de médiation. En effet, elle entérine un mouvement de mutations structurelles qui lui précède au sein de ces organisations. Ainsi, nous décrirons le long mouvement de technocratisation à l’issue duquel émerge la catégorie de personnels des salariés associatifs aptes à mobiliser une expertise leur ouvrant l’accès à ces espaces de « concertation ». Il en résulte que l’institutionnalisation des OSI s’opère davantage à travers leur technocratisation (mimétisme étatique et entrepreneurial) que grâce à leur caractère ‘démocratique’ et ‘représentatif’.
D’autre part, la réforme, visant initialement à s’adjoindre l’appui d’une expertise technocratique, prolonge ce mouvement de médiation. En effet, elle irréversibilise les références et les réseaux d’experts associatifs pouvant jouer de nouvelles ressources pour légitimer leur combat. Nous verrons d’abord comment la réforme ouvre la porte d’« instances de concertation » aux experts d’ASI technocratisées orchestrant ainsi un consensus et permettant la légitimation de la politique française de coopération. Mais, ce faisant, nous montrerons que la réforme laisse entrer des experts militants, leur ouvrant un accès à des scènes plus visibles qui confirment et légitiment leurs références cognitives au sein même de leur organisation, et qui stabilisent certains réseaux en leur permettant d’exporter leur expertise vers des arènes internationales. Il en résulte que la technocratisation des OSI conditionnant leur institutionnalisation, offre de nouvelles opportunités à des experts militants, entrepreneurs de causes.  

Partant, il va s’agir de rendre compte de l’institutionnalisation des ASI à travers les trois temps de l’expertise associative : sa production, sa construction et sa légitimation. Premièrement, la production de l’expertise, ce qui fait l’expertise à travers les mutations structurelles dues à la professionnalisation. Deuxièmement, la construction de l’expertise, l’expertise qui se fait par les stratégies d’acteurs faisant valoir leurs connaissances et devant avancer des preuves en situation. Troisièmement, la légitimation de l’expertise, l’expertise qui est consacrée par les médias mais surtout par l’Etat qui, en sollicitant cette connaissance dans des espaces de concertation, la valide comme expertise.
Ce dernier point éclaire les rapports inextricables entre les notions d’institutionnalisation des ASI reposant préalablement sur leur professionnalisation, aboutissant elle-même à la concentration de l’expertise associative requérant, en retour, leur institutionnalisation pour valider cette expertise.


Connaître et constater :

Méthodologie et opérationnalisation :

Enquête qualitative :
Notre démarche d’enquête a consisté dans l’analyse du discours producteur de données permettant d’appréhender tout à la fois le sens de son contenu, les stratégies de son auteur, et son contexte de son actualisation.
Ici, un détour s’impose nous permettant de qualifier le statut du discours et de présenter les notions théoriques et outils méthodologiques à notre disposition pour le traiter. Nous suivrons l’analyse de L.Bardin quand il dit, « le discours n’est pas la transposition transparente d’opinions, d’attitudes, de représentation existant de manière achevée avant la mise en forme du langage. Le discours est un moment dans un processus d’élaboration avec tout ce que cela comporte de contradictions, d’incohérences, d’inachèvements. Le discours c’est la parole en acte ». Autrement dit, le discours est l’espace où l’on met en cohérence, en sens, par fragments de parole, ce que l’on dit et ce que l’on fait en convoquant un registre de justification propre à la logique du secteur dans lequel ce discours prend place. Nous poserons donc que le discours n’explique pas mais il justifie en ce sens qu’il s’explique par sa propre logique. Mais il est également l’espace de subjectivation, où le locuteur intériorise le sens qu’il produit en s’identifiant à son discours. Par conséquent, le discours ne ment pas mais il sublime, en ce sens qu’il se réfère, souvent de bonne foi, à des principes supérieurs afin de légitimer les actes de son auteur.
En outre, l’expression « le discours c’est la parole en acte », nous inspire deux remarques. D’une part le discours est un fait de parole qui, utilisant des signes, renvoie à une dimension symbolique. D’autre part, il est un fait acté qui, prenant place dans un environnement, renvoie à une dimension objective. Le discours est donc une construction verbale dont il faut comprendre le sens au regard d’une construction sociale dont il faut expliquer les conditions.
Cet impératif méthodologique est très bien expliqué par P.Bourdieu qui, dépassant le clivage entre ‘comprendre’ et ‘expliquer’, indique que, pour rendre compte du discours, il s’agit d’une part de restituer la teneur du propos tenu par un acteur et, d’autre part, de resituer le propos de cet agent dans l’univers objectif de propriétés qui le contraint et le nécessite. La première démarche vise, dans une perspective wébérienne, à comprendre le sens du propos, saisir sa logique intrinsèque, saisir ses raisons au sens de motifs. La seconde démarche vise, dans une perspective déterministe, à expliquer la concordance entre les représentations et la position de l’agent, saisir les raisons au sens de causes.
Afin d’opérationnaliser ces deux démarches, la mise en œuvre de techniques d’enquête qualitatives par entretien et par observation directe sont apparues comme étant les plus à même d’accéder, de recueillir et de traiter ces données discursives. L’entretien semi-directif et non directif constituant une voie d’accès privilégié au sens du propos, et, l’observation directe permettant de saisir, par confrontation du propos aux pratiques, le contexte d’actualisation de ce propos.

Enquête par entretiens :
Ainsi, nous avons choisi la méthode d’entretien comme outils d’investigation producteur de données verbales et discursives permettant d’appréhender la double dimension subjective et, dans une moindre mesure, objective de l’univers des acteurs en présence. La dimension subjective, qui vise les représentations, se compose de l’univers symbolique qui les entoure, de leur rapport au travail, et aux autres. Pour ce faire, les questions adressées à l’interlocuteur vise à la production de discours modal et seront du type : ‘que pensez vous de’.
De plus, la dimension objective, qui vise les déterminations matérielles et positionnelles qui les entourent, se compose des pratiques (le monde d’objet), du parcours individuel et son statut dans l’organisation (savoir d’où il parle). Ici, les questions viseront plutôt à la production de discours référentiel et seront du type : ‘comment faites vous’. Notons que ce type de questions permet d’accéder à des informations indigènes dotées d’un certain degré de confidentialité.

Exposons maintenant les modes de conduite et d’administration de cette méthode en envisageant successivement l’entretien semi-directif et non-directif.
D’abord, l’entretien est dit semi-directif en ce sens qu’il n’est ni entièrement ouvert ni canalisé par un grand nombre de questions précises. La parole n’est pas pré-construite mais elle est constituée au cours de l’entretien, dans le travail du sujet. Les données collectées peuvent alors être interprétées dans le cadre d’un contexte discursif suffisamment précis mais aussi profond. Aussi, par des questions ouvertes et des réactions de relance, le chercheur facilite l’expression du locuteur et évite qu’elle ne s’éloigne des objectifs de la recherche créant par la même les conditions du ‘laisser dire’ et du ‘faire parler’.
La plupart des entretiens dits semi-directifs ont été administré au cours de la recherche effectuée l’année précédente sur l’autonomie d’une association dans la mise en œuvre d’une politique publique en étudiant l’action de la Croix Rouge française en direction des populations déplacées en zone d’attente de Roissy. Cette enquête a permis de recueillir les discours de 2 membres bénévoles, 3 salariés exerçant leur activité au service des opérations
de solidarités ainsi que celui du président de la CRF au cours d’entretien de 1H30 en moyenne. Ils seront d’un grand apport pour notre étude puisque leur analyse révèle de nombreux enjeux traversant d’une part, le phénomène de professionnalisation associative tel que la tension constante entre dévouement des bénévoles au service du « bénéficiaire » et la logique entrepreneuriale du siège au service de contraintes gestionnaires. D’autre part, les rapports de la CRF à l’Etat tel que la marge de jeu des acteurs associatifs face à l’ensemble normatif qui contraint leur activité (« cadre Croix Rouge » et « convention » signée avec les pouvoirs publics).

Ensuite, le mode non-directif de conduite de la relation d’entretien est souvent perçu comme producteur de matériaux moins exploitables. Effectivement, son déroulement n’est pas encadré par un guide d’entretien rigoureusement défini au préalable et invite le locuteur à dérivé de la question posée, le recueil des données n’est pas enregistré mots à mots, et leur traitement ne sera pas structuré par une grille d’analyse permettant de procéder méthodiquement et systématiquement à leur interprétation. Pourtant, si elles ne sont pas sans portée, ces remarques confinent au formalisme voire au dogmatisme méthodologique lorsqu’elles deviennent des commandements de la démarche d’enquête.
Force est de constater que même idéalement construit, le guide d’entretien n’est jamais suivi à la lettre sous peine d’en faire un artefact. En effet, les biais d’enquête introduits par une attitude trop rigide, proche de la posture dite directive, créent un cadre de pensé qui donne lieu à une forme stéréotypée de réponses. Le guide est en fait davantage une forme idéalisée lors de la conception des entretiens, qui est adaptée de façon souple lors de leur réalisation et, à ce titre, il peut tout aussi bien être mis en œuvre si les questions adressées sont préalablement définies et distillées dans le cours d’une conversation ordinaire et informelle. Remarquons aussi, que l’absence de guide formel, même s’il facilite le croisement de données recueillies lors de multiples entretiens, n’empêche en rien l’établissement a posteriori d’une grille d’analyse. Cette dernière permet de procéder à l’analyse de contenu conjuguant l’analyse thématique qui recense les éléments constitutifs du discours (catégorie linguistique, intensité et direction des jugements) et l’analyse formelle qui se concentre sur les aspect formels de la communication (expression, énonciation) comme indicateur de l’activité cognitive du locuteur.
En fait, on peut avancer que, si le mode directif est producteur d’artefact, l’unique différence entre le mode semi-directif et le mode non-directif mais réflexif, est le moment et le degré d’application des principes méthodologiques, le temps accordé par le locuteur et le volume du corpus ainsi réuni.
Enfin, s’inspirant à nouveau des remarques de P.Bourdieu, l’entretien comme discussion ‘à bâton rompu’ s’avère finalement être la meilleure façon de satisfaire aux conditions du. Cette suggestion est inspirée à l’auteur alors qu’observant deux personnes dans le métro l’une plus active, confiant à la seconde, plus passive, les difficultés qu’elle rencontrait avant de déménager, P.Bourdieu fut témoin d’un discours révélant de nombreux mécanismes des stratégies immobilières. Ce type d’interaction permet en effet au locuteur, en confiance, de débrider sa parole et à l’interlocuteur, en conscience, de décomplexer son écoute et ses questions. Néanmoins, on le comprend, les difficultés pratiques de cette posture sont nombreuses. Comment être présent lors d’une conversation privée entre deux personnes ayant une discussion sur le sujet précis de l’étude que conduit le sociologue ? Comment sinon s’immerger dans un milieu jusqu’à atteindre ce degré de confiance du locuteur et ce degré de conscience de l’interlocuteur ? C’est ici que la méthode d’enquête par observation à posture participante offre une réponse en permettant, sous certaines conditions sur lesquelles il nous faudra revenir, d’accéder à cette ‘libre parole’ si riche d’information pour le sociologue.

Signalons que la plupart des matériaux discursifs recueillis dans le cadre de la présente enquête sont issus d’entretiens non-directif administrés (si ce terme convient encore dans le cadre de la posture non-directive) de façon discontinue, au cours du déroulement de tâches quotidiennes, autour de moments de pause (repas, trajets…), et à l’occasion de sorties en dehors du lieu de travail. Comme le corpus issu des entretiens semi-directifs, celui des entretiens non-directifs est intégré dans le texte par extraits encadrés en italique et dans un caractère réduit qui le distingue du corps de texte. Ces passages sont étayés d’une analyse et viennent à l’appui d’une étape théorique de la réflexion argumentée.

Enquête par observation directe :
Afin d’atteindre l’impératif de resituer le discours dans son univers objectif de propriétés et de pratiques, on ne peut se satisfaire des informations du discours référentiel obtenu par les questions ‘comment faites vous’, mais on doit s’efforcer d’observer en participant.
L’enquête par observation directe à posture participante permet, on l’a dit, de mettre en œuvre l’entretien non-directif, mais surtout la confrontation des discours avec les pratiques des acteurs. Cette opération révèle alors non plus seulement le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, mais la construction de ce sens en situation, dans le contexte dans lequel il s’actualise, au milieu des structures qui le façonnent, et au regard des ressources mobilisées pour le façonner. Ces quelques remarques justifient, selon nous, la pertinence théorique de l’usage de cette méthode dans le cadre de notre enquête.
Cette méthode consiste, comme c’est le cas pour l’entretien, à élaborer une grille d’observation qui permet de consigner des éléments en fonction de critères sélectionnés tels que les catégories d’acteurs, les modes d’interaction qui les relient, leurs activités décomposées en procédures… De cet exercice de classement et de systématisation ressort des éléments de compréhension qui donnent du contenu aux catégories d’analyse qui émergent et « prennent de l’épaisseur progressivement par rapprochements successifs » . Ainsi, c’est par le relevé de mots répétés, de témoignages révélés, de gestes ritualisés, d’objets disposés, de documentation ethnographique, et leur inscription sous les critères de la grille d’analyse, qu’ont pu être dégagé certaines conclusions. D’abord, des systèmes indigènes de classements tel que la valorisation de la compétence et de l’efficacité mais aussi la sacralisation du dévouement au terrain. Ou encore, les divergences de comportements et l’homogénéité de procédures révélant le rejet des administrations publiques mais le désir d’influence politique. Enfin, des modes d’interaction tels que les stratégies d’alliance avec une frange de la communauté scientifique et stratégies de reconnaissance par les pouvoirs publics.
Par ailleurs, plusieurs éléments propres à la configuration sociale d’actualisation de l’objet d’étude envisagé nous ont conduits à opter pour la méthode d’observation directe. D’abord, la circonscription de cette configuration à « un ensemble fini et convergent d’interactions »  justifie de la pertinence sociale de l’usage de cette méthode. Effectivement, l’analyse de l’institutionnalisation des ASI à travers les trois processus suscités de production, construction et légitimation de l’expertise associative, profite d’être abordée par l’étude d’un segment de l’ensemble organisationnel, les personnels, les pratiques et les interactions d’un service particulier de la CRF. Ainsi, le service de la « direction des opérations internationales » (DOI) et en son sein, le « programme préparation et réponse aux catastrophes » est, nous le verrons, à la fois l’espace de convergence des dynamiques de la professionnalisation produisant l’expertise associative, d’émergence des pratiques construisant cette expertise et de stratégies d’alliance légitimant cette expertise.
Ensuite, l’accessibilité de cette configuration justifie la pertinence pratique de la méthode par observation directe requérant «la présence systématique et souvent prolongée sur les lieux mêmes de l’enquête au sein du groupe social étudié ». Le mémoire effectué en maîtrise dans un autre service de la Croix Rouge mais dans la même structure a largement facilité mon insertion au sein de la DOI par la connaissance directe que ce travail m’a permis d’acquérir de certaines personnes (chef de cabinet du président déjà ami d’un membre de ma famille directeur de la délégation CRF en région PACA), des règles formelles (compétences des services et fonction des individus), et informelles (la tension entre la « gouvernance » des cadres et les personnels bénévoles). Surtout, cette connaissance directe du milieu m’a permis de solliciter un stage au sein de la DOI en passant par le chef de cabinet lequel à obtenu de la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » qu’elle accepte de me recevoir en entretien. A l’issue de cet entretien fut convenu de me ma présence au siège trois jours par semaine durant trois mois afin de participer aux activités du programme « préparation et réponse aux catastrophes ». Ce dernier élément nous conduit à envisager les différents éléments qui relient le chercheur à son objet d’étude, qui l’impliquent dans cet objet, son rapport à l’objet.
Notons que les extraits d’observation insérés dans le texte occupent la même fonction d’illustration que les extraits d’entretiens. Comme eux, ils apparaissent dans le texte dans des encadrés, dans une police réduite et en italique.

Rapport à l’objet :

Les méthodes mises en œuvre dans le cadre de l’enquête qualitative, qu’il s’agisse de l’entretien ou de l’observation directe, « engage une relation sociale dont les paramètres ne sont pas sans conséquences sur les matériaux ainsi rassemblés ». Cette remarque exige du sociologue qu’il explicite ces paramètres, mais afin de rendre compte, il doit se rendre compte avant, pendant et après l’enquête de ses présupposés concernant l’objet, de son rôle dans les interactions, des étapes de sa réflexion par confrontation successive aux données issues du terrain. Il s’agit ici d’entreprendre ce que P.Bourdieu a appelé une socio-analyse et consistant en un retour réflexif sur les conditions pratiques d’une méthode d’objectivation.
Notons, que ce travail est du même ordre que l’objectivation des catégories indigènes construites par les pouvoirs publics et par l’organisation à laquelle on a procédé ci-dessus. Mais nous avons fait le choix de le présenter dans cette troisième étape de la rupture épistémologique compte tenu de la spécificité de l’enquête qualitative par entretien et observation directe introduisant une perturbation importante pendant la phase de constatation de l’objet.
Portons donc un regard sur les conditions de déroulement de ce stage, les attentes multiples et contradictoires qui l’accompagnaient, la posture que cela engageait, tout ceci se répercutant in fine sur les résultats de l’analyse.

L’« Inventaire avant enquête » :
Il faut commencer par préciser, dans une démarche d’« inventaire avant enquête », les deux sources des présupposés, ‘présupposés de proximité’ et ‘présupposés d’étrangeté’, qui sont sans nul doute intervenus comme facteurs perturbateurs dans la démarche de connaissance. Toutefois, par un effort réflexif, il est possible de contrôler ces biais qui peuvent devenir, nous le verrons au moment de l’analyse, un outil d’orientation producteur de connaissance.
Rappelons que le premier contact avec la CRF s’est construit au cours d’un travail de recherche conduite, l’année précédente, sur l’action de la CRF en direction des populations déplacées. Cette expérience a permis, on l’a dit, une connaissance personnelle et pratique des membres de la CRF, de leurs normes et de leurs valeurs créant une certaine proximité culturelle et relationnelle avec le milieu. Mais, si cette forme de familiarité a bien sur favorisé l’obtention d’un stage, elle a également induit un certain rapport ‘ordinaire’ aux choses risquant d’éluder de facto certaines questions. En effet, le sentiment d’appartenance réel ou supposé qu’implique le phénomène d’identification, gomme les différences, les occulte même parfois pour accélérer l’intégration au sein du groupe.
Par exemple, le fait d’avoir entrepris ce stage à la DOI d’abord dans une perspective d’intégration professionnelle a impliqué l’adhésion à un système de références indigène, compromis nécessaire vécu sur le mode de l’évidence, mais compromettant par la même l’impératif de distanciation par rapport à la situation observée. C’est ainsi que des normes légitimes ou valeurs d’après P.Muller, telle que la proximité des personnels associatifs, que ce soit par la généralisation du tutoiement ou la participation des bénévoles à certaines tâches habituellement confiées au siège, devenaient valeurs écran faisant obstacle à leur analyse comme construit social situé significatif et révélant les technologies managériales de l’organisation. De la même façon, certains schémas cognitifs ou normes et algorithmes toujours d’après P. Muller, proposant des relations causales et des énoncés prescriptifs définissant des principes d’action, tel que celui reliant la gravité des catastrophes naturelles à la pauvreté des sociétés dans lesquelles elles surviennent et en déduisant la nécessité d’une action préventive par l’éducation au risque et la formation aux premiers secours des populations concernées, devenaient des arguments ‘allant de soi’, entravant leur analyse comme récit révélant les stratégies d’alliance et de reconnaissance de ceux qui les portent.
A contrario, l’expérience de stage fut, par certains aspects, l’occasion d’une plongée dans un univers de pratiques et de sens parfois totalement inconnu créant cette fois un sentiment d’étrangeté intense. Cette forme de dépaysement a certes permis de cultiver une curiosité, un étonnement, une « marginalité » nécessaire au travail sociologique, mais elle a également induit un rapport ‘extraordinaire’ aux choses risquant de susciter un sentiment d’anomie. Aussi, le sentiment de distance voire de rejet peut amener à marquer davantage certaines différences, à ‘forcer le trait, conduisant ici, non plus à l’identification, mais à la stigmatisation des caractéristiques du milieu observé. Effectivement, le fait d’avoir rapidement envisagé ce stage comme un terrain de recherche sociologique en cours de définition, a favorisé l’abandon d’une posture d’identification pour une posture critique vis à vis du milieu observé.
C’est ainsi que, par exemple, la participation à la formation des « équipes de réponse aux urgences » (ERU) très orientée sur l’acquisition de techniques et sans information sur la culture du pays d’intervention, ont été interprété en exacerbant la technicisation du travail humanitaire ou la valorisation de l’ ‘agir’ essentialisant ces caractéristiques et omettant de les resituer dans leur contexte global d’actualisation, au milieu d’autres moments et avec des acteurs aux trajectoires variées exigeant de tempérer et affiner l’analyse.

Concrètement, le stage s’est déroulé sur une période de trois mois, à raison de trois jours par semaine, en tant que personnel affecter au « desk préparation et réponse aux urgences » et aidant la chargée de programme et son assistant.
Une importante partie du temps était consacré à l’accomplissement de tâches confiées directement par le chargé de programme ou son assistant, et effectuées dans le « bureau des assistants » (regroupe les assistants des desks Sida, Urgence, Afrique, Asie, Océanie) sur ordinateur ou en relation avec divers services. Il s’agissait de tâches administratives (concevoir des documents d’appui à la procédure de départ, préparer les dossiers d’information pour les membres des ERU, préparer les documents administratifs avalisant leur départ, contact avec la gouvernance du secrétariat générale et de la présidence), tâches de gestion (suivre la rémunération des équipes, tenir les comptes des budgets des missions, contact avec service de gestion et trésorerie), de ressources humaines (briefing des équipes, contact avec les membres, contact avec le service des Volontaire de Missions Internationales) et de logistique (réapprovisionnement et conditionnement de marchandise et matériel destiné aux victimes, et de matériel d’intervention pour les ERU stocké dans un hangar de la zone de fret de Roissy).
Plusieurs évènements ont par ailleurs permis de découvrir d’autres scènes et d’autres contextes de déroulement du travail humanitaire.
Les coulisses de l’humanitaire d’abord, avec l’espace de socialisation des membres ERU durant leur session de formation de dix jours dans un centre à Modane en Savoie. La fonction du stagiaire était ici, de fournir les documents pédagogiques aux participants, de participer à la mise en place des exercices et d’assurer la relation avec les intervenants extérieurs. Cette formation fut l’occasion d’observer la démarche et la trajectoire des candidats au départ, le contenu et le déroulement d’un programme de formation savamment planifié, les critères de sélection ou de refus, et le rôle de chaque intervenant. Autant d’éléments renseignant avec précision sur le mouvement de technicisation du travail humanitaire.
Les séances de répétition générale ont également pu être suivi lors des « manœuvre » de terrain consistant à mobiliser, pendant trois jours, toutes les équipes ERU logistique, médicale et traitement de l’eau (« water sanitation ») autour d’une simulation d’épidémie de choléra dans le périmètre d’un terrain près de Lille. Les tâches du stagiaire concernent l’achat de matériel, son conditionnement, son acheminement sur le lieu de la manœuvre. Sur place, il s’agissait de veiller à l’organisation du cadre de la simulation en montant les infra structures et en observant la coordination des équipes.
Par ailleurs, la scène de la représentation du travail humanitaire en action a pu être appréhendée à l’occasion de deux interventions d’urgence, l’une participant au rapatriement des français de Côte d’Ivoire en novembre 2005, l’autre secourant les victimes du Tsunami en décembre 2005. La première mit à contribution plusieurs partenaires au sein de la CRF avec la Direction Nationale de l’Urgence et du Secourisme (DNUS), service des Relations Internationales, et avec les pouvoirs publics à travers la cellule de crise du Ministère des Affaires Etrangères (MAE). La seconde fut le théâtre d’un déploiement humanitaire plus classique mais à la taille de l’événement qui nécessita la mobilisation de toutes les grandes ONG, des services de la sécurité civile, de la Délégation à l’Action Humanitaire (DAH) du MAE. Le rôle de stagiaire est alors très prenant, constamment à veiller à la mobilisation des membres ERU, leur briefing (description du contexte, médicaments…), leur transport vers l’aéroport, mais aussi en contact permanents avec les acteurs chargés de la logistique, les chargés de programmes assurant la coordination des équipes.
Ces deux épisodes ont été particulièrement riches d’enseignement sur les étapes d’une opération humanitaire, ses différents moments quand le temps est compté, la place de chacun quand l’espace est éclaté en plusieurs endroits, la gestion des membres ERU, les relations avec les différents partenaires privés et public et la relation aux médias.
Enfin, la scène de la représentation du travail humanitaire en mots et en récits lors d’un colloque au Haut Conseil pour la Coopération Internationale (HCCI) fut d’un grand intérêt pour saisir les modes d’interaction avec les acteurs associatifs et institutionnel. Cette réunion de travail sur le thème de la prévention des catastrophes naturelles fut surtout l’occasion de constater les multiples ressorts de l’expertise associative qui se fait et se consolide dans ces espaces qu’on envisagera, avec P.Muller et B.Jobert, comme forum de communauté de politique publique où se stabilise les normes et les réseaux de l’action publique.
L’effort d’objectivation des présupposés qui pétrissent le chercheur et des diverses tâches et contextes qui définissent la position de l’observateur n’est cependant pas suffisant pour éclairer sa posture. Celle-ci renvoie davantage au rôle qu’adopte et auquel est assigné le chercheur dans les multiples interactions auxquelles il participe et qu’il a l’intention d’observer.



La posture de l’observation:
Lorsqu’il s’agit de rendre compte de la posture de l’observateur participant ou non, il est fréquent de faire la distinction entre l’observation à découvert qui suppose que le chercheur s’affiche dès le départ comme observateur, et incognito qui suppose au contraire qu’il dissimule les finalités de sa présence.
La première posture présente l’avantage de pouvoir accéder assez librement à plusieurs espaces de déroulement de l’action, prendre des notes sur ce que l’on voit au moment où on le voit, poser des questions aux acteurs sans être contraint par le dicible et l’indicible. Cette posture présente néanmoins l’inconvénient majeur de perturber le comportement des acteurs qui, se sachant observés, ont tendance à s’ajuster aux comportements conformes aux normes admises par l’organisation. Cette remarque valant d’autant plus s’agissant des membres d’associations humanitaires qui, tel que l’affirme P.Dauvin et J.Siméant, ayant prétention à monopoliser le discours critique à leur égard, s’y exposent peu et effectuent un important travail d’autocritique.
La seconde posture permet en partie de contourner cette difficulté puisqu’en adoptant un rôle existant, l’observateur suscite moins cet effet de censure de la part des personnes observées. Pourtant, ce que le chercheur gagne en perturbant le moins possible le comportement des acteurs, il le perd à surveiller son propre comportement, à tenir son rôle. En effet, cette seconde option implique une contrainte d’assignation à un rôle, à un lieu et à un groupe qui limite considérablement la marge de manœuvre de l’observateur. Ainsi, un décalage par rapport au rôle que l’on est censé occuper peut occasionner un sentiment d’incompréhension de la part des acteurs si, par exemple, une réaction en situation n’est pas en adéquation avec leur système d’attentes. Cette remarque s’appliquant d’autant plus, on y reviendra, dans les associations humanitaires moins militantes (au sens subversif du terme) telle que la Croix Rouge, dont les membres valorisent la participation et l’ ‘agir’ en restent réticents, à l’intérieur même de l’organisation, à l’égard de la prise de distance critique ou distanciation d’après N.Elias.

Pourtant, la réalité du travail sociologique conduit rarement le chercheur à adopter une posture totalement incognito ou à découvert et nous voyons au moins deux explications à cela. D’une part, le rôle que l’on souhaite endosser dans un environnement peut être, comme ce fut le cas lors de cette enquête, motivé par différentes finalités et conduire à adopter alternativement ces deux postures. D’autre part, le rôle occupé par le chercheur ne dépend pas que de lui mais il se négocie avec les acteurs avant d’entrer sur le terrain, et également sur le terrain, dans l’action, aux besoins de laquelle il peut être nécessaire d’adapter sa posture.
Ainsi, la posture adoptée dans le cadre précis de notre étude fut en quelque sorte intermédiaire entre l’observation incognito et à découvert puisqu’on l’a dit, il s’est d’abord agit d’un rôle incognito de stagiaire dans une perspective d’insertion professionnelle, auquel est venu se superposer celui « à découvert » d’étudiant en DEA de sciences politique devant effectuer un travail de recherche. La présentation affichée de cette double finalité d’acquisition d’une expérience pratique et de recherche sur « la professionnalisation du travail humanitaire », puis la négociation de ses modalités d’application avec la ‘responsable de stage’ avant d’entrer sur le terrain ont de prime abord permis de profiter de la latitude d’action qu’implique la posture « à découvert ». L’aménagement du temps fut par exemple possible en répartissant les jours de présence en fonction des contraintes universitaires ou en étant absent si cela était nécessaire. L’accès à certains espaces fut également facilité en demandant d’assister à certaines situations, comme le colloque du HCCI, pouvant enrichir le travail de recherche. Enfin, la réalisation pratique du protocole d’enquête fut simplifiée en sollicitant librement des acteurs pour des entretiens ou en prenant ouvertement des notes en situation.

Une fois sur le terrain, la posture à découvert évolue et l’observateur, quelque soit le jour sous lequel il s’est présenté, doit effectivement s’adapter aux contraintes spécifiques du milieu afin de s’y maintenir. Aussi, on pourrait penser qu’une fois à découvert il est impossible de passer incognito, mais s’il est difficile de se caché, il est possible, sous certaines conditions, de se faire oublier voir de s’oublier soi même et de pouvoir alors limiter les effets de l’observant sur les observés. Ici, trois éléments ont contribué à infléchir la posture à découvert vers incognito.
D’abord, la présence régulière et fréquente, au sein du même service, d’autres stagiaires issus de formations spécialisées dans l’humanitaire, a permis de se faire oublier en se confondant avec leur rôle exclusivement guidé par une stratégie d’insertion professionnelle. En effet, les membres de la DOI sont accoutumés à la présence de stagiaires qui, ayant rédigé un rapport de stage, adoptent une posture d’observation (entretien, prise de note). De plus, si elle n’est pas sans incidence sur la situation observée, cette posture n’éveille pas les mêmes craintes et résistances que l’observation sociologique dont les enjeux, souvent mal perçus, évoquent la mise à nu et la critique offensante.
Par ailleurs, le monde associatif en général et le secteur humanitaire en particulier se caractérise, on y reviendra, par la valorisation de l’engagement, du « don de soi ». Cette forme d’abnégation est d’autant plus requise lors des situations d’urgence qui exigent une mobilisation intense des personnels pendant des périodes de temps excédant parfois 72 heures. C’est pourquoi, même admis comme observateur  à découvert, il a fallu oublier ce rôle pour s’investir à la hauteur des attentes des acteurs. Mais, cette opération de déplacement du rôle n’est pas sans contrepartie car, si elle permet d’observer sans perturber, elle risque d’induire un ‘oubli de soi’ éloignant le chercheur des préoccupations même de la recherche.
Enfin, on peut devenir incognito auprès de personnes extérieur au milieu ordinaire et auxquels on se présente comme simple stagiaire visant à acquérir une expérience professionnelle et auxquels on s’adressent comme des ‘initiés’. Cette remarque nous amène, en suivant J.Roth, à substituer la distinction premier cercle et second cercle à celle de incognito et à découvert, distinction plus heuristique lorsqu’il s’agit de comprendre que le rôle évolue en fonction des personnes et des situations. Cette même distinction permet en outre de saisir le moyen employé pour contourner les difficultés mentionnées plus haut concernant la monopolisation du discours critique par les humanitaires et le caractère non subversif de membres de la CRF par rapport à d’autres associations plus militantes. En effet, en fréquentant les membres de la CRF dans des cadres et des moments hors travail à l’occasion de dîners, ou autres sorties, ils passent dans le deuxième cercle, oubliant leur rôle d’associatif. Ces situations permettent qu’ils se livrent davantage, osant prêter le flanc à la critique puisque l’observateur devient partenaire de conversation, et osant ne plus parler au nom de leur organisation puisqu’ils ne sont plus dans ses murs.

Selon nous, c’est en décrivant ces logiques d’imbrication entre les deux postures incognito et à découvert, en utilisant ces formalisations comme des idéaux-types et en mesurant l’écart entre la réalité et ces derniers que l’on peut rendre compte de toute l’ambiguïté et la richesse de l’observation participante.

Les errements d’un processus itératif :
Afin de ne pas tomber dans le travers d’une rationalisation de la démarche d’enquête a posteriori, en laissant penser au lecteur qu’elle fut progressive, linéaire et continue il nous semble important de présenter ses indéterminations et flottements, ses mouvements d’allers retours entre la théorie et le terrain, et ses interruptions et réorientations.

L’épistémologie des sciences sociales entend « interroger les faits à partir d’une problématique constituée, un système conceptuel lui fournissant le plus souvent le corps d’hypothèses à partir desquelles elle entendait interroger le réel ». Mais, après avoir suivi en début d’introduction, pour des besoins d’intelligibilité, une telle démarche accordant le primat à l’élaboration théorique sur la constatation empirique, postulant que la première guide la seconde, il faut dire ici que, s’il n’est pas infondé, ce postulat ne doit pas scotomiser les remises en question occasionnées par le temps du terrain.
En s’engageant dans cette recherche avec l’ambition de dévoiler les ressorts de l’institutionnalisation des ASI à la politique de coopération, il avait été préalablement mobilisé les outils théoriques dont dispose la sociologie pour traiter ce thème, et compulser les travaux sur la professionnalisation des ASI. Mais, en dépit de ce premier temps de cadrage théorique, les premiers pas sur le terrain furent périlleux et laissèrent se prolonger longtemps une indétermination sur l’objet d’étude.
Au début, le chercheur n’a effectivement d’autres choix, pour s’orienter dans le milieu, que d’activer ses présupposés qui restent, dans un environnement inconnu et potentiellement hostile, des catégories de jugement spontanées et donc disponibles qui permettent à un individu de donner immédiatement du sens à ce qu’il vit. Cette phase de « grand tour » ou d’ « attention flottante », permet de prendre quelques repères, de s’adresser aux acteurs, de trouver des alliés, de chercher une information sans connaître la procédure d’usage. Par ailleurs, afin de s’intégrer au milieu, les premiers temps du terrain impliquent parallèlement une certaine acculturation pour apprendre le jargon, les formes légitimes de salutation et d’expression, et des éléments aussi simple que le nom des personnes, les relations personnelles qu’ils entretiennent. Cette alternance entre présupposés et acculturation, on le comprend, s’accompagne d’une dispersion des catégories d’appréhension problématisées préalablement définies.
Mais encore par la suite, comme nous l’avons analysé plus haut, les présupposés de ‘proximité’ et ‘d’étrangeté’ ajoutés aux effets d’ajustement de la posture d’observation à la situation observée sont des adversaires redoutables qui dominent durablement toutes précautions méthodologiques construites pour les prévenir. Le chercheur va alors jusqu’à oublier les motivations de sa recherche lorsqu’aux présupposés s’ajoutent les situations d’ ‘oubli de soi’ et la sympathie ou l’inimitié personnelle que l’on porte aux acteurs. Par exemple, comment conserver ses préoccupations de recherche lorsque les contraintes de l’action vous contraignent à ne pas dormir et à être en mouvement permanent ? Dans ce cas, le chercheur voit se mêler dans son journal de terrain, quelques notes éparses relatives à son sujet au milieu d’informations pratiques concernant la fonction de stagiaire telle que les codes, numéros de téléphones, messages à transmettre, contrôle des quantités de matériel.
Ou bien comment rester lucide et faire preuve d’honnêteté intellectuelle lorsque vous êtes impliqué dans un conflit personnel avec un acteur de terrain ? Dans ce cas, le chercheur se trouve parfois obligé de ne pas faire mention d’un événement par incapacité à lui donner un sens autre que personnel.
Finalement, cette phase de terrain, plus encore dans ces premiers moments, occasionne un flottement qui égare le chercheur constamment confronté à des catégories d’analyse parasites.

Ensuite, prenant acte du double visage du sociologue tour à tour «chercheur instrument d’observation et chercheur analyseur de données », il est indispensable de suivre le cheminement sinueux de l’analyse dessiné par les allers retours d’un processus itératif entre les temps et les espaces, souvent confondus, de l’observation et de la réflexion.
La première conséquence de ce double visage, on l’a entrepris plus haut, exige du chercheur analyseur qu’il analyse le chercheur instrument, qu’il fasse des allers retours entre ces deux rôles. Après avoir décrit plus haut les composantes de ces rôles à savoir les présupposés du chercheur analyseur et la posture du chercheur instrument, il convient d’éclairer leur interrelation. Comme nous l’avons suggéré, c’est dans cette relation entre la subjectivité qui accompagne le chercheur instrument et la réflexivité qui conduit le chercheur analyseur que se forme les interprétations. Aussi, l’opération intellectuelle qui rend possible ce travail de ‘décentrement réflexif’ est la comparaison du système de référence indigène, dont les éléments sont petit à petit relevés dans la grille d’observation, au sien propre explicité par l’inventaire avant enquête.
Par exemple, c’est par la comparaison du hiatus entre d’une part, certaines dérisions sur le profil ‘science po’, la distance par rapport aux réalités du terrain, ou encore sur le fait d’être ‘pistonné’ connaissant le chef de cabinet du président, et d’autre part ma tendance à vouloir discuter les procédures établies, à m’intéresser davantage aux rapports avec les pouvoirs publics qu’au travail technique du terrain, qu’ont pu être interprété certains aspects du processus de professionnalisation associative. Cet exemple illustre selon nous la proposition suivante : « le retour sur la pratique d’enquête participante qu’exige la mise en œuvre de l’observation directe fait de la subjectivité du chercheur moins un obstacle à la connaissance qu’une ressource, à condition de savoir après coup en repérer les marques » .
La deuxième conséquence de ce constat est l’obligation de faire des allers retours, cette fois non plus entre les deux rôles, mais entre les deux espaces du terrain et de l’analyse. Ainsi, l’espace du chercheur instrument qu’est le terrain enrichit et réoriente l’espace du chercheur analyseur qu’est le cadre théorique, lequel recadre et focalise en retour la variété phénoménale du terrain. En fait, dans le travail d’interprétation des données, ce que l’on constate avant est mis à l’épreuve du terrain, et ce que l’on constate après est mis à l’épreuve du carnet. Par exemple, les 3 jours par semaine consacrés au travail universitaire furent très salutaires permettant de synthétiser les notes du journal de bord et de retrouver un espace de raisonnement critique. De la même façon, il a fallu effectuer plusieurs retours sur le terrain pour glaner des informations sur les procédures de suivi des programmes et valider les hypothèses de mimétisme étatique et entrepreneurial.

Enfin, ce processus itératif d’analyse a participé à redéfinir et affiner constamment la construction de l’objet d’étude.
D’abord, cherchant à aborder ce terrain avec un cadre théorique solide, je me suis empressé de réétudier le travail conduit l’année précédente et de réunir la littérature sur la professionnalisation associative. Mais la question se posait alors de savoir dans quelles perspectives, pour apprendre quoi et apportant quel nouveau regard ? Au regard de ces questions, il m’est très vite apparu que les études concentrant leur analyse sur les mécanismes du jeu d’influence entre le siège et le terrain ainsi que ses effets sur le travail humanitaire étaient déjà nombreuses. De plus, ayant assisté à la session de formation des membres ERU et n’étant pas franchement enthousiasmé par les aspects techniques de l’activité humanitaire, je préférais ne pas être confiné à l’étude de la négociation de ces procédures entre le siège et le terrain.
Suivant cette première étape du processus de construction de l’objet, je me suis davantage intéressé à une activité de ‘recherche’ effectuée par la CRF mettant à contribution des compétences dont je dispose, l’activité d’expertise sur la prévention des catastrophes visant à interpeller les pouvoirs publics. Mais, il s’est rapidement avéré que, suivant cette voie, je n’intégrais plus les objectifs de la recherche sociologique puisque j’adoptais totalement les présupposés de mon objet. Sur les conseils de mon directeur de recherche, je me suis donc éloigné de cet angle d’approche qui risquait de faire basculer le travail d’enquête vers un travail d’évaluation ou de lobbying.
C’est alors que, m’éloignant nettement de la sphère associative, je me suis intéressé aux liens entre ces structures et les pouvoirs publics en étudiant les multiples rapports publics présidant aux réformes des institutions de la coopération et notamment celle de 1998. Mais, ce faisant, plusieurs éléments m’ont progressivement ramené sur le terrain de la CRF, rendant pertinent l’étude d’un service précis d’une ASI dans le but de rendre compte du processus d’institutionnalisation de ces structures à la politique de coopération. En effet, en étudiant la réforme de 1998, on s’aperçoit qu’elle entretient des liens étroits avec le travail d’expertise associative en ce sens que les travaux de ‘recherche’ de la CRF sont présentés au HCCI, espace fondé par réforme. Alors, en portant un regard attentif à la genèse de l’expertise associative afin d’expliquer les mécanismes sociaux qui président à la réforme, on découvre que la concentration de l’expertise est une étape prolongeant le processus de professionnalisation. C’est ainsi que l’objet d’étude pris la forme définitive d’une enquête sur l’institutionnalisation des ASI sous l’angle précis de la production, la construction et la légitimation de l’expertise associative.





































Les voies contradictoires de la professionnalisation : le bouleversement du monde associatif :





























Avant de porter notre regard sur les enjeux immédiats du processus d’institutionnalisation des OSI, il s’agit de le resituer dans sa trajectoire historique afin de voir ce mouvement se dessiner dans la diachronie. Effectivement, des mutations structurelles ont transformées les références cognitives et les procédures de la CRF décrivant un long mouvement de technocratisation (Section1) faisant progressivement triompher un modèle administratif (§1) et entrepreneurial (§2).
Toutefois, ce phénomène ne va pas sans susciter de tensions et de contradictions des membres associatifs (Section 2) dont les réactions de valorisation de la vie associative (§3) et de préservation de l’identité associative (§4) sont prégnantes.























Un long mouvement de technocratisation :


Dans les rapports variables qu’elle entretient avec les pôles étatique et entrepreneurial, l’association occupe une position mouvante en fonction de son histoire propre, du contexte dans lequel elle évolue et des activités vers lesquelles elle s’oriente. En ce qui concerne la CRF, si l’on identifie le processus de technocratisation à l’intériorisation progressive de technologies, procédures et personnels étatique (§1) et entrepreneurial (§2), alors plusieurs éléments indiquent qu’elle a bien emprunté cette voie.




















