Université de Paris Nanterre - Salvador Juan - Free
On verra qu'ils sont aussi l'inverse : un actionnalisme corrigé par une relecture de
..... socioculturel a donc engendré deux grands modes d'étude et de « recherche
» inductive, ... servir les logiques de développement des appareils
technocratiques. .... C'est pourquoi le regard porté sur les mots de l'enquête est
crucial.
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Université de Paris Nanterre
Actionnalisme institutionnaliste
Texte pour lhabilitation à diriger des recherches
en Lettres et Sciences Humaines
( section « Sociologie et Démographie »)
Salvador JUAN
Avec les conseils et orientations de Monsieur le Professeur Alain Caillé
Une personne, ce nest pas seulement un sujet singulier, qui se distingue de tous les autres. Cest, en outre et surtout, un être auquel est attribuée une autonomie relative par rapport au milieu avec lequel il est le plus immédiatement en contact.
E. Durkheim
(Les formes élémentaires de la vie religieuse, p. 388)
Questce en effet quune institution sinon un ensemble dactes ou didées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui simpose plus ou moins à eux ? (...) Les institutions véritables vivent, cest-à-dire changent sans cesse : les règles de laction ne sont ni comprises ni appliquées de la même façon à des moments successifs...
P. Fauconnet et M. Mauss
(La sociologie, objet et méthodes, in Mauss, Oeuvres, T. 3, p. 15152).
PROLEGOMENES
Le regard rétrospectif, que la rédaction dune demande dhabilitation incite à porter, sur un ensemble de textes (livres, rapports et articles écrits, pour certains, depuis une quinzaine dannées) peut sattacher à discerner des thèmes ou problèmes, des champs, des approches, des perspectives théoriques, des méthodes ou procédés dinvestigation. Je nai pu renoncer à aucun de ces différents modes dintelligibilité, ni me résoudre à privilégier lun ou lautre, pour caractériser un parcours intellectuel et professionnel fait de voies empruntées puis abandonnées, de détours et de constantes. Pour introduire à la description de ce parcours, je distinguerai lidentité et le contenu. La première relève du contexte, que le parcours professionnel et le rapport à la connaissance induisent. Le second décrit le texte, le vif du propos, la substance proprement dite du travail effectué.
Lidentité
A relire et relier mes travaux passés, je constate quils manifestent une tension entre une modèle théorique qui na jamais été renié, lactionnalisme, et une approche institutionnaliste qui ne nie pas la force de certains phénomènes sociaux comme facteurs explicatifs sans, pour autant, vouer les approches compréhensives aux feux de lenfer. Peut-être est-il utile déclairer le lecteur sur cette tension. Alors que lactionnalisme privilégie lapproche compréhensive, jai toujours privilégié lexplication dans mes travaux tout en soulignant les apories des sociologies niant laction et les mouvements du social. En effet, le sociologue actionnaliste, tel que je le conçois, marche sur un difficile chemin de crête. Il est sans cesse menacé de glisser du côté de lidéalisme, voire de lindividualisme méthodologique qui est une de ses variantes, ou dun matérialisme devenu désuet au regard de lhistoire et dont la sociologie systémiste celle qui nattribue aucune épaisseur à lacteur est la forme composite la plus affirmée. Contre le premier risque, le paradigme durkheimien (celui qui concerne aussi bien Marcel Mauss que Maurice Halbwachs) est une solide garde-fou. Contre le second, le même paradigme qui se prolonge chez Roger Bastide, Jean Duvignaud ou Georges Balandier est tout aussi utile. Je considère donc que mes travaux se situent dans la lignée durkheimienne mais dun durkheimisme revu et corrigé par lactionnalisme. On verra quils sont aussi linverse : un actionnalisme corrigé par une relecture de Durkheim, ou, si lon préfère, un regard non parsonsien sur le Maître.
De lactionnalisme à lactionnalisme en passant par les contraintes du système
Lirréductibilité de lacteur au système institutionnel a toujours été au fondement de lactionnalisme ; jen ai tiré aussi la définition de la notion revisitée de genre de vie. Cest sur elle que sappuiera le passage dune définition théorique, tourainienne, de la capacité daction à une définition empirique et attributive, susceptible de mesure : lécart à la situation. Cette dimension abstraite a même débouché sur un indice de capacité daction que je ne renie daucune manière, même si, aujourdhui, dautres aspects plus symboliques de la capacité daction retiendraient plutôt mon attention...
Néanmoins, les derniers mots de Sociologie des genres de vie annonçaient, parallèlement à lexpression de cet optimisme actionnaliste, la suite de la recherche : étudier le poids, sur les usages, de la spatialisation du social et observer des populations plus éloignées, en apparence, de toute possibilité de participation sociale. Le cadre de vie avait été présumé constituer le troisième grand facteur de détermination des genres de vie avec la classe et le statut familial-vital.
A lissue de deux années denquête (1993-95) dans vingt trois quartiers de la banlieue parisienne, pour la plupart dhabitat populaire et, pour moitié, « enclavés », sest imposée à moi une redéfinition de la capacité daction, du moins de son degré présumé de généralisation... En revanche, jai constaté que les facteurs spatiaux sont, de manière autonome, plus structurants des modalités de réalisation des usages de la vie quotidienne que de leur orientation ou de leur contenu. A donc été confirmée la nécessité parallèle de renforcer le concept de classe sociale, non sans larticuler aux processus de fluidification : mobilité, hétérogamie, désenclavement socio-spatial. Voilà pourquoi rigidité et fluidité sont devenus deux concepts importants dans mes travaux et pourquoi les réflexions sur la structure et la morphologie sociale prennent une place centrale dans le texte qui suit.
Le principal fil conducteur de cette trajectoire arborescente où les greffes, les produits hybrides et les différentes formes de métissage se multiplient, est donc un actionnalisme revisité auquel je reste fidèle. Les autres termes de stabilité sont : laccent mis sur lempirie, qui devance et annonce les excursions théoriques, la prédilection pour la construction typologique comme outil de connaissance (investie dès 1982) et la résistance vis-à-vis de la division du travail, social et sociologique, à tous les sens du terme. Ce dernier refus, très difficile à assumer dans un milieu professionnel, détermine tant une affection pour la définition artisanale de lenquête, que lorganisation de mes divers travaux en équipe en tant que membre ou comme directeur de recherche.
Enfin, on ne peut parler didentité sans évoquer laltérité des voisinages. Deux murs mont, très utilement, servi de repoussoir et dappui. Le premier mur est celui de la sociographie purement empirique, sans théorisation, que je nomme, à linstar de certains auteurs, empiricisme. Elle est incarnée par Paul Lazarsfeld. Pour simplifier outrageusement (le recouvrement nest pas total) on dira que cette sociographie présente une vision plutôt éthérée, contingente et évanescente souvent appuyée par la référence aux préférences individuelles de la socioculture et du social en général. Elle tend aussi à agréger des actions ou des individus de manière univoque, sans fonder théoriquement les critères de regroupement. De lautre côté, se trouve le mur dune sociologie de la reproduction, et plus généralement dun systémisme, qui nie lacteur et les mouvements travaillant la société et la culture vécue. Ce bloc, plutôt déterministe, incarné en France par Pierre Bourdieu, présente une image figée, ou rigidement dépendante des évolutions économiques, tant de la structure sociale que du quotidien ou des styles de vie.
De lexplication à lexplication en passant par la compréhension
Si le premier travail de recherche se concrétise dans un rapport intitulé Mythe, symbolique, idéologies de la maison solaire et si les derniers textes écrits accordent une place importante au symbolique, ce nest pas un hasard ou un fait de circonstance circulaire. Finalement, le symbolique, qui tient une place si importante dans lEcole durkheimienne, soppose aussi bien à lindividualisme empiriciste qui le dégrade en opinions saisies par sondage quau systémisme des sociologies de la reproduction, lesquelles en font une pauvre superstructure (de dispositions) complètement déterminée par le bas.
En quoi mes travaux sur la vie quotidienne (que lon peut aussi baptiser, après dautres, le champ de la socioculture), et la méthode hybride de lexplication compréhensive qui leur est indissociable, prétendent-ils dépasser lopposition de ces deux regards ? Cest une des questions auxquelles le texte qui suit tente de répondre. Le renvoi, dos à dos, de ces deux tendances, à la fois opposées et en collusion par certains côtés, est pour un sociologue, me semble-t-il, la seule manière raisonnable de travailler : dexpliquer et de comprendre non seulement la vie quotidienne, mon domaine privilégié dinvestigation, mais aussi tous les phénomènes sociaux. La première tendance éclate le monde vécu en une multitude de styles de vie dont le seul principe dunité est lindividu et ses préférences. La seconde donne au monde vécu une homogénéité arbitraire, sous-estime la diversité des genres de vie et la fluidité relative du social. Lacteur socialement situé, à la base de la construction de types raisonnés de vie quotidienne, nest pas une schématisation synthétique ou syncrétique mais le résultat dune tentative de ne pas tomber dans les pièges des deux autres voies.
Lenjeu de cette double dénonciation, et de la tentative de dépassement proposée, est à la fois sociologique et social. La sociographie empiriciste aux accents individualistes, dun côté, le systémisme de lautre, affaiblissent, à la fois, la sociologie et la démocratie. En effet, par un paradoxal retour de bâton, que différents mécanismes permettent dexpliquer, tous deux, me semble-t-il, tendent à annihiler le débat scientifique et à miner les fondements dun débat démocratique éclairé par la connaissance. Tous deux tendent à amalgamer différentes sortes de situations sociales et donc nient lacteur dans toute sa diversité : en esprit, chair et en os, intelligent, capable daction et en même temps socialement situé et contraint. La recherche de cette définition de lacteur et de cette sociologie est sans doute ce qui persistera le plus longtemps, chez moi, de cette expérience professionnelle.
Au total, il apparaît que, durant ces quinze années de recherche, jai fait le tour de la technique de l'enquête par questionnaire et du traitement statistique des données, de ce qu'ils apportent au sociologue et de leurs limites comparées aux autres procédés d'investigation. Je nai nullement, en revanche, la prétention d'avoir cerné exhaustivement le domaine, infiniment riche et mouvant, de la vie quotidienne. Je pense avoir, au moins, désigné les principales manières de l'investir, d'en définir le concept central celui dusage et d'en dégager des enjeux sociologiques, méthodologiques et sociaux.
Telles sont en définitive les deux conclusions de ce bilan. Elles se mêlent dailleurs un peu à mes yeux et à ceux des commanditaires des différentes recherches de terrain qui fondent certains des textes publiés. Si des organismes tels que le Ministère du lUrbanisme ou la RATP ont financé plusieurs recherches à base denquêtes de terrain centrées sur la vie quotidienne, cétait aussi pour renouveler ou tester des méthodes et procédés, dépasser les lieux communs de la sociographie des études marketing sur la question, viser une manière plus réaliste de cerner lextraordinaire complexité de la socioculture...
Par ailleurs, durant ces quinze années, ma relation à la connaissance sest modifiée sensiblement : le scientisme initial de léconomiste de formation saffaiblit progressivement et débouche sur une « posture » plus constructiviste. Cette posture, somme toute banale de nos jours, ne renonce pas, pour autant, à lexigence dobjectivation : la sociologie ne peut se confondre à de la rhétorique pure, sans quoi elle perdrait une grande partie de sa légitimité... Mais le basculement vers la position contraire est également à éviter. Contre lempiricisme aconceptuel de la sociographie, je mattache aujourdhui à défendre une empirie raisonnée, consciente de ses limites et définie comme détour pour mieux réinterroger la pensée.
Le contenu
Pour mieux remettre en perspective les différents travaux, soumis à lattention du lecteur, il semble préférable de saffranchir de l'unité temporelle et de la logique de la succession. Le critère de présentation choisi est durkheimo-maussien : il ravive le vieux et utile clivage entre, dun côté, structure et morphologie sociale et, de lautre, système institutionnel (ou "physiologie"). Cette opposition, encore de type organiciste chez Durkheim et déjà proprement sociologique chez Mauss (et Fauconnet), se révèle dautant plus intéressante quelle ouvre la voie à une sociologie de laction réellement située entre lacteur et le système. S'il y a trois parties, cependant, c'est que la méthodologie est nécessairement à part, quil convient de lextraire au vu de la place quelle a prise dans les travaux menés et de son autonomie thématique relative. Lépilogue est consacré à ce qui pourrait être une autre voie : lactionnalisme institutionnaliste.
Les trois thèmes choisis pour scander le texte, la mesure en sociologie, les positions et la morphologie sociales et la vie quotidienne, désignent les domaines essentiels de mes investigations. Bien quimbriqués dans le temps et lespace des recherches et des écrits, ils sont donc présentés successivement, pour la clarté du propos et aussi pour (con)céder un peu à la division du travail sociologique, par ailleurs refusée, pour raisonner au sein des secteurs séparés quils représentent.
Le contenu du texte qui suit peut être résumé en un petit nombre dénoncés. Ils indiquent au lecteur ce qui lattend, sans dessiner pour autant un canevas rigoureusement suivi. La trame du parcours que tissent ces quinze thèses est un résumé à la fois des résultats et des postures de recherche tenues ou défendues.
Première partie : mesure
1. Une des formes de la misère des sciences sociales est la sociographie empiriciste. Elle prétend décrire objectivement les opinions mais sinscrit de fait dans une vision utilitariste des personnes et dans une instrumentalisation de la sociologie qui fait de lenquête un rouage du fonctionnement des appareils. Se voulant un miroir des représentations, le sondage dopinion est une (dé)formation sociologique et sociale qui dissocie le symbolique de son substrat institutionnel et présente une image mythique de la « demande sociale ».
2. Plus généralement, la mesure sociologique usuelle des phénomènes sociaux postule, à la fois, léquivalence des individus agrégés et lhomologie des attributs (pour chaque individu). Les variables, qui permettent la mesure, ne peuvent classer ou ordonner une population quà ces deux conditions. Ces deux postulats sont acceptés, au plan des méthodes empiriquement mises en oeuvre, aussi bien par lindividualisme que par les sociologies sans sujet issues du systémisme.
3. Dans lenquête sociologique, on présuppose que la répétition dun protocole (quel quil soit) vaut validation des résultats, que les personnes répondent de manière stable à des stimulis stables, que la manière dont les personnes entendent une question est équivalente à la signification quelle prend pour les organisations qui la posent ou qui financent lenquête. Toutes ces conventions et illusions fondent la masse des enquêtes extensives. Or, la recherche empirique en montre la fragilité. En effet, le mode de questionnement peut déterminer largement le contenu des réponses ; les attributs nont pas la même signification objective et subjective selon différentes circonstances ; les individus ne sont agrégeables quà certaines conditions.
4. Pour mesurer de manière réaliste, il faut considérer lenquête comme un rapport social et non comme une observation de situations naturelles, sappuyer sur, ou détourner, la connaissance ordinaire des enquêtés, désagréger les populations socialement disparates pour rendre les situations sociologiquement comparables sans céder, pour autant, au mythe de limpossible clause ceteris paribus.
5. Pour ce qui concerne la mesure des usages de la vie quotidienne, les trois préalables à la commensurabilité des attributs et les principaux critères de désagrégation sont : la position de classe, le statut familial-vital et la morphologie du cadre de vie. Ces trois facteurs sont, empiriquement, les plus fondamentaux pour lexplication des usages, mais ils sont aussi partiellement interdépendants (de manière générale la notion de variable « indépendante » a peu de sens en sciences sociales), ce qui leur confère une instabilité interne structurelle...
Deuxième partie : positions et morphologie sociales
6. Cest en cherchant lun de ces facteurs de comparabilité, pour contribuer à lédification dune protosociologie de la mesure qui rende les individus et les attributs commensurables, la désagrégation par la position de classe , que surgissent la différenciation interne et le mouvement : la mobilité sociale, lhétérogamie. A la recherche dun autre étalon utile à lexplication de la vie quotidienne, la morphologie socio-spatiale, (re)surgissent la variabilité des usages territoriaux, la dimension symbolique du temps vécu, le rapport à la situation et au devenir, les capacités de transgression des normes spatiales.
7. Dune manière générale, la recherche dinvariants susceptibles de donner un sens aux mesures se heurte à une double instabilité : celle de la diversité croissante, observable par la multiplicité des états sociaux dont léventail sélargit toujours davantage, et celle de la variation temporelle des devenirs se déployant en formes prévues et imprévues par les acteurs, prévisibles et imprévisibles pour le sociologue. La société est de plus en plus différenciée et elle change, institutionnalise linnovation, de plus en plus vite.
8. La fluidité quintroduit laction dans les rigidités structurelles et morphologiques rend donc indispensable le recours à lapproche compréhensive pour étudier, notamment, les usages. Mais la compréhension ne peut suffire. Multiformes et déclinées de différentes manières, agissent aussi toutes sortes de déterminations structurelles et de contraintes institutionnelles...
9. Déjà présente chez Durkheim et Mauss, lidée quil existe deux grands ordres de phénomènes sociaux, les faits structuro-morphologiques et les faits symbolico-institutionnels, fonde la dissociation analytique entre la structure et le système sans laquelle une sociologie de laction ne peut advenir. Laction, à ses différents niveaux, depuis les mouvements sociaux contestataires jusquaux usages de la vie quotidienne, ne prend sens que référée, dun côté, à une logique positionnelle (classes, ressources) qui appartient au domaine structurel et, de lautre, à une logique normative (symboles, statuts) qui relève du domaine institutionnel.
Troisième partie : vie quotidienne
10. Etudier la vie quotidienne suppose dinterpréter le sens des usages qui la constituent. Pour cela, il est nécessaire de recourir, dune part, aux facteurs impersonnels (attributs du système ou de la structure que lacteur absorbe) et personnels (attributs du sujet), dautre part, aux causes (variables objectives) et aux raisons (variables subjectives) de laction. Ces deux exigences croisées rendent complémentairement nécessaires lexplication et la compréhension. Les quatre horizons de lexplication compréhensive sont nommés symboles, dispositions, milieux et statuts.
11. En tant que tels, les usages à expliquer-comprendre sont des faits sociaux totaux. Ces activités élémentaires constitutives du quotidien ont deux faces, qui se déclinent par ailleurs différemment selon le plan de lanalyse, selon que lon raisonne du point de vue de lacteur ou du système. Dun côté, les usages se manifestent comme conduites, plus ou moins rituelles, où dominent linteraction focalisée, la communication, lemprise spatiale, et sans lesquelles les jeux du don et du contre-don ne peuvent se réaliser. De lautre, les usages se réalisent comme pratiques par lesquelles lacteur vit sa relation directe au système institué. Ces pratiques, nommées de co-action, constituent le contrepoint de linteraction ; elles permettent léchange, la consommation, des objets, services ou signes.
12. De lintérieur, le quotidien apparaît comme de plus en plus colonisé matériellement et symboliquement par les effets disjonctifs de la division du travail, des politiques sociales et de lextension de la sphère marchande. Cet éclatement permanent des formes sociales, tout en se manifestant par une perte dautonomie des personnes caractéristique de toute forme de colonisation, est au fondement de la désorientation et de lindividualisation de laction routinière, de la crise du sens et des repères sociaux. Empiriquement, cette colonisation se manifeste et se mesure par la part croissante que prennent les pratiques de co-action par rapport aux conduites dinteraction.
13. Les usages peuvent être regardés synchroniquement ou diachroniquement. Le sociologue peut privilégier le système des usages à linstant, ce qui donne une image statique de la vie quotidienne ; elle a un intérêt descriptif mais elle occulte le sens et elle morcelle le quotidien. Il peut aussi préférer le voyage dans le temps, la vue cinématique, les facteurs biographiques hautement porteurs de sens, mais aussi de dilution du phénomène social, du fait des spécificités individuelles, des histoires de vie...
14. Une vision de la vie quotidienne, qui ne soit pas division, exige une approche socioanthropologique. Etudier la vie quotidienne suppose de ne pas évacuer les aspects matériels, par fétichisme de la compréhension, et de ne pas éluder les aspects symboliques, par fétichisme de lexplication. Cette étude suppose aussi de trouver des niveaux intermédiaires de mise en système des attributs entre, dun côté, le regard centré sur lusage (modes de vie) et, de lautre, le regard centré sur lindividu (style de vie) : les genres et formes de vie.
Epilogue
15. Lactionnalisme revisité, tenant compte de limportance des formes instituées dans lanalyse de laction, est une troisième voie théorique susceptible déviter beaucoup des apories énoncées. Ses pendants méthodologiques sont lexplication compréhensive et la construction typologique dans les opérations de recherche.
Avertissement à ladresse des lecteurs
* Tout au long du texte, les passages en écriture italique désignent des citations dauteurs (ou les vocables dautres langues).
* Les lettres et nombres entre crochets (par exemple [O2, ch. 2]) désignent les références à nos travaux dont la liste et les codes figurent à la fin du recueil. On a préféré adopter ce type dauto-référence plutôt que davoir à répéter souvent le même nom. Le procédé permet non seulement décourter le texte, mais encore de favoriser le regard réflexif porté sur soi.
Première partie
MESURE
Si le sociologue estime, comme Bachelard, quil ne convient plus de croire en la réalité de lobjet, mais quil ne faut pas renoncer à croire au réalisme de la mesure, le regard porté sur les phénomènes sociaux prendra une allure plutôt constructiviste. Mais, à considérer la diffusion des enquêtes extensives fondées sur des mesures sociologiques ou para-sociologiques, on perçoit la forte inertie du positivisme en la matière. Commençons par la description critique de la place donnée, en sociologie, à lenquête extensive dans la recherche empirique, avant davancer quelques propositions destinées à dégager une conception moins positiviste et plus positivement réaliste de cette technique que nous croyons encore importante et utile. En effet, sans cette foi révisée, nos travaux sur les classes sociales et leur dynamique ou sur les formes que prend la vie quotidienne dans la ville nauraient aucun sens. Cest la raison pour laquelle, inversement à lordre habituel dexposition, ce chapitre est le premier. Le texte commence par des questions de méthode. Elles sont moins historiquement situées dans notre parcours quontologiquement premières dans notre démarche de recherche.
La sociographie empirique, que Gurvitch appelait de ses voeux, nest-elle pas menacée en permanence dempiricisme et dinstrumentalisation par les forces sociales dominantes ? A quel prix peut-elle rester autonome, permettre de présenter une image réaliste du social et participer de lindépendance de la sociologie ? Les techniques de mesure peuvent aussi bien assurer des formes directes ou indirectes de contrôle social que diriger et affermir le regard, que la société porte sur elle-même, vers des zones dombre contraires à ses principes constitutifs. Débureaucratiser la mesure du social passe par une redécouverte de lenquête extensive.
Sociographie empirique ou empiricisme para-sociologique ?
Beaucoup mais pas tous, loin de là de faits sociaux peuvent faire l'objet dune mesure, cest-à-dire dune interprétation où interviennent directement ou indirectement les nombres ou leurs écarts et qui permettent au chercheur de raisonner, de produire des connaissances. Par contre, dans lentretien ou dans lobservation ethnographique, le chercheur sappuie souvent sur les symboles et les associations didées. Cette différence a engendré lopposition courante, que beaucoup de sociologues créent, entre techniques « quantitatives » et techniques « qualitatives ». Chacun de ces termes a été associé respectivement à lapproche fondée sur lexplication et la compréhension.
Les premiers termes sont trompeurs et les deux assimilations sont réductrices. La qualité et la quantité ne sont pas des notions antagoniques mais complémentaires. Par ailleurs, lexplication utilise en permanence des propriétés qualitatives, dautant plus que toutes les méthodes explicatives ne sont pas fondées sur la mesure; même lorsquelles le sont, le choix des critères impose toujours un regard qualitatif. Inversement, les données chiffrées, voire lusage des statistiques, sont fréquents au sein même de la démarche compréhensive... Pour ces deux raisons beaucoup de débats méthodologiques sont faussés et se traduisent en pures querelles de chapelles.
Toutes les données que le chercheur traite pour mesurer un phénomène ne proviennent pas nécessairement dune enquête. Il est possible de dénombrer des flux ou des quantités sans passer par les déclarations de lacteur. On peut aussi exploiter des données produites par dautres (dans une relation denquête ou non), les mettre en relation, comme Durkheim la fait pour létude du suicide. Mais lenquête par questionnaire est, de toutes les techniques de mesure, sans doute la plus utilisée en sociologie. Cest aussi par elle que les objectifs de connaissance et daction se trouvent le plus souvent entremêlés... Sa diffusion mondiale est réelle depuis le milieu du vingtième siècle, moins pour des usages proprement scientifiques que commerciaux et politiques. Les protocoles (comme séries normées dactions à suivre et dopérations à réaliser) y sont maintenant relativement stabilisés par une longue expérience pratique. Le sondage dopinion domine largement cet ensemble technique, ce qui débouche sur une autre assimilation réductrice (une de plus) : lenquête sociologique est souvent confondue avec le sondage dopinion. Beaucoup de sondeurs, nayant éventuellement jamais lu le moindre livre de sociologie, se disent, dans de nombreux pays, « sociologues ». Bien que cela soit épiphénoménal, au regard de lessentiel le réalisme des résultats issus de procédures de mesure , certaines mises au point savèrent nécessaires.
La sociologie a besoin de lenquête toutes les fois quil est utile de dénombrer ou, surtout, de passer par la connaissance ordinaire des acteurs pour approcher un phénomène diffus et polymorphe sans prendre trop de risques dans les propriétés de léchantillon des individus interrogés.
Depuis le temps que les congrès et rencontres de spécialistes se succèdent, que le consensus protocolaire sétablit du côté des spécialistes adeptes de cette technique de production de données, nous devrions observer de moins en moins derreurs de mesure. Or, on constate, à linstar des fréquentes bévues de prévision économique, toutes sortes daberrations et de nombreux écarts entre les résultats réels et ceux qui étaient escomptés, par exemple en matière électorale. On observe aussi linconsistance ou le caractère trompeur de beaucoup de typologies engendrées automatiquement.
Des explications locales et circonstancielles peuvent être données de ces phénomènes, mais si lon veut se placer au fond du problème de la mesure, il faut reprendre la question du statut des concepts les plus élémentaires : la question, la variable, la relation individus-variables ou variables-variables, la typologie, le passage des concepts aux dimensions et des chiffres aux lettres pour formaliser les résultats en termes de propositions utiles au débat théorique interne à la sociologie... Les précautions élémentaires liées à ces points basiques semblent aujourdhui oubliées derrière la vertigineuse succession médiatisée des résultats de sondage.
Il ne sagit certes pas de poser ici toutes les questions importantes, encore moins de résoudre tous les problèmes, de la mesure. Mais face à la confusion croissante qui règne en ce domaine, il semble nécessaire de baliser le champ de lenquête sociologique par questionnaire, ou encore dite « extensive », et de sinterroger sur ses conditions de légitimité. Autorisons-nous, pour ce faire, de notre expérience de recherche et dun retour réflexif sur des procédures utilisées dans un cadre instrumental. Lenjeu sociologique de cette introspection méthodologique est à la fois de contribuer à la clarification du débat sur les mérites et limites respectifs des différentes techniques, mais aussi de consolider certaines procédures.
Une des formes de lempiricisme : lagrégation irraisonnée dans les enquêtes socioculturelles et les sondages dopinion
La sociographie empirique est faite, dans tous les pays qui la pratiquent, de sondages ponctuels et denquêtes répétitives destinées à saisir les évolutions de lopinion. A côté des sondages dopinion à vocation, comme on le verra plus bas, légitimante ou dhypothétique connaissance-gestion de la « demande », se sont installés, depuis la fin des années soixante, des systèmes denquête plus lourds, voire permanents, ayant dautres fonctions. Il sagit, dune part, des banques de données socioculturelles travaillant sur des questions subjectives et, dautre part, des enquêtes périodiques fondées sur des questions « factuelles » et sur les situations matérielles ; des instituts tels que le CREDOC sont dans une position intermédiaire.
Linstrumentalisation, par le marché et lEtat, des travaux sociologiques portant sur le champ socioculturel a donc engendré deux grands modes détude et de « recherche » inductive, caractérisés tous deux par le souci daccumuler des données et déviter la théorisation. Dabord, les organismes de sondage, nouveaux gourous à prétentions sociologiques dont les médias se font les agents vecteurs et propagandistes ; ils réalisent aussi des systèmes denquête sur les styles de vie ou les courants socioculturels. De lautre côté, des chercheurs travaillent plutôt à lanalyse ou lutilisation secondaire des banques et bases de données plus factuelles accumulées par des organismes publics tels que lINSEE ou lINED. Ces études relèvent, elles aussi, de ce que Gurvitch [1950] nommait la sociographie empirique. A lopposé des précédentes, elles tendent à valoriser les questions de fait dans les protocoles. Mais dans les deux cas, se posent des problèmes techniques dagrégation des attributs et les enquêtes sintègrent dans les stratégies de développement des mêmes appareils.
Le quotidien et la culture réduits à des réponses instables données en situation denquête et présentées sous la forme du style de vie et du courant dopinion ; tel est le produit composite du marché de létude para-sociologique qui tient lieu de repérage à des décideurs pressés et épris de prospective plus que de fondements. Est-on face à une logique de programmation des appareils, se voulant également adaptée aux publics constitutifs des cibles daction, qui financent ces études et font fonctionner le marché de linformation socioculturelle ? Ces organismes disent tous observer le quotidien et la culture. Pourtant les questionnaires à lorigine de ces bases et banques de données sont bel et bien des protocoles expérimentaux, puisque les questions denquête sont toujours des stimulis... De sorte que, par une inversion du sens des concepts dobservation et dexpérimentation, ces organismes tentent de faire passer pour radicalement objectif, ce qui nest que déclarations dacteurs répondant à des sollicitations, des questions, diverses et souvent très instables.
La mondialisation de ces produits à vocation commerciale, autrement dit liée à la surface nationale ou internationale des appareils qui les portent, et les tentatives de comparaisons internationales conduisent à une identique prétention à luniversalité des descriptions de la vie quotidienne ainsi véhiculées. Cette prétention sappuie, dans les deux cas, sur le fétichisme statistico-informatique, le nominalisme et la théorie mathématique des ensembles flous. Par ailleurs, les résultats denquêtes socioculturelles peuvent, dans certains cas bien précis (voir infra.), servir les logiques de développement des appareils technocratiques.
Les lourdes machineries, que constituent les grands systèmes denquêtes sur la culture et le quotidien, génèrent des produits, paradoxalement, très légers : des schémas, tableaux et graphiques colorés et explicites. Les « décideurs » (acheteurs et commanditaires de ces études) affectionnent particulièrement la présentation de ces études pour leur caractère dévidence, pour le sentiment, quelles suscitent, de comprendre la société dun seul coup doeil. Cette capacité de vulgarisation, que beaucoup de sociologues « académiques » leur envient, est-elle condamnable ? Oui, quand elle se fonde sur divers procédés hautement sujets à caution. Cest dans la formulation et le contenu des questions denquête, dans le choix des variables privilégiées et, enfin, dans le traitement de linformation que la connaissance sociologique et le débat politique sont oblitérés. Ces trois formes du travail de terrain caractérisent aussi bien les sondages dopinion que les analyses secondaires des grandes bases de données statistiques composées plutôt de dimensions factuelles. Les apories de la démarche et la logique instrumentale densemble sont les mêmes dans les deux cas. Aussi, seront-ils traités conjointement ici. Mais posons rapidement les termes dun débat, qui anime la sociologie depuis longtemps.
Lemprise de lindividualisme méthodologique et le débat sociologique sur les sondages dopinion
Deux camps, lun favorable aux sondages dopinion, lautre critique, peuvent aisément être distingués en sociologie. Dun côté, Lazarsfeld, Stoetzel, Boudon ; de lautre, pour réduire à un couple dauteurs, Habermas et Bourdieu. Il est important den résumer ici le propos car notre position sur la question est, au fond, une variante de la posture critique alors que notre pratique sapparente à celle du premier clan...
Pour Lazarsfeld, lopinion est une réalité : le résultat dun sondage dopinion publique est un fait au même titre que le contenu dun document politique ou que les statistiques des récoltes et des prix dune région [1957, 407]. Lazarsfeld parle au nom de la science austère et du cumul durable des connaissance contre les succès mondains et la sensation immédiate. Derrière le propos, sexprime la volonté damasser les données, de constituer des banques dinformations pour lanalyse secondaire. Voilà pourquoi il déclarait (il na pas été écouté par les sondeurs) que tout sondage dopinion digne de ce nom doit présenter les résultats par sexe, âge et statut socio-économique...
Stoetzel reprendra abondamment ce flambeau, tant dans ses oeuvres de psychologie sociale que dans ses travaux sur lopinion, tout en créant lIFOP et la Revue Française de Sociologie. Les personnes, quil sagisse de citoyens, travailleurs, habitants, consommateurs ou usagers, sont considérés comme un public. La société moderne serait un vaste public face à une scène. Mais les personnages qui jouent sur cette scène (et donc face à ce public) ne sont pas définis ; on devine cependant quil sagit des « collectifs » tels que lentreprise, le parti ou lEtat... Est-ce un hasard si Stoetzel définit lopinion (1978, 295) à partir de propos tenus par le père du concept dinteractionnisme symbolique : Herbert Blumer ? La collusion entre linteractionnisme et lindividualisme a fait lobjet dune généalogie que lon ne peut développer ici. Est-ce un hasard sil ne cite Mauss quà titre anecdotique, ou de pure référence, dans le même ouvrage ? Il nen reprend vraiment les propos quune seule fois et avec un contresens plein denseignements : pour étayer la réduction du concept de personne à celui dindividu. Le point commun entre ces deux références (et leur relation avec le problème de lopinion) est le support de lenquête : lindividu.
Cest donc lobservation des individus qui est à la base des enquêtes dopinion et, plus généralement, de la conception de lenquête sociologique que développe cette école. Cest du statut sociologique de cette technique de recherche empirique quil est au fond question. Les données du débat sont telles, que lenquête dopinion, voire lensemble des enquêtes par questionnaire, basculent dans le camp de lindividualisme, qui tend à en monopoliser lusage sociologique légitime. Hors de lindividualisme méthodologique, ny aurait-il donc point de salut pour lenquête extensive ? Avant de préciser le propos et de répondre à cette question, il faut mieux situer le débat et en dégager les enjeux sociaux et sociologiques.
Résumons les écrits sur la question des deux couples dauteurs qui incarnent bien les positions fondamentales des deux paradigmes opposés à propos des enquêtes dopinion. Derrière les questions de lopinion et de la technique denquête, cest celle du statut de lindividu qui émerge.
Les termes dun débat.
Pour être synthétique, on dira que la position Lazarsfeldo-stoetzelienne (De Girard et Boudon aussi) peut être caractérisée, en trois points, comme suit [A3] :
* lopinion dun individu est le fruit de ses préférences qui guident aussi son comportement : le sujet a toujours une possibilité de choix (le questionnaire la lui donne), il est rationnel ;
* lopinion dun individu vaut celle dun autre (comme un consommateur ou un électeur sont équivalents aux autres pour une entreprise ou un candidat électoral), on peut donc agréger les opinions et les dénombrer, quantifier des tendances subjectives ;
* lOpinion Publique est la résultante de cette agrégation statistique dopinions et de préférences individuelles ; elle est comparable, par conséquent, à la volonté générale.
A lopposé, la position critique Habermasso-Bourdieusienne (et de bien dautres) est résumée par les trois points suivants :
* les questions posées drainent des symboles didentification manipulés par diverses organisations, et les réponses forment une « opinion non-publique », un ensemble de mécanismes dinfluence, à partir de stimulis sur lesquels il ny pas de consensus, qui peuvent faire, au contraire, lobjet dun débat social ;
* lopinion nest pas, pour lenquêté, toujours possible à produire ni exprimer (il existe des inégalités en la matière), ce qui rend difficile lagrégation ; elle correspond toujours à un état de la conscience liée à une position et à des ressources objectives ; pour pouvoir agréger, il faudrait, à la limite, ninterroger que des individus identiques, ce qui est impossible ;
* les sondages dopinion appréhendent des dimensions cognitives plus que de réelles dispositions, ce qui les rend inadaptés à la saisie des prémisses de laction, non comparables à une volonté individuelle ou collective.
Comme on le voit, le problème du langage, à la fois celui de la formulation des questions et celui des variables, est central dans ce débat. Cest pourquoi le regard porté sur les mots de lenquête est crucial.
Pourquoi la vulgarisation des sciences sociales est souvent vulgaire
Pour traiter plus précisément le problème de lempiricisme des instituts de sondage et détudes socioculturelles, il faut développer un de ces points, par exemple poser la question des questions posées. Sil suffit de demander comment on se sent en ce moment pour accéder au moral de la nation, sil suffit dinterroger sur une orientation politique après une information tendancieuse, si manipuler quelques stéréotypes suivis dune échelle dadhésion suffit pour saisir les styles de vie dans toute leur richesse, alors la société na pas besoin des sciences sociales. En effet, ces questionnements ont le mérite de la simplicité apparente et pourtant ils sont sémantiquement très complexes, ce qui les rend inappropriés pour le dénombrement des tendances et pour lagrégation statistique. Néanmoins, le sens commun des énoncés denquête « parle » directement aux décideurs, aux journalistes et à leurs lecteurs, de la même manière que certains animateurs de télévision ou acteurs « crèvent lécran » plus que dautres. Les décideurs, les journalistes et les lecteurs, (quon appellera ici, pour simplifier, le public) aiment à embrasser la complexité du social, au plan symbolique et matériel à la fois, dun seul coup doeil. Sur les espaces plans danalyse factorielle (souvent très colorés), exhibant les résultats des sondages, ils trouvent matière à identification personnelle : avoir telle opinion ou lire tel périodique permet, par juxtaposition, didentifier un « lieu » (sur le papier) et de sy projeter. De sorte que, pour plaire à son public, le marketing de lenquête socioculturelle doit mettre en scène les résultats, faire du spectacle.
Il nest pas exclu que, dans un proche avenir, cette opération se fasse en temps réel et que, à laide de loutil multimédia et des images, les « chercheurs » placent directement lenquêté au milieu dun espace virtuel de « positions » symboliques ou statutaires. Le mythe de la fusion, et de la confusion, de lindividu et de linstrument de connaissance du social sera alors parfait, réalisé dans labsolu. On pourrait même conseiller à ces gourous informatisés de proposer quelques produits latéraux au public en vue de concurrencer sérieusement les astrologues et autres spécialistes du divinatoire...
Derrière la pesanteur du discours statistique et informatique présenté en guise de légitimation scientifique, à côté de ces cartes du ciel socioculturel, le matériau réel nest au fond composé que de questions qui doivent « parler » au public en utilisant le langage commun. Qui plus est, les comptes-rendus denquête sont très légers en volume de texte : limage est toujours privilégiée. Le secret de la réussite est là. Surtout pas de concepts et pas dexposé des protocoles, encore moins de la « cuisine» empirique, qui font pourtant lessentiel des résultats... Dès lors, que deviennent les jargonnesques et longues interprétations sociologiques ? Face à ce quil faut bien appeler la concurrence des instituts denquête, les travaux plus académiques se présentent souvent sous un aspect bien rébarbatif. Non seulement les travaux de la recherche (universitaire ou du CNRS) commencent fréquemment par un désagréable exposé de la méthode, non seulement ils sont longs, tout en ne traitant que dune partie souvent très réduite de la réalité sociale, et tristes dans le style de présentation, mais, pour encore compliquer la tâche, ils sont traversés de mille mots compliqués qui finissent par décourager le lecteur définitivement...
Mais revenons un instant à lillusion de la simplicité des questionnaires et des comptes-rendus denquêtes empiricistes. Le problème est que cette simplicité est souvent le moyen dune violence dautant plus masquée quelle passe par un langage très clair. La grande vertu de lutilisation dun langage commun, en amont et en aval du traitement statistique, des réponses est de permettre la communication dans les deux sens. A travers les questions posées, il nest pas rare que le commanditaire (par sondeurs interposés) communique un message conforme pourrait-il en être autrement ? à sa logique et à ses intérêts. Lexemple, examiné ci-dessous (Credoc-EDF), de lenquête sur le nucléaire est édifiant, puisque, à partir dun questionnaire qui cumule les effets dimposition lexicale, thématique et de problématique, il sagit de légitimer a posteriori une politique... Mais il en est dautres dans tous les domaines et tous les bords politiques. Dune manière générale, plus les questions sont longues et informatives, plus il convient se suspecter une inversion du flux de la connaissance : on ne cherche pas vraiment à savoir ce que pense ou désire la population mais on veut lui faire savoir quelque chose jugée importante.
Dès lors, lenquête sapparente à une propagande ou, du moins, prend beaucoup les allures de linfluence. Ce danger guette tous les chercheurs, même ceux qui nont pas dintérêts spécifiques à défendre. Mais les chercheurs indépendants (en existe-t-il vraiment ?) ne vont généralement pas jusquà une telle extrémité car ils nont pas de logique de fonctionnement à défendre par lenquête ; ils le font par dautres canaux. En dautres termes, plus lenquête est artisanale, moins elle est potentiellement manipulatrice, du moins à ce dernier niveau.
Les questionnements trop proches ou trop éloignés des préoccupations de la vie quotidienne diminuent également le réalisme de la mesure. Les enquêtes les plus éloignées de ce réalisme sont celles qui cumulent un lexique de sens très commun et une imposition de problématique : la violence symbolique nest jamais plus profondément manipulatrices que lorsquelle emprunte les voies (et les voix) du langage de tous les jours pour engendrer une pseudo-parole citoyenne...
Le miroir des équivoques : violence symbolique et canalisation de lopinion
Une des propriétés essentielles du « langage clair » est la polysémie. Plus le vocabulaire est direct, moins il est généralement précis, moins il prend un sens univoque. Plus les analogies ou exemplifications apparaissent dans le questionnement et moins on sait ce que lon mesure. A la différence de la poésie, pour laquelle la métaphore est source de richesse, et de lentretien non directif, qui doit commencer par une consigne volontairement floue pour favoriser les associations didées, les questionnements imprécis engendrent des variables instables : quiproquos ou espace laissé aux différentes interprétations... Cela est dautant plus paradoxal que la science tend à chasser les métaphores alors que lempiricisme des enquêtes sappuie sur elles dans la formulation des énoncés. En dautres termes, un vocabulaire clair pour lacteur, en apparence, ne lest pas toujours pour le chercheur. Par nature, les questions dopinion favorisent la pluralité des sens dune même question : la polysémie. Certes, les questions de fait ne sont pas à labri de ce type de difficultés, mais laccès aux représentations et aux dispositions est toujours plus complexe, par voie de questionnaire, que laccès aux actions ou aux situations dont les propriétés sont plus souvent univoques. Prenons un exemple de chaque type concernant le même institut de sondages, lun des plus sérieux quant au respect de léthique scientifique, le CREDOC qui est une émanation de lINSEE, pour illustrer le propos, celui dune enquête EDF réalisée dans un contexte de contestations politiques et sociales.
Le cas CREDOC-EDF. Cette enquête spécifique dont EDF a "proposé" le questionnaire au CREDOC, se servant ainsi de la neutralité de l'organisme comme paravent se composait de dix questions dont l'analyse lexicale et sémantique sest révélée hautement porteuse d'information. Centrons lobservation sur deux questions uniquement.
Question 7 : Etes-vous daccord avec lidée suivante : « la production délectricité dorigine nucléaire est le seul moyen de conserver certains aspects du confort moderne » ?
Aboutissement logique des questions précédentes, lesquelles ne semblent exister que dans le but de préparer psychologiquement lenquêté, cette septième question se présente sous forme dassertion suivie dune échelle dadhésion. Ce procédé ne laisse aucune échappatoire à lenquêté, sommé quil est de réagir à une problématique pré-élaborée. Par ailleurs, la question est polysémique (contient en réalité plusieurs interrogations) : la question porte-t-elle sur le confort quapporterait lélectricité, sur le caractère préférable du nucléaire contre les autres techniques de production délectricité, sur le nucléaire qui apporterait le confort ou sur le fait que, seul, le nucléaire assurerait la conservation du confort électrique ? Agréger les réponses à une telle question cest, à la fois, amalgamer déventuelles adhésions et ne pas savoir exactement ce que lon mesure. La formulation de la question apparaît comme une volonté de produire une approbation générale de la politique électronucléaire et correspond donc à un objectif institutionnel de légitimation. En se servant de la technique métonymique (dans les questions antérieures) de lassimilation et en sappuyant sur les qualités indiscutables de lélectricité, en vue de justifier un mode de production et de consommation de lélectricité parmi dautres, EDF produit artificiellement une opinion qui lui est favorable.
Accentuation et dramatisation dune part, association et assimilation dautre part ; tels sont les procédés qui rappellent les mécanismes de diffusion des rumeurs analysées par Allport et Postman utilisés pour parvenir, à travers les différentes questions du sondage et la diffusion ultérieure de ses résultats (lorsquils sont favorables à lappareil), à une approbation indifférenciée dune politique. A cet égard, lavant-dernière question de lenquête, relative à la part du nucléaire dans la production délectricité, a fait lobjet dune double modification porteuse denseignements.
