Balzac à la politique - Groupe International de Recherches ...
Le sujet est vaste et appelle à une enquête large ? depuis les lectures politiques
..... des types de discours enfin mis en Scènes (depuis la maxime jusqu'à la
tartine, ... À cet égard, il est devenu difficile de séparer textes politiques et textes
fictionnels. ...... L'action salvatrice du néophyte demande, donc, plus ample
examen.
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Groupe International de Recherches Balzaciennes
Collection Balzac
Balzac et le politique
sous la direction de
Boris Lyon-Caen et Marie-Ève Thérenty
Publié avec le concours du Conseil scientifique
de lUniversité Paris 7 - Denis Diderot
Christian Pirot
éditeur
Collection Balzac
dirigée par Nicole Mozet
sous légide du
Groupe international de recherches balzaciennes
La « Collection Balzac » du girb prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions sedes, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg-Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de limpossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac, Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; LÉrotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd., 2001) ; Balzac dans lHistoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).
Déjà parus :
Penser avec Balzac, José-Luis Diaz et Isabelle Tournier éd., 2003
Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd., 2003.
Aude Déruelle, Balzac et la digression : la naissance dune nouvelle prose romanesque, 2004.
Balzac géographe : territoires, Philippe Dufour et Nicole Mozet éd., 2004.
Balzac et la crise des identités, Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen éd., 2005.
Nicole Mozet, Balzac et le Temps. Littérature, histoire et psychanalyse, 2005.
Balzac avant Balzac, Claire Barel-Moisan et José-Luis Diaz éd., 2006.
Pierre Laforgue, Balzac dans le texte, 2006.
José-Luis Diaz, Devenir Balzac. Linvention de lécrivain par lui-même, 2007.
Pour La Comédie humaine, sauf indication contraire, lédition de référence est celle de la « Bibliothèque de la Pléiade » en douze volumes (CH), ainsi que les deux volumes parus des uvres diverses (OD).
Les références aux Premiers Romans de Balzac (PR) renvoient à lédition dAndré Lorant (Laffont, coll. « Bouquins », 2 vol.).
Pour la Correspondance, les références renvoient à lédition de Roger Pierrot : Corr., en cinq volumes, Garnier, pour la correspondance générale, et LHB, en deux volumes, Laffont, coll. « Bouquins », pour les Lettres à madame Hanska.
AB : LAnnée balzacienne. Revue annuelle du Groupe dÉtudes Balzaciennes. Depuis 1963, Garnier ; nouvelle série ouverte en 1980, Presses Universitaires de France depuis 1983.
Le calcul des occurrences utilise la Concordance de K. Kiriu (site de la Maison de Balzac à Paris).
AVANT-PROPOS
La politique balzacienne est une politique à plusieurs voix.
Pierre Barbéris
Le politique est central dans la construction du grand uvre balzacien, tout comme dans la confection du scénario auctorial de lécrivain qui se projette en « Napoléon des Lettres ». Il permet effectivement de déployer un imaginaire propice à la création artistique et tout dabord de construire des fictions dautorité (Napoléon des Lettres, Vautrin) nécessaires à lélaboration de luvre. Parallèlement à cet imaginaire du politique qui permet à lauteur de sinventer, La Comédie humaine sélabore aussi sur une construction complexe qui ne coïncide sans doute pas avec le scénario auctorial. Cette fantasmatisation explicitement politique permet lélaboration du grand uvre. Coexistent chez Balzac des micro-fictions qui favorisent le développement de certains pans de luvre (on pense par exemple au cycle de Vautrin) mais aussi une macrostructure poétique qui repose sur des fondements idéologiques. Mais cette double construction politique ne coïncide pas non plus dans luvre avec la représentation de la politique tout aussi nécessaire de par le projet totalisant que conçoit Balzac. La politique est ce grand réseau qui relie toutes les activités humaines, intellectuelles ou concrètes, et qui donne au romancier le modèle même dune intrigue polymorphe. Balzac est le premier écrivain à pressentir et à démontrer que tout est politique ou que tout événement peut avoir une lecture politique. La politique propose au roman un nouveau principe de composition totalisante qui permet à ce genre de réunir un projet réaliste, une action tragique, une dimension épique.
Imaginaire auctorial, construction du politique, représentation de la politique ne coïncident donc pas toujours dans luvre balzacienne et ces décalages expliquent aussi bien, semble-t-il, la richesse de luvre que les contradictions des exégètes ; lenjeu de ce volume sera de repréciser les régimes qui caractérisent chacun de ces champs et danalyser leurs lieux de rencontre et de friction. Le sujet est vaste et appelle à une enquête large depuis les lectures politiques des textes balzaciens, les rapports entre Balzac et la pensée politique de son temps, les supports et les formes diverses de représentation du politique chez Balzac, etc.
1. Dès le XIXe siècle, de fait, le positionnement politique de Balzac suscite questionnements et polémiques. Ce, alors même que le romancier affirme très clairement, à lorée même de luvre, en 1842, dans l « Avant-propos » : « Jécris à la lueur de deux vérités éternelles, la religion et la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament et vers lesquels tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays ». Doù les proclamations de Barbey dAurevilly, en août 1850 : « ce génie nous appartient. Il était catholique, apostolique et romain, et cétait un royaliste » ; ou du critique légitimiste Alfred Nettement, en 1854 : « En religion dun panthéisme sceptique qui salliait souvent avec la superstition, il tenait cependant en politique, par ses sentiments à lopinion légitimiste ; mais son idéal, cétait le pouvoir absolu, il admirait par dessus tout la force ».
De là un topos, à la fois discriminant et « accueillant » : lauteur de La Comédie humaine serait, ou serait devenu, un homme dordre. Soit que cet ordre soit philosophiquement ou moralement fondé, fondé dans la croyance en certaines valeurs, en certaines « vérités éternelles » comme « la religion et la monarchie ». Soit que cet ordre soit pragmatiquement fondé, suivant une forme de machiavélisme très souvent revendiquée. Dans Louis Lambert par exemple : « La politique est une science sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, lapplication constante de la force, suivant la nécessité du jour ». Ou dans La Maison Nucingen : « Un grand politique doit être un scélérat abstrait, sans quoi les Sociétés sont mal menées. Un politique honnête homme est [comme] un pilote qui ferait lamour en tenant la barre : le bateau sombre ».
Mais dès la mort de Balzac, Victor Hugo propose en guise déloge funéraire une lecture diamétralement opposée, appelée à devenir une vulgate de la critique au XXe siècle : celle dun Balzac républicain malgré lui. « À son insu, quil le veuille ou non, quil y consente ou non, lauteur de cette uvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires ». Patricia Baudouin a montré que toute une presse républicaine sempresse de récupérer ce Balzac révolutionnaire sans le savoir ; une recette très vite privilégiée par la critique, qui consistera à opposer lhomme à luvre, à séparer linterprétation idéologique et critique des romans de la doctrine proposée dans lAvant-propos. Dès 1864, Baudelaire en ricane : « Une espèce de critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, lhomme du trône et de lautel, en homme de subversion et de démolition ».
Un exemple parmi dautres dans ce registre est un article très étayé du romancier et voyageur américain Gabriel Ferry paru dans la Revue politique et parlementaire en 1894 qui intronise cette contre-lecture de Balzac, y voyant le chantre de démocratie avant Jacques Rancière et de la réforme : « Aussi trouve-t-on dans plusieurs romans de Balzac, notamment dans Le Médecin de Campagne, dans Le Curé de village, lexposé de belles idées humanitaires et de vrais principes démocratiques ; dans dautres de ses uvres se rencontrent des indications de réformes politiques et sociales qui, avec le temps, sont devenues des réalités. » Dans cet acte de « politique fiction », Ferry est également lun des premiers à lire Les Paysans comme un roman réformiste, Z. Marcas comme une réponse au gouvernement Thiers et Le Député dArcis comme un plaidoyer en faveur de la réforme électorale et lélargissement du corps électoral.
À la même époque, se met en place la lecture marxiste de Balzac, qui voit en lui du fait de loption réaliste un clinicien de la lutte des classes. Engels déclare ainsi en 1888 dans une lettre à Miss Harkness quil a plus appris dans Balzac sur léconomie et la politique quen lisant les économistes et les historiens. Dans un célèbre passage de Sur la littérature et lart, il écrit :
Sans doute en politique, Balzac était légitimiste. [...] Mais malgré tout cela, sa satire nest jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquels il ressentait une si profonde sympathie. Et les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont les adversaires les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.
Cest dans cette perspective que Lukács, dans son Balzac et le réalisme français, fait de lauteur de La Comédie humaine le fondateur du réalisme. Le génie balzacien consiste selon lui en une compréhension profonde des mécanismes historiques qui travaillent la société française issue de la Révolution. Par là, par la seule vertu de son observation, le romancier légitimiste anticiperait certaines analyses marxistes, sans en posséder ni les intentions ni le langage. Et Lukács daffirmer : « Cest limage du monde donnée par louvrage qui est décisive pour lhistoire [...] ; savoir dans quelle mesure cela est en accord avec les conceptions sciemment exprimées par lartiste, voilà une question de deuxième ordre ». Avant Pierre Macherey, Lukács lit Les Paysans comme la « tragédie de la grande propriété aristocratique en train de mourir ». Si Balzac idéologue ne peut percevoir la véritable dialectique du « développement objectif de léconomie », il voit « les conséquences humaines de lévolution capitaliste de la France », « une grande partie des mouvements sociaux et directions sociales dévolution que cette dialectique économique de la parcelle engendre ».
Lusage militant du Balzac réaliste, contre le Balzac politique, ne fera que samplifier, même amendé par les historiens pointant le défaut dinformation historique de Balzac ou par ceux se saisissant de lauteur de La Comédie humaine sur un mode plus sophistiqué, comme Thomas Bouchet dans Le Roi et les barricades.
Les années 1960-1970 voient se généraliser la lecture marxiste de Balzac. En témoigne le livre dAndré Wurmser, La Comédie inhumaine (1965), livre de créateur plus que de critique. Pour Wurmser, le légitimisme de Balzac est un choix dambitieux et un mauvais calcul. Une thèse est défendue, celle dun opportunisme éhonté, selon laquelle Balzac choisirait la carte ultra pour devenir propriétaire, faire un riche mariage et briller dans les salons et à la chambre. « La Comédie humaine rend compte de la profonde politique, celle de virer au vent ». Quelles que soient les raisons données par la critique, les positions légitimistes de Balzac sont alors systématiquement soupçonnées et invalidées. Le tourniquet réapparaît pourtant à la lecture de la somme de Bernard Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac (publiée une première fois en 1947, une seconde fois en 1967). Lecture plus prudente, examinant par le menu la trajectoire de Balzac, ses influences notamment, et sattachant à pointer la cohérence du rapport de Balzac à la politique aussi bien que les difficultés dinterprétation quelle pose. Malheureusement, cette étude précieuse sarrête en 1834.
Pierre Barbéris systématise et nuance les approches marxisantes de Balzac, dans une uvre aussi monumentale que précise. Malgré le matérialisme historique qui oriente les recherches de Pierre Barbéris, celui-ci offre plusieurs solutions pour sortir du tourniquet conservatisme/réformisme. Il propose dabord de nouvelles scansions pour la chronologie politique balzacienne, en délaissant le tournant politique de 1833 pour revenir à la coupure qui lui paraît la plus probante : celle de la désillusion de 1830. Ensuite, il propose de rendre « compossibles » lhomme et luvre, en montrant que le choix légitimiste est le seul possible pour sopposer à la société qui se met en place.
Sans perspective du côté de la gauche, refusant le juste-milieu, Balzac ne voit de solution que dans un monarchisme moderne, fonctionnel, organisateur et unificateur, chargé dintégrer les forces vives et dassurer le développement en mettant fin à lanarchie libérale et à latomisation du corps social par largent et les intérêts.
Comme lécrit à juste titre Joëlle Gleize, « on voit quil ne sagit plus de lire luvre à rebours des intentions de lhomme [...]. Non plus Balzac contre Balzac mais un Balzac contre le Balzac de la vulgate balzacienne » : « Sa pensée politique, si contradictoire, est le lieu des contradictions du siècle ».
Pourtant, passées les sommes magistrales de Pierre Barbéris, la critique balzacienne a pendant un temps abandonné un questionnement politique global exception faite des entreprises sociocritiques élaborées autour de Claude Duchet, dans le cadre par exemple dun colloque de 1983 intitulé Balzac. Le siècle, le roman, le politique. Dautres problèmes ont récemment été discutés, esthétiques et génétiques notamment. Les débats se sont portés sur la question de la totalisation ou de la mosaïque. Les études de genèse menées par Stéphane Vachon, les travaux de Nicole Mozet ont dépeint un Balzac constamment et irréductiblement pluriel. Plus récemment encore, la poétique balzacienne a été explorée grâce aux travaux des jeunes balzaciens comme Aude Déruelle, Christelle Couleau, Jacques-David Ebguy ou Claire Barel-Moisan.
2. La sociocritique et la poétique aidant, il était temps sans doute de reposer la question du rapport de Balzac avec le politique. La critique littéraire, en matière de politique balzacienne, ressemble très souvent aux Maximes et Pensées de Napoléon recueillies par Balzac en 1838 : une collation dénoncés plus ou moins authentiques, exhumant et stabilisant autant de credo idéologiques « conservateurs », ou « progressistes ». Or ces credo et ces mécanismes, Balzac les met en situation. Ils sont situés par lui, historicisés et dramatisés. Ils trouvent leur place dans certaines parties de luvre, elle aussi foncièrement évolutive. Ils sont motivés par certaines intrigues, fondés sur des conflits et indexés à des passions. Ils se trouvent incarnés dans certains personnages. Cette dernière polarisation doit nous rendre attentifs à lénonciation même du politique, à la façon par exemple dont la pensée politique peut dégénérer en idée, en idéologie ou en idiotie. Considérons alors quune attention portée aux divers statuts aussi bien quà la plasticité du politique est aujourdhui possible ou pensable, sans parti-pris réducteur, prenant acte en tout cas de lassertivité problématique et de la mobilité du texte balzacien.
Deux gestes critiques, aussi discrets lun que lautre, ont été esquissés ici. Le premier a consisté à étudier où et comment, dans la société balzacienne, la politique se façonne : ses espaces de production (le lit conjugal, le bureau, la rue, etc.), ses mécanismes et ses ressorts, ses figures privilégiées enfin, reparaissantes ou non. Que lon pense ainsi au programme fixé au seuil du colloque Balzac dans lhistoire par Paule Petitier et Nicole Mozet : « En labsence de dimension authentiquement historique, le jeu multiforme de la vie privée se substitue à la scène politique et en tient lieu » (p. 11). Le second geste consiste à examiner la façon dont la politique se formule, dexaminer sa grammaire. Cette grammaire dépend des types de corpus à létude (textes journalistiques, récits fictionnels, correspondance), des types de Scènes romanesques envisagées (Scènes de la vie privée, Scènes de la vie politique, Scènes de la vie parisienne...), des types de discours enfin mis en Scènes (depuis la maxime jusquà la tartine, en passant par les mille et une formes de dialogues politiques...). Des motifs, une grammaire... Faire passer le fil politique, en quelque sorte par la case « poétique ». Précisons ici, entre parenthèses, que le politique a précisément été préféré à la politique pour ne pas se cantonner à la représentation des affaires électorales et à la cuisine politique, et pour interroger leur statut au regard de la pensée balzacienne et de la poétique du roman.
Au premier chef, donc, louverture ou la réouverture de la réflexion à dautres textes que les romans réalistes canoniques ou les utopies socio-politiques, a paru évidemment essentielle. Elle a consisté à lire en parallèle les romans ouvertement politiques (Le Médecin de campagne, Le Curé de village, Le Député dArcis), les récits fictionnels pouvant relever détudes sociocritiques, et certains textes journalistiques encore délaissés par la critique, malgré la somme de Roland Chollet sur le Balzac journaliste de 1830. La réinterprétation de certains textes simposait (la Revue parisienne, la Chronique de Paris ou les brochures légitimistes par exemple), comme le montrent ici même Patricia Baudouin et Aude Déruelle. À cet égard, il est devenu difficile de séparer textes politiques et textes fictionnels. Dabord parce que certains textes politiques comme les Lettres sur Paris ou la Revue parisienne relèvent évidemment de la polyphonie littéraire ; a contrario Balzac considérait Le Médecin de campagne comme un prospectus électoral. Il a été donc salutaire de distinguer les visées diverses de la représentation du politique : stratégiques, référentielles, poétiques. Façon de renouveler lapproche de Balzac, en explicitant plutôt quen atténuant les contradictions de sa saisie du politique.
Balzac nous est utile, du côté du politique, à plus dun titre. Dabord, bien entendu, parce que La Comédie humaine fait corps avec la monarchie de Juillet, parce quelle la double véritablement. Elle le fait en représentant le politique (par exemple dans Le Député dArcis) ou en le racontant (par exemple dans Z. Marcas), dans le cadre dune « actualisation » et dun élargissement du champ de la représentation littéraire dautant plus intéressant quils saccompagnent dune lutte contre la représentativité en matière politique. Ensuite parce que, tel quil se trouve mobilisé et pluralisé par Balzac, le politique pose des questions essentielles à la théorie littéraire : la question du roman à thèse et des tensions entre « lhomme-et-luvre » bien sûr, on la dit, mais aussi la question de lauteur et du personnage, la question de lallusion et de lironie, et la question très générale de linscription du philosophique et de laxiologique dans lordre de la représentation et de la fiction littéraires, leur affleurement et leur invention à même la fiction.
3. Dans une première partie de ce volume intitulée « Scansions, rythmes et temps du politique », dialoguent dabord des articles centrés autour de limaginaire auctorial et qui reviennent sur la chronologie politique balzacienne.
Lhistorienne Patricia Baudouin revient ainsi sur les trois campagnes électorales de Balzac entre 1831 et 1832. Elle rappelle dabord opportunément que la première campagne, celle de 1831, se fait sans étiquette politique. Surtout létude approfondie des textes journalistiques et des brochures que Balzac rédige pour appuyer ses candidatures manifeste toute lambiguïté du ralliement du candidat, qui reste une sorte de franc-tireur du politique. Cette enquête de Patricia Baudouin permet de relativiser le clivage de 1832 beaucoup plus stratégique et politique que de conviction et explique les échecs politiques de Balzac par son tempérament didéologue du politique plus que de politicien.
José-Luis Diaz montre combien la pensée politique de Balzac a été orientée demblée par une réflexion sur le statut des « intellectuels ». Le ralliement au légitimisme sexplique par sa défense dune triple aristocratie (Naissance, Fortune, Talent) qui devrait conduire à une union des élites. Larticle reprend quelques chapitres du « roman intelligentiel » de Balzac, matrice que lon voit se ruiner lentement dans La Comédie humaine. Au point quà partir de la fin des années 1830/début des années 1840, la politique et sa cuisine supplantent le politique et envahissent le grand uvre.
Aude Déruelle sarrête justement sur un grand texte politique de cette époque : lIntroduction à Sur Catherine de Médicis (1842) et le compare avec dautres textes antérieurs et essentiels, LEssai sur la situation du parti royaliste (1832) et Du gouvernement moderne (1832). En 1842, Balzac est forcé de constater la dissolution du politique du fait du régime de la monarchie de Juillet. Doù léchec par ailleurs des Scènes de la vie politique, la théorie politique ne pouvant plus sincarner dans le présent. Aude Déruelle propose alors une inversion sur laquelle sétablit lécriture de La Comédie humaine : le présent devient paradoxalement le terrain dune nouvelle écriture et investigation historique.
Pierre Laforgue sinterroge ensuite sur léchec des Scènes de la vie politique. Jusquen 1842, elles nauraient dexistence, selon la formule de Pierre Laforgue, que « métagénétique ». Leur réalisation minimale dans le douzième volume de la collection Furne se caractérise par le décousu. Pierre Laforgue avance alors une hypothèse séduisante pour expliquer linachèvement : les Scènes de la vie politique appartiendraient à une époque archaïque de luvre.
Michèle Riot-Sarcey insiste sur lambiguïté fondamentale de la notion de politique sous la monarchie de Juillet, où les gouvernants tentent de vider la notion de tout rapport avec le social. Luvre de Balzac permet à lhistorien daujourdhui de penser sans avoir recours à des notions anachroniques. Balzac permet de resituer lhistoire dans le temps présent. Ses positions permettent de révéler les impasses auxquelles se heurtent les contemporains. En insistant sur labsence déquivalence entre les mots et les choses, en écartant les discours trompeurs, en dénonçant les « fausses » vérités républicaines, en désignant légalité comme une utopie, la vision balzacienne dun monde chaotique, dans lexpérience de lévénement, permet à lhistorien de se défaire dune compréhension univoque de lhistoire à partir de ce qui est advenu.
La deuxième section, « Figures du politique », a vocation à montrer comment les enjeux de cette politique si ambiguë se déplacent dans La Comédie humaine et comment sincarne la/le politique dans la fiction. À la difficulté de cerner un Balzac ambigu, stratège et original sajoute le crypte de la fiction qui vient encore complexifier létude du politique. De la multiplicité des analyses présentées semble cependant sourdre une constante : si Balzac dans les années 1830 pouvait écrire de grands romans du politique et incarner de grandes figures, dans les années 1840, au moment même où simpose la nécessité décrire les Scènes de la vie politique, les poétiques se délitent et se déplacent.
Le premier article, celui de Marion Mas, évoque justement les phénomènes qui affectent le transfert fictionnalisant dun article de journal « Du gouvernement moderne » vers un roman, Le Médecin de Campagne. Pour Marion Mas, larticulation entre larticle de journal et le roman se joue autour de la figure du grand homme, figure omniprésente chez Balzac à cette époque.
Chantal Massol réfléchit à partir de LEnvers de lhistoire contemporaine à la manière dont le politique reçoit la figuration de corps et montre, dans une analyse subtile, comment la fiction du roman salimente à celle, politique, des deux corps de la nation.
Avec Xavier Bourdenet, on voit comment Le Député dArcis interroge un des mécanismes fondamentaux de la monarchie de Juillet : lélection, et présente une violente satire de la doctrine Guizot et de lhabilitation de lélection à faire émerger les véritables capacités du pays. Cest encore une fois la médiocratie de la monarchie de Juillet qui se trouve pointée ici. Le grotesque resterait finalement la seule manière romanesque, en 1847, de prendre en charge le politique. Du coup, sexplique sans doute toute une série de subterfuges romanesques, consistant par exemple à remplacer la politique par la police par exemple et de confondre les deux. Avec Gérard Gengembre, il apparaît que le roman de la police, Une Ténébreuse affaire, est finalement le seul roman achevé qui restera au cur des Scènes de la vie politique. La police devient le seul recours dun état déligitimé depuis la Révolution et forcé de démultiplier le pouvoir politique en agents plus ou moins secrets, partout chez eux. Jean-François Richer démontre avec le personnage de De Marsay comment le nouveau terrain de formation du politique, devient, de manière extrêmement satirique, le boudoir.
Philippe Régnier propose de réexaminer les rapports de Balzac au saint-simonisme en envisageant la doctrine saint-simonienne dans sa complexité et non seulement comme une idéologie socialiste. À partir de létude approfondie du Médecin de Campagne et du Curé de village, il démontre que Balzac entame une rencontre théorique avec certains saint-simoniens autour de la question du pouvoir après la Révolution.
La troisième section entend revenir sur les fondements politiques de la poétique de la Comédie humaine. En quoi luvre esthétique est-elle travaillée par la question politique ? Et ne contribue-t-elle pas à redéfinir cette question du politique ? Il sagira moins alors de dégager les idées politiques de Balzac que de montrer en quoi son uvre a un sens politique.
Jacques-David Ebguy, grâce aux catégories de réflexion élaborées par Jean-Claude Milner, montre que ce constat assez partagé par les auteurs du volume dune dissolution du politique correspond à la naissance dune autre conception du politique. Balzac refuse de poser simplement les problèmes en termes de constitution politique mais il préfère les poser en termes de type de société. À la lumière des écrits de Jacques Rancière, Jacques-David Ebguy démontre que les grands romans du litige et de la revendication constituent des traductions narratives de problèmes essentiellement politiques.
Pour Jacques Neefs aussi, La Comédie humaine est bien politique en ce sens quelle fournit un dispositif à la fois expressif et impératif de la société moderne, de ses lois, de sa généalogie, et parfois de son devenir. Jacques Neefs invite à considérer le politique non pas seulement dans les Scènes de la vie politique (il étudie ici dabord Z. Marcas) mais plus largement dans lensemble de La Comédie humaine. Balzac participe de son époque politique dans la mesure où il se contraint au déchiffrement minutieux du social. Toutes ces fables croisées, enchevêtrées doivent permettre de rendre compte du réel lui-même. Mais cet imbroglio se fait sans lieu de maîtrise propre. On reprendra la belle formule de Jacques Neefs : « Balzac « monarchiste » produit lexpérience mimétique dun monde qui na plus ni centre ni extériorité, un monde dans lequel il faut sans cesse reproduire, pour le rendre intelligible, de la distance, de lordre et des lois, dans lequel il faut impérativement extraire de la différence et produire de la distinction, par cette nouvelle « science des riens » qui caractérise lentreprise. La puissance « politique » de Balzac est de faire de lintrigue narrative littéraire la forme même du monde moderne, comme intrigue persistante, infinie, sans ordre, sans terme ni origine ».
Dans le même esprit, Elisheva Rosen utilise les débats engagés par la microhistoire pour explorer les variations déchelle dans la représentation du politique chez Balzac. Elle montre que toute événement, tout discours même privé, tout détail peut se recontextualiser dans une optique politique. Pour Balzac, la petite échelle relève dune méthode dinvestigation.
Claire Barel-Moisan propose danalyser LEnvers de lhistoire contemporaine à la lumière de la poétique du roman à thèse telle quelle a été étudiée notamment par Susan Suleiman. Elle dévoile de fait que cette structure démonstrative est fortement troublée par des foyers narratifs énigmatiques qui brouillent le sens et provoquent lactivité interprétative du lecteur, une fois de plus sommé de trouver la clé politique du texte.
Alain Vaillant démontre pour sa part que la doctrine légitimiste est requise par la logique du grand uvre en train de se constituer. Balzac pose demblée une équivalence entre lhomme détat, celui qui possède le Pouvoir, et lécrivain. Au bout de la poétique, on retrouve cette figure du politique intelligentiel ou de cet intelligentiel politique qui semble bien être au-delà des clivages idéologiques la figure centrale de limaginaire politique balzacien.
Telles sont les dominantes pointées et accentuées dans le présent volume. La Comédie humaine signale, dune part, une véritable dissolution du politique ; une crise qui invite à relativiser la césure de 1832 et le ralliement de Balzac au légitimisme, pour mettre en évidence le basculement à luvre dans les années 1840 plus radical peut-être en ce quil suppose une nouvelle conception du roman. Ce délitement et ce diagnostic entraînent en effet, dautre part, un changement déchelle dans lappréhension du politique : lentreprise balzacienne politise les murs ; exposant et inventant des lieux et des figures laïcisant ou démocratisant la chose politique, elle fait ainsi de lécrivain le seul « grand homme » moderne. Ainsi lécriture du politique implique-t-elle, chez Balzac, une politique de lécriture.
Boris Lyon-Caen
(Paris)
Marie-Ève ThÉrenty
(Université de Montpellier-III, IUF)
I
Scansions, rythmes et
temps du politique
Balzac au service de son pays ?
Trois campagnes Électorales dun candidat paradoxal (1831-1832)
En 1832, alors quil compte se présenter pour la troisième fois aux élections législatives, Balzac justifie son désir de « quitter le monde des idées [...] pour le monde politique » par son sentiment de pouvoir « être quelque chose de grand » et « servir [s]on pays ». Rhétorique de candidat ? Pas seulement.
La vocation politique de lauteur fut, on le sait, précoce : dès 1819, il se prenait à rêver de la Chambre. Elle fut surtout sérieuse et durable. Comme laffirme Le Courrier de lEurope aux électeurs potentiels de Balzac, la « politique nest pas un accident dans sa vie » ; elle constitue au contraire un idéal à part entière. La presse satirique a beaucoup ri des velléités électorales du romancier, quand les critiques les mettaient au compte dun effet de mode ; si effectivement, comme le constate lun deux, la monarchie de Juillet fut le temps « où tout romancier voulut être député ou ministre », Balzac mit tout en uvre pour le devenir. Animé comme son modèle Napoléon par la volonté de puissance, il ne se contente pas de lauctoritas du penseur : cette forme de pouvoir ne suffit pas à un auteur désireux dinfluer sur son temps. Il vise aussi la potestas, le pouvoir effectif et immédiat, qui assure à son détenteur la faculté de construire lhistoire. Sur les traces de son autre modèle, Chateaubriand, Balzac veut cumuler les fonctions de penseur et dacteur du politique.
Cest pourquoi, au début des années 1830, qui représentent pour lui et pour ses contemporains le temps des possibles, le temps du bouillonnement et des tâtonnements, Balzac cherche à sengager dans larène politique. À trois reprises en 1831 et 1832, il prépare sa candidature aux élections législatives et échafaude des plans de campagne révélateurs de lampleur de ses ambitions mais en décalage avec les réalités électorales de la monarchie de Juillet. Les campagnes de Balzac savèrent en effet politiquement incorrectes et perdues davance, car menées en cavalier seul ou mal accompagnées dans un système qui repousse les outsiders.
Balzac politicien : trois campagnes atypiques
1831, le temps des possibles
Pour Balzac, le rêve de carrière politique, jusqualors contrarié par la double barrière du cens et de lâge imposée par le système électoral de la Restauration, resurgit au lendemain de la révolution de Juillet. En ce début 1831, alors que les conditions de léligibilité ne sont pas encore fixées, Balzac croit son heure venue et décide, au moment où il achève ses dernières Lettres sur Paris, de prendre part au jeu politique en se présentant aux législatives prévues pour le mois de juillet. Ses fonctions de journaliste et dhomme de lettres lui confèrent a priori de nombreux atouts pour une carrière politique : une notoriété croissante, une bonne connaissance de l actualité " sans compter ses dons oratoires et son sens de la formule, aiguisé dans les salles de rédaction des petits journaux. Plus que jamais depuis Juillet, le journal prépare à la tribune ; les journalistes sont pléthore à prendre place dans les institutions dun régime qui leur doit son existence.
Que Balzac songe à imiter ses confrères pose néanmoins problème : il se fait fort de navoir participé en rien à la « révolution des journalistes » et surtout na cessé de dénoncer dans les Lettres sur Paris les insuffisances du nouveau régime. Mais nest-ce pas précisément parce que la médiocratie et la gérontocratie sinstallent quil est nécessaire aux jeunes talents de sengager ? Alors que les institutions achèvent seulement de se mettre en place, Balzac croit encore possible de les réformer. En acceptant de se « compromettre » avec un système imparfait, le candidat ne désavoue pas le chroniqueur du Voleur : désireux de mettre à lépreuve du réel le projet politique quil a élaboré dans ses Lettres, il tente de faire entendre une voix indépendante, non étroitement politicienne. Cest pourquoi il songe dabord à se présenter sans étiquette. À ses risques et périls.
Cette première entrée en campagne est précoce. Dès le 15 mars 1831, Balzac fait annoncer ses ambitions par Le Voleur, puis demande à un ami journaliste de Cambrai, Samuel-Henri Berthoud, de patronner sa candidature dans le Nord. Le système autorisant les candidatures multiples, Balzac convoite trois autres circonscriptions, Fougères, Angoulême et Tours où il dispose damis dévoués. Pour se faire valoir auprès des électeurs, il sattelle alors à un genre nouveau pour lui, la brochure électorale. Le 23 avril, il publie son Enquête sur la politique des deux ministères, signée avec optimisme « M. de Balzac, électeur éligible ». Ce nest pas tout à fait le cas puisque dans le même temps il charge sa mère de trouver une maison à acheter pour se compléter le cens. Mais ces formalités semblent lui importer peu : pour lheure, ce sont ses « travaux politiques » qui « absorbent tout ».
Contrairement à limage dÉpinal dun dilettante nourri de chimères, Balzac sest consacré sérieusement à sa première campagne. Confiant dans ses chances, il mobilise ses relais en province ; à Berthoud, il assure que les électeurs cambrésiens préfèreront « voir au jeu une tête parisienne » et promet solennellement de ne pas oublier ses mandataires une fois élu : « si jaborde lassemblée cest avec la pensée de jouer un rôle politique » et den « faire profiter ma patrie adoptive ». Le candidat qui se fait fort dêtre « utile à [son] pays » maîtrise déjà la rhétorique électorale " du moins en privé. Et Balzac de multiplier les démarches pour promouvoir sa brochure, à laquelle il compte bien donner une suite. C est à la circonscription du Nord, où ses chances semblent les plus sérieuses, quil consacre le plus de soins : déplacement prévu en mai, don de deux nouvelles à la Société dÉmulation de Cambrai, pressions amicales pour obtenir des articles de complaisance dans la Gazette locale... À Paris, de même, il fait jouer ses relations pour obtenir des journaux, au besoin en les rédigeant lui-même, des comptes rendus laudateurs de son Enquête. Après Le Voleur, LAvenir et la Revue encyclopédique qui prédisent à lauteur un grand avenir politique, La Mode ne craint pas de le poser en successeur de Chateaubriand, « digne dallier les deux titres décrivain et dhomme dÉtat ».
Mais en province, les contacts de Balzac lavertissent bientôt de la faiblesse de ses chances ; de Fougères, le général de Pommereul lui annonce que ses concitoyens « ne veulent que des gens du pays ». Le scrutin ne tarde pas à lui donner raison : le député sortant est reconduit à une écrasante majorité. Balzac reçoit les mêmes échos pessimistes de Touraine, où il manque des appuis et de lexpérience nécessaires. Il se résout à se retirer de la course en mai 1831 pour sépargner un échec trop prévisible. Mais il ne renonce pas à ses ambitions électorales. Ayant échoué en cavalier seul, il prend conscience de la nécessité de sadapter aux réalités politiciennes du temps en senrôlant sous la bannière dun parti disposant de journaux et de relais locaux. Les légitimistes lui en offrent les moyens.
Les campagnes légitimistes de 1832
La supposée « conversion » de Balzac au légitimisme a suscité les interprétations les plus diverses, mais qui aboutissent à un même constat : quil ait été mû par lambition, le snobisme ou la passion amoureuse, lauteur paraît avoir manqué du sens politique le plus élémentaire. Cest notamment ce que suggère Stefan Zweig lorsquil note que le romancier sest toujours trouvé « dans la politique pratique comme dans les affaires du mauvais côté ».
Lengagement de Balzac aux côtés des légitimistes ne relève pourtant ni dune insigne maladresse, ni dun pur opportunisme. En se détachant du camp des libéraux triomphants pour rallier ce que Nodier appelle le « parti des vaincus », il suit précisément la trajectoire inverse de celle des arrivistes quil méprise, les Lerminier et autres Barthélemy. Au moment où il rejoint les fidèles des Bourbons, fin 1831, ces derniers viennent dessuyer une cuisante défaite électorale, avec seulement deux élus... Balzac ne peut lignorer. Du reste, ses proches lont assez mis en garde contre ladhésion à une cause « qui na pas davenir dans le pays ». Pour autant, en dépit des apparences, le rapprochement na rien dillogique : Balzac, de plus en plus hostile au nouveau régime, ne fait que tirer les conséquences de son Enquête en sengageant dans les rangs de lopposition. Or pour quiconque récuse la monarchie bourgeoise, lalternative est simple : soit les radicaux, soit les carlistes. Se tourner vers les premiers est pour Balzac doublement exclu : les idéaux républicains lui paraissent non seulement dangereux, mais surtout chimériques. La confiscation bourgeoise des Trois glorieuses a achevé de len convaincre : les doctrines républicaines « nauront jamais cours dans un pays aussi éminemment classifié que lest la France », prophétisait le journaliste du Voleur. Et au lendemain de Juillet, il a raison de tenir pour quantité négligeable un parti qui nexiste pas : les républicains ne forment alors que des groupes de militants sans unité, sans moyens " et sans député. À l inverse, les légitimistes constituent encore une force sociale, enracinée dans l histoire, ancrée dans les provinces. Certes, eux non plus ne forment pas réellement un parti : tiraillés entre des doctrines et des stratégies concurrentes, ils constituent « un mouvement encore largement pré-politique » qui résiste à linstitutionnalisation. Mais Balzac aussi : rétif à toute discipline de parti, il peut voir dans la faiblesse de lappareil et lautonomie des parlementaires légitimistes un gage de liberté pour le député quil rêve de devenir. Rejoindre le mouvement savère finalement la solution la moins aliénante et la plus réaliste.
En mai 1832, après la défection du duc de Fitz-James dans la circonscription de Chinon, Balzac devient le candidat de dernière minute des légitimistes pour lélection partielle du 13 juin...
Les circonstances de cette candidature sont obscures. Elle semble lui avoir été plus ou moins « imposée » par ses alliés, soucieux dépargner un échec prévisible à leurs premiers couteaux. Le mouvement, discrédité par ses insurrections manquées et surtout paralysé par un abstentionnisme massif, est alors en pleine débâcle. Il faut durgence fédérer les troupes et convaincre les réfractaires de prendre part aux élections, donc de prêter serment à Louis-Philippe " perspective odieuse aux fidèles des Bourbons. Telle est du moins l ambition des légitimistes avancés comme Berryer et Fitz-James, autour du Rénovateur, jeune hebdomadaire fondé par Laurentie. Pour réussir la délicate mission de convertir les carlistes au réalisme, il faut tout lart dun homme de lettres doublé dun militant convaincu. Balzac, qui a rejoint léquipe un an plus tôt, paraît avoir le profil : héraut (certes récent) du trône et de lautel, il peut redorer le blason du mouvement, en illustrant son ouverture aux roturiers et aux jeunes talents. Le Rénovateur lui demande ainsi un article sur la question du serment, texte hautement stratégique pour les deux parties. Les légitimistes y voient loccasion déprouver une recrue dont lorthodoxie laisse planer quelques doutes, quand Balzac pense saisir une chance de lancer sa carrière politique. Inéligible et dénué dancrage local, il a en effet besoin du soutien moral et matériel que les légitimistes semblent pouvoir lui offrir. Comme il le montrera dans ses romans, la barrière du cens nest pas insurmontable à qui dispose de riches appuis : pour justifier dun impôt foncier adéquat, il suffit par exemple darguer de lachat fictif dun domaine complaisamment cédé par un ami politique ; et dans lesprit de Balzac, un grand propriétaire comme Fitz-James ferait sans doute très bien laffaire... Le candidat a dailleurs quelques raisons despérer un geste de la part des néo-légitimistes : à en croire un de leurs journaux, le parti na rien à refuser à un écrivain susceptible de le « rajeunir ». Mais Balzac doit avant tout se doter dune image crédible et se défaire de son étiquette de conteur léger " voire graveleux. Alors que les petits journaux raillent ses prétentions nobiliaires et sa candidature « vraiment drôlatique », il s agit pour l auteur de se faire connaître aux électeurs par une publication sérieuse. Laurentie lui en offre l opportunité. Balzac transforme ainsi larticle de commande en une longue étude significativement intitulée « Essai sur la situation du parti royaliste » ; au terme de plus de deux semaines de travail, le texte paraît dans Le Rénovateur des 26 mai et 2 juin 1832.
Mais le traité historico-politique doublé dun plaidoyer pro domo ne convainc pas les intéressés. Lirréductible Gazette de France, premier quotidien légitimiste du Chinonais, continue de prêcher labstention, attitude dominante dans larrondissement. Balzac sy heurte à des blocages dont il navait pas soupçonné lampleur. Les hautes relations de la marquise de Castries ne lui servent de rien : un Gaston de Montmorency a beau faire pour lui la tournée des châtelains tourangeaux, il nen obtient que de vagues promesses. À la veille de lélection, Balzac doit se rendre à lévidence : « jaurai peut-être quelques voix, mais hélas par ici, les royalistes ne veulent rien faire ». De nouveau, il sefface, conscient quun candidat néophyte de lopposition ne peut faire le poids devant lhomme du gouvernement. Girod de lAin, ministre de lInstruction publique, lemporte haut la main à Chinon.
Loin de se laisser abattre par cette seconde déconvenue, Balzac en tire des leçons et infléchit sa tactique électorale.
Le candidat potentiel se remet en campagne à la fin de lété 1832, sur la foi dune rumeur délection partielle à Angoulême. Pour lemporter, il se fait fort dobtenir le soutien des « deux journaux de [s]on parti, qui se sont enfin entendus pour envoyer les royalistes aux élections ». Il pavoise un peu vite ; en réalité, les divergences saggravent chez les siens et labstention progresse : même Fitz-James finit par renoncer au serment, sous les applaudissements de La Gazette de France et de La Quotidienne. Les chances du candidat des légitimistes sont dautant plus minces que la Charente ne fait pas partie de leurs fiefs historiques ; pire, à en croire Zulma Carraud, les carlistes y « sont méprisés des masses » qui leur préfèreront encore « les plus bêtes juste-milieu ». Or, du côté des candidats ministériels, les collèges « nont personne ». Ces éclaircissements ne tombent pas dans loreille dun sourd.
Balzac revoie sa stratégie. Fini dabord lengagement en première ligne : sa nouvelle candidature demeure virtuelle. En villégiature amoureuse à Aix-les-Bains, il annonce à ses proches quil ne se rendra dans sa circonscription quen cas de victoire assurée, et fait campagne par procuration : cest encore la fidèle Zulma qui devra diffuser « les différents écrits politiques » quil envisage de « faire pour larrondissement ». Il nen ébauchera quun, « Du gouvernement moderne », destiné de nouveau au Rénovateur.
Surtout, Balzac envisage désormais de se présenter avec le soutien du juste-milieu. Il dispose en effet à Angoulême de lappui dune poignée de notables libéraux, dont les Carraud, le préfet Larréguy, rédacteur dun journal local, et linstituteur Bergès. Balzac ne doute pas de lefficacité de son réseau ; à len croire, « les gens du cercle constitutionnel » sont tout prêts à le nommer. Mais caresser lélectorat orléaniste ne doit pas lui aliéner les suffrages des légitimistes : en cas de défaite à Angoulême, il espère en effet récupérer une des circonscriptions délaissées par le duc de Fitz-James...
Double jeu balzacien ? Ses lettres pourraient le faire croire : à Zulma, il assure que sa pensée lui vouerait « la haine de [son] parti, sil la connaissait » ; et de lui confier un programme très hétérodoxe : « la destruction de toute noblesse hors la Chambre des Pairs ; la séparation du clergé d avec Rome ; [...] l égalité parfaite de la classe moyenne ; la reconnaissance des supériorités réelles, [...] l instruction pour tous » ne figurent pas parmi les priorités des légitimistes " nombre de points ne dépareraient pas dans un programme républicain ! Toujours en privé, Balzac présente son alliance avec les carlistes comme provisoire et circonstancielle : sa pensée politique ne peut « triompher sans la coopération [...] des chiffres » " autrement dit sans le soutien matériel des légitimistes.
Pourtant Balzac ne met guère en pratique le machiavélisme quil se prête : combien même il en aurait lintention, il ne trompe aucun de ses alliés. Dabord parce quil reprend ouvertement dans « Du gouvernement moderne » les idées quil exprimait en privé : défense du gallicanisme et des principes de 1789, au premier chef légalité formelle et la suppression des titres nobiliaires. Ensuite parce que le candidat tient bien deux discours différents, mais dans le même texte. Sadressant tour à tour aux deux partis dont il brigue les suffrages, légitimistes et orléanistes, la brochure juxtapose une critique dévastatrice de la monarchie bourgeoise et un programme constructif donnant la part belle à la bourgeoisie reconnue comme la classe pivot des temps modernes.
Le plan de bataille échoue sur toute la ligne. Dabord parce que lévénement manque à nouveau au grand homme : lélection espérée na finalement pas lieu. Mais surtout, comme le craignait Balzac, son texte se heurte au veto du Rénovateur, auquel il cesse de collaborer. Privé du soutien légitimiste, Balzac renonce à publier sa brochure, qui demeure inédite jusquen 1900, et reprend une liberté politique quil navait jamais réellement abdiquée.
Les leçons des échecs
Ses infortunes électorales paraissent, a posteriori, assez logiques : le jeu électoral de Juillet disqualifie Balzac qui lui est en tous points inadapté. Dans un système truqué à la base par lesprit de clocher et le parrainage obligatoire, un candidat parachuté, néophyte et inclassable na pas sa place en province.
Des anti-programmes
Les causes profondes de ses échecs se lisent dans les programmes successifs du candidat : en total décalage avec les attentes des électeurs et les nécessités du genre, les brochures de Balzac savèrent électoralement suicidaires.
Pour obtenir des suffrages, il faut appartenir à un parti tranché : lélecteur attend dun candidat des prises de position claires. Or Balzac sy refuse. Dans lEnquête sur la politique des deux ministères, il annonce demblée son intention de ne « point à publier [sa] pensée ». Au lieu dun credo manichéen, il compare les mérites des forces en présence, à savoir Mouvement et Résistance, entre lesquels il se garde de choisir : « dans lun ou lautre plan, il y avait une pensée féconde ». Comme le lui reproche un ami tourangeau, sa brochure, qui se termine par une série dinterrogations, « a le tort de ne pas conclure ». Cest bien pourquoi ce texte inclassable donne lieu aux interprétations les plus diverses : trop libéral pour les électeurs de Fougères, il est lu à Cambrai comme « une publication de politique populaire » répandant « parmi les classes pauvres, linstruction et [...] les idées saines »...
Cette position au-dessus des coteries nest pas plus lisible pour les légitimistes. Ainsi, dans son « Essai sur la situation du parti royaliste », au lieu de choisir son camp, Balzac tente den faire la synthèse, en inventant une manière de juste-milieu légitimiste. Or nul ne se reconnaît dans cette ligne qui, loin de fédérer les troupes, heurte les deux ailes du mouvement : dune part, les tenants de lAncien Régime quil enjoint dentériner la Révolution et le principe de la souveraineté populaire ; de lautre, les légitimistes avancés comme Berryer ou Chateaubriand, dont il récuse la logique démocratique ; son idéal de « gouvernement presque oligarchique » ouvert aux intelligences et déniant au peuple toute autonomie, savère à la fois trop libéral pour les carlistes et trop conservateur pour les progressistes.
À lire lEnquête, on comprend mal ce que son auteur fait dans les rangs orléanistes. Faiblesse, incapacité, inconséquence et aveuglement, tels sont les principaux griefs du candidat contre un régime qui a trahi Juillet, en France et en Europe : voilà qui inviterait plutôt à voter pour lopposition... Mais à lire l« Essai », on doute tout autant de sa foi légitimiste ; Balzac voulant faire le procès des libéraux, fait en réalité celui des royalistes : non content de souligner leurs responsabilités dans le déclenchement des révolutions, il leur adresse de cinglantes leçons de réalisme politique. « Vouloir sopposer aux résultats matériels de 89 [...] serait une faute sans nom, [...] une absurdité, une impossibilité, un crime, une folie ». Bien peu de légitimistes " et encore moins ceux de fraîche date " osent alors tenir un tel langage. De même, dans « Du gouvernement moderne », son apologie de la dictature et de l art tout machiavélien de se débarrasser des opposants n entrent pas dans le credo du parti de la morale et de la religion. Pire : ses conseils amoraux, cest à lennemi Louis-Philippe quil les adresse, en reprochant à Charles X de ne pas les avoir appliqués ! Quant aux hommes dÉtat auxquels il se réfère (Robespierre et Napoléon), qui eux savaient mettre les Chambres au pas, ils ont de quoi faire frémir les fidèles des Bourbons...
Une logique nationale et non locale
Au-delà des faux pas stratégiques, Balzac paraît surtout avoir commis une erreur doptique. En voulant se placer dans les sphères de la haute politique, le candidat ne sadresse pas aux électeurs de province, mais aux « capacités » parisiennes et plus encore au pouvoir exécutif. Il ne sexprime pas en parlementaire soucieux des réalités locales, mais en futur ministre ou en conseiller du prince. Les vastes plans de réorganisation budgétaire ou militaire quil expose dans ses brochures ne relèvent pas des attributions dun élu de proximité. Pourtant, il a démontré dans les Lettres sur Paris quil connaît les attentes de « la partie solide de la nation, celle qui laboure, qui travaille » et pour laquelle « les idées ne sont rien ». Or ses programmes en forme dessais de science politique donnent le primat à lidée au détriment des questions concrètes, notamment limpôt quil naborde quincidemment. En voulant marcher sur les traces de Chateaubriand essayiste politique, Balzac semble oublier quil nen a ni le renom ni lexpérience.
Au fond, lauteur conçoit lélection dans une optique nationale et non locale ; ses brochures, axées sur les questions générales, veulent concerner tous les électeurs " c est pourquoi il offre lors de sa première campagne le même programme à quatre circonscriptions sociologiquement et politiquement diverses : modernité politique mais erreur tactique à lère de la « politique personnalisée » et du clientélisme triomphant. Sous la monarchie de Juillet, le vote nest guère le produit dun choix individuel, rationnel et politisé ; le système censitaire et le scrutin darrondissement font des députés les élus dune minorité réduite, représentant une région plus quune opinion, comme le déplore au même moment Tocqueville. Alors que Balzac met laccent sur ses compétences techniques plus que sur sa (jeune) célébrité ou ses qualités sociales, les candidats ont soin de se présenter en notables et non en idéologues, encore moins en professionnels de la politique. Le romancier en tirera damères leçons, en attribuant à cette préférence pour les « notabilités de clocher » la pénurie dhommes dÉtat véritables à la Chambre.
Un candidat inadapté : Balzac électron libre de la politique
Assez paradoxalement, le régime censitaire savère déjà trop démocratique pour Balzac, rétif à se plier aux règles du jeu de la représentation : « qui veut représenter doit déjà sexprimer au nom de peuple, et se faire reconnaître comme tel ». Or lauteur ne sollicite pas le pouvoir au nom de la volonté du peuple quinvoquent les autres candidats : il lui est dû par son génie. Ses brochures, comme ses journaux, sadressent à dintrouvables alter ego, non au peuple dont Balzac méprise ostensiblement les suffrages. Le peuple réel, qui ne lit ni ne vote, ne mérite pas dêtre courtisé ; quant au pays légal, Balzac ne parvient pas à latteindre, faute de le choisir. Ni les bourgeois libéraux ni les châtelains légitimistes ne peuvent se reconnaître dans les réformes quil propose. Au lieu de circonscrire son public, de faire apparaître sa candidature comme représentative, Balzac exhibe son refus des étiquettes et du système partisan. Au lieu de se concilier les suffrages des classes moyennes, maîtresses de lélection, il heurte de front ce quil appelle la « matière électorale » composée de toutes les « médiocrités du pays ». Lanti-démagogie a ses revers
Dès lors, dans ce candidat singulier même quand il veut parler au nom dun parti, quel électeur pourrait se sentir représenté ?
Ces candidatures manquées ne détournent pas Balzac de ses ambitions électorales : jusquen 1845, année où il obtient enfin léligibilité, ses lettres sont scandées de regrets de ne pouvoir parvenir à la députation et de projets de candidature. Lauteur entrera encore en lice en avril 1848, à loccasion des premières élections législatives au suffrage universel ; cette campagne de la dernière chance, encore plus paradoxale que les précédentes, se solde par un ultime échec mais témoigne de la volonté persistante du romancier de devenir homme dÉtat.
En dernière analyse, si Balzac semble condamné à demeurer un député virtuel, cest quil ne possède ni les qualités ni les défauts requis du parlementaire de Juillet : son besoin dindépendance, tant à légard de la discipline de parti que par rapport à lopinion publique, excède ce que le jeu de la politique autorise. La liberté de parole quil revendique ne peut se concilier avec les logiques partisanes et encore moins trouver place dans un programme politique nécessairement simpliste. Cest pourquoi Balzac reste du côté de lobservateur et du philosophe du politique plutôt que du politicien. Dans la lignée de Machiavel, Rousseau et de tous ceux qui ont voulu penser le politique, et en dépit ou peut-être à cause de son ambition de rendre compte de la réalité de la politique, Balzac reste en marge de celle-ci.
Patricia Baudouin
(Université Paris 8)
Les politiques dun « intelligentiel »
Nous avons atteint lère de lintelligence. Les rois matériels, la force brutale sen va. Il y a des mondes intellectuels et il peut sy rencontrer des Pizarre, des Cortès, des Colomb. Il y aura des souverains dans le royaume universel de la pensée.
Si je mets en épigraphe cette réflexion tirée dune lettre à Mme Hanska, du 26 octobre 1834, cest quelle me semble caractéristique dun aspect essentiel de la politique balzacienne, à certain moment de son évolution. Elle indique à quel point la pensée politique de Balzac, en ses aspects transcendantaux mais aussi concrets, a pu être orientée en sous-main par une réflexion sur le statut des intellectuels et sur leur capacité politique. Une telle réflexion sappuie, on le voit, sur toute une philosophie de lhistoire explicite ; mais elle est demblée surdéterminée par lambition politique de celui qui la mène : un écrivain qui ne se contente pas de chercher à comprendre les arcanes du politique, mais voudrait sen mêler de manière concrète. Et cela, en tant quintellectuel conscient de sa force, qui, dans une autre lettre à Mme Hanska, annonce quil songe à se mettre à la tête dun parti quil vient dinventer sur-le-champ : le parti des intelligentiels.
Nous sommes là face à une réflexion qui traverse tout Balzac, lhomme politique quil a rêvé dêtre, mais aussi luvre, tant dans sa partie analytique que dans les romans. Une réflexion balancée entre utopie et désenchantement, et qui a eu ses phases et ses humeurs auxquelles je me propose dêtre attentif.
I
Mais dabord, que dit exactement la phrase placée en épigraphe ? Elle sappuie sur une philosophie de lhistoire à laquelle Balzac restera longtemps fidèle. Insistant sur la transformation du pouvoir politique entre féodalité et époque contemporaine, une telle philosophie met laccent sur un processus de dématérialisation progressive, au terme duquel intervient lavènement dun « âge de lintelligence ». Dans un deuxième temps, elle insiste sur les espoirs permis à ceux qui comprendront les enjeux de ce processus : être des héros de linnovation, tels que les grands navigateurs qui ont découvert lAmérique, et obtenir ainsi une consécration de nature véritablement royale. Ce qui, en troisième lieu, laisse présager une sorte de changement « dynastique » dont Balzac se fait lannonciateur : aux « rois matériels », avec leur seule potestas, vont succéder de véritables « souverains de lintelligence ». Annonce à son de trompe, dont le héraut quatrième aspect de cet énoncé , informe la comtesse Hanska quil est lui-même un de ces rois en puissance dont elle pourra bientôt senorgueillir.
Nous avons donc là un condensé de la réflexion de Balzac sur lhistoire politique et sur la place quy vont être amenés à prendre ceux que nous appelons, nous, les « intellectuels » ; mais aussi, en immédiat arrière-plan, lexpression de sa candidature à lexercice du pouvoir. Désir quexpriment dautres déclarations en forme de défi : « Je veux gouverner le monde intellectuel en Europe » (13 septembre 1833). « Je veux le pouvoir en France et je laurai » (27 mars 1836). Signes que le triomphe envisagé par Balzac en tant quécrivain se situe bien dans le registre du politique, au sens noble ; quil est bien celui de ce « grand citoyen » que déjà il rêvait dêtre, en 1819, dans une de ses lettres de jeunesse. Sil cherche à comprendre la nature changeante du pouvoir à travers les âges, tout comme la fait Auguste Comte en 1825-1826 dans ses articles du Producteur (où se dégage la loi des « trois états »), cest par volonté de parvenir, grâce à cette analyse, à prendre le pouvoir. Comme un de ces « intelligentiels » dont il veut dessiner lidentité collective par sa réflexion et ses engagements.
Cette idée que lintelligence est le nouveau pouvoir nest pas nouvelle chez Balzac, en 1834. Déjà le Traité de la vie élégante, à la fin de 1830, et La Peau de chagrin, en août 1831 soit donc avant bien la « conversion » monarchiste de 1832 disaient la même chose. Dans le Traité, cest lauteur qui énonce cette idée : « lhomme armé de la pensée a remplacé le banneret bardé de fer » ; « lintelligence est devenue le pivot de notre civilisation ». Dans le roman, en revanche, lidée est mise dans la bouche dun des convives de ce symposium intellectuel quest le dîner Taillefer ; un « savant », qui a entrepris une vaste synthèse orale, à lintention dun sculpteur inattentif. Merveilles de la stéréoscopie romanesque, qui fait que Balzac est capable de confier ses idées les plus chères à lencan...
[
] dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le glaive et lencensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourdhui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir nayant plus alors dunité, marche sans cesse vers une dissolution sociale qui na plus dautre barrière que lintérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur lintelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle laction ? Voilà le problème.
Ce à quoi répond un « carliste » (cest-à-dire un monarchiste de progrès : exactement donc, ce que va se vouloir Balzac lannée suivante, mais sans pour autant penser vraiment comme ce carliste craintif) : « Lintelligence a tout tué [...]. »
Mais la preuve que cette réflexion de savant, ridiculisée par sa nature didée trop ample pour soir dorgie, est bien pourtant celle de Balzac ou du moins dun des Balzac possibles , cest que cet autre Balzac, lauteur dune brochure politique davril 1831, destinée à soutenir ses campagnes-éclair de député, lEnquête sur la politique des deux ministères, la reprend à son compte. Ainsi, cest bien avec un imaginaire de la puissance politique des intellectuels des intellectuels au sens restreint, auxquels il convient dajouter des entrepreneurs industrieux considérés comme « inventeurs » (les David Séchard, les Quinola, les ingénieurs Gérard ou Surville et leurs pareils) que cette philosophie de lhistoire saccorde. Taillée sur mesure pour profiler un rôle actif, sur le plan politique, aux intelligentiels.
Il serait facile de remonter aux uvres de jeunesse de Balzac pour montrer la permanence dune conception, chez lui, comme chez bien dautres à même époque, à commencer par Byron, de lhomme de pensée comme héros de lénergie. Balzac met constamment laccent sur les « forces intellectuelles » que manifestent ceux quil appelle les « hommes dénergie intellectuelle », les « hommes les plus remarquables par la force de leur pensée ». Il est de ceux qui matérialisent « cette force matérielle semblable à la vapeur ». Mais ce que Balzac a en propre, cest que ce physicien de la pensée, qui rêve décrire un Essai sur les forces humaines, se fait aussi « physicien social », à la manière de Saint-Simon. Ce qui le conduit à insister plus que quiconque sur la dimension socio-politique de la « force intelligentielle ».
Dimension sociale, car l« artiste » (tel que Balzac le représente depuis ses articles de 1830, lartiste au sens large qui inclut Descartes, Schwartz et Christophe Colomb (là aussi, tout comme chez les saint-simoniens !) est capable de faire des inventions qui bouleversent la face du globe, ou provoquent dimmenses mouvements de capitaux, comme la loterie. (Ce qui, au passage, nous permet de comprendre lamalgame fait entre « industrie » et « intelligence », comptées au nombre des « forces productives », lintelligence étant souvent traitée chez lui en termes de « capitaux intellectuels »...)
Dimension politique aussi, puisque la « force intelligentielle », chez Balzac, ne reste pas contenue dans lordre poétique des métaphores naturelles cataclysmiques (volcans, orages, avalanches), comme chez les poètes, mais est confrontée à la question centrale de sa physique sociale : la question du pouvoir. Ce que disait un des articles de La Silhouette du début 1830, qui déjà programmait, pour l« artiste », une prise de pouvoir politique. Et cela, bien quavant la « conversion » royaliste de 1832, dans le registre royal :
Un homme qui dispose de la pensée est un souverain. Les rois commandent aux nations pendant un temps donné ; lartiste commande à des siècles entiers ; il change la face des choses, il jette une révolution en moule ; il pèse sur le globe, il le façonne. Ainsi de Gutenberg, de Colomb, de Schwartz, de Descartes, de Raphaël, de Voltaire, de David. Tous étaient artistes car ils créaient, ils appliquaient la pensée à une production nouvelle des forces humaines.
« Souverain », mais pourtant aussi ferment de « révolution » et de rénovation, tel apparaissait alors ce héros oxymorique quest et restera l« artiste » balzacien.
II
Mais de quelle politique au sens propre va-t-il sagir pour ce souverain en puissance ? Cest la seconde question à laquelle il faut se confronter. Deux moments sont ici à distinguer : avant et après 1832. Une division quil importe cependant de relativiser, on va le voir. Car si cest bien deux politiques de lintellectuel différentes que Balzac a en vue, entre elles il balance longtemps. Ce qui fait quil a presque une politique en partie double... De quoi appliquer à la politique balzacienne le mot de Blondet : « Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. »
Dune part, la politique qui sest dégagée plutôt avant 1832, mais qui va ressurgir souvent ensuite : celle qui traite lintelligentiel comme une puissance sociale sans emploi, ce qui fait quil est tenté de devenir une ferment de contestation et de destruction. Conscient de son pouvoir, mais se jugeant scandaleusement inutilisé par une société qui le traite comme un « zéro social », selon la formule de La Peau de chagrin. Butant rageusement sur cette contradiction criante que met en lumière lauteur de la « Lettre aux écrivains français », en novembre 1834 : « En aucun temps la pensée na été si puissante ; jamais lartiste na été individuellement si peu de chose. » Et donc prêt à toutes les révoltes...
Dautre part, la politique qui se trame, surtout après la « conversion » royaliste, mais dont on a vu certains commencements avant : celle dun « intelligentiel » qui choisit de se mettre au service du parti monarchiste. Tentant de convaincre ce parti, quon devine réticent jusque dans ses franges progressistes, que lintellectuel est lui aussi une supériorité aristocratique avec laquelle et sur laquelle il faut compter ; et qui, en retour, veut entraîner les intellectuels à jouer leur partition, non dans le registre de lopposition, mais dans celui du pouvoir. En mettant leur puissance au service des puissants...
La première politique balzacienne est donc une politique dinspiration « plébéienne », qui met laccent sur le pouvoir neuf de lintellectuel venu den bas, fort de son « mérite personnel », de sa « capacité », comme on disait alors, et proposant ses services à la société nouvelle. Soffrant à la fois comme force déstabilisante mais aussi, demblée, face positive de cette négativité , comme possible pouvoir de remplacement. Politique dont on trouve les éléments épars dans « Des artistes », au début de 1830, dans les Lettres sur Paris, à la fin de cette même année et au premier semestre de la suivante, dans lEnquête sur la politique des deux ministères, en avril 1831. Et le signe quil ny pas là quune première synthèse, vite oubliée, cest que ces idées fondent encore lanalyse politique désabusée que font deux héros romanesque à fonction évidente de porte-parole : Z. Marcas en 1840 et lingénieur Gérard, en 1841, dans Le Curé de village. Point dexutoire pour ces intelligences en friche : « [...] disette dintelligence dans la sphère supérieure, et [...] abondance de talents dans les bas-fonds », selon le diagnostic de Juste. Point dutilité sociale pour ces hommes spéciaux sortis des écoles, auxquels il ne reste que lexpatriation. Point non plus de rétribution digne de ce nom pour des écrivains spoliés de leurs droits. Juillet 1830, fait par lintelligence et la jeunesse, a trahi ces deux forces émergentes. Le régime sera donc, un jour prochain, mis à bas par elles, dans une explosion de chaudière à vapeur. Car, selon Balzac, la menace ne vient pas tant du prolétariat : « Aujourdhui les barbares sont des intelligences. »
Ainsi, comme tant dautres penseurs de la gauche non républicaine, Balzac met laccent dans les Lettres sur Paris, tout comme encore en 1840 sur la nocive déperdition dénergies quorganisent, depuis août 1830, une monarchie censitaire qui laisse les « capacités » hors du « Pays légal » et exclut les écrivains du bénéfice de la propriété littéraire. Un Balzac, donc, pro-capacitaire, avocat de la « classe pensante », comme aurait dit Stendhal. Au nom du « Mouvement », et contre la « Résistance »...
Si cest en 1830 quest posée la nature plébéienne et contestataire des hommes de talent (« un homme de talent est presque toujours un homme du peuple », énonce lauteur des trois articles de La Silhouette intitulés « Des artistes »), il y a là un des universaux de la pensée politique balzacienne. Une idée-force quon retrouvera tout au long, en particulier dans linsistance mise dans les romans à rappeler lhumble naissance dun Lambert, dun Vignon, dun Marcas, dun Nathan (« cet écrivain parti des rangs inférieurs »).
En retour, franchissement dans lautre sens de la barre 1832 : cest bien dès le Traité de la vie élégante et dès les Lettres sur Paris que Balzac met en batterie ses thèmes « réactionnaires » de prédilection :
1° Crainte que la démocratisation des Lumières ne produise « une masse effroyablement intelligente, hardie à critiquer, inhabile au frein », face à laquelle aucun gouvernement ne pourra tenir. Cest lanalyse que propose la troisième des Lettres sur Paris, mais que reprend encore le diplomate allemand dIllusions perdues, en 1839.
2° Conscience que linégalité des intelligences constitue une loi de la nature humaine, dont aucune révolution ne pourra venir à bout. Doù le constat fait, dès novembre 1830, par lauteur du Traité de la vie élégante : « [...] malgré lamélioration apparente imprimée à lordre social par le mouvement de 1789, labus nécessaire que constitue linégalité des fortunes sest régénéré sous dautres formes. » Comment ? En faisant quà laristocratie de naissance se substitue « la triple aristocratie de largent, du pouvoir et du talent » ; soit, en termes concrets, « la banque, le ministérialisme et la balistique des journaux » (ibid.). Lanti-démocratisme balzacien se trouve ainsi fondé, dorigine, sur une conception inégalitaire des facultés intellectuelles, elle-même liée à une connaissance aiguë du caractère éternel et multiforme du désir de « distinction ».
3° Enfin, en troisième lieu, regret que les « hommes les plus illustres ne sachent ou ne puissent aujourdhui briller que dans lopposition », et vu, bientôt exprimé, que les « capacités » (terme que Balzac reprend à son compte constamment), soient intégrées par la classe aristocratique : comme forces politiques de secours, mais aussi comme sommités sociales de complément.
Présents dès avant 1832, ces thèmes se trouvent orchestrés, en 1832-1833, par lEssai sur la situation du parti royaliste, Du gouvernement moderne et Ne touchez pas la hache (la future Duchesse de Langeais). Premier mot dordre : prendre acte du fait que « lintelligence est devenue le pivot de notre civilisation », que « lintelligence est toute la force des sociétés modernes ». Sans cela, explique Balzac à ladresse des monarchistes réticents, « il y aurait quelque honte au parti royaliste à ne pas accepter les termes de ce nouveau combat ; car alors il ne pourrait jamais justifier le système des supériorités sociales dont il défend les existences ». Entendons que laristocratie ne peut se légitimer quen démontrant, grâce à des Balzac, sa supériorité intellectuelle.
Ce qui, de la part de Balzac, revient à demander à ses nouveaux amis daccepter le combat, à la tribune et dans la presse, ces deux vecteurs essentiels de la force intelligentielle nouvelle, au lieu de se replier dans un silence bougon, comme le font les grandes familles nobiliaires en haine de la cour « citoyenne ». Ce en quoi Balzac peut, à juste titre, dans une lettre à Mme Hanska, se juger comme faisant partie des royalistes qui savent et peuvent « transiger » (avec le pouvoir en place), lui faire des « concessions ». (Ce que Blondet et Lousteau appellent la « droite à concessions » dans Une fille dÈve.) Ce qui nest pas sans éclairer ses positions politiques à la Chronique de Paris.
Second mot dordre : imiter les torys anglais dans leur manière dintégrer les capacités issues den bas, afin denlever aux partis populaires leurs forces vives et dangereuses. Politique que continue de recommander lauteur du Curé du village, en 1841 : « [...] au lieu de faire la guerre aux capacités, de les annuler, de les méconnaître, laristocratie anglaise les cherche, les récompense, et se les assimile constamment ». Intégrer donc les « capacités » dangereuses, au lieu de les laisser hors du Pays légal ; leur donner des places à occuper, des carrières à rêver, tout en faisant que leur puissance soit mise au service des puissants et des possédants.
Politique quont suivie Napoléon et même Louis XIV. Mais que ne suit pas le régime intellectuellement malthusien de Juillet, contre lequel Balzac déclenche des hostilités récurrentes, uni avec Hugo et Vigny. Mais politique que na pas suivie non plus la Restauration. Car les « mesquins meneurs de cette époque intelligentielle », remarque le narrateur de La Duchesse de Langeais, « haïssaient tous lart et la science ». Alors que le noble Faubourg aurait dû « priver la bourgeoisie de ses hommes daction et de talent dont lambition minait le pouvoir en leur ouvrant les rangs, il a préféré les combattre et sans armes ».
Enfin, troisième mot dordre : inclure les capacités intellectuelles dans une nouvelle aristocratie tripartite : Naissance, Fortune, Talent. De quoi stabiliser la société en proie à lémeute perpétuelle en ces années daprès 1830. Mais de quoi aussi honorer les « puissances intelligentes » en leur permettant de se parer des insignes de laristocratie. Ce à quoi pourvoie une série convergente dénoncés, soit de Balzac auteur, préfacier ou narrateur, soit de ses personnages romanesques. Ainsi de Mme de Bargeton qui, en écho au slogan contraire, déjà cité, énonce, pour rassurer son Lucien, que « le génie était toujours gentilhomme ». Par là, ne croyons pas que Balzac sisole. En cet âge de dandysme littéraire, nombreuses sont les OPA de ce style sur lécrivain et lartiste. Par ailleurs, Balzac nest pas le seul à rêver à « lunion des trois aristocraties » : je nen veux pour preuve que larticle-prospectus que publie le premier numéro de LEurope littéraire, le 1er mars 1833. Article anonyme, probablement dû à la plume de Victor Bohain, et qui montre à quel point il y eut dans les parages dun monarchisme de progrès, qui avait déjà été essayé à La Mode puis à LÉcho de la jeune France, une tentative d« aristocratiser » les intellectuels. On comprend mieux ensuite dans quel esprit Balzac tente dinvestir LEurope littéraire quand elle bat de laile. Il rêve alors de semparer de plusieurs revues, dont la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, pour pouvoir sautoproclamer chef du parti des intelligentiels (allié, du moins sur le papier, à Hugo, autre souverain intelligentiel incontournable, qui lui aussi, a donné des gages à ce même journal, et sen trouve constamment bien traité). Cest bien dans le droit fil de larticle-prospectus de Victor Bohain que Balzac se situe, comme de toute la ligne éditoriale de ce périodique.