L’association face à l’Etat :

La première dimension de ce vaste mouvement de technocratisation est certainement la tendance au mimétisme étatique que connaît la « Croix Rouge ». Ainsi, la compénétration de l’association et de l’Etat conduit à l’entretien de rapports inextricables et à une véritable relation d’osmose.
La « Croix Rouge » dans l’Etat :
Depuis ses débuts, la « Croix Rouge » s’est positionnée face aux Etats, en réaction à leurs excès belliqueux et à côté des Etats, en position de neutralité. Mais progressivement, les statuts qui régulent l’action de la « Croix Rouge » sur le territoire de ces Etats vont la placer au sein même de l’organisation de ces Etats.
1.1.1. Aux origines de la « Croix Rouge », la neutralité :
Il est habituel d’identifier les premiers pas de la longue histoire « Croix Rouge » à ceux d’Henri Dunant foulant le champ de bataille de Solferino opposant l’alliance franco-piémontaise à l’Autriche en 1859. Ce banquier suisse protestant s’est effectivement trouvé à Solferino, au milieu des combats, alors qu’il suivait Napoléon III afin d’obtenir de lui une aide administrative facilitant ses affaires en Algérie. A cette occasion, il fut confronté à l’une des batailles les plus sanglante de l’histoire faisant plus de 38000 morts en seulement quinze heures de combat. Face à ce massacre, Henri Dunant se serait alarmé du sort réservé aux soldats blessés, mal soignés, abandonnés et détroussés faute d’un service de secours suffisamment développé et organisé. C’est alors qu’il aurait mobilisé les femmes de Castiglione en appoint des services nationaux de santé des armées afin de porter assistance aux blessés des deux camps, lançant son leitmotiv : « Tutti Fratelli ! ».
Après cet épisode aux allures aussi héroïques que tragiques, Henri Dunant aurait colporté l’idée originale d’organisation d’un important service de secours aux militaires blessés en campagne, sans distinction de camp, dotés de réels moyens d’intervention et, surtout, jouissant d’un statut les plaçant à l’abri des agressions. Profitant à l’époque, d’un vaste mouvement de préoccupation pour la fraternité et contre la misère, le témoignage que livre Henri Dunant dans son ouvrage Un souvenir de Solferino est encensé par les plus hautes personnalités et reçoit l’estime des têtes couronnées. Ernest Renan y voit par exemple l’idée « la plus grande du siècle » ajoutant que « l’Europe n’aura peut-être que trop l’occasion d’en apprécier les bienfaits. »
C’est ainsi que se tenu, le 17 février 1863, une commission de la « Société d’utilité publique » précédent le « Comité International de secours aux blessées » préfigurant le « Comité International de la Croix Rouge » dit CICR. Cette organisation formée par cinq membres issus de la bourgeoisie protestante genevoise a une devise, « Inter arma caritas », et deux objectifs, la formation d’un corps d’infirmiers volontaires et la promotion d’un accord international pour le respect des soignants. De ces deux objectifs, le premier fut atteint sans difficulté en donnant naissance dans plusieurs pays à des sociétés de secours futures sociétés nationales de Croix Rouge. Mais, le second, impliquant l’acceptation par les Etats du principe de neutralité de la Croix Rouge, allait entraîner des controverses animées et des résistances effrénées.

En effet, le principe de neutralité comme permettant de sortir de la contradiction entre « bon samaritain et justicier »  est la pierre d’achoppement du projet. Les militaires d’abord sont hostile à ce principe et s’offusquent d’être indirectement accusés de ne pas respecter les services de santé sur le champ de bataille. De plus, une aporie subsiste au-delà de la neutralité qui entame sérieusement les chances de rallier le consentement des Etats. Comment revendiquer le statut d’autorité morale si l’on ne dénonce pas les crimes dont on est le témoin ? Et comment se faire accepté sur le terrain d’une puissance qui risque de voir divulguées certaines questions confidentielles ? De ce dilemme émergera une définition restrictive de la neutralité comme engagement à garder le silence sur les crimes et autres informations dont pourrait disposer le Comité lors de sa mission de soins aux blessés reconnaissant par la même que « pour venir en aide aux victimes de guerre, il n’est pas possible de porter un jugement sur les Etats qui la font ».
Après maints efforts de communication du Comité, cette définition sera admise le 8 août 1864 lors de la Conférence internationale pour la neutralisation du service de santé militaire en campagne. A cette conférence se succéderont les Conventions de Genève, celle du 22 août 1863 sur les militaires blessés en campagne, celle du 12 août 1949 sur les marins et prisonniers de guerre et son protocole additionnel de 1977 sur la protection des apatrides et des réfugiés, puis, celle de 1951 sur les réfugiés et qui fonde le HCR. Ces Conventions forment aujourd’hui les instruments du Droit International Humanitaire et contraignent les pays qui en sont signataires.
Notons toutefois que, si elle contraint les Etats, cette acceptation et institutionnalisation du principe de neutralité contraint également le Comité dans les rapports qu’il entretient avec l’Etat. Le Comité respecte ainsi l’impératif de neutralité par rapport au politique de sorte que les domaines du politique et de l’humanitaire se distinguent et se reconnaissent. En fait selon les mots de P.Moreau Defarges « il faut rendre au politique se qui est au politique, et à l’humanitaire ce qui est à l’humanitaire ». Cette déontologie a permis à la « Croix Rouge » de coopérer avec des parties adverses engagées dans un conflit notamment durant les deux guerres mondiales. Mais il faut souligner qu’en maintenant cette posture, l’action humanitaire se trouvait de facto soumise aux choix politiques des Etats et à leurs dérives les plus sombres, comme le génocide juif par l’Allemagne nazie au sujet duquel le CICR est resté muet.

1.1.2. La « Croix Rouge » et son organisation :
La renommée internationale de la « Croix Rouge » est évidente, son emblème est devenu un talisman et pour s’en convaincre, il suffit de considérer l’accueil qui est réservé à ses équipes sur tous les terrains. Pourtant, le fonctionnement et l’existence même de ses diverses composantes restent méconnus. Afin de saisir la diversité de l’univers « Croix Rouge » il convient de présenter, dans une perspective juridique et en se fondant sur le discours de la « Croix Rouge » sur elle-même, l’organisation des rôles, des moyens et des principes d’action.

Derrière la « Croix Rouge » se trouve d’abord le « Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge », structure complexe comprenant trois composantes distinctes, chacun doté d’une administration convergente, et disposant de moyens considérables tant humains que financiers. Le développement de cette organisation est décrit avec humour par les propos d’un ancien délégué du CICR : « Si son fondateur, Henri Dunant, avait été catholique, l’Eglise l’aurait canonisé, l’humanité aurait eu droit à un saint de plus et ses idées auraient été mises en pratique par quelque pieuse Congrégation des Petites Sœurs de Saint Henri de Solferino, qui se seraient dévoué en faveur des victimes de la guerre. Mais voilà, Henri Dunant était Genevois, protestant et banquier. Or, on sait que les protestants n’ont pas leur pareil pour gérer une affaire et la faire prospérer dignement ».
Les trois composantes que sont le « Comité International de la Croix Rouge » dit CICR, la « Fédération Internationale de la Croix Rouge et du Croissant Rouge » dit FICR et, enfin, les « Sociétés Nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge » reconnaissent toutes trois les principes fondateurs et sont parties intégrantes du « Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge ». Celui-ci « a pour mission de prévenir et d’alléger en toute circonstances les souffrances de l’homme ; de protéger la vie et la santé et de faire respecter la personne humaine, en particulier en temps de conflits armé et d’autres situations d’urgence ; d’œuvrer à la prévention des maladies et au développement de la santé et du bien-être social ; d’encourager l’aide humanitaire et la disponibilité de membres du mouvement ainsi qu’un sentiment universel de solidarité envers tous ceux qui ont besoin de sa protection et de son assistance. ». Ses sept principes fondateurs sont « humanité, impartialité, neutralité, indépendance, volontariat, unité et universalité ».

Le « Mouvement » est composé, on l’a vu, du CICR qui assume une mission de « de protection et d’assistance, sur une base exclusivement humanitaire, de la vie et de la dignité des victimes de la guerre et de la violence interne, ainsi que de prévention des souffrances engendrées par ces situations[…]favoriser la mise en œuvre du droit et des principes humanitaires universels […]veiller au respect des principes fondamentaux du Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge dont il est le fondateur […] coopération avec les sociétés nationales […] concertation avec les autres acteurs de l’humanitaire. » 
Agissant à l’international, la composition de ce Comité est pourtant mono-nationale composé d’une trentaine de membres bénévoles, médecins, juristes, banquier, professeur d’université et tous de nationalité suisse. Sa structuration interne comprend une « Direction Générale », une « Direction des Ressources Humaines et des Finances », une « Direction du Droit International et de la Communication » et une « Direction des Opérations ». Pour fonctionner le CICR emploie plus de 800 « délégués » expatriés et experts-consultants, plus de 5000 employés locaux et quelques 600 collaborateurs du siège. Enfin, son statut juridique est celui d’une association régi par le Code Civil helvétique et ses ressources proviennent des Etats (dont les Etats Unis pour ¼), des Organisations Internationales et des Sociétés Nationales.
En outre, la FICR, également basée à Genève, a été fondé à Paris le 5 mai 1919 sous le nom de « Ligue des Sociétés de Croix Rouge » par les Sociétés Nationales des cinq pays vainqueurs de la guerre. Elle est « chargée de coordonner les interventions humanitaires en dehors des zones de conflit, lors de cataclysmes naturels et de catastrophes provoquées par l’homme. Elle aidait aussi les sociétés nationales à planifier et à mettre en œuvre des programmes visant à promouvoir le développement durable, la lutte contre la pauvreté et la vulnérabilité, ainsi plus généralement que les actions en temps de paix. ». En plus de son secrétariat regroupant 250 personnes, elle compte plus de 600 « délégués » expatriés sur le terrain Ses ressources proviennent des Sociétés Nationales et servent aux opérations d’aide humanitaire, aux versements faits aux Sociétés Nationales et à ses frais de fonctionnement.
Enfin, les « Sociétés Nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge » dont une est présente dans presque chaque pays. Menant des activités sanitaires et médico-sociales, « elles apportent en temps de guerre leur soutien aux services de santé de leur armée nationale. Elles peuvent avoir une action à l’extérieur de leurs frontières, en coordination avec d’autres sociétés nationales et leur Fédération ». La totalité de ces sociétés nationales emploient 300 000 salariés permanents et plus de 105 millions de membres bénévoles et volontaires. Nous analyserons, dans la présente étude, les activités de la Société Nationale de la Croix Rouge française (CRF) dont nous envisagerons plus particulièrement les activités internationales.

Il semble clair, à l’issue de cette simple présentation, que l’organisation de la « Croix Rouge » s’éloigne résolument du regroupement de quelques bonnes volontés qu’elle était à ses débuts, pour devenir une structure bureaucratique complexe, connaissant une rationalisation fonctionnelle des tâches, une division hiérarchique à l’intérieur de chaque composante, et un nombre pléthorique de personnel. Cette description nous montre aussi combien les Etats et les Organisations Internationales sont d’importants contributeurs financiers du « Mouvement ».

1.1.3. La Croix Rouge française, un rapport régulé à l’Etat en interne et à l’international :
Abordons à présent la composante du « Mouvement » qui a constitué notre terrain d’enquête et qui va retenir notre attention tout au long de cette étude, les « Sociétés Nationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge » et particulièrement, la Croix Rouge française (CRF). Il s’agit de l’une des premières sociétés nationales qui a vu le jour avec la création, le 25 mai 1864, de la « Société Française de Secours aux Blessés ». Aujourd’hui, elle est une association française à vocation caritative agissant, comme d’autres associations, sur le territoire national et à l’international, mais dont le titre de « reconnaissance d’utilité publique » et le statut d’« auxiliaire des pouvoirs publics dans leurs démarchent humanitaires » la distinguent dans le champ associatif.

Sur le territoire national, la CRF est en charge de missions très particulières, qui lui sont déléguées par les pouvoirs publics. Cette caractéristique propre à la CRF contribue à développer chez un nombre significatif de ses membres, du siège comme du terrain, un rapport à l’Etat et au militantisme dont il convient d’esquisser les mécanismes.
D’abord, une partie des activités de la CRF sont le secourisme lors de situation d’urgence sous la responsabilité de la Délégation Nationale à l’Urgence et au Secourisme, et, l’assistance sanitaire et sociale auprès des personnes démunies, des prisonniers et des personnes déplacées. Ici, les équipes bénévoles interviennent sur le terrain de la « souffrance » indépendamment des pouvoirs publics, sous la coordination de la Délégation Départementale dont ils font partie et qui rend compte de ses activités au siège, auprès du service concerné. Toutefois, il faut souligner que 80% des ressources et de ses dépenses de la CRF sont allouées à la gestion de prérogatives publiques avec, à sa charge, 559 établissements publics tels que des hôpitaux, des centres d’hébergements, des centres de formation. De plus, certaines activités dites ‘humanitaires’ lui sont régulièrement confiées par l’Etat en raison de son statut d’ « auxiliaire des pouvoirs publics ». Dans ce cas, les pouvoirs publics demandent à la CRF d’intervenir, à l’exclusion d’autres associations ne jouissant pas de ce statut, et définissent le cadre d’intervention, fournissent les moyens financiers et approuvent même les personnels.
On voit que, par sédimentation, ce « type particulier d’interventions publique a abouti, par invention de formes et par objectivations successives à des configurations très particulières de gestion des attentes et demandes sociales et donc à des évidences peu à peu figées quand aux « missions » réservées aux groupes »  . A cet égard il faut noter que c’est en tant qu’ « auxiliaire des pouvoirs publics » que la Croix Rouge fut mandatée par l’Etat pour la gestion du camp de Sangatte entre 1999 et 2002. Et, en zone d’attente de Roissy à nouveau, le protocole suivi par l’Etat pour officialiser son rapport avec la Croix Rouge est une convention qui fixe la totalité du cadre d’action.

« Donc, toutes ces associations qui avaient été préoccupé par tout cela…qui appréhendaient cette question avec une passion qui ne correspondait pas à une analyse rationnelle de la situation, ont été prise de court par le ministre de l’intérieur M Sarkozy qui a dit puisque vous voulez un contrôle en zone d’attente, moi plutôt que… la dénonciation de bavures policières qui n’existe pas…forcément…je propose que l’une d’entre elle, d’entre vous entre en zone d’attente…et je propose que la plus compétente soit celle que nous inviterons, je propose donc que la Croix Rouge soit choisie. Alors, ils ont été pris de court…tous les mouvements très contestataires, très virulents vous savez le GISTI, les…associations dites de défense de droits de l’homme comme si les autres ne les défendaient pas aussi…tout ceux là, protestaient… et parfois dénonçaient à juste titre et tantôt dénonçaient à contre sens. 

Oui, et après la désignation de la Croix Rouge, elles dénonçaient tout autant ou est ce qu’elles ont été apaisées ?
Et bien non…elles se sont dit la Croix Rouge… va se faire piégée par l’Etat…euh…mais nous sommes par statut, ce qui nous différencie beaucoup des ONG, non pas une organisation non gouvernementale mais auxiliaire des pouvoirs publics dans leur démarche humanitaire. Et auxiliaire du service de santé des armées auprès des blessés de guerre et des prisonniers.

Comme on le constate dans cet extrait d’entretien du Président Gentilini, le statut particulier de la CRF s’accompagne d’un rapport à l’Etat qui éclaire d’un jour nouveau le principe de neutralité envisagé plus haut. Ce statut semble également engendrer un rapport aux autres associations qui éclaire la relation de certains de ses membres au militantisme.
La Croix Rouge revendique officiellement et par la voix de ses membres qui le rappellent dans chaque entretien, la conduite d’action neutre, mais qu’est ce à dire ? Dans le cadre de l’action du CICR, on l’a vu, il s’agit d’intervenir selon ses propres procédures mais de ne pas divulguer ce qu’il voit, autrement dit, de faire sans dire. Mais dans le cadre de l’action de la CRF, s’il s’agit encore de faire sans dire, il importe de souligner que le cadre du faire n’est pas déterminé par la CRF. La neutralité s’apparente ici à la neutralité administrative d’un acteur qui met en œuvre une politique publique en se soumettant à la législation en vigueur et à l’administration qui la mandate. Ce respect de la législation induit une interprétation en fonction de cadres cognitifs administratifs, qui permettent de faire le tri et d’ordonner la variété des situations rencontrées sur le terrain. Il est clair que la neutralité est alors inextricable d’un rapport de proximité de la CRF à l’Etat.
Pour justifier ce rapport l’Etat, la CRF convoque d’ailleurs précisément le principe de neutralité entendu comme garant de l’efficacité de l’action. Une efficacité qui se décline sur le registre de la ‘rationalité’ et par opposition à la ‘dénonciation’. Ce discours place clairement la CRF en opposition à un autre stigmatisé comme agitateur, dénonciateur afin de poser la définition légitime de l’humanitaire : ‘expert’ plutôt que ‘militant’. On admettra donc que l’engagement associatif des membres de la CRF correspond, suivant la distinction qu’en font à un « militantisme de l’humanitaire » plutôt qu’à un « militantisme dans l’humanitaire ». Le premier ne se positionnant pas dans les débats qui animent le champ humanitaire et cherchant à promouvoir des principes généraux ‘humanitaires’ (pour la CRF « ne tolérons aucune souffrance ») hors de ce champ, le second renvoyant à la prise de positions subversives et dénonciatrices à l’intérieur du champ humanitaire afin d’interpeller hors de ce champ. L’extrait d’entretien suivant illustre encore la dichotomie établie entre ‘efficacité’ et ‘dénonciation’.

Je n’ai pas de correspondance du GISTI pour ça, si le GISTI à une proposition à faire, il peut la faire au président du Conseil de la CR hein…moi le GISTI ne m’a jamais écrit alors je ne fais pas de réponse…J’ai simplement entendu une fois le GISTI s’exprimer lors de la présentation d’un projet et je n’ai pas voter pour lui parce que c’était…épouvantable la façon dont on… pouvait travestir la réalité. Ce sont des associations…je ne sais pas comment il peuvent être heureux et quel bilan ils font en fin d’année…mais ils font toujours un rapport épais comme ça…sur des faits qu’ils n’ont pas constaté ! C’est comme l’observatoire international des prisons, on n’entre pas dans les prisons mais on décrit tout ce qui est dans la prison sans jamais vérifier le bien fondé de ce qu’on dit.

Donc vraisemblablement, d’après vos propos, vous les très trouvez plus agitateurs qu’efficaces ?
Ah…je les trouve résolument agitateurs et faiblement efficace. »
Nous reviendrons en détail sur cette représentation managériale-entrepreneurial de l’efficacité qui pétrit les cadres cognitifs des membres de la CRF et constitue un terrain fertile pour le développement du registre de l’expertise.

A côté de ces différences notables par rapport aux autres associations ‘caritatives’ et ‘humanitaires’, différences qui placent ‘la CRF dans l’Etat’ pour en faire une association para-publique, ses activités internationales la placent également dans l’Etat et en porte à faux avec les ONG dites ‘humanitaires’ ou de ‘développement’.
La mise en place des missions internationales de la CRF se font, qu’il s’agisse de missions d’urgence ou de développement, implique toujours la collaboration de la société nationale, dite « société sœur », du pays concerné. Voici par exemple la description du déroulement d’une mission d’urgence internationale conduite par le « desk » « programme de préparation et réponse aux urgences ». Lorsqu’un aléa naturel (climatique, géologique), matériel (technologique) ou humain (mouvement migratoire suite à une famine ou à l’issu d’un conflit) survient, engendrant par la même des dégâts matériels et humains sur un territoire donné, la désignation de cet événement comme « catastrophe » et l’appel aux secours internationaux incombent à la société nationale du pays touché via la FICR. Rappelons que, pour ce faire, ladite société nationale doit préalablement obtenir l’aval des pouvoirs publics à la décision desquels elle est soumise en tant qu’ « auxiliaire des pouvoirs publics » au même titre que la CRF lorsqu’elle agit sur le territoire national. Fidèle au principe de neutralité tel que défini plus haut, les sociétés nationales, une fois sur place, sont tenues d’agir en concertation avec la société locale et en veillant donc à respecter le cadre d’intervention fixé par les pouvoirs publics du pays concerné.
Aussi, si l’on compare les activités internationales de la CRF à celles conduites par d’autres associations ‘humanitaires’ ou de ‘développement’, on constate, qu’en dépit de certaines convergences de pratiques, des différences irréductibles maintiennent la CRF dans une position ‘à part’.
D’abord, la part du budget que la CRF consacrée aux actions internationales est très inférieure à celles des ONG avec seulement 2% de l’emploi de ses ressources alors que MSF, MDM, HI et ACF consacrent en moyenne moins de 5% aux missions nationales contre près de 60% aux missions internationales. De plus, les autres ONG, ne suivant pas le même dispositif d’intervention que celui que l’on vient de présenter, n’ont pas les mêmes relations aux autorités publiques. Par exemple les équipes de MSF, n’étant pas structuré par un réseau international de sociétés présentes dans chaque pays, agissent seules sur le terrain ou en concertation avec les équipes d’ MSF Belgique. Il s’ensuit que si MSF doit obtenir une autorisation des pouvoirs publics, elle n’est pas contrainte dans ses pratiques par un partenaire local « auxiliaire des pouvoirs publics » comme la CRF. S’ajoute à cela le fait que ces ONG, et MSF en tête, se donne pour mission d’intervenir mais également de témoigner des contextes auxquels elles sont confrontées. Cette conception du travail l’humanitaire légitime, rendue célèbre par les déclarations de B.Kouchner « droit de tapage médiatique » et « devoir d’ingérence humanitaire », induit un rapport de défiance à l’Etat qui leur a parfois valu de se faire expulser des pays où ils intervenaient.
Mais, il faut ici souligner, que la CRF et les ONG ‘humanitaire’ ou de ‘développement’ interviennent dans des situations analogues et s’efforcent à ce titre de partager leurs ressources, nous y reviendrons plus tard, en se rencontrant dans des espaces inter-associatifs tel que Coordination SUD afin d’établir des normes de travail, code de conduite… Cette convergence des pratiques a d’ailleurs donné lieu à un label récent qui intègre aussi bien la CRF, les ONG que les instituts de recherche impliqués dans ces espaces, celui Gentilini « association de solidarité internationale ».

Après avoir situé la CRF dans son contexte historique et son cadre d’action sur-déterminé par les pouvoirs publics et montrant la Croix Rouge dans l’Etat, il nous faut maintenant étudier les formes de collusion existantes entre l’organisation et les pouvoirs publics, montrant l’Etat dans Croix Rouge.

1.2. L’Etat dans la « Croix Rouge » :
A travers l’assimilation de technologies ou de personnels issus de l’administration, et, des actions de terrain jointes plus que conjointes avec l’Etat, on observe certains indicateurs d’une pénétration de l’Etat au sein de la CRF.
1.2.1. La perméabilité aux technologies et personnels administratifs :
Structurellement intégrée dans l’Etat comme on vient de le voir, la CRF, largement financé par lui, a développé des technologies organisationnelles et intégré des personnels issus de l’administration, déplaçant le rapport de proximité qu’elle entretient avec l’Etat vers un rapport de mimétisme.

Rappelons d’abord, que si la CRF présente dans les ressources de son budget 2004 une part de 3% de subventions publiques contre 10% de dons privés, 80% de ses ressources viennent de la gestion d’établissements publics (hôpitaux, crèches, maisons de retraites, centres de formations…) dont le financement est assuré à hauteur de 5/6 par des fonds publics. Certes, l’importance des dons par rapport aux subventions permet à la CRF une certaine marge de manœuvre par rapport aux pouvoirs publics dans la conduite de ses opérations nationales et internationales. Mais, ce poste de dépense ne représente que 5% du budget total, alors que les dépenses dues à la gestion des établissements publics représentent 80% du budget.
Ce constat place non seulement la CRF dans l’Etat en ce sens qu’elle est gestionnaire de prérogatives publiques, mais en plus, et c’est ce qui nous intéresse ici, il place l’Etat dans la CRF puisque celui-ci est de loin son principal contributeur financier. En effet, si la majorité des ASI comptent une part plus importante de subventions publiques, elles ne tirent pas de ressources de l’Etat pour la gestion de prérogatives publiques. On comprend que cette spécificité de la CRF entraîne des mécanismes de mimétisme étatique au sein de l’organisation.

Ainsi, le mode de structuration hiérarchique de ce qui est appelée « gouvernance », c’est à dire au niveau du siège, frappe par sa similitude avec celui des administrations d’Etat.
Son caractère centralisé autour de la fonction ayant le plus de responsabilité est observable de prime abord à la simple consultation de l’organigramme de la CRF. L’étude de « l’organigramme général » du siège de la CRF nous montre par exemple une division hiérarchique telle que le « Président » occupe le centre de l’organisation, son nom apparaissant en tête, en gras et dans un caractère d’imprimerie plus large que les autres. De part et d’autre du Président figurent, tel un responsable ministériel, son « Chef de cabinet » et son « Conseiller pour les Relations Internationales ». Considérant la place qui lui est faite, il est tout de même assez significatif bien qu’anecdotique de relever que le Président dispose de rien de moins que deux secrétaires et d’un chauffeur. Au dessous du nom du président, apparaît, encore sur le modèle des administrations ministérielles, la fonction de « Secrétaire Général ». La Président et celle-ci étant reliés aux sept directions sectorielles que comprend la CRF.
A l’intérieur de ces directions, celle des Opérations Internationales mise à part, on remarque une subdivision en statuts formant de longues chaînes hiérarchiques, caractéristiques des administrations d’Etat. C’est ainsi que l’on trouve au sein de la « Direction des établissements » le « Directeur », des « adjoints de direction », des « attachés de direction », des « chargés de mission » et leurs « assistants ». Ces statuts, équivalents à ceux que l’on peut trouver dans n’importe quelle service d’administration d’Etat, sont également visibles au niveau de la « Direction des Opérations de Solidarité » qui est, rappelons-le, la plus importante en moyens et en personnels. En effet, cette direction intègre en plus le statut juste subalterne au directeur, le « Délégué ».
A côté du mode de structuration hiérarchique, se trouvent des procédures et des vocables importés des administrations d’Etat. Par exemple, la « direction des établissements » est en charge de la gestion d’établissements publics, non seulement de soins et d’accueil, mais de formation des cadres CRF à l’instar de l’administration française formant son personnel à l’ENA ou dans les IRA. D’autres procédures renvoient plus spécifiquement aux administrations militaires comme la Gendarmerie, l’Armée de Terre, la Sécurité Civile ou encore les Pompiers. En effet, lorsque l’on engage le « déclenchement » d’une « alerte », un « déploiement », une « intervention », une « opération » ou une « mission », ne fait-on pas référence à des procédures formalisées par ces administrations? De même, lorsque les membres sont dénommés par les vocables « unité » ou dénombrés en « hommes », ne s’agit-il pas de l’emprunt d’un jargon usuel dans ces administrations ? Encore, en baptisant les séances de formation continue « exercice terrain » ou « manœuvre » ne les identifie-t-on pas aux mêmes activités que celles régulièrement pratiquées par ces mêmes administrations?
On remarquera également avec intérêt que la CRF est seule habilitée à délivrer des diplômes de secourisme (AFPS…) à l’instar de deux autres corps, celui de la Sécurité Civile et des Pompiers.

En outre, si l’on prête attention à la composition et au profil des personnels de la CRF, on remarque, à tous les échelons et dans tous les secteurs d’activité, la présence de personnel issu de la fonction publique.
Le Président national de la CRF d’abord, rarement issu du « réseau », il s’agit la plupart du temps d’une personnalité ayant occupé des fonctions gouvernementales ou entretenant, avant son élection à la tête de la CRF, des relations étroites avec de hauts responsables politico-administratifs. Les statuts de la CRF prévoient en effet que les membres du Conseil d’Administration élisent le Président. Or, dans la mesure où la CRF est une association reconnue d’utilité publique, le CA comprend nombre de personnalités dites « qualifiées » issues de divers structures dont certaines politico-administratives. En atteste cet extrait des « Statuts adoptés par l’assemblée générale extraordinaire du 28 juin 2002 et approuvés par arrêté du ministre de l’Intérieur du 23 décembre 2002 (J.O du 18 janvier 2003) ».












Il en résulte que la plupart des Présidents de la CRF sont issus des personnalités « qualifiées » fortes d’une expertise médicale reconnue par l’Ordre des Médecins ou l’Académie de Médecine, ou encore, ayant été coopté par le gouvernement au sein duquel elles ont eu de hautes responsabilités. Récemment, ce fut le cas des deux précédents Présidents : M.Gentilini, professeur de médecine et proche du couple Chirac, et M.Mattéï, ancien ministre de la santé.
D’une façon encore plus éclairante quant à l’importation de personnels issus de l’administration, certains s’y sont formés ou bien y ont directement exercé et, dans leur stratégie de reconversion professionnelle, travaillent désormais à la CRF. Par exemple, le « Secrétaire général », comme c’était le cas en 2005, est régulièrement diplômé de l’ENA de même que le « Président Commission Relation et Opérations International » a le statut d’ « ambassadeur ». Il est ici intéressant de souligner, nous y reviendrons bientôt, que les personnels qui ont exercé dans la fonction publique sont presque tous d’anciens militaires. A titre indicatif, on peut encore citer, le « Responsable de la Délégation Nationale à l’Urgence et au Secourisme », l’« Adjoint chargé de la formation » et le « directeur des Opérations Internationales ».

1.2.2. Des partenaires sur le terrain :
D’autres formes de collusions avec l’Etat existent et concernent les actions internationales, mais cette fois, non plus seulement comprises dans le cadre législatif des pouvoirs publics du pays concerné, mais prise dans les démarches propres de l’Etat français intervenant lui aussi à l’international. En effet, en influant sur certaines tâches de la CRF dans ses activités internationales, les facilitant d’abord, les lui délégant ensuite, l’Etat marque sa présence dans la CRF.

D’abord, l’Etat français, en tant que partenaire régulier et privilégié de la CRF, lui assure, dans certaines situations, une présence sur le terrain qui peut être le cas échéant entravé par un acteur concurrentiel.
Une illustration de cette situation nous est donnée par la concession faite à la CRF par l’Etat français lui permettant d’obtenir un accès à la zone la plus touchée du Sri Lanka, dévasté sur sa côte Est par le Tsunami en décembre 2004. Ces quelques éléments peuvent dores et déjà surprendre. En effet, pourquoi la CRF ne pourrait accéder à certaines région du monde, alors même que l’Etat a émis une demande d’aide internationale et que toutes les grandes ONG d’urgence telles que MSF, MDM, le Secours Catholique, AMI, Care sont à pied d’œuvre ? En l’occurrence ce fut une discorde interne au « Mouvement Croix Rouge», discorde séculaire opposant le CICR et la FICR, qui fut une entrave à l’intervention de la CRF auprès des populations touchées. Comme l’indique P.Ryfman, « la question de la répartition des tâches entre CICR et FICR a toujours été délicate, et a suscité des tensions plus ou moins fortes, chacun suspectant l’autre d’une tendance à l’hégémonisme. »
En dépit des accords de Séville conclu le 26 novembre 1997 sur « l’organisation des activités internationales de la Croix Rouge et du Croissant Rouge », les problèmes dus à la rivalité des entités subsistent. Cet accord prévoit d’abord une répartition hiérarchique plus précise avec la notion de « rôle directeur » (« lead role ») qui attribue des compétences précises à chaque composantes du Mouvement, l’un décidant de la stratégie, les autres collaborant à sa réalisation. Puis, il prévoit une répartition fonctionnelle des tâches en prévoyant d’une part que le CICR soit l’ « institution directrice » (« lead agency ») dans les situations de conflits armés, de troubles internes et de leur suites directes, ainsi que de conflits armés concomitants de catastrophes naturelles ou technologiques. D’autre part, la FICR est consacrée « institution directrice », d’abord dans les situations de « suite directe d’un conflit » lors desquelles persistent les besoins de secours mais où le rétablissement de la paix ne demande plus l’intervention du CICR, et, dans les situations de catastrophes naturelles ou technologiques en temps de paix, situations qui excèdent les capacités de la société nationale. Il est enfin prévu que les deux entités puissent intervenir en même temps puisque la Fédération apporte son expertise au CICR si la catastrophe se produit dans une situation de conflit où il est déjà engagé.
Lors de l’opération Tsunami, les luttes d’influence entre le CICR et la FICR se sont à nouveau fait sentir aux dépends de la CRF.

La présence du CICR sur le territoire du fait de la guerre civile qui sévissait jusque là, occasionna quelques lenteurs dans la procédure qui devait permettre à la FICR de prendre le relais des opérations relevant d’une urgence suite à une catastrophe naturelle.
Ces complications ont obligé la CRF, dépendante de la FICR dans ce genre d’opération, à apporter dans un premier temps son aide dans le Sud-Ouest du pays, aux alentours de l’aéroport de la capitale Colombo dans lequel ses équipes ont atterrie.
Mais, voulant intervenir dans les endroits les plus touchés par le Tsunami, et, aussi les spots les plus prisés par le flot de journalistes venus couvrir l’événement afin de justifier de son efficacité en actes, auprès du public, la CRF trouva en l’Etat une possibilité de contournement du CICR.
Ce dernier a effectivement cédé à la CRF une structure hospitalière précédemment gérée par les équipes de la Sécurité Civile dans la zone Est encore sous responsabilité du CICR.

L’intérêt de cet exemple est de montrer que la « Croix Rouge », en discorde avec elle même lorsqu’elle oppose le CICR et la FICR, peut contourner ces problèmes en sollicitant l’Etat prêt à lui déléguer la charge d’un hôpital dont il avait la gestion.

D’une autre façon, la CRF peut se voir tout simplement déléguer une tâche, à l’international, par l’Etat français. Comprenons bien que, dans ces circonstances, l’Etat français délègue des tâches à la CRF, comme il le fait pour certaines tâches au niveau national (prestation de service ‘humanitaire’ dans le camp de réfugiés de Sangatte ou en Zone d’Attente pour Personnes en Instance), mais au niveau international. C’est à dire que l’Etat français mandate la CRF dans des opérations relevant de la politique étrangère française.
C’est bien ce qui s’est produit à l’occasion de la « crise ivoirienne » de novembre 2005 lors de laquelle les expatriés français présents en Côte d’Ivoire subissaient les menaces et encourraient des risques d’agressions des ‘patriotes’, principal soutient du Président Gbagbo désavoué par la France dans sa capacité à maintenir la paix.

Après que certains crimes portant atteinte aux intérêts français en Cote d’Ivoire aient été commis (attentat à la vie de quelques français, destruction d’avions militaires français tuant aussi leurs pilotes), J.Chirac a décidé d’organiser, sans le consentement du président Gbagbo, un pont aérien afin de rapatrier les ressortissants français. Pour ce faire, il mis à contribution le MAE afin qu’il suive les affaires politiques en cours, le Ministère de la Défense pour qu’il contribuent à la dimension logistique de l’opération.
Mais, en plus de ces acteurs ministériel, l’Etat français a sollicité la Sécurité Civile et la CRF devant se rendre sur place, participer à la coordination des activités et apporter un soin aux personnes le nécessitant. C’est ainsi que durant les quelques jours qu’a duré ce pont aérien, les équipes de secouristes de la CRF ont été acheminé sur place par les avions mis à disposition par l’Etat et faisant équipe avec l’armée.
Au siège, les membres de la CRF s’occupaient certes de la coordination des équipes de secouristes, mais ils étaient également tenus d’être l’interface entre les services du MAE et les équipes de terrain. Ils transmettaient donc les consignes de sécurité, organisaient le relais des équipes suivant les besoins en « hommes » déterminés par ce dernier, se chargeaient du conditionnement, acheminement et distribution de matériel acheté par les pouvoirs publics. Afin de suivre chaque évolutions possibles des demandes du MAE, les membres du « programme Préparation et Réponse aux Catastrophes » et ceux de la « Direction Nationale de l’Urgence et du Secourisme » effectuaient de constants allers retours entre le siège de la CRF et la cellule de crise du MAE.
Cet extrait d’observation montre ainsi la CRF intervenant à l’extérieur des frontières de l’Etat français, aidée de l’intérieur par lui, faisant ingérence en Côte d’Ivoire dans un but « humanitaire ».


Cet exposé de la bureaucratisation de la CRF par les formes de mimétismes administratifs qu’elle connaît, nous montre bien « qu’il est parfois malaisé de distinguer la frontière entre intérêts, organismes ou institutions publiques et privées. » A tel point d’ailleurs qu’on peut dire que ces deux organisations que sont l’Etat et la CRF « se conjugue pour effacer les frontières anciennes et créer une dynamique d’imbrication et d’osmose ; il n’y a plus de démarcation nette entre les sphères publique et privée qui tendent à se superposer, s’interpénétrer, voir à se confondre. ».


L’association face à l’entreprise :

Poursuivant l’analyse du processus de technocratisation de la CRF, il s’agit maintenant de décrire les rapports qu’elle entretient avec le pôle de l’entreprise. Il peut certes, sembler contre-intuitif de comparer la CRF, association caritative à but non lucratif, à une entreprise, pourtant, elle peut être définie comme telle si l’on y voit, avec M. Weber, une « sociation comportant une direction administrative à caractère continu, agissant en finalité » . De plus, par la rationalisation croissante des activités du siège comme du terrain, la CRF connaît une redéfinition identitaire comme « entreprise associative ».

2.1. La spécialisation des fonctions:
Au niveau du siège, sous l’effet d’une diversification des activités encouragée par les contributions financières de l’Etat et les attributions statutaires qu’il offre à la CRF, l’organisation rationalise son action par la spécialisation des fonctions bureaucratiques au fondement de la « gouvernance », véritable direction d’entreprise.

2.1.1. Complexification de la structure bureaucratique :
Initialement, la CRF, nommée la « Société Française de Secours aux Blessés », était petite structure associative, à faibles moyens, à la finalité réduite et ciblée aux activités sanitaires auprès des blessés de guerre et exclusivement animée par des bénévoles. Mais, sous l’effet d’une diversification des activités, de l’augmentation de ses ressources humaines et financières, son « fonctionnement organisationnel devenu parfois fort bureaucratique, […] apparemment très éloigné de celui des entreprises, rencontre des problèmes analogues. » 

D’abord, la diversification des activités de la CRF est allée de paire avec une spécialisation des fonctions administratives assurant, pour chacune de ces activités, la coordination des personnels, la gestion comptable et le suivi opérationnel.
Loin d’être cantonnée aux soins des blessés de guerre, la CRF a aujourd’hui investi de nombreux terrains de l’action sociale et sanitaire et la présentation exhaustive de ces activités ressemblerait à une interminable litanie. Citons toutefois, à titre d’exemple, et à côté du secourisme, de l’aide aux personnes déplacées et des visites de prisons, missions traditionnelles issues des Conventions de Genève, ses terrains d’action plus récents. La CRF conduit ainsi un programme de « Formation » qui assure l’enseignement des techniques de base et de haut niveau des secouristes, un programme de « Lutte Contre la Précarité » visant l’accompagnement social, l’accès aux droits et aux soins, ou la lutte contre l’illettrisme, un programme d’actions ciblées sur les banlieues, un programme de « Promotion de la Santé » visant la prévention et l’éducation aux soins… De plus, on l’a dit, la CRF est un important entrepreneur de gestion d’établissements publics avec, à sa charge, 559 établissements de soin (hôpitaux, centres de santé), de prise en charge (maisons de retraite), et de formation (écoles d’infirmière, d’auxiliaire de vie sociale).
On remarque que ces actions se distinguent des premières par leur inscription dans le long terme plutôt que par leur caractère d’urgence ponctuelle. En effet, le champ d’action des missions de la CRF ne connaît pas de réelle limite et si l’on se réfère à son leitmotiv « ne tolère aucune souffrance », on peut même avancer que son champ d’action est coextensif à la souffrance.
La supervision de chacune de ces activités, prise en charge sur le terrain par les 50000 bénévoles dans 1200 Délégations et de nombreuses antennes, est centralisée  au siège de la CRF et assurée par un service particulier. C’est ainsi que la « Délégation Nationale à l’Urgence et au Secourisme » (DNUS) et à l’intérieur de celle-ci les services de « soutien des Délégations », « Opérations » et « Formation » est le complexe qui coordonne les activités d’urgence et de secourisme. De la même façon, la « Délégation Nationale à l’Action Sociale » (DNAS) comprenant la « Lutte contre la précarité » et toute une série de « programmes spécifiques » est en charge des activités sanitaires et sociales suscitées. Rappelons que ces deux Délégations sont intégrées au service opérationnel le plus important de la CRF, la « Direction des Opérations de Solidarité ». Enfin, la gestion des établissements publics est également sous la tutelle d’une direction fonctionnelle précise, la « Direction des Etablissements ».

Cette diversification des activités a entraîné une croissance des ressources financières et humaines à laquelle la CRF a dû faire face. Ainsi, poursuivant le processus spécialisation des fonctions, la CRF comprend, à côté de ces directions dites « opérationnelles », le cœur de la « gouvernance » constitué des directions de gestion et développement de ces ressources.
D’abord, les sommes d’argent abondantes ainsi que le matériel bureautique important dont dispose la CRF a entraîné la mise en place d’une « Direction Financière » aux dimensions impressionnantes. Pour se donner un point de comparaison, on peut mentionner que ce service emploi, au siège, autant de personnels que la « Direction des Opération de Solidarités ». Cette direction est notamment en charge, par l’intermédiaire du « département comptabilité », de suivre les comptes de la collecte des fonds, des fournisseurs, des différents fonds dédiés à des opérations précises. Avec celui-ci, les « département trésorerie » et « contrôle de gestion », assurent la transparence totale de cette entreprise à laquelle les donateurs comme les bailleurs de fonds demandent des comptes. La mise en place d’une telle bureaucratie financière traduit l’intériorisation d’une « rationalité entrepreneuriale»  qui implique en l’occurrence, non pas une recherche de profit, mais une « rigueur gestionnaire» .
Suivant cette fois des logiques et des procédures plus nettement associées aux entreprises, la CRF apporte aujourd’hui un soin particulier à l’augmentation de ses ressources et à la relation qu’elle entretient avec ceux qui les lui procurent. Cette fonction spécifique est assurée par la « Direction de la Communication et du Développement des Ressources ». Dans sa dimension de communication, celle-ci est par exemple chargée de rendre visible la transparence grâce à la « cellule Internet » qui met en ligne le rapport financier annuel. De plus, troublant définitivement l’image d’Epinal de l’association désintéressée reposant sur la générosité du public, les « Pôle entreprises » et « Pôle donateurs », comprennent des chargés de mission « Marketing ». Ces dernières mettent en œuvre de véritables stratégies commerciales pour atteindre leurs objectifs dont un exemple nous est fourni qui mettait à contribution le travail conjoint de ces deux « Pôles ».

Le « pôle entreprise » ayant obtenu un partenariat avec le groupe Carrefour, réfléchissait, avec le « pôle donateurs » à la meilleure stratégie pour toucher sa cible, en l’occurrence le client d’un magasin carrefour.
Les équipes se sont donc réunies et les responsables, les assistants et les stagiaires discutaient de savoir s’il était pertinent de placer des dépliants CRF appelant à la générosité du public à côté des caisses. Ils ont également débattues de la couleur et de l’agencement des informations inscrites sur ces dépliants afin de les rendre les plus attractifs possible.

Achevant la complexification de la structure bureaucratique, la recrudescence des salariés, sur la quelle nous reviendrons, a exigé la création d’une « Direction des Ressources Humaines » ce qui est significatif d’une reconnaissance de cette catégorie de personnel à côté des bénévoles et s’accompagne de modes de gestion managériale des ressources humaines.
Le simple fait qu’il y ait une DRH en charge des salariés à côté d’une « Direction de la Vie Associative » en charge du suivi et de la formation des « volontaires-bénévoles », indique déjà que ces deux catégories de personnel, si elles n’ont pas le même statut, requièrent des modes de gestion analogue et mobilisent le même nombre de personnels au niveau de la « gouvernance ». En fait, le bénévolat, figure fondatrice de l’engagement associatif, ne va plus de soi au sein de la CRF et nécessite un service particulier entièrement consacré à susciter, motiver et entretenir l’engagement humanitaire.
Par ailleurs, les salariés, structurellement liés à la forme entrepreneuriale car plus attachés à la perduration de la structure dont ils dépendent qu’à la réalisation du projet associatif, sont encadrés par des techniques de contrôle et de participation du personnel inspirées par des technologies organisationnelles managériales. En effet, les salariés disposent d’un ensemble d’espaces leur proposant des services divers. Par exemple, ils se retrouvent à la cantine-cafétéria pour déjeuner ou durant la journée pour une pause café. Un « Comité d’Entreprise » leur est réservé qui permet l’emprunt de livres, CD et qui propose des voyages à tarifs préférentiels. Aussi, chaque direction a mis en place des dispositifs participatifs semblables à ceux que l’on trouve dans de nombreuses entreprises.