Question 9 (version 1981) : En fait, cette part est actuellement voisine de 45%. Elle est appelée à croître dans lavenir. Compte tenu de ces précisions à propos du développement de lénergie nucléaire en France, êtes-vous daccord avec cette politique énergétique ?
Résultat de 1981: Tout à fait et assez daccord = 58%
Cette troisième version de la question est nettement plus « performante » : les années précédentes deux autres formulation donnaient des résultats très différents : 40% puis 52% danti-nucléaires. Elle met le citoyen devant un fait accompli et lui demande son opinion face à ce qui est présenté comme une fatalité... Le nucléaire sort ainsi de la sphère des décisions politico-économiques, soumises à débat ou contestation, pour entrer dans celle, mythique, de la destinée nationale, de linéluctable, de lintangible, du sacré. La part du nucléaire est appelée à croître, comme tout ce qui fait lobjet dun appel sacré.
Quelle valeur de généralisation ont de tels résultats ? Sommes-nous en présence de méthodes scientifiques (par leur neutralité et la stabilité des protocoles) de recueil des données et de mesure, ou de ce que Habermas nomme la science et la technique comme idéologie ? La variété est le nombre des commanditaires du système denquêtes sur les conditions de vie et aspirations du CREDOC et le fait quils sont tous des appareils à vocation publique laisse présager la diffusion auprès des dirigeants et du grand public de tels résultats, sans compter la diffusion par les centres de recherche et la presse qui les reproduiront comme facteur explicatif ou donnée stable dans dautres études. Ajoutons à cela que le CREDOC jouit dune réputation de travail sérieux et objectif et nous aurons lexplication de ce titre de contribution (fondée sur les données du C.E.A., dE.D.F. et de lenquête ici analysée du CREDOC) à un colloque dexperts consacré à lénergie : Elargissement du consensus autour de lénergie nucléaire...
Les décideurs disent attendre des sondages un reflet de « lopinion », alors quils produisent le plus souvent un miroir légitimant les questions posées. Mais ce miroir peut aussi déformer limage, en particulier lorsque les questions sont polysémiques. Examinons maintenant dautres formes de polysémie.
Les équivoques du miroir : la polysémie des questions denquête
Les apories du sondage dopinion ne sont pas seulement dordre manipulatoire. La polysémie des question introduit tout simplement des erreurs de mesure ou limpossibilité de savoir ce qui est mesuré. Par exemple, le CREDOC intégrait dans toutes ses enquêtes la question : La famille est-elle le seul endroit où lon se sent bien et détendu ? Une des variantes antérieures comportait un ethnocentrisme caractérisé : la famille, telle quelle a toujours existé, est-elle... ? De telles questions nautorisent pas une mesure rigoureuse car elles sont polysémiques : elles comportent plusieurs sens, ou sous-questions en une. Se posent les problème de la définition donnée au terme famille (restreinte ou élargie et jusquoù, avec ou sans la belle-famille), du mot endroit qui laisse supposer toutes sortes de possibilités, du mot seul qui engendre une double question (répond-on sur la famille, bien ou mal vécue, ou sur le fait que cest le seul endroit bien ou mal vécu ?), le «on » peut produire ou non une identification de lenquêté qui répondra alors pour lui ou sur un plan général, se sentir bien et détendu engendre, là aussi, trois questions (on peut répondre à chacun des qualificatifs pris séparément ou à leur total associatif)... La question vous vous sentez comment introduit un flou, une indétermination, qui ouvre très largement lespace des interprétations différenciées de la part des enquêtés : caractère ponctuel ou permanent, grave ou bénin, psychologique ou physique (etc...) du bien / mal être.
Avec ce type de questions, les écarts dinterprétation sont si grands, potentiellement, que les variables construites sur de telles bases ne mesurent pas de manière homogène lattribut recherché. La difficulté est comparable à celle que présenterait lagrégation de mesures du poids dune population faites avec des bascules non étalonnées, indiquant des valeurs différentes pour la même grandeur objective... Dès lors que les enquêtés répondent, de fait, à des questions différenciées par les diverses interprétations, lagrégation des réponses na plus aucun sens. On peut le démontrer. Les résultats produits sur la base de telles questions et tous leurs dérivés, tels que pourcentages simples, corrélations, classes ou types, nuages danalyse factorielle, sont donc, dans tous ces cas, absolument faux. Les questions dopinion, du fait quelles favorisent les flous ou les métaphores, quelles sont faites souvent de stéréotypes, favorisent la polysémie et donc la non-homogénéité de la mesure.
La polysémie de certaines questions denquête nest cependant pas lapanage des sondages dopinion. Aucun chercheur utilisant le questionnaire nest à labri de ce type de difficultés, doù la nécessité de favoriser, avec cette technique, les questions les plus simples, factuelles, et les plus élémentaires. Ce point apparaît comme essentiel. Montrer comment une question « objective » peut produire de la polysémie permettra de mesurer, objectivement et en creux, les risques de dérive des questions dopinion.
LINED a longtemps posé, dans toutes ses enquêtes, la question : Utilisez-vous en ce moment une méthode contraceptive ? La polysémie est ici dans la dispersion des significations attribuées aux mots vous, ce moment et méthode contraceptive. Les résultats, que le simple croisement des réponses avec le sexe permet dobserver, sont édifiants et en disent long, par conséquent, sur les aberrations incontrôlables des questions dopinion : 14% dhommes déclarent prendre la pilule et 2% utiliser le stérilet (ce qui doit être douloureux)... Les individus ont répondu, en lespèce, pour leur partenaire, ce qui montre bien que les sujets de lattribut peuvent être divers et ne sont pas toujours lindividu singulier que lon interroge. Mais ninsistons pas sur ces problèmes de contenu des questions denquête, que Cicourel [1964] avait déjà notés voici plus de trente ans dans son ouvrage sur la mesure, car les difficultés sont nombreuses et ce thème nous éloignerait de notre propos central.
Bornons-nous à observer que les sondages dopinion sont dautant moins réalistes quils brassent uniquement des variables subjectives, ce qui est leur logique ! Les sondeurs et leur public médiatique ou politique pensent que des opinions agrégées correspondent à « la volonté collective »... Par ailleurs, le positivisme (non objectiviste mais subjectiviste pour ce qui concerne ce domaine de lenquête que sont les sondages dopinion) est une des spécificités des sondeurs : ils ont lillusion de faire de la science... Les sondages dopinion prétendent donc saisir, objectivement, la subjectivité. Il est pourtant établi que, pour connaître le goût dun individu pour tel aliment, il vaut mieux lui demander sa fréquence de consommation effective plutôt quune déclaration damour. Un tel procédé, bien que non entièrement dénué de risques (on peut sinterdire tel aliment pour cause de coût ou pour des raisons médicales), est probablement plus réaliste... Mais le problème est que les grandes organisations et la logique économétrique qui les gouverne, cherchent des « fonctions de préférences » et lhypothétique « demande »... Ce discours nest-il pas de lordre de la légitimation a posteriori de choix établis par avance quand on sait que le libellé des questions peut, dans une large mesure, modifier les résultats ?
Comment on peut décider à lavance des résultats dune enquête
Cest, plus spécialement, le questionnaire, intégrant des question dopinion et dattitude, qui retiendra ici lattention. Cest en pratiquant le sondage dopinion, comme il se doit à vocation instrumentale puisque létude était commandée par un organisme public chargé de promouvoir les énergies renouvelables, que le goût pour le retour réflexif sur la méthode nous est venu. Cest en analysant les résultats dautres sondages dopinion sur les mêmes thèmes (le solaire, lopposition à lélectronucléaire, la contestation écologiste), que linfluence des formulations des questions denquête sur les résultats est apparue. Non seulement la formulation des questions pose problème mais la forme même du procédé est porteuse de risques. Résumons le propos à partir du thème de louvert et du fermé dans les questions denquête.
Louvert et le fermé.
Dans une enquête (par correspondance) sur les énergies renouvelables, que nous avons réalisée, deux échantillons similaires denquêtés ont été constitués. Les caractéristiques socio-démographiques et lhomogénéité des réponses à diverses questions sont contrôlées et se révèlent analogues dans les deux cas.
Des questions identiques ont été posées aux deux échantillons, mais de manière différente. Dans le premier, plusieurs de ces questions étaient posées sur le mode ouvert ; dans le second, les mêmes questions étaient posées sur le mode fermé. Les résultats montrent de forts écarts de divers ordres, dont nous ne donnerons ici quun seul exemple. Une des questions concernées (intégrée dans un ensemble de questions relatives aux représentation de la politique énergétique) était : Pensez-vous quaujourdhui lEtat soriente réellement vers un changement de politique concernant les économies dénergie ? Après fermeture, traitement dans léchantillon à questions ouvertes, et comparaison, on observe la distribution suivante (tableau ci-après) des réponses dans les deux échantillons.
Indépendamment de la polysémie relative de la question stable dans les deux protocoles de tels écarts proviennent du déséquilibre de la procédure fermée et de leffet de « ratissage » des réponses ambivalentes quil engendre. La possible utilisation volontaire de ce type deffets est aisément imaginable et nous ninsisterons pas ici sur ce point.
Question posée (en 1983) : Pensez-vous quaujourdhui lEtat soriente réellement vers un changement de politique concernant les économies dénergie ?
Question fermée Question ouverte
Pas de réponse 1% 5%
Ne sait pas 6% 22%
Oui 66% 23% Oui, très sérieusement : 4,5%
Oui très sérieusement : 4,5%
Oui mais prudemment : 22%
Oui mais de façon ponctuelle : 13%
Oui mais de façon incohérente : 26,5%
Non 27% 50%
Dans les études socioculturelles sont inclus divers sous-produits utiles aux organisations, tels que des plans média pour adapter le support de communication publicitaire au style de vie des types de publics visés. Cest la logique des études de marketing. On ne saurait ici douter de leur efficacité éventuelle au plan commercial, lorsquil sagit de prévoir la consommation dun produit précis. Ce qui est en cause, cest leur valeur de prédiction (ou plus simplement de généralisation) de tendances culturelles lourdes et complexes. Par ailleurs, il nexiste quasiment aucun moyen de contrôle de la validité des données. Comment tester le réalisme dun résultat énoncé en termes de styles de vie décalé qui progresse ou de mentalité de renard qui sinstalle (surtout quand on ne dispose pas des informations nécessaires pour savoir comment ces produits sont techniquement construits du fait du secret des protocoles) ?
On oppose généralement à ce type de critiques telles que le caractère invérifiable des conjectures et supputations des instituts denquête ou leur inadéquation pour expliquer des phénomènes complexes le fait que les sondages électoraux sont assez proches de la réalité observée au dépouillement. Cest, en effet une légitimation usuelle depuis que les premiers sondages dopinion sont apparus. Face à cet argument, il est possible de répondre trois choses.
En premier lieu, le public confond bien souvent le sondage préélectoral et lenquête « sortie des urnes ». La valeur du premier est pour le moins douteuse, comme lattestent les évaluations systématiquement minoratives du vote dextrême droite ou les grossières erreurs de prévision dans différents types délections. Les sondeurs entretiennent dailleurs la confusion en utilisant eux-mêmes lunique terme statistique de sondage pour qualifier deux techniques très différentes : alors que le sondage préélectoral mesure des opinions ou des intentions de vote, lenquête partielle « sortie des urnes » mesure, à travers des déclarations, des actions déjà réalisées. Les estimations de la seconde technique sont beaucoup plus réalistes que celles de la première. Cela devrait dailleurs encourager la demande denquêtes fondées sur des questions de fait, mais, comme on la déjà suggéré, des forces puissantes sy opposent.
Le deuxième argument est que, dans le sondage électoral, le questionnement est univoque, puisque lunivers des possibles est réduit au nombre de candidats. A lopposé, la dispersion potentielle des réponses est très grande dans la plupart des sondages dopinion et dans les études socioculturelles, et rien ne permet de contrôler cette dispersion (sauf la fermeture des question qui génère dautres effets pervers).
Enfin, le sondage électoral mesure des intentions daction et non un imaginaire diffus : la polysémie y est quasiment nulle, sauf dans ce qui est demandé par rapport aux candidats. En résumé, les sondages préélectoraux nont a peu près rien de commun, en matière de validité, avec les enquêtes socioculturelles qui ont envahi le monde politico-médiatique et le terrain des études sur la vie quotidienne. Lirréalisme des premiers ne saurait garantir le réalisme des seconds.
Lexposé des fonctions que remplissent les enquêtes socioculturelles serait incomplet sans une réflexion plus générale sur les risques darraisonnement de la connaissance sociologique par les appareils. Il concerne aussi un des plus importants rouages modernes de la démocratie, puisquil sagit de lenjeu communicationnel.
Connaissance de lenvironnement socioculturel et fabrication de ladhésion : technologie des relations publiques
Au plus fort des luttes anti-nucléaires, dans un document interne dEDF un des dirigeants de lentreprise publique, Marcel Boiteux, tenait les propos suivants : dans la situation où nous nous trouvons, face à lopinion publique, tant interne quexterne, il nous faut attacher plus dimportance quon ne la fait jusquici à la dimension « relations publiques » de nos affaires. Le même dirigeant déclarait, à peu près au même moment (dans un message de nouvel an de 1979 qui précède lenquête du CREDOC évoquée plus haut) : il est tout à fait dans la ligne du service public déclairer objectivement les usagers sur les choix quils ont à faire, et non de faire pression sur eux dans quelque sens que ce soit. Ces deux déclarations publiques sont contradictoires mais est-ce gênant pour une entreprise dont les publicités manipulent le mythe (Prométhée volant le feu de lOlympe pour le donner aux hommes) en vue de favoriser une sur-consommation délectricité ?
Cest au moment historique où les grands appareils semi-publics étendent leur emprise en termes de programmation, que naît officiellement en France la profession de « public relation ». Comme lavait écrit quelques temps auparavant dans son travail sur lEspace public, Jürgen Habermas [1962], les relations publiques ont pour fonction de fabriquer de ladhésion et non de favoriser le débat démocratique et citoyen, cest-à-dire le débat contradictoire. La période de naissance des public relations est celle durant laquelle se constitue un nouveau champ de relations sociales : les grandes organisations face au public, face à un environnement humain non organisé, dont les réactions sont de plus en plus une des variables de leur développement, non seulement au plan, commercial, mais encore au plan de leur légitimité lorsquil sagit de service public. Cest le concept de production de la demande qui permet dunifier ces deux exigences. Il est intéressant de noter que cest, à peu près, à la même période que la sociologie et la sociographie de la vie quotidienne affirment leur domaine dinvestigation propre (cf. infra). Peut-être est-ce plus quune simple corrélation...
La production de la demande est le fait, principalement, de la technocratie, de lensemble des appareils de production et de gestion de biens, de flux et de services. Si le technocratisme est fait de programmation, dinscription matérialisée du pouvoir dans la durée et donc de prospective, ce qui explique le poids du Plan et du CREDOC, un de ses organismes denquête , on nenvisagera ici que la question du rôle de lenquête dans cette production institutionnelle.
La production de la demande par lenquête peut apparaître paradoxale, puisquelle se fonde sur la connaissance de lenvironnement socioculturel et, en même temps, sur laction dirigée vers lui. Il ne sagit pas seulement de connaître pour mieux agir (adapter un message publicitaire ou définir un segment de clientèle par exemple) mais dappréhender, tout en la modifiant, la morphologie des courants socioculturels afin de ladapter aux logiques institutionnelles de développement des appareils. Cette tendance est dautant plus significative que cétait, dans la logique démocratique, justement lOpinion Publique qui devait contrebalancer la puissance des grands centres de décision tels que lEtat ou les entreprises, en constituant un contre-pouvoir.
Si les appareils publics ou privés financent et imposent des systèmes denquêtes ajustés à leur besoins sur lOpinion Publique, celle de la masse indifférenciée du public répondant aux sondages, comment lOpinion Publique des médias, qui en véhiculent les résultats (et les commandent aussi de plus en plus souvent), peut-elle jouer ce rôle ? Cest dans cet esprit quAlain de Vulpian (fondateur dun des plus importants organismes denquêtes socioculturelles, la Cofremca) écrivait que, sans la connaissance des grands courants socioculturels, les décideurs perdraient le contrôle de la situation et seraient dans lincapacité de maîtriser lopinion publique...
Le troisième contre-pouvoir, celui des intellectuels, est également mis au service de ces logiques de légitimation. Au lieu dopposer la raison à la domination, il est lui-même de plus en plus arraisonné par le jeu de la commande de recherche et de son financement. Bien rares sont les recherches faites en toute liberté... Cette démission des clercs est dans une large mesure le résultat imprévu de la professionnalisation des sciences sociales, cest-à-dire une des rançons de leur réussite instrumentale. Si les sciences sociales, tout particulièrement la sociologie, souffrent dun manque dobjet cest par la démultiplication des pseudo-objets que la division institutionnelle du travail engendre dans les savoirs. Il sagit donc de la dilution dans un trop-plein dobjets de « désir institutionnel ».
En faisant travailler des sociologues à leur service, les appareils publics, semi-publics ou privés (deux domaines qui communiquent par de multiples voies, tant par leurs dirigeants, que par les jeux de participation croisée ou par les dispositifs de « partenariat ») entrent dans une logique instrumentale et deviennent eux-mêmes des instruments de légitimation. Le management moderne sait bien que la communication appartient au domaine de la stratégie globale de lorganisation et pas seulement à sa fonction finale de commercialisation. La légitimation est aussi bien initiale que finale : elle doit accompagner le processus de production (de biens ou de services) du début à la fin. Quels sont ces publics que visent les relations publiques ?
Les publics sont en fait des individus privés et atomisés. Nous avons distingué [A7] le public intrinsèque (communication en direction de la clientèle déjà acquise ou captive) et le public extrinsèque pour mieux marquer le caractère environnemental du second à la différence du premier déjà intégré dans le fonctionnement du marché. Une partie de ce second public, sur lequel on agit pour des raisons stratégiques, peut dailleurs appartenir à lorganisation elle-même : elle en constitue le personnel... Cest une des raisons pour lesquelles largument de lemploi est toujours donné pour légitimer les productions institutionnelles. Les appareils tentent de montrer les « effets externes positifs » de leurs produits...
Laction sur lopinion nest pas de même nature lorsquelle se borne à jouer de publicité ou de propagande et lorsquelle pervertit linformation censée constituer une rétroaction citoyenne, lorsquelle pénètre les facultés de raisonnement. Il nest pas équivalent dimposer une image ou une thématique, ou encore une problématique, un mode de raisonnement, surtout du lieu dun pouvoir tutélaire ou dun monopole. Certes, il sagit plus de domination dun champ, celui de la communication, que de pouvoir absolu ou de contrôle total sur lui. Néanmoins, en période de relatif déclin des mouvements sociaux contestataires, ce type de procédés peut se révéler dautant plus efficace. Par ailleurs, la sensibilisation de lopinion concerne surtout les investissement lourds et relativement irréversibles, du moins à court terme.
Dans beaucoup de cas, on peut observer que le désamorçage progressif du potentiel dopposition et de contestation se réalise par laction sur la presse locale et sur les lieux en relation directe avec la population : établissements scolaires, associations, professions libérales... Dans cette logique, qui est celle du management participatif, la légitimation des orientations politico-économiques devient aussi bien interne quexterne, les deux fonctions étant remplies dun même mouvement. Il sagit bien de faire de lenvironnement interne et externe des organisations une variable daction stratégique pour ceux qui les dirigent. Dès lors, peut-on encore parler dopinion publique ou doit on utiliser le terme proposé par Habermas [1962] dopinion non publique dont la vocation serait exactement linverse des objectifs affichés ?
Comment on peut museler la volonté populaire en prétendant la mesurer
La démocratie a besoin dinstituer des équilibres de forces, des contre-pouvoirs. Elle produit donc le mythe dune Opinion Publique constituée de la masse des citoyens sondés par le jeu des élections ou de lenquête. Mais plutôt quun contre-pouvoir, cest la légitimation des forces sociales dominantes et le désamorçage de lénergie contestataire qui se réalisent ainsi à travers différents mécanismes.
Derrière lapparente objectivité de procédures denquête, dont la taille de léchantillon et lutilisation des techniques informatisées de traitement statistique semblent renforcer les justifications, est à loeuvre une vision des phénomènes socioculturels trompeuse voire manipulatrice. En clair, la question fait lopinion, laquelle, secondairement agrégée, engendre lOpinion Publique. En contrepoint, opère un deuxième mécanisme : derrière le souci apparent de soumettre des questions, dont lenjeu politique est souvent patent et qui font lobjet dun débat, à la « discussion publique », ce qui est le fondement de la démocratie, fonctionne toute une mécanique de mise à lécart des capacités de contestation, des possibilités de dire son sens et de remettre en question la légitimité des question soumises à débat pour leur en substituer dautres jugées plus pertinentes... Pour comprendre ce détournement, formulons le propos sous forme de question : et si les questions telles quelles sont posées dans les sondages nintéressaient vraiment que les instituts de sondage qui en vivent, les médias, qui y trouvent un peu de légitimation, et les appareils (politiques, administratifs, économiques ou sociaux) qui les commandent et les utilisent ? Si cette hypothèse a un sens, le problème sociologique (scientifique) et la question sociale (politique) apparaissent comme indissociables.
La fermeture des questions, leur forme dénoncé auquel lindividu adhère ou non, représente plus quune clôture du sens. Cest une forclusion, une mise en condition à limpossible participation au débat sur le fond. Cet effet est dautant plus fort et potentiellement instrumentalisable que les questions sont de nature subjective, concernent des opinions. On devine le parti que des organisations peu scrupuleuses en matière de scientificité, mais soucieuses daction stratégique sur leur environnement (ce qui est la vocation de toute organisation), peuvent tirer des propriétés évoquées plus haut, en particulier de la forme des questions denquête... Il est techniquement possible de produire une approbation soit par le contenu de la question, soit par sa forme. Mais quel acteur social sintéresse à un tel stratagème ? Lentreprise capitaliste classique vise à produire du profit, lequel ne requiert nullement (généralement) de légitimité ; il lui suffit dun marché. Qui cherche à légitimer ainsi ses décisions ? Cest un acteur social spécifique, la technocratie, qui est concerné, puisquil sagit de la fraction dirigeante de la classe dominante (cf. infra pour ce concept) qui est le plus à la source de lempiricisme sociographique.
Sur la technocratie. Le terme de technocratie a connu un certain succès au sortir de la deuxième guerre mondiale. Aujourdhui, il semble tombé en désuétude dans la littérature sociologique, alors quil est fréquemment utilisé, comme allusion péjorative, pour décrire la haute fonction publique nationale ou européenne. Il sagit là dune réduction de sens qui peut virer au contresens. La définition que nous avons donnée de ce concept, dans la lignée des travaux de Gurvitch [1949], est sensiblement différente. La technocratie ne désigne un groupe de dirigeants quà titre de métonymie : elle est indissociable de linstitution des appareils directement ou non liés au service public ou à « lintérêt national » en tant que réseaux dorganisations et donc des personnels qui les font fonctionner. En effet, du point de vue fonctionnel, un ouvrier est un des rouages de lappareil ; organisé dans un syndicat, dont le rôle est de défendre lemploi, il entre dans le procès de légitimation de lappareil et de ses produits par rapport à lextérieur.
Les grandes écoles dingénieurs, qui fournissent lessentiel des dirigeants dappareils publics ou privés ce qui distingue la technocratie de la haute fonction publique , sont souvent pourvues de laboratoires de sciences humaines et sociales. Le phénomène ne peut laisser indifférent le sociologue, car il est paradoxal.
On peut faire lhypothèse que, les élites dirigeantes nayant pas à utiliser vraiment leurs compétences techniques dans le cadre de leur travail (les spécialistes sont là pour cela), la vocation de cet appui se trouve, à la fois, dans la gestion interne des aspects humains et dans la compréhension externe des courants socioculturels et des grands mouvements risquant de sopposer aux logiques programmation des appareils. Sont produites, transmises et communiquées à lextérieur des connaissances applicables en termes de relations publiques internes ou externes.
La technocratie est action mais aussi idéologie. Action et idéologie sont constituées de trois éléments principaux : la programmation, ladhésion et la production symbolique. Pour chacun des trois, les sciences de lhomme et de la société sont indispensables. Pour produire lavenir, la fonction de programmation a besoin de modèles prévisionnels, réalistes ou non, mais supports de justification : expertise et prospective sont donc des activités cognitives que la technocratie promeut. Elle sont cruciales, puisque de la représentation du futur et des dispositifs mis en place pour lengendrer tel quil est dessiné, dépend le jeu des contraintes qui rendront effectivement nécessaires ce qui est réalisé. Faire adhérer la population aux dispositifs programmés correspond à la fonction de légitimation complémentaire.
Les appels à « lintérêt général » et à la « volonté populaire », par les enquêtes dopinion, jouent un rôle considérable en la matière. Pour pénétrer profondément limaginaire et durer un peu, les représentations véhiculées doivent, enfin, accéder au symbolique. Les relais nécessaires à cette troisième fonction sont les intellectuels (surtout chercheurs et journalistes, mais aussi artistes et philosophes) : les médias et dautres supports moins « massifiés » se feront les traducteurs, vulgarisateurs et vecteurs des messages (quelquefois élaborés sous forme dargumentaire) que les services de relations publiques leur communiqueront.
Mais il reste un dernier et important mécanisme. En publiant les résultats denquête (surtout ceux qui ont une valeur stratégique), la presse se fait le vecteur de la logique des appareils, lesquels ont des services de relations publiques spécialement chargés de ce type de communication. La massification et la médiatisation des résultats sont naturalisantes ; elles réifient des questionnements tels quils sont établis par le sondage et donc par les appareils qui les proposent. Or, il est clair que la contestation dune politique ou dun projet ne pose généralement pas la question de sa légitimité dans les mêmes termes que leurs promoteurs... En communiquant des résultats, la presse affaiblit la remise en cause des questions et exerce un effet émollient sur les esprits : les opposants se sentent rassérénés par la seule connaissance des taux de désaccord, comme si cette valeur expressive indirecte jouait un rôle dexutoire, et se disent que les dirigeants vont en tenir compte...
Le reflet mythique des opinions agrégées peut suffire à détourner de laction, de la manifestation effective dune volonté ou dun refus. On peut dire que cette emprise de la subjectivité lOpinion Publique est le contrepoint des mécanismes qui permettent de faire rester effectivement silencieuses les « majorités ». Le mécanisme est en effet de nature profondément tyrannique tout en sappuyant sur lillusion de la participation de la masse. LOpinion Publique, conversion médiatique des opinions (privées) dénombrées et publiées, cesse dêtre agissante. En période de relatif silence des clercs, ne reste alors que la presse pour contester, mais on a vu quelle joue de moins en moins ce rôle, quelle absorbe les capacités dopposition en se faisant le porte-voix des appareils et des sondeurs, quand elle ne commande pas elle-même des sondages, ce qui est de plus en plus fréquent.
Cette pseudo-parole de la population est doublement médiatisée : par les sondages et par les médias. Le public est tellement habitué à lire ou entendre que lopinion publique condamne ou soutient telle ou telle mesure ou quelle ne laissera pas faire ceci ou cela, quil ne perçoit même plus labsurdité du propos. Comment, une collectivité virtuelle, non pas symbolique, issue dun artefact statistique peut-elle penser ou agir ? La télévision et le sondage ont la même conséquence : augmenter le savoir que les gens ont de ce qui se passe et se dit, mais inhiber, dans le même mouvement, leur capacité daction personnelle et politique. En utilisant la méthode sémiologique que propose Barthes [1957], on peut dire que lOpinion Publique a une structure mythique : entre lopinion de chaque atome de public (au singulier) et lhomogénéité des opinions individuelles, il est établi un lien analogue au signifiant - signifié. La capacité daction et de représentation dune réalité sociale que véhicule la notion (signifié second) nous fait sauter du plan linguistique au plan mythique : la signification du mythe est cette objectivation qui autorise lautonomisation de lartefact.
Cette élaboration secondaire se maintient et senrichit chaque jour car elle joue un rôle instrumental fondamental : elle permet de donner corps à un autre mythe, celui de la « demande sociale », qui transforme les enjeux et problèmes sociaux en offre, sans laquelle les politiques ne peuvent se légitimer dans le cadre démocratique. Le public choice de Lazarsfeld permet de faire fonctionner le champ politique comme un marché mais dans un jeu où loffre crée la demande.
En résumé, les sondages permettent de faire jouer le marché économique et politique. Cest en ce sens de réglage, et non de normativité, que lon a évoqué leur fonction de régulation. LOpinion Publique est un des produits de lutilitarisme des théories basées sur une conception économiciste du sujet. Cette représentation du social se diffuse dautant plus que les mouvement sociaux deviennent moins globaux et contestent des aspects toujours plus particuliers du fonctionnement social dans une logique défensive. LOpinion Publique est un mythe moderne sans lequel la démocratie libérale ne peut se légitimer... Ce faisant, la logique des études dopinion et des études socioculturelles est de confiner la vie quotidienne à la sphère privée, à la subjectivité et à la marchandise, offerte au consommateur - usager sous forme de bien ou de service. Elle ne permet pas que les problèmes concrets vécus au quotidien par les acteurs, dans leur intégrité, émergent comme problèmes sociaux et politiques soumis à débat public.
A quelles conditions la socioculture peut-elle être libérée, pénétrer lespace public ? Face aux tentatives, réussies dans une très large mesure, d'arraisonnement des sciences sociales par les appareils technocratiques, ne reste (et on ne peut opposer) quune vision de lenquête artisanale.
Seules des enquêtes que des acteurs contestataires, des médias ou des chercheurs indépendants réaliseraient, dans une logique non pas de spectacle mais de réelle connaissance des contraintes de la vie quotidienne, ouvriraient une telle voie. Mais qui en financerait la coûteuse réalisation ? Qui les réaliserait sur le terrain et en contrôlerait linnocuité ? Qui en diffuserait les résultats dans la sphère politique ? Et surtout, lindépendance est-elle possible en la matière, ainsi que la neutralité scientifique ? Inversement, sur quelles bases axiologiques, si la neutralité est totale, se constitueraient les hypothèses et donc se poseraient les question « pertinentes » dans les protocoles denquête ? A lexpertise arraisonnée ne peut-on opposer que la contre-expertise tout aussi partisane ? Laissons ces questions ouvertes et continuons lexamen des problèmes de la mesure en sociologie en centrant le regard sur ce qui est en aval du rapport denquête, sur les procédures de traitement des données.
Quand le nom fait la chose sociale et que « lensemble flou » reste flou
A trop critiquer le subjectivisme des sondages dopinion, on pourrait laisser croire que seul ce versant de la sociographie empirique est sujet à caution... Lempiricisme a une autre face tout aussi importante et porteuses dapories. Travailler à partir, non pas de questions dopinion mais de faits établis nimmunise pas le chercheur contre les apories de lempiricisme. Il existe un fétichisme de la pratique comme il existe un fétichisme des opinions. De nombreux observatoires, instituts et même des laboratoires de recherche, ont entrepris, par exemple, des analyses secondaires des bases de données sociales et statistiques sans, pour autant, tester empiriquement des hypothèses théoriques. La question posée est, par exemple, de savoir si le petit déjeuner, le bricolage, les animaux domestiques, les vols de cyclomoteurs ou même les « contacts » (etc...) sont, tels quels, de véritables questions de sociologie ou sils ne sont que des thèmes à partir desquels le chercheur peut construire et conquérir un objet. La légitimité de cet objet sera proportionnelle à son poids théorique direct ou indirect.
On peut sans doute faire de la sociologie à partir de nimporte quoi, à condition de montrer les enjeux théoriques de linvestigation. Mais le descriptivisme et lattachement aux seuls « faits » rendent bien souvent ces études utiles pour, et utilisables par, les seules organisations.
Plus un thème est concret, renvoie à une réalité phénoménale, plus il est susceptible dintéresser le marché au sens large du terme, plus il est adapté à laction et non à lanalyse. Létude empirique dun tel thème passe par la définition dune population concernée par un attribut effectif. Le procédé consiste à agréger des individus sur la base dun simple critère factuel quelquefois appelé « agrégat nominal » : les joueurs de loto, les acheteurs de telle modèle de voiture, les propriétaires de chiens, les amateurs de tennis ou de bricolage, etc... On voit mal en quoi, la connaissance sociologique se trouve augmentée par les longs comptes-rendus, souvent précis voire pointillistes, sur tel fait ou telle pratique. Le pur dénombrement et la description (corrélations ou non à lappui) des conditions de réalisation de laction ne suffisent pas à transformer des informations utiles et instrumentalisables (pour les entreprises et organisations) en connaissances sociologiques.
Travailler sur les seuls contenus de pratiques intéresse plus le marché que la sociologie. Par ailleurs, de tels attributs nindiquent quun fragment du sens : leur logique est segmentaire (on dit aussi, le mot est bien choisi, quils permettent de segmenter les marchés...). Un usage nacquiert vraiment de sens que rapporté à dautres usages et à la situation sociale des individus qui le réalisent. Mais laddition brute dun ensemble de questions relatives à des faits ou opinions ne fait pas un système dusages et permet encore moins de définir des groupements dindividus caractérisés par didentiques attributs socioculturels.
Nous avons appelé socionomase cette tendance nominaliste à croire quil suffit de baptiser, dun nom évocateur, une nébuleuse dattributs (dont lexistence nest que virtuelle car issue bien souvent de lanalyse factorielle des correspondances) pour avoir lillusion de tenir un groupe dindividus réels. Les conservateurs, les pessimistes ou les décalés sont de purs produits de limagination des analystes qui cherchent à désigner des ensembles dits « flous ». Ils nont, en soi, pas plus de pertinence sociologique que les joueurs de loto ou les propriétaires de chiens, mais, contrairement à ces derniers, qui désignent des groupes, effectifs bien que disparates, dindividus réunis par une pratique ou un attribut (agrégats nominaux), les ensembles flous ne désignent, le plus souvent, concrètement rien.
Les appartenances des individus à un ensemble flou sont seulement probables, le plus souvent improbables, car celui-ci est fait de la similitude, toujours partielle, des réponses à un ensemble de questions. Cest, le plus souvent, par la technique statistique dénommée classification hiérarchique ascendante que lon produit ces ensembles flous destinés à représenter des groupes dindividus à partir densembles dattributs. En soi, cette technique nest pas critiquable : elle peut indiquer une tendance et constitue un des outils empiriques de construction typologique. Mais si elle est utilisée pour rapprocher ou éloigner des individus à partir de critères instables (questions dopinion) ou uniquement introduits dans la machine pour satisfaire un pool de clients et « financeurs » intéressés par lenquête, alors elle fait monter en puissance linconsistance de lespace dattributs. Un ordinateur calcule sans doute beaucoup plus vite quun chercheur (pour reprendre les propos dun des directeurs de la Cofremca), mais il ne sait ni ce quil calcule, ni pourquoi, ni comment interpréter les résultats.
Les classifications automatiques sont utilisées comme fin alors quelle ne devraient être que des moyens de faire émerger des hypothèses et de rationaliser le traitement de linformation. Il est dautant plus important de relever cette tendance que les « types » proposés par les techniques de traitement de linformation les plus utilisées, telles que la classification ascendante hiérarchique, engendrent souvent des fictions sociologiques. Nous lavons vérifié concrètement après dautres auteurs spécialisés. Sur la base dune vérification manuelle, il a été démontré que les types issus des classifications automatiques peuvent ne concerner aucun des individus, ayant tous les attributs servant de critères à la classification, classés dans le type par le programme.
Linstrumentalisation des sciences sociales se manifeste par labdication des chercheurs face au fractionnement des objets que le processus permanent de division du travail social engendre. Des sociologies de plus en plus spécialisées dans un domaine étroit, moins de la « connaissance » que de lactivité sociale, se développent en nombre toujours croissant. Plus les champs dinvestigation se démultiplient, et mieux sobserve lapparente extension des sciences sociales indissociable du rétrécissement de leurs perspectives de recherche. Linstrumental appelle le spécialisé. Il appelle aussi le raisonnement logique, séquentiel, qui tend à séparer les facteurs. La démission des clercs sociologues est aussi le renoncement face aux divisions instituées du monde : au lieu de reconstruire une vision cohérente du social, théoriquement et empiriquement réaliste, les chercheurs sinstallent souvent dans le confort douillet dun champ toujours plus étroit et accueillant (en termes de stages, de bourses, de financement), car adapté aux besoins de connaissance et de légitimation des organisations, elles-mêmes définies par la production de créneaux toujours plus spécifiques de la réalité sociale. Ils y trouvent dautant plus de valorisation financière et symbolique, en termes de notoriété, que les médias véhiculent mieux leur production scientifique, du fait que cette dernière apparaît directement en prise avec les découpages institués, avec la (di)vision de sens commun du monde, avec les « problèmes sociaux » tels quils sont soulevés et perçus. Les problèmes sont de moins en moins posés scientifiquement, reconstruits à travers une démarche de recherche. Ils sont de plus en plus soulevés par les forces à loeuvre dans les logiques de légitimation et de communication et restent en suspens aussi longtemps que la presse les maintient dans « lair du temps ». Au delà de ces difficultés techniques, la mesure pose des problèmes plus profonds.
Les mesures usuelles de phénomènes sociaux postulent, à la fois, léquivalence des individus agrégés et lhomologie des attributs
Nous qualifions un attribut donné (opinion, action ou situation) de fétichisé lorsque sa signification sociologique est considérée comme uniforme, quelles que soient les circonstances. A lattribut fétichisé correspond le procédé de lagrégation globalisante. Les organisations, pour dénombrer leur clientèle, ont besoin de postuler que tous les acheteurs ou électeurs dun « produit » se valent, forment des unités élémentaires homologues de lensemble quest le public. Pourtant, les pratiques et objets semblables relèvent de systèmes de représentation souvent différents qui ne devraient pas autoriser une agrégation trop grossière dindividus. Il en va de même de très nombreux attributs utiles à lexamen de la vie quotidienne, quils soient épiphénoménaux ou quils désignent des situations établies telles que lappartenance de classe ou le fait dhabiter tel ou tel lieu. Ce problème va bien au delà de notre champ : il est inhérent à toute mesure consacrée à lhumain. Cest un problème anthropologique que la critique de lanthropométrie a déjà relevé.
Comme toujours, le sociologue doit déconstruire les catégories, au double sens du terme, de laction pour mieux construire celles de lanalyse. Cette déconstruction - reconstruction est le propre de la recherche. Empiriquement et concernant les problèmes de mesure, elle doit se faire par la désagrégation des individus et actions incomparables. Théoriquement, elle se traduit toujours par lappui sur des hypothèses conceptuellement énoncées au sein des théories et dans le cadre de paradigmes.
De ce travail sur les catégories de lanalyse dépend lavenir de la sociologie de la mesure. Sans lui, elle risque de mourir dune « belle » mort, par le succès croissant danalyses particularisées, fondues et confondues aux logiques de légitimation, de réflexions définitivement arraisonnées par le technocratisme.
Pour mesurer, il faut énoncer des critères généralement nommés variables ou dimensions. Le double postulat de léquivalence des individus et de lhomologie des attributs est extrêmement fréquent et il permet de définir un enjeu et un champ commun aux deux impérialismes rivaux de la pensée sociologique que sont lindividualisme et le systémisme. Cette double indifférence a sans doute un fondement économique utilitariste dans les exigences dattribution de la valeur monétaire aux biens et aux individus (et à leur travail). Telle est, en tous cas, lhypothèse que lon pourrait avancer à la lecture de Simmel [1900, 50, 450-51] et de sa théorie de la valeur économique objective des choses et des êtres, valeur qui ne sinstitutionnalise, selon cet auteur, quavec lévitement des affects inhérents à toute évaluation subjective. Les biens se correspondent, car il faut renoncer à un objet pour en acquérir un autre, et les individus sont équivalents quant à la valeur de leur vie car la morale chrétienne, indissociable du culte du travail, de lépargne et de laccumulation, lexige. On ne peut développer ici cette généalogie car elle nous éloignerait trop de la portée méthodologique du double postulat qui nous intéresse dans ces pages. Explicitons plutôt le propos à partir dexemples concrets.
Lorsque, par exemple, des enquêtes nationales concluent que le temps moyen hors de chez soi ne distingue en rien les hommes des femmes et que le sexe n'est pas un déterminant du nombre de déplacements, elles raisonnent au sein du double postulat ici dénoncé. Le problème est que l'observation raisonnée contredit ces résultats : les femmes actives se déplacent, en réalité, deux à trois fois plus souvent que les hommes actifs. Les inactives se déplacent moins et moins loin. C'est, avec linterférence des effets liés à l'âge et au statut familial, l'agrégation de ces deux catégories (femmes actives / inactives) qui produit l'aberration. Pour lindividualisme méthodologique, la relégation à un rôle d'arrière plan des logiques institutionnelles qui participent à gouverner l'action routinière et leur réduction à un environnement individuel plus ou moins porteur et colporteur d'opportunités ou de pression, est la contrepartie de lagrégation : agréger suppose de rendre secondaire et contingent toute condition d'inagrégabilité... Il en va de même des comparaisons internationales qui ne peuvent se réaliser qu'à condition de gommer les disparités et incongruences locales. Il suffit pourtant, pour expliquer les régularités en matière de déplacements, de considérer, sommairement, que les horaires institués (entreprises, collectivités, commerces...) se correspondent souvent et que les différents statuts d'un même individu induisent des activités coextensives : ERREUR DE PLACE OU REPET
PROLEGOMENES Le regard rétrospectif, que la rédaction dune demande dhabilitation incite à porter, sur un ensemble de textes (livres, rapports et articles écrits, pour certains, depuis une quinzaine dannées) peut sattacher à discerner des thèmes ou problèmes, des champs, des approches, des perspectives théoriques, des méthodes ou procédés dinvestigation. Je nai pu renoncer à aucun de ces différents modes dintelligibilité, ni me résoudre à privilégier lun ou lautre, pour caractériser un parcours intellectuel et professionnel fait de voies empruntées puis abandonnées, de détours et de constantes. Pour introduire à la description de ce parcours, je distinguerai lidentité et le contenu. La première relève du contexte, que le parcours professionnel et le rapport à la connaissance induisent. Le second décrit le texte, le vif du propos, la substance proprement dite du travail effectué. Lidentité A relire et relier mes travaux passés, je constate quils manifestent une tension entre une modèle théorique qui na jamais été renié, lactionnalisme, et une approche institutionnaliste qui ne nie pas la force de certains phénomènes sociaux comme facteurs explicatifs sans, pour autant, vouer les approches compréhensives aux feux de lenfer. Peut-être est-il utile déclairer le lecteur sur cette tension. Alors que lactionnalisme privilégie lapproche compréhensive, jai toujours privilégié lexplication dans mes travaux tout en soulignant les apories des sociologies niant laction et les mouvements du social. En effet, le sociologue actionnaliste, tel que je le conçois, marche sur un difficile chemin de crête. Il est sans cesse menacé de glisser du côté de lidéalisme, voire de lindividualisme méthodologique qui est une de ses variantes, ou dun matérialisme devenu désuet au regard de lhistoire et dont la sociologie systémiste celle qui nattribue aucune épaisseur à lacteur est la forme composite la plus affirmée. Contre le premier risque, le paradigme durkheimien (celui qui concerne aussi bien Marcel Mauss que Maurice Halbwachs) est une solide garde-fou. Contre le second, le même paradigme qui se prolonge chez Roger Bastide, Je seule mesure quantitative, il faudrait dépasser le lexique des variables ou des dimensions, notions qui renvoient toujours à des grandeurs. Lautre voie consiste à raisonner en termes de traits, de caractères, de propriétés ou encore dattributs. Cest ce dernier terme qui a été préféré dans nos différents travaux, car il renvoie à ce qui est propre à un sujet ou un objet et contient les connotations de tous les autres termes. Il est sans doute le plus générique et neutre. Lazarsfeld lutilise dailleurs lui-même quelquefois, par exemple dans le concept méthodologique, de la plus grande utilité, despace dattributs. Lattribut a un sens toujours prédicatif : il présuppose lexistence dun nom, ce dont on parle, pour désigner une action, une propriété subjective-symbolique ou une dimension objective-matérielle, que ces dernières se rapportent à lacteur ou au système institutionnel. Les risques de confusion entre lattribut et le phénomène à expliquer ou comprendre sont donc amoindris. Contrairement aux variables de Lazarsfeld, il ny a pas dessence dans lattribut : il nest quune propriété quantifiable ou non.