Un cran plus haut dans cette accession de lintelligentiel à une aristocratie imaginaire, nous avons légalité de lintelligentiel avec la figure royale. Présente dans la formule matricielle dont je suis parti, elle est relancée dans dautres lettres à Mme Hanska. Dans lune dentre elles, Balzac avoue tout bonnement être en quête de la « royauté littéraire » ; dans une autre, il se dit fier, dans un registre plus frivole, que Rossini vante ses dîners, disant « quil na rien vu, mangé, ni bu de mieux chez les souverains ».
Une telle égalité artiste/roi ou, un cran plus bas, artiste/prince, nest pas propre au seul Balzac, en ces années de « Sacre » de lécrivain. Une phrase de Lamennais, brandie en épigraphe par Hugo dès 1820, en tête de son poème intitulé « Le Génie », dédié à M. de Chateaubriand, évoquait déjà la « royauté du génie, dernière ressource des peuples éteints ». Et le Hugo davant 1825 reprend souvent cette comparaison avantageuse (insistant quant à lui, plutôt sur le parallèle entre le poète paria et le roi exilé). Mais cette métaphore royale est dautant plus importante chez Balzac quelle prend le pas sur linsistance que les grands romantiques contemporains mettent de préférence sur les fonctions religieuses, de Mage ou de Prophète, quest censé remplir le poète qui « a charge dâmes ». Certes Balzac, lui aussi, compare lécrivain au prêtre dans la fameuse épigraphe du Prêtre catholique en 1834. Mais son exceptionnelle insistance sur lénergie intellectuelle lamène à ne pas se contenter pour lécrivain de la seule auctoritas spirituelle, mais à vouloir aussi la potestas. Ce qui lui interdit de poser une antithèse absolue, comme le font Vigny, Hugo, et jusquà cet homme politique que deviendra Lamartine, entre homme de pensée et homme de pouvoir. Alors que le romantisme humanitaire construit le pouvoir spirituel de lécrivain en rupture avec le pouvoir borné et tout matériel du roi ou de lhomme dÉtat, nombreuses sont, au contraire, les formulations spontanées par lesquelles la politique balzacienne met dans le même sac ces inconciliables : généraux et ministres, dune part ; « artistes », de lautre. Cest ce qui a lieu dans un énoncé de La Peau de chagrin sur les débauches auxquelles sont forcées davoir recours les « âmes fortes », à la différence du « boston babillard qui charme un rentier ». Cest là, chez Balzac, une égalité qui fonctionne dans les deux sens : de lécrivain, elle fait un roi, ou, un cran au-dessous, un « maréchal de la littérature ». En retour, des grands généraux tels que Napoléon, ou des hommes dÉtat, elle fait des poètes ou des artistes. Réversibilité formulée dans « Des artistes » : « Napoléon est un aussi grand poète quHomère ; il a fait des poésies comme le second a livré des batailles». Mais aussi dans Le Médecin de campagne, dont le narrateur admire « le véritable homme dÉtat » comme « celui qui nous offre la plus immense poésie humaine ». Égalité quon retrouvera longtemps, ne serait-ce que dans la manière qua Balzac de penser La Chartreuse de Parme comme une uvre digne dêtre lue par des ministres et des diplomates. Le petit consul de Civitavecchia, et Talleyrand ou Metternich, même « royauté ».
III
Pourtant, par rapport au rêve de conquête formulé dans la lettre à Mme Hanska dont nous sommes parti, Balzac ne tarde pas à déchanter. 22 janvier 1836 : « Jai bien plus de travaux que nen avaient les généraux en campagne. » 8 mars 1836 : éloge de Capefigue, son complice politique à la Chronique de Paris, « bon petit condottiere politique ». En revanche, aveu de scepticisme le 20 mars, tandis que déjà la Chronique bat de laile : « Mes ambitions tombent une à une, le pouvoir est peu de chose. » Et le 16 juin : « Je ne veux plus entrer aux affaires par la députation et le journalisme. » Il sera donc académicien, car « les académiciens peuvent devenir pairs »...
Pire, cet échec politique, met en lumière tous les autres déficits, existentiels et esthétiques. Doù le sommaire désespéré du 27 mars 1836 : « Le mois de mai approche, et jaurai 37 ans ; je ne suis rien encore, je nai rien fait de complet ni de grand, je nai que des pierres amassées. Dans ce jeune Colisée en construction, il ny a pas de soleil [...] ». Comme si sétait imposée, en filigrane, limage du gladiateur à terre... Décidément, les « champs de bataille intellectuels » sont pleins de cadavres oubliés. Chabert, cest moi... « La France boit des cervelles dhommes, comme autrefois elle coupait de nobles têtes. » Roi toujours, mais cou coupé...
Quon ne croie donc pas que la débâcle politico-financière de la Chronique ait été locale et éphémère : elle diffuse aussitôt sur tous les Balzac possibles. Sajoutant à léchec moins cuisant des campagnes de 1831-1832, elle ruine lambition politique première. Mais aussi, plus grave encore, le montage idéologique qui la accompagnée : ce roman du souverain intelligentiel dont jai rappelé quelques chapitres. Certes, Balzac nabandonne pas dun coup ni ces ambitions, ni ces imaginaires. Ils survivent en filigrane. Mais ils tournent à laigre. Non plus utopies porteuses, mais désirs qui rongent.
Souvre ainsi un troisième moment désenchanté de la politique intellectuelle balzacienne. Désormais, ce sera aux romans paradoxe ! de dire les impasses du réel, là où essais, lettres et préfaces construisaient lutopie, caressaient le fantasme. Voici que les romans mettent en scène une série de « monarques intellectuels » tombés sans avoir pu régner. Des écrivains, mais aussi des politiques.
Des écrivains : Lousteau, Nathan, Lucien de Rubempré, lequel a commencé pourtant, au temps de ses premiers triomphes, par comprendre avec émoi que « La Presse, lintelligence étaient [...] le moyen de la société présente ». Imitant son créateur en ses premières illusions... À Nathan désormais on dit, comme on a dû le dire à Honoré : « Tu es trop grand artiste pour être un homme politique. » Et jusquau sublime dArthez qui tombe, lui aussi, dans les griffes dune duchesse parisienne. Tel Honoré dans celles de Mme de Castries, murmure Zulma. Le rêve aristocratique tournant mal...
Face à ces échoués de la souveraineté, le seul écrivain qui sen tire mais à quel prix ce serait Canalis, courtisan mielleux, se poussant par les femmes, poète angélique mais « fin politique » aussi, au sens dévalué du mot. Désormais, dans ce monde désabusé quoffre La Comédie humaine, pas de place pour qui aurait à la fois lauctoritas et la potestas intellectuelles. Personne pour incarner le noble modèle que continue pourtant de prôner, en 1842, mais dans lenceinte utopique et déconnectée des paratextes, l« Avant-propos » de La Comédie humaine. Qui, dans le réel, celui des romans ou celui du monde vrai, pour jouer les instituteurs des hommes, se saisir de la responsabilité morale ? Lamartine ? Hugo ? Le critique de la Revue parisienne na pas complètement renoncé à chercher des monarques intellectuels de ce côté-là : préférant ces grands poètes aux « niais triés sur le volet de lÉlection », il rappelle que le mot de « république des lettres est un non-sens ».
Mais il déchante bientôt. Décidément, point de « puissances intelligentes ». Rien que des marionnettes désarticulées. Victoire des médiocres : Cursy à la Chambre des Pairs, Finot, grand patron de presse, Dauriat léditeur, fabricant de faux grands hommes. Les écrivains sont des poseurs, des comédiens de la littérature, tels que Canalis, Nathan, Lousteau, Blondet, ou le burlesque Chodoreille dont fait aisément justice le blagueur-chef, Bixiou, dériseur cynique, promu par défaut maître de vérité.
Même désarroi, pour ces politiques « à seconde vue », que sont Marcas ou Albert Savarus, pour cet utopiste pratique quest lingénieur Gérard. Il suffit dune petite fille jalouse pour mettre un caillou mortel dans la machine à conquérir le pouvoir mise en branle par « lambitieux par amour » ; Savarus finira congelé sous le froc, à la Grande Chartreuse. De même, Marcas a beau être, tout comme son ami Juste, un « profond politique », « un homme dune aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir », Pitt, Mirabeau et Carrel à la fois, il nen meurt pas moins inconnu, jeté à la fosse commune, après avoir « sondé le cratère du pouvoir ». Trahi par lhomme dÉtat à qui il a « servi dâme ». Qui lui, en revanche, sera éternellement quarteron de ministre, pion des combinaisons politiciennes qui se succèdent, au rythme dune par semestre, depuis 1830, comme le constate Balzac dans la Revue parisienne. Quant aux amis de Marcas, Charles Rabourdin et Juste, ils sont forcés de sexpatrier, tout comme lingénieur Gérard.
Victoire, en revanche, sur toute la ligne, des marionnettes de la politicaillerie, pour qui la politique ne se joue pas dans les registres princiers du Pouvoir et de lIntelligence, mais au ras du sol économique et des conflits de pouvoir locaux. LArgent la décidemment emporté sur le Pouvoir. La scène est à Arcis-sur-Aube, non à Paris. Moins encore dans le céleste Cénacle des intelligences, où avait voulu se placer dabord le politique balzacien.
Certes, le Balzac de La Comédie du diable, se moquait demblée, en 1830-1831, de sa propre tendance à rêver à un gouvernement dhommes de génie, où Jeanne dArc aurait été à la Guerre, Saint-Simon à lIntérieur, Socrate à la Justice, Pierre Corneille à la Marine, et Jules César aux Affaires étrangères. Mais lautodérision était affectueuse. Vers 1840, en revanche, au politique succède décidemment la politique, dans toute son horreur. Ou, pour employer les mots de Balzac (ou de Lamartine), à la « politique rationnelle » la « politique matérielle ». Et la politique savère, elle aussi, théâtre, comme toute autre réalité sociale de La Comédie humaine : cest une « haute comédie », dans laquelle de Marsay, chef de troupe, peut employer avec succès Maxime de Trailles. « Les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignol, à la grande satisfaction des passants toujours ébahis ». Remarque qui vaut, nous dit le narrateur du Député dArcis, pour les élections de 1839, date à laquelle se situe la fable romanesque, mais quil faudrait corser bien plus encore pour rendre compte du « Guignol » politique façon 1847, date de publication en feuilleton de ce roman inachevé.
Déjà, il est vrai, limage que Balzac se faisait du Palais-Bourbon, en 1831 nétait pas glorieuse : « trois ou quatre cents bourgeois assis sur des banquettes ». Mais vers 1839-1840, le diagnostic saggrave : en particulier dans la partie politique de la Revue parisienne, qui ressasse à perte de vue de la politique politicienne, jusquà marquer de la part de Balzac un psittacisme, un retour en boucle des mêmes idées, et aussi une impression disolement et de déconnection, parallèles à ce qui a lieu sur le plan personnel dans la correspondance Hanska, mais plus tragiques encore de la part dun ci-devant ambitieux de « haute politique ». À la tribune, des députés filandreux qui font des fautes de français, discourent à perte de vue blés, cotons, bonneterie. Dans les journaux, fabricateurs de lopinion, « des écrivains qui ne sont pas cinquante, et médiocres pour la plupart ». Car immense est « la médiocrité des écrivains et des propriétaires qui font jouer la machine à vapeur du journalisme français » (ibid.).
Rien de mieux dans la comédie à cinquante-deux personnages reparaissants que joue, depuis 1830, le « ministérialisme ». Balzac fait lappel des ministricules, et, à elle seule, la liste des noms quil entasse se fait charge. Scènes de la vie privée des animaux : alors que Marcas était lion, le parti de la Cour tient de la nature des oies, celui des Parlementaires de la nature des taupes. Descente dans lenfer des coulisses : plus haut acteur de cette comédie, Thiers que Balzac prend en point de mire favori, et dont il fait le héros dune geste politique bouffonne. Thiers-Rastignac, écrivain dabord, ministre ensuite, jouant donc, comme Balzac lui-même avait prétendu le faire, sur les deux tableaux. Lui volant donc sa place, en quelque sorte ! Mais dont tout le génie consiste à être revenu onze fois dans les dix-neuf distributions ministérielles qui ont marqué la décennie 30-40, puis à inventer cette opérette sublime, le retour des Cendres : « filouterie politique résurrectionniste ». On a les souverains de lintelligence quon peut ! À défaut de grands hommes, un petit homme escortant pompeusement un paquet dos payé un million, alors que la Chambre bourgeoise vient de refuser la moitié pour doter le duc de Nemours. Lauctoritas et la potestas ensemble, mais dans un cénotaphe à roulettes, tandis que le peuple de Paris, déjà, marche à la fable de secours napoléonienne, qui remarchera mieux encore, neuf ans plus tard, fin 1849. Et le pire, cest que Balzac lui-même, oubliant ses ironies initiales, nest pas loin de se laisser prendre lui-même à la combine, si lon en juge par son reportage du 15 décembre 1840 à Mme Hanska, lors dudit retour des Cendres : « Cest plus grand que les triomphes romains. [...] Il est lhomme des prestiges jusquau bout. Et Paris, la ville des miracles ».
Voilà donc un troisième « moment » de la politique balzacienne, dont il conviendrait une autre fois de fouiller lanalyse, et de mieux marquer la chronologie, tout en montrant paradoxe sur lequel je dois minterrompre quil nannule pas totalement les deux autres. Balzac palimpseste en politique, plus encore que bilatéral.
Pluriel, là aussi. On le savait déjà...
José-Luis Diaz
(Université Paris 7 Denis Diderot)
Un tournant de la politique balzacienne :
lIntroduction À Sur Catherine de MÉdicis
Les études à présent classiques de Maurice Bardèche et de Pierre Barbéris ont tenté de retracer le processus de maturation qui aurait fait émerger, chez Balzac, notre Balzac. Si lanalyse chronologique du Balzac romancier sarrête au Père Goriot (1835), formule supposée achevée de lart romanesque balzacien, Balzac et le mal du siècle voit dans Louis Lambert et Le Médecin de campagne les « dernières uvres pré-balzaciennes », avant lavènement dun « romancier proprement balzacien » avec Eugénie Grandet (1833). Il en va de même pour la politique balzacienne, puisque Bernard Guyon fixait son terminus ad quem à lannée 1834 :
Il pourra paraître étrange que cette histoire de la pensée de Balzac sarrête à 1834, alors que le romancier vient à peine de publier ses premières uvres importantes et quil lui reste à parcourir quinze années dune carrière riche dune intense production littéraire [...] Alors, lhomme ayant atteint sa parfaite maturité, dominant de haut sa pensée, en prend une conscience claire et définitive et lorganise solidement en un véritable système..
La suite de luvre ne serait que le déroulement dune forme et dune pensée constituées. Pourtant, comme la montré Nicole Mozet, le recommencement est propre à limaginaire de Balzac. Cest ainsi que lon veut voir, dans lIntroduction à Sur Catherine de Médicis, un grand tournant de la pensée politique balzacienne, qui, loin de se figer en 1834, connaîtrait des inflexions décisives au début de la décennie suivante. Cette préface, lune des seules maintenues dans le Furne, rythme un moment clé de la création de Balzac : rédigée une petite dizaine de mois avant l« Avant-propos » (1842), elle est contemporaine dautres textes essentiels à cette reformulation de la politique balzacienne, tels que les articles de la Revue parisienne de 1840, Le Curé de Village (1841), Albert Savarus (1842) et surtout les fragments du Catéchisme social, majoritairement écrits en 1840-1842.
Le légitimisme balzacien dix ans après
Au début des années 1840, cest le temps dun double bilan : celui de la monarchie de Juillet, qui perdure malgré les tares qui lui seraient inhérentes ; celui de Balzac, de ses deux carrières, politique et romanesque. Aussi lIntroduction à SCM repose-t-elle la question du légitimisme dix ans après la « conversion » de Balzac à ce parti, faisant écho aux réflexions développées en 1832 dans l« Essai sur la situation du parti royaliste » et « Du gouvernement moderne ».
Légitimisme et machiavélisme
La conception que Balzac a du pouvoir comme action na pas changé : le pouvoir, cest lexercice du pouvoir. Les enjeux politiques réels résident donc dans son acquisition et sa conservation. Balzac se situe dans la perspective moderne, inaugurée par Machiavel, selon laquelle le politique est de lordre de la technè, et comme tel, se résorbe dans la politique. Ainsi trouve-t-on de nombreuses références à Machiavel, Spinoza, Hobbes dans les textes politiques balzaciens. Cette conception explique ladmiration pour la florentine Catherine, qualifiée de « génie politique » (176) : elle se sert de la ruse, de ladresse, « larme la plus dangereuse, mais la plus certaine de la politique » (170), Balzac parle aussi de « cette politique à deux visages qui fut le secret de sa vie » (193) (voir également le « système de bascule » de Louis XVIII).
Comment concilier ce machiavélisme avec le légitimisme ? Celui-ci suppose une croyance en des valeurs, ou du moins des normes, et en cela, il relève de la réflexion menée par la philosophie politique antique, selon laquelle il y a des bons ou des mauvais régimes par nature, question évacuée par la philosophie politique moderne : lorsque Hobbes compare les différents régimes, il le fait selon le critère des avantages et inconvénients (le pouvoir est-il plus stable lorsque lon est héritier dune monarchie, dans une république, etc. ?). Bref, pour le machiavélisme, la légitimité nest pas une valeur : « Jamais il ny eut, dans aucun temps, dans aucun pays et dans aucune famille souveraine, plus de mépris pour la légitimité que dans la fameuse maison des Medici » (177). Doù le problème posé par la posture balzacienne, à cheval entre pensées antique et moderne du politique : comment soutenir la cause légitimiste, affirmer que catholicisme et monarchie sont « deux vérités éternelles » dune part, et proclamer son admiration pour la technè, la ruse florentine de lautre ? Ainsi lIntroduction proclame-t-elle que « tout pouvoir, légitime ou illégitime, doit se défendre quand il est attaqué » (171).
Parfois Balzac tente de justifier le légitimisme par le machiavélisme, espérant réconcilier les deux :
La légitimité, système inventé plus pour le bonheur des peuples que pour celui des rois, découle de limpossibilité de gouverner le peuple quand lÉtat reconnaît des droits égaux à celui qui ne possède rien comme à celui qui possède beaucoup, à celui qui na point didées comme à celui qui a conquis une puissance intellectuelle.
La légitimité, tout absurde quelle puisse paraître, serait un principe à inventer, sil nexistait pas.
Formule pour le moins choquante pour un « vrai » légitimiste. Mais il semble plutôt que, paradoxalement, le légitimisme balzacien soit une manière de ne pas poser la question de la légitimité du pouvoir, non pas en loccultant, mais en loccupant : le pourquoi ne se pose plus dès lors que lon admet un dogme, ce qui permet de se consacrer au comment, de mettre en avant ladmiration de la ruse florentine, essence même de la politique.
La dissolution du politique
Reste à voir ce quil y a de nouveau, dans lIntroduction à SCM, par rapport aux articles de 1832. Ce qui a changé, outre la lecture des uvres de Bonald (sans doute à loccasion de sa mort en 1840), cest le constat de la dissolution du politique :
Quest-ce que la France de 1840 ? un pays exclusivement occupé dintérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où lÉlection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, nélève que des médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique (173).
Si le politique réside dans laction, dans la maîtrise du pouvoir, le gouvernement représentatif de Juillet en est la négation même : « Le pouvoir est une action, et le principe électif est la discussion. Il ny a pas de politique possible avec la discussion en permanence » (174). Une page supprimée dans le Furne assène : « il ny a point de politique française » (1278, var. a). Doù lexil de Charles Rabourdin dans Z. Marcas (1840), qui dit à ses amis : « ma vocation, à moi, est laction ». Avant dajouter : « Imitez-moi, mes amis, je vais là où lon dirige à son gré sa destinée ».
Certes, dès 1832, Balzac dénonçait la « constante discussion » du gouvernement de Juillet qui paralyse la vie politique, mais il en appelait néanmoins à la mobilisation des légitimistes. L« Essai sur la situation du parti royaliste » avait justement pour but de les convaincre de jouer la règle du jeu de la représentation. Cest à lacceptation du présent que vise la rédaction de cet article : les tenants de la branche aînée ne doivent pas rester dans un exil intérieur. En 1832, Balzac appelait donc à linvention dun machiavélisme moderne, adapté au nouveau régime : « ce genre de gouvernement a son machiavélisme particulier, son appareil, ses organes, sa pensée dont il faut accepter les conséquences, et que nous allons essayer dexaminer ».
Rien de tel en 1841. À quoi bon chercher les moyens de gouverner quand il ny a pas à proprement parler possibilité de gouverner ? Ce qui était de lordre de lhypothétique en 1832 « ce gouvernement, sauf le mot de liberté inscrit sur les drapeaux au lieu de celui du czar, eût parfaitement ressemblé au régime moscovite ; et, en développant légoïsme des masses par légoïsme dun petit bien-être particulier, eût rendu le peuple indifférent, dans un temps donné, au sentiment de la nationalité » est passé au temps du futur prophétique en 1841 :
Lindividualisme, produit horrible de la division à linfini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que légoïsme livrera quelque jour à linvasion. On se dira : « Pourquoi pas le tzar, comme on sest dit : « Pourquoi pas le duc dOrléans ? (173).
De même, si Balzac imaginait en 1832 la « double souveraineté du peuple et de la légitimité », dans le Catéchisme social la question reste sans réponse : « Le Gouvernement peut-il exister mixte ? » Cest enfin toute la différence entre Le Médecin de campagne (1833), où Balzac réutilise larticle refusé par Le Réformateur, et Le Curé de village (1841), romans écrits à ces deux moments de la réflexion politique. Dans ce dernier texte, une discussion entre les notabilités de Montégnac (laction se déroule après les journées de Juillet) présente une réflexion désabusée. Gérard prononce notamment cette phrase : « la Révolution de Juillet a un sens anti-politique ». Tirant les leçons de la décennie passée, Balzac projette dans le passé le sentiment qui est le sien à laube des années 1840.
Tout, dans ce bilan, donne limpression dun constat amer, comme si lentrée en légitimisme de lauteur avait coïncidé avec la dissolution du politique.
Discours historique et discours politique
L« Essai sur la situation du parti royaliste » était composé de deux parties, lune historique (intitulée « Des partis en France »), lautre politique (intitulée « De la conduite actuelle des royalistes »). Lordre était justifié ainsi : « Il a été nécessaire de résumer le passé pour expliquer, pour justifier le présent, et lordre voulu en toute chose a introduit deux divisions dans ce travail ». La répartition était alors claire : le discours historique prend en charge le passé ; le discours politique le présent. Ce sont deux regards conjoints, lhistoire politique justifiant la prise de position actuelle.
Politique au passé
Tout change avec la dissolution du politique. Lintroduction à SCM, significativement, suit un ordre inverse à celui de larticle de 1832. Le texte comporte deux moments distincts : une partie politique dune dizaine de pages, suivie dun développement historique dun peu plus de trente pages, annoncé comme « précis de [la] vie antérieure » (177) de Catherine. Cette inversion pourrait témoigner de la reconfiguration balzacienne entre politique et histoire au début des années 1840.
La politique nexistant plus dans le présent, elle est cantonnée dans le passé. De là les problèmes rencontrés à écrire les Scènes de la vie politique. Le Député dArcis, dune « horrible difficulté » selon laveu même de Balzac, recommencé plusieurs fois, en 1842 notamment, échoue à redonner le présent à la politique, qui nest plus que vaine discussion. Plus précisément, apparaît chez Balzac lidée que la théorie politique est éternelle, quelle a pu se réaliser dans le passé, mais quelle ne peut plus sincarner dans le présent. En 1832, Balzac reconnaissait lidée dun progrès politique :
Aujourdhui, Machiavel neût pas intitulé son livre : Le Prince, mais Le Pouvoir. LE POUVOIR, être moral, créature de raison, devant rester un et fort, est quelque chose de plus grand que LE PRINCE étudié par le célèbre Florentin. Il y a progrès.
En revanche, à partir de 1840, notamment dans le Catéchisme social, Balzac nie que le politique puisse être concerné par le progrès :
Sous certains rapports, le progrès est possible dans des limites données, mais, dans lordre religieux et politique, il ny a pas de progrès possible, car les idées sur lesquelles elles reposent sont justes, complètes, absolues.
Les nouvelles doctrines politiques, mot absurde, car il ny a que deux formes possibles pour le pouvoir : laristocratie ou la démocratie, prétendent pour renverser le pouvoir que les systèmes naissent et croissent, quune philosophie complète serait une science absolue, impossible, et cest lassertion des gens qui radotent sur le libre-arbitre et sur la liberté. / Le pouvoir a une doctrine complète et finie.
Nier le progrès politique, cest bel et bien renoncer à inventer le machiavélisme moderne.
La politique est donc une et immuable. Cest dire quelle échappe à lhistoire, nest pas de son ressort. Ainsi le passé de lIntroduction à SCM nest-il pas à proprement parler historique. Le regard porté sur le XVIe siècle vise surtout à révéler lessence éternelle de la politique, comme en témoigne cette phrase : « Ce nest pas lhistoire dune république, ni dune société, ni dune civilisation particulière, cest lhistoire de lhomme politique, et lhistoire éternelle de la Politique, celle des usurpateurs et des conquérants » (183). Dans lexpression « histoire éternelle », le discours historique comme tel se dissout, faisant place à un tableau de la théorie politique.
Histoire au présent
Le passé étant investi par létude de la politique, on peut se demander ce quil advient du discours historique. Ici, lIntroduction à SCM semble préparer la réflexion de l« Avant-propos » : le discours historique va sapproprier le présent, et plus précisément les murs contemporaines. Le présent, déserté par la politique, souvre à linvestigation dun nouveau regard historique. Le mot de Vautrin, « il ny a plus de lois, il ny a que des murs » résume en quelque sorte cette évolution de la pensée balzacienne.
Une telle reformulation du champ de lhistoire sappuie sur une critique de la discipline historique, comme plus tard dans l« Avant-propos », mais en des termes bien plus virulents. Le défaut pointé nest pas la sécheresse, mais le mensonge, ce qui est bien plus grave :
On crie assez généralement au paradoxe, lorsque des savants, frappés dune erreur historique, essayent de la redresser ; mais pour quiconque étudie à fond lhistoire moderne, il est certain que les historiens sont des menteurs privilégiés qui prêtent leurs plumes aux croyances populaires, absolument comme la plupart des journaux daujourdhui nexpriment que les opinions de leurs lecteurs (167).
Plus loin Balzac regrette labsence d« indépendance politique » (ibid.), et évoque des « circonstances auxquelles les historiens préoccupés des intérêts politiques nont fait aucune attention » (201) : les « historiens » ont été « influencés tous par les protestants » (176).
Ce que Balzac reproche aux historiens, cest donc de penser dans lhéritage du calvinisme, vu comme source de tous les maux, porteur du germe de lindividualisme qui a engendré la Révolution et la monarchie de Juillet (« 1830 a consommé luvre de 1793 »). Dès la première page, Balzac assène : « Sans la révolution française, la critique, appliquée à lhistoire, allait peut-être préparer les éléments dune bonne et vraie histoire de France » (167). Atteinte de lhérésie qui a débouché sur la situation désespérée de 1840, lhistoire-discours présente un déficit de sens : loin dêtre à même de rendre compte du processus historique qui a abouti à la dissolution du politique, elle en est elle-même une victime.
Balzac semble ici se détacher des idéaux de la génération romantique des années 1820 pour laquelle la discipline historique était le moyen de ressouder le passé au présent, en accédant à la compréhension de la société contemporaine par la mise au jour des causes de la révolution. Sans doute ce regard pessimiste sur lhistoire, plus précisément sur les historiens « modernes » (175) est-il lié au fait que nombre de ces historiens ont participé aux gouvernements successifs de Juillet : Thiers, Guizot, ou Amédée Thierry (le frère dAugustin) auraient de fait cautionné la dissolution du politique. Ce serait alors moins la discipline que ses représentants qui sont mis en cause, puisque demeure un idéal dhistoire « impartiale » (177), ce qui ouvre la voie à une reformulation de lhistoire.
Le grand homme
Cette conception de la politique et de lhistoire qui se met en place au début des années 1840 forge une image tout à fait originale du grand homme, question au croisement de lhistorique, du politique, et du romanesque.
Le grand homme et lHistoire
Rappelons tout dabord que lépoque romantique a tendance à mettre en valeur laction du peuple : soit le grand homme est nié ; soit le poids de son action est amoindri. On a alors toute « une conception fonctionnaliste du grand homme, érigé en « représentant, incarnation, symbole, porte-parole de son temps, et de celui-ci exclusivement » : pour Guizot, le grand homme « comprend mieux que tout autre les besoins de son temps ». Plus radicalement, Mignet assène : « il ne suffit pas dêtre grand homme, il faut venir à propos ». On reconnaît là la pensée de Hegel, vulgarisée en France par Victor Cousin.
Il est frappant de voir à quel point la pensée de Balzac se situe à lopposé de cette conception de la génération romantique. Loin de mettre en uvre lhistoire, le grand homme balzacien est celui qui tente de lutter contre son principe dissolvant :
La gloire de Catherine de Médicis, aux yeux des hommes dÉtat, qui népousent point leurs préjugés et qui acceptent les hommes et les événements comme des chiffres, sera davoir compris cette guerre et davoir voulu létouffer. Elle échoua dans le sang (1051-1052).
Autrement dit, le grand homme est celui qui tente en vain de lutter contre linstauration dun avenir qui est le présent des années 1840 : « Aussi devons-nous trouver bien grande la femme qui sut deviner cet avenir et qui le combattit si courageusement » (174). Tel est aussi Napoléon, qui voulut restreindre le principe de lÉlection dans les bornes dune assemblée consultative, freinant ainsi le processus révolutionnaire. Et Balzac de célébrer « les grands politiques qui furent vaincus dans cette longue lutte » de cinq siècles » (173).
Au début des années 1830, il semblait encore possible de croire en un grand homme qui viendrait régénérer la France : « Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de lindividualisme pour refaire la nation » disait Benassis. Mais si, dans Le Curé de Village, labbé Bonnet espère encore :
Létranger, grandi sous la loi monarchique, nous trouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sans propriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec lÉlection, sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec lÉgalité. Espérons que dici là, Dieu suscitera un homme providentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvel esprit, et que, soit Marius soit Sylla, quil sélève den bas ou vienne den haut, il refera la Société.
Lingénieur Gérard lui répond : « On commencera par lenvoyer en Cour dassise ou en Police correctionnelle » avant de citer lexemple de Jésus. La régénération sous limpulsion dun grand homme tiendrait du miracle : on peut y croire, mais il défie toute logique.
Une telle conception, en restaurant la dignité de cette figure, est foncièrement tragique puisque le grand homme, tout grand quil est, ne parvient pas à lutter contre les forces de lhistoire : Balzac en fait un héros qui lutte contre une fatalité historique.
Contre Cinq-Mars
De fait le grand homme nexiste pas en soi, il est avant tout le résultat dune représentation (populaire, historique, romanesque). Balzac en est tout à fait conscient, et lIntroduction à SCM débute par une réflexion sur les « croyances populaires » (167) à lorigine de limage de certaines figures historiques : « Comment des personnages aussi célèbres que des rois ou des reines, comment des personnages aussi importants que des généraux darmée deviennent-ils un objet dhorreur ou de dérision ? » (168). Balzac condamne à la fois le peuple, qui « se crée un personnage ogresque, sil est permis de risquer un mot pour rendre une idée juste » (168) (Catherine, Brunehaut, Napoléon même seraient des ogres) et les historiens qui cautionnent cette représentation. Cette Introduction est donc une réponse à la préface de Cinq-Mars de Vigny, pour qui « lhistoire est un roman dans le peuple est lauteur » :
Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus, sen excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de gloire et ne pouvant porter si haute renommée [...] les pauvres gens demeurent historiques et sublimes malgré eux.
Les historiens auront beau redresser ces erreurs, elles demeurent, ce qui montre que la réalité des faits a en définitive peu dimportance, et le romancier ne fait en définitive que poursuivre ce processus de mythification. Si Vigny assume et prend en charge cette portée mythique, fût-elle erronée, Balzac, au contraire, dénonce ces erreurs historiques, même si ce processus de falsification de lhistoire est contemporain de lévénement : « Nous pouvons voir, par ce qui se passe de nos jours, que lhistoire se fausse au moment même où elle se fait » (199). Il convient de corriger ces erreurs afin de rétablir la vérité. Cependant, avec Vigny, Balzac reconnaît la vanité dune telle lutte :
[...] on apercevra les énormes travaux auxquels doivent se condamner les historiens qui voudront entreprendre la peinture vraie de la France pendant la Réformation [...] Évidemment cette histoire aura toujours deux historiens, un protestant et un catholique ; car limpartialité, dans le sens que lon donne à ce mot, ny est point permise. Aujourdhui nous navons plus quà en peindre le drame : la chose est jugée, nous sommes dévorés par lesprit du protestantisme (1277, var. a).
« Nous sommes dévorés » : lauteur sinclut dans ce processus. Cest dire que lentreprise même de Balzac dans ce portrait « impartial » de Catherine de Médicis sera vouée à léchec. Quoique cette page soit supprimée dans le Furne, un tel pessimisme est toujours visible dans le passage de « Catherine de Médicis expliquée » à « Sur Catherine de Médicis ».
Un grand homme de plume
Mais cest justement cette vanité de la lutte qui peut faire de lécrivain un grand homme. À légal de ces grands politiques qui tentaient en vain denrayer le futur, Balzac veut lutter contre le principe dissolvant du temps en gardant des traces du présent : la conservation de « ce qui disparaît », est au cur, on le sait, de son esthétique romanesque. Luniformisation bourgeoise menaçant le monde, il faut se dépêcher den fixer, sinon sauver, des parcelles. Le tournant de 1840 analysé par Nicole Mozet comme le passage de larchéologie à la collection est peut-être la prise de conscience à la fois de lurgence et de la vanité de cette lutte.
Peut-être même quavec la dissolution du politique, la ressource serait du côté de la plume :
Quand un grand homme se présentera-t-il pour dompter ce nouvel esprit des sociétés, comme Luther et Calvin ont vaincu lancien ? Quand se lèvera le Luther ou le Calvin de la monarchie et de la religion pour faire perdre à ces mots Liberté, Égalité, Élection leur funeste auréole ? Lentreprise est difficile, Napoléon y a déjà succombé. La plume en ceci nous semble plus puissante que lépée (1277, var. a).
Et plus loin : « LÉcritoire, aidée par le temps est plus forte que lÉpée » (1278). Lhomme de plume peut même faire tomber les grands hommes : « Léon X, luvre de Philippe II et de son duc dAlbe, les Guise, Catherine, la monarchie de Louis XIV, lempire de Napoléon, tous ces colosses ont succombé devant de petits volumes » (1278). On ne saurait pourtant y voir un plaidoyer pro domo, puisque Balzac vient de sinclure dans le nombre de victimes dévorées « par lesprit du protestantisme ».
Fait remarquable, cette page qui contient à la fois laveu déchec de lauteur et lespérance dune réforme par le grand homme de plume a été supprimée dans lédition Furne (1846), seule modification majeure à lédition Souverain à SCM. Peut-être parce que ce passage contredit la posture politique élaborée par l« Avant-propos », écrit peu après lIntroduction. La comparaison entre lhomme de plume et lhomme dÉtat y est reprise, mais cette fois semble bien sappliquer à lauteur :
La loi de lécrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à lhomme dÉtat, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes. Machiavel, Hobbes, Leibniz, Kant, Montesquieu sont la science que les hommes dÉtat appliquent. « Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes ; car les hommes nont pas besoin de maîtres pour douter », a dit Bonald. Jai pris de bonne heure pour règle ces grandes paroles, qui sont la loi de lécrivain monarchique aussi bien que celle de lécrivain démocratique.
Bien plus, la politique nest pas cantonnée dans le passé, mais peut se conjuguer au présent, voire au futur :
Sans être lennemi de lÉlection, principe excellent pour constituer la loi, je repousse lÉlection prise comme unique moyen social, et surtout aussi mal organisée quelle lest aujourdhui, car elle ne représente pas dimposantes minorités aux idées, aux intérêts desquelles songerait un gouvernement monarchique. [...] Comme lÉlection est devenue lunique moyen social, si jy avais recours moi-même, il ne faudrait pas inférer la moindre contradiction entre mes actes et ma pensée. Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler, quil y a danger pour tous à sen servir, et il y a passe lui-même quand ce pont est la seule route pour arriver à la ville.
Cest que ce texte vise à la construction dun édifice. Il sagit de fonder, non de déplorer la perte, il faut susciter la foi en un auteur, et à cette fin, lui-même doit (paraître) croire en certains principes. Car pour ne pas être un maître du doute, Balzac doit se présenter avec une foi, avec la foi. Le pessimisme visible dans les pages supprimées de SCM nest plus de mise. Cest pourquoi histoire et politique sont ici réconciliées : « On cherchera querelle au romancier de ce quil veut être historien, on lui demandera raison de sa politique ».
Mais comme lindiquent ces propos, politique et histoire semblent surtout là pour asseoir le roman ; ce qui change tout par rapport à la perspective de 1832, et ce qui est aussi, dune certaine manière, dire la disparition du politique : « chacun sentira quune préface aussi succincte que doit lêtre celle-ci ne saurait devenir un traité politique ». Si l« Avant-propos » est une ouverture romanesque à luvre, cette préface qui serait un « traité politique », présente ici en creux, cest bien lIntroduction à SCM, tournant essentiel de la pensée balzacienne.
Aude DÉruelle
(Université de Nice)
Les ScÈnes de la vie politique :
histoire dun inaboutissement
Lenjeu de cet article est détudier comment les Scènes de la vie politique se sont constituées dans lédition Furne de La Comédie humaine, quelles difficultés Balzac a rencontrées et en quoi finalement cette réalisation na pas été pleinement satisfaisante. La perspective adoptée est macrogénétique. Il sagira dabord de procéder à un historique, lequel sera descriptif, pour ensuite interroger les raisons du ratage, il ny a pas dautre mot, de ces Scènes de la vie politique. Cela à nos yeux devrait permettre de comprendre quelques-unes des spécificités du politique balzacien.
Préhistoire : les Scènes de la vie politique avant lédition Furne (1830-1837)
Si les Scènes de la vie politique sont parmi les dernières à paraître dans le Furne (août 1846), elles ont été conçues en même temps que les autres, au début des années 1830. Avec les Scènes de la vie privée, parues en avril 1830, elles sont même parmi les toutes premières, puisquelles sont mentionnées le 8 mai 1830 dans une note de La Mode, accompagnant la parution des Deux Rêves ; voici cette note :
Ce morceau est lun des plus importants que contiendra le livre auquel M. de Balzac travaille depuis longtemps, et qui a pour titre Scènes de la vie politique. Cet ouvrage, digne de lauteur des Scènes de la vie privée, fait partie dune collection remarquable publiée par la maison Mame et Delaunay-Vallée. Nous avons déjà fait connaître à nos abonnés Kernock le pirate, extrait des Scènes de la vie maritime par M. Eugène Sue, et El Verdugo, extrait des Scènes de la vie militaire. Le succès que ces fragments ont obtenu dans le monde et dans les salons nous a permis de croire quon accueillerait avec plaisir un article dont la gravité contraste peut-être avec lesprit de ce recueil.
Se dessinent en filigrane quelques-uns des linéaments de la production balzacienne à venir, mais il faudra beaucoup de temps pour que ceux-ci parviennent à sorganiser en un réseau. Pour lheure, les Scènes de la vie politique ne sont pas un regroupement, à peine une dénomination. Elles sont, dans le meilleur des cas, un casier ouvert, dans lequel à part Les Deux Rêves il ny a rien. Significativement Balzac ne cherche pas à remplir ce casier, il le vide au contraire, puisque dès lannée suivante, en septembre 1831, il intègre ces Deux Rêves aux Romans et contes philosophiques. Pour autant, lidée dun regroupement ne disparaît pas tout à fait, et on pourrait se demander en particulier si le projet des Conversations entre onze heures et minuit qui occupe Balzac au début des années 1830 nest pas étranger à celui des Scènes de la vie politique. Mais ce projet lui-même, dans le rapport quil entretient avec les ci-devant Scènes de la vie politique, restera en sommeil pendant plusieurs années. De 1831 à 1835 en tout cas il nest plus question des Scènes de la vie politique. Cest assez compréhensible, puisque Balzac, occupé dabord par les Scènes de la vie privée (avril 1830 et mai 1832), mène ensuite de front, à quelques mois dintervalle, les Études philosophiques chez Werdet et les Études de murs au XIXe siècle chez Mme Béchet. Cest alors que les Scènes de la vie politique refont surface, lorsque F. Davin, le porte-plume de Balzac, dans lIntroduction quil donne en avril 1835 aux Études de murs au XIXe siècle, se livre à une description analytique des différentes « Scènes » (Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie parisienne, Scène de la vie politique, Scènes de la vie militaire, Scènes de la vie de campagne) dont elles se composent, ou plutôt doivent se composer. Après avoir caractérisé les trois premières « Scènes », il écrit :
Les Scènes de la vie politique exprimeront des pensées plus vastes. Les gens mis en scène y représenteront les intérêts des masses, ils se placeront au-dessus des lois auxquelles étaient asservis les personnages des trois séries précédentes qui les combattaient avec plus ou moins de succès. Cette fois, ce ne sera plus le jeu dun intérêt privé que lauteur nous peindra ; mais leffroyable mouvement de la machine sociale, et les contrastes produits par les intérêts particuliers qui se mêlent à lintérêt général. Jusque-là lauteur a montré les sentiments et la pensée en opposition constante avec la société, mais dans les Scènes de la vie politique, il montrera la pensée devenant une force organisatrice et le sentiment complètement aboli. Là donc, les situations offriront un comique et un tragique grandioses. Les personnages ont derrière eux un peuple et une monarchie en présence ; ils symbolisent en eux le passé, lavenir ou ses transitions, et luttent non plus avec des individus, mais avec des affections personnifiées, avec les résistances du moment représentées par des hommes.
Et il ajoute : « Les Scènes de la vie militaire sont les conséquences des Scènes de la vie politique » (I, 1148). Cette description des Scènes de la vie politique est précieuse, car cest la seule en fait qui existe, on ne trouvera que quelques autres jugements parcimonieux par la suite, à lexception dun passage de lAvant-propos, qui reprend presque lIntroduction de 1835 : « Après avoir peint dans ces trois livres la vie sociale, il restait à montrer les existences dexception qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous, qui sont en quelque sorte hors de la loi commune : de là les Scènes de la vie politique » (CH, I, 19). De 1835 à 1842, il ny a pas eu de modification du point de vue à légard de ces « Scènes », elles sont envisagées dans une perspective presque exclusivement philosophique : cest « leffroyable mouvement de la machine sociale », où se rencontrent conflictuellement « les intérêts des masses » et « les intérêts particuliers ». La relation avec les Études philosophiques, dont le premier volume a paru en décembre 1834 et pour lesquelles F. Davin a rédigé aussi une Introduction est spécialement visible, ainsi que le montre une formule comme « la pensée devenant une force organisatrice et le sentiment complètement aboli ». On est donc en présence, avec le projet de ces Scènes de la vie politique sarticulant avec les trois autres séries déjà parues, dun projet totalisateur qui embrasse lensemble de la société de la France du XIXe siècle.
Tout cela devrait être donc promis au plus bel avenir. Cest ainsi que six mois après lIntroduction de F. Davin, Balzac déclare dans la préface des Scènes de la vie parisienne (novembre 1835) : « Les Conversations entre onze heures et minuit, qui devaient terminer les Scènes de la vie parisienne, et qui furent annoncées, serviront dintroduction aux Scènes de la vie politique, car elles forment une transition naturelle entre la peinture des extrêmes de Paris, qui dissolvent incessamment les principes sociaux, et celles des scènes de la vie politique, où lhomme se met au-dessus des lois communes, au nom des intérêts nationaux, comme le Parisien sy met au nom de ses passions fortes et de ses intérêts agrandis » (CH, V, 1410-1411). La proximité des idées exposées ici avec le développement sur ces Scènes de la vie politique est bien visible et une espèce de dispositif est mis en place avec les Conversations entre onze heures et minuit. Mais cest en fait, nous semble-t-il, surtout un moyen de ranimer le projet de ces Conversations qui remonte à 1832 et que Balzac ne veut pas abandonner. Mais les Conversations entre onze heures et minuit naboutiront pas ; pas plus, à cette date, que les Scènes de la vie politique. Il est encore question de celles-ci en 1836, lorsque, à la fin du Livre mystique (Werdet, 2e édition, janvier 1836) est publiée une liste duvres constituant la deuxième partie des Études de murs au XIXe siècle, en loccurrence les trois « Scènes » qui nont pas encore paru (Scènes de la vie politique, Scènes de la vie militaire, Scènes de la vie de campagne). Les Scènes de la vie politique daprès cette liste devraient contenir Conversations entre onze heures et minuit, Le Petit Souper, Deux Extrêmes. Comme on peut le constater, ce regroupement est assez ectoplasmique.
Il nest en tout cas plus fait mention des Scènes de la vie politique, pendant les deux années suivantes (1835-1836), elles ont lair davoir complètement naufragé. En fait, Balzac est pris par quelques grands romans qui loccupent, comme Le Père Goriot, Séraphîta et Le Lys dans la vallée, entre autres, pour ne rien dire de la publication des uvres complètes dHorace de Saint-Aubin. Il soccupe surtout de terminer les Études de murs au XIXe siècle, dont le dernier volume paraît chez Werdet en février 1837, avec La Grande Bretèche, La Vieille Fille et la première partie dIllusions perdues. Ce dernier texte est précédé dune intéressante préface. Balzac y dresse un état de ses différents chantiers, alors que sachève avec ce roman la publication des Études de murs au XIXe siècle. Dans son esprit, ce nest clairement quune étape ; les Études de murs au XIXe siècle doivent avoir une suite, elles ne constituent que les trois premières séries. Il annonce donc :
Il est probable que les trois autres séries, les Scènes de la vie politique, les Scènes de la vie militaire et les Scènes de la vie de campagne, ne demanderont pas un plus grand laps de temps ; ainsi, ceux qui sintéressent à cette entreprise pourront bientôt voir toutes ses proportions, et comprendre par la seule exposition des cadres les immenses détails quelle comporte (CH, V, 109).
Exactement à la même époque, dans une lettre à Mme Hanska du 10 février 1837, alors que le dernier volume des Études de murs au XIXe siècle vient donc de paraître depuis huit jours à peine, il annonce à sa correspondante quil lui reste désormais à écrire « les treize derniers volumes » et quil « espère avoir fini en 1840 ».
Ces déclarations optimistes sexpliquent sans mal par le grand projet éditorial des Études sociales, qui rassemblerait lensemble de sa production. En cette occasion Balzac signe un important contrat avec Delloye, Lecou & Bohain. Lensemble comprendrait 50 demi-volumes, ce qui correspond aux 12 volumes parus chez Mme Béchet et Werdet, et aux 13 nouveaux volumes, comprenant les trois « Scènes » dont parle Balzac à Mme Hanska le 10 février. Malheureusement le projet ne connaîtra quune réalisation extrêmement partielle, qui se réduira à la publication dune édition de La Peau de chagrin (Delloye & Lecou, juillet 1838). Lopération elle-même était très compromise dès lété de 1837 et à lautomne Balzac annonce à Mme Hanska son échec de facto. Cest à ce moment-là, semble-t-il, quil dresse un catalogue de ses uvres, comme sil essayait de conjurer cet échec éditorial par un nouveau projet. Ce catalogue est connu sous le nom de « catalogue Delloye », on le date de la fin de lannée 1837. À peu de choses près, les uvres se présentent sous la même disposition, si ce nest quil sobserve une amplification : de 13 volumes on passe à 15, qui se distribuent en quatre pour les Scènes de la vie politique, six pour les Scènes de la vie militaire et cinq pour les Scènes de la vie de campagne. Mais comme précédemment ce projet nest pas suivi deffet et les trois « Scènes » disparaissent de lhorizon, pour près de dix-huit mois. Il faudra attendre quun nouveau dispositif éditorial sélabore, pour que lon assiste à leur réapparition.
Avant de voir comment elles ont réapparu, nous pouvons dès à présent parvenir à une conclusion provisoire, à savoir que les Scènes de la vie politique, comme les Scènes de la vie militaire et les Scènes de la vie de campagne, nont en ces années pré-Furne dexistence que métagénétique ; elles ne sont mentionnées dans le texte balzacien que lorsquest projetée une configuration totalisante. En la circonstance sobserve un très net clivage entre la production de Balzac elle-même, au jour le jour si lon peut dire, et la construction macrogénétique, fantasmatique ou virtuelle, qui elle aussi connaît des variations et des modifications, la question étant pour Balzac de donner une réalité à cette construction macrogénétique en y inscrivant, et pas seulement sous forme de titres, les uvres composant les trois nouvelles « Scènes » prévues. Ce nest pas seulement de remplir des cadres quil sagit. Plus profondément, cest une affaire de rythme, et même de rythmes au pluriel, le rythme de lécriture et le rythme de la structure. La difficulté pour Balzac est darriver à soumettre sa production au plan densemble qui doit être celui de ses uvres complètes. Il apparaît dans son esprit que lélaboration dune structure organisatrice devrait suffire à dynamiser sa production et à faire advenir au jour les livres qui doivent entrer dans cette structure et lui donner sens. Il y a là une difficulté évidente, elle se rencontrera jusquà la fin de la vie de Balzac et aucune solution ne sera apportée.
Les Scènes de la vie politique à la fin des années 1830 et dans lédition Furne (1838-1846)
Le développement ultérieur de luvre de Balzac confirme les analyses précédentes. En effet, les Scènes de la vie politique, qui sétaient éclipsées avec léchec du projet des Études sociales, sont de nouveau mentionnées au printemps de 1839, précisément lorsquune nouvelle configuration éditoriale totalisante est en vue. Balzac sest mis en quête dun éditeur et lui expose dans une lettre-contrat qui est aussi une lettre-catalogue la composition de La Comédie humaine (cest dans cette lettre quapparaît pour la première fois le titre). Quelques mots sur cette lettre, tout dabord. Longtemps, elle a été datée du premier semestre de 1840, et dans son édition du volume IV de la Correspondance R. Pierrot en 1966, proposait le mois de janvier, sans certitude absolue ; dautre part, le nom du destinataire était inconnu. Or récemment, R. Pierrot a trouvé le nom de ce destinataire : il sagit de Dutacq ; il est arrivé aussi à dater la lettre de la fin du mois davril 1839, ce qui permet de mieux comprendre un certain nombre de choses.
Nous en venons maintenant à la lettre elle-même. Elle est particulièrement détaillée en ce qui concerne les Scènes de la vie privée, les Scènes de la vie parisienne et les Scènes de la vie de province, et, dans une moindre mesure, les Scènes de la vie de campagne. Cest parfaitement compréhensible, puisque tout ce qui a été publié jusquà présent relève pour lessentiel de ces séries. Comme il est très compréhensible inversement que Balzac nentre pas dans le détail des Scènes de la vie politique et des Scènes de la vie militaire, inexistantes matériellement à cette date. Il écrit à leur propos : « Les 2 livres à faire sont les Scènes de la vie politique et les Scènes de la vie militaire » (Corr., IV, 36). Pourtant Balzac essaie de donner un tant soit peu de réalité à ces « Scènes ». Comme la remarqué S. Vachon, à partir de 1839 Balzac publie un nombre assez important de ses romans en préoriginale ou en originale, en les sous-titrant par exemple Scène inédite de la vie privée pour Une fille dÈve (Le Siècle, janvier 1839) ou Nouvelle scène de la vie privée pour Béatrix (Le Siècle, avril-mai 1839) ou encore Scène de la vie parisienne pour Une princesse parisienne [Les Secrets de la princesse de Cadignan] (La Presse, août 1839). Cela montre, sil était besoin, quà ses yeux son entreprise ne sest pas arrêtée avec le dernier volume des Scènes de la vie de province paru chez Werdet, mais quelle est appelée à se prolonger. Il est spécialement intéressant que ce système paratextuel se mette en place en 1839, cest-à-dire lannée même où apparaît le titre de La Comédie humaine et où un projet éditorial relativement précis se fait jour. Celui-ci naboutira pas cependant, mais clairement une structuration a été trouvée, au point que le Furne trois ans plus tard suivra de près la lettre-catalogue de 1839. Il est à cet égard très significatif que Balzac continuera, après léchec de ce nouveau projet éditorial, de recourir au procédé du sous-titrage. Ainsi en janvier 1841, dès la préoriginale du Commerce, Une ténébreuse affaire est sous-titrée Scène de la vie politique. Cela doit dautant plus être relevé que le traité avec Furne, Hetzel, Dubochet et Sanches doù sort La Comédie humaine ne sera signé que le 14 avril 1841, et donc quen janvier 1841 il ny avait toujours pas concrètement de cadre éditorial à ces Scènes de la vie politique. Cest la seule trace visible que nous ayons dun début de réalisation de ces « Scènes ». Mais il faut aussitôt constater quelles sont destinées à rester longtemps en souffrance, alors même que La Comédie humaine aura commencé à paraître chez Furne. Les raisons à cela sont circonstancielles comme elles sont structurelles.
En 1839, Balzac sefforce à tout prix de donner une réalité aux nouvelles « Scènes » qui doivent faire leur entrée dans ses uvres complètes. En particulier dans le discours métagénétique quil tient à loccasion de ses préfaces il signale quelle place doit revenir aux Scènes de la vie politique. On le voit faire ainsi dans les deux grands textes préfaciels quil rédige alors, la préface de lédition originale en volume dUne fille dÈve (Souverain, août 1839) et dans celle de Pierrette (Souverain, août 1840). Dans la première, Balzac, sexpliquant sur le procédé du retour des personnages, et dressant à titre dexemple la fiche de Rastignac, consigne à son sujet : « il accepte une place de sous-secrétaire dÉtat dans le ministère de de Marsay, après 1830 » (II, 266), et accompagne cette indication de la précision suivante : « (voir les Scènes de la vie politique) ». Le caractère métagénétique de cette préface, qui est exactement contemporaine, dune édition projetée des uvres complètes sintitulant La Comédie humaine explique sans mal la mention de ces Scènes de la vie politique, qui nexistent toujours pas à cette époque, en dehors de leur annonce au début des années 1830. Pareillement dans la préface de Pierrette, un an plus tard, évoquant la figure de Maxime de Trailles et, à sa suite, celle de de Marsay, il écrit à propos de ce dernier :
Toute sa belle vie est dans les Scènes de la vie politique. Ces trop célèbres scènes sont malheureusement encore dans les compartiments dacajou où dorment tant de marionnettes impatientes de sélancer dans la vie du cabinet de lecture (CH, IV, 23).
Même si Balzac ne semble pas sinquiéter outre mesure du sort des marionnettes en question, il se préoccupe de plus en plus des compartiments dacajou dans lesquelles elles dorment. Les marionnettes ne demandent quà se réveiller, et la mise en route de La Comédie humaine chez Furne en 1842 devrait les tirer de leur sommeil. Ce nest pas le cas. Cela tient à la logique qui régit de manière empirique la parution des différents volumes. Comme il est évidemment hors de question de faire ici lhistoire de la publication de La Comédie humaine entre 1842 et 1848, nous nous contenterons de relever les dysfonctionnements éditoriaux qui ont compromis lentreprise en général, et les Scènes de la vie politique tout particulièrement.
En premier lieu, que Balzac ne se soit pas attaché dabord aux « Scènes » quil navait pas encore écrites est tout à fait compréhensible ; il ne pouvait dailleurs faire autrement que publier les Scènes de la vie privée, qui depuis très longtemps ont une existence bien établie, et, dans le même ordre didées, les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie parisienne, pour lesquelles il na cessé décrire pendant des années. Seulement les choses ont été un peu plus compliquées. Avant tout, parce que les Scènes de la vie privée et les Scènes de la vie parisienne nétaient pas complètement terminées, et cest avec ce handicap initial, qui sest révélé très difficile à combler, que Balzac a abordé la publication de La Comédie humaine. Assez vite des perturbations sérieuses dans la publication se produisent.
Il existait bien un scénario génétique idéal : achever les chantiers en cours, en loccurrence les romans destinés aux trois « Scènes » que lon qualifiera dhistoriques, Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne et Scènes de la vie de province et entreprendre en parallèle les trois nouvelles « Scènes ». Balzac avait en tête ce scénario : dans la préface de la deuxième partie dIllusions perdues, Un grand homme de province à Paris (Furne, juillet 1843), il écrivait : « Quant au mouvement politique, à lambition du député, cest une Scène qui appartient aux Scènes de la vie politique, et presque terminée ; elle est intitulée Le Député à Paris » (CH, V, 117). Mais pour lheure, ce sont les Scènes de la vie privée, de la vie parisienne et de la vie de province qui devaient à tout prix être terminées. Celles-ci terminées, du même coup, les trois « Scènes » que nous venons de mentionner étaient elles-mêmes finies, ce qui permettaient ultérieurement de passer aux Scènes de la vie politique et aux Scènes de la vie militaire. Ce scénario, si Balzac la jamais imaginé, na pas été suivi. Il est vite apparu que les uvres qui navaient connu quune publication partielle, ou plutôt tronquée, comme Béatrix, dont na paru que la première partie, en avril 1839, ou, selon une configuration bien pire, Splendeurs et misères des courtisanes, dont nexiste quun épisode, celui constitué par la nouvelle de 1838, La Torpille, ces uvres ont pris beaucoup de temps pour être menées à terme. Notamment lécriture de Splendeurs et misères des courtisanes pendant des années sera un véritable boulet pour Balzac, compromettant lensemble de lentreprise, et pas seulement les Scènes de la vie parisienne. Sans entrer dans le détail très complexe de la parution des Études de murs entre 1842 et 1848, on notera que, par un effet pervers qui a eu des conséquences catastrophiques, parmi lesquelles linachèvement éditorial de La Comédie humaine, Balzac se trouve obligé de faire paraître à un rythme régulier des uvres sintégrant dans des séries, les « Scènes », mais que celles-ci, du fait que certaines sont incomplètes étant donné que les romans les composant ne sont pas achevés pour certains dentre eux, voient leur rythme de publication perturbé, contraignant Balzac à procéder à des décrochements et à des intercalations, ajournant la parution de tel volume des Scènes de la vie privée, par exemple, le temps quil soit terminé, et lui substituant tel autre volume des Scènes de la vie de province ou de la vie parisienne, jusquà ce quà nouveau le système se grippe, quand lincomplétude de ces dernières « Scènes » empêche leur publication. Etc.
Le problème, sans aucune solution, qui commence donc avec urgence à se poser à Balzac en 1843, cest celui de la copie. Il a, en effet, mangé son pain blanc et désormais éprouve des difficultés réelles pour donner de la matière aux éditeurs de La Comédie humaine. En 1842, de juin à novembre, il a publié trois volumes sur quatre des Scènes de la vie privée, mais il ne peut donner le quatrième volume, puisque la seconde partie de Béatrix nest pas écrite. De là une rupture dans lordre de parution avec la publication de trois volumes de Scènes de la vie de province. Leur intercalation a pour but de gagner le temps nécessaire à lachèvement des Scènes de la vie privée. Cest réalisé avec la publication des premier, deuxième et quatrième tomes des Scènes de la vie de province, respectivement en janvier, avril et juillet 1843. Le troisième volume, qui comprend La Vieille Fille, Le Cabinet des Antiques et Le Lys dans la vallée, est reporté à plus tard, non pas parce quil contient des uvres qui ne sont pas achevées (elles le sont toutes), mais pour éviter la bizarrerie de publier immédiatement à la suite du quatrième volume (Illusions perdues) le troisième volume, lequel quatrième volume ne pouvait être le troisième, mais le dernier de la série, puisquil sarticulait sur les Scènes de la vie parisienne. Signalons au passage que dès le début de lentreprise une grande latitude était donnée à Balzac dans lordre de parution des différents volumes. Le traité du 2 octobre 1841 stipulait à larticle treizième : « Lordre et la distribution des matières, la tomaison et lordre des volumes appartiendront exclusivement à M. de Balzac » (Corr., IV, 317). Balzac, pour le pire, na pas manqué duser et dabuser de cette clause.
En 1844 lorganisation éditoriale de La Comédie humaine commence à se déliter, cétait prévisible. Une lettre à cet égard revêt une importance capitale, celle que Balzac adresse le 5 janvier 1844 à Dubochet, lun des trois associés qui éditent La Comédie humaine, avec Furne et Hetzel. À cette date la publication a pris du retard et Balzac propose à léditeur d« envoyer une petite note à tous ceux qui prennent des livraisons » (Corr., IV, 662) leur expliquant comment les lacunes amenées par linterruption seront comblées. Après quoi Balzac avec Dubochet entre dans le détail de ses difficultés qui sont inextricablement à la fois décriture et dédition : il a des uvres à écrire et dautres à éditer, mais ces opérations respectives ne sont pas séparables les unes des autres. À cela sajoutent les autres chantiers que Balzac a en train, comme, parmi un certain nombre, Un grand artiste [Les Petits Bourgeois]. Seules des mesures précaires, qui sapparentent au rafistolage, sont envisageables. Parmi elles, la suivante que propose Balzac à Dubochet : « Le Ier volume des Scènes de la vie politique sera un en-cas nécessaire pour arriver aux délais des publications nouvelles » (Corr., IV, 664). Cette phrase fixe le sort des Scènes de la vie politique et les condamne à linaboutissement qui sera le leur deux ans plus tard.
Balzac a bien réussi à rattraper une partie de son retard en publiant coup sur coup les trois premiers volumes des Scènes de la vie parisienne (novembre 1843 pour le t. I et septembre 1844 pour les t. II & III) et de la sorte a pu faire paraître le troisième volume des Scènes de la vie de province (septembre 1844) en attente depuis un an, mais cest en fait un vrai trompe-lil : la publication de La Comédie humaine sinterrompt en ce mois même de septembre 1844 pour plus dune année. La situation est tellement inextricable, pour ne pas dire dramatique, que Balzac dresse en 1845 un « Catalogue des ouvrages que contiendra La Comédie humaine », alors même que La Comédie humaine existe. Cest pour Balzac essayer fantasmatiquement de repartir à zéro, de reconstruire à nouveaux frais, enfin, quelque chose qui serait vraiment La Comédie humaine. Cest une autre Comédie humaine, mais aussi la même, plus complète, avec bien plus de romans, sans lacunes, etc., selon une poétique qui serait celle de lamplification et de lexhaustion, si elle nétait celle de la fuite en avant. Pour ce qui est des Scènes de la vie politique dans ce catalogue, elles constituent, sur les vingt-six prévus, trois volumes, regroupant Un épisode sous la Terreur, LHistoire et le Roman, Une ténébreuse affaire, Les Deux Ambitieux, LAttaché dambassade, Comment on fait un ministère, Le Député dArcis et Z. Marcas. De manière révélatrice, sur les huit uvres nomenclaturées, trois seulement ont été écrites et publiées ; de manière tout aussi révélatrice, Le Député dArcis est considéré comme écrit. Inutile de se demander si Balzac croyait sérieusement à la réalisation de ces uvres ; peut-être y croyait-il, dans lordre du fantasme.
Dans lordre de la réalité, il est surtout occupé de boucler la publication de lensemble, et pour cela il est plus ou moins condamné à des solutions de fortune. Cest parfaitement visible dans lorganisation matérielle des volumes dÉtudes de murs quil fait paraître, lors de la reprise de la publication de La Comédie humaine, au second semestre de 1845, puis en août 1846. En 1845 sortent enfin les 4e et 13e volumes, occupés respectivement par le t. IV des Scènes de la vie privée (Béatrix [dernière partie], La Grande Bretèche, Modeste Mignon, Honorine et Un début dans la vie) et par les Scènes de la vie militaire (Les Chouans, Une passion dans le désert) et les Scènes de la vie de campagne (Le Médecin de campagne, Le Curé de village) ensemble. Les Scènes de la vie politique continuent donc à jouer les Arlésiennes, à moins quelles ne soient promises au sort de faire les bouche-trou. En effet, ce nest pas elles qui font difficulté, mais les Scènes de la vie parisienne. Le cas des Scènes de la vie privée qui attendait lachèvement de la dernière partie de Béatrix étant réglé, réglé aussi de manière expéditive, en les couplant dans un même volume, le cas des Scènes de la vie militaire et des Scènes de la vie de campagne, que Balzac ne cherche même pas à compléter et qui font très chétive mine, cest des Scènes de la vie parisienne quil doit prioritairement se soucier, cela nest pas sans incidence sur les Scènes de la vie politique. Le problème avec les Scènes de la vie parisienne est quil faut les terminer, et pour cela finir Splendeurs et misères des courtisanes. Le début de ce gros roman a commencé à paraître chez De Potter en août 1844, puis chez Furne en septembre. Cela correspond approximativement à la première partie. La suite ne paraît, chez Furne, que lannée suivante, au second semestre de 1845, au 11e volume. Cest assez singulier, étant donné que le 11e volume a paru lannée précédente ; en 1845, cest la fin de ce 11e volume qui voit le jour. Or on peut très exactement voir comment les Scènes de la vie politique sont partie prenante dans cette affaire qui concerne les Scènes de la vie parisienne. Le texte de Splendeurs et misères des courtisanes en porte la trace : dans un passage du roman, relatif à la Police et à la Contre-Police, Balzac écrit : « Ce nest ici ni le lieu ni loccasion dentrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la vie parisienne ne sont pas les Scènes de la vie politique » (CH, VI, 534). Ce passage de la fin de la première partie du roman a été publié, en 1845, dans cette suite du 11e volume du Furne. À propos de la difficile gestion de ces Scènes de la vie politique, il est à cet égard très significatif que Balzac mette une note de régie, à son propre usage principalement, supposerons-nous, dans un texte qui appartient aux Scènes de la vie parisienne, pour dire quil ne faut pas confondre celles-ci avec celles-là. La confusion, en fait, nest pas possible entre elles, à la différence de ce qui se passe entre les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie de campagne ; mais au moment où Balzac essaie peut-être de donner une cohérence aux Scènes de la vie politique la confusion éditoriale est possible, elle est même bien réelle. Cest de limites quil sagit alors pour lui, le risque étant grand que ces « Scènes » interfèrent avec dautres et perdent une spécificité quelles nont pas. Surtout, on constate que macrogénétiquement les Scènes de la vie politique ne sont pas séparables des Scènes de la vie parisienne. La mise en place des Scènes de la vie politique dans le Furne a tout lair de relever dun principe de dénégation. Cest très complexe, et même très compliqué. Au moyen de toutes sortes dartifices éditoriaux, Balzac semploie à terminer les Scènes de la vie parisienne, en livrant Splendeurs et misères au fur et à mesure de leur écriture, mais, dun autre côté, il se sent pressé par les Scènes de la vie politique, et, quoi quil dise, ne serait pas mécontent dappuyer les unes sur les autres.
Cela se vérifie concrètement en août 1846, lorsque paraît le dernier volume, selon les conventions éditoriales de 1841, de La Comédie humaine, qui se trouve être le 12e volume de lensemble. Volume singulier lui aussi : il est constitué des troisième et quatrième livres des Scènes de la vie parisienne et il est constitué aussi, tout arrive mais dans quel état... des Scènes de la vie politique. Cette livraison des Scènes de la vie parisienne rassemble la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes, Un prince de la bohème, Esquisse dhomme daffaires daprès nature [Un homme daffaires], Gaudissart II et Les Comédiens sans le savoir. Ce sont de petits bouts, mais pourtant pas des fonds de tiroir ; et pour ce qui est de lunité thématique et idéologique, la réussite est admirable : toute la poétique romanticoco du politique balzacien, fait denvers, dinversion et de bohème, est prise dans un ensemble « bien coupé, mal cousu » (Hugo, Les Misérables, IV, I, 1-2). Les Scènes de la vie politique, quant à elles, qui occupent les trois cinquièmes de ce 12e volume, sont composées dUn épisode sous la Terreur, dUne ténébreuse affaire, de Z. Marcas et du premier épisode de LEnvers de lhistoire contemporaine. Nous examinerons un peu plus loin la cohésion de ce regroupement, nous nous attacherons ici seulement à la présence de LEnvers de lhistoire contemporaine dans les Scènes de la vie politique du Furne. Sans nous demander si cest une scène de la vie politique ou une scène de la vie parisienne le roman peut entrer dans lune ou lautre catégorie , nous insisterons sur une particularité très remarquable de ce texte, à savoir quil en paraît seulement la première partie dans ce 12e volume du Furne. Cela est dautant plus intéressant quen ce même mois daoût 1846 a paru chez Roux et Cassanet ce premier épisode de LEnvers, sous le titre de La Femme de soixante ans. La publication dans le Furne na donc pas pour but de donner une existence éditoriale au texte, mais bien dêtre un « en-cas », selon lexpression de Balzac, qui à la fois complète le volume dune centaine de pages (CH, VIII, 434-531) et donne une longueur honorable aux Scènes de la vie politique.
Précisons pour finir que ni le second épisode de LEnvers de lhistoire contemporaine ni la quatrième partie de Splendeurs et misères (La Dernière Incarnation de Vautrin) ne seront publiés dans le Furne, alors que çaurait été possible ; le 17e volume sera entièrement occupé par La Cousine Bette et Le Cousin Pons, Balzac ayant sans doute préféré exploiter le succès commercial des Parents pauvres plutôt que de donner la fin de deux romans quil traînait après lui depuis de nombreuses années.
En conclusion du panorama rétrospectif qui précède, il apparaît que Balzac a pris son parti, vers 1844, de ne pas davantage sembarrasser des Scènes de la vie politique et quil sest résigné à ce quelles naient pas la place quil prévoyait encore pour elles en 1842 dans lAvant-propos. Cependant, plutôt que demployer le mot déchec à leur propos, il vaut mieux parler dinaboutissement. Celui-ci nest pas à imputer à des difficultés dordre idéologique, comme celles que rencontrera Hugo entreprenant décrire le roman de la Terreur, Quatre-vingt-Treize, mais à une gestion de luvre qui finalement lui a complètement échappé, selon un mouvement dentropie ou de débâcle qui en fin de course a eu raison de La Comédie humaine elle-même et la laissée irrémédiablement inachevée. En ce qui concerne plus précisément les Scènes de la vie politique, nous avancerons quelles appartiennent à une époque archaïque de luvre. Celle-ci pendant des années sest développée sans ces « Scènes », tout leffort de Balzac sétant concentré pendant des années sur les trois séries qui ont formé les Études de murs au XIXe siècle chez Mme Béchet, puis lessentiel des Études de murs chez Furne. Il na pas été possible par la suite de raccrocher ces Scènes de la vie politique,ainsi que les Scènes de la vie militaire, aux trois autres « Scènes ». (Pour les Scènes de la vie de campagne, le problème ne se posait pas dans les mêmes termes, du fait du flottement entre province et campagne.) Luvre sest élaborée en dehors delles, comme si deux régimes génétiques avaient coexisté, et, en partie, sétaient ignorés. Balzac en tout cas na pas été en mesure de réduire lécart, poétique et idéologique, quil y avait entre ces deux catégories de « Scènes ». Dun autre côté, il ne semble pas avoir été un seul moment envisageable pour Balzac déliminer les Scènes de la vie politique. Dès lors il a été contraint, en leur donnant une existence, de passer une sorte de compromis avec lui-même et avec La Comédie humaine. Doù ce côté « pièce rapportée » des Scènes de la vie politique.
