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Balzac à la politique - Groupe International de Recherches ...

Le sujet est vaste et appelle à une enquête large ? depuis les lectures politiques ..... des types de discours enfin mis en Scènes (depuis la maxime jusqu'à la tartine, ... À cet égard, il est devenu difficile de séparer textes politiques et textes fictionnels. ...... L'action salvatrice du néophyte demande, donc, plus ample examen.




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Groupe International de Recherches Balzaciennes

Collection Balzac





Balzac et le politique






sous la direction de
Boris Lyon-Caen et Marie-Ève Thérenty








Publié avec le concours du Conseil scientifique
de l’Université Paris 7 - Denis Diderot



Christian Pirot
éditeur






Collection Balzac
dirigée par Nicole Mozet
sous l’égide du
Groupe international de recherches balzaciennes



La « Collection Balzac » du girb prend la suite de la « Collection du Bicentenaire », aux éditions sedes, dans laquelle sont parus Balzac et le style (Anne Herschberg-Pierrot éd., 1998) ; Balzac ou la tentation de l’impossible (Raymond Mahieu et Franc Schuerewegen éd., 1998) ; Balzac, Le Roman de la communication (par Florence Terrasse-Riou, 2000) ; L’Érotique balzacienne (Lucienne Frappier-Mazur et Jean-Marie Roulin éd., 2001) ; Balzac dans l’Histoire (Nicole Mozet et Paule Petitier éd., 2001) ; Balzac peintre de corps (par Régine Borderie, 2002).


Déjà parus :
Penser avec Balzac, José-Luis Diaz et Isabelle Tournier éd., 2003
Ironies balzaciennes, Éric Bordas éd., 2003.
Aude Déruelle, Balzac et la digression : la naissance d’une nouvelle prose romanesque, 2004.
Balzac géographe : territoires, Philippe Dufour et Nicole Mozet éd., 2004.
Balzac et la crise des identités, Emmanuelle Cullmann, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen éd., 2005.
Nicole Mozet, Balzac et le Temps. Littérature, histoire et psychanalyse, 2005.
Balzac avant Balzac, Claire Barel-Moisan et José-Luis Diaz éd., 2006.
Pierre Laforgue, Balzac dans le texte, 2006.
José-Luis Diaz, Devenir Balzac. L’invention de l’écrivain par lui-même, 2007.





Pour La Comédie humaine, sauf indication contraire, l’édition de référence est celle de la « Bibliothèque de la Pléiade » en douze volumes (CH), ainsi que les deux volumes parus des Œuvres diverses (OD).


Les références aux Premiers Romans de Balzac (PR) renvoient à l’édition d’André Lorant (Laffont, coll. « Bouquins », 2 vol.).


Pour la Correspondance, les références renvoient à l’édition de Roger Pierrot : Corr., en cinq volumes, Garnier, pour la correspondance générale, et LHB, en deux volumes, Laffont, coll. « Bouquins », pour les Lettres à madame Hanska.


AB : L’Année balzacienne. Revue annuelle du Groupe d’Études Balzaciennes. Depuis 1963, Garnier ; nouvelle série ouverte en 1980, Presses Universitaires de France depuis 1983.


Le calcul des occurrences utilise la Concordance de K. Kiriu (site de la Maison de Balzac à Paris).






AVANT-PROPOS



La politique balzacienne est une politique à plusieurs voix.
Pierre Barbéris



Le politique est central dans la construction du grand œuvre balzacien, tout comme dans la confection du scénario auctorial de l’écrivain qui se projette en « Napoléon des Lettres ». Il permet effectivement de déployer un imaginaire propice à la création artistique et tout d’abord de construire des fictions d’autorité (Napoléon des Lettres, Vautrin) nécessaires à l’élaboration de l’œuvre. Parallèlement à cet imaginaire du politique qui permet à l’auteur de s’inventer, La Comédie humaine s’élabore aussi sur une construction complexe qui ne coïncide sans doute pas avec le scénario auctorial. Cette fantasmatisation explicitement politique permet l’élaboration du grand œuvre. Coexistent chez Balzac des micro-fictions qui favorisent le développement de certains pans de l’œuvre (on pense par exemple au cycle de Vautrin) mais aussi une macrostructure poétique qui repose sur des fondements idéologiques. Mais cette double construction politique ne coïncide pas non plus dans l’œuvre avec la représentation de la politique tout aussi nécessaire de par le projet totalisant que conçoit Balzac. La politique est ce grand réseau qui relie toutes les activités humaines, intellectuelles ou concrètes, et qui donne au romancier le modèle même d’une intrigue polymorphe. Balzac est le premier écrivain à pressentir et à démontrer que tout est politique ou que tout événement peut avoir une lecture politique. La politique propose au roman un nouveau principe de composition totalisante qui permet à ce genre de réunir un projet réaliste, une action tragique, une dimension épique.
Imaginaire auctorial, construction du politique, représentation de la politique ne coïncident donc pas toujours dans l’œuvre balzacienne et ces décalages expliquent aussi bien, semble-t-il, la richesse de l’œuvre que les contradictions des exégètes ; l’enjeu de ce volume sera de repréciser les régimes qui caractérisent chacun de ces champs et d’analyser leurs lieux de rencontre et de friction. Le sujet est vaste et appelle à une enquête large – depuis les lectures politiques des textes balzaciens, les rapports entre Balzac et la pensée politique de son temps, les supports et les formes diverses de représentation du politique chez Balzac, etc.

1. Dès le XIXe siècle, de fait, le positionnement politique de Balzac suscite questionnements et polémiques. Ce, alors même que le romancier affirme très clairement, à l’orée même de l’œuvre, en 1842, dans l’ « Avant-propos » : « J’écris à la lueur de deux vérités éternelles, la religion et la monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament et vers lesquels tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays ». D’où les proclamations de Barbey d’Aurevilly, en août 1850 : « ce génie nous appartient. Il était catholique, apostolique et romain, et c’était un royaliste » ; ou du critique légitimiste Alfred Nettement, en 1854 : « En religion d’un panthéisme sceptique qui s’alliait souvent avec la superstition, il tenait cependant en politique, par ses sentiments à l’opinion légitimiste ; mais son idéal, c’était le pouvoir absolu, il admirait par dessus tout la force ».
De là un topos, à la fois discriminant et « accueillant » : l’auteur de La Comédie humaine serait, ou serait devenu, un homme d’ordre. Soit que cet ordre soit philosophiquement ou moralement fondé, fondé dans la croyance en certaines valeurs, en certaines « vérités éternelles » comme « la religion et la monarchie ». Soit que cet ordre soit pragmatiquement fondé, suivant une forme de machiavélisme très souvent revendiquée. Dans Louis Lambert par exemple : « La politique est une science sans principes arrêtés, sans fixité possible ; elle est le génie du moment, l’application constante de la force, suivant la nécessité du jour ». Ou dans La Maison Nucingen : « Un grand politique doit être un scélérat abstrait, sans quoi les Sociétés sont mal menées. Un politique honnête homme est [comme] un pilote qui ferait l’amour en tenant la barre : le bateau sombre ».
Mais dès la mort de Balzac, Victor Hugo propose en guise d’éloge funéraire une lecture diamétralement opposée, appelée à devenir une vulgate de la critique au XXe siècle : celle d’un Balzac républicain malgré lui. « À son insu, qu’il le veuille ou non, qu’il y consente ou non, l’auteur de cette œuvre immense et étrange est de la forte race des écrivains révolutionnaires ». Patricia Baudouin a montré que toute une presse républicaine s’empresse de récupérer ce Balzac révolutionnaire sans le savoir ; une recette très vite privilégiée par la critique, qui consistera à opposer l’homme à l’œuvre, à séparer l’interprétation idéologique et critique des romans de la doctrine proposée dans l’Avant-propos. Dès 1864, Baudelaire en ricane : « Une espèce de critique paradoxale a déjà essayé de travestir le monarchiste Balzac, l’homme du trône et de l’autel, en homme de subversion et de démolition ».
Un exemple parmi d’autres dans ce registre est un article très étayé du romancier et voyageur américain Gabriel Ferry paru dans la Revue politique et parlementaire en 1894 qui intronise cette contre-lecture de Balzac, y voyant le chantre de démocratie – avant Jacques Rancière – et de la réforme : « Aussi trouve-t-on dans plusieurs romans de Balzac, notamment dans Le Médecin de Campagne, dans Le Curé de village, l’exposé de belles idées humanitaires et de vrais principes démocratiques ; dans d’autres de ses œuvres se rencontrent des indications de réformes politiques et sociales qui, avec le temps, sont devenues des réalités. » Dans cet acte de « politique fiction », Ferry est également l’un des premiers à lire Les Paysans comme un roman réformiste, Z. Marcas comme une réponse au gouvernement Thiers et Le Député d’Arcis comme un plaidoyer en faveur de la réforme électorale et l’élargissement du corps électoral.
À la même époque, se met en place la lecture marxiste de Balzac, qui voit en lui du fait de l’option réaliste un clinicien de la lutte des classes. Engels déclare ainsi en 1888 dans une lettre à Miss Harkness qu’il a plus appris dans Balzac sur l’économie et la politique qu’en lisant les économistes et les historiens. Dans un célèbre passage de Sur la littérature et l’art, il écrit :

Sans doute en politique, Balzac était légitimiste. [...] Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquels il ressentait une si profonde sympathie. Et les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont les adversaires les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

C’est dans cette perspective que Lukács, dans son Balzac et le réalisme français, fait de l’auteur de La Comédie humaine le fondateur du réalisme. Le génie balzacien consiste selon lui en une compréhension profonde des mécanismes historiques qui travaillent la société française issue de la Révolution. Par là, par la seule vertu de son observation, le romancier légitimiste anticiperait certaines analyses marxistes, sans en posséder ni les intentions ni le langage. Et Lukács d’affirmer : « C’est l’image du monde donnée par l’ouvrage qui est décisive pour l’histoire [...] ; savoir dans quelle mesure cela est en accord avec les conceptions sciemment exprimées par l’artiste, voilà une question de deuxième ordre ». Avant Pierre Macherey, Lukács lit Les Paysans comme la « tragédie de la grande propriété aristocratique en train de mourir ». Si Balzac idéologue ne peut percevoir la véritable dialectique du « développement objectif de l’économie », il voit « les conséquences humaines de l’évolution capitaliste de la France », « une grande partie des mouvements sociaux et directions sociales d’évolution que cette dialectique économique de la parcelle engendre ».
L’usage militant du Balzac réaliste, contre le Balzac politique, ne fera que s’amplifier, même amendé par les historiens pointant le défaut d’information historique de Balzac ou par ceux se saisissant de l’auteur de La Comédie humaine sur un mode plus sophistiqué, comme Thomas Bouchet dans Le Roi et les barricades.
Les années 1960-1970 voient se généraliser la lecture marxiste de Balzac. En témoigne le livre d’André Wurmser, La Comédie inhumaine (1965), livre de créateur plus que de critique. Pour Wurmser, le légitimisme de Balzac est un choix d’ambitieux et un mauvais calcul. Une thèse est défendue, celle d’un opportunisme éhonté, selon laquelle Balzac choisirait la carte ultra pour devenir propriétaire, faire un riche mariage et briller dans les salons et à la chambre. « La Comédie humaine rend compte de la profonde politique, celle de virer au vent ». Quelles que soient les raisons données par la critique, les positions légitimistes de Balzac sont alors systématiquement soupçonnées et invalidées. Le tourniquet réapparaît pourtant à la lecture de la somme de Bernard Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac (publiée une première fois en 1947, une seconde fois en 1967). Lecture plus prudente, examinant par le menu la trajectoire de Balzac, ses influences notamment, et s’attachant à pointer la cohérence du rapport de Balzac à la politique aussi bien que les difficultés d’interprétation qu’elle pose. Malheureusement, cette étude précieuse s’arrête en 1834.
Pierre Barbéris systématise et nuance les approches marxisantes de Balzac, dans une œuvre aussi monumentale que précise. Malgré le matérialisme historique qui oriente les recherches de Pierre Barbéris, celui-ci offre plusieurs solutions pour sortir du tourniquet conservatisme/réformisme. Il propose d’abord de nouvelles scansions pour la chronologie politique balzacienne, en délaissant le tournant politique de 1833 pour revenir à la coupure qui lui paraît la plus probante : celle de la désillusion de 1830. Ensuite, il propose de rendre « compossibles » l’homme et l’œuvre, en montrant que le choix légitimiste est le seul possible pour s’opposer à la société qui se met en place.

Sans perspective du côté de la gauche, refusant le juste-milieu, Balzac ne voit de solution que dans un monarchisme moderne, fonctionnel, organisateur et unificateur, chargé d’intégrer les forces vives et d’assurer le développement en mettant fin à l’anarchie libérale et à l’atomisation du corps social par l’argent et les intérêts.

Comme l’écrit à juste titre Joëlle Gleize, « on voit qu’il ne s’agit plus de lire l’œuvre à rebours des intentions de l’homme [...]. Non plus Balzac contre Balzac mais un Balzac contre le Balzac de la vulgate balzacienne » : « Sa pensée politique, si contradictoire, est le lieu des contradictions du siècle ».
Pourtant, passées les sommes magistrales de Pierre Barbéris, la critique balzacienne a pendant un temps abandonné un questionnement politique global – exception faite des entreprises sociocritiques élaborées autour de Claude Duchet, dans le cadre par exemple d’un colloque de 1983 intitulé Balzac. Le siècle, le roman, le politique. D’autres problèmes ont récemment été discutés, esthétiques et génétiques notamment. Les débats se sont portés sur la question de la totalisation ou de la mosaïque. Les études de genèse menées par Stéphane Vachon, les travaux de Nicole Mozet ont dépeint un Balzac constamment et irréductiblement pluriel. Plus récemment encore, la poétique balzacienne a été explorée grâce aux travaux des jeunes balzaciens comme Aude Déruelle, Christelle Couleau, Jacques-David Ebguy ou Claire Barel-Moisan.

2. La sociocritique et la poétique aidant, il était temps sans doute de reposer la question du rapport de Balzac avec le politique. La critique littéraire, en matière de politique balzacienne, ressemble très souvent aux Maximes et Pensées de Napoléon recueillies par Balzac en 1838 : une collation d’énoncés plus ou moins authentiques, exhumant et stabilisant autant de credo idéologiques « conservateurs », ou « progressistes ». Or ces credo et ces mécanismes, Balzac les met en situation. Ils sont situés par lui, historicisés et dramatisés. Ils trouvent leur place dans certaines parties de l’œuvre, elle aussi foncièrement évolutive. Ils sont motivés par certaines intrigues, fondés sur des conflits et indexés à des passions. Ils se trouvent incarnés dans certains personnages. Cette dernière polarisation doit nous rendre attentifs à l’énonciation même du politique, à la façon par exemple dont la pensée politique peut dégénérer en idée, en idéologie ou en idiotie. Considérons alors qu’une attention portée aux divers statuts aussi bien qu’à la plasticité du politique est aujourd’hui possible ou pensable, sans parti-pris réducteur, prenant acte en tout cas de l’assertivité problématique et de la mobilité du texte balzacien.
Deux gestes critiques, aussi discrets l’un que l’autre, ont été esquissés ici. Le premier a consisté à étudier où et comment, dans la société balzacienne, la politique se façonne : ses espaces de production (le lit conjugal, le bureau, la rue, etc.), ses mécanismes et ses ressorts, ses figures privilégiées enfin, reparaissantes ou non. Que l’on pense ainsi au programme fixé au seuil du colloque Balzac dans l’histoire par Paule Petitier et Nicole Mozet : « En l’absence de dimension authentiquement historique, le jeu multiforme de la vie privée se substitue à la scène politique et en tient lieu » (p. 11). Le second geste consiste à examiner la façon dont la politique se formule, d’examiner sa grammaire. Cette grammaire dépend des types de corpus à l’étude (textes journalistiques, récits fictionnels, correspondance), des types de Scènes romanesques envisagées (Scènes de la vie privée, Scènes de la vie politique, Scènes de la vie parisienne...), des types de discours enfin mis en Scènes (depuis la maxime jusqu’à la tartine, en passant par les mille et une formes de dialogues politiques...). Des motifs, une grammaire... Faire passer le fil politique, en quelque sorte par la case « poétique ». Précisons ici, entre parenthèses, que le politique a précisément été préféré à la politique pour ne pas se cantonner à la représentation des affaires électorales et à la cuisine politique, et pour interroger leur statut au regard de la pensée balzacienne et de la poétique du roman.
Au premier chef, donc, l’ouverture ou la réouverture de la réflexion à d’autres textes que les romans réalistes canoniques ou les utopies socio-politiques, a paru évidemment essentielle. Elle a consisté à lire en parallèle les romans ouvertement politiques (Le Médecin de campagne, Le Curé de village, Le Député d’Arcis), les récits fictionnels pouvant relever d’études sociocritiques, et certains textes journalistiques encore délaissés par la critique, malgré la somme de Roland Chollet sur le Balzac journaliste de 1830. La réinterprétation de certains textes s’imposait (la Revue parisienne, la Chronique de Paris ou les brochures légitimistes par exemple), comme le montrent ici même Patricia Baudouin et Aude Déruelle. À cet égard, il est devenu difficile de séparer textes politiques et textes fictionnels. D’abord parce que certains textes politiques comme les Lettres sur Paris ou la Revue parisienne relèvent évidemment de la polyphonie littéraire ; a contrario Balzac considérait Le Médecin de campagne comme un prospectus électoral. Il a été donc salutaire de distinguer les visées diverses de la représentation du politique : stratégiques, référentielles, poétiques. Façon de renouveler l’approche de Balzac, en explicitant plutôt qu’en atténuant les contradictions de sa saisie du politique.
Balzac nous est utile, du côté du politique, à plus d’un titre. D’abord, bien entendu, parce que La Comédie humaine fait corps avec la monarchie de Juillet, parce qu’elle la double véritablement. Elle le fait en représentant le politique (par exemple dans Le Député d’Arcis) ou en le racontant (par exemple dans Z. Marcas), dans le cadre d’une « actualisation » et d’un élargissement du champ de la représentation littéraire d’autant plus intéressant qu’ils s’accompagnent d’une lutte contre la représentativité en matière politique. Ensuite parce que, tel qu’il se trouve mobilisé et pluralisé par Balzac, le politique pose des questions essentielles à la théorie littéraire : la question du roman à thèse et des tensions entre « l’homme-et-l’œuvre » bien sûr, on l’a dit, mais aussi la question de l’auteur et du personnage, la question de l’allusion et de l’ironie, et la question très générale de l’inscription du philosophique et de l’axiologique dans l’ordre de la représentation et de la fiction littéraires, leur affleurement et leur invention à même la fiction.