Tous les quinze jours, une réunion de travail a lieu, réunissant, dans le bureau du directeur des opérations internationales, les chargés de projets des desks géographiques et thématiques ainsi que leurs assistants et stagiaires.
Lors de ces réunions, chacun prend successivement la parole lors d’un tour de table, un point est fait sur toutes les actions en cours, des suggestions sont amenées sur les projets à venir. Il s’agit de présenter les budgets de chaque mission, les besoins logistiques et humains.
C’est également l’occasion pour le directeur qui anime la discussion de rappeler à tout le monde que les budgets 2005 doivent être bientôt rendus. D’autres sujets plus informels sont abordés tels que le déménagement du siège place Henri Dunant dans le 8ème vers l’hôpital Brousset dans le 13ème. Ou encore d’échanger les impressions et attentes de l’équipe en ce qui concerne les recrutements à venir.
Outre ces techniques participatives, des techniques de contrôle sont prévus avec notamment la vérification des temps de présence et d’absence des salariés qui pointent une carte électronique à chaque aller et venu dans le siège.
2.2.2. La création de la DOI :
Pendant longtemps, les interventions de la CRF sur le terrain international étaient tout à fait ponctuelles et mobilisaient des moyens marginaux. Mais, en 1997 a été créé une Direction des Opérations Internationales, service opérationnel consacré aux seules interventions internationales, dont la description illustre encore ce processus de spécialisation des fonctions.

Traditionnellement cantonnée aux « Service des Relations Internationales » en charges des relations diplomatiques avec les Etats et les « sociétés sœurs », les activités internationales de la CRF, sous dotées en ressources humaines et financières et sans perspectives stratégiques, ne représentait absolument pas une priorité jusqu’à l’arrivé du Président Gentilini en 1997.
Lors des interventions internationales de la FICR couvrant les situations d’urgences comme les programmes de développement, la CRF n’était que matériellement représentée par les fonds qu’elle lui transmettait, mais physiquement quasi absente ne disposant d’aucune équipe coordonnée ni expressément formée pour les missions internationales. De surcroît, ces contributions financières étaient très variables puisqu’en l’absence d’un budget alloué à ce poste de dépense, elles reposaient exclusivement sur les ressources issues des campagnes de dons pour cette occasion, et des subventions publiques disponibles.
La présence des personnels de la CRF sur le terrain de l’urgence internationale se limitait, on y reviendra, à l’envoi de personnel de l’ « Unité Nationale d’Intervention Rapide » (UNIR) placée sous la responsabilité de la DNUS et couvrant habituellement les urgences sur le territoire français. Sur le terrain du développement, sa présence se résumait à l’envoi des Volontaires de Missions Internationales (VMI) formés conjointement par la DOS et le CICR ou la FICR pour lesquels ils travaillaient. Aussi, placés sous la responsabilité du CICR et de la FICR, les VMI ne requéraient pas la mobilisation de plus de trois salariés au sein de la DOS.
On comprend donc que faute d’un budget consacré et de personnel chargé de la coordination, la stratégie internationale de la CRF était inexistante et dépendait de celle définie par le FICR et le CICR.

Oui je vois, mais qu’est ce qui justifie la rupture, je veux dire avant il y avait la stratégie de la fédé et là…il a peut être eu une volonté de définir sa propre ligne, aussi d’ailleurs peut être par rapport aux autres ONG.
Oui…enfin, c’est pas tellement une question de la fédé ou pas, c’est surtout qu’avant on était pas…il n’y avait pas de stratégie, on était sur le terrain de quelques opérations pour être en bilatéral mais il n’y avait pas de politique de programmes bilatéraux construits…

Et pas de vrai budget.
Non, des petits budgets qu’on montait au coup par coup, selon les demandes, selon les besoins et… il n’y avait pas de stratégie et… bon après… il faut la structurer, il faut une direction, il faut aller chercher les financements, des gens qui bossent, des chargés de programme ect…

C’est en 1997, date de l’élection de M.Gentilini à la présidence de la CRF, que la stratégie internationale de la CRF va connaître un tournant. Il ne s’agit pas ici de présenter la personne du président tel l’homme providentiel, celui qui, seul, à transformé la CRF. Ce changement intervient sans nul doute dans une configuration complexe, impliquant de multiples acteurs qui l’ont rendu possible. A cet égard on peut noter que plusieurs membres de la CRF déploraient déjà bien avant 1997, le manque de moyens et de stratégie de l’action internationale de la CRF. Ici, le processus de spécialisation des fonctions dont va émerger la DOI n’apparaît pas tant comme le produit d’une diversification des activités encouragée par les contributions financières de l’Etat et les attributions statutaires qu’il offre à la CRF. Cette spécialisation correspondrai davantage à la rencontre des volontés des VMI soucieux d’être reconnus en tant que membres CRF sur le terrain au milieu des équipes d’autres sociétés nationales déjà largement actives, de celles des salariés de la DOS cherchant à être un service équivalent aux autres, et, enfin celle du Président souhaitant fonder un véritable service opérationnel des actions internationales pour des raisons qu’il est intéressant d’élucider ici. En effet, plus directement en rapport avec notre point, il faut préciser le rôle du Président dans la création de la DOI tant celui-ci est révélateur du rôle prégnant que joue la « gouvernance » de la CRF, correspondant en cela au schéma typique des rapports de travail au sein des entreprises.
Le Président Gentilini a notamment contribué à la fondation de la DOI par la mobilisation de ses ressources antérieures le portant à nourrir un intérêt particulier pour l’international. Son activité médicale spécialisée sur les maladies tropicales, ses engagements associatifs en la matières sont autant d’attributs qui lui ont permis de définir une stratégie internationale de la CRF orientée principalement vers la lutte contre le Sida ainsi que les maladies liées à l’eau et les besoins qu’elles appellent. En plus de la définition de cette stratégie, le rôle central du Président est notable dans le cadre des interactions quotidiennes au sein de la DOI que ce soit par sa nécessaire signature sur les « ordres de missions », ses appels téléphoniques fréquents au directeur de la DOI qui doit alors se rendre dans son bureau. Citons encore cet extrait d’observation :

A l’occasion d’une réunion de travail au sein de la DOI, il est question de discuter du recrutement d’un chargé de programme Sida, poste alors vacant. Très impliqué, chaque membre de l’équipe y va de sa réflexion finissant par s’accorder sur un profil type : une personne ayant une solide expérience de terrain.
Mais le directeur rappelle que le Président souhaiterait que cette personne soit un médecin ce qui ranime le débat qui s’oriente doucement et à mots couverts vers une revendication d’autonomie de la DOI par rapport au Président. Et le directeur de conclure :
« Quand on est dans la direction du Président, il y a certaines obligations, certaines concessions à faire et…c’est parfois difficile de concilier la vision de la gouvernance avec le pragmatisme mais…Il faudrait un jour qu’on puisse faire quelque chose dans cette maison sans monter dans les tours.»


Par ailleurs, la création de la DOI introduit, certainement plus que les autres directions, un aspect entrepreneurial au sens de concurrentiel avec les autres organisations investies sur le terrain international. En effet, là où, au niveau national, la CRF jouit d’une immense notoriété auprès du public et d’une constante reconnaissance auprès des pouvoirs publics, au niveau international, sa place reste à faire. Précisons que cette ‘concurrence’ ne vise pas les terrains d’intervention en les comparant à des parts de marché, mais fait référence à la compétition pour la visibilité auprès des donateurs privé ou bailleurs institutionnels.
Depuis longtemps, les Société Nationale de Croix Rouge espagnole, scandinave et américaine, ont une stratégie de développement de l’activité internationale très marquée et disposent à cet effet de moyens considérables. Mais, le Président Gentilini, là encore suivi par les membres de la CRF, convaincus de la capacité opérationnelle de l’une des Société Nationale les plus riches, n’entendaient pas continuellement déléguer cette tâche en confiant les VMI au CICR et FICR et en envoyant les fonds issus des dons du public. Effectivement, chacun pensait que l’importance de maintenir une image d’honnêteté et d’efficacité auprès du public exigeait de mettre directement en oeuvre l’argent de leurs dons.
S’agissant maintenant du recrutement des personnels, les ressources du Président ne sont pas pour rien dans la formation de l’équipe DOI. Ce dernier, grâce à ses relations dans le monde associatif, a en effet composé un service dont les profils, les principes de classement des activités et des statuts reprenaient ceux des autres ONG. Certes, dans les premiers temps, les postes de responsables ont été confiés à des VMI membres CRF devenant alors salariés permanents de la DOI. Mais cette phase fut transitoire parce que s’ils avaient une solide expérience de terrain et une maîtrise de l’univers CRF, CICR et FICR, en revanche, la connaissance des procédures de recherche de fonds auprès des bailleurs institutionnels et l’habitude de la coordination des équipes à partir du siège leur étaient étrangères. C’est pour cette raison qu’après avoir nommé un directeur issu du milieu ONG à la tête de la DOI, le président à de plus en plus élargi le recrutement aux salariés issus d’autres ONG comme ACF, Première Urgence, OXFAM… Ces personnels, rompus aux démarches de recherche de fonds, à la conduite de programmes internationaux à distance, ont donc été de plus en plus présent en tant que « chargé de programme », à la tête de « desks » classer selon leur « thématique » ou par zone « géographique », autant de catégories de classement propres au milieu ONG. C’est ainsi que fut crée les postes de « desks » « Sida », « Premiers secours et préparation aux catastrophes », « Afrique », « Moyen Orient et Asie », « Amérique et Océan Indien ». L’extrait d’entretien suivant illustre assez clairement la progressive structuration de la DOI autour des normes et personnels issus d’autres ONG.

Il y a peut être autre chose avec la création de la DOI, c’est l’apparition des programmes de développement qui existaient certainement moins avant ?
Oui tout à fait, c’était pas des programme très longs, c’était vraiment du coup par coup, il y avait pas de suivi, on faisait des formations premiers secours, on venait, on faisait la formation pendant 15 jours, on repartait et il n’y avait pas de suivi…donc… parce qu’aussi il n’y avait pas de moyens…un programme de développement ça veut dire… un délégué sur place, un suivi au siège… un bailleur de fond…moi quand je suis partie en 97, c’était un programme DIPECHO, c’était déjà un truc absolument extraordinaire qu’on ai réussit à obtenir un financement de la CE, parce que c’était très rare qu’on fasse ces démarches là, qu’on demande de l’argent auprès des bailleurs.

Oui, la recherche de fonds auprès des bailleurs ça existait peu avant.
Non ça existait pas, parce qu’encore une fois c’était pas une activité très… proactive tu vois, enfin, quelque chose que l’on cherchait à développer […] petit à petit quand on a décidé de développer l’activité, ça voulait dire aller chercher des fonds, donc il y a D.C qui est arrivé pour la recherche de fonds… euh…ça veut dire avoir des chargés de programmes pour s’occuper des programmes et qui les suivent à Paris… tout vient en même temps si tu veux…voilà…clac clac…tu veux faire des programmes donc tu cherches les fonds, t’embauche quelqu’un pour ça, quelqu’un pour le suivi, et petit à petit…t’es obligé de te mettre dans les normes quoi.

Et justement qui est ce que vous avez embauché pour les desks développement parce que les bénévoles du réseaux ou VMI avaient peut être pas l’expérience suffisante en matière de programmes longs ?
Euh…il y a eu différentes sources, il y a eu des anciens VMI qui revenaient du terrain qui avait une bonne expérience avec la fédé ect, comme I.P qui est toujours là, qui avait déjà une bonne expérience, et…puis ça c’était la première politique et la deuxième c’était effectivement d’ouvrir à l’extérieur, donc on a aussi des gens qui sont venus d’autres ONG comme ACF, comme Premières Urgences etc, qu’on eu un poste ici parce qu’ils avaient le même type de poste là où ils étaient avant…donc au début, ça a été plutôt des gens Croix Rouge puis…et plus on s’est élargi, plus on a élargi le recrutement

On peut remarquer qu’avec la fondation de la DOI la CRF devient véritablement une OSI avec laquelle il faut compter, capable, au même titre que ses homologues, de mobiliser des ressources et d’intervenir sur le terrain de l’urgence et du développement à l’international.

A l’issu de cette exposé, on voit bien émerger le nouveau décor de la CRF comme entreprise savamment structurée, aux comptes rigoureusement vérifiés et avec un personnel salarié habilement managé. Mais la rationalisation de l’organisation de la CRF par la spécialisation des fonctions ne lui suffit pas à être un acteur qui compte auprès des OSI, encore faut-il rationaliser les procédures et former le personnel à des tâches de plus en plus technicisées pour être accepté par ce milieu.

2.2. La technicisation des tâches:
Cette logique entrepreneuriale, allant avec la valorisation croissante du critère d’ « efficacité » tant managériale qu’opérationnelle, commande la structuration d’un dispositif de réponse aux urgences différent de celui qui existait. Il s’ensuit la création des « Emergency Response Unit » (ERU) reposant sur des procédures standardisées et le recrutement de professionnels de différents secteurs d’activité.

2.2.1. La standardisation des procédures : la fondation des ERU
Une fois la DOI fondée en 1997, les programmes de « développement » étaient définis et pris en charge par les desks qui employaient des Délégués CRF autonomes du CICR et de la FICR. Toutefois, la rationalisation des services destinés à intervenir en situation d’urgence internationale, demanda davantage de temps et fut au centre de tensions entre la FICR, l’UNIR et la CRF.

On vient de le voir, avant la création de la DOI, le personnel CRF envoyé pour les mission de développement était très réduit et ne sollicitait q’un nombre limité de personnel salarié au siège. En revanche, celui intervenant en situation d’urgence était lui nettement plus nombreux et sous la responsabilité d’un service très structuré. L’UNIR, sous la responsabilité de la DNUS, consistait en un réseau de bénévoles CRF spécialisé dans les urgences nationales et coordonné par un service précis du siège. Ils se sont notamment illustrés lors des inondations dans le Var ou de l’explosion de l’usine AZF. Par ailleurs, ils étaient ceux auxquels on faisait appel lors des urgences internationales et même après la fondation de la DOI, la réponse aux urgences internationales était de leur ressort.
Néanmoins, assez rapidement, des discordes vont apparaître opposant la FICR ayant défini une procédure de réponse aux urgences standardisée, et l’UNIR voulant préserver son autonomie en évoluant sur le terrain sans s’y référer. Aussi, sous la pression de la FICR et la volonté manifestée par les salariés de la DOI de voir se concrétiser un dispositif coordonné pour les urgences, l’UNIR sera dissoute laissant place aux « Emergency Response Unit » (ERU). Cet extrait d’entretien de la salariée précédemment en charge du desk « préparation et réponse aux urgences » évoque assez bien ces différentes contraintes. Par exemple, lorsqu’elle conditionne la capacité et la légitimité de l’action d’urgence à la mise en place des ERU : « si on veut être présent sur le terrain de l’urgence », « si on veut être admis à faire de l’urgence ». Ou encore, lorsqu’elle accorde le primat à la stratégie décidée par le ‘Mouvement’ : « le mouvement veut une réponse coordonnée », « il faut qu’on passe par les règles définies par le Mouvement ».

Si on veut être présent sur le terrain de l’urgence, bah, il faut qu’on ait des outils pour ça, l’UNIR qui est en fait…enfin…qui a été dissoute entre guillemets, ou qui s’est auto dissoute… enfin bon, à un moment donné, l’UNIR n’existait plus, il y avait les gens qui étaient là mais l’entité n’existait plus… et puis…euh…la compréhension aussi du fait que le mouvement veut une réponse coordonnée,… qu’il y a toute une stratégie opérationnelle qui se met en place aussi au niveau du mouvement Croix Rouge et… que si on veut… à un moment donné aussi être admis entre guillemets à faire de l’urgence, il faut aussi qu’on passe par les règles qui sont définies par le Mouvement… donc l’idée c’est de monter l’ERU.

De plus, le discours sur l’UNIR tenu a posteriori par cette même personne est assez significatif du sentiment, d’ailleurs partagé par les salariés de la DOI, d’inadaptation de l’UNIR aux canons de l’urgence internationale. Ainsi, on peut relever que ce discours insiste sur les caractères d’amateurisme : « épisodique », « bande de cow-boys », et de manque : « ne parle pas anglais », « ils ont pas la formation qui va pour », « ils n’ont pas la connaissance des procédures et mécanismes ». Notons qu’en regard de ces discours, nous envisagerons aussi les frustrations ressenties par les anciens membres de l’UNIR lorsque nous aborderons les formes de rejet du mimétisme entrepreneurial.

Oui parce que l’UNIR avait peut être montré ses limites, ses carences ?
Oui enfin, l’UNIR c’était très ponctuel, c’était le Rwanda, je suis pas sûre qu’on est envoyé l’UNIR comme telle en Iran, c’était des gens de l’UNIR mais pas l’UNIR…enfin bon…c’était épisodique… si tu veux, on part se faire remarquer parce que on est arrivé comme une bande de cow-boy dont la moitié parlait pas anglais (rires) enfin…voilà quoi.

Et tout ça, ça fait vraiment la différence par rapport à l’UNIR.
Oui, si tu veux, l’UNIR ça fonctionnait…un peu pareil dans le sens où…bon…ils ont du matos qu’ils rassemble, les mecs se préparent, ils prennent l’avion, ils atterrissent et vas y que j’me démerde quoi…mais par rapport aux ERU, ils ont pas la formation qui va pour, ils ont la formation technique mais pas la formation sur le reste, ils ont pas la connaissance de la procédure et des mécanismes de coordination de la fédé…euh… ils sont pas anglophones donc euh…voilà…


Ces jeux d’influences se cristallisent, on le voit, sur des enjeux techniques qui montrent bien l’importance accordé non plus seulement au savoir-être de l’engagement, mais au savoir-faire de la compétence. Celle-ci se décline sur le registre de la capacité à effectuer certaines tâches et celui de l’aptitude à suivre des procédures standardisées. Aussi, définis par la FICR, la prégnance de ces deux registres, lui permette d’accéder à une position déterminante dans la conduite des opérations d’urgences internationales dont les opérateurs sont les Sociétés Nationales.
D’abord, il est clair que l’activité des équipes d’urgence humanitaire se spécialise en domaines d’exercice aux contours bien délimités dont les tâches atteignent un degré de technicité extrême. On compte par exemple trois équipes, médicale dite « Med », logistique dite « Log » et de traitement des eaux dite « Watsan ». A l’image de l’activité médicale, celle les deux autres équipes repose sur des tâches techniques exigeant, pour les « Log », la maîtrise de formulaires types (« dédoinemenent » en aéroport, « traçabilité des marchandises » en stock, comptabilité et « avance financière ») et de matériel technologique de pointe (mise à disposition d’un ordinateur lap top, camera vidéo, « valise sat » avec radio et téléphone satellite/Internet « Thuraya »). Les « Watsan »  mettent en œuvre des procédés chimiques d’épuration de l’eau (« chlorage », « floculation ») et des procédés techniques (« pompage », « rampe de distribution »…). Il en résulte que, par un effet de division et de technicisation de l’activité impliquant l’usage d’un vocabulaire précis, celle-ci est de moins en moins accessible au profane, même dévoué et doté d’une expérience de terrain. Cet extrait d’entretien avec la même chargée de programme laisse clairement comprendre l’enjeu de conciliation du savoir-faire « des dédouanements, […] du fret aérien » et du savoir être quand elle affirme « c’est pas parce qu’ils ont plus de diplômes qu’ils sont moins engagés ».

Oui, toutes les nouvelles tâches dont tu me parlais.
Oui, en logistique en particulier. Avant, la logistique à l’UNIR c’était de la logistique de terrain…donc si t’étais pas un professionnel de la logistique mais que t’avais une bonne expérience de terrain en France, sur les interventions, bon il y avait des choses que tu savais faire quoi. Là, par rapport à ce que la fédé demande, c’est plus la même chose, c’est de la logistique aéroport, il faut savoir faire des dédouanements, il faut savoir…faire du fret aérien… c’est un petit peu plus complexe… Après, je pense que l’engagement…il est le même, c’est à dire que des gens qui viennent chez nous au ERU, c’est pas parce qu’ils ont des diplômes en plus qu’ils sont moins engagés que les autres.

La mise en place des ERU se traduit également par une standardisation accrue des procédures sous la tutelle de la FICR qui après avoir été leur concepteur, est dorénavant déclencheur, coordinateur et contrôleur des opérations.
En effet, la FICR est aujourd’hui chargée de l’évaluation des besoins sur le terrain via le « Fédération Assesment Coordination Team » (FACT), déclenche alors l’ « Appeal » qui demande la mobilisation des opérateurs Sociétés Nationales, suit l’état des stocks de matériel disponible sur la « table de mobilisation », et coordonne les équipes sur le terrain en organisant des conférences téléphoniques entre les sièges des différentes Sociétés Nationales impliquées. Cet extrait d’entretien donne la mesure du rôle de la FICR auprès des salariés des Sociétés Nationales.

« Oui ça…aujourd’hui quand tu regardes une opération de la fédé, même si c’est toujours chaotique et que t’as toujours des gap et que…ça marche jamais parfaitement, t’as quand même si tu veux…une machine.
[…]
Si c’est moins vrai pour la création de la DOI, ici avec les ERU il y a une place de la fédé qui veut aussi agir sur le dispositif d’urgence.
Oui, oui…l’objectif de la fédé en créant les ERU c’est d’avoir un outil qui soit standard de façon à optimiser la coordination et la coopération sur le terrain…euh…donc il y a le format ERU en se disant, si une équipe française est déployée, il y a une coordination qu’est faite pour qu’on travail ensemble avec d’autres unités avec un matériel standards, il y a l’aspect qualité en se disant si il y a une réponse qui est donnée de la fédération, qu’elle soit donnée via les autrichiens, ou les français ou les espagnols, elle doit être de la même qualité, et puis au delà de l’outil ERU il y a un certain nombre de procédures opérationnelles qui font que la fédé va pouvoir coordonner sur le terrain, parce que la fédération, vraiment son rôle c’est la coordination, comme ça elle sait exactement ce qu’elle peut attendre de chaque équipe. »


2.2.2. L’élargissement du recrutement: la formation des ERU :
En réponse aux mutations que connaît l’activité humanitaire, la nécessité d’un renouvellement du personnel va s’imposer aux yeux de la FICR et des salariés du siège en charge du recrutement et de la formation des équipes de terrain. Ainsi, une nouvelle politique de recrutement émerge, élargissant son vivier au delà des seuls membres CRF, et complétée par un stage de formation.

Avant d’être baptisés membres des ERU conjointement par la FICR et la CRF apposant toute deux leur griffe au bas d’un diplôme qui sanctionne dix jours de formation, le personnel doit être recruté.
L’étape de recrutement concerne uniquement le chargé de programme et son assistant qui vont sélectionner, parmi plusieurs dizaines de CV, une vingtaine de candidats auxquels ils proposeront gratuitement dix jours de formation. A l’issu de cette formation, les membres ERU seront, lors d’une intervention d’urgence internationale et suivant leur disponibilité, mobilisés dans des équipes de leur spécialité (médicale, logistique, traitement des eaux) pour une durée de quinze jours (les équipes se relayant sur une période de deux mois) et avec pour seule ressources financières une indemnisation journalière (« per diem ») de 50 Euros. Durant ces quinze jours, leur mission est préalablement définie et doit valider un certain nombre d’objectifs précis requérant la maîtrise technique des tâches suscitées. Dès lors, les salariés du siège, acquis à l’idée d’une nécessaire optimisation de l’opérationnalité et anticipant les exigences de la FICR, vont recruter des profils plus professionnel, critère ici certifié par la détention de diplômes techniques reconnus bien plus que par l’expérience de terrain ou, a fortiori, par l’appartenance au « réseau ». Rapportant les propos de la chargée de programme, l’extrait d’entretien suivant témoigne d’une perception, commune aux salariés du siège, favorable au recrutement de diplômés pour plus « d’efficacité » mais aussi sous la pression de la FICR.

« Je crois qu’il y a des profils un petit peu plus professionnels en terme technique, parce que les ERU c’est probablement plus technique…enfin, il y a des objectifs si tu veux que ce soit santé, log, eau et assainissement qui sont des objectifs plus techniques que ce qu’était l’UNIR qui était une unité d’intervention…elle était plus ou moins polyvalente, qui dit polyvalent dit moins spécialisé…il y avait des gens spécialisés sur ceci ou cela mais euh…en même temps… c’était pas forcément des professionnels…
[…]
Là c’est vrai que dans les ERU, on est plus exigent sur les CV donc même si on laisse une porte ouverte à des gens qu’ont pas forcément beaucoup de bagages, de diplômes, de qualification professionnelles ect… euh…c’est vrai qu’en majorité ont demande des gens qu’ont des diplômes. En médical ça semble évident, mais en logistique aussi, en eau et assainissement aussi…parce qu’on fait des choses un peu plus perfectionnées, qu’il y a un degré d’exigence…de la fédération qui est assez élev酠»
Certes, la plupart des candidats au départ retenus sont « issus du réseau » du simple fait que la renommée du dispositif ERU est encore assez limitée hors de la sphère CRF et que la promotion en est principalement faite auprès des secouristes des Délégations Départementales de la CRF. Pourtant, il est notable qu’à l’intérieur même du « réseau », les personnes incitées à prendre part aux ERU et admise en leur sein soient les plus diplômées. Il s’agit par exemple des membres CRF ayant suivi une formation spécialisée de logistique générale ou de traitement des eaux, ou bien ayant une expérience professionnelle au sein d’une entreprise dans ce domaine. Par ailleurs, d’autres profils sont recherchés en dehors du « réseau » par la diffusion d’annonce et réseau d’inter-connaissance au sein d’ONG comme MSF, MDM ou d’établissements comme l’Institut Bioforce Développement se définissant comme « un centre de formation, d’orientation et d’expertise de la solidarité internationale et locale » et proposant entre autre des formations en logistique et traitement des eaux. Enfin, la CRF encourage aussi l’adhésion de professionnels ayant une formation de haut niveau en entretenant des partenariat avec de grandes entreprises comme Véolia dans lesquelles la chargée de programme « Préparation et Réponse aux Catastrophes » est invitée à présenter les ERU aux salariés. Soulignons qu’une fois admis au sein des ERU, ces personnels n’ont aucune obligation, même s’ils le font souvent, d’adhérer à la CRF en se présentant à leur Délégation Départementale.

Après cette étape de recrutement des ERU, l’observation de leur formation et formation continue est l’occasion de saisir, en situation, les références cognitives et pratiques transmises aux personnels ainsi que le rapport de force, favorable à la FICR, pour la définition légitime de ces références.
L’extrait d’observation suivant montre le travail de transmission des valeurs et du dispositif institutionnel du Mouvement destinée par conséquent à d’autres personnes qu’à celles « issues du réseau ». On constate aussi l’inculcation de savoir-faire technique précis et pour initié ce qui indique que le niveau de connaissance attendu est élevé. Enfin, la présence permanente d’un représentant FICR lors des présentations et de l’évaluation indique que s’il y a élargissement du recrutement, il se fait sous le regard vigilent de la FICR et au service du nouveau dispositif ERU.

Après avoir été sélectionnés, les 20 candidats sont invités, au frais de la CRF, à suivre une formation de 10 jours dans un établissement de formation des cadres de la CRF à Modane en Savoie. Parmi les candidats, 2/3 sont issus du réseau, 3 sont VMI anciens de l’UNIR, les autres membres CRF sont professionnels du commerce ou de la logistique, dans le 1/3 non-membre CRF 2 avaient travaillé sur le terrain avec des ONG, et 5 étaient simplement dotés d’un diplôme de logistique.
Ici, le stage de formation est destiné à la composition des équipes de ERU logistique. Afin d’atteindre cet objectif, la chargée de programme « Préparation et Réponse aux Catastrophes » a élaboré un « conducteur » programme de travail quotidien formalisé dans un tableau qui divise la journée en tranches horaires à l’intérieur desquelles sont prévus les « thèmes », « objectifs », « technique pédagogique », « matériel » et « animateur ».
Très dense et rythmé les 2 premières journées visent à la favoriser l’entente des candidats et la connaissance du fonctionnement de la CRF, DOI, ERU, FICR, CICR. Les activités alternes présentations orales des formateurs, exercices pratiques sur feuille et en plein air. Les présentations sont assurées, en français, par la chargée de programme et, en anglais, par le responsable des ERU au niveau de la FICR.
Les jours suivants, le contenu très technique des présentations m’échappe largement. Il s’agit de maîtriser les tâches logistiques « en mission » impliquant le matériel informatique et de télécommunication, comptabilité, traçabilité marchandise, gestion des transports aériens… Les activités suivent le même schéma pédagogique et les animateurs sont ici l’assistant de la chargée de programme étant diplômé en logistique et une responsable logistique au niveau de la FICR.
Les derniers jours seront consacrés d’une part à un grand exercice de mise en situation requérant l’application des connaissances par équipe, d’autre part à un retour sur expérience animé par les psychologues de la CRF.
Enfin, arrive le moment de la décision d’accepter ou de refuser les candidats. La chargée de programme, l’assistant, les personnels FICR et les psychologues, après s’être réunis chaque soir pendant 2 heures pour l’évaluation des candidats en remplissant une grille d’évaluation prévue à cet effet, se réunissent une dernière fois pour la sanction finale.
Dans le discours qui suit, on retrouve à nouveau la question de conciliation du savoir-être et du savoir-faire avec le maintien de l’engagement que l’on fait valoir par la faible rémunération qui « paye peanuts » et la transition des personnels vers plus d’efficacité et de « compétences professionnelles ». Cependant, on y constate également l’exclusion de certains profils correspondant souvent aux anciens membres de l’UNIR refusés dans les ERU principalement sous la pression de la FICR.

« Oui, c’est leur démarche, ils viennent pas tous du réseau mais il y en a du réseau aussi, et après ils viennent, ils en veulent euh… même si eux c’est des professionnels, quand ils partent, ils partent pas, c’est pas des salariés, ils partent 15 jours, ils sont défrayés bon…voilà quoi…pour beaucoup ça payent, ça payent peanuts… Donc je pense que la qualité de l’engagement n’a pas changé…maintenant c’est vrai que la porte a été un peu moins ouverte à des gens qu’étaient très engagés, qu’avaient plein de qualités mais… qui n’avaient pas de compétence professionnelle.
[…]
C’est comme ça qu’il y en a peut être qu’ont dû partir…ceux de l’UNIR par exemple
Oui, je pense que sur le premier stage log, bon moi j’y étais pas mais, il y a beaucoup de personnes qu’on été boulées à la fin du stage, entre autre par la fédération qui estimait qu’ils n’avaient pas le niveau…et c’est des gens, pas forcément que de l’UNIR hein mais des gens du réseau à qui on a… à qui on a fermé cette porte là quoi…maintenant l’international c’est peut être pas fait pour tout le monde non plus donc…faut bien faire des choix… »



Cette analyse décrit bien les points de passage entre les modèles associatif et administratif ou entrepreneurial lorsque le premier cherche chez les seconds des principes d’organisation des choses et des personnes ou des principes de rationalisation de son activité dans un contexte concurrentiel. Ainsi, on a pu constaté un phénomène de progressive professionnalisation par un processus de mimétisme étatique et entrepreneurial en mettant l’accent soit sur les formes d’adhésion des personnels à ce processus, soit sur leurs efforts de conciliation des pôles étatique, entrepreneurial et associatif.
Mais, force est de constater que ce mouvement de professionnalisation ne va pas sans susciter de tensions au sein d’une organisation qui se définit encore largement comme une association.







La contradiction des membres associatifs :


La forme associative sera ici envisagée, suivant la distinction wébérienne, non pas comme une « société », « groupe fondé par un contrat » et rationalisé à l’image de l’entreprise ou de l’Etat, mais comme une « communauté » définie par M.Weber comme un « groupe fondé sur un processus d’appartenance subjective et affective ». Aussi, pour surmonter les contradictions issues de la rencontre de ces deux idéaux-types antagonistes, les membres associatifs vont mettre en œuvre de stratégies de préservation de la distinction associative.
En effet, qu’il s’agisse de la valorisation des spécificités de la vie associative au quotidien (§3) ou d’une réaction de rejet et de stigmatisation de l’extérieur visant à renforcer l’identité associative (§4), ces stratégies sont prégnantes.














La vie associative :

La vie associative repose sur un imaginaire qui lui est propre, fondé sur les notions de d’‘engagement’ ou de ‘participation’. Cet imaginaire véhicule l’image d’un monde de l’échange, il valorise le dévouement à la cause, ici humanitaire, plutôt que la stricte observation du règlement, et, consiste donc en une euphémisation des contraintes structurelles.
On peut définir le « monde » associatif comme un espace où « le mode principal de relation est en effet, dans ce monde [civique], l’association qui permet de faire d’une multitude d’individus une seule personne. Pour faire un collectif, il faut rassembler, regrouper, réunir, unifier. […] Les personnes doivent s’y maintenir constamment en éveil pour échapper au morcellement et conserver un caractère collectif ».
Pour pallier le risque de morcellement dû à la rationalisation bureaucratique, les membres associatifs vont entretenir la cohésion à travers diverses technologies organisationnelles instaurant « l’enchantement du décloisonnement » , ainsi que des mythes organisationnels fondant une « communauté d’action et de croyance »


3.1. Assembler par le décloisonnement :

Les technologies organisationnelles, entendues comme ensemble de méthodes d’encadrement du personnel, visent ici, par la gestion de leurs relations de proximité et distance, à les réunir dans « l’enchantement du décloisonnement ». Cet imaginaire repose sur un ensemble de dispositifs de dédifférenciation entre espaces de vie avec la personnalisation des relations, ou entre niveaux hiérarchiques avec l’effacement des distinctions hiérarchiques.



3.1.1. Décloisonnement privé/ professionnel : l’engagement
D’abord, cristallisant dans des pratiques admises la valeur légitime de ‘l’engagement’, le décloisonnement entre vie privé et vie professionnelle des membres associatifs est observable à différents niveaux. Avec l’entré, le maintient et la motivation de l’engagement, on peut distinguer trois étapes correspondant au parcours militant des membres, à leur « carrière militante ». D’après O. Fillieule, cette notion permet de « comprendre comment, à chaque étape de la biographie, les attitudes et comportements sont déterminés par les attitudes et comportements passés et conditionnent à leur tour le champ des possibles à venir, restituant ainsi les périodes d’engagements dans l’ensemble du cycle de vie. La notion de carrière permet donc, au-delà de la pétition de principe, de mettre en œuvre une conception du militantisme comme processus. ». L’auteur ajoute en outre que le concept de « carrière » renvoie à une dialectique entre histoires individuelles, ici des membres associatifs, et institutions, ici l’organisation de la CRF, ces deux éléments façonnant l’autre en retour.

L’entré dans une association humanitaire est souvent stimulée par une affinité élective fondée sur une longue pratique de militance que ce soit à travers l’investissement de soi dans une croyance religieuse ou par l’adhésion à une autre association. Il se peut également que l’affinité avec la vie associative se place moins sur une pratique de militance que sur un réseau d’inter-connaissance renvoyant alors à des relations amicales ou amoureuses au sein de l’association. Il reste que, dans les deux cas, il s’agit d’une entré dans la vie associative sur la base de pratiques personnelles antérieures pouvant ou non trouver à se prolonger en pratique professionnelle. L’extrait d’entretien suivant, passé avec l’assistant d’un chargé de programme, illustre brièvement le processus au terme duquel il a franchit le pas.

« Mais pourquoi t’es rentré à la CRF ?
Ben…au départ, c’est vrai que je suis pas médecin ou infirmier donc c’est pas ça, mais y en a beaucoup qui ne le sont pas. En fait j’avais un pote qui étais à la CRF, il me racontait, ça avait l’air vraiment sympa, l’ambiance, les inter tout ça…alors moi je m’ suis dit pourquoi pas tu vois.

Oui je vois.
Alors, j’ai adhéré… Bon au départ c’était aussi comme ça, pour me faire des amis et puis petit à petit bon j’ai d’abord passé mon AFPS et puis… les autres brevets de secourisme…et tu vois j’ai rencontré ma copine à la CRF, et j’ai même trouvé mon boulot, c’est te dire si ça a marché (rires). »

Dans l’hypothèse où la conversion de l’engagement privé au professionnel s’opère, ce qui n’est pas le cas de tout ceux qui entre en humanitaire mais ce qui est le cas de beaucoup de ceux qui y restent, la socialisation primaire conditionne largement la socialisation secondaire. Effectivement, les membres associatifs, une fois salariés de leur structure, en attendent les mêmes rétributions symboliques qu’auparavant, à savoir les bénéfices de l’engagement, « l’intéressement au désintéressement » sur lequel on reviendra dans un instant. L’entretien de rapports très personnels entre collègues de travail est notamment un de ces bénéfices, mais encore faut-il maintenir l’engagement ou en avoir l’impression pour en bénéficier. Ici, la personnalisation des relations apparaît donc, en plus d’un bénéfice, comme une technologie organisationnelle gage de l’enchantement du maintient de l’engagement des débuts et de mépris pour « les structurations sociales extra-individuelles ».
Aussi, dans le cadre des activités ordinaires de la vie associative quotidienne, on relève plusieurs technologies organisationnelles qui favorisent cette personnalisation des relations. Par exemple, le code vestimentaire ne prescrit aucune tenue formelle, et le port du jean basket, tenue quotidienne et personnelle s’il en est, est largement répandue. De plus, le mode de communication avec la généralisation du tutoiement, l’usage de la bise pour se saluer et la fréquentation des collègues en dehors des heures de travail, contribuent à nier la distance souvent de rigueur dans les autres univers professionnels. On notera que ces usages décontractés, peuvent être appelés technologies organisationnelles dans la mesure où, loin de correspondre à une absence de règlement, ils sont implicitement prescrits par des dispositifs contraignants tel que l’on s’expose à la sanction sociale si l’on vient à y contrevenir. Par exemple le vouvoiement ou le port de vêtements précieux choque, dérange et suscite des réactions visant à rétablir la décontraction. Ainsi, s’il n’y a pas d’usages formels, il y a bien des formes admises.

Enfin, la valeur légitime de l’engagement prescrit des règles conduisant parfois à la poursuite des heures de travail au delà des heures de bureaux, parfois même toute la nuit en situation d’opération d’urgence. Ce rapport au travail est souvent assez coûteux puisqu’il amène, avec le temps, à sacrifier dans une large mesure sa vie personnelle. On remarque ainsi que peu de salariés CRF on une vie familiale stable, ni même de conjoint stable. Or, ces démarches coûteuses appellent, en contre-partie, des rétributions symboliques plus importantes. Ainsi, l’entretien de la flamme est rendu possible par la motivation de l’engagement à travers la manifestation d’affects sur le lieu de travail. Il n’est pas rare, par exemple, que lors d’une mission éprouvante où s’exprime des doutes, ou au retour de mission lorsque s’exprime la déception, les membres se rassurent et s’écoutent sur des registres très intimes. On constate dans les discours que ces technologies de motivation de l’engagement sont opérantes lorsque cette atmosphère et ces rapports de proximité sont mis en avant parfois pour justifier certains coûts. Il est à noter que ces éléments du discours éclairent assez précisément la notion suscitée d’ « intéressement au désintéressement ». Cet extrait d’entretien en est un exemple :

Tu faisais quoi avant ?
Je m’occupais de la logistique chez Orange.

Et t’étais mieux payé?
Ben ouais…tu sais quelle différence y a entre les deux salaires à la CRF et chez Orange ? Il y a 600 euros de différence… aujourd’hui je suis payé 1300 Euros alors que là bas je faisais des fois 2000 Euros...Mais dis toi en plus que j’ai négocié, c’est plus que les autres assistants en général.

A ouais ! Quand même. Et t’es quand même venu à la CRF ?
Ouais mais si tu veux c’est incomparable, j’ veux dire ici c’est quand même autre chose… t’as vu. Là bas je m’emmerdais, ici ça a du sens ce que je fais…et puis l’ambiance entre collègues et même avec les supérieurs, j’aurais jamais fais tout ça avant.. .ici on est comme des potes, tout le monde est sympa.


3.1.2. Décloisonnement hiérarchique : la participation
De la même façon que le décloisonnement privé/professionnel est le pendant de la valeur d’engagement, le décloisonnement hiérarchique est le pendant de la valeur de participation.
Les technologies organisationnelles qui signent la déstructuration des rapports hiérarchiques se manifestent au quotidien d’une façon analogue à celles que l’on a décrite au dessus au sujet de la confusion privé/ professionnel, mais à la différence notable qu’elles sont étendues aux relations de supérieurs à subalterne. Par exemple, il est normal d’embrasser son supérieur pour le saluer (entre homme et femme), de le tutoyer. Précisons toutefois que ce type de rites d’interactions valent d’autant plus pour la DOI, perçue comme un service récent, dont le personnel est plutôt jeune et dynamique.
Là encore, toute une série de dispositifs et d’éléments de discours attestent de la réalité de ce décloisonnement en mettant en valeur les moments où les rapports de pouvoirs s’effacent effectivement et soulignant ainsi la spécificité des rapports de travail dans le monde associatif.
Par exemple, la déstructuration des hiérarchies est observable dans le dispositif d’agencement spatial du lieu de travail tel qu’il est conçu au siège. En effet, la répartition des bureaux, loin de suivre une logique hiérarchique, suit une logique sectorielle en plaçant à proximité les bureaux relevant d’un même service. De plus, les portes des bureaux restent la plupart du temps ouvertes avec une circulation assez libre des employés entre chaque espace. Notons qu’ici le décloisonnement hiérarchique se réalise par le décloisonnement physique, au sens de retirer les cloisons.
Aussi, les salariés n’hésitent pas à manifester leur proximité avec leurs supérieurs :

Alors que l’assistant vient de terminer une conversation avec la chargée de programme :
« Je pensais pas qu’un jour je dirai ‘bisous’ à mon boss, t’en connaît beaucoup toi des jobs ou tu parles comme ça à ton boss ? »


D’autre part, en euphémisant l’existence des de rapports de pouvoirs dans le cadre d’échanges d’informations plus strictement professionnelles, les salariés entretiennent une certaines représentation des rapports professionnels qui sortent des cadres officiels pour s’inscrire dans des cadres inter-personnels.
Cet extrait d’entretien avec une salariée de la DOS en est un exemple :
« Oui je vois.
On essayait que ça ne se fasse pas vraiment d’une manière officielle, de le dire à Sylvie ou écrire tout ça, au président…parce que euh…notre rôle quand on va là bas c’est pas non plus de dénoncer Michel. Moi de toute façon, Michel je le connais depuis Sangatte et donc si il y a quelque chose je vais le voir directement, je lui dis tu sais j’ai vu ça, ça ne me regarde pas mais j’ai constaté ça , est ce que t’as une explication…Sinon nous, on a aucun pouvoir sur Michel et sur la gestion de son équipe…c’est lui. »


Dans l’extrait d’observation suivant l’euphémisation passe par la dérision :

Dans des contextes éprouvants, dans lesquels il s’agit de donner des preuves d’efficacité, par exemple dans urgence où l’action est évalué à l’aune de sa rapidité, ou bien dans des moments de négociations avec des interlocuteurs institutionnels, les supérieurs jouent de leur statut pour contraindre l’action des subalternes afin de l’orienter dans un sens précis. Ce faisant, ces derniers leur adressent parfois explicitement des injonctions comme le montrent ces extraits se déroulant, le premier en situation d’urgence entre le directeur et l’assistant, le second dans un colloque au HCCI entre le chargé de programme et son assistante.