Le politique à luvre
Quelles conclusions maintenant tirer de cette approche macrogénétique relativement à la question du politique ou de la politique de Balzac ? à peu près aucune, sinon négative. Le ou la politique de Balzac, peu importe le genre, nest pas à chercher dans La Comédie humaine. Certainement il y a de lidéologie, et la plus massive et la plus visible qui soit, mais cest tout. Le privé, le parisien, le provincial, le campagnard peut-être, pour ne rien dire du philosophique ou de lanalytique, peuvent se laisser isoler, ou du moins définir, fût-ce en creux, mais le politique se dérobe résolument. Balzac peut tenir à son propos un discours, dans lAvant-propos ou dans lIntroduction de F. Davin, mais il ne parvient pas à lui donner une réalité dans la machinerie densemble de La Comédie humaine. (La même remarque pourrait être faite pour les Scènes de la vie militaire, si proches par ailleurs et à tous égards des Scènes de la vie politique, si ce nest que les enjeux attachés à celles-ci sont dinfiniment moindre importance que les enjeux attachés à celles-là.) Il est de ce point de vue très significatif que les lignes de lAvant-propos qui leur sont consacrées reprennent, mais en les affadissant, les jugements émis par F. Davin à leur sujet huit ans auparavant, comme si rien en ce domaine navait changé entre le début de la publication des Études de murs au XIXe siècle et La Comédie humaine, les Scènes de la vie politique restant à létat de quasi-projet. Nous y insistons, il y a le discours et il y a luvre, les confondre est impossible. Quelle part dès lors assigner au politique balzacien, dans luvre ? Conjointement comment ce politique est-il lui-même mis en uvre ? Compte tenu de notre orientation macrogénétique, nous nous reporterons aux Scènes de la vie politique, considérées dans leur ensemble et comme un ensemble.
Dans létat dachèvement ou, pour être plus exact, dinachèvement du Furne les Scènes de la vie politique sont particulièrement mal loties. Elles comprennent un grand roman, Une ténébreuse affaire, la moitié dun autre grand roman, Madame de La Chanterie, une grande et puissante nouvelle, Z. Marcas, et une petite nouvelle, Un épisode sous la Terreur. Génétiquement, cest assez divers, si lon peut dire, puisque sont rassemblés des textes écrits à des époques très éloignées dans le temps (la fin des années 1820 et les années 1840) ; thématiquement, cest un peu hétéroclite : le point de vue historique simpose dans Un épisode sous la Terreur et Une ténébreuse affaire, il est bien présent aussi dans Madame de La Chanterie, sauf quil sinscrit dans une perspective sociale, alors que Z. Marcas est le seul texte exclusivement politique, qui mette en scène un homme politique, sans que se produise quelque parasitage que ce soit. Le caractère mêlé de cet ensemble sexplique par des raisons principalement matérielles, en loccurrence la constitution chaotique des Scènes de la vie politique dans lédition Furne de La Comédie humaine, et, plus généralement, la gestion de la production balzacienne, genèse et structure, entre 1842 et 1846.
Il serait possible, mais artificiel à notre avis, de vouloir prétendre donner à cet ensemble une unité ou une cohérence. Par exemple, en essayant disoler à partir de ces uvres quelque chose comme la spécificité du politique balzacien. Cela présupposerait quil y a une unité textuelle qui transcende la diversité génétique et macrogénétique de ces uvres elles-mêmes. Ce dont nous doutons. Cest que le politique balzacien dans La Comédie humaine nest pas un domaine bien défini, à la différence du privé ou du provincial ; en cela il se rapproche du parisien, qui sest constitué lui aussi problématiquement. Proche aussi du philosophique, qui a mis des années à se trouver. Cela nest pas dû, à notre avis, à des difficultés conceptuelles, ni même idéologiques, mais à lhistoire même de la production et de luvre de Balzac.
Faut-il dans ces conditions poser que le politique chez Balzac est lexpression du problématique ? Nous ne le pensons pas. Cest à la fois réducteur et flou, et lon pourrait pareillement avancer que le philosophique et lanalytique sont eux aussi des expressions du problématique. Pas davantage nest-il concevable, dun autre point de vue, de soutenir que le politique investit tout lespace de La Comédie humaine, quil est en fait partout, et accessoirement dans les Scènes de la vie politique. Cela reviendrait à naccorder aucun crédit à ces Scènes de la vie politique et à faire fi de lorganisation poétique et philosophique de La Comédie humaine.
Lutilité de la macrogénétique appliquée aux Scènes de la vie politique ne serait-elle donc alors que négative ? Pas seulement. À nos yeux, elle aide à penser le texte dans son historicité génétique et éditoriale et empêche de le réduire à un discours idéologique, politique, qui serait en quelque sorte constitué tel quen lui-même. « Leffet Comédie humaine », pour reprendre lexpression pleine de sens de N. Mozet, consiste autant à dynamiser des uvres très différentes entre elles en leur assignant une visée textuelle commune quà procéder, par la structuration hiérarchisée des masses entre elles et de leurs éléments, à la différentiation de ces uvres les unes par rapport aux autres. Les Scènes de la vie politique sont soumises à cet effet, et ce nest pas parce quelles sont inabouties, au contraire, quil faudrait en ce qui les concerne ne pas tenir compte de cet « effet Comédie humaine ». Quelles sont les conséquences dune telle approche macrogénétique pour ce qui est du politique dans La Comédie humaine et du politique de La Comédie humaine ? Avant tout, quelle oblige, puisquau politique est assignée une place définie dans léconomie structurelle des différentes « Scènes » des Études de murs, à faire le choix du roman contre le discours, et, au bout du compte, à faire le choix de la fiction elle-même.
Pierre Laforgue
(Université de Franche-Comté)
Le passÉ du prÉsent
Après beaucoup dautres, grands analystes des uvres de Balzac, sans prétendre à la même exhaustivité mais à partir de mon regard dhistorienne, je vais tenter, de pénétrer dans la compréhension du temps de Balzac.
En préalable, il me semble nécessaire de revenir sur la perception du politique. Si le politique, au masculin singulier, nappartient pas au vocabulaire courant de lépoque, la société entière se pense en termes politiques. Les idées, lidée politique est censée guider les hommes. Et si les choses ne correspondent pas aux mots linterrogation est dépoque , cest que la connaissance du passé est encore incomplète et ne permet pas daccéder à la vérité du présent ; celui-ci, entaché darchaïsmes et peuplé dillusions, serait couverts de mots sans correspondance avec la réalité quils signifient. Cet écart est alors jugé comme symptôme dun dysfonctionnement social. Aussi, malgré linexistence de lexpression, sa représentation appartient au monde de Balzac, cest-à-dire au monde des contemporains. Le réel social est englobé dans la pensée du politique dans les premières années de la monarchie de Juillet pendant lesquelles les autorités assistent, impuissantes, à une succession dinsurrections quils souhaitent circonscrire dans un domaine extérieur à la politique. Linvention du social comme question centrale de société est à replacer dans ces circonstances ; la sphère dont les contours commencent tout juste à se dessiner se rapporte dabord aux individus non libres, au sens kantien du terme ; lesquels devront être contenus en marge des débats politiques du moment. Lenjeu est alors de donner un sens univoque au mot liberté clé de lentrée en politique. La liberté devient sélective et retrouve son sens dAncien Régime en se cantonnant dans les couches privilégiées du système censitaire et de ses aspirants. Séparer le politique du social est précisément une des préoccupations du gouvernement représentatif des libéraux conservateurs, au pouvoir de 1831 à 1848. Afin décarter lentrée en politique des « barbares » modernes, ils cherchent à restituer à la politique sa signification concrète, à savoir la défense des intérêts particuliers et collectifs. Le reste le social relève de léducation et de la philanthropie, ce que la poétique de Baudelaire, sous le Second Empire, mettra à nu.
Il est difficile à lhistorien, comme on le sait, de travailler avec luvre de Balzac, dont lauteur reste insaisissable, à la « fois un furet et une énigme » ; il impose à lanalyste de « préciser les circonstances de lénonciation », en évolution permanente. Vous me permettrez de répondre à linjonction de Nicole Mozet à ma façon non orthodoxe et, je crois, assez peu représentative des usages historiens de Balzac. La vision contemporaine du romancier à la fois journaliste et chroniqueur maide à penser lhistoire, tant son propos emprunte la voie médiane du critique : à distance des modes de penser du temps et à proximité de ses semblables, au point de développer parfois des dons de double vue lorsquil en « épouse la vie », jusquà, selon son narrateur, « endosser leurs guenilles sur son dos ». Il me semble alors saisir lhistoricité des enjeux qui animent les passions du temps.
Au-delà de lhistoricité, en travaillant sur le passé du présent politique chez Balzac, je crois pouvoir accéder à lexpérience dun passé lointain quil est toujours difficile de comprendre à partir de nos concepts qui sont, paradoxalement, les seuls outils à notre disposition pour réfléchir sur le sens dactions passées, restées souvent énigmatiques dans le présent, et qui, plus tard, furent réduits à la doxa. Hors de toute compréhension temporelle.
En plaçant cette esquisse de réflexion sous lombre protectrice et profondément déstabilisatrice de Balzac, à distance du travail dun littéraire, mais, si possible, au plus près dune pensée-uvre qui parle à lhistorien, jadopte, en quelque sorte, le point de vue du narrateur des Paysans :
Lhistorien des murs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent lhistorien des faits ; il doit rendre tout probable, même le vrai ; tandis que dans le domaine de lhistoire proprement dite, limpossible est justifié par la raison quil est advenu.
Son étude sinscrit dans lhistoire lorsquelle vise à éclairer cette « terrible question sociale » qui explose en 1848 et sur laquelle le Balzac politique exprime, dans une Lettre sur le travail, une opinion peu conforme aux dires publics de lépoque mais en cohérence totale avec ses propos de 1840.
Dans un premier temps, il me semble utile de faire retour sur lusage de lhistoire des contemporains qui « bénéficie dune promotion extraordinaire dans la première moitié du XIXe siècle ». Afin de suivre, à grands pas cependant, les métamorphoses de la pensée balzacienne qui se construit, au gré de leffectivité mouvante de la Révolution, au présent de la monarchie de Juillet. Dans ce jeu et re-jeu de la scène révolutionnaire, dans lexpérience des possibles et dans la projection des craintes, nous pourrons peut-être comprendre lidentification, en apparence singulière, de la république au communisme. Le détour par une de ces intelligences, si chères à Balzac, sera alors nécessaire. Les lettres quHeine envoie à la Gazette dAugsbourg sont extrêmement précieuses pour saisir lhistoricité dune forme de penser à luvre, dans lexpérience historique du moment. Or, le plus souvent, les idées sont analysées à partir de leurs effets postérieurs, parfois lointains, et toujours en fonction dévénements advenus. Cest ainsi que le rapport avec le devenir de lévénement selon les promesses du moment, dans lesquelles la pensée avait trouvé sa source, échappe à lhistorien positiviste, même le plus rigoureux.
De lhistoire au présent.
Comme le dit très justement Claude Duchet, « lhistoire, comme dimension du réel, comme matière davant garde, à la fois poétique politique et philosophique » inscrit la période dans la modernité. La vision du passé se réinvente dautant plus rapidement que lhistoire de lAncien Régime a montré son incapacité à pressentir lavenir. La Révolution a bouleversé le mode de penser le présent dont les Lumières se sont éteintes. Lincertitude dans laquelle est plongé le monde contemporain est sans doute la raison du triomphe de lhistoire dans laquelle sinvestissent toutes les croyances, comme symptôme dun manque. La recherche de vérité désormais passe par lhistoire ; une vérité à la fois séculière et transcendante. En effet si Dieu nest pas encore mort, il a perdu sa puissance tutélaire après la faillite de ses églises. Chacun cherche Le Livre nouveau, à partir duquel il sera possible de sécuriser les croyances qui habitent, néanmoins, la plupart des esprits contemporains. Comme le remarque Pierre Laforgue, face à cette débâcle de la religion « simpose maintenant un monde doù le sens sest absenté ». Cest ainsi que cette quête de sens, obsession du moment, oblige à revisiter le passé. Le peuple entre dans lhistoire en mouvement ; mais un peuple danonymes dans lequel se reconnaissent les forces nouvelles, bien supérieures aux héros, mythiques, si utiles à lAncien Régime. À la manière de Walter Scott, lhistoire se veut récit dune épopée véritable doù émerge lesprit de liberté. Ainsi la Révolution devient légitime, non en tant que réalisation de promesses toujours renouvelées, mais comme finalité du cours de lhistoire. Linterprétation de la Révolution de 1789, dont les libéraux, comme uniques héritiers, sarrogent le monopole, transforme lévénement révolutionnaire en événement fondateur dun nouvel ordre social, désormais indépassable. Source de toute légitimité politique, lHistoire sincarne dans un espace où prend sens la finitude de lhomme. Dun certain point de vue, lhistoire, nouvelle loi en fait, nouveau démiurge , se substitue à Dieu, dans une durée beaucoup plus longue que le poète na tenté de le faire en croyant devoir remplacer le prêtre. Auguste Comte, mieux que quiconque, en a pressenti le devenir lorsquil formulait cette certitude : « Car on peut assurer aujourdhui que la doctrine qui aura suffisamment expliqué lensemble du passé obtiendra inévitablement, par suite de cette seule épreuve, la présidence mentale de lavenir ».
Paule Petitier le rappelle, Balzac, à lenvers de lécriture des historiens contemporains, « reste en retrait par rapport à la question du sens de lhistoire ». Sceptique à légard de la philosophie de lhistoire, Balzac cherche la faille dans ce nouveau discours ; il ôte à ses contemporains leurs certitudes, en révélant, par la fiction romanesque de La Comédie humaine et en grossissant le trait la « vérité » fausse de ce qui est advenu. À la manière dun de Bonald ou dun Lamennais, mais en Cassandre ironique, il samuse en nous dévoilant, sinon les impostures, du moins les apories du temps. La marge entre la réalité supposée et la pensée du réel que Balzac sévertue à mettre en scène, aide alors lhistorien à penser lhistoire des tensions du passé.
« Depuis 1789, la France essaie de faire croire, contre toute évidence, aux hommes quils sont égaux ». Or, le régime de la « médiocratie » masque lapposition dun discours sur le mouvement de lévénement (par opposition au sens de lhistoire), au plus près des bouleversements subis dont les effets sont immédiats. Lordre rétabli, luvre du pouvoir consiste, par la représentation discursive, à rétablir une continuité qui efface les traces du désordre engendré par lévénement. Les autorités font croire à une réalité en décalage avec lexpérience concrète et plurielle des individus : « [...] ou le peuple, ou Dieu, le pouvoir ne peut venir que den haut ou den bas ».
La Révolution comme processus
Malgré ses rêves de restauration dune nouvelle aristocratie, fondée, celle-ci, sur les intelligences, Balzac comprend et suit le mouvement de lhistoire. Il cherche non pas à arrêter le cours du temps, mais, en retenir les « issues », au sens ancien du terme. Benjamin, dans Le Livre des passages, sélectionne, on le sait, de très nombreux fragments des romans de Balzac quil arrache à leur contexte. Comme si la fiction balzacienne, par les éléments critiques du progrès quelle contient, pouvait aider le théoricien de lhistoire à franchir lobstacle de la catastrophe, annoncée au début des années 1930. À un moment de rupture où les hommes lucides constatent la faillite de la philosophie de lhistoire.
Si 1830 a consommé luvre de 1793, selon La Cousine Bette, Balzac observe les manuvres des libéraux conservateurs, prompts à dénier le statut de révolution aux journées de Juillet. Les autorités libérales effacent les traces de lévénement en sinstituant uniques héritiers de la Charte sans rompre la continuité historique. Balzac, au contraire, voit dans 1830 le couronnement du processus révolutionnaire par lavènement de la « médiocratie ». Après avoir « restauré » la Restauration à laide dun avatar de la constitution, à peine amendé, le pouvoir des représentants des nouvelles classes sociales saffiche. « Le nivellement commencé en 1789 et repris en 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie et lui a livré la France », selon le narrateur des Paysans, qui voudrait prévenir la catastrophe. Balzac, lui-même, est encore plus clair dans la dédicace quil adresse à son ami avoué : « Cet élément insocial, [le paysan qui peut être identifié au peuple] créé par la Révolution absorbera quelque jour la Bourgeoisie, comme la Bourgeoisie a dévoré la Noblesse. Ce Robespierre à une tête et à vingt millions de bras [...] ». Malgré ladhésion de la bourgeoisie au progrès, la classe qui par deux fois, fut victorieuse, ne fera pas mieux que sa rivale, et sera, comme elle, désunie, avant dêtre défaite. Lintention, voire lobsession de Balzac, traducteur de ce monde en gestation est de retenir les libertés qui se délitent dans ce nivellement quil anticipe. De son point de vue, il ny a pas de libertés sans privilèges. Or, dans sa vision du monde dont il se veut le témoin souvent impuissant : « Il nexiste pas de privilèges du moment où tout le monde est admis à grimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas mieux dailleurs des privilèges avoués, connus, que des privilèges ainsi surpris, établis par la ruse, en fraude de lesprit quon veut faire public [...] ? ». Hostile à la philosophie du progrès, chère à tous ses contemporains, lécrivain, journaliste politique, nen demeure pas moins convaincu de lirréversibilité du mouvement de lhistoire. Mais un mouvement dont il évacue le sens téléologique du bonheur commun pour en révéler limposture, car il craint, par-dessus tout, le vertige démocratique. Ainsi est-il beaucoup plus proche de Guizot quil ny paraît. Le pouvoir des « intelligences » est assez semblable à celui des « capacités » du ministre de lInstruction Publique ; pouvoir nécessaire selon lécrivain soucieux de prévenir une autre catastrophe par la haine du prolétaire et du paysan contre le maître, si le lecteur veut bien accorder du crédit au narrateur des Paysans.
Laudace avec laquelle le Communisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie, attaque la société dans lordre moral, annonce que dès aujourdhui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnes sociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle de festin.
Cette « insociabilité » est incontestablement luvre de la Révolution dans laquelle lesprit de liberté a puisé sa force ; elle a rendu au peuple ses droits naturels dont le principe est désormais incontesté mais dont la pratique tarde à sappliquer. Drapeau des révoltés de 1831, 1832, 1834, 1839, ce droit, à peine entrevu, devient le « cri » des insurgés « taiseux » de 1848.
Entre République et communisme, une indifférenciation ?
Le peuple, mal connu, les paysans assimilés à des « sauvages », les prolétaires ces « nouveaux barbares » quand ils parlent, on ne les entend pas. À peine sont-ils visibles. Absent des Paysans, lhomme du peuple, soucieux de développer une pensée politique autonome, entre en société, par une porte dérobée, et toujours sans être vu. Exception vertueuse, le Père Niseron est de ceux-là. Il vit, cependant, à lécart du monde. Républicain, il refusa, pourtant, « dacheter des biens nationaux » ; homme « antique », sil en fut, il sera bientôt accablé « sous lavalanche de loubli », comme la été Armand Carrel, ce parangon dintelligence inclassable dans cet univers peuplé de médiocres et de parvenus. Héroïque, celui « qui nest content de rien » appartient à lautre monde, celui de lutopie à laquelle, bien sûr, Balzac nadhère pas.
Ce monde souterrain devient pourtant réel sous la plume dHeine, attentif à rendre compte de létat de la France à la Gazette dAugsbourg. Plus sensible, et peut-être plus ambivalent à légard du peuple démuni que ne lest Balzac, il oscille entre le désir et la crainte. Il serait presque soulagé de voir advenir la république dont le nom seul résonne comme la justice sociale. Une République bien pensée garderait, des vertus anciennes anhistoriques. « Les républicains sont brouillés avec largent [...]. Or, le républicain qui sest emparé de largent a cessé dêtre républicain ». Aussi pressent-il la victoire du prolétariat dont le travail souterrain émerge de ses descriptions. Malgré leffroi et la terreur quéprouve un des meilleurs observateurs de la France des années 1840, cette justice républicaine en toute logique sincarne dans le communisme quil appelle de ses vux.
Je lavoue avec franchise, ce même communisme, si hostile à tous mes intérêts et mes penchants, exerce sur mon âme un charme dont je ne puis me défendre [...], que justice se fasse, quil soit brisé ce vieux monde, ou linnocence a péri, où légoïsme a prospéré, où lhomme a été exploité par lhomme.
Long détour avant daborder la Lettre sur le Travail que Balzac ne semble pas avoir publiée. Mais détour nécessaire pour rendre compte des « circonstances dénonciation » de ce texte si singulier dont lécriture a pour objectif déchapper au chaos de lanarchie. La République de 1848, en effet, na pas encore choisi la voie de la modération tant elle est prisonnière de lesprit révolutionnaire qui souffle depuis février. Le communisme, selon les « modérés », menace dembrasser la cause républicaine en comblant le vide dun régime encore sans contenu. Préparée depuis les années 1840, année des fortifications : « événement le plus grave de notre temps » daprès Heine, la gestation de la république, encore informe est une matrice où sengouffrent à la fois les espoirs les plus « utopiques » et les craintes les plus folles. Ses partisans balancent entre le tout social et la sélection politique. En attendant, Balzac veut prévenir le pire en alertant ses contemporains. Il na aucun doute sur « lissue du vote universel », la République sera, mais il craint « la victoire de la gauche », composée de « ceux qui représenteront les idées de Fourier, les idées communistes et le radicalisme républicain ». Linquiétude nest pas feinte et nest pas lexpression dun simple fantasme. Bien au contraire, la pensée est cohérente et se réfère aux promesses de février dont lesquisse avait été tracée dans différents ouvrages publiés, dans les années 1840. Pour ne retenir que les plus importants, citons LOrganisation du travail de Louis Blanc, De lHumanité de Pierre Leroux, Le Code de la communauté de Dézamy, Le Voyage en Icarie de Cabet. Tout ce dispositif « communautariste » sans triompher en 1848, nen est pas moins débattu au sein de la Commission du Luxembourg, dans un lieu officiel, certes à lécart du monde politique « réel » de la Chambre et du pouvoir exécutif, mais les journaux sen font lécho. Lorganisation du travail est particulièrement visée par Balzac.
Ces mots [...] signifient coalition des travailleurs, et ce mot de travailleur a pour unique traduction le mot ouvrier. On a supprimé, comme par enchantement, tous les autres travaux, ceux de lintelligence ; ceux du commandement ; ceux de linvention, ceux des voyageurs, ceux des savants, etc.
Véritable « attentat à la liberté individuelle », au privilège de lintelligence, au savoir faire des plus habiles, lidée va à lencontre du sens commun. Au slogan saint-simonien, devenu très populaire, au-delà des adeptes de la Doctrine : « À chacun selon ses capacités, à chacun selon ses uvres », lobservateur lucide répond, « à chacun selon son lot, selon sa force ». Par lexposé dun véritable cours déconomie politique quon pourrait croire inspiré de Ricardo, Adam Smith, certainement de Malthus , il cherche à convaincre les privilégiés de la liberté dont disposent nécessairement les hommes talentueux. « Laccord de la santé, de lintelligence et de la main est au moins aussi rare chez les ouvriers de tous les corps détat, que laccord du talent et de la volonté chez les travailleurs intelligentiels ». En parfaite harmonie avec son plaidoyer constant en faveur des intelligences, il ne prend pas la défense explicite dune classe sociale, il craint avant tout le triomphe irrémédiable de la médiocratie, dans tous les corps de métiers. Labolition du marchandage en est lexpression manifeste. « En abolissant le marchandage (en haine des marchands seulement), et en réduisant les heures de travail, quel est le quotient social, quel est le quotient particulier dune telle opération ? ». La diminution des heures de travail, labolition du marchandage figuraient parmi les revendications des grandes grèves des années 1840. Les contemporains ont été surpris par la détermination des ouvriers et lorganisation des coalitions. La signification sociale et politique de ce conflit leur échappait. Lavènement de la révolution de février en est la réponse, il est vrai tardive. Heine, déjà, avait pressenti le devenir possible de ce qui nétait pourtant pas une insurrection.
Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au régime actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel [...]. Pour notre part, nous savons seulement que le communisme, bien quil soit peu discuté, et qui traîne son existence souffreteuse dans les mansardes cachées sur sa couche de paille misérable est pourtant le sombre héros à qui est réservé un rôle énorme, quelque passager dans la tragédie moderne, et qui nattend que la réplique pour entrer en scène.
1848 offre lespace scénique et la réplique est tout simplement donnée par la République démocratique et sociale que les révolutionnaires, bien que minoritaires, réclament de leurs vux. Non par goût des bouleversements ; loin des désordres de la Première République, hostiles à la Terreur, ces républicains démocrates cherchent tout simplement à rendre vrais les principes de 1789 et à mettre en uvre les droits naturels, cest-à-dire les promesses de la Révolution. Lorganisation du travail signifie la liberté de ses adeptes dont la confiance repose davantage dans le « gouvernement direct des travailleurs » que dans un suffrage universel sous linfluence des notabilités. Quest donc, en théorie, cette république sociale, si ce nest le communisme des années 1840 ? Celui de Constantin Pecqueur par exemple. Un communisme, semblable au socialisme et qui ne peut se concevoir en labsence de la liberté individuelle, à condition, bien sûr, que chacun accepte une liberté également partagée.
Balzac, au contraire, défend la liberté au nom du privilège de lintelligence et craint par-dessus tout le nivellement par le bas, et dénonce la « chimère de légalité ». « Vous proclamez la liberté, au lieu de définir les libertés que chacun conservera remise faite de son obéissance à la patrie , et vous êtes en train de donner des lettres patentes à la médiocrité du travail... ».
Il serait sans doute nécessaire de développer la clairvoyance de Balzac à légard du capital qui est « un oiseau hors des atteintes du plomb de tous les décrets possible, de toutes les mesures révolutionnaires ». Qui, avec une efficacité redoutable, sait se taire tout en agissant. « Il pense tout ce que nous écrivons, mais sans le dire, car le capital est muet, comme il est sourd à toutes les violences ». Quant à lÉtat, au-delà de lesprit protecteur et philanthropique qui commence à sinstaller parmi la population, « il est et sera toujours la dupe de toute intervention dans les affaires de commerce, il ne doit ni entraver, ni secourir [...], il ne doit ni organiser, ni réglementer ». La vie est combat. Cest ainsi que les disciples de Malthus ont envisagé le devenir de lhumanité. Dans cette vision de lhistoire, la philosophie du progrès est perçue comme une vaste entreprise de philanthropie qui va à lencontre dune répartition inégale de la force de chacun. Légalité est donc une illusion, contraire à la nature tant négligée par les tenants de la République sociale versus communiste. Balzac ne se trompait pas, la République de lordre a triomphé. Une république si pâle, aux accents démocratiques si ténus. Attachée à la famille, à la propriété, comme au travail ordonné par la hiérarchie, au point de supprimer lidée dégalité dans le suffrage dit universel, la Seconde République, dans sa constitution semble avoir entendu les accents alarmistes dun Balzac courroucé. « Vous tuez donc la famille chez le peuple ! Tuer la famille nest-ce pas tuer la consommation ? Réglementer ainsi le travail par luniformité du salaire et la limitation des heures, cest dabord la destruction de la société... ». La République, issue de la révolution, est entrée par effraction dans le cours lent du progrès ; lacte révolutionnaire, en effet, en invalide les certitudes. Une république vidée de son contenu social devait nécessairement sachever dans les bras dun « organisateur » digne de ce nom. « Lintelligence de la France » laurait ainsi emporté sur lillusion dun bonheur incertain que véhicule une philosophie trompeuse. Balzac ne sétait pas trompé, avant même les élections davril, il pressentait la venue de Napoléon non encore indigne du héros romantique : « En ce moment, ce nest pas assez de tout le bon sens, de toute lintelligence de la France ; pour rétablir sa prospérité fabuleuse quon a compromise, il faut un Bonaparte industriel, et à la République un organisateur ».
Balzac visionnaire nest pas vraiment une aide pour lhistorien, mais au-delà de son opinion, à distance dun combat en faveur dune certaine forme de privilèges, le metteur en scène de la société, par son exigence critique, révèle les impasses auxquelles se heurtent les contemporains, particulièrement ceux qui sont attentifs aux aspirations contradictoires et donc conflictuelles de la population. En insistant sur labsence déquivalence entre les mots et les choses, en écartant les discours trompeurs, en dénonçant les « fausses » vérités républicaines, en désignant légalité comme une utopie, sa vision dun monde chaotique, dans lexpérience de lévénement, permet à lhistorien de se défaire dune compréhension univoque de lhistoire à partir de ce qui est advenu. La connaissance de lhistoricité de lévénement dans la tension et non la confusion de ses interprétations est ainsi accessible. Juin 1848, avec des acteurs « taiseux », en labsence dun sujet révolutionnaire explicite en capacité de dire ce quil fait signifie, sans conteste, la mort de la République démocratique et sociale. Mais une mort sans enterrement, à peine un deuil, qui na pas encore trouvé son Courbet pour la représenter, paradoxalement, dans son devenir.
Michèle Riot-Sarcey
(Université Paris 8)
II
Figures du politique
LE GRAND HOMME SELON LE MÉDECIN DE CAMPAGNE : UNE FIGURE « ANTIMODERNE» ?
Balzac affirme à son amie Zulma Carraud, une fois Le Médecin de campagne achevé : « Ma foi, je crois pouvoir mourir en paix. Jai fait pour mon pays une grande chose. Ce livre vaut à mon sens plus que des lois et des batailles gagnées... ». Il semblerait que « Balzac ait voulu faire et quil ait fait de son uvre une profession de foi politique », voire une tribune politique après le refus de son article « Du gouvernement moderne » par Le Rénovateur en 1832. On peut en effet considérer avec Bernard Guyon que larticle écrit pour le journal légitimiste fonctionne comme le noyau idéologique du roman : le grand discours politique prononcé par Benassis lors du « dîner des robes noires » reprend lessentiel des idées développées dans larticle politique. De plus, le critique montre que les additions faites par Balzac au cours de la gestation du roman « sont presque uniquement consacrées à des exposés de théories politiques, sociales et religieuses ». Les contemporains de Balzac nont pas manqué de souligner le déficit esthétique de luvre, attribué à un didactisme qui serait inhérent à la représentation romanesque du thème politique. La critique plus récente a réévalué les enjeux esthétiques et politiques du Médecin de campagne (le numéro de lannée 2003 de LAnnée balzacienne, par exemple, a été consacré dans son intégralité à ces questions) et Bernard Guyon en a bien montré la teneur idéologique. Cependant, pour saisir les enjeux politiques de ces textes, il nous semble nécessaire de considérer ensemble le roman et larticle « Du gouvernement moderne ».
On remarque que tous deux sont hantés par la figure du grand homme, figure aux enjeux historiques et politiques derrière laquelle se profile le spectre de Napoléon : lappel à lhomme providentiel signifie quil y a urgence. On peut alors supposer que cest la figure du grand homme qui porte la question politique. Et même plus : on peut émettre lhypothèse que larticulation du roman et de larticle se joue autour de la figure du grand homme, qui serait en somme le lieu poétique doù interroger les conséquences de la transformation de lécriture journalistique (écriture qui vise lefficacité immédiate et réelle) en écriture romanesque. Nous nous demanderons donc quelles modifications subit le propos politique dans le passage à la forme romanesque, et en quoi le grand homme est lopérateur de cette transformation.
Le grand homme : un personnage romanesque ?
La figure du grand homme rayonne sur tout le roman depuis le portrait lyrique que peint Benassis au cours du dîner de notables. Mais le médecin lui-même, véritable acteur dun « Évangile en action» peut apparaître comme un grand homme. Enfin, le texte accorde une très large place à Napoléon. Le grand homme est donc présent dans des portraits, abstraits ou en action, des personnages et un nom. Voyons comment le roman articule ces différents éléments pour créer « son » grand homme.
Le rôle du grand homme, selon Le Médecin de campagne, est de « refaire la nation », de refonder le lien communautaire. Mais « on néclaire pas un gouvernement » (CH, IX, 428), on ne change pas les hommes en raisonnant avec eux, surtout sils se croient éclairés, comme lont montré la Révolution et limmobilisme de la monarchie de Juillet (gouvernement auquel renvoie la saillie, quoique laction du roman se passe en 1829). Pour lutter contre le « philosophisme moderne » qui divise, et accomplir de « grandes choses sociales », il faut agir « par la puissance des sentiments, qui seule peut réunir les hommes » (505). Se dessine alors une idée sentimentale du gouvernement qui ne peut, pour être efficace, quêtre incarnée par une individualité hors pair, une « tendance dâme » (431), un homme de génie en somme.
En creux en effet, le roman montre que le véritable homme détat est celui qui est Roi. Un épisode est à cet égard hautement significatif : lorsque Benassis et Genestas rentrent au bourg, après leur visite à travers champs, laccueil fait au médecin-maire qui arrive à cheval rappelle singulièrement lentrée du Christ à Jérusalem sur son âne. Son arrivée en effet déclenche « une sourde allégresse » (497) qui se communique à tous. Or, selon le narrateur, cet amour véritable dun peuple pour son chef, ce sentiment sacré qui fonde et soude lensemble dune communauté est « la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans les curs des sujets, royauté vraie dailleurs. [...] Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois [...]. Or Benassis ne rencontrait partout dans le canton quobéissance et amitié » (497-498). Ce qui constitue véritablement la communauté politique est donc limmanence dun lien qui consacre la fusion entre lhomme de tête et les membres du corps politique. Le sentiment permet deffacer les antagonismes sociaux et par là même de rendre lespace politique parfaitement lisible. Lapothéose du personnage romanesque montre quau fond, la politique est une affaire sentimentale et que limaginaire politique de lhomme providentiel est structuré par la symbolique de la monarchie de droit divin. Toutefois, ce transfert de souveraineté de la figure du Roi à celle du grand homme oblige à substituer un lien organique horizontal, dhommes à hommes, à un lien vertical, de Dieu aux hommes. Ce déplacement significatif a pour conséquence de faire du grand homme non plus le médiateur, mais lorigine dun pouvoir sacré. Il représente alors comme une origine mythique du politique, en même temps que son horizon idéal. En ce quil assure lunité parfaite de la nation, il serait, en définitive, comme lessence même du politique, « lhomo politicus ».
À côté du portrait idéal, le récit semble dominé par le personnage historique emblématique de Napoléon, dont le nom circule dans lintégralité du roman. En effet, il figure comme personnage dans nombre de récits enchâssés : dans le célèbre morceau de bravoure de la veillée dans la grange, où Goguelat fait une hagiographie du personnage, elle-même encadrée par trois récits de guerre, lun énoncé par le pontonnier Gondrin et les deux autres par Genestas. Mais son nom est également associé à celui de lancien soldat dEmpire Genestas (et ce, avec insistance, dès le début du roman) et à celui de Benassis, notamment à la fin du récit, lorsque Goguelat affirme : « cest, sauf les batailles, le Napoléon de notre vallée. » (601)
Est-ce à dire que Napoléon serait le modèle incarné du grand homme dans Le Médecin de campagne, le correspondant concret du portrait idéal du grand homme ? La difficulté est que le roman inscrit aussi bien le personnage référentiel dans des récits à tonalité légendaire que dans des récits plus historiques ceux de Genestas. À quelle image du grand homme le texte se réfère-t-il alors lorsque le nom de Napoléon est employé en antonomase, comme à la fin du roman ? Et surtout, selon quelles modalités le grand homme (dont le portrait demeure jusquici abstrait) est-il intégré à la fiction ?
Pour Roland Barthes, le personnage naît lorsque des sèmes identiques traversent son nom et sy fixent. Il affirme en effet que le nom propre est « un instrument déchange : il permet de substituer une unité nominale à une collection de traits en posant un rapport déquivalence entre le signe et la somme [...] ». Au regard de cette définition, le fonctionnement du nom propre « Napoléon » dans Le Médecin de campagne obéit à une triple particularité : tout dabord, par le jeu des comparaisons, il ne désigne pas simplement le personnage référentiel ou légendaire mais circule dun personnage à lautre. Ce déplacement du nom propre, qui ouvre et ferme le roman, le fait alors signifier en régime autarcique, comme si le récit fabriquait sa propre antonomase. Si le « Napoléon » qui ouvre le récit renvoie au personnage référentiel, il na plus la même signification lorsquil ferme le roman : le référent, métamorphosé par la diégèse dune part et par les récits enchâssés dautre part, sest comme étiré. La circulation du signifiant « Napoléon » dans le texte affecte, littéralement, plusieurs personnages, et de plus, entre en réseau avec dautres signifiants qui modifient la portée du nom initial pour le doter dun sens plus riche.
Ensuite, la « collection de traits identiques » associée au nom propre de « Napoléon » est commune à dautres personnages du roman, lequel tisse ainsi un réseau de connotations mobile : par un jeu déquations en série, qui assurent la liaison entre différentes catégories de personnages, le roman construit un imaginaire du grand homme dont ses personnages participent chaque fois que le texte mobilise certains signifiants. On voit notamment ce mécanisme à luvre à travers les références récurrentes au père et au Christ. Napoléon par exemple appelait toujours ses soldats « ses enfants » (388) ; lépitaphe qui figure sur la tombe du médecin rend hommage à « notre père à tous » (602) et Benassis lui-même parle des grands hommes, parmi lesquels il cite Napoléon, comme de « ces grands et nobles pères des nations » dont les noms devraient « être à jamais populaires » (514). Dès lors, le nom « Napoléon », associé de manière itérative au mot « père », intègre le sème « paternité ». Or cette notion définit, dans le roman, une qualité politique. Benassis en effet, a résolu, à la suite de ses malheurs, « délever ce pays comme un précepteur élève un enfant » (414). La relation paternelle, représentée dans le roman à tous les niveaux de la société (de la famille restreinte à lEmpire) désigne une communauté harmonieusement conduite par un chef ; elle apparaît comme lessence de la qualité qui permet dagir moralement, de bien gouverner en somme. Quant à elles, les références à lÉvangile ont deux fonctions dans le texte : elles relient laction du grand homme à celle du Christ (le grand homme sera un Roi-Pêcheur) et, dans la mesure où elles sont associées à Napoléon, elles invitent à considérer comme grand homme potentiel tout autre personnage comparé à Jésus-Christ. Ainsi, par cet effet de lecture programmé par le texte, Benassis, sans cesse comparé à un saint et se qualifiant lui même de « frère quêteur », peut apparaître comme un grand homme accompli.
Pour finir, on observe comme un décrochage entre le nom propre « Napoléon » et le personnage quil désigne. En effet, le personnage référentiel est bien présent dans le texte mais il est tenu à lécart : lorsquil est mis en scène, la narration se trouve prise en charge par un autre personnage (Genestas, le pontonnier Gondrin ou Goguelat) et faite au passé. Selon les analyses de Jacques Martineau, cette double mise à distance fait que le personnage conserve son statut « dimmigrant ». Son nom en revanche est annexé par le roman pour constituer lobjet « grand homme ». Le nom propre semble donc fonctionner de manière autonome, dissocié en tout cas du personnage historique. Il ne sert pas à créer un personnage mais une figure, dont Roland Barthes dit quelle « nest plus une combinaison de sèmes fixés sur un Nom civil, et la biographie, la psychologie, le temps ne peuvent plus sen emparer ; cest une configuration incivile, impersonnelle, achronique, de rapports symboliques ». Dans le roman de Balzac, cest bien le nom de Napoléon qui fonctionne comme un « signal grand homme » et non le personnage de lEmpereur.
« Napoléon » devient donc non plus le désignateur dune individualité mais celui dune figure générique : le grand homme. Le nom « Napoléon » saccapare, dans son mouvement giratoire, les signifiants « grand homme, père et Jésus-Christ » et leurs propriétés ; il constitue ainsi un imaginaire de lunité politique comme lun de ses traits constants. Où lon retrouve la figure sentimentale du portrait.
Au reste, ce nom, surdéterminé, a pour revers une autre figure : celle, abstraite, du « véritable homme détat », homme sans nom. La plénitude du nom propre et le vide de labsence de nom dessinent lendroit et lenvers de la figure syncrétique du grand homme, à la fois universelle prête à accueillir tous les noms de ceux qui ont le courage et la force daccepter le fardeau du pouvoir et fortement personnalisée. Grâce à cette utilisation tout à fait singulière du nom propre, le roman élabore une figure du grand homme susceptible de « déteindre » sur les personnages fictifs. Le nom propre « Napoléon », dans Le Médecin de campagne, en assurant la transition entre les personnages de fiction et la figure du grand homme, autorise un effet de lecture des premiers comme grands hommes, au moins potentiels. À ce titre, on pourrait parler d« effet grand homme ». Le mouvement du signifiant « Napoléon » crée des rapports danalogie qui invitent, dune part, à rapprocher lun de lautre les deux personnages principaux du roman et dautre part, à les considérer comme grands hommes. Pour autant, les incarnations romanesques ne recouvrent pas parfaitement leurs modèles. Cest précisément dans ce jeu que se construirait « leffet grand homme », facteur dunité du roman.
Mais parce que cette unité repose sur un effet de lecture, le romancier laisse place à la contradiction. Par exemple, il ny a jamais coïncidence parfaite entre le portrait idéal et les personnages. Sinterroger sur les moyens daction que met en uvre le grand homme et la manière dont le roman les évoque permettra peut-être de mieux comprendre le rapport qui unit « Du gouvernement moderne » au Médecin de campagne, et, par suite, de réévaluer la question des relations entre discours politique et régime romanesque.
Poétique et politique. Le grand homme comme figure heuristique
Le Médecin de campagne a dabord été écrit comme une version romanesque de larticle « Du gouvernement moderne ». On retrouve dun texte à lautre quelques idées chères à Balzac (qui figurent du reste aussi dans dautres textes quelle que soit leur date de composition) : la nécessité douvrir les frontières sociales aux « talents », la condamnation du suffrage universel, le contrat social qui fonde toute société (à savoir la nécessaire domination de ceux qui possèdent sur ceux qui ne possèdent pas) et la conception dun pouvoir concentré et fort. On se reportera, pour plus de précisions, aux travaux de Bernard Guyon. Seulement la poétique de ce discours politique dun « légitimisme non orthodoxe » diffère radicalement dans les deux textes.
Larticle du Rénovateur repose sur une structure dialogique qui brouille le sens du propos politique. Composé pour le dire grossièrement de deux parties, la première consistant en une condamnation du « ministérialisme constitutionnel » et la seconde en lélaboration dun système positif, il joue de la contradiction interne. En effet, après avoir tourné le principe constitutionnel en dérision jusquà lanalyser dans ses conséquences ultimes, à savoir la tyrannie, Balzac affirme :
Nous croyons le gouvernement constitutionnel possible ; non pas dune durée éternelle, parce que lexpérience historique prouve contre la longévité des prospérités nationales ; mais, peut-être son mécanisme habilement compris leur assure-t-il une existence plus longue que toute autre formule gouvernementale.
En outre, juste après ce retournement spectaculaire, lauteur mentionne Machiavel. Il affirme que dans les circonstances modernes, le Florentin eût intitulé son ouvrage « LE POUVOIR » et non « Le Prince », et clôt son propos en disant que « ce genre de gouvernement [constitutionnel] a son machiavélisme particulier. » On peut penser, avec Bernard Guyon, que la référence est significative et offre « la solution de cette apparente antinomie » : « le gouvernement constitutionnel est « possible », soit ; mais cest à la condition expresse de le corrompre en son principe même», cest-à-dire de retrouver une forme de Monarchie absolue dans le principe constitutionnel en le faisant concourir à lélaboration dun pouvoir fort aux mains dun seul et en muselant habilement les chambres. Dautant plus que Balzac affirme de manière provocatrice, dans ce texte où il était censé présenter un programme politique susceptible de le faire élire sous la bannière légitimiste, que « la légitimité, tout absurde quelle puisse paraître, serait un principe à inventer, sil nexistait pas ». Dans larticle politique, lauteur prend ainsi la place de lhomme de génie qui interprète le jeu politique et ses conséquences.
Il résulte de ce choix rhétorique que lesthétique dialogique se retrouve intimement liée à une philosophie politique, celle du Prince, et à une figure, celle de lhomme de génie. Ainsi, le politique serait, par essence, lobjet dune esthétique du secret, dune énonciation ambiguë, éminemment romanesque. Or ce type dénonciation structure le discours de textes non fictifs, celui des articles politiques ; dans Le Médecin de campagne en revanche, on a affaire à une énonciation monologique et parfaitement limpide pour dire le politique, à une énonciation anti-romanesque en somme. On comprend il est vrai, si la figure du grand homme vise à rendre lisible le réel, que son portrait ne puisse en aucun cas être pris en charge par une énonciation duplice. Le premier effet de ce parti pris esthétique serait une modification du propos politique : le roman résorberait en apparence les contradictions de larticle. La question daccepter ou non le principe constitutionnel, par exemple, qui renvoie à la question du pouvoir, ne se pose plus : elle est résolue par la simple présence de lhomme providentiel qui lincarne à lui seul. La question de la légitimité ne se pose plus non plus, puisque limaginaire du grand homme est structuré par celui de la Monarchie absolue et légitime ; là encore, par sa seule présence, lhomme providentiel assure la stabilité et la pérennité du pouvoir. Cet homme là, capable daccorder Machiavel et le Roi dans une morale supérieure est lhomme de génie dont parle Max Andréoli :
La conciliation de la morale et de la politique semble impossible ici-bas ; cest alors vers le mythique (et introuvable) génie quil faut se tourner : tous les droits et tous les moyens lui sont concédés, parce que, par une sorte de pétition de principe créatrice, son statut de génie suffit à garantir quil nen fera jamais usage au détriment du Pouvoir ni de la Société dont il est le garant et le défenseur voulu par la Providence.
Mais lhomme de génie nest pas le grand homme. Dans Le Médecin de campagne, lhomme de génie est « le véritable homme détat » du portrait, figure sentimentale qui fonctionne comme un mythe régulateur. Le grand homme en revanche nest que par « leffet grand homme ». Son existence romanesque repose sur un écart entre la figure et les personnages, ce qui signifie que les contradictions ne sont pas exclues, au contraire. Cest dans cette latence précisément que se constituent, nous semble-t-il, les enjeux politiques du roman. Le grand homme ne serait pas seulement une figure sentimentale, passéiste et transparente, mais un objet heuristique : il ne résoudrait pas les contradictions entre morale et politique mais les déplacerait de manière féconde.
Le paradoxe est que, même dans Le Médecin de campagne, le grand homme doit sappuyer sur la ruse et lintérêt particulier pour arriver à ses fins morales et Benassis le sait bien :
pour étayer la société, nous navons dautre soutien que légoïsme. Les individus croient en eux. Lavenir, cest lhomme social ; nous ne voyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de lindividualisme pour refaire la nation (430).
On reconnaît là la méthode du médecin, qui a commencé par agir en « intéressant lavarice » des membres du conseil de la commune, afin davoir pour lui « les riches » (405) et de parvenir à de premières améliorations. Cela lui a permis douvrir le cercle vertueux de la civilisation et de la régénération morale du bourg. On pourrait alors parler de « pragmatisme supérieur » pour désigner ce qui fonde laction du grand homme.
Toutefois, Benassis na pas hésité à recourir à des moyens peu recommandables pour déplacer les crétins pendant le « premier âge » du canton ; mais plus frappant encore est quau cours du dîner des « robes noires », il théorise le moment où la politique se détache de la morale. Pour le médecin, la question politique se résorbe en celle du pouvoir dont on a vu quelle était une question typiquement machiavélienne selon le locuteur du « Gouvernement moderne ». De fait, toute la question du pouvoir et du gouvernement, dans Le Médecin de campagne est abordée sous langle de lefficacité : le pouvoir est pensé selon le paradigme de la physique dynamique comme un système de relations entre différentes masses (les forces sociales) quil sagit en loccurrence déquilibrer. Labondance des métaphores relevant du modèle de la thermodynamique permet de soustraire la question politique à la morale, à toute idée du juste et de linjuste, et à toute perspective téléologique ; mais également à lidéologie, dans la mesure où tout type de gouvernement serait bon dès lors que le pouvoir reste concentré et assure sa propre pérennité, ce qui vaut comme garantie de maintien de lordre. Selon Genestas, ce système de gouvernement « rompt [...] en visière à toutes nos idées daujourdhui » (509). Pourtant, cest bien la structure de la monarchie que lon retrouve dans cette conception du pouvoir fort et concentré (aménagée ici par quelques idées libérales, louverture des frontières sociales aux capacités) mais apte à épouser lhistoire parce que cette théorie du pouvoir sanctionne le divorce du politique avec le sentiment et la morale.
Or, on trouve une telle définition du pouvoir en plusieurs endroits dans le portrait de lhomme de génie, incarnation de la haute morale politique. Dès lors, lintérêt poétique de la figure du grand homme (en tant que résultat de « leffet grand homme ») est de permettre à des discours de nature hétérogène de coexister. Ce choix poétique, on va le voir, est aussi un choix politique.
À la fin de larticle « Du gouvernement moderne », le lecteur est incapable de statuer sur le propos politique, renvoyé au secret. Dans Le Médecin de campagne en revanche, la non-résolution des contradictions entre politique et morale nous semble féconde dans la mesure où le jeu induit par « leffet grand homme » en assure la coexistence. En rassemblant des énoncés qui se ressemblent mais ne se superposent pas, la figure du grand homme se voit en mesure daccueillir un triple discours : celui, sentimental, du gouvernement par un lien immanent ; celui que nous avons appelé pragmatisme supérieur ; et celui de la politique machiavélienne. Il y aurait alors, dans le rapport du grand homme et des personnages, la possibilité dune opération dialectique entre la politique machiavélienne qui sadapte aux circonstances et la haute politique du génie et, dans la sphère du « pragmatisme supérieur », entre Benassis et le grand homme détat, soit entre lamoralisme du « gouvernement moderne » et Le Médecin de campagne. Mais dans le roman, le politique est essentiellement objet de discours. De fait, laction politique de Benassis, intense au début de son uvre de civilisation, nest pas lobjet du récit : elle est ramassée dans une série danalepses et se situe hors champ, avant un âge dor déjà là. Lobjet de la représentation romanesque est donc le résultat de laction politique, mais jamais laction elle-même. La relégation aux marges du roman de la mise en récit du politique programmerait alors lempêchement de ce mouvement dialectique à trouver une résolution. Laisser la résolution dialectique en souffrance ne relèverait pas de lindécision cependant, mais montrerait que la solution politique nest pas dans le présent ; ce choix invite également à ne pas cesser dinterroger les lieux possibles du politique : lieu imaginaire, sis dans la figure sentimentale du Roi (ou du génie), dans un ailleurs ou bien dans linflation des drames privés.
Aux bords du romanesque
Limportance accordée aux drames privés (au regard de laction politique de Benassis), loin de signifier la négation du politique, indique à notre sens une autre manière de représenter le politique. Ces drames exprimeraient un rapport « antimoderne » au monde.
Pour le dire de manière très générale, lantimoderne se distingue du réactionnaire, purement et simplement passéiste, dans la mesure où il est pris dans le mouvement de lhistoire, quil reconnaît, tout en étant cependant incapable de faire le deuil du passé. On mesure ici les enjeux de la construction poétique de la figure du grand homme dans le roman. Faisant coexister Machiavel et le Roi, lidéal et le réel, il apparaît comme la figure de la conscience de léchec historique, trait caractéristique de la mélancolie antimoderne selon Antoine Compagnon.
Celle-ci se lit aussi, par le biais dune lecture symbolique, dans les drames privés, notamment ceux de la paternité. Michael Tilby en a montré la signification historique. Selon lui, ils renvoient à lagonie de lEmpire et de la Restauration. Le roman orchestre le deuil dun type de pouvoir, le pouvoir fort et personnel, seul capable de créer lunité organique de la société. Cest bien dun deuil historique et politique quil sagit.
Mais si le politique ne peut être représenté que par le biais dune interprétation symbolique et par des histoires individuelles, cest peut-être aussi parce quau moment de lécriture du roman, les lieux traditionnels du pouvoir se déplacent. Peut-être pourrait-on lire la fin ouverte du Médecin de campagne en ce sens. Tout se passe comme si le roman reprenait à une échelle supérieure le principe antimoderne de la coexistence des contraires qui forge le grand homme. En effet, à côté des indices, mis en évidence par de nombreux critiques, qui suggèrent la mort à venir du bourg se dessine une ouverture ténue. Le texte accorde une grand importance à la filiation : la guérison dAdrien, le fils de Genestas, est en effet lun des enjeux dramatiques du roman ; mais la filiation est aussi limage de la continuité politique puisque Genestas, pour poursuivre luvre de Benassis, adopte le bourg et ses habitants. On observe, à travers ce modèle de ladoption, une première rupture avec le modèle traditionnel de la paternité-filiation. Par ailleurs, limage du père (adoptif encore) se dédouble : Adrien est sauvé par Benassis et éduqué essentiellement par Butifer, figure de laltérité radicale. Dun côté, la paternité se démultiplie et de lautre, elle nest plus seulement naturelle mais choisie. Au moment de la naissance de la monarchie constitutionnelle, devant la nécessité de renoncer définitivement à lUN, au Roi-père, on peut se demander si une ouverture politique possible ne se trouverait pas du côté du collectif. En tout cas, Balzac prend acte que le véritable pouvoir nest plus celui du Roi. La relégation du politique aux bords du romanesque et la proposition des modèles alternatifs de ladoption et de la multi-paternité seraient lexpression, en dernière instance, de lintuition que les lieux traditionnels du pouvoir se déplacent.
L« effet grand homme » construit par le roman fonctionne finalement comme un leurre, qui empêche lincarnation du « véritable homme détat » en personnage. Mais ce leurre est signifiant et la figure de lhomme de génie configure un espace politique heuristique. Le porte à faux historique de « lhomo politicus » dune part et son caractère anti-romanesque dautre part, sanctionnent son incapacité à occuper la vacance du pouvoir royal, signe que là nest plus le lieu du pouvoir (doù linsistance sur la nullité de Louis-Philippe). Pour autant, la mise en crise de la figure du monarque ne procède pas dune négation du politique ; et cest précisément en cela que se lit le caractère antimoderne de la figure du grand homme. Celle-ci permettrait, en définitive, de faire le deuil de lidée monarchique et de prendre acte dune nouvelle figure du pouvoir, ambiguë et encore mal définie celle des pères.
Marion Mas
(Université Paris 7 Denis Diderot)
Corps naturels, corps politique dans
LEnvers de lhistoire contemporaine
Si LEnvers de lhistoire contemporaine quitte les Scènes de la vie politique en 1845, ce qui sera le dernier roman achevé de Balzac nen demeure pas moins lun des textes les plus politiques de son uvre ; peut-être moins parce que le politique sy met en « scène » (Juillet semble équivaloir à sa dissolution, et la « vie politique », en tant que telle, ne se trouve pas mise au premier plan) que parce quil est la matière même de la fiction ; il y reçoit une figuration, par le biais dun langage métaphorique : celui du corps. On doit à A. de Baecque davoir montré comment celui-ci était devenu, depuis la Révolution, moyen de représentation de la réalité nouvelle et décriture de lHistoire immédiate. À cette fin, il fait lobjet, dans la littérature post-révolutionnaire, dune « sémantisation spécifique » dont LEnvers offre un exemple typique. Je voudrais ici prêter attention au « corps-récit » offert par ce roman achevé à la veille de 1848, ainsi quau discours politique qui sy trouve construit par la représentation des corps naturels.
Incorporer
Le roman (nous sommes en 1836) nous confronte à deux mondes clos sur eux-mêmes, et séparés, dans une topographie parisienne morcelée, par des espaces réduits à des « bourbiers » ou des « désert[s] » (VIII, 329 et 330) ; le premier est celui des Frères de la Consolation en son centre, Mme de La Chanterie ; au centre du second, les destinataires de laction charitable de ces conspirateurs du Bien M. Bernard et sa famille, et principalement sa fille Vanda, cachée aux regards extérieurs. Le récit a, dévidence, une dimension allégorique : cest un corps politique disloqué qui se donne à voir à travers cet espace marqué par la disjonction. Autour de Mme de La Chanterie, en effet, les « débris » des deux plus grandes choses de la monarchie écroulée, la Noblesse et la Robe » (241) en loccurrence MM. Nicolas et Joseph. Symétriquement, lappartement garni de Montparnasse renferme, en la personne de Vanda, le « mince débris dune jolie femme » (371). Comment ne pas voir, en cette partition, la représentation morcelée dun État constitué de trois ordres ? Au « cur de lancien Paris » (218), dans « lombre de la cathédrale » Notre-Dame (227 et 238), sont rassemblés des personnages emblématiques dune société dAncien Régime : aux côtés de la Noblesse (dépée, de robe), le Clergé (labbé de Vèze) et le Tiers État (figuré par le bonhomme Alain, type du « petit bourgeois de Paris », 241) ; mais lordre qui est au fondement de cette hiérarchie la noblesse nest plus que vestige dune histoire en « ruines » (ibid.)... Rue Notre-Dame des Champs nom qui nest pas choisi au hasard, faisant du second lieu un double, exilé, du premier , limage dune France réduite à un « reste de femme » (373), et à un seul ordre, le Tiers (Vanda). Luvre de la Révolution se lit, évidemment, en filigrane...
Cest la métaphore de lorganisme qui soffre pour sous-tendre cette représentation dun État délité : à la fin du premier épisode, on apprend que le malheur qui frappe Mme de La Chanterie, et qui motive son entreprise charitable, est la décapitation de sa fille Henriette (312-313) ; dans le second épisode, on découvre, en Vanda, un corps infirme qui nest plus quune « tête souffrante » (371). Au corps sans tête qui déclenche lhistoire, fait ainsi pendant une tête sans corps (366, 367). Désarticulé (339), paralysé (338), atrophié (339, 378), aphone et sourd par intermittences (339), perturbé dans « toutes [ses] fonctions naturelles » (340), déshumanisé (340, 356, 360), le corps de Vanda, comme le répète la description de la jeune femme tout au long de ce second épisode, « nexiste plus » (342). À larrière-plan de cette désagrégation, et lui donnant tout son sens, une scène tue, qui ne vient à sévoquer que dans les dernières lignes : la décapitation du roi, évidemment désignée de biais par celle dHenriette, et explicitement associée à elle dans la formule de pardon proférée à la fin par Mme de La Chanterie : « Par Louis XVI et Marie-Antoinette, que je vois sur leur échafaud, [...] par ma fille, par la vôtre [...] » (412). Le crime à expier, par-delà celui du procureur Bourlac alias M. Bernard, le « bourreau de Madame » (395) cest lui qui a condamné Henriette à la guillotine , apparaît alors comme celui de la nation régicide.
Cest dans le corps des personnages que lévénement absent du récit vient donc sinscrire un corps qui, tout à la fois, en devient le lieu, en porte la trace, et le signifie : le corps défait qui nous est représenté par les supplices, en écho, dHenriette et de Vanda, nest autre, comme on vient de le suggérer, que celui du souverain. Lhistoire qui sécrit de la sorte est celle dune désincorporation.
Il est clair que la fiction du roman salimente à celle, politique, des Deux Corps du Roi. On sait que, dans limaginaire des monarchies occidentales chrétiennes, au corps naturel du roi est conjoint son corps politique. De par leur incorporation en une seule personne, ces deux corps forment une unité indivisible : chacun se trouve entièrement contenu dans lautre. Le corps politique est à limage du corps naturel : le Roi en est la tête, les sujets en sont les membres ensemble, ils forment la Corporation. Le corps politique du Roi, à la différence de son corps naturel, ne meurt jamais : il se transfère dun corps naturel à un autre. LEnvers raconte linterruption de ce processus : le Roi, « surcorps » politique, ne survit pas à la violence faite à la personne naturelle du monarque. Privé de sa tête, le corps politique nest plus gouverné et demeure immobilisé, dans létat décrit plus haut. Lévénement qui vient ainsi imprimer sa marque sur les corps est daté ; les troubles, de nature hystérique, qui anéantissent le corps de Vanda se déclenchent à la veille de 1830 (« en 1829 »), et si cette date nest présente qu« en creux » dans le roman (cest en « 1831 » que les Bernard sinstallent chez la veuve Vauthier), elle nen est pas moins, à de multiples reprises, allusivement désignée par les discours des personnages ; léchec de la Restauration consommé par Juillet est ce qui rend effective, et sensible, la rupture révolutionnaire.
Les symptômes que présente Vanda reçoivent toute leur signification de ce contexte allégorique : sa maladie la fait, dabord, pour sa deuxième grossesse, accoucher dun enfant mort (338), puis lui paralyse les pieds (338), qui ne recouvreront jamais leur fonction (« névrose du mouvement » diagnostique M. Le Yaouanc) : lévénement disruptif inscrit dans le corps le prive de postérité (en dautres termes, attente à sa pérennité) et le fige sur place.
Le rôle, médiateur, de Godefroid consiste donc, selon cette lecture, à rétablir la continuité, brisée, de lÉtat en faisant des deux cercles disjoints dans la cartographie du récit des cercles concentriques, et, en ramenant M. Bernard et sa fille dans lorbe de Mme de La Chanterie, à tenter une reconstitution du corps désagrégé, afin de le remettre (littéralement) sur ses pieds. Lenjeu de son action, en dautres termes, nest rien de moins que lincorporation politique la référence aux corporations du Moyen Âge, ou du moins de ce qui en subsiste, après « 1792 », sous la forme de l« association » (328), accompagne, précisément, son départ en mission.
Lassociation dont il est, en loccurrence, lémissaire (celle des Frères de la Consolation) a pour principe la Charité paulinienne. La religion est, en effet, ce qui paraît échapper à leffondrement de lauctoritas : des deux pouvoirs, séculier et spirituel, réunis dans le caput politique détruit, il semble que le second survive... Cest, ainsi, dans la « Charité » incarnée par Mme de La Chanterie (319) que pourra se trouver, outre un moyen de restauration du lien social (religio), un « chef » (329). La dame de la rue Chanoinesse est donc une figure du pouvoir royal (une « reine » (242), en effet, pour ses commensaux). Cest elle qui occupe, de manière occulte, le lieu vacant de la souveraineté (Louis-Philippe nest quun repère chronologique, à lincipit du roman). Mais en venant se substituer à la figure du Roi-père, celle de la Reine en désigne, aussi, la disparition. Une disparition que souligne, par ailleurs, le silence qui porte sur la quasi-totalité des patronymes de ce roman. Mme de La Chanterie représente bien pour la communauté quelle régente, un principe dincorporation (« Nous vivons de sa vie, comme elle vit de la nôtre », 272-273) à ce détail près quil nest point, justement, question du corps dans la solidarité ainsi obtenue : « nous navons quune âme à nous tous » (273).
Toute la question posée par le second épisode sera, par conséquent, celle du pouvoir de cette association « dâmes » et de « curs », de ce fantôme de corps mystique survivant à un corps politique défunt. Laction menée par Godefroid va bien relier les deux sphères dissociées et provoquer, entre Bourlac et sa bienfaitrice, la grande scène du pardon (411). Mais les acteurs de cette scène ne sont convoqués que pour se faire congédier du monde des vivants. La réconciliation appelée par les principes de la Charité selon Saint Paul (319) et les souffrances expiatoires de Vanda a lieu entre deux ombres (apparition spectrale de Mme de La Chanterie, Bourlac cru « mort », 412) : les péripéties du récit nont pas rendu à la vie le monde déréalisé des Frères de la Consolation, pas plus quelles ne lui ont donné incarnation.
Il na point été besoin, en outre, de cette scène de pardon pour que le corps de Vanda, immobilisé par lévénement révolutionnaire, soit remis sur ses pieds : elle fait presque office dépilogue après un « dénouement » (406) où Godefroid croise, sur les Champs-Élysées, Vanda marchant au bras de son fils. La guérison de la fille de Bourlac nest, de toute évidence, pas leffet de cette scène ultime dont la fonction est de renvoyer définitivement les deux protagonistes principaux à cet « autre monde » (228) dont semble venir, depuis le départ, Mme de La Chanterie. Laction salvatrice du néophyte demande, donc, plus ample examen.
Régénérer
Centré sur le passé, le petit univers de la rue Chanoinesse est menacé dinvolution : aussi le premier épisode réclame-t-il une suite qui rétablisse le cours progressif de lHistoire celle-ci ne saurait sécrire à lenvers. Les deux parties du récit se trouvent ainsi à la fois solidaires logiquement et marquées par un sensible écart idéologique.
Point de restauration, en effet, durant laventure de LInitié, du « corps en des ordres », abandonné à sa désorganisation. Très rapidement, on voit sinfléchir le traitement de la métaphore organiciste : la référence implicite à lanatomie localiste, qui sous-tendait le système de représentation de la monarchie absolutiste la hiérarchie des ordres, la localisation des places et des tâches trouvait sa légitimation dans lanalogie établie avec les fonction respectives des organes et le jeu de leur interrelation , et alimentait encore, au tournant du siècle, les discours des tenants dun gouvernement monarchique, cède la place à la référence vitaliste, dont se nourrit le discours du camp adverse. Cest limage dun corps « lié », celui de la médecine clinique, qui permet de représenter la mutation de la société politique et de lui donner sens ; corps à lunité irréductible, dans lequel le principe de vie est impossible à localiser, ainsi quà hiérarchiser : ce sera le « grand corps des citoyens », nouveau corps de la nation.
De même, le discours sur la France « malade », par lequel trouve à se dire la souffrance de la société mutante, tend à retrouver les topoi du discours révolutionnaire. Le mal de Vanda se trouve décrit dans les termes mêmes qui ont alimenté, quatre décennies plus tôt, limagerie de la langue pamphlétaire : crise (340), stérilité (338), agonie (340)... L « humeur » maligne dont il faut « délivrer » (389) son corps nest pas sans évoquer celle qui, pour Sieyès, « mine et tourmente », en 1789, lorganisme politique. Lappréhension de son propre mal par Vanda se fait dans un langage aux accents vitalistes que neût pas désavoué ce théoricien du corps-État malade : « Cest lorganisation tout entière pervertie » (372). Il faut, dans ce contexte, lintervention dun « guérisseur du corps social » : ce rôle reviendra à Halpersohn en qui vient sactualiser le topos du « médecin étranger ». Et sil y a lieu, pour « rétablir ce corps » (374), de le remettre sur ses pieds, cest en vertu de la résurgence dune autre image, encore, du discours révolutionnaire... Ainsi, le discours balzacien se trouve gagné par celui de la régénération maître-mot du programme révolutionnaire, et entreprise à laquelle ce dernier vient à sidentifier.
Certes, cest à une reprise inversée de ce discours révolutionnaire que se livre, de prime abord, le roman. L« humeur » qui vicie le sang de Vanda, et quHalpersohn identifie comme cause primitive du désordre de son organisme lhystérie nétant que secondaire est « une humeur nationale » (389) : le « principe » (ibid.) corrupteur, est ici dans lorganisation politique nouvelle, et non plus, comme chez Sieyès, dans le privilège. Guérir ce corps malade consistera évidemment à le purger de son humeur morbide, à « faire sortir la plique » (390) car le mal dont est atteinte la fille de Bourlac, comme le reconnaît rapidement l« infaillible docteur » (375), nest autre que la « plique polonaise » (ibid.), forme de dermatose du cuir chevelu, sous sa forme larvée. Ainsi séclaire le mystérieux traitement quil préconise, et qui ne vise à rien dautre quà faire passer la plique de son état latent à son état manifeste concrètement, à faire en sorte que les effets de lhumeur maligne se portent aux cheveux, coupés ensuite (407).
Toutefois, le Polonais est un adepte déclaré de « lhoméopathie » (376), et cest par lapplication du principe de similitude quil soigne Vanda : le traitement quil lui administre « doit lui donner la plique » (338) en clair, le seul remède au mal réside dans le mal lui-même. Lintervention dHalpersohn vise, donc, à provoquer une crise, au sens premier du terme : « gard[ée] depuis quinze ans entre la vie et la mort » (398), la fille de M. Bernard doit affronter un moment décisif ; le remède qui doit la faire revivre peut, tout aussi bien (sil nest pas strictement appliqué), la tuer (ibid.). Ne sagit-il pas, en langage métaphorique, de déclencher, dans ce corps malade, la crise révolutionnaire ? Nest-ce pas là le moment décisif que cet organisme paralysé refuse de vivre ? 1830, ai-je dit plus haut, effectue la Révolution : les troubles de Vanda apparaissent brutalement, sous la forme première de la « catalepsie » (339), au seuil de ce moment crucial, comme sil sagissait, pour le corps politique, de refuser le franchissement de la limite, déterniser une Restauration moribonde... La place des journées de Juillet est prise, dans le roman, par la maladie de la fille de Bourlac...
De fait, le lieu de la souveraineté se déplace à partir du moment où la santé de Vanda est confiée au médecin. Soucieux déviter toute... « erreur de régime » (398), ce dernier exige dêtre « souverain » (398) dans son action thérapeutique. Figure inversée de Mme de La Chanterie, et occupant un nouveau lieu polarisant (sa clinique est à Chaillot), il permet, littéralement, laccomplissement de ce « décentrement » quest la Révolution : il va rendre définitivement illusoire, dans le roman, la tentative contre-révolutionnaire de reconstituer un espace centré autour demblèmes de la royauté et de la religion. On voit, dans ce déplacement, le pouvoir passer de la Reine au souverain et, dans cette opposition, ce dernier terme prend une inévitable résonance rousseauiste. Le vocabulaire de la démocratie, dailleurs, saffiche dans lépisode, à partir du moment où Godefroid accède à lasile de Vanda : la malade accueille alors en lui « le député du monde » (370). D « apôtre » (325) de la Charité, le néophyte se transforme alors telle était en effet la mission des députés élus aux états généraux en guérisseur du corps social (« Ah, si vous étiez cause de la guérison de ma fille », 362).