L'approche de l'enquête sociologique que nous avons préconisée peut être qualifiée d'artisanale. Dans l'optique proposée, on ne peut séparer l'objet et la problématique d'une recherche des diverses étapes, y compris les plus concrètes et les plus anodines en apparence, de la mise en place d'un protocole de vérification empirique des hypothèses. Les propriétés de l'EES sont tant la complémentarité des phases que leur transitivité ; c'est ce que l'on peut appeler principe d'"interdépendance" des opérations mais aussi de permanence de l'objet et de la problématique dans chacune d'entre elles.
L'EES n'est pas du "quantitatif" opposé à ce qui serait du "qualitatif". Pourquoi ? Il existe des enquêtes approfondies, hyperqualitatives, mettant en oeuvre des connaissances psychanalytiques et néanmoins quantifiées [Palmade, 1983]. Rien ninterdit, dans une enquête sur grand échantillon dadopter une démarche "qualitative" dans le raisonnement, où ce n'est pas le nombre qui compte (et que l'on compte) mais la signification, la portée du sens contenu dans des résultats qui peuvent concerner très peu d'individus (sous-échantillons très contrastés par exemple). Les écarts quantitatifs servent alors à évaluer des caractères qualitatifs : le sens est dans la différence. Si lEES mesure, ce nest pas toujours des quantités, conformément à la définition hégélienne de la mesure qui réunit quantité et qualité. Mais, contrairement au positivisme hégélien, elle ne présuppose pas dessence ou de substance. Le sociologue mesure un caractère quil construit conceptuellement.
Lattribut dun sujet ou dun objet est ce que mesure le sociologue... quand il est pertinent de mesurer
En sociologie, la technique de l'enquête extensive n'est pas toujours la mieux adaptée à tous les objets et toutes les problématiques. L'EES ne s'impose réellement que lorsque le phénomène social peut être saisi par la médiation d'individus qui disposent dun fragment du sens total, d'une certaine information, d'un savoir, que le sociologue s'approprie et reconstruit. Mais ce n'est qu'une première condition et d'autres techniques restent valables dans ce cadre. C'est lorsque le chercheur pense que le phénomène est polymorphe et que les facteurs explicatifs sont transversaux, dilués ne coïncident pas exactement avec un groupe d'individus ou un territoire circonscrit que l'EES est utile, se révèle le protocole de vérification d'hypothèses sans doute le plus adéquat. LEES ne s'impose donc pas, a priori, dans tous les cas de figure mais doit être choisie en connaissance de cause pour ce qu'elle apporte d'irremplaçable et en toute conscience de ce qu'elle ne peut pas apporter : léclairage sur lorientation symbolique de laction, la singularité dun lieu, un processus historique, etc... Répétons que lEES est extensive en tant qu'elle permet de construire et traiter une multitude dattributs correspondant aux hypothèses spécifiques du chercheur.
Dans lEES, lindividu est (col)porteur du sens, ce qui nexclut pas que des milieux puissent aussi faire lobjet dune désignation que lenquêté prendra par imprégnation ; par exemple, habiter une grande ville ou un quartier fortement stigmatisé peuvent être introduits en tant quattributs du sujet enquêté même sil sagit dattributs du milieu habité. Les individus sont des médiateurs qui permettent au sociologue daccéder à un sens global. Le questionnaire est le protocole constitutif du sas entre lenquêteur et lenquêté, ce qui mène à (et engendre) cette parole. Il est, dans sa globalité incluant les réponses, en fait une coproduction. Le discours de lenquêté ne prend forme que par les catégories sémantiques du sociologue mais ces dernières dépendent du sens commun dont lenquêté est le colporteur.
Il ne s'agit pas, ou rarement en sociologie, de dénombrer pour dénombrer, d'établir une pure comptabilité de stocks ou de flux, mais d'interpréter. Une EES est donc nécessairement une technique de type hypothético-déductif. Contrairement aux enquêtes purement empiriques, le chercheur y raisonne dans un cadre théorique et construit une problématique et des hypothèses qu'il cherche à tester à l'aide du questionnaire et des traitements. Chaque question, sa place dans le questionnaire, sa forme, doit avoir une fonction précise indissociable des hypothèses et de la problématique. L'empiricisme et son corollaire fréquent qu'est l'induction, le passage du singulier au général, nous semblent inconcevables dans la démarche scientifique, a fortiori en matière d'enquête extensive, car les protocoles sont trop porteurs de risques.
Toutes ces indications, bien qu'elles concernent plus la démarche de recherche en général que l'EES proprement dite, ont des implications très nombreuses et concrètes sur les procédés de conception de questionnaires et de traitement des « données ». Ce que Lazarsfeld nomme le passage des concepts aux indices pose une vraie question de fond : le chercheur nest jamais assuré que ce quil étudie sur le « terrain » correspond effectivement à ce quil cherche à montrer ou nier au plan théorique... On ne développera pas ici ce point dépistémologie, car il concerne toutes les méthodes utilisées en sciences sociales.
Il reste à préciser deux propriétés importantes de l'EES. La première est que l'EES appartient à l'analyse synchronique : on « photographie » à l'instant "t" un état de la distribution d'un certain nombre d'individus par rapport à un certain nombre d'attributs qui peuvent concerner aussi bien la taille et le poids que la position de classe. Cela n'interdit pas de considérer des attributs liés au passé ou au temps, ou révélateurs d'un processus, mais on aura néanmoins une structure figée de relations entre variables. Par exemple, les travaux sur la mobilité sociale correspondent à la tentative détudier un fait de nature diachronique mais que lon travaille dans lici et le maintenant de lenquête, avec des variables rétrospectives consistant à faire fournir, par lenquêté, des informations sur son passé ou des personnes constitutives didentités passées.
La seconde propriété est que lEES s'intéresse à des relations entre phénomènes ou attributs, plus exactement au système de ces relations. L'EES, qui croise toujours des attributs pour mettre en évidence des relations, favorise le point de vue explicatif -extensif, qui considère la manière dont un attribut se distribue dans une population, et comment cette dernière se trouve distribuée par lui (ce qui correspond à la notion de mode de vie, cf. infra). Elle ninterdit pas linverse : le point de vue compréhensif- intensif » qui considère l'ensemble des attributs caractérisant un individu singulier (ou son style de vie).
Cette posture classique, durkheimienne, ninterdit pas de distinguer différents types dattributs selon quils sont saisis comme propriétés portées par les acteurs ou les milieux, et selon que ces dernières sont de nature subjective - symbolique ou objectives - matérielles... On verra que l'on peut combiner les deux, mais observons dabord la nature de la relation denquête.
Lenquête sociologique induit un rapport social à l'acteur enquêté : il est un « drame » et non une observation de situation « naturelle »
Tel qu'il est considéré ici, comme interaction plus ou moins mise en scène, le rapport à l'enquêté concerne autant la collectivité symbolique ou concrète que l'on cherche à observer (la population de référence et l'échantillon) que l'individu physiquement contacté pour administrer le questionnaire (l'interaction enquêteur - enquêté proprement dite). Considérer l'enquêté comme acteur collectif ou individuel a une forte valeur heuristique, autorise le raisonnement sociologique sur les conditions de production et de validité des données d'enquête.
Dans la mesure où interviennent des lois de probabilité, on considère souvent quil appartient au statisticien de raisonner en matière d'échantillonnage. Néanmoins, le sociologue a quelques éléments à introduire au débat, surtout sur les thèmes de la représentativité et des conditions d'observation. Ce sont elles, en réalité qui déterminent le choix de la technique d'échantillonnage, dans la mesure où elles sont indissociables de l'objet et de la problématique de recherche. Toute enquête, extensive ou non, consiste à interroger un nombre limité d'individus dans le but d'en inférer des propositions que l'on voudrait valides pour une population plus large dite « mère » ou « de référence », qui peut être l'ensemble de la population d'un pays, ce qui est le cas de certains sondages et des enquêtes de l'INSEE. En ce sens, elle se distingue de la statistique exhaustive du type recensement, même si cette dernière procède, pour le recueil de l'information, aussi par questionnaire. La notion d'échantillon désigne le sous-ensemble des individus qui seront réellement interrogés et qui sont censés représenter la population visée par l'observation. Le problème de fond est, bien sûr, de savoir dans quelle mesure un échantillon est représentatif de la population voulue et surtout, représentatif de quoi... Nous avons, dans plusieurs textes, introduit des éléments de critique sociologique de la notion statistique de représentativité. Expliquons brièvement pourquoi.
La notion de représentativité a en effet une double vocation : autoriser l'évaluation quantitative d'individus ayant telle ou telle propriété, c'est-à-dire nous mettre en mesure de présenter des résultats en termes d'effectifs et de pourcentages (fréquences absolues et relatives dans le vocabulaire statistique), et s'assurer que l'enquêteur n'a pas, par mégarde, interrogé un échantillon d'individus dont l'homogénéité lui est inconnue ou n'était pas prévue. La première de ces vocations n'est réellement utile que pour les commanditaires ou les utilisateurs de l'enquête (notons, à cet égard, que dans l'étymologie du mot statistique figure Etat) et n'intéresse pas nécessairement le sociologue (sauf sil est spécialisé en démographie), à la recherche d'un degré de vérification d'hypothèses théoriques rarement exprimées en termes de pure comptabilité. Mais la seconde est importante pour la vérification de la qualités des résultats, de leur signification profonde. Ainsi, notre enquête sur les genres de vie atelle construit un échantillon non représentatif absolument de la population active urbaine (visée), mais les résultats sont néanmoins utilisables pour établir et étayer un raisonnement sociologique... La représentativité d'un échantillon, quelle que soit la manière dont ce dernier est construit (hasard, lieu, quotas) et quelle soit recherchée a priori ou constatée a posteriori, passe toujours par l'adéquation de l'échantillon à la population de référence. Cette adéquation s'évalue (sauf pour le cas de tirages aléatoires) à l'aide de certains critères jugés fondamentaux et qui servent à établir les proportions « convenables » d'individus.
A ces difficultés, il faut ajouter celles du sens de ces variables jugées fondamentales. Sur le plan sociologique et non plus des objectifs de comptabilité de flux d'individus , c'est-à-dire pour éviter que d'importants facteurs ne se glissent, en contrebande, dans la constitution de l'échantillon et n'affectent le sens des réponses données dans l'ensemble, le statut familial-vital serait une dimension largement plus pertinente que la tranche d'âge. La classe réelle d'appartenance (celle, par exemple qui classe l'individu selon le plus fort statut socio-économique du ménage auquel il appartient) serait une variable de position sociale beaucoup plus réaliste que la catégorie socio-professionnelle personnelle : un ouvrier ou un employé marié à un cadre supérieur n'a que très peu de similitudes de représentations et de pratiques avec un ouvrier ou employé en situation d'homogamie (cf. infra, chapitre deux)...
Enfin, la dimension cachée qui peut le plus largement et le plus secrètement structurer un échantillon à linsu du chercheur est relative au problème des refus de l'enquête ou des absences sur le lieu de sa réalisation. Si on comprend aisément que la probabilité d'absence soit associée à des spécificités sociales, le refus de l'enquête marque des qualités qui ne sont probablement pas réparties équitablement dans la population... C'est la crainte (souvent infondée mais le résultat est le même) du non anonymat des réponses qui peut le plus fortement provoquer ces rebellions de l'"objet" observé. Cela place les sciences sociales et humaines dans une position épistémologique bien différente des autres sciences, même si la neutralité de l'observateur à l'égard de l'objet observé n'est que très rarement totale, y compris en physique.
On ne peut oublier que l'EES est une forme particulière d'expérimentation qui met en présence des acteurs dotés de capacités stratégiques et de propriétés psychologiques, même si cette présence peut être indirecte. Il faut, à cet égard, considérer l'EES comme une interaction même dans le cas du protocole le plus utilisé dans les travaux ici présentés, à savoir le questionnaire par correspondance aspect technique auquel on va consacrer un peu de notre attention.
La prise en compte des trois normes du théâtre classique (unité de temps, de lieu et daction) comme critères permet de ranger sur le mode typologique toutes les techniques dEES. Apparaît alors lopposition radicale du questionnaire administré en situation de face à face (dans les même conditions quun entretien) et du questionnaire auto-administré, reçu et retourné par correspondance. A l'opposé de l'entretien, technique dans laquelle les trois normes du théâtre classique sont respectées, le questionnaire par correspondance ne réalise ni l'unité d'action, ni de temps, ni de lieu. Cette dissociation triple introduit la possibilité d'une garantie absolue d'anonymat très importante pour la plupart des recherches et qui mérite d'être soulignée, car c'est la seule technique l'autorisant objectivement. Elle est la seule à permettre lexpression de toutes sortes de marginalités ; elle évite plusieurs problèmes liés à la présentation de soi. Elle autorise une vision globale du questionnaire de la part de l'enquêté et donc des réponses plus "mûries". L'échange est ici volontaire, des deux côtés, ce qui évite toute contrainte mais réduit aussi le taux des acceptations de l'enquête, dans une mesure cependant comparable aux autres techniques si la recherche n'a pas d'objectif commercial... Elle est plutôt adaptée aux questionnaires construits sur des bases théoriques et pour les recherches qui tentent de tester des hypothèses car les procédures fermées doivent y être privilégiées pour des raisons sociales et culturelles. Mais il est aussi des inconvénients. Malgré d'éventuelles consignes, le chercheur ne peut objectivement contrôler les conditions d'auto-administration ; il ne sait pas, en particulier, si le questionnaire est lu et rempli individuellement, en famille, collectivement, le nombre de fois que l'enquêté principal revient dessus (il peut néanmoins le savoir après)... Ces difficultés ne peuvent être dépassées que si les questions sont très simples et banales, ce qui suppose un gros travail d'élaboration préalable pour adapter le protocole d'observation aux hypothèses. En revanche, la technique permet des questions rétrospectives car le temps laissé autorise la réflexion et les retours de mémoire, voire la consultation de documents personnels de la part de l'enquêté. Son coût est par ailleurs contrôlable et relativement limité, ce qui favorise lenquête artisanale.
Reste, après avoir traité des problèmes de définition, déchantillonnage, de variables et de techniques, à indiquer comment ces préceptes ont été appliqués aux enquêtes sur les genres de vie, tout particulièrement pour ce qui concerne les attributs sur lesquels le sociologue peut sappuyer pour interpréter les systèmes dusages constitutifs de la vie quotidienne.
De la combinaison des attributs objectifs et subjectifs dans lenquête
Pour présenter les différentes catégories de variables du point de vue de la morphologie conceptuelle qu'elles mettent en oeuvre, il est utile de séparer ce qui relève de phénomènes objectivement réalisés, qui se sont produits, opposés à ceux que les acteurs se représentent, imaginent. La distinction attributs objectifs / subjectifs est cruciale en matière d'EES. Derrière cette opposition, c'est aussi la distinction praxis (sédimentée ou non) / ethos qui est en cause ; elle est quelquefois remplacée, chez les individualistes, en particulier chez Lazarsfeld, par extériorité / intériorité... C'est toute une tradition philosophique qui se condense dans ces découpages... Le clivage objectif / subjectif, bien que fragile par certains côtés, à été jugé fondateur dans différents travaux. Commençons par les attributs dits objectifs.
Les attributs sont dits objectifs en tant que le signe peut être objectivement constaté ou correspond à un fait, ou un événement, qui s'est déjà réalisé et qui pourrait être également observé : le sexe, l'âge, la profession, le fait de consommer tel ou tel produit, d'utiliser tel ou tel équipement ou service... Le caractère objectif de l'attribut n'est qu'une possibilité car l'observateur n'est, en général, pas présent à lui. En matière d'EES, l'information y compris celle qui sera qualifiée d'objective est le plus souvent « subjectivée », passe par les déclarations de l'enquêté que l'enquêteur pré-suppose sincères : c'est une « objectivité verbale ». Cela distingue l'EES des observations directes (ethnographiques) et des expérimentations en laboratoire qui construisent l'information à la source et se passent du langage, alors que l'EES produit des données nécessairement soumises aux discours, en quelques sortes « de seconde main ». Si la plus grande partie de l'information passe par l'enquêté, comment savoir si les déclarations ne sont pas infléchies, voire fausses ? Tout dépend ici du rapport social qui s'instaure entre enquêteur et enquêté. L'objectivité est donc souvent conditionnelle : ce que l'observateur aurait pu observer lui-même mais que, par commodité, il préfère demander à l'enquêté. Cette catégorie se décompose à son tour.
On a distingué les attributs : (a) objectifs écologiques relatifs aux milieux d'appartenance ou d'origine, souvent appelés variables de situation, (b) des attributs objectifs de statut, quelquefois appelés variables factuelles et correspondant à un événement, une action ou un état personnel (qui n'a nul besoin d'être permanent mais qui doit être réel au moment de l'observation). Ce qui est jugé "objectif", dans les deux catégories dattributs, est leur effectivité fondée, en dernière instance, par un possible constat direct de l'observateur (alors que la visibilité est impossible pour les attributs subjectifs). On ne s'interrogera pas ici sur cette importante question d'ordre épistémologique : ce qui est "objectif", ce qui existe indépendamment du regard, est-il réductible uniquement à ce qui peut être regardé, ce qui est extérieur à l'objet-sujet de l'observation ?
(a) Les variables objectives écologiques sont des attributs que l'individu enquêté porte mais qui, en réalité, sont plus des attributs d'un milieu que d'un sujet. Ainsi, la ville habitée, la catégorie de logement, le quartier, mais aussi la classe sociale, la communauté religieuse éventuelle (...) sont des variables d'appartenance à un milieu qui est toujours, directement ou non, social (y compris quand il a des apparences purement spatiales, au sens où l'espace a un coût, une valeur symbolique, une "image"...). Nous avons préféré, pour cette raison, la notion de variable écologique à celle de variable de situation qui englobe des réalités disparates. Le milieu est ici considéré comme système qui engendre des propriétés ; les individus habitant ces milieux absorbent, incorporent comme telles ces propriétés du système institutionnel : ils appartiennent, via ces propriétés, à un milieu, lequel définit l'attribut qui deviendra, dans l'EES, celui de l'individu enquêté. Inversement, par l'enquête, le chercheur aura accès, en interrogeant des individus, à des propriétés du milieu.
(b) Les variables de statut sont relatives à la place que l'individu a dans un système de relations sociales. Ce sont des attributs manifestant des états plus ou moins durables et qui se réalisent sur le mode personnel. Ce sont des attributs de l'acteur : sexe, âge, place dans la fratrie, parentalité, nombre d'enfants, statut dans le logement, la profession d'ego, du père ou du conjoint (etc.)
La notion dattribut objectif n'a de sens que par la catégorie opposée. De la même manière, il convient de distinguer deux sous-catégories dattributs subjectifs : les symboles, comme attributs du système, et les dispositions comme attributs de l'acteur.
(a) Les attributs symboliques sont, en sociologie, relatifs à ce que Durkheim nommait les représentations collectives. Ils regroupent les valeurs, les goûts, les opinions, dogmes, idéologies, croyances, et donc les stéréotypes, rumeurs, symptômes de maladies... Ce sont des manifestations du social transfiguré et hypostasié selon Durkheim... L'individu les adopte en croyant en être l'auteur alors qu'ils sont définis en dehors de lui, constituent des faits sociaux, sont, par conséquent des attributs dans une certaine mesure objectifs (que la sociologie peut objectiver) mais subjectivés par les individus et accessibles à l'observation en tant que tels.
(b) Les dispositions sont des attributs préparatoires à l'action. Ils sont directement le produit du travail (cognitif) de l'acteur, bien qu'ils soient aussi, indirectement et nécessairement en tant que tout acteur est socialement situé , le produit des milieux sociaux, institutions et organisations qui l'abritent. Les souhaits ou désirs, les aspirations personnelles, les projets, les décisions, buts, objectifs, visées (etc...) appartiennent à cette catégorie. Cette catégorie ne concerne pas des faits sociaux "déjà là", bien qu'elle puisse participer à les former, ce qui en constitue la valeur sociologique et l'enjeu social. Elle regroupe des activités imaginaires de sujets spécifiques ayant leur propre histoire irréductible aux symboles. Cela ne signifie d'aucune manière que les dispositions soient le pur produit de l'agent individuel isolé de tout, qu'elles lui soient irréductiblement spécifiques... Elles doivent être considérées comme une réponse qui n'a de sens que dans un contexte social. La pratique est toujours réponse à un contexte. Au fond, ce qui distingue les deux types dattributs subjectifs, à linstar des attributs objectifs, est que le premier obéit à une temporalité sociale, au processus d'institutionnalisation, alors que le second est le produit d'une temporalité personnelle, liée au vécu spécifique de l'acteur, ou un processus biographique.
A travers la distinction de ces types dattributs, on est déjà entrés, par la porte méthodologique, au coeur du problème de lidentification et de la mesure des attributs « objectifs » les plus importants pour linterprétation des usages de la vie quotidienne : les positions, les trajectoires et les situations socio-spatiales. Ces thèmes sont lobjet du deuxième chapitre.
* * *
Deuxième partie
POSITIONS STRUCTURELLES ET MORPHOLOGIE SOCIALE
Lintérêt que nous avons porté aux problèmes de détermination de la position sociale, provient de ce que cette dimension représente une des principales exigences pour renforcer la valeur sociologique de linterprétation socioculturelle. Cest encore et toujours par rapport au projet dune socio-anthropologie de la vie quotidienne que ce détour par les positions sociales et les logiques institutionnelles prend son sens.
Grâce à un certain recul méthodologique, nous avons pu nous convaincre quil nest pas de déterminants institutionnels ou structurels et par conséquent de positions et de statuts qui préexistent à leur mise en forme par le chercheur. Mais notre attachement à lanti-relativisme, tout particulièrement pour tout ce qui concerne les classes et la morphologie sociales, reste néanmoins entier. Si la recherche cède trop sur ce terrain, cest une des principales fondations de la sociologie qui seffrite. Non seulement lanalyse de la vie quotidienne devient impossible, mais cest un affaiblissement de la démocratie qui se profile, car on voit mal sur quelle catégories (au double sens du terme) sappuieront le débat et laction politique. Les deux problèmes sont dailleurs liés, même si le niveau denjeu est bien plus important pour ce qui concerne le second terme.
Il ne sagit pas de revenir à dhypothétiques essences, mais de chercher un vécu des situations que lon puisse cerner et décrire de manière aussi réaliste que possible. En matière de détermination de la position sociale, qui est attribut des acteurs indispensable pour interpréter leur pratiques et conduites, le sociologue ne peut faire limpasse sur larrière plan quest la structure sociale. Il est logique de commencer par cette structure, car elle est le théâtre dévolution des acteurs. Sans elle, sans ce cadre, on ne peut comprendre les importants mouvements qui lui sont endogènes, mouvements constitutifs de la mobilité sociale.
Cette mobilité sociale coïncide fréquemment avec des mouvements spatiaux, ce qui nous situe également dans lordre de la morphologie. Aussi important, pour comprendre la vie quotidienne, que les phénomènes positionnels, le cadre spatial de lexistence est travaillé par des mécanismes et des actions qui doivent beaucoup aux logiques de classement symbolique et matériel. Ces deux champs ont toujours été liés dans la sociologie urbaine, mais lactuel discours de sens commun tend à oublier la manière dont les classes sociales se distribuent dans lespace urbain, au profit de la notion instable de « banlieue » qui ferait problème. Coïncidant avec cette oblitération, les débats autour de la notion dinégalités sociales tendent à liquider le concept de classe sociale ou bien, au contraire, à en faire une entité immuable.
La nécessité de conserver une représentation théorique et empirique des classes sociales et des positions, qui pour expliquer la pratique individuelle doit permettre de situer lacteur, sera affirmée à lencontre de ces travaux. Enfin, on montrera que cette exigence ne peut saccorder aux évolutions sociales actuelles quau prix de la réintroduction de lacteur dans lexamen du systèmes des positions de classe et de la prise en compte de la fluidification relative de la structure sociale quengendrent les différentes sortes de mobilité.
Le concept de structure sociale : continuum ou césures ?
La société est à la fois unie et divisée ; elle a deux faces diamétralement opposées. Ce qui lui donne sa cohérence (Durkheim disait solidarité) et fait la cohésion des membres qui l'habitent est le système des institutions. Quand le sociologue affirme lunité de la société, il veut dire que les institutions organisent la société ; elles sont des sédimentations historiques de formes sociales. Leur fonction est de produire des normes. Cest ce que lon pourrait appeler un principe horizontal dintégration. Mais la société est également différenciée par les inégalités sociales. La société est divisée, dans ses lignes de tension et de fracture, par des classes, des strates, des niveaux de capital. On dit qu'elle est aussi socialement structurée. L'idée de structure suppose qu'il y ait un arrangement, un ordre, une armature dans les divisions. Cest le principe vertical de structuration.
Il semble bien que le fond du débat sur les inégalités ou l« exclusion » (et de bien dautres débats) touche à la définition donnée tant du système institutionnel que de la structure sociale, termes aussi bien confondus par lindividualisme méthodologique que par le systémisme. Sur laspect institutionnel, le débat sociologique sest un peu éteint depuis que la pensée critique a cessé de considérer toutes les formes instituées comme des appareils idéologiques dEtat. Cest sur la structure sociale que sest reporté le débat. La structure est-elle un continuum de positions individuelles, que des échelles de toutes sortes permettraient de saisir empiriquement ? Au contraire, est-elle faite de coupures franches entre groupements dindividus caractérisés par une même situation définie demblée par un rapport social, ce qui est aussi nommé une interdépendance ? La métaphore du niveau et de la barrière a bien rendu compte de cette opposition, quil serait bien temps de clore puisque, semble-t-il, les barrières et les niveaux cohabitent en paix... Telle est la question posée dans nos différents travaux et, indirectement, par plusieurs et importants textes récents de spécialistes français des sciences sociales. A travers limage donnée de la société et de la structure des inégalités se trouve de plus en plus posée la question de la capacité explicative du concept de classe sociale. Peut-on, pour interpréter les pratiques et conduites routinières, sen passer ?
Pour dessiner les principales figures du débat, on utilisera plusieurs fois les postures des deux représentants français les plus opposés en la matière : Bourdieu et Boudon. Lintérêt de ce choix est que ces auteurs ont, tous deux, traité du problème des classes sociales, tout en offrant une vision, directe ou indirecte, des usages de la vie quotidienne. Il réside aussi dans le fait que les deux impérialismes rivaux de la sociologie, que ces auteurs incarnent, ont tous deux fait école, créé diverses institutions et obtenu une réputation mondiale. En se renforçant mutuellement, ils ont marginalisé dautres postures, celles précisément qui semblent les plus susceptibles de participer à une redéfinition de lactuelle vocation de la sociologie.
Mais dautres figures sont aussi apparues récemment en France pour poser la question des inégalités sous une forme un peu différente quon ne peut éluder ici : celle de la « moyennisation » de la société que seule léchelle des revenus permettrait de représenter... Avant dénoncer leur point de vue, il faut poser les termes du débat.
De la nécessité de renvoyer dos à dos les deux impérialismes rivaux de la sociologie française
Dans la posture individualiste prévaut la définition subjective de la classe sociale et une vision paradoxale de la mobilité sociale : les agents se déplaceraient entre des positions inexistantes, non définies dans leurs différences... Dès lors quil est question de position sociale, Boudon tend à rejeter le concept de classe sociale au profit de ceux de profession ou de statut social. Mais aux catégories socioprofessionnelles, il préfère les variables subjectives et lauto-évaluation de la position sociale... Il serait excessif de se demander comment les individus peuvent avoir une opinion sur quelque chose la classe sociale dappartenance qui naurait pas de substance objective et matérielle susceptible de mesure et pourquoi les agents souhaiteraient la mobilité individuelle sil nest pas de classe sociales différenciées... Malgré lambiguïté du propos, on notera que son raisonnement en termes dinvestissement scolaire différentiel des membres des différentes classes sociales est fondamentalement de même nature (la critique de linstitution scolaire en moins) que celui de Bourdieu. Mais lessentiel de la sociologie de Boudon est ailleurs : dans létayage du paradigme individualiste et dans la définition sociale donnée du sujet et de laction. Ninsistons donc pas davantage sur lapproche boudonnienne de la mobilité sociale... Cest à propos des usages de la vie quotidienne, terme quil utilise cependant très peu, que Boudon est le plus explicite ; résumons donc son propos.
L'institution serait ce qui provoque des choix forcés ; elle est comparable à une contrainte (par exemple, les feux rouges). La norme, par exemple les règles de circulation, produit des attente de rôle et non pas des déterminations de l'action. La routine ne serait pas le fait des logiques institutionnelles mais plutôt d'une habitude (attribut de lacteur) qui peut être à tout instant changée, c'est-à-dire le produit d'un choix des individus, réversible et modifiable à volonté. Lencombrement des voies proviendrait d'effets d'agrégation d'actions individuelles ou de phénomènes accidentels qui perturbent l'ordre social (les horaires du travail ne sont jamais évoqués...). Les institutions n'existent que comme environnement contraignant de l'individu ; pour comprendre et expliquer le sens d'une action, telle que le déplacement, il serait nécessaire d'adopter une approche microsociologique qui se fonde sur les dispositions (subjectives), les intentions, individuelles. Les logiques institutionnelles, qui participent à gouverner l'action routinière, sont reléguées à un rôle d'arrière plan et réduites à un environnement individuel plus ou moins porteur et colporteur d'opportunités ou de pression. Mais agréger suppose de rendre secondaire et contingente toute condition dinagrégabilité... Avec le refus de considérer quune même action na pas toujours le même sens selon les situations sociales des acteurs, cette relégation est un présupposé fondamental de lindividualisme méthodologique, sans lequel lagrégation des actions ne peut sopérer. Comme on la vu plus haut, à propos des opinions, lindividualisme méthodologique postule donc léquivalence des individus et l'homologie des attributs. Cest, paradoxalement, un postulat quelle partage avec le paradigme symétrique...
Désormais classique en sociologie, le systémisme structuraliste de Bourdieu postule que la situation et lorigine sociale expliquent toujours les goûts et les pratiques et, par conséquent, les différents styles de vie quotidienne. Bourdieu ajoutera que cela se produit par lintermédiation magique de lhabitus. Ce vieux concept, réhabilité par Mauss, a été plus ou moins monopolisé par Bourdieu, lui est désormais toujours associé en sociologie. Pour cet auteur, la structure sociale nest pas complètement figée mais la mobilité sociale est un leurre et à chaque classe sociale correspondrait une culture spécifique, névoluant quau gré des modifications distinctives introduites par la classe dominante pour mieux affirmer sa singularité. Cest parce que la représentation donnée de la société est cristallisée dans (et par) la survalorisation des phénomènes de reproduction de la structure sociale, que nous classons cette oeuvre dans le giron du structuralisme (très différent cependant de celui dun Lévi-Strauss). Mais ce problème décole est secondaire ici. Venons-en plutôt aux faits.
Bourdieu a raison décrire (1979, 273) que les théories qui décrivent le monde social dans le langage de la stratification et celles qui parlent le langage de la lutte des classes ne sont aucunement exclusives dans leur principe : son oeuvre en est une brillante illustration.
Petites coupures. Nécessité dune rupture avec la représentation spontanée du monde social que résume la métaphore de « léchelle sociale » et quévoque tout le langage ordinaire de la « mobilité », avec ses « ascensions » et ses « déclins » (...) une représentation faussement savante, réduisant lunivers social à un continuum de strates abstraites (...) obtenues par lagrégation despèces différentes de capital que permet la construction dindices (instruments par excellence de la destruction des structures). Lespace à la fois irréel et naïvement réaliste des études dites de « mobilité sociale »... (1979, 137, 145).
Tout en défendant une vision glaciaire des classes sociales cristallisée dans le carcan de léconomisme marxien et en méprisant la sociologie de la mobilité sociale, comme lattestent ces passages, Bourdieu ne cesse de construire une sociologie de la mobilité sociale en utilisant les notions de déclin, descente, remontée, et même ascension sociale [1979, p. 124, 382, 395] dailleurs nécessaire pour comprendre le concept de distinction tout en déniant lintérêt de ce type détude et du concept même. Il ne cesse de chercher des clivages structurels tout en confondant espace et structure sociale, tous deux définis comme continuums de niveaux de capital. Mais sa définition « totalitaire » du style de vie, comme total des pratiques distinctives dun agent ou dune classe sociale, outre quelle comporte une impossibilité logique et empirique, présuppose une société absolument figée où chacun a la culture de sa position, où il ne peut exister de brassage culturel ni de mobilité sociale...
Au delà de cet auteur, la classe sociale et le cadre de vie sont considérées comme des unités homogènes dans le modèle systémiste. En partie confondus, ils produisent les pratiques et les conditions de réalisation de ces pratiques. Dans les propriétés physiques (telles que la densité d'offre urbaine) de lespace socialisé (par exemple la composition sociologique des quartiers) seraient inscrites les formes d'organisation de la vie quotidienne : déplacements et organisation temporelle des activités. L'action est toujours référée à ses conditions matérielles de possibilité et aux mécanismes qui la déterminent ; la morphologie socio-spatiale et les infrastructures, cest-à-dire les lois objectives ou économiques du milieu, souvent condensées dans le vocables structures sociales, donnent le sens des activités telles que les pratiques culturelles, la mobilité résidentielle et quotidienne.
A maints égards, ces structures apparaissent comme des artefacts statistiques, à l'image des segments de l'approche individualiste présentée plus haut. A l'instar de l'agrégation segmentaire proposée par l'individualisme, cette seconde forme d'agrégation « totalitaire » se construit, elle aussi, sur des postulats d'équivalence des individus et d'homologie des attributs ; de la même manière elle nie la diversité sociologique relative de l'espace territorial et des populations.
Bien que les deux regards opposés (individualisme / systémisme) soient incomparables, il y a une secrète correspondance dans les présupposés et dans les conséquences sociologiques : tous deux débouchent sur la relégation au second plan des processus sociaux à la production desquels participeraient à la fois des acteurs individuels et collectifs socialement situés. Plus exactement, leur vision de l'acteur individuel définissant son environnement, d'un côté, et des acteurs collectifs formant des institutions et produisant les actions individuelles, de l'autre, sont deux manières symétriques d'éviter une approche réellement dialectique de la structure sociale et de la vie quotidienne, qui ne fétichiserait ni la structure sociale, ni l'acteur, ni le système institutionnel. Cest, en effet, en considérant ces trois volets comme des entités distinctes conceptuellement, que cette dialectique peut apparaître. Tant que lon continue de se représenter le système institutionnel et la structure sociale de manière fondue et confondue fusion classique dans la tradition sociologique et que reprennent toutes sortes dauteurs tels que Boudon et Bourdieu on ne se met pas en mesure de comprendre la manière dont laction participe à produire la société, tant au plan structurel quinstitutionnel.
La sociologie semble avoir perdu les classes sociales, alors que le concept reste pertinent
Plus ou moins rattachés à lune des deux écoles qui viennent dêtre évoquées, des travaux récents, que lon pourra qualifier de fonctionnalistes sans être nécessairement individualistes ou structuralistes, présentent une vision unifiée de la structure sociale désignée par les métaphores de la toupie ou de la montgolfière (dont le ventre se dégonflerait comme un sablier). Les travaux de Mendras, Fitoussi et Rosanvallon, Lipietz présentent tous cette vision de la société dans laquelle lidée de structure sociale disparaît au profit du continuum de léchelle des revenus. Cette vision est en réalité très ancienne, puisque Sumner la proposait, déjà en 1906 (en la reprenant lui-même dun sociologue germanophone, p. 39-41) et dessinait une toupie censée représenter la grosse classe moyenne au sein dune échelle de prestige qui semble beaucoup avoir impressionné Parsons...
Ces textes donnent une représentation empiriquement irréaliste de la société tout en accréditant lidée que les catégories professionnelles, et les classes sociales qui les regrouperaient, nexpliquent plus les pratiques. A travers différents travaux, nous avons tenté de dessiner une autre représentation de la structure sociale. Elle doit être à présent explicitée.
Classes, classements, positions de classe, statut socioprofessionnel... Les termes désignent des niveaux danalyse quil faut distinguer pour pouvoir instrumentaliser ces concepts dans des opérations de recherche. On énoncera dabord quelques conditions préalables à lanalyse en termes de classe en vue de poser des jalons vers une représentation susceptible, sinon de contribuer à un consensus de la « communauté » des sociologues, du moins de permettre une mesure réaliste de la mobilité sociale.
A lheure où différents discours évoquent limpossibilité de classer des individus, ou le relativisme des situations, et privilégient le raisonnement en termes dinégalités (en tant quattributs des acteurs), il revient aux sociologues de rappeler que les distances sont aussi de nature institutionnelle. A cet égard, plusieurs éclairages sont possibles, mais les conventions de classement ou les constructions savantes nont de légitimité que si elles rendent compte dune « réalité » institutionnelle et si elles ont plus de valeur empirique que dautres : si elles permettent de mieux expliquer laction.
En matière de classements dindividus, pour déterminer la position sociale, le sociologue est face à une alternative. Il a le choix entre sappuyer sur des attributs de lacteur ou sur des attributs de nature institutionnelle. Ces derniers se déclinent aussi (nécessairement) au plan de lacteur mais par procuration, en tant quil en est le porteur. Il sagit donc, pour expliquer laction, de chercher les unités pertinentes de classification des individus en général et lors de lenquête en particulier. Lexpérimentation statistique montre que les catégorisations qualitatives sont globalement plus explicatives (sont des variables plus discriminantes) de laction routinière, dans la sphère de la vie quotidienne, que les échelles de niveau. La combinaison des critères est encore plus pertinente : les catégories professionnelles, au sein desquelles on distingue des sous-catégories de diplôme, sont beaucoup plus explicatives que les indices combinant les niveaux de revenu et de scolarité. Cela provient du caractère disparate de ce qui engendre les niveaux (surtout de revenu) : secteur dactivité, âge, statut matrimonial... Par ailleurs, ne considérer que les attributs irréductiblement individuels apparaît comme une aberration.
Plus lindicateur de position sociale est riche, parce que composite, plus il prend de valeur explicative. Mais, sagissant danalyser les usages de la vie quotidienne, dautres indicateurs, en particulier la nature de la famille, sont presque aussi importants. Les classifications combinant différents critères statutaires sont toujours plus discriminantes lorsquelles se présentent sous forme de partitions (quand elles sont de nature discrète). En dautres termes, il est faux de considérer la société actuelle comme totalement opaque à linvestigation sociologique ; comme il est faux de dire que les classes sociales nexpliquent plus rien. Deux conclusions peuvent être proposées à ce stade de lexposé. La première est que la position de classe est globalement de loin le facteur le plus discriminant pour qui veut analyser la multitude des actions routinières. La seconde est que les critères « qualitatifs discrets » sont plus explicatifs que les indices quantitatifs (pour utiliser ces notions de statistique dont on a vu plus haut les limites). Mais ces résultats ne sont valides que si lon cesse de considérer uniquement les seuls attributs personnels de lindividu et si lon accepte une définition du concept de classe sociale dans laquelle sont pris en compte dautres facteurs quil nous faut, à présent, décrire.
Pourquoi la position sociale dun individu est rarement donnée par ses seuls attributs
Si la catégorie professionnelle explique, en effet, de moins en moins clairement laction quelle soit routinière ou non, observée dans la sphère privée ou publique, dans la vie quotidienne ou au travail (etc...) , cest que, outre la question du patrimoine hérité, la position sociale est de moins en moins le fait de la seule profession de lindividu. Il existe chez les sociologues, surtout en France où le poids des institutions statistiques est grand, lhabitude de raisonner sur le mode des statisticiens, dont les catégories sont le plus souvent construites pour traiter des problèmes que se posent une certaine science économique et lEtat. Il sagit de lutilisation du critère professionnel comme un attribut des individus agrégés en branches ou secteurs. Cette habitude est préjudiciable à la qualité des interprétations sociologiques. Elle engendre des erreurs, dailleurs mesurables, dans lélaboration dun critère aussi important pour le raisonnement que la détermination de la position sociale. Lenjeu est dautant plus grand quil déborde le cercle étroit de colloques et des publications savantes. Le bruit court (chez les auteurs cités plus haut par exemple) que la sociologie noffre pas de critères suffisamment stables et significatifs didentification des groupes associés aux grands problèmes sociaux et ne permet donc pas de fonder rigoureusement des critères daction et de réforme politique. Laccusation est de taille : il en va de la légitimité même des sciences sociales.
La réponse donnée à ce problème peut se traduire en une formule lapidaire : lacteur na pas la position réelle que désigne sa profession toutes les fois quil ne vit pas seul et que lautre du couple a une position professionnelle sécartant nettement de la sienne (hétérogamie). Si une employée de banque est mariée (ou cohabite) avec un ingénieur, cela na aucun sens de présupposer quelle appartient à la catégorie des employés (où, par ailleurs figurent aussi des employés de commerce très différents sociologiquement) et de se servir de ce critère pour comprendre son action au travail ou dans la vie quotidienne. Si un ouvrier qualifié est marié à une infirmière, on ne peut pas dire quil appartient à la même catégorie sociale que louvrier marié à une ouvrière (laissons pour linstant de côté le problème conceptuel de savoir si tous ces gens appartiennent ou non à une seule et même classe de prolétaires)... Cest pourtant ce que font la plupart des sociologues dans la recherche empirique : assimiler la profession individuelle à la position sociale.
Avec une telle confusion, on se trompe plus dune fois sur trois, ce qui est une marge derreur excessive pour une discipline à prétentions scientifiques : toutes les fois que le couple est hétérogame. Il nest, dès lors, pas étonnant de constater laffaiblissement progressif de la valeur explicative du critère socioprofessionnel, puisque lhétérogamie ne cesse daugmenter depuis un quart de siècle en France... On reviendra plus loin sur le concept dhétérogamie. Pour lheure, importe surtout celui de position familiale de classe.
Le mouvement des femmes, en développant linvestissement professionnel des femmes a brouillé le regard du sociologue et du statisticien (lesquels sont bien souvent des hommes). Il lui faut corriger sa vision et chausser dautres lunettes. Mais tenir compte de la profession du conjoint dans la détermination empirique de la position de lindividu suppose un raisonnement et des opérations auxquels tous les sociologues ne sont pas prêts pour des raisons théoriques, méthodologiques ou idéologiques.
Les sciences sociales ont perdu les classes au sens marxien ou para-marxien du terme. Que faut-il faire pour construire un critère réaliste et discriminant de classification sociale ? Sur le plan empirique, redéfinir lhétérogamie, et sur le plan théorique, procéder, le cas échéant, à un difficile travail de deuil.
Pour retrouver les classes sociales, il faut faire ses adieux au prolétariat et accepter lidée de stratification.
Le problème de la recherche empirique nest pas seulement brouillé par laccès au salariat et la généralisation, à partir de la fin des années soixante, du travail des femmes. Il lest aussi par la symbolique du concept de classe sociale. Lalternative a été (pro)posée en termes déchelles de stratification rudimentaires, dun côté, et de blocs uniformes de lautre. Du manoeuvre au cadre supérieur, le concept de prolétariat unifie un agrégat disparate au plus haut point et quil est absurde pour qui veut réaliser des enquêtes et interpréter laction au delà des seules conjectures philosophantes de conserver comme tel. Se pose, une fois acceptée lexigence de distinction, le problème des critères de différenciation des classes sociales. De tous les critères testés, la profession reste le plus significatif pour comprendre les usages routiniers. Mais, du fait que le nombre des professions ne cesse daugmenter (en lien avec le processus permanent de division sociale du travail) le système de catégorisation devient trop complexe, surtout si lon doit combiner les professions des deux membres du couple. Quel regroupement catégoriel privilégier ?
On dispose de critères factuels de regroupement dans la mesure où lon connaît les caractéristiques communes aux différentes professions. Ainsi, de manière grossière (on peut grandement affiner le procédé), toutes les catégories douvriers et demployés ont été rangées dans la même classe, en vertu du fait que les taux moyens de formation scolaire et de revenu des catégories étaient à la fois relativement proches mais surtout très différents de ceux des professions « intermédiaires » et indépendantes, a fortiori des professions plus qualifiées. En d'autres termes, il est possible de se servir des critères quantitatifs (revenu, niveau de scolarité) pour affermir la partition qualitative et la fonder objectivement. Si la classe des ouvriers et employés est quelquefois appelée « inférieure », cest pour désigner ces niveaux communs de capital économique et scolaire. La notion de classe populaire, bien que moins explicite, convient mieux néanmoins car elle est libérée de tout jugement de valeur implicite. La classe « moyenne » (avec ses deux fractions si différentes que sont les salariés et les indépendants) et la classe « dominante » sont jugées telles en vertu, également, du niveau moyen de revenu et de scolarité des catégories qui les composent. Il se trouve que ces niveaux coïncident bien souvent avec des niveaux homologues de pouvoir dans les organisations.