« Tu as appelé M…pace que je t’es dis de la faire tout à l’heure. On a pas le temps là hein, il faut comprendre que si on ne sait pas à quelle heure arrivent les avions on ne peut pas organiser la rotation des équipes…alors tu les appelles et tu me préviens… hop ! ». A son départ, l’assistant se tourne vers moi, esquissant un sourire en faisant le signe du salut militaire et en disant « oui chef !».

« Tu as distribué les docs ? Tu les ramasseras et tu les enverras à ceux qui ne les ont pas eu. » l’assistante lui répondant ouvertement « Oui chef ! ».
A noter que ces deux situations activent les mêmes formes d’euphémisation allant jusqu’à utiliser les mêmes phrases avec « oui chef ! ». 


3.2. Rassembler par les mythes d’organisation:

Pour fonctionner, l’organisation ne doit, pas seulement assembler, mettre ensemble par l’engagement (décloisonnement vie privée/professionnelle) et la participation (décloisonnement hiérarchique), mais aussi rassembler, mettre en sens à travers un certain nombre de mythes unificateurs.
Par conséquent, la nécessaire intégration qui structure une organisation va se réaliser à travers des significations communes, des mythes organisationnels fondateurs et fédérateurs, et l’adhésion à ces mythes fondés sur l’histoire glorifiée de l’organisation et la figure idéalisée du bénévole agissant sur le terrain.

3.2.1. La célébration du passé :
Le travail de mise en cohérence passe en premier lieu par la mythification des origines puisque « la construction d’une filiation, d’une lignée, peut ainsi constituer une manière d’invocation de patrimoine attesté par l’ancienneté de l’intérêt et de l’organisation. »

D’abord donc, intervient la production de mythes en reconstruisant une histoire faite d’évènements marquants, un passé glorieux qui compose l’image d’une organisation, image qui façonne la représentation que ses membres en ont.
La CRF affiche ainsi régulièrement les récits des débuts, l’héroïsme de ce notable suisse, Henri Dunant, ému par le spectacle de désolation que lui offrit la bataille de Solferino, et mu par le noble sentiment que les personnes doivent être secourues en toutes circonstances quelle que soit leur appartenance ethnique ou leurs convictions religieuses et politiques. L’œuvre de ce leader charismatique au sens wébérien, est rappelée à la mémoire lorsque la CRF installe son siège place H.Dunant à Paris ou encore, au moyen de brochures figurant son portrait en exposition sur les présentoirs dans le hall d’entrée.
Au delà des récits portant sur la personne d’H.Dunant, d’autres document participent de cette mythification des origines en proposant une interprétation apologétique de l’histoire de la CRF. Ces documents, souvent conservés par l’Institut Henri Dunant à Paris ou la Fondation Henri Dunant à Genève, sont l’œuvre d’historiens, de juristes ou de journalistes qui, entreprenant une biographie du « Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge », justifient et idéalisent tous les épisodes qu’il a traversé. Un exemple topique de ces thuriféraires du Mouvement nous est fournit à travers les travaux du juriste Jean Pictet qui a notamment écrit « Le comité international de la Croix Rouge, une institution unique en son genre », véritable plaidoyer à l’usage du Mouvement. On y trouve des passages justifiant à mots à peines couverts l’attitude du CICR dans les camps de concentration lors de la seconde guerre mondiale.

« Pour le CICR, la neutralité idéologique réside avant tout dans le caractère apolitique de son action. Certains se sont demandé comment le CICR pouvait maintenir ce caractère du fait qu’il était sans cesse confronté à des évènements politiques […] Or, une longue expérience a montré que c’était parfaitement possible. […] Le CICR trouve dans cette neutralité la base essentielle de son action. Sans elle il ne serait pas admis à circuler sur le territoire des pays en guerre ou en proie aux troubles intérieurs, ni à visiter les lieux d’internements. […] S’il se comporte ainsi ce n’est pas pour satisfaire aux usages diplomatiques : il ne voit que les hommes qui souffrent, les victimes. […] Une telle attitude n’a pas toujours été comprise. Elle s’impose pourtant, car seule une tradition d’indéfectible droiture commande la confiance et le respect. »


Après leur production, vient la sacralisation des mythes qui leur permet d’acquérir toute leur force unificatrice.
Ces derniers, doivent dans un premier temps être cristallisés dans des formules typifiées pour être reconnues et retenues. Cette typification est observable dans l’énumération des sept principes fondamentaux du « Mouvement International de la Croix Rouge et du Croissant Rouge »: humanité, neutralité, impartialité, indépendance, volontariat, unité et universalité. Il est notable que ces principes ont été intégralement ou partiellement cités ou récités dans tous les entretiens effectués auprès du personnel CRF.
Ensuite, ils doivent être consignées dans un texte qui symbolise leur permanence et leur stabilité. C’est la charte qui remplit cette fonction de clôture en gravant les principes qu’elle fait universels (l’universalité faisant d’ailleurs partie des sept principes), en tout cas valant pour l’univers Croix Rouge qui s’étend, dans le temps, depuis sa fondation jusqu’à nos jours et, dans l’espace, aux cent quatre vingt six nations comptant une Société Nationale de Croix Rouge ou du Croissant rouge.
Enfin, ces mythes doivent être célébrées dans le cadre de technologies organisationnelles qui, après leur clôture par la charte, donnent une traduction de ces principes dans des pratiques définies. Les technologies organisationnelles, comme nous l’avons vu, peuvent reposer sur des supports tels qu’un dispositif d’agencement spatial, un mode de communication ou, et c’est ce qui nous intéresse ici, un rite collectif. Effectivement, le rite est une technologie de célébration privilégiée en ce qu’il permet de consacrer collectivement et simultanément un symbole. A cet égard, on peut citer le rite de la formation des membres associatifs à l’occasion de le laquelle leurs est transmis tout un univers symbolique. Comme on l’a vu lors de la formation des ERU, deux journées entières sont consacrées presque exclusivement à la présentation du Mouvement, de son histoire, de ses principes. Les candidats, supposés intérioriser ces principes, doivent ensuite participer à des exercices de présentation des différents organes du Mouvement et de ses principes.

En fait, à travers ces mythes, « il s’agit de proposer une histoire et une mémoire de l’association » de sorte que transmise, cette mémoire constitue l’héritage légué par l’organisation à ses membres. Un héritage qui les reconnaît comme successeurs légitimes et qu’ils sont donc invités à reconnaître pour légitimer leur appartenance à l’organisation.

3.2.2. L’idéalisation du bénévolat :
Au delà d’un récit héroïque véhiculant des valeurs collectives, la cohésion de la CRF s’incarne aussi dans la figure idéalisée du bénévole.

Le recueil de discours des salariés et à plus forte raison des bénévoles eux mêmes, indiquent clairement une valorisation du bénévolat entendu comme un acte d’abnégation, de don de soi qui distingue le milieu associatif des autres.
Ici, le bénévole rappelle à la CRF qu’elle est une association humanitaire à but non lucratif et toute tournée vers l’allègement de la souffrance d’autrui en l’échange d’aucune contre partie matérielle. En retour, la CRF atteste à travers la figure du bénévole que « les services que l’on rend par amour sont des services que l’on ne fait pas payer » et « dans la véritable relation morale, le service est à lui-même sa propre récompense. »

Les ERU, s’ils ne sont pas exactement des bénévoles puisqu’ ils perçoivent une indemnisation, se rapproche de ce statut dans la mesure où leur per diem ne leur suffit pas à vivre de leur activité associative.
Aussi, lors de leur stage de formation, à l’occasion d’une séance animé par une psychologue travaillant pour la CRF et encourageant un retour réflexif sur les motivations de la démarche, de nombreuses interventions ont exprimées la volonté de « donner de son temps, d’ aider les autres, d’être solidaire de leur souffrance… »

Ces remarques nous permettent d’affirmer que l’idéal de gratuité du geste porté par la CRF est bien entretenu et supporté par la figure idéalisée du bénévole (au sens de celui qui ne vit pas de son activité) qui, au moment même de son entrée dans l’association, lors de sa formation, se subjective comme un ‘être donnant’ et non pas ‘donnant-donnant’.
Pourtant, il ne faut pas s’en tenir à une vision irénique du geste bénévole. On l’a vu plus haut, gratuité ne signifie pas désintéressement et la récompense existe même si elle n’est pas financière. Ici, la rétribution symbolique du bénévolat est de tisser un lien social suffisant pour créer de l’identité et du positionnement personnel dans le milieu associatif. Cet extrait d’entretien avec un membre des ERU montre bien que l’activité de bénévole participe de l’intégration dans un groupe.

« tout le monde a sa place dans l’association…même si t’as pas une responsabilité énorme, t’es content de participer…y’en a qui vont simplement s’occuper de laver le matos et ils seront contents…c’est toujours gratifiant, y’a toujours quelque chose à faire.»

Cette rétribution personnelle pour le bénévole engendre également, par agrégation, une rétribution collective qui profite à l’organisation. Partant, on comprend mieux la portée du statut de bénévole et on rétablit l’économie du rapport à la gratuité procurant à l’association les moyens de sa préservation. En effet, « l’association professionnalisée s’institutionnalise et se coupe de sa base ; elle trahit ‘ l’idéal associatif’ qui repose sur le bénévolat, la participation et la décentralisation. ». Par conséquent, le statut de bénévole constitue pour la CRF une spécificité à préserver pour préserver le sens de l’association.

Par ailleurs, présenté comme une figure à l’honneur dans les discours, le bénévole occupe une place de choix dans les pratiques.
D’abord, de nombreux bénévoles sont associés aux différentes directions apparaissant dans l’organigramme comme « bénévoles de la direction ». Leur rôle y est essentiellement celui de conseiller dans leur domaine d’activité respectif qu’il s’agisse de la médecine, de l’informatique ou de la gestion. A ce titre, ils sont intégrés à la vie de la direction, ils y partagent un bureau, ils assistent aux réunions de travail… Cette participation des bénévoles aux directions contribue à atténuer le clivage entre le ‘siège’ et le ‘terrain’ entre la ‘gouvernance’ et la ‘base’.
Aussi, tout un dispositif de management des bénévoles existe dont les salariés du siège sont les animateurs. Chaque étape d’une mission comprend en effet une dimension de motivation de l’engagement. Par exemple, avant chaque mission, il s’agit de préparer un dossier d’information pour les ERU qui leur fournit une brève description du pays et qui décrit l’état d’avancement de la mission sur place. Ce dossier leur est transmit à l’occasion de la session de briefing qui prévoit également que les ERU puissent s’exprimer sur leurs doutes, leurs craintes. Pour ceux des ERU qui ne peuvent partir, beaucoup demandent à participer malgré tout. Ainsi, une place leur est faite au siège où ils trouvent à faire, viennent aider au suivi des équipes sur le terrain, répondre aux appels téléphoniques divers. Enfin, à l’issue de leur mission, les ERU sont accueillis et totalement pris en charge par les salariés du siège. Cet extrait d’observation indique les différents aspects de cette prise en charge.

Lors de la mission Côte d’Ivoire, l’activité la plus importante des salariés du siège était le management des équipes ERU qui, à leur retour de mission, étaient sensés retrouver un espace pour s’occuper d’eux après s’être occupé des autres pendant 48h00 presque sans repos.
Les consignes données aux assistants et stagiaires par la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » étaient à cet égard très claire. « A leur descente d’avion, il y a une haie d’honneur qui accueil les expatriés français… Il y aura peut être des représentants politique et des associations qui prennent le relais à partir de là. Vous, il faut que vous soyez dans la haie pour réceptionner les ERU. Alors vous les laissez finir un peu si ils sont en train d’aider quelqu’un, vos leur arrachez pas un enfant des bras si ils le portent…mais vous les prenez à part, vous les asseyez, vos commencez le debrief, vous leur demander si y a besoin de quoi que ce soit sur le terrain et puis vous leur demandez s’ils veulent rester dans une chambre d’hôtel qu’on a réservé pour eux ou s’il veulent rentrer chez eux en taxi et puis ils envoient la note au siège.

On le voit, l’idéalisation du bénévolat comme porteur du projet associatif est un mythe fondateur qui rassemble les membres de la CRF, au siège comme sur le terrain, dans les discours comme dans les pratiques.

3.2.3. Sacralisation du terrain :
Dans la continuité de l’idéalisation du bénévolat, les membres de la CRF envisagent le travail de terrain comme lieu privilégié de réalisation du travail humanitaire. D’abord, comme lieu de réalisation au sens d’épanouissement des fins de l’organisation, de relation au ‘bénéficiaire’ sur le registre de la solidarité. Ensuite, comme lieu de réalisation au sens de vérification des objectifs sur le registre de l’efficacité.

A tous les niveaux de la hiérarchie, les membres développent une représentation du terrain comme lieu de concrétisation des efforts réalisant les finalités de l’action humanitaire qui doit servir, en dernière instance, une population en détresse.
Cette représentation transparaît d’abord dans le discours des salariés qui, souvent après avoir vécu des expériences de terrain en début de carrière, évoquent le sentiment d’accomplissement personnel qui naît de la rencontre avec la personne aidée, la satisfaction de voir se résoudre des problèmes. Cet extrait d’entretien avec une salariée de la DOS donne un exemple de la valorisation du monde de l’action par comparaison au travail administratif du siège.

« Et le fait que vous vous soyez rendu compte que ça ne correspondait pas à vos attentes, ça vous a conduit à essayer de travailler plus sur le terrain ?
Oui, enfin, déjà mon travail me plaisait beaucoup, j’apprenais énormément, c’était vraiment passionnant, le contact avec les gens… c’est vrai aussi que dans le cadre du travail, on se déplaçait pas mal quand il y avait un afflux de réfugiés, à l’époque des kossovars et des kurdes… donc on avait du travail de terrain, et c’est vrai que sur le terrain, on voit mieux la CRF humanitaire qu’ici au siège.

Donc vous aviez une réelle satisfaction quand vous étiez sur le terrain 
Oui, c’est vrai qu’il y avait de l’urgence, mais il y avait aussi des résultats aussi quand on arrivait à résoudre un problème c’était vraiment tout de suite…c’était pas comme dans un bureau quand on doit rédiger des notes, signer tout ça. »

Cette valorisation du terrain est sous tendue par la proximité du travail pratique et du travail intellectuel qui se traduit par une relation étroite entre le siège et le terrain. Ainsi, dans nombre d’entretiens effectués auprès des salariés de la CRF, ceux-ci rappellent que les contacts sont réguliers avec la mission opérationnelle, que l’échange d’informations est constant et que les déplacements de salariés du siège vers le terrain et inversement sont fréquents. Cet extrait d’entretien avec le Président de la CRF confirme ce rapport de proximité au terrain.

« les liaisons sont pluriquotidiennes et elles sont toujours vers la valorisation de celui qui fait le travail sur le terrain…c’est tout de même gratifiant quand on a à faire avec des situations tendues et qu’on peut y apporter un apaisement…c’est le travail du médiateur ça. »
A l’occasion des séances de formation des bénévoles de certaines missions, le Président se déplace d’ailleurs pour témoigner sa reconnaissance aux acteurs de terrain.

« Est-ce qu’il y a eu des intervenants pendant votre formation ?
Oui, oui plusieurs…Au début de la formation, Gentilini est venu et… il nous a fait un speach oui euh…c’est très bien ce que vous faites, vous faites un beau métier…il nous a motivé quoi…mais aussi il nous a mis en garde aussi euh…vous représentez la Croix Rouge et…vous aurez…des critiques mais il faut que vous restiez discrets… Enfin, il nous a dit tout ça quoi. »

Aussi, le terrain acquiert cette puissance d’évocation chez les membres associatifs car, en plus d’être la mission éthique, il est la mission logique de la CRF.
En effet, en plus de profiter d’une vision enchantée de la relation aux ‘bénéficiaires’, il est l’espace où s’exprime les besoins, où se vérifie les objectifs et dont sont issus les informations qui orientent en partie le travail du siège. A cet égard, l’assistant du programme « préparation et réponse aux catastrophes » exprimait souvent à ses collègues de bureau sa volonté d’être plus souvent détaché sur le terrain, de constater les faits, d’être un intermédiaire entre le siège et le terrain.

Pourquoi tu tiens à ce point à aller sur le terrain ?
Parce que ! C’est là où tout se passe, c’est vachement intéressant, c’est là qu’on voit tout, qu’on est en rapport direct avec les victimes, qu’on est vraiment dans l’action. C’est à partir du terrain qu’on agit, qu’on fait le bilan des besoins. En plus si tu veux, quand tu reviens du terrain…tout le monde t’écoute, le terrain à dis ça…aaaah, d’accord, alors il faut faire ça.

Il est d’ailleurs notable que les acteurs de terrain savent jouer de cette ressource pour légitimer et maintenir leur position. Par exemple, il n’est pas rare qu’ils jouent la définition de leur mission pour en prolonger la durée ou en étendre le contenu.
On comprend bien que ce travail d’extension et de prolongation de la mission, est rendu possible par la fonction stratégique qu’occupent les acteurs de terrain, celle d’intermédiaire entre le siège et la population aidée. Par la même, ils disposent d’informations précieuses qu’ils peuvent fournir, édulcorer ou retenir. Et même si les salariées du siège se rendent sur place, les visites sont courtes et espacées dans le temps. Dès lors, on imagine bien que les informations ne sont pas toutes accessibles dans ces conditions et que les acteurs de terrain conservent leur rôle crucial d’intermédiaire.

On comprend là encore, qu’à travers les discours valorisant l’action de terrain et les usages qui en sont fait, les membres de la CRF se rejoignent et se reconnaissent dans ce mythe de la sacralisation du terrain.




L’identité associative :

Après ce détour par l’analyse des formes de définition positive de la vie associative fondée sur un idéal, voyons à présent la construction identitaire en réaction aux pressions extérieures et contre des adversaires.
A la progressive bureaucratisation de la CRF, les membres associatifs vont opposer une entreprise de désignation d’un adversaire et de construction du « nous » en opposition au « eux » afin d’entretenir les « allégeances »  dans laquelle les pôles de l’entreprise et de l’Etat sont érigés en contre-modèles. Effectivement, Comme le soulignent Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu, « l’association ne peut être appréhendée comme une entreprise ou une administration parce que son émergence ne peut être rabattue sur une anticipation de rentabilité ou sur la mise en œuvre d’une disposition législative. »

4.1. Le rejet de l’entreprise :
En porte à faux avec la logique entrepreneuriale qui encense la valeur d’efficacité, des mécontentements se font sentir de la part des membres associatifs qu’ils soient bénévoles ou salariés. Ces derniers vont effectivement déplorer et condamner la standardisation des procédures sur le terrain, la codification et l’objectif de rentabilité au siège.

4.1.1. La standardisation ou la redéfinition du volontariat :
Une première forme d’hostilité à l’assimilation par la CRF de références entrepreneuriales est perceptible chez les personnels de terrain expérimentés souvent VMI et parfois anciens de l’UNIR. Cette réaction, loin de consister en un rejet tous azimuts, se cristallise souvent sur le phénomène de standardisation par comparaison à une forme d’imprévu et d’aventure qu’ils ont connu par le passé. Mais ce discours n’est compréhensible que si on le rapporte à leur statut particulier de « volontaire », statut charnière entre bénévolat et salariat.

Les critiques acerbes des VMI à l’encontre du mimétisme entrepreneurial sont à considérer mais pour autant, il ne s’agit nullement d’un rejet en bloc de ce processus. Il est dès lors important de rendre compte de ce positionnement en porte-à-faux plus qu’en opposition radicale.
D’abord, le type particulier d’engagement « neutre » intériorisé par les membres associatifs et que l’on a décrit plus haut comme « militant de l’humanitaire » plutôt que « dans l’humanitaire », constitue un terrain favorable à l’adhésion au caractère technique du mimétisme entrepreneurial. En effet, lorsque l’on fréquente les personnels de terrain, il est extrêmement rare d’être témoin d’un débat sur des sujets polémiques de l’actualité en générale ni même sur les thématiques relatives au secteur humanitaire. On s’étonnera par exemple de l’absence totale de débat interne lorsque MSF a décidé de suspendre sa collecte de dons sans prévenir les autres organisations. Cette décision créant alors un tollé général dans le milieu humanitaire et suscitant les foudres de plusieurs organisations, avait laissé la CRF muette. Ainsi, les discussions entre membres de terrain sont souvent orientées soit sur un registre émotionnel, on l’a vu, soit sur un registre technique. Ce registre se traduit par exemple par le récit d’anecdotes relatant les péripéties et imprévus dans le déroulement matériel d’une mission puis les arrangements trouvés grâce à la maîtrise d’un outil précis. Les équipiers réunis dans le travail rivalisent ainsi volontiers d’une connaissance technique d’un véhicule, d’un matériel informatique… Il en résulte que le processus de technisation qui accompagne le mimétisme entrepreneurial est assez bien reçu voir intériorisé comme condition de réussite d’une mission et justifier par une opérationnalité accrue.
Néanmoins, plusieurs VMI ont violemment critiqué le processus de standardisation des procédures en manifestant explicitement leurs regrets d’une époque « héroïque » de l’humanitaire qui leur donnait l’occasion de se débrouiller et d’inventer des solutions adaptées à des situations toujours nouvelle. Cette contradiction révèle une certaine nostalgie d’une époque révolue où l’engagement, l’esprit d’initiative et la « gestion des emmerdes » étaient de rigueur. L’extrait d’observation suivant illustre ce point et témoigne de leur volonté de distinction par rapport aux nouvelles recrues dotées, selon eux, du diplôme ad-hoc plutôt que de « l’esprit » humanitaire.

Lors de la formation des ERU à Modane, trois VMI et anciens membres de l’UNIR, discutent isolés à une table de leur conception du travail humanitaire.
Non mais le vrai travail c’est pas ça…sur le terrain c’est la gestion des emmerdes en fait, voilà… en résumé la formule c’est celle là… la gestion des emmerdes, rien ne se passe jamais comme prévu, il faut vraiment pas s’attendre à ce que tout se passe dans l’ordre…Mais bon…il y a un problème quand même, on dit aux mecs ouais vous allez être formé, vous allez être des pro, vous verrez ça se passera bien, vous pourrez tout faire.
Et heureusement que c’est ça attends…sinon ils nous appelleraient pas, ils prendraient des types qu’ont les diplômes comme il faut, des écoles de maintenant.
Ouais, et ça c’est un autre boulot et… c’est pas celui qui m’intéresse… c’est un boulot carré, ennuyeux ou tout est toujours pareil.

On le voit ici, s’ils incriminent le « on » ou le « ils » qui est à l’origine de cette mutation des références légitimes, leur rejet se cristallise surtout sur les nouveaux profils « les types qu’ont les diplômes comme il faut » avec lesquels ils sont placés en concurrence. Cette réaction est à saisir à la lumière de leur statut de volontaire figure intermédiaire, au centre d’une tension entre le bénévolat et le salariat dont le positionnement, là encore en porte à faux, renseigne sur la dynamique de professionnalisation du travail humanitaire.
Le statut de « volontaire », en voie de définition sur le plan juridique, soulève également des questionnement identitaire chez ceux qui à la fois vivent du travail humanitaire là bas parce qu’ils sont en rupture ici. En effet, ils sont souvent recrutés chez les bénévoles de la CRF et font même partie des bénévoles les plus anciens et les plus expérimentés aussi. Ils sont souvent entrés en humanitaire assez jeunes, vivant un temps leur démarche sur le mode de la vocation et du don de soi sans contrepartie financière tel que l’on a déjà décrit l’idéalisation du bénévolat. Mais, avec le temps cet engagement a pris le pas sur leur vie professionnelle ou personnelle qui connaissait une rupture ou une réorientation les incitant alors à s’investir dans la vie associative. Puis, progressivement, à force d’y investir, cette voie est devenue le seul investissement possible. Par exemple, parmi les trois VMI présent au stage de formation ERU, deux étaient au chômage dont un célibataire de 35 ans et l’autre en train de divorcer, le troisième n’avaient jamais eu d’autre activités que celle de VMI.
Toutefois, la rémunération à laquelle donne droit le statut de volontaire même faible leur permet de s’investir dans cette activité, et, en s’élevant avec l’ancienneté, leur permet même de s’y maintenir longtemps. Dès lors, les volontaires quittent l’univers du bénévolat puisqu’ils jouissent d’un statut juridique et donc d’un contrat de travail et vivent parfois de leurs indemnités s’élevant avec le temps au niveau d’une rémunération. Au regard de ce constat, on comprend mieux pour quelles raisons leur critique de la standardisation se cristallise sur les nouvelles recrues plutôt que sur les décideurs de cette redéfinition du travail humanitaire. Effectivement, il s’agit pour eux de conserver une activité qui représente leur unique source de revenu alors que pour les autres il s’agit d’une activité bénévole extra-professionnelle. On peut remarquer que réprouvant apparemment une forme du mimétisme entrepreneurial, ils l’encouragent en se positionnant en concurrence avec d’autres personnels sur un marché d’une activité humanitaire rémunératrice dont on peut vivre.

On voit ici comment le passage de « vivre de » son engagement à « vivre pour » son engagement est présent chez certaine catégorie de personnels dont les « volontaires » sont un exemple flagrant. Ce passage, assez périlleux et presque inavouable dans le monde du « désintéressement » de l’association décrit plus haut, les conduit à rejeter la standardisation des procédures en se situant du côté de l’engagement associatif et non à réclamer leur salarisation et une condition stable évitant de se situer du côté de l’employé face à son entreprise.

4.1.2. La codification ou le rétablissement de la hiérarchie :

Du côté du siège, le mythe de « l’enchantement du décloisonnement » par la déstructuration de la hiérarchie envisagée précédemment semble trouver ses limites dans la confrontation à la réalité quotidienne. Ce quotidien est pour les salariés, la scène où s’opère la rencontre nécessairement houleuse entre les attentes idéalisées et la situation réalisée.

Il n’est pas rare qu’une certaine déception naisse du hiatus qui sépare et oppose une représentation enchantée de l’humanitaire d’un monde professionnel réglé et codifié créant un cadre normatif contraignant.
On retrouve dans les discours ce rapport à l’organisation comme bureaucratie imposant le respect de certaines procédures « la paperasse » certaines « règles » définies comme optimales par le sommet d’une « hiérarchie » devant laquelle il faut s’incliner, « comme dans n’importe quelle entreprise ». Ces images entraînent une dissonance cognitive par rapport à l’imaginaire de participation et de liberté attaché au monde associatif comme on l’a vu. Mais, la dissonance cognitive est aussi volontiers compensée par un travail d’autocritique fréquent chez les humanitaires qui sont « les premiers à théoriser leur pratique » . Cette réaction conduit parfois à des doutes très profonds et personnels de membres cherchant à dépasser leur déception par la remise en question du bien fondé même de leurs attentes. Cette posture réflexive difficile à adopter, s’observe d’autant plus à la CRF qui demande à ses membres de conjuguer un passé souvent militant avec une exigence de neutralité tel que le développe cet entretien conduit avec une salariée de la DOS.

« Justement, le fait que la CRF insiste sur la neutralité, ça n’a pas posé de problème ?
Ecoutes avant que j’arrive à la CRF, j’avais quelques problèmes avec mon militantisme aussi parce que j’avais commencé très jeune, je ne voyais pas les choses comme quand j’avais vingt ans…j’avais certains problèmes avec mon militantisme… mais j’avais envie de travailler dans l’humanitaire. Mais j’avoue que quand je suis arrivée à la CRF, au bout d’un certain temps j’ai été très…euh… surprise par ce que je voyais… disons que ce que je voyais ne répondait pas du tout à mes attentes.

 Quelles attentes ?
Parce que je ne sais pas, c’était un peu mon problème à moi, j’avais imaginé une association humanitaire euh… mais c’est vrai que j’étais au siège et même si j’accueillais du monde, c’est pas vraiment le terrain…le travail de bureau, la paperasse, bon… j’ai pas trouvé l’humanitaire que j’avais dans la tête à la CRF…mais je te dis le problème peut être venait de moi…mais je trouvais que c’était comme n’importe quelle autre entreprise…la hiérarchie, les règles tout ça. »

Aussi, certain salariés, employés depuis parfois assez longtemps dans un univers professionnel assez flexible avec beaucoup de turn-over et de mouvement de personnel désireux de voyager, vivent assez violemment leur situation professionnelle déterminée par leur contrat de travail. En fait, ils se sentent ‘coincés’ par leur contrat d’embauche qui ne leur promet pas d’évolution hiérarchique et les empêche de se réorienter professionnellement. Ces situations générant plus qu’une déception, une véritable frustration, amènent alors ceux qui les subissent à tenir un discours très critique, on le verra, sur l’organisation en générale. Mais ce sentiment s’exprime parfois dans un rejet brutal de leur activité en particulier en déplorant les tâches quotidiennes de secrétariat, soumis à de nombreuses procédures très codifiées . Cet extrait d’observation en donne un exemple.

Au cours d’une journée ordinaire, dans le « bureau des assistants » espace de travail des assistants des chargés de programme, une des assistantes s’emporte au sujet de son travail, rebutée par les tâches de secrétariat qui lui sont demandées alors qu’elle est salariée depuis quatre ans.
« - Ho la la, j’en ai marre de ce travail…c’est vraiment un travail de con, un travail de secrétariat complètement chiant (soupirs).
- Non mais dis pas ça quand même aujourd’hui c’est lourd mais c’est aujourd’hui.
- Ben non, c’est ça le problème, c’est qu’aujourd’hui c’est tout le temps. C’est pas vrai ! Je vais changer j’ t’assure.
- Moi j’ai regardé il y a des propositions au HCCI…j’ai cherché un stage là bas, c’est de la recherche bibliographique, tu fais des notes de synthèse, tu suis les regroupements des ONG, tout ça tu vois.
- Ben c’est ça qui me plaît…mais je peux pas, je suis en CDI et c’est toujours le même problème. Si tu trouves, il faut que tu donnes un préavis et puis c’est long, les autres finissent par trouver quelqu’un et c’est tout. »



Le rejet de la codification ce concentre, on le voit, sur les procédures à suivre, le « cadre CRF », mais il peut se faire qu’elle se focalise plus directement sur le respect de la nomenclature hiérarchique.
Les relations du personnel salarié avec le directeur de la DOI, rappelons le ex-militaire et ayant travaillé dans une ONG (Premières Urgences), ont toutes les caractéristiques d’un rapport hiérarchique tel qu’il se manifeste en entreprise. Le rôle d’autorité du directeur se manifestait par exemple lorsqu’il demandait avec fermeté aux chargés de programme que telle tâche soit faite, ou lorsqu’une décision devait être prise sur les sommes allouées à tel ou tel projet. De plus, on peut relever qu’il se distingue également par son allure vestimentaire souvent vêtu d’un costume alors que la plupart des salariés portent des tenues très usuelles comme on l’a souligné plus haut. Il se distingue encore par l’occupation d’une grande pièce aux portes fermées là où les autres sont ouvertes, cette pièce lui servant de bureau personnel là où les autres partagent le leur.
Ces dispositifs de mise à distance trouvent souvent, comme en reflet, une prise de distance ou même un rejet de la part de certains salariés.
D’abord, les chargés de programme travaillant depuis plusieurs années à la CRF, tenant d’une tradition de neutralité à l’extérieur et de consensus en interne, et conscient de leur dépendance à la structure, sont plus indulgents et se contente de se tenir à distance du directeur. Cette distance se traduit souvent dans le respect formel de la hiérarchie qui les sépare mais en soulignant, chaque fois que l’occasion se présente, les limites de sa légitimité. Par exemple, quand une discussion s’engage sur le directeur mais en son absence, ces personnes se contenteront de rappeler, comme pour dire que l’enjeu est insignifiant, « il ne fait que jouer son rôle de directeur ». A d’autres moments, lorsque je posais une question sur les statuts, un chargé de programme me dit « lui, il est président de Délégation. Le président est élu alors que le directeur est nommé… ça fait une grosse différence dans la maison ».
Aussi, des salariés aux profils non pas « issu du réseau » mais issus d’autres ONG plus militantes, adoptent des positions plus critiques, interpellant même le directeur en réunion et entretenant avec lui des rapports assez tendus. C’est ainsi que lors d’une réunion de travail un chargé de programme s’est opposé à une décision d’arrêter un programme en cours et s’est vu expliquer qu’il n’était pas celui qui était en charge de ces responsabilités. A l’issue de cette altercation, le chargé de programme a critiqué la soumission à une logique financière de la CRF visant ainsi le mépris du directeur pour les finalités de l’association non réductible à une « anticipation de rentabilité ». Un autre chargé de programme, arrivé récemment d’une autre ONG, laissait clairement entendre qu’il ne maintiendrai pas son contrat pour des raisons analogues et soulignant le fossé culturel qui séparait sur ce plan la CRF des autres ONG.

4.2. Le rejet de l’Etat :
L’univers de représentations attaché aux pouvoirs publics traduit également un rejet de l’image du fonctionnaire tourné en dérision et de la tutelle de l’Etat dont on craint l’emprise.

4.2.1. L’Etat moqué :
Dans la continuité de la sacralisation du terrain envisagé plus haut, les discours des membres CRF diffusent une image idéale de salarié très actif, qui prend des initiatives, assume ses responsabilités et qui sait prendre une distance par rapport au « cadre CRF ». Aussi, cette distance au rôle par rapport au statut professionnel, s’inscrit en faut contre la figure du salarié membre d’une organisation bureaucratisée avec une compétence assignée et délimitée dont le fonctionnaire de l’administration publique est, d’après les membres associatifs, le parfait exemple.

En effet, on relève au quotidien, la stigmatisation permanente, aussi bien de la part des bénévoles que des salariés, de la fonction publique moquée comme espace d’inaction. Ces critiques se construisent très souvent autour de l’opposition entre « discours » et « terrain » traduisant une certaine conception de l’action revoyant au geste plutôt qu’à la parole, à la réalisation concrète plutôt qu’à la conception abstraite. Le fonctionnaire est alors perçu comme contraint par une procédure écrite et astreint à produire des discours sans effet alors que le membre associatif sait se distancer de ce cadre normatif pour mieux servir le terrain en actes. Ces quelques extraits d’observations en sont un exemple :

Au mois de novembre 2005, se préparait le départ vers la « manœuvre de terrain » près de Lille. Il s’agit d’une formation continue qui met en situation les équipes ERU devant faire face à une simulation de catastrophe. Les salariés du programme « préparation et réponse aux catastrophes » devaient se rendre sur place à l’avance pour préparer le terrain tandis que la chargée de programme devait rester à Paris pour participer à un colloque sur la prévention des crises au HCCI.
Préférant moi même rester à Paris pour assister à ce colloque, l’assistant de ce desk a tenté de me convaincre de partir avec lui :
« - Non mais viens. Tu va voir là bas il y a plein de choses à préparer, c’est super.
- Ouais mais il y a déjà Camille avec toi et moi je te dis, j’ai envie de voir cette conférence, ça m’intéresse pour mon mémoire.
- Non mais tout ça c’est du bla bla, c’est que des mots, là bas c’est du terrain, c’est vraiment l’action. »
Ici, la stigmatisation du discours sans portée se traduit par l’expression « c’est du bla bla » mis en opposition à « c’est du terrain, c’est vraiment l’action ».

Alors que l’assistant desk « préparation et réponse aux catastrophes » était souvent en relation avec le MAE, passant beaucoup de temps dans leurs locaux, il devait se soumettre à leurs codes vestimentaires et s’habiller en costume cravate.
A son retour à l’aéroport de RCDG dans cette tenue, l’équipe de bénévole le charrie en lui faisant remarquer que ça ne lui va pas du tout et un membre lance au groupe en riant : « Tu sais pourquoi Greg il transpire jamais…Parce qu’il travaille dans les ministères. »

A l’arrivée des expatriés français de Côte d’Ivoire, le ministre des affaires étrangères du moment, Michel Barnier, s’était rendu sur place pour les accueillir et faire un discours. Un peu plus tard, un salarié de la DOI a fait remarquer :
« T’ as vu…lamentable Barnier, il a même pas eu un geste de réconfort pour une personne…tout juste bon à parler les diplomates. »
Dans les deux extraits précédents, les acteurs insistent de façon plus explicite sur l’inaction entendu comme absence de geste avec « il ne transpire jamais » et « il a même pas eu un geste de réconfort ».

Le grief d’inaction fait à l’administration se manifeste parfois de façon plus violente car cette représentation n’est pas seulement le produit d’une distinction entre « terrain » et « discours » mais aussi entre « finalité humanitaire » supposée altruiste et « finalité diplomatique » supposée cynique. Cet extrait d’observation donne une idée assez claire de la façon dont s’imbrique ces deux représentations de l’inaction en terme de délais à « bouger » et en terme de prudence et calculs intéressés.

Lors de la crise Ivoirienne, le service de la DOI travaillait en étroite collaboration avec la cellule de crise du MAE où s’échangeait les nombreuses informations. Certaines relatives au terrain et qui remontaient via les correspondants du MAE et via les délégués CRF. D’autres relatives à la stratégie dont le MAE conditionnait les ressources financières tandis que la CRF en conditionnait la mise en œuvre. Au cours de cet épisode et alors que je suivais l’assistant du desk « préparation et réponse aux catastrophes », plusieurs remarques stigmatisaient l’administration :
« Oh la la, ils bougent pas quoi. Ils attendent l’opportunité en fait, ils sont là avec leurs calculs politiques, ils attendent de voir si ils vont pouvoirs la jouer fine, ne pas mettre en danger leur intérêts économiques là bas…tu sais, la France a plein de boîtes là bas, Boloré et compagnie… Pfff ! Mais pendant ce temps y a des gens qui risquent leur vie, il faut débloquer tout ce qu’il faut et y aller en organisant un transfert massif de tous les français... Je te jure l’administration… c’est vraiment pas des excités…Tu devrais faire ton mémoire sur ça…tu vois… avec un titre du genre : le temps du politique, le temps de l’humanitaire. »

4.2.2. L’Etat redouté :
En assistant aux débats internes de l’association, on constate aussi un rapport de défiance vis à vis de l’Etat alors décrié comme une tutelle illégitime et une menace pour l’autonomie de l’association.

D’abord, on l’a décrit plus haut, le mode d’élection du président fait intervenir l’Etat de façon assez explicite et même déterminante. En effet, rappelons-le, le gouvernement désigne des personnalités qualifiées et dispose, au sein du Conseil d’Administration, de membres du gouvernement. Ainsi, à chaque élection, l’indépendance de la CRF vis à vis du gouvernement est en jeu et de ce fait, nombre de polémiques naissent et divisent dans la presse mais également au sein même de l’organisation. Par exemple, lors de l’élection du président en novembre 2004, un suspense fut orchestré entre deux principaux candidats, d’une part, le Dr Y.Louville, médecin bénévole appartenant au réseau depuis de nombreuses années, devenu membre du Conseil d’Administration et vice président, d’autre part le Dr Mattei, ex ministre de la santé. Le premier, candidat de tous les membres de la CRF fondant de grand espoir sur cette personnalité qui a fait la preuve de son implication associative, focalise tous les soutiens internes. A contrario, le second, candidat du gouvernement, cristallise toutes les craintes de l’ingérence extérieures de l’Etat dans la vie associative.


Durant les quelques jours qui précédaient l’élection du nouveau président on entendait beaucoup de plaisanteries sur la candidature de M. Mattei à la présidence de la CRF, lui qui n’avait jamais entretenu aucun rapport avec l’association contrairement au Docteur Louville fidèle membre de la CRF depuis toujours. Ainsi par exemple, s’était très rapidement répandue l’habitude de le surnommer ‘M. canicule’ en référence aux nombreuses critiques formulées à son encontre lors de la canicule de l’été 2004 alors qu’il était ministre de la santé. Dans le même élan, le directeur de la DOI le désignait souvent comme ‘futur ex-candidat’. En fait, la plupart des membres du service de la DOI stigmatisaient cette candidature comme procédant de la volonté du gouvernement et pensaient d’ailleurs que, pour cette raison, il ne serait pas élu. Certes, tout le monde a bien en tête le souvenir des précédents présidents entretenant eux aussi des relations de proximité avec le gouvernement alors en place, à commencer par l’actuel président Gentilini. Mais ce dernier avait, en plus de son statut de médecin favorisant toujours l’accès à la présidence de la CRF, des engagements associatifs de longues dates ce qui lui donnait un surcroît de crédibilité dont ne jouit pas M. Mattei.
Après les élections, en revanche l’atmosphère était moins légère. Presque tous les salariés de la DOI ayant assistés à l’élection sont rentré déçus voir même dépités pour ceux d’entre eux qui ont un long passé à la CRF, ayant débutés comme bénévoles et aujourd’hui salariés permanents. Par exemple, la chargé de programme « préparation et réponse aux catastrophes » semblait vraiment affectée par cet événement tant et si bien que les collègues de la DOI étaient très prévenant vis à vis d’elle en lui demandant comment elle se sentait et lui manifestant leur présence par des gestes de réconfort.
Cet extrait de conversation se déroulant dans son bureau, entre elle et l’ « adjoint chargé de l’urgence et du suivi des départements » lui aussi ancien bénévole de la CRF, donne une illustration de cette profonde déception et crainte vis à vis de Mattéi. 
« - Ca va ?
- Oui ça va… enfin… tu vois quoi. Je comptait tellement sur l’élection de Louville. Ca aurait été un signe fort, un vrai symbole… Ca aurait été tellement bien…Là on aurait pu attendre de grandes choses. Mais là…Non… mais c’est sûr si tu veux…ça va changer beaucoup de choses maintenant…j’attends de voir les décisions sur la stratégie… mais… maintenant, je m’attends au pire… Ca va être des ententes avec le gouvernement, une gestion des problèmes sans…sans tenir compte de la CRF… de nos engagements. »

Par ailleurs, au delà du fonctionnement interne de la CRF, c’est parfois son rôle dans ses opérations directement liées à son statut d’auxiliaire des pouvoirs publics que visent les critiques des membres de la CRF. En effet, on en a parlé, le statut de la CRF lui enjoigne de servir l’Etat dans ses missions humanitaires, et, dans ce cadre, l’intervention est à l’initiative de l’Etat, les ressources financières sont délivrées par lui et l’opération est conduite sous sa responsabilité et son autorité. Ainsi, lors de l’opération Côte d’Ivoire dans laquelle la CRF était mise à contribution pour secourir les expatriés français, de nombreux débats internes, toujours informels cependant, ont animés la CRF.

Durant la crise ivoirienne, tandis que les bénévoles détachés sur le terrain ne semblaient pas douté de la légitimité de cette démarche, un grand nombre de salariés de différents services débattaient de la pertinence de l’engagement de la CRF dans cette opération. La principale réserve qu’émettaient les salariés portait sur la dimension très étatique de cette intervention. Cet extrait de conversation entre l’assistant du programme « préparation et réponse aux catastrophe », un salarié de la direction de la communication, déplorant tout deux le rôle de la CRF dans cette opération, et une salariée du département comptabilité de la direction financière donnant à contrario plusieurs justifications à la participation de la CRF dans cette intervention.
 - Non mais c’est normal. C’est comme ça. Attends, tu te rends compte ? Il y des gens qui risque leur vie en restant là bas. Il faut bien les secourir et c’est le rôle de la CRF ça quand même !
- Non mais c’est pas ça. Evidemment qu’il y a des risques, qu’il faut aider les gens qui sont là bas. Mais c’est pas à la CRF d’y aller.
- Mais si, n’importe quoi !
- Ben non, parce que c’est l’Etat français qui dirige l’opération, que la CRF est obligée de suivre alors que c’est contraire à ses principes. Tu vois la CRF elle est neutre alors que là c’est pas neutre du tout. C’est l’Etat qui va là bas alors OK là c’est pour secourir des gens en danger mais toute les autres fois où il intervient c’est pour préserver ses intérêts. Il a plein d’entreprise là bas tu sais, Bouygues, Boloré et d’autres.
- Eh alors quoi, il faut rester sans rien faire parce que c’est l’Etat qui décide d’y aller ?
- Tout ce que je dis c’est pas qu’il ne faut rien faire, mais que c’est pas le rôle de la CRF de le faire. C’est tout.