3. Dans une première partie de ce volume intitulée « Scansions, rythmes et temps du politique », dialoguent d’abord des articles centrés autour de l’imaginaire auctorial et qui reviennent sur la chronologie politique balzacienne.
L’historienne Patricia Baudouin revient ainsi sur les trois campagnes électorales de Balzac entre 1831 et 1832. Elle rappelle d’abord opportunément que la première campagne, celle de 1831, se fait sans étiquette politique. Surtout l’étude approfondie des textes journalistiques et des brochures que Balzac rédige pour appuyer ses candidatures manifeste toute l’ambiguïté du ralliement du candidat, qui reste une sorte de franc-tireur du politique. Cette enquête de Patricia Baudouin permet de relativiser le clivage de 1832 beaucoup plus stratégique et politique que de conviction et explique les échecs politiques de Balzac par son tempérament d’idéologue du politique plus que de politicien.
José-Luis Diaz montre combien la pensée politique de Balzac a été orientée d’emblée par une réflexion sur le statut des « intellectuels ». Le ralliement au légitimisme s’explique par sa défense d’une triple aristocratie (Naissance, Fortune, Talent) qui devrait conduire à une union des élites. L’article reprend quelques chapitres du « roman intelligentiel » de Balzac, matrice que l’on voit se ruiner lentement dans La Comédie humaine. Au point qu’à partir de la fin des années 1830/début des années 1840, la politique et sa cuisine supplantent le politique et envahissent le grand œuvre.
Aude Déruelle s’arrête justement sur un grand texte politique de cette époque : l’Introduction à Sur Catherine de Médicis (1842) et le compare avec d’autres textes antérieurs et essentiels, L’Essai sur la situation du parti royaliste (1832) et Du gouvernement moderne (1832). En 1842, Balzac est forcé de constater la dissolution du politique du fait du régime de la monarchie de Juillet. D’où l’échec par ailleurs des Scènes de la vie politique, la théorie politique ne pouvant plus s’incarner dans le présent. Aude Déruelle propose alors une inversion sur laquelle s’établit l’écriture de La Comédie humaine : le présent devient paradoxalement le terrain d’une nouvelle écriture et investigation historique.
Pierre Laforgue s’interroge ensuite sur l’échec des Scènes de la vie politique. Jusqu’en 1842, elles n’auraient d’existence, selon la formule de Pierre Laforgue, que « métagénétique ». Leur réalisation minimale dans le douzième volume de la collection Furne se caractérise par le décousu. Pierre Laforgue avance alors une hypothèse séduisante pour expliquer l’inachèvement : les Scènes de la vie politique appartiendraient à une époque archaïque de l’œuvre.
Michèle Riot-Sarcey insiste sur l’ambiguïté fondamentale de la notion de politique sous la monarchie de Juillet, où les gouvernants tentent de vider la notion de tout rapport avec le social. L’œuvre de Balzac permet à l’historien d’aujourd’hui de penser sans avoir recours à des notions anachroniques. Balzac permet de resituer l’histoire dans le temps présent. Ses positions permettent de révéler les impasses auxquelles se heurtent les contemporains. En insistant sur l’absence d’équivalence entre les mots et les choses, en écartant les discours trompeurs, en dénonçant les « fausses » vérités républicaines, en désignant l’égalité comme une utopie, la vision balzacienne d’un monde chaotique, dans l’expérience de l’événement, permet à l’historien de se défaire d’une compréhension univoque de l’histoire à partir de ce qui est advenu.
La deuxième section, « Figures du politique », a vocation à montrer comment les enjeux de cette politique si ambiguë se déplacent dans La Comédie humaine et comment s’incarne la/le politique dans la fiction. À la difficulté de cerner un Balzac ambigu, stratège et original s’ajoute le crypte de la fiction qui vient encore complexifier l’étude du politique. De la multiplicité des analyses présentées semble cependant sourdre une constante : si Balzac dans les années 1830 pouvait écrire de grands romans du politique et incarner de grandes figures, dans les années 1840, au moment même où s’impose la nécessité d’écrire les Scènes de la vie politique, les poétiques se délitent et se déplacent.
Le premier article, celui de Marion Mas, évoque justement les phénomènes qui affectent le transfert fictionnalisant d’un article de journal « Du gouvernement moderne » vers un roman, Le Médecin de Campagne. Pour Marion Mas, l’articulation entre l’article de journal et le roman se joue autour de la figure du grand homme, figure omniprésente chez Balzac à cette époque.
Chantal Massol réfléchit à partir de L’Envers de l’histoire contemporaine à la manière dont le politique reçoit la figuration de corps et montre, dans une analyse subtile, comment la fiction du roman s’alimente à celle, politique, des deux corps de la nation.
Avec Xavier Bourdenet, on voit comment Le Député d’Arcis interroge un des mécanismes fondamentaux de la monarchie de Juillet : l’élection, et présente une violente satire de la doctrine Guizot et de l’habilitation de l’élection à faire émerger les véritables capacités du pays. C’est encore une fois la médiocratie de la monarchie de Juillet qui se trouve pointée ici. Le grotesque resterait finalement la seule manière romanesque, en 1847, de prendre en charge le politique. Du coup, s’explique sans doute toute une série de subterfuges romanesques, consistant par exemple à remplacer la politique par la police par exemple et de confondre les deux. Avec Gérard Gengembre, il apparaît que le roman de la police, Une Ténébreuse affaire, est finalement le seul roman achevé qui restera au cœur des Scènes de la vie politique. La police devient le seul recours d’un état déligitimé depuis la Révolution et forcé de démultiplier le pouvoir politique en agents plus ou moins secrets, partout chez eux. Jean-François Richer démontre avec le personnage de De Marsay comment le nouveau terrain de formation du politique, devient, de manière extrêmement satirique, le boudoir.
Philippe Régnier propose de réexaminer les rapports de Balzac au saint-simonisme en envisageant la doctrine saint-simonienne dans sa complexité et non seulement comme une idéologie socialiste. À partir de l’étude approfondie du Médecin de Campagne et du Curé de village, il démontre que Balzac entame une rencontre théorique avec certains saint-simoniens autour de la question du pouvoir après la Révolution.
La troisième section entend revenir sur les fondements politiques de la poétique de la Comédie humaine. En quoi l’œuvre esthétique est-elle travaillée par la question politique ? Et ne contribue-t-elle pas à redéfinir cette question du politique ? Il s’agira moins alors de dégager les idées politiques de Balzac que de montrer en quoi son œuvre a un sens politique.
Jacques-David Ebguy, grâce aux catégories de réflexion élaborées par Jean-Claude Milner, montre que ce constat assez partagé par les auteurs du volume d’une dissolution du politique correspond à la naissance d’une autre conception du politique. Balzac refuse de poser simplement les problèmes en termes de constitution politique mais il préfère les poser en termes de type de société. À la lumière des écrits de Jacques Rancière, Jacques-David Ebguy démontre que les grands romans du litige et de la revendication constituent des traductions narratives de problèmes essentiellement politiques.
Pour Jacques Neefs aussi, La Comédie humaine est bien politique en ce sens qu’elle fournit un dispositif à la fois expressif et impératif de la société moderne, de ses lois, de sa généalogie, et parfois de son devenir. Jacques Neefs invite à considérer le politique non pas seulement dans les Scènes de la vie politique (il étudie ici d’abord Z. Marcas) mais plus largement dans l’ensemble de La Comédie humaine. Balzac participe de son époque politique dans la mesure où il se contraint au déchiffrement minutieux du social. Toutes ces fables croisées, enchevêtrées doivent permettre de rendre compte du réel lui-même. Mais cet imbroglio se fait sans lieu de maîtrise propre. On reprendra la belle formule de Jacques Neefs : « Balzac « monarchiste » produit l’expérience mimétique d’un monde qui n’a plus ni centre ni extériorité, un monde dans lequel il faut sans cesse reproduire, pour le rendre intelligible, de la distance, de l’ordre et des lois, dans lequel il faut impérativement extraire de la différence et produire de la distinction, par cette nouvelle « science des riens » qui caractérise l’entreprise. La puissance « politique » de Balzac est de faire de l’intrigue narrative littéraire la forme même du monde moderne, comme intrigue persistante, infinie, sans ordre, sans terme ni origine ».
Dans le même esprit, Elisheva Rosen utilise les débats engagés par la microhistoire pour explorer les variations d’échelle dans la représentation du politique chez Balzac. Elle montre que toute événement, tout discours même privé, tout détail peut se recontextualiser dans une optique politique. Pour Balzac, la petite échelle relève d’une méthode d’investigation.
Claire Barel-Moisan propose d’analyser L’Envers de l’histoire contemporaine à la lumière de la poétique du roman à thèse telle qu’elle a été étudiée notamment par Susan Suleiman. Elle dévoile de fait que cette structure démonstrative est fortement troublée par des foyers narratifs énigmatiques qui brouillent le sens et provoquent l’activité interprétative du lecteur, une fois de plus sommé de trouver la clé politique du texte.
Alain Vaillant démontre pour sa part que la doctrine légitimiste est requise par la logique du grand œuvre en train de se constituer. Balzac pose d’emblée une équivalence entre l’homme d’état, celui qui possède le Pouvoir, et l’écrivain. Au bout de la poétique, on retrouve cette figure du politique intelligentiel ou de cet intelligentiel politique qui semble bien être au-delà des clivages idéologiques la figure centrale de l’imaginaire politique balzacien.

Telles sont les dominantes pointées et accentuées dans le présent volume. La Comédie humaine signale, d’une part, une véritable dissolution du politique ; une crise qui invite à relativiser la césure de 1832 et le ralliement de Balzac au légitimisme, pour mettre en évidence le basculement à l’œuvre dans les années 1840 – plus radical peut-être en ce qu’il suppose une nouvelle conception du roman. Ce délitement et ce diagnostic entraînent en effet, d’autre part, un changement d’échelle dans l’appréhension du politique : l’entreprise balzacienne politise les mœurs ; exposant et inventant des lieux et des figures laïcisant ou démocratisant la chose politique, elle fait ainsi de l’écrivain le seul « grand homme » moderne. Ainsi l’écriture du politique implique-t-elle, chez Balzac, une politique de l’écriture.


Boris Lyon-Caen
(Paris)

Marie-Ève ThÉrenty
(Université de Montpellier-III, IUF)












I

Scansions, rythmes et
temps du politique



Balzac au service de son pays ?
Trois campagnes Électorales d’un candidat paradoxal (1831-1832)


En 1832, alors qu’il compte se présenter pour la troisième fois aux élections législatives, Balzac justifie son désir de « quitter le monde des idées [...] pour le monde politique » par son sentiment de pouvoir « être quelque chose de grand » et « servir [s]on pays ». Rhétorique de candidat ? Pas seulement.
La vocation politique de l’auteur fut, on le sait, précoce : dès 1819, il se prenait à rêver de la Chambre. Elle fut surtout sérieuse et durable. Comme l’affirme Le Courrier de l’Europe aux électeurs potentiels de Balzac, la « politique n’est pas un accident dans sa vie » ; elle constitue au contraire un idéal à part entière. La presse satirique a beaucoup ri des velléités électorales du romancier, quand les critiques les mettaient au compte d’un effet de mode ; si effectivement, comme le constate l’un d’eux, la monarchie de Juillet fut le temps « où tout romancier voulut être député ou ministre », Balzac mit tout en œuvre pour le devenir. Animé comme son modèle Napoléon par la volonté de puissance, il ne se contente pas de l’auctoritas du penseur : cette forme de pouvoir ne suffit pas à un auteur désireux d’influer sur son temps. Il vise aussi la potestas, le pouvoir effectif et immédiat, qui assure à son détenteur la faculté de construire l’histoire. Sur les traces de son autre modèle, Chateaubriand, Balzac veut cumuler les fonctions de penseur et d’acteur du politique.
C’est pourquoi, au début des années 1830, qui représentent pour lui et pour ses contemporains le temps des possibles, le temps du bouillonnement et des tâtonnements, Balzac cherche à s’engager dans l’arène politique. À trois reprises en 1831 et 1832, il prépare sa candidature aux élections législatives et échafaude des plans de campagne révélateurs de l’ampleur de ses ambitions mais en décalage avec les réalités électorales de la monarchie de Juillet. Les campagnes de Balzac s’avèrent en effet politiquement incorrectes et perdues d’avance, car menées en cavalier seul ou mal accompagnées dans un système qui repousse les outsiders.

Balzac politicien : trois campagnes atypiques

1831, le temps des possibles

Pour Balzac, le rêve de carrière politique, jusqu’alors contrarié par la double barrière du cens et de l’âge imposée par le système électoral de la Restauration, resurgit au lendemain de la révolution de Juillet. En ce début 1831, alors que les conditions de l’éligibilité ne sont pas encore fixées, Balzac croit son heure venue et décide, au moment où il achève ses dernières Lettres sur Paris, de prendre part au jeu politique en se présentant aux législatives prévues pour le mois de juillet. Ses fonctions de journaliste et d’homme de lettres lui confèrent a priori de nombreux atouts pour une carrière politique : une notoriété croissante, une bonne connaissance de l actualité " sans compter ses dons oratoires et son sens de la formule, aiguisé dans les salles de rédaction des petits journaux. Plus que jamais depuis Juillet, le journal prépare à la tribune ; les journalistes sont pléthore à prendre place dans les institutions d’un régime qui leur doit son existence.
Que Balzac songe à imiter ses confrères pose néanmoins problème : il se fait fort de n’avoir participé en rien à la « révolution des journalistes » et surtout n’a cessé de dénoncer dans les Lettres sur Paris les insuffisances du nouveau régime. Mais n’est-ce pas précisément parce que la médiocratie et la gérontocratie s’installent qu’il est nécessaire aux jeunes talents de s’engager ? Alors que les institutions achèvent seulement de se mettre en place, Balzac croit encore possible de les réformer. En acceptant de se « compromettre » avec un système imparfait, le candidat ne désavoue pas le chroniqueur du Voleur : désireux de mettre à l’épreuve du réel le projet politique qu’il a élaboré dans ses Lettres, il tente de faire entendre une voix indépendante, non étroitement politicienne. C’est pourquoi il songe d’abord à se présenter sans étiquette. À ses risques et périls.
Cette première entrée en campagne est précoce. Dès le 15 mars 1831, Balzac fait annoncer ses ambitions par Le Voleur, puis demande à un ami journaliste de Cambrai, Samuel-Henri Berthoud, de patronner sa candidature dans le Nord. Le système autorisant les candidatures multiples, Balzac convoite trois autres circonscriptions, Fougères, Angoulême et Tours où il dispose d’amis dévoués. Pour se faire valoir auprès des électeurs, il s’attelle alors à un genre nouveau pour lui, la brochure électorale. Le 23 avril, il publie son Enquête sur la politique des deux ministères, signée avec optimisme « M. de Balzac, électeur éligible ». Ce n’est pas tout à fait le cas puisque dans le même temps il charge sa mère de trouver une maison à acheter pour se compléter le cens. Mais ces formalités semblent lui importer peu : pour l’heure, ce sont ses « travaux politiques » qui « absorbent tout ».
Contrairement à l’image d’Épinal d’un dilettante nourri de chimères, Balzac s’est consacré sérieusement à sa première campagne. Confiant dans ses chances, il mobilise ses relais en province ; à Berthoud, il assure que les électeurs cambrésiens préfèreront « voir au jeu une tête parisienne » et promet solennellement de ne pas oublier ses mandataires une fois élu : « si j’aborde l’assemblée c’est avec la pensée de jouer un rôle politique » et d’en « faire profiter ma patrie adoptive ». Le candidat qui se fait fort d’être « utile à [son] pays » maîtrise déjà la rhétorique électorale " du moins en privé. Et Balzac de multiplier les démarches pour promouvoir sa brochure, à laquelle il compte bien donner une suite. C est à la circonscription du Nord, où ses chances semblent les plus sérieuses, qu’il consacre le plus de soins : déplacement prévu en mai, don de deux nouvelles à la Société d’Émulation de Cambrai, pressions amicales pour obtenir des articles de complaisance dans la Gazette locale... À Paris, de même, il fait jouer ses relations pour obtenir des journaux, au besoin en les rédigeant lui-même, des comptes rendus laudateurs de son Enquête. Après Le Voleur, L’Avenir et la Revue encyclopédique qui prédisent à l’auteur un grand avenir politique, La Mode ne craint pas de le poser en successeur de Chateaubriand, « digne d’allier les deux titres d’écrivain et d’homme d’État ».
Mais en province, les contacts de Balzac l’avertissent bientôt de la faiblesse de ses chances ; de Fougères, le général de Pommereul lui annonce que ses concitoyens « ne veulent que des gens du pays ». Le scrutin ne tarde pas à lui donner raison : le député sortant est reconduit à une écrasante majorité. Balzac reçoit les mêmes échos pessimistes de Touraine, où il manque des appuis et de l’expérience nécessaires. Il se résout à se retirer de la course en mai 1831 pour s’épargner un échec trop prévisible. Mais il ne renonce pas à ses ambitions électorales. Ayant échoué en cavalier seul, il prend conscience de la nécessité de s’adapter aux réalités politiciennes du temps en s’enrôlant sous la bannière d’un parti disposant de journaux et de relais locaux. Les légitimistes lui en offrent les moyens.