Son action, relayée par celle dun médecin étranger qui impose à la malade le « trajet » (389) redouté par son père, arrache lhystérique à son repli (plique : lat. méd. plica, de plicare, « plier, enchevêtrer ») : désincarné et angélique (342) comme celui de Mme de La Chanterie, lunivers rétréci de cette malade « rapetissée » (378) est, tout comme lui, en effet, menacé dinvolution. Elle offre, de plus, une issue à une situation aussi inextricablement « enchevêtrée » que les cheveux dun malade trichomateux : lascendance de Vanda mêle bourgeoisie et aristocratie (sa mère est une comtesse polonaise, 389), révolutionnaires et contre-révolutionnaires avec son fils Auguste, la complication sélève dun degré encore. Lidentité de Bourlac lui-même est atteinte par ces confusions, puisquil a, jusquà la monarchie de Juillet exclusivement, fidèlement servi tous les régimes (341). La plique nest autre que limbroglio de lHistoire même, maléfique dès lors que lon cherche à entraver le cours de celle-ci (à provoquer une stase) : pour sen défaire il faut détruire lillusion de la permanence du passé, entretenue jour après jour dans le logis de Montparnasse... Enfin, laction de Godefroid a pour effet dextraire de cet asile misérable lauteur de LEsprit des lois nouvelles (361), et de lui procurer une chaire à la Sorbonne. La régénération du corps politique saccompagne ainsi de la mise en avant des principes qui lorganisent, autrement dit de sa constitution : on est passé de lautorité du Roi-père à celle de la loi. Signe que le monde alors a retrouvé quelque peu dordre : les personnages, après lintervention dHalpersohn, commencent à recouvrer leurs noms...
Laventure de Godefroid est conduite par la Providence : cest le rôle, constamment rappelé (351, ou 410), qui revient à Mme de La Chanterie, dans ce second épisode où celle-ci nest plus la rémanence du principe corporatif royal. Ce schéma lapparente à une palingénésie (ce à quoi contribue également sa dimension initiatique) : comme chez Ballanche, le dessein providentiel inscrit lévénement révolutionnaire dans un devenir de la société, en fait un point de non-retour, le départ dune « nouvelle ère ». On voit bien, cependant, quil ne sagit pas seulement, dans LEnvers, daccepter un ordre de faits irréversible par là, son auteur sécarte dune certaine pensée de la tradition. Le roman semploie à faire (à retardement, certes) la Révolution, seule issue à une situation mortifère, à effectuer le passage entre deux systèmes politiques ; et il est clair que le discours de la régénération, dont il se soutient dans lépisode de « LInitié » est bien différent, idéologiquement, de celui de la palingénésie ballanchienne.
« Prendre place au cur dun volcan »
Vanda, convalescente, habite « allée dAntin » (408) : le décentrement opéré par Halpersohn (vers le nord-ouest de Paris, où réside la bourgeoisie montante) ramène, en fait, le récit à son point de départ : cest « dans le quartier de la Chaussée dAntin » (219) que demeurait, avant son aventure, Godefroid. Il devient alors clair quà bien des égards, il a trouvé, en Vanda, son double. Si son séjour rue Chanoinesse lui permet de se métamorphoser en médecin (338), cest lui qui, tout au long du premier épisode, est le « malade » (224) : le défaut du « vouloir » (223) lui interdit laction. 1830 marque un moment critique dans la vie de ce petit bourgeois libéral : les années daprès-Juillet le voient « sans force » et... « fatigué de ses avortements » (223) ! La névrose de Vanda nest donc, au fond, que lexpression physique, extrême, de la maladie de l« âme » (222) du jeune homme. La régénération qui seffectue dans le roman ne concerne en définitive quun groupe social, salvateur, en dernière analyse, de lui-même.
Le Tiers État est bien devenu, à la fin du second épisode, lunique corps de la Nation : mais cest au prix dune éviction de ce que le langage du temps appelle couramment déjà la « classe ouvrière». La fille de Bourlac et de la comtesse Sobolewska incarne une bourgeoisie à laquelle sest mêlée laristocratie. Louvrier est exclu de lincorporation, comme il est exclu du langage de la représentation, qui sarrête soigneusement aux franges de la petite bourgeoisie. Parallèlement à laction de Godefroid sen mène une autre, accomplie, toujours au nom des Frères de la Consolation, par le bonhomme Alain : « Je vais devenir contremaître dans une grande fabrique dont tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes, et qui rêvent une destruction sociale, légorgement des maîtres, sans savoir que ce serait là la mort de lindustrie, du commerce, des fabriques... » (324). Bien que ce discours dénonce une infection, limage du corps ny prend pas forme elle ne se dégage pas de lénoncé au pluriel (« les ouvriers »). À la métaphore organiciste ainsi dissoute vient se substituer une autre image naturelle, celle du « volcan » au cur duquel Alain doit « prendre place » (ibid.) ; celle-ci définit une intervention dun autre type : prévenir une éruption (éloigner un danger) ne revient évidemment pas à régénérer un corps malade...
Les deux actions resteront parallèles et lon nentendra plus parler de la seconde. Le roman évite ainsi la représentation dun conflit de classes : il conjure par avance la révolution de 1848, par rapport à laquelle il prend véritablement sens ; limminence de l « insurrection » tant redoutée par Balzac force à lacceptation de 1830.
Comment comprendre, alors, que le seul médecin capable de soigner le corps malade de la France, le singulier Halpersohn, soit... communiste (342) ? Sagit-il toujours dexpérimenter les pouvoirs quasi-miraculeux de lhoméopathie, de combattre le mal par le mal ? En ce cas, la mention du remède désigne une cause occultée de la maladie : celle, justement, de la désintégration du corps social. Latteinte portée à la faculté de procréer, il faut le rappeler, est un symptôme majeur, et chronologiquement premier, de la névrose de Vanda. Le corps malade ne « produit » plus : la fraction de la société quil incarne sest coupée, en effet, des forces productives... Mais la figure du communiste salvateur ne devient acceptable quen sinversant (une fois de plus), quen soffrant sous les traits, antagonistes, du capitaliste. Le praticien juif est rusé, avare, cupide : il « vend [...] » cyniquement « la santé » (378). Si « rien en lui [...] nindiqu[e] un médecin » (ibid.), tout, en revanche, évoque un usurier, ou un banquier... jusquà son nom. Il paraît, de fait, homogène à la société de Juillet.
Ce personnage contradictoire, et négativement marqué, a-t-il pu entièrement régénérer le corps social et politique ? Cest lui qui nous donne à comprendre que ladunation opérée dans le second épisode est restée incomplète (dailleurs, limage du Peuple géant, effigie première du corps régénéré et indivisible de la nation, ne viendra hanter que fugitivement le récit, névoquant en outre, et de façon appropriée, quun « géant tronqué », 385) et le renversement symbolique, défensif, du communisme au capitalisme spéculatif montre bien que lenjeu, à ce moment de confusion extrême du récit, est de continuer à occulter la question des forces productives, et de leur place dans le corps social. Le roman bute sur laporie : ne pouvant plus avancer, il se perd dans ses jeux dinversion. On se demande si Vanda, remise sur ses pieds, telle une frêle « Liberté du mouvement », pourra aller bien loin...
Au cours de « LInitié » se sont donc trouvés mobilisés les trois principes de lincorporation révolutionnaire (régénération, représentation, adunation), et chacun a trouvé les limites de son application. Aucune organisation totalisante nest sortie de laventure. Le monde sest décentré sous laction dHalpersohn ; il ne sest pas recentré ; au centre royal sommet, selon une autre image, dune hiérarchie ne succède pas ce que lon pourrait reconnaître comme le centre de la Nation, « abstrait, et homogène au tout », établissant « la parité de tout avec tout ». Pour avoir recouvré quelques zones perdues, où lon a vu, en effet, se rétablir une circulation, la géographie parisienne ne sest pas reconstituée et encore moins celle du pays dans son ensemble, pur fantôme. Le corps de la Nation, enfin, ne possède pas la souveraineté, restée aux mains de son médecin, Halpersohn. La fragile convalescente des Champs-Elysées demeure, de ce fait, écartelée entre un centre exogène, occupé, encore, par la Providence, et la seule figure forte du pouvoir qui émerge dans luvre : celle du guérisseur futur destructeur...
LEnvers nous montre ainsi une fraction de la bourgeoisie, bien proche de son auteur, faisant, à son corps défendant, la Révolution de 1789/1830, afin délever un rempart devant un danger plus menaçant encore. Mais ce rempart se révèle des plus précaires, la fiction ne pouvant représenter une démocratie viable. Ajoutons que linstrument (involontaire) du passage entre les deux systèmes est une figure de romancier figure rien moins que triomphante, et ce passeur, en qui lon reconnaît une image de Balzac lui-même, ne fait lui-même que passer, réduit à son rôle dintermédiaire, rejeté sur les marges de laction lorsque ce rôle prend fin : Godefroid, le détail est loin dêtre insignifiant, est le seul personnage du roman à ne pas retrouver son nom dans laventure
LEnvers, uvre meurtrière de lauteur de La Comédie humaine ? Après tout, il sagit bien là du dernier roman achevé de Balzac
Chantal Massol
(Université Stendhal-Grenoble 3)
Le roman de lÉlection : Politique et romanesque dans Le DÉputÉ dArcis
De tous les romans balzaciens, Le Député dArcis est celui qui saffiche le plus ostensiblement, dès son titre, comme roman de la politique et donc comme roman politique. « La peinture des élections en province » est « le principal élément de cette Étude », note Balzac dès la première page. Roman des élections de 1839, vues depuis 1847, Le Député dArcis interroge lune des pratiques fondatrices du régime de la monarchie de Juillet. Lélection est en effet bien plus quune simple technique politique ; cest un élément essentiel dans le dispositif de la théorie libérale du pouvoir, un motif à comprendre dans la théorisation par les libéraux du « gouvernement représentatif ». La matière même du roman de 1847, inachevé, renvoie ainsi inévitablement à une philosophie politique, quelle met en « Scènes », quelle saisit et interroge dans son rapport aux « murs politiques ».
Lobjet de cette étude nest pas le rapport de Balzac au libéralisme. Il ne sagit pas dexaminer, via la question de lélection, lensemble des prises de position de Balzac sur la nature de la monarchie de Juillet et de la politique libérale. Une telle synthèse excéderait les limites dune seule intervention. Ce que nous visons ici, à partir de lexemple du Député dArcis, cest le lien entre le politique et le romanesque. En se donnant une matière politique, ce roman entreprend de fonder le romanesque dans et par le politique. Cest ce lien que nous voudrions examiner. Avec en ligne de mire la question de linachèvement, qui indique demblée la nature problématique de ce lien.
On analysera ainsi dabord comment, dans Le Député dArcis, la matière politique est historicisée, avant de mettre en relation la peinture des « murs politiques » contemporaines produite par Balzac et la philosophie politique dun Guizot, philosophie dont le roman constitue comme une mise à lépreuve critique, puis de montrer que Le Député dArcis conduit à une dévaluation et à une démonétisation du politique.
« Laccession au pouvoir de la classe bourgeoise » : politique, sociologie et histoire.
Le choix de la province comme cadre de cet événement majeur de la vie politique moderne que sont les élections, permet à Balzac de souligner combien le politique dépend des stratifications socio-économiques. Cest une manière dinsérer le politique dans une sociologie et une histoire. De fait, Le Député dArcis concerne bien plus la préparation de lélection que le processus électoral en lui-même, contrairement à ce qui se passe dans Lucien Leuwen par exemple. Ce qui intéresse Balzac dans les élections en province, cest ce quelles supposent de conflits dintérêts. En dressant la généalogie de ces intérêts et de ces conflits, Balzac inscrit demblée la politique dans lHistoire ; il en fait une réalité et une matière historique.
Laffrontement électoral de 1839 ne se comprend quinséré dans une histoire longue qui remonte à la Révolution, à travers la figure de lhomme fort de larrondissement : le comte Malin de Gondreville. De fait, lesprit de parti à Arcis est tout entier informé par laffaire du procès de MM. de Simeuse condamnés en 1805 comme coupables davoir voulu se venger de Malin de Gondreville en le séquestrant : ce dernier avait pendant la Révolution, alors quil nétait encore que Malin de lAube, « spolié la fortune de la maison de Simeuse » (725) en se portant acquéreur de la terre de Gondreville, appartenant aux Simeuse. Malin de lAube a alors fait fortune « dans un temps où la vente des biens nationaux était larche sainte de la politique » (725). Cette affaire constitue le sujet dUne ténébreuse affaire, roman auquel Balzac renvoie explicitement et qui relate la genèse des conflits dont Le Député dArcis tire une bonne partie de son intrigue. Lélection de 1839 réactive ainsi des luttes et des rancurs anciennes et tenaces. Son point dintelligibilité remonte donc à la Révolution, et au processus, tout à la fois politique et économique, quelle a mis en place.
Sur ce point le choix de la ville dArcis comme cadre du roman de lélection ne doit rien au hasard. Arcis-sur-Aube est la ville où est né Danton, ce que les libéraux de lendroit ne se font pas faute de rappeler (739). Détail hautement symbolique, qui place au cur de cette peinture de la politique en 1839 la Révolution. Celle-ci est bien le point dorigine de celle-là. Cest dailleurs Danton qui a accueilli et placé à Paris les deux compères Malin et Grévin, les deux hommes qui en 1839 « tiennent » politiquement larrondissement dArcis. Le temps court de leffervescence électorale est ainsi à la fois recouvert et expliqué par le temps long des conflits dintérêts remontant à la Révolution. Cest le coup de force de Balzac que de montrer que la Révolution dans ce quelle a ouvert comme idéal politique (la souveraineté du peuple, et donc lidée même délection, de représentation nationale) mais aussi comme pratique économique, comme mouvements financiers et terriens (la vente des biens nationaux, les liens financiers contractés par Malin dans tout larrondissement) éclaire et détermine la pratique politique de 1839.
Mais la seule nouveauté est quau lieu de maintenir lunion des « libéraux » dArcis quavait réalisé la Restauration (756), la politique de la monarchie de Juillet conduit à son effritement et fait apparaître de nouvelles lignes de fracture. De fait, 1830 a permis « laccession au pouvoir de la classe bourgeoise » (722). Et une classe bourgeoise de plus en plus étendue par leffet de labaissement du cens électoral. Si bien que la scène politique voit lémergence de nouveaux acteurs, les couches inférieures de la bourgeoisie revendiquant une part du pouvoir et un accès aux mécanismes de la représentation nationale. Laffrontement politique ne se situe alors plus entre deux classes socialement et idéologiquement antithétiques noblesse et bourgeoisie comme cela avait été le cas sous la Restauration, mais à lintérieur même de la classe bourgeoise, quelle clive entre une grande bourgeoisie daffaires, qui est aux commandes depuis 1830, et une petite bourgeoisie qui aspire à jouer un rôle politique. Cest très exactement ce que Le Député dArcis donne à voir dans laffrontement électoral entre Charles Keller, fils de « lillustre François Keller », banquier et pair de France, et Simon Giguet, fils dun petit colonel bonapartiste. Cette descente de la politique vers les couches inférieures de la bourgeoisie est particulièrement visible lors de la réunion préparatoire aux élections dans le salon de Mme Marion. Figurent dans cette réunion les « notabilités du parti libéral dArcis » (719), à savoir, outre le maire Beauvisage et le notaire Achille Pigoult, uniquement des représentants de la petite bourgeoisie (731-732). Sils peuvent être assimilés à une démocratisation progressive de la vie politique, cet élargissement de lélectorat et cette revendication de la petite bourgeoisie à constituer une force politique, et donc à être représentée, sont conçus par Balzac comme un effritement du pouvoir et comme un dépérissement : dans le roman ces petits bourgeois sont tous, en effet, des incarnations de la bêtise. Par là en tout cas Le Député dArcis montre à sa manière ce que Maurice Agulhon a appelé « la descente de la politique vers les masses », qui caractérise la monarchie de Juillet. Lintérêt pour notre propos, cest que dans le roman balzacien le politique, ainsi appuyé sur une sociologie, est un rapport de classes avant dêtre un appareil, une administration.
La revendication de la petite bourgeoisie à devenir véritablement force politique se cristallise dans le roman autour du motif des « électeurs indépendants ». Il sagit pour les électeurs dArcis-sur-Aube de se défaire de la tutelle de la famille Keller-Gondreville qui sest au fil du temps constituée en véritable dynastie électorale par un système de clientélisme savamment orchestré par le comte Malin de Gondreville. Cest contre cette familialisation de lélection que sérigent les « électeurs indépendants » dArcis :
Nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait lorgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et M. Malin, comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français ! (722).
Sur le mode satirique se dit ici une conscience politique de la bourgeoisie, qui voit dans lélection son meilleur moyen dexpression. Le programme du candidat Simon Giguet est alors tout tracé : « il sagit [...] de substituer une ville à une famille, le pays à un homme » (736), de voter « librement » (736). Les Keller, la grande bourgeoisie libérale, ne « représentent » pas le pays légal, phagocytée quelle est par le pouvoir (la Cour). Sous la bannière du « Progrès », sinscrit une aspiration de toute une fraction de la bourgeoisie à se faire entendre et à prendre en main son destin politique. Le colonel Giguet radicalisera cette aspiration en la rapportant au modèle révolutionnaire :
Je dirais tout haut au comte de Gondreville et en face de lui : « Nous avons nommé votre gendre pendant vingt ans, aujourdhui nous voulons faire voir quen le nommant nous agissions volontairement, et nous prenons un homme dArcis, afin de montrer que le vieil esprit de 1789, à qui vous avez dû votre fortune, vit toujours dans patrie des Danton, des Malin, des Grévin, des Pigoult, des Marion !... » Et voilà ! (739)
Cest donc bien en quelque sorte un prolongement de la Révolution qui se joue en 1839.
On retiendra que Le Député dArcis place la question de lélection et de la représentation nationale dans le cadre dune sociologie de la classe bourgeoise et dans lhistoire longue des rapports socio-politiques issus de la Révolution. La matière politique se trouve ainsi historicisée et sa portée sociologique éclairée. La sphère du politique nest alors pas autonomisée, contrairement à ce qui se passe dans Lucien Leuwen par exemple, qui souligne dans la politique un temps court et accéléré. Ici le politique renvoie à une temporalité beaucoup plus large : le temps politique nest pas celui de limmédiateté, nest pas un pur présent. Il est indexé sur une histoire.
« Murs politiques » : Le Député dArcis comme Contre Guizot
Cette historicisation du politique se double dans Le Député dArcis dune attention au détail des « murs politiques », dune satire des pratiques du pouvoir. Lélection dArcis est de laveu même du narrateur, « malheureusement pour nos murs politiques, beaucoup trop véridique » (719). La pratique politique dépeinte ici sur un mode satirique se comprend en effet comme linversion presque terme à terme de la théorisation du « gouvernement représentatif » et du processus électoral qui le fonde par les hérauts libéraux du régime de Juillet, et tout particulièrement Guizot. Le roman balzacien est ainsi en dialogue avec la philosophie politique de ce que Pierre Rosanvallon a appelé le « moment Guizot ». Le roman, défini dans Le Député dArcis comme partout ailleurs chez Balzac comme une « histoire des murs contemporaines »(715), met cette philosophie politique à lépreuve du réel, des pratiques effectives de la politique. Le politique est ainsi mis à lépreuve de la politique. Le hiatus que cette confrontation dévoile démontre linanité des théories de Guizot au moins sur trois points : la question des « capacités », celle de lintérêt général, et celle du rôle du pouvoir dans le processus électoral.
Le sacre des incapacités
Dans la théorisation proposée par les doctrinaires du gouvernement représentatif, lélection et lassemblée parlementaire qui en est le résultat doivent permettre le dévoilement et le « sacre » des « capacités » politiques. Le rôle de lélection est ainsi de faire surgir et de rassembler ces capacités. « Le but de lélection, écrit Guizot, est évidemment denvoyer au centre de lÉtat les hommes les plus capables et les plus accrédités du pays ». Lobjet du système représentatif est alors de « recueillir, de concentrer toute la raison qui existe éparse dans la société », « dextraire de la société tout ce quelle possède de raison, de justice, de vérité, pour les appliquer à son gouvernement ». Dans la philosophie politique de Guizot, ces « capacités » ne se réduisent pas à de banales variables économiques (que le cens pourrait à lui seul définir) ; elles caractérisent de façon plus floue et plus globale un rapport général à lintelligence de la société et de son mouvement.
Le Député dArcis montre que lélection nassure pas la promotion des véritables « capacités » politiques. Tout au contraire. Elle produit dans le roman exactement linverse. De fait, tous les candidats à lélection sont, sans exception, des médiocres et des incapables. Cest vrai de Charles Keller, quon ne verra jamais dans le roman : ce jeune « chef descadron dans lÉtat major » est en Afrique où il trouve la mort lors de la conquête de lAlgérie. Ses qualités principales sont dêtre « lun des favoris du prince royal » (722), donc dappartenir à la Cour (738), et de danser remarquablement la mazurka (812). Ce bon danseur, homme de cour, peut-être brave officier, na en tout cas rien de lhomme politique. Cest aussi vrai de son opposant, Simon Giguet, dont le narrateur dresse un véritable portrait charge qui en fait demblée un personnage grotesque, une « nullité sonore » (726), ce quexplique sans doute sa taille élevée, car, précise le narrateur, « il est rare quun homme de grande taille ait de grandes capacités » (726), clin dil ironique au terme clé de la philosophie politique du moment.
Dans cette perspective, lélection et le gouvernement représentatif ne sauraient être le sacre des capacités et provoquent au contraire lassomption de la bêtise. En 1847, vingt ans quasiment après le début de la théorisation libérale du politique par les doctrinaires, Balzac tire le bilan et expose la faillite de la théorie guizotienne de la représentation, qui naboutit quà une médiocratie. Quant aux véritables « capacités », Z. Marcas a indiqué leur sort : elles sont exclues du pouvoir et laminées par lui, réduites à lexil ou à la mort. La conséquence de cette peinture des élections comme révélation de la médiocratie, épiphanie des incapacités, cest que le romanesque ne peut pas se construire comme épopée politique. Avec des personnages aussi grotesques et ineptes, le lien entre romanesque et politique ne peut se faire sur lélaboration de ce quon appellera un héroïsme du politique (ce que permettrait en revanche un personnage comme Z. Marcas).
Intérêt(s) et désir(s)
Lensemble de ces candidats incapables donne ainsi à voir des personnages qui jamais ne sont mus par lintérêt général, quand bien même ils lévoqueraient parmi les lieux communs quils débitent continûment. Guizot avait précisé que ce qui caractérise le citoyen capacitaire, cest sa faculté de « sélever à quelques idées dintérêt social ». Z. Marcas avait montré que le « véritable homme dÉtat », le « grand politique » (CH, VIII, 846) « portait la France dans son cur ; [qu] il était idolâtre de sa patrie ; [qu] il ny avait pas une seule de ses pensées qui ne fût pour le pays » (CH, VIII, 849). Tout Le Député dArcis montre au contraire que le champ politique loin dêtre le lieu où sexprime une vision de la société, de son devenir et de son intérêt, nest que le champ dexpression de désirs et dintérêts individuels et myopes. Cest le terrain daffrontement des ambitions, le débondement des rapacités et avidités de tous ordres. Cest particulièrement net avec le candidat Simon Giguet dont toute lambition « vient de son désir dépouser une héritière » (812). La politique na donc de sens pour Simon que dans le cadre de cet intérêt individuel, financier plus encore que sentimental. De fait, Simon voit avant tout dans Cécile Beauvisage « la plus riche héritière du département de lAube » (719), montrant par là que ce quil vise, cest une belle dot bien plus quun beau visage. Toute lambition politique de Simon se réduit ainsi à lespoir dune belle fortune, à un mariage avantageux. La politique est un moyen, jamais une fin.
Sur ce point Le Député dArcis ne peut pas ne pas évoquer lautre grand roman de lélection de La Comédie humaine : Albert Savarus. La comparaison de ces deux romans permet quelques hypothèses sur linachèvement du texte de 1847. Dans Albert Savarus, le politique est intrinsèquement lié à lérotique. De fait, Albert nentreprend de se faire élire à la Chambre des députés que dans le but de mériter la belle Francesca, princesse italienne. Le projet politique de Savarus répond donc à une préoccupation dordre intime, à un intérêt individuel et non à un sens aigu et urgent de lintérêt général et de lÉtat. Être élu cest faire preuve de sa valeur aux yeux de la dame lointaine, de laimée qui seule sanctionnera la réussite. Le politique est alors tout entier orienté par lérotique qui seul lui donne sens, le fait signifier pleinement. Le Député dArcis est à la fois proche et très loin de la donnée dAlbert Savarus. Proche en ceci que la candidature de Simon dont on notera quil est, comme Savarus, avocat, rapprochement qui nest sans doute pas dû au hasard a pour but le mariage avec Cécile et que lintime semble primer sur le politique. Mais très loin en ce que dans ce mariage, ce qui est visé cest une dot plus quun être et en ce que le roman ne parvient jamais à faire de Cécile Beauvisage le personnage intrinsèquement romanesque quest Francesca Colonna dans Albert Savarus. De fait, cette princesse italienne, incarnation de lÉtrangère, dame lointaine et âme exceptionnelle, constitue une figure irradiante qui aimante les pensées et la trajectoire du héros et du coup dynamise son engagement politique. Cécile, elle, malgré ses origines aristocratiques (elle est la fille adultère du vicomte de Chargebuf et de Séverine Beauvisage), nen reste pas moins une figure irrémédiablement bourgeoise et par là anti-romanesque, ce que souligne explicitement le narrateur : « Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque » (764). Avec un tel personnage, la logique érotique que mettait en place Albert Savarus ne peut se constituer et ne parvient donc pas à soutenir, organiser et orienter le roman. Le Député dArcis qui, on la vu, échoue à constituer un héroïsme politique, ne peut pas non plus fonder son romanesque sur le lien entre le politique et lérotique, alors même quil montre que lintérêt personnel, lintime, prime sur le sens de lintérêt général.
Le rôle du pouvoir
La peinture des « murs politiques » contemporaines comme démenti à la théorie libérale du pouvoir sappuie encore sur le rôle du gouvernement dans lorganisation des élections. Loin de laisser le pays légal sexprimer librement, le pouvoir téléguide les élections, joue de son influence pour façonner une Chambre des députés qui lui convienne. Lélection nest donc pas, comme le pense Guizot, loccasion dune révélation de la société au gouvernement mais la manipulation de la première par le second. Cette pratique de lintervention gouvernementale est un motif topique du roman de lélection. On le retrouve aussi bien dans Monsieur le préfet de Lamothe-Langon que dans Lucien Leuwen. Comme Lucien Leuwen, Maxime de Trailles est lagent stipendié par le pouvoir pour organiser en sous-main les élections en trouvant un remplaçant au défunt Charles Keller, candidat ministériel, et en éclipsant Simon Giguet. Par là, ce dandy plus tout jeune, est lhomme des manuvres et des basses uvres qui font le quotidien de la pratique politique. Cest lhomme des « missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité » (805). Sil nest pas à proprement parler un homme politique, à la différence de Rastignac que lon retrouve ici ministre pour la seconde fois (803) et qui lui confie cette mission délicate, Maxime de Trailles incarne toutefois une dimension fondatrice de la politique : la politique comme tactique, comme stratégie de la manipulation, comme gestion et exploitation du secret et du faux. Dimension qui ne laisse pas de fasciner Balzac qui fait de Maxime de Trailles un personnage « extraordinaire » (807) en qui se décèlent les potentialités du grand homme politique : « si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol » (807).
Si, en raison de linachèvement du roman, la tactique politique, la politique comme stratégie de la manipulation, nest pas complètement développée, on en perçoit aisément quelques procédés : soumission aveugle du parti ministériel dArcis, affidés du régime que lon tient par un espoir davancement, missives secrètes établissant lautorité suprême de lagent du pouvoir sur les fonctionnaires de lendroit, et surtout alliances politiques contre nature du moment quelles assurent lélection du candidat ministériel. De fait, à Arcis, pour la plus grande confusion des habitants qui observent ses allées et venues, Maxime dîne chez Malin de Gondreville (libéral suppôt du régime) et passe la soirée au château de Cinq-Cygne, bastion du légitimisme le plus intransigeant, réalisant ainsi une union inattendue de partis antithétiques (et cela dautant plus quil y a entre ces deux familles le drame dUne ténébreuse affaire) mais unis par le même intérêt dempêcher la nomination dun candidat de Gauche à la Chambre des députés (788-789). Bonne illustration de cette remarque de Balzac : « En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées » (722).
Toutefois, dans Le Député dArcis, lintérêt de la figure de Maxime de Trailles ne réside pas (uniquement) dans cette satire des murs politiques. Il touche directement au romanesque lui-même, au fonctionnement de ce roman problématique. Si, comme Stendhal dans Lucien Leuwen, Balzac organise le roman de lélection autour de la figure de lagent du pouvoir, il le fait en choisissant une tout autre gestion narrative. Lépisode électoral est abordé par Stendhal du point de vue de Lucien, dans la problématique du héros qui a à traverser et à subir, au propre comme au figuré, la boue de la politique moderne. Ce qui lintéresse cest la réaction du héros à cette expérience de la politique, et la narration suit les affres et les examens de conscience de Lucien. Balzac choisit une autre option en adoptant le point de vue des habitants dArcis, et non celui de Maxime de Trailles, habitants qui ne connaissent évidemment pas la raison de sa venue. Cela a le grand avantage, sur le plan du romanesque, de transformer lagent du pouvoir en inconnu qui excite toutes les curiosités et alimente toutes les conversations. Larrivée de Maxime constitue ainsi une énigme autour de laquelle sorganise tout le dernier tiers du roman. Ajoutons que la mission de Maxime requiert le plus grand secret, que la stratégie politique quon évoquait ci-dessus repose précisément sur une gestion du secret. La discrétion nécessaire à lorganisation-manipulation des élections devient alors ressort romanesque, dans la mesure où elle renvoie aux procédés traditionnels dun romanesque sans âge : inconnu, secret, mystère. Par là, la politique se fait naturellement romanesque, elle sintègre facilement au romanesque parce quelle met en uvre les mêmes ressorts.
Et de fait, larrivée de Maxime introduit le romanesque dans le « drame électoral » qui avait jusqualors du mal à prendre vraiment. Plus encore quorganiser les élections, le dandy fait rêver les jeunes filles. Témoin Cécile Beauvisage qui, rêvant dune « aventure avec un inconnu » (780) et de « filer un roman » (780), déclare à sa mère avant même davoir vu Maxime : « je vais me mettre à adorer linconnu » (774). Témoin encore Mme Mollot, curieuse impénitente, qui dit avoir rêvé de linconnu toute la nuit (782). Linconnu alimente les conversations, enflamme les imaginations, et permet par là une efficace relance de la narration. Cest particulièrement sensible lors de la soirée chez Mme Marion dans labondance de bons mots, calembours et traits desprit plus ou moins subtils, que provoque le mystère de linconnu, le ton allègre de cette séquence donnant à lire une narration joyeuse, comme libérée. Tout se passe donc comme si la transformation de lagent électoral en producteur de suspense réussissait enfin à créer le romanesque, non plus seulement au sens de déploiement de limaginaire et de ficelles narratives traditionnelles mais au sens dénergie portant le roman, lorganisant et orchestrant sa progression. Lintroduction du personnage de Maxime constitue un moteur romanesque. Comme si pour écrire une véritable « histoire » (781), la matière politique, insuffisante à alimenter seule le moteur narratif, devait sinsérer dans une matière romanesque au sens le plus traditionnel qui soit, recourir aux procédés les plus éculés du roman.
On en verra confirmation dans un détail révélateur. Dans la conversation pleine de calembours lors de la soirée chez Mme Marion, Mme Mollot est interrompue au moment où elle raconte avoir vu linconnu à sa toilette. Vinet lance alors : « Ninterrompez pas lorateur » (783), appliquant aux plaisanteries lourdes de la conversation du salon Marion, la phrase type du discours parlementaire. Significativement « lorateur » ce nest plus lhomme politique, le candidat aux élections comme dans la réunion préparatoire du début du roman, mais cest le débiteur de « plaisanteries ». Ce détail traduit la transformation des réalités et du vocabulaire politiques en réalités romanesques, toujours aimantées par cette figure de linconnu. Mais, du coup, cet infléchissement dévitalise le politique : ce dernier ne devient fondateur du romanesque que lorsquil est vidé de sa teneur propre. Ce qui est un constat déchec pour le politique à constituer pleinement et à lui seul le romanesque. Cest peut-être là une des clés de linachèvement du roman. On peut bien relancer un temps le roman de lélection avec les ficelles du roman pour femmes de chambre, on ne saurait pour autant le composer intégralement sur ce mode (puisque lénigme ici produite ne peut durer très longtemps).
En tout cas, cette ficelle de linconnu créateur de suspense masque mal la difficulté qua Balzac dans Le Député dArcis à faire de la politique le moteur et le principe du romanesque. Il ny parvient ni sur le mode de ce quon a appelé un héroïsme du politique, ni sur celui dune inclusion du politique dans lérotique les deux modes sur lesquels il a pourtant déjà bâti plusieurs romans. Il semble ne pouvoir relancer son roman que par un recours aux procédés les plus traditionnels, les moins en prise sur lactualité des « murs politiques » dont le roman se veut pourtant la peinture, et qui contribuent à vider le politique de sa substance propre. Que reste-t-il alors ? Il ne reste plus pour traiter cette politique rapetissée, qui narrive plus à être porteuse dun quelconque élan de lécriture, que le grotesque.
Dévaluation et démonétisation du politique
Le Député dArcis obéit en effet à une esthétique du grotesque qui semble la seule manière de prendre en charge littérairement le politique, en 1847. Cette esthétique affecte la représentation des personnages et de leur habitus tout comme la représentation du langage politique.
Grotesque et paradigme théâtral
On ne peut en effet quêtre frappé par linsistance du roman sur les ressources habituelles du grotesque, en particulier sur le registre du bas, corporel et langagier. Lexemple le plus frappant en est lépisode où Mme Mollot, monomaniaque du voyeurisme, observe Maxime de Trailles en train de faire sa toilette à lauberge du Mulet (au nom révélateur) et aperçoit les fesses du jeune homme, quelle prend dabord pour un genou puis pour sa tête, pensant ainsi que linconnu est chauve (784). La tête devient le postérieur et vice versa : le détail graveleux dit très exactement linversion, lesthétique grotesque à luvre dans Le Député dArcis. Le motif du bas corporel est encore exploité avec la « colique » (727) qui prend Simon Giguet à larrivée des électeurs dans le salon de Mme Marion, ou encore avec la métaphore qui traduit la sortie de ces mêmes électeurs après la réunion préparatoire : « en ce moment, la porte cochère de la maison vomissait les soixante-sept conspirateurs » (747).
Le langage des habitants de la petite ville dArcis témoigne du même registre uniformément grotesque. Jeux de mots, calembours lourds et grotesques constituent le fond inépuisable des conversations du salon Marion, tant lors de la réunion politique que lors de la soirée mondaine. Les exemples abondent. Quil suffise de mentionner la métaphore des électeurs « moutons de la Champagne » (731), qui revient à plusieurs reprises lors de la réunion politique et qui prend ironiquement le contrepied des revendications des « électeurs indépendants » ; ou le calembour dOlivier Vinet sur la vénalité des aristocrates : « les francs attirent les Francs » (790), etc. La soirée chez Mme Marion offre dailleurs comme une surenchère dans le calembour, dans un langage qui semble semballer et ne plus sortir de ce registre ironique mais dune ironie grotesque et non spirituelle, où le mot désigne toujours autre chose que ce quil semble dire, où il passe sans cesse du propre au figuré et inversement.
Ce registre du bas corporel et langagier saccompagne dune forte prégnance du paradigme théâtral appliqué à la politique dans le roman. Paradigme qui contribue à désamarrer la politique du réel, les acteurs de la vie politique nétant plus que des marionnettes, lengagement politique quun rôle. Les individus qui se frottent à la politique dans Le Député dArcis sont alors tous des comédiens sans le savoir. Le narrateur le note sans ambages, qui signale que les chambres et les ministres du système actuel « ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignol, à la grande satisfaction des passants, toujours ébahis » (721) : la politique est une guignolade. Certes la métaphore théâtrale appliquée à la vie politique nest pas nouvelle, on la trouve chez tous les contemporains et dans bien dautres romans de Balzac. Pourtant dans Le Député dArcis elle est exploitée avec une insistance particulière qui ne laisse pas de provoquer une dévaluation de la politique, ainsi coupée de toute prise directe sur le réel. Le Député dArcis est de fait désigné comme un « drame électoral » (726), dont la réunion du salon Marion constitue la « première scène ». Ce métalangage est habituel dans La Comédie humaine, mais ici charpente tout le texte. La réunion des électeurs chez Mme Marion est explicitement organisée comme un jeu de rôles : cest à une singerie parodique dune séance de la chambre des députés quon assiste, les électeurs ayant pour propos d« imiter la Chambre » (733). On est à la Chambre avant même que les élections naient eu lieu ! Mais à une parodie de Chambre qui ne représente alors la Chambre élective que comme une procédure formelle, un ensemble de « formes parlementaires » (735), qui la vide de son contenu et de sa signification proprement politique. On désigne un président, des scrutateurs, Simon Giguet « singe » (726) M. Dupin, Achille Pigoult, parle comme « lillustre M. Thiers » (734) et le narrateur lui-même en vient à parodier le style des comptes-rendus de séances en farcissant ses commentaires des clichés du journalisme politique (733), etc. Toute la scène serait à citer, qui est un grand moment de comique balzacien. Ainsi réduite à une « comédie » (733), la politique est une fois de plus dévaluée et vidée de sa substance.
Un langage démonétisé
On en a confirmation dans le traitement que le roman réserve au langage politique, ou à la politique comme langage. La réunion pré-préparatoire donne lieu à deux pastiches savoureux de léloquence parlementaire, en lespèce des deux discours dAchille Pigoult (734 et 738) qui dévoilent dans le discours politique une rhétorique parfaitement huilée : arguments dautorité par référence à de grandes figures de lantiquité, interpellation de lauditoire, procédés de dramatisation, batterie de questions rhétoriques, etc., les harangues dAchille Pigoult sont des modèles du genre et traduisent lart supérieur de Balzac dans le pastiche. Mais là nest peut-être pas lessentiel : sil peut être aussi facilement pastiché, cest parce que le langage politique se réduit à une forme, tout comme les séances de la Chambre élective se réduisaient tout à lheure à une série d « usages » et de procédures. Du coup, le langage se trouve dissocié de laction, nest plus engrenée sur elle. Léloquence politique nest ainsi quune série de « périodes ronflantes et correctes » (717), de « phrases et périphrases » (741) dans lesquelles Simon se noie et qui provoquent les « ronflements réguliers » des auditeurs (741). Ces « paroles oiseuses » (727) de la politique sépanouissent dans le salon de Mme Marion. Or, ce salon est par ailleurs « lécho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département » (720). La parole politique semble ainsi sinscrire dans la continuité de cette parole de la médisance, comme sil y avait identité entre ces deux formes viciées de langage.
Vicié, le langage politique lest bel et bien. Comme la calomnie ou la médisance, il ne renvoie pas au réel, ou alors de manière détournée. Lexemple type de ce (dys)fonctionnement du langage politique est lusage du mot « Progrès », auréolé de sa majuscule, dans les discours de Simon qui, dans son acte de foi politique, sengage à « ne jamais déserter le glorieux drapeau du Progrès » (736). Il sagit dun des clichés du discours politique du moment. Et, comme tel, cest un mot creux, déconnecté du réel, sans prise véritable sur lui. Le terme ne renvoie à aucun élément concret ni à aucune « idée » bien identifiée. Derrière lui se groupent, selon le narrateur, « beaucoup plus dambitions menteuses que didées » (736) et lorsquil sagit de le définir, la séance tourne au brouhaha généralisé, chacun le définissant à sa guise, cest-à-dire en fonction de ses intérêts propres (740-741). Le résultat est une impossibilité de définir le terme, de lui assigner un signifié et un référent clairs. Dans le langage politique, le processus de référence est donc comme évacué, annihilé, le « Progrès » nest plus que signe linguistique fonctionnant à vide. Du coup le langage politique se trouve complètement démonétisé : le discours politique vide ainsi le langage de toute substance référentielle. Il na plus prise sur le réel. Il perd alors sens et renvoie à tout et nimporte quoi. Ainsi du mot « Progrès » qui « peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !... » (737). La tentative de saisie et de définition du terme « Progrès » se résout en une onomatopée animalisante « Bèèèè... bèèèè... » et en un « fou rire général » (740-741), cest-à-dire en deux formes qui sont une régression, un en-deçà du langage et de la raison, signant une désespérante faillite de la politique. Une vacuité essentielle, presque ontologique, se creuse ainsi au cur du langage politique. Signe qui a perdu toute sa substance référentielle et toute son efficace pragmatique, la politique ne peut plus être quun ressort comique.
Cette démonétisation du langage que produit la politique, lannihilation du processus de la référence quelle produit, est dautant plus sensible que le roman lui oppose lidéal dun langage directement engrené sur lêtre, dune désignation transparente et directe des êtres et des choses, à travers le cratylisme évident de lonomastique romanesque. Que lon songe à Mme Marion, la marieuse qui rêve de faire épouser Cécile Beauvisage à son neveu, à Malin de Gondreville, aussi malin et rusé que son nom, à Séverine Beauvisage qui se signale précisément par la beauté de son visage, etc. Les exemples sont légion et ce cratylisme onomastique est fréquent chez Balzac. Il témoigne de la nostalgie dun langage plein, qui exprime directement et sans détour le réel. Si le cratylisme est si présent dans Le Député dArcis, cest sans nul doute pour montrer, par contraste, ce qua perdu le langage politique, sa faillite à dire exactement le réel.
Ainsi Le Député dArcis saffiche comme roman du politique et travaille à insérer le politique dans une histoire et une sociologie concluant à laccaparation de plus en plus grande de la politique par les classes inférieures de la bourgeoisie : cette inévitable descente de la politique vers les masses, conçue comme un effritement du pouvoir, est peut-être lexplication de léchec de Balzac à constituer le politique en romanesque, à insérer lun dans lautre autrement que sur le mode de la dévaluation comique et grotesque. Cette esthétique grotesque ne peut sinterpréter que dune seule manière : la politique telle que la monarchie de Juillet la pratique et telle quelle est théorisée par les libéraux au pouvoir, appuyée sur une médiocratie et réduite à des « murs politiques » qui ne sont quune cuisine tacticienne dont lépisode électoral offre le déploiement caricatural, est désormais totalement désertée par lIdée. La politique efface le politique. Le Député dArcis témoigne ainsi dun profond pessimisme de Balzac en 1847 quant à la nature du régime de Juillet mais aussi plus largement quant au politique en lui-même. Doù peut-être linachèvement du roman. Ce que Balzac avait réussi dans les années 1830 avec des textes comme Le Médecin de campagne, Le Curé de Village, cest-à-dire à fonder le romanesque sur le politique, à constituer le politique en romanesque, le roman étant porté de bout en bout par une utopie et une croyance dans le politique, ne fonctionne plus en 1847. Plutôt que dy voir une faiblesse, un affaissement de lélan créateur de Balzac (ce quil est sans doute aussi), on y verra un constat amer et désespérant qui pourrait se résumer ainsi : une politique « libérale », au sens dun Guizot, conduit inéluctablement à un dépérissement du politique. Bref, roman de la politique, Le Député dArcis signe la « défaite du politique » pour reprendre lexpression dAlexandre Péraud. Mais cette défaite du politique est aussi une défaite du roman.
Xavier Bourdenet
(Université de Franche-Comté)
LA POLICE DANS LA COMÉDIE HUMAINE
OU LENVERS DU POLITIQUE CONTEMPORAIN
Nul nignore la place et limportance de la police et des policiers dans La Comédie humaine. Création dun type nouveau, inscription romanesque du mythe de Fouché, agencement dintrigues conçues en fonction de laction policière, production de roman policier au sens de lépoque, voilà autant de composantes de lunivers balzacien et de manifestations dune interprétation générale de la société. Sans revenir sur ces aspects bien connus, on aimerait ici proposer quelques réflexions sur la police politique, cette police gouvernementale, souvent appelée la « haute police » dans les textes du temps, où, comme le dit Corentin dans Splendeurs et misères des courtisanes, le policier est le « machiniste de drames politiques » (CH, VI, 919).
Le cadre historique est bien celui de laffirmation dun pouvoir nouveau, né de laction dun Fouché, inventeur dune police politique portée à un point defficacité auquel Jean Tulard affirme que la lieutenance générale de lAncien Régime nétait point parvenue. Fondé en 1796, le Ministère de la police générale soppose à la Préfecture de police, créée par la loi du 28 pluviôse an VIII. Supprimées au début de la première Restauration, ces deux institutions sont vite rétablies. Le 29 décembre 1818, le Ministère de la police générale est de nouveau supprimé et rattaché au Ministère de lIntérieur sous la forme dune Direction générale de la police, laquelle disparaît avant 1830, alors que la Préfecture de police sest imposée. Cette organisation, simple en apparence, est cependant rendue plus complexe par lexistence de polices parallèles et de fiefs particuliers plus ou moins officiels ou officieux au sein du monde policier, directement contrôlés par des instances politiques.
Létat des lieux se trouve synthétisé dans Les Comédiens sans le savoir :
Vous êtes donc de la police, demanda Gazonal en regardant avec une inquiète curiosité ce petit homme sec, impassible et vêtu comme un troisième clerc d huissier.
" De laquelle parlez-vous ? dit Fromenteau.
" Il y en a donc plusieurs ?
" Il y en a eu jusqu à cinq, répondit Fromenteau. La judiciaire, dont le chef a été Vidocq ! " La contre-police, dont le chef est toujours inconnu. " La police politique, celle de Fouché. " Puis celle des affaires étrangères, et celle du château (l Empereur Louis XVIII, etc.), qui se chamaillait avec celle du quai Malaquais. Ça a fini à M. Decazes. Jappartenais à celle de Louis XVIII, jen étais dès 1793, avec ce pauvre Contenson (CH, VII, 1163).
On sait que les principaux agents de la police politique dans La Comédie humaine sont Contenson, Peyrade et Corentin. Faut-il brièvement rappeler ici leurs carrières respectives, lesquelles permettent au romancier dévoquer cet historique à la fin de la première partie de Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 530 sq.) ?
De La Peyrade des Canquoëlles, dit Peyrade, entre à la lieutenance générale de police en 1782 et, sous le Directoire, passe dans la police générale, créée nous lavons dit en janvier 1796, où il devient le second de Corentin, notamment dans Une ténébreuse affaire. Commissaire général de la police à Anvers en 1808, emprisonné en 1809 sur ordre de Napoléon, il est utilisé en sous-main par Corentin, qui tente en vain de le faire réintégrer, mais il est en réalité espion ordinaire de Louis XVIII. Il joue un rôle important et tragique dans Splendeurs et misères des courtisanes. Cette figure illustre parfaitement la continuité policière des temps modernes.
Le baron Bernard Polydore Bryond des Tours-Minières, dit Contenson, fait partie dès 1793 de la police dite « du château », et trempe dans toutes les conspirations pour le retour des Bourbons. Sous lEmpire, il entre sous le nom de Contenson dans la police politique de Fouché, et y reste sous la Restauration. Il sert Corentin dans Splendeurs et misères...
« Phénix des espions » (Une ténébreuse affaire, CH, VIII, 352), Corentin est peut-être le fils naturel de Fouché, en tout cas cest son âme damnée. Formé par Peyrade, qui devient son second en 1829, il organise la contre-police de Louis XVIII et devient chef de la contre-police du château avant Juillet. Il a lidée de recruter Vautrin pour remplacer Peyrade.
Fouché, ou la politique par excellence
On le voit, ces figures sont dune manière ou dune autre liées à Fouché, qui fut ministre à cinq reprises entre 1799 et 1815 et à sa police. Celui-ci est, comme on sait, une éminente figure politique de La Comédie humaine ; son nom apparaît 121 fois dans 15 romans, avec une fréquence remarquable dans Une ténébreuse affaire (84), suivi de loin par Les Chouans (14) et Splendeurs et misères
(8). Balzac est à ce point conscient du rôle essentiel joué par cet ancien oratorien de Nantes, quil le met en scène lors de trois moments décisifs de sa carrière : dans Les Chouans puis Une ténébreuse affaire ; en 1809 ensuite avec laction de lagent double Contenson évoquée dans LEnvers de lhistoire contemporaine, dans Splendeurs et misères des courtisanes enfin, à propos de laffaire dite de Walcheren, qui précipita sa disgrâce en 1810, avant de le retrouver sous la Restauration, en 1815, comme ministre de la police générale de Louis XVIII.
Fouché simpose dabord comme révolutionnaire, salué en ces termes par le commandant Hulot dans Les Chouans : « il ne reste plus quun seul bon patriote, lami Fouché qui tient tout par la police ; voilà un homme! » (CH, VIII, 930) Composante du portrait de Napoléon dans Autre étude de femme (« Homme qui, tout pensée et tout action, comprenait Desaix et Fouché ! », CH, III, 701), il occupe une grande place dans Une ténébreuse affaire, où il est présenté comme un « singulier génie qui frappa Napoléon dune sorte de terreur » (CH, VIII, 552), capable dune « infernale et sourde activité », dont la « conduite, lors de laffaire de Walcheren, a été celle dun militaire consommé, dun grand politique, dun administrateur prévoyant » (ibid., 692), et où il est ainsi salué par le narrateur :
Cet obscur Conventionnel, lun des hommes les plus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se forma dans les tempêtes. Il séleva, sous le Directoire, à la hauteur doù les hommes profonds savent voir lavenir en jugeant le passé, puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres qui deviennent excellents éclairés par une lueur soudaine, il donna des preuves de dextérité pendant la rapide révolution du dix-huit Brumaire. Cet homme au pâle visage, élevé dans les dissimulations monastiques, qui possédait les secrets des montagnards auxquels il appartint, et ceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avait lentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il pénétra les secrets de Bonaparte, lui donna dutiles conseils et des renseignements précieux. Satisfait davoir démontré son savoir-faire et son utilité, Fouché sétait bien gardé de se dévoiler tout entier, il voulait rester à la tête des affaires ; mais les incertitudes de Napoléon à son égard lui rendirent sa liberté politique. Lingratitude ou plutôt la méfiance de lEmpereur après laffaire de Walcheren explique cet homme qui, malheureusement pour lui, nétait pas un grand seigneur, et dont la conduite fut calquée sur celle du prince de Talleyrand. En ce moment, ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonnaient lampleur de son génie purement ministériel, essentiellement gouvernemental, juste dans toutes ses prévisions, et dune incroyable sagacité. (ibid., 552-553)
Lon sait combien le dernier chapitre dUne ténébreuse affaire prononce son éloge par la voix de de Marsay, qui sy connaît en génies ténébreux :
Cest le seul ministre que Napoléon ait eu. [...] Fouché, Masséna et le prince sont les trois plus grands hommes, les plus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que je connaisse ; si Napoléon les avait franchement associés à son uvre, il ny aurait plus dEurope, mais un vaste Empire français. (ibid., 692)
Lhomme dÉtat prend idéalement les traits de Catherine de Médicis, de Talleyrand ou de Metternich, et Fouché, prêtre défroqué, ancien Jacobin, régicide, auteur des massacres de Lyon sous la Terreur, ministre de la police, duc dOtrante, brille comme lun des plus précieux auxiliaires du pouvoir moderne. Homme fort, puissant esprit, Fouché représente dans La Comédie humaine lune des figures les plus remarquables de la politique. Il incarne à sa manière la Révolution, bouleversement historique qui permet à des individus dexception de donner toute leur mesure, puisquelle libère lénergie individuelle en faisant sauter les structures sociales de lAncien Régime.
De la police politique
En dehors des Chouans et dUne ténébreuse affaire, dont les intrigues se déroulent quand existe le Ministère de la police générale, lessentiel des romans où interviennent des policiers se situe après 1818, date de la dissolution de ce Ministère. La police politique demeure cependant, mais avec des chefs inconnus, qui tiennent les premiers rôles dans les drames qui sourdissent alors.
Si Balzac accorde une si grande importance à cette police politique, cest quil lui attribue une valeur emblématique. Elle renvoie à ce quest devenue la politique moderne. Prenons lexemple dUne ténébreuse affaire, dont les composantes policières, pour conformes quelles soient aux années consulaires, nen constituent pas moins une véritable structure qui perdure en dépit des changements de régime. Ceux-ci en effet naffectent que superficiellement lactivité de la haute police, qui demeure, tel un fil rouge, ou plutôt noir, au cur du pouvoir et de la société.
« Les choses ici, cest laction de la Police » (Préface, CH, VIII, 493) : on ne saurait mieux dire. Rappelons que lexpression « roman policier », forgée aux fins de définir et qualifier Une Ténébreuse affaire par Gaschon de Molènes dans son article pour la Revue des deux mondes, est un cadeau empoisonné, puisquelle semble introniser notre texte comme lancêtre français dun genre. Le critique signifiait en fait par là que le récit met en scène la police, quil sagit en fait dun roman sur la police, sur laquelle Balzac possède dailleurs des renseignements parfois inédits grâce à son ami Horace Raisson, dont le père avait été employé à la police secrète sous Fouché. Il faut rappeler quà lépoque du roman, il existe cinq polices distinctes, deux militaires et trois politiques. Dabord, la police militaire du palais, dirigée par Duroc, en liaison avec la gendarmerie nationale, sous lautorité de Moncey. Puis la police parallèle du ministre de lIntérieur, que Fouché va semployer à neutraliser. Ensuite la police préfectorale parisienne de Dubois, qui deviendra très vite un rival gênant pour lancien régicide. Enfin, la police de Fouché, aux mille tentacules, composée dagents doubles ou triples, dindicateurs et dhabiles provocateurs.
Corentin, le muscadin-policier à lintelligence glacée, incarne la vengeance aux yeux verts, mais aussi la réalité la plus inquiétante du pouvoir. Sa biographie fictive en fait un fils supposé de Fouché. Lumineuse filiation, car Fouché, celui qui avait ordonné sous la révolution que lon inscrivît sur la porte des cimetières « La mort est un sommeil éternel », a bien été lhomme par qui la police politique, certes bien couvée par la Révolution, ses méandres, ses détours et ses intérêts vitaux, est devenue une force essentielle dans la mécanique du pouvoir. Avec elle sinstallent victorieusement le mystère et la ruse, qui succèdent à lexercice révolutionnaire de la force. Lagent secret moderne investigue, pénètre, dissimule. Diabolique, il confère au monde issu de la Révolution une nouvelle étrangeté, une méfiance dune qualité inédite, une déstabilisante insécurité. Dans sa Vie de Napoléon (commencée en 1818, publiée en 1929), Stendhal parlera de la « police machiavélique dun homme sans pitié ». Dès lors le projet balzacien, « peindre la police politique aux prises avec la vie privée et son horrible action » (Préface), vise bien à mettre à jour cet envahissement par lordre policier ténébreux.
Comme dans Les Chouans, où le contraste avec le naïf Hulot est particulièrement éclairant, Corentin est le détenteur du vrai pouvoir. Ce roman nous plonge effectivement au cur du pouvoir, nous en fait deviner les nocturnes dessous, nous livre lenvers de lhistoire contemporaine. Balzac expose et analyse avec une confondante exactitude la force de pragmatisme et du cynisme dans les affaires politiques. En ce sens, le roman historique devient un roman éminemment politique. La publication en volume assume et exhibe cette dimension en donnant pour sous-titre au roman Scène de la vie politique. On le sait, Une Ténébreuse affaire restera la seule grande uvre achevée de cette partie de La Comédie humaine. Il convient de la lire dans cette perspective, où simposent également Le Député dArcis et Z. Marcas. Le récit de de Marsay, situé en 1833, vient couronner la fiction, il montre la continuité de la France moderne, issue de la Révolution. Au-delà des vicissitudes, des changements de régime, la mutation profonde a été accomplie : Malin de Gondreville, au nom tellement significatif, a su devenir lun de ces propriétaires de la France nouvelle, sur qui tout pouvoir devra sappuyer. Désormais, les intérêts lemportent sur les convictions.
Dans les moments de crise ou durgence idéologique, la haute police semble nêtre quun autre nom pour la justice, conçue comme agent du pouvoir et des bons principes. En accord avec les positions idéologiques de Balzac, le discours auctorial va très loin dans lapologie du rôle politique de la justice dans Le Cabinet des Antiques :
Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste ? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers ? Ces ardentes ambitions, stimulées par la grande lutte des partis, appuyées sur la raison dÉtat et sur la nécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspicaces ; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de lobéissance doù elles ne doivent pas sortir. La justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens parlements, et marchait daccord avec la Religion, trop ostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée quhabile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du pays, quelle essayait de mettre à labri des révolutions. (CH, IV, 1060)
Certes, il est bien question de la justice, mais son zèle monarchique contre-révolutionnaire sapparente bien à laction dune police politique.
Ailleurs dans La Comédie humaine, la police politique donne lieu à dautres propos. On remarquera quils permettent de la distinguer de la police criminelle et judiciaire. Ainsi des propos de Chapuzot dans La Cousine Bette :
La police, depuis quarante-cinq ans que jy suis, a rendu dimmenses services aux familles, de 1799 à 1815. Depuis 1820, la Presse et le Gouvernement constitutionnel ont totalement changé les conditions de notre existence [...] On a bientôt dit : La police fera cela ! La police ! la police ! Mais, mon cher maître, le maréchal, le Conseil des ministres ignorent ce que cest que la police. Il ny a que la police qui se connaisse elle-même. Les Rois, Napoléon, Louis XVIII savaient les affaires de la leur ; mais la nôtre, il ny a eu que Fouché, que M. Lenoir, M. de Sartines et quelques préfets, hommes desprit, qui sen sont doutés... Aujourdhui tout est changé. Nous sommes amoindris, désarmés ! Jai vu germer bien des malheurs privés que jaurais empêchés avec cinq scrupules darbitraire !... Nous serons regrettés par ceux-là mêmes qui nous ont démolis quand ils seront, comme vous, devant certaines monstruosités morales quil faudrait pouvoir enlever comme nous enlevons les boues ! En politique, la police est tenue de tout prévenir, quand il sagit du salut public; mais la Famille, cest sacré. Je ferais tout pour découvrir et empêcher un attentat contre les jours du Roi ! Je rendrais les murs dune maison transparents ; mais aller mettre nos griffes dans les ménages, dans les intérêts privés !... Jamais, tant que je siégerai dans ce cabinet, car jai peur [de la presse] [...]
Là, voyez-vous, est le secret de la persécution nécessaire, que les magistrats ont trouvée illégale, dirigée contre le prédécesseur de notre chef actuel de la Sûreté. Bibi-Lupin faisait la police pour le compte des particuliers. Ceci cachait un immense danger social ! Avec les moyens dont il disposait, cet homme eût été formidable, il eût été une sous-fatalité... (CH, VII, 389-390)
Néanmoins, il est un cas au moins où police criminelle et haute police ont un intérêt commune : arrêter Vautrin, car comme lexplique Gondureau à Poiret dans Le Père Goriot :
[La] caisse et [les] talents de [Vautrin] servent [...] constamment à solder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent sur pied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état de guerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et semparer de sa banque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cette expédition est-elle devenue une affaire dÉtat et de haute politique, susceptible dhonorer ceux qui coopéreront à sa réussite. (CH, III, 191)
Cest là que le retournement de Vautrin à la fin de Splendeurs et misères..., cette dernière incarnation prennent une valeur symbolique majeure pour qualifier la politique moderne. Employé au service de la société, Vautrin na pas seulement un rôle social. Envers de la police, avant den devenir lendroit, il illustre la symétrie entre deux mondes ténébreux, celui du crime, celui de la police. Réversibilité qui démontre la relativité de la morale. Seuls comptent les intérêts de la société, ce qui est de la plus haute politique, comme létait larrestation de Vautrin. Prendre la succession de Bibi-Lupin ne se résume pas à devenir chef de la Sûreté, mais signifie bien au-delà de la seule action policière dans sa répression du banditisme.
Mieux encore : les qualités prodigieuses du Napoléon du crime en font un animal politique de première force. De fait, léloge de Vautrin par Corentin fait la part belle à la tête politique du bandit :
Vous êtes lhomme le plus extraordinaire que jaie rencontré dans ma vie, et jen ai vu beaucoup dextraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. Jai, par malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc dOtrante ; jai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour lEmpereur et pour le Directoire... Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que jaie vu ; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates.
Eh ! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, lun et lautre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà, tous deux là, bien seuls; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans LAuberge des Adrets ? je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le Procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur.
Ainsi, cest une position que vous moffrez ?... dit Jacques Collin. Une jolie position ! je passe de la brune à la blonde...
Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise [...] (CH, VI, 918)
La réponse de Vautrin souligne bien cette confusion de lÉtat, de la Justice et de linquiétante immoralité de ses serviteurs et agents.
Ayons du respect lun pour lautre ; mais je veux être votre égal, non votre subordonné... Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !... Vous vous appelez lÉtat, de même que les laquais sappellent du même nom que leurs maîtres ; moi, je veux me nommer la Justice ; nous nous verrons souvent; continuons à nous traiter avec dautant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours... datroces canailles, lui dit-il à loreille [...] Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. (ibid., 920-921)
Vautrin sera bien « plus puissant que jamais ». Comme le disait Pierre Barbéris, « si Collin entre dans la police, ce nest pas tant par suite dun chantage immédiat, romanesque et limité, que par suite du besoin qua la société dhommes de son espèce. Il y a là une parenté qui juge la société. » Parenté qui, du même coup, qualifie (disqualifie ?) la politique moderne. Certes, Vautrin reste un révolté, et il ne se rallie pas aux valeurs de la société et il règnera toujours « sur ce monde qui depuis vingt-cinq ans [lui] obéit ». Il nempêche que son intégration à la police signifie à la fois le triomphe de lindividu dexception, cette marque du siècle depuis la Révolution et Napoléon, la preuve de la toute puissance de la police et la force du système des intérêts.
Faut-il alors conclure sur lemprise absolue de la police dans lunivers politique de La Comédie humaine ? Ce serait à la fois trop et pas assez. En effet, ce nest pas tant la police comme organe qui nous semble le plus important, mais la police comme forme du pouvoir. Plus quun instrument, plus quune fonction, plus quun bras armé, la police dans lÉtat moderne en est lun des visages. Le pouvoir na plus de validité organique, fondée sur un droit issu de Dieu. En tuant le roi, la Révolution a tué le lien entre pouvoir et transcendance. Dès lors, sil ne retrouve pas une légitimité incontestable, le pouvoir est par essence arbitraire. Il doit donc simposer par une violence plus directe quauparavant. Lordre suppose la surveillance potentielle de chaque individu. Voilà ce quest peut-être la police en dernière analyse : la démultiplication du pouvoir politique en agents plus ou moins secrets, partout chez eux, puisque le pouvoir nest plus intériorisé dans les têtes et dans les curs.
Cependant, La Comédie humaine ne saurait être contenue dans une reductio à laction policière, aussi décisive et emblématique soit-elle. Ce serait oublier le théâtre des passions, la dimension de lexistence individuelle. Tout se passe alors comme si le romancier conjurait la toute puissance de la police quand il fait dire au vidame dans Ferragus :
Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit quau temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, sil fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires.
Le vieillard lui répondit gravement : La police, mon cher enfant, est ce quil y a de plus inhabile au monde, et le pouvoir ce quil y a de plus faible dans les questions individuelles. Ni la police, ni le pouvoir ne savent lire au fond des curs. Ce quon doit raisonnablement leur demander, cest de rechercher les causes dun fait. Or, le pouvoir et la police sont éminemment impropres à ce métier : ils manquent essentiellement de cet intérêt personnel qui révèle tout à celui qui a besoin de tout savoir. Aucune puissance humaine ne peut empêcher un assassin ou un empoisonneur darriver soit au cur dun prince soit à lestomac dun honnête homme. Les passions font toute la police. (CH, V, 825-826)
Nest-ce pas là le pouvoir du romancier que de sonder les reins et les curs, que de mettre en scène et danalyser le pouvoir absolu qui vaille du point de vue romanesque, celui des passions ? Serait-il un supplétif de la police, si lon ose cet innocent jeu de mots ? À moins, bien entendu, quil ne soit le véritable policier de lère moderne...
Gérard Gengembre
(Université de Caen)
Le boudoir chez Balzac ou la nouvelle fabrique de lhomme dÉtat :
le cas dHenri de Marsay
Allant aux sources de la polis, la politique balzacienne implique une pratique savante de la cité, une véritable anthropologie de ses lieux et de ses choses. Elle engage une prise à bras-le-corps phénoménale de lurbanité entière, capitale et provinciale, de ce premier XIXe siècle dont Balzac a exploré « chaque sphère sociale et chaque portion de chaque sphère ». Mais au creuset de quelles épreuves Balzac chauffe-t-il son « grand politique, [qui] doit être un scélérat abstrait » (La Maison Nucingen, CH, VI, 379) avant de le lancer à lassaut dun ministère ? Sur quelle enclume forge-t-il ces « existences dexception » (« Avant-propos », CH, I, 19) ? Dans Autre étude de femme, de Marsay nous le dit : cest dans le boudoir dune ancienne maîtresse, Charlotte, que « [s]on esprit et [s]on cur se sont formés pour toujours » (III, 688). Nous nous attacherons ici à répondre à la question suivante : si cest bel et bien « après un certain stage dans les boudoirs [quHenri de Marsay] gouvernera la France », de quoi ce « stage » fut-il fait ? Comment apprend-t-on la politique sur un canapé de velours ? Et pourquoi cette transformation par le boudoir est-elle réussie dans le cas de de Marsay alors que pour tant dautres personnages politiques, poètes ou militaires , lépreuve du boudoir savère extrêmement périlleuse, voire mortelle ?
Balzac a compris très tôt quen sinventant graduellement comme classe sociale et comme force économique, la bourgeoisie louis-philipparde déplaçait au cur de la vie privée le terrain de formation du nouveau pouvoir politique. Ne lit-on pas dans La Fille aux yeux dor que de Marsay a été éduqué par un « précepteur visionnaire » (CH, V, 1055), labbé de Maronis, qui lui a appris la politique « dans les salons, où elle se rôtissait alors » (CH, V, 1055) ? Lobsession de transparence qui avait tant marqué la décennie révolutionnaire, période pendant laquelle « il fallait ouvrir les réunions politiques au public [et où] les salons, les coteries ou les cercles peuvent être dénoncés sur-le-champ » est décidément révolue et ne correspond plus, de toute manière, à la conception balzacienne du pouvoir, notion dont le privilège échoit au groupe de dirigeants élitistes pensons à cette « oligarchie » (CH, III, 647) que de Marsay propose à Paul de Manerville dans Le Contrat de mariage , dont les activités appellent la clôture et le secret : ce nest pas un hasard si Une ténébreuse affaire est aussi une histoire de boudoir.
On reconnaît également les boudoirs de La Comédie humaine dans la définition que donne Henri Lafon des espaces initiatiques :
Un espace a quelque chose dinitiatique lorsquil est traversé par un personnage dans des conditions qui le placent hors des normes ordinaires de la perception, et même de la sécurité, pour finalement lui donner accès à un savoir qui a un caractère secret. [...] Cest pourquoi il est généralement sombre, resserré, fractionné.
Le boudoir est bien un des espaces « resserrés » de la maison balzacienne, une pièce dont le mystère vient justement de cette réduction subite de la distance entre les murs, les surfaces, et les corps. Lucien de Rubempré, dans Illusions perdues, parle de sa réussite prochaine dans le « petit boudoir » (CH, V, 678) de Louise ; ailleurs, un narrateur, se souvient, étonné, du « petit boudoir » (Physiologie du mariage, CH, XI, 1058) dun vicomte très jaloux : au boudoir, la maison se referme sur les personnages. De plus, la rondeur asymétrique du lieu gauchit les perspectives. Son décor, selon un des mots préférés de Balzac, « étonne » toujours le nouveau venu et son éclairage particulier, cette pénombre calculée, ces lumières tamisées par la mousseline, nuisent au décodage de lensemble. Cette alcôve, enfin, produit un effet initiatique en ce quelle est « coupée du monde » : on arrive à la femme après un parcours dans un labyrinthe magique, tel de Marsay, qui découvre le boudoir de Paquita Valdès au terme dune course à obstacles où le traînent ses ravisseurs. Les boudoirs balzaciens sont souvent inquiétants et hors normes.
Lopacité sémiotique du boudoir, toujours sciemment calculée, sert, de plus, à rendre paradoxalement accessibles et inaccessibles tout un savoir « à caractère secret », pour reprendre la formule dHenri Lafon. Le propre dun espace initiatique est en effet de rendre visibles puis accessibles, au prix dun effort donné, des connaissances définies, rares, inatteignables et inexistantes dans les autres espaces de lexpérience humaine. Selon les travaux fondateurs de lethnographe Arnold van Gennep, les rituels initiatiques font vivre au sujet initié rien de moins quune mort symbolique suivie dune résurrection :
le novice est considéré comme mort et il reste mort pendant la durée du noviciat. Celui-ci dure un temps plus ou moins long et consiste en un affaiblissement corporel et mental du novice destiné à lui faire perdre toute mémoire de la vie enfantine. Puis vient une partie positive [...] qui rend le novice identique pour toujours aux autres membres adultes du clan. Là où le novice est considéré comme mort, on le ressuscite et on lui apprend à vivre, mais autrement que pendant lenfance.
Lépreuve initiatique dun sujet masculin consiste donc à faire « mourir » un enfant pour faire naître un homme. Le lieu et les apprentissages reçus provoquent loubli irrévocable de lenfance et le réveil dune maturité nouvelle, adulte. Or, comment expliquer que les boudoirs balzaciens, espaces hautement initiatiques, mettent en scène exactement le processus inverse ? Chez Balzac, cest en effet lhomme qui sendort en entrant au boudoir et cest « lenfant », devant la femme maternante, qui est suscité, toujours ressuscité. Armand de Montriveau, par exemple, est qualifié d« enfant » pas moins de neuf fois dans les boudoirs de La Duchesse de Langeais, le roman de Balzac « sans doute le plus politique » selon Max Andréoli. Plus encore, le rendez-vous amoureux entre un homme et sa maîtresse se transforme toujours au boudoir en une rencontre entre une mère et son enfant. Dès quil franchit le seuil de cette pièce, le conquérant mâle semble soumis à deux formes contradictoires de sexualité : lérotisme adulte symbolisé par la maîtresse si ardemment désirée et lérotisme infantile de la femme-mère dipienne. Attiré par le premier, lhomme au boudoir est presque immanquablement absorbé par le second. Le boudoir ne libère donc pas le sujet désirant de lenfant quil fut jadis, ne provoque pas lendormissement des premiers âges de la vie de lhomme, immatures et impubères, mais au contraire les ranime. Oscar Husson, dans Un début dans la vie, tombe par exemple endormi, « les yeux fermés par un sommeil de plomb » (CH, I, 867), dans le boudoir de Florentine, rue de Vendôme à Paris, un de ses premiers lieux dinitiation. Lendormissement au boudoir de son identité masculine est ici intégralement réalisé et il faudra à Husson les épreuves du champ de bataille pour gagner le droit au mariage, à la propriété privée et pour devenir un bon « bourgeois moderne » (ibid., 887).