Cette première partie montre bien le mouvement de redéfinition identitaire qui préside largement à l’idée même d’ « expertise » et à plus forte raison à celle de réforme vantant la « concertation » avec les pouvoirs publics.
En effet, on constate clairement qu’à l’issue de cette mutation, la CRF, loin de correspondre à l’image d’Epinal de l’association caritative, est une structure largement technocratisée, entretenant des rapports de compénétration avec l’Etat, ayant rationalisé ses actions, standardisé ses procédures et professionnalisé son personnel.
C’est bien ce mouvement qui va favoriser l’émergence de nouvelles professions, de nouvelles formes d’identification et de nouveaux modes d’action conduisant, après en avoir produit les conditions de possibilité, à la construction et à la légitimation de l’expertise associative.
















Les acteurs et les scènes multiples de la consécration : émergence et reconnaissance partielle de l’expertise associative :


















A travers les tensions, interprétations et usages divers que suscite le processus de professionnalisation au sein de la CRF, on le voit, tout comme dans le secteur des politiques culturelles étudiées par Vincent Dubois, celui-ci « n’est pas le résultat “naturel” des progrès inéluctables de la division du travail ni la satisfaction nécessaire d’un “besoin” objectif. ». Il est bien plutôt le double produit des mutations structurelles envisagées plus haut et des stratégies de ceux qui trouvent par cette voie un moyen de ménager leur position dans l’organisation. Dès, il nous faut rendre compte des conséquences de ce processus de professionnalisation résultant « de luttes entre les professions qui ont chacune quelques choses à gagner ou à perdre qui n’est autre que leur propre existence en tant que groupes distincts visibles comme tels ».
Ainsi, en dépit du rejet des références entrepreneuriales et administratives que véhicule le mouvement de professionnalisation, et en contrepoint de la mythification de la vie associative, il faut signaler le déplacement interne de promotion des cadres professionnels au sein de la CRF (Section 3). Ce déplacement, d’une part, présage de la fin des militants en donnant la main aux salariés (§5) et, d’autre part, entraîne une redéfinition du militantisme en favorisant la prise de parole d’une nouvelle catégorie de salariés revendiquant un savoir d’expertise (§6).
Pourtant, s’arrêter à l’émergence de d’un savoir d’expertise ne dit rien sur la tangibilité sociale de son rôle. Aussi, après avoir, dans les précédentes sections de ce travail, procédé à l’analyse des conséquences du processus de professionnalisation produisant un contexte favorable à l’épanouissement de l’expertise, nous envisagerons « les ressources qu’il (l’expert) doit mobiliser, non seulement pour exercer cette expertise, mais encore pour la constituer comme expertise, c’est à dire la légitimer ».
Ici, il va s’agir de décrire l’activité d’expertise de ces nouveaux militants qui, forts de leur savoir, vont chercher à influencer l’élaboration des politiques publiques (Section 4). Pour ce faire, les experts se dotent d’une nouvelle boite à outils visant à la constitution et la mobilisation de ressources cognitives (§7), et fréquentent de nouveaux espaces de négociation impliquant, suivant leur réception par les pouvoirs publics, l’émergence de nouveaux modes d’action public (§8).



La promotion des cadres professionnels :


La CRF va ici être considérée comme un espace de tensions, de luttes entre acteurs qui se voient requalifiés ou disqualifiés dans un contexte qui favorise leur promotion ou leur relégation. En l’occurrence, le contexte de professionnalisation favorise la promotion des cadres professionnels qui, revendiquant le monopole de certaines compétences adaptées à de nouveaux outils et appelant leur salarisation, rompent avec un rapport militant au travail humanitaire. Dans le même temps, structurellement liés à la pérennisation de l’organisation, les salariés sont certes soumis au « cadre » de la CRF, mais, la frange supérieure des salariés, les cadres, participent activement à façonner ce contexte sachant faire usage de leur rôle, des prérogatives statutaires qui y sont associées et des outils de gouvernement de l’action à leur disposition (§5).
Par ailleurs, la prégnance d’une nouvelle catégorie de personnel n’est pas sans effet sur la perception et les représentations communes du travail humanitaire. Progressivement, la frange supérieure de la catégorie des salariés va en effet être portée, de l’intérieur, par l’aspiration d’autres salariés de voir se généraliser la mise en œuvre d’outils et ressources cognitives à l’usage desquels ils ont été formé durant leurs études. Puis, forts de ce soutien, cette même frange des salariés va porter, à l’extérieur, une parole d’expert dont ils auront finalement acquis le monopole renouant ainsi avec un certain militantisme (§6).









Les salariés prennent la main : 

La catégorie des salariés, incarnant et traduisant le mieux les valeurs entrepreneuriales et administratives désormais prégnantes, vont progressivement prendre la main. En effet, cette catégorie va l’emporter en jouant des instruments issus du mouvement de bureaucratisation dont elle a la charge.


5.1. La formation d’un marché du travail humanitaire :
Issus du processus de professionnalisation, de nouveaux outils de gouvernement de l’activité humanitaire émergent qui exigent la maîtrise de compétences précises. De là, le recrutement et la stabilisation de ces compétences vont progressivement clôturer un véritable marché du travail humanitaire.

5.1.1. Les instruments et le recrutement des compétences :
Au delà des outils précédemment envisagés, qu’il s’agisse des procédures normatives régulant les rapports entre l’Etat et la CRF, des technologies organisationnelles qui régulent les rapports entre les services et les membres de la CRF, ou des procédures techniques qui guident les activités, d’autres outils existent qui déterminent plus largement le cadre général d’action de la CRF. L’étude de ces outils nous permet de constater précisément les effets du processus de professionnalisation sur les références cognitives de la CRF et le déplacement des catégories de personnels qui en sont porteuses.

On peut désigner ces outils comme instruments en tant que « techniques, moyens d’opérer, dispositifs qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action » et en tant « qu’institutions au sens sociologique du terme : ensemble plus ou moins coordonné de règles, de normes et de procédures qui gouverne les interactions et les comportements des acteurs et des organisations. ». Effectivement, les instruments dont il s’agit gouvernent à la fois les rapports de la CRF avec ses bailleurs de fonds et ceux des catégories de personnel CRF. Au sens large, ils impliquent tous les protocoles administratifs qui médiatisent les relations entre différents services et niveaux de hiérarchie, tous les logiciels informatiques à partir desquels on traite et présente les informations tous les documents types utilisés par chaque service pour consigner l’information et tous les supports audio-visuels visant à diffuser ces informations. Plus spécifiquement appliqués au fonctionnement de la DOI, ils président à la conception des programmes, définissent l’exécution des tâches de chaque activité et guident l’évaluation des résultats. Il est intéressant de préciser que ces divers formulaires et documents types ont été « promu au milieu des années 1990 par l’UE pour la contractualisation avec les OSI » les incitant à présenter « les programmes et projets comme une collection d’actions ponctuelles inscrites dans une architecture verticale ».
D’abord, le « cycle de projet », la méthodologie générale à suivre pour la réalisation d’un projet, est définit par ECHO, principal bailleur des OSI européennes pour leurs actions humanitaires. Cette méthode est aujourd’hui vantée et suivie par la plupart des autres bailleurs. Elle entend fournir aux ONG la démarche type à suivre étape par étapes. Issu du « ECHO manual project cycle management » figure ci-dessous un exemple de cette démarche avec le titre des étapes en anglais et une traduction de la définition en français :


Cycle de projet
Programming : définition de la stratégie globale en fonction du contexte international, des différents partenaires de l’aide internationale.
Identification : proposition d’une opération précise en fonction d’un diagnostic pertinent.
Appraisal :appréciation de ce diagnostic par ECHO.
Financing : décision d’ECHO et anticipation du financement du projet.
Implementation: mise en oeuvre et compte rendu des activités à travers les rapports intermédiaires et finaux financiers et narratifs.
Evaluation: contrôle que le groupe cible ait bien reçut les bénéfices de l’opération

Ensuite, concernant plus particulièrement la demande de financement par les OSI, d’autres documents types existent. On peut donner l’exemple du « formulaire de demande de subvention » imposé par Europeaid, bailleur européen pour les actions de développement, après la diffusion aux OSI d’un « appel à proposition ouvert ».

Formulaire de demande de subventions
I. L’action
1. Description : titre, lieux, coût, résumé, objectifs, justification, description détaillée d’activités, méthodologie, durée, plan d’action, consortium.
2. Résultats escomptés : impact sur le groupe cible, résultats concrets, effets multiplicateurs, durabilité, cadre logique.
3. Budget
4. Sources de financement

II. Demandeurs
1. Identité
2. Références bancaires
3. Description : création de la structure, activités principale, membres du conseil d’administration, partenariat.
4. Capacité de gérer et de mettre en œuvre : expérience d’activités similaires, ressources.
5. Demande aux institutions européennes, FED ou Etats membres de l’UE : subventions/contrats/prêts depuis trois ans, demandes à être présentées.

III. Partenaires locaux
1. Identité
2. Déclaration de partenariat

Voici enfin un exemple de « cadre logique » issu des formulaires types du bailleur européen ECHO. A noter que cette méthodologie du « cadre logique » doit être présentée avec le formulaire précédent au niveau de la première partie « L’action ».

Cadre logique de présentation des projets pour ECHO

Logique d’interventionIndicateurs objectivement vérifiablesSources et moyens de vérificationhypothèsesObjectifs générauxObjectifs spécifiquesRésultats attendusActivités à développer
De plus, les actions menées font l’objet de toute une série de rapports qui en rendent compte dans les moindres détails. On compte par exemple, les « rapports narratifs » intervenant à chaque phase du déroulement de l’action avec les rapports « intermédiaires » et « finaux ». On trouve encore les rapports financiers qui suivent la comptabilité liée à chaque « programme » et « projet ».

L’analyse de ces instruments laisse clairement voir qu’ils cristallisent les références cognitives décrites précédemment (Section 1) et qu’ils sont le produit des mimétismes administratif et entrepreneurial en ce qu’ils les traduisent et les matérialisent. Cette observation nous rappelle que les «instruments ne sont pas des outils disposant d’une neutralité axiologique parfaite […] ils sont aussi producteurs d’une représentation spécifique de l’enjeu qu’ils traitent ». En effet, ils sont d’abord définis de façon ad hoc par les bailleurs institutionnels qui les élaborent en fonction de leur logique de fonctionnement propre. C’est ainsi que l’on retrouve dans l’énumération des catégories et critères retenus comme pertinents une conception séquentielle de l’action commune à de nombreuses institutions administratives et qui distingue « les objectifs », « les moyens », « la mise en œuvre » et « les résultats ». Cette conception est également visible dans les démarches d’ « évaluation » qu’elle commande et qui procède par confrontation des « résultats atteints » aux « objectifs visés ». Il s’ensuit et on y reviendra, que la CRF, comme les autres OSI qui suivent ces protocoles, est directement et de facto soumise aux logiques de ces institutions qui conditionnent leur ressources financières.
De plus, ces instruments sont structurés par une vision techniciste qui guide chaque activité en la divisant en tâches spécifiques tel qu’on a pu précédemment le détailler dans l’étude du mimétisme entrepreneurial. Enfin, l’usage d’indicateurs chiffrés pour rendre les actions quantifiables et mesurables ou l’importance accordée au suivi comptable des « programmes » grâce à la rédaction de « rapports financiers » témoigne d’une rigueur gestionnaire qui n’est pas sans rappeler ce même mimétisme.
Au regard de ces précisions, on comprend que ces instruments requièrent la maîtrise de compétences très spécifiques mettant à contributions des connaissances poussées en matière de comptabilité et une capacité d’orientation dans l’espace institutionnel.
Par exemple, la charge de ces divers rapports implique d’évaluer « l’état d’exécution des budgets », « taux de consommation du budget », « réaffectation budgétaire », autant d’indications à fournir aux bailleurs. Aussi, la maîtrise d’indicateurs chiffrés et de notions précises et relevant d’un code linguistique propre à ces organisations devient incontournable. Enfin, la connaissance des procédures évolutives des différents guichets de financement public d’urgence et d’aide au développement telles que les services du Ministère des Affaires Etrangères, le bailleur européen pour l’action humanitaire ECHO, la direction générale 8 de la commission européenne et EUROPAID, la Banque Mondiale ou la Banque Africaine de développement, semble indispensable pour parvenir à intégrer les circuits des institutions bailleuses de fonds. Il s’ensuit que le recrutement de nouvelles compétences va s’imposer.

On l’a expliqué plus haut, les mutations relatives au passage de l’UNIR aux ERU et la technicisation des tâches qui l’a induite, ont conduit, pour les activités de terrain, au recrutement, hors du champ associatif, de personnels professionnels. De la même façon mais concernant les activités du siège, la spécialisation des fonctions entraînant la création de postes dans des domaines tels que les ressources humaines, la comptabilité et gestion ou la communication, a exigé le recrutement externe de personnel dotés d’un important niveau de qualification. Dans la continuité de ces mutations, la généralisation de nouveaux instruments de gouvernement de l’action humanitaire va obliger à un recrutement externe, pour les activités du siège, de personnels ayant suivi une formation spécialisée sanctionnée par un diplôme.
Alors qu’originellement ou idéalement l’univers associatif repose, on l’a dit, sur l’‘engagement’ et la ‘participation’ de ses membres faisant fi des structurations sociales extra-individuelles et faisant preuve d’initiative, ici, les nouvelles compétences requises par ces instruments, sont plus volontiers acquises dans le cadre de cursus spécialisés. C’est ainsi que se multiplient les options en « développement » en « relation et coopération internationale » ou « droit international humanitaire, droit de l’homme» à partir des deuxième cycle des filières universitaires classiques comme sociologie/ethnologie, géographie, économie, droit… Ou encore dans les grandes écoles comme les IEP ou les écoles de commerce. Plus significativement, des cursus très ciblés ce sont développés dans les années 90 avec la création de nombreux DESS rattachés aux UFR classiques ou à des Institut spécialisés : « Développement, coopération internationale et action humanitaire » (Paris 1 Sorbonne, UFR science po), « Développement industriel et évaluation de projets » (IEDES, Paris 1), « Expertise et coopération en éducation et de la formation » (Paris 5 René Descartes, UFR science de l’éducation), « Pratique des droits de l’homme » (Institut des droits de l’homme de Lyon), « Ingénierie des programmes de coopération » (Institut des sciences économiques et du management, Lille 1), « Gestion de l’humanitaire » (Paris 12 Val de Marne), « Aide humanitaire internationale » (Droit et science po, Aix Marseille 3). On compte aussi quelques formations professionnelles : école « Bioforce », « IUT gestion et développement de l’action humanitaire » (Gradignan), « Diplôme de formation continue en action humanitaire » (Genève), « DU de l’Institut d’Etudes Internationales du développement »(Toulouse).

Pour ceux des salariés de la DOI qui ont une formation dans l’enseignement supérieur, on relève entre autre:
Chargé de programme ayant un diplôme anglais de relations internationales, chargé de programme diplômé de bioforce, plusieurs assistants diplômés de DESS spécialisés en développement et action humanitaire, assistant diplômé d’école de commerce, assistant diplômé de science po…

Par conséquent, « de nouveaux métiers font leurs entrée : logisticien, administrateur, financier, informaticien, commercial, métier de la communication, leur tâches auparavant subalternes, deviennent essentielles au point de supplanter les anciens corps de métiers fondateurs » comme les médecins et ingénieurs agronome dans les OSI d’urgence et de développement ou avocats et juristes dans les OSI de défense des droits de l’homme.
Achevant un mouvement déjà amorcé, il faut cependant saisir l’enjeu spécifique de déplacement des groupes professionnels à l’intérieur de la CRF que recouvre ici le recrutement externe, irréversibilisant une tendance annonçant la fin du militantisme. Effectivement, à la faveur de ce mouvement, se généralise une nouvelle politique de recrutement moins attentive aux convictions et plus attentives aux compétences acquises hors du champ associatifs dans le sens où « ces organisations rentabilisent des capitaux que l’acteur a accumulé hors champ militant. ».

Précisons que cet enjeu d’irréversibilisation apparaît plus nettement encore si l’on sait que ces personnels sont, la plupart du temps et de plus en plus, salariés de la CRF.

5.1.2. La stabilisation des compétences :
La spécificité de ces instruments est qu’ils sont indissociables de la salarisation du personnel qui en a la compétence et, par conséquent, de l’achèvement d’un marché du travail humanitaire.
Suivant le schéma analytique de la sociologie de la traduction développé par M.Callon et R.Latour, il s’agit de comprendre comment, après avoir traduit les valeurs dominantes issues de la professionnalisation, ces nouvelles catégories de personnels vont faire la clôture de leur position dans l’organisation et irréversibiliser la fin d’un rapport militant au travail humanitaire.

La notion de fermeture sociale, empruntée à Max Weber peut nous être ici utile pour saisir les étapes de constitution d’un marché du travail. Par fermeture sociale, il entend d’une part, « la réalisation d’un marché fermé du travail c’est-à-dire d’un monopole légal de certaines personnes sur certaines activités », d’autre part, et « la reconnaissance d’un savoir légitime acquis, sans lequel l’exercice professionnel serait impossible et qui implique donc une fermeture culturelle de certains groupes professionnels à ceux qui ne peuvent faire la preuve de la possession de ce savoir ». Les nouvelles catégories de personnel vont accéder à cette fermeture sociale en étant sanctionnés par des diplômes reconnus par l’Etat qui leur donne une reconnaissance légale à défaut d’« un monopole légal sur certaines activités » et en revendiquant leur salarisation comme « reconnaissance de leur savoir légitime acquis ».
En effet, « Les jeunes générations qui, à l’issue d’une formation longue et sélective, s’engagent dans les ONG de développement ou d’urgence, aspirent de plus en plus à des postes stables et salariés avec les droits associés à ce régime. La reconnaissance comme forme de rétribution symbolique du travail des jeunes volontaires dans le monde de ‘l’humanitaire durable’ (J. Attali) semble bien dépassé ». On rencontre ainsi à la CRF de nombreux stagiaires et jeunes salariés issus de ces filières et qui aspirent à une insertion et une progression professionnelle ainsi qu’une rémunération équivalente à leur formation.
Cet extrait d’entretien avec un jeune salarié, issu de l’IEP de Paris et employé comme journaliste par la direction de la communication, est significatif de ces nouvelles aspirations en terme de rémunération :

« Non… mais je vais pas rester toute ma vie à la CRF, ça bouge pas assez…c’est une première expérience comme ça je sais ce que c’est…Bon en même temps c’est une belle expérience et l’ambiance de travail est quand même vachement sympa…mais bon…je vais te dire aussi que ça gagne pas beaucoup. »

Avec une employée assistante desk de la DOI sur le thème de l’évolution professionnelle:

« Ton poste a pas changé depuis que t’es à la CRF ?
Si… Il a…enfin, il a un peu évolué…parce que je pense que vraiment sinon j’aurai fini par me suicider (rires), toujours pas assez à mon goût, mais un peu plus.
En quoi ?
C’est plus en terme d’autonomie ou de validation, c’est à dire qu’au début tu te fais beaucoup valider et puis après y a des choses sur lesquelles on te fait confiance, et puis sur l’opérationnel t’es plus capable de comprendre ce qui se passe aussi… après c’est vrai que par contre sur le décisionnel, je ne peux toujours pas prendre de décision et y a beaucoup de choses qui dépendent pas que de moi… Si elles dépendaient de moi ce serai pas du tout du tout comme ça.
[…]
Non mais il y a pas une fiche de définition des postes adaptée… sans mépris aucun pour le métier de secrétaire mais bon… ils continuent à embaucher des 3ème cycles alors qu’un BTS secrétariat suffirait amplement à remplir les tâches qu’on nous donne à faire…

Ce faisant, avec la généralisation et la stabilisation des salariés, de nouvelles références cognitives tendent à s’imposer et à structurer l’espace associatif qui rentre en contradiction avec les valeur de participation et d’engagement envisagée plus haut.
Il apparaît ainsi que la posture des personnels revendiquant leur salarisation, soucieux du contrat et des missions qui les lient à l’organisation, rentre en contradiction avec la valeur de ‘participation’ définie plus haut comme résultat d’un décloisonnement hiérarchique. La valeur de participation encourage en effet les membres associatifs à prendre des initiatives, à être force de proposition, dépassant le strict cadre de leur mission contractuelle pour se placer dans le cadre de relations communautaires suivant la distinction évoquée plus haut. Mais, de plus en plus, ces derniers se limitent au cadre professionnel distinguant, par exemple lorsqu’ils sont employés, leur statut d’emploi et celui des « cadres » comme le montre cet extrait de conversation :

Durant le séjour de formation du groupe ERU logistique à Modane, la synthèse de chaque journée et la préparation des séances suivantes pouvaient prendre beaucoup de temps et conduire à un allongement des journée allant jusqu’à 23h30 ou plus. La chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » responsable de la bonne conduite de la formation demandait à son assistant et au stagiaire que j’étais d’être présent, de l’aider à assumer cette charge.
« - Greg, Vincent, faut que je vous parle. Je ne peux pas continuer comme ça. Hier j’ai bossé jusqu’à 1h00 du mat’. Le lendemain j’ai des présentations à faire, j’suis crevée alors on va s’organiser autrement. Il faut que vous soyez là, qu’on finalise les journées ensemble, que je puisse terminer plus tôt. Là, c’est plus possible.
- Ben écoutes ouais euh… je veux dire…je savais pas qu’il restait autant à faire.
- Ben si. Surtout bon, c’est les évaluations de la journée qui prennent du temps toute seule, il y a quand même 30 personnes à évaluer tu vois.
- Oui, oui, et ben d’accord mais… je veux dire, je pensais que c’était toi qui t’occupais des éval, que nous on faisait plus le soutient technique et moi je fais les interventions qu’on a programmé quoi.
- Ben c’est à toi de voir Greg…c’est aussi si ça t’intéresse de voir comment on fait une éval quoi.
- Non, bien sûr, mais…il faut que j’apporte une plus value aussi, que je sois pas là juste pour faire acte de présence.
- Ben écoutes, je peux te dire qu’il y a à faire et que…ça m’aiderait que tu prennes aussi une part de responsabilité dans les éval.

Après cette conversation un peu tendue, on repart avec l’assistant qui poursuit en me confiant  :
- Non mais moi ça me saoule de me coucher à pas d’heure et puis les journées sont vachement lourdes, moi j’ai besoin de respirer, j’ai besoin de me reposer… Et puis… après tout, c’est elle la cadre !

Certains sociologues y voient, comme J.Ion une substitution d’un engagement distancié à un engagement total rongeant par la même la valeur d’‘engagement’ définie comme procédant du décloisonnement vie privée/ vie professionnelle. L’auteur précise ainsi que « la place très longtemps centrale des valeurs de sociabilité au sein des groupements dans la confrontations des identités collectives est aujourd’hui supplanté par une distinction de plus en plus affirmée entre vie privée et vie militante. » Cette distinction induit la substitution d’un modèle d’engagement à un autre avec le passage d’ « une sociabilité de type communautaire construite autour du projet collectif du groupe à une adhésion plus personnelle et axée sur des objectifs déterminés » . On le voit ainsi, parmi les assistants desks qui ont tout à fait le profil décrits, beaucoup réfléchissent à s’engager dans une autre association où ils seront mieux payés tout en valorisant leur expérience dans le milieu associatif. D’autres passent des concours pour s’orienter dans un milieu professionnel ou vers l’administration.

« Tous ces facteurs conduisent à une croissance importante des effectifs salariés, notamment dans les fonctions très qualifiées. L’entrée dans l’humanitaire passe ainsi de plus en plus par les mécanismes communs du marché du travail » sans plus donner la primauté à la spécificité associative de l’engagement et de la participation.

5.2. Les marges de l’administration associative :

Le déplacement des groupes professionnels va conduire à la constitution de nouveaux groupes, au renforcement de certains clivages et à la cristallisation de certains rapports de forces au sein de la CRF. En effet, ces instruments « indifféremment disponibles […] vont conduire à privilégier certains acteurs et intérêts et à en écarter d’autres. ». Ici, il s’agit de rendre précisément compte des caractéristiques des groupes professionnels en charge des instruments pour saisir les contraintes mais surtout, les marges de manœuvre y afférents et leur donnant la mainmise sur la définition et la gestion des missions de l’organisation.
En effet, le phénomène de salarisation engendre un complexe bureaucratique de permanents rémunérés qui ont la responsabilité des instruments. Ces derniers sont alors obligés de garantir le « cadre » contraignant inscrit dans ces instruments qui, dans le même temps, octroie à la frange supérieure de ces salariés une marge de manœuvre considérable dont ils savent jouer.

5.2.1. Les salariés du siège garants du « cadre » :
La constitution de la catégorie de personnel relativement homogène des salariés du siège conduit à la préservation collective du cadre de leur activité. Il s’agit de comprendre comment ce cadre va être défini en fonction de leurs intérêts et valeurs pour finalement être confondu avec le « cadre » légitime de l’intérêt de l’organisation. Toutefois, ce « cadre » fait aussi l’objet d’un travail de définition par d’autres acteurs tels que les bailleurs fonds qui limitent les marges des salariés du siège.

On l’a mentionné plus haut, les instruments qui formatent les demandes de crédits auprès des bailleurs de fonds, suivent l’évolution des activités sur le terrain, en rapportent la synthèse et en évaluent la portée, sont autant de nouveaux outils de gestion et de gouvernement de l’action humanitaire. On a également vu que la généralisation de ces instruments a induit le recrutement de nouvelles compétences et la salarisation de nouveaux postes professionnels. Mais faut-il encore, pour achever l’analyse de la nouvelle répartition des pouvoirs au sein de la CRF, préciser les caractéristiques distinctives de ces nouvelles professions, les intérêts et valeurs qu’ils partagent et défendent au sein de la CRF.
Comme leur condition salariale le laisse supposer sans pour autant en donner l’assurance, ces nouvelles professions sont concentrées au niveau du siège. Il existe bien des salariés dont la mission se déroule la plupart du temps sur le terrain, mais si l’on restreint le champ de l’analyse en se focalisant sur les opérations internationales, force est de constater que les salariés occupent en grande majorité des fonctions administratives, de logistique, de gestion et de communication qui prennent toutes place au siège.
Cette précision permet de comprendre le renforcement du clivage siège/ terrain qui accompagne la salarisation de ces nouvelles compétences. Effectivement, avant de contribuer à la redéfinition des rapports de forces au sein de la CRF, la recrudescence des salariés implique l’émergence d’un groupe relativement homogène, travaillant ensemble au quotidien, partageant les mêmes espaces, les mêmes temps, les mêmes pratiques et constituant des références communes. Ainsi, les références partagées par les salariés du siège, conjuguées aux déterminants structurels de leur condition salariale, sont autant d’éléments qui vont constituer un groupe à part entière avec ses intérêts et ses valeurs propres.
D’abord, comme on l’a esquissé plus haut, les salariés sont structurellement liés à la forme entrepreneuriale dans la mesure où ils sont plus attachés à la pérennisation de la structure qu’au projet associatif. Les salariés de la CRF sont effectivement dépendants des ressources dont l’association dispose et qu’elle peut allouer à la rémunération de ses employés. S’ajoute à cet intérêt objectif le fait que, constituant un groupe partageant des valeurs communes, la majorité des salariés du siège ont la même perception et s’accordent en valeur sur la même définition de l’intérêt de la structure. Notons ici que l’on voit comment l’intérêt sous-tend le partage de valeurs d’une part, et, comment la perception et la définition commune de cet intérêt suppose le partage de valeurs communes d’autre part. Ce double élan rend analytiquement inextricable l’intérêt d’un groupe et le partage de valeurs de ce même groupe.
Par exemple, les membres associatifs auraient défini l’intérêt de la CRF en privilégiant l’indépendance de l’association par rapport aux pouvoirs publics afin de préserver le projet associatif fondateur et de conserver leur pouvoir d’orientation des décisions. Autrement, des salariés travaillant sur le terrain seraient enclins à accorder le primat à la réalisation des activités et au rapport aux populations aidées afin de garantir la finalité ultime de l’action humanitaire et pour s’assurer le rôle crucial d’intermédiaire entre le siège et le terrain. Mais, dans le cas qui retient ici notre attention, les salariés du siège vont définir l’intérêt de la CRF en focalisant sur le respect du « cadre » fixé par les instruments assurant la pérennisation de la structure afin de maintenir et de développer la capacité d’action à la fois de la CRF et la leur.

Les conditions, tant objectives que subjectives, qui font la position de salarié du siège les amènent, on le voit, à promouvoir la définition légitime d’un « cadre » normal et normatif des missions de la CRF. Cependant, il convient de souligner que par la même, ils se soumettent aux exigences des bailleurs de fonds qui sont à l’origine de ces « cadres ».
Afin de pérenniser la structure les salariés ont d’abord intérêt à suivre scrupuleusement le « cadre » à partir duquel leurs supérieurs vont les évaluer dans leur conscience professionnelle, leur rigueur et déterminer leur avancement professionnel. Effectivement, en tant que salariés « leur carrière dépend aussi de leur aptitude à entrer dans le moule » . Même en déplorant du bout des lèvres le recul de l’identité associative, ils vont insister sur les performances et l’efficacité comme gage de ‘professionnalisme’ au sens de travail bien fait et non pas comme dérive de la professionnalisation au sens de perversion du projet associatif. En fait, cette stratégie d’adaptation consiste en une justification où la croyance dans les bienfaits du ‘professionnalisme’ opère comme facilitateur de pratiques alors que celles-ci conduisent parfois à occulter la logique non-marchande qui prévaut dans l’idéal associatif.
Cette conduite est observable en particulier chez les personnels membres de la CRF depuis plusieurs années aujourd’hui salariés à temps complet et à ce titre, dépendants de la pérennisation de la structure.

Si l’on met en regard les pratiques quotidiennes des salariés employés ou cadres avec leur discours sur la professionnalisation, on relève que la valorisation des effets perçus comme positifs de ce processus l’emporte sur les critiques émises à son encontre tant il est vrai que l’évolution de leur carrière dépend de l’adhésion à ces pratiques.
Lors des réunions du personnel de la DOI, le directeur prend souvent le rôle du manager qui demande à ses subalternes d’être à l’affût des offres de financement dits « appels à proposition » par les bailleurs afin de proposer le maximum de projets répondant aux critères ad-hoc de présentation et étendre le champ des opérations de la CRF.
Ce comportement conduit parfois les chargés de programme à devoir justifier auprès de lui les raisons pour lesquelles ils n’ont pas entrepris de déposer une proposition de projets suite à une offre. De ce fait, les chargés de programme ayant une longue expérience terrain à la CRF ou ailleurs expriment volontiers le regret que le directeur n’ait pas davantage le souci de la « pertinence de l’aide » et moins celui de la logique quasi-marchande du « toujours plus de projets ». Pourtant, ce sont aussi les premiers à admettre la nécessité et à défendre l’intérêt de répondre aux critères des bailleurs pour la survie et la visibilité de l’association autant que pour être « efficace » et satisfaire les besoins des populations aidées. Ce paradoxe apparent est en fait une justification qui leur permet d’assurer leurs tâches administratives principales de rédacteur de projets à présenter aux bailleurs de fonds.
Enfin, les assistants, souvent demandeurs de plus de réflexions sur la « pertinence de l’aide » suivent à contre cœur les injonctions de leur supérieur notamment lors de la relecture des propositions de projets.

D’autre part, les bailleurs évaluent le résultat des missions sur le critère de la conformité de la mission aux codes en vigueur et déterminent à partir de ce résultat les crédits concédés. Il s’en suit que « la gestion des projets doit par ailleurs tenir compte des directives émanant des bailleurs. Les crédits sont octroyés par tranches, au fur et à mesure de la réalisation des actions et des contrôle de l’organisme financier ».
L’assistante desk « Amériques, océan indien » expliquant la procédure d’écriture d’un projet montre d’une part la tutelle des salariés du siège sur les acteurs de terrain en corrigeant leur comportement s’ils sortent du « cadre » et d’autre part, les exigences des bailleurs qui détermine ce « cadre » :

« Comment ça se passe pour l’écriture d’un projet ?
Bon…En général… on demande à un délégué d’aller sur le terrain, il se débrouille à peu près tout seul, en collaboration avec les partenaires de la société nationale…et puis il écrit un draft du projet qu’il va envoyer au desk géographique…alors bon à partir de ce moment là, on le relit avec une première lecture assez formelle pour corriger l’orthographe, la formulation en bon français, la rédaction et puis… la lecture de fond un peu plus d’ordre stratégique, le côté cohérence, pertinence, si c’est réalisable ou pas, pas trop ambitieux, avec le chronogramme ect…bon, il y aune proposition de budget aussi à côté où on voit si le délégué à bien pensé à tout, si les prix sont justes, si c’est pas disproportionné, si euh…c’est faisable dans le temps imparti…et enfin y a tout ce qui est plus lié au cadre logique et donc plus de la méthodologie, si l’objectif est bien un objectif, si le résultat est un résultat, les indicateurs et les activités.

Oui donc vous supervisez l’activité du terrain aussi à ce moment là.
Ben en fait, le siège doit vraiment tout le temps valider tout ce qui est écrit et vraiment se mettre à la place du bailleur et donc…se faire un peu l’avocat du diable et poser cinquante mille questions… ce qui est très très mal perçu par le terrain (rires)…mais il faut faire en sorte que la proposition ou le rapport soit le plus lisible, le plus explicite, le plus détaillé et le plus…convainquant pour… en cas de proposition pour avoir le financement et en cas de rapport pour continuer à avoir le financement.

Pourquoi tout ce protocole d’après toi ?
Pourquoi ? parce que de plus en plus, les bailleurs ils demandent, enfin ont des critères d’écriture de projet en temps que tel. C’est pas seulement l’idée, c’est pas simplement dire on va apporter de l’eau potable aux gens, d’accord comment, ben on va construire des puits ect, d’accord mais ça suffit plus faut le prouver, faut l’expliquer, et puis surtout il faut pouvoir le mesurer à la fin du projet. Pour que ça puisse être mesurable, puisque de plus en plus les bailleurs en fait se fixent euh… sur des résultats peu importent l’impact et si ça a contribué à quelque chose. Donc si t’as des résultats trop ambitieux dommage pour toi.

Et qu’est ce qui se passe dans ce cas là ?
Même si ça a eu des effets positifs ils diront… ah non…euh… c’est pas à la hauteur de ce qu’on avait demandé, on vous paie pas la dernière tranches…

Il est donc de l’intérêt des salariés du siège ou du terrain de respecter le « cadre » largement fixé par les bailleurs devenant même un vecteur privilégié de ce « cadre ».
Ainsi, « les critères définis par les bailleurs de fonds et ceux qui sont propres aux catégories professionnelles qui dirigent les ONG coexistent, et semblent même parfois se renforcer les uns les autres. ». C’est précisément de cette situation d’alliance objective et subjective entre les salariés du siège et les bailleurs que résulte la formation d’une véritable administration associative dont le rôle consiste à exécuter les décisions stratégiques de la « gouvernance » et à veiller au respect des exigences procédurales des bailleurs.


Cette dynamique montre bien que la responsabilité des instruments assumée par les salariés du siège et leur rôle de garants du « cadre » largement contraint par les bailleurs de fonds, les place aux commandes de l’organisation de sorte que « le pôle professionnel est souvent amené par la force des choses à prendre le dessus. Car dans la situations fréquente ou les marges de manœuvre sur les ressources sont faibles, les associatifs ne peuvent guerre infléchir la marche de l’organisation face aux contraintes de l’offre d’aide. » 





5.2.2. L’information comme ressource des cadres :
Le point précédent insiste plus sur la position de force des salariés du siège comme le résultat de la « la force des choses », celle des instruments, conjuguée à l’intérêt a minima de ces personnels de maintenir leur position en respectant les contraintes fixées de l’extérieur. Mais, faut-il encore souligner le rôle actif de la frange supérieure des salariés, les cadres, visant à maximiser leur puissance au sein de la CRF en jouant de leurs ressources pour se dégager des marges de manœuvre. En effet, d’après « la sociologie des organisations et la théorie de la rente informationnelle comme source de pouvoir des professionnels » il faut insister sur « l’inégalité introduite par la professionnalisation, entre les différentes catégories de personnels qui n’ont pas les mêmes ressources pour gérer l’incertitude ».

D’abord, si l’on considère le complexe bureaucratique des salariés du siège toutes directions de la CRF confondues, on remarque que la responsabilité des instruments procurent aux cadres salariés des ressources consistant essentiellement dans la détention d’informations pertinentes. En effet, leur rôle leur donne la prérogative de contrôler les informations contenues dans les instruments et les met en position d’intermédiaire avec les partenaires de la CRF.
D’une part, les instruments définis au sens large, impliquent le recueil d’informations spécifiques qui nécessitent des outils élaborés de traitement de cette information. Or, comme on l’a dit, la compétence de ces outils est monopolisée par les salariés, et, au sein de ce groupe, les employés sont supervisés par les cadres. Ces derniers vont donc être en mesure, de recueillir, de sélectionner et contrôler les données sur lesquelles vont reposer tous les bilans, rapports, films documentaires et autres instruments. Par exemple, les salariés du « département de comptabilité » de la « direction financière » voient transiter par leur service les comptes détaillés de chaque programme qu’ils ont la charge de suivre, de traiter et de présenter à leurs cadres. D’autres catégories de personnel voient alors leur activité déterminée par ces impératifs et sont dès lors soumises aux contraintes de temps fixées par le « département comptabilité ». On citera les équipes de terrain qui doivent régulièrement consigner les mouvements des crédits et débits liés à la mission. De la même façon, les « assistants des desks » de chaque programme de la DOI doivent transmettre les « demandes d’avances de fonds », « demande de modification d’imputation sur une ligne de financement », « rapprochement de caisse », « plan comptable pour fonds dédiés » et « regroupement de factures ». Ils doivent encore tenir à jour des « tableaux de bords » et « chronogrammes » qui organisent les impératifs de calendrier tels que le moment de la comptabilité, le moment de la remise des rapports.
Plus généralement, les cadres de la direction financière par l’intermédiaire de la « trésorerie » sont en capacité de donner ou de refuser l’accès au montant de fonds propres toujours indispensables, bien que dans des proportions variables, pour s’engager sur un projet.
D’autres types de relations asymétriques s’instaurent au sein de la DOI entre les cadres, chargés de programme et directeur, et les employés assistants desks. Effectivement, les chargés de programme sont en relation directe avec les responsable de mission sur le terrain ce qui leur permet de suivre presque quotidiennement le degré d’avancement des actions. On reviendra sur ce point dans un instant, mais ici, cela nous permet de comprendre leur ascendant sur les assistants qui ne disposent pas toujours des informations pour se faire entendre sur une décision. De façon encore plus marquée, le directeur est en contact direct avec les organismes bailleurs de fonds et il est ainsi au fait de toutes les offres de financement. Il est donc en mesure d’élaborer des stratégies d’intervention en se concertant avec les chargés de programme mais sans avoir à recueillir l’assentiment des employés cantonnés dans leur rôle d’assistants et exclu de la prise de décision.
On voit ici comment les cadres de la direction financière et de la DOI ont une marge de manœuvre considérable sur les programmes engagés.
D’autre part, une ressource majeure leur vient de la densité des liens que ces personnels entretiennent avec des réseaux extérieurs. .
Les cadres salariés sont effectivement ceux qui assument le rôle d’interface entre la CRF et les multiples partenaires extérieurs à l’organisation. Ainsi, « les responsables communication développent des liens avec les médias, les responsables commerciaux avec les réseaux de marketing et de recherche de financement…Tous ces liens assurent à ces nouveaux groupes un bon placement. » On peut constater ces relations lorsque l’on sait que le directeur de la communication donne de nombreuses interviews pour la télévision ou les journaux et plus intensément encore lors des missions d’urgence de grande ampleur comme le Tsunami. De plus, on peut observer au quotidien les interactions, entre autres téléphoniques, de la « délégation au développement des ressources » avec les grandes entreprises partenaires de la CRF.

Ensuite, si l’on considère à nouveau et de plus près le rôle de la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » en tant que cadre salarié du siège, on comprend mieux l’usage que font ces personnels des informations dont ils disposent et qui leur donnent la tutelle des actions de terrain.
D’abord, en tant que ce poste a la maîtrise des informations inscrites dans les instruments qui président à l’élaboration et à la conduite des « missions » d’urgence et des « programmes » de développement, c’est lui qui est en charge de la sélection et de la formation des équipes de terrain afin de leur transmettre ce « cadre » spécifique. Pour le saisir, il faut développer le point que l’on a abordé lors de la description des nouvelles équipes ERU et qui portait sur les étapes de leur constitution.
Ces équipes suivent, à chaque stade, les orientations et instructions du chargé de programme « préparation et réponse aux catastrophes ». Avant même que les individus soient recrutés, le chargé de programme sélectionne les candidats en fonction de leur aptitude supposée à recevoir et à intérioriser le « cadre ». C’est ainsi que nous avions constaté un recrutement majoritairement fondé sur le critère de la compétence professionnelle. Ensuite, durant la formation, le chargé de programme est, à côté des intervenants FICR, le principal exposant, ce qui lui confère la capacité de dire, d’insister ou de taire les informations dont il est le détenteur. Ajoutons que c’est également lui qui finira par sanctionner les candidats en validant ou en refusant leur titularisation. A cet égard, « la formation est un enjeu de taille, l’une des manières privilégiées de dominer l’espace d’action, parce que maîtriser la formation permet tout à la fois d’en contrôler l’entrée et de construire un ‘univers symbolique’ et une ‘base cognitive’ qui le structure ».
Au delà, il faut insister sur le fait que le chargé de programme est responsable de la composition et de la mise en action de ces équipes.
Après la formation encore, c’est lui qui décide de la composition des équipes pour tel ou tel type de mission, de son leader, du nombre de logisticiens, de médicaux ou de spécialistes en traitement des eaux, en fonction des besoins dont il a connaissance. Pendant et après le déroulement de leur activité enfin, c’est le chargé de programme que les équipes joignent au téléphone pour décrire le degré d’avancement de la mission en fonction des objectifs fixés.
Ce dernier point achève de montrer comment le chargé de programme parvient, alors qu’il est déjà en possession d’informations capitales l’autorisant à délimiter le champ d’intervention du terrain, à concentrer encore l’information qui en est issu de sorte qu’il fini par rendre muets ceux au nom desquels il parle. Effectivement, c’est le flottement qui existait dans la répartition des compétences qui permettait la mise entre parenthèse du clivage siège/terrain lequel pouvait étendre sa marge de manœuvre dans l’action. Mais ce clivage se cristallise avec la bureaucratisation du siège qui, délimitant les zones de compétence, limite aussi la possibilité de prise de responsabilités du terrain.