Bien sûr, une telle trilogie appelée système en classes stratifiées gomme quelque peu les disparités internes (qui doivent leur existence principalement à lâge et à certains attributs des acteurs), mais elle est nécessaire pour construire une classification réaliste. Cette classification, qui articule les dimensions de lordonnance et de la dépendance des catégories, a deux propriétés importantes. En premier lieu, les trois classes sont séparées par un critère hiérarchique sans lequel on ne peut reclasser lindividu en fonction du plus haut niveau de capital du couple, et sans lequel on ne peut évaluer lhyper / hypogamie, ni lascension / descension sociale. Pour que ces diverses opérations soient envisageables, il faut, deuxième point, ne pas multiplier les classes. De fait, il ne serait pas absurde de distinguer plus de classes mais on perdrait alors en lisibilité densemble. Il est préférable den rester à une trilogie et, éventuellement, de distinguer des fractions, dans un second temps pour une recherche plus précise. Essayons dexpliquer un peu mieux pourquoi.
Pourquoi trois classes sociales ?
Bien que la vocation opératoire soit première, dans notre perspective de sociologie de la vie quotidienne, la trilogie des classes stratifiées a aussi un fondement institutionnel, une histoire et des fonctions, qui en étayent théoriquement (et justifient pratiquement) lusage.
En premier lieu, il faut la décrire. La trilogie des positions de classe désigne en réalité quatre classes logiques (ou statuts) mais trois niveaux. On ne sétendra pas ici sur les raisons symboliques et culturelles profondes (comme la trinité chrétienne) qui encouragent les sciences sociales à établir des typologies ternaires ou quaternaire... De nombreux auteurs ont donné leurs quartiers de noblesse à lune de ces deux solutions et le raisonnement qui distingue les classes (ou couches) moyennes du reste et donc, au minimum, dune position « inférieure » et dune position « supérieure » est quasi-consensuel en sociologie, ce qui est rare et mérite dêtre souligné... Les classes dominante, moyenne et populaire désignent, dans leur généricité, un principe de classement commode pour jalonner les trajectoires sociales individuelles et les formes de lhétérogamie. Rappelons (on y reviendra) que la trajectoire et lhomo / hétérogamie, sont des concepts très utiles pour identifier des genres de vie.
De nombreux auteurs, tout en les utilisant, ont précisé que ces agrégats sont relativement hétérogènes. Ils présentent néanmoins un certain réalisme en cela quils sont plus explicatifs, globalement, que les revenu, la culture ou le capital social pris séparément ; nous lavons également vérifié empiriquement. Leur légitimité est donc au premier chef, pratique, voire pragmatique. Mais largument est insuffisant, car un découpage en quatre, cinq ou six niveaux aurait pu donner daussi bons résultats. La trilogie relève-t-elle donc, totalement ou partiellement dun choix arbitraire ?
En établissant des trajectoires comparables, les travaux de Goldthorpe [1980], dont on sest inspiré, ont montré quon ne pouvait établir trop de niveaux de stratification sans risques de démultiplications menant à la paralysie. Intervient donc dabord un critère quantitatif : la simple trilogie engendre déjà sept (encore un chiffre fatidique, mais cette fois, son fondement est logique) types de trajectoires et sept types de distances dans le couple. Les sept trajectoires sont celles que désignent la stabilité dans les trois classes et lascension / descension depuis / vers les niveaux inférieurs / supérieurs. On conviendra quune cinquantaine de marqueurs (sept fois sept) individuels de la position sociale suffisent amplement, comme critères dinterprétation, si lon ne veut pas compliquer à plaisir. Ajouter une ou deux autres positions de classe déploie considérablement la combinatoire et rend bien vite le critère « position individuelle de classe » inutilisable pour lexplication... Car tel était notre objectif initial, ne loublions pas : attribuer un sens à des usages et des genres de vie. En revanche, on peut affiner le regard dans le cadre dune sociologie du travail ou de la mobilité...
Largument de la simplicité, toute relative au vu de ce qui vient dêtre dit, concernant la combinaison des différents critères positionnels, peut-il conduire à la simplification abusive ? Cela est assez improbable mais pose le problème des critère de découpage. La question de la consistance interne des classes de niveau est la même que celle de leurs respectives différences, de leurs écarts. En refaisant lexercice, au delà des très nombreux tris croisés, de superposition dun espace de statuts et dun espace dattributs culturels, on se confronte au double et classique résultat dune structure à la fois faite de différences et de continuité. Cette dernière laisse le sociologue libre de tracer les limites quil juge pertinentes, de trancher là où bon lui semble...
De fait, la question de la consistance est cruciale, tout particulièrement pour les classes moyennes. En effet, cest au centre de lespace social que lhétérogénéité est la plus grande et où les effets de champ jouent le plus : cest dans les positions moyennes, que les effets propres du statut professionnel, de lâge et du sexe différencient le plus fortement les usages.
La classe moyenne soulève une difficulté spécifique. Le clivage on peut utiliser ici le terme sans emphase entre salariés (ou travailleurs autonomes oeuvrant au sein dune logique institutionnelle et travaillant, le plus souvent, sur prescription) et indépendants définit bel et bien deux ensembles distincts socialement et culturellement à lextrême, que certains nomment couches ou classes, au sein de la même classe moyenne. Si le sexe et lâge distinguent nettement ces deux ensembles, le genre de vie renforce la différence, même à âge et sexe analogues. Cependant, on peut aussi préférer utiliser les termes de fractions salariées / indépendantes de la classes moyenne. Au delà des problèmes de doctrine posés par lutilisation du même terme de « classe » pour évoquer le contenant et le contenu, reste une double donnée de fait : un certain brassage de trajectoires et de statut familial, de couples où ces deux fractions sont représentées, commence à sopérer. A terme, la différenciation culturelle et de revenu (familial) devrait sestomper si la tendance persiste ; ne resterait que la distinction professionnelle individuelle.
Le fait de sappuyer sur lindice fruste de niveau de ressources pour légitimer la partition des classes, et dattribuer le même poids au revenu et à la culture, place les deux fractions de la classe moyenne dans la même zone de lespace social, leur donne à peu près le même niveau. Ces derniers points militent en faveur du concept de classe moyenne (au singulier) composée de fractions salariées ou non. A une moindre échelle, on pourrait dire la même chose des différentes catégories de la classe « dominante » (par exemple cadres supérieurs du public, ingénieurs et professions libérales) ou de la classe « populaire » (ouvriers et employés).
Cest donc une trilogie des niveaux de classe et une quadrilogie des statuts de travailleurs qui semble, pour lheure, la plus raisonnable empiriquement. Par ailleurs, la trilogie est renforcée dans sa légitimité sociologique par des données que lon ne peut théoriquement éluder. Mis à part quelques exceptions, les membres de la classe dominante ont une autonomie professionnelle (organisation du travail, répétitivité faible des tâches, capacité de prise de décision à différents niveaux...) nettement plus importante que ceux des deux autres classes. Avec les niveaux supérieurs de ressources et de pouvoir, pour la plupart, limportante autonomie professionnelle constitue le troisième critère empirique de consistance relative de la classe dominante, en tout cas de différence par rapport aux deux autres classes. Pour résumer la littérature sur la question de lautonomie professionnelle à une analogie simple, on peut dire quil en va, en la matière, comme de lautonomie de la personnalité : lacteur définit lui-même, dans une large mesure, les normes auxquelles il se pliera.
Malgré les discours du management participatif, les signes sinversent, sur les trois dimensions, pour ce qui concerne la classe populaire, ce qui lui donne la même consistance (dès lors que lon tient compte des effets de lhétérogamie pour attribuer la position de classe) que la classe dominante. Le vrai problème théorico-empirique est celui de la consistance de la classe moyenne. On ne le traitera pas ici. Disons seulement que les niveaux de ressource et de pouvoir (sur le marché, pour les indépendants, ou sur les autres individus pour ceux qui travaillent en organisation) sont effectivement moyens, ainsi que lautonomie professionnelle. Par exemple, les techniciens, instituteurs, infirmières ou artisans sont plus dépendants, respectivement, que les ingénieurs, professeurs du secondaire ou du supérieur, médecins ou patrons de moyennes entreprises. Cette dépendance sexerce tant par rapport à des décisions dautrui quà légard des programmes, des textes législatifs régulant leur travail ou du fonctionnement du marché ; les routines (horaires, séquence de travail...) professionnelles sont, par ailleurs, plus fréquentes dans le second groupe.
Mais se pose un autre problème que, pour des raisons historiques et sociologiques, on ne peut éluder : des groupements statistiques, établis à partir de la position professionnelle familiale, ne peuvent avoir de conscience de leur unité interne ni de ce qui les distingue les uns des autres. En effet, cest là un deuil de plus à faire pour tout sociologue ayant adopté le raisonnement marxien dans son passé... Ce travail de deuil devrait être facilité par un élément de compensation : ce qui est perdu en cohésion interne des groupements catégoriels, ainsi définis, nest pas perdu à tous les niveaux de la conscience et peut même être gagné en réalisme légitimant le retour du raisonnement en termes de classes sociales, dabord dans la recherche empirique, puis dans la théorie sociologique et laction politique... Par ailleurs, le problème nous concerne au premier chef, non seulement pour des raisons théoriques mais encore parce que les facteurs de la vie quotidienne ont partie liée avec les critères fondant la conscience de la position sociale.
Si les classes ont perdu leur conscience dexister, elles restent des classements vécus comme hiérarchies par les acteurs
Une classe sans conscience peut-elle fonctionner comme repère identificatoire pour lacteur ? La question est importante, tant pour comprendre les facteurs de laction collective, que ceux de laction individuelle et donc de la vie quotidienne. On peut répondre oui. Les acteurs ont de moins en moins (sauf de manière résiduelle) la conscience dappartenir à une classe définie par le travail, mais ils ont néanmoins une conscience, très aiguisée et précisée par différents mécanismes institutionnels, dêtre situés à un certain niveau dans la hiérarchie sociale. De cette hiérarchie, surtout celle des revenus, ils se font une représentation très claire (à leur yeux) qui peut être plus ou moins réaliste. Le raisonnement généralisé est celui de léchelle, aussi peut-on qualifier cette conscience de scalaire. La société est symboliquement vécue comme un escalier. Les mécanismes institutionnels qui engendrent et maintiennent la conscience scalaire dans les représentations des acteurs sont de différents ordres. On névoquera ici que les trois principaux mécanismes, à la fois utiles pour létude du quotidien et de la structure sociale, dont la symbolique ne se maintient que parce quelle est étayée et relayée par divers caractères matériels : lécole, lhabitat et la consommation. Ce sont les trois institutions fondamentales qui engendrent la conscience scalaire.
En premier lieu, lécole exerce une très forte pression positionnelle car, dans un pays élitiste, où le mérite est valorisé, le sens de la réussite scolaire est très fortement associé à lespoir dune position sociale espérée pour soi ou sa descendance. Les preuves empiriques de la force de cette disposition collective (sans doute une des plus partagées) sont multiples. On peut citer dabord le phénomène bien connu des stratégies résidentielles en vue de se rapprocher détablissements convoités ou de séloigner détablissement refusés. Deuxièmement, celui, moins évident mais tout aussi fort, des demandes de dérogation (en vue déchapper au zonage des cartes scolaires) qui se traduisent en multiples trajets quotidiens de différents membres de la famille... Enfin, les inscriptions en établissement privés dont les motifs dépassent très largement les préférences confessionnelles. Que ces tactiques dacteurs soient plus ou moins efficaces, que les acteurs, tout en ayant conscience de ces facteurs, sous-évaluent limportance de laction parentale sur les enfants (et du capital culturel des parents quils sont eux-mêmes) ou le poids du capital social, importe peu pour le propos. Lessentiel est que le sentiment dun classement des établissements existe bel et bien ; il est dailleurs maintenu par divers documents, administratifs ou médiatiques (les palmarès), publics ou privés, sur les taux de « réussite » (aux diplômes ou à lentrée aux Grandes Ecoles) des différents établissements.
Lhabitat se rattache au phénomène scolaire par le jeu des déménagements orientés mais relève aussi de logiques spécifiques et exerce ses propres effets. Ce que différents sociologues ont nommé le marquage symbolique de lespace, se traduit concrètement par le jeu institutionnel des « arrivées » dans les quartiers (canalisation, dailleurs souvent diversifiées au départ, des populations par les organismes logeurs) et par le contre-jeu des acteurs et de leur liberté potentielle de mouvement résidentiel. Il suffit, ce qui est concrètement observé, que les seules classes moyennes ou les fractions les mieux pourvues en revenu des classes populaires, partent dun quartier pour que le phénomène de ségrégation sociale senclenche de manière souvent irréversible, car exerçant alors des effets sur la composition sociale de la population des établissements scolaires et donc sur leurs résultats moyens...
Le phénomène est désormais bien connu et il est inutile dinsister davantage sur sa description. Limportant est que les acteurs ont une conscience très nette de la coloration sociale de leur habitat (de leur immeuble éventuellement, mais toujours du quartier) est quelle est plus ou moins acceptée en fonction de leur idéologie, de leur trajectoire et de leur niveau daspiration. Il suffit quun des membres de la famille, du fait de sa position professionnelle ou de son origine sociale, ait un niveau daspiration incompatible avec son actuelle situation résidentielle, pour que la famille déménage à la moindre opportunité. De sorte que la ségrégation sociale des espaces est également fonction, dès que le regard prend un peu de recul, des taux dhétérogamie et de mobilité sociale inter-générationnelle qui interfèrent avec les chances daspirations desajustées par rapport aux situations.
En dautres termes, les très objectives stratégies résidentielles et les très réelles concentrations dun statut, dune profession ou dune origine ethnique dans un quartier sont aussi et largement fonction des représentations que les habitants sen sont faites à la période antérieure. Sans expliciter ici les enjeux de la mobilité résidentielle, le seul fait que ces stratégies soient agissantes montre bien que le sens de la hiérarchie des situations sociales de lhabitat est fortement ancré dans la conscience des acteurs, au delà de la peur de lautre. Le prix de lespace résidentiel (en location ou à lachat) est un critère matériel et objectif suffisant, tant pour indiquer cette hiérarchie au sociologue que pour la maintenir dans lesprit des acteurs. Ce prix étant fonction du marché du logement, lequel est très sensible au marquage symbolique de lespace, on mesure le caractère enchevêtré et circulaire des facteurs idéels et matériels...
Ce critère économique, enfin, nous situe demblée dans la sphère marchande. La sociologie a, depuis longtemps, montré la valeur-signe des biens consommés. Presque tous les biens portés ou utilisés à condition quils manifestent une certaine visibilité les rendant susceptibles dêtre incorporés dans les jeux complexes et fins des rituels de linteraction font lobjet, par le biais des marques et des références de gamme, dune hiérarchie quasi-officielle en tant quelle est connue de tous. Il ne sagit pas ici de chercher à fonder une hypothèse sociologique par le constat dune pratique (par ailleurs publicitaire) mais de rappeler seulement que les producteurs mettent sur le marché différentes gammes pour chaque bien, ce qui suffit à enclencher le mécanisme didentification, par les consommateurs, de la hiérarchie et, secondairement, par les publicistes qui le renforcent dans les consciences... Par exemple, le marché de lautomobile est segmenté en quatre gammes qui correspondent grossièrement à une structure en « classes stratifiées », concept sur lequel on reviendra plus loin.
Une identique vision institutionnellement déterminée du système des positions de classe produit la conscience de léchelle sociale
Les arguments évoqués ci-dessus suffisent amplement, bien quils puissent être complétés, pour répondre à la question posée : une classe sans conscience peut, en effet et malgré tout, fonctionner comme repère identificatoire pour lacteur étant donné que les trois phénomènes évoqués (école, habitat, consommation de biens) présupposent, ont pour condition dexistence, une conscience partagée de la hiérarchie sociale. Si elle est partagée, cest que de solides constructions institutionnelles placent et maintiennent tous les acteurs dans une vision identique du système des positions de classe (même si, secondairement, des variations peuvent se produire et les spécificités individuelles du rapport au monde sexprimer). Ces constructions relèvent de la logique institutionnelle, du marché qui engendre et perpétue linterdépendance des statuts : palmarès des établissements, prix de lespace, existence des gammes de produits... Dans toutes ses facettes, le « marché », qui est lui-même historiquement institué, institue objectivement la hiérarchie des organisations, des lieux ou des biens et services, laquelle se décline symboliquement en conscience scalaire. Cette dernière exerce à son tour des effets matériels mesurables sur cette hiérarchie et la renforce de manière circulaire.
Le sociologue ne peut néanmoins pas sen tenir là. Il existe des normes, y compris juridiques, et un ensemble de critères institutionnels (ordres professionnels, habilitations, statuts commerciaux, caisses de retraite, etc...) distinguant les professions et classes de professions entre elles. Derrière la conscience commune dune même hiérarchie, sont à loeuvre des forces de distinction toujours plus nombreuses et pesantes, à mesure que les normes et conventions collectives rendent compte et sédimentent en catégories le processus de division du travail social.
Comme construction sociale et sociologique, lidée des classes stratifiées, est adaptée à létude du processus permanent de stratification : au fait que les positions ne sont pas rigidement immobiles et inertes. Car si le raisonnement en termes de strates ne la jamais interdit (la même encouragé pour mieux faire oublier les classes sociales), la théorie marxienne et surtout post-marxienne a eu tendance à dénier lexistence de la mobilité sociale ou à la confondre avec les mouvements généraux du marché de lemploi... Cette tendance a eu pour effet dinterdire, elle aussi, une représentation réaliste de la position sociale des acteurs. Derrière ces réflexions, cest toute la question des continuités ou discontinuités du social qui est posée. Considérer des professions a le double avantage de permettre de classer les individus dans des unités discrètes qui correspondent à des états du système institutionnel et, en les regroupant, de rendre possible la construction de classes mutuellement exclusives, non sans certaines médiations méthodologiques.
Ainsi définies, et appliquant le principe du reclassement hypergamique, la classe populaire représenterait, dans la France de cette fin de siècle, à peu près la moitié de la population active, les classes moyennes un tiers, et les classes dominante un sixième. Ces classes stratifiées sont donc nettement séparées par les niveaux de patrimoine, les statuts et types de qualification (par exemple médecin, infirmière, aide soignante, ou cadre supérieur, technicien, ouvrier ou employé) que les organisations, entreprises, administrations, collectivités diverses, engendrent pour déterminer ou justifier les salaires et par le fait que lindividu a une profession et une seule ; sil en a deux on le classera au plus haut niveau de qualification. Elles manifestent cependant la nécessaire continuité du champ qui les abrite en cela que les niveaux de capital justifient la séparation et la hiérarchisation des professions.
Il ne sagit pas doecuménisme sociologique mais de pragmatisme : sans un tel schéma, on ne peut ni évaluer les masses concernées par chaque classe, ni apprécier léventuelle mobilité sociale ou le sens de la toujours possible hétérogamie. Or, ces deux dernières propriétés sont cruciales pour interpréter laction individuelle en général et, en particulier, pour étudier la vie quotidienne et la catégoriser en genres de vie (cf. infra, le chapitre trois).
La France est un pays de mobilité sociale et on peut létudier du point de vue de lacteur
Même si divers indicateurs tendent à montrer son augmentation, la mobilité sociale, est un phénomène social très ancien qui ne devient cependant réellement massif qu'au dix-neuvième siècle, avec l'installation effective (en France) de la société industrielle et des forces de changement permanent qu'elle porte en elle. Ces changements, en particulier, sont liés à la très grande concentration du capital qui a pour double conséquence, comme deux faces d'une même médaille, le déclin des indépendants (commerce, artisanat, agriculture) et le vaste mouvement de salarisation non encore terminé de nos jours... Pour bien les appréhender, il nous faut passer par des clarifications conceptuelles.
On peut globalement étudier la mobilisation de la main doeuvre, de différentes manières, mais on peut aussi chercher à distinguer les trajectoires dacteurs et leur situation matrimoniale, non seulement pour les classer de manière plus réaliste, mais encore en vue de mieux comprendre certaines de leurs dispositions. La mobilité se manifeste par un écart, par une soustraction de masses (les marges de tables de mobilité) du point de vue du système. Mais on peut aussi la considérer positivement du point de vue de lacteur, en tant que trajectoire, comme un statut dynamique. Pour catégoriser les statuts désignant un mouvement dans lespace social, il faut non seulement des concepts, mais encore des éléments de comparaison. Dans nos travaux, nous avons considéré, ce qui est une définition sévère et plutôt amenuisante du phénomène, que nétaient en mobilité ou hétérogamie que les individus sécartant nettement (du père, de soi pour la carrière, ou du conjoint). Les résultats de ces mesures, qui se renforcent mutuellement, sont que près dun individu (actif) sur deux est en mobilité ascendante ou descendante et que plus dun tiers des couples (de deux actifs) sont hétérogames ; parmi ces derniers, la femme a une position supérieure à lhomme une fois sur quatre. Par ailleurs, le croisement de ces deux dimensions montre que les situations de « parfaite stabilité » (à la fois intergénérationnelle et matrimoniale) des acteurs concernent moins de deux individus sur cinq de lensemble de la population active. Ces dénombrements nont dintérêt quen tant quils permettent de réformer certaines considération théoriques.
Le constat de telles masses rend caduques les analyses centrées sur la reproduction sociale et considérant la mobilité comme trajectoires déviantes ou résiduelles, dautant plus que ces deux tendances saccentuent chez les plus jeunes... Simpose limage dune grande diversité sociale et dun mouvement permanent de la structure sociale, lesquels ne peuvent pas ne pas avoir de conséquences sur la diversification des styles de vie. Pour autant, on ne saurait basculer vers la fluidité absolue manifestée par lhypothèse dun mouvement « brownien » total. Le processus de stratification a des régularités précises qui en font autre chose quun simple désordre de particules microscopiques... Par exemple, les hommes hypogames (niveau de qualification professionnelle inférieur à celui de lépouse) sont plus enclins au partage du travail domestique que les homogames et, a fortiori, que les hypergames ou ceux dont la femme ne travaille pas... Il en va de même pour la trajectoire personnelle par rapport aux parents, qui explique beaucoup de pratiques hors norme de classe, telles que lire un journal populaire pour un cadre supérieur. Certes, la mobilité a toujours existé, mais les proportions semblent augmenter et, surtout, le fait quelle sassocie à dautres phénomènes (offre de plus en plus diversifiée, élargissement institutionnel des possibilités de mobilité interne dans les organisations...) en accentue les effets culturels et sociaux.
Cest en cherchant à mieux expliquer ces attributs apparemment paradoxaux, ceux dont le constat a entraîné beaucoup de chercheurs vers les apories du relativisme ou la rumeur selon laquelle les classes expliquent de moins en moins de choses, que simpose létude des mouvements de la structure sociale. Une courte description de certaines régularités observables permettra dillustrer le phénomène dans toute son ampleur, dans sa morphologie.
La mobilité sociale est un processus ordonné selon la classe, la ville et le sexe
De la même manière que les classes sociales se trouvent inégalement réparties selon les territoires et en fonction du sexe, on nobserve pas des trajectoires homologues dans toutes les classes sociales, dans toutes les tailles de ville, ni pour les deux sexes. Ainsi, lascension sociale est globalement plus fréquente chez les hommes que chez les femmes, de même que lhypogamie, dans toutes les classes sociales et sur tous les territoires. Mais, selon la classe sociale, les trajectoires individuelles ne mènent pas aux mêmes lieux. Dans la classe dominante, lascension tend à se concentrer dans les petites villes et en zone rurale. A lopposé, quand on ne considère que les membres de la classe populaire, la descension est surreprésentée en région parisienne (alors que les situations les moins qualifiées sont plutôt provinciales). Si les indépendants connaissent de forts taux de stabilité, associée à lhomogamie, la classe moyenne salariée connaît une forte mobilité à la fois verticale (trois fois sur cinq) et horizontale (inter-branches). Elle se concentre plutôt dans les villes moyennes ou les périphériques de grandes villes quand les trajectoires sont ascendantes (depuis la classe populaire donc) et dans les grandes villes quand elles sont descendantes.
Bien que significatives, ces régularités restent grossières et mille spécificités « locales » complexifient le schéma. On notera cependant un point stable dans toutes les situations territoriales, pour les différentes classes sociales et à tous les âges de la vie : les trajectoires sociales se croisent avec les logiques matrimoniales toujours de la même manière. En effet, à côté du « couple » homogamie-stabilité sociale qui est dominant en valeur relative, on observe une très forte corrélation entre la descension et lhypogamie dun côté, entre lascension et lhypergamie de lautre. Ces corrélations résistent localement puisquelles restent stables quand on ne considère que les membres dun même âge ou dun même sexe. Toutefois, ces deux situations sont très inégalement réparties selon le sexe, sur le plan quantitatif, puisque la première est quatre fois plus souvent le fait des femmes et la seconde neuf fois plus souvent le fait des hommes. Ces mouvements endogènes à la structure sociale engendrent des situations familiales de plus en plus souvent socialement hybrides, ce qui a des conséquences culturelles importantes qui seront exposées plus loin.
Hommes et femmes présentent presque la même probabilité, globale, de stabilité inter-générationnelle (50% pour les hommes et 54,8% pour les femmes selon les données les plus récentes, mesures opérées en raisonnant sur la base de trois classes sociales), mais de fortes disparités existent selon la classe. Dans la classe populaire elles reproduisent plus que les hommes la position paternelle, alors que dans les classes moyennes et la classe dominante c'est l'inverse. En d'autres termes, plus la position professionnelle est basse, en termes de niveau de qualification, et plus la femme la reproduit ; plus elle est haute et plus c'est l'homme qui la reproduit.
Cest, paradoxalement, ce raisonnement que lINSEE refuse dadopter. En isolant les individus et en ne considérant que des professions, il interdit lanalyse en termes de classes sociales et donc leur hiérarchisation en vue des mesures de mobilité et hétérogamie verticales. La même pratique conduit à séparer les sexes puisque prévaut le regard centré sur lindividu et non sur la famille et empêche donc de situer lacteur dans une position plus réaliste, celle de la position familiale de classe, qui tient compte de la profession du conjoint dans lidentification positionnelle de lindividu.
Les femmes sont, dans tous les cas de figure, plus souvent en descension inter-générationnelle. Elles sont en descension presque deux fois plus que les hommes : 34% pour 19%. Les hommes sont presque trois fois plus souvent en ascension que les femmes : 28% pour 11%. On peut dire que la mobilité sociale est un « système » au sein duquel les trajectoires s'équilibrent en fonction du sexe. D'un point de vue systémique, ce sont principalement les femmes qui ouvrent la marge de jeu : par leur descension, elles autorisent l'ascension des hommes [A 13].
Ces tendances sont renforcées par les femmes elles-mêmes qui, encore de nos jours, acceptent, dans les négociations au sein du couple, de renoncer plus souvent que les hommes à la carrière. Une enquête de Chantal Nicole-Drancourt [1989] montre que, dans un même milieu professionnel (la mutualité) offrant les mêmes chances de promotion quel que soit le sexe, les femmes ayant commencé leur carrière comme employées sont moins nombreuses que les hommes à entrer dans l'encadrement. Par ailleurs, lorsque cela arrive, l'homme ne déménage presque jamais pour les besoins de la carrière féminine et accepte, au mieux, un partage équitable du travail domestique (alors qu'il est en hypergamie de fait). En situation inverse, lorsque c'est l'homme qui fait carrière, le couple déménage souvent pour les besoins de la cause professionnelle et la femme (hypergame) prend en charge presque lensemble des tâches ménagères tout en travaillant... Cette tendance, encore majoritaire, des femmes à reproduire des modèles qui les désavantagent correspond à une culture dominée. On voit incidemment dans cet exemple comment la vie quotidienne intervient, en retour, sur les facteurs de la mobilité sociale : les activités routinières telles quelles sagencent dans les familles, favorisent ou non linvestissement de temps et dénergie dans un parcours professionnel.
Cette conclusion peut être généralisée à une définition plus large de la famille. Comme différents auteurs lont montré, la mobilité se prépare en famille. Par ailleurs, persistent des relations de solidarité extrêmement tenaces au sein de la famille élargie (la double lignée considérée sur trois générations) où les visites et services rendus vont dans les deux sens. Comme nous lavons montré [O2], ces résultats seraient dailleurs encore plus significatifs si lon désagrégeait léchantillon et si lon ne prenait en compte que les individus habitant près des parents, ceux qui nont pas migré.
Qui sassemble se ressemble encore socialement, mais de moins en moins : homo / hétérogamie en France
Thème classique de lanthropologie et de la sociologie, la question de lhomo / hétérogamie a toujours été traitée, dans les deux disciplines, au sein dune problématique de la reproduction de lordre social. En anthropologie, ces notions sont étroitement liées à la logique de léchange généralisé de biens (et de femmes) et à celle des structures de la parenté ; à linstar des termes dendo / exogamie, qui marquent les liens de nature territoriale, lanthropologie considère généralement la dialectique de lhomo / hétérogamie comme une des conditions fondamentales du maintien des systèmes communautaires.
La sociologie a conservé la même tendance à souligner lhomogamie socio-professionnelle, y compris dans les approches individualistes raisonnant en termes de « choix du conjoint ». Confondant la classe sociale avec une communauté plus ou moins close (malgré la définition gurvitchienne la définissant comme groupe à distance), de nombreux auteurs ont utilisé indifféremment les termes dendogamie ou dhomogamie, toujours pour montrer le poids de lordre, la force de la cohésion des classes sociales dont lendogamie serait le signe le plus visible. Précisons que nous avons, pour notre part, adopté les termes dhomo / hétérogamie pour marquer la ressemblance des positions sociales ou culturelles dans le couple ; ceux dendo / exogamie ont été réservés à un usage plus circonscrit territorialement, car ils connotent très directement la communauté, le milieu ou le clan.
Lexamen et le travail, de lintérieur, des données de différentes enquêtes, artisanales ou nationales, montrent pourtant une nette tendance au déclin de lhomogamie. Cette tendance nest pas étrangère à la diversification relative des genres de vie : au même titre que la trajectoire sociale, lhétérogamie est un important facteur explicatif de lécart aux normes de la classe dappartenance. Elle participe du déclin de la culture de classe. Cest donc pour en examiner les effets culturels sur la vie quotidienne et ses liens avec la mobilité sociale (dont elle peut être une des formes, en loccurrence matrimoniale) que nous avons entrepris des mesures spécifiques du phénomène. Leur objectif était aussi détablir lampleur de la relation existant entre mobilité et hétérogamie sociales (et, par conséquent, entre stabilité et homogamie) tant pour mesurer cette relation en soi ce qui navait pas été fait, semblet-il en France que pour montrer laffaiblissement empirique de la sociologie de la reproduction.
Si un peu plus de trois cinquièmes des couples (de deux actifs) sont homogames, les couples hétérogames sont très déséquilibrés quant à la composition des sexes dans cet écart : dans les couples hétérogames (38% de lensemble des couples), cest trois fois sur quatre la femme qui se trouve en situation dinfériorité professionnelle. On peut cependant évaluer à 9% de lensemble des couples de deux actifs les situations où la femme est en position de supériorité de niveau de qualification professionnelle. En termes de réalisme de la mesure, cela veut concrètement dire que lon se trompe, très fortement, près dune fois sur dix lorsque la profession de lhomme est utilisée comme indicateur de classe pour la famille... Ce déséquilibre proviendrait plus de la difficile insertion professionnelle des femmes que dune inégalité de formation scolaire. Lexamen de la structure des données par âges montre, par ailleurs, que la tendance à lhétérogamie professionnelle tend globalement à augmenter dans la société française.
Le croisement de cette dimension avec la trajectoire individuelle sest également révélé porteur denseignements. Les tableaux que nous proposons dans différents textes présentent des données, essentielles dans cette perspective ; ces informations napparaissent que très rarement (et récemment) dans la sociologie française. Que peut-on en déduire ?
La relation mobilité - hétérogamie. En premier lieu, la situation de reproduction absolue de la position de classe concerne pour les couples de deux actifs, car rappelons que la stabilité intergénérationnelle de classe est actuellement de 52% pour lensemble de la population active 37% des habitants de la France, du fait que lacteur peut être en mobilité soit intergénérationnelle, soit matrimoniale, soit les deux. En dehors de cette situation, existent deux principaux cas de figure : lhypergamie (conjoint de niveau de qualification supérieur) liée à la descension intergénérationnelle et le symétrique caractérisé par lhypogamie liée à lascension plus professionnelle quintergénérationnelle.
Lhypergamie est, très significativement, liée à la descension aussi bien pour les hommes que pour les femmes, mais ces dernières sont, en masse, trois fois plus nombreuses à être concernées par cette situation ; les hommes descendants sont plus souvent en situation matrimoniale dhomogamie. On peut dire ici que les effets différés de la culture dorigine jouent en même temps que les logiques de compensation par le mariage hypergamique dun individu en trajectoire professionnelle descendante.
Lhypogamie est tout aussi significativement liée à lascension intergénérationnelle dans les deux sexes mais, cette fois, ce sont les hommes qui sont presque neuf fois plus nombreux que les femmes à être dans cette situation... Cette configuration est beaucoup plus difficile à interpréter car on peut difficilement raisonner ici en termes de compensation dune trajectoire ascendante par un mariage hypogamique... Lexamen des données par âge montre que cette situation concerne surtout ce que les anglo-saxons nomment la life mobility et que lon nomme en France la mobilité professionnelle ou intra-générationnelle : les couples jeunes sont souvent plus homogames mais lhomme (initialement en position de stabilité à légard de son père) fait fréquemment carrière par la suite, ce qui le place, dans la seconde partie de sa vie active, à la fois en situation dascension intergénérationnelle et dhypogamie. Cela montre que la mémoire des origines nest pas seulement en cause et quintervient aussi le travail que lacteur exerce sur sa position durant le cours de sa vie.
Par ailleurs, ces corrélations sobservent aussi localement : la mobilité « faible » (intra-classe populaire) est associée de manière isomorphe à lécart au conjoint également « faible ».
Lexamen fin des données montre que la mobilité sociale et matrimoniale ne se traduit pas par les mêmes effets selon le sexe, à position familiale de classe équivalente. En effet, si les hommes de la classe moyenne salariée (souvent techniciens et contremaîtres ou cadres moyens administratifs) sont aussi très fréquemment en ascension, ils sont moins souvent en homogamie que les femmes en situation comparable. Cela, nous semble-t-il, signifie que la symbolique des rapports de sexe encore éminemment défavorable aux femmes telle quelle sexprime en matière de position est indissociable des chances que le système institutionnel offre objectivement aux femmes et aux hommes. Linterprétation raisonnable, à cet égard, est que les femmes de la classe moyenne salariée ont un comportement analogue (à légard du marché du travail) à lensemble des membres de la classe populaire en ascension. Dans la mesure où elles doivent lessentiel de leur statut professionnel personnel à leurs études, elles tendent à compenser la faible probabilité de valorisation professionnelle de leurs études (qui, pour elles, provient autant du faible capital social que du machisme ambiant) par laccès aux carrières du secteur public, où elles sont recrutées par concours et où légalité des chances est mieux préservée (secteur public où les règlements favorisent la réalisation du rôle éducatif auquel elles continuent de sidentifier fortement).
Bien sûr, ces résultats laissent de côté les cas de plus en plus nombreux, de divorce et donc le phénomène de la famille monoparentale, dont on a pu mesurer le degré de précarisation positionnelle sexprimant dans le système des trajets quotidiens [O4]. Ils ne concernent que les couples. Ces régularités sobservent non seulement globalement, sur lensemble de la population active, mais aussi localement, au sein dune seule et même classe sociale.
Néanmoins, on peut constater des différences, dans la classe moyenne, par rapport à la population globale. Si la même structure densemble du tableau apparaît, la classe moyenne salariée est aussi un « lieu » de transit, puisque le taux de reproduction absolue est de 17% (au lieu de 37% sur lensemble intégrant aussi ladite classe moyenne). On constate également que le décalage des sexes y est très accentué, puisque lhypergamie descendante touche sept fois plus de femmes (au lieu de trois fois plus sur lensemble de la population) et que lhypogamie ascendante nest plus que 2,4 fois plus souvent le fait des hommes (au lieu de neuf fois). Cela provient du fait que les femmes de classe moyenne salariée sont quatre fois plus souvent en ascension que lensemble des femmes.
Comprendre la stratification sociale comme un processus, comme le propose Balandier [1974], consiste non seulement à considérer le changement institutionnel qui affecte la structure sociale, mais encore à intégrer le jeu des acteurs, en particulier les stratégies et les logiques matrimoniales. Ces dernières rendent compte d'un certain brassage même si, concernant lhypergamie, elles exercent parallèlement une effet de compensation des trajectoires descendantes et, au bout du compte, tendent à renforcer la reproduction... Les forces de fluidité et de rigidité jouent donc simultanément mais laction est impliquée dans les deux cas.
L'acteur, c'est aussi celui qui fait personnellement carrière et qui maîtrise sa fécondité en vue de dégager les ressources nécessaires à son ascension ou à celle de ses enfants. Lallongement de la durée de scolarité, nécessaire (mais non suffisant) pour une insertion professionnelle à un certain niveau de qualification, a des conséquences générales importantes : installation plus tardive dans le couple et dans la vie, chute de la fécondité, organisation rationnelle des activités de la vie quotidienne, formation et entretien du capital culturel (consommations culturelles) et du capital social (invitations et pratiques accompagnées diverses). Ces manifestations, qui relèvent à notre sens de la capacité daction, posent le problème du rapport de lacteur aux normes et aux positions sociales.
Toutes ces raisons font que la sociologie ne peut plus raisonner, comme elle l'a fait jusqu'à très récemment, en termes de déviance pour qualifier tous les comportement qui s'écartent des normes, soit qu'ils ne respectent pas les règles sociales, soit qu'ils sont réalisés par des fortes minorités (écart à la « norme » statistique). Par exemple, se marier tard ou jamais, tout en vivant en couple et en ayant des enfants, est une des conditions de l'ascension depuis la classe populaire. Sortir et inviter fréquemment sont des conditions du maintien et du renforcement de la position de classe moyenne salariée par la consolidation du capital culturel et social (contrairement aux indépendants qui ont plutôt intérêt à faire fructifier le capital économique). Que tous les membres de ces fractions de classe ne le fassent pas, ou pas également, et se mettent alors en place les conditions de trajectoires sociales différentielles.
Notre système culturel et social n'est plus un système de reproduction pure et la culture de classe se désagrège. Ce regard sociologique sur l'ethos et la culture a fait lobjet de développements que nous ne pouvons reprendre ici (cf. infra). On se contentera, en guise de synthèse, de montrer les conséquences des trajectoires dacteurs sur les usages de la vie quotidienne, ce qui est déjà une manière dinvestir le champ proprement culturel, à travers la question des normes.
Lécart à la situation sociale et lié à la distance aux normes
L'hypothèse posée dans lenquête sur les genres de vie était que l'écart aux normes ne peut venir que des positions familiales hybrides (hétérogamie), de trajectoires sociales manifestant soit la descension soit l'ascension sociale, ou dun travail de l'acteur sur sa position sociale co-producteur d'espèces spécifiques de capital ; bien sûr, ces différents facteurs peuvent se combiner. Cette dernière forme de lécart aux normes, le travail dit de lacteur, a déjà une histoire : lorsque lacteur accumule une des ressources, souvent au détriment des autres, on nomme cela incongruence des statuts. A cette vieille notion de la sociologie américaine, remise au goût du jour par Boudon, nous avons préféré celle dincongruence des niveaux de capital. Elle est, certes, moins colorée sociologiquement mais elle est aussi plus réaliste et plus proche de la mesure. On voit mal, en effet, sur quels critères les sociologues peuvent considérer comme incompatibles des statuts qui se démultiplient en nombre et dont le contenu normatif change de plus en plus vite... En revanche, pour exprimer rapidement lidée, si des masses importantes de riches, pauvres ou de « moyens » ne sont pas tels de tous les points de vue, cela peut avoir des conséquences, théoriques et empiriques, très concrètes et tangibles.
Dans le premier cas (hétérogamie), les dispositions d'un conjoint appartenant à une autre classe ont de grandes chances de modifier celles de l'acteur. Dans le second (mobilité ascendante ou descendante), les modèles culturels intériorisés dans les positions originelles de l'acteur continuent souvent d'être agissants malgré son changement de situation. Dans la troisième dimension, lincongruence, on observe que, pour la majorité des individus ces niveaux sont relativement homologues. Les facteurs de l'incongruence des niveaux de capital économique, culturel ou social, sont plus éclatés : il s'agirait de projets d'accroissement de revenu en vue d'accumuler du capital, d'autoformation ou du travail de sociabilité nécessaire à l'élévation et au maintient du capital social. Ces diverses formes de l'incongruence des niveaux de ressources se réalisent souvent sans qu'il y ait changement professionnel.
Au total, les trajectoires et situations hybrides socialement et culturellement sont en nombre croissant ; elles sont fonction des marges de jeu plus amples que le système laisse à lacteur sur ces trois plans, professionnel, familial et des niveaux de capital. Elles engendrent un différentiel de dispositions, à légard de lavenir, et de ressources, par rapport aux niveaux moyens de capital de chaque espèce de la classe d'appartenance, tels que l'acteur a de fortes probabilités dadopter des usages sociologiquement hors-norme.
Il convient néanmoins dêtre clair sur la nature de cette hybridation socioculturelle. Notre interprétation diverge, à cet égard, des conclusions de Goldthorpe [1980], qui a été un des premiers sociologues à examiner sérieusement, à partir dun matériau empirique, la mobilité dans une société industrialisée et ses conséquences culturelles. Linterprétation de cet auteur est que la structure des classes sintègre davantage du fait de la mobilité sociale qui multiplie les liens traversant les divisions de classe ; en dautres termes, la fluidité culturelle glisserait, vers la structure sociale et la contaminerait. La nôtre est sensiblement différente : ce sont plutôt les situations dacteurs qui deviennent hybrides au sein dune structure sociale où les inégalités (les facteurs positionnels tels que les différentes espèces de capital) de classe sont et restent, par ailleurs, très tranchées. Le constat empirique de départ est similaire mais le désaccord est théorique. Comme beaucoup de sociologues, Goldthorpe confond système institutionnel (qui engendre les normes, en particulier culturelles du fait de son fondement symbolique) et structure sociale... Nous reviendrons plus loin sur ce point fondamental.
En dautres termes, la distance sociale entre les différentes classes ne diminue pas sous prétexte que la structure se stratifie toujours plus et que les ressemblances culturelles (dans les usages et les dispositions) se multiplient sous laction combinée de la diffusion des biens et services, de la mobilité et de lhétérogamie. Cest lacteur familial, en tant quunité de vie, qui est hybride sur le plan positionnel et culturel, pas la structure sociale. Le fait que, à terme, la circulation des modèles qui manifeste la manière dont laction rétroagit sur le système par la transgression des normes culturelles de la classe dappartenance finisse par affaiblir la culture de classe est une donnée qui concerne le système institutionnel (en particulier la dynamique des symboles) et non la structure sociale.
Ce débat essentiel concerne aussi le concept de fluidité structurelle, que nous utilisons mais qui est porteur de confusion. En effet, si on nous autorise une analogie, on dira que le fait quun escalier ait beaucoup de marches (strates) et que lon puisse, par conséquent les gravir ou descendre plus aisément (mobilité verticale), ninterdit en rien lexistence dun escalier (structure sociale) très rigide ; tout au contraire, si les marches ou les montants qui les supportent étaient mous et flasques, il serait plus difficile, pour un individu, de le gravir... Cette dialectique de base, dans le raisonnement appliqué à la question de la structure sociale, semble faire cruellement défaut aussi bien dans la sociologie individualiste que systémiste...
Nous préférons donc dire que la structure se stratifie et que cela favorise la mobilité mais que les inégalités peuvent rester très tranchées entre les différentes classes. Sans ce raisonnement, on ne peut dailleurs pas comprendre que mobilité et hétérogamie coexistent parfaitement avec précarité (thèmes de lunderclass ou désignés, en France, par les termes très confus dexclusion)... Lexclusion, si le concept a un sens, est celle de la mobilité virtuelle. Ce ne sont pas, contrairement aux conclusions de Goldthorpe, les politiques sociales qui sont à lorigine des mécanismes affectant la structure sociale, ces mesures politiques ont plutôt une vocation correctrice, mais le processus de division du travail social dans son ensemble. Centrons-nous maintenant sur les conséquences culturelles de la mobilité et de la stratification accrue de la structure sociale.
Nous avons montré dans plusieurs écrits que différentes configurations d'usages, domestique ou interactive, coïncidaient avec la mobilité sociale, l'hétérogamie et l'incongruence des niveaux de capital. Pour simplifier la présentation de ces résultats antérieurs, utilisons le tableau ci-dessous.
USAGES Domesticité forte Interactivité forte
POSITIONS
Profession moyenne Incongruence Plus Moins
ou dominante Hétérogamie Hypogamie Homogamie
(position personnelle) Mobilité Ascension Stabilité
Profession populaire Incongruence Moins Plus
Hétérogamie Homogamie Hypergamie
(position personnelle) Mobilité Stabilité Descension
On constate un isomorphisme des attributs expliquant les configurations domestique dans la classe populaire et interactive dans les classe moyenne et dominante. Il est logique et rend compte, dans les deux cas, des phénomènes de reproduction sociale : homogamie, stabilité congruence des niveaux des différentes espèces de capital. Cet isomorphisme relève donc de ce que la sociologie nomme culture de classe, de la relation injective (au sens de la mathématique des ensembles) qui unit encore la position à l'action.