Henri de Marsay saura toutefois, lui, tirer de la soie des boudoirs les apprentissages nécessaires à lexercice du pouvoir. Écoutons-le chez Félicité des Touches, où, en 1831, Henri, premier ministre depuis six mois, décrit à quelques intimes rassemblés dans ce salon du faubourg Saint-Germain le dénouement dune aventure quil a eue, jeune homme, avec une maîtresse nommée Charlotte, une veuve de six ans son aînée. Cette scène de boudoir semble dabord identique en tout point aux autres rencontres galantes de La Comédie humaine : un divan, deux personnages, une femme chez elle, un amant en visite, un climat de tension érotique, dialogues, fausses confidences, jeu de séduction, désirs exacerbés, silence de lamant, mensonges, colère et sortie finale dun des protagonistes. Mais à une exception près : dans cette scène, les rôles sont symétriquement inversés. De Marsay, futur homme public, surpasse la femme sur son territoire privé. Premier renversement : le fils naturel de lord Dudley sest longuement préparé. Il ne court pas au boudoir mû par un désir aveuglant. Il est déjà assis sur le divan lorsque la scène commence. Son déplacement, gymnastique si importante et spectaculaire chez les autres, ne figure pas même dans le texte. Déjà, donc, sa vitesse est différente. De Marsay, de plus, sest armé pour sa conquête dune arme imparable : la connaissance du vouloir de lautre. Il a appris chez son perruquier que Charlotte avait lintention de le quitter bientôt pour épouser un richissime duc. En « fait damour », ce secret le rend sur le coup « athée comme un mathématicien » (CH, III, 684), mais sans éteindre son appétence sexuelle, ce qui le rendrait identique au juge Popinot ou au médecin Bianchon, personnages qui doivent leur victoire partielle dans certains boudoirs à la froideur desprit quexige leur profession et à leur absence complète de désirs érotiques. De Marsay, lui, garde « foi dans le plaisir » (ibid.).
Cette combinaison réussie du désir charnel et de la raison analytique équipe admirablement le politique en vue de ses futures aventures de boudoir. De Marsay comprend que lexpression du désir y est à la fois possible et impossible, permise et interdite. Il la porte en lui mais la soumet à sa raison. Il sait quil faut dans ce lieu hautement surveillé, et trompeur de surcroît, faire semblant daimer pour être aimé. Comme lécrit Michel Condé, Henri de Marsay fait partie des êtres supérieurs de La Comédie humaine dont le « coup dil miraculeux [...] devine tout ce qui reste obscur à lhomme commun ». Lucide, préparé, il découvre le mensonge de Charlotte qui est pourtant une « femme si forte et si bonne comédienne » (CH, III, 683) :
Au moment où jallais croire à ces adorables faussetés, lui tenant toujours sa main moite dans la mienne, je lui dis : Quand épouses-tu le duc ?.... Ce coup de pointe était si direct, mon regard si bien affronté avec le sien, et sa main si doucement posée dans la mienne, que son tressaillement, si léger quil fût, ne put être entièrement dissimulé ; son regard fléchit sous le mien, une faible rougeur nuança ses joues : Le duc ! Que voulez-vous dire ? répondit-elle en feignant un profond étonnement. Je sais tout, repris-je... (ibid., 685).
Alors que le boudoir absorbe et annule la volonté virile de la plupart des conquérants, de Marsay, lui, jette une « pointe » qui renverse son adversaire. Le dandy est incisif, pénétrant. Il fait même symboliquement jaillir le sang : les joues de Charlotte se colorent de rouge.
La dynamique habituelle du mouvement des corps est également inversée. Ici, cest la femme qui change de posture, sagite et « fléchit ». De Marsay, au contraire, demeure immobile, sûr de lui. Plus encore, sa maîtresse « tombe à ses genoux » (ibid.) comme le fera plus tard Paquita Valdès dans La Fille aux yeux dor, alors que ce sont généralement les poètes et les militaires qui se jettent à genoux dans les boudoirs. Le dandy doit même « relever » (ibid.) Charlotte, à linstar de Mme de Bargeton et Antoinette de Langeais qui relèvent leur amant. Linversion scénographique est bientôt complétée : dépassée par cet interrogatoire, Charlotte « se leva, fit deux fois le tour de son boudoir dans un agitation véritable ou feinte » (ibid., 686). De Marsay réalise le contraire symétrique de la scène entre Lousteau et Dinah de La Baudraye, alors que cest le feuilletoniste qui se promène à grands pas dans le boudoir de la muse du département. De Marsay, habile, porte le premier coup et demeure ensuite hors de portée des protestations de sa maîtresse, ces phrases acérées qui « certes eussent cloué sur place un autre homme que moi. » (ibid., 688) De Marsay fait preuve de « self-control », nouveau et important « critère de bonne éducation » au XIXe siècle, comme la bien montré Alain Corbin ; car « le manque de contrôle prouve la fragilité, autorise la pitié » et « lhomme du XIXe siècle [...] se doit de correspondre au modèle de virilité guerrière ». Les émotions et les questions personnelles ne sont-elles pas pour lui des « sottises sentimentales [dont] il faut déblayer la politique » (Le Contrat de mariage, CH, III, 647) ? Dans les confrontations intimes de La Comédie humaine, le gagnant est souvent celui qui ne bouge pas : et ici, limmobilité du futur premier ministre ne ressemble en rien à celle du boudeur pétrifié.
Une autre originalité du dandy est quil renouvelle complètement le thème de limitation. Hommes et femmes au boudoir recourent fréquemment à cette stratégie pour mieux mentir. Charlotte elle-même, dailleurs, nhésite pas à opposer à la question blessante de de Marsay le « geste si célèbre de la Malibran » (CH, III, 685). De Marsay ne sera pas acteur dans le boudoir de Charlotte. Mais il le sera lors de la narration de cette anecdote, dans le salon de Félicité des Touches à Paris, espace du récit-cadre. Une seconde différence oppose le jeu imitatif de de Marsay à celui des autres acteurs de boudoir, les Lucien de Rubempré, Raphaël de Valentin, Raoul Nathan : le dandy nimite pas une actrice, mais le genre féminin entier :
Les femmes qui entendaient alors de Marsay parurent offensées en se voyant si bien jouées, car il accompagna ces mots par des mines, par des poses de tête et des minauderies qui faisaient illusion. (ibid., 684-685)
Le génie de ce personnage est justement de semparer de lessence même de lautre sexe. Sa vision et sa portée daction nont pas de limites, pas même celles des genres. Il nimite donc pas une actrice, cest-à-dire une imitatrice ; son imitation nest pas la copie dune copie, mais la synthèse de loriginal. Grâce à cette supériorité, aucune sphère privée ne lui échappe. Même Jacques Collin dit Vautrin, lubiquité incarnée, ne peut, comme de Marsay, aller dans les boudoirs de Paris : il ny mène ses intrigues que par procuration, celle du beau Lucien de Rubempré.
Enfin, de Marsay échappe surtout au régime de linfantilisation. Pour changer léquilibre des forces en présence, Charlotte emprunte subitement un discours maternant :
elle me regarda, me prit par la main, mattira, me jeta presque, mais doucement, sur le divan, et me dit après un moment de silence : Je suis profondément triste, mon enfant. Vous maimez ? Oh ! oui. Eh ! bien, quallez-vous devenir ? (ibid., 687)
La prise des mains et la projection du corps sur le divan dessinent un simulacre de lutte. Le personnage féminin tente de reprendre le contrôle de cet affrontement qui lui échappe. Linvocation de l« enfant » est une tentative de domination. Elle souhaite lobéissance immédiate de son amant. Elle le voudrait inoffensif comme un être infans, sans voix. Mais ce discours est sans prise sur le dandy. Cest lui au contraire fait unique dans les boudoirs balzaciens , qui infantilise sa maîtresse : « Allons, ne fais pas lenfant, mon ange, lui dis-je en voulant lui prendre les mains. » (ibid., 685) Cette révolte réussie contre lambiguïté de la femme désirée, tantôt maîtresse tantôt mère, est le cur même de lexpérience initiatrice du boudoir. Ce passage initiatique est réussi car il suscite chez de Marsay lendormissement définitif de lenfant quil était jadis. Il fait lui-même ce constat :
Quant à mon esprit et à mon cur, ils se sont formés là pour toujours, et lempire qualors jai su conquérir sur les mouvements irréfléchis qui nous font faire tant de sottises ma donné ce beau sang-froid que vous connaissez. (ibid., 688)
Nous retrouvons donc à la fin de la scène, comme une synthèse, les pôles opposés de lesprit et du cur, soit, pour citer à nouveau lantiquaire de La Peau de chagrin, le « Savoir » et le « Vouloir » (CH, X, 85). De Marsay a compris par lexpérience conflictuelle et ambiguë du boudoir limportance de marcher en équilibre entre ces deux versants de la nature humaine. Son initiation est un succès : il demeure tranchant et son immobilité nest pas celle dun enfant qui boude mais celle dun homme qui na besoin que de ses mots pour produire du mouvement, il imite le discours féminin mieux que les femmes elles-mêmes pourraient le faire (il parle leur langage), il connaît le vouloir intime de son adversaire et, surtout, il renverse la dynamique de linfantilisation. Le ministre, en un mot, ne boude pas.
Ayant tiré des leçons du boudoir, de Marsay toute sa vie y excellera. Considérons trois exemples. En avril 1815, soit six ans après son initiation, il devient lamant de Paquita Valdès dès sa première visite dans le boudoir reclus de la fille aux yeux dor. Encore une fois, il ne dépense pas dénergie pour y entrer ; pas de charge spectaculaire vers la femme hors datteinte : il est saisi, ficelé, et transporté jusque sur le grand divan rond. Dautres dépensent lénergie nécessaire à son transport. Amusé, il se laisse aller au jeu de limitation lorsque Paquita le déguise en femme. Autre boudoir, autre travestissement. Mais sa maîtrise des situations contradictoires lui donne la flexibilité desprit requise par cet exercice. Il peut à sa guise devenir « femme ». Il nest pas dupe. Henri de Marsay comprend quune troisième identité plane dans ce lieu. De plus, quoique « surpris à laspect de cette coquille » (CH, V, 1089), il nest pas, comme les autres, frappé daphasie. Sa parole est même encouragée : « Parle ! parle sans crainte, lui dit-elle. Cette retraite a été construite pour lamour. » (ibid., 1089) Et les mots du désir se transposent bientôt dans le langage des corps, celui de « ces deux belles créatures faites par le ciel dans un moment où il était en joie » (ibid., 1091). Les allusions ne trompent pas : Henri goûte la « volupté la plus raffinée », une « poésie des sens que lon nomme lamour », les « trésors que déroula cette fille », enfin, tout un « poème oriental où rayonnait le soleil. » (ibid., 1091) Comme lécrit Jacques Noiray : « ce que Paquita représente pour de Marsay (et pour Balzac), cest lidéal de la mécanique amoureuse, réduite à la perfection de son fonctionnement érotique ». Le premier ministre sortira à laube en fumant un cigare, geste qui symbolise le désir assouvi.
En 1819, à vingt-sept ans, de Marsay a déjà conscience de lutilité des apprentissages quil a tirés des boudoirs. Dix ans après son aventure avec Charlotte douze années avant son récit autobiographique dans le salon de Félicité des Touches , il incite Paul de Manerville, quil croise un jour à Paris, à suivre son exemple. Il lui déconseille de se marier, qui plus est avec une jeune fille ; il faut, explique-t-il, soit mener une vie de garçon libre ou faire un mariage aristocratique, le seul qui permette « les avantages sociaux du mariage et garde les privilèges du garçon » (Le Contrat de mariage, CH, III, 533). Dans la longue apologie du célibat que de Marsay adresse à Manerville, il nest pas étonnant de retrouver une référence au boudoir :
Crois-tu donc quil en soit du mariage comme de lamour, et quil suffise à un mari dêtre homme pour être aimé ? Tu vas donc dans les boudoirs pour nen rapporter que dheureux souvenirs ? (ibid., 535)
Cest la valeur élevée des expériences acquises dans les boudoirs que de Marsay rappelle ici à son ami. Lheure nest plus à la dépense immédiate des sens mais à létude des changements. Au boudoir, il faut dabord jouir du savoir nouveau quon acquiert. Ce sont ces acquisitions nouvelles sur la nature cachée des murs sociales qui conduisent vers le pouvoir politique. La leçon, on le sait, ne sera pas entendue. Manerville se mariera.
Un mot, pour finir, sur le dénouement dUne ténébreuse affaire, une des quatre Scènes de la vie politique. Henri de Marsay, « plus de trente ans » (CH, VIII, 688) après les événements, raconte, « un soir [chez] Madame la princesse de Cadignan » (686), dans le salon, « debout à la cheminée » (688), lorigine de la haine entre Laurence de Cinq-Cygne et Malin de Gondreville. Selon le Premier Ministre, tout aurait commencé dans un boudoir de lhôtel des Relations Extérieures, rue du Bac à Paris, lors de la « terrible nuit » (689) du 14 juin 1800. Cette nuit-là, tandis que faisait rage dans le Piémont la bataille de Marengo, Talleyrand, Fouché, Sieyès et Carnot discutent, rue du Bac à Paris, des moyens pour renverser Napoléon avant que celui-ci perde cette importante bataille contre les Autrichiens :
Tous quatre ils sassirent. Le boiteux dut fermer la porte avant quon ne prononça un mot, il poussa même, dit-on, un verrou. Il ny a que les gens bien élevés qui aient ces petites attentions. (ibid.)
Ce boudoir politique est le seul boudoir de La Comédie humaine muni dun verrou fermant sa frontière avec les autres espaces privés. Pas de seuil, pas douverture possible, par de regards indiscrets : la privauté politique et masculine semble réaliser ce que les rencontres amoureuses narrivent pas à maintenir, soit une intimité complète entre personnes choisies. Mais la surveillance surgira doù on ne lattendait pas, de lintérieur : « Vous étiez là, Malin, reprit le maître de la maison sans sémouvoir, vous serez des nôtres. » (690) Talleyrand lui-même na donc pas pensé à visiter tout le boudoir avant dy jouer le jeu des confidences compromettantes. Obsolète, la précaution du verrou et lenfermement sont annulés par le surgissement inattendu de lancien Conventionnel. Ce verrou est peut-être lexception qui confirme la règle : les boudoirs balzaciens sont des espaces de circulation et de surveillance et non des lieux propices à lisolement. Plus encore, et toute politique que soit cette intrigue, ce nest finalement pas autre chose quun secret de boudoir que le Premier ministre de Marsay, une année avant sa mort, au faîte de sa carrière politique comme « une lampe près de séteindre et brill[ant] dun dernier éclat », révèle à ses auditeurs « impatients » (688). Lhomme dÉtat démontre sa juste intellection de lHistoire politique moderne, celle qui admet que les complots de boudoir, élection ou pas, fabriquent toujours autant la politique des nations que les boulets de canons, une vision historique, comme lécrit Franc Schuerewegen, qui admet que « les arrêts de la bataille sont constamment parasités par des bruits [...] qui eux aussi ont leur mot à dire dans le processus historique. Autrement dit, les petites alcôves font aussi la grande Histoire.
Le boudoir aura donc marqué le destin entier dHenri de Marsay. Cest après un premier passage initiatique au boudoir quil « sest reconnu homme dÉtat » (CH, III, 682) et cest encore un secret tiré de cet espace domestique quil dévoile, vingt plus tard, quelques mois avant sa mort. Balzac a une pensée politique complexe « qui raisonne [...] en fonction dun ordre à venir » et qui nest pas sans être antinomique sur plusieurs points ; il veut « Dieu », mais non la théocratie, le recours aux « Intelligences » (CH, Z. Marcas, VIII, 847), mais non la « Discussion » (Sur Catherine de Médicis, CH, XI, 174), quelques grands hommes, mais avant tout un « Système » (Le Contrat de mariage, CH, III, 647) ; peut-être est-ce donc pour cette raison quil a formé son meilleur politique dans la sphère justement la plus antinomique de sa topographie romanesque, le boudoir, espace mi-privé mi-public, à la fois rond et carré, libre et surveillé, masculin et féminin, séducteur et rédhibitoire, érotique et marchand. Cest dans les boudoirs que le futur premier ministre a appris que le nouvel ordre social et politique est exclusivement fait de zones grises et que pour aimer une maîtresse ou gouverner un pays, les leviers sont souvent les mêmes. Lultime expression de lambition privée, lamour, et lultime expression de lambition politique, être roi, semblent désormais les faces opposées dun même désir : celui qui érige en principe laccomplissement égocentrique de lindividu. Honoré de Balzac, somme toute, est peut-être lhomme de lettres qui aura le mieux répondu à cette prophétie formulée en 1827 par Antoine Caillot dans ses Mémoires pour servir à lhistoire des murs et usages des Français : « Nous promettons le plus grand succès à lécrivain de génie qui traitera de linfluence des boudoirs sur les gouvernements ».
Jean-François Richer
(Loyola College in Maryland)
Dune littÉrature lautre :
la comÉdie saint-simonienne À lintÉrieur de La ComÉdie humaine.
À propos du mÉdecin de Campagne et du curÉ de village
Après labondante production critique consacrée par les balzaciens à ce point par eux très tôt repéré comme essentiel pour comprendre sa vision du monde, mais devant, aussi, les difficultés dinterprétation et les limites de linformation ainsi mises en évidence, les chances dun réexamen du rapport de Balzac au saint-simonisme passent peut-être par un renversement de méthode.
Et si, au lieu de seulement chercher sous la lumière du réverbère, cest-à-dire à lintérieur du texte balzacien, avec lespoir quil laisse voir de lui-même ses propres clés politiques, on scrutait également la vaste zone dombre quest devenu, au fil du temps et des refoulements, le texte saint-simonien ?
Et si, au lieu dassigner au saint-simonisme lunique fonction de pierre de touche dune sensibilité de gauche, au lieu de le réduire à ses éléments prémarxistes, on lappréhendait dans sa globalité et dans sa diversité ? Si on en admettait la complexité idéologique et sémantique, au même titre que la complexité de Balzac, et en se demandant si celle-ci nentretient pas en profondeur quelque rapport avec celle-là ?
À bien des égards, le projet des saint-simoniens nest au fond pas si différent du projet balzacien. Même ambition démiurgique de créer une microsociété, même aspiration critico-utopique à tout comprendre et repenser, tentative analogue denserrer le monde dans les réseaux dune parole proliférante et décision comparable, pour finir, de laisser du dix-neuvième siècle le témoignage dun monument de papier.
Comme la correspondance de Balzac livre peu dindications sur ses sources saint-simoniennes, et quil na pas non plus laissé décrits autobiographiques ou de journal intime susceptibles dy suppléer, la meilleure stratégie paraît être daller droit aux deux romans jumeaux maintes fois signalés comme constituant chez lui le creuset central de sa fusion de lidéologie contemporaine par la fiction : Le Médecin de campagne et Le Curé de village.
Entre « nouveau christianisme » et néo-catholicisme
La volonté saint-simonienne de retour au christianisme na longtemps pas été prise au sérieux. Il nest donc pas surprenant que le soi-disant catholicisme de Balzac nait pas non plus été interrogé sur lhypothèse dune contamination saint-simonienne.
Lécart idéologique flagrant entre les deux romans ne saurait cependant masquer leur forte et commune aspiration à une refondation chrétienne. « Iconoclaste sans le savoir » du seul fait de son apparence misérable, léglise de labbé Bonnet a beau par ses couleurs « rappeler la grande pensée catholique » (CH, IX, 716), labbé lui-même est présenté comme un « apôtre rural » (703) et un « homme digne de la primitive Église », animé par un « regard enflammé de martyr » (720). Son protecteur, labbé Dutheil, apprécié, lui aussi, par les libéraux, est décrit par une comparaison avec les représentations picturales des « apôtres » (675) lappellation dont les militants dEnfantin se revêtent à partir du printemps de 1832. Il fait partie de cette « minime portion » du clergé français « qui voudrait associer lÉglise aux intérêts populaires pour lui faire reconquérir, par lapplication des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, quelle pourrait alors relier à la monarchie » (674). Ces prêtres opposés au parti-prêtre pourraient souscrire à ladmiration de Saint-Simon pour « léglise primitive ». Ils sont en phase avec le néo-jacobinisme catholique du médecin saint-simonien Buchez aussi bien quavec ce dogmatisme néo-catholique dont lancien carbonaro Bazard imprime la marque à lécole du Producteur. Il nest pas jusquau profane éloge de labbé Bonnet par le narrateur qui ne connote la terminologie et la conception saint-simoniennes des fonctions sociales : « un artiste qui sent, au lieu dêtre un artiste qui juge » (738). Tout en la retournant au profit de lÉglise, Balzac reprend ici la fameuse assimilation de lartiste au prêtre : « Désormais, les beaux-arts sont le culte, et lartiste est le prêtre », y compris la définition du changement essentiel : le « prêtre nouveau » se distingue de lancien en ceci quil « sent lutilité, la nécessité, la valeur de tous et des natures diverses ». Par ailleurs, loin de constituer un point de divergence, ladhésion même de Balzac à la monarchie absolue, qui va de pair avec sa profession de foi catholique, saccorde assez avec lattachement surprenant, mais déclaré, notoire et mis en pratique, du second Père suprême, Enfantin, aux théories les plus anciennes du pouvoir monarchique et de la personne royale.
Premier en date, Le Médecin souvre sous le signe du rappel à la pauvreté évangélique par la scène des orphelins élevés sous un toit « digne de létable où Jésus-Christ prit naissance » (394). La figure du prêtre, dans ce roman plus hétérodoxe, se dédouble en deux personnages. Cest dabord linstituteur, « un pauvre prêtre assermenté » et donc réduit à létat laïc (423). Vient ensuite labbé Janvier, un prêtre « à la tête apostolique » (500), qui, selon le médecin, aurait été « pour moitié dans [l]uvre de régénération » (423). Partisan, certes, des « doctrines conservatrices » et dune morale austère, labbé Janvier assigne au christianisme une mission qui ne va pas sans rappeler sa réactualisation par Saint-Simon : il souhaite le voir « fécond[er] de nouveau lordre social » (503). Comme sil se prenait pour Enfantin, Benassis qualifie plus que métaphoriquement d« apôtres » ses fermiers et les « pauvres gens » dont lexemple dun bien-être acquis par le travail lui rallie de nouveaux administrés (422, 432). En des termes très proches de ceux de lappel Aux artistes de Barrault, il rêve de ressusciter lenthousiasme collectif de la Révolution et des croisades (504). Non content davoir choisi un nouveau curé à sa main (404), Benassis, dès lors quil sest « vou[é] religieusement à létat de chirurgien de campagne », rachète et occupe la « maison curiale » de lancien prêtre du village et emploie la servante qui était la sienne (409-410, 415), vivant pour sa part dans un dénuement et une chasteté quil se garde dimposer à ses ouailles. Ainsi le roman suggère-t-il une dialectique du prêtre et du laïc calquée sur lalternance dont la supposée doctrine de Saint-Simon fait le moteur et le rythme de lhistoire. Selon que lépoque est religieuse ou philosophique, organique ou critique, les chefs de la société, explique-t-elle en effet, tendent à appartenir soit au clergé, soit à un corps civil. Or le personnage de Benassis sinscrit parfaitement dans le point de vue de la doctrine sur les périodes de transition. Ainsi, conscient que « la robe noire du prêtre ninspire plus au peuple que la défiance ou léloignement », louvrier saint-simonien Haspott propose-t-il que, dans lattente du « nouveau sacerdoce » qui « remplace[ra] lancien », les médecins soient particulièrement chargés de soccuper du peuple, « par la démonstration, la persuasion et laffection quils sauraient inspirer ».
De fait, dans ses propos, le médecin de Balzac semble plus marqué par les publications de la secte que par les missions catholiques et la pensée contre-révolutionnaire. Ancien contempteur du catholicisme, comme la plupart des dirigeants de l« église » de la rue Monsigny, il dit en avoir « compris la puissance » en réfléchissant à « la valeur du mot qui lexprime ». « Religion veut dire lien » (447), explique-t-il, comme sil était le découvreur de cette peu fiable étymologie. Mais il sagit là dun des topoi les plus récurrents du discours saint-simonien, formulé dans une brochure très souvent citée par les adeptes à lappui de leur mutation religieuse, les Lettres sur la religion et la politique dEugène Rodrigues, publiées et republiées de 1829 à 1832. De même la critique de la « fausse philanthropie » assumée par linstance narratrice du Médecin (402), reprise avec une certaine insistance par le curé Bonnet (728, 756), figure-t-elle dans le même passage de cette brochure, avant dêtre réitérée par lExposition de la doctrine de Saint-Simon. Quant à la place de choix réservée au jansénisme et au judaïsme à travers lévocation des amours hérétiques de Benassis (556 et suiv.) et païennes de son double militaire, Genestas (579 et suiv.), dont le fils adoptif, mi-chrétien, mi-juif, porte une partie des espoirs de la fin du roman (595 et suiv.), elle saccorde elle aussi avec les résurgences augustiniennes observables chez les saint-simoniens et surtout avec leur volonté avouée de syncrétisme judéo-chrétien, de même que le panthéisme du jeune médecin Roubaud dans Le Curé de village (810) avec leur spinozisme larvé. Sous son obédience de surface au dogme catholique, la religion balzacienne offre, en somme, bien des traits de parenté, pour ne pas dire davantage, avec la religion saint-simonienne.
Le mythe de Napoléon et la théorie dun nouveau pouvoir
Mis en exergue sur un tel fond pour son double caractère de conte populaire et de conte fantastique, frénétique même, le morceau de bravoure que constitue le récit de la vie de Napoléon par Goguelat paraît une pièce rapportée, un intermède au dialogue idéologique entre les personnages. Son rôle dans largumentation du roman nest guère compris.
Il nen serait pas ainsi si la critique balzacienne avait eu connaissance du discours saint-simonien contemporain sur Napoléon.
Cest dabord lingénieur polytechnicien Henri Fournel qui, le 13 avril 1832, dans un article du Globe qui fit quelque bruit par sa forme de lettre ouverte au roi, invite sur un ton prophétique le nouveau chef de lÉtat à sinterroger sur sa légitimité, à écouter le cri de révolte des canuts lyonnais (« Vivre en travaillant ou mourir en combattant ») et à ordonner dimmenses travaux publics en levant des « armées de travailleurs » pour les accomplir. De même que la Convention en mobilisant le peuple a « préparé [...] luvre dun guerrier gigantesque », de même le rôle historique de Louis-Philippe serait de « prépare[r] la venue dun Napoléon pacifique ». La prophétie de Fournel devient un thème de propagande dans une « feuille populaire » distribuée en 1832 au nom de la « Religion saint-simonienne » et signée de louvrier Charles Béranger. Intitulé « Napoléon », et reprenant les expressions de Fournel, ce tract célèbre lépopée de la petite armée partie pour la conquête de lÉgypte. Il nest pas inutile den donner ici des extraits suffisants pour faire reconnaître des traits caractéristiques de linspiration politique, du merveilleux, de la verve et des tournures stylistiques pseudo-populaires de Balzac-Goguelat, mais aussi pour faire voir dans quelle perspective, à la fois récupérée et gommée par le romancier, le groupe saint-simonien situait son mythe dune résurrection de Napoléon en empereur industriel :
Cétait une grande pensée que celle de rattacher à la France un pays aussi éloigné, denrichir lEurope de toutes les richesses de lOrient, des parfums de lArabie, et de tout le luxe de ces climats brûlants. Et durant quelque temps les Français furent maîtres des pyramides, monuments vieux comme le monde et grands comme le peuple qui les avait conquis.
Lexpédition ne réussit pas, le but quon sétait proposé était de faire de lÉgypte une province française, et les Français ne lont possédée que peu de temps ; mais le sang des braves est précieux, et Dieu ne permet pas quil soit répandu en vain.
[...] Napoléon a fait tomber les barrières qui séparaient les peuples ; à sa voix retentissante, à son geste puissant, les montagnes les plus élevées ont été ouvertes pour que les peuples puissent communiquer ensemble. Là où laigle seul semblait pouvoir planer et bâtir son aire, lhomme a posé son pied et construit son habitation. Ceci a eu lieu sur la montagne du Simplon dont le sommet est presque toujours perdu dans les nuages, et doù lhomme voit le tonnerre rouler à ses pieds tandis quun soleil brillant luit sur sa tête.
[...] Quel Napoléon pacifique fera bénir son nom par des milliers de voix comme jentendis glorifier celui du Napoléon guerrier le jour du champ de mai ? Cest celui qui comprenant que le travail et lassociation sont les premiers besoins des hommes, les prendra comme par la main pour les conduire dans latelier, dans le grand atelier où il y aura place pour chacun, quelles que soient son intelligence et sa force, dans latelier où le mérite recevra toujours sa récompense, car chacun y sera classé selon sa vocation et recevra la rétribution quauront méritée ses uvres.
Sous le titre « Napoléon, ou lhomme-peuple. La guerre et lindustrie », un autre tract, anonyme, de la même période, peut encore être tombé sous les yeux de lécrivain. Il diffuse le même imaginaire au service du même pacifisme industrialiste, à travers le même style populaire et tendant au mythe :
...comme il [le « petit Caporal »] a rassasié le peuple déloquence, de poésie et de gloire ! que de chants, que de fêtes pompeuses, que divresse ! Et tout cela pour le prolétaire ! Comme il la promené triomphant dans toute lEurope, faisant à son compagnon de voyage les honneurs de toutes les capitales du monde civilisé ! [...]
Mais ces grandes choses nont duré que le temps dun rêve. Pourquoi ? serait-ce donc parce que le grand Napoléon classait les hommes suivant leurs capacités et les rétribuait selon leurs uvres ? oh ! non, cest plutôt là le secret de sa puissance magique ; oui, cest bien là le secret de sa gloire, de son apothéose.
Loin dêtre anecdotique, cette rencontre textuelle participe également dune rencontre théorique autour de la question du pouvoir après la Révolution.
Si Benassis devient post mortem et « sauf les batailles », précise Goguelat, « le Napoléon de notre vallée » (601), cest parce que sa manière de conquérir et dexercer le pouvoir passe par la recherche de « laffection » des habitants de son canton (497). Sa royauté exemplaire est « la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans les curs des sujets » (ibid.). De même Le Curé de village comporte-t-il, dans la sympathie instaurée en faveur du personnage de Tascheron, le fils rebelle et coupable, une mise en accusation de lancienne autorité paternelle incarnée par son père, qui le maudit et lexclut de son autorité protectrice (726, 739), à la différence de sa mère et de sa sur, dont lamour lui reste au contraire secourable. Compatissant envers Tascheron, labbé Bonnet se plaint lui aussi de son père, « un homme dur, inflexible » (730). Le sens politique de ces éléments fictionnels est livré par leur proximité avec une plaidoirie digressive du narrateur en faveur de la restauration de « la solidarité des familles » (730). Celle-ci a été dissoute par la Révolution, rappelle-t-il, au profit de « lindividualisme qui dévore la Société moderne » (722), et qui se trouve par ailleurs être naturellement lune des principales cibles du socialisme saint-simonien.
Cest justement pour remédier à lindividualisme quEnfantin, le Père de la Famille saint-simonienne, aspire à généraliser le modèle familial à lensemble de lhumanité. Bien plus, il voudrait inaugurer une autorité de type nouveau, qui remplace lexclusion par la sympathie et adoucisse lexercice du pouvoir par son partage avec une femme. Celle-ci, son égale, serait élevée au titre de Mère. Lavènement dune « loi vivante » incarnée par un « couple prêtre » est même le point nodal de sa révision à la fois absolutiste et féministe de la doctrine saint-simonienne. Même chez les ultras, personne, au fond, nest plus papiste ni plus monarchiste quEnfantin, dont les références sont la conception maistrienne du pape et le vieil adage de la monarchie absolue, rex lex. Il ne craint pas, en 1832, de se présenter comme un nouveau Christ, offert en sacrifice pour la liberté des femmes. Nest-ce pas à un théocratisme ou à un messianisme de ce genre quinvite le curé de village, lorsquil appelle de ses vux « un homme providentiel », capable, « quil sélève den bas ou vienne den haut », de « ref[aire] la Société » (820) ? La réplique qui suit, placée dans la bouche de Gérard, le personnage de lingénieur aux sympathies saint-simoniennes, le confirme sur le mode de lallusion : « On commencera par lenvoyer en cour dassises ou en police correctionnelle [
]. Le jugement de Socrate et celui de Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefois à Jérusalem et dans lAttique » (821).
Car tel fut, notoirement, le sort judiciaire fait à Enfantin, un an, il est vrai, après la date prédite : les assises et la correctionnelle.
Les sources enfantiniennes de léconomie politique balzacienne
La forme des deux romans, qui puise au genre utopique, et leur cadre rural commun, qui semble à contre-courant des débuts de la révolution industrielle, ont par le passé gêné la reconnaissance rétrospective de leur empreinte saint-simonienne.
Mais, pour relativiser leur utopisme et se garder de les associer à une quelconque politique de retour à la terre, il nest pas même besoin dévoquer le rôle pionnier des Pereire dans les chemins de fer à partir de 1837 ni les tentatives de développement rural impliquant des saint-simoniens qui, dans les mêmes années 1830, ont pu être répertoriées en Bretagne, dans les Yvelines, dans le Berry et dans les Landes .
Un coup dil sur la littérature économique produite par Enfantin et par son entourage de polytechniciens suffit en effet pour corriger ces a priori.
Le programme publié en 1832 sous la plume de Fournel met laccent non seulement sur les chemins de fer, mais aussi sur les moyens de communication ordinaires (canaux, chaussées et chemins vicinaux). Il comporte de grands travaux de défrichage, dassainissement et dirrigation, qui visent à une « refonte du travail agricole » et passent par « une réorganisation de la propriété foncière ». La même année, quatre autres ingénieurs saint-simoniens, Stéphane et Eugène Flachat, Gabriel Lamé et Émile Clapeyron, qui deviendront de grands constructeurs de chemins de fer, estiment ensemble, comme Balzac et peu avant lui, que « ce qui doit par-dessus tout fixer lattention publique, parce quelle en a été beaucoup trop détournée jusquici au profit de lindustrie, cest lagriculture, si arriérée en France et si complètement délaissée ». Dans une série darticles donnés au Globe dès 1831, Enfantin lui-même avait reconnu la tripartition sociale chère à Saint-Simon artistes, savants et industriels dans le triumvirat du curé, du maître décole et du maire, chargés, respectivement, de « lier, éclairer et enrichir la société ». La transformation quil imagine du rôle de ce dernier nest pas la moindre. Le maire enfantinien préfigure à vrai dire le maire balzacien du Médecin de campagne :
Le maire est le chef industriel de la cité.
Le but qui lui est assigné est lamélioration du sort physique des citoyens, lembellissement et lassainissement de la cité et de ses dépendances.
Sa fonction est de diriger luvre industrielle, en combinant et divisant les efforts de tous.
Il indique donc à chaque travailleur sa place, cest-à-dire que cest lui qui répartit les industriels dans les ateliers, et qui leur distribue les instruments de travail ;
Et il veille à ce que la cité reçoive des autres cités les matériaux du travail qui lui sont nécessaires, et à ce quelle produise, en échange, les matériaux nécessaires aux autres cités.
En dautres termes, il préside aux efforts de la fabrication et du commerce.
En dautres termes, continue Enfantin, « la mairie nest pas autre chose quune banque industrielle », ayant pour mission de « créditer » et de « commanditer » le « citoyen quelle juge capable den faire le meilleur usage » (ibid.).
Ce nest pas une coïncidence si cette singulière définition, propre au Père suprême, recouvre si bien la description par Benassis des missions économiques quil sest données. Ni si, dans Le Curé de village, à Montégnac, cest lingénieur Gérard, lexécutant quasi saint-simonien de Véronique Graslin, qui finit par remplacer le maire de la commune (834) elle-même, veuve de banquier, exerçant de facto une fonction dont, femme, elle ne peut pas recevoir le titre.
Ainsi les emprunts de léconomie politique balzacienne à léconomie politique saint-simonienne sont-ils tout sauf ponctuels. Le récit de Benassis ne fait pas seulement émerger ici et là un idiolecte clairement référencé que le personnage parle comme sans y prêter attention : « le seul industriel du pays était le maire » (414) ; « Javais créé dans ce bourg une industrie, jy avais amené un producteur et quelques travailleurs » (416) ; « dès la quatrième année de notre ère industrielle... » (421) ; « mes industriels » (ibid.). En se concentrant pour commencer sur léradication du crétinisme, Benassis vise plus fondamentalement à mettre en évidence le lien rituellement rappelé par les saint-simoniens entre amélioration physique, dune part, et amélioration morale et intellectuelle, dautre part. « Le bien-être », estime-t-il, engendre « des idées utiles » (418-419). Et dinsister, exemples à lappui : « Pour moi, les progrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires » (419). Sans doute le collectivisme du médecin et celui de Véronique Graslin débutent-ils par des voies bien différentes : dans un cas, la conversion en communaux, par consensus, de terres possédées sans titre (405-406) ; et dans lautre, le placement dun capital dans lacquisition dun territoire. Mais il sagit, dans les deux cas, de fonder une « agriculture moderne » (419) en réorganisant la propriété foncière, selon lexpression déjà citée de Fournel, cest-à-dire en surmontant lobstacle propre à la France post-révolutionnaire du « morcellement de la propriété » (822). La déploration finale mais récurrente, par Gérard, du retard français en matière de chemins de fer achève la déclinaison du programme du Globe de 1832 : après les chemins et les routes, le barrage et les canaux dirrigation, les plantations et les fermes-modèles, souvre la perspective du développement ferroviaire (805, 807, 823).
Plus complexe est cependant la reprise en roman du thème de la lutte des travailleurs contre les oisifs. Ce leitmotiv des années Bazard est remisé par la révision enfantinienne. Sur ce point, au demeurant, lambiguïté et lévolution balzaciennes sont à limage de lambiguïté et de lévolution saint-simoniennes. Car le même Enfantin qui, après 1831, entend mettre fin aux hostilités sociales en mettant laccent sur lenrichissement général plutôt que sur des transferts massifs et contraints de propriété, est aussi lauteur, en 1831, dun article non renié et republié en volume en mars 1832, où il recommande labolition de lhéritage des instruments de production par laugmentation des droits de succession. Tout au plus pourrait-on soutenir que Le Médecin de village penche du côté qui est plutôt celui de Bazard, et Le Curé de village du côté qui est plutôt celui dEnfantin. Professant un profond mépris de la fortune quil a reçue en héritage et quil met au service de sa tentative sociale, Benassis tient des propos si radicaux quils feraient presque de lui le chaînon manquant entre les thèses saint-simoniennes des années Bazard sur lexploitation de lhomme par lhomme et la plus retentissante encore provocation proudhonienne de 1840, qui assimile la propriété au vol. « La vie des oisifs, dit-il, est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire » (462). Épousant le point de vue censé être celui du peuple envers « les supériorités sociales », le médecin va jusquà estimer que « pour le pauvre, le vol nest plus ni un délit, ni un crime, mais une vengeance » (460). Difficile, cela lu, de prendre pour argent comptant la réprobation qui, dans Le Curé de village, écrase le personnage de louvrier porcelainier Tascheron, voleur et assassin, pour lamour de Véronique Graslin, dun vieil avare, le bien nommé Pingret. Dautant plus difficile que des voix extérieures opportunément convoquées viennent faire entendre dans le récit une parole favorable aux thèses saint-simoniennes. « Quelques gens prétendus progressifs, apprend-on en effet, méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que les saint-simoniens attaquaient déjà dans lordre abstrait des idées économistes », auraient retourné laccusation du ministère public en expliquant que la victime avait « volé son pays » en « frustr[ant] lIndustrie » de capitaux qui, bien employés, eussent « fertilisé » maintes entreprises (695 cf. 819). Il nest pas insignifiant que toute laction de Véronique consiste précisément à fertiliser Montégnac par un emploi efficace de sa fortune mobilière : le vol quil lui fallait réparer nétait pas le vol commis par Tascheron.
Lhorizon du couple prêtre
La rareté des indices attestant la familiarité de Balzac avec la thématique féministe dEnfantin nest pas une raison suffisante pour ne pas réfléchir sur le rôle politique de fondatrice confié à cet exceptionnel personnage de femme.
Car lécueil auquel saffrontent les personnages des deux romans de Balzac et les principaux dirigeants de la « famille » saint-simonienne est bien le même : la morale privée, les relations entre les sexes, le rôle des femmes dans la cité.
Du côté de la comédie saint-simonienne, Enfantin et Bazard se combattent au moins autant sur la question de légalité et de lémancipation des femmes à commencer par les femmes réelles du groupe saint-simonien que sur celle de la stratégie politique à suivre. Le spectacle utopique de la communauté de Ménilmontant fleurit sur le refoulement de la parole et la négation de la personne même de Claire Bazard, épouse adultère du Père Bazard, déchue de son trône de Mère après avoir été instrumentalisée par le Père Enfantin. Cest en effet la confession de Claire, rendue publique par ce dernier, qui retire toute légitimité à Bazard et qui établit au contraire lautorité nouvelle dEnfantin sur sa connaissance de la (prétendue) nature féminine. Lémancipation des femmes est par lui promue la priorité des priorités, jusquà supplanter lamélioration du sort des prolétaires. Mais dans lattente de la femme dexception qui prendra la tête de ce mouvement, cet objectif se traduit à Ménilmontant par une mesure provisoire quasi paulinienne : un strict célibat des hommes et lexclusion de toutes les femmes.
Du côté de La Comédie humaine, Benassis, Genestas et Véronique Graslin ne savent fonder leurs communautés-modèles que sur la cendre de leurs amours sacrifiées à la morale dominante. La durée et le succès final de leur uvre se trouvent de la sorte suspendus à la possibilité de réinventer une normalité amoureuse.
Le mobile secret de Benassis est ainsi de retrouver lestime dÉvelina, la fiancée perdue par la révélation de lexistence du fils naturel quil a eu avec une autre avant de la connaître. Cest une mystérieuse lettre attribuable à Évelina, et surgie ex machina, qui anéantit le médecin, signifie, à la fois, la fin du roman et lachèvement dune première étape, toute masculine, de la refondation sociale. La mort du médecin marque le passage de témoin à un Genestas promis à revenir dans la vallée prendre la place du protecteur de la Fosseuse. Après léradication des tares sociales (le crétinisme), le personnage de cette jolie pauvresse, si sensible au beau, symbolise du reste une féminité emprisonnée dans une sorte denfance, irresponsable, innocente, primesautière et artiste. À travers elle, cest la question féminine, et avec celle-ci, la question de la fonction sociale de lart, qui est proposée comme lenjeu essentiel de laprès-Benassis. Quant au rôle du masculin dans lavenir de la vallée, il est, au-delà de Genestas, porté par le jeune Adrien, le fils adoptif déjà évoqué de Genestas le fils, dautre part, de Judith, la belle pécheresse juive qui a désespéré le commandant. Guéri de sa langueur par le régime imaginé par le médecin et qui a reposé sur le principe de la réhabilitation de sa chair, jusque-là sacrifiée au développement exclusif de son esprit, Adrien est destiné à Polytechnique, la maison-mère des ingénieurs saint-simoniens. Ce ne sont pas là des termes très différents de la problématique enfantinienne de légalité et de la réconciliation de la chair et de lesprit, de la femme et de lhomme, de lOrient et de lOccident.
Pour ce qui est, dautre part, du village de Montégnac, ses espoirs résident, semblablement, dans le couple composé selon lultime volonté de Véronique Graslin entre une femme de grand sentiment, Denise, la sur de Tascheron, et lingénieur Gérard, sympathisant saint-simonien, comme il nest plus nécessaire de le rappeler. Cest à eux que Véronique mourante confie son fils Francis, lequel nest autre que le fils de Tascheron.
Au terme des deux romans sébauche de la sorte une issue aux rigueurs catholiques et peut-être même une certaine réhabilitation, voire une rédemption. Véronique ne va-t-elle pas, au cimetière, reposer enfin au côté de Jean-François (871) ? Leur couple transgressif a au préalable paru se sublimer dans le couple saint quelle a formé avec le curé Bonnet, le prêtre qui a recueilli les derniers secrets du condamné. Plus libre en définitive que Claire Bazard, la Mère saint-simonienne réfugiée, elle, dans le silence, lhéroïne de Balzac, donc, aura parlé. Et sa parole exauce les attentes dEnfantin : conforme à lépure de la prêtresse nouvelle, elle a bien été linstitutrice à la fois spirituelle et charnelle de lenfant qui lui avait été confié. Même si elle ne révèle sa vérité de femme quà lextrême fin et pour renier son insurrection de jeunesse, son martyre nen dénonce que plus vigoureusement quelle que soit lintention de Balzac les ravages de la morale dominante. Pour les Tascheron des générations futures, lordre nouveau que Véronique annonce se dessine dans son testament par la création dun soutien financier destiné à les aider à cultiver leurs « dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour lindustrie » (871-872). Nul naura plus besoin de voler pour travailler ni pour aimer. Mais dans limmédiat, lélévation politique suprême de lhéroïne se paie au prix fort de lanéantissement de sa chair par le cilice et de son humiliation morale par une confession publique, lune et lautre mortelles pour sa vie de femme.
Cest précisément la vision répressive contre laquelle Enfantin développe sa théorie libératrice du couple prêtre, rappelée en conclusion de son recueil Économie politique et politique :
couple saint, divin symbole dunion de la sagesse et de la beauté, amoureuse androgyne, tu donneras la vie à lesprit et à la matière, aux travaux de la science et à ceux de lindustrie. Par toi plus de guerres dans le monde, car tu lembrasses tout entier dans ton amour ; par toi plus de despotes et desclaves, car tu ne commandes pas plus que tu nobéis, tu es aimé et tu aimes ; couple saint, tu as cueilli le fruit de larbre de vie ; pour toi plus de faute originelle, mais aussi par toi tous les privilèges de naissance sont abolis, car cest par lamour seul que tu tes formé, cest par lui seul que se sont cherchées et unies les deux moitiés de ton être, et partout ce sera selon leur amour et non plus selon leur naissance que lhomme et la femme seront unis ! (180.)
Tout en proposant de son côté un état final et une échelle de valeurs néo-catholiques à lopposé de la perspective enfantinienne, Le Curé de village nen aboutit pas moins pareillement, à sa manière, à linstauration et à lhypostase dune nature féminine dont lintervention spécifique serait nécessaire à la refondation sociale. Ainsi lapplication au roman de la symbolique enfantinienne met-elle en évidence des homologies trop peu remarquées entre la Mère balzacienne et la Mère saint-simonienne, ou bien, à travers elles, entre Marie et Marianne, entre le féminin catholique et le féminin républicain.
Ce rapprochement, pour peu quon veuille bien le trouver éclairant, serait une raison supplémentaire de ne pas limiter au strict domaine du philologiquement vérifiable la réouverture de lenquête sur la relation de Balzac au saint-simonisme, mais de pratiquer aussi, à loccasion, par conjecture, et à des fins dhistoire culturelle plus encore que dhistoire littéraire, une lecture comparée générale des deux comédies, la fictionnelle et la réelle.
Philippe Regnier
(CNRS-Lyon 2. LIRE)
III
POLITIQUE BALZACIENNE
ET PENSÉE DU ROMAN
Quest-ce quun auteur politique ?
Balzac, Milner, RanciÈre
Il est plusieurs manières denvisager le rapport entre un romancier et la ou le politique. On peut sinterroger sur ses opinions politiques, telles quelles sexpriment dans ses interventions publiques ou dans ses uvres. On peut examiner ses conceptions, ses théories du politique. On peut, en déplaçant le regard, analyser ce que révèle de la ou du politique les uvres de lauteur, selon lidée que le roman « fait voir » quelque chose, aussi bien par ce quil raconte que par son mode dorganisation, sa manière de représenter telle ou telle réalité ; le risque étant alors de faire de luvre lillustration dune définition du politique. On peut également considérer en quoi luvre esthétique est travaillée par la question politique, si lon admet avec Jacques Rancière que lactivité de reconfiguration à luvre dans le texte romanesque participe au partage du sensible et donc possède une dimension politique. Cest en effet au niveau « du découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport esthétique/politique ».
En partant de lidée que la politique, au sens le plus général du terme, pose la question du rapport entre le Un et le tout à propos des êtres parlants, nous voudrions nous interroger pour notre part sur le lieu du politique chez Balzac, en examinant rapidement certains de ses décors, de ses intrigues et de ses figures. Notre hypothèse sera que son uvre se débat précisément avec la question « quest-ce que la politique ? » et quelle permet dy répondre à de nouveaux frais. Elle serait politique non par ce quelle met en scène, ni même pas par ce quelle valorise, mais parce que sa trame, sa composition, son contenu montrent un certain état du politique. Il sagira donc moins de dégager les idées de Balzac que de considérer en quoi son uvre a un sens politique.
Si nous nous appuyons pour mener cette analyse, à la valeur encore programmatique, sur des textes de Jean-Claude Milner dabord, de Jacques Rancière ensuite, cest parce que ces deux penseurs ont écrit sur Balzac et ont lié son uvre à la manière dont la question politique se pose dans la modernité. Cest aussi, et surtout, parce quils proposent de nouvelles approches, de nouvelles définitions du et de la politique auxquelles luvre et la pensée de Balzac correspondraient. Certes, ces lectures de Balzac et ces conceptions ont les « limites » propres aux lectures philosophiques : elles sont des réappropriations, qui tirent Balzac dans un sens, en gommant quelque peu la pluralité de son uvre ; elles sappuient sur un nombre réduit dexemples, sans tenir compte de la chronologie, et nentrent pas toujours dans le détail des textes ; elles tendent parfois à allégoriser le contenu de telle ou telle uvre. En létat, ces approches partielles et forcément partiales nous semblent fournir des outils conceptuels, des modèles appropriés pour dégager les paradigmes du politique mis en place par Balzac, par le choix de sa matière romanesque et le mode de son exposition. Létude qui suit sera donc une invitation à repérer dans les textes romanesques balzaciens les lieux où du politique apparaît.
Balzac et la vision politique du monde (Balzac et Milner)
La mort du politique
Lintérêt de Balzac théoricien pour la politique est dabord un intérêt pour la question du pouvoir. Or, comme le montre bien Aude Déruelle dans le présent volume, Balzac se situe dans la perspective moderne du politique, inaugurée par Machiavel : « le politique (la théorie du pouvoir) se résorbe dans la politique (comment conquérir/conserver le pouvoir) ». Cest peut être en ce sens que lon pourrait comprendre son évocation récurrente des grands hommes. Ainsi pourrait sexpliquer également la nature du diagnostic formulé de plus et plus nettement sur lépoque contemporaine, caractérisée, pour le dire vite, par labsence de vrai souverain et de grand homme.
Linstabilité des régimes et des gouvernements, caractéristique du début du XIXe siècle, qui empêche le véritable exercice du pouvoir, est en effet interprétée par Balzac, et de plus en plus au cours des années 1830 puis 1840, comme un indice de leffacement du politique. On peut le dire de différentes façons : Xavier Bourdenet, commentant la scène de la vie politique Le Député dArcis, évoque une « défaite du politique » ; Aude Déruelle parle pour sa part dun « constat de la dissolution du politique », notamment autour de 1840, ou dune « mort du politique ». Sans grand homme de pouvoir, « la politique est épuisée » (Petites misères de la vie conjugale, CH, XII, 129). Il nentre pas dans notre propos dexaminer les raisons (règne de la discussion, montée de lindividualisme, instabilité des régimes...) de cette disparition. Retenons que pour Balzac les hommes politiques impuissants se contentent de « politiquer », « sans plus pouvoir changer [à eux-seuls] la marque des choses quun grain de sable ne peut faire la poussière. » (Massimillia Doni, CH, X, 567). En un sens, la monarchie de Juillet ne ferait que manifester, à un degré supérieur, la vérité dune séquence historique plus large : limpuissance politique de la Restauration liée à limpuissance de la royauté.
Notre hypothèse sera que cette remise en cause de la forme ancienne de la politique, cette dissolution, correspond à la naissance dune autre conception du politique.
La nouvelle question politique
Si la réflexion antique sur la politique, celle de Platon ou dAristote (mais celle, encore, dun philosophe comme Hobbes), sinterroge sur la question du meilleur régime et met au centre le problème des formes de gouvernement, léclairage proposé dans luvre de Balzac est différent. La forme du gouvernement ny apparaît en effet que comme un moyen dassurer au pouvoir une certaine stabilité. Le romancier, pas plus que ses personnages, ne pense seulement en termes de types de constitutions. Plus généralement, tout se passe comme si, chez le romancier, les lieux officiels du politique étaient disqualifiés. Même le processus des élections ne donne lieu, dans Le Député dArcis, bien analysé par Xavier Bourdenet, quà une peinture satirique, voire grotesque, et inachevée, comme si lélection, la peinture de la sphère politique stricto sensu, ne pouvait donner matière à romanesque. Ce même roman, dans lequel les électeurs sont des personnes « à qui les opinions politiques des candidats étaient indifférentes » (VIII, 731), fait dailleurs apparaître que ce ne sont pas des appartenances politiques ou des choix de régimes qui saffrontent chez le romancier.
Au contraire, cest précisément dans linsistance de Balzac à souligner linstabilité des régimes et dans son refus de poser simplement les problèmes en termes de constitution politique que Jean-Claude Milner voit sa claire appréhension de la société moderne. Comment définir en effet cette dernière ? « Cest la société née en Europe de la rupture de 1789-1815 », caractérisée non par un type de gouvernement mais par un type de société. Au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle et même au moment de la révolution, lidéal politique est un type de gouvernement :
le dix-neuvième, au rebours, met la société au centre du dispositif. Les formes gouvernementales peuvent garder leur autonomie, mais même quand elles la gardent, elles sont des instruments de la société telle quelle a été achevée en son principe .
La transformation de la question politique pourrait donc se dire simplement : ce nest plus le problème du bon gouvernement qui est au centre de la réflexion et de la pratique mais celle du type de société. Au XIXe siècle naîtrait lidée de la société, du social comme lieu de problèmes et de demandes auxquels la politique rationnelle doit répondre. Balzac serait même, selon Milner, le peintre par excellence de cette intrication nouvelle des questions sociales et politiques : « Lémergence de la société comme point organisateur de la vision politique du monde et non point le bon gouvernement , en cela consiste la grande découverte de Balzac. » Importe donc moins chez ce dernier la question de ses préférences politiques que celle de sa manière de représenter la société.
Or que lisons-nous dans le texte balzacien ? Dabord que le lieu des rassemblements devient le corps social. Le vocabulaire même de lauteur, qui évoque « ce grand but de sociabilité » ou « létat social », en porte la trace. Dans son Essai sur la situation du parti royaliste, il reproche précisément à la royauté de navoir pas été assez attentive à la société ; dans Du gouvernement moderne, la politique est définie comme l« art de coordonner les intérêts et les passions sociales ». Définition qui vaut particulièrement durant la monarchie du Juillet : la question sociale y prend en effet le dessus parce la royauté nouvelle est une expression de la bourgeoisie. Laccession au pouvoir de Louis-Philippe et la monarchie de Juillet sont ainsi décrites par Balzac comme lépoque de « laccession au pouvoir de la classe bourgeoise » (Le Député dArcis, CH, VIII, 722). Dès lors, le clivage politique qui séparait les hommes autour de 1815 perd de sa pertinence, les frontières idéologiques sestompent. À laffaissement apparent du politique correspond en fait lextension du poids de la Société, corps collectif en constitution, force à laquelle est confrontée le pouvoir et sur lequel elle agit.
Une ténébreuse affaire pourrait par exemple être lue en ce sens. Si le troisième chapitre du roman est intitulé « Un procès politique sous lEmpire », sans doute est-ce parce que cest à un membre du Sénat que les accusés sont supposés sêtre attaqués ; mais cest aussi parce que toute la société de Troyes sintéresse à laffaire et se satisfait de voir les accusés détenus : le déroulement même du procès révèle le poids nouveau acquis par ce quon pourrait tout aussi bien appeler lopinion publique, le public ou la Société. M. de Chargeboeuf, méfiant, indique ainsi à Laurence : « que croit le public ? voilà limportant » (VIII, 612). Personne nose sopposer au « déchaînement de lopinion publique » (VIII, 640). Ce que montre le roman est quun en sens la « voix publique » (VIII, 641), qui emporte tout sur son passage, a plus de poids que Napoléon. Symptomatiquement, la fière Laurence, avide den découdre avec lEmpereur, tombe dans labattement lorsquelle prend conscience de cette unité à la fois artificielle et réelle du corps social : « elle voyait la société tout entière armée contre elle et ses cousins » (VIII, 648). Société quau sens strict rien ne peut arrêter, car tout un chacun veut servir sa machinerie qui prive Laurence de ses moyens daction. Il faut sauver ou défendre la société : telle serait la motivation suprême du politique.
La politisation du social
Plus précisément, on observe dans lunivers balzacien comment politisation des domaines extrapolitiques (dans Une ténébreuse affaire ce qui relève de la police et de la justice, mais ailleurs de lÉglise ou de la Finance) et socialisation des questions politiques vont de pair. Dun côté la politique se détermine en fonction de la société, du social ; de lautre ce qui relève du social peut toujours être politisé. Elisheva Rosen fait par exemple remarquer que, dans Le Curé de Tours,
la menace du procès qui pèse sur labbé Birotteau, la nécessité qui fait jour de transiger, la dynamique de la négociation qui en résulte, a pour effet [...] de transformer une histoire purement privée en une intrigue politique qui fait intervenir les rapports de Paris et de la province, et qui éclaire, au-delà de la scène tourangelle, les impasses dun régime.
Les romans des années 1840 insistent particulièrement sur la manière dont, par contiguïté ou cercles concentriques, toute affaire apparemment individuelle en vient à concerner lorganisation politique en son entier. Pensons par exemple à Splendeurs et misères des courtisanes, dont lintrigue illustre lidée selon laquelle « à Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques » (V, 869). Au sein de la société, par le biais des médiations que sont la police, les fonctionnaires ou la justice, circulent les paroles, les points de vue et les décisions, du collectif à lindividuel, du public au privé, de lÉtat à la société civile, du haut vers le bas et du bas vers le haut, au point que les différences et les distinctions parfois se reconfigurent. Tel est le lieu de nombre dintrigues balzaciennes : les points de connexion entre questions individuelles, sociales et politiques. Est politique la manière dont le roman fait se rencontrer des sphères, fait voir leurs frontières, les conditions de leur existence. Réciproquement cest parce que ces points de rencontre sont les lieux où sinventent la société et ses étagements fluctuants que se constitue lunivers romanesque.
Ce que réfléchit le roman balzacien et qui en même temps le constitue est donc la vision politique du monde, soit le fait que le politique devient le point « doù le monde devient visible et doù ce quon voit prend figure de monde ».
Symptôme de cette substitution dun modèle du politique à un autre : limportance de la question des murs. Mettre au centre du dispositif politique non plus lexercice du pouvoir mais la société conduit en effet à assurer lempire des murs sur les lois. Ni le pouvoir politique ni une organisation sociale organiquement constituée ne semblent pouvoir faire obstacle au changement de murs. Paradoxalement, il y a aux yeux de Balzac, Nicole Mozet la judicieusement noté, « une relation de cause à effet entre la rigidité des lois et la souplesse des murs, cest-à-dire des comportements individuels ». Ainsi le narrateur du Départ peut-il condamner le libéralisme au nom de la défense des libertés : « La liberté dans les lois, cest la tyrannie dans les murs [...] ». Liberté, tyrannie : cest bien en termes politiques que Balzac évoque les murs et leur pouvoir de gommer les supériorités, de forcer tout un chacun à se conformer à leur fonctionnement et leurs règles. La peinture analytique des murs, de la manière dont gouvernants et gouvernés « obéissent » aux murs et aux normes dont elles sont porteuses, a donc une portée politique.
Le gouvernement des choses
Les analyses de Jean-Claude Milner aident à définir un peu plus précisément ce nouveau lieu du politique, la Société qui émerge, dont il écrit quelle est en droit illimitée, par opposition au tout classique qui suppose une limite.
« Toute société peut être pensée comme une fonction qui assigne à chaque être parlant la propriété dappartenance au corps social ; disons la socialité. » Or, ce que propose la Société est précisément dôter toute limite à la fonction de société. Lexception doit cesser dexister. « Dans cette société apparemment sans classes, la barrière est remplacée par un continuum de positions. [...] Tout le monde est par avance inclus. » On pourrait interpréter en ce sens la célèbre fin de Splendeurs et misères des courtisanes qui voit Vautrin, figure même du marginal, de lexclu, de ladversaire, devenir policier et donc partie intégrante de la société. Il ny a plus de hors social possible. La politique devient la capacité à tout inclure dans la société.
Cest donc bien la nature nouvelle du corps social qui, en dernier recours, détermine la transformation de la question politique. En effet, pour reprendre les termes de Milner, « la politique, comme conjonction, requiert une doctrine du corps social ». Or, ce corps social, auquel ont affaire les gouvernants, nest plus simplement un groupe constitué de classes séparées, articulées et en nombre fini. Peut-être convient-il de prêter attention à deux métaphores récurrentes chez Balzac : celle de la mer, de lélément liquide et celle de la machine. Davin évoque ainsi, à propos de lunivers présenté dans les « Scènes de la vie politique », les « rouages de ce monde mécanique » (X, 1205) ou résume le but de ces Scènes en ces termes : « Cette fois, ce ne sera plus le jeu dun intérêt privé que lauteur nous peindra ; mais leffroyable mouvement de la machine sociale. » Corentin, triomphateur véritable dans Une ténébreuse affaire, politique le plus fin du roman, considère pour sa part le Corps social comme une mer où tous les poissons sont les mêmes. Un peu plus tard dans le roman, la Société se trouve rapprochée de locéan : « la Société procède comme lOcéan, elle reprend son niveau, son allure après un désastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêts dévorants » (VIII, 672). En un sens, la fusion que Napoléon et dautres souverains à sa suite appellent de leurs vux (et à laquelle Laurence VIII, 615 se dérobe) pourrait être dite en ces termes. Il sagit de diluer les différences statutaires ou idéologiques dans la mer sociale pour mieux en éprouver et en contrôler la vie.
Tel est le corps social : en mouvement, sans mémoire, sans cohésion, ne rattachant les individus les uns aux autres que par lintérêt et largent, comme le montre de manière spectaculaire louverture de La Fille aux yeux dor. Si la société est un Enfer, cet enfer mécanique, « vit cependant de sa propre extension, sans centre, sans circonférence, sans principe hormis cette extension même ». Accumulation de cercles sans début ni fin, « somme sociale », les images disent bien ce que la société, la matière romanesque même de Balzac, fonctionne par elle-même, se nourrit delle-même, sans guide ni projet. Dès lors, dans cette nouvelle société, le véritable homme politique, le véritable homme de pouvoir serait, risquons-en lhypothèse, celui qui connaît le corps social, en perçoit les désirs, en maîtrise les rouages, en provoque, en épouse ou en anticipe les fluctuations, comme Vautrin ou de Marsay.
Jean-Claude Milner nomme « gouvernement des choses » ce dispositif qui semble donner des propriétés politiques aux choses elles-mêmes, aux mécanismes sociaux et à leur déploiement, quon nommera par la suite « volonté politique » ou « opinion publique » pour se rendre le monde « représentable et maniable ». Aux yeux du philosophe, il revient encore à Balzac davoir rendu sensible cette mutation capitale :
lémergence dune société humaine qui ne soit, prise dans son ensemble, que la Chose sociale, composée dune myriade dassociations, de regroupements, de solidarités qui sont autant de choses, animées par la force dinertie de leur mouvement interne.
La société démocratique moderne remet le gouvernement aux choses et non aux hommes. Elle ne se guide pas, mais se contrôle : forme nouvelle de lexercice du pouvoir, adéquate au nouvel état des relations gouvernants, gouvernés. Non plus la discipline qui sexerce de haut en bas, et suppose le contact direct entre linstitution et le gouverné, mais le contrôle qui est exercé par chacun sur chacun. « Le caractère majeur de la société moderne, cest quil ny a pas de maîtres, dans la mesure exacte où il y en a une infinité. Au nom du contrôle, chacun devient le valet de lautre » écrit encore Milner. Une ténébreuse affaire en est en un sens lanticipation puisque, si Corentin et Peyrade connaissent léchec lorsquils sont présents sur le terrain et usent de leurs yeux et de leurs paroles pour discipliner ce qui doit lêtre, ils obtiennent la victoire dans le deuxième et surtout troisième chapitre en se contentant de provoquer lévénement et le mouvement du corps social. Les choses sorganisent delle-même. En ce sens laction de la police, et plus particulièrement de Corentin, dont la responsabilité nest établie quaux dernières lignes de ce roman à la construction dramatique si singulière, serait la vérité du politique. Pour user de la terminologie de Milner, le politique traduit la volonté des choses, fait émerger la volonté de la Société comme chose.
Certes les Scènes de la vie politique sont supposées montrer « les existences dexception qui résument les intérêts de plusieurs et de tous, qui sont en quelque sorte hors la loi commune » (« Avant-propos » à La Comédie humaine, I, 19). En fait, le romancier, dans ces Scènes, semble sintéresser essentiellement à la loi commune, au déploiement dune totalité illimitée qui prive le gouvernement de son véritable pouvoir daction, dintervention et de décision. Comme lunivers pour Pascal, le pouvoir est peut-être « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». Il y aurait donc fin de la politique ou naissance dune nouvelle politique, selon le point de vue adopté. À suivre la perspective de J.-C. Milner, le roman, (ses figures, ses situations) serait pure réflexion (production et produit) dun univers quorganise la vision politique du monde.
Doù une objection possible : si « tout est politique », en un sens plus rien ne lest. Doù notre hypothèse de lecture : on peut cependant, en examinant certaines intrigues balzaciennes, déceler la présence dune politique véritable dans La Comédie humaine. À condition pour cela de redéfinir des notions, la politique, le politique, aux contours un peu flous, en nous appuyant sur les analyses de Jacques Rancière.
Balzac romancier de lévénement politique (Balzac avec Rancière)
En quel sens les propositions narrativo-figuratives de Balzac peuvent-elles prendre une signification politique ? Comment des uvres singulières, par leur matière romanesque, la caractérisation de leurs figures, présentent-elles des modèles de situation politique, au sens où Rancière lentend ?
Lintérêt de la réflexion du philosophe est en fait de partir de lopposition classique entre le politique (les « principes de la loi, du pouvoir et de la communauté ») et la politique (au « sens ordinaire de lutte des partis pour le pouvoir et exercice de ce pouvoir » ou de « cuisine gouvernementale ») pour mieux y renoncer. Jugeant cette distinction entre ladjectif philosophique et le « nom vulgaire » équivoque, le philosophe propose une tout autre approche du et de la politique, en se gardant dabord de ramener la question politique à la question du pouvoir, des pratiques du commandement ou à celle de lessence de lêtre en commun. À lopposition traditionnelle est substituée une distinction entre deux notions. Dun côté, la politique au sens traditionnel du terme, quil appelle pour sa part la « police », consiste à « organiser le rassemblement des êtres humains en communauté » et à « ordonner la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper ». De lautre légalité, que Rancière appelle la politique, « consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de légalité de nimporte qui et par le souci de le vérifier ». À partir de là, ce quon appelle le politique est en fait le « lieu daffrontement des deux principes de la police et de la politique ».
Doù nos deux propositions qui sont aussi deux programmes de lecture : tout dabord que Balzac est un peintre de « la police », dans ses Scènes de la vie politique et plus généralement dans La Comédie humaine ; ensuite que bien souvent le drame et lintrigue ne senclenchent dans son uvre que par le heurt entre la logique de la police et laction, le déplacement dun ou des personnages qui remettent en cause lordre naturel des choses.
La logique policière
Le roman balzacien montre bien, les exemples en sont multiples, que la politique ou la police est une certaine forme dêtre ensemble,
[un] ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes dêtre et les modes du dire [...], cest un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne lest pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit.
On pourrait par exemple considérer que les recommandations faites à Lucien par labbé Herrera (à la fin dIllusions perdues) exposent la logique policière. Une ténébreuse affaire pourrait également être lue dans cette perspective qui raconte comment des policiers et plus largement une société sefforcent de mettre en concordance les identités, les agissements et les discours. Si dans le roman la justice est « politique », cest aussi parce quelle vise précisément à maintenir un ordre, une mesure pré-établie, « selon laquelle chaque partie ne prend que la part qui lui revient ». Le bleu glacial et glacé des yeux de Peyrade a pour fonction dans le premier chapitre de vérifier que les êtres restent à leur place ou de les remettre à leur place. Lenquête menée par les policiers et le procès instruit par la justice ne reposent dailleurs pas tant sur la recherches dindices que sur un système de représentations et de croyances qui permettent de passer du visible à sa signification. Ainsi du motif du crime : dans lorganisation politique de lépoque, royaliste « veut dire brigand » ; on en infère donc que « la cas actuel présente une vengeance admissible dans la situation politique » (IV, 645). Tous les éléments trouvent en définitive leur place en fonction de la vraisemblance, qui nest que lidée que lon se fait des identités, des places occupées par les uns et les autres. La parole de Michu nest pas entendue, son corps comme celui de ses maîtres est effacé, Laurence, la femme guerrière, meurt symboliquement en étant reconduite dans lespace privé (VIII, 684). Le tissu social se reforme, la logique policière triomphe.