Cette analyse du déplacement des professions directement issu du processus de professionnalisation montre bien que progressivement « les gestionnaires prennent le pas sur les techniciens qui se trouvent réduits aux fonctions d’exécution des projets décidés par les gestionnaires selon les opportunités des appels d’offres et dirigés selon les exigences du cadre contractuel imposé par les bailleurs. »Ce changement correspond dans une large mesure à une fin des militants par leur simple éviction de la structure ou du fait des règles de recrutement de nouveaux professionnels qui maintiennent à l’écart les anciens militants. Mais l’engagement n’est parfois pas qu’un supplément d’âme et les nouveaux salariés, comme les anciens bénévoles devenus salariés, sont parfois porteurs de multiples messages susceptibles de favoriser un renouveau militant.





Les experts prennent la parole : 

Les ressources des cadres ne se limitent pas à l’accès privilégié au stock d’informations qu’implique le contrôle des instruments, stock dont ils peuvent jouer pour maximiser leur puissance de catégorie de personnels sur d’autres. Ces ressources comprennent également un accès privilégié à la parole légitime lorsqu’il s’agit de porter cette parole vers d’autres organisations associatives ou instances politico administratives. Cependant que ce mécanisme de monopolisation des instruments et de la parole par les cadres professionnels achevait le processus de technocratisation, certains salariés, cadres comme employés, vont infléchir cette tendance et promouvoir une expertise militante. Ce renversement nous conduit à prêter attention aux « conséquences in intentionnelles d’actions intentionnelles » et nous montre qu’ « une fois en place, ces instruments ouvrent à des entrepreneurs politiques de nouvelles perspectives d’utilisation et d’interprétation qui ne sont pas prévues et qui sont difficile à contrôler. »
Il s’agit dès lors de monter comment les valeurs dominantes vont être ré encodées, réinventées au sein de la CRF (6.1) et deviennent facteur d’émergence de nouvelles causes conduisant vers un renouveau militant (6.2).


6.1. Les soutiens internes de l’expertise :

Souvent en réaction à l’imposition de ces nouvelles normes de travail, des salariés dont la plupart sont employés mais relayés par quelques cadres vont eux aussi jouer de leurs ressources pour défendre une définition alternative des instruments. Ainsi, en critiquant vigoureusement la vision techniciste imposée par les détenteurs des instruments, ré encoder avec des ressources antérieures et réinventer une approche du travail humanitaire qui va porter l’expertise.


6.1.1. Sortir d’une définition technico-gestionnaire des instruments :
Faisant écho aux manifestations de rejet de la forme entrepreneuriale décrites plus haut, et déclinant une autre dimension de ce registre, des voix vont s’élever au sein de la DOI contre la définition par trop technique des instruments que tendent à imposer les bailleurs de fonds aussi bien que la CRF.

Voyons d’abord quelle est la teneur de cette définition en analysant le discours de certains salariés au sujet des bailleurs de fonds sur lesquels viennent souvent se focaliser les hostilités à l’égard de ces nouvelles normes du travail humanitaire.
Le principal grief adressé aux bailleurs vient de ce qu’un nombre important de salariés associatifs les pensent plus soucieux d’une bonne gestion des fonds qu’ils engagent dans les projets que de leur réussite. Aussi, en déduisent-ils que toutes les normes et outils de gestion qu’ils promeuvent sont en fait des procédés techniques qui ne consistent qu’en une évaluation strictement quantitative des résultats au détriment d’une approche qualitative.
Cet extrait d’entretien avec une assistante desk de la DOI donne une idée précise de l’opposition qui peut être faite entre les trop rares « évaluations » en fin de projet et les « audits financiers » toujours commandés.

Ah ouais. Y a un vrai recours alors pour les bailleurs, ils paient pas quoi.
Ben ouais c’est ça… et… donc pour éviter ça, mais aussi pour le bailleurs pour vérifier ça, il faut bien faire ta proposition, bien suivre cette méthodologie et comme ça…tu peux prouver tes résultats avec des indicateurs chiffrables, quantifiables…qualifiables aussi même si les bailleurs sont pas forcément friands non plus de ça parce que c’est des indicateurs difficiles à manipuler.

Pourquoi ?
Parce que les bailleurs ils ont pas le temps…les plus regardant c’est ECHO et ils ont des délégués sur le terrain, mais ils ont plein de projets alors, ils essaient de les visiter au moins une fois dans l’année…mais bon quand ils viennent, ils restent que deux trois jours, t’as le temps de rien faire dans ce temps là. Tu regardes et tu dis si il y a dans les faits ce qui était prévu au départ mais en terme matériel quoi… En règle générale, les bailleurs n’exigent pas d’évaluation, ils préfèrent les audits financiers… ça oui les audits financiers y’en a souvent. »

Et à l’intérieur de la CRF non plus n’y a pas d’évaluation après un projet pour essayer de s’améliorer ?
En principe les chargés de programme vont deux fois par an sur le terrain pour assurer un suivi des missions mais bon….ça, ça dépend aussi des chargés de programme, y’en a qui se libèrent et y’en a qui ne le font pas.

Ah bon ? Mais pourtant il y a une méthodologie pour les évaluations dans tous les documents types, les procédures qui viennent des bailleurs ?
Non mais ça c’est sûr, les outils existent mais la démarche d’évaluation n’existe pas…en même temps comme je te dis, les bailleurs sont loin d’y être forcément attachés…Ca existe mais c’est pas du tout obligatoires, par contre ce qui est obligé c’est de faire du résultat…en fonction de critères quantifiables etc.


A la lecture de ce témoignage, on voit bien comment les bailleurs tel qu’ECHO ne donnent des instruments de gouvernement de l’action humanitaire qu’ils ont eux même conçu, qu’une interprétation et un usage technico-gestionnaire. Effectivement, si l’on se rapporte aux instruments présentés plus haut, on constate qu’ils impliquent en principe tous une phase d’étude nécessitant l’usage d’indicateurs qualitatifs. Le « cycle de projet » par exemple mentionne une phase préliminaire de « programming » ou « d’identification » ainsi qu’une phase finale d’ « evaluation » ou « étude d’impact ». Le « cadre logique » avec les « hypothèses » et le « formulaire de demande de subvention » avec « la présentation de l’action », « l’impact sur le groupe cible », « effets multiplicateurs », « durabilité », induisent aussi une attention à l’appréciation qualitative du travail humanitaire. Pourtant, tel que l’affirme l’interviewée, « les outils existent mais la démarche d’évaluation n’existe pas ». En fait, les bailleurs vont davantage insister sur des « résultats » à « prouver » par des « critères quantifiables », qui sont autant de termes relevant du registre technico-gestionnaire.

Par ailleurs, il convient de prêter attention à ces même griefs mais exprimés cette fois-ci à l’encontre de la CRF dès lors assimilés aux bailleurs de fonds.
On l’a vu, afin de préserver l’identité associative de la CRF, certains acteurs de la DOI s’opposent à la codification des pratiques qui préfigure le rétablissement de la hiérarchie. Rappelons nous leur profil. Il s’agissait soit d’employés assistants desk issus d’une formation supérieure spécialisée que contrariait l’exécution de tâches purement technique de secrétariat. Soit, de cadres chargés de programme issus d’association plus militantes et qui vivait assez mal de devoir respecter les codes hiérarchiques alors qu’ils n’étaient pas d’accord avec les décisions jugées trop orientées par le souci de rentabilité de leur directeur.
Ici, on le comprend, les mêmes acteurs vont s’inscrire en faut contre la codification qu’entraîne la généralisation des instruments et qui préfigure en l’occurrence d’une limitation de leur activité à un traitement gestionnaire des projets. En effet, les premiers y voient un pas de plus vers le confinement de leurs activités à des tâches simples, d’exécution. Les seconds y voient une entrave de plus à l’expression de leur opinion qui prennent souvent à contre pied les impératifs financiers.
Un chargé de programme issu d’une association plus militante me confie ainsi au cours d’un repas :

« Non mais à la CRF y a pas de stratégie, c’est n’importe quoi… c’est seulement le fric quoi…Tu vois A. c’est vraiment la gestion financière des projets qui l’intéresse, il sait rien d’autre quoi…En fait à la CRF on se place là où il y a de l’argent »

L’extrait d’entretien suivant montre bien la virulence des critiques qu’une assistante desk est amenée à porter contre la CRF dont elle condamne fermement le refus de s’engager vers une démarche d’ « évaluation ».


Dès fois vous faite appel à un expert qui vient faire des études d’impact ou ça coûte trop cher ?
Ca coûte très très cher, trop cher, donc…en fait la plupart du temps les évaluations sont faites par des gens de la CRF, tu vois.

Comment ça ?
Ben on demande à un VMI de la faire, on lui fait un contrat comme quoi il est évaluateur mais bon tu vois, il est biaisé quoi, il ne peut pas porter un regard objectif sur les missions.

Et des experts externes ?
Ca se fait très très très peu…Ca arrive, mais bon, il faut que le chargé soit intéressé… en plus bon, ça prend du temps, il faut définir les termes de références, il faut trouver un financement, bon…pour ça il y a le F3E qui est un regroupement d’ONG, c’est une structure financée et fondée à l’initiative du MAE entre autre pour dispenser des formations et pour assister les ONG dans leur démarche d’évaluation…en fait une fois qu’ils ont apprécier une démarche d’évaluation dans deux commissions, ils financent 80% des coûts et ce qu’y est bien c’est qu’ ils ont une base de données énorme d’experts et de cabinets de consultants…ça c’est bien mais je crois que je suis globalement la seule à en être convaincue à la CRF. […] On devait le faire à un moment et puis tu penses bien, Isa, oh non ! Ça fait chier, ça prend du temps, ça sert à rien…

A ce point ?
Ah oui certains chargés ça les intéressent pas du tout, ils disent qu’ils ont pas le temps, qu’ils ont déjà de l’expérience terrain, que… c’est beaucoup de bla bla, que c’est pas tellement utile et qu’ils ont pas besoin de se taper de la théorie….[…] De toute façon l’attitude de la CRF par rapport au F3E, c’est qu’est ce qu’on a à apprendre des autres, j’veux dire, on fait déjà tout super bien, c’est pour ça qu’on mène pas d’évaluation, on sait que nos projets sont réussis, et si ils sont pas réussi c’est pas de notre faute, et si c’est notre faute on va surtout pas aller le dire, donc pourquoi évaluer les projets. […] En fait, tu va au F3E, quasiment tous les gens se connaissent, nous on connaît personne, personne nous connaît, enfin si on est la CRF, on est identifié comme étant très riche, très proche du gouvernement et faisant beaucoup d’urgence et pas de développement ce qui est pas faux d’ailleurs, alors tu vois nous à la CRF on s’intéresse pas aux petits, on joue pas dans la même cours. »

On voit ici nettement apparaître les conflits de définition des instruments à l’intérieur même de la CRF entre les partisans de l’ « évaluation » par des « experts et cabinets de consultants » d’une part et ceux qui, à l’instar des bailleurs, abondent dans le sens d’une définition technico-gestionnaire opposant « l’utile » à la « théorie » quand une chargée de programme dit « ça sert à rien…on n’a pas besoin de se taper de la théorie ».


6.1.2. L’appel à la mobilisation d’outils cognitifs :

Contre cette définition technico-gestionnaire, les profils de salariés suscités vont réencoder les instruments en les interprétant plutôt à partir des démarches d’ « évaluation » que ces instruments suggèrent sans pour autant qu’elles soient appliquée. Afin de promouvoir l’ « évaluation », ces salariés vont valoriser des ressources cognitives auxquelles ils ont pu être formé dans leur parcours antérieur. Ce faisant, ils vont favoriser l’accumulation d’un savoir associatif contribuant à la construction de l’expertise associative.

Pour faire valoir leur vision des choses, ces salariés vont d’abord aller puiser dans les ressources qui leur sont accessibles à partir de leur place dans l’organisation et dans celles auxquelles leur parcours antérieur les a familiarisé.
C’est bien ce qui se joue quand les chargés de programme dénoncent le fait que les stratégies de développement soient soumises aux stratégies financières plutôt que d’être guidées par des études qui démontrent que l’action engagée est pertinente car « il faut s’attaquer aux causes ». Cette seconde démarche s’apparente en fait aux pratiques d’organisations plus militantes au sein desquelles ils ont travaillé.

« Mais l’eau pour la lutte contre la pauvreté c’est une stratégie non ?
Non mais ça c’est pareil, il faut définir une stratégie j’veux dire…choisir des thèmes comme ça, parce que c’est porteur, que ça amène des financements, ça va ! C’est pas ça une stratégie. C’est qui se passe avec l’eau…faire dans l’eau quoi mais ça veux rien dire…Non mais il faudrait faire une étude qui montre voilà, avec des indicateurs, les causes des problèmes…voilà, l’eau dans cette région, pour cette population c’est le problème majeur…Alors là d’accord… il faut s’attaquer aux causes. »
C’est aussi le cas des assistants qui demandent à assister aux nombreuses formations délivrées auprès des personnels d’OSI et pour lesquels « c’est une formation en plus ». Ces formations parlent de mettre à contribution des méthodes de sciences sociales dans l’activité humanitaire tel que ces démarches leur ont été enseignées durant leur cursus scolaire. On citera par exemple, les formations en Droit International Humanitaire, internes à la CRF, et dispensées par le service des Relations Internationales. Mais plus précisément, il existe plusieurs formations thématiques et ponctuelles organisées par des centres de recherche en développement qui transmettent des « outils » d’évaluation. En voici un exemple rapporté par une assistante desk ayant assisté à une formation organisé par le F3E « Fonds pour la promotion des études préalables, études transversales, évaluations » dont l’intitulé même affirme l’objectif de généralisation à la démarche d’ « évaluation ».

« Et le F3E, concrètement ça apporte quoi ?
Alors, en fait, le F3E, un, il dispense des formations aux personnels des OSI, en terme justement d’outils de suivi, d’indicateurs ect…les chronogrammes, les tableaux de bord, aussi, comment écrire les termes de références pour une évaluation en fait comme ça, ça paraît simple, c’est plein de petites choses qui paraissent simple mais finalement où t’as besoin de méthode, t’as besoin de théorie, où t’as besoin d’échange de pratiques tout simplement entre OSI, c’est important…donc plein de petites formations diverses et variées sachant qu’ils restent attentifs aux besoins des ONG, par exemple, le terme de capitalisation est de plus en plus à la mode, et donc là lundi et mardi j’étais en formation donc organisée par le F3E et le groupe Initiative et dispensée par des formateurs du CIDEV sur la capitalisation d’expérience, qu’est ce que c’est, un concept, des outils…donc même si c’est une structure qui relève du MAE, c’est aussi issu d’une demande des OSI…

Vous, vous demandez à y participer ?
Oui, oui, enfin… c’est les assistants qui demandent… Parce que pour nous c’est intéressant, ça les intéressent et puis…c’est une formation en plus quoi.

Ici, les ressources cognitives sont mises en avant lorsqu’elle dit par exemple « c’est plein de petites choses qui paraissent simple mais finalement où t’as besoin de méthode, t’as besoin de théorie », en fait, besoin d’expertise.

Au moyen de ces ressources, ces salariés vont réinterpréter les cadres des instruments en substituant la notion d’‘efficacité’entendue comme ‘pertinence’ et réponse à un problème identifié à la celle d’‘efficacité’ entendue comme ‘rentabilité’ ou validation d’objectifs techniques.
Voici un extrait d’entretien passé avec une assistante desk et qui fournit un exemple du passage à une définition en terme de ‘ pertinence’.

« Et donc à côté de ça, c’est des fonds mis à disposition pour réaliser les études. Donc, les études préalables qu’on peut assimiler à des évaluations ex-ante, avant le projet pour tout ce qui est identification de projet. Ca c’est long et c’est l’aspect novateur si tu veux c’est pas où est ce que je pourrais aller construire mes dix latrines en fait, c’est quel est le contexte, les problèmes, leurs causes, essayer d’apporter quelque chose pas seulement à son organisation mais en terme de bien collectif.

Oui, et l’évaluation finale ?
Après il y a l’évaluation intermédiaire et l’évaluation finale donc qu’est liée au cycle de projet. Et enfin, t’as l’évaluation d’impact, alors ça c’est vraiment l’effet que peut avoir ton projet sur tout l’environnement autour, ça peut être des effets positifs ou négatifs et en fait comprendre si ton résultat c’est le résultat de ton projet et pas d’autres facteurs, d’autres déterminants. C’est tout ce travail là en fait, dans l’optique de faire mieux et surtout de partager entre organisation et…c’est pour ça que toute étude doit être un peu formalisée, conceptualiser pour être un peu… transposable dans des situations différentes.

Ici, on peut suivre les différentes étapes du passage à l’expertise associative appelé par certains salariés. D’abord, il s’agit d’élargir le point de vue à partir du quel on émet un diagnostic « quel est le contexte, les problèmes, leurs cause » et à partir duquel on rend une appréciation finale « c’est vraiment l’effet que peut avoir ton projet sur tout l’environnement autour ». Ensuite, pour légitimer ce point de vue, il s’agit d’élargir le groupe d’acteurs qui profitera de cette plus-value de connaissance en dépassant le seul intérêt de la CRF ou des bailleurs pour satisfaire les besoins des bénéficiaires « essayer d’apporter quelque chose pas seulement à son organisation mais en terme de bien collectif ». Enfin, est-il important de généraliser cette connaissance pour résolument passer de l’expérience à l’expertise « c’est pour ça que toute étude doit être un peu formalisée, conceptualisée pour être un peu…transposable dans des situations différentes » et que l’interviewée désignait plus haut par « capitalisation d’expérience ».



On voit comment ce travail de redéfinition du « cadre » des instruments par certains cadres de la CRF soutenus par plusieurs employés conduit à la réinvention partielle du travail humanitaire, avec la valeur accordée aux ressources cognitives et le plaidoyer pour la pratique d’ « évaluation ». Reste à expliquer comment cet élan va permettre l’affirmation de l’expertise associative au sein de la DOI.



6.2. Le passage au politique :

La position de force des cadres salariés, ayant suffisamment prise sur les instruments pour les instrumentaliser, conjuguée aux signes de demandes internes d’expertise, vont offrir aux nouveaux cadres une opportunité leur permettant de surmonter les contradictions suscitées par leur nouvelle situation de permanents du siège. Dès lors, s’ils ont perdu leur militantisme en quittant le terrain, ils peuvent le regagner en conquérant d’autres terrains.
Afin de saisir le parcours de ces cadres qui vont devenir porteurs de parole, il faut rendre compte des conditions de leur prise de parole. D’abord en comprenant les motifs de l’insatisfaction qu’ils peuvent ressentir dans leur nouveau rôle, insatisfaction qui les incitent à prendre la parole. Ensuite, en suivant le cheminement de leur trajectoire jusqu’à leur émergence, au sein de la CRF, comme expert.

6.2.1. La souffrance à distance :
Si, comme on l’a dit, l’idéal associatif entretient un rapport sacré au terrain comme lieu de réalisation des fins de l’association, le monde humanitaire a en plus un lien affectif au terrain comme lieu d’empathie et de réconfort de la victime souffrante. Partant, on comprend que les bénévoles devenus cadres vivent avec difficultés le passage du terrain au siège les conduisant, à bien des égards, du plaisir de voir au dépit des déboires.

On l’a vu, de plus en plus d’employés salariés et cadres salariés sont directement recrutés sur la base de leur formation scolaire ou de leur expérience professionnelle dans le même secteur d’activité mais dans une structure non associative. Pourtant, chez les cadres salariés occupant le poste de chargés de programme au sein de la DOI, nombre sont encore ceux qui ont derrière eux une longue expérience de terrain. Aussi, cette époque de leur vie associative leur laisse souvent un souvenir nostalgique bien qu’incomplet.
Toujours très attachés à leurs années de terrain, les chargés de programme « Afrique », « Amériques, Océan Indien » et « réponse et préparation aux catastrophes » adhèrent totalement à la valeur de sacralisation du terrain décrite plus haut. On les trouve souvent réunis pour échanger des anecdotes sur leurs différentes missions ou racontant à des personnes plus jeunes et friandes de ce type de récits, leurs multiples péripéties. En effet, le contact direct au bénéficiaire est toujours l’objet de valorisation et même de fascination pour ceux qui n’ont jamais vécu leur « première expérience ».
A cet attrait pour le « contact direct », s’ajoute, dans le cas des missions d’urgence plutôt que de développement, tout un rapport à l’ « action » et au « résultat visible ». Par exemple, le discours de la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » insiste autant sur la rencontre avec le bénéficiaire que sur la satisfaction de voir se concrétiser le résultat. Cet extrait d’entretien en donne l’illustration :

« […] l’urgence euh…voilà, c’est tout de suite, t’y vas tu fonces, tu donnes le truc, et tu vois le résultat presque tout de suite parce que t’as le sourire des gens, t’as les équipes qui reviennent ouais c’était super machin et tout… »

On y trouve bien mis en avant un goût prononcé pour les sensations que procure la spontanéité du départ, l’instantanéité du geste et l’immédiateté de la récompense.
Même nostalgique d’une époque révolue du plaisir de voir, tous les chargés de programme rapportent les limites du travail de terrain tant le mode de vie qui y est associé implique des sacrifices personnels. Dans le cas particulier de la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes », le sentiment d’incomplétude est double. D’abord, elle sait que ce travail ne convient pas la quarantaine passée pour des raisons évidentes de résistance à la fatigue et pour faciliter le management d’équipes en moyenne assez jeunes. De plus, un sentiment d’insatisfaction naît bien souvent du caractère éphémère de l’activité qu’elle manifeste en réduisant la satisfaction à un « besoin d’adrénaline », ou à de l’ « amusement ». Cet extrait d’entretien en témoigne :


« donc c’est un dur boulot hein…c’est super stressant euh…ect tout ça à la limite ça m’amuse moyennement, moi j’ai pas besoin d’adrénaline particulièrement mais il y a eu parmi les moments de grande fatigue, des moments de grande satisfaction…mais j’arrivais à gérer le stress mais…ça me satisfait pas vraiment si tu veux. »


En outre, une fois devenu cadre salarié du siège et pris une certaine distance au terrain, et même si la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » conserve un lien direct avec les équipes qui la joignent presque pendant le déroulement de leur activité, le jugement sur la mission d’urgence devient plus acerbe avec le recul.
De plus en plus, lorsque des éléments de comparaison avec les actions de développement viennent exacerber les carences des missions d’urgence, l’insatisfaction résultant de la discontinuité de l’acte peut devenir une véritable frustration. En effet, si les résultats sont plus visibles dans l’urgence que dans le développement, ils le sont autant pour les succès que pour les échecs. L’exemple nous en a été donné lors du Tsunami de décembre 2005 à l’occasion duquel on a vu un grands nombre de critiques s’élevé sur l’inadéquation des moyens envisagés et des besoins notamment sur la question des risques d’épidémie de choléra, sur le temps que prennent les OSI à atteindre les victimes…
Ces déboires occasionnent parfois de façon plus vive encore chez le chargé de programme que chez les équipes de terrain un vrai découragement, voire un ressentiment. On le comprend dans la mesure où les équipes ont, au moins pris individuellement, la satisfaction d’avoir fait un geste utile envers une personne dont ils ont le visage en mémoire, mais le chargé de programme, adoptant le point de vue plus global et moins personnel des bilans, est plus attentif aux ratés. Cet extrait d’entretien illustre cette analyse :

« […] Si tu veux, j’ai jamais été autant en colère qu’au moment du Tsunami parce que quand tu vois le Tsunami…tu te dis il manquait quand même pas grand chose pour qu’il y ait des milliers de gens qu’auraient pu être sauvés si ils avaient pu être un tant soit peu informés, alertés, prévenus correctement…c’est pas la mer à boire quand même…et là tu te dis putain…il y a une petite fille anglaise sur la plage qui sauve cent personnes et…le reste…ben…les gens crèvent quoi…tout ça parce qu’elle a suivi un cours à l’école. 

Oui c’est sur.
En même temps ça semble pas compliqué à mettre en place, euh…extrêmement efficace…toujours beaucoup plus en tout cas que la réponse internationale qu’arrive dans les 24 ou 48 heures après, c’est sûr. »

6.2.2. Nouveaux terrains , nouveaux combats:
Cherchant à surmonter la frustration précédemment décrite, la chargée de programme « préparation et réponse aux catastrophes » va progressivement délaisser le terrain de l’urgence et les thématiques de la « réponse » ou de la « préparation » pour investir le terrain du développement avec la thématique de la « prévention ». Il est ici intéressant de décrire ce parcours qui s’achèvera par l’autonomisation du poste de chargé « préparation et prévention des catastrophes ». Cette analyse permet en effet de faire apparaître la nouvelle forme d’engagement qui se dessine entre militantisme et technocratie, caractéristiques qui font l’apanage de l’expertise associative.
Notons que cet engagement entre militantisme et technocratie fait écho à la notion de carrière militante faisant référence, on l’a dit, d’une part à un processus impliquant la totalité de la trajectoire d’un individu qui le prédispose à certains choix, et d’autre part en combinaison avec des facteurs structurels propres à l’organisation et lui offrant certaines opportunités et limitant le champ des possibles. On trouve donc, d’une part, le profil particulier d’un acteur s’identifiant à la cause de la « prévention » et bénéficiant du soutien interne de l’ « évaluation ». Puis, d’autre part, une opportunité de reconnaissance de ce poste au sein de la CRF sous l’effet de la spécialisation des fonctions et de l’autonomisation des postes.

Pour comprendre l’évolution de la carrière militante du chargé de programme, il s’agit d’abord de bien comprendre la place spécifique de l’acteur en restituant la dimension individuelle de son engagement et l’évolution de son parcours personnel vers de nouveaux terrains.
L’extrait d’entretien suivant nous montre comment l’investissement de la nouvelle thématique de la « prévention des catastrophes naturelles » lui apparaît comme une opportunité de surmonter les insatisfactions de l’urgence en agissant en amont.

« Et toi, à titre personnel, ça change quoi à ta façon de percevoir les choses, ton travail de développement…ça te plaît ?
Ben…oui, je crois que, si tu veux intellectuellement ça me satisfait plus, parce que en travaillant sur l’amont…j’ai quand même l’impression, pas forcément d’être plus utile, je sais pas si c’est trop ça mais, si tu veux ça me semble plus sensé, plus logique, plus pertinent, plus efficient aussi de travailler sur l’amont et non pas sur l’aval…d’être un peu dans la prévention et non pas dans la réaction…de pas attendre la catastrophe mais d’essayer d’anticiper, donc intellectuellement ça me satisfait plus c’est évident.
[…] sur un plan philosophique aussi…si tu veux faire en sorte que ce soit les gens qui soient acteurs que ce soit pas toi qui amène… »

On remarque ici que l’engagement vers une démarche de développement plutôt que d’urgence se justifie par les mêmes arguments que ceux invoqués plus haut par les partisans de l’« évaluation ». Effectivement, on relève une volonté de mieux cibler son intervention en étant « plus pertinent », et, faisant écho à ceux qui souhaitent « s’attaquer aux causes », une volonté de « travailler sur l’amont et non sur l’aval ».
Aussi, s’agit-il de saisir comment ce cadre a vécu le besoin d’aller vers d’autres terrains pour suivre ce déplacement de l’urgence vers le développement. L’extrait d’entretien suivant décrit ce cheminement dans le détail.

« Comment en est tu arrivé à t’investir sur le thème de la prévention ?
Ben, en fait, par les premiers secours…parce que quand tu fais des premiers secours, enfin quand j’étais VMI, j’intervenais sur des programmes de…de formation premiers secours essentiellement…mais, même si souvent l’objectif des programmes ben c’était définir les curriculums, les formations, les outils pédagogiques, faire de la formation de formateurs enfin c’était tout ça mon travail…mais à un moment donné tu discutes quand même avec la société nationale de pourquoi les premiers secours, qu’est ce qu’ils en attendent des premiers secours, qu’est ce qu’ils veulent que leur volontaires sachent faire et dans quel contexte et pourquoi…Et…la plupart du temps c’est pour avoir des volontaires qui puissent agir en cas de catastrophe…donc, petit à petit tu te mets à regarder ce qu’il faut faire en cas de catastrophe et…petit à petit tu rentres dans le sujet… »

Ca se passe comment sur le terrain ?
Par exemple en Haïti, on faisait de la formation de formateur…donc première approche…et…ensuite, au Cambodge, les secouristes étaient très demandés sur tout ce qui était inondations ect…et petit à petit tu regardes, tu vas les voir travailler, tu vois ce qui se passe quand il y a une inondation, tu vois comment…comment la société nationale elle se prépare et au delà du premier secours et ben…t’essaies d’élargir un petit peu. On avait fait par exemple un projet mixte avec ACF (action contre la faim) au Cambodge qui lui voulait faire de la préparation inondation donc…problème récurrent au Cambodge…et donc pendant que nous on formait les volontaires aux gestes de premiers secours ect…et à aider les gens à évacuer et…et autres, eux ils aménageaient les zones de refuge où les gens allaient évacuer.
Donc petit à petit tu…si tu veux…t’appréhendes un contexte plus global que simplement celui des premiers secours et tu t’aperçois que les premiers secours ça fait partie d’un ensemble de réponses…euh…et…quand tu travailles sur la réponse forcément tu travailles sur la préparation et…puis t’élargies et quand tu travailles sur la préparation, t’essaies de travailler sur la prévention. 

Là encore on retrouve une argumentation identique à celle des partisans de l’ « évaluation » en ce qu’elle dessine une double dynamique d’anticipation vers l’origine du problème et d’élargissement du champ d’action vers un « contexte plus global ». On y voit clairement dépeint la « réponse » à la catastrophe comme une étape car « petit à petit tu rentres dans le sujet » pour aller vers celle qui la précède, sa « préparation » . Puis, les actions de « préparation » y sont décrites comme une « partie d’un ensemble plus large » avant d’ « élargir » et de faire de la « prévention ».

Par ailleurs, pour être reconnue, la carrière militante de la chargée de programme doit bénéficier de d’opportunités que lui procure certains changements propres à l’organisation et qui vont favoriser l’autonomisation du poste de chargé de programme PPC « préparation et prévention des catastrophes », lui reconnaissant par la même, le rôle de porteur de parole.
En premier lieu, il faut dire que l’investissement sur le thème de la PPC n’est pas, on s’en doute, le fruit de la seule prise de conscience de la chargée de programme. Elle s’inscrit dans une stratégie plus large décidée plus en amont par le « Mouvement ». C’est ainsi qu’avec la lutte contre le Sida, l’eau et l’assainissement, la préparation aux catastrophes est devenue un axe stratégique d’intervention et c’est ainsi que le poste de « référent premiers secours » a évolué vers « référent premiers secours et préparation des catastrophes ».
Puis, sans doute poussé par la volonté des acteurs partisans d’une approche plus globale s’attaquant aux causes mais aussi sous l’effet de déterminants structurels, cette activité de « préparation », encore très orientée vers la formation aux premiers secours va s’élargir et s’autonomiser. Avec la mise en place des ERU, l’activité du « référent premiers secours et préparation aux catastrophes » est de plus en plus accaparée par la gestion d’un dispositif de réponse aux urgences aussi spécialisé et d’une telle ampleur en sacrifiant toute la dimension « préparation ». Or, la spécialisation de la fonction allant avec l’autonomisation du poste, la gestion des ERU a vu naître le poste de « responsable ERU ». Dès lors, afin de ne pas abandonner la thématique stratégique de « préparation des catastrophes», le poste « chargé de programme PPC » fut fondé prenant de l’épaisseur en ajoutant à la « préparation », la « prévention ».

« Oui, donc je vois bien comment ça t’es apparu quoi…mais, en même temps il y a dû avoir pas mal de gens qui ont vu ça et à tel point qu’on a voulu l’intégrer à part entière dans les activités de ton poste quand t’es arrivé en 2002 ?
Je pense qu’A…A. était conscient, il y avait une stratégie thématique quand même qu’avait été définie par la Croix Rouge française pour l’international…et qui disait que…grosso modo on voulait travailler sur trois secteurs prioritaires qu’étaient…santé avec le Sida mis en avant, et…tout ce qui était eau et assainissement, et la préparation aux catastrophes…dans le quel si tu veux au départ, on voyait beaucoup de premiers secours parce que c’était ce que la maison savait faire…[…] mais entre le moment où en discutait et le moment où j’ai signé c’étaient devenu référent premiers secours et préparation aux catastrophes parce qu’il avait senti aussi que les premiers secours c’était qu’un maillon enfin… qu’une pièce d’un ensemble plus large et qu’il fallait qu’on se positionne sur le tout. Donc petit à petit moi j’ai élargi mon champ d’action du premier secours pur… comment ça se place dans la réponse à la catastrophe, à partir de là, comment on prépare la catastrophe en générale et tant qu’à la préparer si on peut essayer de la prévenir…voilà. »


A partir de ces conditions favorables réunissant l’identification à un nouveaux terrain, celui du développement, et la reconnaissance de l’autonomie de ce poste au sein même de la CRF, la carrière militante de la chargée de programme PPC va connaître un tournant. Ce tournant va consister dans la redécouverte du combat militant sur un terrain politique.
L’extrait d’entretien suivant donne une idée de ce passage au politique en mettant l’accent sur le combat « c’est vachement ingrat, on a du mal » et sur l’interpellation  et le rôle « politique » à jouer au niveau des « populations et des Etats ».

« Donc moi, par rapport à la vision que j’ai de l’humanitaire, ça me satisfait plus…d’être dans cette démarche là…après c’est vachement ingrat parce qu’on a du mal à trouver des financements, parce qu’on a du mal à trouver l’intérêt des médias sur ce genre d’action par rapport à l’urgence qu’est visible.  
[…]
C’est un long travail de sensibiliser les populations et les Etats parce qu’ils l’acceptent pas forcément, ils le voient pas forcément, ils ont d’autres priorités…en fait à chaque fois que t’interviens, t’interviens dans un problème socio-économique et ça c’est difficile d’influer dessus…ça c’est difficile, c’est du ressort de chaque sociétés nationales dans leur pays et c’est aussi le rôle de la fédé de se poser comme mouvement Croix Rouge au niveau politique.»

Avant ce tournant, on a vu comment le chargé de programme, de cadre professionnel, devient un expert en quittant ses marges professionnelles pour acquérir de nouvelles ressources cognitives et aller se spécialiser. Après ce tournant, l’expert, porté par son militantisme, va pouvoir porter et défendre sa cause sur le terrain politique. Ainsi, avec le passage au politique, on assiste à l’émergence d’« un nouveau modèle de militant qui renverse le processus de professionnalisation. On passe d’un modèle suivant lequel l’engagement devient, au fil du temps, une profession à celui d’une profession qui est aussi un engagement. »







Cette section nous a permis d’envisager dans le détail les divers déplacements à l’œuvre au sein de la CRF après le mouvement de technocratisation.
On a ainsi constaté le déplacement professionnel donnant la primauté aux salariés et, en leur sein, aux cadres jouissant d’une marge de manœuvre considérable. Toutefois, ce déplacement ne consiste pas nécessairement en la disparition du militantisme qui, sous l’effet d’un déplacement de références cognitives favorable au soutien de l’expertise, va trouver à se reconvertir dans de nouvelles causes. Ici, l’engagement à trouvé à se réaliser sur un autre terrain, celui de la participation à l’élaboration de politiques publiques avec par exemple la prévention des catastrophes naturelles. Enfin, la défense et la promotion de cette cause à entraîné un déplacement de rôle voyant naître les cadres experts comme porte-parole de leur organisation.
Pourtant, on peut encore se demander si cette prise de parole va suffire à trouver un écho favorable auprès d’instances de légitimation pour devenir prise de pouvoir.




















Savoir-être, savoir-faire, savoir et… pouvoir ?


Il s’agit dès lors de décrire le déroulement de l’activité d’expertise au concret.  L’achèvement de la construction de l’expertise (qui se fait) passant de l’engagement et du don de soi (savoir-être), à l’efficacité (savoir-faire), puis à la constitution et mobilisation de ressources cognitives (savoir) qui va attester de sa capacité d’expertise (§7).
Cette stratégie va permettre à ses porteurs d’accéder au rôle de médiateur cherchant une reconnaissance (l’expertise consacrée), dans de nouveaux espaces de négociation au sein desquels ils sont à l’épreuve, en situation d’interdépendance réciproque et asymétrique avec les pouvoirs publics (§8).

















Les preuves d’expertise :

L’expertise, si elle peut exister sans expert en ce qu’elle renvoie à un réseau d’acteurs multiples qui revendiquent une capacité d’expertise, ne peut en revanche pas se passer de preuves. L’expertise en tant qu’activité, témoigne effectivement de son existence à travers des discours, des outils et des groupes d’individus cherchant à les utiliser en vue d’un résultat.

7.1. La mobilisation de ressources cognitives et normatives :
On a vu plus comment certains cadres et employés appelaient à la mobilisation d’outils cognitifs préalables à la mise en œuvre d’une démarche d’ « évaluation » au sens qualitatif du terme. Voyons à présent comment cet appel a trouvé un écho favorable au sein de la DOI, constituant une véritable ‘boîte à outils’ effectivement disponibles et mobilisés et devenant par la même des ressources cognitives et normatives pour l’expertise.
7.1.1. Langage de l’évaluation :
Limitée au départ à une simple revendication catégorielle assez marginale, la démarche d’« évaluation » et ses promoteurs ont pris pieds au sein de la DOI qui se dote progressivement d’une réserve de connaissances et de pôles d’expertise pour les faire valoir.

L’étape préliminaire mais nécessaire de la construction d’une expertise, on l’a évoqué, consiste à s’arracher à l’expérience isolée pour « monter en généralité » et se mettre en capacité de parler pour un ensemble, voire toutes les situations particulières qui ressortent d’un domaine de connaissance. Mais encore faut-il se doter d’outils de connaissance attestant de cette capacité à parler en expert. Ainsi, au-delà de la revendication d’une connaissance en matière de « prévention des catastrophes », en passant de la réponse face à l’événement avéré à la prévention des événements anticipés, encore faut-il construire cette connaissance avec des outils cognitifs.
Au sein de la DOI, l’activité ordinaire des salariés du siège et même du terrain est de plus en plus orientée vers une démarche de concentration d’expertise. Celle-ci est désignée en interne par le vocable de « capitalisation d’expérience » qui relève, on l’a dit, du registre de l’« évaluation » dans le sens qualitatif du terme. Sur le terrain d’abord, les « délégués » ou « VMI » sont donc tenus, dans une perspective de « capitalisation d’expériences », de rédiger des « rapports de fin de mission » qu’ils transmettent au siège. Comprenant entre dix et vingt pages, ces documents ne se bornent pas à faire l’inventaire des objectifs techniques validés ou inachevés de la mission et abordent au contraire toute une dimension qualitative du vécu propre des VMI et du contexte global de déroulement de la mission. On y trouve par exemple décrite la qualité des relations entre les membres d’équipe et son impact sur la coordination de l’action. Y sont aussi esquissés les effets du contexte environnant pouvant influer sur la concrétisation de la mission et au premier rang desquels figure la participation et la réception de l’aide par les « bénéficiaires ».
Au niveau du siège, les salariés contribuent aussi à la « capitalisation d’expériences » en consignant dans un fichier informatique commun aux personnels de la DOI et nommé « DOI K », à côté de formulaires types usuels, plusieurs compte-rendu et fiches d’information sur les formes de lutte contre tel virus ou une synthèse de telle enquête statistique sur les risques naturels. On trouve enfin, sur ce même fichier, une liste bibliographique des divers rapports et études scientifiques sur des thèmes généraux du développement (démographie, urbanisme, santé de telle région) et sur la « prévention des catastrophes» en particulier. Cette liste n’est pas seulement virtuelle puisqu’elle se concrétise dans la « bibliothèque » de la DOI située dans le bureau des assistants et contenant des rapports d’analyse de la FICR, des ouvrages théoriques et enquêtes de terrains rédigés par des universitaires.
Pourtant, même si la constitution d’une réserve d’outils cognitifs est une réalité qui change l’activité des salariés de la DOI, son usage n’est pas rentré dans les habitudes immédiatement. Cet extrait d’entretien avec une employée de la DOI, montre que la concentration d’expertise a effectivement dépassée la simple pétition de principe mais qu’elle est néanmoins restée une activité marginale.

« Mais je vois à la DOI y a quand même une banque de données, des rapports, des études, des livres, personne s’en sert ?
Y a le fichier commun avec bon…des documents standards euh…Judith met beaucoup de choses sur la PPC (préparation et prévention des catastrophe), Bernard sur la santé…donc si tu veux y a des outils qu’existent mais encore faut-il les utiliser, après, y a des outils qui existaient ils faut les actualiser…t’as l’utilisation et l’actualisation, après c’est qui est responsable de quoi, moi la bibliothèque j’ai plus du tout le temps de m’en occuper et c’est pas à moi, pauvre petite assistante, qui va m’en occuper toute seule…c’est une assistante de direction…enfin je sais pas, il devrait y avoir quelqu’un qui devrait s’en occuper, pas que de ça bien sûr mais quelqu’un de plus général. »



Après avoir acquis un potentiel d’expertise prêt à l’emploi et généralisant un langage de l’« évaluation », les salariés partisans de cette démarche vont devoir généraliser son usage pour pouvoir effectivement le mobiliser.
Déjà reconnu et institué, le poste de chargée de programme « PPC », demande d’être relayé par des individus aptes à préserver, accroître et mobiliser cette nouvelle réserve d’outils cognitifs.
C’est précisément la perspective dans laquelle a été recrutée une assistante de la chargée de programme «PPC» dont la fonction principale conjugue les activités de documentaliste et de chargée d’étude. En effet, sa formation en troisième cycle universitaire de géographie lui a donné l’expérience de recherche documentaire, de synthèse et d’analyse de données spécifiques au domaine des risques naturels. Dès lors, de nouveaux projets voient le jour, plus ambitieux, sur une plus longue période et impliquant plusieurs acteurs. Par exemple, en projetant d’engager une étude sur les expériences passées de la CRF dans la « PPC » et les pratiques de différents groupes associatifs dans ce domaine, les vocables de « capitalisation d’expérience » et d’« échange de pratique » prennent corps. L’extrait d’entretien suivant passé avec la chargée de programme « PPC » montre comment ces vocables peuvent être utilisés et se matérialiser dans des « manuels », « guides lines ».

« Oui, nous ce qu’on veut faire cette année et l’année prochaine, bon on attend les arbitrages budgétaires mais on a demandé les sous…nous on veut augmenter la capitalisation de ce qu’on a fait et on veut travailler à la création d’un outils méthodo spécifique pour les VMI qui partent…quelque chose qu’on puisse montrer aussi, et qu’on puisse partager avec le ONG… donc le but c’est d’avoir quelqu’un pendant six mois qui va voir ce qu’elle font ect…d’essayer de capitaliser un peu toutes ces expériences et…à partir de là…essayer de créer un petit manuel tu vois, des guides lines quoi sur…quand on arrive dans un pays et qu’on veut faire un programme de prévention catastrophe qu’est ce qu’on peut faire, comment, quels sont les inconvénients les contraintes de chacune avec derrière un CD avec toutes les infos intéressantes, les biblio, les exemples, les études de cas. »

Partant, cette structuration de la « PPC » en pôle d’expertise va être un exemple au développement d’autres pôles confirmant la tendance à la généralisation du langage de l’ « évaluation » et de son usage au sein de la DOI.
Suivant le même processus d’autonomisation que le programme « PPC », un pôle d’expertise « eau et assainissement » suivra, puis un pôle « santé » va émerger avec la création d’un poste de « coordinateur santé » et d’une psychologue. Cet extrait d’entretien confirme les changements survenus.