Les campagnes légitimistes de 1832

La supposée « conversion » de Balzac au légitimisme a suscité les interprétations les plus diverses, mais qui aboutissent à un même constat : qu’il ait été mû par l’ambition, le snobisme ou la passion amoureuse, l’auteur paraît avoir manqué du sens politique le plus élémentaire. C’est notamment ce que suggère Stefan Zweig lorsqu’il note que le romancier s’est toujours trouvé « dans la politique pratique – comme dans les affaires – du mauvais côté ».
L’engagement de Balzac aux côtés des légitimistes ne relève pourtant ni d’une insigne maladresse, ni d’un pur opportunisme. En se détachant du camp des libéraux triomphants pour rallier ce que Nodier appelle le « parti des vaincus », il suit précisément la trajectoire inverse de celle des arrivistes qu’il méprise, les Lerminier et autres Barthélemy. Au moment où il rejoint les fidèles des Bourbons, fin 1831, ces derniers viennent d’essuyer une cuisante défaite électorale, avec seulement deux élus... Balzac ne peut l’ignorer. Du reste, ses proches l’ont assez mis en garde contre l’adhésion à une cause « qui n’a pas d’avenir dans le pays ». Pour autant, en dépit des apparences, le rapprochement n’a rien d’illogique : Balzac, de plus en plus hostile au nouveau régime, ne fait que tirer les conséquences de son Enquête en s’engageant dans les rangs de l’opposition. Or pour quiconque récuse la monarchie bourgeoise, l’alternative est simple : soit les radicaux, soit les carlistes. Se tourner vers les premiers est pour Balzac doublement exclu : les idéaux républicains lui paraissent non seulement dangereux, mais surtout chimériques. La confiscation bourgeoise des Trois glorieuses a achevé de l’en convaincre : les doctrines républicaines « n’auront jamais cours dans un pays aussi éminemment classifié que l’est la France », prophétisait le journaliste du Voleur. Et au lendemain de Juillet, il a raison de tenir pour quantité négligeable un parti qui n’existe pas : les républicains ne forment alors que des groupes de militants sans unité, sans moyens " et sans député. À l inverse, les légitimistes constituent encore une force sociale, enracinée dans l histoire, ancrée dans les provinces. Certes, eux non plus ne forment pas réellement un parti : tiraillés entre des doctrines et des stratégies concurrentes, ils constituent « un mouvement encore largement pré-politique » qui résiste à l’institutionnalisation. Mais Balzac aussi : rétif à toute discipline de parti, il peut voir dans la faiblesse de l’appareil et l’autonomie des parlementaires légitimistes un gage de liberté pour le député qu’il rêve de devenir. Rejoindre le mouvement s’avère finalement la solution la moins aliénante et la plus réaliste.
En mai 1832, après la défection du duc de Fitz-James dans la circonscription de Chinon, Balzac devient le candidat de dernière minute des légitimistes pour l’élection partielle du 13 juin...
Les circonstances de cette candidature sont obscures. Elle semble lui avoir été plus ou moins « imposée » par ses alliés, soucieux d’épargner un échec prévisible à leurs premiers couteaux. Le mouvement, discrédité par ses insurrections manquées et surtout paralysé par un abstentionnisme massif, est alors en pleine débâcle. Il faut d’urgence fédérer les troupes et convaincre les réfractaires de prendre part aux élections, donc de prêter serment à Louis-Philippe " perspective odieuse aux fidèles des Bourbons. Telle est du moins l ambition des légitimistes avancés comme Berryer et Fitz-James, autour du Rénovateur, jeune hebdomadaire fondé par Laurentie. Pour réussir la délicate mission de convertir les carlistes au réalisme, il faut tout l’art d’un homme de lettres doublé d’un militant convaincu. Balzac, qui a rejoint l’équipe un an plus tôt, paraît avoir le profil : héraut (certes récent) du trône et de l’autel, il peut redorer le blason du mouvement, en illustrant son ouverture aux roturiers et aux jeunes talents. Le Rénovateur lui demande ainsi un article sur la question du serment, texte hautement stratégique pour les deux parties. Les légitimistes y voient l’occasion d’éprouver une recrue dont l’orthodoxie laisse planer quelques doutes, quand Balzac pense saisir une chance de lancer sa carrière politique. Inéligible et dénué d’ancrage local, il a en effet besoin du soutien moral et matériel que les légitimistes semblent pouvoir lui offrir. Comme il le montrera dans ses romans, la barrière du cens n’est pas insurmontable à qui dispose de riches appuis : pour justifier d’un impôt foncier adéquat, il suffit par exemple d’arguer de l’achat fictif d’un domaine complaisamment cédé par un ami politique ; et dans l’esprit de Balzac, un grand propriétaire comme Fitz-James ferait sans doute très bien l’affaire... Le candidat a d’ailleurs quelques raisons d’espérer un geste de la part des néo-légitimistes : à en croire un de leurs journaux, le parti n’a rien à refuser à un écrivain susceptible de le « rajeunir ». Mais Balzac doit avant tout se doter d’une image crédible et se défaire de son étiquette de conteur léger " voire graveleux. Alors que les petits journaux raillent ses prétentions nobiliaires et sa candidature « vraiment drôlatique », il s agit pour l auteur de se faire connaître aux électeurs par une publication sérieuse. Laurentie lui en offre l opportunité. Balzac transforme ainsi l’article de commande en une longue étude significativement intitulée « Essai sur la situation du parti royaliste » ; au terme de plus de deux semaines de travail, le texte paraît dans Le Rénovateur des 26 mai et 2 juin 1832.
Mais le traité historico-politique doublé d’un plaidoyer pro domo ne convainc pas les intéressés. L’irréductible Gazette de France, premier quotidien légitimiste du Chinonais, continue de prêcher l’abstention, attitude dominante dans l’arrondissement. Balzac s’y heurte à des blocages dont il n’avait pas soupçonné l’ampleur. Les hautes relations de la marquise de Castries ne lui servent de rien : un Gaston de Montmorency a beau faire pour lui la tournée des châtelains tourangeaux, il n’en obtient que de vagues promesses. À la veille de l’élection, Balzac doit se rendre à l’évidence : « j’aurai peut-être quelques voix, mais hélas par ici, les royalistes ne veulent rien faire ». De nouveau, il s’efface, conscient qu’un candidat néophyte de l’opposition ne peut faire le poids devant l’homme du gouvernement. Girod de l’Ain, ministre de l’Instruction publique, l’emporte haut la main à Chinon.
Loin de se laisser abattre par cette seconde déconvenue, Balzac en tire des leçons et infléchit sa tactique électorale.
Le candidat potentiel se remet en campagne à la fin de l’été 1832, sur la foi d’une rumeur d’élection partielle à Angoulême. Pour l’emporter, il se fait fort d’obtenir le soutien des « deux journaux de [s]on parti, qui se sont enfin entendus pour envoyer les royalistes aux élections ». Il pavoise un peu vite ; en réalité, les divergences s’aggravent chez les siens et l’abstention progresse : même Fitz-James finit par renoncer au serment, sous les applaudissements de La Gazette de France et de La Quotidienne. Les chances du candidat des légitimistes sont d’autant plus minces que la Charente ne fait pas partie de leurs fiefs historiques ; pire, à en croire Zulma Carraud, les carlistes y « sont méprisés des masses » qui leur préfèreront encore « les plus bêtes juste-milieu ». Or, du côté des candidats ministériels, les collèges « n’ont personne ». Ces éclaircissements ne tombent pas dans l’oreille d’un sourd.
Balzac revoie sa stratégie. Fini d’abord l’engagement en première ligne : sa nouvelle candidature demeure virtuelle. En villégiature amoureuse à Aix-les-Bains, il annonce à ses proches qu’il ne se rendra dans sa circonscription qu’en cas de victoire assurée, et fait campagne par procuration : c’est encore la fidèle Zulma qui devra diffuser « les différents écrits politiques » qu’il envisage de « faire pour l’arrondissement ». Il n’en ébauchera qu’un, « Du gouvernement moderne », destiné de nouveau au Rénovateur.
Surtout, Balzac envisage désormais de se présenter avec le soutien du juste-milieu. Il dispose en effet à Angoulême de l’appui d’une poignée de notables libéraux, dont les Carraud, le préfet Larréguy, rédacteur d’un journal local, et l’instituteur Bergès. Balzac ne doute pas de l’efficacité de son réseau ; à l’en croire, « les gens du cercle constitutionnel » sont tout prêts à le nommer. Mais caresser l’électorat orléaniste ne doit pas lui aliéner les suffrages des légitimistes : en cas de défaite à Angoulême, il espère en effet récupérer une des circonscriptions délaissées par le duc de Fitz-James...
Double jeu balzacien ? Ses lettres pourraient le faire croire : à Zulma, il assure que sa pensée lui vouerait « la haine de [son] parti, s’il la connaissait » ; et de lui confier un programme très hétérodoxe : « la destruction de toute noblesse hors la Chambre des Pairs ; la séparation du clergé d avec Rome ; [...] l égalité parfaite de la classe moyenne ; la reconnaissance des supériorités réelles, [...] l instruction pour tous » ne figurent pas parmi les priorités des légitimistes " nombre de points ne dépareraient pas dans un programme républicain ! Toujours en privé, Balzac présente son alliance avec les carlistes comme provisoire et circonstancielle : sa pensée politique ne peut « triompher sans la coopération [...] des chiffres » " autrement dit sans le soutien matériel des légitimistes.
Pourtant Balzac ne met guère en pratique le machiavélisme qu’il se prête : combien même il en aurait l’intention, il ne trompe aucun de ses alliés. D’abord parce qu’il reprend ouvertement dans « Du gouvernement moderne » les idées qu’il exprimait en privé : défense du gallicanisme et des principes de 1789, au premier chef l’égalité formelle et la suppression des titres nobiliaires. Ensuite parce que le candidat tient bien deux discours différents, mais dans le même texte. S’adressant tour à tour aux deux partis dont il brigue les suffrages, légitimistes et orléanistes, la brochure juxtapose une critique dévastatrice de la monarchie bourgeoise et un programme constructif donnant la part belle à la bourgeoisie reconnue comme la classe pivot des temps modernes.
Le plan de bataille échoue sur toute la ligne. D’abord parce que l’événement manque à nouveau au grand homme : l’élection espérée n’a finalement pas lieu. Mais surtout, comme le craignait Balzac, son texte se heurte au veto du Rénovateur, auquel il cesse de collaborer. Privé du soutien légitimiste, Balzac renonce à publier sa brochure, qui demeure inédite jusqu’en 1900, et reprend une liberté politique qu’il n’avait jamais réellement abdiquée.

Les leçons des échecs

Ses infortunes électorales paraissent, a posteriori, assez logiques : le jeu électoral de Juillet disqualifie Balzac qui lui est en tous points inadapté. Dans un système truqué à la base par l’esprit de clocher et le parrainage obligatoire, un candidat parachuté, néophyte et inclassable n’a pas sa place en province.

Des anti-programmes

Les causes profondes de ses échecs se lisent dans les programmes successifs du candidat : en total décalage avec les attentes des électeurs et les nécessités du genre, les brochures de Balzac s’avèrent électoralement suicidaires.
Pour obtenir des suffrages, il faut appartenir à un parti tranché : l’électeur attend d’un candidat des prises de position claires. Or Balzac s’y refuse. Dans l’Enquête sur la politique des deux ministères, il annonce d’emblée son intention de ne « point à publier [sa] pensée ». Au lieu d’un credo manichéen, il compare les mérites des forces en présence, à savoir Mouvement et Résistance, entre lesquels il se garde de choisir : « dans l’un ou l’autre plan, il y avait une pensée féconde ». Comme le lui reproche un ami tourangeau, sa brochure, qui se termine par une série d’interrogations, « a le tort de ne pas conclure ». C’est bien pourquoi ce texte inclassable donne lieu aux interprétations les plus diverses : trop libéral pour les électeurs de Fougères, il est lu à Cambrai comme « une publication de politique populaire » répandant « parmi les classes pauvres, l’instruction et [...] les idées saines »...
Cette position au-dessus des coteries n’est pas plus lisible pour les légitimistes. Ainsi, dans son « Essai sur la situation du parti royaliste », au lieu de choisir son camp, Balzac tente d’en faire la synthèse, en inventant une manière de juste-milieu légitimiste. Or nul ne se reconnaît dans cette ligne qui, loin de fédérer les troupes, heurte les deux ailes du mouvement : d’une part, les tenants de l’Ancien Régime qu’il enjoint d’entériner la Révolution et le principe de la souveraineté populaire ; de l’autre, les légitimistes avancés comme Berryer ou Chateaubriand, dont il récuse la logique démocratique ; son idéal de « gouvernement presque oligarchique » ouvert aux intelligences et déniant au peuple toute autonomie, s’avère à la fois trop libéral pour les carlistes et trop conservateur pour les progressistes.
À lire l’Enquête, on comprend mal ce que son auteur fait dans les rangs orléanistes. Faiblesse, incapacité, inconséquence et aveuglement, tels sont les principaux griefs du candidat contre un régime qui a trahi Juillet, en France et en Europe : voilà qui inviterait plutôt à voter pour l’opposition... Mais à lire l’« Essai », on doute tout autant de sa foi légitimiste ; Balzac voulant faire le procès des libéraux, fait en réalité celui des royalistes : non content de souligner leurs responsabilités dans le déclenchement des révolutions, il leur adresse de cinglantes leçons de réalisme politique. « Vouloir s’opposer aux résultats matériels de 89 [...] serait une faute sans nom, [...] une absurdité, une impossibilité, un crime, une folie ». Bien peu de légitimistes " et encore moins ceux de fraîche date " osent alors tenir un tel langage. De même, dans « Du gouvernement moderne », son apologie de la dictature et de l art tout machiavélien de se débarrasser des opposants n entrent pas dans le credo du parti de la morale et de la religion. Pire : ses conseils amoraux, c’est à l’ennemi Louis-Philippe qu’il les adresse, en reprochant à Charles X de ne pas les avoir appliqués ! Quant aux hommes d’État auxquels il se réfère (Robespierre et Napoléon), qui eux savaient mettre les Chambres au pas, ils ont de quoi faire frémir les fidèles des Bourbons...

Une logique nationale et non locale

Au-delà des faux pas stratégiques, Balzac paraît surtout avoir commis une erreur d’optique. En voulant se placer dans les sphères de la haute politique, le candidat ne s’adresse pas aux électeurs de province, mais aux « capacités » parisiennes et plus encore au pouvoir exécutif. Il ne s’exprime pas en parlementaire soucieux des réalités locales, mais en futur ministre ou en conseiller du prince. Les vastes plans de réorganisation budgétaire ou militaire qu’il expose dans ses brochures ne relèvent pas des attributions d’un élu de proximité. Pourtant, il a démontré dans les Lettres sur Paris qu’il connaît les attentes de « la partie solide de la nation, celle qui laboure, qui travaille » et pour laquelle « les idées ne sont rien ». Or ses programmes en forme d’essais de science politique donnent le primat à l’idée au détriment des questions concrètes, notamment l’impôt qu’il n’aborde qu’incidemment. En voulant marcher sur les traces de Chateaubriand essayiste politique, Balzac semble oublier qu’il n’en a ni le renom ni l’expérience.
Au fond, l’auteur conçoit l’élection dans une optique nationale et non locale ; ses brochures, axées sur les questions générales, veulent concerner tous les électeurs " c est pourquoi il offre lors de sa première campagne le même programme à quatre circonscriptions sociologiquement et politiquement diverses : modernité politique mais erreur tactique à l’ère de la « politique personnalisée » et du clientélisme triomphant. Sous la monarchie de Juillet, le vote n’est guère le produit d’un choix individuel, rationnel et politisé ; le système censitaire et le scrutin d’arrondissement font des députés les élus d’une minorité réduite, représentant une région plus qu’une opinion, comme le déplore au même moment Tocqueville. Alors que Balzac met l’accent sur ses compétences techniques plus que sur sa (jeune) célébrité ou ses qualités sociales, les candidats ont soin de se présenter en notables et non en idéologues, encore moins en professionnels de la politique. Le romancier en tirera d’amères leçons, en attribuant à cette préférence pour les « notabilités de clocher » la pénurie d’hommes d’État véritables à la Chambre.