Le tort
Réciproquement ou parallèlement, le roman balzacien, structurellement, constitutivement, fait surgir de la politique. Selon Rancière en effet, « Ce qui fait le caractère politique dune action, ce nest pas son objet ou le lieu où elle sexerce mais uniquement sa forme, celle qui inscrit la vérification de légalité dans linstitution dun litige ». Plus précisément, si la politique est affaire de compte des parties de la communauté et pas seulement de liens entre individus et communautés, on posera quelle « commence avec lexistence de sujets qui ne sont rien, qui sont en excès sur tout compte des parties de la population ». Cet excès même divise la communauté politique apparemment unie, manifeste un tort qui porte sur le compte des parties. Les conditions de la politique sont donc claires : il y a politique « lorsque lordre naturel de la domination est interrompu par linstitution dune part des sans-part [...] ». En dautres termes, le tort est la forme de la rencontre entre le processus policier et le processus politique tels que les a définis Rancière.
Or Balzac, dans des romans comme La Cousine Bette, Le Père Goriot ou Le Colonel Chabert, construit justement la scène dun litige, manifeste clairement le tort subi par tel être ou telle catégorie à qui ne sont pas données loccupation, la place ou la fonction à laquelle ils estiment avoir droit. Les motivations du romancier sont dévidence indissociablement idéologiques et poétiques : donner la parole à ceux (pauvres, déclassés, marginaux, femmes) qui ne lont pas parce quils nappartiennent pas à une catégorie reconnue, poser quil y a une part des sans-part est une des conditions de la dramatisation et du pathétique quil recherche. À chaque fois, il sagit de faire apparaître quune organisation sociale ne fait pas place à certains êtres, plus passionnés, plus énergiques, les laisse dans un entre-deux destructeur. Pensons aussi à Z. Marcas qui, victime dune fusion, pauvre et sans ami, ne parvient plus à trouver de position : « il navait pu trouver de place nulle part » (VIII, 844). Certains êtres ne sont pas visibles dans la cité, doù le lieu retiré, discret dans lequel il reçoit le ministre. À une matrice fictionnelle récurrente (un ou des personnages dérangent involontairement lordre public en manifestant un tort subi) correspond donc un personnel romanesque particulier, dont le texte inscrit explicitement la distance au corps social, aux principes et aux forces qui le meuvent. Être dexception et sans situation, Z. Marcas ; être isolé et à part, le Colonel Chabert ; différent, le bourreau dans Un épisode sous la terreur ; « paria » (VIII, 512) dont on se méfie, Michu. Pierre Barbéris a justement insisté sur limportance de la question de la solitude, de la séparation dans lunivers balzacien, liée à léclatement dune Nation qui, à son époque, na rien dune « cité ». Il ne sagit donc pas dopposer un innocent à la société coupable mais de présenter des êtres dont la simple existence et la revendication dêtre qui laccompagne défont le consensus, lorganisation apparemment impeccable de la société. Signalons que lisolement est très souvent leffet dun attachement aux configurations politiques passées, qui rend ces figures balzaciennes profondément intempestives. Le passé revient, demeure et déchire le bel ordonnancement du présent quétablit la logique policière. Doù une politique balzacienne quon pourrait dire tout à la fois réactionnaire et libératrice. Il nest ainsi pas indifférent de constater que Michu se trouve caractérisé dès le début dUne ténébreuse affaire, par son attention à ce qui est passé.
La singularité de la figure, au-delà de ses caractéristiques physiques ou morales, tient en effet à son rapport particulier à lespace commun et à la répartition des visibilités sur lequel il repose. Et si la phrase en style indirect de Malin au début du roman, à propos de Michu : « Enfin, quavait-il à craindre, lui, ancien Représentant de lAube, dun ancien président du club des Jacobins dArcis ? » (VIII, 510) dit bien la nature du regard de celui qui est du côté de la représentation et de la police (Michu et Malin nappartiennent pas au même espace, au même monde, il na rien donc rien à craindre de lui), le roman, caractérisant le paysan par sa puissance dhomme politique ou dorateur (VIII, 530), suggère précisément le contraire.
Leffraction
Les romans balzaciens ne se contentent cependant pas dexposer lexistence dun tort et de personnages marginalisés car ne sinsérant pas parfaitement dans les rouages politiques : il faut quil y ait heurt entre les deux logiques, effraction, pour quune situation devienne politique.
On le sait, Balzac idéologue ou observateur de la vie de la nation recourt souvent au paradigme de la lutte pour décrire et penser les situations ; lutte entre les pauvres et les riches, entre ceux qui ont tout et ceux qui nont rien, dont il annonce lintensification. Dans ses romans, lécrivain met directement en scène laffrontement entre deux logiques et le refus dintégrer paisiblement le corps social organisé et contrôlé. Le Colonel Chabert est par exemple globalement construit sur le retour de scènes au cours duquel Chabert apparaît, fait effraction et interrompt les manuvres de sa femme pour maintenir la situation en létat. Chaque scène fait littéralement surgir un passé que la Nation ne veut pas voir. Le politique tient ici à la dimension de rupture introduite par un personnage qui refuse toute transaction.
Cette effraction peut donc trouver dans les situations romanesques une traduction concrète, le plus souvent sous la forme dune prise de parole fortement dramatisée. Aristote nécrivait-il pas dans un texte célèbre que la politique est fondée sur la qualité dêtre parlant de lhomme ? Rancière souligne dailleurs fréquemment limportance de cette dimension théâtrale : « je pense que la politique a toujours plus au moins la forme dune constitution dun théâtre, [...] dune sphère théâtrale et artificielle ». Nul besoin dinsister sur la prégnance de ce modèle théâtral chez Balzac. Nul besoin non plus de multiplier les exemples de ces scènes dexplosions où se libère une parole, moyen pour un personnage de conquérir une visibilité sur « la scène politique » (XI, 1001). Ce qui fait événement est dabord le discours qui déplace ou remet en cause les évidences et doit se battre pour être entendu comme discours. Peut-être retrouve-t-on dans le deuxième chapitre de La Femme de trente ans, « Souffrances inconnues », cette appropriation transgressive de la parole commune afin de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne lest pas. Cela a été bien montré par Ruth Amossy, en dépit du stéréotypage partiel de la figure de Julie dAiglemont, les longs discours à la première personne du personnage ont pour enjeu la volonté dêtre comptée, en tant que femme, dans le monde de la parole commune. Dans une perspective politique, là où la parole du prêtre à pour fonction de « maintenir la femme à sa place », celle de Julie montre quelle ne peut ni occuper une place dans lespace public, ni trouver sa place dans la vie privée et donc que le partage du sensible institué repose sur une séparation injuste. Certes, le personnage ne va ici pas plus loin que la révolte : il y a début de politisation plutôt que politique mais le roman envisagé plus globalement fait émerger les apories de la structuration de la communauté nationale et prend à ce titre un sens politique.
Certains textes des Scènes de la vie politique, et notamment Z. Marcas, fonctionnent plus clairement encore sur ce mode. Cette scène de la vie politique nexpose pas les théories politiques de Z. Marcas, ne décrit pas les problèmes concrets quil rencontre dans son action politique au service des ministres, mais se focalise sur ses discours, loin de la scène publique, en dégageant le spectacle de leurs effets. La scène qui confronte le personnage éponyme au ministre venu de nouveau le solliciter repose ainsi sur le déchaînement dune parole accusatrice qui fustige la gérontocratie qui sinstalle. Mais ce sont ici le cadre du récit (une petite pièce presque cachée), le ton presque prophétique adopté, les circonstances de laction et lauditoire ici assemblé (par-delà le ministre, deux jeunes voisins, images de la jeunesse contemporaine), bref le dispositif narratif et la scène dinterlocution construite qui donnent son impact à ce discours sopposant frontalement au gouvernement et aux agissements dun représentant du système politique, cest-à-dire, dans le vocabulaire de Rancière, de la logique policière.
La subjectivation-désidentification
Toute prise de parole nest donc pas politique. Les conditions en sont, selon Rancière, doubles : dun côté laffirmation du sujet doit aller de pair avec un geste de « désidentification », de lautre elle doit témoigner dune tension vers luniversel. Désidentification dabord parce que les discours et plus généralement les actions des sujets politiques ne sauraient relever dune revendication catégorielle, corporative. Ce serait en effet demeurer dans le cadre strict de la logique policière qui distribue les corps et les places. « Je naccuse pas les riches en faveur du peuple », dit par exemple Vautrin, refusant la lutte des classes. Cest comme « innocent » (« les innocents doivent aller à pied », VIII, 683) et non pas comme paysan ou même monarchiste que savance au final Michu. Le sujet politique est, selon Rancière, « toujours surnuméraires par rapport à un compte de groupes sociaux ». Pas de politique sans pas de côté, sans écart par rapport à une identité. La subjectivation en elle-même contribue dès lors à la « refiguration du champ de lexpérience ». Même lorsque la catégorie à laquelle se réfère le sujet intervenant est une catégorie qui possède déjà un nom, par exemple « les femmes » dans le cas de Julie dAiglemont, laction du sujet va consister à arracher lidentité collective à son évidence, à faire voir « lécart entre une part reconnue celle de la complémentarité sexuelle et une absence de part ». En dautres termes, la question de la place de la femme devient politique lorsque Julie sexprime comme femme tout en sarrachant à sa naturalité de femme. En un sens, le groupe auquel elle se réfère nexiste que par et dans sa déclaration même. Il y a à la fois refus dune identification proposée ou imposée par la logique policière et affirmation dune identité visée mais encore impossible.
Dun autre côté, si lénonciation politique peut être à la fois individuelle et collective, peut mêler la première et la troisième personne, les termes mêmes des prises de parole, le contexte narratif plus large dans lequel sinsèrent ces épisodes leur donnent une résonance plus générale. Ainsi de limportance de la présence des deux jeunes auditeurs cachés dans la scène centrale de prise de parole dans Z. Marcas. Comme dans La Femme de trente ans, le personnage éponyme, dans une posture déictique qui est celle-là même du roman, désigne les normes sociales, les lois de lorganisation politique, tout en donnant à son destin une valeur exemplaire. Ce qui est en jeu est un problème plus général qui concerne toute la société : le rapport au politique du parti de la jeunesse et du parti de lintelligence. Sur ce point encore les analyses de Rancière sont très claires : « il ny a pas de politique tant quil ny a pas de capacité duniversalisation de ce qui est en cause dans telle ou telle situation ».
Doù le caractère à la fois individualisé et typique des personnages balzaciens, notamment dans les Scènes de la vie politique, qui ont « derrière eux un peuple et une monarchie en présence [...] ». Condition du politique donc, ce quon pourrait appeler une « typisation subjectivante » des personnages : pour que naisse le tragique ou le comique, pour que la spécificité des problèmes ne soit pas diluée, il importe que les personnages soient fortement singularisés ; mais pour que leur dimension politique simpose, il faut que le tort quils ont subi prenne, par le récit qui les prend en charge, une portée universelle. Ainsi, le Z. Marcas qui proclame « en étendant la main vers Paris, AOÛT fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par lintelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de lintelligence » (VIII, 847), ce Z. Marcas qui dénonce les frontières établies entre ceux qui peuvent agir et ceux qui ne le peuvent pas, est finalement typisé par le discours du narrateur qui veut sauver de loubli (nous sommes en 1840) les luttes avortées : « nous connaissons plus dun Marcas, plus dune victime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison ou loubli. » (VIII, 854). Au-delà des prises des paroles des personnages, cest donc à léchelle du roman tout entier que sont rendus sensibles des décalages, des absences de concordance qui témoignent tout à la fois des aspirations justifiées dun individu ou dun groupe, et dune absence, dune inexistence de fait dans lorganisation politique.
La remise en cause du partage du sensible
À quoi tient alors leffet politique de ces fictions ? Sans doute à la manière dont les intrigues balzaciennes, en confrontant deux types de logique, laissent entrevoir la possibilité ou la nécessité de reconfigurer le sensible. Le roman produit une rupture politique en représentant des corps qui se déplacent du lieu où il était assigné, en faisant voir ce qui ne devait pas être vu. Il présente « laction de sujets qui, en travaillant sur lintervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de luniversel et du particulier ».
La relation clandestine qui sétablit entre Z. Marcas et ses deux voisins, entre le bourreau et le prêtre dans Un épisode sous la terreur fait exister ce qui nexiste pas dans le partage du sensible contemporain. Lespace dun instant, Z. Marcas se métamorphose : « nous aperçûmes un homme qui nous était parfaitement inconnu : Marcas sublime, Marcas au pouvoir, lesprit dans son élément, loiseau rendu à lair, le poisson revenu dans leau, le cheval galopant dans son steppe » (VIII, 852). Au risque de forcer linterprétation du texte, on pourrait également souligner quUne ténébreuse affaire est marquée par la reconnaissance par Laurence de Cinq-Cygne de la noblesse de Michu. Une forme dégalité est manifestée, une frontière est franchie. Autour dun événement se crée du lien, même fugitivement, en rapport avec une unité plus haute que Balzac semble parfois invoquer. Certes, les moments de rupture de lordre, de la distribution établie des êtres dans la Nation durent peu, parenthèses qui se referment rapidement. Dans Un épisode sous la terreur, le bourreau est condamné, le prêtre semble sombrer dans le délire ; Z. Marcas, après le moment dexaltation précédemment évoqué, « se rembrunit il eut comme une vision de sa destinée » (VIII, 852) et meurt ; Michu est exécuté. Mais toutes ces uvres ont dessiné une sphère virtuelle, en surimpression par rapport à lordre policier. Il y a bien eu « reconfiguration polémique de lordre des possibles » si bien quon pourrait écrire de la politique balzacienne quelle est à la fois tragique et disruptive, tendue vers un avenir meilleur, vers une possibilité de rédimer un présent informe.
Un portrait de Balzac en conteur de situations politiques, en peintre de sujets politiques sesquisserait alors. Les Scènes de la vie politique seraient politiques non pas seulement parce quelles représentent les lieux du politique, à savoir les institutions de lÉtat, mais parce quelles manifestent labsence dadéquation entre la logique policière et la logique politique. On pourra certes souligner que cest un mode dexposition, une disposition signifiante qui permettent de rapprocher les textes balzaciens du paradigme de Rancière, doù le risque, ne loublions pas, de métaphoriser ou de gommer les différences et les convictions politiques de lauteur. Il nous semble tout de même que les situations romanesques quil invente interrogent sans cesse le partage du sensible : à ce titre sa pratique romanesque prend un incontestable et éclatante forme politique.
Ainsi, bien que Balzac théoricien du politique se réfère encore à un paradigme ancien qui fait du politique une pensée du pouvoir, en confrontant un grand homme à un tout limité (la collection des gouvernés), ses romans montrent également que le lieu du pouvoir sest déplacé et, plus encore, que la question politique nest plus seulement la question du pouvoir. Même si les perspectives de Milner et Rancière que nous avons ici adoptées simplifient sans doute sa position (Balzac est le romancier dune période de transition), lauteur de La Comédie humaine donne bien une autre visibilité au politique. Tel est le Balzac qui a retenu notre attention : un Balzac qui propose une autre topographie du politique, entendu en un sens plus extensif, qui sintéresse à ses lieux virtuels plutôt quaux lieux réels de lexercice des responsabilités ; un Balzac peintre de ce quon pourrait appeler la politisation, pointant lémergence dune société où tout peut devenir politique (ou policier) tout en présentant la possibilité dinterrompre lordre des choses.
« Quest-ce quun auteur politique ? » nous étions-nous demandé pour commencer. Peut-être peut-on à présent proposer une réponse : un auteur qui reconfigure les lieux où sarticulent le Un, le pluriel et le tout ; un auteur dont luvre, constat dramatisé de la mutation de la question politique, déplace la frontière entre ce qui est politique et ce qui ne lest pas.
Jacques-David Ebguy
(Université Nancy 2)
MOBILITÉ, POUVOIR ET REPRÉSENTATION
Par ce titre, je voudrais rendre compte dune double interrogation que les « Scènes » balzaciennes et les « Études » puisquil faut arriver à sécarter du terme « roman » portent constamment en avant delles-mêmes. Il y a une « scène » parce quil y a un mouvement dramatique, mouvement donné à ce qui est présenté comme la sphère moderne des passions et des actions, des actions mues par les passions. La démonstration narrative de la toute-puissance des passions, que celles-ci soient complexes et presque diffuses comme chez Mme de Mortsauf, ou monomanie obsessionnelle comme chez Pons ou Goriot, est produite par la multiplicité des intrigues. Penser par lintrigue, démontrer par laction, la mimesis balzacienne est cette énergie qui développe le monde contemporain comme une projection « continuée » de signes, mais qui le fait en étant une représentation qui se conjugue en expression.
Lentreprise est bien « politique » au sens où il sagit de fournir un dispositif à la fois expressif et interprétatif de la Société moderne, de ses lois, de sa généalogie, et parfois, brièvement, en particulier après 1840, de son devenir éventuel. La dimension dune préfiguration explicite nest guère développée. Pourtant cest bien le devenir « politique » des relations des hommes entre eux que les fictions balzaciennes font apparaître.
Plusieurs traits fondamentaux de linterrogation « politique » semblent cependant concentrés dans Z. Marcas. Anne-Marie Meininger souligne, dans la préface quelle donne à son édition du roman dans lédition de la Pléiade de La Comédie humaine, la forte connotation autobiographique du récit : espoir et désillusion ont été ceux de Balzac par rapport à lambition politique. Le portrait de Juste propose la figure du « profond politique » : « Juste, que personne nest venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à vingt-cinq ans, un profond politique, un homme dune aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir » (VIII, 833). Le récit expose, par lintermédiaire du trio de personnages que représentent Charles, Juste et Marcas, une injustice profonde qui affecte lespace politique moderne. Cette histoire dune impuissance est la démonstration dune violence nouvelle, dun nouveau désordre qui nie les capacités comme elle nie la logique elle-même. Balzac offre, dans le récit attribué au personnage de Charles Rabourdin, une figure qui est comme au-delà de toute description possible :
Il est impossible de vous raconter les scènes de haute comédie qui sont cachées sous cette synthèse algébrique de sa vie : les factions inutiles faites au pied de la fortune qui senvolait, les longues chasses à travers les broussailles parisiennes, les courses du solliciteur haletant, les tentatives essayées sur des imbéciles, les projets élevés qui avortaient par linfluence dune femme inepte, les conférences avec des boutiquiers qui voulaient que leurs fonds leur rapportassent et des loges, et la pairie, et de gros intérêts
Ce sont de multiples récits qui sont ainsi évoqués, brièvement, fugitivement, comme ce qui pourrait être la narration des ambitions abusives et des intérêts égoïstes. Un monde morcelé se joue dans cette vie, pris dans le rythme de lénumération. De fait, ce sont autant de « scènes » qui seraient susceptibles dentrer dans La Comédie humaine. Balzac (Charles) continue en insistant sur lincohérence, la fragilité, la réversibilité de la fortune :
... les espoirs arrivés au faîte, et qui tombaient à fond sur des brisants ; les merveilles opérées dans le rapprochement dintérêts contraires et qui se séparent après avoir bien marché une semaine ; les déplaisirs mille fois répétés de voir un sot décoré de la Légion dhonneur, et ignorant comme un commis, préféré à lhomme de talent...
Lénumération de ces déboires sachève sur la mention frappante dune étrange plasticité nouvelle, dune sorte de résistance par inconsistance :
...puis ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va sarranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle sest même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusquà ce que vous ayez reconnu que vous navez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. (VIII, 845)
Lespace humain sest défait : le registre métaphorique de lélasticité, de la « gomme » ou du « mastic », est saisissant, pour désigner un type de résistance nouvelle, celui de lindifférence aux objections et aux raisonnements, et dune obstination plus ou moins souple. La matière humaine a cessé dêtre une force active, pour devenir une pâte qui sadapte, qui se moule
Lexpression : « stratagèmes de la bêtise » désigne bien lavenir qua dans le siècle une telle « plasticité » passive et résistante : on la retrouvera de Flaubert à Melville.
Un destin se défait ainsi, dans une dépense stérile dénergie :
Ces mille déconvenues, ces immenses pertes de force humaine versée sur des points stériles, la difficulté dopérer le bien, lincroyable facilité de faire le mal ; deux grandes parties jouées, deux fois gagnées, deux fois perdues ; la haine dun homme dÉtat, tête de bois à masque peint, à fausse chevelure, mais en qui lon croyait : toutes ces grandes et petites choses avaient non pas découragé, mais abattu momentanément Marcas [...]. Lui, semblable à Napoléon tombé, navait besoin que de trente sous par jour, et tout homme dénergie peut toujours gagner trente sous dans sa journée à Paris.
Le récit de Charles Rabourdin construit ainsi limage dune capacité qui naurait plus de place dans le système nouveau, et qui serait épuisé par celui-ci. Z. Marcas est cependant bien présenté comme la figure du parfait « homme dÉtat » :
Quand Marcas nous eut achevé le récit de sa vie, et qui fut entremêlé de réflexions, coupé de maximes et dobservations qui dénotaient le grand politique, il suffit de quelques interrogations, de quelques réponses mutuelles sur la marche des choses en France et en Europe, pour quil nous fût démontré que Marcas était un véritable homme dÉtat [...].
Balzac renvoie explicitement cette figure aux effets de lemportement dans le « mouvement » de 1830, et de la mise en place de la Monarchie selon la charte, qui est conçue comme un rythme nouveau des intérêts et des énergies, comme une sorte de profonde ingratitude historique :
Je [Marcas] ne crois pas que dans dix ans la forme actuelle subsiste. Ainsi en me supposant un si triste bonheur, je ne suis plus à temps, car pour ne pas être balayé dans le mouvement que je prévois, je devrais avoir déjà pris une position supérieure.
- Quel mouvement ? dit Juste.
- AOÛT 1830, répondit Marcas dun ton solennel en étendant la main vers Paris, AOÛT fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par lintelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de lintelligence. La jeunesse éclatera comme la chaudière dune machine à vapeur. La jeunesse na pas dissue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, dambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans létat de choses actuel et le bouleverseront.
Le monde nouveau dévore ses acteurs : telle est la leçon de la suite du récit, cest-à-dire du retour de Marcas vers laction politique et de son épuisement rapide à la tâche :
Nous ne vîmes plus Marcas : le Ministère dura trois mois, il périt après la session. Marcas nous revint sans un sou, épuisé de travail. Il avait sondé le cratère du pouvoir ; il en revenait avec un commencement de fièvre nerveuse [...] Marcas sentit lui-même quil navait plus que quelques jours à vivre. Lhomme dÉtat à qui pendant six mois il avait servi dâme ne vint pas le voir, nenvoya même pas savoir de ses nouvelles. Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France [...] Il avait cru voir la trahison au cur du pouvoir, non pas une trahison palpable, saisissable, résultant des faits ; mais une trahison produite par un système, par une sujétion des intérêts nationaux à un égoïsme.
Brûler les êtres, consommer les mérites, dans une sorte de captation égoïste et de rage des intérêts : Balzac fait ici explicitement de la Monarchie constitutionnelle le nouveau régime qui emporte les humains, le « système » où se défont les solidarités publiques, une nouvelle relation de « sujétion ». Les individus sont les « sujets » de ce nouvel ordre des choses. On peut comprendre que nous sommes alors au centre même du motif balzacien, et que les termes employés semblent désigner nombre de versions dramatiques des concurrences qui constituent lunivers de La Comédie humaine. La généralité de la leçon est soulignée : « ce nest pas un roman, mais une histoire », dit encore Charles, le narrateur, « oppressé par ses souvenirs ». La Comédie humaine est lespace pensif de cette mémoire de lhistoire récente, mémoire dhistoire qui pèse sur le présent et lavenir.
Ce nest en effet pas seulement dans les « Scènes de la vie politique » que lintrigue balzacienne offre une postulation « politique ». Cest bien toute lentreprise et la manière dont elle se développe dans son temps propre, la manière dont elle participe à la fois dun type nouveau dinvestigation intellectuelle, dune modalité doccupation de lespace public, et dun enjeu profond de la littérature.
La Comédie humaine appartient à une entreprise qui nest pas delle seule, et qui marque profondément lespace politique et intellectuel de la première moitié du XIXe siècle. Cette entreprise consiste à rechercher une connaissance active, pratique, des lois sociales, et des traits humains en tant quils sont entièrement pris dans la Société et quils sont pris dans une histoire. « La Société française allait être lhistorien, je ne devais être que le secrétaire ». La formule apparaît dans un raisonnement qui indique un déplacement décisif par rapport à Walter Scott, pourtant posé comme « trouveur moderne », déplacement qui consiste à « relier [les] compositions lune à lautre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque ». La difficulté de cette représentation de la mobilité et de la multiplicité modernes semblait ainsi résolue par un effet de liaison sans terme. Par cette formule Balzac désigne comme nécessaire le rapport qui lie létat moderne de la Société à sa représentation en texte, en uvre, en littérature. La Société moderne sécrit elle-même, et écrit sa propre histoire, et doit donc trouver le moyen de son exposition en figures mobiles, synthétiques et significatives. Balzac confie ce rôle à son uvre.
Lun des traits fondamentaux de la question « démocratique », formulé pendant la Révolution, est celui de la « représentation ». Pierre Rosanvallon la clairement souligné dans Le Peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France. Une entreprise dinterprétation permanente, toujours remise, du social et du politique semble constitutive de la Société elle-même. « Donner chair à la démocratie. Limpératif nest pas seulement dordre politique et sociologique. Le travail de la représentation ne se limite pas, en effet, à transposer dans la société politique les caractéristiques jugées essentielles de la société civile. Il consiste aussi dans une tâche de connaissance et de déchiffrement ». Pierre Rosanvallon analyse limportance des enquêtes, des journaux ouvriers, de toutes les modalités qui sinventent pour donner une figure explicite et agissante à ce que la « représentation » politique écarte : « Se faire entendre, se faire connaître et se connaître soi-même constituent différents moments dune même entreprise délucidation et dexpression ». Il sagit donc dun domaine qui nest guère celui des fictions balzaciennes. Pourtant on reconnaît bien là le sens de lentreprise « délucidation et dexpression » dont se charge, pour toute la Société, les Études et Scènes balzaciennes. Lentreprise de « déchiffrer la France » répond à cette nécessité : « La représentation politique participe également dune entreprise de déchiffrement. Elle doit contribuer à rendre lisible une société que norganise plus a priori aucun principe dordre. Représenter et comprendre sinscrivent pour cette raison dans une même visée de réduction de lopacité sociale, pour offrir aux individus des points de repère ». La Comédie humaine culmine assurément, par son ampleur et la diversité quelle anime, par sa passion délucider lopacité sociale et dexposer les lois qui commandent la société contemporaine, dans cette entreprise dauto-analyse qui gagne tous les domaines de la Société, dans les premières décennies du XIXe siècle. Il sagit de produire un savoir nouveau sur les modes de distinction et de différence, dapprendre à identifier les singularités. La fiction balzacienne donne une sorte de pratique imaginaire de cette « opacité » sociale que les « Scènes » devront élucider. Produire la visibilité et lintelligibilité des imperceptibles « différences », construire une science des « Espèces sociales » est laccomplissement dune profonde nécessité contemporaine.
Balzac lie explicitement son entreprise à lordre, ou plutôt à ce quil conçoit comme « désordre » démocratique moderne :
Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel dun baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits que le fils dun comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre valeur intrinsèque. Alors dans notre société les différences ont disparu ; il ny a plus que des nuances. Aussi, le savoir-vivre, lélégance des manières, le je ne sais quoi, fruit dune éducation complète, forment la seule barrière qui sépare loisif de lhomme occupé. Sil existe un privilège, il dérive de la supériorité morale.
Dès lors que la naissance a cessé dêtre un principe radical de différenciation, il y a urgence à construire de nouveaux modes de connaissance. Le monde des « physiologies », des caricatures, des statistiques, des « Français par eux-mêmes » constitue bien lespace « politique » de lentreprise balzacienne. Celle-ci prouve son autorité par la densité, le nombre et la force des synthèses partielles quelle produit, et par une extraordinaire puissance de « représentation » condensée en récits et commentaires parfaitement démonstratifs.
« Se reconnaître » apparaît comme une nécessité dans cet espace nouveau qui est perçu comme lespace obscur et tendu des indistinctions et des actions concurrentes : reconnaître lautre, le distinguer, et se reconnaître soi-même, cest tout un, puisquil sagit didentifier les places quil est possible dadopter ou auxquelles lon est astreint. Lentreprise est dautant plus nécessaire que la « représentation » politique est inadéquate, et quelle est comme confisquée par des volontés sans frein et des égoïsmes que laprès 1830 semble avoir libérés.
La poétique du déchiffrement que Balzac monnaye dans la publication successive de ses études, et surtout tente de mobiliser « en grand » dans lespace de La Comédie humaine sappuie sur un autre aspect encore, qui est la liaison indéfectible des signes et de leur fonction. Lentreprise sexpose comme discours et récits, souvent rapportés. Cest le cas dans Z. Marcas, dont la fin éloigne littéralement le narrateur témoin de la « consumation » de Marcas, et en retirant du récit une sorte de « moralité » moderne :
Nous nous regardâmes tous tristement en écoutant ce récit, le dernier de ceux que nous fit Charles Rabourdin, la veille du jour où il sembarqua sur un brick, au Havre, pour les îles de la Malaisie, car nous connaissons plus dun Marcas, plus dune victime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison ou par loubli.
Un monde se défait, une impossibilité nouvelle apparaît de manière probante.
La multiplicité des récits croisés, rapportés, commentés crée un relief dans les paroles elles-mêmes, et participe de léconomie de léchange des témoignages, de la multiplication des preuves et des élucidations. Un monde qui parle de manière nouvelle, confuse, soffre au reportage universel.
La puissance accordée à ces fables multiples, coordonnées, tient également à ce que celles-ci apparaissent précisément comme étant le discours du réel lui-même. La lecture du monde social commande la forme même du déchiffrement et de lexposition. Balzac appuie cette modalité de la « représentation » sur une loi fondamentale de réflexivité : « [...] lhomme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses murs, sa pensée et sa vie dans tout ce quil sapproprie à ses besoins ». Cette postulation anthropologique est fondamentale et informe les modalités de la représentation que la littérature doit donner de ce monde. Le monde de signes quil sagit didentifier, de représenter et dinterpréter nest pas un Liber Mundi conçu comme limpression dun ordre divin, et comme le reflet du monde céleste, mais le Liber Mundi est désormais un texte écrit dans les choses elles-mêmes, par les hommes eux-mêmes, en visages, en traits, en gestes, en mobilier, en actions, comme sur des surfaces scintillantes. Le « peau de chagrin » en est sans doute la figure la plus précise. Le monde social est perçu comme une projection de signes, il est le texte dans lequel il peut et doit lui-même sexprimer. La Comédie humaine serait le vaste mobile déployant ce monde en texte. Une loi dexpression est ainsi posée dans les choses et dans les êtres eux-mêmes ; elle est la forme même de lhumanité en tant que celle-ci sécrit dans ce quelle produit.
Cette relation dexpression est comme génialement concentrée, cela a été souvent cité, dans la figure de Mme Vauquer : « [...] toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa personne ». La réciprocité du signe est une double relation dimplication et dexplication, le réel a la densité de ce qui sexprime en lui, comme il est saturé de ce qui simprime en lui, par une sorte de nécessité organique : « Lembonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons dun hôpital. » Une parfaite cohérence expressive simprime dans la matière des choses, tissus, odeurs, espaces : « Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate séchappe par les fentes de létoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. » La prose narrative balzacienne projette avec force ces moments où le signe est pour ainsi dire rayonnant, où le réel est pour un instant lisible, et visible, comme soutenu dans la plénitude de son exposition et de son sens : « Quand elle est là, ce spectacle est complet. » Le déictique est la coïncidence de ce que montre le texte avec son propre sens.
Il y a ainsi une audace singulière à faire du texte narratif (intrigue, descriptions, commentaires, comparaisons et métaphores) ce qui serait lexpression non dune pensée particulière mais de ce qui simprime continuellement dans le réel lui-même, en corps, en gestes, en actions, en passions. Linsistance de Balzac sur lidée dune science « naturelle » du social a la même fonction : il sagit de dire que la réalité sociale na pas dautre lieu quelle-même, quelle est tout entière contenue dans son expression « positive ». Les lois du social sont, comme les lois que découvrent les sciences naturelles, inscrites dans la vie matérielle des êtres et des choses.
La vie extérieure est une sorte de système organisé qui représente un homme aussi exactement que les couleurs du colimaçon se reproduisent sur la coquille. Aussi, dans la vie élégante, tout senchaîne et se commande.
Dire, effectuer, analyser et interpréter cette « naturalité » du social est la tâche dune poétique qui serait le discours de lexpression des choses et des murs, cest-à-dire des êtres tels quils se représentent dans les choses. Jacques Rancière, dans le chapitre « Le livre de vie et lexpression de la société » de son livre La Parole muette, désigne bien comme une « invention » de la « littérature » ce processus qui consiste à faire parler le monde des réalités matérielles :
Ceux qui inventent en France « la littérature » (Sismondi, Barante, Guizot, Quinet, Michelet, Hugo, Balzac et quelques autres) inventent en même temps notre « culture » quils appellent plutôt « civilisation ». Ils posent les principes herméneutiques de lhistoire et de la sociologie, ces sciences qui donnent au silence des choses son éloquence de témoignage vrai sur un monde, ou renvoient toute parole proférée à la vérité muette quexprime lattitude du parleur ou le papier de lécrivant.
La poétique balzacienne de lexposition et du déchiffrement des signes participe pleinement de la « revendication dune société organique où les lois, les murs et les opinions se réfléchissent les unes dans les autres et expriment un même principe de cohésion organique », telle que la décrit également Jacques Rancière. Cest bien un tel rapport dimplication positive que développe lécriture balzacienne, en posant luvre comme étant le texte de cette « expression » des choses prises dans le mouvement et les différenciations sociales.
Le mouvement fait en effet partie de cette « cohésion organique » quest le monde social, quest lhistoire de la société ; lhistoire des murs doit donc elle-même être figure de ce mouvement. Linterrogation sur la mobilité des êtres, sur les lieux de pouvoir, sur lorigine et les foyers du mouvement de la Société est par conséquent indissociable de lexpression des signes de « différences ». Leffacement des « distinctions » que semble exiger et produire la société issue de la Révolution est alors comme la cause dune quête incessante de menues différences, dune passion des identifications, et dun exercice exacerbé des concurrences. Le prologue de La Fille aux yeux dor en est le paradigme inépuisable : « Cette nature sociale toujours en fusion semble dire après chaque uvre finie : À une autre ! comme se le dit la nature elle-même ». Production infinie de types et dexceptions, la Société ordonne son propre espace de représentation, en loccurrence un espace susceptible de produire les figures des combats et des mobilités incessantes qui font le monde historique moderne, et dêtre le réceptacle, contre le risque de l indifférenciation, d une production continue de signes ainsi que la fabrique d une intelligibilité nouvelle.
Dans l univers de l égalisation moderne " où pourtant subsistent de violentes différences entre riches et pauvres, comme Balzac le souligne constamment " les « types » singuliers ont, avec Balzac, une grandeur particulière. Thomas Pavel a analysé ce moment comme celui d une « naturalisation de l idéal », comme celui où l on interroge « les racines de la grandeur ». À cela s attache en particulier la production dêtres dexception, danges déchus, de démons, faisant paraître dans le commun de la société la force surhumaine dêtres comme Montriveau, Benassis, Vautrin, et qui consiste « à rechercher au sein de la société non pas uniquement des gens ordinaires, mais également des personnages véritablement exceptionnels ». Il y a dans l « héroïsation » de tels personnages, en effet, la volonté de donner du relief à la composition aplatie, indifférenciée, de la Société. Mais on peut ajouter que ces personnages « incarnant » littéralement les formes désormais possibles de lhéroïsme ne sont eux-mêmes que des « moteurs » partiels du mouvement de la Société, et que leur pouvoir nest grand que par la conjonction des forces qui passent à travers eux, par la puissance de « rachat » ou de « conversion » qui les porte et les traverse, et par la valeur de Signe qui les constitue. Lénergie narrative ainsi que la structure fragmentée des récits pris dans lensemble de La Comédie humaine en font des sortes de foyers « parcellaires ». Ce sont des êtres suprêmes, mobiles, mais pris dans des destins fragments, dispersés dans la pluralité et la précarité des lieux de pouvoir, absolument soumis à ce dont ils sont le Signe.
Livrer les êtres à la dispersion et à la concentration des forces, produire la fragmentation des vies, cest faire de luvre lexpression de la modalité moderne des emportements, des contraintes, des différenciations, des ascensions et des déchéances, en les considérant comme autant de « lois naturelles ». Dans la manière dont ce monde est inscrit en uvre réside ainsi la dimension politique du travail de Balzac. Les récits multiples qui seraient comme « dictés » par la Société elle-même apparaissent alors comme la forme dun monde où lintrigue des compétitions et des concurrences, des énergies et des volontés, est la loi du mouvement.
Lécriture narrative de Balzac, par la combinaison complexe de « drames », de commentaires déictiques, danalyses « physiologiques », de « scènes » démonstratives qui la caractérise, est bien un parti pris « politique » dans linterrogation sur lévénement de la « démocratie » moderne et de légalisation des conditions. Cest le parti pris de fournir une expérience mimétique profonde de lappartenance au mouvement de la Société, et de présenter celle-ci comme sans dehors et comme lespace de lois aussi impératives que les lois « naturelles ». Le monde social nest pas conçu, dans ce dispositif dexposition et dexpression, comme lespace dune harmonieuse différenciation « naturelle » des naissances, celle que la Monarchie légitime portait sous elle, ni comme lexercice dun « Contrat » partagé, comme dans la version des Lumières, mais comme le champ dexercice et dactualisation de forces qui sont la dramatisation des actions humaines, la loi des égoïsmes, la puissance des passions et des volontés. La trame des fictions, le croisement des intrigues, la multiplicité des récits qui tournent ensemble dans La Comédie humaine interdisent toute possibilité datteindre un point de vue surplombant. Sil y a bien des lois à extraire, ce que font les commentaires pris dans les narrations, et ce que devaient systématiser les Études physiologiques, celles-ci sont cependant toujours partielles, et révisables dans dautres lieux dactions et de passions. Les principes eux-mêmes, ceux que les Études philosophiques veulent affirmer, nont pas dautre existence que leur expression comme accidentelle, circonstancielle, car ils sont toujours positivement actualisés, prouvés ou contredits dans la réalité dactions, de corps, de gestes, de choses.
La poétique balzacienne senveloppe dans cette Société quelle produit, et dont elle démontre quelle est la totalité insaisissable qui tient les humains, les consomme, les gère. Si le monde social est pris dans ses propres lois « naturelles », cest quil est affaire dénergies, de volontés, mais aussi dimpouvoirs, de contradictions, quil est « tourbillon » historique sans lieu de maîtrise propre. Balzac « monarchiste » produit lexpérience mimétique dun monde qui na plus ni centre ni extériorité, un monde dans lequel il faut sans cesse reproduire, pour le rendre intelligible, de la distance, de lordre et des lois, dans lequel il faut impérativement extraire de la différence et produire de la distinction, par cette nouvelle « science des riens » qui caractérise lentreprise. La puissance « politique » de Balzac est de faire de lintrigue narrative littéraire la forme même du monde moderne, comme intrigue persistante, infinie, sans ordre, sans terme ni origine.
Jacques Neefs
(Université Paris 8 et Johns Hopkins University)
Les Échelles de la figuration du politique
Dans La Mémoire, lhistoire, loubli, Paul Ricur consacre quelques développements au « choix de léchelle adoptée par le regard historien ». Ce qui le retient, cest que la question est devenue, dans le paysage en mutation de lhistoire, un enjeu et lobjet de débats théoriques, et quelle a acquis par là même une visibilité propre. Ainsi la vogue de la micro-histoire, astreinte à thématiser cet aspect inhérent à toute représentation historienne, a contribué à ce que désormais « le choix même de léchelle simpose à lhistorien comme un pouvoir à sa discrétion, avec toutes les libertés et les contraintes de ce choix ». De là une problématique particulière des « variations déchelle » dont « lidée-force est que ce ne sont pas les mêmes enchaînements qui sont visibles quand on change déchelle, mais des connexions restées inaperçues à léchelle macro-historique ». Cet ordre de considérations, que je développerai dans un instant, rejoignent des préoccupations qui sont au cur du projet balzacien. La rencontre nest pas fortuite, puisquau gré de ses déplacements, histoire des mentalités, histoire des représentations, histoire culturelle et des débats méthodologiques qui les ont accompagnées, la recherche historique en est venue à déplier, en les systématisant et les théorisant, des questions en partie déjà inscrites dans le projet et la conception à la fois précise et tâtonnante dune histoire des murs, telle que Balzac la revendiquée. Ces affinités commencent à être bien connues, mais je ne résiste pas au plaisir de superposer deux passages, le premier est célèbre, il est extrait des Paysans:
Quelques esprits, avides dintérêt avant tout, accuseront ces explications de longueur ; mais il est utile de faire observer ici que dabord lhistorien des murs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent lhistorien des faits ; il doit rendre tout probable même le vrai ; tandis que dans le domaine de lhistoire proprement dite, limpossible est justifié par la raison quil est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Le savant est obligé de déblayer les masses dune avalanche, sous laquelle ont péri des villages, pour vous montrer les cailloux détachés dune cime qui ont déterminé la formation de cette montagne de neige. Sil ne sagissait ici que dun suicide, il y en a cinq cents par an à Paris [...] mais à qui ferait-on croire que le suicide de la propriété soit jamais arrivé par un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ? [...] Songez que cette ligue de tout un canton et dune petite ville contre un vieux général échappé malgré son courage aux dangers de mille combats, sest dressée en plus dun département contre des hommes qui voulaient y faire le bien. Cette coalition menace incessamment lhomme de génie, le grand politique, le grand agronome, tous les novateurs enfin !
Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, rend non seulement aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petit détail sa gravité, mais encore elle jettera de vives lumières sur cette scène où sont en jeu tous les intérêts sociaux.
Je réserve à plus tard le commentaire de ce passage, en notant toutefois pour linstant quil relève dun changement déchelle interprétative, notamment, mais ce nest pas le seul, au gré dun passage du plan local au plan national, et que ce changement se recommande in fine dune explication « politique pour ainsi dire ». Le second extrait est de Clifford Geertz qui, dans After the Fact. Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, décrit ainsi, rétrospectivement, son activité :
Pour un ethnographe tout est affaire dune chose qui en mène à une autre, à une troisième, et à autre chose encore quon a du mal à préciser. Au-delà de Pare et Sefrou, autour delles, derrière elles, devant elles, planant au-dessus delles, il y a un énorme déploiement de comment les appeler ? Pratiques ? Épistémès ? Formations sociales ? Réalités ? qui sy relient et doivent trouver leur place dans tout projet qui aspire à gagner à partir du temps quon y a perdu quelque chose de plus quune série de curiosités. Aussi difficile quil puisse être dentreprendre ce type de récit, il est encore plus difficile de linterrompre.
On travaille ad hoc et ad interim, en assemblant des histoires millénaires avec des massacres de trois semaines, des conflits internationaux avec des écologies municipales. Les économies du riz ou des olives, les politiques ethniques ou religieuses, les productions du langage ou la guerre, doivent, jusquà un certain point, être amalgamées à la construction finale. Il en va de même de la géographie, du commerce, de lart et de la technologie. Le résultat inévitablement est insatisfaisant, disparate, vacillant, et mal construit : un grand machin. (Cest moi qui traduis)
Le propos de Geertz fait écho au propos balzacien, et tous deux sont à prendre avec un grain de sel, qui nôte rien à leur sérieux, bien au contraire. Lanthropologue peut se permettre dénoncer en clair, ce que le texte balzacien, bien que dune tonalité opposée en apparence, nen laisse pas moins de dire en creux. Retenons toutefois que pour Balzac aussi, il sagit dassembler des matériaux hétérogènes, dinventer, mais à même la fiction et compte tenu de la part qui revient de droit à la production de lintérêt romanesque, des protocoles descriptifs, de bricoler une construction qui se tienne et qui fasse sens, dans le cadre dune entreprise qui ne peut que se ramifier et se démultiplier inlassablement, toujours ad hoc et ad interim.
Les problèmes que rencontrent les historiens ou les anthropologues contemporains ne se posent pas dans les mêmes termes que ceux que devait rencontrer Balzac. Ils nen permettent pas moins de ressourcer la réflexion sur lentreprise balzacienne. Ainsi notamment de cette question des variations déchelle, dont je voudrais souligner limportance dans la représentation balzacienne. Je mattacherai à examiner la manière dont Balzac conçoit et gère ces variations avec lesquelles il ne cesse de jouer. Jessaierai de montrer lincidence de ce jeu aussi bien sur la figuration du politique dans La Comédie humaine, que sur la manière de tirer argument de cette figuration. En bref, il sagira dexplorer ce que lon gagne à choisir cette entrée décalée pour rendre compte de la complexité de la figuration du politique dans luvre balzacienne et des problèmes dinterprétation quelle suscite.
De lintérêt dun détour : du côté des recherches microhistoriques
En quoi les débats engagés autour de la microhistoire sont-il instructifs pour une meilleure compréhension du projet balzacien et de la place qui y revient au politique ? En quoi la référence à cette orientation qui se veut expérimentale de lhistoriographie contemporaine est-elle pertinente pour les questions qui nous préoccupent ? Il y va, on laura compris, dune référence oblique : il ne sagit pas de considérer lentreprise balzacienne sur le modèle dune microhistoire avant la lettre. Il sagit bien plutôt, en regard de la teneur de débats historiographiques récents et de leur argumentaire, de mieux cerner les contraintes à luvre dans la représentation balzacienne, leur raison dêtre et leur incidence. Ces contraintes, Balzac en fait état, on la vu dans la citation des Paysans, mais sans en offrir une description suffisamment précise pour que le lecteur puisse pleinement adhérer à son propos. Ce qui est mis en relief, cest la grande somme dinformations que lauteur est tenu de nous apporter, sans pour autant quune indication concrète nous soit offerte sur la manière dinvestir cette somme dinformations, de la gérer adéquatement afin quelle fasse véritablement sens, et quon en perçoive la pertinence et la nécessité. Certes, lobjectif des multiples considérations auxquelles se livre le récit est bien indiqué : il sagit de rendre plausible et partant crédible un processus, en loccurrence « le suicide de la propriété ». Mais faute dun relais adéquat, lécart nen demeure pas moins entre les moyens mis en uvre et lobjectif visé. Écart quaccroît encore et de manière bien plus flagrante dans cette mise au point auctoriale, le rapprochement qui nous est suggéré, entre léchec annoncé de Montcornet et celui qui menace(rait) dans la France contemporaine tous les « novateurs » « lhomme de génie, le grand politique, le grand agronome », et dont le moins quon puisse dire est quil ne va pas de soi. Rien de plus énigmatique que ce « politique pour ainsi dire » en regard duquel une vision stéréoscopique, apte à conférer son relief au moindre détail du récit, doit en quelque sorte finir par simposer, et donner lieu à lextension possible (mais selon quels fondements ?) de la portée de la représentation qui nous est offerte. Tout se passe comme si Balzac entendait nous suggérer une construction de lecture possible, mais ne se résignait à le faire que sur un mode qui brouille la donne dans le moment même où il se propose de léclaircir. Curieusement et sans doute significativement, cest ici précisément, lorsquil se pose en « historien des murs », que Balzac dans son énoncé semble enfreindre toutes les règles de prudence élémentaire auquel un historien est tenu, ce quau demeurant il ne saurait ignorer. Il en va en quelque sorte comme sil ne tenait à cette (auto)désignation d« historien des murs » que sous réserve ou sous rature, comme si elle était tout à la fois nécessaire et néanmoins encombrante, ne serait-ce, mais pas seulement bien sûr, parce quà lhorizon pointe la remarque de Bouvard et Pécuchet, « ce nest plus de la littérature, cest de lethnographie ».
En regard, on notera que pour le chercheur qui sengage dans un projet de microhistoire, il est essentiel de rendre explicite et de justifier sa démarche, ses partis pris méthodologiques, le mode de construction de ses objets, ses procédures dinterprétation (même si elles conservent inévitablement une part dopacité), sa visée, la portée de son acquis et ainsi de suite, sous peine de voir sa recherche, aussi documentée soit-elle, assimilée à... un roman. Ce type de confusion, toujours possible, relève du fait que le romancier et le (micro)historien uvrent à partir dun matériau que lon tient pour « anecdotique », un matériau quils gèrent lun et lautre selon des modalités différentes, mais dans un esprit similaire. Il sagit de faire de ce matériau le support dun modèle dintelligibilité des processus sociohistoriques, un modèle attentif au jeu des acteurs sociaux, à leurs stratégies, à leurs possibilités daction (et à leurs aléas) compte tenu de la gamme variée de leurs ressources (culturelles, sociales, économiques et ainsi de suite), de limbrication des contextes multiples dans lesquels sinsère cette action et de leur configuration particulière. Dans cette optique, le caractère « anecdotique » (singulier, restreint, localisé) du matériau ne constitue nullement un obstacle (comme le conçoit la critique qui renvoie sans autre forme de procès et sur la base de préjugés en vue de les invalider mutuellement, à la microhistoire au roman), mais bien au contraire, une promesse daccès à une forme dintellection complexe fondée sur la prise en compte et larticulation de données hétérogènes (cest le « tout se tient » balzacien) auxquelles dautres démarches de la recherche, amplement tributaires dune logique monographique, ne donnent pas accès. Et il nest sans doute pas indifférent que lanalyse fine des jeux de pouvoir se présente dans cette optique à la fois comme ce qui requiert et ce qui autorise lappréhension de la complexité, et se présente partant comme lun des axes privilégiés (mais non le seul pour autant) de larticulation de données hétérogènes. Cest ainsi sur la base daffinités heuristiques que lentreprise balzacienne et la recherche microhistorique peuvent être rapprochées, et que partant, bien des mises au point sur la microhistoire peuvent être reversées, avec les changements qui simposent, au dossier de la construction de lecture du texte balzacien.
Jai suggéré, chemin faisant quelques-unes de ces possibilités attention portée à une définition fine des acteurs sociaux, à une description des contextes multiples dans lesquels sinscrit leur action, aux modes dexploitation de leurs ressources, et ainsi de suite. De nombreuses pistes de recherche allant dans ce sens ont dores et déjà été exploitées par la critique, à propos détudes portant notamment sur les identités dans luvre balzacienne, ou sur la géographie balzacienne, et plus particulièrement sur les territoires dans La Comédie humaine, sur le fondement de références à des recherches contemporaines en anthropologie ou en sociologie. Lintérêt de la référence à la microhistoire pour létude du politique dans luvre balzacienne, tient notamment à ce quelle met en relief lincidence historiographique de la variation déchelle. Au plan de létude du politique chez Balzac, cest toute la gamme des distinctions entre le politique et la politique, leur repérage et leur interprétation qui se trouve concernée par les variations déchelle.
Le politique : vecteur dune micro-analyse du social
Dans la vision que nous offre Balzac de la société, rien pour ainsi dire néchappe au politique. Toutefois, ce quil y a lieu dentendre dans cette proposition sur laquelle on saccorde volontiers, nest pas pour autant que tout est politique. Cest bien plutôt, et la nuance est essentielle, que tout, une relation amoureuse, une conversation, une réunion mondaine, la manie douce dun collectionneur et ainsi de suite, est susceptible dêtre réinterprété en termes politiques. Mais réinterprété par qui, comment, et à quelles fins ? À un premier niveau, cette activité est, plus ou moins explicitement, le fait des acteurs de la société du roman, et se trouve subordonnée à une logique de laction. Tous nont pas les mêmes aptitudes pour sy livrer, daucuns ne songent guère à le faire, certains sy refusent. Un petit exemple permettra dillustrer ce point. Il sagit dun bref passage de LInterdiction où Rastignac et Bianchon saffrontent sur lopportunité de choisir une marquise dEspard pour épouse. À Bianchon quune telle idée révulse, Rastignac répond :
Mon cher [...] jadmets ta catilinaire contre les femmes à la mode ; mais tu nes pas dans la question. Je préfèrerai toujours pour femme une marquise dEspard à la plus chaste, à la plus aimante, à la plus recueillie créature de la terre. Épousez un ange ! Il faut aller senterrer dans son bonheur au fond dune campagne. La femme dun homme politique est une machine à gouvernement, une mécanique à beaux compliments, à révérences ; elle est le premier, le plus fidèle des instruments dont se sert un ambitieux ; enfin cest un ami qui peut se compromettre sans danger et que lon désavoue sans conséquence. [...] Ta femme aimante ne mène à rien, une femme du monde mène à tout, elle est le diamant avec lequel un homme coupe toutes les vitres quand il na pas la clef dor avec laquelle souvrent toutes les portes. Aux bourgeois les vertus bourgeoises, aux ambitieux, les vices de lambition. Dailleurs, mon cher, crois-tu que lamour dune duchesse de Langeais ou de Maufrigneuse [...] napporte pas dimmenses plaisirs ? Si tu savais combien le maintien froid et sévère de ces femmes donne du prix à la moindre preuve de leur affection ! [...] Un sourire jeté sous léventail dément la réserve dune attitude imposée, et qui vaut toutes les tendresses débridées de tes bourgeoises à dévouement hypothétique ; car en amour le dévouement est bien près de la spéculation. Puis, une femme à la mode [...] a ses vertus aussi ! Ses vertus sont la fortune, le pouvoir, léclat, un certain mépris pour tout ce qui est au-dessous delle [...]
Je hais ces sortes de gens, je souhaite une révolution qui nous en délivre à jamais.
Cet exemple est intéressant à un double titre : par sa portée générale, aussi bien que par sa portée restreinte. Sur le plan général, il offre un aperçu des principes qui fondent toute réinterprétation politique. Réinterpréter, le discours de Rastignac le montre bien, cest tout à la fois redéfinir une situation, et la recontextualiser. Cest tout le sens du « tu nes pas dans la question », qui implique un changement de cadre interprétatif. Bianchon nenvisage le mariage que sous langle de la vie privée et affective quil dissocie de la vie publique. Il en fait une question essentiellement personnelle. Le commentaire « politique » auquel se livre Rastignac recon-textualise la donne du débat, et en propose une configuration tout à fait différente. Il sentend tout dabord à relier ce que le médecin dissocie : le privé et le public, aussi bien que lindividuel et le social. Partant, le choix dune partenaire, loin dêtre une affaire purement personnelle, se trouve replacé dans un faisceau complexe de relations sociales connexes que le discours de Rastignac déplie à loisir. Son analyse porte en conséquence sur les mérites respectifs, envisagés en termes de « ressources », dune union « bourgeoise » qui isole, et dune alliance « aristocratique » qui offre une ample marge de manuvre.
Le registre « politique » permet ainsi une comparaison fondée sur une mise en réseau, là où napparaissaient auparavant que des oppositions tranchées. Il participe de la construction dune interprétation qui outrepasse les limites de toute vision ancrée dans des dichotomies. Autre effet, et non des moindres, de cette réinterprétation, dans ce cas précis : elle contribue à redéfinir la position respective des délibérants, à les situer plus précisément sur léchiquier socio-politique de la France contemporaine. Les propos de Bianchon se conçoivent dans cette optique comme une émanation de lethos bourgeois, et la réinterprétation de Rastignac le contraint en quelque sorte à afficher clairement ses opinions politiques (cest la politique cette fois qui ressurgit), comme en témoigne son ultime réplique. On notera également que la reconfiguration à laquelle se livre Rastignac sous légide dune réinterprétation « politique » de la situation, nefface pas la vision précédemment proposée par Bianchon. Elle modifie son appréhension, en fait apparaître les présupposés, mais en prend acte dans le même mouvement.
Lintérêt de la réplique de Rastignac nest pas moindre, bien au contraire, si on lenvisage dans une perspective restreinte et dûment localisée. Autrement dit si lon change de niveau, et quon la considère en regard de la démarche balzacienne et de sa visée heuristique et non plus de celle du personnage de la fiction. Elle sinscrit alors dans le cadre de lexposition des ressources dun acteur, parmi bien dautres, de la vie sociale, et participe de sa stratégie. Il ne sagit jamais pour Rastignac que de persuader Bianchon de lui venir en aide pour servir les intérêts de la marquise, très désireuse de frapper son mari dinterdiction. Le « fin politique » ne joue ici quun rôle bien subalterne de pion sur léchiquier dune habile marquise, dont rien ne permet de présager quelle lui sera particulièrement reconnaissante de son aide. Par là même, la portée du propos et des analyses de Rastignac se trouve dûment relativisée. Il participe de la micro-analyse à laquelle se livre Balzac, et qui lengage à rendre compte, pour chacun des acteurs sociaux envisagés, des ressources dont ils disposent et du réseau des rapports de force dans lesquels ils se trouvent pris. Cest tour à tour chacun des protagonistes de la nouvelle qui fera lobjet dune représentation analogue dans ses principes. La logique de laction, telle que la figure le récit, se révèle alors dans toute sa complexité, une complexité qui ne se laisse pas déduire du discours de lun de ses acteurs, aussi clairvoyant soit-il. Lanalyse balzacienne du politique, de fait, se présente à bien des égards comme la contrepartie de celle de Rastignac, comme son « négatif ». Elle sentend à développer ce que lacteur nexpose pas, voire ne perçoit pas. Tout certes, les choses comme les êtres, peut être instrumentalisé, mais ce qui intéresse Balzac, ce nest pas tant ce principe somme toute banal en lui-même, mais bien la vaste gamme des modalités de son actualisation, qui est toujours affaire de lieu, de moment, de conjoncture, de médiations institutionnelles, et ainsi de suite.
La « petite histoire » avec ses détails et ses précisions, sa part dimprévisible aussi (voire surtout), est dans cette optique, infiniment plus instructive que toute pétition de principe, à linstar de celle de Rastignac, sur la manière denvisager en termes politiques le jeu social. Si lon conçoit, dans cette perspective, tout le poids quil convient daccorder au politique comme vecteur de lintelligibilité du social, quen est-il alors de la politique ?
Le politique et la politique : interférences
Si la représentation balzacienne privilégie le politique, elle ne fait pas pour autant léconomie de la référence à la politique, essentielle au demeurant pour assurer lancrage de la représentation dans la France contemporaine et pour en fonder la pertinence. Deux cas de figure sont alors à envisager. Dans le premier, la politique participe de lappréhension du politique. Elle entre pour une bonne part, dans la définition de la conjoncture dans laquelle sinscrit lactivité des acteurs sociaux. Ainsi du moment que choisit la marquise dEspard pour tenir un salon et exercer son influence dans les hautes sphères du pouvoir. Cest bien la Restauration qui lui permet de faire fructifier son capital symbolique, celui de son nom et de sa lignée, et cest le succès croissant de cette entreprise qui lincite, pour soffrir les moyens de la poursuivre, à entamer contre son époux la procédure dinterdiction qui donnera son nom à la nouvelle. De même que la politique peut favoriser telle classe dacteurs sociaux, elle peut en défavoriser dautres. Ainsi, le père Goriot, toléré chez ses gendres sous Bonaparte, se verra exclu de leur demeure avec le changement de régime. Sa définition dacteur social change de valeur dans une constellation politique différente. On connaît la fortune de ce schéma et de ses variations dans la représentation balzacienne : il est repris avec des effets plus ou moins dramatiques dans la plupart des fictions Le Colonel Chabert par exemple en offrant une version extrême. La politique sinscrit ainsi dans le calcul des ressources des individus et de leurs possibilités daction, un calcul que les acteurs sociaux opèrent, on la vu, avec plus ou moins dhabileté et de clairvoyance. Elle est un facteur important de ce calcul, mais comme tout facteur institutionnel dans lunivers balzacien, elle ne prive pas nécessairement lacteur défavorisé de toute marge de manuvre, de même quelle nest pas automatiquement facteur de succès pour ceux quelle favorise : dans lun et lautre cas, les dispositions de lindividu ne sont jamais négligeables.
En retour, et cest le deuxième cas de figure, le politique a vocation déclairer la politique. Parce quil offre une appréhension précise et détaillée de ce qui peut sentreprendre (et sentreprend) dans les domaines les plus divers de la vie sociale, sous les auspices dune politique particulière, de ses modes de gestion et de contrôle, le politique est doublement révélateur de la politique. Dune part, il permet de concevoir comment elle se monnaie concrètement dans le grain de la société, quelles sont les voix quelle libère (ou met en sourdine), les voies daction quelle favorise, et celles quelle entrave : ce que lattention au politique révèle ainsi ne se laisse pas déduire de la politique et de ses énoncés programmatiques. Dautre part, et cest lautre face de cet effet, le politique contribue par là même à alimenter en retour le travail de réflexion que la société opère sur elle-même. Cest à la faveur de ce double mouvement dinterférences de la politique au politique, et du politique à la politique que se fonde et sexerce la vocation critique du roman balzacien. On notera toutefois que cette critique, apte à ressourcer la réflexion politique, ne se laisse pas traduire en autant de positions qui viendraient se réinscrire dans le tableau des options politiques du moment. Elle ne saurait, par définition, en épouser les clivages, et saffilier à lune ou lautre des voies quoffre la scène politique. Elle a bien vocation à brouiller les cartes, à altérer la donne de la réflexion. Le choix de léchelle de lanalyse est ici crucial. La petite histoire ne simbrique pas dans la grande de manière à en offrir une vision plus détaillée, elle est le vecteur dune vision autre, décalée en quelque sorte, et pertinente en raison même de son décalage. Mais ce choix, on laura compris, nest à aucun moment exclusif : il nimplique pas de renoncer à une perspective macro-historique. Cest ce que je voudrais montrer maintenant de manière plus concrète, en mattachant à un exemple particulier, Le Curé de Tours.
Figuration du politique et variations déchelles : Le Curé de Tours
Le Curé de Tours est aussi une grande fable sur les variations déchelle et sur leur « bon usage ». La « petite échelle » est par définition ambiguë. Jai insisté jusquici sur ses mérites analytiques. Il nen reste pas moins que pour le sens commun, elle est synonyme détroitesse de vue, de myopie, voire daveuglement et de bêtise. Elle renvoie inévitablement à un univers borné et dénué dintérêt particulier. Dans Le Curé de Tours, Balzac nécarte nullement cette acception de sens commun de la petite échelle. Il sen recommande au contraire pour sen démarquer. Le luxe de détails déployé pour décrire lunivers étroit de labbé Birotteau, pour faire linventaire de son monde, de ses aspirations, de son mode de pensée conforte jusquà un certain point les évidences de sens commun sur la petite échelle, mais dans le même temps, il outrepasse les attentes du lecteur qui nen demande certes pas tant. Cet excès, et la réaction quil est susceptible de provoquer chez le lecteur, néchappent pas à Balzac, et entraînent une explication analogue dans son principe à celle des Paysans :
Si les choses grandes sont simples à comprendre, faciles à exprimer, les petitesses de la vie veulent beaucoup de détails. Les évènements qui constituent en quelque sorte lavant-scène de ce drame bourgeois, mais où les passions se retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts, exigeaient cette longue introduction, et il eût été difficile à un historien exact den resserrer les minutieux développements.
Cette mise au point attire lattention sur labondance des détails et en souligne la nécessité, bien plus quelle nen offre une motivation satisfaisante. Elle ne rend pas compte non plus de ce qui fait au premier chef, lintérêt de ces « minutieux développements » pour lhistorien, nous enjoignant implicitement à présupposer un tel intérêt. Qui plus est, ce qui est mis en avant, cest le drame et les passions quil soulève, alors que la part de lhistoire, et éventuellement de la politique, semble bien participer de larrière-plan. Il faudra attendre le dénouement du récit pour assister à un renversement radical des perspectives. La fin du récit nous montre, en un premier temps, un Troubert en route pour Paris, contemplant un instant sa victime à lagonie : elle demeure encore axée sur le drame passionnel, et le spectacle évoqué éveille la compassion du lecteur. Lépilogue, en revanche, vient accentuer la dimension politique de la fable : il ny est plus question de Birotteau, mais de la grandeur, stérile il est vrai, de Troubert, de lampleur de ses vues. Ajout tardif à la nouvelle, cet épilogue ne va pas de soi. Les considérations générales quil développe étonnent quelque peu : elles ne découlent pas en droite ligne du contenu de la nouvelle. Le changement déchelle abrupt, surprend. Cest aussi que cet épilogue nentend pas (vraiment) imposer son sens au récit qui précède, mais bien plutôt faire passer au premier plan ce qui jusque-là était relégué, par lattention accordée au drame, à larrière-plan : non seulement la figure de Troubert, mais aussi et surtout le (et la) politique. Certes, ils nétaient pas passés inaperçus au fil de la lecture, mais on pouvait les considérer comme participant des circonstances du drame, sans aller jusquà actualiser une interprétation de part en part politique de cette scène. En adjoignant cet épilogue à la nouvelle, Balzac nous convie en quelque sorte à tenter une telle interprétation, autant dire à opter pour une construction de lecture autre, moins attentive au drame et à son pathos, quau politique.
L« avant-scène » du drame acquiert dès lors un relief différent. Les « minutieux développements » de l« historien » sorganisent de manière à sinscrire dans une configuration où chaque détail mentionné acquiert une signification stratégique. Lévocation des « petitesses de la vie » apparaît alors conforme au programme dune micro-analyse du social : elle procède dune étude où la « petite échelle » relève, à rebours de son acception de sens commun, dune démarche heuristique, voire dune méthode dinvestigation. Ainsi, le moindre geste de la vie quotidienne, une conversation que lon tient à loccasion dun repas, lemploi que lon fait de ses soirées et le lieu où lon choisit de les passer (chez Mme de Listomère ou chez Mlle Gamard, en loccurrence) et ainsi de suite, se présentent comme autant de décisions cruciales dont on ne saurait négliger la portée socio-politique. Birotteau apparaît ainsi comme un acteur particulièrement maladroit de la vie sociale, incapable de mesurer la portée de ses faits et gestes. La vie privée et la vie politique sont pour lui des domaines bien distincts. Sil est à la rigueur capable dentrevoir leur interférence (après tout il souhaite devenir chanoine et compte sur linfluence de Mme de Listomère pour obtenir cette nomination), cest néanmoins en porte-à-faux, en projetant sur la vie politique le modèle de la vie privée, et non linverse. Jadis il avait bénéficié de lamitié et de la protection « paternelle » de Chapeloud qui en a fait son héritier ; devenu « orphelin », il sen remet aux bons soins de la figure « maternelle » de Mme de Listomère pour satisfaire ses désirs, et pour le secourir dans son « malheur ». De fait, sil possède des ressources, il ne les a pas acquises par lui-même, mais par voie de don et de legs, si bien quil est incapable de les gérer et de les faire fructifier : il est voué à les perdre.
Chapeloud, en regard, fait figure de celui qui excelle dans lart de considérer ses moindres faits et gestes, sous langle politique. Ainsi de sa manière de régler ses rapports avec Mlle Gamard, de veiller constamment à neutraliser Troubert, dempêcher son avancement dans la hiérarchie ecclésiastique, et de lui interdire laccès au salon de Mme de Listomère. Autant de comportements conformes à son projet de maintenir une stabilité confortable et routinière, en défendant des positions lentement et habilement acquises et que tout changement ne pourrait que compromettre. Les exemples choisis par Balzac pour rendre compte des aptitudes de Chapeloud, ne sont pas indifférents : sils montrent bien que le politique ne sarrête pas aux frontières de la vie privée, il permettent également, à un autre niveau, une appréhension densemble et une évaluation du projet de lacteur social. La politique de « bon vivant » de Chapeloud, pour efficace quelle soit, apparaît bien comme celle dun gestionnaire habile, limité dans ses ambitions, et dénué dampleurs de vue. Elle est vouée à rester sans lendemain, pour nimpliquer aucun projet davenir. Tout ce que Chapeloud est en mesure de transmettre à son « héritier » Birotteau, cest un « Défiez-vous de ce grand sec de Troubert ! Cest Sixte-Quint réduit aux proportions de lévêché » ; en guise de viatique, cest peu, et surtout cest un message qui nest pas fait pour être entendu. À ce niveau, cest bien Birotteau qui fait figure dinterprétant de Chapeloud. Chapeloud, à son tour assumera cette même fonction dinterprétant à légard de Troubert.
En un sens, Troubert semble bien le seul vrai politique dans ce récit, et il est en cela le digne héritier de Chapeloud, celui qui outrepassera son modèle et son rival. Sa politique est offensive, et non simplement défensive comme celle de Chapeloud : le confort de lexistence ne lui est certes pas indifférent, mais nest pas pour lui un véritable centre dintérêt. Son ambition ne se cantonne pas aux limites de la seule ville de Tours, même sil entre dans son plan de sapproprier une à une toutes les positions jadis acquises par son ennemi intime, son logement, ses biens, sa position sociale, et dont lacquisition implique léviction de Birotteau, une éviction qui condamne ce dernier à lexil et à la mort. Tours nest pour lui quun champ de bataille où il bivouaque, se livrant activement, en attendant mieux, aux renseignements et à létude du terrain : une étude doublement utile aussi bien à son rôle dagent de la Congrégation, qui favorisera son ascension, quà la préparation du combat quil entend bien mener en temps voulu et quil lui importe, bien évidemment, de gagner. Reste que le récit ne nous montre pas vraiment Troubert à luvre : il nous permet de reconstituer ses agissements, en nous assignant par là même pour une bonne part la responsabilité de cette reconstitution. Ce que le récit nous montre, en revanche, ce sont les effets des agissements de Troubert, tels que les perçoivent, et ont à les interpréter, les divers acteurs de la scène sociale tourangelle, et notamment laristocratie locale, Mme de Listomère et son petit cercle, chez lesquels labbé Birotteau a trouvé refuge. Ce parti-pris de la représentation balzacienne permet de poursuivre, en létendant à la société de Tours tout entière, la micro-analyse amorcée dans le sillage de lintérêt porté au destin de Birotteau. Elle engage en particulier à observer le réseau complexe des médiations institutionnelles, juridiques et politiques, par lesquelles en vient à se manifester le pouvoir de Troubert.