« Judith m’a expliqué justement qu’ils allaient embaucher quelqu’un pour faire une enquête sur les pratiques des autres ONG en matière de prévention… c’est plutôt positif ça ?
Oui alors ça, c’est une démarche individuelle qu’a été lancé par Leslie et que Judith…euh…a approuvé sur la PPC…mais c’est la première fois que ça arrive ! C’est quand même fantastique ! C’est vrai qu’aujourd’hui avec les pôles d’expertise ça change un peu…

Ah oui ?
Oui, il y a le ‘pôle santé’ avec Bernard notre coordinateur santé et la psy avec Maureen la psychologue, il y a le pôle eau et assainissement, et le pôle PPC avec Judith donc…oui il y a une volonté, y a une recherche de qualité, y a une recherche d’organisation… de … enfin d’informations, de capitalisation ect »

7.1.2. Jugement et langage de vérité :
Au delà de la mobilisation, en interne, d’une ‘boite à outils’ producteurs de connaissance, faut-il encore les mettre en mots afin de les rendre lisibles et exploitables par d’autres, en fait de les rendre présentables. Il va alors s’agir de fonder un récit qui présente un scénario problématisé, dégage un diagnostic, et promeut des solutions. Ce récit est ensuite formulé dans langage « issu de cadres disciplinaires producteurs de vérité » pour acquérir toute sa force normative.

Dans un premier temps, celui qui revendique une capacité d’expertise doit suivre une logique d’attribution qui consiste à  mettre en récit afin d’émettre un jugement à la fois descriptif qui dit ce qui est, et prescriptif en disant ce qui doit être. Ce faisant, « dans des conditions d’incertitude, les récits de politiques publiques […]suggèrent une série d’actions plutôt que d’autres, en établissant un lien entre le présent et le futur ». De la même façon, prévenir la catastrophe en expert, c’est dire ce qui est, prédire ce qui va être, pour prescrire ce qu’il faut faire.
C’est à travers une rhétorique distinctive que le prétendant à l’expertise va présenter la thèse qu’il défend. En effet, « au moyen d’une série de raisonnements qui doivent être envisagés comme des argumentations, l’expert, qu’il rédige un rapport ou émette simplement un avis oral, a pour tâche de rapprocher les différentes composantes d’une ‘situation problématique’ au sein d’une série de jugements, capable de définir une causalité, à partir de laquelle une décision doit être prise ». Envisageons de plus près la mise en récit à laquelle se livre le chargée de programme « PPC » en procédant à l’analyse cursive d’un « dossier d’information » qu’elle a rédigé aidée son assistante, intitulé « la prévention des risques naturels » et présenté au sein de la « commission : crises, prévention des crises et reconstruction » du « haut conseil de la coopération internationale », cadre institutionnel sur lequel nous reviendrons en détail.
L’extrait suivant donne clairement à voir la phase de problématisation où l’expert « rapproche les différentes composantes », ici la mise en « corrélation entre niveau de développement et vulnérabilité des pays en développement », d’une « situation problématique », ici les catastrophes et « l’accélération de leur rythme et de leur dangerosité » conduisant à l’instauration d’un « cycle de vulnérabilité ».

« les catastrophes naturelles représentent, depuis toujours, des évènements majeurs ponctuant l’histoire de l’humanité. Leur forme et leur fréquence semblent cependant évoluer vers une accélération de leur rythme et de leur dangerosité.
[…]Mise en lumière de la corrélation entre niveau de développement et vulnérabilité des pays en développement.
[…] Mais la grande majorité des pays en développement n’a pas réussi à développer des politiques de prévention et de préparation aux catastrophes. Ce sont les pays en développement qui payent le plus lourd tribut humain aux catastrophes.
[…] les pays les plus pauvres et, de surcroît endettés, sont durement frappés par les effets désastreux des catastrophes sans disposer des ressources nécessaire pour se rétablir […] De ce fait, chaque catastrophe devient un frein au processus de développement, ce qui accentue encore la vulnérabilité, notamment parce qu’elle entraîne une dépendance internationale plus importante. C’est ainsi que se met en place un ‘cycle de vulnérabilité’. »

L’extrait qui suit isole la phase de désignation d’une « causalité » qui vise à réduire l’incertitude qui pèse plus particulièrement sur l’expertise de la « prévention » cherchant, plus que d’autre, à agir en amont sur un futur au demeurant incertain. Une fois identifiées les causes « d’origine anthropique », telles que « la croissance démographique, le développement urbain, la dégradation de l’environnement » il est possible d’agir. Et, par un saut logique et un déplacement sur un registre normatif, il est impossible de ne pas agir.

« trop souvent perçu avec fatalisme […] les catastrophes ne sont cependant pas toute inévitables. Il existe des méthodes et des moyens pour réduire les effets des phénomènes violents […] il est généralement possible d’agir en amont et de réduire la vulnérabilité […] par une politique de prévention efficace. 
[…]Cette tendance à la hausse n’est pas forcément due à une augmentation du nombre des aléas naturels mais davantage à l’augmentation de situations à risques, d’origine anthropique : la croissance démographique, le développement urbain, la dégradation de l’environnement sont autant de facteurs multipliant l’occurrence des catastrophes ».

Poursuivant le déroulement de sa rhétorique d’expertise, la chargée de programme va entreprendre de « définir » cette « causalité » en élaborant un jargon précis avec les vocables de « catastrophe » comme étant le résultat de la rencontre entre un « aléa » et un « enjeu » constituant une situation de « risque majeur ». 
« catastrophe : Grave interruption de fonctionnement d’une société, causant des pertes humaines, matérielles ou environnementales que la société affectée ne peut surmonter uniquement avec ses propres ressources. 
aléa : phénomène menaçant d’origine naturelle et/ou anthropique, susceptible d’affecter un espace donné, en particulier par la nature et la valeur des éléments exposés que cet espace supporte (hommes, biens, activités…).
enjeu : Personnes, biens, activités, moyens, patrimoine, systèmes… susceptibles d’être affecté par un aléa naturel ou anthropique et de subir des préjudice et des dommages. 
risque majeur : le risque majeur est la situation dans laquelle des enjeux vulnérables se trouvent face à la menace d’occurrence d’un aléa qui aurait pour conséquences de graves pertes, dommages et dysfonctionnements. »


A l’issu de ces étapes, intervient la phase finale et cruciale de prescription au terme de laquelle « une décision doit être prise », ici, la « réduction des risques » en mettant en œuvre la « prévention », la « protection » et la « préparation ».
« on peut distinguer trois types d’activités spécifiques de la réduction des risques: prévention, protection préparation :
prévention : ensemble des activités mises en place pour connaître le risque (étude sur les aléas et la vulnérabilité des enjeux) et développer une culture du risque au sein de la population, de la société civile et des autorités locales, notamment au moyen de campagne de sensibilisation.
protection : ensemble des activités et des mesures visant à assurer un certain niveau de protection physique des personnes et des biens, à long terme et de manière quasi définitive (ouvrage de protection, habitats résistants aux aléas).
préparation : ensemble des dispositifs garantissant que les systèmes, procédures et ressources nécessaires pour faire face à une catastrophe sont en place pour venir rapidement en aide aux personnes touchées, en utilisant dans toute la mesure du possible, des mécanismes existants (formations, sensibilisation, plan d’urgence, système d’alerte précoce. »

Cette étape est cruciale dans le sens où, au-delà de la prescription d’une série de mesure techniques, elle est également prétexte à l’interpellation des pouvoirs publics pour « une meilleure prise ne compte de la prévention des risques naturels dans les politiques d’aide au développement ». En effet, ce sont les pouvoirs publics qui conditionnent la décision en dernière instance.

« l’objet de cette étude est une meilleure prise en compte de la prévention des risques naturels dans les politiques d’aide au développement, l’approche et un soutien accru aux programmes et projets de prévention des catastrophes naturelles et réhabilitation post-désastres. »
[…]le développement des ressources humaines, des technologies à faible coûts pour les populations et le renforcement des capacités institutionnelles sont les trois volets inhérents à une action efficace de prévention des risques ».
[…]il conviendrait que le gouvernement définisse une politique sectorielle relative à la prévention des catastrophes dans les pays en développement » « désigner clairement la structure administrative chargée de piloter l’action ; mettre en évidence les antécédents ou les autres expériences internationales de référence ; fournir en appui les résultats d’éventuelles évaluations de programmes analogues ; identifier les divers intervenants, publics et privés […] susceptibles d’être mobilisés. »


Ensuite, le prétendant à l’expertise va suivre une logique de validation de ce récit d’expertise en s’assurant qu’il soit étayé et attesté par l’usage d’un jargon et d’outils d’objectivation certifiés.
A ce stade encore attaché au milieu dans lequel elle a été produite, l’expertise est authentifiée comme telle par l’usage d’un langage spécifique issu d’autres milieux reconnus pour la fiabilité des connaissances qu’ils produisent. Ainsi, « l’existence d’une rhétorique experte n’a de sens que si elle peut désigner, en arrière plan, des ressources externes dégagées de tout enjeux du diagnostic qu’elle effectue » . De plus, « le rapport d’expert doit pouvoir être identifié comme parlant un certain langage de vérité : les affirmations, démonstrations, les dispositifs qu’il utilise ne sont lus que parce qu’ils se réfèrent à une codification établie. » C’est dans le langage scientifique que la chargée de programme « PPC » va puiser les codes qui valident ses données et procure un surcroît de vérité à sa thèse.
On relève effectivement la mise ne avant de données chiffrées ou citations issues de rapports rédigés par des « experts » travaillant pour de grandes organisations associatives (FICR et ses « rapport sur les catastrophes dans le monde ») ou des organisations institutionnelles nationales (Conseil Economique et Social) et internationales (PNUD, UN-DAH, UNESCO, ECHO…). Faisant plus directement appelle à la légitimité de l’argument d’autorité scientifique, on trouve de nombreuse références au même type de données mais directement issues de centres de recherche (CRED, Organisation météorologique mondiale…) ou d’ouvrages théoriques rédigés parfois par d’éminents savants comme par exemple Haroun Tazieff. Enfin, à l’instar des codes de la science, ce dossier comprend une partie intitulée « clarifications sémantiques » en forme de glossaire, exclusivement consacrée à la définition rigoureuse de chaque ‘concept’ employés, et dans laquelle sont cités de nombreux scientifiques.
A côté de ce langage, les instruments de mesure issus des cadres scientifiques et qui renvoient à « la machinerie objectivée qu’il peut exhiber au cours de son intervention », permettent le dénombrement, la présentation de statistiques, la modélisation graphique et schématique.
Des proposition comme la suivante donne une idée précise de l’usage de la statistique pour asseoir les propos tenus par la chargée de programme « PPC ».

« Si l’on compare le nombre d’événements recensés en terme de ‘désastres’ dans la base de donnée du CRED, on constate que 95% des victimes de catastrophes survenues au cours de la dernière décennie sont issues de pays en développement. Ces populations démunies sont ainsi plus vulnérables que les populations des pays développés. 
[…]Entre 1992 et 2001, les pays en développement ont subi 20% des catastrophes naturelles et ont comptabilisé 50% des décès liés à celles-ci. »

De nombreux graphiques et schémas sont également intégrés au corps du texte avec notamment un graphique intitulé « écart et évolution des pertes économique et des pertes assurées en milliards de USD : 1960-1999 » dont la source citée est « Munich Re Topics 2002, great natural catastrophes long term statistics ». Un autre schéma donne l’ « illustration du risque majeur » et met en dessin l’enchaînement des étapes vers le « risque majeur » tel que présenté dans les définitions (aléas ( enjeux ( catastrophe ( risque majeur). Encore, un schéma montre le « cycle de la vulnérabilité » et met en dessin l’argumentation contenue dans la problématisation présentée au dessus (pays à faible niveau de développement( enjeux exposés ( catastrophe( frein au processus de développement( augmentation de la vulnérabilité des enjeux).


La constitution et l’authentification d’une ‘boite à outils’ donne à celui qui revendique une capacité d’expertise, une épaisseur et une crédibilité qui vont définitivement asseoir son rôle au sein de son organisation et lui donner une envergure suffisante pour se présenter à l’extérieur et chercher des alliés.


7.2. La démarche de l’expert :
Après avoir constitué et authentifié la ‘boîte à outils’ d’expertise, il reste encore à la légitimer comme telle c’est à dire à lui donné une reconnaissance assez durable. En effet « l’expert ne bénéficie pas au sens strict d’un ‘effet de plaque’ analogue à celui du professionnel »  et doit par conséquent avancer les preuves de sa fiabilité et de sa stabilité.
Pour ce faire, l’expert va adopter une certaine démarche au sens où l’emploi B.Latour dans son ouvrage sur la révolution pastorienne et intitulé « Les microbes : guerre et paix ». Il y décrit la démarche de L.Pasteur, stratège dont l’angle de déplacement rend compte du processus au terme duquel, d’une part les thèses qu’il défend trouvent à s’accrocher à des thématiques plus larges et déjà reconnues, et où d’autre part, il parvient à enrôler tout un réseau d’acteurs dont il se rallie les forces.
En nous inspirant de ce cadre d’analyse, il s’agit de faire apparaître le processus de stabilisation des outils de l’expertise à travers la démarche de l’expert travaillant sur le cadrage de sa thèse et l’enrôlement d’un réseau de soutien.
7.2.2. Le cadrage :
A la différence de la problématisation qui fait le problème, l’enjeu du cadrage ou « framing » est de situé ce problème dans un ensemble de thématiques qui font déjà problème c’est à dire qui concerne des problèmes incontournables auxquels il est légitime de s’attaquer. Or, dans le but de légitimer sa capacité d’expertise, celui qui la revendique doit la faire apparaître comme incontournable. Une première stratégie de déplacement de la chargée de programme « PPC » va donc consister à inscrire le thème de la « prévention » dans les cadres existants plus englobants du « développement durable » et de la « lutte contre la pauvreté ».

D’abord, la chargée de programme « PPC » va tenter de mettre en lumière le lien entre la « prévention des catastrophes » et « développement durable » pour mettre en cohérence son combat particulier et un combat déjà mené par des institutions nationales et internationales qui investissent donc des moyens humains et matériels pour y faire face. Effectivement, le thème du « développement durable» jouit d’une visibilité internationale depuis le « Sommet de la Terre » de Johannesburg en 2002 et apparaît comme une véritable catégorie d’intervention publique au sein d’institutions telles que l’ONU à travers le PNUD, en Europe, ou même en France à travers la « Stratégie nationale de développement durable » définie en 2002.
Cet extrait du même « dossier d’information » permet de voir la démarche de la chargée de programme « PPC » appelant, au nom du développement durable, à « l’élaboration d’une politique de prévention et de gestion des risques ».

« La prévention des risques, notamment naturels, a été clairement affichée comme l’une des clef du développement durable lors du sommet mondial de Johannesburg en septembre 2002. Engagée par la France lors du séminaire gouvernemental du développement durable du 28 novembre 2002, la stratégie nationale de développement durable (SNDD), articulée avec la stratégie européenne de développement durable, fixe des objectifs et plans d’actions […].
Cette stratégie préconise notamment qu’un effort important soit porté à l’élaboration d’une politique de prévention et de gestion des risques, insistant en particulier sur le développement d’une conscience du risque ainsi que sur la réduction de l’aléa et de la vulnérabilité.
Ces programmes d’actions restent majoritairement nationaux et ne sont pas transposés, à ce stade de la démarche nationale, dans les actions de coopération internationale pour le développement.»

Dans la même perspective, le chargé de programme « PPC » va s’ingénier à démontrer que la « prévention des catastrophes » est « une des clefs d’entrée possible de la « lutte contre la pauvreté ».

« Durant les années 1990, le thème de la lutte contre la pauvreté est devenu central dans l’agenda international. La Conférence de Copenhague sur le développement social (1995), la réflexion sur la dimension social de l’ajustement structurel, les travaux du PNUD sur le développement humain, la mise en chantier des nouvelles orientation de la coopération européenne, les remises en question au sein de la Banque Mondiale traduisent cette prise de conscience.
Même si la prévention des risques ne semble pas souvent inscrite dans les réflexions menées sur la réduction de la pauvreté, elle en est une des clefs d’entrée possible […].
Il est important que les pays concernés par des phénomènes catastrophiques récurrents intègrent des programmes de prévention de prévention des risques au sein de leurs propres stratégies nationales de développement. »

Animé par le même mouvement que lors de son passage de l’urgence à la préparation à la prévention visant à élargir son champ d’action, ici, la chargée de programme « PPC » étend sa gamme de légitimation en passant de la « prévention » à la « lutte contre la pauvreté », au « développement durable ». Il s’ensuit que « l’aptitude à généraliser en conformité à certaines règles constitue souvent une condition d’accès légitime au débat publics ».

7.2.1. L’enrôlement difficile :
Au cours de cette étude, on a plusieurs fois utilisé le terme d’ « expert » par facilité d’écriture pour désigner en fait ceux qui, au sein de la CRF, sont dotés d’un potentiel d’expertise (formation, soutien interne, outils…) et revendiquent la capacité d’exercer ce potentiel. Dès lors, il s’agit ici de bien saisir la dimension contextuelle de l’expertise en la resituant dans la configuration qui la certifie et permet à ceux-là d’exercer ce potentiel. Notons que l’on retrouve ici le sens de l’ « expertise » tel que défini dans le préambule de cette étude et désignant « l’ensemble des mécanismes et dispositifs qui permettent d’aboutir à un alignement durable ». Cet alignement durable peut être atteint par l’appartenance à un réseau transversal relativement stable de partenaires acquis, sinon tous à la même cause, à au moins une cause commune.
Poursuivant l’étude de la démarche de la chargée de programme « PPC » voyons comment près avoir accroché d’autres thématiques, elle tâche d’enrôler d’autres acteurs pour étendre la « surface professionnelle qui lui confère une capacité à représenter plus que lui-même ».

Cette stratégie d’enrôlement vise en premier lieu, on s’en doute, ceux qui atteste de l’authenticité et de la crédibilité des données avancées pour défendre la cause de la chargée de programme « PPC ». Ce sont biens les forces des scientifiques qu’il va falloir se rallier en leur donnant des raisons de s’allier. Une série de centres de recherche scientifique vont ainsi apporter leur soutien à la cause de la « prévention des catastrophes naturelles » dans le cadre des dossier que produit la chargée de programme « PPC ».
Par exemple l’IRD, créé en 1944, connu sous le nom de OSTOM, et devenu l’Institut de Recherche pour le Développement, est depuis 1984 un établissement public français à caractère scientifique et technologique placé sous la double tutelle des ministères chargés de la Recherche et de la Coopération. Outre ses missions strictement scientifiques de recherche et d’information, cet institut travail à l’« expertise et valorisation » qui prévoit que « des expertise collégiales permettent aux décideurs de disposer d’une analyse scientifique de l’état des connaissances sur une question constituant un enjeu pour le développement ». Mais aussi au « soutien et formation » parmi « un solide réseau de partenaires dans les pays du Sud et en France […] par la mise en place de projets mixtes. […] ses aides peuvent être de nature différentes, financières, techniques ou scientifiques. ». Du même acabit, le CRED, “Center for Research on the epidemiology of disasters” de l’Ecole de santé publique de l’Université Catholique de Louvain, met à disposition des ses partenaires, une base de données scientifiques détaillées. Pour ces deux structures, la participation à un réseau comprenant des OSI semble faire partie intégrante de leur missions permettant la mie à l’épreuve de leur études sur le terrain et permettant aux travaux de leurs membres d’accéder à une certaine visibilité.
D’autres structures plus hybrides, se définissant moins comme des centres de recherches que comme des groupes associatifs produisant des connaissances au service des acteurs de terrain vont aussi se joindre à ce réseau pour favoriser l’avancée de la thématique de la « prévention des catastrophes ». Par exemple, créé en 1993, le groupe URD se présente comme « un institut associatif de recherche, d'évaluation et de formation pour l'amélioration des pratiques de l'action humanitaire dans les crises et lors des transitions entre urgence et développement.  Il fonctionne comme un groupe d'intérêt scientifique  et réunit des ASI françaises,  des partenaires européens, ainsi que des universités. » Ce groupe composé d’agronomes, urbanistes, juristes, médecins, nutritionnistes et gestionnaires insiste sur son caractère de «laboratoire d’analyse et de recherche au service des acteurs, plutôt que comme une structure opérationnelle, au carrefour de l’urgence et du développement, de la recherche et de l’action ». Ce groupe défendant particulièrement l’idée de « continuum urgence et développement » trouve un intérêt majeur à participer à la promotion de la « prévention des crises» présenter comme un mode d’action transcendant le clivage urgence (agir pendant) /développement (agir après).
De la même façon le GRET , créé il y a 30 ans, s’affiche comme « une association professionnelle de solidarité et de coopération internationale » formée par des économistes, sociologues, ingénieurs, agronomes, urbanistes. Leurs missions sont énoncées comme suit : « Nous réalisons des expertises, des études et évaluations et des recherches appliquées. Nous animons des réseaux d’information et d’échanges. Nous mettons un accent important sur la capitalisation d’expériences et la communication pour le développement, en particulier à travers nos publications. Nous contribuons à l’élaboration des politiques publiques, au Nord comme au Sud ». Pour ce faire, la participation à des dossiers d’information semble incontournable.
On le voit, nombre de structures partagent la cause de la « prévention » et de l’appui aux OSI dans leur démarche d’élaboration des politiques publiques et apportent, à ce titre, leur estampille scientifique au dossier de la chargée de programme « PPC ». Elle exprime d’ailleurs clairement la facilité avec laquelle on réussit à trouver des soutiens dans la communauté scientifique.

« Il y a aussi les partenaires scientifiques des instituts ect qui attestent du risque.
Oui…il faut que le risque soit identifié sur des bases scientifiques crédibles ça c’est clair…enfin ça avec les instituts, c’est la plus facile du travail j’ai envie de dire…la plus facile parce que trouver les experts qui travaillent sur les cyclones, les inondations, t’en trouves partout. T’en trouves toujours qui sont capable de t’étayer une étude pour dire oui c’est risqué. »
D’ailleurs, leur participation à des colloques organisés par des centres de recherches, des institutions nationales ou internationales, va croissante. Ces rencontres consistent en un d’alliage d’acteurs hétéroclites dans un forum hybride composés d’associatifs, de représentants institutionnels et dans lesquels, pour certains d’entre eux, les chercheurs scientifiques sont en première place.

Ensuite, toujours pour assurer sa permanence, la chargée de programme « PPC » va tenter d’intéresser ses homologues, les partenaires associatifs. Mais cette tâche est plus ardue que la précédente dans la mesure où, s’ils peuvent être des partenaires opérationnels, ces structures sont aussi des concurrents potentiels tant en ce qui concerne l’attribution de ressources financières par les bailleurs que dans la reconnaissance de leurs ‘recettes’, de leurs savoirs-faire et savoirs propres.
En s’inspirant encore du cadre d’analyse proposé par la sociologie de la traduction de M.Callon et B. Latour, on peut dire que l’objectif de la chargée de programme « PPC » va alors être de diffuser, d’interposer la thématique de la « prévention » dans les activités des OSI afin de les intéresser à son combat. L’extrait d’entretien suivant montre bien comment elle cherche à interposer, à ‘mettre entre’ toutes les activités des OSI la « prévention » quand elle dit « il faudrait que ce soit pareil, que quand chaque ONG se pose une question […] est ce qu’il y a un risque[…]est ce que leur programme est exposé à un risque. ». On voit aussi comment elle cherche à les intéresser quand elle parle de « la prise en compte de cette thématique, […] de la reconnaître comme une thématique à part entière ».

« A terme tu voudrais qu’on établisse des chartes, des codes, des procédures pour qu’il y ait un rapprochement.
Oui, enfin les chartes c’est…c’est un peu pour les généralités entre guillemets, c’est à dire pour les code de conduites…euh…les trucs assez généraux…bon, on en est pas là pour la prévention…ça viendra peut être. Nous, ce qu’on veut c’est la prise en compte de cette thématique, de savoir qu’elle existe, de la reconnaître comme une thématique à part entière comme euh…la santé, l’eau, euh...l’éducation.
[…] il faudrait que ça soit pris en compte comme le gendery issue tu sais, maintenant on fait attention dans les programmes au problèmes de…de genre, et ben il faudrait que ce soit pareil, que quand chaque ONG se pose une question, c’est quand elle met en place un programme est ce qu’il y a un risque, une vulnérabilité et la deuxième chose est ce que leur programme est exposé à un risque, et de quelle façon on va se protéger de ce risque… Quand on monte un programme d’éducation, ça se passe bien, les gamins sont contents, si on fait pas gaffe, à la première inondation tout est par terre sous l’eau et il n’y a plus de gamins…donc quand on fait un cadre logique on met dans la colonne risques et hypothèses où on décrit ce qui peut remettre en cause le programme où l’empêcher d’aboutir, et bien c’est de trouver dans cette colonne les catastrophes naturelles, ne pas créer un risque et envisager le risque…si on avait obtenu ça…on serait content…mais pour ça…il faut que les gens soient un peu conscient ».
Cependant, la plupart des OSI ne semble pas prêter attention à cette thématique qui ranime certains clivages inter-associatifs prégnants. Effectivement, les dissensions internes au monde associatif entraînent, de la part des OSI, des stratégies de distinction et des réactions de repli sur leur pré-carré compromettant l’émergence d’une dynamique réticulaire de concertation . Cet extrait d’entretien avec la chargée de programme « PPC » donne une idée de ces oppositions se focalisant, particulièrement dans le cas de la « prévention », sur le clivage urgence/développement.

« Mais ça avance quand même ?
Ben oui…en terme de programmes à l’international on fait plein de choses, après en terme d’action…de lobbying, de…de promotion d’advocacy ect… c’est plus long et il y a pas tellement de plate-forme…

Oui avec d’autres ONG…
Ben on a pensé un temps à mettre en place une plate-forme d’ONG intéressées par la question…bon d’abord on a pas vraiment encore le temps et puis…voilà on a pas senti un grand intérêt de la part des autres (rires).

Ah bon, pourtant dans la commission du HCCI il y avait HI, je crois qu’il y avait MDM aussi…
Ouais…ouais, ouais…mais euh…en fait…bon c’est vrai que quand tu regardes bien tu t’as des acteurs qui à priori font de la prévention…HI, MDM…qui s’intéresse à la question, d’ailleurs je crois que pour leur 25 ans ils ont fait…un …un atelier sur la question…simplement…

Oui, oui j’ai été surpris de pas t’y voir d’ailleurs.
Ben d’abord j’ai pas été invité…

Il y avait Mattéi.
Oui…on était invité en tant que Croix Rouge française mais moi j’ai pas reçu d’invit’ (rires) et puis…je leur en veux pas du tout mais…euh…nous on les a invité au colloque européen et…personne n’est venu tu vois…donc on a quand même du mal à les mobiliser sur le sujet même après le Tsunami. 

Oui il y en a même qui s’y opposent comme MSF quand on leur parle étude de la vulnérabilité pour la prévention eux ils disent que c’est pas la place d’une ONG humanitaire ça…c’est comme avec l’histoire de l’arrêt subite des dons pour le Tsunami en disant que l’urgence est terminée donc que le travail des ONG c’est terminé.
Oui…ils avaient pas été très pédagogues sur ce coup là…mais…bon d’ailleurs chacun son travaille. MSF c’est l’urgence et voilà…et…effectivement c’est probablement une thématique qui ne les concerne pas et sur lesquelles ils ont pas forcément à ce pencher… »
On voit ici apparaître le problème de la stabilisation de certaines références cognitives comme celle du « continuum urgence/développement » défendu par les promoteurs de la « prévention ». On l’a dit, ce positionnement leur permet, là encore, de s’interposer entre deux activités habituellement distinguées par les OSI comme c’est le cas d’MSF, mais aussi par les bailleurs de fonds comme ECHO largement orienté vers l’urgence et ne consacrant qu’une part minime au développement avec DIPECHO. Ce positionnement leur permet ainsi de se donner une existence. Précisons toutefois, que cette existence n’est pas seulement identitaire mais largement aussi financière puisqu’elle permettrait d’avoir accès aux financements alloués à la « ligne prévention des catastrophes». L’extrait suivant confirme cette intention.

Nous ce qu’on veut c’est… tu vois, qu’il y ait une ligne…elle apparaît nulle part comme ligne, à part chez DIPECHO qui sont vraiment les seuls à avoir mis une ligne prévention des catastrophes avec un budget en face…tous les autres bailleurs et toutes les autres institutions tu n’as pas cette ligne là…il y a les Nations Unies, l’ISDR mais c’est pas une agence…c’est un bureau…donc on a du mal à naviguer pour savoir qui va financer quoi…c’est pas clair…il n’y pas une bonne lisibilité des choses parce que ça s’appelle pas de la même façon ect…mais…


Cette analyse de la démarche de l’expert montre que si des vocables et les outils qu y sont associés de « capitalisation d’expertise », « échange de pratique », « synergie », « convergence » prennent corps au sein de la CRF comme on a pu le voir avec la mobilisation de ressources cognitives, les mêmes vocables peinent à s’instaurer comme référence cognitive partagées par les OSI. Cette harmonisation des références et des pratiques achoppent effectivement sur des clivages comme celui d’urgence/développement qui ne permettent pas au thème de la « prévention des catastrophes » de trouver un consensus général ni une inscription dans un réseau de partenaires large et stable.
Pourtant, comme on l’a dit, ce thème compte quelques soutiens et l’opportunité d’un accès à des espaces dits de « concertation » reconnus par l’Etat représente une occasion de donner de la voie sur des scènes susceptibles de porter le message de la « prévention » au plus haut. Portons à présent un regard plus attentif à la progressive ouverture d’espaces d’expression publique à certaines OSI, et à leur activité d’expertise associative dans ces enceintes.

L’épreuve du pouvoir :

L’action publique contemporaine est marquée par une évolution des procédés formels de l’élaboration des politiques publiques qui prévoit de « consulter » la « société civile » en stimulant sa « participation » dans des espaces de « concertation ». On peut ainsi dire que « l’art du compromis et de la conciliation des intérêts divergents apparaissent ainsi comme des passages obligés de l’action polotico-administrative contemporaine ».
Ce sont ces nouveaux procédés qui ont inspiré la réforme des institutions de la coopération internationale intervenue en 1998 et fondant notamment le HCCI (Haut Conseil de la Coopération Internationale) présenté comme une instance délibérative entre groupes associatifs, centres de recherche et acteurs politico-administratifs. Toutefois, la pratique de « l’art du compromis et de la conciliation des intérêts divergents » est une épreuve à double tranchant pour les OSI.
Certes, soutenue par la rhétorique politique du passage d’une démocratie représentative à une démocratie dialogique, la généralisation de ces procédés délibératifs correspondant à « d’autres modes de légitimation politique », ouvre la voie à de « nouveaux registres de la parole publique ». Cette mutation offre par conséquent aux OSI une réelle opportunité de prendre la parole dans des enceintes d’élaboration des politiques publiques, d’aide à la décision et donc proche du pouvoir. Néanmoins, on le voit, il s’agit aussi de véritables outils « d’aide à la gouvernabilité » qui caractérisent de « nouveaux répertoires de l’action publique » plaçant cette fois l’accent sur l’usage que les acteurs politico-administratif peuvent faire de ces outils parfois au détriment de certaines missions que se fixent les OSI .


8.1. La démocratie dialogique :
Avant d’étudier l’activité des membres du HCCI ce qui l’entrave et les bénéfices qu’ils en retirent, il semble intéressant de porter un regard sur la forme que prend cette structure en la resituant dans son contexte de création. En effet, l’écart voire la contradiction que l’on peut constater entre la présentation du HCCI dans les discours qui accompagnent sa fondation d’une part et les différentes procédures qui président à sa création et à son fonctionnement d’autres part, sont un révélateur de ce qui s’y joue et, par la même, du rôle concéder à ses participants. Ainsi, nous aborderons les discours sur le registre de l’ « ouverture » de cette instance paritaire de participation pour nous pencher ensuite sur les formes de fermeture d’un dispositif d’exclusion.

8.1.1. Instance paritaire de participation… :
Le HCCI se présente comme une « instance paritaire de participation » ce qui signifie d’abord qu’elle assure une représentation « paritaire » entre membres issus de l’administration et membres dits de la « société civile » comprenant entre autres des groupes associatifs. Cette formule implique ensuite que les membres qui assistent aux « commissions » du HCCI, sont appelés à « participer », c’est à dire à prendre part de façon active, à l’élaboration des idées et documents qui en ressortent. Cette forme de structuration des groupes prenant part à l’élaboration des politiques publiques n’est pas sans rappeler les « forums de communauté de politique publique où se construisent les normes des échanges politiques qui forment la trame de l’action publique. L’enjeu ici n’est pas le savoir scientifique ou le pouvoir politique en tant que tel mais la construction d’un compromis social permettant d’assurer la régulation des interactions de réseaux de politiques publiques comportant de multiples acteurs ». A l’instar du HCCI, ces espaces sont composés «d’ hommes politiques, de segment de l’appareil d’Etat, d’acteurs sociaux et d’experts reconnus ».

La nécessité d’une concertation régulière avec les divers acteurs privés de la coopération internationale pour assurer un dialogue permanent avec les pouvoirs publics, avait été soulignée dans de nombreux rapports parlementaires dont ceux de Denis Samuel-Lajeunesse dès 1989 et, en 1990, dans le rapport de Stéphane Hessel. Cette idée a par la suite été reprise en octobre 1997 lors des Assises de la Coopération et de la Solidarité internationale tenues sous la double présidence de Jacques Pelletier et de Charles Josselin, alors secrétaire d’État à la Coopération, qui ont proposé la création d’un Haut Conseil de la coopération et de la solidarité internationales. Il s’agissait d’après eux de « favoriser une meilleure concertation entre les acteurs afin de rendre plus efficaces les efforts déployés en faveur de la solidarité internationale ». C’est ainsi que le rapport parlementaire d’Y.Tavernier de 1998, rapport qui précède tout juste et orientera largement la réforme de 1998, va achevé de convaincre des biens faits d’une structure de concertation avec la « société civile » dans le secteur de la coopération internationale au développement quand il déclare :

« Depuis 10 ans, l’heure est à la démocratisation, voire à la désétatisation. Nos concurrents et partenaires, anglo-saxon notamment, ont favorisé le développement d’un secteur non gouvernemental important. […] La France a un retard considérable dans le secteur du développement associatif .»

Dès lors, le HCCI fut fondé et désigné comme « instance consultative placée auprès du Premier ministre », qui émet des « avis » et qui, sur la base d’un programme de travail triennal arrêté par le Premier ministre, formule des « recommandations ». Sa composition témoigne manifestement d’un souci de diversification des acteurs en les choisissant dans des domaines aussi variés que des élus, des syndicats, des universitaires et des associatifs dont la CRF:
- deux députés et deux sénateurs, désignés par leur assemblée respective ; - deux membres du Conseil économique et social, désignés par le Premier ministre sur proposition du président de ce conseil ; - trois maires, trois conseillers généraux et trois conseillers régionaux, désignés par le Premier ministre sur proposition d’une association représentative, respectivement des maires de France, des départements de France et des régions de France ; - trente personnes nommément désignées par le Premier ministre et appartenant : - aux organisations ayant pour activité principale la solidarité internationale ou aux organismes qui les fédèrent ; - aux collectifs d’organisations de migrants, chargées de leur intégration en France, en liaison avec leur pays d’origine ; - aux confédérations syndicales de salariés ; - aux groupements d’employeurs ; - aux organismes mutualistes relevant du code de la mutualité et aux fédérations de mutuelles, de coopératives et d’entreprises de l’économie sociale ; - aux organismes socioprofessionnels ayant développé des partenariats dans le domaine de la coopération internationale ; - aux organismes universitaires ou scientifiques traitant des questions de coopération internationale et de développement.
Le travail de « recommandation » de ces membres se concentre sur un certain nombre de thématiques fixées dans le cadre de sept commissions spécifiques qui comptaient en 2004 : « la  communication du public et l’éducation au développement ; la coopération décentralisée ; la lutte contre la pauvreté , les inégalités et l’exclusion ; le financement du développement ; l’économie et la solidarité ; les négociations internationales, mobilisation des savoirs et concertation des acteurs ; crises, prévention des crises et reconstruction ». C’est précisément au sein de cette dernière commission que la chargée de programme « PPC » de la DOI fut appelée à travailler. Elle y a apporté son expertise en animant, au milieu d’autres groupes, une journée de colloque lors de laquelle son intervention était justement soutenue par le « dossier d’information » étudié plus haut. Nous reviendrons plus tard plus en détail sur l’activité de cette commission.
Durant la période qui accompagnait sa fondation, toute une série de discours, tous tenus par des acteurs politico-administratifs, déclinaient le registre de l’ « émancipation de la société civile » par l’ouverture de procédures de décision auparavant monopolisées par l’Etat. Ainsi, on relève, mis en exergue :
La présentation du HCCI sur son site affiche clairement l’idée de « démocratie participative ».
« La création du Haut Conseil de la coopération internationale (HCCI) relève de la ‘démocratie participative’. Elle procède de l’idée qu’à côté des institutions publiques élues, les organisations représentatives de la société civile s’expriment sur les divers aspects de la coopération internationale et participent ainsi au fonctionnement de notre démocratie. »
J.M Severino, directeur de l’AFD insite sur le « partenariat ».
« Participation multiple à la définition des politiques de coopération avec le partenariat comme cadre de l’action publique, mode de gouvernement favorisé par les acteurs non étatiques. »
J.L. Bianco, président du HCCI jusqu’en 2002 fait valoir la mise en « cohérence » de deux entités ordinairement distinctes, l’ « Etat » et la « société civile ».
« Enfin, la création du Haut Conseil de la Coopération Internationale illustre, par son rattachement au premier ministre, ce désir de dialogue de l’Etat avec la société civile dans un souci de ‘cohérence’ comme l’affirment nos statuts. »
B.Delaye, directeur de la DGCID fait référence à la « démocratie ».
« définition plus démocratique des politiques avec le concours de la société civile ».
Le Commissariat Général au Plan précise « la mission renouvelée des ONG » dans « les nouvelles régulations publiques. »
« Dans le cadre d’une évolution internationale de l’analyse du développement et dans le cadre de la réforme des instruments nationaux de la coopération qui sont touts les deux favorable à une mission renouvelé des ONG dans la politique de l’aide.
[…] s’inscrit dans la réflexion du CGP sur les nouvelles régulations publiques »

Enfin, A.Barrau, dans son rapport parlementaire de 2001, évoque explicitement le vocable d’ « évaluation » faisant référence à l’ouverture des pratiques de la politique de coopération au regard et au jugement d’acteurs dont la compétence est attestée.
« Une première révolution est l’intégration de la culture d’évaluation ».

Si l’on se fonde sur ces propos, on voit émerger des espaces de partage « paritaire » de la parole publique entre de traditionnels représentants élus du peuple et des groupes représentant la « société civile » dont, entre autre, la chargée de programme « PPC » . Ces derniers seraient alors « convoqués en médiateurs entre le ‘ corps social’ et le ‘corps politique’ privés du lien qui les rattachait. ».

8.1.2. … et d’exclusion :
A cet instant, si l’on suit le processus de médiation tel que défini par P.Muller et envisagé en préambule de cette étude, on peut croire à un achèvement parfait de l’expertise associative comme médiatrice de références telles que l’ « évaluation ». On a effectivement étudié la première étape de l’articulation entre nouvelles références cognitive de la technocratisation et l’émergence d’un rôle professionnel des cadres qui travaillent sur leur identité aboutissant à promouvoir l’ « évaluation ». A présent on pourrait penser que s’est effectuée avec succès l’articulation entre le champ cognitif et le champ du pouvoir avec la prise de parole de nouveaux experts associatifs et leur prise de pouvoir dans de nouveaux espaces de délibération. Mais tenir ce raisonnement et conclure sur cette analyse occulterait tout un aspect de la réalité qui concerne d’abord les procédures de sélection des groupes habilités à intervenir dans ces forums et qui, en écartant certains acteurs, écartent également certains enjeux, certaines méthodes et, par la même, limitent largement la marge de manœuvre de ceux qui participent.
Considérons ici les procédures de sélection des participants, leur profil, ainsi que celui de ceux tenus à l’écart de ce droit à la parole publique.

D’abord, le souci de « représentativité » des groupes qui prendraient place au sein du HCCI, élément pourtant revendiqué dans les discours comme on l’a vu, rentre en contradiction avec l’absence de représentation de ces groupes dans le cadre de la procédure qui présidait à la mise en œuvre de la réforme. Effectivement, la conduite des rapports parlementaires n’a visiblement pas conduit à la consultation d’OSI comme nous le montre ces commentaires d’analystes de l’APD, issu du milieu universitaire et associatif.

« La réforme actuelle de la coopération française doit peu aux OSI, pas ou peu consultées. Celles-ci risquent même de perdre un place de choix et de devenir un acteur non gouvernemental parmi d’autres au sein du nouveau Haut Conseil de la Coopération Internationale ».

« Yves tavernier n’a rencontré aucun représentants des citoyens français mobilisés dans les OSI, ni aucun des universitaires et experts qui, depuis des années, scrutent en profondeur le fonctionnement de l’APD. »

« Il est également inquiétant du peu d’écho suscité par cette réforme dans le monde politique et dans celui des ONG, pourtant intéressées au premier chef. Cela constitue une preuve supplémentaire de l’absence de débat démocratique sur la coopération pour le développement en France »

Ce point indique bien que la réforme de 1998 qui donna lieu à la fondation du HCCI, n’a pas bénéficié de l’assentiment des OSI et n’a par conséquent pas non plus suscité leur intérêt pour les modifications qu’elle entendait apporter à la politique de coopération internationale.

De plus, encore faut-il décrire les modalités de désignation des groupes habilités à intervenir au HCCI ainsi que le profil de ses présidents et la composition de son « secrétariat général » intégralement issue de l’administration publique.
Sachant que le HCCI est un organe consultatif placé auprès du premier ministre, il est significatif que ses membres soient tous nommés par lui pour trois ans. Aussi, les seuls à échapper à cette règle sont les deux députés et deux sénateurs désignés par leur assemblée respective. Les autres étant tous soit désignés par le premier ministre après proposition de leur groupe (pour le Conseil économique et social et pour les associations de représentants de collectivités locales) soit nommément désignés par lui. A cela vient s’ajouter le fait que les présidents du HCCI sont tous d’anciens hauts responsables administratifs. Ainsi, J.L Bianco fut président de 1997 à 2002 après avoir été Ministre des Affaires Sociales et de l'Intégration et Ministre de l'Equipement, du Logement et des Transports. Depuis décembre 2002, il est présidé par J.Pelletier ancien ministre de la Coopération. Enfin, Le HCCI est doté d'un « secrétariat général » composé par des mises à disposition de cadres venant de plusieurs administrations. Ils sont « en charge d'animer les commissions de travail aux côtés des présidents et rapporteurs tout en assurant la liaison avec les administrations concernées et en pilotant les études lancées selon les besoins des groupes ». Ils participent également à l'organisation des colloques et à l'activité de communication extérieure.