Un candidat inadapté : Balzac électron libre de la politique

Assez paradoxalement, le régime censitaire s’avère déjà trop démocratique pour Balzac, rétif à se plier aux règles du jeu de la représentation : « qui veut représenter doit déjà s’exprimer au nom de peuple, et se faire reconnaître comme tel ». Or l’auteur ne sollicite pas le pouvoir au nom de la volonté du peuple qu’invoquent les autres candidats : il lui est dû par son génie. Ses brochures, comme ses journaux, s’adressent à d’introuvables alter ego, non au peuple dont Balzac méprise ostensiblement les suffrages. Le peuple réel, qui ne lit ni ne vote, ne mérite pas d’être courtisé ; quant au pays légal, Balzac ne parvient pas à l’atteindre, faute de le choisir. Ni les bourgeois libéraux ni les châtelains légitimistes ne peuvent se reconnaître dans les réformes qu’il propose. Au lieu de circonscrire son public, de faire apparaître sa candidature comme représentative, Balzac exhibe son refus des étiquettes et du système partisan. Au lieu de se concilier les suffrages des classes moyennes, maîtresses de l’élection, il heurte de front ce qu’il appelle la « matière électorale » composée de toutes les « médiocrités du pays ». L’anti-démagogie a ses revers…
Dès lors, dans ce candidat singulier même quand il veut parler au nom d’un parti, quel électeur pourrait se sentir représenté ?

Ces candidatures manquées ne détournent pas Balzac de ses ambitions électorales : jusqu’en 1845, année où il obtient enfin l’éligibilité, ses lettres sont scandées de regrets de ne pouvoir parvenir à la députation et de projets de candidature. L’auteur entrera encore en lice en avril 1848, à l’occasion des premières élections législatives au suffrage universel ; cette campagne de la dernière chance, encore plus paradoxale que les précédentes, se solde par un ultime échec mais témoigne de la volonté persistante du romancier de devenir homme d’État.
En dernière analyse, si Balzac semble condamné à demeurer un député virtuel, c’est qu’il ne possède ni les qualités ni les défauts requis du parlementaire de Juillet : son besoin d’indépendance, tant à l’égard de la discipline de parti que par rapport à l’opinion publique, excède ce que le jeu de la politique autorise. La liberté de parole qu’il revendique ne peut se concilier avec les logiques partisanes et encore moins trouver place dans un programme politique nécessairement simpliste. C’est pourquoi Balzac reste du côté de l’observateur et du philosophe du politique plutôt que du politicien. Dans la lignée de Machiavel, Rousseau et de tous ceux qui ont voulu penser le politique, et en dépit — ou peut-être à cause — de son ambition de rendre compte de la réalité de la politique, Balzac reste en marge de celle-ci.


Patricia Baudouin
(Université Paris 8)





Les politiques d’un « intelligentiel »


Nous avons atteint l’ère de l’intelligence. Les rois matériels, la force brutale s’en va. Il y a des mondes intellectuels et il peut s’y rencontrer des Pizarre, des Cortès, des Colomb. Il y aura des souverains dans le royaume universel de la pensée.


Si je mets en épigraphe cette réflexion tirée d’une lettre à Mme Hanska, du 26 octobre 1834, c’est qu’elle me semble caractéristique d’un aspect essentiel de la politique balzacienne, à certain moment de son évolution. Elle indique à quel point la pensée politique de Balzac, en ses aspects transcendantaux mais aussi concrets, a pu être orientée en sous-main par une réflexion sur le statut des intellectuels et sur leur capacité politique. Une telle réflexion s’appuie, on le voit, sur toute une philosophie de l’histoire explicite ; mais elle est d’emblée surdéterminée par l’ambition politique de celui qui la mène : un écrivain qui ne se contente pas de chercher à comprendre les arcanes du politique, mais voudrait s’en mêler de manière concrète. Et cela, en tant qu’intellectuel conscient de sa force, qui, dans une autre lettre à Mme Hanska, annonce qu’il songe à se mettre à la tête d’un parti qu’il vient d’inventer sur-le-champ : le parti des intelligentiels.
Nous sommes là face à une réflexion qui traverse tout Balzac, l’homme politique qu’il a rêvé d’être, mais aussi l’œuvre, tant dans sa partie analytique que dans les romans. Une réflexion balancée entre utopie et désenchantement, et qui a eu ses phases et ses humeurs auxquelles je me propose d’être attentif.








I

Mais d’abord, que dit exactement la phrase placée en épigraphe ? Elle s’appuie sur une philosophie de l’histoire à laquelle Balzac restera longtemps fidèle. Insistant sur la transformation du pouvoir politique entre féodalité et époque contemporaine, une telle philosophie met l’accent sur un processus de dématérialisation progressive, au terme duquel intervient l’avènement d’un « âge de l’intelligence ». Dans un deuxième temps, elle insiste sur les espoirs permis à ceux qui comprendront les enjeux de ce processus : être des héros de l’innovation, tels que les grands navigateurs qui ont découvert l’Amérique, et obtenir ainsi une consécration de nature véritablement royale. Ce qui, en troisième lieu, laisse présager une sorte de changement « dynastique » dont Balzac se fait l’annonciateur : aux « rois matériels », avec leur seule potestas, vont succéder de véritables « souverains de l’intelligence ». Annonce à son de trompe, dont le héraut – quatrième aspect de cet énoncé –, informe la comtesse Hanska qu’il est lui-même un de ces rois en puissance dont elle pourra bientôt s’enorgueillir.
Nous avons donc là un condensé de la réflexion de Balzac sur l’histoire politique et sur la place qu’y vont être amenés à prendre ceux que nous appelons, nous, les « intellectuels » ; mais aussi, en immédiat arrière-plan, l’expression de sa candidature à l’exercice du pouvoir. Désir qu’expriment d’autres déclarations en forme de défi : « Je veux gouverner le monde intellectuel en Europe » (13 septembre 1833). « Je veux le pouvoir en France et je l’aurai » (27 mars 1836). Signes que le triomphe envisagé par Balzac en tant qu’écrivain se situe bien dans le registre du politique, au sens noble ; qu’il est bien celui de ce « grand citoyen » que déjà il rêvait d’être, en 1819, dans une de ses lettres de jeunesse. S’il cherche à comprendre la nature changeante du pouvoir à travers les âges, tout comme l’a fait Auguste Comte en 1825-1826 dans ses articles du Producteur (où se dégage la loi des « trois états »), c’est par volonté de parvenir, grâce à cette analyse, à prendre le pouvoir. Comme un de ces « intelligentiels » dont il veut dessiner l’identité collective par sa réflexion et ses engagements.

Cette idée que l’intelligence est le nouveau pouvoir n’est pas nouvelle chez Balzac, en 1834. Déjà le Traité de la vie élégante, à la fin de 1830, et La Peau de chagrin, en août 1831 – soit donc avant bien la « conversion » monarchiste de 1832 – disaient la même chose. Dans le Traité, c’est l’auteur qui énonce cette idée : « l’homme armé de la pensée a remplacé le banneret bardé de fer » ; « l’intelligence est devenue le pivot de notre civilisation ». Dans le roman, en revanche, l’idée est mise dans la bouche d’un des convives de ce symposium intellectuel qu’est le dîner Taillefer ; un « savant », qui a entrepris une vaste synthèse orale, à l’intention d’un sculpteur inattentif. Merveilles de la stéréoscopie romanesque, qui fait que Balzac est capable de confier ses idées les plus chères à l’encan...

[…] dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité, marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l’action ? Voilà le problème.

Ce à quoi répond un « carliste » (c’est-à-dire un monarchiste de progrès : exactement donc, ce que va se vouloir Balzac l’année suivante, mais sans pour autant penser vraiment comme ce carliste craintif) : « L’intelligence a tout tué [...]. »
Mais la preuve que cette réflexion de savant, ridiculisée par sa nature d’idée trop ample pour soir d’orgie, est bien pourtant celle de Balzac – ou du moins d’un des Balzac possibles –, c’est que cet autre Balzac, l’auteur d’une brochure politique d’avril 1831, destinée à soutenir ses campagnes-éclair de député, l’Enquête sur la politique des deux ministères, la reprend à son compte. Ainsi, c’est bien avec un imaginaire de la puissance politique des intellectuels – des intellectuels au sens restreint, auxquels il convient d’ajouter des entrepreneurs industrieux considérés comme « inventeurs » (les David Séchard, les Quinola, les ingénieurs Gérard – ou Surville – et leurs pareils) – que cette philosophie de l’histoire s’accorde. Taillée sur mesure pour profiler un rôle actif, sur le plan politique, aux intelligentiels.
Il serait facile de remonter aux œuvres de jeunesse de Balzac pour montrer la permanence d’une conception, chez lui, comme chez bien d’autres à même époque, à commencer par Byron, de l’homme de pensée comme héros de l’énergie. Balzac met constamment l’accent sur les « forces intellectuelles » que manifestent ceux qu’il appelle les « hommes d’énergie intellectuelle », les « hommes les plus remarquables par la force de leur pensée ». Il est de ceux qui matérialisent « cette force matérielle semblable à la vapeur ». Mais ce que Balzac a en propre, c’est que ce physicien de la pensée, qui rêve d’écrire un Essai sur les forces humaines, se fait aussi « physicien social », à la manière de Saint-Simon. Ce qui le conduit à insister plus que quiconque sur la dimension socio-politique de la « force intelligentielle ».
Dimension sociale, car l’« artiste » (tel que Balzac le représente depuis ses articles de 1830, – l’artiste au sens large qui inclut Descartes, Schwartz et Christophe Colomb (là aussi, tout comme chez les saint-simoniens !) – est capable de faire des inventions qui bouleversent la face du globe, ou provoquent d’immenses mouvements de capitaux, comme la loterie. (Ce qui, au passage, nous permet de comprendre l’amalgame fait entre « industrie » et « intelligence », comptées au nombre des « forces productives », l’intelligence étant souvent traitée chez lui en termes de « capitaux intellectuels »...)
Dimension politique aussi, puisque la « force intelligentielle », chez Balzac, ne reste pas contenue dans l’ordre poétique des métaphores naturelles cataclysmiques (volcans, orages, avalanches), comme chez les poètes, mais est confrontée à la question centrale de sa physique sociale : la question du pouvoir. Ce que disait un des articles de La Silhouette du début 1830, qui déjà programmait, pour l’« artiste », une prise de pouvoir politique. Et cela, bien qu’avant la « conversion » royaliste de 1832, dans le registre royal :

Un homme qui dispose de la pensée est un souverain. Les rois commandent aux nations pendant un temps donné ; l’artiste commande à des siècles entiers ; il change la face des choses, il jette une révolution en moule ; il pèse sur le globe, il le façonne. Ainsi de Gutenberg, de Colomb, de Schwartz, de Descartes, de Raphaël, de Voltaire, de David. Tous étaient artistes car ils créaient, ils appliquaient la pensée à une production nouvelle des forces humaines.

« Souverain », mais pourtant aussi ferment de « révolution » et de rénovation, tel apparaissait alors ce héros oxymorique qu’est – et restera – l’« artiste » balzacien.

II

Mais de quelle politique au sens propre va-t-il s’agir pour ce souverain en puissance ? C’est la seconde question à laquelle il faut se confronter. Deux moments sont ici à distinguer : avant et après 1832. Une division qu’il importe cependant de relativiser, on va le voir. Car si c’est bien deux politiques de l’intellectuel différentes que Balzac a en vue, entre elles il balance longtemps. Ce qui fait qu’il a presque une politique en partie double... De quoi appliquer à la politique balzacienne le mot de Blondet : « Tout est bilatéral dans le domaine de la pensée. »
D’une part, la politique qui s’est dégagée plutôt avant 1832, mais qui va ressurgir souvent ensuite : celle qui traite l’intelligentiel comme une puissance sociale sans emploi, ce qui fait qu’il est tenté de devenir une ferment de contestation et de destruction. Conscient de son pouvoir, mais se jugeant scandaleusement inutilisé par une société qui le traite comme un « zéro social », selon la formule de La Peau de chagrin. Butant rageusement sur cette contradiction criante que met en lumière l’auteur de la « Lettre aux écrivains français », en novembre 1834 : « En aucun temps la pensée n’a été si puissante ; jamais l’artiste n’a été individuellement si peu de chose. » Et donc prêt à toutes les révoltes...
D’autre part, la politique qui se trame, surtout après la « conversion » royaliste, mais dont on a vu certains commencements avant : celle d’un « intelligentiel » qui choisit de se mettre au service du parti monarchiste. Tentant de convaincre ce parti, qu’on devine réticent jusque dans ses franges progressistes, que l’intellectuel est lui aussi une supériorité aristocratique avec laquelle et sur laquelle il faut compter ; et qui, en retour, veut entraîner les intellectuels à jouer leur partition, non dans le registre de l’opposition, mais dans celui du pouvoir. En mettant leur puissance au service des puissants...
La première politique balzacienne est donc une politique d’inspiration « plébéienne », qui met l’accent sur le pouvoir neuf de l’intellectuel venu d’en bas, fort de son « mérite personnel », de sa « capacité », comme on disait alors, et proposant ses services à la société nouvelle. S’offrant à la fois comme force déstabilisante mais aussi, d’emblée, – face positive de cette négativité –, comme possible pouvoir de remplacement. Politique dont on trouve les éléments épars dans « Des artistes », au début de 1830, dans les Lettres sur Paris, à la fin de cette même année et au premier semestre de la suivante, dans l’Enquête sur la politique des deux ministères, en avril 1831. Et le signe qu’il n’y pas là qu’une première synthèse, vite oubliée, c’est que ces idées fondent encore l’analyse politique désabusée que font deux héros romanesque à fonction évidente de porte-parole : Z. Marcas en 1840 et l’ingénieur Gérard, en 1841, dans Le Curé de village. Point d’exutoire pour ces intelligences en friche : « [...] disette d’intelligence dans la sphère supérieure, et [...] abondance de talents dans les bas-fonds », selon le diagnostic de Juste. Point d’utilité sociale pour ces hommes spéciaux sortis des écoles, auxquels il ne reste que l’expatriation. Point non plus de rétribution digne de ce nom pour des écrivains spoliés de leurs droits. Juillet 1830, fait par l’intelligence et la jeunesse, a trahi ces deux forces émergentes. Le régime sera donc, un jour prochain, mis à bas par elles, dans une explosion de chaudière à vapeur. Car, selon Balzac, la menace ne vient pas tant du prolétariat : « Aujourd’hui les barbares sont des intelligences. »
Ainsi, comme tant d’autres penseurs de la gauche non républicaine, Balzac met l’accent – dans les Lettres sur Paris, tout comme encore en 1840 – sur la nocive déperdition d’énergies qu’organisent, depuis août 1830, une monarchie censitaire qui laisse les « capacités » hors du « Pays légal » et exclut les écrivains du bénéfice de la propriété littéraire. Un Balzac, donc, pro-capacitaire, avocat de la « classe pensante », comme aurait dit Stendhal. Au nom du « Mouvement », et contre la « Résistance »...