Cest au gré de cette analyse que se laissent déchiffrer les interférences entre le politique et la politique évoquées plus haut. Interférences qui se donnent à lire, en un premier temps, au plan de la marge de manuvre quelles offrent aux différents acteurs de cette scène. Ainsi par exemple de la difficulté de trouver à Tours un avocat qui se chargerait de la cause de Birotteau, et qui ne pourrait se trouver que parmi les libéraux, ou encore du rôle dévolu dans cette affaire à la gestion de lopinion publique. Autant de détails, en prise sur la situation politique française du moment, qui éclairent dans leur dynamique les jeux de force, et les réseaux complexes de rapport qui sinstaurent entre les différentes composantes de la société tourangelle. Ces interférences peuvent également se déchiffrer au gré dun changement de vecteur, comme contribution à une lecture critique et polémique de la politique de la Restauration. La micro-analyse de la scène tourangelle a dabord un intérêt local et dûment circonscrit. À ce titre, elle se donne également dans la nouvelle comme une manière dévaluer la politique de Troubert. Le bilan local de cette politique se solde dune part par un détail : à lissue du récit et de ses péripéties, la maison de Mlle Gamard, « acquis(e) de la Nation pendant la Terreur » revient à lÉglise, corrigeant par là une anomalie que malgré la Restauration, tout le monde tolérait. Mais au-delà de ce détail symbolique, elle se solde surtout par un singulier affaiblissement de laristocratie. Vue de Tours, lalliance du trône et de lautel, à la faveur de laquelle sexplique pour une bonne part la formidable ascension de Troubert, produit essentiellement des effets contre-intuitifs qui, sous couvert de laffermir, en sapent les fondements. Incidemment, cela ne signifie nullement que Balzac manifeste par là même une hostilité de principe à une telle alliance. Si le récit balzacien brouille bien les cartes de la réflexion, il nimplique pas de conclure quil le fait au détriment des convictions politiques monarchistes de son auteur.
Le jeu subtil des variations déchelle, comme latteste lexemple du Curé de Tours, sans doute trop rapidement esquissé ici, est bien au cur de la démarche balzacienne qui, dun récit à lautre, ne cesse den exploiter le potentiel heuristique. Sy montrer sensible, en sinspirant de lesprit des recherches en micro-histoire, cest aussi reconnaître limportance des transactions entre une poétique du texte et une poétique de la lecture auxquelles nous convient luvre balzacienne. Cest au fil de ces transactions, que sappréhendent, par paliers, les vecteurs multiples de la figuration du politique dans La Comédie humaine, de même que se laisse saisir la portée de leur enchevêtrement.
Elisheva Rosen
(Université de Tel-Aviv)
Écrire le politique :
LEnvers de lhistoire contemporaine
ou la tentation du roman À thÈse
Quelle place peut-on donner, dans lécriture dune fiction romanesque, à un projet de persuasion idéologique du lecteur ? Dans un échange épistolaire avec Eugène Sue au moment de la publication des Mystères de Paris, George Sand pose avec une clarté exemplaire le problème de la capacité démonstrative du roman : « Je crois quun roman estimable doit être un plaidoyer en faveur dun généreux sentiment, mais que pour faire un bon roman, il faut que le plaidoyer y soit tout au long sans que personne sen aperçoive. Voilà tout le secret du roman. Je ne lai pas encore trouvé dans la pratique. Toujours, quand je suis à luvre le plaidoyer emporte le roman, ou le roman le plaidoyer. »
Cet équilibre entre narration et expression dune conviction politique est bien celui que recherche toute une génération de romanciers dans les années 1840. On assiste alors à un foisonnement dexpérimentations et de réflexions sur ce lien entre roman et interrogation politique. Au moment où Sue explique à Sand quavec Les Mystères de Paris, il veut la suivre dans la voie sociale où elle a engagé le roman, la romancière sest effectivement lancée dans la rédaction de ses « romans socialistes » et elle travaille à lune de ses plus grandes réussites dans cette veine, Consuelo. Cest aussi la période où Hugo entreprend lécriture de cette ample méditation sur lHistoire, la misère et la politique qui deviendra Les Misérables. Quant à Balzac, il est évidemment un des tout premiers concernés par cette interrogation. Il profite ainsi en 1840 dun compte rendu sur Léo, roman dHenri de Latouche prenant nettement parti pour la République, pour faire le point sur sa conception dune littérature militante. Ce que Balzac reproche à Latouche, ce nest pas lexpression de son credo politique mais la maladresse qui transforme son roman en propagande et ses personnages en caricatures partisanes.
Si je vous ai longtemps parlé de ce livre, cest que là se trouve un écueil sur lequel se sont brisés déjà bien des esquifs : la propagande en littérature. Loin de moi lidée de condamner les convictions [...]. Je ne blâme pas M. de Latouche de faire servir ses livres à la propagation de ses idées politiques [
] je ne le blâme que de publier un livre mal écrit, incohérent, où les figures sont folles, impossibles, et niaises.
Léchec de la tentative de Latouche ne découle donc pas, selon Balzac, de son projet, qui participe de ces multiples expérimentations sur lécriture du politique, mais des insuffisances de sa réalisation. Dans le climat de forte tension sociale et politique qui marque la deuxième moitié de la monarchie de Juillet, les romanciers, quelles que soient les convictions quils défendent, saccordent donc pour légitimer lemploi du roman comme un outil valable dexpression du politique. Mais sur ce fond commun de revendication de la fonction denseignement idéologique portée par la littérature, ils explorent des voies poétiques profondément divergentes. LEnvers de lhistoire contemporaine constitue, dans ce contexte, un cas particulièrement révélateur qui, en jouant avec les frontières du roman à thèse, permet danalyser les procédés sur lesquels repose la capacité démonstrative du roman et de repenser les modalités de lécriture du politique dans la fiction.
Le roman à thèse est ici posé comme un point limite, qui sert de référence en poussant à lextrême une série de traits quon rencontre dans tout roman se fixant des objectifs de persuasion idéologique du lecteur. Dans le roman à thèse, lessentiel est en réalité un intertexte considéré comme une vérité (dogmes politiques, discours dun parti, prises de position de théoriciens, etc.), et la fiction est alors employée pour produire une adhésion du lecteur à cette vérité. Mais il sagit là dun modèle théorique, qui ne peut être appliqué comme tel dans lécriture romanesque. Ainsi que la souligné Nelly Wolf, le monologisme présenté comme caractéristique du roman à thèse suppose labolition de la littérature comme telle, luvre se transformant en pure vignette idéologique dillustration dun dogme. Le roman à thèse nest donc quune limite vers laquelle tendent certaines uvres, et la mise en fiction de lidéologie correspond nécessairement à une complexification et à une ambiguïsation.
Dans le cas de LEnvers de lhistoire contemporaine, il faut demblée souligner labsence dintertexte politique nettement identifié qui viendrait, selon le modèle du roman à thèse élaboré par Susan Suleiman, servir de fondement à lécriture du roman. La vocation édifiante de luvre est, certes, indéniable. Dès la conception du projet, Balzac présente le roman à Mme Hanska comme une uvre destinée à obtenir le prix Montyon, qui récompense chaque année louvrage le plus utile aux murs. Selon le cahier des charges fixé par Balzac, luvre doit rééquilibrer les Scènes de la vie parisienne en fonctionnant comme un contrepoids au tableau effrayant des vices parisiens dressé dans lHistoire des Treize. Elle montrera donc « laction de la vertu, de la religion et de la bienfaisance au cur de cette corruption des capitales ». Si cette thèse nest pas directement indexable sur un discours politique, comme elle lest par exemple dans Les Beaux Quartiers dAragon où Susan Suleiman souligne laffichage direct de lintertexte communiste, la volonté de persuasion idéologique est néanmoins nettement exhibée. LEnvers de lhistoire contemporaine se présente donc, au sein de La Comédie humaine, comme une expérimentation originale Balzac insiste dailleurs sur cet aspect expérimental en exposant la difficulté quil éprouve à « rendre intéressant un drame sans un seul loup dans la bergerie » et elle constitue une uvre particulièrement propice à une réflexion sur lécriture du politique dans la fiction romanesque.
Pourtant, si les thèmes et les interrogations du roman sont foncièrement dordre politique, quil sagisse des effets de la Révolution, de la pauvreté dans Paris ou de lexercice de la charité, cette uvre pose un problème singulier, car elle se caractérise en même temps par une forte restriction des modes dexpression du politique.
La première raison de cette difficulté tient au remarquable retrait du narrateur quon observe dans LEnvers de lhistoire contemporaine. Cest une spécificité qua relevée à juste titre Alexandre Péraud : rares sont les uvres de La Comédie humaine où le narrateur balzacien, souvent si envahissant, sinterdit, comme ici, digressions, métadiscours et longs développements didactiques. Ce nest donc pas par le narrateur que peut passer lexpression dune pensée politique développée. Lécriture balzacienne est ici au plus loin de celle dune romancière comme Sand, dont le narrateur, dans Consuelo ou Le Compagnon du Tour de France, prend ouvertement position en interpellant directement son lecteur.
Le deuxième obstacle à lexpression directe du politique dans la fiction découle dune caractéristique originale de lintrigue de LEnvers de lhistoire contemporaine dont on ne prend conscience que progressivement à la lecture du roman. Il sagit de limpossibilité dune discussion politique ouverte entre les personnages. De fait, LEnvers de lhistoire contemporaine est tout sauf le roman du débat et de largumentation, et cela tient en partie à la forme de tabou qui pèse sur tout sujet politique dans lentourage de Mme de La Chanterie. Les Frères de la consolation se présentent eux-mêmes comme des êtres brisés par lHistoire, pour qui le silence est une nécessité puisque la discussion en apparence la plus anodine peut réveiller les souffrances de leur passé. Un épisode fournit dailleurs une démonstration a contrario de cette impossibilité de tout débat didées dans le roman. Lors dune conversation à la suite dun repas, lévocation par les personnages réunis autour de Mme de La Chanterie dun procès criminel donne en effet lieu à lébauche dune discussion où sexprime une véritable pluralité dopinions sur le crime, ses causes et les manières de le réprimer. Mais dès que Godefroid mentionne la question centrale de la peine de mort, la discussion tourne à la catastrophe, ses participants sévanouissant ou prenant la fuite (VIII, 281). Limprudent qui a tenté dengager ainsi un débat dordre idéologique et politique apprend alors la règle du silence qui gouverne cette communauté.
Si le politique est bien présent dans LEnvers de lhistoire contemporaine, son énonciation ne saurait donc passer par de longues discussions entre les personnages comme cest le cas par exemple dans Le Médecin de campagne. Il ne peut sexposer ici que de manière implicite, allusive et indirecte. Et pourtant, comme la très justement montré Pierre Laforgue, derrière lapparence strictement économique de laction des Frères de la consolation soulageant la misère parisienne, il y a en fait un projet foncièrement politique. Cest bien ce que dévoile le bonhomme Alain en sengageant dans une fabrique pour lutter contre le communisme qui sy répand. Lenjeu de ces uvres charitables est avant tout conservateur : il sagit denrayer la menace dune révolution populaire et de restaurer lordre social en réparant les anomalies de lHistoire qui ont fait déchoir certains individus, comme le baron Bourlac, de leur classe dorigine. Lors dune communication récente, Alexandre Péraud a analysé léchec du politique dans La Comédie humaine en montrant que le deuil du politique laisse la place à léconomie, le régulateur véritable, au sein de la fiction, devenant largent. Ce que montre LEnvers de lhistoire contemporaine, cest que sous léconomique se dissimule toujours le politique, qui fonctionne comme un refoulé. Cest la souffrance du passé politique qui sous-tend laction économique, et cette force de lidéologie est dautant plus grande que le politique ne se dévoile que par intermittence, de façon fragmentaire, sans se prêter par conséquent à un éventuel débat.
La conjonction paradoxale de ces deux caractéristiques de LEnvers de lhistoire contemporaine : un projet romanesque nettement orienté, à visée édifiante et de fortes contraintes pesant sur lexpression dune pensée politique produit ainsi une expérimentation singulière sur lécriture du politique.
La volonté démonstrative dune fiction se proposant dexposer dans un « ouvrage formidable de vertus » laction de la charité sur « les misères affreuses sur lesquelles repose la civilisation parisienne », suppose la mise en place dune multiplicité de procédés destinés à guider linterprétation du lecteur et à nommer explicitement le sens.
Louverture et la clôture de chaque partie de luvre sont des lieux éminemment stratégiques où saccomplit ainsi un fort cadrage idéologique. Cela passe, dans les premières pages du roman, par une série de brèves notations dans lesquelles le narrateur, au détour dune métaphore, valorise la religion et condamne le progrès et légalité (219). Mais lencadrement de la lecture se fait beaucoup plus massif à la fin de la première partie de luvre, et à louverture et la clôture de la seconde partie. Le texte scande alors les étapes du roman dinitiation construit autour de Godefroid. « Tant que vous naurez pas la foi, tant que vous naurez pas absorbé dans votre cur et dans votre intelligence le sens divin de lépître de saint Paul sur la Charité, vous ne pouvez pas participer à nos uvres » (319), conclut Alain à la fin de la première partie du roman. La première phrase de la seconde partie oriente la lecture en annonçant par avance lévolution de Godefroid : « De même que le mal, le sublime a sa contagion » (321), et la dernière phrase de luvre marque laboutissement de ce parcours : « Ce jour-là Godefroid fut acquis à lOrdre des Frères de la Consolation » (413). La structure du roman dinitiation constitue un des moyens puissants dexpression du politique dans LEnvers de lhistoire contemporaine. Cest la dimension démonstrative propre à la fiction elle-même qui guide linterprétation du lecteur. Le mécanisme de persuasion sur lequel repose le roman dinitiation a bien été analysé par Susan Suleiman, qui caractérise ce genre comme un des éléments constitutifs de lensemble quelle regroupe sous le terme de roman à thèse.
Dans le roman dinitiation, ladhésion aux valeurs défendues par le texte passe notamment par lidentification du lecteur au protagoniste principal. Dans ce contexte générique, le portrait de Godefroid en type parisien représentatif de toute une génération issue de la désillusion de 1830 prend toute sa signification. Il apparaît comme un homme du ressentiment, envieux et cynique, en qui sincarne le mal du siècle. Le narrateur fait dailleurs une lecture politique du personnage, suggérant la menace latente que représentent ces individus prêts à prêter main forte à toute entreprise de renversement du pouvoir (223). Il sagit bien, dans la logique du roman dinitiation, de choisir le personnage dont les valeurs sont les plus éloignées de celles des Frères de la Consolation et dont la conversion doit être la plus difficile. La première partie du roman décrit lévolution de Godefroid du cynisme à ladhésion. Conformément au modèle du roman dinitiation, lapprentissage de la doctrine passe par différentes épreuves dinterprétation, portant sur des histoires exemplaires, celle du bonhomme Alain puis de Mme de La Chanterie. La seconde partie du roman relate le passage de ladhésion à la mise en pratique effective de la charité pour aboutir à lacceptation par le groupe des initiés. On est ici au plus près du scénario dégagé par Simone Vierne comme constitutif du roman dinitiation, cest-à-dire la « progression dun individu dun état dignorance à un état de connaissance à travers une série dépreuves, lobjet de la connaissance étant toujours lié au sacré et le but de la progression étant une transformation essentielle de lindividu une « nouvelle naissance » qui le rendra digne de faire partie du groupe constitué par dautres initiés ». La structure du roman dinitiation et les différentes étapes de la progression de Godefroid, scandées tout au long du texte par le narrateur ou par les personnages constituent sans conteste le moyen le plus massif et le plus global pour guider linterprétation du lecteur. Mais LEnvers de lhistoire contemporaine met également en jeu une multitude de techniques plus fines et, pour certaines, nettement plus retorses, pour exprimer des options idéologiques et travailler à les faire accepter par le lecteur.
Lune de ces techniques décriture est la présupposition, analysée par Oswald Ducrot, et dont Susan Suleiman a montré quelle constituait un outil idéal dénonciation indirecte de la doctrine dans le roman à thèse. Elle repose notamment sur des énoncés du type « Il comprit enfin que p », où le prédicat p est la vérité doctrinale révélée au personnage. La force de ce type dénoncé est dinduire le lecteur à présupposer p comme vrai. Cest donc un moyen adroit dexprimer une doctrine, sans effet de didactisme, et sans que le lecteur songe à la contester. Comme le souligne Oswald Ducrot, « quand on place devant un énoncé p lexpression X sait que, cest souvent à la seule fin de poser avec une force particulière la vérité de p. X sait que peut presque, dans ce cas, être considéré comme un modal, analogue à Il est vrai que... ». Il est révélateur de constater que Balzac a recours à ce mode de formulation en « X comprit que p » pour exprimer le cur de la pensée politique qui sous-tend laction des Frères de la Consolation, cest-à-dire le lien entre misère, charité et crime. À la fin du récit de sa vie, Alain livre à Godefroid sa conception de la charité sous cette forme insidieuse qui doit limposer comme une vérité aux yeux du lecteur.
Il me vint à lesprit que la bienfaisance ne devait pas consister à jeter de largent à ceux qui souffraient. Faire la charité, selon lexpression vulgaire, me parut souvent être une espèce de prime donnée au crime. [...] Je compris enfin quune surveillance prodigue en conseils décuplait la valeur de largent donné, car les malheureux ont surtout besoin de guides. (273-274, je souligne)
Pour remplir le cahier des charges dédification morale que Balzac a assigné à son uvre, certains procédés décriture visent à opérer un véritable bouclage du sens, en éliminant lambiguïté et en limitant les interprétations permises au lecteur. Ainsi observe-t-on, à lissue du conte moral dans lequel Alain relate ses relations houleuses avec son débiteur Mongenod, une multiplication des redondances entre le discours dAlain, celui de Godefroid et les commentaires du narrateur. Dans une première étape, Alain tire en effet lui-même la leçon de sa parabole, en expliquant ce que doit être la charité, et la manière dont il la mise en pratique (voir 273-274, et 277). Dans une deuxième étape, le narrateur valorise linterprétation dAlain en soulignant quelle conduit Godefroid à vouloir pratiquer lui aussi la charité : « Ce récit, fait sans aucune emphase et avec une touchante bonhomie dans laccent, dans le geste, dans le regard, aurait inspiré à Godefroid le désir dentrer dans cette sainte et noble association, si déjà sa résolution neût été prise » (277). Dans une troisième étape, Godefroid confirme lui-même laffirmation du narrateur en expliquant que la parabole renferme un enseignement pour lui : « je vous remercie de mavoir raconté votre vie, il sy trouve des leçons pour moi » (278). Enfin, dans une quatrième étape, Alain reformule la morale quil a tirée de son récit en dévoilant la devise sur la charité quil a faite sienne : « Transire benefaciendo [...] Cest notre devise. Si vous devenez un des nôtres, ce sera là tout votre brevet » (278). Dans S/Z, Barthes définissait un discours redondant comme un discours où « la signification est excessivement nommée ». Dans ce passage, cest à une véritable rhétorique de la redondance quon a affaire, ce qui crée un effet de martèlement idéologique typique du roman à thèse. Il sagit bien de réduire les failles du texte, et de nommer avec insistance le sens, en désignant linterprétation quil convient de tirer du récit. Dans cette optique, lhistoire des relations entre Alain et Mongenod apparaît comme foncièrement téléologique : elle doit conduire à une interprétation univoque, et elle sefface finalement devant la règle de vie et daction qui en découle. Dans certains de ces points nodaux dexpression de lidéologie, le texte semble tout faire pour écarter les possibilités de lecture divergente et la redondance est à cet égard un outil redoutable.
Jai débuté en signalant le choix de retrait du narrateur dans LEnvers de lhistoire contemporaine et labsence de métadiscours, de digressions ou de discours didactiques que ce choix entraîne. Le discours du narrateur constitue pourtant un des moyens les plus simples et les plus directs dexpression du politique, auquel Balzac recourt abondamment tout au long de La Comédie humaine (que lon songe aux amples analyses sur le pouvoir dans Sur Catherine de Médicis ou aux développements sur le légitimisme dans La Duchesse de Langeais). Or linterdiction qui pèse dans tout le roman sur ce mode dénonciation rend dautant plus éclatante la seule exception à cette règle tacite, qui permet au narrateur balzacien dexposer sa conception de lassociation. Leffet polémique de cette voix nouvelle qui sélève au cur du roman est indéniable. Le lecteur est confronté à une parole dautorité qui analyse la disparition de lassociation comme force sociale, et qui attaque le principe dindividualisme promu par la Révolution. Le discours se fait alors directement politique, dans un réquisitoire contre les déceptions de la Charbonnerie et la transformation des grands et nobles drames politiques en « vaudevilles de police correctionnelle » (328). Alors quailleurs le discours proprement politique semble, comme nous lavons vu, frappé dinterdit, la conviction politique, étayée par une analyse de lHistoire, sexprime ici sans médiation, dans toute sa véhémence. Il nest sans doute pas anodin que ce seul moment de théorisation politique détaché des enjeux immédiats de la fiction porte précisément sur le principe de lassociation et ses rapports avec le religieux et le politique. On se souvient que cest précisément ce concept dassociation que Balzac plaçait, dans la préface de Splendeurs et misères des courtisanes, au cur des programmes narratifs symétriques de lHistoire des Treize et de LEnvers de lhistoire contemporaine.
Pour finir cette étude des différents moyens par lesquels la fiction romanesque tend à se faire démonstrative dans LEnvers de lhistoire contemporaine, je voudrais marrêter un instant sur le rôle du pathos dans lintrigue. Indéniablement, LEnvers de lhistoire contemporaine est un roman où lon pleure beaucoup ; nombreux sont les moments où lémotion des personnages est soulignée avec insistance par le narrateur. Faut-il y voir un nouveau moyen de susciter ladhésion du lecteur, cette fois sur un mode sentimental didentification aux personnages ? Sans doute. Mais, alors que les procédés décriture analysés précédemment tendaient tous à guider linterprétation du texte, lusage du pathétique ne saurait produire le même phénomène de bouclage du sens. Certes, les grandes scènes pathétiques désignent au lecteur des nuds de sens quil doit interpréter. Elles prêchent à leur manière par ladhésion émotive quelles suscitent, mais elles ne fournissent pas elles-mêmes de clef idéologique pour la lecture du texte. Cest précisément ces phénomènes de brouillage du sens et dambiguïté idéologique sciemment construite dans LEnvers de lhistoire contemporaine dont je voudrais maintenant dégager les enjeux.
Litinéraire si bien balisé et si clairement démonstratif de Godefroid qui franchit avec succès, au fil du roman, les étapes de son initiation pourrait nêtre finalement considéré que comme une sorte de cadre, un support, ou un fil narratif reliant des réseaux de personnages et daventures dont linterprétation idéologique est autrement plus complexe. Chaque partie du roman se trouve en fait construite, selon cette hypothèse, autour dun noyau dénigme et dindécidabilité. Écrire le politique, cest alors provoquer lactivité interprétative du lecteur et ouvrir le sens en interdisant toute conclusion définitive.
Le foyer narratif énigmatique autour duquel est construite la première partie de LEnvers de lhistoire contemporaine réside dans la juxtaposition de documents de nature très diverse qui sattachent à retracer lexistence de Mme de La Chanterie et de sa fille pendant la Révolution (282-311). Quatre voix se succèdent. La première est celle dAlain qui, dans un récit proprement hagiographique, relate la jeunesse et le mariage malheureux de Mme de La Chanterie, puis celui de sa fille, et lengagement de cette fille, de son mari et de son amant dans des actes de brigandage contre le gouvernement impérial. Le document qui vient relayer le long récit dAlain est alors lacte daccusation produit par le baron Bourlac contre Mme de La Chanterie et sa fille, lors de leur procès. Le point de vue est évidemment inversé. De nombreux détails suggèrent la culpabilité de Mme de La Chanterie et ce texte donne une image sordide du complot contre-révolutionnaire dominé par la mesquinerie, la lâcheté et les intérêts personnels. Limagination de Godefroid dessine alors à partir de ce matériau un troisième récit, sur le mode du roman chouan : « Il développa le roman de la passion dune jeune fille grossièrement trompée par linfamie dun mari (roman alors à la mode), et aimant un jeune chef en révolte contre lEmpereur, donnant, comme Diana Vernon, à plein collier dans une conspiration, sexaltant, et, une fois lancée sur cette pente dangereuse, ne sarrêtant plus ! » (306) En gommant tous les détails précis du complot, en oubliant les moyens contestables employés, en idéalisant ses acteurs, il fait dun brigandage apparemment sans grandeur et sans véritable ambition politique un combat grandiose entre deux principes de gouvernement, la République et la Monarchie. Enfin, en décalage radical avec la vision profondément romanesque de Godefroid, un dernier document, symétrique de lacte daccusation de Bourlac, plaide la cause de la fille de Mme de La Chanterie en demandant sa grâce à lEmpereur.
Comme Godefroid, le lecteur se trouve ainsi placé devant des lectures foncièrement incompatibles de la destinée des personnages et, en labsence de tout discours surplombant du narrateur, il ne saurait trancher entre elles. La confrontation entre lacte daccusation et la demande de grâce est exemplaire à cet égard. Chaque document produit une axiologie constante, qui sinverse simplement en changeant de camp. Les épithètes interchangeables (« détestables (295), odieux, perfide, misérable, funestes, affreux (293), atroces (294) ») désignent alternativement les acteurs de lun ou lautre parti. La polyphonie produit donc le phénomène que Philippe Hamon définit dans Texte et idéologie comme la « neutralisation évaluative », qui « vise bien à inquiéter la compétence idéologique du lecteur, et à rendre impossible la mise en hiérarchie [...] dun système de valeurs, quel quil soit, dans lénoncé ».
Cette indécidabilité foncière de la lecture du passé est essentielle pour la méditation sur lHistoire dont le roman est porteur. La première partie de luvre dépeint autour de Mme de La Chanterie, dans son hôtel particulier caché à lombre de Notre-Dame, un monde resserré, silencieux, étouffant, où il ne semble rien se passer, les seuls événements se déroulant dans lintériorité des personnages (fascination de Godefroid pour Mme de La Chanterie, adhésion progressive aux valeurs de sa communauté). Laction véritable se réfugie alors dans le passé révolutionnaire, lieu fascinant plein de confusion, de bruit et de fureur, qui se dérobe à linterprétation du lecteur. Même la reprise ultime de la parole par Alain, qui cherche à imposer sa lecture en proposant une interprétation mystique de la destinée de Mme de La Chanterie, ne parvient pas à effacer cette incertitude du lecteur. Écrire le politique, dans la première partie de LEnvers de lhistoire contemporaine, cest jouer sur ce doute et sur la fascination produite par un passé révolutionnaire à la fois présenté comme indéchiffrable et comme la source obscure de laction des personnages.
Le nud idéologique dambiguïté placé au cur de la seconde partie de luvre ne réside plus cette fois dans la juxtaposition dune série de documents contradictoires mais dans la complexité dun personnage énigmatique, celui de Vanda de Mergi. La construction même du second épisode paraît confirmer cette hypothèse. Cette partie, intitulée LInitié, présente en effet une succession de courtes scènes, de rencontres et de dialogues, et la seule scène véritablement développée est celle de la soirée passée par Godefroid en compagnie de Bourlac, de son petit-fils et de Vanda (365-374). Le personnage de Vanda, malade immobilisée depuis des années dans sa chambre, semble a priori hors du réel, hors du politique et hors de laction. Dans lespace clos de sa chambre délicieuse se trouvent apparemment niées les réalités du corps et de la misère.
[...] lâme seule vivait chez les spectateurs. Cette atmosphère, uniquement remplie de sentiment, avait une influence céleste. On ne sy sentait pas plus de corps que nen avait la malade. On sy trouvait tout esprit. À force de contempler ce mince débris dune jolie femme, Godefroid oubliait les mille détails élégants de cette chambre, il se croyait en plein ciel. (371)
Mais le caractère illusoire de ce lieu raffiné dédié à lart, à la littérature et à la musique apparaît bien vite. Lintérêt de cette scène réside précisément dans la montée progressive dune tension qui dévoile la présence latente de la violence et de la folie chez Vanda. Il est particulièrement révélateur que Balzac choisisse de faire briser la poche idéaliste que constitue cette chambre par un personnage étonnant de médecin communiste. Cest le communiste Halpersohn qui rompt lillusion et lartifice dans lesquels vivait Vanda, qui lui découvre la supercherie généreuse de son père, et qui rend la comtesse au monde réel et à la société. Ce quil révèle ainsi, cest que le personnage apparemment tenu hors du réel et du politique quest Vanda constitue en fait à linverse un lieu dextrême concentration du politique. Les personnages en formulent eux-mêmes, fugitivement, lhypothèse : Vanda incarne au sens propre, dans son corps souffrant, les fureurs de la politique. Sa maladie spectaculaire est lue comme une double expiation, à la fois du démembrement de la Pologne auquel son grand-père a contribué, et de lacharnement des tribunaux révolutionnaires où sest illustré son père. Mais à la différence de ce quon observait dans la première partie du roman, lécriture du politique, dans LInitié, se fait sur le mode du symbole, objet nécessairement ambigu dont linterprétation demeure ouverte. On na plus affaire à un empilement dinterprétations multiples, longuement exposées en discours, mais à la concentration énigmatique du sens dans un personnage. Dans la même logique, le texte suggère un parallèle symbolique intéressant, en termes dinterprétation politique, entre les deux figures symétriques du médecin Halpersohn et de Mme de La Chanterie, tous deux représentant des figures dautorité face à Godefroid, pratiquant la même sobriété poussée jusquà lavarice, et mettant leur immense fortune au service de causes politiques diamétralement opposées. Mais là aussi, seule lanalyse de lintrigue suggère ce rapprochement et ses enjeux interprétatifs restent incertains, la multiplication des actions, des rebondissements et des quiproquos prenant le pas, dans LInitié, sur tout commentaire idéologique.
Pour finir, je voudrais minterroger sur la place dévolue à lhumour et à lironie dans LEnvers de lhistoire contemporaine. Lévidente ambition de sérieux du texte, le poids de lidéologie qui sous-tend les actions des personnages et lomniprésence du pathétique semblent interdire toute prise de distance, que ce soit sur le mode de lhumour ou de lironie. Or le traitement des deux parties du roman est, à cet égard, très différent. On trouve dans la première partie de luvre quelques scènes où lhumour naît du décalage entre les deux systèmes de valeurs opposés de Godefroid et de Mme de La Chanterie. On peut ainsi penser à lépisode où Godefroid, engagé dans ses projets de séduction, évalue la beauté de Mme de La Chanterie pendant quelle le prêche, la jugeant « blanche et grasse » (236), comme une bonne volaille quil sapprêterait à déguster. Ce type dhumour, lié à la confrontation entre le cynisme de Godefroid et le discours bien-pensant de Mme de La Chanterie na évidemment plus sa place dans la deuxième moitié du livre. Seul un calembour autour du nom de Godefroid de Bouillon vient soulever un instant la chape de grandiloquence et de pathétique qui pèse notamment sur le personnage de Bourlac citons au hasard cette phrase typique du style du vieux magistrat : « je venais vous apporter cette rose céleste de la croyance au bien » (360). Cette répartition très inégale de lhumour dans le roman est symptomatique de la différence de réception entre les deux parties du livre.
Nous avons vu combien, au cur de chaque partie de LEnvers de lhistoire contemporaine, la complexité et lambiguïté idéologiques font contraste avec la structure apparemment démonstrative de luvre et les multiples procédés dencadrement du sens auxquels le narrateur a recours. Or limpression de bouclage du sens semble malgré tout plus forte dans la seconde partie du roman. La proximité de lintrigue avec le modèle du mélodrame, limportance dévolue au pathos et la tentative demporter la conviction par lémotion, tous traits caractéristiques de cette seconde partie, nont sans doute pas peu contribué à la mauvaise réputation du roman. Par contraste, lévolution de la poétique romanesque a en revanche profité à la première partie de luvre. Le morcellement dû à une genèse difficile et lunité de composition plus que problématique qui constituaient à lorigine ses défauts ont été perçus, avec le temps, comme des marques de polyphonie et douverture du sens, mettant en valeur dans la première partie de LEnvers de lhistoire contemporaine une écriture du politique plus proche, dans son ambiguïté même, des sensibilités esthétiques contemporaines.
Claire Barel-Moisan
(CNRS/UMR-Lire)
« La loi de lÉcrivain », selon Balzac :
res litteraria sive res publica
« Jécris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. ». Cette très célèbre formule de l « Avant-propos » de La Comédie humaine a été si souvent citée, si souvent commentée pour essayer de dédouaner du péché de réaction son auteur, pourtant analyste incontesté du capitalisme moderne et de ses désastreuses conséquences sociales, quil faut bien, une fois encore, commencer par elle. Il ne sera pourtant pas question ici des « opinions » politiques de Balzac, au sens vulgaire du terme. En tant que telles, elles sont ni plus ni moins intéressantes que celles de tout individu confronté à une situation donnée et se déterminant par rapport à elle : de ce point de vue, lopinion de Balzac vaut celle de chacun de ses contemporains face au contexte incertain de la monarchie de Juillet ou encore celle de chacun dentre nous, dans le monde indécis qui est encore le nôtre. À cette différence près, entre hier et aujourdhui, quil y avait sous la monarchie de Juillet une véritable passion collective pour la politique pour le débat politique théorique dune part (le politique), pour les arcanes du pouvoir dautre part (la politique) : Balzac parle peut-être mieux que les autres, mais pas plus, et il importe de garder cette évidence à lesprit, si lon veut essayer de cerner le rapport spécifique de Balzac à la politique.
Ce détour par les temps actuels permettra aussi de se débarrasser demblée de la prétendue anomalie balzacienne (son réalisme réactionnaire). En politique, on le sait bien, un même diagnostic social peut aboutir à des orientations très divergentes, sur le plan de laction concrète. En lespèce, Balzac, à partir dune condamnation précise et argumentée du libéralisme économique et du régime qui en est lémanation (la monarchie de Juillet), soutient de façon explicite une doctrine rigoureusement réactionnaire : lhistoire du XXe siècle a amplement montré que les deux attitudes nétaient nullement contradictoires et la doctrine officielle de La Comédie humaine, sinscrivant elle-même dans le droit fil des théories contre-révolutionnaires de Maistre et de Bonald, prépare à son tour la voie à la pensée maurassienne, qui constituera au moins jusquau régime de Vichy un courant majeur de la droite française. Dautre part, si lon en revient à la monarchie de Juillet, il est incontestable que la grande majorité des milieux intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires) a lintime conviction des effets délétères du matérialisme économique de la société post-révolutionnaire : de ce point de vue, Balzac, sil pousse lanalyse grâce aux moyens propres de sa poétique fictionnelle beaucoup plus loin que ses contemporains (cest notre hypothèse généreuse de balzaciens), partage avec eux un anti-capitalisme diffus et idéologiquement assez peu situable. Cette conviction générale aboutit concrètement à trois grandes options politiques concurrentes et à trois seulement.
La première est représentée par les diverses doctrines sociales ou socialistes qui, autour de 1830, jouent auprès des élites (même les plus éloignées de lidée républicaine) un rôle extraordinairement actif de proposition théorique ; il est inutile de sattarder sur les raisons de leur rapide déclin : elles tiennent sans doute à lesprit de système et dutopie quon leur reproche et qui les empêcherait de prendre suffisamment en compte les conditions réelles de lexercice du pouvoir et létat de la société, mais aussi, dabord et peut-être surtout, à la répression efficace des divers mouvements protestataires dans les premières années du régime de Juillet. La deuxième est celle défendue par des esprits modérés qui se proposent, par des réformes administratives ou politiques, dinsuffler dans le système lesprit civilisateur qui lui ferait défaut : cette voie est notamment représentée, à la droite par Tocqueville, au centre par Girardin, qui est élogieusement figuré dans Les Employés par le chef de bureau Xavier Rabourdin. La troisième, qui est celle du Balzac daprès 1832, réunit tous ceux qui veulent croire que seul le retour au système antérieur (la monarchie appuyée sur la religion catholique) permettra de rétablir la situation du pays et dassurer sa cohésion ; comme ses défenseurs ne se font pas dillusion sur la difficulté de lentreprise, il va de soi pour eux que ce retour, même accompagné des mesures sociales capables de lui rallier une partie de lopinion, suppose une stratégie précise de conquête du pouvoir et une bonne dose de cynisme politique.
Il serait facile de montrer que, compte tenu de lorigine commune de ces phénomènes idéologiques la critique, totale ou partielle, du libéralisme économique ou, du moins, la volonté de laménager , les déplacements dun camp à lautre sont nombreux et faciles. Cest dailleurs pourquoi il paraît un peu vain et hasardeux de chercher des traces de telle ou telle doctrine à la mode dans les romans de Balzac, pour en tirer un argument dune convergence idéologique implicite. On trouve de tout chez Balzac, parce quon trouve de tout dans la presse de son époque, où les idées se bousculent et se mêlent naturellement. Avant dinférer quoi que ce soit sur les opinions de Balzac, il serait méthodologiquement indispensable de reconstituer précisément le co-texte politique et le brouhaha des idées reçues : non pour conclure que tout est banal chez Balzac, mais pour pointer sa vraie singularité.
En particulier, il nest pas rare de passer du socialisme au réformisme (comme beaucoup de saint-simoniens, futurs cadres de lÉtat ou de son industrie), du légitimisme réactionnaire au socialisme (comme Eugène Sue), du réformisme au légitimisme (comme Balzac lui-même) : ces fluctuations banales intéressent bien plus les études politiques que lhistoire littéraire. En revanche, quelles que soient la chronologie exacte de ce revirement et ses circonstances biographiques, il est très remarquable que le tournant réactionnaire de Balzac, datable des années 1831-32, coïncide avec le moment où se cristallise son projet duvre globale quil poursuivra désormais inlassablement et que concrétisent en septembre 1831 la publication des Romans et contes philosophiques et en avril 1832 celle du premier dixain des Contes drolatiques. Cette coïncidence suggère quil existe un lien consubstantiel entre la politique et la poétique de luvre, que la première est étroitement corrélée aux choix génétiques et esthétiques quimplique la seconde. Selon cette hypothèse ce sera le seul but de ces pages dessayer de létayer , Balzac ne devient légitimiste ni sous linfluence des femmes (Mme de Berny, Ève Hanska ou la duchesse de Castries), ni parce quil ambitionne de se lancer dans larène électorale, ni pour se ménager une place éminente dans le Paris journalistique de lépoque, ni du fait de lévolution de ses propres convictions de citoyen : même si toutes ces motivations sont avérées, lessentiel est que la doctrine politique est requise par le système de luvre, théorie intellectuelle et pratique romanesque se trouvant liées par des liens de complémentarité et de réciprocité qui restent à préciser. Doù lexpression de mon titre pastichant Spinoza une référence chère à Balzac : de même que le philosophe dAmsterdam avait proclamé lidentité de Dieu et de la nature (deus sive natura), la formule « res litteraria sive res publica » postule léquivalence de la chose littéraire et de la chose politique.
Que la politique nintéresse pas lécrivain Balzac sur le strict plan des opinions (on dirait aujourdhui des idéologies), mais en fonction de lusage que luvre en gestation peut en faire, cest ce qui ressort clairement dune remarque incidente, faite dans Les Comédiens sans le savoir à loccasion du portrait-charge du peintre Dubourdieu, un peintre doué que le fouriérisme a artistiquement « tué », en lamenant à composer des allégories abstraites et ridicules. Le paysagiste Léon de Lora tire alors la leçon de ce triste dévoiement, en marquant la distance à laquelle lartiste doit, selon lui, tenir tout système politique, quel quil soit :
[Les artistes] croient se grandir en se faisant les hommes dune chose, en devenant les souteneurs dun système, et ils espèrent changer une coterie en public. Tel est Républicain, tel autre était Saint-Simonien, tel est Aristocrate, tel Catholique, tel Juste-Milieu, tel Moyen Âge ou Allemand par parti pris. Mais si lopinion ne donne pas le talent, elle le gâte toujours, témoins le pauvre garçon que vous venez de voir. Lopinion dun artiste doit être la foi dans les uvres.
Et cest bien précisément ce défaut de conviction idéologique que pointe George Sand dans sa préface de La Comédie humaine quelle publie en 1855, la mettant sur le compte de lexclusivisme artistique de Balzac de son « idée fixe », aurait dit Baudelaire :
On a dit que Balzac navait pas didéal dans lâme et que son appréciation se ressentait du positivisme de son esprit. Cela nest point exact. Balzac navait pas didéal déterminé, pas de système social, pas dabsolu philosophique ; mais il avait ce besoin du poète qui se cherche un idéal dans tous les sujets quil traite. Mobile comme est mobile le milieu qui nous enveloppe et nous presse, il changeait quelquefois de but en route, et lon sent, dans ses conclusions, lincertitude de son esprit.
Ce nest pas à proprement parler, que Balzac nait pas de conviction : au contraire, il a des convictions fermes et claires et, si lon ne sen tient pas à des variations superficielles et imposées par des nécessités pragmatiques, beaucoup moins fluctuantes quil ny paraît. Mais, dans le cadre de lentreprise romanesque, la conviction fait corps avec son projet littéraire dune part à lintérieur de chaque uvre, dautre part et surtout au niveau global de La Comédie humaine, complétée de toutes ses annexes (notamment les Contes drolatiques). Cette observation de George Sand permet de placer dans sa juste perspective la sentence fondamentale de lAvant-propos de La Comédie humaine :
La loi de lécrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à lhomme dÉtat, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes.
Lécrivain comme lhomme dÉtat (et même mieux que lui, on verra pourquoi) ne valent pas pour leurs convictions (leur décision sur les choses humaines a le droit dêtre quelconque), mais pour leur « dévouement absolu » à ces principes, quels quils soient. Ce nest pas que ces principes soient pour Balzac absolument indifférents : il vaut évidemment mieux croire avoir raison plutôt que tort, du moins à ses propres yeux. Mais lessentiel consiste dans la capacité de lhomme de mettre entièrement sa puissance daction au service de ces principes théoriques : pour lhomme dÉtat de trouver les moyens de faire plier le réel à sa décision politique, pour lécrivain de transmuer ses principes, coûte que coûte, en uvre. Autrement dit, le politique intéresse le romancier Balzac sur le plan de la praxis, qui permet, selon une autre formule de lAvant-propos, de transmuer la chimère en réalité, non sur celui des idéologies elles-mêmes. Comprenons que, pour le romancier Balzac, la question nest ni celle de la politique ni du politique, mais de larticulation des deux, qui concerne également lécrivain et lhomme dÉtat.
Il faut pourtant commencer, même brièvement, par rappeler lédifice ontologique qui fonde la théorie politique balzacienne et justifie son recours au monarchisme catholique. Il est explicité dans les Études philosophiques notamment dans Louis Lambert. Balzac pose, dans le droit fil des doctrines illuministes, que la substance de lêtre est unique, et que lesprit et la matière sont deux avatars dun même fluide essentiel. À lintérieur de ce système mystico-matérialiste, lhomme a le privilège unique davoir naturellement le pouvoir, grâce à son cerveau, dutiliser cette substance énergétique pour agir par la pensée : cest la célèbre théorie de la Volonté, évoquée aussi bien dans La Peau de chagrin que dans Louis Lambert. Mais il sensuit que, plus lhomme manifeste sa puissance spirituelle, plus il épuise la substance même qui devrait développer sa force : de là une vision tragique de lhomme, que sa propre intelligence vouerait à sa perte. Mais ce tragique individuel est redoublé par un tragique social. Lhomme utilise essentiellement son énergie volitive dans les conflits dambition qui, en même temps quils visent à détruire lautre, consument son énergie propre. La société post-révolutionnaire, qui repose sur lexacerbation de lindividualisme et des relations de concurrence et de conflit, porte donc en elle un ferment mortifère qui menace les collectivités humaines poursuivant en grand le processus inéluctable de dépérissement qui menace le Raphaël de La Peau de chagrin. À ce premier vice majeur le libéralisme moderne en ajoute un deuxième, au moins aussi calamiteux : la concurrence sociale reposant essentiellement sur lacquisition de biens matériels, lhomme ambitieux du XIXe siècle est ainsi monstrueusement amené à dépenser de lénergie intellectuelle pour accroître des biens économiques, selon une sorte dalchimie inversée où lor spirituel se transformerait en plomb matériel.
Cest cette double vision tragique de lhomme et de la société bouleversée par la Révolution qui forme le fond ténébreux des Études de murs et explique le réalisme pessimiste de Balzac. Mais le grand écrivain nest pas seulement un descripteur du réel ce qui le ravalerait au rang dun simple politicien, saccommodant du monde tel quil est : il se veut aussi un Homme dÉtat, capable de mener à un avenir meilleur. Le réalisme balzacien implique donc la perspective dun idéal tout comme la représentation du monde parisien, dans Illusions perdues, a structurellement besoin du contrepoint du cénacle. Dans la droite ligne de sa théorie métaphysique, le seul système politique viable, selon Balzac, est, par une stricte voie de conséquence, celui où lindividu abdique sa volonté au profit de la collectivité et où lambition de chacun sefface devant le progrès collectif. On nest pas loin ici du contrat social, ni des multiples systèmes utopiques, contemporains de Balzac, où lhomme choisit dabandonner une partie de ses prérogatives personnelles au profit de lharmonie générale (ce principe dharmonie fouriériste dont se moque le Léon des Comédiens sans le savoir). Mais, justement, il choisit dabandonner : aux yeux de Balzac, il y a là une contradiction dans les termes, et la menace dune reprise des antagonismes, des ambitions : en un mot, du gaspillage énergétique. Le seul modèle abstraitement cohérent ne peut être quun mode dorganisation collectif qui, imposé au nom de lautorité et dun devoir absolu dobéissance, se passe, du fait de son principe même, du consentement individuel : seule la monarchie, adossée au catholicisme (religion dordre et de soumission, selon la conception menaisienne qui simpose sous la Restauration), rend ce modèle concevable. La décision sur les choses humaines implique donc que Balzac sy tienne, pour la cohérence de son entreprise, quelque opinion quil ait, par ailleurs, du catholicisme et du légitimisme.
Cette doctrine balzacienne, largement explicitée et illustrée dans La Comédie humaine, a une conséquence capitale. Puisque le système se passe, doit se passer du consentement des citoyens, il repose sur laction volontaire et solitaire dun chef, se dévouant pour éviter aux autres de dépenser leurs énergies individuelles selon un mixte bizarre dutopisme et de machiavélisme. La pensée politique de Balzac se concentre donc logiquement, au bout du compte, en une théorie du Pouvoir, plus exactement en une théorie de lhomme dÉtat. En cela Balzac soppose au mouvement utopique : plus que lorganisation sociale, cest lexercice du Pouvoir, jusque dans ses modalités les plus concrètes, qui passionne Balzac. On pourrait dailleurs dire, aussi bien, que cest cette secrète fascination à légard du pouvoir et de sa puissance manipulatrice qui disqualifie les modèles utopiques proposés par La Comédie humaine (ceux notamment, du Médecin de campagne et du Curé de village).
Or cest sans surprise sur ce terrain du Pouvoir (de son exercice effectif), quon retrouvera la figure de lécrivain. Au détour dune des notes philosophiques étranges qui figurent à la fin de Louis Lambert, on lit cette curieuse remarque :
[...] il est en lhomme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera lhomme en entier, lon trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté, mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la PAROLE, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la substance.
Contre le principe général de conservation de la substance, lhomme est le seul être à créer de la substance une substance proprement verbale, qui est à son tour source dénergie et de dépense. Lécrivain, qui est le maître de la parole, est donc dans une situation exactement équivalente à celle de lhomme dÉtat. De même que ce dernier, grâce à sa parfaite fidélité aux principes qui le guident et sur lesquels il a définitivement décidé de ne pas transiger, construit lÉtat idéal quil a conçu en canalisant au profit de son action les énergies individuelles, de même lécrivain impose son ordre dynamique au foisonnement anarchique et hétéroclite du langage, pour transformer les mots en uvre. On la dit, lhomme dÉtat et lécrivain ne sont des hommes ni de la théorie ni de la pratique, mais des « êtres mixtes » (selon la typologie de Louis Lambert), qui ont le don rare et supérieur de fondre les deux plans de laction humaine. Le génie de Rabourdin, dans Les Employés, est non seulement davoir élaboré un plan concret dorganisation administrative jusque dans ses moindres détails comptables, mais de prévoir et de préparer les conditions de son succès, que seules dimprévisibles circonstances tournent en échec :
Ce nétait rien encore que davoir osé concevoir ce plan et de lavoir superposé sur le cadastre administratif, il fallait sadresser à un ministre capable de lapprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillité dune politique encore agitée. Il ne considéra le gouvernement comme définitivement assis quau moment où trois cents députés eurent le courage de former une majorité compacte, systématiquement ministérielle.
De même, Balzac prend bien soin de distinguer le génialement pragmatique Rabourdin de tous les faiseurs de réformes et de systèmes qui assomment inutilement son ministre :
[...] il [le ministre] avait surtout la tête pleine des mille réformes quun parti lance à son chef, des programmes que les intérêts privés apportent à un orateur davenir, en lembarrassant de plans et de conseils inexécutables. [...] Le ministre à qui Rabourdin voulait se confier entendait journellement des hommes dune incontestable supériorité lui exposant les théories les plus ingénieuses, applicables aux affaires de la France. Ces gens à qui les difficultés de la politique générale étaient cachées, assaillaient ce ministre [...].
Or Balzac parle en des termes presque identiques des mauvais critiques, des donneurs de conseils littéraires qui ne connaissent pas la réalité du métier ni ses glorieuses servitudes. Dans le même ordre didées, Z. Marcas, où lon a raison de voir un double de Balzac, nest pas un faiseur de système, mais au contraire un théoricien de laction politique concrète, pour qui la pensée ne vaut que pour son applicabilité immédiate au réel :
[...] il [Z. Marcas] comptait passer brusquement au pouvoir sans sêtre engagé par des doctrines dabord nécessaires à un homme dopposition, et qui plus tard gênent lhomme dÉtat.
Marcas avait appris tout ce quun véritable homme dÉtat doit savoir [...] Si chez lui la vocation lui avait conseillé létude, la nature sétait montrée prodigue, elle lui avait accordé tout ce qui ne peut sacquérir : une pénétration vive, lempire sur soi-même, la dextérité de lesprit, la rapidité du jugement, la décision, et, ce qui est le génie de ces hommes, la fertilité des moyens.
Le modèle que se donne Balzac, pour se figurer la mission et le travail de lécrivain, ce nest donc ni le Poète, ni le Philosophe, ni le Savant, ni lHistorien, mais bien lhomme dÉtat. Lécrivain est à légard des mots dans la même relation de domination éclairée que lhomme dÉtat face aux hommes et aux choses réelles : il sagit pour les deux de comprendre et de maîtriser la profusion complexe et hétérogène de leur monde (imaginaire ou réel), sans rien abandonner du but quils se sont fixés. Si lon veut juger luvre de lun comme de lautre, on ne doit donc jamais considérer aucune de leurs actions indépendamment de leur projet global. Balzac ne cesse dopposer ce principe à tous ceux qui lui reprochent, sur le plan littéraire, les défauts ou limmoralité de tel ou tel roman particulier. De même, il nest pas contradictoire que le légitimiste quil se veut être défende le recours à lélection, puisque, dans cette conception téléologique de laction, la fin justifie forcément les moyens :
Comme lÉlection est devenue lunique moyen social, si jy avais recours moi-même, il ne faudrait pas inférer la moindre contradiction entre mes actes et ma pensée. Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler, quil y a danger pour tous à sen servir, et il y passe lui-même quand ce pont est la seule route pour arriver à la ville.
Il faudrait examiner toutes les conséquences pratiques, sur le plan des modalités décriture (à la fois de conception et dexécution des textes), de cette assimilation de lécrivain à lhomme dÉtat (lhomme du pouvoir réel et concret, par opposition au modèle poétique du prêtre ou du prophète, lhomme du pouvoir spirituel). Mais il va de soi aussi que ce modèle politique résulte dabord de la projection fantasmatique de lécrivain Balzac dans la peau de lhomme de pouvoir, aboutissant à un mixte original du politique et du poétique, du théorique et du pratique, de lambition temporelle et du désintéressement scientifique ; un mixte quincarne parfaitement, une nouvelle fois, Z. Marcas. Z. Marcas écartelé, comme Lucien de Rubempré et comme Balzac lui-même, entre le libre exercice de la pensée et le désir de réussite visible :
Il [Marcas] vivait par le souffle de son ambition, il rêvait la vengeance et se gourmandait lui-même de sadonner à un sentiment si creux. Le véritable homme dÉtat doit être surtout indifférent aux passions vulgaires ; il doit, comme le savant, ne se passionner que pour les choses de la science.
Quon parle de fantasme, dutopie ou de « chimère », peu importe dailleurs. On se doute que Balzac, même sil se rallie, en tant que protagoniste du Paris journalistique, au camp légitimiste, ne se fait pas beaucoup dillusions sur la possibilité effective dune restauration monarchique, dont la Restauration de 1814 a amplement montré quels obstacles insurmontables ses propres partisans mettaient sur sa route. Il est très révélateur à cet égard que, dans une uvre où lénergie sexuelle (autre manifestation de la puissance) joue un rôle si essentiel et apparaît, au travers de la fiction mais aussi des multiples intrusions rieuses de lauteur, comme un motif proprement obsessionnel, toutes les illustrations romanesques de lutopie réactionnaire soient marquées du sceau de limpuissance, de la stérilité ou de la dégénérescence. Cest évident pour Le Lys dans la vallée ou Le Curé de village. Mais on peut le dire aussi de lallégorie, aussi expressive que comique et caricaturale, que propose La Vieille fille. On se rappelle lhistoire. Un cur dor de vieille fille en mal denfant, Mlle Cormon, naspire quau mariage et à lenfantement, offrant à la concupiscence des séducteurs de province son corps appétissant de « perdrix dodue, alléchant le couteau de gourmet ». Son corps trop bien nourri et surtout inactif respire en effet lembonpoint :
En ce moment, aucun corset ne pouvait faire retrouver de hanches à la pauvre fille, qui semblait fondue dune seule pièce. La jeune harmonie de son corsage nexistait plus, et son ampleur excessive faisait craindre quen se baissant elle ne fût emportée par ces masses supérieures ; mais la nature lavait douée dun contrepoids naturel qui rendait inutile la mensongère précaution dune tournure.
Trois hommes font le siège de ce superbe morceau. Un bourgeois, du Bousquier, ancien fournisseur aux armées enrichi par lEmpire et arrivé au pouvoir en 1830, cache derrière une apparence dénergie et de force, son impuissance sexuelle. Un jeune homme, par ailleurs républicain convaincu, qui a pour Mlle Cormon tout lamour dun adolescent affamé, est beaucoup trop timide et inexpérimenté pour aboutir à quoi que ce soit. Enfin, un aristocrate dAncien Régime, le chevalier de Valois, est derrière ses manières policées un de ces vieillards encore verts comme le XVIIIe siècle est censé en avoir eu le secret, mais il fait si vieux ! Mlle Cormon choisira le plus doté en apparence pour satisfaire son corps et sa matrice, du Bousquier, et elle fait le mauvais choix. La fable politique est évidente. Mlle Cormon est cette belle et opulente France (la vraie, celle de la province et des campagnes), quaucune des trois grandes options politiques du temps, déjà évoquées au début de ce chapitre, ne peut satisfaire ni féconder. Le première voudrait bien, mais ne peut pas ; la deuxième pourrait, mais ne sait pas ; la troisième pourrait et saurait, mais personne ny croit plus. La déchéance physique du chevalier de Valois sera dailleurs presque immédiate, après la victoire de du Bousquier : preuve quil ne fallait pas trop y croire, en effet.
Quant à cette Mlle Cormon, son nom fait évidemment calembour. « Cormon », autrement dit en verlan « Mon Corps ». Façon de dire, sans doute, quelle est un immense corps offert à la concupiscence. Mais « mon corps », cest aussi, sous la plume de Balzac qui écrit, mon corps à moi, Balzac. On ne peut quêtre frappé, à la différence de sexe près, par lallure très balzacienne de ce grand, gras et appétissant corps de femme. Dune Balzac en jupons stérilement courtisée par les trois idéologies politiques du temps, incarnées par un impuissant, un dadais et un vieillard. Mais ce Balzac féminisé et grotesque est celui de la tentation politique (de ses pièges et de ses mensonges). À ce Balzac comiquement travesti soppose le Balzac écrivain, viril et éclatant dénergie fécondante celui des Contes drolatiques, et du prologue capital du troisième Dixain, qui est un hymne au « fecund galimard » de lauteur. On peut même se demander si ladhésion à une doctrine si évidemment irréalisable sur le terrain de laction politique ne servait pas à faire place nette à la seule littérature.
Il ny a donc pas quune analogie entre la politique et la poétique de luvre, chez Balzac. En fait, la deuxième prolonge la première, parce que le système balzacien, né dune réflexion systématique et philosophique sur lhomme et sa nature psychologique et sociale, ne saurait cependant avoir de réalisation que dans le cadre de la fiction : on pourrait dire, en pastichant la formule de Mallarmé, que la littérature rémunère le défaut de la politique. Ou encore que la théorie de la politique cache une théorie de la littérature plus exactement, une théorie de la pratique littéraire.
Le système lui-même en fournit la raison : Balzac lécrit dans Louis Lambert, la parole engendre incessamment de la substance. Lécrivain échappe au risque dépuisement de la substance, car il peut créer indéfiniment sil sen donne les moyens : cest pourquoi il est non pas égal, mais supérieur à lhomme dÉtat, qui doit se contenter du monde tel quil est et quil restera malgré quil en ait. Mais, plus concrètement, lécrivain a ce pouvoir parce quil ne sarrête pas aux choses telles quelles apparaissent : il est lhomme de lenvers des choses, du décryptage, de la plongée dans les profondeurs du réel. Il peut donc échapper à la zone des turbulences superficielles pour accéder aux couches obscures où se joue secrètement le destin des sociétés. Le vrai modèle de Balzac nest plus alors lhomme dÉtat, mais lhomme du secret dÉtat : celui qui manipule, dirige des sociétés secrètes, fait l« envers de lhistoire contemporaine », tire les ficelles. Doù la fascination grandissante de Balzac pour les sociétés secrètes, les hommes de lombre, les combinaisons électorales, les besognes clandestines de la police politique. Seule cette politique de lenvers du monde peut saccommoder du désordre universel, en lutilisant à son profit. Lhomme dÉtat nest plus alors Z. Marcas, mais le Vautrin dIllusions perdues, opposant au rêve de lharmonie générale une utopie, tout aussi fantasmatique dailleurs, du mensonge généralisé. Or léchec de Vautrin, consommé dans Splendeurs et misères des courtisanes, achève le processus dingestion et de délitement du système politique dans une uvre qui, dans les derniers romans, laissera en effet une place de plus en plus grande à la dérision et à la caricature burlesque. Res publica sive res litteraria : si lon croit à léquivalence, il faut bien admettre une sorte de vacillement dans les dernières uvres de Balzac, et le soupçon dune intime contradiction, cachée par un regard de plus en plus désillusionné et grotesque porté sur le monde : le soupçon que la fidélité absolue aux principes ait abouti à une uvre littéraire qui finisse par ruiner ces mêmes principes. Mais la mort brutale du romancier nous interdit de faire autre chose que de tracer en pointillés ce vacillement et ce soupçon.
Alain Vaillant
(Université Paris 10 Nanterre)
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b. Numéros de revues et ouvrages collectifs
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[P. Métadier, « Les Études sociales de Balzac » ; N. Mozet, « Temps historique et écriture romanesque... » ; L. Chotard, « Linscription des événements révolutionnaires » ; G. Gengembre, « Balzac, Bonald et/ou la révolution bien comprise » ; J. Tulard, « Balzac et la police », A. Vanoncini, « Les trompettes de 1789 et labattement de 1814 . Moments du tableau balzacien dans La Fille aux yeux dor »]
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[M. Andréoli, « Aristocratie et médiocratie dans les Scènes de la vie politique » ; J.-P. Chaline, « Lélection en province vue par Balzac dans les Scènes de la vie politique »]
Balzac dans lHistoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001.
[M. Perrot, « Balzac et les idées sociales de son temps », p. 27-36 ; T. Bouchet, « Lécriture de linsurrection dans La Comédie humaine », p. 123-132 ; C. Marcandier-Colard, « Violence et histoire: exercices du pouvoir royal absolu dans luvre balzacienne », p. 145-158]
c. Articles généraux
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Max ANDRÉOLI, « Morale de la politique et politique de la morale dans La Comédie humaine », AB 2003.
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Jules BERTAUT, « Balzac, homme politique », La Revue du mois, 10 octobre 1908.
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Roger PIERROT, « Politique de La Comédie humaine », http://www.karimbitar.org/balzac_ rogerpierrot.
d. Articles : Balzac et le saint-simonisme
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Jean-Hervé DONNARD, « Deux aspects inconnus du saint-simonisme de Balzac », LAnnée balzacienne, 1961, p. 139-147.
Bruce TOLLEY, « Balzac et les saint-simoniens », LAnnée balzacienne, 1966, p. 49-66.
Bruce TOLLEY, « Balzac et la doctrine saint-simonienne », LAnnée balzacienne, 1973, p. 159-167.
Jacques VIARD, « Balzac et les républico-saint-simoniens », Les Amis de Pierre Leroux, n° 16, juin 2000, p. 123-133.
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e. Articles divers
Patricia BAUDOUIN, « 1850 ou léclatement des idées politiques de Balzac », Balzac et la crise des identités, Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen (dir.), Pirot, 2005, p. 71-86.
Albert BÉGUIN, « Balzac et quarante-huit », Europe, février 1948.
Patrick BERTHIER, « Balzac et Robespierre », LAnnée balzacienne, 1990, p. 29-50.
Edmond BIRÉ, « Balzac royaliste », Le Correspondant, 10 mars (p. 834-869) et 25 mars 1895 (p. 1042-1077).
Jean-Louis BORY, « Toujours Balzac », Musique II, tout feu, tout flamme..., Julliard, 1966, p. 47-74.
Ronnie BUTLER, « Balzac et Louis XVIII », LAnnée balzacienne, 1991, p. 111-134.
René-Alexandre COURTEIX, « Léloquence politique dans La Comédie humaine », LAnnée balzacienne, 1996, p. 129-141.
Jean-Hervé DONNARD, « À propos dune supercherie littéraire. Le bonapartisme de Balzac », LAnnée balzacienne, 1963, p. 123-142.
Gabriel FERRY, « Balzac candidat à la députation : ses idées politiques 1831-1848 », La Revue politique et parlementaire, 10 décembre 1901.
Gabriel FERRY, « Études sur Balzac. Balzac et les Scènes de la vie politique », Revue politique et parlementaire, 10 octobre 1902.
Françoise GAILLARD, « La cinétique aberrante du corps social au temps de Balzac », Littérature, n° 58, mai 1985, p. 3-18.
Jacques GERSTENKORN, « Du légitimisme drolatique : Le Prosne du joyeulx curé de Meudon », LAnnée balzacienne, 1988, p. 291-303.
Pierre GLAUDES, « Le tournebroche et lostensoir. Limaginaire de la crise dans La Peau de chagrin », Recherches et Travaux, n° 38, 1990, p. 39-64.
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Martine LÉONARD, « Louis XVIII, personnage de La Comédie humaine ? », Itinéraires du XIXe siècle, sous la direction de Paul Perron, Roland Le Huenen et Stéphane Vachon, Toronto, Centre détudes romantiques Joseph Sablé, 1996, p. 151-162.
Pierre MACHEREY, « Les Paysans de Balzac, un texte disparate », Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966, p. 287-327.
François-Xavier MIOCHE, « Le Médecin de campagne, roman politique ? », LAnnée balzacienne, 1988, p. 305-319.
Jacques RANCIÈRE, « La guerre des écritures » [sur Le Curé de village], La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 91-100.
Jacques RANCIÈRE, « Politiques de lécriture » [chez Balzac, Flaubert et Mallarmé], Cahiers de recherche sociologique, n° 26, 1996, p. 19-37.
Luc RASSON, « Les Paysans ou lédifice parasité », Les Châteaux de lécriture, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 49-66.
Hervé ROBERT, « Louis-Philippe dans luvre dHonoré de Balzac », LAnnée balzacienne, 1998, p. 7-27.
Hajime SAWADA, « La transformation de la vision du monde dans les derniers romans de Balzac : figures dhommes politiques », Études de langue et littérature françaises, n° 50, 1987, p. 45-61.
Jean TULARD, « Le mythe de Fouché dans La Comédie humaine », LAnnée balzacienne, 1991.
Lynn R. WILKINSON, « Embodying the crowd : Balzacs LEnvers de lhistoire contemporaine and the languages of class consciousness », Symposium, n° 135, summer 1989.
Table des matiÈres
Boris LYON-CAEN
et Marie-Ève THÉRENTY
Avant-propos5I. Scansions, rythmes et temps du politique
Patricia BAUDOUIN
Balzac au service de son pays ? Trois campagnes électorales dun candidat paradoxal (1831-1832)
17
José-Luis DIAZ
Les politiques dun « intelligentiel »29Aude DÉRUELLEUn tournant de la politique balzacienne : lintroduction à Sur Catherine de Médicis
45Pierre LAFORGUELes Scènes de la vie politique : histoire dun inaboutissement
57Michèle RIOT-SARCEY
Le passé du présent
73
II. Figures du politique
Marion MAS
Chantal MASSOL
Xavier BOURDENET
Gérard GENGEMBRE
Le grand homme selon Le Médecin de Campagne : une figure « antimoderne » ?
Corps naturels, corps politique dans LEnvers de lhistoire contemporaine
« Le roman de lélection ». Politique et romanesque dans Le Député dArcis
La police dans La Comédie humaine ou lenvers du politique contemporain
85
97
109
123
Jean-François RICHERLe boudoir chez Balzac ou la nouvelle fabrique de lhomme dÉtat : le cas dHenry de Marsay
133Philippe RÉGNIERDune littérature lautre : la comédie saint-simonienne à lintérieur de La Comédie humaine. À propos du Médecin de campagne et du Curé de village
143III. Politique balzacienne et pensée du roman
Jacques-David EBGUYQuest-ce quun auteur politique ? Balzac, Milner, Rancière
159Jacques NEEFSMobilité, pouvoir et représentation
177Elisheva ROSENLes échelles de la figuration du politique
189Claire BAREL-MOISANÉcrire le politique : LEnvers de lhistoire contemporaine ou la tentation du roman à thèse
203Alain VAILLANTLa loi de lécrivain selon Balzac : res litteraria sive res publica
217Bibliographie229
. Alfred Nettement, Histoire de la littérature française, Jacques Lecoffre, 1854, t. II, p. 243.
. Patricia Baudouin, « 1850 ou léclatement des identités politiques de Balzac », Balzac et la crise des identités, Christan Pirot, 2005.
. Thomas Bouchet, Le Roi et les barricades, Seli Arslan, 2000.
. Balzac. Le siècle, le roman, le politique, Colloque organisé par le Groupe International de Recherches Balzaciennes et le Centre de Recherche de lUniversité Paris VIII, les 23-25 juin 1983.
. Lettre à Zulma Carraud, 23 septembre 1832, Corr., II, 131.
. « Si je suis un gaillard [...], je puis avoir encore autre chose que la gloire littéraire, il est beau dêtre un grand homme et un grand citoyen » (Lettre à Laure Balzac, septembre 1819, ibid., I, 41-42. Cest lauteur qui souligne).
. Le Courrier de lEurope du 25 mai 1832.
. E. Poitou, « Études morales et littéraires M. de Balzac, ses uvres et son influence sur la littérature contemporaine », Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1856.
. Pour Pierre Barbéris, « toute participation implique acceptation du capitalisme » et « toute pureté impliqu[e] abstention de la vie sociale » (Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, Gallimard, 1970, vol. II, p. 1259). Pour Balzac, la question ne se pose pas en termes de pureté mais defficacité, dadaptation à son temps.
. En publiant Le Petit Souper, Le Voleur du 15 mars insiste en note sur la « pensée politique, aussi hardie que profonde » de larticle, et en promeut lauteur qui se découvre être celui des Lettres sur Paris ; « son talent sagrandit en savançant vers un avenir politique qui, maintenant, sest [...] rapproché de lui ».
. Samuel-Henri Berthoud, rédacteur en chef de la Gazette de Cambrai et collaborateur de La Silhouette, ne ménage pas ses efforts pour « populariser » son candidat (lettre du 7 mai 1831, Corr., I, 524).
. Lettre à Zulma Carraud, début mai 1831, Corr., I, 521.
. Lettre à Samuel-Henri Berthoud, 11 mars 1831, ibid., 504. Balzac escompte entre autres le soutien de la Revue de Paris, du Temps et des Débats.
. Lettre au général de Pommereul, 26 avril 1831, ibid., 513.
. Quatre enquêtes devaient suivre sur les relations extérieures, la guerre, les finances et lintérieur.
. La Mode du 30 avril 1831.
. Lettre du 19 mai 1831, Corr., I, 531.
. Amédée Faucheux, avocat et conseiller municipal de Tours, lui annonce le 1er mai que le « député sortant sera réélu par lunanimité des constitutionnels de toutes les nuances » (Corr., I, 516).
. Zulma Carraud laccuse de renier ses convictions de jeunesse par désir de plaire à la marquise de Castries et de conquérir la « gloriole » (lettre du 10 septembre 1832, Corr., II, 116).
. S. Zweig, Balzac, Le roman de sa vie, Albin Michel, 1950, p. 433.
. C. Nodier, cité par G. Zaragoza, « Nodier et le pouvoir », Les Intellectuels face au pouvoir (1815-1870), sous la direction de M.-H. Girard, Centre de Recherches Interférences Culturelles de lUniversité de Bourgogne, Dijon, 1996, p. 19.
. Lettre dAmédée Faucheux, 15 avril 1832, Corr., I, 698.
. « Lettres sur Paris », Le Voleur du 10 octobre 1830, OD, II, 880. Mais Chateaubriand ne pense pas davantage la France mûre pour la république, à cause des « souvenirs de la République même » (Discours du 7 août 1830 à la Chambre des Pairs, repris dans les Mémoires dOutre-Tombe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, t. II, p. 466).
. S. Rials, « Contribution à létude de la naissance des partis en France : le parti légitimiste de 1830 à 1883 », Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, Albatros, 1987, p. 271.
. Cest lexpression de Jean de Margonne, lettre du 31 mai 1832, Corr., I, 730.
. Tel est par le subterfuge utilisé par Vinet dans Pierrette, CH, IV, 96.
. Le Courrier de lEurope du 25 mai 1832.
. Le Figaro du 26 mai 1832. Il récidive le lendemain avec une parodique Harangue du candidat de Chinon aux électeurs, et le 1er juin avec un article sur « M. de Balzac et lélecteur dIndre-et-Loire ».
. Lettre de Balzac à sa mère du 10 juin 1832, Corr., II, 11.
. Corr., II, 129.
. Lettre de Zulma Carraud à Balzac, 30 septembre 1832, Corr., II, 146.
. Lettre de Balzac à Zulma Carraud, 23 septembre 1832, ibid., 129.
. Bergès, que Balzac appelle « [s]on guide électoral », ibid., 131, lui aurait suggéré de se présenter lors dun dîner chez les Carraud, au terme duquel « les convives sengagèrent à faire de la propagande en sa faveur » (Albéric Second, Le Tiroir aux souvenirs, Dentu, 1885, p. 9-10).