On constate aussi une homologie inversée des attributs pour les configurations domestique, dans la classe moyenne ou dominante, et interactive dans la classe populaire : incongruence, hypogamie, ascension dans le premier cas, congruence, hypergamie et descension dans le second. Mais ce tableau ne concerne que les positions individuelles. Pour le vérifier et afin de donner des résultats plus précis, évaluons maintenant ce que la mobilité sociale produit dans des classes sociales définies sur une base familiale (maximum de qualification professionnelle du couple).
L'examen systématique des relations entre mobilité sociale et usages pour chaque classe sociale d'appartenance par lanalyse secondaire de lEnquête Loisirs de lINSEE confirme les résultats de l'enquête artisanale sur les genres de vie. Ils indiquent surtout que la mobilité sociale explique dans une large mesure l'écart aux normes. Ces résultats montrent aussi que la classe d'origine continue d'imprégner la vie quotidienne quelle que soit la trajectoire. Cet effet différé du milieu, que Bourdieu (1979, 158), sans admettre la mobilité sociale, nomme hystérésis des habitus, ne doit pas tromper sur le sens de ces usages : dans le cas des classes moyennes et dominante adoptant ce type d'usages, il ne s'agit objectivement pas de reproduction (sinon partielle et uniquement culturelle), puisque la mobilité est effective, mais de mémoire des origines. Cet effet se retrouve aussi dans le fait d'être propriétaire d'une maison individuelle, de posséder un chien ou de pratiquer assidûment une religion, attributs qui sont, quelle que soit la classe sociale, associés aux origines « indépendantes », soit que les parents étaient agriculteurs, soit qu'ils aient été petits entrepreneurs. Sans doute la vie en milieu rural, où ces catégories sont sur-représentées et où ces usages et statuts sont plus fréquents, continue-t-elle de jouer un rôle. De la même manière, le fait de provenir de la classe moyenne salariée a des conséquences sur la vie quotidienne semblables au fait de provenir de la classe dominante. Les conséquences de la mobilité jouent également pour des trajectoires plus courtes. Ainsi, les employés (surtout administratifs et d'entreprise) forment-ils une catégorie d'origine dont la pratique en particulier observée dans la classe populaire et la classe moyenne est similaire à celle des individus provenant de la classe moyenne salariée et de la classe dominante ; cela manifeste leffet propre, surtout, du capital culturel.
En résumé, les usages conformes aux normes de la classe d'appartenance sont adoptés, plus exactement surreprésentés, en situation de reproduction et les usages transgressant les normes de classe sont souvent liés à une trajectoire sociale ascendante ou descendante, selon le sens de l'écart aux normes.
Parmi les normes de la vie quotidienne, les usages de lespace semblent les plus conformes à linstitutionnalisation de la division du travail et aux opportunités que confère la position de classe. Pourtant, à linstar des autres normes, lacteur a son mot à dire... Ce dernier exemple ne vise pas seulement à rendre compte dun long travail de terrain, mais aussi et surtout dun mécanisme à la fois conforme aux logiques positionnelles et aux contraintes de la vie quotidienne.
Un point de vue sur la morphologie sociale : linterdépendance de la ségrégation sociale et de la spécialisation fonctionnelle des espaces
La ville est devenue morcelée en espaces spécialisés fonctionnellement, ce qui accroît la mobilité quotidienne, et par la séparation croissante entre quartiers riches et pauvres, lesquels conservent néanmoins une certaine diversité fonctionnelle interne. La ségrégation socio-spatiale des populations se produit par différents mécanismes institutionnels auxquels participe la mobilité sociale des acteurs malgré les actions correctrices que certaines politiques mettent en oeuvre. Les positions de classe, entre lesquelles les acteurs peuvent circuler, tendent à se concentrer dans des lieux spécifiques. Certes, les « beaux quartiers » et les quartiers populaires existent depuis longtemps : depuis que lespace a un coût variable en fonction de la spéculation foncière. Mais quand la main doeuvre se trouve distribuée par un processus, initié au dix-neuvième siècle, durbanisation accentuant la ségrégation sociale et les effets du zonage, les données du problèmes changent de nature.
Les divisions sociales et fonctionnelles (lhabitat séparé des lieux du travail, des loisirs et de ceux du commerce...) de la ville ne sont pas naturelles : elles sont le produit de laction et de lhistoire. A maints égards, les villes ouvrières et les faubourgs du dixneuvième siècle sont comparables aux cités périurbaines d'aujourd'hui. Mais cette période connaît aussi les prémices du zonage qui va rigidifier les territoires, sur le double plan évoqué, dès le vingtième siècle. L'urbanisme hausmannien est sans doute le précurseur, de ce double processus, que Le Corbusier théorisera et dont les effets sobservent aujourdhui pleinement.
Les mécanismes de la ségrégation sociale et ceux du zonage en fonctions distinctes, sont plus que concomitants : interdépendants. Ils concernent à la fois la structure sociale et la vie quotidienne. En effet, de la fonction économique et de la coloration sociale des quartiers dépend leur valeur foncière et, par conséquent, lévolution ultérieure des prix de lespace. Si les classes populaires désertent les centre-ville, les commerces et équipements qui leur étaient adaptés doivent aussi se déplacer, ce qui accentue le phénomène de spécialisation sociale et fonctionnelle des espaces. Les problèmes de la « banlieue » sont donc nés, dès le milieu du dix-neuvième siècle, avec laccroissement de la valeur du foncier dans les grandes villes, lui-même lié à divers facteurs tels que la spéculation (Halbwachs lavait déjà montré dès 1908). Mais ils surgissent de nouveau, en France, dans les années soixante-dix, à partir du moment où les activités économiques ayant concentré des masses homogènes de travailleurs sont en crise de production et où les difficultés samplifient dans les quartiers populaires. Le problème de la « banlieue » est, de bout en bout, celui du zonage urbain du travail, de la concentration spatiale de catégories plus précaires professionnellement que dautres.
Travailler sur les classes sociales et sur la territorialisation de la vie, permet de cerner les usages sans les dissocier des deux pôles (structurel et institutionnel) qui les conditionnent. Par exemple, dans létude de la mobilité quotidienne, le chercheur rencontre inévitablement les logiques de la ségrégation et du zonage. Plus précisément, si lusage de la voiture est devenu massif, il na pas les même significations selon les situations sociales et il est des milieux plus générateurs de trafic que dautres. Ainsi, on observe, en Ile-de-France, une corrélation très nette entre la maison individuelle et lusage de la voiture. Cela provient de différents facteurs liés aux statuts des habitants (la classe sociale, le nombre et lâge des enfants, sont plus élevés chez les pavillonnaires, ils ont donc plus de voitures) mais aussi et surtout des effets du cadre de vie. Vivre dans des lotissements, de plus en plus souvent décentrés et tout aussi éloignés des gares ou des commerces que les cités dhabitat populaire, impose lobligation dutiliser la voiture, en permanence, pour toutes les activités de la vie quotidienne.
Un effet du zonage et de la ségrégation : la circulation. Plus la concentration de maisons individuelles autour des villes saccroît et plus augmente le nombre de ménages disposant de deux ou trois voitures (voire plus, ce que les statisticiens nomment ménages multimotorisés) pour un seul et unique foyer. Cela peut désormais être considéré comme une corrélation de fait, que les données du recensement attestent pour tous les départements dIle-de-France. Mais la morphologie spatiale nest pas la seule indication utile. En effet, la composition sociale des habitants intervient également. Les communes les plus génératrice de trafic abritent cinq fois plus de professions supérieures que d'ouvriers. A lopposé, dans les communes, les moins multimotorisées, les ouvriers sont quatre fois plus nombreux que les cadres et professions les plus qualifiées.
Lusage quotidien de la voiture est donc très lié au cadre de vie et à la classe sociale. Mais, contrairement à ce que lon pourrait croire, les ouvriers (hommes) lutilisent de manière plus significative que les cadres moyens ou supérieurs. Pour comprendre ce phénomène, il faut désagréger le raisonnement, séparer les classes (et les sexes), du fait que les facteurs explicatifs sont davantage spatiaux dans la classe populaire et plutôt temporels dans les classes moyenne et supérieure... Par exemple, les ouvriers, pour se rendre dune cité décentrée à une usine qui lest aussi, utilisent fréquemment la voiture, même quand la distance « à vol doiseau » est courte.
Face aux problèmes récurrents de la ville, les politiques sociales semblent démunies. Cela fait cent cinquante ans que les sciences sociales alertent les gouvernants sur différents aspects de la question sociale associés à la ville (Tocqueville le faisait déjà), sans que cela change fondamentalement les données du problème... Les politiques sociales, actuellement mises en oeuvre dans lensemble du pays et dans la plupart des grandes villes, sont probablement condamnées à échouer (recommencer en permanence, tel Sisyphe et son rocher), au même titre que les précédentes tant quelles poseront les problèmes sociaux de manière bureaucratique et segmentée : chaque service ou organisme découpe une partie du problème et tente de laborder en vertu des missions qui lui incombent [A19]... Par ailleurs, elles tendent toujours à traiter les symptômes et non les causes profondes, du fait quelles sont multiples et ne mettent pas en question les fondements de léconomie de croissance qui a, entre autres effets, pour conséquence de détruire le travail, déclater les usages et les espaces de vie. Dans un contexte de chômage croissant, les organisations politiques, toujours accrochées au calendrier électoral et a des mécanismes de calcul de lactivité économique porteurs deffets pervers, ne peuvent prendre le risque de remettre en cause le principe de concentration spatiale des grandes unités de production ou de service et laménagement zoné du territoire qui laccompagne.
Ces enjeux socio-politiques ne peuvent être développés ici. Cest surtout les conséquences des politiques publiques, sur le cadre de la vie quotidienne, qui ont fait lobjet dun travail de recherche [O4]. On se contentera de relever les apories des sociologies systémistes qui, ne laissant pas dautonomie relative à lacteur, ne peuvent concevoir les dimensions dune éventuelle réforme sociale que dans le cadre du concept polysémique dintégration. Les sociologues et les politiciens ne savent plus très bien ce que signifie intégrer et surtout la destination de lintégration.
Lintégration est une propriété, à la fois statique et dynamique, du système institutionnel (horizontal), comme la stratification est un attribut de la structure sociale (verticale) de la société. La première tâche du sociologue est donc de distinguer le concept dintégration de celui de socialisation de lacteur. Cet effort concerne un problème théorique évoqué plusieurs fois ci-dessus et sur lequel on concluera cette deuxième partie : celui de la relation système - structure.
Du principe de non fusion du système et de la structure
Les sociologues utilisent souvent (y compris lauteur de ces lignes) des métaphores mécaniques pour décrire les propriétés des classes sociales. Dans un système social donné plus les acteurs peuvent, objectivement, se déplacer sur ce quils conçoivent, subjectivement, comme une échelle (ou un escalier, cf supra) et plus la sociologie spécialisée tend à qualifier la structure sociale de fluide ; moins il y a de mobilité sociale et plus on dit quelle est rigide. Si la notion de rigidité sapplique aisément à lévocation dune construction, celle de fluidité, pour ses connotations aqueuses, est faiblement évocatrice. Aussi, certains lui préfèrent-ils la notion de porosité.
Ces métaphores architectonique sont utiles mais trompeuses, car elles favorisent lassimilation de la structure sociale à un pur contenant matériel, facilitant plus ou moins les flux dun poste (ou étage) à lautre, contenant dont les individus seraient le contenu. On oublie par là que linstitution des classes est également (et inévitablement) symbolique aussi bien en tant que construit social que concept sociologique et que sa sédimentation structurelle est, en permanence, le produit dune histoire. On oublie également que la stratification est un processus, un mouvement produit par laction collective et individuelle. Le concept de structure, qui évoque lidée de construction, est néanmoins intéressant car il condense les connotations de lartefact à la fois social et savant : une structure se construit, elle ne pré-existe pas au travail du chercheur ou des acteurs. Illustrons ce propos paradoxal qui nest ni du réalisme, ni du nominalisme.
On peut dire que les professions existent, à létat informe, indépendamment de lobservation (qui leur donne une forme), car des « réalités » historiques institutionnelles, concrétisées en organisations et en statuts très palpables (plus ou moins garantis), les engendrent et les séparent. Mais pour construire des classes, une médiation méthodologique est nécessaire. La structure sociale désigne des proximités et des distances qui coïncident avec des types et niveaux de pouvoir comme avec des types et niveaux de ressources ou de capacités distincts. Elle est vécue en termes de position sociale par les acteurs. Mais les acteurs participent à la construction de lescalier et des étages par leurs orientations symboliques, par leurs luttes et négociations, par lactivité juridique qui sensuit, et, aussi, par des effets dagrégation. Ce sont eux qui définissent le degré de mobilité potentielle dans un système.
Il est impossible dentrer dans une classe sociale car un concept na pas de matérialité... Les individus entrent éventuellement dans (adoptent ou se font adopter par) une profession et reçoivent lachètent encore par bien des égards car il faut des ressources, capital social ou économique, pour faire les « bons » stages et poursuivre des études sans lesquelles laccès à la profession est difficile donc une position sociale engendrée institutionnellement. Cette dernière correspond à une position de classe par construction savante. Le concept de classe sert donc de calage théorique pour situer les positions sociales, auxquelles les individus appartiennent et auxquelles ils accèdent par différentes voies : scolaires, professionnelles ou matrimoniales. Les trois institutions fondamentales darticulation de lacteur, du système et de la structure sont donc lécole, les organisations pourvoyeuses de travail et la famille. Rappelons limportance cruciale de lécole, qui a déjà été (cf. supra) introduite comme un des facteurs de la conscience scalaire.
Les positions sociales permettent la mesure des éventuels mouvements endogènes à la structure que sont les changements de profession, de statut, ou lacquisition / perte de capacités. Si ces changements sont communément nommés mobilité sociale, ils se réalisent, concrètement du point de vue de lacteur, par lobtention du diplôme, la carrière ou le mariage. On perçoit donc le double rôle de ces trois institutions : elles permettent à la fois létablissement des classements positionnels et elles sont le moyen de la mobilité sociale. Plus théoriquement, le symbolique contribue à maintenir la hiérarchie et les inégalités sociales mais il ne les structure plus de manière rigide.
Les individus ne font pas plus les classes sociales que ces dernières ne les font. Lacteur nappartient pas au même registre conceptuel que la structure sociale, laquelle entretient une relation complexe au système institutionnel. Si le système et la structure sont indissociablement fondus et confondus dans les sociétés traditionnelles, la « modernité » a séparé les plans du système et de la structure sans les dissocier. Le néologisme dysfusion convient pour exprimer cette idée, car il sagit de désigner la fin dune fusion sans séparation, ou, si lon préfère, une séparation non disjonctive de plans qui restent nécessairement articulés par laction. Aussi la notion de disjonction, que certains auteurs (Habermas et Giddens, par exemple, mais encore lauteur de ces lignes) ont utilisée, est-elle trompeuse. Lenjeu théorique, empirique et pratique du concept de dysfusion est important. Expliquons brièvement pourquoi.
La non fusion du système et de la structure a des enjeux non seulement empiriques mais encore théoriques et pratiques. Elle est le principe par lequel on peut, conceptuellement, cesser de considérer le travail qui est à la fois source de position structurelle et de statut professionnel dans les organisations et donc dans le système institutionnel, ce qui continue den faire un critère central comme lunique facteur de « lintégration »... En dissociant les ressources (positionnelles verticales et donc structurelles) des statuts (horizontaux et donc institutionnels) on peut mieux concevoir des critères de réforme politique pour traiter, dune part les problèmes dintégration sociale, dautre part de possibilités et de chances de vie avec ou sans travail.
Les classes sociales sont un concept qui reste aujourdhui, associé à celui de statut familial, le meilleur indicateur de « situation sociale » pour expliquer les différents genres de vie. Bien entendu, le fait que nous ayons placé le niveau de qualification professionnelle au coeur de notre définition des classes sociales ninterdit nullement de concevoir dautres critères tout aussi utiles à terme, à mesure que la place du travail salarié déclinera relativement : ressources morphologiques de nature spatio-temporelle, adaptabilité culturelle, envergure du réseau de sociabilité...
Les statuts sont des attributs institutionnels que toutes les organisations mettent en oeuvre, alors que les espèces de ressources ou de capital sont des propriétés structurelles. Laction, qui nappartient à aucun de ces deux domaines et constitue un plan danalyse sociologique spécifique central disent les actionnalistes , est néanmoins influencée par le système et la structure. Lacteur peut produire ou changer un statut sans modifier une position (et réciproquement). On dira que le système institutionnel, plus ou moins intégré et donc intégrateur, socialise lacteur, alors que la structure sociale linclut. Dun côté, lacteur est socialisé par des normes qui contraignent symboliquement son action. De lautre, il est inclus dans des positions qui déterminent son action. Mais ces contraintes et déterminations ne sont pas absolues. Dun côté, il peut transgresser des normes (innover culturellement). De lautre, il peut exercer un travail sur sa position (mobilité sociale). Laction nentretient plus la relation biunivoque avec la situation sociale quelle avait au sein du carcan relativement rigide des sociétés traditionnelles car cette situation est scindée en attributs du système et attributs de la structure.
Sans la distinction analytique du système institutionnel et de la structure sociale que le concept de dysfusion désigne, le concept tourainien dhistoricité est incompréhensible, quel que soit le niveau denjeu des mouvements qui travaillent la société. Au niveau le plus bas, celui du quotidien, on ne peut comprendre comment les genres de vie réalisent des usages tout en participant à les transformer. On ne peut, non plus, comprendre comment laction peut participer à produire, éventuellement, de la mobilité sociale. En résumé, les sujets de lHistoire ne peuvent être agissants et produire la société si le système et la structure sont (con)fondus. Plus modestement, les personnes ne peuvent participer, à travers leur action routinière, à ce processus et le sociologue ne peut en schématiser le genre de vie si les deux plans sont assimilés. Ces genres de vie, il faut à présent en définir la teneur et en montrer lintérêt sociologique. Cest la dernière partie de lexposé.
* * *
Troisième partie
VIE QUOTIDIENNE
On vient dentrevoir à quel point le processus permanent de division du travail social constitue larrière plan du changement sociétal et la manière dont ce dernier se traduit au plan de la structure sociale en créant plus de fluidité et déchelons intermédiaires favorables à la mobilité. Comment de tels bouleversements structurels nauraient-ils pas de conséquences culturelles ? Comment, aussi, la division du travail natteindrait-elle pas la pensée et lactivité scientifique ?
La division du travail sociologique, en séparant toujours plus des domaines dinvestigation les uns des autres, a ouvert lespace dune réflexion sur les activités routinières de lacteur. Cest là une conséquence théorique inattendue, puisque la spécialisation suit souvent une logique instrumentale et pragmatique, consiste toujours à réduire les domaines dinvestigation... A linverse, la vie quotidienne est un champ très étendu, qui pourrait être jugé sans limites...
Du point de vue de son contenu, il est clair que lhistoire de la sociologie contient, en germe, les principaux concepts utiles à lanalyse de la vie quotidienne. Les notions revisitées de mode et de style de vie proviennent en droite ligne de cette histoire mais sur le mode de la rupture. Quelle est la genèse sociale et sociologique de ce champ et pourquoi na-t-on jamais observé daccord minimal sur ses limites ni sur les enjeux théorico-empiriques du concept ? Quelles sont les exigences empiriques et dapproche méthodologique qui semblent devoir être respectées pour étudier ce domaine ? Quel est son contenu, comment et pourquoi en développer létude ? Tel est lobjet pluriel de cette troisième et dernière partie.
Pour pénétrer dans le champ de la vie quotidienne, il faut partir de lidée de moeurs, passer par celle de culture de classe, pour aboutir au double constat de lhomogénéisation / diversification culturelle qui exige une mise en ordre typologique des notions fondamentales de lanalyse, en particulier celle dusage. Cest à une conversion du premier aux derniers de ces concepts les travaux académiques ou sociographiques, évoqués plus haut dans la première partie, sur la socioculture ne semblent pas lavoir faite que nous convions dabord le lecteur.
Une approche actionnaliste, dont les spécificités seront rappelées plus loin, appliquée au champ socioculturel suppose la séparation analytique de linstitué et du vécu, ce qui ninterdit en aucune manière de montrer pourquoi et comment le quotidien est de plus en plus colonisé par les exigences du système ; ce sera le deuxième temps de ce parcours, consacré plus spécialement à préciser le contenu du terme générique et polysémique de « vie quotidienne ».
Enfin, on reviendra aux problèmes de perspective. Si lacteur ne se réduit pas à sa situation sociale, cest quil est porteur de sens. Si lapproche compréhensive se révèle aussi éclairante que lapproche explicative pour investir le champ de la vie quotidienne, la socioanthropologie est la posture théorique qui convient le mieux à l'étude globale du quotidien. Mais, avant daborder ce programme, simposent quelques bribes dhistoire du champ, quelques mots sur la manière dont le quotidien sautonomise relativement comme domaine dinvestigation sociologique et anthropologique ; quelques mots, aussi, sur nos choix et les définitions des principales notions que nous avons proposées.
Généalogie de lanalyse socioculturelle de la vie quotidienne
Le champ scientifique de la vie quotidienne na pu émerger et se doter dune certaine consistance quà partir du moment où se sont autonomisés dautres champs essentiels dans lhistoire de la pensée. A limage des galaxies se séparant et permettant ainsi au regard de pénétrer des zones inexplorées, le domaine de la vie quotidienne ne se donne à voir que lorsque les champs plus anciens se spécialisent : la religion et la morale, la sociologie des institutions et organisations, la stratification sociale et le pouvoir dirigeant, la sociologie des mouvements sociaux. Mais il sagit là dun regard rétrospectif et très global qui interprète plus quil ne décrit une émergence.
La pensée sur la vie quotidienne remonte à « la nuit des temps » du fait quelle est déjà présente dans lanthropologie philosophique, aussi bien antique quà lâge classique. Elle se poursuit ou se développe en contrepoint dans lethnographie des voyageurs. Aussi na-t-elle pas dorigine à proprement parler. Néanmoins, la naissance puis la consolidation, erratique et plurielle, dun domaine dinvestigation scientifique, pour ce qui concerne la sociologie ou lanthropologie, est plus aisée à cerner.
Dès quil est question de science des moeurs, il est potentiellement question de socio-anthropologie de la vie quotidienne. Toute la sociologie et lanthropologie, avant quelles ne se spécialisent en domaines de plus en plus étroits ayant un ancrage institutionnel, sintéresse à la vie quotidienne. Mais la notion ne prend vraiment corps et contenu empirique quà la fin des années cinquante, en Europe et aux Etats-Unis, comme si elle était inséparable de lavènement de la culture de masse, elle même engendrée par léconomie de croissance et par le constat empirique que la position de classe ne permet plus, seule, dexpliquer les pratiques les plus ordinaires. Plus quun constat empirique, ce désir était déjà présent aux Etats-Unis dès avant la deuxième guerre mondiale, peut-être à cause dune tradition locale moins classiste (Sumner) mais aussi parce que la mobilité sociale, liée à la croissance économique, et le déclin de la culture de classe y étaient sans doute plus effectifs et visibles : plus visibilisés sans retenue par les sociologues quen Europe. Cet entre-deux-guerres en Amérique semble assez déterminant ; il constitue une rupture par rapport à la tradition sociologique européenne.
Dun côté, la sociologie naissante considère très globalement les usages, définis par le couple des moeurs, ou conduite intérieure donc morale, et des manières, ou conduite extérieure cest-à-dire visible dans laction, (distinctions bien présentes chez Montesquieu); le clivage durkheimien mythe / rite est une forme plus élaborée de cette dualité mais toujours dans le cadre de la sociologie de la morale (ou science des moeurs). Lorsquelle se rattache encore à la philosophie, cette sociologie utilise, le plus souvent, le terme de forme de vie pour désigner une unité culturelle particulière qui peut être celle dune civilisation, dune nation ou dune secteur particulier de la société tel que lart, la mode ou lurbanité; Simmel est assez représentatif de cet usage conceptuel et langagier.
Dun autre côté, lanthropologie et la géographie humaine utilisent le terme de genre de vie pour désigner lunité symbolique et matérielle dune société : la double détermination des usages ordinaires par le sacré et le milieu physique de vie. Dans les deux cas, il y a peu de différenciation sociale. Les termes de moeurs, genre et forme de vie désignent encore de vastes ensembles humains ou institutionnels. Cest de manière assez homogène et générale que les croyances, les coutumes ou les contraintes du milieu physique déterminent la vie ordinaire.
Comment ne pas relever la rupture, explicitement assumée, que des auteurs comme Park, Blumer, Hughes ou Wirth introduisent de 1925 à 1938 ? Avec des différences, le point commun de ces auteurs est de mettre lindividu au centre de lobservation sociologique, den finir avec les vieux concepts dinstitution ou de structure. Les postulats sont explicites : lopinion publique remplace la coutume, les représentations évaluatives (les préférences) se substituent aux normes et valeurs, la carrière et les collections dindividus prennent le pas sur la classe ou le statut, lorganisation supplante linstitution, à moins que cette dernière soit sécularisée, considérée comme un simple collectif... Ces auteurs, quelquefois baptisés Ecole de Chicago, avaient donc pour point commun un individualisme, mais aussi un certain pragmatisme, une vision modeste de la sociologie et de linvestigation de terrain à base dobservation directe principalement. Ils sont les premiers à donner un contenu empirique et factuel aux folkways de Sumner qui deviennent très vite des modes de vie, des ways of life. Quand la quantification et le sondage dopinion prennent le pas sur lobservation directe in situ, les ways of life se transforment en lifes styles.
Les concepts de lanalyse socioculturelle
Cest lavènement (déjà évoqué plus haut) de la sociographie à base denquêtes extensives, avec un arrière plan tout aussi individualiste, que des psychosociologues empiricistes tels que Lazarsfeld ou Katz participent à instituer (durant la même période) en sociologie, qui sera à lorigine du terme de life style. La notion de style de vie, qui sinscrit dans la lignée du people choice, sera reprise dans les premières bases de données socioculturelles.
En France, les termes de mode et style de vie auront une tout autre destinée, bien que, à linstar de lAmérique, le premier soit plutôt utilisé par la sociologie académique et le second par les instituts détudes sociographiques (Bourdieu est une des notables exceptions). Les nécessités de la reconstruction, la logique aménageuse et planificatrice de la période, installent avec force la sociologie urbaine (derrière elle, la commande publique). Très traversée de structuralisme et de marxisme, elle sest révélée à la fois un frein à la diffusion des travaux tentant une différenciation culturelle et le terreau indispensable à linstitutionnalisation du champ scientifique de la vie quotidienne en plantant le décor du cadre de (la) vie. Appartenant aux deux domaines, Lefebvre jouera un rôle fondamental dans cette évolution dobjet, en contrepoint des glissements terminologiques évoqués plus haut, par lancrage spatio-temporel de lanalyse de la pratique routinière que suppose le vocable vie quotidienne...
Cest donc sur fond daffaiblissement de la « culture de classe » que sédifie la sociologie des modes et styles de vie, termes plus récents que ceux de genre et forme de vie utilisés depuis plus longtemps. Cette mutation du vocabulaire nest pas neutre ; elle est significative de la volonté dobjectivation et dattribution dun contenu plus précis à la culture et aux pratiques ordinaires, alors que, parallèlement, certains auteurs rattachés soit à la tradition phénoménologique (Schutz, Goffman, Garfinkel), soit à une anthropologie philosophique générale (Lefebvre, Heller), continuent dévoquer le terme générique de vie quotidienne. Plus souples que celle de classe sociale, les notions de mode ou style de vie, très rarement définies cependant et souvent utilisées de manière instable par les auteurs, permettraient dexpliquer linexplicable en sociologie : les changements culturels et sociaux qui rendent moins discriminants, en apparence, les concepts de classe sociale, voire de catégorie socio-professionnelle, leur affaiblissement relatif dans la structuration des identités et des pratiques.
Les grands thèmes travaillés, principalement dans la littérature sociologique francophone par les chercheurs ayant investi le champ de la vie quotidienne à partir de recherches de terrain correspondent à trois domaines principaux : la reproduction de la vie par la consommation, la famille et surtout le cadre de vie, en particulier celui de la ville. Cette division du travail sociologique empirique coïncide avec les divisions institutionnelles en matière de financement de la recherche (et, en arrière plan, des grands services de lEtat) : politiques sociales et urbaines sinstituant durant les années de forte croissance économique, laquelle rend indispensable la connaissance du consommateur.
La notion de mode de vie (ou les vocables similaires) est généralement employée dans trois sens distincts, selon trois ensembles, non exclusifs mutuellement, de signification globale : comme identité de représentations et-ou de pratiques, comme principe organisateur des pratiques et des représentations, comme totalités déterminées de lextérieur de la personne. Mais ce qui domine nettement cette littérature est labsence de définition, lusage purement notionnel et aconceptuel des termes.
Au total, les recherches empiriques utilisant ces notions ont correspondu, le plus souvent, à des objectifs daction commerciale ou institutionnelle des commanditaires et plus rarement à des objectifs de connaissance. Elles ont constitué une étape importante pour la consolidation dun champ déjà en latence dans la littérature plus théorique sur la vie quotidienne. Par ailleurs, aucune de ces approche na réellement développé de constructions typologiques à partir de définitions resituant les notions de mode et styles de vie ; bien peu dauteurs les ont considérées (ces notions ou leurs substituts tels que genre et forme de vie) comme organisatrices de pratiques, ont placé lacteur au coeur de lanalyse. Nos travaux ont tenté de combler cette double lacune.
La définition que nous avons proposée pour chacun des termes, que le tableau ciaprès restitue et resitue, est éparpillée dans différents écrits. Avec le recul et lusage répété des notions, ce qui nous semble le mieux résister à lépreuve du temps est le système des définitions suivant. Les deux termes, de loin, les plus utilisés dans la littérature sociologique récente, française ou mondiale, sont ceux de mode et de style de vie. Le sens que nous leur attribuons est symétrique. Ceux de genre et de forme de vie sont plus rares et plus académiques; ils sont tout autant symétriques.
Le mode de vie est indissociable de la mesure, et donc de lexplication. Il désigne finalement un agrégat nominal à partir de lattribut : tous ceux qui réalisent une activité donnée ou un (nécessairement petit) ensemble dactivités. Il délimite et sépare donc un groupe, une quantité de personnes, par un (ou des) attribut(s), par une qualité analytiquement distinguée des autres et reservée au domaine de laction routinière. Le mode de vie « regarde » (en extension) les individus du point de vue de lactivité et donc de ce qui linstitutionnalise, du système.
Inversement, le style de vie regarde les activités du point de vue de la personne. Il désigne lensemble des pratiques et conduites dont lindividu est la réunion; il est donc spécifiant de lacteur car il nexiste pas deux structures dusages identiques rigoureusement. Il atomise ou sépare, tout aussi analytiquement, les individus cette fois mais doit être approché par un regard compréhensif, aux deux sens, sociologique et mathématique, du terme (selon la technique de recherche utilisée).
La forme de vie, qui désigne une entité culturelle générale chez Simmel et, en tant que Lebenswelt, la totalité du monde vécu, est de nature synthétique. Nous conservons cette signification usuelle mais définissons la forme, comme un ensemble dattributs de lacteur. Comme le style, la forme souligne le point de vue du vécu, mais à partir des histoires de vie, plus ou moins singulières, des biographies. Une forme de vie se comprend à partir des récits de vie, des attributs rétrospectifs de la trajectoire et des parcours vitaux.
Les concepts de lanalyse socioculturelle de la vie quotidienne
Compréhension
Style | Forme
Analyse | Synthèse
Mode | Genre
Explication
Comme la forme, le genre de vie, enfin, est une synthèse mais explicative. Il ne regroupe directement ni des individus ni des attributs mais constitue des types dindividus socialement semblables du point de vue du système (de leur classe dappartenance, de leur statut familial-vital et du cadre de vie qui est le leur, ce qui suppose de construire objectivement ces dimensions de pré-classification) pour mieux les scinder en types dattributs homologues. Ces attributs restent des activités, des usages regardés du point de vue de lacteur comme pratiques ou conduites, mais ayant la même facture formelle et symbolique. On reviendra plus loin sur les condition de passage du terme flou dactivité à un contenu, à la fois théorique et empirique, du concept dusage. La typologie de la page précédente situe ces quatre vocables les uns à légard des autres.
Empiriquement, genres et modes de vie sont expliqués par des facteurs qui scindent les acteurs en attributs (classes dacteurs et types dattributs pour le genre), alors que styles et formes de vie tendent à caractériser des acteurs ou des situations dans leur intégr(al)ité. Cette typologie ne se prononce pas encore, ou pas vraiment, sur ce que le sociologue réunit ou sépare, sur les techniques utilisées (expérimentales ou dobservation) ni sur les critères quil utilise pour construire son interprétation. Cette typologie ne dit pas grand chose, en bref, sur les formes de lintelligibilité de la vie quotidienne mais désigne seulement quatre paires de lunettes et quatre situants du chercheur : quatre manières den investir le champ.
Mais, la construction de modèles formels danalyse ou de définition notionnelle ne suffisent pas pour tenter une véritable clarification conceptuelle et entrer dans le champ de la vie quotidienne. Il faut aussi évacuer, au préalable, les obstacles logiques et symboliques qui empêchent de comprendre pourquoi les genres de vie quotidienne ne sont pas de la culture ou sub-culture de classe. Pour cela, il faut remonter, comme il a été suggéré plus haut, à lorigine du concept de culture associée à milieu, dans la sociologie de la morale.
Pourquoi on ne peut plus enraciner la « science des moeurs » dans une sociologie de la morale
Si la recherche sur les modes de vie et les courants socioculturels sest développée ce nest pas du seul fait des commandes institutionnelles ou pour suivre une mode de la sociologie américaine (succès des lifes styles qui deviennent à la fois objet de marketing et titre de revues sociologiques)... Nous sommes aussi en présence dune exigence tenant à lapparente et relative autonomisation des faits de culture par rapport aux déterminations sociales (par ailleurs souvent indiquées par les seules catégories professionnelles). A partir de la fin des années soixante, linterprétation des pratiques et des conduites routinières devient délicate pour des raisons tenant, à la fois, aux évolutions de la structure sociale et aux changements institutionnels. Comme on la vu au chapitre précédent, laccroissement de la mobilité sociale et de lhétérogamie engendre de nombreuses situations polymorphes et hybrides, tant au plan social que culturel, ce qui affaiblit la culture de classe.
Si les usages ordinaires notion sur laquelle on reviendra pour mieux la préciser deviennent objet dinvestigation sociologique, cest que léconomie et lactivité politique produisent toujours plus de biens et de services (marchands ou non marchands) et ce, à un rythme de plus en plus rapide. Larrière plan de cette multiplication permanente des usages est la différenciation fonctionnelle des institutions et organisations. Ce processus de division du travail engendre toujours plus de fonctions, qui se déclinent en toujours plus de statuts, et modifie les lois de la contrainte sociale.
Les normes culturelles, que sont les usages, exercent leur empire, de plus en plus relatif du fait de leur prolifération, non par le biais dun contrôle moral endogénéisé durant le processus de socialisation (les usages ne sont donc plus, à proprement parler, des moeurs, ni même des modèles culturels), mais par lintermédiaire de la dépendance croissante à autrui et au système dans son ensemble. Cette moderne hétéronomie, appelée depuis longtemps solidarité organique et dont le contrepoint nest plus la ressemblance mais la convergence, est vécue au plan des acteurs en plages spatio-temporelles dactivités de plus en plus spécialisées, lesquelles font augmenter le nombre des trajets quotidiens [O4]. Lhypertension de la vie quotidienne est une des manifestations les plus fortes de la contrainte sociale du point de vue du vécu. Cette tension de vie est favorisée par les spécialisations de lespace et par la structuration institutionnelle du temps. Toutes deux font le caractère routinier de la vie quotidienne en même temps quelles rigidifient les territoires urbains.
Mais cette vision statique doit être enrichie dune vision dynamique. La vie ordinaire a aussi une valeur instituante ; par elle se recréent les formes sociales et sont transgressées les normes culturelles. Plus la vie sociale est contrainte et plus lacteur a besoin de ruptures, quil manifeste soit sous la forme de lengagement et de linnovation culturelle, soit sous la forme du repli et de lévasion. La vie est, par ailleurs, constituée dune suite de phases liminaires : de passages, individuels et familiaux, dun statut à lautre, ce qui constitue aussi le vieillissement corporel. Cette tension de la vie vers la mort est un facteur supplémentaire de variabilité des genres de vie qui introduit dimportants ferments symboliques au coeur des activités les plus routinières et banales. Cependant, et bien que beaucoup dauteurs saccordent pour considérer que limaginaire est le revers de la vie quotidienne, le fondement de lordre culturel et des régularités objectives qui peuvent être observées, est de moins en moins moral tout en restant de nature symbolique.
La culture de classe et lidée de moeurs sont des concepts morts mais le mort continue, néanmoins, de saisir le vif
Le seul fait que la mobilité, de lun et (ou) de lautre membre de la famille, puisse saccompagner dune distance sociale au conjoint, devrait suffire à faire douter de la pertinence de la culture de classe, ce vieux concept de la sociologie de la reproduction. On voit mal si les positions objectives ont quelque influence sur les représentations, les dispositions et lactivité effective comment des situation sociales individuelles et familiales de plus en plus hybrides nauraient pas de conséquences en termes de diversification culturelle. De plus, léclatement des usages favorisant un élargissement de léventail des choix élémentaires et une combinatoire toujours plus particularisante dactivités, le glas aurait dû sonner depuis longtemps, également, pour la très vieille idée de moeurs, laquelle mettait sur le même plan lacteur et le système...
Ces deux concepts, issus de traditions de la pensée sociale très différentes, sont devenus inadaptés pour comprendre les évolutions culturelles actuelles, car ils permettaient dexpliquer la permanence relative des formes, mais en sous-estimant les phénomènes de changement. Ils participent de la même illusion dune société figée dans des structures sociales et des institutions symboliques immuables. On ne peut, non plus, conserver le concept transitoire de subculture. Le nombre de « sous-cultures » augmente tellement et la culture unique et générique densemble, sans laquelle le concept na plus de sens, est devenue si éclatée quil est légitime de poser la question de son existence... Le concept de genre de vie est un construit de lanalyse qui permet de désigner des formes culturelles relativement stables dans le changement.
Aucun principe ne limite, a priori, le nombre des genres de vie, puisque ces derniers sont fonction du nombre de classes sociales et de statuts familiaux également construits et de la manière dont le chercheur schématise, par synthèse, des usages toujours plus nombreux... Mais avant de préciser ce point, il convient dévacuer le relativisme (le raisonnement selon lequel, au fond, chacun vivrait comme il lentend) qui risque de poindre face à lidée dune inadéquation des concepts de moeurs et de culture des classe.
Le travail de terrain montre que des régularités persistent et quil est encore réaliste de les interpréter comme un ordre culturel lié à lordre social. Il montre aussi que lorigine sociale explique, dans chaque classe de positions, des activités qui sécartent des tendances moyennes de la classe. En soi, ce résultat empirique ne devrait pas surprendre ceux qui admettent à la fois lexistence (construite) des classes sociales, celle de la mobilité sociale et celle du changement culturel. Pourtant, il renforce lidée deffet différé des positions qui a fait les beaux jours de la sociologie bourdieusienne de la reproduction, laquelle a toujours nié, paradoxalement, lexistence de toute mobilité effective des acteurs... En clair, il signifie que la classe sociale, par la situation ou lorigine, reste le facteur explicatif le plus significatif pour interpréter les usages, mais que les origines interviennent également. Néanmoins, elle est loin dépuiser la totalité du sens. Le chercheur est alors tenté de comprendre le résidu (qui peut être fort important) restant inexpliqué en travaillant avec dautres facteurs, tels que le statut familial et les âges de la vie, sans compter les facteurs territoriaux. Nous avons, nous-même tenté de « traquer » ce résidu en homogénéisant toujours plus des sous-échantillons, mais les différences internes persistent. Cette recherche est interminable : le « résidu » est toujours là, qui manifeste lirréductibilité de lacteur au système. De sorte quune reformulation du problème de lanalyse empirique des usages simpose. Travailler sur la vie quotidienne, cest aussi reconnaître, avec Mauss, que la personne est une entité, intéressante en soi, danalyse sociologique et anthropologique.
Lhomogénéisation et la diversification culturelles sont concomitantes
On entend souvent dire que les modes de vie (par exemple en Europe ou dans les pays les plus développés) tendent à suniformiser. Parallèlement, on peut lire ça et là que chaque individu vit de manière toujours plus singulière et spécifique. Ces deux rumeurs sont, semble-t-il, fondées sur des phénomènes tangibles. Elles ne sont contradictoires quen apparence : la première concerne les modes de vie, alors que la seconde est constitutive de ce que nous appelons les styles de vie. Cest en admettant que le changement culturel dépend, dune part, des modifications institutionnelles, et, dautre part, de celles qui affectent la structure sociale, que lon peut dénouer les fils du paradoxe. Il ny a pas de contradiction entre les deux évolutions culturelles précitées, car lunique et le multiple, le singulier et le générique sont interpénétrés.
Plus se généralisent les interdépendances et plus (dans les sociétés « modernes » où les garants symboliques de lordre sont moins méta-sociaux) les individus se singularisent. Cela provient du fait que la vie quotidienne est constituée dusages. Les usages ont un fondement institutionnel ; ils sont, de plus en plus, le produit de prestations politiques et économiques. Ils se manifestent comme activités effectives et routinières des acteurs. A chaque usage correspond un mode de vie spécifique, auquel accèdent de plus en plus dindividus, du fait de la production-consommation de masse et des politiques sociales dites intégratrices.
Mais au fondement de cette double évolution se trouve aussi le processus permanent de division du travail social. Comme nous lavons déjà évoqué, il engendre, dans un même mouvement, la différenciation fonctionnelle du système institutionnel et la stratification croissante de la structure sociale. La première tendance conduit à la multiplication des normes culturelles et nous lavons appelée surnomie (mais le concept dhypernomie aurait sans doute été préférable) ; la seconde ouvre la voie à la mobilité sociale et à la circulation des modèles. Deux des conséquences (au plan de lacteur), les plus souvent analysées, de ces changements sociétaux sont, dune part, la multiplication des statuts et des répertoires de rôles qui entraîne plus déligibilité culturelle fondatrice de styles de vie toujours plus particularisés et, dautre part, la multiplication des dilemmes du statut.
Ce processus global de division de travail social, au sens durkheimien du terme, se projette aussi (au plan du système institutionnel), en zonage, sur les territoires. La ségrégation urbaine des fonctions, évoquée plus haut à propos des classes sociales, entraîne des tensions spatiales et temporelles dans la vie quotidienne, ainsi que des formes de vie spécifiques, polymorphisme dont la recherche de types vise à rendre compte. Plus le nombre des usages communs (partagés) est grand, plus lacteur peut choisir et combiner, de manière spécifique, des activités élémentaires. Lhomogénéisation et la diversification culturelles sont donc indissociables.
Le modèle danalyse des genres de vie quotidienne que nous avons proposé, en vertu des classements dattributs exposés (cf. supra, la fin du premier chapitre) sert à distinguer différents facteurs sur lesquels devra sappuyer une explication compréhensive de la vie quotidienne, concept hybride qui sera défini plus bas. Le tableau ci-dessous en montre le principe.
Cest parce que lacteur respecte ou transgresse les normes (imaginaires et matérielles) que le système institue, que les usages rendent compte à la fois de lordre social et du désordre. Si lacteur peut les organiser alors quils sont un attribut du système cest que les usages ont aussi une face dans le vécu personnel. Par les activités quil réalise, lacteur organise, avec plus ou moins de distance à légard de ceux qui ont la même situation sociale que lui, les usages de sa vie quotidienne.
Les variables de lanalyse synchronique de la vie quotidienne
SYSTEME (Institué) ACTEUR (Vécu)
VARIABLES SYMBOLES DISPOSITIONS
SUBJECTIVES Systèmes dusages
Genres de vie
VARIABLES MILIEU STATUT
OBJECTIVES
Cest donc dans la compréhension des normes par lacteur que se trouvent tant les fondements de lordre que du désordre et du mouvement : la transgression et le dépassement. Ainsi, indépendamment de la classe sociale dappartenance, de lâge et de la ville habitée, les normes de laccessibilité spatiale (que la densité de loffre urbaine détermine au plan institutionnel) seront-elles modelées par les acteurs en vertu de différents statuts opérant simultanément : propriété du logement, possession dune ou plusieurs voitures, proximité à la famille élargie, travail ou non de la femme, nombre et âge des enfants... Ces statuts doivent leur effectivité synchronique à la manière dont les acteurs ont considéré et, plus ou moins, respecté les symboles généraux, associés à chaque classe sociale, de lhabiter, de la famille, de la féminité... Ce travail « paléo-symbolique » de lacteur sest traduit en histoire de vie et sédimenté dans les statuts et dispositions actuels.