De cet état de fait, il résulte que le profil des OSI participants aux commissions de travail du HCCI est soigneusement sélectionné sur la base, d’abord de leur taille, mais surtout des finalités qu’elles entendent promouvoir et sur la base des rapports qu’elles entretiennent avec les pouvoirs publics.
Pour ces motifs, nombre d’OSI ne sont pas invitées à donner leur avis sur les questions débattues. Par exemple, toute une frange d’OSI, relevant de la mouvance des « french doctors » essentiellement orientées vers les actions d’urgence et relativement hostiles à l’intervention des pouvoirs publics sur le terrain de l’humanitaire, se tiennent et sont tenues à l’écart de ce forum. Au premier rang de ces thuriféraires de l’humanitaire indépendant des pouvoirs publics tant financièrement que dans son droit à intervenir sur tous les terrains, s’affirme MSF. En effet, n’adoptant pas de stratégie fédérative, et concentrant ses efforts de recherche au sein de sa Fondation et sur l’interpellation plutôt que sur la participation à l’élaboration de politique publique, MSF ne figure pas sur la liste des membres du HCCI.
Autrement, on remarque l’absence d’OSI pourtant très impliquées dans l’analyse des politiques de coopération et par conséquent sans aucun doute dotées d’une capacité d’expertise dans ce domaine. Ainsi par exemple, l’association Survie ou Agir Ici restent en dehors du HCCI et revendiquent un rôle de plaidoyer au sein de l’Observatoire Permanent de la Coopération Française et publiant des rapports critiques sur la politique de coopération dont le plus connu est intitulé « les dossiers noirs de la politique africaine de la France ».
Il en résulte que les OSI invitée à participer aux commissions du HCCI sont d’importantes organisations ayant traversé un mouvement de professionnalisation, entretenant des rapports réguliers avec les pouvoirs publics, non orientées exclusivement vers les interventions d’urgence et dotées d’une capacité d’expertise reconnue mais orientée vers des enjeux techniques plus que de subversion politique. A noter que la CRF correspond typiquement à ce profil à la différence près qu’elle entretient, on l’a dit, davantage de liens encore avec les pouvoirs publics.

Au regard de ces précisions, on comprend que si la réforme entend favoriser l’ « art du compromis » par la « concertation » pour mettre en « cohérence » la « société civile » et l’ « Etat » dans le secteur de la coopération internationale, ce n’est pas au prix du dépassement d’antagonismes profonds pouvant remettre radicalement en cause le fonctionnement et l’organisation de ce secteur de politique publique. Il s’agit bien plutôt d’un compromis bien organisé.
8.2. Le compromis technocratique :
Dans une étude du CGP, publiée en 2001, commandée par le Premier ministre et intitulée « Etat et ONG, pour un partenariat efficace » on peut lire « les ONG peuvent être des opérateur qui transcendent les orientations politiques car la permanence de leur engagement répond aux vicissitudes de la volatilité politique ». Ce commentaire est tout à fait révélateur du rôle consensuel que l’administration prête aux OSI et laisse augurer de la forme de compromis qui se joue dans cette rencontre.
Compte tenu des formes d’exclusion qui régulent l’accès au HCCI, plutôt qu’à « l’intégration de la culture d’évaluation » dont parlait A. Barrau, on assiste à l’intégration d’une culture du compromis et de la discussion bien tempérée s’éloignant de toutes querelles politiques ou idéologiques. Ainsi, plus qu’un « compromis social », c’est une sorte de compromis technocratique qui semble s’instaurer entre des parties prête à s’entendre, respectant les mêmes règles, s’accordant sur un consensus « délimitant le champ des alternatives acceptables » et garantissant pour chacune d’elle l’obtention de certaines contre-parties et la « poursuite d’un échange politique ».

8.2.1. Travailler au consensus mou:
Poursuivant l’analyse des dispositifs d’exclusion contredisant l’ « ouverture » affichée du HCCI, on peut à présent s’intéresser aux formes de clôture des débats internes à la commission de travail intitulée « crise, prévention des crises, reconstruction » laquelle fut animée par la chargée de programme « PPC » et le directeur de la DOI. Effectivement, l’analyse du fonctionnement de cette commission et du débat qui s’y déroule, illustre clairement la logique consensuelle dont résulte l’objectif de « cohérence » affiché par le HCCI. Ainsi, « face à des problèmes de sociétés engageants des oppositions aux apparences inconciliables, l’appel aux consultations publiques se manifeste comme un mode de gestion des différents caractérisé par le refus des rapports de forces politiques et idéologiques bruts et par l’évocation du retour à la communication de face à face dont l’objectif principal est de retrouver des consensus. »


D’abord, si l’on s’arrête sur l’organisation et le fonctionnement de la commission de travail, on relève un effort certain d’orchestration du compromis par l’administration qui en la charge.
Confirmant les remarques mentionnées plus haut sur le souci d’une diversité apparente conjuguée à l’impératif de « cohérence », la composition de la commission, du groupe de travail et des intervenants au colloque comprennent un panel d’universitaires, de consultants, d’associatifs et de personnels administratifs, mais ces formations ne comprennent en revanche pas un panel représentatif du monde de chacun de ces acteurs. Concernant le monde associatif, l¬ es seules OSI à y prendre part sont de grandes organisations comme Médecin Du Monde, Fédération internationale de la ligue des droits de l homme, Handicap International, CARE ou Mass Education. Ceci indique que les conditions de la « cohérence » sont à chercher d’abord dans l’homogénéité des participants.

La commission « crise, prévention des crise et reconstruction »:
président : directeur général Médecins du Monde secrétaire générale - représentant Fédération intern. des ligues des droits de l'Homme, le président Fondation de France, le président de la Croix-Rouge française, vice-président du Conseil général des Côtes d'Armor, député-maire de Paray-le-Monial, 3 membres de la CRF, 3 représentants du MAE, représentant MCNG, un représentant Assemblée Nationale, représentant Agence française de développement.

Le groupe de travail « la prévention des risques naturels » :
La chargée de programme « PPC » CRF, un géographe IRD, le Secrétaire générale de la Fédération internationale des droits de l’homme, le délégué général du SEFI, la sous directrice à la, sous direction de DAH, le président du groupe URD, le secrétaire général du HCCI, un chargé de recherche environnement, biodiversité, développement durable DGCID/ sous direction recherche, le délégué à l’action humanitaire DAH.

Intervenants au colloque :
2 chargés des programmes DIPECHO, chargé de mission climat et système d’information du MAE, représentant Conseil d’orientation pour la prévention des risques naturels majeurs du Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable (MEDD), chef de mission des relations internationales Ministère de l’Intérieur, expert ressources naturelles de la Banque inter américaine de développement, chargée de programme pro-vention du FICR, expert consultant de l’université de Greenwich, directeur de la DOI CRF, Chargée de programme « PPC » CRF, représentant de Mass Education, responsable des opérations exceptionnelles de Handicap International, assistante urgence de CARE USA.

De plus, au regard de cette liste, il est notable que l’espace d’élaboration du cadre du débat voit une sur-représentation de personnels administratifs et que les groupes associatifs ne soient véritablement présents de façon « paritaire » qu’en qualité d’intervenants. En effet, les membres de la « commission » et du « groupe de travail », pris comme lieu de définition des thèmes discutés, de production des documents d’appui et de sélection des intervenants, sont, mise à part les membres de la CRF, essentiellement des personnels administratifs. Il faut également souligner que les membres du secrétariat général du HCCI, cadres mis à disposition par divers administration, « pilotent les travaux » en participant activement à la préparation des colloques, en concourrant à la rédaction des documents et en assurant la liaison avec les intervenants extérieurs ainsi qu’avec les administrations intéressées. C’est ainsi par exemple que l’assistante de la chargée de programme « PPC » devant l’aider à rédiger le « dossier d’information », travaillait au secrétariat général du HCCI mais était rémunérée par la CRF. Ces quelques éléments témoignent d’un souci de mise en « cohérence » par la prégnance d’acteurs administratifs sur la définition du cadre du débat et avec celui-ci « une sélection de l’univers du pensable autour de ces questions consistant à imposer les problématiques légitimes ».

Par ailleurs, si l’on porte un regard, non plus sur l’organisation en amont, mais sur le déroulement des débats depuis la commission jusqu’au colloque, on s’aperçoit que l’orchestration du compromis en amont aboutit à l’élaboration d’un consensus mou en aval plutôt qu’à une adhésion pleine et entière débouchant sur une quelconque action conjointe. Effectivement, il apparaît que l’opération préalable de sélection soigneuse des participants et de cadrage des débats par l’administration ne suffise pas à susciter un engouement pour le thème de la « PPC » de la part des groupes associatifs. Il s’avère plutôt que les participants sont au pire indifférents et au mieux en accord sur des questions traitées sous un angle technico-gestionnaire.
Si l’on se concentre sur les échanges entre groupes associatifs, on voit clairement que les participants ont finalement davantage été sélectionnés pour leur capacité d’expertise et leurs options relativement non subversives que pour leur intérêt et leur accord a priori sur les thèmes abordés.
En effet, initialement intitulée « crises, prévention des crises et reconstruction », cette commission était essentiellement consacrée à l’enjeux des « crises politiques ». Il s’ensuivit que le président de la commission, directeur général de MDM faisait travailler ses étudiants sur la « reconstruction » tandis que quelques autres étudiaient la « veille politique ». C’est bien la CRF qui a du lourdement insisté, lettre du président Gentilini en été 2003 à l’appui, pour que soit incluse la thématique « PPC ». Dès lors, c’est la chargée de programme « PPC » et le directeur de la DOI qui ont assuré les travaux sur ce sujet au sein de la commission et qui se sont efforcés, là encore, d’intéresser de nouveaux partenaires de sorte que « cette approche stratégique, une fois que l’on en est à la construction des objectifs, suppose de sortir d’une première approche en terme de forum et de se placer dans une approche en terme de construction de références communes ».  L’extrait d’entretien suivant montre cependant que la construction de références communes et de compromis n’est en fait pas acquise et qu’il n’est pas aisé de « s’entendre sur comment on appelle les choses ».

« Si tu veux au HCCI, le but c’est d’émettre des recommandation auprès du premier ministre, ça c’est le but du HCCI, donc ça y est les recommandation ont été faite par le conseil du HCCI euh…voilà…après il faut voir avec les ONG si on peut faire quelque chose.

Oui, parce qu’en fait y en a pas mal qui font pas de prévention, je veux dire MSF et d’autres ONG plus urgentistes quoi.
euh…oui…par contre pour d’autres je veux dire ils en font quoi…euh…que ce soit HI ou ACF et même OXFAM par exemple, d’une façon ou d’une autre ils font des choses sur la prévention par ce qu’il font de la prévention inondation ou de la prévention sécurité alimentaire ou des choses comme ça…donc à un moment donné c’est voir qu’est ce qu’ils font et si on peut s’appuyer là dessus même si leur donne pas ce nom là…ACF ils appellent ça eau et assainissement mais dedans il y a un volet qui est lié aux inondations et qui…relève de la prévention en fait, de la préparation…simplement c’est de s’entendre sur comment on appelle les choses et…voilà. »

De cette difficulté à se rejoindre sur le vocable de « PPC » et à débattre sur les questions de fonds qui peuvent y être associées, il va résulter un consensus mou sur des aspects techniques. Par exemple, il n’est fait référence que sur un registre technique et financier au clivage urgence/développement souligné plus haut et fondateur de l’inscription de la « PPC » dans le champ des OSI. Effectivement, à aucun moment de la rencontre n’est évoquée la question de la légitimité de l’action de solidarité internationale à intervenir sur le plan de la prévention comme le conteste par exemple MSF. Ici, la question de la légitimité est éludée au profit de questions d’ordre technique qui ne trouvent d’ailleurs pas de réponse ni ne suscite de partenariat en se bornant à la présentation de quelques cas ayant trait à la « PPC ». Ainsi, chaque intervenant associatif avec l’appui de consultants scientifiques va présenter son expérience, soumettre son expertise et revenir sur les aspects les plus techniques de son expérience, ses procédures, ses terrains, sans doute pour tenter de donner corps à cette notion mal admise de « PPC ». A aucun moment non plus n’est abordée la question de la revendication auprès des bailleurs de fonds de consacrer davantage de moyens au « développement » à une période où l’ « urgence » est la ligne principale de leur financement. La encore cette question est envisagée uniquement sous l’angle technico-gestionnaire de savoir comment, à quel moment et auprès de qui s’adresser pour maximiser ses chances de financement.
Les interventions du directeur de la DOI à ce sujet lors du colloque sont significatives :

« L’intervention en amont des catastrophes est le parent pauvre de la stratégie de coopération. Les financements d’ECHO vont à 98% à l’urgence et c’est un problème pour la prévention qui est une partie du développement finalement mais qui est à cheval entre l’urgence et le développement aussi donc il sera difficile de trouver une oreille attentive du côté d’ECHO.
[…] Il va s’agir d’être attentif à l’approche des conférences de Yokohama et de Kobbé qui sont des moments et de espaces de promotion de la prévention.
[…]Il faut surtout savoir mobiliser après une catastrophe car c’est un moment clef dans lequel la population, les institutions sont sensibilisées.
[…] Il ne faut pas élargir la définition de la prévention parce que sinon on va dire adressez vous au guichet aide au développement et demandez au gouvernement une ligne de financement spécifique. »

Les participants administratifs, quant à eux, se bornent à favoriser tant bien que mal la mise en « cohérence » de ces acteurs et de conseiller aux associations de tâcher de se regrouper dans un ensemble qui permettrait de les identifier et donc de les financer. Les propos de la représentante de la Délégation à l’action humanitaire de la DG CID du MAE sont clairs :

« Si la question c’est de faire entrer la prévention dans un délégation du MAE, alors il faut fonder une structure de coordination avec un chef de fil qui est investit et responsable d’un projet.
[…]Il est important dissocier urgence et développement dans les activités de prévention pour faciliter la tâche de l’Etat qui catégorise en administrations indépendantes. »

Finalement, on voit clairement se dessiner l’échec d’une entente sur des questions de fonds au profit d’un vague consensus sur le projet tout aussi vague de « regroupement » qu’aucune associations n’est prête à organiser par manque de temps et de moyens, ou celui non moins vague « d’exiger des moyens du gouvernement même si ça prendra du temps » tel que l’affirme le directeur de la DOI en conclusion du colloque.
Ce constat d’échec est d’ailleurs assez mal vécu par la chargée de programme « PPC » qui s’était engagée dans l’activité d’expertise, on l’a vu, sur le mode de la revendication politique, de l’interpellation des pouvoirs publics réclamant des actions précises mettant en œuvre des solutions précises. En effet, tout juste avait elle exposé, dans un laps de temps de 20 minutes, la synthèse de son « dossier d’information » en insistant bien sur les diverses solutions qu’il prescrivait, que se sont succédés, pendant le temps restant, des enjeux technico-gestionnaires. C’est ainsi que par exemple, en conclusion du colloque, elle a plusieurs fois déploré l’absence de certains décideurs et l’absence de soutient plus marqué du MAE. A l’issue de cette rencontre elle manifestera encore une grande déception en disant :

« C’est quand même dommage… on fait un travail, on essaie de se faire entendre et les gens ne viennent pas… c’est décevant »
Faisant cette fois plutôt référence au manque d’intérêt des OSI, elle m’expliquera :plus tard :

« C’est qu’au prix d’un travail acharné qu’on a réussi à intéresser un peu les autres membres à nos travaux, ou… pour avoir au moins leurs commentaires sur les documents qu’on produisait ! Au final, je pense qu’on en a modestement  éclairé quelque uns mais… ce fut dur ! »




En définitive, à ce stade, on peut se poser la question de comprendre quels sont les motifs que se donnent les protagonistes de ce forum pour continuer à investir sur ces rencontres. Quelles sont, au fond, les contre-parties que retirent les parties prenantes ?
On peut d’abord supposer que l’Etat y trouve une voie de « refroidissement des enjeux » en invitant à la « cohérence » et au « regroupement » des acteurs qui ont fait la preuve de leur expertise mais qui apportent surtout la garantie d’appartenir à d’importantes OSI largement technocratisées et ne défendant pas de position subversive. Cette réponse, bien que tenable, laisse néanmoins dans l’ombre une question importante. Pourquoi l’Etat s’ingénierait il a refroidir les enjeux là où il ne sont pas vraiment chauds ? Effectivement, la politique de coopération internationale de la France bien que relativement impopulaire est aussi assez méconnue du public. Hors mis quelques acteurs impliqués, il n’est pas vraiment de critiques de ce secteur susceptible de délégitimer l’Etat.
En outre, quel bénéfice les OSI en général et la CRF en particulier retirent-elles de ce type de rencontres qui, on l’a vu, ne débouche sur aucun partenariat durable ni aucun financements directs pour leurs opérations ?

8.2.2. Légitimation croisée entre Etat et OSI:
On peut voir, dans ce jeu de rencontres et de revendications, les formes d’une légitimation croisée entre acteurs pris dans un contexte d’interdépendance réciproque et asymétrique ayant chacun besoin l’un de l’autre pour atteindre ses propres objectifs.

Le premier bénéfice que retirent les OSI de la participation à ces forums, c’est précisément l’affichage de cette participation. En effet, si certaines OSI comme MSF trouvent une reconnaissance de leur capacité d’expertise en s’appuyant sur le crédit scientifique qu’apportent l’entretien de rapports réguliers avec des universitaires au sein de sa Fondation, la CRF ne peut, a contrario, pas s’appuyer sur un réseau de soutien académique aussi large. Encore, si des OSI plus critiques parviennent à s’organiser en collectif tel que l’Observatoire Français de la Coopération Internationale qui publie de nombreuses analyses du fonctionnement de la coopération internationale et jouissant d’une large audience, la CRF n’entretient pas d’activité de recherche susceptible d’être publiée et diffusée auprès du public. Ainsi, dans une perspective d’aboutissement du processus de légitimation de sa capacité d’expertise, la CRF requiert un espace duquel elle puisse se rendre visible. Or, c’est bien cette exposition que lui offre la participation aux commissions du HCCI. En effet, surtout pour la CRF qui entretient des rapports étroits avec les pouvoirs publics, « c’est sans doute la ‘commission d’expert’ qui incarne le mieux l’équipement étatique de l’expertise. […]L’appartenance à une commission ou à un conseil constitue bien un label qui peut être mentionné comme garantie de sérieux, mais aussi de la connaissance de la procédure d’expertise. »
Ainsi, après la participation à ce forum, l’un des tout premier au sein d’une commission étatique, la chargée de programme « PPC » va pouvoir aller vers d’autres espaces de « concertation » et de « consultation » de « représentants de la société civile » capable de prouver leur capacité d’expertise. L’extrait d’entretien suivant donne un exemple de la participation à un « colloque » au sein duquel elle « apporte (leur) expertise » :

« Oui et, il y aura d’autres choses après le HCCI ?
[…] Après oui, y a plein d’autres choses à faire…enfin moi j’essaie de me battre pour qu’il y est d’autres choses cette année on a fait… enfin c’est pas nous qu’avons organisé directement le truc, c’était au niveau de la DOS…On a reçu un financement pour un projet européen qu’on mène avec d’autres sociétés nationales Croix Rouge d’Europe…et donc c’est vrai que nous avec L. on a essayé d’apporter notre expertise sur tout ça pour que…euh…ce colloque, qui était très européen donc qui a priori ne concernait pas l’international, qu’on puisse quand même y participer et euh… c’est ce qu’on a fait et je pense que c’était intéressant parce que du coup il y avait plein de scientifiques, il y a eu plein de choses qui se sont dites qu’étaient super intéressantes euh…, enfin ça a été deux jours de colloque au niveau européen, financé par la communauté européenne et voilà…»
Ensuite, la griffe apposée par la participation à une commission au sein d’une structure institutionnelle permet d’exporter son expertise dans des espaces plus sélects mais plus visibles encore.
C’est précisément la posture de la CRF dont la chargée de programme « PPC » a pu, après le HCCI, accéder à des conférences internationales telle que la Conférence internationale sur la prévention des catastrophes naturelles de Kobé de 2005. Il est à noter, et nous y reviendrons, que cette invitation fut lancée par le gouvernement français, intégrant ainsi la CRF dans sa délégation nationale. L’extrait d’entretien suivant illustre l’effet d’entraînement qu’a suscité la participation de la CRF au HCCI, favorisant sa reconnaissance comme « acteur important ».

«  Les activités du HCCI c’était une bonne chose ?
Oui, enfin ça a été un des éléments de lobbying je crois qu’ont été intéressant…c’est pareil ça a pas un impact énorme, mais on s’est battu pour faire ce travail à la commission, et…on a bien fait…parce qu’on a sorti un rapport qui est ce qu’il est mais qui existe, voilà qui sort du HCCI, qu’on a diffusé, que j’ai…parachuté tout le monde (rires) à Kobé avec mon rapport dans le monde entier…si tu veux après, ça nous a permis d’être reconnu comme un acteur important la Croix Rouge française dans ce domaine…et d’avoir sensibilisé quelques partenaires dans ce domaine aussi… Si il y avait pas eu le travail au HCCI, je pense qu’on aurait pas été invité à Kobé par exemple…parce que la c’est vraiment le gouvernement français qui nous a demandé de nous joindre à la délégation à Kobé donc…voilà…et là on nous demande aussi par exemple d’intervenir pour la…la préparation de la conférence de Bonn qui va avoir lieu en mars et qui est organisée sur les systèmes d’alerte dans la lignée de Kobé. »


Par ailleurs, à travers la présence d’OSI dans les commissions qu’il organise, il faut bien saisir que l’Etat cherche en retour une légitimation. En effet, ces commissions sont souvent un préalable à l’invitation des OSI dans les délégations du MAE et du MEDD dans le cadre de grandes conférences internationales au sein desquelles les OSI jouent le rôle d’experts appuyant les positions de la France.
Si l’on s’appui sur les recommandations des rapports parlementaires et sur les commentaires d’acteurs institutionnels, l’argument est explicite de l’appui que peuvent constituer les OSI auprès de l’Etat français dans le cadre des négociations internationales. Effectivement, le mouvement avéré de transfert massif de l’APD vers les organisations internationales induit un nouvel enjeu de répartition des ressources financières vers les opérateurs de l’aide. Concernant l’Union Européenne en particulier, l’enjeu est grand pour la France d’apparaître comme un acteur capable de mettre en œuvre les ressources du Fond Européen de Développement. Or, la visibilisation et la légitimation des OSI françaises comme opérateurs efficaces de l’aide et dotés d’une capacité d’expertise apparaît comme un moyen pour le gouvernement de plaider en faveur d’une délégation de la mise en œuvre de l’aide communautaire par la France. Dès lors, on comprend mieux les motivations d’une concertation plus étroite avec les OSI. Ces quelques exemples nous le confirment :

Dans le rapport parlementaire d’Yves Tavernier :
« La mise en œuvre de l’aide communautaire, devrait être déléguée aux opérateurs de celui des Etats membres dont l’aide aux pays bénéficiaire est la plus importante ».

Dans une étude du CGP :
Une partie entière y est consacrée à décrire comment « renforcer le poids international des ONG ». Soit en leur attribuant plus de fonds ce qui agirait comme levier pour obtenir des fonds auprès des bailleurs dans un contexte de concurrence ente ONG. Soit en encourageant leur regroupement et leur capacité d’expertise pour favoriser leur rôle de plaidoyer et de lobbying pouvant permettre de conforter un rapport de forces entre Etat. Cette étude précise encore que le MAE ou le Ministère de l’Environnement et du Développement Durable associent déjà des ONG dans les délégations françaises de grandes conférences internationales pour négocier avec d’autres Etats.

Dans une publication du HCCI, on peut lire les points de vue suivants :
J.M Severino, directeur de l’AFD explique que les organisations multilatérales sont des arènes majeures où se cristallisent les politiques publiques et qu’il est donc impératif d’avoir une vraie stratégie permettant à la France d’y être fort et d’être en mesure de concurrencer les pays anglo-saxons 
B.Delaye, directeur de la DGCID affirme qu’il devient de plus en plus nécessaire de faire transiter davantage de fonds par les ONG et les collectivités locales pour leur favoriser un accès direct au FSP. Pour ce faire il préconise la publication d’un vade-mecum sur le co-financement des projets des OSI dès 2002.

Il est notable que le HCCI semble parfaitement intégrer cet objectif d’une meilleure visibilité des OSI au sein des Organisations Internationales avec la création d’une commission intitulée « Négociations internationales, mobilisation des savoirs et concertation des acteurs ». Effectivement, prenant acte du fait que « la coordination des positions, le travail d'influence et la représentation de la France, au niveau adéquat, requièrent enfin une gestion rigoureuse et globale des agendas internationaux. » Le HCCI se donne clairement pour but de « mobiliser les compétences et les savoirs (expertises scientifiques et techniques) sur les sujets traités dans les négociations internationales » et « d’organiser les concertations pour favoriser la collégialité des positions » pour faire face à « la complexité technique des questions internationales et l'importance croissante des "dossiers globaux" » qui « rendent de plus en plus nécessaire une expertise scientifique et technique pluridisciplinaire et collégiale pour préparer les positions de négociations, analyser les enjeux et mettre en œuvre les décisions arrêtées ».

Ces quelques éléments de réflexion nous permettent de voir sous un jour nouveau les formes de collusions qu’il peut y avoir entre les personnels politico-administratifs et la CRF, collusions qui s’initient et se dessinent au sein du HCCI.
Après avoir participer au colloque sur « la prévention des risques naturels » organisé par le HCCI, la Délégation à l’Action Humanitaire (DAH) s’est effectivement rapproché de la CRF en demandant à la chargée de programme « PPC » de se joindre, comme on l’a dit, à leur délégation à la Conférence internationale sur la prévention des catastrophes naturelles de Kobbé. Il semble que la DAH soit bien des « partenaires qu’on a sensibilisé, qui s’intéressent à la thématique ». Pour autant, ce soutien ne s’est traduit pour l’instant que par leur invitation à les soutenir en retour au sein de conférences et de négociations internationales. Il n’est jusqu’alors aucun financement supplémentaire qui n’ait été accordé par le gouvernement, ni non plus de groupe de rencontre inter-ministérielle organisé par lui.
Cet extrait d’entretien relate assez clairement l’intérêt de la DAH pour le thème de la « prévention », ses invitations au temple mais l’absence d’évolution des ressources engagées pour sa promotion. Ce constat permet de présumer avec force que le gouvernement est davantage soucieux de sa légitimation au sein des OI, légitimation à laquelle l’expertise de la CRF contribue, que de la promotion de nouvelles catégories d’intervention publique qui impliquerai de sa part la mobilisation de ressources financières et humaines.

Oui d’accord, et par l’intermédiaire de qui le gouvernement vous sollicite ?
Là…c’était la DAH parce que c’était la DAH qui était euh…en charge de la…qui conduisait la délégation française à Kobé...

D’accord.
Et c’était la DAH qui était présente, le responsable de la DAH, C.R, qui était présent dans la dans notre commission au HCCI, donc voilà c’est…voilà et euh…C.G qui était son adjointe qui est venue au petit colloque qu’on avait fait en octobre l’année dernière…donc voilà c’est des partenaires qu’on a sensibilisé, qui s’intéressent à la thématique et qui nous soutiennent tant bien que mal…pas tellement financièrement parce qu’ils ont pas les moyens mais qui voilà…qui nous reconnaissent une place…après à nous de décider de surfer la dessus, de pousser, d’être présent. »
[…]
Les représentants de la DAH ont été parmi ceux qui se sont le plus intéressés à nos travaux dans la commission HCCI. Ils ont également présidé la délégation française à Kobé…Mais en tout cas… ils n’ont pas de financement pour ça, ce serait plutôt la DGCID…ils ont essayé de la pousser à participer mais sans grand succès en fait…aussi, Christian Rouyer, l’ancien délégué, a insisté pour que la nouvelle loi des finances intègre une ligne budgétaire sur la thématique… c’est déjà ça… mais encore faut-il qu’elle soit abondée…Et puis le MEDD, c’est un interlocuteur actif sur la thématique en France, mais pas vraiment à l’étranger… R.F, notre interlocuteur, était à Kobé, et c’est son ministre qui s’est déplacé…mais ils n’ont pas plus de financement.
[…]
En fait, il existe soi-disant une plate-forme interministérielle pour la réduction des désastres mais dans les faits elle ne fonctionne guère…


A l’issue de cette analyse on constate bien que la voie de l’institutionnalisation de la CRF s’établit par un « double circuit de légitimité ». Ce circuit repose sur la rencontre de l’intérêt de l’Etat à s’appuyer sur et leur expertise dans les OI et intérêt de la CRF de porter son message au delà d’une commission qui n’est qu’ un passage obligé, un tremplin vers ces OI sans véritablement parvenir à susciter de coalition de cause entre OSI ni à produire des idées suivies par les décideurs. Il s’agit finalement de « pérenniser un mécanisme à double détente : d’une part les pouvoirs publics recherchent un retour de l’Union européenne et une promotion de la représentation française, mais d’autres part les ONG française ne peuvent prétendre à ces financements européens que si elles bénéficient de la reconnaissance nationale ».
















TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION …………………………………………………………………….………………...6


 TOC \o "1-5" \h \z \u  HYPERLINK \l "_Toc118700006" CHAPITRE I. les voies contradictoires de la professionnalisation : le bouleversement du monde associatif 37

 HYPERLINK \l "_Toc118700007" SECTION 1. Un long mouvement de technocratisation  PAGEREF _Toc118700007 \h 39

 HYPERLINK \l "_Toc118700008" § 1. L’association face à l’Etat : 40
 HYPERLINK \l "_Toc118700009" 1.1. La « Croix Rouge » dans l’Etat : 40
 HYPERLINK \l "_Toc118700010" 1.1.1. Aux origines de la « Croix Rouge », la neutralité : 40
 HYPERLINK \l "_Toc118700011" 1.1.2. La « Croix Rouge » et son organisation : 42
1.1.3. La Croix Rouge française, un rapport régulé à l'Etat …………………………….45
 HYPERLINK \l "_Toc118700012" 1.2. L’Etat dans la « Croix Rouge » :  PAGEREF _Toc118700012 \h 50
 HYPERLINK \l "_Toc118700013" 1.2.1. La perméabilité aux technologies et personnels administratifs: 50
 HYPERLINK \l "_Toc118700014" 1.2.2. Des partenaires sur le terrain: 53

 HYPERLINK \l "_Toc118700015" § 2. L’association face à l’entreprise : 56
2.1 La spécialisation des fonctions: 57
 HYPERLINK \l "_Toc118700017" 2.1.1. Complexification de la structure bureaucratique : 57
2.2.2 La création de la DOI: 61
 HYPERLINK \l "_Toc118700019" 2.2. La technicisation des tâches :…………. 65
 HYPERLINK \l "_Toc118700020" 2.2.1. La standardisation des procédures : la fondation des ERU: 65
2.2.2. L'élargissement du recrutement: la formation des ERU 69

SECTION 2. La contradiction des membres associatifs……………………..………..73

§ 3. La vie associative: 74
 HYPERLINK \l "_Toc118700031" 3.1. Assembler par le décloisonnement : 74
 HYPERLINK \l "_Toc118700032" 3.1.1. Décloisonnement privé/ professionnel: l’engagement : 75
 HYPERLINK \l "_Toc118700033" 3.1.2. Décloisonnement hiérarchique :la participation :  PAGEREF _Toc118700033 \h 77
 HYPERLINK \l "_Toc118700034" 3.2. Rassembler par les mythes d’organisation:  PAGEREF _Toc118700034 \h 79
 HYPERLINK \l "_Toc118700035" 3.2.1. La célébration du passé :  PAGEREF _Toc118700035 \h 79
 HYPERLINK \l "_Toc118700036" 3.2.2. L’idéalisation du bénévolat :  PAGEREF _Toc118700036 \h 82
 HYPERLINK \l "_Toc118700037" 3.2.3. La sacralisation du terrain :  PAGEREF _Toc118700037 \h 84

 HYPERLINK \l "_Toc118700023" § 4. L’identité associative :  PAGEREF _Toc118700023 \h 87
 HYPERLINK \l "_Toc118700024" 4.1. Le rejet de l’entreprise :  PAGEREF _Toc118700024 \h 87
 HYPERLINK \l "_Toc118700025" 4.1.1. La standardisation ou la redéfinition du volontariat:  PAGEREF _Toc118700025 \h 87
 HYPERLINK \l "_Toc118700026" 4.1.2. La codification ou le rétablissement de la hiérarchie :  PAGEREF _Toc118700026 \h 90
 HYPERLINK \l "_Toc118700027" 4.2. Le rejet de l’Etat :  PAGEREF _Toc118700027 \h 93
 HYPERLINK \l "_Toc118700028" 4.2.1. L’Etat moqué :  PAGEREF _Toc118700028 \h 93
 HYPERLINK \l "_Toc118700029" 4.2.2. L’Etat redouté :  PAGEREF _Toc118700029 \h 95


CHAPITRE II. les acteurs et les scènes multiples de la consécration: l'émergence et la reconnaissance partielle de l'expertise associative………………………………….98

 HYPERLINK \l "_Toc118700039" SECTION 3. la promotion des cadres professionnels  PAGEREF _Toc118700039 \h 100

 HYPERLINK \l "_Toc118700040" § 5. Les salariés prennent la main:  PAGEREF _Toc118700040 \h 101
 HYPERLINK \l "_Toc118700041" 5.1. La formation d’un marché du travail humanitaire :  PAGEREF _Toc118700041 \h 101
 HYPERLINK \l "_Toc118700042" 5.1.1. Les instruments et le recrutement des compétences :  PAGEREF _Toc118700042 \h 101
 HYPERLINK \l "_Toc118700043" 5.1.2. La stabilisation des compétences :  PAGEREF _Toc118700043 \h 106
 HYPERLINK \l "_Toc118700044" 5.2. Les marges de l’administration associative :  PAGEREF _Toc118700044 \h 110
 HYPERLINK \l "_Toc118700045" 5.2.1. Les salariés du siège garants du « cadre » :  PAGEREF _Toc118700045 \h 110
 HYPERLINK \l "_Toc118700046" 5.2.2. L’information comme ressource des cadres :  PAGEREF _Toc118700046 \h 115

 HYPERLINK \l "_Toc118700047" § 6. Les experts prennent la parole : 119
 HYPERLINK \l "_Toc118700048" 6.1. Les soutiens internes de l’expertise :  PAGEREF _Toc118700048 \h 119
6.1.1. Sortir d'une définition technico-gestionnaire des instruments:……………...120
6.1.2. L'appel à la mobilisation d'outils cognitifs:………………………………………..123
 HYPERLINK \l "_Toc118700049" 6.2. Le passage au politique : 126
 HYPERLINK \l "_Toc118700050" 6.2.1. La souffrance à distance :  PAGEREF _Toc118700050 \h 126
 HYPERLINK \l "_Toc118700051" 6.2.2. Nouveaux terrains, nouveaux combats :  PAGEREF _Toc118700051 \h 128

 HYPERLINK \l "_Toc118700052" SECTION 4. savoir etre, savoir faire, savoir et…pouvoir ?  PAGEREF _Toc118700052 \h 134

 HYPERLINK \l "_Toc118700053" § 7. Les preuves d’expertise :…………………………………….………………………... 135
 HYPERLINK \l "_Toc118700054" 7.1. La mobilisation de ressources cognitives et normatives:  PAGEREF _Toc118700054 \h 135
 HYPERLINK \l "_Toc118700055" 7.1.1. Langage de l’évaluation :  PAGEREF _Toc118700055 \h 135
 HYPERLINK \l "_Toc118700056" 7.1.2. Jugement et langage de vérité :  PAGEREF _Toc118700056 \h 138
 HYPERLINK \l "_Toc118700057" 7.2. La démarche de l’expert 143
 HYPERLINK \l "_Toc118700058" 7.2.1. Le cadrage :  PAGEREF _Toc118700058 \h 143
 HYPERLINK \l "_Toc118700059" 7.2.2. L’enrôlement difficile : 145

§ 8. L'épreuve du pouvoir:…………………………………………………..……………….151
 HYPERLINK \l "_Toc118700061" 8.1. Démocratie dialogique :  PAGEREF _Toc118700061 \h 152
 HYPERLINK \l "_Toc118700062" 8.1.1. Instance paritaire de participation…:  PAGEREF _Toc118700062 \h 152
 HYPERLINK \l "_Toc118700063" 8.1.2. …et d’exclusion : 156
 HYPERLINK \l "_Toc118700064" 8.2. Le compromis technocratique :  PAGEREF _Toc118700064 \h 159
 HYPERLINK \l "_Toc118700065" 8.2.1. Travailler au consensus mou :  PAGEREF _Toc118700065 \h 159
 HYPERLINK \l "_Toc118700066" 8.2.2. Légitimation croisée entre Etat et OSI:  PAGEREF _Toc118700066 \h 165


CONCLUSION………………………………………………………………………...………………….172




 BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, Bibliothèque des textes philosophique, Vrin, 1999.
 DEVIN Guillaume, « Les ONG et les pouvoirs publics : le cas de la coopération et du développement », Pouvoirs, (88), 1999, p. 65-78.

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 CHEVALLIER Jacques, « L’association entre public et privé », revue de droit public et de la science politique, 4, 1981.
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 Ibid.
 PINCON Michel, PINCON CHARLOT Monique, Op. Cit
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 ARBORIO Anne Marie, FOURNIER Pierre, Ibid.
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 ARBORIO A.M, FOURNIER P., Ibid., p.29.
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 PINCON Michel, PINCON-CHARLOT Monique, Op. Cit.
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 VICHNIAC Isabelle, Ibid.
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 RYFMAN Philippe, Ibid.
 RYFMAN Philippe, Ibid.
 Une association est reconnue d’utilité publique si son ampleur et son retentissement excède le cadre local, si son domaine d’activité correspond à un intérêt public ou au moins à un intérêt collectif éminent, si le fonctionnement de l’association et ses statuts sont démocratiques, si le nombre des membres est en adéquation avec les objectifs de l’association et si l’association est autonome de la puissance publique. Il est à noter que « dans la reconnaissance d’utilité publique, l’avis des préfets pèse d’un poids déterminent et le Conseil d’Etat par ses exigences contribue à favoriser l’introduction de règles propres au droit public dans le droit d’association, faute d’une magistrature indépendante en la matière. » Jean-Louis Laville, Renaud Sainsaulieu, op. cit., p. 367.

 OFFERLE Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, Montchrestien, clefs, Paris, 1998, p 130.
 DAUVIN Pascal, SIMEANT Johana, Op. Cit.
 Rapport d’activité 2004
 MDM 40%, HI 48%, ACF 75%

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 Laville et Renaud Sainsaulieu situent justement dans les années soixante et soixante-dix le moment où « les facilités de financement ont permis aux associations concernées une professionnalisation des tâches associatives et une institutionnalisation de leur gestion. » LAVILLE Jean-Louis, SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 369.
 « association assurant des tâches d’intérêt général Cet agrément est introduit par la circulaire du 27 janvier 1975 du premier ministre, Jacques Chirac. « La jurisprudence ayant confirmé que des associations pouvaient gérer l’exécution même d’un service public. » LAVILLE Jean-Louis, SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 368.
 Jean-Louis Laville, Renaud Sainsaulieu, Sociologie de l’association. Des organisations à l’épreuve du changement social, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 15.
 DAUVIN P., SIMEANT J., Ibid, p.235.
 DAUVIN P., SIMEANT J., Ibid, p.235.
 Document officialisant le départ d’un VMI ou d’un membre des équipes ERU et qui comporte la destination, la durée, le type de mission, le code budget qui la couvre, et, la signature du chargé de projet, de la Secrétaire Générale ainsi que du Président.
 RYFMAN Philippe, Ibid,
 Abréviation pour « Water Sanitation », traduction anglaise de « épuration des eaux ».
 WEBER Max, Economie et société, Paris, Plon, 1971.
 BOLTANSKI Luc, THEVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 239.
 WILLEMEZ, Ibid, p 64.
 WEBER Max, Ibid.
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 WILLEMEZ, Ibid, p 65.
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 WILLEMEZ, Ibid, p58.
 BAILEY Frederick George, Les règles du jeu politique, étude anthropologique, Paris, PUF, 1971, p. 58.
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 MARCHAL Emmanuelle, art. cit., p. 366.
 BRAUD Philippe, L’émotion en politique, op. cit
 LAVILLE Jean-Louis, SAINSAULIEU Renaud, op. cit., p. 38.
 SIMEANT. J, DAUVIN.P, Ibid, p.196 et suivantes.
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 OLLITRAULT Sylvie, art. cit., p. 127.
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 FREYSS Jean, LE NAELOU Anne, Op cit, p.790.
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 LASCOUMES Pierre, LE GALES Patrick, « Instrument » in, BOUSSAGUET Laurie, JACQUOT Sophie, RAVINET Pauline, Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presse de science po, 2004
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 WILLEMEZ, Ibid, p59.
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 Ibid, p.69.
 Ibid, p.69.
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 http://www.urd.org/index.php?page=what
 http://www.gret.org/decouvrir_gret/index.htm
 CALLON M., RIP A., Op. Cit.
 On le voit avec la multiplication de ces espaces : Comité consultatif national d’éthique (1983), Commission de la nationalité (1987), les Etats généraux de la Sécurité Sociale (1987), le Haut Conseil à l’Intégration (1990), le Conseil national du Sida (1989), Commission de réfléxion sur la drogue et la toxicomanie dite « Commission Henrion » (1995), Commission de réflexio sur la justice dite « Commission Truche » (1997)…
 BACHIR Myriam, « La consultation publique, nouvel outil de gouvernabilité et transformation des registres et répertoires d’action politique », in FRANCOIS Bastien, NEVEU Eric, Espaces publics mosaïques, Paris, Presses de science po, p. 167.
 Ibid, p.169.
 Ibid, p.169
 Ibid, p.169
 Ibid, p.169
 JOBERT Bruno, « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction des normes institutionneles : esquisse d’un parcours de recherche », in FAURE A., POLLET G., WARIN P.,Op. Cit., p.21.
 BOUSSAGUET Laurie, « forum », in BOUSSAGUET, JACQUOT, RAVINET,Op. Cit.,
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 HCCI, Coopérer au début du XXI ème siècle, Karthala , 2002.
 Ibid
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 BACHIR Myriam, Op. Cit., p.176.
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 RAVINET P., Op.Cit.
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 BACHIR Myriam, Op. Cit, p.179.
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 TAVERNIER Yves, Op. Cit.
 CHARPIN JM, FAURE JC, Op. Cit.
 HCCI, Coopérer au début du XXIèm siècle », Karthala, 2002.
 http://www.hcci.gouv.fr/participer/commission6/index.html
 DEVIN Guillaume, Op.Cit, p.71.
 Ibid, p.71.

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Le Président de la Croix Rouge française est élu par le conseil d’administration en son sein et agréé par décret.

Le conseil d’administration de la Croix Rouge française comprend trente et un membres :
Vingt et un membres élus par l’assemblée générale, selon les modalités prévues dans le règlement intérieur. Seuls les adhérents, membres des organes délibératifs de la Croix Rouge française depuis six mois au moins, sont éligibles.
Six membres élus par l’assemblée générale, selon les modalités prévues dans le règlement intérieur, en qualité de personnalités qualifiées pris au sein des adhérents de la Croix Rouge française, en raison de leurs compétences dans domaines propres aux activités de la Croix Rouge.


3. Une personnalité élue par l’assemblé générale, selon les modalités prévues dans le règlement intérieur, en qualité de personnalités qualifiée pris au sein des adhérents de la Croix Rouge française issus des délégations d’outre mer.
4. Trois membres désignés par les Corps Constitués suivants : Conseil d’Etat, Académie de Médecine, Ordre des Médecins.


Assistent en outre, avec voix consultative, aux réunions du conseil d’administration et de ses commissions préparatoires :
quatre personnalités d »signés par les Ministres de :
l’Intérieur, la Santé, la Défense, les Affaires Etrangères.

Les représentants des cinq organisations représentatives au niveau national suivantes :
Confédération Française Démocratique du Travail, Confédération Française des Travailleurs Chrétiens, Confédération Générale des Cadres, Confédération Générale du Travail, Confédération Générale du Travail- Force Ouvrière.