. Lettre de Balzac à sa mère du 20 juillet 1832, Corr., II, 65.
. Lettre à Zulma Carraud du 23 septembre 1832, Corr., II, 128.
. Ibid., 129. « Quant aux moyens, jen suis juge. Je me soumets à toutes les calomnies [...], parce quun jour, il y aura des voix pour moi », 128. Choquée, Zulma rétorque le 30 septembre : « Vous voulez vous servir dun parti aveugle pour vous élever, puis là, le frustrer de toutes les espérances quil aura placées en vous ? » (145).
. « Enquête sur la politique des deux ministères », OD, II, 987.
. Lettre dAmédée Faucheux, 1er mai 1831, Corr., I, 316. « Après vous avoir lu, je crains quon ne se demande à quelle fraction de la Chambre vous eussiez appartenu, si vous eussiez été député » (ibid.).
. S.-H. Berthoud, La Gazette de Cambrai du 19 mars 1831.
. Puisque ce sont « les défiances du peuple » qui « ont tué les Bourbons », seule la volonté du peuple peut les restaurer ; « si Henri V était voulu par la masse de la nation, il pourrait revenir en vertu du double droit de la souveraineté du peuple et de la légitimité » (« Essai sur la situation du parti royaliste », OD, II, 1063).
. Dès 1831, Chateaubriand propose une Restauration provisoire et soumise au suffrage universel. Mais son « républiquinquisme », qui se traduit par un rapprochement avec les républicains modérés ne fait pas lunanimité chez les légitimistes, pas plus que les discours avancés de Fitz-James et Berryer.
. « Essai... », art. cit., OD, II, 1065.
. Pour faire taire un opposant, il faut « lacheter, le séduire ou le persécuter, il mérite également une préfecture ou la prison » (« Du gouvernement moderne », OD, II, 1075).
. Le roi et ses ministres, qui nont pas eu lhabileté de corrompre électeurs et députés, furent « des aveugles ou des niais » (ibid., 1078).
. « Lettres sur Paris », Le Voleur du 31 mars 1831, OD, II, 978. La Lettre IV soulignait déjà laveuglement de tous « les orateurs de salon, les journalistes et tous les ministres en herbe » qui « stipulent un gouvernement, [...], élaborent des plans [mais] ignorent lignorance de nos provinces », 31 octobre 1830 (889).
. La brochure de Chateaubriand intitulée De la Restauration et de la monarchie élective parut le 24 mars 1831, avec un retentissement dont la dernière des Lettres sur Paris se fait lécho (envieux ?).
. E. Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, 1983, p. 378.
. La Muse du département, CH, IV, 631 (add. Furne 1843).
. L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, p. 397.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1068.
. LHB, I, 266.
. « Je suis à la veille de commencer lexistence politique. [...] Les deux Revues forment un grand parti. [...] Elle se réunissent à moi et me prennent pour chef [...] Moi je ferais 2 autres journaux. Cela nous en donnerait 4 et nous sommes aujourdhui en marché dun 5e. Je pense à n[ous] faire appeler le parti des intelligentiels ; nom qui prête peu à la plaisanterie, et qui constituerait un parti auquel on serait flatté dappartenir » (11 août 1835, LHB, t. I, 351).
. LHB, I, 74.
. LHB, I, 409.
. « [...] si je suis un gaillard (cest ce que nous ne savons pas encore), je puis avoir encore autre chose que la gloire littéraire, il est beau dêtre un grand homme et un grand citoyen [...] » (lettre à Laure Balzac, septembre 1819, Corr., I, 42).
. « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », « Considérations sur le pouvoir spirituel ».
. Traité de la vie élégante, La Mode, octobre-novembre 1830, CH, XII, 222-223.
. La Peau de chagrin, CH, X, 103-104.
. Non certes de front, mais par la bande. En expliquant la révolution de Juillet, soit donc lévénement politique éminent, qui est censé avoir changé la donne, par ce désir quaurait eu la France davoir une représentation législative « [...] qui fût lexpression exacte de ses idées, pensée, industrie, commerce, territoire : car aujourdhui, la pensée et lindustrie sont aussi fécondes que le territoire. La terre et lindustrie produisent également le budget, et lintelligence est désormais le souverain moteur de nos deux grandes exploitations humaines : lindustrie et lagriculture. La France désirait obéir à une puissance intelligente comme elle ». Il serait erroné, certes, de traduire automatiquement dans ce type dénoncés « intelligence » par « intellectuels » : ce serait une restriction indue. Balzac a en effet une vision de lhistoire plus générale, inspirée pour une bonne part de celle des saint-simoniens, auxquels il emprunte aussi, on va le voir, la notion de « capacité ». Au « territoire », et donc, en termes déjà pré-marxistes, à la propriété foncière, cette vision oppose ces deux formes de propriété plus récentes que sont lindustrie et lintelligence, unies par leur immatérialité, mais aussi par leur commun statut de forces virtuelles et mobiles. Mais remarquons que le mot « industrie » dans ce contexte dit plus la capacité industrieuse qui est censé être celle du Tiers État celle des « abeilles », auraient les saint-simoniens que la production industrielle comme secteur dactivité concret. Et noublions pas non plus, que de telles précautions tombent lorsquon voit à quel point, dans bien dautres énoncés, la notion dintelligence regarde bien du côté dun groupe intellectuel en gestation : dune « classe pensante », comme disait dès 1825 le Stendhal du pamphlet Dun nouveau complot contre les industriels. Ainsi, on le verra, dans les énoncés de lEssai sur la situation du parti royaliste.
. Théorie de la démarche, CH, XII, 299.
. Une fille dÈve, CH, II, 351.
. La Peau de chagrin, CH, X, 149.
. « Une uvre dart est une idée tout aussi puissante que celle à laquelle on doit les loteries », « Des artistes », OD, II, 711.
. Raphaël de Valentin évoque « ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains », La Peau de chagrin, CH, X, 148.
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 713.
. CH, V, 457.
. « Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il nétait quun homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à lÉtat, qui nen avait aucun souci » (CH, X, 66).
. « Lettre aux écrivains français », Revue de Paris, 1er novembre 1834, OD, II, 1235.
. Z. Marcas (1840), CH, VIII, 833.
. « La jeunesse éclatera comme la chaudière dune machine à vapeur », prédit Z. Marcas (CH, VIII, 847).
. Ibid., 847. Cette idée est exprimée de manière fort claire dès le Traité de la vie élégante, à la fin de lannée 1830 : « Une révolution populaire est impossible aujourdhui. Si quelques rois tombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mépris de la classe intelligente » (CH, XII, 225).
. Voir son pamphlet de 1825 : Dun nouveau complot contre les industriels.
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 713.
. Béatrix, CH, II, 379.
. Une fille dÈve, CH, II, 342.
. Lettres sur Paris, lettre III, Le Voleur, 20 octobre 1830, OD, II, 887.
. « Ne voyez-vous pas [...] quen semant le raisonnement au cur des basses classes, vous récolterez la révolte, et que vous en serez les premières victimes ? » (CH, V, 404).
. Ibid., CH, XII, 221. Voir aussi : « Malgré le succès de M. Jacotot, cest une erreur de croire les intelligences égales. Elles ne peuvent lêtre que par une similitude de force, dexercice ou de perfection, impossible à rencontrer dans les organes, car, chez les hommes civilisés surtout, il serait difficile de rassembler deux organisations homogènes » (223).
. « Laristocratie et la bourgeoisie vont mettre en commun, lune, ses traditions délégance, de bon goût et de haute politique ; lautre, ses conquêtes prodigieuses, dans les arts et les sciences [...]. Mais les princes de la pensée, du pouvoir ou de lindustrie qui forment cette caste agrandie, nen éprouveront pas moins une invincible démangeaison de publier, comme les nobles dautrefois, leur degré de puissance ; et, aujourdhui encore, lhomme social fatiguera son génie à trouver des distinctions. Ce sentiment est, sans doute, un besoin de lâme, une espèce de soif ; car le sauvage même, a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris, et se bat pour des verroteries » (je souligne cette formule dinspiration « bourdieusienne »), ibid., 223.
. Lettres sur Paris, lettre XIX, Le Voleur, 29 mars 1831, OD, II, 981.
. Quarante-cinq occurrences du mot dans la Concordance Kiriu...
. Traité de la vie élégante, CH, XII, 222-223.
. « Essai sur la situation du parti royaliste », Le Rénovateur, 26 mai-2 juin 1832, OD, II, 1065.
. Ibid.
. « Aujourdhui, les seules armes que les royalistes doivent prendre sont celles que notre siècle a faites : la presse et la tribune » (« Essai sur la situation du parti royaliste », Le Rénovateur, 26 mai-2 juin 1832, OD, II, 1063).
. La position de la Chronique de Paris est, selon Balzac, plus libre que celle des deux organes légitimistes, La Gazette de France et La Quotidienne : « Ces deux journaux sont placés de manière à ne pouvoir faire de concessions au régime actuel, tandis que nous pouvons, nous, transiger » (LHB, I, 405).
. Une fille dÈve, CH, II, 322.
. Le Curé de village, CH, IX, 822.
. « À cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables, car lEmpereur recherchait les capacités » (Un début dans la vie, CH, I, 761).
. « Louis XIV, Napoléon, lAngleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente » (Z. Marcas, CH, VIII, 847).
. Voir entre autres cette belle tirade de Hugo, restée dans le « Reliquat de Littérature et philosophie mêlées » (1834) : « Vous haïssez lintelligence. Vous haïssez la pensée. Vous haïssez la presse, qui est aujourdhui la chose la plus puissante des choses puissantes. Prenez garde. Vous êtes imprudents. Un gouvernement peut se suicider comme un individu. [...] Vous navez pas remarqué une chose, cest que dans les époques comme celles-ci le sceptre change de forme comme tout le reste. Il y a trente ans, le sceptre cétait une épée. Aujourdhui, le sceptre cest une plume » (uvres complètes, éd. Jean Massin, Club français du livre, t. IV, p. 921-922).
. Et « ne surent même pas présenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiques couleurs qui leussent fait aimer » (CH, V, 930).
. Ibid., 931-932.
. Ainsi, le préfacier de La Femme supérieure, affirme-t-il que « le talent est comme la noblesse, un don du hasard quil faut se faire pardonner » (Les Employés, CH, VII, 892).
. Illusions perdues, CH, V, 171. En revanche, selon le républicain Publicola Masson, pédicure de son état, le « génie est un odieux privilège à qui lon accorde trop en France ». Aussi se propose-t-il « de démolir quelques-uns de nos grands hommes pour apprendre aux autres à savoir être simples citoyens » (Les Comédiens sans le savoir, CH, VII, 1207). Caricature poussée au burlesque des positions de certains républicains rouges (qui annoncent celles de Proudhon). Bien plus radicaux que les républicains tricolores de la Revue républicaine puis de la Revue du progrès.
. Voir mon article : « Le dandysme littéraire après 1830, ou la Badine et le Parapluie », Romantisme, n° 72, 1991-1, p. 33-47.
. « De nos jours, le talent a pris place à côté de la fortune et de la naissance, il compte directement parmi les forces qui constituent et dirigent le mouvement social [...]. Talent, richesse, naissance, ici se sont entendues pour la première fois et se prêtent un mutuel appui [...]. »
. Par la publication dun article de tête sans titre, qui deviendra la Préface de Littérature et philosophie mêlées, lannée suivante : « Lart est aujourdhui a un bon point [...] » ( 29 mai 1833).
. Qui mériterait décidément une étude idéologique plus précise que celle quavait donnée jadis Thomas Palfrey (LEurope littéraire (1833-1834), un essai de périodique cosmopolite, Champion, 1927). La ligne éditoriale du journal a été aussi affirmée, entre autres, par un article du Baron de Mortemart-Boisse intitulé : « Tendance intellectuelle de laristocratie » (13 mai 1833).
. 26 octobre 1834, LHB, I, 266.
. 26 novembre 1834, ibid., 276.
. Voir par exemple : « Un grand artiste est un roi, plus quun roi : dabord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise ; puis il règne dans le monde de la fantaisie » (La Rabouilleuse, CH, IV, 293).
. Voir par exemple : « Un grand artiste, aujourdhui, cest un prince qui nest pas titré » (La Cousine Bette, CH, VII, 130).
. « Le Génie. À M. de Chateaubriand » [juillet 1820], uvres complètes, op. cit., p. 795.
. Formule de la Préface de Lucrèce Borgia (février 1833), ibid., t. IV, p. 656.
. « Aujourdhui, lécrivain a remplacé le prêtre ; il prend la lumière sur lautel et la répand au sein des peuples [...] il console, il maudit, il prie, il prophétise. Sa voix ne parcourt pas seulement la nef dune cathédrale, elle peut résonner dun bout du monde à lautre. Lhumanité devient son troupeau, écoute ses poésies, les médite [...] Une feuille de papier, frêle instrument dune immortelle idée, peut niveler le globe [...] Le pontife de cette terrible et majestueuse puissance ne relève donc plus ni des rois, ni des grands, il tient sa mission de Dieu » (« Envoi » du Prêtre catholique à Mme Hanska [1834], CH, XII, 802-803).
. Vigny radicalise une telle position dans Stello (1831-1832) : « Le Poëte, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à lhomme du Pouvoir, apôtre dune vieille fiction [...]. » Doù le conseil donné aux poètes : « Suivez votre vocation. Votre royaume nest pas de ce monde sur lequel vos yeux sont ouverts » (uvres complètes, éd. F. Baldensperger, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1950, p. 752.
. « Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin dopposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts. Tous les excès sont frères » (CH, X, 196).
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 711.
. Le Médecin de campagne, CH, IX, 514.
. 22 janvier 1836, LMH, I, 385.
. 8 mars 1836, ibid., 394.
. 20-24 mars 1836, ibid., 397.
. 16 mai 1836, ibid., 421.
. Ibid.
. 27 mars 1836, ibid., 409.
. 23 août 1835, ibid., 355.
. Ibid.
. Tel Balthazar Claës, pour qui cette expression est employée (La Recherche de labsolu, CH, X, 728).
. Illusions perdues, CH, V, 465.
. Une fille dÈve, CH, II, 381.
. Revue parisienne, 15 juillet 1840, OC, Club de lhonnête homme (désormais CHH), t. XXVIII, 105.
. Ibid., 103.
. Voir Les Comédiens sans le savoir, CH, VII, 1203-1205.
. La Fille aux yeux dor, CH, V, 1024.
. Z. Marcas, CH, VIII, 833.
. Ibid., 853.
. La Comédie du diable, OD, II, 1110.
. Voir Z. Marcas, CH, VIII, 852.
. « À cette époque, de Marsay venait demployer son ami, notre ami, dans la haute comédie de la politique » (Un homme daffaires, CH, VII, 783).
. Le Député dArcis, CH, VIII, 721.
. Voir CH, VIII, 721.
. « Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront quà planter des peupliers » (La Peau de chagrin, CH, X, 103).
. « Lettres russes », Revue parisienne, avril 1840, OC, CHH, t. XXVIII, 157.
. « Depuis lérection du nouveau trône [...], le cabinet des Tuileries sest renouvelé dix-huit fois, au moyen de cinquante-deux hommes dÉtat qui sont : [...] » (« Lettres russes », Revue parisienne, février 1840, ibid., 149).
. Ibid., avril 1840, ibid., 162.
. La « maison Thiers » est le protagoniste principal des « Lettres russes » de mars, davril, de juin, de juillet, daoût et de septembre 1840 (ibid., 151-162).
. « Lettres russes », Revue parisienne, juin 1840, ibid., 168.
. LHB, I, 690.
. P. Barbéris, Balzac et le mal du siècle, Gallimard, 1970, t. II, p. 1988.
. Ibid., t. I, p. 11.
. B. Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac, Armand Colin, 1967, p. XII.
. N. Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005.
. Les références sont celles de lédition de la Pléiade (XI). Noté SCM.
. Voir la lettre à Hippolyte Souverain de décembre 1841, Corr., IV, 361.
. Honoré de Balzac, Le Catéchisme social, La Renaissance du livre, édition de B. Guyon, 1933. Sur lhypothèse de cette datation, voir p. 78. Noté CS.
. Le Rénovateur (mai-juin 1832), OD, II, 1047-1065. Noté ESPR.
. Article refusé par Le Rénovateur et inachevé (OD, II, 1066-1084). Noté GM.
. Lexpression « lhomme social » (173) montre bien que Balzac se situe dans la continuité de la philosophie du contrat (développée par Hobbes), comme en témoigne également cette phrase : « Si la politique est lart de coordonner les intérêts et les passions sociales » (GM, OD, II, 1080).
. ESPR, OD, II, 1056.
. On a beaucoup écrit sur le caractère tout particulier de ce légitimisme : cest dabord un absolutisme ; cest un anti-libéralisme (Barbéris) ; cest un légitimisme de raison, amoral (Guyon), non de sentiment (contrairement à celui dun Chateaubriand).
. Hobbes, Léviathan [1651], Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 305 sq.
. « Avant-propos » à La Comédie humaine, CH, I, 13. Noté AP.
. ESPR, OD, II, 1059.
. GM, OD, II, 1082.
. Une remarque sur lécriture balzacienne du politique. Si le politique, cest laction, lécriture du politique doit rechercher une vertu pragmatique : cest dire quelle privilégie la forme de la maxime. La croyance en des axiomes de la vie politique est de nombreuses fois soulignée : « la plus cruelle, mais la plus vraie maxime de la Royauté, à savoir que les trônes sont solidaires » (193) ; « ce fut lapplication de cette maxime qui donna Florence aux Médicis [...] Ce fut loubli de cette maxime qui perdit Louis XVI » (194) ; « Cette maxime est directement contraire à celle avec laquelle la Bourgeoisie voudrait aujourdhui diriger la politique des États » (1278). Quant à Marcas, le récit de sa vie est « coupé de maximes et observations qui dénotaient le grand politique » (CH, VIII, 846). Il sagit de chercher labsolu de la formulation : « En politique, un principe dont le contraire est absurde doit être pris pour vrai, pour absolu. Le moyen entre lui et le contraire serait insuffisant » (CS, 136). De là le projet du Catéchisme social : lun des titres retenus était « Grammaire politique ». Balzac rêve de réunir des règles en un « code », sinspirant de Machiavel : « cette politique dont le code a été écrit par Machiavel » (180). On peut enfin penser au fait que Balzac a édité les Maximes et pensées de Napoléon. Mais le Catéchisme social demeure inachevé : son aspect fragmentaire est particulièrement frappant, cest une maxime, cest une brève réflexion, détachées de tout raisonnement suivi. Même phénomène à la fin de larticle sur le Gouvernement moderne, où figurent des notes éparses : « Une assemblée ne peut rien inventer, la loi est la plus haute des inventions » (GM, 1084). Comme si Balzac peinait à tisser un texte en allant dune maxime à lautre, à développer une pensée politique dans la continuité. Ce qui induit des problèmes de lisibilité, souvent, mais ce qui permet également le maintien de tensions irrésolues : outre larticulation improbable du légitimisme et du machiavélisme, relevons par exemple léloge de lhomme probe en politique que fut Strozzi (182), étonnant dans le contexte de lapologie dune ruse florentine.
. Z. Marcas, CH, VIII, 833.
. GM, OD, II, 1066.
. Il est vrai quun tel appel était sous-tendu par le pressentiment que la monarchie de Juillet ne durerait guère : « sous le rapport du but avoué par le gouvernement constitutionnel, il est évident, pour les esprits de bonne foi, quen peu de temps il change de nature quand lAssemblée est intelligente et forte, ou il fait dépérir la nation si lAssemblée est composée de médiocrités. Il mène ou au despotisme ou à la ruine » (ibid., 1073).
. Ibid., 1073.
. Ibid., 1072.
. ESPR, OD, II, 1062.
. CS, 108.
. Le Curé de village, CH, IX, 821.
. ESPR, OD, II, 1048.
. LHB, I, 611.
. GM, OD, II, 1073.
. CS, 125.
. Ibid., 104.
. On doit comprendre de la même façon la citation du « mot très profond de Napoléon » : « lhistoire de France doit navoir quun volume ou en avoir mille » (187). Dun côté, la saisie de lessence du politique ; de lautre, la multiplication de faits qui nen seraient que lillustration.
. Illusions perdues [1843], CH, V, 702.
. AP, CH, I, 9.
. La Cousine Bette, CH, VII, 15.
. Inversement, dans la préface des Chouans (1829), tout en critiquant une histoire-squelette, Balzac loue linitiative des jeunes historiens libéraux, qualifiés d« hommes de talent » (CH, VIII, 897), ce qui témoigne dune évolution.
. Voir lexcellent article dA. Gérard dans le n° 100 de Romantisme (1998) consacré à ce sujet : « Le grand homme et la conception de lhistoire au XIXe siècle », p. 31-48. Voir également M. Gauchet, « Les Lettres sur lhistoire de France », P. Nora, Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 807-808.
. Cité par A. Gérard, art. cit., p. 37.
. Guizot, Histoire de la cililisation en Europe [1828-1829], Didier, 1861, t. II, p. 125.
. Mignet, Histoire de la Révolution française, Didot, 1824, I, p. 114. Voir également le jugement de Tocqueville sur Napoléon dans De la Démocratie en Amérique II [1840], GF, p. 349.
. Le Médecin de campagne, CH, IX, 430.
. Le Curé de village, CH, IX, 820.
. Ibid., 821.
. Préface contre laquelle Balzac sétait élevé dans un article de 1830 (OD, II, 702).
. Vigny, « Réflexions sur la vérité dans lArt » (1829), Cinq-Mars, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 25-26.
. N. Mozet, Balzac au pluriel, PUF, 1990, p. 47-64.
. AP, CH, I, 12.
. Ibid., 13-14.
. Ibid., 14.
. Ibid., 13.
Balzac, Nouvelles et contes, I. 1820-1832, édition établie, présentée et annotée par Isabelle Tournier, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 502.
. CH, I, 1147-1148.
. Voir T. Takayama, Les uvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842), The Keio Institute of cultural and linguistic studies, Tokyo, 1966, p. 95-98, ainsi que S. Vachon, Les Travaux et les jours dHonoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Saint-Denis-Paris-Montréal, Presses Universitaires de Vincennes-Presses du C.N.R.S.-Les Presses de lUniversité de Montréal, 1992, p. 127, n. 8.
. Voir T. Takayama, Les uvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842), op. cit., p. 109-110.
. De nouveau, voir T. Takayama, op. cit., p. 109-110, qui mentionne une liste dÉtudes de murs en projet imprimée à la fin du t. II du Livre mystique (Werdet, janvier 1836).
. LH, I, 365.
. Pour le contrat, voir Corr., III, 174-188. Le contrat est daté du 15 novembre 1836.
. Voir LH, I, 391.
. LH, I, 425.
. Ce catalogue a été reproduit par Th. Bodin dans Le Courrier balzacien, n° 47, 1992, p. 26-31. Voir larticle de S. Vachon, « La gestion balzacienne du classement : du catalogue Delloye aux Notes sur le classement et lachèvement des uvres », Le Courrier balzacien, n° 51, 1993-2, p. 1-17.
. Voir Corr., IV, 33-37.
. Voir S. Vachon, Les Travaux et les jours dHonoré de Balzac, op. cit., p. 35.
. La préoriginale en feuilletons (Le Siècle, 31 décembre 1838-14 janvier 1839) nétait pas accompagnée de préface.
. Voir Corr., IV, 665.
. On ignore la date de parution des 4e, 11e et 13e volumes de La Comédie humaine, mais ils ne parurent pas en tout état de cause avant le second semestre de 1845. Pour une discussion serrée, voir S. Vachon, Les Travaux et les jours dHonoré de Balzac, op. cit., p. 248-249.
. En volume les Scènes de la vie politique représentent 322 p., les Scènes de la vie militaire 302 p. et les Scènes de la vie de campagne 423 p. Se rappeler aussi quen 1845, dans la préface de la première partie de Splendeurs et misères des courtisanes en volume (De Potter, août 1844), Balzac annonçait que LEnvers de lhistoire contemporaine, alors dénommé Les Méchancetés dun saint et La Baronne de La Chanterie, ferait pendant à lHistoire des Treize qui ouvrait les Scènes de la vie parisienne et leur servirait de clôture (voir CH, VI, 426). Cela confirme le caractère conjoncturel du déplacement de LEnvers de lhistoire contemporaine dans les Scènes de la vie politique.
. Isabelle Tournier, Avertissement à Balzac, Nouvelles et Contes, 1. 1820-1832, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 15.
. Nicole Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 33.
. Facino Cane, CH, VI, p. 1019, 1020.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 215.
. Damien Zanone, « Balzac, les Mémorialistes et le romanesque consulaire et impérial », Balzac dans lhistoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001, p. 71.
. Claude Duchet, « Lillusion historique : lenseignement des préfaces (1815-1832), Revue dhistoire littéraire de la France, n° 75, mars-juin 1975, p. 246 ; cité par Catherine Nesci, « Balzac et la fantasmagorie du passé », Balzac dans lHistoire, op. cit., p. 56.
. Pierre Laforgue, Romanticoco, Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 26.
. Voir Nicole Mozet, Balzac et le Temps, op. cit.
. Contemporains de Hegel, les travaux des historiens politiques français, dAugustin Thierry à François Guizot, de Thiers à Louis Blanc, sinscrivent dans une nouvelle épistémè qui bouleverse, non pas les idées, mais le mode dêtre au monde des contemporains.
. Auguste Comte, Discours sur lesprit positif [1844], Vrin, 1987, p. 97.
. Paule Petitier, Introduction, Balzac dans lHistoire, op. cit., p. 12.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 148.
. « Lettres sur Sainte-Beuve », Lettres sur la littérature, le Théâtre et les Arts, II, Sur Sainte-Beuve, à propos de Port-Royal, Revue parisienne, 25 août 1840, p. 202.
. Sur 1830 et Balzac, voir Isabelle Tournier, Nouvelles et contes, op. cit., p. 21.
. Voir Michèle Riot-Sarcey, Introduction, « Tout soublie et rien ne passe », Le Temps et les Historiens, Revue dHistoire du XIXe siècle, n° 25, 2002/2.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 203.
. Honoré de Balzac, « Lettre à Monsieur P-S-B Gavault » [1844], Dédicace des Paysans, op. cit., p. 32 (Pl., IX, 49).
. Expression empruntée à Nicole Mozet.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 212 (Pl., IX, 187).
. Guizot ira jusquà écrire que la « démocratie est un cri de guerre ».
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 151.
. Un cri semblable à celui de Munch.
. Ibid. p. 257-258.
. Ibid., p. 258.
. Heinrich Heine, « Lettre du 30 avril 1840 », Lutèce, Paris-Genève, Ressources, 1979, p. 33.
. Ibid., Préface [1843], p. XVII-XIII.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], uvres diverses, Conard, t. III. Je remercie Isabelle Tournier de mavoir incitée à commenter ce texte quelle ma permis de découvrir.
. H. Heine, « Lettre du 13 février 1841 », op. cit., p. 170.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], art. cit., p. 684.
. Ibid., p. 685.
. Ibid, p. 688.
. Ibid., p. 686.
. Ibid.
. H. Heine, op. cit., p. 258.
. Slogan de lépoque ; voir Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de lUtopie, Albin Michel, 1998.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], art. cit., p. 688.
. Ibid.
. Ibid., p. 689.
. Ibid., p. 690.
. Ibid., p. 688-689.
. Ibid., p. 687.
. Ibid., p. 690.
. Nous empruntons ce terme à louvrage dAntoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.
. Lettre du 2 septembre 1833, citée par Bernard Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac, Armand Colin, 1947, p. 637 (Corr., II, p. 355).
. Bernard Guyon, op. cit. p. 636.
. Ibid.
. Le journal La Quotidienne parle en effet de roman « dogmatique et catéchisant » sans « forme dramatique » ni « action suivie. » Voir « Lhistoire du texte », CH, IX, 1405-1406.
. Bernard Guyon, op. cit.
. Corr., II, p. 355.
. Roland Barthes, S/Z, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 101.
. Cet usage du personnage référentiel a été étudié par Aude Déruelle dans « Le cas du personnage historique », AB 2005, p. 89-108.
. J. Martineau « Faire concurrence à létat-civil : immigrants et autochtones dans La Comédie humaine », Cahiers de Narratologie, « Le personnage romanesque », n° 6, 1995, p. 305-317.
. Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 74.
. Bernard Guyon, op. cit.
. Ibid.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1073.
. Bernard Guyon, La Pensée politique..., op. cit., p. 603.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1082.
. Max Andréoli, « Morale de la politique et politique de la morale dans La Comédie humaine », AB 2003, p. 160.
. François-Xavier Mioche voit au contraire un épuisement du politique dans limportance prise par les drames privés. Voir « Le Médecin de campagne, un roman politique ? », AB 1988, p. 319.
. Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes, op. cit.
. Michael Tilby, « Le Médecin de campagne et le statut du récit », AB 2003, p. 8-24.
. Idéalement, du côté de quelque chose comme une aristocratie des artistes.
. Jacques-David Ebguy et Gérard Gengembre analysent très précisément ce déplacement dans ce volume.
. A. de Baecque, Le Corps de lhistoire. Métaphores et politique (1770-1800), Calmann-Lévy, 1993.
. Mise en évidence par J.-M. Roulin (« Corps, littérature, société (1789-1900) », dans Corps, littérature, société (1789-1900), sous la direction de J.-M. Roulin, Publications de lUniversité de Saint-Étienne, 2005, p. 8).
. A. de Baecque, op. cit., p. 162.
. Les passages figurant en italiques dans les citations sont (comme ici) soulignés par moi.
. Noms que se donnent, dans lhistoire, le marquis de Montauran, et Lecamus, baron de Tresnes (241).
. Par Vanda, qui suggère elle-même une interprétation maistrienne de sa maladie (372).
. Ce sont, pour J.-M. Roulin, les trois modalités de la sémantisation du corps romantique, devenu le « lieu où la société marque son empreinte sur lindividu » autant quune « figure de la relation de lindividu à son contexte social et historique » cest-à-dire bien plus quune simple métaphore (art. cit., p. 10).
. Voir E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi [1957], Gallimard, coll. « NRF », 1989.
. Voir M. Le Yaouanc, Nosographie de lhumanité balzacienne, Librairie Maloine, 1959, p. 448-455.
. 1830, remarque M. Ozouf, « accomplit la Révolution : [...] avec un drapeau tricolore, une pairie sans hérédité, légalité dans la garde nationale, les majorats supprimés et lEglise humiliée, comment parler encore de monarchie ? » (Les Aveux du roman, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 67).
. M. Le Yaouanc, op. cit., p. 455.
. Mission à laquelle le prédestine quelque peu son prénom lui-même médiéval.
. Cest, de même, à une « Reine » que sont attribués, à la fin de lhistoire, ses bienfaits (409).
. Être privé de son nom était le châtiment que sinfligeait, chez Ballanche, le régicide-parricide de lHomme sans nom (1820), et cette uvre appartient vraisemblablement à lintertexte du roman de Balzac : la figure de M. Bernard nest pas sans ressemblance avec celle du personnage du conventionnel reclus. Linfluence de Ballanche me paraît, dans LEnvers, tout aussi déterminante, sinon plus, que celle explicitement avouée de Maistre.
. Voir E. Kantorowicz, op. cit., p. 28.
. Par là, on séloigne sensiblement dun schéma ballanchien (LHomme sans nom fait se succéder expiation-réconciliation-régénération).
. Jemploie à dessein ce terme, suscité par les images du texte (lenfoncement, dans le sol, de la demeure de la rue Chanoinesse, 226), et qui a pour avantage dêtre en accord avec le registre métaphorique du roman : au début du XIXe siècle, il désigne toute modification régressive, physiologique ou biologique.
. Je ne puis mattarder ici sur la genèse de ce roman, écrit en deux temps (1842-1844 pour les fragments qui deviendront le premier épisode, 1847 pour le second). Voir CH, VIII, 1322-1332.
. « Jeu de mots-image » issu des discours pamphlétaires de lépoque révolutionnaire (cité par A. de Baecque, op. cit., p. 118).
. La médecine vitaliste (dont Bichat est lun des plus éminents représentants) fait de la circulation sanguine et de lirrigation nerveuse ses principes dominants. Lorganisme est alors conçu comme système de communication entre une multiplicité de principes vitaux. Sur cette articulation de la polémique politique à une polémique médicale, voir A. de Baecque, op. cit., p. 112-120.
E. Sieyès, « Essai sur les privilèges » [1788], Quest-ce que le Tiers État ?, PUF, coll. « Quadrige », 1982, p. 4.
. Il y a là un co-texte (Cl. Duchet) important du roman, et rarement (sinon jamais ?) mis en évidence. On sait combien, par ailleurs, la littérature romantique a puisé dans le fonds commun de ce discours nosographique (Stendhal, Chateaubriand, Hugo...).
. Voir les pamphlets cités par A. de Baecque, op. cit., p. 105.
. E. Sieyès, op. cit., p. 91.
. Le discours révolutionnaire voit fleurir (et dabord chez Sieyès) ces « guérisseurs du corps social » et autres « apothicaires » de la nation...
. « [...] il guérissait, et guérissait précisément les maladies désespérées auxquelles la médecine renonçait » (376).
. Voir lapologue cité par A. de Baecque, op. cit., p. 106-107.
. Voir Sieyès, encore, et sa vision du « grand corps des citoyens, [...] certain dans sa marche [...] » (op. cit., p. 6 ).
. Voir Mona Ozouf, LHomme régénéré, Gallimard, coll. « NRF », 1989.
. Balzac sappuierait sur les distinctions de spécialistes de son temps (voir M. Le Yaouanc, op. cit., p. 448-455).
. « Nationale » parce quaffectant spécifiquement les Polonais (entendons quelle est transmise à Vanda par sa mère)... mais ladjectif prend son sens politique en entrant en résonance avec les déclarations hostiles à « lesprit de la nation » (328) qui ouvrent le second épisode.
. Sur la catharsis révolutionnaire, et limage du corps « purgé », voir A. de Baecque, op. cit., p. 130.
. La plique polonaise (ou trichoma) avait, au début du XIXe siècle, intéressé un grand nombre de médecins français, comme le rappelle M. Le Yaouanc. Certains dentre eux estimaient quelle pouvait exister sous une forme rentrée, occulte, et que les phénomènes quelle générait « pouvaient disparaître à condition que le virus sortît du corps, passât dans la chevelure et y constituât un conglomérat monstrueux, une plique, au sens restreint du mot » (op. cit., p. 302).
. « La Révolution », écrit G. Gengembre, « est un décentrement, la Contre-Révolution la tentative ultime de recentrer la totalité humaine autour de Dieu » (La Contre-Révolution ou lhistoire désespérante, Imago, 1989, p. 14).
. Image redoublée par celle de Laocoon (363).
. Vanda a épousé le fils du baron de Mergi, procureur général « fanatiquement dévoué à lautel et au trône » (316).
. Lautre camp néchappe pas non plus à ces hybridations, ces brouillages de frontières : ils se manifestaient déjà dans lhistoire de Mme de La Chanterie (285-310)...
. On devine, en faveur de ce nouveau Montesquieu (336) quest Bourlac, une intervention de M. Nicolas.
. Ballanche, Essais de palingénésie sociale, Jules Didot aîné, 1827, p. 22.
. Celle-ci prend sens dans le contexte, chrétien, de linitiation de lhumanité : par les épreuves, lhomme acquiert le moyen darriver, perfectionné, à la vie future.
. « Cuisinière » et « jardinier » viennent (tels des députés) « représent[er] » la « bourgeoisie » sur la scène du roman (346, 350).
. On trouvera un écho à ces lignes dans la lettre à Mme Hanska du 1er mars 1848 (LHB, II, 725).
. Les émeutes républicaines font de 1832 une autre date importante du roman : elles effraient Godefroid et le poussent à la « retraite » (221) que lon sait...
. Cette « insurrection » est annoncée à Mme Hanska, dans une lettre du 2 août 1847 (LHB, II, 657). Cest dans le « journal de Cavaignac » (LHB, II, 1005), rappelons-le (Le Spectateur républicain), que trouvera à se publier « LInitié » !
. Balzac formule, dans cette même lettre, son horreur du communisme.
. Cest le terme même de M. Bernard : « La première grossesse sest bien passée, et a produit un fils » (338).
. Sur ce point, je rejoins lanalyse de Lynn R. Wilkinson (dont, pour lessentiel, je mécarte): « Embodying the crowd : Balzacs LEnvers de lhistoire contemporaine and the languages of class consciousness », Symposium, n° 135, summer 1989.
. Halperine & Sohn, banquiers galiciens évoqués à plusieurs reprises par Balzac dans sa correspondance de lété 1847.
. Ladunation (terme vieilli à la fin du XVIIIe siècle, et ressuscité par Sieyès) est « lacte dunir, de lier en un tout des fragments inconstitués » (A. de Baecque, op. cit., p. 123).
. Métaphore plus tardive dans la langue révolutionnaire, plus rassurante, marquant la sortie de lévénement (A. de Baecque, op. cit., p. 392).
. P. Petitier, « 1830 ou les métamorphoses du centre », Romantisme, n° 123, 2004-1, p. 9.
. Il ne fait pas mystère de la destination « sainte » de la fortune quil amasse (378)...
. Sur bien des points, le roman fait écho à des éléments de la biographie de Balzac...
. Voir F. Schuerewegen, « Honoré de Bouillon, un air de famille. Triste histoire de la fin de Balzac », CRIN (Cahiers de Recherche des Instituts Néerlandais de langue et de littérature françaises), n° 38, 2001.
. Toutes nos références vont à lédition de Colin Smethurst, CH, VIII. On indique la page entre parenthèses.
. Sur ce point, on ne peut que renvoyer aux indispensables travaux de Pierre Barbéris, notamment, pour la question de lélection, à la section « Physiologie du parlementarisme » de Mythes balzaciens, Armand Colin, 1972, p. 98-108.
. Cité par Pierre Rosanvallon, dans Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 2001, coll. « Folio Histoire », p. 354.
. Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Gallimard, 1985.
. Cité par P. Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, op. cit., p. 280.
. Ibid., p. 304.
. Cité par P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, op. cit., p. 102.
. Sur ce point, voir Chantal Massol, Une poétique de lénigme. Le Récit herméneutique balzacien, Genève, Droz, 2006.
. Sur ce point, voir Claude Duchet, « De A à Z : Balzac faiseur de noms », Magazine littéraire, n° 373, février 1999, p. 48-51.
1. Voulant recruter Vautrin, Corentin lui déclare : « Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. Jai déjà, tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné... Je ne men porte pas plus mal. Mais, on voyage! On est tout ce quon veut être... On est le machiniste de drames politiques [...] ».
2. Jean Tulard, « Balzac et la police », AB 1991, p. 65. Voir aussi du même auteur « Le mythe de Fouché dans La Comédie humaine », AB 1990.
. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973, p. 375.
. Nicole Mozet, « Temps historique et écriture romanesque », AB 1990, p. 240.
. Maurice Bardèche, Balzac romancier. La formation de lart du roman chez Balzac jusquà la publication du Père Goriot (1820-1835), Plon, 1940, p. 506.
. Dautres personnages ajoutent leur exemple à celui de de Marsay. Comme la remarqué Pierre Barbéris, Eugène de Rastignac a lui aussi beaucoup appris de ses « exploits dans les boudoirs parisiens » (Mythes balzaciens, Armand Colin, coll. « Études Romantiques », 1972, p. 13). Maxime de Trailles et le marquis de Ronquerolles suivront également lexemple du Premier ministre et feront dans les boudoirs de précieux apprentissages politiques. Faute despace, seul le cas du fils naturel de Lord Dudley, Henri de Marsay, retiendra ici notre attention.
. Lynn Hunt, « Révolution française et vie privée », Histoire de la vie privée : t. 4. De la Révolution à la Grande Guerre, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, dirigé par Michelle Perrot, Seuil, coll. « Points Histoire », 1999, p. 20.
. Henri Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle 1670-1820 : de Madame de Villedieu à Nodier, P.U.F., coll. « Perspectives littéraires », 1997, p. 142-143.
. Arnold van Gennep, Les Rites de passage [1909], édition augmentée, A. et J. Picard, 1981, p. 108.
. Trois fois à la p. 951, une fois à la p. 962, deux fois à la p. 965, puis encore deux fois aux p. 978 et 979; t. V.
. Max Andréoli, « Aristocratie et médiocratie dans les Scènes de la vie politique », AB 1998, p. 49.
. Cest la première condition du succès dans La Comédie humaine selon Michel Condé : « Lénergie ou la volonté seules sont paradoxalement impuissantes [...] ; être vainqueur exige que lon connaisse les intentions de ladversaire et que cet ennemi ne connaisse pas les volontés cachées du sujet » (La Genèse sociale de lindividualisme romantique : esquisse historique de lévolution du roman en France du dix-huitième au dix-neuvième siècle, Tübingen, Niemeyer, coll. « Mimesis », 1989, p. 130).
. Michel Condé, op. cit., p. 120. De Marsay, selon Pierre Laforgue, a « une vision des choses où détermination, lucidité et logique se conjuguent [...] efficacement » (LÉros romantique. Représentations de lamour en 1830, P.U.F., coll. « Littératures modernes », 1998, p. 195).
. Le texte balzacien entre parfois en contradiction avec lui-même. Henri de Marsay, qualifié plusieurs fois de « dandy » dans La Comédie humaine il est en 1820 le « roi des dandies » (Illusions perdues, CH, V, 389) , est doté dune « capacité supérieure » (Autre étude de femme, CH, III, 677) alors que le mot « dandy », pour Balzac, signifie aussi le contraire de la sagacité. En effet, « en se faisant Dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se poser sur un cheval ou un canapé [...] mais un être pensant ?... jamais » (Traité de la vie élégante, CH, XII, 247). Néanmoins, tout porte à croire que le fils naturel de lord Dudley nest que dandy par son élégance et non par son esprit : le premier ministre « possède cette finesse particulière aux gens qui ont vu beaucoup de choses » (Autre étude de femme, CH, III, 676). Et comme le formule lantiquaire de La Peau de Chagrin, « voir nest-ce pas savoir ? » (CH, X, 86).
. Alain Corbin, Le Temps, le désir et lhorreur : essais sur le XIXe siècle, Flammarion, coll. « Champs », 1998, p. 101. Les deux citations précédentes sont à la même page.
. Jacques Noiray, « Imaginaire de la femme chez Balzac », AB 1999 (I), p. 181.
. Puisquil « mourut lannée suivante », CH, VIII, 686.
. Franc Schuerewegen, « LHistoire et le jeu dans Une ténébreuse affaire », AB 1990, p. 384-385.
. Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, op. cit., p. 43.
. Sur le plan politique et social, la grandeur de Balzac, selon Georg Lukács, « consiste précisément en ceci [...] quil observe et représente [...] toutes les contradictions qui se manifestent » (Balzac et le réalisme français, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 1999, p. 38-39) ; louvrage fondateur de Bernard Guyon a, dautre part, bien montré toutes les contradictions qui fracturent la pensée politique de lauteur de La Comédie humaine ; rappelons simplement cette conclusion : en 1833, « le jeune partisan dextrême-gauche est devenu un doctrinaire dextrême-droite » (La Pensée politique et sociale de Balzac, édition revue et augmentée, Armand Colin, 1969, p. 688).
. Antoine Caillot, Mémoires pour servir à lhistoire des murs et usages des Français, Dauvin, 1827, 2 vol., p. 135. Et la suite du destin politique de de Marsay eut certes été passionnante ; il est fort dommage, comme lécrit Hervé Robert, que Balzac nait pas « traité dans La Comédie humaine la machine gouvernementale de la monarchie de Juillet [...] et [que] nous ne sa[chio]ns presque rien du passage au pouvoir de de Marsay, président du Conseil en 1833 mais décédé lannée suivante » (« Louis-Philippe dans luvre de Balzac », AB 1998, p. 27).
. Voir létat présent de la recherche, Le Siècle des saint-simoniens, sous la direction de Nathalie Coilly et Philippe Régnier, Bibliothèque nationale de France, 2006.
. Selon le titre et le mot dordre de la dernière uvre de Saint-Simon.
. Voir deux articles anonymes, tous deux intitulés « Apostolat », des 29 mars et 14 avril 1832 (cote Arsenal : F. E. 340).
. Saint-Simon, Nouveau christianisme, éd. orig. 1825, p. 5.
. Formule conclusive de la brochure-manifeste dÉmile Barrault, Aux artistes (mars 1830).
. [Anonyme], « Quest-ce-quun prêtre saint-simonien ? », feuille populaire distribuée en 1832. Exemplaire consultable dans un recueil composite conservé à lArsenal sous la cote F. E. 339.
. Voir Philippe Régnier, « Corps du Roi, corps du Christ, corps du Père : la personne symbolique et les théories charnelles du Père Enfantin (1796-1864), chef suprême de lÉglise saint-simonienne », Corps, pouvoir société, sous la direction de Jean-Marie Roulin, Publications de luniversité de Saint-Étienne, 2005.
. Voir p. 31 et 60.
. « Les médecins », feuille populaire, 1832, ibid., p. 3.
. Op. cit., 2e éd., 1832, p. 138-139.
. Op. cit., 1ère année, 16e séance, passim.
. Voir lExposition
, 1ère année, 3e, 8e, 14e et 16e séances, passim.
. Voir les Lettres sur la religion et la politique dEugène Rodrigues, ainsi que lExposition
, 1ère année, en part. la 17e séance.
. Voir lExposition
, 2e année, 8e séance.
. « Au roi », repris dans le recueil collectif Politique industrielle et système de la Méditerranée, 1832, p. 75 et suiv. (Arsenal, F. E. 342.)
. Arsenal, F. E. 339.
. Ibid.
. Voir supra une autre expression de ce modèle de gouvernance à propos du médecin.
. Voir les « enseignements » recueillis dans le volume Morale, 1832, p. 121 (Arsenal, F. E. 340). Qualifiée de « gloire vivante », Véronique incarne « le lien de [la] vie commune » du petit cercle des régénérateurs du village (838).
. Voir supra n. 7.
. Voir Jacques Rancière, « Sens et usages de lutopie », dans Raison présente, 1997, n° 121 (à propos notamment du Curé de Village et de lutopisme saint-simonien), p. 65-78 ; Guy Rosa, « Lutopie romantique » (à propos également du Curé de village en particulier), LUtopie en questions, sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Presses universitaires de Vincennes, p. 31-49 ; et Françoise Sylvos, « La poétique de lutopie dans Le Médecin de campagne », AB 2003, p.100-123.
. Voir Nathalie Coilly, « Heurs et malheurs du saint-simonisme rural », Le Siècle des saint-simoniens, op. cit., p. 137-138.
. « Politique dassociation. Politique de déplacement », Le Globe, 30 mars 1832, repris dans la brochure Politique industrielle
, op. cit., p. 34-35.
. Flachat Stéphane, Clapeyron Émile, Lamé Gabriel, Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France, Paris, impr. Everat, 1832, p. 225-226.
. Économie politique et politique, 2e éd., mars 1832, p. 134 (Arsenal, F. E. 342). Chez Balzac, la seconde « robe noire » nest pas linstituteur, mais le juge.
. Ibid., p. 135-136.
. On sait en particulier que lemploi du mot « industriel » comme substantif est un néologisme dû à Saint-Simon.
. « Les oisifs et les travailleurs. Abolition des successions collatérales », Économie politique
, op. cit., p. 83 et suiv.
. Formule citée par Gaudissart (CH, IV, 190) et reprise par Marx mais créée et sans cesse répétée par et dans lExposition
, dès sa 1ère séance.
. Un exemple dans LIllustre Gaudissart, CH, IV, 572.
. Sur ce drame interne, qui a filtré à lextérieur, voir lintroduction au Livre nouveau, du Lérot, reproduit de lédition Tusson, 1991, p. 32 et suiv.
. Hasard objectif ou trait dépoque : à Ménilmontant, Enfantin révèle et présente solennellement à ses apôtres un enfant prénommé Arthur, fruit de ses amours illégitimes avec une certaine Adèle Morlane.
. « Je me suis bientôt trouvée beaucoup trop la mère de ce jeune homme pour être insensible à sa muette et délicate admiration » (866). Chez Balzac, le schème maternel mobilise aussi des souvenirs autobiographiques (Mme de Berny) et littéraires (Mme de Warens et Mme de Rênal) qui préexistent, est-il besoin den convenir, à landrogyne dEnfantin.
. On sintéressera par exemple, dans le cas de Balzac, à « Du gouvernement moderne », écrit dès 1832.
. Comme si, selon une formule dAlain Badiou, « la littérature [pouvait] nommer un réel à quoi la politique demeurait fermée » (Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p. 31).
. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique-éditions, 2000, p. 24-25.
. Voir Jean-Claude Milner, « Le prince au miroir », Les Temps modernes, n° 610, « La souveraineté : horizons et figures de la politique », septembre-octobre-novembre 2000, p. 395.
. Évoquant Le Prince de Machiavel, Balzac souligne dans Du gouvernement moderne que cet ouvrage serait appelé à lépoque contemporaine « Le Pouvoir » (OD, II, 1073).
. Qui ne va pas sans nostalgie : pensons à la définition donnée de Napoléon dans Autre Étude de femme : « Un homme qui pouvait tout faire, parce quil voulait tout » (III, 701).
. Chez Balzac, cela est bien montré par Marion Mas dans ce volume, le grand homme, qui prend différents visages à travers lhistoire ne semble plus avoir sa place dans la société qui se met en place : voir par exemple Le Curé de village, IX, 821.
. La déploration est particulièrement vive dans la nostalgique « Introduction à Sur Catherine de Médicis » (voir notamment XI, 173).
. Une ténébreuse affaire, publiée en 1841, pourrait être lue en ce sens, qui montre léchec de la conception ancienne de la politique : Laurence Cinq-Cygne rêve ainsi de se révolter, de tuer et renverser le souverain Napoléon (VIII, 538). Elle finira par rencontrer, sur un champ de bataille confus, un Napoléon étrangement absent et insignifiant, en une rencontre décalée et finalement de peu de poids, comme si le roman représentait, en annonçant de la sorte la monarchie de Juillet, « une société où les héros utopiques doivent disparaître pour laisser la place aux hommes de lombre » (Gérard Gengembre, cours inédit).
. « Le nom de politique est venu des Grecs ; il y désignait une théorie des rassemblements possibles (en droite et en fait) aux êtres parlants, doù suivait une théorie des modes de gouvernement » (Jean-Claude Milner, Constats, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002, p. 16).
. Voir sur ce point la célèbre lettre de recommandation de Du Marsay, lhomme politique par excellence de La Comédie humaine, à Paul de Manerville, dans Le Contrat de mariage (III, 647).
. De nombreuses scènes dans La Comédie humaine évoquent des personnages désireux de faire carrière et de faire fortune, qui envisagent les différents partis et idéologies, non en fonction de leur pertinence mais des chances quelles offrent de réussir (voir par exemple Une fille dÈve, II, 322).
. Symptomatiquement, il ny a pas ou guère de représentation dans La Comédie humaine de la « machine gouvernementale de la monarchie de Juillet » (Hervé Robert, « Louis-Philippe dans luvre de Balzac », AB 1998, 1998, p. 27).
. Vautrin, à la fin dIllusion perdues, souligne la confusion et labsence de logique politique françaises (V, 699). Voir également Une fille dÈve (II, 372). Les textes de Balzac font particulièrement bien apparaître ce que Milner appelle « le caractère éminemment bricolé des gouvernements » (Les Penchants criminels de lEurope démocratique, Verdier, 2003, p. 20).
. Ibid.
. Ibid., p. 21.
. Ibid.
. Le Départ (1831), OD, II, 1025.
. Code des gens honnêtes (1825), OD, II, 151.
. Essai sur la situation du parti royaliste (1832), OD, II, 1063-1065.
. Du Gouvernement moderne (1832), OD, II, p. 1080.
. Lettres russes, uvres diverses, III, Conard, 1940, p. 343.
. Voir aussi La Cousine Bette (VII, 154-155)
. Sur ce point, voir Pierre Laforgue, LEros romantique. Représentations de lamour en 1830, PUF, coll. « Littératures modernes », 1998, p. 16.
. Voir aussi VIII, 665.
. Elisheva Rosen, « Droit et roman : le modèle balzacien », Balzac dans lhistoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001, p. 52.
. Voir la remarque de M. Mathias : « Aujourdhui les révolutions politiques influent sur lavenir des familles, ce qui narrivait pas autrefois. Autrefois les existences étaient définies et les rangs étaient déterminés... » (Le Contrat de mariage, III, 578).
. Jean Claude Milner, Les Noms indistincts, Seuil, coll. « Connexions du champ freudien », 1983, p. 80.
. Comme la bien dit Aude Déruelle, « Dune certaine façon, le mot de Vautrin, il ny a plus de lois, il ny a que des murs (1843, V, 702) résume bien lévolution de la pensée balzacienne. De là aussi la difficulté à écrire les Scènes de la vie politique ».
. Nicole Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 205.
. Le Départ, OD, II, p. 1023.
. On retrouve également dans Une ténébreuse affaire, une scène politique, laffirmation de cette nouvelle répartition des forces et des pouvoirs (VIII, 654).
. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de lEurope démocratique, op. cit., p. 22.
. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995, p. 159.
. Jean-Claude Milner, Constats, op. cit., p. 24.
. Félix Davin, Introduction aux Études de murs au XIXe siècle, CH, I, 1147-1148.
. Voir également la diatribe de Vautrin dans Illusions perdues (V, 701).
. Juliette Grange, Balzac. LArgent, la prose, les anges, La Différence, 1990, p. 167.
. Il est question dans Une fille dÈve des « rouages en acier poli de la société moderne » (II, 358).
. Balzac oppose dailleurs les hommes « spéciaux », qui sont au fond des technocrates, et les hommes dÉtat : « Elle [la France] est dévorée par les hommes dits spéciaux auxquels on se fie. Un homme spécial ne peut jamais faire un homme dEtat, il ne peut être quun rouage de la machine et non le moteur. » (« Lettres russes », Revue parisienne, 25 juillet 1840, p. 132)
. Jean-Claude Milner, La Politique des choses, Navarin, 2005, p. 81.
. Ibid., p. 25.
. Ibid., p. 58-59.
. Sur ce point, des précautions simposent : il ne sagira pas didentifier la « position » du philosophe et celle du romancier et faire de Balzac un promoteur exalté de légalité, « la plus terrible des chimères » à ses yeux, un partisan de lémancipation généralisée, ou de manifester derrière son apparent conservatisme, les ferments révolutionnaires de sa peinture sociale. Simplement considérer en quoi les concepts de Rancière sont opératoires pour lire Balzac.
. Bien que Rancière ait à plusieurs reprises analysé et donné un sens politique à luvre de Balzac, on laissera ici de côté ces analyses (dans La Chair des mots et La Parole muette). Bien quintéressantes, elles nous paraissent parfois allégoriser le contenu narratif dun roman, Le Curé de village, pris comme une « fable exemplaire », afin dillustrer une certaine conception des rapports entre esthétique et politique démocratique. Importe moins de caractériser une uvre ou une démarche que de définir la portée politique de la littérature moderne et de lesthétique du roman, quitte pour cela, Rancière ladmet explicitement, à « excéd[er] sciemment la pensée de Balzac » (La Chair des mots. Politiques de lécriture, Galilée, 1998, p. 134).
. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 13.
. Voir aussi sur ce point Aux bords du politique, op. cit., p. 112-114.
. Ibid., p. 16.
.« Jacques Rancière : la politique nest-elle que de la police ? », Entretien, HYPERLINK "http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580" www.humanite.presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580.
. Ibid. Rancière rappelle dailleurs la réflexion aristotélicienne : « De quoi il y a égalité et de quoi il y a inégalité, la chose porte à aporie et à philosophie politique. » (Aristote, Politique, IV, 1282 b 21, cité par Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 11)
. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 16.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 52.
. La basse police ny est que la forme particulière dun ordre plus général qui distribue les corps et les fonctions et légitime cette distribution.
. Ibid., p. 23.
. Symptomatiquement les policiers sont appelés « les hussards de la guillotine » (VIII, 563). « Au temps où la logique policière sexprimait sans fard, elle disait avec Bonald, que certaines personnes sont dans la société sans être de la société » (La Mésentente, op. cit., p. 159).
. Ce serait ce que nous avons appelé la conception ancienne de la politique.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 55. Cest nous qui soulignons.
. « Jacques Rancière : la politique nest-elle que de la police ? », art. cit.
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 28 et p. 59.
. Ibid., p. 31. Cela implique dailleurs quil y a en définitive très peu de politique.
. Voir Aux bords du politique, op. cit., p. 113.
. Voir également lévocation de Victurnien dEsgrignon dans Le Cabinet des Antiques (IV, 109).
. Pensons à lexemple de La Fille aux yeux dor (1834) qui, après avoir évoqué les différentes catégories de la population parisienne, se tourne vers deux « exceptions exotiques » (V, 1053) dont la distance à la logique policière est aussi signalée par le lieu confiné et secret dans lequel ils se retrouvent.
. Voir CH, VIII, 450.
. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac. Post-face : 2000, Kimé, 1999, p. 341.
. Il « recherche le passé de cet affaire » (VIII, 509) ; il continue plus tard l« uvre archéologique » du marquis de Cinq-Cygne.
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 33.
. Un seul exemple, très ancien, parmi dautres : « La vie peut être considérée comme un combat perpétuel entre les riches et les pauvres » (Code des gens honnêtes, op. cit., p. 147).
. « Entretien avec Jacques Rancière », Dissonance, HYPERLINK "http://www.messmedia.net/dissonance/index.htm" http ://www.messmedia.net/dissonance /index.htm.
. Voir Ruth Amossy, « La figuration du féminin dans La Femme de trente ans », Balzac, « La Femme de trente ans », « une vivante énigme », Romantisme Colloques, Société des études romantiques, sedes, 1993, p. 41-54.
. « Cest donc limpasse de la condition faite à la femme dans la France post-révolutionnaire que dénonce le texte. » (Ruth Amossy, art. cit., p. 49)
. Dès le début de la nouvelle, Z. Marcas est caractérisé par ses talents dorateur (Z. Marcas, VIII, 835).
. Voir Z. Marcas, VIII, 848 et 851.
. Lintrigue ne dénonce pas les agissements dun seul être : si à la fin du roman, Z Marcas voit la « trahison au cur du pouvoir » cest une « trahison produite par un système » (Z. Marcas, VIII, 854).
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 188.
. « Entretien avec Jacques Rancière. Les hommes comme animaux littéraires », Mouvements, n°3, mars-avril 1999, p. 139.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 59.
. Ibid., p. 60.
. Sur ce point voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 62.
. Notons quon retrouve cette alliance dune référence à une catégorie non formée et de lexhibition dune différence à soi chez le bourreau dUn épisode sous la terreur ou chez une autre femme, Laurence, dans Une ténébreuse affaire.
. Voir par exemple Le Père Goriot, III, 220.
. « Jacques Rancière : la politique nest-elle que de la police ? », art. cit.
. Félix Davin, op. cit., 1148.
. « Il est des lois de fluctuation qui régissent les générations, et que lempire romain avait méconnues quand les barbares arrivèrent. Aujourdhui, les barbares sont des intelligences » (VIII, 847).
. Voir La Mésentente, op. cit., p. 53.
. Ibid., p. 67.
. Laurence assure à Michu : « vous êtes digne dêtre noble » (VIII, 563) et refuse quil sagenouille devant elle.
. « Jacques Rancière : la politique nest-elle que de la police ? », art. cit.
. Balzac, Z. Marcas, CH, VIII, 822-823.
. Ibid, 845-846.
. Ibid, 846.
. « Dans dix ans », soit en 1846 par rapport au moment de la fiction (1836) ou 1850 par rapport au moment où le texte est écrit (1840). Sil y avait un sens à faire la moyenne, on obtiendrait 1848
Anne-Marie Meininger, dans une note à ce propos (CH, VIII, note 3, 1642), rapproche cette intuition politique de celle de Chateaubriand : « lui qui dès le lendemain de Juillet 1830, prédit : Ceci durera quinze ans. Ensuite le déluge. Nos neveux entendront un beau tapage. »
. Ibid., 847. Retournement des espoirs de Juillet 1830 : Balzac le mesure du côté des « capacités », mais il a bien été général, en particulier pour tous les exclus du suffrage censitaire, et pour le monde ouvrier : « Lautomne 1830 est celui du désenchantement ouvrier : les espérances suscitées par le soulèvement des Trois Glorieuses ont été déçues. Les velléités réformatrices ont vite cédé la place à la peur du désordre chez les maîtres du régime, et le peuple de juillet sest du même coup senti floué. » Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998, p. 279.
. Ibid., 854.
. Ibid., 853.
. Sur lentrelacs entre le roman et la mémoire historique, voir Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Presses Universitaires de Lyon, 2006, en particulier le chapitre 7 : « Écrire son temps : Mémoires et roman », p. 293-347.
. La Comédie humaine, I, 11.
. Ibid.
. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998, p. 279.
. Ibid.
. Ibid., p. 288.
. Véritable « fièvre dauto-analyse » selon lexpression de Ségolène Le Men, dans sa contribution au catalogue Les Français peints par eux-mêmes, Dossiers du musée dOrsay, 1993, que rappelle Pierre Rosanvallon (Ibid.).
. Balzac, Traité de la vie élégante, CH, XII, 224.
. Z. Marcas, CH. VIII, 854.
. « Avant-propos », CH, I, 9.
. Sur le type de connaissance qui, sous le régime du signe, se déploie dans la « comédie » balzacienne, voir Boris Lyon-Caen, Balzac et la comédie des signes. Une expérience de pensée, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006.
. Le Père Goriot, CH, III, 54.
. Ibid., 55.
. Ibid.
. Balzac, Traité de la vie élégante, CH, XII, 237. Balzac compare lunité de composition qui caractérise la vie élégante à ce que Cuvier découvre dans la vie animale : « Jamais cet homme ne sest trompé : son génie lui a révélé les lois unitaires de la vie animale. » (237)
. Jacques Rancière, « Le livre de vie et lexpression de la société », dans La Parole muette, Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 50-51.
. Ibid., p. 46.
. La Ville, et en particulier la Capitale, est le lieu où cela sexpose le plus nettement : la foule intensifie le jeu entre lindistinction et la passion des différences. Montesquieu décrivait déjà bien ce risque de lindistinction moderne dans la foule : « Plus il y a dhommes ensemble, plus ils sont vains et sentent naître en eux lenvie de se distinguer par de petites choses
mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal et on ne se distingue plus ; comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque plus personne. » (De lEsprit des lois, VII, 1, éd. Robert Derathé, Garnier, vol. I, 1973, p. 107.
. La Fille aux yeux dor, CH, V, 1040.
. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003, p. 245.
. P. Ricur, La Mémoire, lHistoire, lOubli, Seuil, 2000, p. 267.
. Ibid., p. 268.
. Ibid.
. Les Paysans, CH, IX, 189-190.
. Clifford Geertz, After the Fact, Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, Harvard University Press, 1995, p. 20 (« For an ethnographer everything is a matter of one thing leading to another, that to a third, and that to one hardly knows what. Beyond Pare and Sefrou, around them, behind them, standing before them, hovering over them, is an enormous array of - what shall I call them ? practices ? Epistemes ? social formations ? realities ? - that connect to them, and that must find a place in any project which seeks to gain from messing around in them something more than odd information. However difficult it may be to begin this sort of discourse, it is even harder to stop it.
One works ad hoc and ad interim, piecing together thousand year histories with three week massacres, international conflicts with municipal ecologies. The economics of rice and olives, the politics of ethnicity or religion, the workings of language or war, must, to some extent, be soldered into the final construction. So must geography, trade, art and technology. The result, inevitably, is unsatisfactory, lumbering, shaky, and badly formed : a big contraption. »)
. Pour une vue densemble de ce sujet, voir Jeux déchelles. La micro-analyse à lexpérience, sous la direction de Jacques Revel, Gallimard, Seuil, 1996.
. Sur ce malentendu, voir Giovanni Levi, « On Microhistory », New Perspectives in Historical Writing, éd. Peter Burke, Oxford, 1991, p. 93-113.
. Voir notamment Balzac géographe : territoires, sous la direction de Philippe Dufour et Nicole Mozet, Pirot, 2004, et Balzac et la crise des identités, sous la direction dEmmanuelle Cullman, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen, Pirot, 2005.
. LInterdiction, CH, III, 425.
. On laura compris, la distinction entre le politique et le politique à laquelle je me réfère ici ne recoupe nullement celle proposée dans les travaux de Jacques Rancière. Sur J. Rancière, voir dans ce volume la contribution de Jacques-David Ebguy.
. Sur la définition du personnage comme acteur de la vie sociale, voir mon étude sur « Le personnage et la poétique du roman balzacien », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de Stéphane Vachon, PUV et XYZ éditeur, 1996, p. 201-213.
. Dans la micro-analyse balzacienne, il faut bien évidemment faire sa place aux questions de genre (gender). Cette catégorie y intervient de manière bien différente de celle qui transparaît, pour men tenir à lexemple de LInterdiction, dans lanalyse proposée par Rastignac. Pour une étude récente sur le sujet dans La Comédie humaine, voir Michael Lucey, The Misfit of the Family. Balzac and the Social Forms of Sexuality, Durham, Duke University Press, 2003.
. En regard de cette appréhension balzacienne du politique, pivot de lentreprise de lhistorien des murs, la vie politique à proprement parler tend à perdre de ses privilèges au titre de site danalyse, ce qui expliquerait, en partie du moins, le sort des Scènes de la vie politique dans La Comédie humaine.
. Le Curé de Tours, CH, IV, 199-200.
. Ibid., 202.
. Ibid., 183.
. George Sand, Lettre à Eugène Sue du 20 avril 1843, Correspondance, textes réunis, classés et annotés par Georges Lubin, Garnier, 1969, t. VI, p. 108.
. Voir la lettre de Sue transcrite par G. Lubin (ibid., p. 108, note 1). Quelques mois plus tard, Sainte-Beuve prend acte de cette reconfiguration politique du champ littéraire : « Depuis quEugène Sue est devenu le romancier prolétaire, Béranger le visite, et madame Sand le reconnaît. Ce sont de grandes puissances qui traitent désormais dégal à égal. [...] Béranger, Lamennais, Sand et Sue, les quatre grandes puissances socialistes et philanthropiques de notre âge. » (Lettre aux Olivier du 6 novembre 1843, destinée aux « Chroniques parisiennes » de la Revue suisse, citée ibid., p. 111).
. Sand présente dailleurs Consuelo comme « une espèce de Goualeuse » et propose à Sue déchanger leurs jugements sur leurs deux héroïnes (Lettre à Eugène Sue, ibid., p. 109).
. La Revue parisienne, 25 juillet 1840, compte rendu par Balzac de Léo dHenri de Latouche.
. Cest, selon Nelly Wolf, ce que montre notamment la disparition du roman soviétique sous lère de Jdanov, le roman totalitaire ne pouvant exister que sous forme de trace. Le roman, dépouillé de tous ses attributs démocratiques, disparaît en tant que mode dexpression littéraire. Voir Le Roman de la démocratie, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003, p. 179 sq.
. Voir Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou lautorité fictive, PUF, 1983, p. 72.
. « Je vais faire un livre, pour le prix Monthyon [sic] qui payera le tiers de ma dette », écrit-il le 1er juin 1841 ; puis il déclare de nouveau : « il faut que je donne un rival au Médecin de campagne et que, pour avoir 20 000 francs du prix Monthyon en 1842, jécrive dans ce mois-ci Les Frères de la Consolation » (lettre du 30 septembre 1841). Plus dun an plus tard, le 7 décembre 1842, il associe toujours le roman au prix Montyon : « il faut absolument finir ce mois-ci un fragment intitulé Madame de La Chanterie (tiré de mon ouvrage entrepris pour le prix Monthyon) », LHB (I, 532, 541 et 620).
. Préface de la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes (VI, 426).
. Lettre du 20 décembre 1843 à la princesse Belgiojoso, Corr., IV, 639.
. Voir Alexandre Péraud, « Scénographies de lenvers dans LEnvers de lhistoire contemporaine », La Licorne n°56, « Envers balzaciens », Presses de lUniversité de Poitiers, avril 2001, p. 28.
. Pierre Laforgue démonte ainsi les mécanismes du capitalisme chrétien, moral et social que pratiquent Mongenod et Mme de La Chanterie tout en soulignant la volonté de maintien dun ordre social répressif qui sous-tend implicitement leur action. Voir « Charité, communisme et révolution : LEnvers de lhistoire contemporaine », Balzac dans le texte, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2006.
. Préface de la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes (VI, 426).
. Elle définit le roman dinitiation comme un exemple du « roman dapprentissage exemplaire positif », qui constitue une des catégories du roman à thèse (Le Roman à thèse, op. cit., p. 96 sq.).
. Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique, Éditions du Sirac, 1973, p. 13, cité par S. Suleiman, op. cit., p. 96.
. Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972, p. 268.
. Roland Barthes, S/Z, Le Seuil, 1970, p. 85. Barthes associe la redondance au « discours du roman classique » et la caractérise comme « une sorte de babil sémantique, propre à lère archaïque ou enfantine du discours moderne, marqué par la peur obsessionnelle de manquer la communication du sens ».
. « En commençant les Scènes de la vie parisienne par Les Treize, lauteur se promettait bien de les terminer par la même idée, celle de lassociation, faite au profit de la charité, comme lautre au profit du plaisir » (VI, 426).
. Lambiguïté constitutive du personnage est mise en évidence par Jeannine Guichardet dans son introduction au roman (204 sq.) et Arlette Michel souligne la suspicion qui pèse sur son innocence (voir « Signification spirituelle de LEnvers de lhistoire contemporaine : expiation et consolation », AB, 1990, p. 331-332).
. Philippe Hamon, Texte et idéologie, PUF, 1984, p. 102.
. « Dieu réserve-t-il ces dernières, ces cruelles épreuves à celles de ses créatures qui doivent sasseoir près de lui le lendemain de leur mort ? dit le bonhomme Alain, sans savoir quil exprimait naïvement toute la doctrine de Swedenborg sur les anges. » (318)
. Le narrateur suggère cette violence en commentant lemportement de Vanda embrassant son père : « [s]es fureurs ne ressemblaient pas toujours à cette tempête daffection. » (372)
. Dans la conclusion de son étude sur LEnvers de lhistoire contemporaine, Pierre Laforgue pro01CDHOR_de{¡¢©ÝÞ # 5 N T U ^ ± ô û
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