Le genre de vie est la résultante, toujours modifiée, de ces quatre forces (les quatre coins du tableau ci-dessous) qui jouent toujours simultanément, même si limaginaire exerce plutôt ses effets à plus ou moins long terme, dans la diachronie des biographies individuelles. Les marges et capacités daction, toujours partielles, ne sexercent que sur certaines dimensions, de sorte que lacteur est toujours (ou presque) à la fois en situation de conformité et de transgression. Les situations fortement contraintes, le plus souvent aux plus bas niveaux de capital, peuvent trouver compensation dans des formes détournées et moins coûteuses, voire lucratives, de transgression des normes culturelles ou juridiques.
Plus les niveaux de capital sont élevés, plus se déploie léventail déligibilité et plus les marges daction sélargissent, sur le mode de la conformité ou de la transgression. Ne pouvant transgresser toutes les normes à la fois, sous peine dauto-désocialisation et de violente crise didentité, lacteur, quelle que soit sa situation sociale, nagira que sur certaines dentre elles. De sorte que les changements et rétroactions quil initie, et dont il se trouve être le vecteur plus ou moins conscient, nopèrent que partiellement et ne se totalisent dans le changement institutionnel quà terme et de manière erratique, imprévisible. Cest sur ce mode imprévisible que lacteur participe à lévolution historique des formes culturelles.
Le modèle danalyse évoqué plus haut a été appliqué à la description des genres de vie spécifiques, mais aussi des systèmes de trajets dans la vie quotidienne. Dans les deux cas; il sagissait dattributs à expliquer, les usages, concept dont nous navons toujours pas bien cerné les limites ni même défini précisément la teneur. Observons maintenant ces attributs, les usages, à la loupe.
Les usages comme attributs à expliquer : interaction et co-action
On na évoqué, jusquà présent, que les attributs explicatifs ; il sagit de préciser maintenant ce qui est à expliquer. Le caractère superficiel et changeant de la vie quotidienne est donné, dans la conscience et lexpérience ordinaires, par les activités concrètes et routinières, de « tous les jours » (ou avec dautres fréquences). Comment passeton de lactivité banale vécue au concept abstrait dusage ? Comment mettre un peu dordre conceptuel dans la foison des activités ordinaires dont relèvent, dans toute leur diversité, les sphères daction personnelle ?
Dun côté, nous avons les activités constitutives du domaine de linteraction focalisée, que les conduites de sociabilité supposent ; elle se traduit en rites spécifiques pour lesquels lespace joue un rôle dunification et dinterdépendance déterminant. De lautre côté, les pratiques désignent des activités mettant directement en rapport, dit de co-action et de manière instrumentale, la personne et la fonction sociale, lacteur et le système ; leur unité est plutôt temporelle ou fréquentielle et elles se réalisent concrètement en termes de consommation, dutilisation déquipements [O2 et O3]... Par exemple, un individu jouant au tennis réalise une activité de loisirs qui se décompose analytiquement en conduite dinteraction, lindividu face à son partenaire, et en pratique de co-action, lindividu face au club ou à léquipement quil utilise (accessoirement au entreprises produisant des balles, des raquettes et des cours...). Quil regarde seul ou en famille la télévision, avec ou sans contacts langagiers, lindividu réalise une pratique en tant que spectateur. Quil fréquente un espace public ou privé pour ses exercices physiques, ou que léquipement, qui offre un service, suppose paiement direct ou indirect, lindividu réalise une conduite si, ce faisant, il opère accompagné et en interaction avec une ou des autre(s) personne(s).
En tant que faits sociaux, conduites et pratiques sont deux modes dexistence spécifique ou combinée des usages, lesquels sont les variables à expliquer lorsque lon sintéresse à la vie quotidienne, quelle que soit la technique dinvestigation et de terrain privilégiée. La distinction analytique des pratiques et des conduites permet, outre le fait de donner un contenu concret à lunité élémentaire de vie quotidienne quest lusage, dappliquer la distinction abstraite, proposée par Habermas [1981] et reprise par Giddens [1984] entre intégration systémique et intégration sociale. Cette séparation analytique est dautant plus importante quelle se justifie aussi sur le plan phénoménal.
Il y a toujours interdépendance entre pratiques et conduites (par exemple, on achète des biens de consommation et des cadeaux pour inviter des amis), mais leur poids respectif dans la vie quotidienne dénote une plus ou moins grande soumission à lordre marchand ou à la fonctionnalisation de la vie, à lutilité. Le relationnel et le personnel sont de plus en plus envahis, colonisés disent certains, par le fonctionnel et le marchand, même si, par ailleurs, la sociabilité peut être utilitaire (stratégies daccumulation et dentretien du capital social) et si la pratique peut relever du don (participation financière aux oeuvres de bienfaisance ou bénévolat)...
La relation établie, dans une famille, entre pratiques et conduites désigne, outre les signes dordre symbolique, également une importante propriété du genre de vie : la plus ou moins grande interdépendance des usages qui le composent. Toutes les formes dinterdépendance des activités ne sont pas équivalentes. Pour en comprendre les raisons, il faut expliciter les facettes de la notion dusage et revenir à la distinction habermassienne.
Si lintégration (au sens dinterdépendance) des activités routinières est plutôt le fait des pratiques, cest que la consommation dépendante domine la vie quotidienne de lacteur : sa participation au système, à travers ses pratiques, se traduit alors plutôt en signes expressifs dont les biens et services consommés sont les vecteurs. Si lintégration des activités routinières privilégie les conduites, cest que la sociabilité tient une place importante dans la vie quotidienne : la participation de lacteur au système passe alors plutôt par les rencontres et la réflexivité, linterdépendance, quimposent la communication en situation de focalisation dans laquelle les acteurs sont présents lun à lautre. La contrainte sociale sexerce plus de manière temporelle pour les pratiques et plus de manière spatiale pour les conduites.
La vie quotidienne est toujours composée des deux types dusages mais avec des dosages différents selon les genres dacteurs. A la différence de nombreuses typologies socioculturelles (cf. supra, le premier chapitre), si les facteurs dordre symbolique tels que les valeurs, croyances, opinions (etc.) sont exclus des systèmes dusages, à expliquer, cest pour mieux leur donner un statut partiellement explicatif et, surtout pour ne pas introduire de redondances. Plus exactement, selon la morphologie du milieu socio-spatial, la classes sociale et le statut familial-vital, ce dosage a toutes chances de varier.
Comme on la montré au premier chapitre, on ne peut agréger des actions que dans le cadre de groupes sociologiquement homogènes. Cela provient du fait que, nayant pas le même sens objectif et subjectif selon le cadre, la position et le statut, une activité ne peut permettre dagréger (autour delle et par elle) un groupe dindividus disparates. On produirait ainsi une monstruosité sociostatistique. La conséquence logique est que laffirmation selon laquelle tous les individus réalisant la même activité routinière ont le même genre de vie est proprement aberrante sur le fond : ils nont quun mode de vie ou un usage en commun. Prétendre pouvoir juxtaposer un ensemble dattributs disparates et un ensemble dindividus hétérogènes est encore plus aberrant. Secondairement, interviennent, dans ces chances de variation, la capacité de lacteur à attribuer un sens à son action, y compris la plus routinière. Mais nanticipons pas et revenons un instant sur les relations entre pratiques et conduites pour montrer à quel point, si lactivité est toujours celle de lacteur en tant que personne, elle est aussi et nécessairement celle du système institutionnel.
Lusage : un fait social total
Dans les mêmes usages se manifestent et se déroulent à la fois les exigences du fonctionnement du système institutionnel et celles de la vie quotidienne des acteurs. En sociologie, on tend souvent à réduire les usages à un niveau, dit « micro » de lanalyse, auquel sopposerait le niveau « macro ». Cette distinction est dessence individualiste et de nombreux auteurs, sans appartenir à cette école, lutilisent. En revanche dautres sociologues, tels que Cicourel [1981], tentent de la dépasser depuis longtemps, mais, sembletil, moins en la surplombant quen ayant choisi un des deux camps. En séparant, lacteur et le système institutionnel, on prétend montrer que le même attribut a deux faces, lisibles des deux points de vue différents (celui de lacteur et celui du système), mais que cette séparation doit rester analytique : la même activité a un sens et des fonctions, qui ne sont pas de même nature, toujours à la fois pour lacteur et le système.
Dans la perspective durkheimo-maussienne, les phénomènes sociaux nont pas de taille. Ils peuvent avoir éventuellement plus ou moins dampleur spatiale ou temporelle, dans leurs manifestations concrètes, et on peut les étudier à différents plans ou niveaux danalyse. Peut-être des nostalgies communautaires sont-elles à loeuvre dans la valorisation du primaire ou du micro au sein de la littérature sociologique. Néanmoins, les rites de la sociabilité élémentaire et ordinaire nont rien de « primaire » (au sens des individualistes) : ils sont, au contraire, très complexe et lourds dhistoire comme Freud et Elias lont montré... Peut-être sagit-il dune des versions du small is beautiful, mais qui se fonde sur une assimilation trompeuse que lindividualisme méthodologique a su, très habilement, exploiter... Car lassimilation dominante est bien celle de lindividu(el) ou de ses attributs au « micro » et du collectif au « macro ».
Lopposition primaire / secondaire est une modalité plus temporelle de la distinction spatiale exprimée en termes demboîtements. Ces deux oppositions se recoupent puisque lon considère généralement que le groupe primaire des individus relève du micro et le groupe secondaire des collectifs relève du macro. Ce qui est une autre manière de dire que les institutions sont, spatialement, des collectifs et, temporellement, des réalités secondes induites par lagrégation première des individus. Cette approche du social est dessence individualiste... Lenjeu théorique de cette clarification conceptuelle est important : si les institutions sont des collectifs ce qui est la conséquence logique de ce qui précède et ce que Hughes [1931], par exemple, écrivait explicitement , alors les symboles et les formes sociales sédimentées en éléments matérialisés ou physiques ne sont pas des institutions sociales. Ce ne seraient même pas des formes sociales mais des symboles expressifs naissant dans linteraction interindividuelle ou des milieux en tant quenvironnement des individus et de leurs actes. Ces définitions se retrouvent aussi bien chez Mead ou Parsons que chez les interactionnistes et les sociologues de lindividualisme méthodologique, ce qui revient au même si on nous autorise ici un raccourci de démonstration proposée ailleurs [O3]. Lindividualisme semble bien avoir colonisé des pans entiers de la sociologie, comme les logiques du marché et lutilitarisme ont colonisé la société.
Pour que lon puisse traiter de lusage comme fait social total au sens de Mauss, il faut que les pratiques et les conduites, qui sont deux modalités de lintégration du point de vue de lacteur, aient leur versant systémique institutionnel respectif. Par ses activités pratiques, qui le placent en rapport déchange avec le système, lacteur use personnellement des biens, services et équipements. Cette usure (ou « usabilité ») est plus ou moins rapide et intense (y compris pour ce que les économistes nomment les biens collectifs purs) mais elle constitue une importante fonction pour le système institutionnel : la consommation des biens ou la légitimation des prestations. On lappelle us pour mieux manifester ce double caractère de lusure.
Les états de lusage
Champ Co-action Interaction
Plan
Acteur (vécu de l) Pratiques Conduites
Système institutionnel Us Rites
Par ses activités dinteraction nommées conduites, qui le placent dans une relation directe ou focalisée avec dautres individus, lacteur se soumet aux règles langagières et gestuelles de lintercommunication. Ces codes de lintimité, que chaque relation interpersonnelle réanime et que la coutume traverse encore mais de manière toujours plus lointaine, sont des rites (dinteraction). Ces rites conduisent, comme lécrit Luhmann, la catalyse du système. Sans eux, les normes culturelles (codifiées dans les manuels de « savoir vivre ») resteraient lettre morte. Lusage se décompose donc selon les quatre facettes analytiques désignées dans le tableau ci-dessus.
Si la pratique tend à supplanter la conduite, cest, en règle générale, que les sociétés modernes désagrègent en permanence les liens sociaux directs du fait de la division du travail et des relations organiques qui sy nouent. Même le relationnel, qui est pourtant moins instrumentalisable sur le plan de lutilité économique, est de plus en plus marchandisé. Ce processus, souvent nommé individualisme du fait que les pratiques mettent en relation lacteur individuel et le système, nous semble plutôt lié à la prévalence de la co-action sur linteraction. Cette prévalence peut donner un contenu à la formule, empruntée à Habermas, de colonisation du quotidien.
Colonisation du quotidien et régulation sociale des activités individuelles routinières
Le quotidien est de plus en plus colonisé matériellement et symboliquement par les effets disjonctifs de la division du travail, des politiques sociales et de l'extension de la sphère marchande. Les mêmes processus travaillent en permanence la structure des classes et la morphologie de la société, ce qui engendre de plus en plus de mobilité sociale et spatiale. Comment les usages routiniers échapperaient-ils à ces trois grandes lois historiques qui accompagnent le développement des systèmes sociaux ?
Habermas [1979] est lauteur de la formule « colonisation du quotidien », mais il ne lui donne pas de contenu explicite, si ce nest dans lidée générale dun affaiblissement du relationnel. Il évoque la régulation non normative des décisions individuelles pour désigner la sphère de lintégration systémique, ce qui est ici appelé le domaine des pratiques et des us selon le plan. Cette régulation nous semble en réalité normative, mais en référence à une catégorie particulières de normes sociales que nous nommons usages. Si Habermas parle de non normativité, cest quil tient à conserver la définition classique de la norme sociale et quil sinscrit toujours dans une sociologie de la socialisation des acteurs par le système. Sa sociologie est, à cet égard, tout à fait orthodoxe. On a indiqué, après Agnès Heller [1970], que lusage est une norme discrète mais efficace et que la forme spécifique de la contrainte, que les usages exercent sur la vie quotidienne, sapparente à ce que divers auteurs ont nommé lhétéronomie dans les différentes sphères du vécu.
En se spécialisant et en particularisant leurs destinataires, les produits, en nombre croissant, de l'activité politique et économique, c'est-à-dire des autorités constituées et du marché, démultiplient les usages ; c'est la conséquence du procès permanent de division du travail. Etant le produit d'une di(vision) du monde, les politiques sociales en reproduisent les catégories segmentaires. Le marché propose de plus en plus d'objets et de services directement à la population, qui apparaît aussi comme ensembles de clientèles spécifiques. Le paradoxe est que cette tendance fonde à la fois lhétéronomie et lautonomie.
Dans le champ de la vie quotidienne, lindividualisation atomisante est parallèle à lindividuation. Mais cela ne concerne pas les mêmes types dacteurs ni les mêmes genres de vie, ce qui revient à chercher la manière dont les normes, que le système institutionnel engendre, se trouvent plus ou moins transgressées par les acteurs. Lindividuation, la capacité de la personne à se produire en même temps quelle est un produit du système et à travers ses statuts et rôles sociaux, est sans doute globalement croissante du fait que le nombre de normes ou de modèles culturels lest aussi. Cest dans la combinaison, de plus en plus éligible, de ces modèles que lacteur intervient le plus. Cest la raison pour laquelle des styles de vie de plus en plus particularisés et choisis coexistent avec des mode de vie ou des usages singuliers de plus en plus communs et aliénés, à la production desquels lacteur participe de moins en moins.
Si la vie quotidienne se charge de tous ces objets et services marchands ou indirectement marchands (provenant de la sphère des prestations publiques et para-publiques), c'est que le vécu tend à s'individualiser. En effet, ce qui caractérise le client et l'usager (usager de plus en plus client par ailleurs), c'est son atomisation : le fait, comme on la vu plus haut, de participer à constituer une masse d'individus regardés comme public-cible du côté des organisations. Plus lacteur passe de temps à consommer un bien ou à utiliser un équipement en tant que destinataire des systèmes organisés, plus il devient dépendant d'une offre venue d'ailleurs. Les systèmes d'usages tels qu'ils sont vécus dans les différents genres de vie, tendent alors à se déséquilibrer : se renforcent, en valeur relative, les pratiques de la co-action et s'affaiblit la deuxième forme du lien social que constituent les conduites de l'interaction.
Cet éclatement permanent des formes sociales est lié à l'accélération du changement induit par la dialectique de l'innovation et de l'obsolescence. Il est aussi objectivation de la culture, tout en se manifestant par une perte d'autonomie des personnes, qui caractérise toute forme de colonisation. Il est donc au fondement de la désorientation et de l'individualisation de l'action routinière, de la crise du sens et des repères sociaux. Non seulement décline le poids de la sociabilité dans la vie quotidienne, mais, du fait que la segmentation institutionnelle se traduit aussi au plan symbolique, se manifestent toutes sortes de nouvelles « sociopathologies », de plus en plus profondes, du lien social et de la quotidienneté. L'ampleur de ces « pathologies », l'étendue et la diversité de leurs conséquences sociales, justifient un lourd programme de recherches, déjà engagées et à venir, consacrées aux problèmes identitaires...
Identité personnelles et normes institutionnelles : le mouvement permanent de décomposition
Comment la fragmentation des usages, qui constituent la trame de lexistence, ne nuirait-elle pas à lintégrité de lacteur ? La vie quotidienne ne semble, pour le plus grand nombre, supportable que parce que le présent et le devenir, la réalité et l'imaginaire, sont symboliquement imbriqués : face à un monde de plus en plus morcelé par la division du travail, la personne recherche de plus en plus son unité et ce qui unifie le monde. La réalité matérielle de la vie est, en effet, la décomposition permanente des systèmes en sous-systèmes, la spécialisation de plus en plus forte des différentes fonctions.
La division du travail et des fonctions est le processus le plus profond et déterminant de la société moderne. Ce processus, né de la rationalisation des activités productives, n'épargne aucun secteur. Comme on la suggéré plus haut, la division du travail est visible à loeil nu dans le zonage des espaces de la ville. A côté du mot célèbre, repris par Marx, selon lequel la division du travail est l'assassinat d'un peuple, on pourrait, à cet égard, ajouter que la segmentation sociale et spatiale des fonctions « tue » la vie dans la ville. Plus conceptuellement, on dira que, au taylorisme du travail correspondent les fractures de la ville parcellaire.
Au présent, la vie est donc socialement (et spatio-temporellement) éclatée ; et elle lest de plus en plus, tant les polarisations institutionnelles drainent les acteurs en des lieux et pour des besoins toujours plus spécifiques. Cette propriété du vécu peut sexpliquer de manière plus générale. La société décompose les problèmes humains en variables et en catégories afin de mesurer et d'agir. Toutes les politiques sociales (au sens large incluant l'enfance, la famille, l'assistance sociale, la santé, l'éducation, le chômage, la vieillesse, etc...) décomposent la population en problèmes sociaux que des organisations et des appareils d'action sociale se chargeront de résoudre. De telles images du corps social, supposé malade et qu'il faut guérir, débouchent sur la définition de « remèdes » toujours partiels et dont on ignore les effets secondaires. Les politiques sociales tendent à segmenter les personnes à l'image de la spécialisation des organisations et appareils qui les médiatisent.
Chaque problème précis, pour le traitement duquel sont (dé)formés [A19] toutes sortes de spécialistes, est séparé des autres par la logique des missions institutionnelles qui caractérise chaque appareil... La vision sociale véhiculée par les appareils est une division de l'humain correspondant à leur logique et leurs intérêts spécifiques. Chaque appareil (public ou non), à l'instar d'une entreprise privée banale, poursuit alors des objectifs, quantitatifs et particularisés, de développement spécifique. Chacun de même que les salariés qu'il emploie ne voit le monde qu'à travers le prisme déformant et réducteur de sa propre mission ; chacun, par ces oeillères, ne voit en la personne servie que l'atome de public de son action. Les plus gros appareils incorporent toute la population (ou presque) dans leur public mais de manière très partielle, comme la montré Luhmann [1981] : segmentée.
Une société où lhistoire saccélère subjectivement et objectivement, connaît, au plan du système institutionnel, une différenciation fonctionnelle accrue et des sollicitations, au plan des acteurs, se démultipliant. Il sagit là de deux effets concomitants de la division du travail. Ce qui est souvent nommé « affaiblissement institutionnel » a pour effet de désorienter le jugement : manque de plus en plus ce qui fait sens, donne la direction ou le but à laction. Les grands types weberiens dorientation de laction perdent alors un peu de leur puissance relative dexplication : tradition, affect, rationalité instrumentale ou axiologique ne suffisent plus à mettre de lordre dans le chaos de la conscience. La crise du sens est sans doute une crise du symbolique et donc des institutions sociales [A21].
Le symbolique institutionnalisé est à la fois au fondement de la contrainte sociale et le moyen de la libération, du fait que les automatismes sociaux sont colportés dans limaginaire social et font le sens commun. Lacteur peut sappuyer sur eux pour signifier et projeter ; il na pas besoin de refaire le monde à chaque instant. Mais si les symboles se démultiplient, cest que les domaines institutionnels de léconomique, du politique, du social, du religieux, de lassociatif, tels quils apparaissent dans leur organisation interne et leurs oeuvres, se morcellent. Les facteurs de ce morcellement sont tous liés à la division du travail. Les normes se démultiplient en se spécialisant. La surnomie (la prolifération des normes sociales que lon peut aussi nommer hypernomie) et lanomie vont donc ensemble.
Les multiples quêtes existentielles de lunité sont le signe dune désagrégation des formes sociales corrélative au procès de division du travail social. Nous avions déjà identifié, en 1982 dans la recherche sur les habitants de maisons solaires, le lien entre la quête de lunité habitante et le choix idéologique dune critique de la production-consommation de masse, position éthique indissociable dune assimilation mythique du naturel au solaire et à lanti-rationalité technicienne. Ces quêtes dunité ne surgissent que dans un monde de plus en plus morcelé. Elles sont à la fois réaction et action : la manifestation angoissée dune adaptation et la mise en place éclatée et inorganisée de projets alternatifs. Cette dualité entretient un rapport complexe avec ce que nous avons cherché à désigner par le concept générique et synthétique de capacité daction.
Dans la vie quotidienne, différents signes de cette identité morcelée et de cette faible capacité daction peuvent être évoqués : essor de la divination (qui réconcilie la religion et la magie), des jeux de chance, des animaux domestiques, repli domestique autour de la télévision, ultrapersonnalisation de lintimité, extension du privé par la vie se déroulant en voiture... Cest surtout lorsquils se trouvent réunis dans le vécu dune même personne (un peu sur le mode de ce que, dans un tout autre domaine, certains auteurs nomment le cumul des handicaps), que ces différents éléments symboliques ont le plus de probabilité dinterférer avec les situations sociales présentes ou à venir. Tel serait leffet, émollient, éloignant de laction individuelle et collective finalisée, bref du projet, des genres de vie sur les situations sociales.
Mais, on la écrit et répété maintes fois, la capacité daction se perçoit au plan de la personne, ce qui ne signifie nullement que lindividu fasse, tout seul, sa situation matérielle ou engendre lui-même les normes sociales... Il participe à la production de ces deux formes, structurelle et institutionnelle, du social mais à côté, face et contre, des logiques et formes antérieurement instituées. Cest en ce sens quil co-produit aussi le changement social. Des exemples empiriques, concernant la vie ordinaire, permettront dillustrer ce propos théorique actionnaliste.
La vie quotidienne est, à la fois, de plus en plus tendue et rationalisée, pleine et vide
A limage des flux dhommes et de marchandises traversant lespace (les flux tendus de la gestion moderne des entreprises), le temps de la vie quotidienne se rationalise et saccélère. A lespace segmenté, que lon a décrit plus haut, correspond un temps vécu chaque jour plus tendu.
La vie dans la ville est de plus en plus chronométrée, durant la majeure partie de la vie active et ce, dans toutes les classes sociales. Cette tension temporelle est liée au temps de travail mais ne sy réduit pas, puisquelle semble augmenter tout au long du siècle, alors que le temps de travail diminue, et quelle persiste chez les retraités... Elle est inséparable de la tension quengendrent des espaces de vie, de travail, de loisirs, de consommation marchande (etc...) toujours plus dissociés par les politiques daménagement et durbanisation qui rationalisent et spécialisent les territoires. Moins lespace urbain (et même rural) est diversifié fonctionnellement, et plus lacteur doit se déplacer entre différents territoires pour satisfaire les exigences de la vie quotidienne. Ces usages de lespace, quaccompagne la sensation que tout est loin, manifestent, symboliquement et en creux, le vol du temps au double sens du terme : le temps qui passe vite et le temps qui vole la vie. Cet espace segmenté, zoné, nest pas « vécu » au sens phénoménologique du terme ; on ny demeure pas, il est traversé. Il ne favorise pas le lien social puisquil se dé-roule dans la vie quotidienne par lusage de la voiture.
La rationalisation temporelle de la vie quotidienne est le contrepoint logique de cette évolution des territoires. Elle pousse les acteurs à diviser le temps en séquences toujours plus spécialisées, à l'instar de la spécialisation institutionnelle des espaces. Cette rationalisation se décline aussi à lintérieur du domicile : lagenda hebdomadaire devient familial et les interdépendances temporelles se multiplient. Les temps morts, vécus comme « néants » entre deux activités, se multiplient et donc tendent de plus en plus à se remplir. Alors que le temps libre augmente objectivement, même pour ceux qui travaillent, le sentiment de ne pas avoir le temps est de plus en plus généralisé. Ce sentiment se renforce avec le nombre de lieux de vie qui augmente et le champ personnel de lexpérience qui sépaissit, le nombre des activités qui saccroît également. Se développe comme une tyrannie de lactivité, à la fois pour remplir le temps (laménager, sans beaucoup le ménager) et pour connoter une appartenance identitaire grâce à laction.
Le temps est, également, de plus en plus vécu comme accéléré dans les consciences. La succession rapide des événements et la fugacité des images, qui envahissent le quotidien, engendrent une sensation de fluidité temporelle, de cours continu des choses. Cette impression dun temps qui glisse entre les doigts et que lon ne peut retenir nest pas nouvelle ; elle est seulement accentuée par le caractère séquentiel des images et la continuité sans fin de linformation. Elle lest aussi par linflation des normes de toutes sortes (juridiques, techniques, culturelles) qui se succèdent ou juxtaposent ; de sorte que la personne sait de moins en moins à quelle norme « se vouer »... Par exemple, lévolution mesurable des lois et règlements, au vingtième siècle se manifeste par une croissance exponentielle : en France, on édicte maintenant plus de mille lois, décrets et règlements nouveaux chaque année, et le rythme de linnovation juridique saccélère en permanence [O3, ch. 4]...
De la même manière que trop dinformation en continu revient à pas dinformation réelle, cet amoncellement de normes, cette hypernomie, équivaut à un affaiblissement réglementaire général, à de lanomie. Cette évolution, outre limpression de fluidité temporelle quelle engendre, affaiblit aussi la conscience des processus et du sens de lhistoire, ce qui contribue à un reflux de la citoyenneté et à une propagation de lirrationnel : on raisonne moins en termes denchaînements de causes, et plus en termes de hasard, de contingence, davènement de faits : dévénements. On va de moins en moins chercher le substrat matériel des événements, de cette écume des jours ; on les autonomise comme étant ce qui advient et survient, en particulier aux plus bas niveaux de capacité daction...
Un des substrats les plus matériels de cette représentation du changement est la dialectique de linnovation et de lobsolescence. Ces deux faces de la même médaille font que les objets ou services, les procédés et même les compétences ont une durée de vie chaque jour plus raccourcie. Le consommateur est emporté par le tourbillon de linnovation comme le travailleur lest par celui des compétences professionnelles. Les technologies de pointe raccourcissent toujours plus les horizons temporels des procédés, produits, mais aussi de laction et de la décision. Plus les appareils programment les marchandises et technologies longtemps à lavance, et plus leur succession apparaît rapide à la conscience des individus. Cette logique et cette sensation caractérisent la société programmée.
La production - consommation de masse entraîne aussi de plus en plus de frustration relative : dexclusion partielle de laccès à certains biens ou à certaines possibilités de vie, à mesure que « linclusion » se généralise, que sélargissent les publics de chaque bien élémentaire. Plus, dune part, les modes de vie shomogénéisent, par laccès dun nombre croissant dindividus à un nombre croissant des biens ou services, et plus, dautre part, saccroît le choix, léligibilité, souvrent les portes de la personnalisation, et, donc, de lhétérogénéité des styles de vie. En dautres termes, inclusion et exclusion, homogénéité et hétérogénéité, en tant que tendances apparemment opposées, saccroissent simultanément.
Les mécanismes de différenciation fonctionnelle des espaces, dont le processus de division du travail est la source, les logiques de programmation des appareils et les politiques sociales forment les grands déterminants évolutifs des facteurs institutionnels de la vie quotidienne. Mais du point de vue de lacteur, ces trois grands déterminants dynamiques se traduisent en six faces principales de lidentité, que lhistoire sociale a produites. Les mécanismes de différenciation concernent lhabitat et les équipements collectifs (lhabitant et lusager) en tant quaspects morphologiques ; les logiques de programmation bouleversent à la fois le travail et la consommation (le travailleur et le consommateur) ; les politiques sociales concernent les sphères de la culture physique ou mentale et celle de lintimité. Ces facettes de notre identité entrent de plus en plus en contradiction les unes avec les autres.
Ces tensions et contradictions de lexistence sont imposées, mais aussi renforcées par la conscience partielle, non systémique, de la réalité. Plus le monde est regardé du lieu de lexpérience personnelle cest une tendance croissante et moins sont perçues les logiques systémiques densemble. Le vécu nuit à la connaissance de linstitué et ce dernier, toujours plus riche et complexe, devient aussi plus opaque à la conscience. Cette cécité du segmentaire ne peut être dépassée que collectivement, car aucun individu ne peut avoir lintelligence globale du système à mesure que le système senrichit, se diversifie et se complexifie.
Lexpérience personnelle devient la source principale de la conscience identitaire, mais comme cette expérience est éclatée, tendue et anxieuse, lidentité se charge de ces attributs. Ce processus est concomitant de celui par lequel la culture devient marchandise. Rappelons la dynamique de cette dialectique : les modes de vie shomogénéisent par la diffusion des usages, laccès à des biens et services dun nombre accru dindividus. Mais plus les individus ont un éventail de choix élargi, plus ils composent de manière personnelle certains aspects de leur vie quotidienne et plus les style de vie deviennent singuliers, plus se déploie lhétérogénéité et la liberté. En dautres termes, lacteur est de plus en plus libre de composer une vie quotidienne faite dusages de plus en plus aliénés...
La vie quotidienne est à la fois contrainte et projet, ou lirréductibilité de lacteur à sa situation sociale
Si lidée dirréductibilité de lacteur au système a été, grâce à lactionnalisme tourainien, amplement diffusée, elle na fait lobjet dune consolidation empirique que dans le cadre technique de lintervention sociologique... Comme on la vu plus haut, des expériences de terrain permettent de conclure que les variables de la situation sociale ne suffisent jamais à expliquer totalement les différentes manières dont les activités peuvent se réaliser... Si le mort (le social sédimenté en positions ou statuts et incorporé en lacteur) saisit le vif, le vif est irréductible au mort. En dautres termes, lacteur nest pas un résidu ou un « supplément dâme » sociologique. Cette conclusion, qui reste de nature statique, nest explicable quavec un regard dynamique : les acteurs organisés, pour ce qui concerne les milieux institutionnels, et les acteurs individuels, pour ce qui concerne leurs statuts et positions, agissent (assumons la tautologie) et produisent partiellement le monde social. Par monde social, on entendra non pas la Lebenswelt des phénoménologues mais le total associatif du système institutionnel et des acteurs dans leur individualité, dans ce qui fait leur lhistoire de leur vie.
En ré-injectant du sens dans leur vie quotidienne, les acteurs tentent de lutter contre les forces de dispersion des usages. Selon leurs ressources, ils parviennent plus ou moins à introduire ce sens dans (et avec) des activités de plus en plus segmentées par une marchandisation et une rationalisation accrues du lien social. La vie quotidienne est le « lieu » de cette dépossession, car elle est faite dusages produits par le système institutionnel. Elle est aussi celui de la résistance, transgression et re-création dun autre sens, du fait de lélargissement des répertoires de rôles et des combinaisons dactivités, qui laissent toujours plus de place à la singularité des styles de vie.
A titre dillustration empirique, il a été montré dans différents écrits que, au sein de chaque classe sociale, lopposition domesticité / interactivité polarise différents genres de vie, lesquels se déclinent aussi de manière spécifique en fonction des âges de la vie et des statuts familiaux. Cette opposition du dehors (plus de spectacles et de commensalité amicale ou familiale) et du dedans (plus de télévision et danimaux domestiques, en particulier le chien), depuis longtemps détectée dans les sciences sociales, est toujours associée à un travail de lacteur familial ou à la reproduction de la position sociale. Cela désigne les différentes sortes de mobilité sociale, son absence ou sa latence étant des modalités, comme un des principaux indicateurs du genre de vie.
Mais reste la question des facteurs réellement explicatifs. Le terme ambigu de capacité daction, désigne cette irréductibilité de lacteur au système et la nébuleuse dattributs, portés par lacteur, intervenant dans lorganisation de sa vie. Le travail de sociabilité, producteur à la fois de ressources (pour lacteur) et de réseaux ou organisations associatives (pour le système) avait semblé significatif de cette capacité, à linverse de la représentation du monde en termes de destin personnel ou collectif. Avec le recul du temps et comme on vient de le suggérer, il semble inutile de chercher un facteur explicatif « en dernière instance »... Ce réflexe causaliste interdit de percevoir les circularités, les itérations et les renforcements qui sont à loeuvre dans la production du social.
La capacité daction est, à maints égards, un produit du système, lequel est un produit de laction organisée ou non. En réalisant, à la fois, des usages et des positions, le genre de vie apparaît, au plan du système, comme un principe généré et générateur dinstitutionnalisation culturelle et biographique [O2]. Cest, en quelques sortes, lanti-habitus bourdieusien, le même concept symétriquement isomorphe : élaboré pour placer lacteur au centre de lanalyse au lieu den nier toute autonomie. Concernant les activités routinières de cet acteur central, cest le vécu concomitant de la contrainte et de la liberté qui engendre le caractère tragique de la vie quotidienne.
Le noeud socioculturel de cette double alchimie serait lusage. Il est, pour cette raison, conçu comme la forme élémentaire de vie quotidienne. Mais, on la explicité plus haut, les quatre horizons de lusage montrent quon ne peut vraiment le schématiser sans articuler les facteurs symboliques et les facteurs matériels. Simpose donc, pour qui veut étudier la vie quotidienne, une approche socioanthropologique, la complémentarité de lexplication et de la compréhension. Explicitons les motifs de cette exigence.
Expliquer sans comprendre, cest évacuer le symbolique et donc ségarer dans les découpages qui interdisent daccéder à la connaissance de la vie
Sociologues et non sociologues parlent souvent du quotidien en termes péjoratifs : pour désigner ce qui est répétitif, sans intérêt, banal, voire trivial. Donner au quotidien ce sens-là revient à opérer une réduction. Le quotidien nest pas seulement ce qui se reproduit rigoureusement tous les jours mais doit être défini comme le domaine des activités routinières (routines qui peuvent être hebdomadaires ou mensuelles). Mais intervient ici une difficulté de schématisation, de regard sociologique. Il est établi que, dun point de vue strictement phénoménal, la vie quotidienne peut être décomposée en une multitude de gestes ou dactes élémentaires. Elle est « objectivement » faite de cela. Le summum, en loccurrence de ce béhaviorisme, a été atteint par diverses enquêtes statistiques à vocation économétrique ou psychométrique. Mais cette décomposition analytique est trompeuse. A trop y céder on perd la forme et le sens.
De la même manière quun écran dordinateur peut décomposer une image en quelques couleurs élémentaires, puis en points, puis en codes numériques, le chercheur peut disséquer le quotidien en attributs précis. La représentation spectrale proposée est alors grossière car trop grossie : un point sur un écran ne permet pas au spectateur didentifier une forme ; la série aléatoire des points, dissociés les uns des autres, non plus. La somme des parties ne suffit pas à faire le tout, ce qui invalide les démarches empiricistes qui se bornent à associer des attributs. Non pas que les parties ne soient pas complémentaires, mais leur complémentarité ne peut être établie quen termes de composition, de vision globale, non de décompositions élémentaires et de divisions .
Le sociologue doit considérer lexceptionnel ou le non quotidien pour expliquer le quotidien ; il a besoin du symbolique pour attribuer un sens aux séries de gestes quil observe. De son côté, lacteur génère des césures et a besoin de limaginaire pour supporter la répétition temporelle et léclatement spatial, « insensé » car souvent dénué de sens, de sa vie de tous les jours. Dans les deux cas, pour lacteur et lobservateur, le sens est dans lorientation symbolique de laction qui, seule, permet de prendre ensemble, de comprendre, les actions élémentaires distinctes (et distinguées analytiquement) sur le plan phénoménal. Par exemple, sans le projet, sans le rêve de laccession à la propriété ou du départ en vacances, beaucoup dindividus ne pourraient survivre aux exigences routinières de lépargne et, de son côté, le sociologue ne saurait les interpréter quand il les observe. Sans une projection dans lavenir beaucoup de parents ne pourraient (sup)porter certains soins et la routine des actes éducatifs quotidiens, lesquels sont un étayage psychologique permanent pour lenfant. Sans la connaissance du niveau daspiration de lacteur, on ne peut comprendre des actes en apparence irrationnels ou inadaptés à sa situation...
La recherche de cette orientation symbolique de laction est le fondement de la compréhension en sociologie. Elle est donc incontournable pour létude du quotidien et invite à dépasser lévidence plate de la routine. Voilà pourquoi la connaissance des actions hebdomadaires, mensuelles, voire annuelles ou même projetées dans un avenir incertain plus ou moins long, appartient au champ de la vie « quotidienne ». Plus exactement, ce qui est répétitif prend sens en considérant ce qui ne lest pas et, bien sûr, le contenu potentiel (ce qui nest pas là mais qui se trouve être là à titre symbolique) des différentes catégories dactions. Mais cette connaissance ne peut se suffire à elle-même.
Comprendre sans expliquer, cest évacuer le matériel et donc se méprendre sur la fausse unité de lexpérience en oubliant les facteurs du quotidien
Le tout ne désigne pas plus les parties que les parties ne suffisent à faire le tout. Si on respecte la forme apparente du phénomène, la synthèse devient impossible et la connaissance se réduit à la description tautologique ; il y aurait alors autant de vies quotidiennes que de situations observées dans chaque circonstance de vie de chaque individu observable, c'est-à-dire une infinité (alors que le nombre des styles de vie, s'il était possible à établir, coïnciderait à peu près avec celui des individus qui ne vivent pas de manière rigoureusement identique)... Mais le risque principal de la compréhension outrée est la dérive idéaliste. Ceux qui ne voient dans la vie quotidienne que de lethos, des valeurs ou de limaginaire tendent à faire abstraction des contraintes matérielles, de lépaisseur des conditions objectives de vie.
Le rêve dune vie délestée de toute pesanteur sociologique est un fantasme que sociologues et acteurs peuvent avoir dans certaines circonstances, par exemple, une réaction contre trop de déterminisme pensé ou vécu... On tend alors à confondre la vie quotidienne avec un vecteur imaginal ou imaginaire. La tendance au subjectivisme idéaliste de lobservateur correspond au refuge de lacteur dans les images virtuelles. Confondre la vie et le songe, cest la sublimer à la manière de lartiste, cest nen considérer que les aspects idéels en oubliant les aspects matériels ; cest confondre la contrainte et le goût. Par exemple, on aura tendance à considérer que tous les comportements sont expressifs, que seules les dispositions animent les individus, que seuls les intérêts peuvent les (é)mouvoir. Si seulement lémotion oriente laction, alors on ne sétonnera pas que le goût pour le sensationnel sinstalle principalement chez ceux qui ont la vie la plus répétitive et le travail le plus aliéné... On pourrait même dire, dans cette perspective, que lon choisi dêtre manoeuvre pour ne pas altérer la rêverie quotidienne par un travail trop absorbant intellectuellement, de même que Boudon interprète léchec scolaire comme un problème de non perception de la rentabilité dun investissement...
Des auteurs comme Garfinkel ou Douglas ont développé une sociologie que nous avons qualifiée de radicalisme compréhensif ou de compréhension pure [O3]. La compréhension pure correspond à la logique exactement inverse à celle de lexplication pure : elle voudrait tout embrasser et saisir. Le type idéal de la compréhension est l'ultra-localisme du psychologue clinique ; ses mythes sont l'exhaustivité, ou la totalité comme particularité, et le concret. C'est la raison pour laquelle elle privilégie l'observation directe et les entretiens qui permettent d'englober, qui voudraient ne rien laisser échapper des caractéristique du sujet. Appliquée à une collectivité, elle exige la comparaison et conduit aux métaphores réticulaires de la trame ou du tissu ; elle est plus analogique que synthétique. Le savoir qu'elle engendre est inépuisable car il y a potentiellement autant d'attributs que d'histoires et de circonstances... Sa logique, à la fois totalitaire et individualisante (une groupe local peut aussi être individualisé), ne permet pas de distinguer des dimensions transversales pertinentes analytiquement qui envisagent des agrégats et les découpent selon des critères logiques ou de nature institutionnelle.
Linterprétation des actions de la vie quotidienne ne saurait donc se réduire à un pure compréhension, laquelle, poussée à son comble, reléguerait le sociologue vers les apories dun actionnalisme radical de la liberté absolue : vers lindividualisme méthodologique... Sans tomber dans de telles extrémités, il faut toujours un solide contrepoids théorico-empirique pour compenser les défauts (dans la double acception du terme) des déclarations individuelles, ce qui risque de détacher le sens perçu du phénomène observé. Ces deux risques de dérive laissent un mince chemin de crête au chercheur : ce que nous avons nommé, après dautres, lapproche socio-anthropologique.
Socioanthropologie, explication compréhensive de la vie quotidienne
Nous avons utilisé, après dautres, le terme syncrétique de socioanthropologie mais, pour notre part, dans le sens précis dune posture qui réconcilie lexplication et la compréhension.
Selon le poids que lacteur, individuel ou familial, donne à linteraction ou à la coaction et au caractère public / privé des conduites et pratiques respectives, sa vie sera caractérisée par une forte domesticité ou une forte « interactivité ». Voilà pour laspect socialement produit des genres de vie auquel on accède par lexplication. Mais ce dosage, fortement lié aux ressources matérielles et symboliques dont dispose lacteur en vertu de ses positions ou statuts et de son histoire personnelle, dépend aussi de sa vision de lavenir. Par avenir on entend aussi bien les projets (personnels ou familiaux) à court ou moyen terme que le rapport à la transcendance et la volonté que lacteur peut avoir dagir sur le système. Les usages, dans leurs manifestations les plus concrètes, actualisent cet àvenir.
Le sociologue ne peut accéder à cette connaissance que par une approche compréhensive, qui ne signifie pas nécessairement céder à un idéalisme absolu. Certains faits sont hautement significatifs et révélateurs au delà des discours (par exemple, le fait de lire quotidiennement son horoscope) ; ils peuvent donc se suffire à eux-mêmes et le sociologue peut se passer des dimensions subjectives, voire des déclarations de lacteur. Dautres phénomènes exigent le délicat travail avec la subjectivité, qui est bien souvent incontournable pour comprendre lorientation symbolique de laction. La plupart du temps il faudra combiner les deux approches pour avoir une vision acceptable et raisonnable, suffisamment complète pour être réaliste, de la vie quotidienne dune catégorie sociale donnée. Mais avant de le montrer, il est préférable dexpliciter ce que lon entend par compréhension.
Lidée weberienne (dont lorigine est sans doute chez Dilthey) dune force historique des idées dans le développement de la vie sociale, fondement essentiel de lactionnalisme tourainien, est aussi à lorigine de la compréhension en sociologie. Elle peut être étudiée soit au plan systémique soit au plan de lacteur. Cette distinction est cruciale pour éviter de rattacher trop facilement cette approche à lune des phratries de la pensée sociologique. La compréhension vise à chercher lorientation symbolique de laction, formulation synthétique empruntée à Habermas. Mais les symboles en question sont de différentes natures : mythes, dogmes, croyances établies, idéologies, stéréotypes... Par ailleurs, cette action peut être personnelle ou « collective » (mouvements sociaux et organisations constituées), à la fois personnelle et collective. Les idées dimmanence croissante des normes sociales et de désacralisation de la morale réunissent des auteurs aussi différents que Dilthey et Durkheim : le social est en nous. Cet énoncé simple, profondément sociologique, est aussi bien partagé par lindividualisme que par le structuralisme méthodologique. Le grand débat serait-il, finalement, une question doeuf et de poule ?