Si c’est en 1830 qu’est posée la nature plébéienne et contestataire des hommes de talent (« un homme de talent est presque toujours un homme du peuple », énonce l’auteur des trois articles de La Silhouette intitulés « Des artistes »), il y a là un des universaux de la pensée politique balzacienne. Une idée-force qu’on retrouvera tout au long, en particulier dans l’insistance mise dans les romans à rappeler l’humble naissance d’un Lambert, d’un Vignon, d’un Marcas, d’un Nathan (« cet écrivain parti des rangs inférieurs »).
En retour, franchissement dans l’autre sens de la barre 1832 : c’est bien dès le Traité de la vie élégante et dès les Lettres sur Paris que Balzac met en batterie ses thèmes « réactionnaires » de prédilection :
1° Crainte que la démocratisation des Lumières ne produise « une masse effroyablement intelligente, hardie à critiquer, inhabile au frein », face à laquelle aucun gouvernement ne pourra tenir. C’est l’analyse que propose la troisième des Lettres sur Paris, mais que reprend encore le diplomate allemand d’Illusions perdues, en 1839.
2° Conscience que l’inégalité des intelligences constitue une loi de la nature humaine, dont aucune révolution ne pourra venir à bout. D’où le constat fait, dès novembre 1830, par l’auteur du Traité de la vie élégante : « [...] malgré l’amélioration apparente imprimée à l’ordre social par le mouvement de 1789, l’abus nécessaire que constitue l’inégalité des fortunes s’est régénéré sous d’autres formes. » Comment ? En faisant qu’à l’aristocratie de naissance se substitue « la triple aristocratie de l’argent, du pouvoir et du talent » ; soit, en termes concrets, « la banque, le ministérialisme et la balistique des journaux » (ibid.). L’anti-démocratisme balzacien se trouve ainsi fondé, d’origine, sur une conception inégalitaire des facultés intellectuelles, elle-même liée à une connaissance aiguë du caractère éternel et multiforme du désir de « distinction ».
3° Enfin, en troisième lieu, regret que les « hommes les plus illustres ne sachent ou ne puissent aujourd’hui briller que dans l’opposition », et vœu, bientôt exprimé, que les « capacités » (terme que Balzac reprend à son compte constamment), soient intégrées par la classe aristocratique : comme forces politiques de secours, mais aussi comme sommités sociales de complément.
Présents dès avant 1832, ces thèmes se trouvent orchestrés, en 1832-1833, par l’Essai sur la situation du parti royaliste, Du gouvernement moderne et Ne touchez pas la hache (la future Duchesse de Langeais). Premier mot d’ordre : prendre acte du fait que « l’intelligence est devenue le pivot de notre civilisation », que « l’intelligence est toute la force des sociétés modernes ». Sans cela, explique Balzac à l’adresse des monarchistes réticents, « il y aurait quelque honte au parti royaliste à ne pas accepter les termes de ce nouveau combat ; car alors il ne pourrait jamais justifier le système des supériorités sociales dont il défend les existences ». Entendons que l’aristocratie ne peut se légitimer qu’en démontrant, grâce à des Balzac, sa supériorité intellectuelle.
Ce qui, de la part de Balzac, revient à demander à ses nouveaux amis d’accepter le combat, à la tribune et dans la presse, ces deux vecteurs essentiels de la force intelligentielle nouvelle, au lieu de se replier dans un silence bougon, comme le font les grandes familles nobiliaires en haine de la cour « citoyenne ». Ce en quoi Balzac peut, à juste titre, dans une lettre à Mme Hanska, se juger comme faisant partie des royalistes qui savent et peuvent « transiger » (avec le pouvoir en place), lui faire des « concessions ». (Ce que Blondet et Lousteau appellent la « droite à concessions » dans Une fille d’Ève.) Ce qui n’est pas sans éclairer ses positions politiques à la Chronique de Paris.
Second mot d’ordre : imiter les torys anglais dans leur manière d’intégrer les capacités issues d’en bas, afin d’enlever aux partis populaires leurs forces vives et dangereuses. Politique que continue de recommander l’auteur du Curé du village, en 1841 : « [...] au lieu de faire la guerre aux capacités, de les annuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche, les récompense, et se les assimile constamment ». Intégrer donc les « capacités » dangereuses, au lieu de les laisser hors du Pays légal ; leur donner des places à occuper, des carrières à rêver, tout en faisant que leur puissance soit mise au service des puissants et des possédants.
Politique qu’ont suivie Napoléon et même Louis XIV. Mais que ne suit pas le régime intellectuellement malthusien de Juillet, contre lequel Balzac déclenche des hostilités récurrentes, uni avec Hugo et Vigny. Mais politique que n’a pas suivie non plus la Restauration. Car les « mesquins meneurs de cette époque intelligentielle », remarque le narrateur de La Duchesse de Langeais, « haïssaient tous l’art et la science ». Alors que le noble Faubourg aurait dû « priver la bourgeoisie de ses hommes d’action et de talent dont l’ambition minait le pouvoir en leur ouvrant les rangs, il a préféré les combattre et sans armes ».
Enfin, troisième mot d’ordre : inclure les capacités intellectuelles dans une nouvelle aristocratie tripartite : Naissance, Fortune, Talent. De quoi stabiliser la société en proie à l’émeute perpétuelle en ces années d’après 1830. Mais de quoi aussi honorer les « puissances intelligentes » en leur permettant de se parer des insignes de l’aristocratie. Ce à quoi pourvoie une série convergente d’énoncés, soit de Balzac auteur, préfacier ou narrateur, soit de ses personnages romanesques. Ainsi de Mme de Bargeton qui, en écho au slogan contraire, déjà cité, énonce, pour rassurer son Lucien, que « le génie était toujours gentilhomme ». Par là, ne croyons pas que Balzac s’isole. En cet âge de dandysme littéraire, nombreuses sont les OPA de ce style sur l’écrivain et l’artiste. Par ailleurs, Balzac n’est pas le seul à rêver à « l’union des trois aristocraties » : je n’en veux pour preuve que l’article-prospectus que publie le premier numéro de L’Europe littéraire, le 1er mars 1833. Article anonyme, probablement dû à la plume de Victor Bohain, et qui montre à quel point il y eut dans les parages d’un monarchisme de progrès, qui avait déjà été essayé à La Mode puis à L’Écho de la jeune France, une tentative d’« aristocratiser » les intellectuels. On comprend mieux ensuite dans quel esprit Balzac tente d’investir L’Europe littéraire quand elle bat de l’aile. Il rêve alors de s’emparer de plusieurs revues, dont la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, pour pouvoir s’autoproclamer chef du parti des intelligentiels (allié, du moins sur le papier, à Hugo, autre souverain intelligentiel incontournable, qui lui aussi, a donné des gages à ce même journal, et s’en trouve constamment bien traité). C’est bien dans le droit fil de l’article-prospectus de Victor Bohain que Balzac se situe, comme de toute la ligne éditoriale de ce périodique.
Un cran plus haut dans cette accession de l’intelligentiel à une aristocratie imaginaire, nous avons l’égalité de l’intelligentiel avec la figure royale. Présente dans la formule matricielle dont je suis parti, elle est relancée dans d’autres lettres à Mme Hanska. Dans l’une d’entre elles, Balzac avoue tout bonnement être en quête de la « royauté littéraire » ; dans une autre, il se dit fier, dans un registre plus frivole, que Rossini vante ses dîners, disant « qu’il n’a rien vu, mangé, ni bu de mieux chez les souverains ».…
Une telle égalité artiste/roi ou, un cran plus bas, artiste/prince, n’est pas propre au seul Balzac, en ces années de « Sacre » de l’écrivain. Une phrase de Lamennais, brandie en épigraphe par Hugo dès 1820, en tête de son poème intitulé « Le Génie », dédié à M. de Chateaubriand, évoquait déjà la « royauté du génie, dernière ressource des peuples éteints ». Et le Hugo d’avant 1825 reprend souvent cette comparaison avantageuse (insistant quant à lui, plutôt sur le parallèle entre le poète paria et le roi exilé). Mais cette métaphore royale est d’autant plus importante chez Balzac qu’elle prend le pas sur l’insistance que les grands romantiques contemporains mettent de préférence sur les fonctions religieuses, de Mage ou de Prophète, qu’est censé remplir le poète qui « a charge d’âmes ». Certes Balzac, lui aussi, compare l’écrivain au prêtre dans la fameuse épigraphe du Prêtre catholique en 1834. Mais son exceptionnelle insistance sur l’énergie intellectuelle l’amène à ne pas se contenter pour l’écrivain de la seule auctoritas spirituelle, mais à vouloir aussi la potestas. Ce qui lui interdit de poser une antithèse absolue, comme le font Vigny, Hugo, et jusqu’à cet homme politique que deviendra Lamartine, entre homme de pensée et homme de pouvoir. Alors que le romantisme humanitaire construit le pouvoir spirituel de l’écrivain en rupture avec le pouvoir borné et tout matériel du roi ou de l’homme d’État, nombreuses sont, au contraire, les formulations spontanées par lesquelles la politique balzacienne met dans le même sac ces inconciliables : généraux et ministres, d’une part ; « artistes », de l’autre. C’est ce qui a lieu dans un énoncé de La Peau de chagrin sur les débauches auxquelles sont forcées d’avoir recours les « âmes fortes », à la différence du « boston babillard qui charme un rentier ». C’est là, chez Balzac, une égalité qui fonctionne dans les deux sens : de l’écrivain, elle fait un roi, ou, un cran au-dessous, un « maréchal de la littérature ». En retour, des grands généraux tels que Napoléon, ou des hommes d’État, elle fait des poètes ou des artistes. Réversibilité formulée dans « Des artistes » : « Napoléon est un aussi grand poète qu’Homère ; il a fait des poésies comme le second a livré des batailles». Mais aussi dans Le Médecin de campagne, dont le narrateur admire « le véritable homme d’État » comme « celui qui nous offre la plus immense poésie humaine ». Égalité qu’on retrouvera longtemps, ne serait-ce que dans la manière qu’a Balzac de penser La Chartreuse de Parme comme une œuvre digne d’être lue par des ministres et des diplomates. Le petit consul de Civitavecchia, et Talleyrand ou Metternich, même « royauté ».

III

Pourtant, par rapport au rêve de conquête formulé dans la lettre à Mme Hanska dont nous sommes parti, Balzac ne tarde pas à déchanter. 22 janvier 1836 : « J’ai bien plus de travaux que n’en avaient les généraux en campagne. » 8 mars 1836 : éloge de Capefigue, son complice politique à la Chronique de Paris, « bon petit condottiere politique ». En revanche, aveu de scepticisme le 20 mars, tandis que déjà la Chronique bat de l’aile : « Mes ambitions tombent une à une, le pouvoir est peu de chose. » Et le 16 juin : « Je ne veux plus entrer aux affaires par la députation et le journalisme. » Il sera donc académicien, car « les académiciens peuvent devenir pairs »...
Pire, cet échec politique, met en lumière tous les autres déficits, existentiels et esthétiques. D’où le sommaire désespéré du 27 mars 1836 : « Le mois de mai approche, et j’aurai 37 ans ; je ne suis rien encore, je n’ai rien fait de complet ni de grand, je n’ai que des pierres amassées. Dans ce jeune Colisée en construction, il n’y a pas de soleil [...] ». Comme si s’était imposée, en filigrane, l’image du gladiateur à terre... Décidément, les « champs de bataille intellectuels » sont pleins de cadavres oubliés. Chabert, c’est moi... « La France boit des cervelles d’hommes, comme autrefois elle coupait de nobles têtes. » Roi toujours, mais cou coupé...
Qu’on ne croie donc pas que la débâcle politico-financière de la Chronique ait été locale et éphémère : elle diffuse aussitôt sur tous les Balzac possibles. S’ajoutant à l’échec moins cuisant des campagnes de 1831-1832, elle ruine l’ambition politique première. Mais aussi, plus grave encore, le montage idéologique qui l’a accompagnée : ce roman du souverain intelligentiel dont j’ai rappelé quelques chapitres. Certes, Balzac n’abandonne pas d’un coup ni ces ambitions, ni ces imaginaires. Ils survivent en filigrane. Mais ils tournent à l’aigre. Non plus utopies porteuses, mais désirs qui rongent.
S’ouvre ainsi un troisième moment – désenchanté – de la politique intellectuelle balzacienne. Désormais, ce sera aux romans – paradoxe ! – de dire les impasses du réel, là où essais, lettres et préfaces construisaient l’utopie, caressaient le fantasme. Voici que les romans mettent en scène une série de « monarques intellectuels » tombés sans avoir pu régner. Des écrivains, mais aussi des politiques.
Des écrivains : Lousteau, Nathan, Lucien de Rubempré, lequel a commencé pourtant, au temps de ses premiers triomphes, par comprendre avec émoi que « La Presse, l’intelligence étaient [...] le moyen de la société présente ». Imitant son créateur en ses premières illusions... À Nathan désormais on dit, comme on a dû le dire à Honoré : « Tu es trop grand artiste pour être un homme politique. » Et jusqu’au sublime d’Arthez qui tombe, lui aussi, dans les griffes d’une duchesse parisienne. Tel Honoré dans celles de Mme de Castries, murmure Zulma. Le rêve aristocratique tournant mal...
Face à ces échoués de la souveraineté, le seul écrivain qui s’en tire – mais à quel prix – ce serait Canalis, courtisan mielleux, se poussant par les femmes, poète angélique mais « fin politique » aussi, au sens dévalué du mot. Désormais, dans ce monde désabusé qu’offre La Comédie humaine, pas de place pour qui aurait à la fois l’auctoritas et la potestas intellectuelles. Personne pour incarner le noble modèle que continue pourtant de prôner, en 1842, mais dans l’enceinte utopique et déconnectée des paratextes, l’« Avant-propos » de La Comédie humaine. Qui, dans le réel, celui des romans ou celui du monde vrai, pour jouer les instituteurs des hommes, se saisir de la responsabilité morale ? Lamartine ? Hugo ? Le critique de la Revue parisienne n’a pas complètement renoncé à chercher des monarques intellectuels de ce côté-là : préférant ces grands poètes aux « niais triés sur le volet de l’Élection », il rappelle que le mot de « république des lettres est un non-sens ».
Mais il déchante bientôt. Décidément, point de « puissances intelligentes ». Rien que des marionnettes désarticulées. Victoire des médiocres : Cursy à la Chambre des Pairs, Finot, grand patron de presse, Dauriat l’éditeur, fabricant de faux grands hommes. Les écrivains sont des poseurs, des comédiens de la littérature, tels que Canalis, Nathan, Lousteau, Blondet, ou le burlesque Chodoreille dont fait aisément justice le blagueur-chef, Bixiou, dériseur cynique, promu par défaut maître de vérité.
Même désarroi, pour ces politiques « à seconde vue », que sont Marcas ou Albert Savarus, pour cet utopiste pratique qu’est l’ingénieur Gérard. Il suffit d’une petite fille jalouse pour mettre un caillou mortel dans la machine à conquérir le pouvoir mise en branle par « l’ambitieux par amour » ; Savarus finira congelé sous le froc, à la Grande Chartreuse. De même, Marcas a beau être, tout comme son ami Juste, un « profond politique », « un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir », Pitt, Mirabeau et Carrel à la fois, il n’en meurt pas moins inconnu, jeté à la fosse commune, après avoir « sondé le cratère du pouvoir ». Trahi par l’homme d’État à qui il a « servi d’âme ». Qui lui, en revanche, sera éternellement quarteron de ministre, pion des combinaisons politiciennes qui se succèdent, au rythme d’une par semestre, depuis 1830, comme le constate Balzac dans la Revue parisienne. Quant aux amis de Marcas, Charles Rabourdin et Juste, ils sont forcés de s’expatrier, tout comme l’ingénieur Gérard.
Victoire, en revanche, sur toute la ligne, des marionnettes de la politicaillerie, pour qui la politique ne se joue pas dans les registres princiers du Pouvoir et de l’Intelligence, mais au ras du sol économique et des conflits de pouvoir locaux. L’Argent l’a décidemment emporté sur le Pouvoir. La scène est à Arcis-sur-Aube, non à Paris. Moins encore dans le céleste Cénacle des intelligences, où avait voulu se placer d’abord le politique balzacien.
Certes, le Balzac de La Comédie du diable, se moquait d’emblée, en 1830-1831, de sa propre tendance à rêver à un gouvernement d’hommes de génie, où Jeanne d’Arc aurait été à la Guerre, Saint-Simon à l’Intérieur, Socrate à la Justice, Pierre Corneille à la Marine, et Jules César aux Affaires étrangères. Mais l’autodérision était affectueuse. Vers 1840, en revanche, au politique succède décidemment la politique, dans toute son horreur. Ou, pour employer les mots de Balzac (ou de Lamartine), à la « politique rationnelle » la « politique matérielle ». Et la politique s’avère, elle aussi, théâtre, comme toute autre réalité sociale de La Comédie humaine : c’est une « haute comédie », dans laquelle de Marsay, chef de troupe, peut employer avec succès Maxime de Trailles. « Les chambres et les ministres ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignol, à la grande satisfaction des passants toujours ébahis ». Remarque qui vaut, nous dit le narrateur du Député d’Arcis, pour les élections de 1839, date à laquelle se situe la fable romanesque, mais qu’il faudrait corser bien plus encore pour rendre compte du « Guignol » politique façon 1847, date de publication en feuilleton de ce roman inachevé.
Déjà, il est vrai, l’image que Balzac se faisait du Palais-Bourbon, en 1831 n’était pas glorieuse : « trois ou quatre cents bourgeois assis sur des banquettes ». Mais vers 1839-1840, le diagnostic s’aggrave : en particulier dans la partie politique de la Revue parisienne, qui ressasse à perte de vue de la politique politicienne, jusqu’à marquer de la part de Balzac un psittacisme, un retour en boucle des mêmes idées, et aussi une impression d’isolement et de déconnection, parallèles à ce qui a lieu sur le plan personnel dans la correspondance Hanska, mais plus tragiques encore de la part d’un ci-devant ambitieux de « haute politique ». À la tribune, des députés filandreux qui font des fautes de français, discourent à perte de vue blés, cotons, bonneterie. Dans les journaux, fabricateurs de l’opinion, « des écrivains qui ne sont pas cinquante, et médiocres pour la plupart ». Car immense est « la médiocrité des écrivains et des propriétaires qui font jouer la machine à vapeur du journalisme français » (ibid.).
Rien de mieux dans la comédie à cinquante-deux personnages reparaissants que joue, depuis 1830, le « ministérialisme ». Balzac fait l’appel des ministricules, et, à elle seule, la liste des noms qu’il entasse se fait charge. Scènes de la vie privée des animaux : alors que Marcas était lion, le parti de la Cour tient de la nature des oies, celui des Parlementaires de la nature des taupes. Descente dans l’enfer des coulisses : plus haut acteur de cette comédie, Thiers que Balzac prend en point de mire favori, et dont il fait le héros d’une geste politique bouffonne. Thiers-Rastignac, écrivain d’abord, ministre ensuite, jouant donc, comme Balzac lui-même avait prétendu le faire, sur les deux tableaux. Lui volant donc sa place, en quelque sorte ! Mais dont tout le génie consiste à être revenu onze fois dans les dix-neuf distributions ministérielles qui ont marqué la décennie 30-40, puis à inventer cette opérette sublime, le retour des Cendres : « filouterie politique résurrectionniste ». On a les souverains de l’intelligence qu’on peut ! À défaut de grands hommes, un petit homme escortant pompeusement un paquet d’os payé un million, alors que la Chambre bourgeoise vient de refuser la moitié pour doter le duc de Nemours. L’auctoritas et la potestas ensemble, mais dans un cénotaphe à roulettes, tandis que le peuple de Paris, déjà, marche à la fable de secours napoléonienne, qui remarchera mieux encore, neuf ans plus tard, fin 1849. Et le pire, c’est que Balzac lui-même, oubliant ses ironies initiales, n’est pas loin de se laisser prendre lui-même à la combine, si l’on en juge par son reportage du 15 décembre 1840 à Mme Hanska, lors dudit retour des Cendres : « C’est plus grand que les triomphes romains. [...] Il est l’homme des prestiges jusqu’au bout. Et Paris, la ville des miracles ».
Voilà donc un troisième « moment » de la politique balzacienne, dont il conviendrait une autre fois de fouiller l’analyse, et de mieux marquer la chronologie, tout en montrant – paradoxe sur lequel je dois m’interrompre – qu’il n’annule pas totalement les deux autres. Balzac palimpseste en politique, plus encore que bilatéral.
Pluriel, là aussi. On le savait déjà...


José-Luis Diaz
(Université Paris 7 – Denis Diderot)







Un tournant de la politique balzacienne :
l’Introduction À Sur Catherine de MÉdicis


Les études à présent classiques de Maurice Bardèche et de Pierre Barbéris ont tenté de retracer le processus de maturation qui aurait fait émerger, chez Balzac, notre Balzac. Si l’analyse chronologique du Balzac romancier s’arrête au Père Goriot (1835), formule supposée achevée de l’art romanesque balzacien, Balzac et le mal du siècle voit dans Louis Lambert et Le Médecin de campagne les « dernières œuvres pré-balzaciennes », avant l’avènement d’un « romancier proprement balzacien » avec Eugénie Grandet (1833). Il en va de même pour la politique balzacienne, puisque Bernard Guyon fixait son terminus ad quem à l’année 1834 :

Il pourra paraître étrange que cette histoire de la pensée de Balzac s’arrête à 1834, alors que le romancier vient à peine de publier ses premières œuvres importantes et qu’il lui reste à parcourir quinze années d’une carrière riche d’une intense production littéraire [...] Alors, l’homme ayant atteint sa parfaite maturité, dominant de haut sa pensée, en prend une conscience claire et définitive et l’organise solidement en un véritable système..

La suite de l’œuvre ne serait que le déroulement d’une forme et d’une pensée constituées. Pourtant, comme l’a montré Nicole Mozet, le recommencement est propre à l’imaginaire de Balzac. C’est ainsi que l’on veut voir, dans l’Introduction à Sur Catherine de Médicis, un grand tournant de la pensée politique balzacienne, qui, loin de se figer en 1834, connaîtrait des inflexions décisives au début de la décennie suivante. Cette préface, l’une des seules maintenues dans le Furne, rythme un moment clé de la création de Balzac : rédigée une petite dizaine de mois avant l’« Avant-propos » (1842), elle est contemporaine d’autres textes essentiels à cette reformulation de la politique balzacienne, tels que les articles de la Revue parisienne de 1840, Le Curé de Village (1841), Albert Savarus (1842) et surtout les fragments du Catéchisme social, majoritairement écrits en 1840-1842.

Le légitimisme balzacien dix ans après

Au début des années 1840, c’est le temps d’un double bilan : celui de la monarchie de Juillet, qui perdure malgré les tares qui lui seraient inhérentes ; celui de Balzac, de ses deux carrières, politique et romanesque. Aussi l’Introduction à SCM repose-t-elle la question du légitimisme dix ans après la « conversion » de Balzac à ce parti, faisant écho aux réflexions développées en 1832 dans l’« Essai sur la situation du parti royaliste » et « Du gouvernement moderne ».

Légitimisme et machiavélisme

La conception que Balzac a du pouvoir comme action n’a pas changé : le pouvoir, c’est l’exercice du pouvoir. Les enjeux politiques réels résident donc dans son acquisition et sa conservation. Balzac se situe dans la perspective moderne, inaugurée par Machiavel, selon laquelle le politique est de l’ordre de la technè, et comme tel, se résorbe dans la politique. Ainsi trouve-t-on de nombreuses références à Machiavel, Spinoza, Hobbes dans les textes politiques balzaciens. Cette conception explique l’admiration pour la florentine Catherine, qualifiée de « génie politique » (176) : elle se sert de la ruse, de l’adresse, « l’arme la plus dangereuse, mais la plus certaine de la politique » (170), Balzac parle aussi de « cette politique à deux visages qui fut le secret de sa vie » (193) (voir également le « système de bascule » de Louis XVIII).
Comment concilier ce machiavélisme avec le légitimisme ? Celui-ci suppose une croyance en des valeurs, ou du moins des normes, et en cela, il relève de la réflexion menée par la philosophie politique antique, selon laquelle il y a des bons ou des mauvais régimes par nature, question évacuée par la philosophie politique moderne : lorsque Hobbes compare les différents régimes, il le fait selon le critère des avantages et inconvénients (le pouvoir est-il plus stable lorsque l’on est héritier d’une monarchie, dans une république, etc. ?). Bref, pour le machiavélisme, la légitimité n’est pas une valeur : « Jamais il n’y eut, dans aucun temps, dans aucun pays et dans aucune famille souveraine, plus de mépris pour la légitimité que dans la fameuse maison des Medici » (177). D’où le problème posé par la posture balzacienne, à cheval entre pensées antique et moderne du politique : comment soutenir la cause légitimiste, affirmer que catholicisme et monarchie sont « deux vérités éternelles » d’une part, et proclamer son admiration pour la technè, la ruse florentine de l’autre ? Ainsi l’Introduction proclame-t-elle que « tout pouvoir, légitime ou illégitime, doit se défendre quand il est attaqué » (171).
Parfois Balzac tente de justifier le légitimisme par le machiavélisme, espérant réconcilier les deux :

La légitimité, système inventé plus pour le bonheur des peuples que pour celui des rois, découle de l’impossibilité de gouverner le peuple quand l’État reconnaît des droits égaux à celui qui ne possède rien comme à celui qui possède beaucoup, à celui qui n’a point d’idées comme à celui qui a conquis une puissance intellectuelle.

La légitimité, tout absurde qu’elle puisse paraître, serait un principe à inventer, s’il n’existait pas.

Formule pour le moins choquante pour un « vrai » légitimiste. Mais il semble plutôt que, paradoxalement, le légitimisme balzacien soit une manière de ne pas poser la question de la légitimité du pouvoir, non pas en l’occultant, mais en l’occupant : le pourquoi ne se pose plus dès lors que l’on admet un dogme, ce qui permet de se consacrer au comment, de mettre en avant l’admiration de la ruse florentine, essence même de la politique.
La dissolution du politique

Reste à voir ce qu’il y a de nouveau, dans l’Introduction à SCM, par rapport aux articles de 1832. Ce qui a changé, outre la lecture des œuvres de Bonald (sans doute à l’occasion de sa mort en 1840), c’est le constat de la dissolution du politique :

Qu’est-ce que la France de 1840 ? un pays exclusivement occupé d’intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l’Élection, fruit du libre arbitre et de la liberté politique, n’élève que des médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique (173).

Si le politique réside dans l’action, dans la maîtrise du pouvoir, le gouvernement représentatif de Juillet en est la négation même : « Le pouvoir est une action, et le principe électif est la discussion. Il n’y a pas de politique possible avec la discussion en permanence » (174). Une page supprimée dans le Furne assène : « il n’y a point de politique française » (1278, var. a). D’où l’exil de Charles Rabourdin dans Z. Marcas (1840), qui dit à ses amis : « ma vocation, à moi, est l’action ». Avant d’ajouter : « Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sa destinée ».
Certes, dès 1832, Balzac dénonçait la « constante discussion » du gouvernement de Juillet qui paralyse la vie politique, mais il en appelait néanmoins à la mobilisation des légitimistes. L’« Essai sur la situation du parti royaliste » avait justement pour but de les convaincre de jouer la règle du jeu de la représentation. C’est à l’acceptation du présent que vise la rédaction de cet article : les tenants de la branche aînée ne doivent pas rester dans un exil intérieur. En 1832, Balzac appelait donc à l’invention d’un machiavélisme moderne, adapté au nouveau régime : « ce genre de gouvernement a son machiavélisme particulier, son appareil, ses organes, sa pensée dont il faut accepter les conséquences, et que nous allons essayer d’examiner ».
Rien de tel en 1841. À quoi bon chercher les moyens de gouverner quand il n’y a pas à proprement parler possibilité de gouverner ? Ce qui était de l’ordre de l’hypothétique en 1832 – « ce gouvernement, sauf le mot de liberté inscrit sur les drapeaux au lieu de celui du czar, eût parfaitement ressemblé au régime moscovite ; et, en développant l’égoïsme des masses par l’égoïsme d’un petit bien-être particulier, eût rendu le peuple indifférent, dans un temps donné, au sentiment de la nationalité » – est passé au temps du futur prophétique en 1841 :

L’individualisme, produit horrible de la division à l’infini des héritages qui supprime la famille, dévorera tout, même la nation, que l’égoïsme livrera quelque jour à l’invasion. On se dira : « Pourquoi pas le tzar”, comme on s’est dit : « Pourquoi pas le duc d’Orléans ?” (173).

De même, si Balzac imaginait en 1832 la « double souveraineté du peuple et de la légitimité », dans le Catéchisme social la question reste sans réponse : « Le Gouvernement peut-il exister mixte ? » C’est enfin toute la différence entre Le Médecin de campagne (1833), où Balzac réutilise l’article refusé par Le Réformateur, et Le Curé de village (1841), romans écrits à ces deux moments de la réflexion politique. Dans ce dernier texte, une discussion entre les notabilités de Montégnac (l’action se déroule après les journées de Juillet) présente une réflexion désabusée. Gérard prononce notamment cette phrase : « la Révolution de Juillet a un sens anti-politique ». Tirant les leçons de la décennie passée, Balzac projette dans le passé le sentiment qui est le sien à l’aube des années 1840.
Tout, dans ce bilan, donne l’impression d’un constat amer, comme si l’entrée en légitimisme de l’auteur avait coïncidé avec la dissolution du politique.

Discours historique et discours politique

L’« Essai sur la situation du parti royaliste » était composé de deux parties, l’une historique (intitulée « Des partis en France »), l’autre politique (intitulée « De la conduite actuelle des royalistes »). L’ordre était justifié ainsi : « Il a été nécessaire de résumer le passé pour expliquer, pour justifier le présent, et l’ordre voulu en toute chose a introduit deux divisions dans ce travail ». La répartition était alors claire : le discours historique prend en charge le passé ; le discours politique le présent. Ce sont deux regards conjoints, l’histoire politique justifiant la prise de position actuelle.

Politique au passé

Tout change avec la dissolution du politique. L’introduction à SCM, significativement, suit un ordre inverse à celui de l’article de 1832. Le texte comporte deux moments distincts : une partie politique d’une dizaine de pages, suivie d’un développement historique d’un peu plus de trente pages, annoncé comme « précis de [la] vie antérieure » (177) de Catherine. Cette inversion pourrait témoigner de la reconfiguration balzacienne entre politique et histoire au début des années 1840.
La politique n’existant plus dans le présent, elle est cantonnée dans le passé. De là les problèmes rencontrés à écrire les Scènes de la vie politique. Le Député d’Arcis, d’une « horrible difficulté » selon l’aveu même de Balzac, recommencé plusieurs fois, en 1842 notamment, échoue à redonner le présent à la politique, qui n’est plus que vaine discussion. Plus précisément, apparaît chez Balzac l’idée que la théorie politique est éternelle, qu’elle a pu se réaliser dans le passé, mais qu’elle ne peut plus s’incarner dans le présent. En 1832, Balzac reconnaissait l’idée d’un progrès politique :

Aujourd’hui, Machiavel n’eût pas intitulé son livre : Le Prince, mais Le Pouvoir. LE POUVOIR, être moral, créature de raison, devant rester un et fort, est quelque chose de plus grand que LE PRINCE étudié par le célèbre Florentin. Il y a progrès.

En revanche, à partir de 1840, notamment dans le Catéchisme social, Balzac nie que le politique puisse être concerné par le progrès :

Sous certains rapports, le progrès est possible dans des limites données, mais, dans l’ordre religieux et politique, il n’y a pas de progrès possible, car les idées sur lesquelles elles reposent sont justes, complètes, absolues.

Les nouvelles doctrines politiques, mot absurde, car il n’y a que deux formes possibles pour le pouvoir : l’aristocratie ou la démocratie, prétendent pour renverser le pouvoir que les systèmes naissent et croissent, qu’une philosophie complète serait une science absolue, impossible, et c’est l’assertion des gens qui radotent sur le libre-arbitre et sur la liberté. / Le pouvoir a une doctrine complète et finie.

Nier le progrès politique, c’est bel et bien renoncer à inventer le machiavélisme moderne.
La politique est donc une et immuable. C’est dire qu’elle échappe à l’histoire, n’est pas de son ressort. Ainsi le passé de l’Introduction à SCM n’est-il pas à proprement parler historique. Le regard porté sur le XVIe siècle vise surtout à révéler l’essence éternelle de la politique, comme en témoigne cette phrase : « Ce n’est pas l’histoire d’une république, ni d’une société, ni d’une civilisation particulière, c’est l’histoire de l’homme politique, et l’histoire éternelle de la Politique, celle des usurpateurs et des conquérants » (183). Dans l’expression « histoire éternelle », le discours historique comme tel se dissout, faisant place à un tableau de la théorie politique.

Histoire au présent

Le passé étant investi par l’étude de la politique, on peut se demander ce qu’il advient du discours historique. Ici, l’Introduction à SCM semble préparer la réflexion de l’« Avant-propos » : le discours historique va s’approprier le présent, et plus précisément les mœurs contemporaines. Le présent, déserté par la politique, s’ouvre à l’investigation d’un nouveau regard historique. Le mot de Vautrin, « il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs » résume en quelque sorte cette évolution de la pensée balzacienne.
Une telle reformulation du champ de l’histoire s’appuie sur une critique de la discipline historique, comme plus tard dans l’« Avant-propos », mais en des termes bien plus virulents. Le défaut pointé n’est pas la sécheresse, mais le mensonge, ce qui est bien plus grave :

On crie assez généralement au paradoxe, lorsque des savants, frappés d’une erreur historique, essayent de la redresser ; mais pour quiconque étudie à fond l’histoire moderne, il est certain que les historiens sont des menteurs privilégiés qui prêtent leurs plumes aux croyances populaires, absolument comme la plupart des journaux d’aujourd’hui n’expriment que les opinions de leurs lecteurs (167).

Plus loin Balzac regrette l’absence d’« indépendance politique » (ibid.), et évoque des « circonstances auxquelles les historiens préoccupés des intérêts politiques n’ont fait aucune attention » (201) : les « historiens » ont été « influencés tous par les protestants » (176).
Ce que Balzac reproche aux historiens, c’est donc de penser dans l’héritage du calvinisme, vu comme source de tous les maux, porteur du germe de l’individualisme qui a engendré la Révolution et la monarchie de Juillet (« 1830 a consommé l’œuvre de 1793 »). Dès la première page, Balzac assène : « Sans la révolution française, la critique, appliquée à l’histoire, allait peut-être préparer les éléments d’une bonne et vraie histoire de France » (167). Atteinte de l’hérésie qui a débouché sur la situation désespérée de 1840, l’histoire-discours présente un déficit de sens : loin d’être à même de rendre compte du processus historique qui a abouti à la dissolution du politique, elle en est elle-même une victime.
Balzac semble ici se détacher des idéaux de la génération romantique des années 1820 pour laquelle la discipline historique était le moyen de ressouder le passé au présent, en accédant à la compréhension de la société contemporaine par la mise au jour des causes de la révolution. Sans doute ce regard pessimiste sur l’histoire, plus précisément sur les historiens « modernes » (175) est-il lié au fait que nombre de ces historiens ont participé aux gouvernements successifs de Juillet : Thiers, Guizot, ou Amédée Thierry (le frère d’Augustin) auraient de fait cautionné la dissolution du politique. Ce serait alors moins la discipline que ses représentants qui sont mis en cause, puisque demeure un idéal d’histoire « impartiale » (177), ce qui ouvre la voie à une reformulation de l’histoire.

Le grand homme

Cette conception de la politique et de l’histoire qui se met en place au début des années 1840 forge une image tout à fait originale du grand homme, question au croisement de l’historique, du politique, et du romanesque.

Le grand homme et l’Histoire

Rappelons tout d’abord que l’époque romantique a tendance à mettre en valeur l’action du peuple : soit le grand homme est nié ; soit le poids de son action est amoindri. On a alors toute « une conception fonctionnaliste du grand homme, érigé en « “représentant”, “incarnation”, “symbole”, “porte-parole” de son temps, et de celui-ci exclusivement » : pour Guizot, le grand homme « comprend mieux que tout autre les besoins de son temps ». Plus radicalement, Mignet assène : « il ne suffit pas d’être grand homme, il faut venir à propos ». On reconnaît là la pensée de Hegel, vulgarisée en France par Victor Cousin.
Il est frappant de voir à quel point la pensée de Balzac se situe à l’opposé de cette conception de la génération romantique. Loin de mettre en œuvre l’histoire, le grand homme balzacien est celui qui tente de lutter contre son principe dissolvant :

La gloire de Catherine de Médicis, aux yeux des hommes d’État, qui n’épousent point leurs préjugés et qui acceptent les hommes et les événements comme des chiffres, sera d’avoir compris cette guerre et d’avoir voulu l’étouffer. Elle échoua dans le sang (1051-1052).