On prétend dépasser les apories dune interminable recherche de la genèse du social en dissociant analytiquement ce qui est inséparable dans la réalité : le système institutionnel et lacteur. Le symbolique, ces idées pourvues dune force historique, peut être appréhendé de différentes façons : à travers ses supports matérialisés, par la médiation des individus exprimant du sens, ou encore dans la manière dont les actes se trouvent motivés consciemment ou non. En dautres termes, le chercheur observe, conformément à lantique distinction des types de normes sociales que Mauss [1938, 350] rappelle, des personnes, des choses ou des actions. Ces idées incorporées dans les personnes, choses ou actions font le symbolique, terme générique destiné à exprimer un renvoi, un ailleurs, la référence à une absence. Dans cette trinité maussienne des faits sociaux à observer, laction a une place particulière pour un sociologue actionnaliste : du fait quelle est nécessairement réalisée par les personnes et quelle est entourée par, appuyée sur et destinée à produire des choses, elle articule et alimente les deux autres figures du social.
Retenons donc que la recherche du sens visé par les acteurs est une des formes de la compréhension, que nous désignons par le concept de disposition, mais quil faut élargir le domaine de définition de cette approche à la manière générale dont le symbolique se trouve incorporé dans les choses, les personnes et laction, soit comme principe de structuration soit comme principe dorientation. Si les idées peuvent ainsi sincorporer, cest quelles ont aussi une histoire et une permanence relative, une existence institutionnelle, que le concept de symbole voudrait désigner en contrepoint de celui de disposition.
Une sociologie de la vie quotidienne nest possible que lorsque le chercheur, au lieu dopposer des individus et des collectifs, distingue le caractère générique des attributs et la singularité des sujets ; cette dualité nous est déjà donnée par Dilthey [1883]. Par définition, les attributs ne sont pas le sujet (ni linverse). Mais lun et lautre sont indissociables. Le sujet est à la fois ce que lattribut fait de lui et ce quil fait de lattribut. Lidentité de lacteur est cette rencontre. Voilà pourquoi il est crucial de séparer et de mesurer pour ex-pliquer, de réunir et dembrasser pour com-prendre la vie quotidienne. Mais ces deux opérations ne peuvent se faire simultanément, car leur logique est opposée : la mesure des attributs exige le découpage, la division, de la vie quotidienne en variables (qui peuvent être de différents ordres), alors que la compréhension de lacteur requiert la vision densemble (symbolique et matérielle, biographique et projectuelle) de ce quest sa vie. On ne peut donc mêler les deux exercices mais on doit les marier, les réconcilier, en opérant sur les deux modes, dans la succession.
Faite dusages, la vie quotidienne est une totalité, segmentée par le système institutionnel, dont il faut combiner les attributs en vue de lappréhender du point de vue de lacteur (pour qui elle reste un ensemble déléments indissociables). Analyse et synthèse sont donc nécessaires à la connaissance de la vie quotidienne. Lindividu singulier, ou le groupe dindividus, soppose au prédicat générique ou au groupe dattributs (actions, propriétés diverses) ; cette distinction est infiniment plus riche et moins trompeuse que lopposition individuel / collectif...
En dautres termes, pour décrire et expliquer la vie quotidienne, limportant est de distinguer les diverses caractéristiques des acteurs singuliers (variables daction, variables objectives de statut et subjectives de disposition), sans perdre de vue les milieux des vie et les symboles à loeuvre dans ces attributs. Voilà pourquoi, pour expliquer et comprendre les usages, il faut tenir compte du poids de la morphologie sociale mais aussi de la capacité dorientation de laction que les symboles véhiculent. Voilà aussi pourquoi on ne peut réduire létude de la vie quotidienne à lexplication ou à la compréhension. Cette exigence de complémentarité est liée à des enjeux qui contiennent et dépassent la pure connaissance spéculative. Montrons-le plus précisément.
De la complémentarité de lexplication et de la compréhension pour lanalyse et laction
Si on ne peut expliquer-comprendre la vie quotidienne, on ne peut prétendre la changer. La sociologie (les sciences sociales) quil convient de développer, si lon partage quelques postures ici exposées, est (sont) située(s) sur un fil, une tension, entre linstrumentalisation absolue, qui a été décrite plus haut en termes darraisonnement par la technocratie, et la pure théorisation éthérée. Inutile de rappeler ici le fameux jugement de valeur durkheimien sur labsurdité dune sociologie uniquement spéculative... Nous pouvons le reprendre à notre compte sans hésitations. Mais comment le chercheur peutil rester dans lutile sans sombrer dans lutilitaire ? Concernant laxe principal de ces recherches et leur champ privilégié, la vie quotidienne, lempiricisme dun côté, lagréable théorisation évitant les affres du travail de terrain, de lautre, sont monnaie courante.
Outre les bases de données socioculturelles évoquées plus haut, le premier se traduit bien souvent en descriptions longues et pointillistes, en localisme événementiel, dont on ne perçoit pas toujours lenjeu ni théorique, ni pratique... Le second sexprime en vastes synthèses surplombantes et de plus en plus décalées par rapport à un vécu qui se diversifie chaque jour davantage. La première tâche dune socioanthropologie de la vie quotidienne serait donc de réconcilier ces deux tendances opposées. Dautres auteurs ont déjà tenté de tels mariages, y compris pour étudier des « modes de vie », non sans risques de dérive utilitariste.
Mais nous navons traité, jusque là, que du domaine de la recherche. Quelle utilité pour la société et pour le politique ? En construisant des types appelés genres de vie, on ne prétend pas offrir un outil de segmentation marketing, puisque sont séparés des attributs et non des parties de clientèles. Les organisations marchandes sintéressent au dénombrement, ce que le travail sur les attributs ne peut offrir, contrairement aux illusions quentretient une certaine sociographie empiriciste. En revanche, ces types, pour la construction desquels lapproche compréhensive est nécessaire, permettent de tester la valeur explicative des facteurs institutionnels qui contraignent la vie quotidienne, son infrastructure. A travers les contraintes, ce sont donc les facteurs et par conséquent les dimensions sur lesquelles une action politique correctrice peut sappuyer qui sont visés. A cet égard, la distinction des variables explicatives (symboles, dispositions, milieux, statuts) et des variables à expliquer (usages, selon les quatre facettes évoquées) na pas uniquement une vocation formalisatrice théorique et méthodologique, mais aussi pratique, voire pragmatique.
Cela dit, ces différents objectifs sont indissociables : plus les corrélations seront significatives, plus laction correctrice politique pourra potentiellement se révéler adaptée aux objectifs que seuls offrent les projets politiques et lidéologie. Il sagit, en loccurrence, de permettre dentrevoir les effets des mécanismes sociaux, des logiques et des politiques antérieures sur le « monde vécu », sur ce que les acteurs vivent concrètement.
Bien sûr, il nappartient pas au sociologue de sélectionner les variables daction stratégique ; cest le travail du politique. Le sociologue doit seulement (et cest déjà beaucoup) rendre manifestes et intelligibles les principes du sens. Ce travail est réalisé, de manière privilégiée, par des dissociations typologiques ou des condensations figuratives, mais toujours par des catégorisations typiques. La sociologie peut donc éclairer laction sans sombrer dans lutilitarisme et sans se faire le jouet ou la bonne conscience légitimante des acteurs dirigeants-dominants.
Si la sociologie noffre pas à la société une vision synthétique des différentes formes que prend empiriquement la vie quotidienne (ainsi que les autres grands domaines transversaux de lanalyse sociologique), elle court non seulement le risque de léclatement interne et de la dilution mais aussi celui, plus externe, de laisser le terrain libre à lultraspécialisation instrumentale arraisonnée par la technocratie. Elle participerait alors aux forces qui accentuent la séparation du politique et du quotidien, de linstitutionnel et du vécu... Ré-articuler le système et lacteur sans les (con)fondre est, par ailleurs, sans doute une des meilleures pistes pour atteindre la troisième voie, entre individualisme et systémisme ou structuralisme méthodologiques que beaucoup cherchent.
Pour qui voudrait renvoyer dos à dos ces deux paradigmes, simpose lexigence de ne pas confondre système institutionnel et structure sociale, mais aussi de chercher en quoi ils sont historiquement institués, en dautres termes de montrer que, dans cette histoire, interviennent en permanence les acteurs individuels et organisés (de différentes manières) propos que lon ne peut développer ici. Cette troisième voie a été refusée par les deux clans car elle manifeste leurs propres limites.
On ne peut comprendre la vie quotidienne et la culture moderne sans reconnaître quil existe à la fois des contraintes sociales et une certaine capacité daction ouverte aux individus, par quoi on peut les considérer comme acteurs. Contrairement à lidée commune dindividu ou au concept philosophique de sujet, lacteur social a une liberté indissociable des déterminations (plus ou moins pesantes) liées à sa position dans la structure des classes et aux différents statuts-rôles que le système institutionnel le contraint (plus ou moins) à tenir.
Parler d'autonomie en dehors des normes n'a pas de sens. La question sociologique de fond est donc de savoir ce qui produit à la fois les normes et les capacités individuelles de les appliquer ou de les transgresser. A cet égard, l'anomie comme état du système institutionnel, dont la surnomie ou hypernomie est un des signes, n'est pas contradictoire avec l'autonomie, puisque cette dernière est un attribut de l'acteur et non du système. Au contraire, comme Durkheim et Simmel l'ont montré. Dans la société moderne, l'autonomie morale est telle que chacun choisit sa tâche et un genre de vie propre, [Durkheim 1888,11], mais la condition de possibilité de cette autonomie est bel et bien la contrainte sociale tout autant enracinée dans le lien organique qu'orientée par les symboles : l'interdépendance des fonctions (objectives et subjectives, matérielles et imaginaires) du système.
Lexplication compréhensive pose que laction est à la fois contrainte par des normes (versant institutionnel) et déterminée par les positions (versant structurel). La contrainte exercée par les normes peut se lire aux différents niveaux du système institutionnel, ce qui revient à dire quil existe différents types de normes et différentes manières de les transgresser puisque, à chacun de ces niveaux, la capacité de transgression se concrétise de manière singulière. Sur lautre versant, structurel, les déterminants positionnels peuvent être remis en cause, se trouvent plus ou moins travaillés, tant par les mouvements sociaux et les luttes défensives, que par les usages. Lacteur peut donc transgresser les normes et travailler ses positions.
Comment une socioanthropologie de la vie quotidienne pourrait se développer
Pour présenter lapproche socioanthropologique, le langage de la méthode semble le plus adéquat. Il faut aussi indiquer contre quoi elle repose et ce à quoi elle soppose : à deux grands clivages très courants dans la sociologie. On reprend ici des propos déjà tenus, mais à létat dilué, plus haut. Cest dabord la conception du social comme emboîtements. Elle se sédimente surtout en séparation (copiée de léconomie et des sciences de la nature) des niveaux micro / macro de lanalyse. Une de ses formes spécifiques en est la séparation de lindividuel et du collectif. Si on la refusée, cest quelle disqualifie la vie quotidienne et la relègue à ce qui serait le plus radicalement individuel : les préférences. Le raisonnement en termes de faits sociaux assimilés à des phénomènes collectifs, eux-mêmes désignés comme agrégations dactions individuelles, nest pas loin. LEtat, les entreprises, les systèmes ou les « grandes » institutions seraient face aux acteurs, auxquels il ne resterait plus que laction individuelle pour exister et résister ; telle est la simplification abusive à laquelle mène la logique de lopposition micro / macro.
Etant faite dusages, la vie quotidienne ne peut être dissociée de ce qui rend ces usages possibles : les biens et services publics ou privés, les contraintes ou opportunités induites par la morphologie spatiale, les formes du travail ou de la famille... etc. Les usages sont donc les « lieux » darticulation, déchange, entre lacteur et le système et non entre des niveaux micro ou macro de lanalyse, car, nayant pas de matière, ces points de vue nont pas de taille. Ayant des relations circulaires de co-détermination et étant mutuellement interpénétrés, le clivage primaire / secondaire ne peut, non plus, désigner ce qui relèverait des acteurs, de leurs relations, ou des systèmes institués fonctionnels : le relationnel (interactions ou rapports sociaux) et le fonctionnel (sous diverses formes également) sont partout, dans tout fait social, y compris le plus élémentaire.
Le second refus, plus technique, est celui du clivage qualitatif / quantitatif. La vie quotidienne étant constituée dun ensemble dusages, linterprétation de ce qui les lie, les organise plus ou moins en système, passe aussi bien par la compréhension (souvent « qualitative » mais pas nécessairement) de lattribut que par lexplication (souvent quantitative, mais ce nest pas obligatoire) des statuts et positions des individus concernés par chaque usage élémentaire. Le chercheur peut répondre à ces deux exigences aussi bien avec des techniques dobservation (analyse documentaire, observation participante) quavec des techniques expérimentales (entretien, questionnaire)... Ces différentes techniques dinvestigation sont également légitimes scientifiquement et elles ont leurs limites respectives.
Pour interpréter, avec un maximum de profondeur, ce qui lie et relie les usages, le sociologue a donc besoin de se faire un peu anthropologue et lanthropologue un peu sociologue. Cest la raison pour laquelle le champ scientifique de la vie quotidienne est dit « socioanthropologique ». Pour accéder aux formes élémentaires de la vie quotidienne, il faut opérer une synthèse dattributs les usages analytiquement distingués et socialement distinctifs...
Le modèle général dexplication compréhensive des usages de la vie quotidienne qui est élaboré propose dinterpréter les configurations dusages, observées dans une classe sociale donnée, à laide des attributs du milieu de vie de lacteur et de ses statuts, dun côté ; à laide des symboles quil sapproprie et des dispositions et projets quil élabore, de lautre. En cherchant la symbolique des usages, que les différentes activités routinières manifestent, tout comme leur substrat matériel, le sociologue peut mieux interpréter ce qui les relie. Mais les usages, reliés en vue de chercher des genres de vie, doivent être, à la fois, réellement distincts et formellement homologues, sans quoi les systèmes dusages apparaîtraient comme redondants : les corrélations internes ne marqueraient pas une réelle dépendance dattributs mais une simple répétition...
En rupture avec la technocratisation des sciences de l'homme et de la société et le pragmatisme des sondages, s'impose une redéfinition des instruments de la connaissance sociologique des activités routinières. La signification des usages est toujours donnée par ce qui oriente l'action et par la situation sociale des acteurs (les normes et les positions) mais, du fait de la différenciation fonctionnelle du système et de la diversification structurelle en strates, on peut de moins en moins expliquer, directement, les premiers par les seconds. Un même usage apparent peut obéir à différentes normes (à position comparable des acteurs), ce qui interdit une interprétation univoque de l'action, de ses tenants et aboutissants. A statut homogène, une activité donnée peut être réalisée par des individus ayant diverses positions, ce qui altère la valeur explicative de la situation sociale statiquement observée.
La combinaison de ces deux difficultés, dont les ferments sont institutionnels et structurels, fait que les usage ont des degrés variés de polysémie sociologique. Plus précisément, le sens de l'action ne dépend plus seulement de son contenu, il dépend aussi de la forme et des conditions de réalisation de cette action. Un usage, la sociabilité amicale par exemple, peut être polymorphe à position homogène des acteurs le réalisant et il peut être structurellement polyvalent à statut homologue. Par ailleurs, la même activité, la même interaction entre deux individus, peut avoir une fonction purement symbolique (don ou sacrifice) pour l'un d'eux et une fonction très matérielle d'accroissement (en d'entretien) du capital social pour l'autre. Cet écart dans le sens d'une même action est le fait de la multiplicité des statuts et des positions. Cette multiplicité augmente les chances de non équivalence normative et de ressource.
Cet écart et cette multiplicité ont des conséquences sociologiques importantes : il devient de plus en plus difficile dattribuer du sens et donc de plus en plus crucial d'opérer des taxinomies préalables dindividus pour pouvoir interpréter des typologies d'usages... Pour expliquer un usage, il faut de plus en plus de dimensions et de filtrages. Pour comprendre les formes culturelles et sociales, il convient de procéder à des catégorisations typiques mariant explication et compréhension.
EPILOGUE
Pour un actionnalisme institutionnaliste
Une sociologie de laction qui serait un actionnalisme institutionnaliste peut constituer une troisième voie entre individualisme et systémisme ou structuralisme méthodologique. Notre épilogue voudrait introduire à cette posture théorique déjà esquissée partiellement en plusieurs passages. Il voudrait aussi en montrer les risques et enjeux pour la sociologie.
Plus les statuts et les normes sont nombreux, plus les répertoires de rôles s'élargissent et plus les logiques d'orientation de l'action varient. Plus les strates et les positions sont multiples, plus (pour des raisons mécaniques) la mobilité des individus entre elles est possible. La capacité d'action est le produit des marges de jeu ouvertes, du battement, créé par lécart croissant qui éloigne le système de la structure. Mais laction est aussi un des facteurs de la respective différenciation interne de ces deux piliers de la société et de leur dysfusion en tant quaucun précepte moral ou sacré, institutionnel, ninterdit lévolution de lacteur entre les statuts ou rôles du système ni entre les positions de la structure : elle est aussi à la source du mouvement général qui les produit et décompose tous deux en permanence. Cette position théorique nest pas acceptable par tous les actionnalistes, car elle semble donner le primat au « système » (confondu à la structure), alors quelle se fonde sur une circularité puisque le système et la structure sont un produit, direct ou indirect, de laction...
La relation biunivoque entre lacteur et sa situation sociale (aux deux plans, institutionnel et structurel), qui caractérise toute société traditionnelle, se casse à mesure que le système et la structure cessent dêtre confondus ; à mesure que le premier se différencie et que la seconde se stratifie chaque jour davantage. Cette relation devient multivoque. Cela ne signifie daucune manière que le symbolique se sépare radicalement des structures matérielles de la société et que seule lapproche compréhensive sortirait indemne de cette évolution historique. Système et structure restent attachés, mais les liens qui les maintiennent liés sont plus nombreux, distendus, et les articulations plus complexe. Lexplication sociologique nest donc pas devenue impossible sous prétexte quelle est plus compliquée à réaliser.
Dailleurs, si lexplication sociologique était devenue impossible à mettre en oeuvre, la compréhension le serait également : les deux approches se correspondent en tant quelles sont symétriques, mais elles dépendent aussi dun même principe général. Si les facteurs matériels ou factuels, étaient totalement disjoints de laction, cela signifierait que plus aucune pesanteur, pas le moindre calage ni le plus petit repère, ne permettent à lacteur de se diriger, dorienter son action. Alors, ne resterait quune action autoréférentielle, dont les motifs seraient nécessairement subjectifs. Quest-ce qui pourrait orienter une action immanente à elle-même, si ce nest un principe général tel que lintérêt ou le plaisir, bref la « nature humaine » ? Non seulement un tel scénario est absurde mais il relève, ni plus ni moins, dune profonde régression de la science sociale.
Lactionnalisme qui me semble le plus réaliste est celui qui refuse de séparer lacteur et le « système » : cest lidée que le premier se constitue par lintériorisation du second, dans sa dualité, mais aussi que le second provient historiquement du premier. Cette définition nest pas aussi classique quil y paraît : elle est déjà actionnaliste et ce paradigme ne naît que tardivement dans lhistoire de la pensée sociale. La question centrale est de savoir jusquoù se produit lintériorisation et par quelles médiations se fait une histoire qui est nécessairement changement et donc modification ou transgression des normes et principes de la période antérieure. De la réponse à la première question dépend la distinction opérée entre actionnalisme et structuralisme (ou systémisme) méthodologique. De la réponse à la seconde dépend la distinction entre actionnalisme et individualisme méthodologique.
Mais ce nest pas dans le niveau de pénétration de la société (comme disaient Durkheim puis Gurvitch) dans laction ou linverse que réside la différence la plus importantes du point de vue ici développé. Cest dans la définition donnée de lacteur et du « système ». Le débat peut aussi être décliné méthodologiquement : si une compréhension actionnaliste est aisée à concevoir, il est possible aussi envisager une explication non moins actionnaliste...
Si on définit la société, sous-entendu le système institutionnel et la structure, comme un collectif (comme le fait lindividualisme méthodologique), on est tout naturellement amené à définir lacteur comme individu élémentaire. Si on définit la société comme ensemble fonctionnel, seulement matérialisé ou configuré (ce que proposent systémisme et structuralisme), et non comme institutions pour lesquelles lhistoire et le symbolique sont des exigences , on est tout naturellement conduit à définir lacteur comme subjectivité. A lobjectivité du système on opposera toujours la subjectivité de lacteur... Or ce clivage est simplificateur si on admet que la société et lacteur sont faits dimaginaire et de matérialité à la fois, quils sont constitués de symboles et de milieux, dun côté, de dispositions et de statuts de lautre. Les symboles font et défont les milieux et réciproquement ; il en va de même pour les dispositions et statuts. Mais la relation est également agissante dans lautre sens. On peut difficilement concevoir des dispositions sans symboles ou des statuts sans « milieux ». Les symboles et les milieux ne se reproduisent et recomposent que parce que des acteurs se les approprient, en font leur « affaire » personnelle, via les dispositions et les statuts.
Dès lors que ces considérations de base sont acceptées, un immense programme de recherche fondamentale souvre pour comprendre les lois et régularités historiques de ces itérations.
La recherche sur les protocoles d'enquête, sur la formulation des questions d'enquête (connaissance ordinaire des acteurs) et sur les principes du traitement de l'information se fonde sur le principe fondamental de la capacité d'action des acteurs socialement situés. Cela suppose une critique radicale du postulat d'équivalence des individus et d'homologie des attributs, lequel caractérise aussi bien les protocoles individualistes et que les protocoles systémistes ou structuralistes. Secondairement, ce principe exige aussi une remise en cause des logiques habituelles dagrégation et donc du « lazarsfeldisme » dans l'enquête sociologique.
Les acteurs ne sont pas sociologiquement équivalents et leurs attributs dépendent de leur place dans le système. Cette double affirmation les deux propositions sont indissociables demande un éclaircissement final. Si on admet que la même pièce de monnaie na pas une valeur équivalente dans la poche dun smicard et dun milliardaire (Simmel lécrivait déjà), on peut aussi admettre que nimporte quel attribut de la situation de lacteur ou de sa vie quotidienne naura pas toujours la même signification en fonction des diverses circonstances socioculturelles.
Les institutions changent et elles ne se diffractent pas de manière équivalente dans tous les types de personnes ; les attributs ne sont donc pas toujours homologues, ce qui pose le problème de lagrégation, segmentaire ou totalitaire. Ce qui est vrai de laction lest également de la situation. Si la symbolique de la démocratie exige léquivalence des citoyens, cest le principe fondamental de légalité de droits et de devoirs, sa traduction méthodologique engendre des difficultés dordre empirique. Lindividualisme méthodologique agrège des individus socialement disparates, ou leurs actions, pour définir un phénomène social. Le systémisme et le structuralisme méthodologique (dit quelquefois holisme, mais il convient de récuser ce terme trompeur qui valorise lindividualisme) nient lacteur au profit des systèmes ou des structures, par exemple en assimilant tous les individus ayant une place équivalente dans les rapports de production, sans tenir compte des différents genres de vie et des identités individuelles. Des deux côtés on nie la diversité des cultures et on refuse den tirer les conséquences empiriques. Cest sans doute une des raisons pour lesquelles les deux impérialisme rivaux de la pensée sociologique cohabitent en paix.
Nayant pas la même situation objective en fonction de leurs statuts, les acteurs ne peuvent agir et réagir dans les mêmes conditions ni dans le même sens. Leur réponse ne saurait donc être considérée comme équivalente dans les différentes circonstances sociales que lon peut imaginer. Tenir compte de ce principe est fondamental dans la perspective dune sociologie de laction telle quelle est ici conçue : les orientations de laction ne peuvent avoir la même signification selon la diversité des situations sociales. Voilà pourquoi la recherche de lorientation symbolique de laction, dont une socioanthropologie de la vie quotidienne ne peut se passer, est indissociable de linterprétation en termes de statuts et de positions.
Dire que lacteur est socialement situé et que cest, précisément, la réponse quil donne à sa situation qui le rend irréductible à cette situation, cest mettre le vif du sujet au centre de lanalyse, sans oublier néanmoins que le mort saisit aussi le vif... Jai appelé ce principe simple actionnalisme institutionnaliste, ce qui sera peut-être considéré comme un barbarisme... Cette mise au point est apparue nécessaire pour réagir à deux dérives : la rigidité des sociologies de la reproduction qui ne perçoivent que les attributs objectifs en oubliant lacteur dans toute sa richesse et les dérives idéalistes ou individualistes sirènes qui appellent en permanence lactionnalisme ne percevant quun sujet pleinement gouverné par sa subjectivité.
De quoi se compose aujourdhui le vécu, quelle est son infrastructure qui pourrait fonder à la fois un programme de recherche empirique sur le quotidien et ouvrir des pistes pour un action politique ? Répondre à cette question passe par la recherche des grandes fonctions institutionnelles telles quelles sont vécues par les acteurs. Les fonctions de vie quotidienne, telles que les système les « regarde », correspondent à six logiques institutionnelles, engendrées par la division du travail social : la production (de biens ou de services), le logement, le commerce, l'équipement public infrastructurel, le loisir, la sphère de lintimité. Du point de vue de lacteur, les six facettes correspondantes de lhexagone identitaire sont, respectivement : le travailleur, l'habitant, le consommateur, l'usager, l'homo-sapiens-ludens, le soi et lentre-soi. Les six fonctions systémiques forment larmature institutionnelle déterminant les facteurs de la vie quotidienne. Pour lacteur générique, ces domaines constituent lunité synchronique de la vie. Les positions de classe, les trajectoires sociales et les biographies (observables dans chacun de ces domaines et dans leurs correspondances) donnent, par ailleurs, toute leur épaisseur verticale et diachronique à ces figures horizontales. On a pu le constater en mettant à lépreuve empirique cette grille danalyse dans létude récente de la mobilité urbaine.
Aujourd'hui, des forces puissantes poussent à léclatement du quotidien, car la planification technocratique de la production et de l'aménagement tend de plus en plus à éloigner spatialement ces fonctions. Si la sociologie se borne à lanalyse de chacun de ces champs séparés des autres, elle accentuera le processus de naturalisation et de séparation de linstitué et du vécu... Est-ce bien son rôle que dabonder dans le sens des logiques institutionnelles ? Cela ne signifie pas que des approfondissements sectoriels soient inutiles ou trompeurs, tout au contraire. Comme le disait Mauss, après avoir beaucoup divisé, il faut sefforcer de recomposer le tout. Si certaines recherches suivent ce conseil celles qui portent sur un champ aussi transversal et général que la vie quotidienne le font par obligation, cest là un de leurs apports , elles donneront encore plus de sens aux travaux spécialisés dans un champ.
Mais le vécu a une autre caractéristique importante : limmense diversité culturelle sans cesse accrue par les effets croisés et redondants de la division du travail. Réintroduire le principe de diversité socioculturelle dans lanalyse et laction cest se donner les moyens de rapprocher linstitué et le vécu, le système et lacteur, sans oublier que le second sédifiera toujours par opposition au premier. En dautres termes, lacteur participe lui-même à cette distance entre linstitué et le vécu, dautant plus que son quotidien est aliéné et quil cherche à en (re)devenir le sujet... Aussi, les réformes institutionnelles ne permettront à lacteur de conquérir son autonomie et de déployer sa créativité, que si elles favorisent non pas la sensibilisation de lopinion mais la contestation, voire le conflit : les acteurs se constituent toujours contre le système...
Tel est laspect paradoxal de la démocratie, indissociable du caractère tragique du quotidien : répétons le en réutilisant ladmirable formule de Duvignaud [1950], laction politique doit engendrer la trame institutionnelle de la vie comme milieu pour permettre à lindividuation de surgir et simposer... Tels sont toujours et encore, le guide du chercheur en sciences sociales et la vocation actuelle de la sociologie.
Juin 1997
* * *
Bibliographie
Les références qui suivent nont pour vocation que de donner les informations complètes sur les auteurs cités dans le texte. Cette bibliographie ne recouvre en aucun cas le domaine de la littérature utile pour chacun des trois chapitres. Pour plus de précisions ou de compléments, on pourra se reporter aux bibliographies des ouvrages et des articles cités dans la liste des publications qui lui succède.
1. Auteurs cités dans le texte
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MAUSS, M. (19023) Esquisse d'une théorie générale de la magie ; (1923) Essai sur le don ; Une catégorie de lesprit humain : la notion de personne, celle de « moi » ; (1934) Les techniques du corps ; in Sociologie et anthropologie, PUF, 1980
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PARSONS, T.; SHILS, E. (eds)(1951) Toward a general theory of action, Harvard University press, 1967
SIMMEL, G. (1900) Philosophie de l'argent, tr. fr., P.U.F. // (1908) Etudes sur les formes de socialisation, t.1, tr. esp., Madrid, Alianza Universidad, 1986
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WRIGHT G. H. (von) (1971) Explication et compréhension, trad. esp. Alianza Universidad, rééd. 1987
2. Liste des travaux publiés et des rapports (par Salvador JUAN)
On a indiqué en gras le code des publications constituant le recueil d'habilitation. Les documents sont référencés, dans le texte d'habilitation, par [O, R, A, P] suivi du numéro correspondant.
OUVRAGES ET THESE [O]
O11985 Thèse de Doctorat de 3e cycle de Sociologie : "De la maison solaire à l'action antitechnocratique ; approche sociologique de l'écologisme en France" (Université Paris VII Jussieu, dir. E. Enriquez), 610 pages.
O21991 "Sociologie des genres de vie ; morphologie culturelle et dynamique des positions sociales" P.U.F. (coll. "Le Sociologue"), 283 pages.
O31995 "Les formes élémentaires de la vie quotidienne" P.U.F. (coll. "Le Sociologue"), 286 pages.
O4(à paraître automne 1997, coll. Villes et Entreprises, LHarmattan) "Les sentiers du quotidien ; rigidité, fluidité des espaces sociaux et place de la mobilité dans le genre de vie des personnes ", en collaboration avec H.Orain, A. Poirier et J.F. Poltorak, 250 pages.
RAPPORTS DE RECHERCHE CONTRACTUELLE [R]
R11982 : recherche pour le Ministère de l'Urbanisme et du Logement (SRETIE) et l'A.F.M.E. ; rédaction du rapport (131 pages) intitulé "Mythe, symbolique, idéologies de la maison solaire ; la quête de lunité".
R21984 : recherche pour le Ministère de l'Urbanisme et du Logement (SRETIE) et l'Agence Française pour la Maîtrise de l'Energie ; rédaction du rapport (171 pages) intitulé "Des représentations d'une énergie nouvelle aux représentations de l'Etat".
R31986 : direction et corédaction du rapport (157 pages) de la recherche (pour les Ministères de l'Equipement et de l'Environnement D.R.I.) "Eléments pour une analyse critique des notions de modes de vie, styles de vie et courants socioculturels" ; en collaboration avec Luiz RothierBautzer.
R41989 : recherche pour le MELATT (DRI) et la RATP ; rédaction du rapport (290 pages) intitulé : "Prologue à une sociologie des genres de vie ; essai de morphologie culturelle de la population active urbaine".
R51995 direction de recherche et corédaction du rapport "Les sentiers du quotidien" pour le PLAN URBAIN et la R.A.T.P. ; en collaboration avec H.Orain, A. Poirier et J.F. Poltorak, 280 pages.
TEXTES : ARTICLES, CHAPITRES DOUVRAGES, CONFERENCES PUBLIEES
a) Articles et actes de colloques [A]
A11984 Revue Les cahiers du GERMES, N° 9 de décembre 1984, Actes du colloque international Ministères de l'Environnement / de l'Urbanisme et du Logement / GERMES "Les politiques de l'environnement face à la crise" (Paris, 1012 janvier 1984), contribution "Conduites écologistes et identités de crise", T.2.
A21985 Revue Espaces et Sociétés, n° 46 janvierjuin 1985, "Le temps et l'espace de la maison solaire" (paru aussi dans la revue suisse Architecture et Comportement n° 1 de 1987)
A31985 Revue Connexions, n° 46 "L'opinion publique ou le mythe d'une représentation du social"
A41986 Revue Les Temps Modernes, n° 483 octobre 1986, "Une interprétation sociologique de l'action technocratique"
A51986 Revue Française de Sociologie, n° 2 mars 1986, "L'ouvert et le fermé dans la pratique du questionnaire"
A61987 Revue Socius n° 45, "De l'empirisme à la pluridisciplinarité"
A71988 Ed. Ouvrage col. "Organisation et management en question(s)" L'Harmattan Logiques sociales. Rédaction du chapitre intitulé "Pourquoi les organisations s'intéressentelles à l'"opinion publique ?", 229 p.
A81989 Colloque international de l'A.I.S.L.F. de Genève "Le lien social" (29/082/09 1988), contribution "L'interaction, la coaction et le réseau", T.2.
A91989 Cahiers Internationaux de Sociologie n° 86 "Quelques propriétés des enquêtes de sociographie empirique ou la disparition de l'acteur".
A101991 (2022 juin) "Localisation, délocalisation du réseau social : le cas des villes nouvelles" (en collaboration avec M. Bitard) "Deuxième conférence européenne sur l'analyse des réseaux sociaux" Colloque international du LASMAS, Sorbonne (code texte : Juan188).
A111992 Bulletin de méthodologie sociologique n° 34, "Sur la mesure de l'hétérogamie, de la mobilité sociale et de leur relation en France ; la construction secondaire de deux variables à partir de l'enquête "Emploi 1989".
A121992 Recherche en soins infirmiers n° 29 (publication ARSI), "Identités professionnelles et rapports à la recherche".
A131992 Cahiers Internationaux de Sociologie n° 93, "L'acteur et le système des positions de classe".
A141993 (1922 avril) "Styles, modes et genres de vie ; champs et variables pour l'analyse socioculturelle", Semaine de Sociologie de l'Université de Deusto, Bilbao, Espagne ; in "Valores y estilos de vida" (ouvrage collectif espagnol, dir. Ruiz Olabuenaga), éd. de l'Université de Deusto.
A151993 (59 juillet) "Le générique et le particulier de la vie quotidienne : analyse extensive des usages routiniers", Semaine de sociologie "Modes de vie : un pont entre culture et conduites", publication U.I.M.P., Valencia, Espagne.
A161993 Espaces et Sociétés n° 73 "Les niveaux d'analyse sociologique des systèmes de représentations et de pratiques" (paru aussi en portugais dans la revue Sociedade territorio, n° 21, 1995).
A171994 Sociétés Contemporaines n° 1718 "Sur la production sociologique des types et classes de propriétés de la vie quotidienne".
A181995 Bulletin de Méthodologie Sociologique n° 47 "Méthodologie de la démarche de recherche en sociologie ; didactique du projet de recherche".
A191995 La revue du M.A.U.S.S. n° 6 "Du point de vue du vécu ; ethnologie d'un quartier de culture orale" (en collaboration avec M.H. Hassan).
A20(à paraître, en 199798, dans le numéro 22627 de la revue Humanisme et Entreprise) "Les effets démographiques et sociaux du développement urbain du point de vue de la vie quotidienne".
A21 1997 Les segmentations symboliques instituées et vécues, in Gauthier (Ed.), Les frontières du social, LHarmattan.
A22 (à paraître) Les classes sociales expliquentelles encore les pratiques ? Les images et enjeux dune définition de la structure sociale.
A23 (à paraître en 1997 dans le n° 3 de la revue mexicaine Economia, Sociedad, Territorio) Les tensions spatiotemporelles de la vie quotidienne en milieu urbain.
A24 (à paraître en 1998 dans le n° 11 de la Revue du M.A.U.S.S.), Lassociation comme institution vécue : les Falles valenciennes.
b) Autres publications [P]
P11983 Revue Action Solaire n° 12, "La symbolique de la maison solaire et les réalités du marché» .
P21988 Dictionnaire de l'Urbanisme et de l'Aménagement , articles "Habitant", "Obsolescence", "Sensibilisation de l'opinion", sous la direction de P. Merlin et F. Choay, PUF.
P31993 Cahiers des Sciences Humaines (ORSTOM), note de lecture du livre de Doise, W. et al. (1992) "Représentations sociales et analyse des données", PUG
P41996 Revue Suisse de Sociologie n°221, note de lecture du livre de Merllié, D. (1994) "Les enquêtes de mobilité sociale", PUF.
P51996 Annales de la Recherche Urbaine) note de lecture du numéro spécial « Espaces et styles de vie » de la revue Espaces et Sociétés n° 73.
P6 1997 (à paraître) « Performances » des universités et « rendement » des enseignements : confusions et aberrations dans la mesure des phénomènes.
* * *
TABLE DES MATIERES
PROLEGOMENES
Lidentité
Le contenu
Première partie
MESURE
Sociographie empirique ou empiricisme para-sociologique ?
Une des formes de lempiricisme : lagrégation irraisonnée dans les enquêtes socioculturelles et les sondages dopinion
Lemprise de lindividualisme méthodologique et le débat sociologique sur les sondages dopinion
Pourquoi la vulgarisation des sciences sociales est souvent vulgaire
Le miroir des équivoques : violence symbolique et canalisation de lopinion
Les équivoques du miroir : la polysémie des questions denquête
Comment on peut décider à lavance des résultats dune enquête
Connaissance de lenvironnement socioculturel et fabrication de ladhésion : technologie des relations publiques
Comment on peut museler la volonté populaire en prétendant la mesurer
Quand le nom fait la chose sociale et que « lensemble flou » reste flou
Les mesures usuelles de phénomènes sociaux postulent, à la fois, léquivalence des individus agrégés et lhomologie des attributs
Alternatives pour (r)établir une mesure réaliste des phénomène sociaux : la redécouverte de lenquête par questionnaire
Lattribut dun sujet ou dun objet est ce que mesure le sociologue... quand il est pertinent de mesurer
Lenquête sociologique induit un rapport social à l'acteur enquêté : il est un « drame » et non une observation de situation « naturelle »
De la combinaison des attributs objectifs et subjectifs dans lenquête
Deuxième partie
POSITIONS STRUCTURELLES ET MORPHOLOGIE SOCIALE
Le concept de structure sociale : continuum ou césures ?
De la nécessité de renvoyer dos à dos les deux impérialismes rivaux de la sociologie française
La sociologie semble avoir perdu les classes sociales, alors que le concept reste pertinent
Pourquoi la position sociale dun individu est rarement donnée par ses seuls attributs
Pour retrouver les classes sociales, il faut faire ses adieux au prolétariat et accepter lidée de stratification
Pourquoi trois classes sociales ?
Si les classes ont perdu leur conscience dexister, elles restent des classements vécus comme hiérarchies par les acteurs
Une identique vision institutionnellement déterminée du système des positions de classe produit la conscience de léchelle sociale
La France est un pays de mobilité sociale et on peut létudier du point de vue de lacteur
La mobilité sociale est un processus ordonné selon la classe, la ville et le sexe
Qui s'assemble se ressemble encore socialement, mais de moins en moins : homo / hétérogamie en France
Lécart à la situation sociale et lié à la distance aux normes
Un point de vue sur la morphologie sociale : linterdépendance de la ségrégation sociale et de la spécialisation fonctionnelle des espaces
Du principe de non fusion du système et de la structure
Troisième partie
VIE QUOTIDIENNE
Généalogie de lanalyse socioculturelle de la vie quotidienne
Les concepts de lanalyse socioculturelle
Pourquoi on ne peut plus enraciner la « science des moeurs » dans une sociologie de la morale
La culture de classe et lidée de moeurs sont des concepts morts mais le mort continue, néanmoins, de saisir le vif
Lhomogénéisation et la diversification culturelles sont concomitantes
Les usages comme attributs à expliquer : interaction et coaction
Lusage : un fait social total
Colonisation du quotidien et régulation sociale des activités individuelles routinières
Identité personnelles et normes institutionnelles : le mouvement permanent de décomposition
La vie quotidienne est, à la fois, de plus en plus tendue et rationalisée, pleine et vide.
La vie quotidienne est à la fois contrainte et projet, ou lirréductibilité de lacteur à sa situation sociale
Expliquer sans comprendre, cest évacuer le symbolique et donc ségarer dans les découpages qui interdisent daccéder à la connaissance de la vie
Comprendre sans expliquer, cest évacuer le matériel et donc se méprendre sur la fausse unité de lexpérience en oubliant les facteurs du quotidien
Socioanthropologie, explication compréhensive de la vie quotidienne
De la complémentarité de lexplication et de la compréhension pour lanalyse et laction
Comment une socioanthropologie de la vie quotidienne pourrait se développer
EPILOGUE
Pour un actionnalisme institutionnaliste
Bibliographie
Liste des travaux publiés et des rapports
RECUEIL
Table des articles reproduits
Page 1
A21985 Revue Espaces et Sociétés, n° 46 janvierjuin 1985, "Le temps et l'espace de la maison solaire" (paru aussi dans la revue suisse Architecture et Comportement n° 1 de 1987)
Page 16
A31985 Revue Connexions, n° 46 "L'opinion publique ou le mythe d'une représentation du social"
Page 37
A41986 Revue Les Temps Modernes, n° 483 octobre 1986, "Une interprétation sociologique de l'action technocratique"
Page 93
A51986 Revue Française de Sociologie, n° 2 mars 1986, "L'ouvert et le fermé dans la pratique du questionnaire"
Page 109
A71988 Ed. Ouvrage col. "Organisation et management en question(s)" L'Harmattan Logiques sociales. Rédaction du chapitre intitulé "Pourquoi les organisations s'intéressentelles à l'"opinion publique ?", 229 p.
Page 128
A91989 Cahiers Internationaux de Sociologie n° 86 "Quelques propriétés des enquêtes de sociographie empirique ou la disparition de l'acteur".
Page 150
A161993 Espaces et Sociétés n° 73 "Les niveaux d'analyse sociologique des systèmes de représentations et de pratiques" (paru aussi en portugais dans la revue Sociedade territorio, n° 21, 1995).
Page 167
A131992 Cahiers Internationaux de Sociologie n° 93, "L'acteur et le système des positions de classe".
Page 195
A171994 Sociétés Contemporaines n° 1718 "Sur la production sociologique des types et classes de propriétés de la vie quotidienne".
Page 217
A181995 Bulletin de Méthodologie Sociologique n° 47 "Méthodologie de la démarche de recherche en sociologie ; didactique du projet de recherche".
Page 236
A21 1997 Les segmentations symboliques instituées et vécues, in Gauthier (Ed.), Les frontières du social, LHarmattan.
Avec une deuxième recherche sur le même thème, ces travaux, réalisés de 1981 à 1984, constitueront l'essentiel des bases empiriques fondant ma thèse de troisième cycle soutenue en 1985.
Hegel la montré depuis longtemps (1812) dans sa Science de la Logique, dont un des extraits est traduit dans lopuscule intitulé Théorie de la mesure. Dès les premieres mots de ce petit ouvrage, il est indiqué que, dans la mesure, quantité et qualité sont réunies. On nentrera pas ici dans le débat idéalisme / matérialisme que ce texte dense induit mais on rappelera seulement que la modalité et le mode, ainsi que la position sont des concepts cruciaux dans la perspective hegelienne de la mesure et quils seront abondamment utilisés dans la suite du présent texte (dans les trois parties et en particulier pour traiter de la notion de mode de vie). Il ne sagit pas, non plus, de traiter la question de lobjectivisme inclus dans la formule tout ce qui est là a une mesure (p. 30) ni celle de limmanence ou de la transcendance de lattribut, seulement de suggérer limportance qualitative de lattribut dans lopération de mesure quantitave dun fait social.
Les protocoles sont devenus largement consensuels par les nombreuses comparaisons internationales et les procédures de normalisation adoptées dans la communauté scientifique spécialisée.
En France, par exemple, depuis plusieurs années, lINED anime un séminaire permanent avec des instituts de sondage privés pour mettre en commun les procédés et les résultats de mesures et de sondages.
Il est maintenant clair que les premières enquêtes dopinion modernes (ponctuelles ou ad-hoc) naissent aux Etat-Unis entre les deux guerres. Les systèmes denquêtes périodiques apparaissent, dans la foulée de la psychographie (lauteur généralement cité est Douglas Tigert et sa thèse de 1966), dès la fin des années soixante, pour sinstaller dans la pratique des études de maketing. Les « observatoires socio-culturels » réalisent des monographies thématiques et des enquêtes par questionnaire pour mesurer les valeurs dans une perspective de comparaisons internationales. En France, la Cofremca nait en 1970, en sappuyant sur la technique détude de laméricain Yankelovich qui pratiquait depuis quelques années lenquête répétitive sur des échantillons représentatifs de la population.
Pour plus de détails, le lecteur consultera le travaux : [R3, A4, A6, A9].