Autrement dit, le grand homme est celui qui tente en vain de lutter contre l’instauration d’un avenir qui est le présent des années 1840 : « Aussi devons-nous trouver bien grande la femme qui sut deviner cet avenir et qui le combattit si courageusement » (174). Tel est aussi Napoléon, qui voulut restreindre le principe de l’Élection dans les bornes d’une assemblée consultative, freinant ainsi le processus révolutionnaire. Et Balzac de célébrer « les grands politiques qui furent vaincus dans cette longue lutte » de cinq siècles » (173).
Au début des années 1830, il semblait encore possible de croire en un grand homme qui viendrait régénérer la France : « Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation » disait Benassis. Mais si, dans Le Curé de Village, l’abbé Bonnet espère encore :

L’étranger, grandi sous la loi monarchique, nous trouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sans propriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec l’Élection, sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec l’Égalité. Espérons que d’ici là, Dieu suscitera un homme providentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvel esprit, et que, soit Marius soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas ou vienne d’en haut, il refera la Société.

L’ingénieur Gérard lui répond : « On commencera par l’envoyer en Cour d’assise ou en Police correctionnelle » – avant de citer l’exemple de Jésus. La régénération sous l’impulsion d’un grand homme tiendrait du miracle : on peut y croire, mais il défie toute logique.
Une telle conception, en restaurant la dignité de cette figure, est foncièrement tragique puisque le grand homme, tout grand qu’il est, ne parvient pas à lutter contre les forces de l’histoire : Balzac en fait un héros qui lutte contre une fatalité historique.


Contre Cinq-Mars

De fait le grand homme n’existe pas en soi, il est avant tout le résultat d’une représentation (populaire, historique, romanesque). Balzac en est tout à fait conscient, et l’Introduction à SCM débute par une réflexion sur les « croyances populaires » (167) à l’origine de l’image de certaines figures historiques : « Comment des personnages aussi célèbres que des rois ou des reines, comment des personnages aussi importants que des généraux d’armée deviennent-ils un objet d’horreur ou de dérision ? » (168). Balzac condamne à la fois le peuple, qui « se crée un personnage ogresque, s’il est permis de risquer un mot pour rendre une idée juste » (168) – (Catherine, Brunehaut, Napoléon même seraient des ogres) – et les historiens qui cautionnent cette représentation. Cette Introduction est donc une réponse à la préface de Cinq-Mars de Vigny, pour qui « l’histoire est un roman dans le peuple est l’auteur » :

Comme par plaisir et pour se jouer de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, tout confus, s’en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de gloire et ne pouvant porter si haute renommée [...] les pauvres gens demeurent historiques et sublimes malgré eux.

Les historiens auront beau redresser ces erreurs, elles demeurent, ce qui montre que la réalité des faits a en définitive peu d’importance, et le romancier ne fait en définitive que poursuivre ce processus de mythification. Si Vigny assume et prend en charge cette portée mythique, fût-elle erronée, Balzac, au contraire, dénonce ces erreurs historiques, même si ce processus de falsification de l’histoire est contemporain de l’événement : « Nous pouvons voir, par ce qui se passe de nos jours, que l’histoire se fausse au moment même où elle se fait » (199). Il convient de corriger ces erreurs afin de rétablir la vérité. Cependant, avec Vigny, Balzac reconnaît la vanité d’une telle lutte :

[...] on apercevra les énormes travaux auxquels doivent se condamner les historiens qui voudront entreprendre la peinture vraie de la France pendant la Réformation [...] Évidemment cette histoire aura toujours deux historiens, un protestant et un catholique ; car l’impartialité, dans le sens que l’on donne à ce mot, n’y est point permise. Aujourd’hui nous n’avons plus qu’à en peindre le drame : la chose est jugée, nous sommes dévorés par l’esprit du protestantisme (1277, var. a).

« Nous sommes dévorés » : l’auteur s’inclut dans ce processus. C’est dire que l’entreprise même de Balzac dans ce portrait « impartial » de Catherine de Médicis sera vouée à l’échec. Quoique cette page soit supprimée dans le Furne, un tel pessimisme est toujours visible dans le passage de « Catherine de Médicis expliquée » à « Sur Catherine de Médicis ».





Un grand homme de plume

Mais c’est justement cette vanité de la lutte qui peut faire de l’écrivain un grand homme. À l’égal de ces grands politiques qui tentaient en vain d’enrayer le futur, Balzac veut lutter contre le principe dissolvant du temps en gardant des traces du présent : la conservation de « ce qui disparaît », est au cœur, on le sait, de son esthétique romanesque. L’uniformisation bourgeoise menaçant le monde, il faut se dépêcher d’en fixer, sinon sauver, des parcelles. Le tournant de 1840 analysé par Nicole Mozet comme le passage de l’archéologie à la collection est peut-être la prise de conscience à la fois de l’urgence et de la vanité de cette lutte.
Peut-être même qu’avec la dissolution du politique, la ressource serait du côté de la plume :

Quand un grand homme se présentera-t-il pour dompter ce nouvel esprit des sociétés, comme Luther et Calvin ont vaincu l’ancien ? Quand se lèvera le Luther ou le Calvin de la monarchie et de la religion pour faire perdre à ces mots Liberté, Égalité, Élection leur funeste auréole ? L’entreprise est difficile, Napoléon y a déjà succombé. La plume en ceci nous semble plus puissante que l’épée (1277, var. a).

Et plus loin : « L’Écritoire, aidée par le temps est plus forte que l’Épée » (1278). L’homme de plume peut même faire tomber les grands hommes : « Léon X, l’œuvre de Philippe II et de son duc d’Albe, les Guise, Catherine, la monarchie de Louis XIV, l’empire de Napoléon, tous ces colosses ont succombé devant de petits volumes » (1278). On ne saurait pourtant y voir un plaidoyer pro domo, puisque Balzac vient de s’inclure dans le nombre de victimes dévorées « par l’esprit du protestantisme ».
Fait remarquable, cette page qui contient à la fois l’aveu d’échec de l’auteur et l’espérance d’une réforme par le grand homme de plume a été supprimée dans l’édition Furne (1846), seule modification majeure à l’édition Souverain à SCM. Peut-être parce que ce passage contredit la posture politique élaborée par l’« Avant-propos », écrit peu après l’Introduction. La comparaison entre l’homme de plume et l’homme d’État y est reprise, mais cette fois semble bien s’appliquer à l’auteur :

La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’État, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes. Machiavel, Hobbes, Leibniz, Kant, Montesquieu sont la science que les hommes d’État appliquent. « Un écrivain doit avoir en morale et en politique des opinions arrêtées, il doit se regarder comme un instituteur des hommes ; car les hommes n’ont pas besoin de maîtres pour douter », a dit Bonald. J’ai pris de bonne heure pour règle ces grandes paroles, qui sont la loi de l’écrivain monarchique aussi bien que celle de l’écrivain démocratique.

Bien plus, la politique n’est pas cantonnée dans le passé, mais peut se conjuguer au présent, voire au futur :

Sans être l’ennemi de l’Élection, principe excellent pour constituer la loi, je repousse l’Élection prise comme unique moyen social, et surtout aussi mal organisée qu’elle l’est aujourd’hui, car elle ne représente pas d’imposantes minorités aux idées, aux intérêts desquelles songerait un gouvernement monarchique. [...] Comme l’Élection est devenue l’unique moyen social, si j’y avais recours moi-même, il ne faudrait pas inférer la moindre contradiction entre mes actes et ma pensée. Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler, qu’il y a danger pour tous à s’en servir, et il y a passe lui-même quand ce pont est la seule route pour arriver à la ville.

C’est que ce texte vise à la construction d’un édifice. Il s’agit de fonder, non de déplorer la perte, il faut susciter la foi en un auteur, et à cette fin, lui-même doit (paraître) croire en certains principes. Car pour ne pas être un maître du doute, Balzac doit se présenter avec une foi, avec la foi. Le pessimisme visible dans les pages supprimées de SCM n’est plus de mise. C’est pourquoi histoire et politique sont ici réconciliées : « On cherchera querelle au romancier de ce qu’il veut être historien, on lui demandera raison de sa politique ».
Mais comme l’indiquent ces propos, politique et histoire semblent surtout là pour asseoir le roman ; ce qui change tout par rapport à la perspective de 1832, et ce qui est aussi, d’une certaine manière, dire la disparition du politique : « chacun sentira qu’une préface aussi succincte que doit l’être celle-ci ne saurait devenir un traité politique ». Si l’« Avant-propos » est une ouverture romanesque à l’œuvre, cette préface qui serait un « traité politique », présente ici en creux, c’est bien l’Introduction à SCM, tournant essentiel de la pensée balzacienne.

Aude DÉruelle
(Université de Nice)








Les ScÈnes de la vie politique :
histoire d’un inaboutissement


L’enjeu de cet article est d’étudier comment les Scènes de la vie politique se sont constituées dans l’édition Furne de La Comédie humaine, quelles difficultés Balzac a rencontrées et en quoi finalement cette réalisation n’a pas été pleinement satisfaisante. La perspective adoptée est macrogénétique. Il s’agira d’abord de procéder à un historique, lequel sera descriptif, pour ensuite interroger les raisons du ratage, il n’y a pas d’autre mot, de ces Scènes de la vie politique. Cela à nos yeux devrait permettre de comprendre quelques-unes des spécificités du politique balzacien.


Préhistoire : les Scènes de la vie politique avant l’édition Furne (1830-1837)

Si les Scènes de la vie politique sont parmi les dernières à paraître dans le Furne (août 1846), elles ont été conçues en même temps que les autres, au début des années 1830. Avec les Scènes de la vie privée, parues en avril 1830, elles sont même parmi les toutes premières, puisqu’elles sont mentionnées le 8 mai 1830 dans une note de La Mode, accompagnant la parution des Deux Rêves ; voici cette note :

Ce morceau est l’un des plus importants que contiendra le livre auquel M. de Balzac travaille depuis longtemps, et qui a pour titre Scènes de la vie politique. Cet ouvrage, digne de l’auteur des Scènes de la vie privée, fait partie d’une collection remarquable publiée par la maison Mame et Delaunay-Vallée. Nous avons déjà fait connaître à nos abonnés Kernock le pirate, extrait des Scènes de la vie maritime par M. Eugène Sue, et El Verdugo, extrait des Scènes de la vie militaire. Le succès que ces fragments ont obtenu dans le monde et dans les salons nous a permis de croire qu’on accueillerait avec plaisir un article dont la gravité contraste peut-être avec l’esprit de ce recueil.

Se dessinent en filigrane quelques-uns des linéaments de la production balzacienne à venir, mais il faudra beaucoup de temps pour que ceux-ci parviennent à s’organiser en un réseau. Pour l’heure, les Scènes de la vie politique ne sont pas un regroupement, à peine une dénomination. Elles sont, dans le meilleur des cas, un casier ouvert, dans lequel à part Les Deux Rêves il n’y a rien. Significativement Balzac ne cherche pas à remplir ce casier, il le vide au contraire, puisque dès l’année suivante, en septembre 1831, il intègre ces Deux Rêves aux Romans et contes philosophiques. Pour autant, l’idée d’un regroupement ne disparaît pas tout à fait, et on pourrait se demander en particulier si le projet des Conversations entre onze heures et minuit qui occupe Balzac au début des années 1830 n’est pas étranger à celui des Scènes de la vie politique. Mais ce projet lui-même, dans le rapport qu’il entretient avec les ci-devant Scènes de la vie politique, restera en sommeil pendant plusieurs années. De 1831 à 1835 en tout cas il n’est plus question des Scènes de la vie politique. C’est assez compréhensible, puisque Balzac, occupé d’abord par les Scènes de la vie privée (avril 1830 et mai 1832), mène ensuite de front, à quelques mois d’intervalle, les Études philosophiques chez Werdet et les Études de mœurs au XIXe siècle chez Mme Béchet. C’est alors que les Scènes de la vie politique refont surface, lorsque F. Davin, le porte-plume de Balzac, dans l’Introduction qu’il donne en avril 1835 aux Études de mœurs au XIXe siècle, se livre à une description analytique des différentes « Scènes » (Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie parisienne, Scène de la vie politique, Scènes de la vie militaire, Scènes de la vie de campagne) dont elles se composent, ou plutôt doivent se composer. Après avoir caractérisé les trois premières « Scènes », il écrit :

Les Scènes de la vie politique exprimeront des pensées plus vastes. Les gens mis en scène y représenteront les intérêts des masses, ils se placeront au-dessus des lois auxquelles étaient asservis les personnages des trois séries précédentes qui les combattaient avec plus ou moins de succès. Cette fois, ce ne sera plus le jeu d’un intérêt privé que l’auteur nous peindra ; mais l’effroyable mouvement de la machine sociale, et les contrastes produits par les intérêts particuliers qui se mêlent à l’intérêt général. Jusque-là l’auteur a montré les sentiments et la pensée en opposition constante avec la société, mais dans les Scènes de la vie politique, il montrera la pensée devenant une force organisatrice et le sentiment complètement aboli. Là donc, les situations offriront un comique et un tragique grandioses. Les personnages ont derrière eux un peuple et une monarchie en présence ; ils symbolisent en eux le passé, l’avenir ou ses transitions, et luttent non plus avec des individus, mais avec des affections personnifiées, avec les résistances du moment représentées par des hommes.

Et il ajoute : « Les Scènes de la vie militaire sont les conséquences des Scènes de la vie politique » (I, 1148). Cette description des Scènes de la vie politique est précieuse, car c’est la seule en fait qui existe, on ne trouvera que quelques autres jugements parcimonieux par la suite, à l’exception d’un passage de l’Avant-propos, qui reprend presque l’Introduction de 1835 : « Après avoir peint dans ces trois livres la vie sociale, il restait à montrer les existences d’exception qui résument les intérêts de plusieurs ou de tous, qui sont en quelque sorte hors de la loi commune : de là les Scènes de la vie politique » (CH, I, 19). De 1835 à 1842, il n’y a pas eu de modification du point de vue à l’égard de ces « Scènes », elles sont envisagées dans une perspective presque exclusivement philosophique : c’est « l’effroyable mouvement de la machine sociale », où se rencontrent conflictuellement « les intérêts des masses » et « les intérêts particuliers ». La relation avec les Études philosophiques, dont le premier volume a paru en décembre 1834 et pour lesquelles F. Davin a rédigé aussi une Introduction est spécialement visible, ainsi que le montre une formule comme « la pensée devenant une force organisatrice et le sentiment complètement aboli ». On est donc en présence, avec le projet de ces Scènes de la vie politique s’articulant avec les trois autres séries déjà parues, d’un projet totalisateur qui embrasse l’ensemble de la société de la France du XIXe siècle.
Tout cela devrait être donc promis au plus bel avenir. C’est ainsi que six mois après l’Introduction de F. Davin, Balzac déclare dans la préface des Scènes de la vie parisienne (novembre 1835) : « Les Conversations entre onze heures et minuit, qui devaient terminer les Scènes de la vie parisienne, et qui furent annoncées, serviront d’introduction aux Scènes de la vie politique, car elles forment une transition naturelle entre la peinture des extrêmes de Paris, qui dissolvent incessamment les principes sociaux, et celles des scènes de la vie politique, où l’homme se met au-dessus des lois communes, au nom des intérêts nationaux, comme le Parisien s’y met au nom de ses passions fortes et de ses intérêts agrandis » (CH, V, 1410-1411). La proximité des idées exposées ici avec le développement sur ces Scènes de la vie politique est bien visible et une espèce de dispositif est mis en place avec les Conversations entre onze heures et minuit. Mais c’est en fait, nous semble-t-il, surtout un moyen de ranimer le projet de ces Conversations qui remonte à 1832 et que Balzac ne veut pas abandonner. Mais les Conversations entre onze heures et minuit n’aboutiront pas ; pas plus, à cette date, que les Scènes de la vie politique. Il est encore question de celles-ci en 1836, lorsque, à la fin du Livre mystique (Werdet, 2e édition, janvier 1836) est publiée une liste d’œuvres constituant la deuxième partie des Études de mœurs au XIXe siècle, en l’occurrence les trois « Scènes » qui n’ont pas encore paru (Scènes de la vie politique, Scènes de la vie militaire, Scènes de la vie de campagne). Les Scènes de la vie politique d’après cette liste devraient contenir Conversations entre onze heures et minuit, Le Petit Souper, Deux Extrêmes. Comme on peut le constater, ce regroupement est assez ectoplasmique.
Il n’est en tout cas plus fait mention des Scènes de la vie politique, pendant les deux années suivantes (1835-1836), elles ont l’air d’avoir complètement naufragé. En fait, Balzac est pris par quelques grands romans qui l’occupent, comme Le Père Goriot, Séraphîta et Le Lys dans la vallée, entre autres, pour ne rien dire de la publication des Œuvres complètes d’Horace de Saint-Aubin. Il s’occupe surtout de terminer les Études de mœurs au XIXe siècle, dont le dernier volume paraît chez Werdet en février 1837, avec La Grande Bretèche, La Vieille Fille et la première partie d’Illusions perdues. Ce dernier texte est précédé d’une intéressante préface. Balzac y dresse un état de ses différents chantiers, alors que s’achève avec ce roman la publication des Études de mœurs au XIXe siècle. Dans son esprit, ce n’est clairement qu’une étape ; les Études de mœurs au XIXe siècle doivent avoir une suite, elles ne constituent que les trois premières séries. Il annonce donc :

Il est probable que les trois autres séries, les Scènes de la vie politique, les Scènes de la vie militaire et les Scènes de la vie de campagne, ne demanderont pas un plus grand laps de temps ; ainsi, ceux qui s’intéressent à cette entreprise pourront bientôt voir toutes ses proportions, et comprendre par la seule exposition des cadres les immenses détails qu’elle comporte (CH, V, 109).