Les différences liées aux dépendances que ces organismes entretiennent à légard de divers appareils les finançant apparaissent comme secondaires au regard des proximités observables dans les produits proposés : des typologies de styles de vie et de courants socioculturels. Que le CCA appartienne au groupe Havas, que la Cofremca et lAESOP-Agoramétrie soient des entreprises privées, que le CREDOC soit une émanation de lINSEE et soit financé par divers ministères ainsi que par des grands appareils (tels que la CNAF, la SNCF ou EDF), que, enfin, Faits et Opinions soit financé par la CEE, importe peu ici. Nous y reviendrons ultérieurement.
Bien que nayant jamais réalisé la moindre enquête ni produit personnellement la moindre donnée pour étayer empiriquement ses modèles explicatifs ou ses modèles de mesure, Boudon sera un des pères, en France, de lanalyse secondaire, technique que nous pratiquerons en utilisant des banques de données de lINSEE : lenquête Emploi et lenquête Loisirs (cf. infra.).
Pour la collusion interactionnisme - individualisme, on consultera [O3]. Pour ce qui concerne la réduction de la personne à lindividu, Stoetzel qui confond les deux termes accuse Mauss de chercher les invariants de lindividu, alors que Mauss, à travers ses écrits sur la personne, il cherche le principe de lhumain comme être social, principe général dans toutes les sociétés. Stoetzel (p. 172 et suivantes) écrit : Mauss singéniait à retrouver, à travers la variété de lexpérience historique et ethnologique, une ligne, un sens, une continuité, un progrès. A cette quête de lunité de lhomme, Stoetzel oppose une liste dobservations montrant lampleur des dissemblances, les variations culturelles et la grande différenciation intersociétale des conceptions de la personne définie comme individu... Nous sommes en présence dun quiproquo volontaire total et dune simplification abusive de la pensée de Mauss. Lenjeu du « débat » peut être clarifié : si, dans tous les pays, les personnes ont des rôles sociaux liés à leurs statuts et aux jeux symboliques des apparences (tout aussi institutionnellement agencés) que linteraction suppose, il nest pas besoin de procéder à des sondages dopinion interrogeant des individus ; une analyse des institutions décrit, bien plus profondément, la moralité et les valeurs dune peuple.
Ces questions sont réellement posées par la Cofremca. Voir plus loin lencart consacré à létude de cas CREDOC-EDF pour dautres exemples, en particulier de manipulation.
A partir du moment où lon utilise des termes échappant au vocabulaire de base de la masse, on prend les risques dune imposition lexicale qui filtre les individus et rend la mesure moins homogène (chacun nayant pas les mêmes moyens de comprendre la question). Dès que lon traite dun thème sortant des préoccupations de la vie quotidienne, on impose à lenquêté une réflexion pour laquelle (par manque dhabitude ou de moyens) chacun nest pas également doté. Limposition dune problématique, niveau le plus élevé de violence symbolique, nest telle que lorsque lenquêté est entraîné dans un mode de raisonnement spécifique. Lencart ci-après le montre.
Alors que, au début des années 1980, la contestation de la politique électronucléaire était vive [O1], EDF, qui est un des piliers du financement de cet organisme semi-public d'études, a passé commande au CREDOC d'un sondage d'opinion sur les attitudes face aux problèmes d'énergie (vol. 5, 1983). Dans la mesure où cette étude s'inscrit dans la série des enquêtes permanentes sur les conditions de vie et aspirations des Français, et qu'elle est significative, dans le système des questions posées, de la production sociale de l'opinion, on en restitue ici la teneur.
Cela va de différents ministères tels que Environnement, Transports, Urbanisme et Logement, Temps libre, Jeunesse et sports, la CNAF, Le Plan, jusquà EDF, le CERC, l'INRETS, la SNCF, L'Agence pour les Economies d'énergie et le COMES devenu ADEME).
On ne peut démontrer cette non fiabilité des mesures sur la base de questions subjectives, puisquaucune réponse dopinion ou configuration dopinions ne peut être, a priori, jugée comme absurde (au même titre quil nexiste pas, en démocratie, de délits dopinion). Mais on peut procéder autrement. Outre le fait que le simple croisement de différentes questions dopinion laisse souvent apparaître des pseudo-contradictions dans lopinion, on peut indirectement en mesurer les apories. Nous avons glissé la question du CREDOC sur la famille dans lune de nos enquêtes [O2]. Semble se dégager une constante en creux : plus lenquêté habite loin des parents et plus il est disposé à répondre par la négative... Ici joue le mécanisme de la dissonance cognitive : admettre, pour tous les cas où lon habite loin de la famille (un adulte actif sur deux en France), que ce lieu est le seul où lon se sent bien, serait (s)avouer un malaise personnel permanent pouvant, en toute logique, mener à la depression, voire au suicide... Croyant disposer dun indicateur de traditionalisme / modernisme, le CREDOC mesure en réalité une situation objective déclatement familial qui se mêle à des éléments affectifs et idéologiques.
Cest, plus exactement, en 1964 que la profession est réglementée par un décret dA. Peyrefitte, alors Ministre de lInformation.
Les médias se font le vecteur de la légitimation des appareils en acceptant de rendre public des résultats de sondages sans analyser leur mode de production. Par ailleurs, ils véhiculent, à des heures de grande écoute, comme le créneau des journaux télévisés, les informations sur les dernières réalisations et réussites que les grandes organisations leur transmettent par voie de télex ou fax. La communication institutionnelle, dont les services de relations publiques ont la charge dans les organisations, a pour rôle de compléter la publicité payante par des messages gratuits de propagande. Ces derniers sont passés par les journalistes au titre de linformation ou de lévénement crée pour les besoins de la cause. On voit de nouveau que la presse saffaiblit dans sa fonction de contre-pouvoir, dès lors quelle est le vecteur aussi bien de la publicité que de la propagande.
Tels que laéroport de Roissy, linfrastructure électronucléaire ou encore le câble (dont les partenaires sont aussi variés que la Lyonnaise des eaux, Bouygues, le Crédit Lyonnais, Olivetti, la compagnie Générale dElecticité ou le Crédit Agricole... Au delà du cas EDF, on peut citer aussi France Télécom. Ces appareils tendent à mêler la publicité de leur propagande commerciale et celle des résultats de sondages leur étant favorable. Concernant les études préalables à limplantation de Roissy, les sondages dopinion étaient toujours accompagnés dentretiens (pour préserver le contact direct)...
En ce sens, elle est bien plus quun produit secondaire du champ médiatique (ce quelle est par ailleurs), comme lécrit Champagne dans la lignée de Bourdieu.
Ainsi, le fait que x ou y joue au loto nest une information sociologiquement importante que si ce jeu est considéré comme variable indiquant (ou permettant dapprocher) un problème conceptualisé : par exemple, le rapport à la chance, au destin ou à la transcendance. Bien sûr, la question de lutilisation ne se pose pas dans les mêmes termes pour lentreprise publique ayant le monopole des jeux et qui sy intéressera certainement en létat... Avoir un chien est un attribut qui na de sens pour le sociologue, car pour le marchand dalimentation animale il en a toujours en soi que si la symbolique de cet animal est cernée, par exemple, en termes de domesticité accrue de la vie quotidienne ou de compensation affective.
Pour ce qui concerne le concept de socionomase, voir [A9]. Les noms évoqués sont ceux du Centre de Communication Avancée appartenant au groupe Havas.
Le profil général des types issus de la classification automatique constitue la meilleure synthèse ou, plus exactement, le plus petit dénominateur commun des ensembles dindividus désignés. Mais la similitude ou rapprochement, pertinent sur le plan statistique, est segmentaire et producteur d'incongruences logico-sémantiques des types [A15 et A17] ; par ailleurs, les appartenances individuelles sont probables et, donc, les effectifs sont fictifs, ce qui est le propre des types polythétiques. L'arrière plan de cette segmentation est le découpage des situations de vie quotidienne homogènes. En rapprochant des propriétés segmentaires, sur la base du double postulat d'équivalence des individus et d'homologie des attributs, la classification automatique ne tient pas (ne peut pas tenir) compte des autres propriétés portées par la situation des individus.
Par exemple, la plupart des transporteurs publics ne voudront rien savoir de ce qui engendre profondément la mobilité quotidienne, mais voudront connaître le moyen de développer la demande de transports en commun face à lautomobile ; pour eux, la question pertinente ne sera donc pas ce quest la mobilité dans lactivité routinière, mais comment rationaliser un réseau de transport en commun et favoriser son usage.
Par exemple, prendre la voiture tous les jours (pour se rendre au travail) nest pas vraiment le même attribut pour louvrier qui habite dans un quartier enclavé et qui se dirige vers une usine décentrée (qui peut être assez proche de son domicile à vol doiseau), pour lenseignante qui, habitant en centre ville, enchaîne différentes activités (pour elle et ses enfants) sportives et domestiques laprès-midi, ou pour la cadre supérieur qui réside dans une zone résidentielle au tissu urbain relâché et qui utilise la voiture pour la déposer à la gare, doù il prendra le RER...
On consultera en particulier S.J. Gould [1980]. Il montre quon ne peut agréger des mesures (cranio-métriques) sans tenir compte du caractères incomparable des bases. Beaucoup dauteurs se croyaient, voici encore quelques décennies, fondés à déduire linfériorité intellectuelle des femmes et des sauvages de linfériorité fréquente de leur volume crânien. Gould a montré quen tenant compte simplement de la taille des sujets, les écarts observés (quand ils ne sont pas volontairement faussés) disparaissent : plus rien ne distingue les populations de femmes ou de sauvages des hommes blancs civilisés en matière de volume crânien... En dautres termes, en désagrégeant (ici par la taille) on accède à une mesure plus réaliste, quelle soit intéressante ou non...
Par exemple, pour évaluer les performances universitaires, une administration a récemment choisi comme indicateurs les taux de réussite au diplôme de premier cycle et le nombre dannées nécessaires aux étudiants pour lobtenir. Le résultat de telles mesures est que les universités caractérisées par une présélection des étudiants, un recrutement socialement homogène ou un laxisme relatif des enseignants dans la notation, apparaissent en meilleure position dans les classements sur ces deux critères... Que tous les enseignants naient pas le même rapport à la notation ou que tous les étudiants naient pas le même niveau de connaissances à larrivée à luniversité (ou le même appêtit dapprendre) et les taux de réussite deviennent incomparables. En dautres termes, on na pas tenu compte du caractère incomparable des universités en postulant léquivalence des individus, les étudiants, et lhomologie des attributs : la pseudo-identique exigence des enseignants [P6].
Lazarsfeld confond souvent les variables avec les traits quelles cherchent à mesurer. Ainsi, il y aurait une antériorité temporelle des variables. Lordre chronologique qui sépare les variables, telles que la durée des fiançailles et lharmonie conjugale, se veut une des formes se substituant à la causalité, puisque le revenu serait antérieur à la multi-appartenance associative. Cela dénote, chez Lazarsfeld, lessentialisme positiviste de lactivité scientifique : quand on confond le thermomètre et la température quil se charge dindiquer on nest plus très loin du fantasme de tenir le réel dans ses mains... Il lui arrive aussi de déceler la présence dun indicateur chez un individu (1966, 204), ce qui marque bien la confusion, ici soulignée, entre signe ou le symptôme puisque Lazarsfeld revendique lanalogie de la procédure empirique de recherche avec le diagnostic médical et phénomène.
Même le terme utilisé en psychologie, en apparence plus neutre, ditem provient de la comptabilité et signifie autant que (idem)...
On peut encore moins sous-traiter, même si le travail déquipe est toujours possible.
Le problème du groupement, de ce qui est agrégé, est, à cet égard, essentiel. Ainsi, cette technique émerge-t-elle d'un paradoxe : pour l'analyse de certains phénomènes, les individus sont les médiateurs obligatoires de certaines informations mais aucun d'entre eux ni aucun sous-groupe précisément désigné et connu par avance ne porte la totalité du sens.
Il semble que cette guerre des clans sociologiques tende à s'estomper, ce qui na pas empêché un auteur comme Boudon, de réduire la compréhension à lindividualisme méthodologique avec une position éminemment scientiste, et non pas objectiviste, dans le rapport à la connaissance, tout en préconisant un subjectivisme assumé, à linstar de Lazarsfeld, dans les variables de caractérisation des acteurs... Les raisons plus profondes de cette position tiennent à la place donnée, dans l'analyse extensive, aux variables de milieu (souvent objectives) par rapport aux variables désignant l'orientation de l'action (souvent subjectives). Ce que Boudon, à la suite de Lazarsfeld, nomme les variables contextuelles, de nature "holiste", par opposition aux dimensions "individualistes" que les approches compréhensives privilégieraient selon cet auteur, vise à désigner, non sans ambiguïté, ce type dattributs jugé extérieur aux individus. On voit, par là, comment les apories du clivage micro/macro rejoignent celles du qualitatif/quantitatif... Il ny a pas de variables contextuelles dès lors que lon considère, à la différence de lindividualisme, que le social est en nous (et entre nous), non autour de nous.
Le statisticien considère que le degré de représentativité d'un échantillon est proportionnel au degrè d'identité de la probabilité, pour un individu quelconque de l'échantillon, d'appartenir à la population "mère" appelée ici population de référence et que la statistique, au regard inversé par rapport au sociologue, nomme aussi "base de sondage" (et réciproquement). Si cette probabilité varie au delà d'un certain degré de tolérance, on dit alors que l'échantillon est "biaisé", notion qui porte des connotations du latéral, du travers, de l'erreur, ce qui signifierait, a contrario, que l'échantillon peut être vrai ou juste... Cette définition se fonde sur le postulat, admis en statistique et en démographie, que les individus en tant que tels portent toujours les propriétés pertinentes pour toute recherche et en toute circonstance. Elle est commune chez tous ceux pour qui la comptabilité de flux (d'individus) est l'objectif principal de l'étude.
En France, ces critères sont généralement le sexe, l'âge, la taille de la collectivité territoriale de résidence et la catégorie socio-professionnelle (éventuellement d'autres critères tels que la situation matrimoniale...). En d'autres termes, on suppose que si l'échantillon est proportionné, du point de vue de ces quatre critères, il n'est donc pas biaisé, sans quoi on le redressera, selon un ou plusieurs de ces critères pour corriger (on notera la portée morale des termes)... Les individus étant interchangeables, n'importe quel autre ayant les mêmes attributs, pourrait être interrogé à la place de tel enquêté effectif manquant, sans que la distribution des réponses s'en trouve affectée. Quelle que soit la finesse du travail d'échantillonnage (articulation combinatoire de ces différents critères), le respect de ce principe, empiriquement constaté dans les diverses enquêtes, assurerait un aléa suffisant des chances de similitude de toutes les réponses possibles à toutes les questions posées... On comprend aisément que c'est le principe comptable d'interchangeabilité des individus fondant leur agrégation, qui pose le problème plus important : un ensemble "représentatif" dindividus peut avoir des caractéristiques internes susceptibles dhomogénéiser léchantillon de manière incontrôlée. Ce problème est commun à toutes les enquêtes qui espèrent quantifier, dès qu'elles n'interrogent pas l'ensemble de la population visée, car même dans les tirages aléatoires de l'INSEE, des individus peuvent être absents lors de lenquête...
Il n'existe pas de technique idéale. La situation d'enquête est une relation complexe où interviennent une pluralité de facteurs, en particulier, les statuts respectifs de l'enquêteur et de l'enquêté et divers éléments circonstanciels qui peuvent être très importants. Par exemple, pour les enquêtes de face à face, interviennent divers facteurs physiologiques : sexe, âge, apparence vestimentaire et physique, couleur de peau...Tous les professionnels du sondage savent que les (jeunes) femmes enquêtrices à domicile ont un rendement supérieur à celui des hommes, que l'enquêté soit de sexe masculin ou féminin, car elles inspirent plus de confiance quant aux risques inhérents à l'interaction (surtout à domicile). Sur le même registre, il est hors de question, dans certains pays, quun enquêteur investisse des quartiers où la majorité de la population a une couleur de peau différente de la sienne.
Voir les travaux : [O2 et O3, A16]
Il y a lieu de sinterroger sur cette affirmation dans le cadre européen, mais on ne peut traiter ici cette question.
Il sagit des textes suivants : [O1, O2, O3, O4, A8, A10, A11, A13, A22]. Certains utilisent empiriquement le concept avec une rapide définition ; dautres [surtout A13 et A22] en font lobjet du propos. Les travaux récents auxquels nous faisons allusions sont cités ci-après.
Dans son dictionnaire de sociologie, ne figure aucun article spécifiquement consacré aux classes sociales, demblée renvoyé à la stratification, aux élites dirigeantes ou à lhistoricisme...
En réalité, Boudon utilise fréquemment, que ce soit dans son ouvrage consacré à Linégalité des chances ou dans celui quil a titré Lidéologie, les termes de position sociale, statut socio-professionnel, origines sociales, effets de situation, structure sociale [1986]... Relevons aussi que Boudon nhésite pas, en certains passages, à suggérer quune analyse en trois classes est préférable à une structure en cinq groupes sociaux [1973, 223].
Boudon est, à cet égard, parfaitement conforme à la sociologie de Parsons [1951] qui définit, au début de Social system, les institutions comme contraintes face à la liberté individuelle en même temps que comme pluralité de rôles.
Dans louvrage de 1964 co-produit avec Passseron, il nhésitait pas à écrire (p. 42) que la mobilité, par lécole, des fils douvriers, nest possible que lorsquil y a ignorance relative de leurs désavantages (manifestement, lignorance na cessé de croître jusquaux années 1990)... Dans louvrage de 1970, consacré à la reproduction, il dessinait déjà une structure ternaire des classes sociale et avançait lidée fonctionnaliste classique (nord-américaine) que la mobilité sociale est le moyen de perpétuer la structure des rapports de classe (p. 69, 206)... Dans celui de 1980, il définit lhabitus comme le principe unificateur des pratiques et de leur ajustement au futur (p. 86, 99). Pour ce qui concerne la définition bourdieusiene du concept de style de vie (dès 1974) et sa critique, on se référera à [O2, p. 72].
La relation système - structure sera examinée à la fin de cette partie.
Boudon [1973] utilise, tour à tour et indistinctement, les termes de structure sociale et de système de stratification sociale ; par ailleurs, au delà de la polysémie du terme système, il assimile fréquemment la structure scolaire à la structure sociale, ce qui marque bien la confusion des termes structurels et institutionnels. Pour Bourdieu, la rigidité de la structure sociale ne sexplique que par la reproduction du système institutionnel : le second renforce la première, la fige, conformément à la tradition anthropologique classique [O3, ch. 4].
Il sagit de Fitoussi et Rosanvallon [1995], de Lipietz [1996] et de Mendras [1988]. On a traité de ces auteurs dans [A22].
Par exemple, le revenu ou le nombre dannées de scolarité permettent de construire des échelles continues de niveaux par opposition au diplôme ou à la profession qui distinguent des groupes qualitativement (unités discrètes selon le vocabulaire statistique). Quant à la question des attributs, elle est abordée en fin de première partie (cf. supra), où la déclinaison des attributs du système auprès de lacteur est traitée.
Ainsi, des indices comparables au quotient familial (qui tiennent compte du revenu, de la taille de la famille et même de lâge des enfants), se sont révélés moins pertinents, pour expliquer toutes sortes de pratiques banales, y compris des modes ou niveaux de consommation de certains biens, quun indicateur associant, par la construction dunités discrètes, la profession et le type de famille (âge et nombre denfants).
La combinaison de la trajectoire et de la position sociale dans le couple engendre, en réalité, beaucoup plus de cinquante possibilités du fait de la nécessaire distinction entre mobilité intergénérationnelle et mobilité professionnelle durant la vie active ; on pourrait aussi distinguer les provenances (classe moyenne ou non) dans lune des deux classes extrêmes ou les trajectoires intra-classes...
Il sagit dauthentiques analyses factorielles des correspondances et non de collages comme celui du célèbre tableau de Bourdieu p. 149 de la Distinction ; certains puristes de la technique le lui ont reproché...
Tout porte à croire que les déséquilibres de dotation de capital scolaire devraient saffaiblir avec la scolarisation massive. Par ailleurs, les différentes formes de subvention et dassistance aux PME et le déclin relatif des professions à forte exigence de patrimoine devraient accentuer le processus de rapprochement familial. Les écarts de capital social devraient également sestomper avec les accouplements inter-fractions puisque cette ressource est familiale par son utilisation.
Certains auteurs, comme Benguigui [1990], ont synthétisé des apports importants sur la question : ainsi, la classe moyenne salariée trouverait-elle son unité dans le travail direct sur lhumain.
Il faudrait ajouter, pour être complet, la résistance que suscite la nostalgie dun appui uniforme pour laction politico-syndicale, idée que le concept marxien de classe sociale intégrait : tous les membres dune même classe sociale ayant les mêmes intérêts, la conscience et laction se trouvaient ainsi homogénéisées.
Plus précisément, les efforts, de la part des organismes logeurs ou de certains édiles, pour introduire et maintenir une certaine diversité sociale des quartiers sont contrecarrés par les refus que la visibilité sociale (renforcée par la visibilité ethnique) des habitants engendre chez certains.
Aujourdhui, toute la publicité est fondée sur la hiérarchie des positions et sur la manipulation des symboles qui leurs sont associés. Pourquoi les très pragmatiques marchands dimages (et derrière eux les marchands tout court) financeraient-ils des campagnes hors de toute réalité de la hiérarchie socioéconomique des publics cible de la communication ?
Pour plus de détails, on consultera [A13 et A22]. Les exclus ne sont exclus de cette structure que sils vivent durablement uniquement de lassistance sociale. Les chômeurs gardent leur position de classe du fait quils peuvent (du moins un temps) conserver leurs ressources grâce à leur conjoint et quils ne perdent, même célibataires, pas immédiatement leur qualification professionnelle, leur capital social, voire leur éventuel capital économique (revenus des caisses de chômage et surtout patrimoine).
Nous avons évalué [A11], en 1992, à près d'un individu sur deux les trajectoires ascendantes ou descendantes (47,7% des hommes) et à 45,5% pour les femmes. Cette mobilité circulatoire totale cache des effets très différents selon qu'il s'agit de « life mobility » ou de mobilité intergénérationnelle : en effet, l'explication du phénomène est plutôt à chercher dans le travail de l'individu dans le premier cas (life mobility) alors que c'est plutôt les parents qui engendrent, via les études de la mobilité intergénérationnelle de début de carrière. De plus, à 40 ou 45 ans, la trajectoire professionnelle est loin d'être terminée : comment savoir, hors l'instantané, ce qui relève de l'inter et de l'intra-générationnel (il y a souvent des effets de U ou de A dans les trajectoires) ?
Le référent étant lindividu, ces corrélation sont observées aussi bien dans une population hétérogène de différents points de vue (échantillon représentatif de la population active de lEnquête Emploi de lINSEE par exemple) que dans des sous-échantillons plus homogènes tels que les seuls hommes, les femmes, les individus de 25-35 ans ou les femmes actives et urbaines de 25-35 ans... Ainsi, dans ce dernier agrégat très homogène, le taux de femmes ayant un niveau de qualification supérieur à celui du conjoint (hypogames donc) est de 8% si elles sont en ascension, 19% en stabilité (27% en mobilité horizontale) et 53% si elles sont en « descension » sociale (données inédites issues dune analyse secondaire de lEnquête Loisirs de lINSEE).
On voit que la logique structuraliste (celle des branches de léconomie et de la comptabilité nationale qui ne peut mêler les types demplois) rejoint la logique individualiste qui récuse la valeur du concept de classe sociale : dans les deux cas, le sociologue ne peut considérer des acteurs socialement situés. Outre cet aspect théorique du constat qui nest pas anodin, puisque dans les textes à grande diffusion (Données Sociales), les responsables de lINSEE continuent dévoquer le terme de classe sociale, à partir de lagrégation autour dune profession dindividus atomisés , la pure comptabilité de flux conduit cet organisme a faire des erreurs danalyse. On peut lire par exemple que les femmes rompent plus souvent que les hommes avec leur milieu dorigine (1996, 315), ce qui est faux, dès lors que lon raisonne en termes de position familiale de classe...
Le fait que le sexe joue sur les chances de mobilité sociale et sur l'accès à certaines professions provient de plusieurs facteurs institutionnels : la famille et l'entreprise. Les modèles culturels « machistes », tant des hommes en tant que parents que des hommes en tant qu'employeurs, continuent d'exercer leur empire... En tout premier lieu, donc, la tendance en particulier chez les moins jeunes, car de nos jours elle a disparu à privilégier le garçon au détriment de la fille dans la poursuite des études supérieures. Deuxièmement, le fait, pour un employeur, de préférer, à qualification identique, plus souvent un homme qu'une femme ; cela explique dans une large mesure que les professions enseignantes, des instituteurs aux agrégés du secondaire, où l'on recrute par concours, soient préférées par les femmes.
Le lecteur pourra se réferer aux travaux : [O2, ch. 2, A11, A13].
La prudence de la formule nest pas que formelle. Selon les différentes espèces de capital, lacteur nintervient pas avec autant de poids dans lacquisition de ses propres ressources. Ainsi, il a moins de prise sur les ressources économiques, un peu plus sur les ressources culturelles et nettement plus sur le capital social (du moins dorigine amicale).
Allons un peu plus loin dans lanalogie. On peut dire quil existe des paliers séparant des parties de lescalier (ce que nous nommons les classe stratifiées) et des institutions (le système scolaire et de formation professionnelle principalement) qui jouent le rôle dascenseur social (métaphore maintenant généralisée, presque galvaudée) en favorisant une mobilité interclasses par la dépendance, surtout française, du diplôme et de la qualification professionnelle. Le fait quil existe un ascenseur naffaiblit en rien la structure générale et la rigidité de lescalier comme il naltère pas la fonction séparatrice des paliers. Au contraire, seules les structures solides peuvent supporter le poids dun ascenseur fonctionnant beaucoup.
Notons que ces différentes configurations ne sont saisies que dans le cadre d'une définition individuelle de la position, issue d'un regroupement de catégories socio-professionnelles. Si on n'a pas tenu compte du conjoint pour l'attribution de la position de classe c'est que la mesure de l'hétérogamie était plus aisée, pour toutes les classes sociales, en conservant le seul statut professionnel de l'individu. On peut cependant se demander, l'hypergamie aidant, si la position familiale de classe n'est pas un critère préférable pour saisir les différentes formes de l'écart aux normes.
Ainsi, les bricoleurs de la classe dominante et les téléphages de la classe moyenne proviennent-ils souvent de la classe populaire. Inversement, les amateurs de cinéma ou de gymnastique de la classe populaire ainsi que les lecteurs du Monde ou du Figaro de la classe moyenne sont souvent en descension depuis la classe dominante. L'origine ouvrière engendre toujours de fortes dispositions à jouer au Loto, au PMU ou à regarder les émissions de variétés à la TV, que l'acteur appartienne encore à la classe populaire ou qu'il soit en ascension sociale.
La spécialisation des fonctions que remplit chaque espace de la ville sobserve, dès le 19ème siècle, par la séparation encore plus tranchée de l'habitat et des lieux de production, le commerce (grands magasins, halles de Paris comme première plate-forme logistique) et les galeries marchandes (et divers "pavillons") qui concentrent lanimation commerciale et annoncent les grands centres commerciaux, des territoires particuliers pour les lieux de récréation (parcs du type Buttes-Chaumont ou foires), prémices aux futurs parc de loisirs, l'élargissement de la voirie propice à la circulation pour faire de la ville un lieu de flux, la géométrie régulière et ordonnée des formes, la division-parcellisation (accentuant les logiques du cadastre) des fonctions urbaines qui relève déjà du zonage, le primat donné au monumental au détriment du tissu délaissé des quartiers de vie...
Pourtant, les politiques municipales, notamment celles qui portent sur le développement économique et le peuplement, peuvent accentuer les logiques de ségrégation. Par ailleurs, la récente loi sur les dégrèvements fiscaux aux entreprises sinstallant dans les quartiers à problèmes semble adaptée au diagnostic mais devrait se traduire par différents effets pervers. En effet, partout où de telles mesures ont été appliquées le problème a été déplacé : les entreprises ont profité de laubaine fiscale sans fixer réellement lemploi dans le quartier et en mettant au chômage les habitants des quartiers où elles étaient préalablement implantées et quelles ont désertés [A21]...
Par ailleurs, face à « lexclusion » , il convient de se demander de quoi au juste les individus sont exclus et les conditions de linclusion. Une productivité toujours croissante permet-elle dinclure par lemploi ? Nexiste-t-il pas dautres vecteurs de socialisation dont certains peuvent contrecarrer lisolement et le repli autiste face aux autres ? Ne peut-on pas, comme individu, être inclus dans un service, une consommation ou un travail tout en étant désocialisé ?
Nous renvoyons le lecteur au point 1.4. de notre ouvrage [O3].
A y regarder de près, très peu douvrages généraux ont été écrits sur la vie quotidienne. Dans lensemble (par ordre décroissant dimportance quantitative) dominent nettement les travaux de sociologie urbaine, puis de sociologie du travail avec extension sur la vie familiale ou de loisirs (surtout des ouvriers), de sociologie de la famille et, enfin, de sociologie de la consommation ou de lusage technique des objets. Dune manière générale, ces travaux définissent tous (ou presque) la vie quotidienne en creux, comme reproduction des conditions de la production, et ne lui laissent donc que peu dautonomie. Louvrage La distinction, édité en 1979 constitue sans doute la fin de cette période, puisque Bourdieu, tout en sinscrivant dans cet héritage, attribuera un sens univoque et un champ homogène à lespace des styles de vie. Sans être un fondateur de ce champ, il a joué un rôle essentiel dans son institutionnalisation et sa diffusion au delà de la sociologie.
On a résumé cette littérature dans [A16]. On ne citera pas ici le corpus des oeuvres lues pour établir ce bilan : cette bibliographie prendrait, à elle seule, lespace dun chapitre douvrage. Pour plus de précision, on pourra se référer aux bibliographies de [ R3 et O2].
Par ailleurs, si lusage de ces notions se généralise à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, cest aussi que divers organismes dEtat ont encouragé des recherches et organisé des colloques autour de thématiques qui le rendaient probable : les notions de modes et style de vie ont des propriétés transitives et transitoires que favorise le flou (bien peu artistique) dans lequel elles sont utilisées.
Ne nous méprenons pas à propos de cette modernité apparente. Littré relève, quau 17ème siècle, on utilisait déjà le vocable style pour désigner une manière générale de vivre, de faire ou dagir. Quant au terme de mode de vie, il date du 18ème par delà ses usages philosophiques plus anciens désignant une manière dêtre indissociable des substances.
Le latin modus signifie manière ou mesure mais la modalité signifie aussi le principe régulateur.
Dès lors quils sont regroupés dans un même indicateur synthétique, lâge, le statut matrimonial ou le nombre denfants induisent presque autant de différences que la classe sociale des acteurs.
Elles parcourent de très nombreux textes et, comme toute rumeur, il est difficile den cerner lorigine... On les a cependant bien identifiées dans le cercle, relativement large, auquel appartiennent les sociologues spécialisés dans les modes de vie, réunis (CNRS-IRESCO) par un G.D.R. qui porte ce nom et quanime Y. Lemel. La lettre périodique que le GDR publie rend bien compte de ces deux tendances.
Comme on peut le constater, il noppose pas le système et la structure mais, sagissant dattributs instrumentalisables dans des opérations de recherche, lacteur et le système (lequel contient implicitement les propriétés structurelles telles que la position de classe ou les ressources) ; en effet, une matrice à deux colonnes et trois lignes (la troisième étant la structure sociale) aurait été trop lourde et, surtout, naurait pas permis de situer les usages au centre; de montrer la distinction fondamentale entre les variables explicatives (les quatre coins du tableau) et les variables à expliquer (au centre du tableau). De fait, une typologie des variables explicatives des usages devrait contenir six types et non quatre...
Cf. infra, le passage sur les états de lusage.
Par exemple, il serait superfétatoire de combiner dans un pseudo-genre de vie les variables suivantes : vivre à proximité des parents, valoriser la famille élargie, se dire disposé à rendre souvent visite aux parents et fréquenter objectivement souvent les membres de la famille... Il ne sagit pas dun système dattributs pertinents puisque cest le même trait qui se trouve décliné sous diverses formes... Dexclure les statuts et dispositions, pour ne conserver que les activités proprement dites, permet de leur attribuer une fonction interprétative et déviter la répétition du même.
Associer ainsi plusieurs attributs fait monter en puissance laberration en raison proportionnelle du nombre dattributs et de lhétérogénéité sociale des individus réunis. A cet égard, ce nest pas la taille du groupe qui introduit le plus dapories mais le caractère disparate des statuts et positions socio-morphologiques de ses membres. En dautres termes, ce risque guette aussi bien les techniques de traitement de données dites quantitatives que les techniques compréhensives nommées souvent qualitatives [A17]. Ces dernières ont cependant pour elles le fait de travailler beaucoup plus directement sur lacteur ou sur le milieu homogène sans les scinder en variables, en conservant une certaine intégrité à « lobjet » observé. Mais toute démarche empirique définissant des dimensions ou des variables est concernée par le problème de lagrégation.
Si on récuse le concept provenant de Cooley de groupe primaire pour désigner les conduites, cest que, dans son esprit (comme dans celui de lindividualisme méthodologique) linstitué est secondaire, engendré par agrégation dactions individuelles sexprimant dabord sur le mode de la primarité et par sédimentation temporelle : les institutions proviendraient de linteraction interindividuelle... Lenjeu de la distinction conceptuelle que nous proposons, dans la lignée dHabermas et de Giddens, est précisément là.
De lusage commercial des réseaux de sociabilité, que Katz et Lazarsfeld ont explicitement suggéré, aux plus récents karaokes, on dispose maintenant de nombreux exemples de marchandisation de la sociabilité. Cette tendance est profonde et elle atteint de différentes manières les liens de la sociabilité. Par exemple, est-il vraiment anodin que des techniques de vente sappuient sur les réseaux de sociabilité et que la recherche du conjoint ou de lami, voire de la famille, passe par des organismes marchands ou la télévision ? A cet égard, les « services à la personne » comme « gisement demplois » ne sont pas dénués dambigüité ni deffets pervers potentiels...
Ce lien, appelé organique par Durkheim, fonde l'hétéronomie de la modernité qui désagrège non seulement les relations communautaires mais encore tend à casser la sociabilité. Chaque individu devient un des rouages du mécanisme en tant que travailleur faisant fonctionner les organisations. Plus on se laisse pénétrer par le marché au coeur de notre intimité (par les diverses formes domestiques ou individualisées de la consommation), et plus on accentue cette dépendance.
Sur le plan phénoménal, les routines ont aussi un caractère local. La plupart des villes, est en passe devenir un ensemble de non-lieux, un ensemble difforme de transits entre des quartiers de plus en plus uniformes (isotopie géométrique de l'espace quévoquait Lefebvre, un des pères du concept de vie quotidienne), dont la diversité des fonctions s'est appauvrie .
Même les organisations souvent constitutives de réseaux d'organisations, c'est-à-dire d'appareils les plus publiques ou de service public (EDF, les hôpitaux de l'Assistance Publique, la Lyonnaise ou la Générale des Eaux, les PTT, les services ministériels de l'Action Sociale tels que les DRASS ou DASS, etc...) s'autonomisent, se bureaucratisent, tendent à délaisser leurs objectifs de service aux usagers pour accorder de plus en plus d'énergie à leur propre fonctionnement, à leur légitimation et à leur développement.
Bien que lon ne puisse ici développer cette idée, du fait quelle concerne les systèmes dusages et la vie quotidienne, on peut indiquer le sens des très fortes corrélations en le matière. Ainsi, on observe, par lanalyse factorielle contrôlée avec des tableaux, le système dusages suivant où toutes les variables sont interdépendantes : TV et loto, chiens à domicile forment un corpus de variables toujours corrélées dans le même sens tant dans la classe populaire que dans la classe moyenne. Ces résultats confirment ceux de lenquête artisanale sur les genres de vie que nous avons réalisée en 1989 [O2].
Par exemple, on tend, dans toutes les classes sociales, à consacrer une demi-journée, par semaine ou par dizaine, aux courses dites de quotidienneté, ce qui à pour effet d'en augmenter le volume et, donc, de rendre la voiture encore plus nécessaire [O4].
Les enquêtés [O4] parlent souvent de battement entre deux activités pour désigner ce gain apparent de temps. On trépigne de plus en plus, on est speed, cest la course, on cavale... Ce rythme (souvent qualifié dinfernal) renvoie, dun point de vue anthropologique, à larrière plan dune vie qui veut éloigner la mort.
Quelques exemples des tensions identitaires qui devraient se généraliser. Le travailleur craint le travail de nuit ou du dimanche (pour préserver sa qualité de vie familiale) mais le même individu souhaite, en tant que consommateur, des horaires souples pour les commerces et pour pouvoir se promener en famille le dimanche ainsi préservé dans des galeries marchandes, grandes surfaces dameublement ou de bricolage... Lhabitant craint la trop grande proximité aux voies de circulation et veut moins de bruit dans la ville, mais lusager souhaite rester proche des équipements de transport... Le consommateur, dans toutes les classes sociales, souhaite payer ses courses moins cher et gagner du temps en se rendant à lhypermarché, mais lhabitant veut « lécher les vitrines » du petit commerce, que sa pratique contribue à éliminer, et lêtre total le citoyen déplore les conditions de vie dans les pays sous-développés socialement, où sont produits les biens quil achète à lhypermarché en tant que consommateur...
Le concept de cécité du segmentaire est étayé dans [A21]. Cette « cécité » renvoie aux organisations qui, seules, peuvent renouer les fils de ce que la division du travail a séparé, alors quelles sont aussi une des origines et les vecteurs principaux de cette division du travail...
Voir les travaux de Moles [1972 et 1976], mais Garfinkel est le théoricien de cette approche. Le paradoxe, ignoré ou dénié par les adeptes « absolutistes » de la compréhension pure, est que Garfinkel lui-même procède [1967, 65-67] à des quantifications d'opinions et d'affects ainsi qu'à des calculs de corrélation qui ne distinguent en rien son travail de ceux que font depuis longtemps les psychologues...
Techniquement, la saisie et la quantification pure d'attributs individuels mènent toujours à des visions segmentaires dont la contrepartie est l'agrégation de propriétés inagrégeables car provenant d'individus socialement disparates. La caractéristique fondamentale de l'explication-extensive pure, telle que Lazarsfeld la développe, est toujours d'éclater la situation et l'acteur en une pluralité de variables ; le morcellement qui en résulte a pour contrepartie la dilution du sens. Ses mythes sont l'abstraction (comme isolement et non comme pensée conceptualisée) pour produire la généralisation, le générique confondu au général, le signe considéré comme variable. Sa démarche consiste à sélectionner des composants (que l'on croit élémentaires). Sa logique est celle de la séparation des attributs des acteurs qui agrège cependant des individus hétérogènes socialement à l'intérieur de ces catégories attributives : elle est plus dialytique qu'analytique. Aux apories de ce type dagrégation, on peut opposer des synthèses ou systèmes d'usages, sans lesquelles on ne peut raisonner en termes de vie quotidienne.
Beaucoup dauteurs tombent dans ce travers [O3]. Citons seulement quelques passages de Douglas [1970], auteur particulièrement significatif de ce clan. La bonne sociologie est celle du "micro". Les données quantitatives ou statistiques, le positivisme de la rupture avec le sens commun (de la séparation observateur / objet observé) doivent être remis en cause... La référence négative à Durkheim semble fonctionner comme signe de ralliement destiné à marquer la proximité à la sociologie weberienne. A beaucoup d'égards, de tels propos relèveraient plus du syndrome du sociologue mauvais en mathématiques que de la fondation d'un champ de connaissance... Toutes les données présentées sous forme de nombres sont d'essence bureaucratique proviennent d'agences de contrôle social. On oublie ici que le contrôle social peut aussi prendre des formes textuelles ou iconographiques (censure de lart) et que n'importe quelle entreprise privée peut produire des enquêtes par sondage en vue de légitimer ses productions : le contrôle social n'est pas l'apanage des appareils bureaucratiques d'Etat. La sociologie compréhensive a vocation a reconstruire toute la sociologie, à refonder toute la théorie et la recherche sociologiques, ajoute Douglas. Ce que Habermas nomme "les prétensions à l'universalité" de l'herméneutique apparait aussi comme impérialisme de la pensée. L'analyse des structures, des systèmes sociaux, l'analyse comparative concernent la macro-sociologie, au même titre que les approches statistiques et quantitatives. On oublie ici qu'il est parfaitement possible de procéder à des constructions anthropologiques de systèmes sociaux sur la base d'observation ethnographiques ce qui est même usuel et que le structuralisme doit beaucoup à l'anthropologie non quantitative de Malinowski ou de Levi-Strauss...
On pourra aussi affirmer que la fréquentation des cinémas et musées diminue très sensiblement avec larrivée des enfants car le goût pour lesthétique et lart doit être altéré par la trivialité des couches, en oubliant que le temps manque et que les contraintes se multiplient, ce que les acteurs interviewés omettent de dire pour réduire la dissonance cognitive. Sans doute est-ce un hasard, également, si lon utilise beaucoup plus la voiture en urbanisme périphérique que dans les centres ville aux fonctions diversifiées ((Boudon a aussi écrit, sérieusement, que les embouteillages quotidiens nétaient quun effet pervers de lagrégation des préférences pour lautomobile). Quant à la classe populaire dans son ensemble, préférerait-elle rester en France pour les vacances et regarder plus souvent la télévision, ne pas fréquenter les lieux de culture, uniquement pour se distinguer des classe moyennes et dominantes ? Cela a déjà été écrit...
La citation exacte du passage mérite dêtre écrite. En droit, disent les juristes : il ny a que les personae, les res, et les actiones. Ce principe gouverne encore les divisions de nos codes.
Voir en particulier Explication et compréhension selon Georg Henrik von Wright [1971]. Cet auteur prétend dépasser le clivage compréhension / explication par le concept dexplication téléologique. La téléologie sappliquerait tant au plan de lacteur (objectifs, intensions) que du système (fonctions). Il sagit bien dun projet de troisième voie, car lauteur renvoie dos à dos les deux traditions et qualifie son propos dexistentiste (p. 55). Mais lauteur assimile explication téléologique et intentionnalité en tant que rationalité, ce qui le situe dans le cadre de lutilitarisme et lindividualisme...
Autre exemple : celui de Thomson ou du mariage du culturalisme et de l'utilitarisme. Thomson et al. [1990] se proposent d'emblée de dépasser les rigides dichotomies entre le subjectivisme et l'objectivisme, et leurs respectifs dérivés théoriques ou méthodologiques, par une théorie de la culture dont le concept de mode de vie (way of life) combinerait, opèrerait la synthèse, entre les préjugés culturels (valeurs et croyances) et les relations sociales (modèles de relations interpersonnelles). Chaque individu aurait, à sa disposition, des stratégies de gestion de ces contraintes en tous lieux et moments de sa vie quotidienne. Le projet des auteurs est clairement décrit (p. 42) : relier l'approche en termes de choix rationnel et l'approche en termes de modes de vie...
Le terme de « troisième voie » est très ancien puisque Lénine le critiquait déjà, comme Lukacs la montré dans son essai Existentialisme ou marxisme ?. Lukacs [1947] assimile l'existentialisme à une forme dérivée de l'idéalisme, l'idéalisme objectif (p. 247). Il écrit aussi que toute troisième voie est impossible et que toute tentative débouche sur lidéalisme, celui que nous avons décrit plus haut (chez Von Wright) par exemple...
Dans la mesure où nous utilisons vraiment pour la première fois ce concept intitulant le présent texte, simpose une distinction à légard de celui dindividualisme institutionnel. Le titre que Bourricaud [1977] donne à louvrage consacré à Parsons, Lindividualisme institutionnel est pour le moins porteur de confusion. On pourrait lui confondre notre tentative de rapprochement, malgré le rattachement que nous avons proposé [O3] de Parsons à la tradition individualiste. Il ny a pas de définition positive des institutions, chez Parsons. Cest toujours en termes de contrainte et avec une assimilation, comme chez beaucoup dauteurs, à celui de structure sociale, que Parsons évoque les institutions. Bourricaud en est conscient et il ne justifie dailleurs pas vraiment son titre ambigü. Il évoque très rarement la notion dinstitution (comme Parsons du reste) et souligne (p. 22), au contraire, que le concept dinstitution désigne une réalité seconde et secondaire, un ensemble de rôles sédimentés. Pas dinstitution au sens classique de la philosophie politique, de lanthropologie et de la sociologie durkheimienne, donc, mais une approche conforme à lambiance individualiste de la sociologie américaine durant lentre-deux-guerres. Si Parsons a bien lu Durkheim, il sinscrit nettement dans la tradition anti-durkheimienne. Notre approche sinscrit dans la lignée du second et non du premier.
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