Exactement à la même époque, dans une lettre à Mme Hanska du 10 février 1837, alors que le dernier volume des Études de mœurs au XIXe siècle vient donc de paraître depuis huit jours à peine, il annonce à sa correspondante qu’il lui reste désormais à écrire « les treize derniers volumes » et qu’il « espère avoir fini en 1840 ».
Ces déclarations optimistes s’expliquent sans mal par le grand projet éditorial des Études sociales, qui rassemblerait l’ensemble de sa production. En cette occasion Balzac signe un important contrat avec Delloye, Lecou & Bohain. L’ensemble comprendrait 50 demi-volumes, ce qui correspond aux 12 volumes parus chez Mme Béchet et Werdet, et aux 13 nouveaux volumes, comprenant les trois « Scènes » dont parle Balzac à Mme Hanska le 10 février. Malheureusement le projet ne connaîtra qu’une réalisation extrêmement partielle, qui se réduira à la publication d’une édition de La Peau de chagrin (Delloye & Lecou, juillet 1838). L’opération elle-même était très compromise dès l’été de 1837 et à l’automne Balzac annonce à Mme Hanska son échec de facto. C’est à ce moment-là, semble-t-il, qu’il dresse un catalogue de ses œuvres, comme s’il essayait de conjurer cet échec éditorial par un nouveau projet. Ce catalogue est connu sous le nom de « catalogue Delloye », on le date de la fin de l’année 1837. À peu de choses près, les œuvres se présentent sous la même disposition, si ce n’est qu’il s’observe une amplification : de 13 volumes on passe à 15, qui se distribuent en quatre pour les Scènes de la vie politique, six pour les Scènes de la vie militaire et cinq pour les Scènes de la vie de campagne. Mais comme précédemment ce projet n’est pas suivi d’effet et les trois « Scènes » disparaissent de l’horizon, pour près de dix-huit mois. Il faudra attendre qu’un nouveau dispositif éditorial s’élabore, pour que l’on assiste à leur réapparition.
Avant de voir comment elles ont réapparu, nous pouvons dès à présent parvenir à une conclusion provisoire, à savoir que les Scènes de la vie politique, comme les Scènes de la vie militaire et les Scènes de la vie de campagne, n’ont en ces années pré-Furne d’existence que métagénétique ; elles ne sont mentionnées dans le texte balzacien que lorsqu’est projetée une configuration totalisante. En la circonstance s’observe un très net clivage entre la production de Balzac elle-même, au jour le jour si l’on peut dire, et la construction macrogénétique, fantasmatique ou virtuelle, qui elle aussi connaît des variations et des modifications, la question étant pour Balzac de donner une réalité à cette construction macrogénétique en y inscrivant, et pas seulement sous forme de titres, les œuvres composant les trois nouvelles « Scènes » prévues. Ce n’est pas seulement de remplir des cadres qu’il s’agit. Plus profondément, c’est une affaire de rythme, et même de rythmes au pluriel, le rythme de l’écriture et le rythme de la structure. La difficulté pour Balzac est d’arriver à soumettre sa production au plan d’ensemble qui doit être celui de ses œuvres complètes. Il apparaît dans son esprit que l’élaboration d’une structure organisatrice devrait suffire à dynamiser sa production et à faire advenir au jour les livres qui doivent entrer dans cette structure et lui donner sens. Il y a là une difficulté évidente, elle se rencontrera jusqu’à la fin de la vie de Balzac et aucune solution ne sera apportée.


Les Scènes de la vie politique à la fin des années 1830 et dans l’édition Furne (1838-1846)

Le développement ultérieur de l’œuvre de Balzac confirme les analyses précédentes. En effet, les Scènes de la vie politique, qui s’étaient éclipsées avec l’échec du projet des Études sociales, sont de nouveau mentionnées au printemps de 1839, précisément lorsqu’une nouvelle configuration éditoriale totalisante est en vue. Balzac s’est mis en quête d’un éditeur et lui expose dans une lettre-contrat qui est aussi une lettre-catalogue la composition de La Comédie humaine (c’est dans cette lettre qu’apparaît pour la première fois le titre). Quelques mots sur cette lettre, tout d’abord. Longtemps, elle a été datée du premier semestre de 1840, et dans son édition du volume IV de la Correspondance R. Pierrot en 1966, proposait le mois de janvier, sans certitude absolue ; d’autre part, le nom du destinataire était inconnu. Or récemment, R. Pierrot a trouvé le nom de ce destinataire : il s’agit de Dutacq ; il est arrivé aussi à dater la lettre de la fin du mois d’avril 1839, ce qui permet de mieux comprendre un certain nombre de choses.
Nous en venons maintenant à la lettre elle-même. Elle est particulièrement détaillée en ce qui concerne les Scènes de la vie privée, les Scènes de la vie parisienne et les Scènes de la vie de province, et, dans une moindre mesure, les Scènes de la vie de campagne. C’est parfaitement compréhensible, puisque tout ce qui a été publié jusqu’à présent relève pour l’essentiel de ces séries. Comme il est très compréhensible inversement que Balzac n’entre pas dans le détail des Scènes de la vie politique et des Scènes de la vie militaire, inexistantes matériellement à cette date. Il écrit à leur propos : « Les 2 livres à faire sont les Scènes de la vie politique et les Scènes de la vie militaire » (Corr., IV, 36). Pourtant Balzac essaie de donner un tant soit peu de réalité à ces « Scènes ». Comme l’a remarqué S. Vachon, à partir de 1839 Balzac publie un nombre assez important de ses romans en préoriginale ou en originale, en les sous-titrant par exemple Scène inédite de la vie privée pour Une fille d’Ève (Le Siècle, janvier 1839) ou Nouvelle scène de la vie privée pour Béatrix (Le Siècle, avril-mai 1839) ou encore Scène de la vie parisienne pour Une princesse parisienne [Les Secrets de la princesse de Cadignan] (La Presse, août 1839). Cela montre, s’il était besoin, qu’à ses yeux son entreprise ne s’est pas arrêtée avec le dernier volume des Scènes de la vie de province paru chez Werdet, mais qu’elle est appelée à se prolonger. Il est spécialement intéressant que ce système paratextuel se mette en place en 1839, c’est-à-dire l’année même où apparaît le titre de La Comédie humaine et où un projet éditorial relativement précis se fait jour. Celui-ci n’aboutira pas cependant, mais clairement une structuration a été trouvée, au point que le Furne trois ans plus tard suivra de près la lettre-catalogue de 1839. Il est à cet égard très significatif que Balzac continuera, après l’échec de ce nouveau projet éditorial, de recourir au procédé du sous-titrage. Ainsi en janvier 1841, dès la préoriginale du Commerce, Une ténébreuse affaire est sous-titrée Scène de la vie politique. Cela doit d’autant plus être relevé que le traité avec Furne, Hetzel, Dubochet et Sanches d’où sort La Comédie humaine ne sera signé que le 14 avril 1841, et donc qu’en janvier 1841 il n’y avait toujours pas concrètement de cadre éditorial à ces Scènes de la vie politique. C’est la seule trace visible que nous ayons d’un début de réalisation de ces « Scènes ». Mais il faut aussitôt constater qu’elles sont destinées à rester longtemps en souffrance, alors même que La Comédie humaine aura commencé à paraître chez Furne. Les raisons à cela sont circonstancielles comme elles sont structurelles.
En 1839, Balzac s’efforce à tout prix de donner une réalité aux nouvelles « Scènes » qui doivent faire leur entrée dans ses œuvres complètes. En particulier dans le discours métagénétique qu’il tient à l’occasion de ses préfaces il signale quelle place doit revenir aux Scènes de la vie politique. On le voit faire ainsi dans les deux grands textes préfaciels qu’il rédige alors, la préface de l’édition originale en volume d’Une fille d’Ève (Souverain, août 1839) et dans celle de Pierrette (Souverain, août 1840). Dans la première, Balzac, s’expliquant sur le procédé du retour des personnages, et dressant à titre d’exemple la fiche de Rastignac, consigne à son sujet : « il accepte une place de sous-secrétaire d’État dans le ministère de de Marsay, après 1830 » (II, 266), et accompagne cette indication de la précision suivante : « (voir les Scènes de la vie politique) ». Le caractère métagénétique de cette préface, qui est exactement contemporaine, d’une édition projetée des Œuvres complètes s’intitulant La Comédie humaine explique sans mal la mention de ces Scènes de la vie politique, qui n’existent toujours pas à cette époque, en dehors de leur annonce au début des années 1830. Pareillement dans la préface de Pierrette, un an plus tard, évoquant la figure de Maxime de Trailles et, à sa suite, celle de de Marsay, il écrit à propos de ce dernier :

Toute sa belle vie est dans les Scènes de la vie politique. Ces trop célèbres scènes sont malheureusement encore dans les compartiments d’acajou où dorment tant de marionnettes impatientes de s’élancer dans la vie du cabinet de lecture (CH, IV, 23).

Même si Balzac ne semble pas s’inquiéter outre mesure du sort des marionnettes en question, il se préoccupe de plus en plus des compartiments d’acajou dans lesquelles elles dorment. Les marionnettes ne demandent qu’à se réveiller, et la mise en route de La Comédie humaine chez Furne en 1842 devrait les tirer de leur sommeil. Ce n’est pas le cas. Cela tient à la logique qui régit de manière empirique la parution des différents volumes. Comme il est évidemment hors de question de faire ici l’histoire de la publication de La Comédie humaine entre 1842 et 1848, nous nous contenterons de relever les dysfonctionnements éditoriaux qui ont compromis l’entreprise en général, et les Scènes de la vie politique tout particulièrement.
En premier lieu, que Balzac ne se soit pas attaché d’abord aux « Scènes » qu’il n’avait pas encore écrites est tout à fait compréhensible ; il ne pouvait d’ailleurs faire autrement que publier les Scènes de la vie privée, qui depuis très longtemps ont une existence bien établie, et, dans le même ordre d’idées, les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie parisienne, pour lesquelles il n’a cessé d’écrire pendant des années. Seulement les choses ont été un peu plus compliquées. Avant tout, parce que les Scènes de la vie privée et les Scènes de la vie parisienne n’étaient pas complètement terminées, et c’est avec ce handicap initial, qui s’est révélé très difficile à combler, que Balzac a abordé la publication de La Comédie humaine. Assez vite des perturbations sérieuses dans la publication se produisent.
Il existait bien un scénario génétique idéal : achever les chantiers en cours, en l’occurrence les romans destinés aux trois « Scènes » que l’on qualifiera d’historiques, Scènes de la vie privée, Scènes de la vie parisienne et Scènes de la vie de province et entreprendre en parallèle les trois nouvelles « Scènes ». Balzac avait en tête ce scénario : dans la préface de la deuxième partie d’Illusions perdues, Un grand homme de province à Paris (Furne, juillet 1843), il écrivait : « Quant au mouvement politique, à l’ambition du député, c’est une Scène qui appartient aux Scènes de la vie politique, et presque terminée ; elle est intitulée Le Député à Paris » (CH, V, 117). Mais pour l’heure, ce sont les Scènes de la vie privée, de la vie parisienne et de la vie de province qui devaient à tout prix être terminées. Celles-ci terminées, du même coup, les trois « Scènes » que nous venons de mentionner étaient elles-mêmes finies, ce qui permettaient ultérieurement de passer aux Scènes de la vie politique et aux Scènes de la vie militaire. Ce scénario, si Balzac l’a jamais imaginé, n’a pas été suivi. Il est vite apparu que les œuvres qui n’avaient connu qu’une publication partielle, ou plutôt tronquée, comme Béatrix, dont n’a paru que la première partie, en avril 1839, ou, selon une configuration bien pire, Splendeurs et misères des courtisanes, dont n’existe qu’un épisode, celui constitué par la nouvelle de 1838, La Torpille, – ces œuvres ont pris beaucoup de temps pour être menées à terme. Notamment l’écriture de Splendeurs et misères des courtisanes pendant des années sera un véritable boulet pour Balzac, compromettant l’ensemble de l’entreprise, et pas seulement les Scènes de la vie parisienne. Sans entrer dans le détail très complexe de la parution des Études de mœurs entre 1842 et 1848, on notera que, par un effet pervers qui a eu des conséquences catastrophiques, parmi lesquelles l’inachèvement éditorial de La Comédie humaine, Balzac se trouve obligé de faire paraître à un rythme régulier des œuvres s’intégrant dans des séries, les « Scènes », mais que celles-ci, du fait que certaines sont incomplètes étant donné que les romans les composant ne sont pas achevés pour certains d’entre eux, voient leur rythme de publication perturbé, contraignant Balzac à procéder à des décrochements et à des intercalations, ajournant la parution de tel volume des Scènes de la vie privée, par exemple, le temps qu’il soit terminé, et lui substituant tel autre volume des Scènes de la vie de province ou de la vie parisienne, jusqu’à ce qu’à nouveau le système se grippe, quand l’incomplétude de ces dernières « Scènes » empêche leur publication. Etc.
Le problème, sans aucune solution, qui commence donc avec urgence à se poser à Balzac en 1843, c’est celui de la copie. Il a, en effet, mangé son pain blanc et désormais éprouve des difficultés réelles pour donner de la matière aux éditeurs de La Comédie humaine. En 1842, de juin à novembre, il a publié trois volumes sur quatre des Scènes de la vie privée, mais il ne peut donner le quatrième volume, puisque la seconde partie de Béatrix n’est pas écrite. De là une rupture dans l’ordre de parution avec la publication de trois volumes de Scènes de la vie de province. Leur intercalation a pour but de gagner le temps nécessaire à l’achèvement des Scènes de la vie privée. C’est réalisé avec la publication des premier, deuxième et quatrième tomes des Scènes de la vie de province, respectivement en janvier, avril et juillet 1843. Le troisième volume, qui comprend La Vieille Fille, Le Cabinet des Antiques et Le Lys dans la vallée, est reporté à plus tard, non pas parce qu’il contient des œuvres qui ne sont pas achevées (elles le sont toutes), mais pour éviter la bizarrerie de publier immédiatement à la suite du quatrième volume (Illusions perdues) le troisième volume, lequel quatrième volume ne pouvait être le troisième, mais le dernier de la série, puisqu’il s’articulait sur les Scènes de la vie parisienne. Signalons au passage que dès le début de l’entreprise une grande latitude était donnée à Balzac dans l’ordre de parution des différents volumes. Le traité du 2 octobre 1841 stipulait à l’article treizième : « L’ordre et la distribution des matières, la tomaison et l’ordre des volumes appartiendront exclusivement à M. de Balzac » (Corr., IV, 317). Balzac, pour le pire, n’a pas manqué d’user et d’abuser de cette clause.
En 1844 l’organisation éditoriale de La Comédie humaine commence à se déliter, c’était prévisible. Une lettre à cet égard revêt une importance capitale, celle que Balzac adresse le 5 janvier 1844 à Dubochet, l’un des trois associés qui éditent La Comédie humaine, avec Furne et Hetzel. À cette date la publication a pris du retard et Balzac propose à l’éditeur d’« envoyer une petite note à tous ceux qui prennent des livraisons » (Corr., IV, 662) leur expliquant comment les lacunes amenées par l’interruption seront comblées. Après quoi Balzac avec Dubochet entre dans le détail de ses difficultés qui sont inextricablement à la fois d’écriture et d’édition : il a des œuvres à écrire et d’autres à éditer, mais ces opérations respectives ne sont pas séparables les unes des autres. À cela s’ajoutent les autres chantiers que Balzac a en train, comme, parmi un certain nombre, Un grand artiste [Les Petits Bourgeois]. Seules des mesures précaires, qui s’apparentent au rafistolage, sont envisageables. Parmi elles, la suivante que propose Balzac à Dubochet : « Le Ier volume des Scènes de la vie politique sera un en-cas nécessaire pour arriver aux délais des publications nouvelles » (Corr., IV, 664). Cette phrase fixe le sort des Scènes de la vie politique et les condamne à l’inaboutissement qui sera le leur deux ans plus tard.
Balzac a bien réussi à rattraper une partie de son retard en publiant coup sur coup les trois premiers volumes des Scènes de la vie parisienne (novembre 1843 pour le t. I et septembre 1844 pour les t. II & III) et de la sorte a pu faire paraître le troisième volume des Scènes de la vie de province (septembre 1844) en attente depuis un an, mais c’est en fait un vrai trompe-l’œil : la publication de La Comédie humaine s’interrompt en ce mois même de septembre 1844 pour plus d’une année. La situation est tellement inextricable, pour ne pas dire dramatique, que Balzac dresse en 1845 un « Catalogue des ouvrages que contiendra La Comédie humaine », alors même que La Comédie humaine existe. C’est pour Balzac essayer fantasmatiquement de repartir à zéro, de reconstruire à nouveaux frais, enfin, quelque chose qui serait vraiment La Comédie humaine. C’est une autre Comédie humaine, mais aussi la même, plus complète, avec bien plus de romans, sans lacunes, etc., selon une poétique qui serait celle de l’amplification et de l’exhaustion, si elle n’était celle de la fuite en avant. Pour ce qui est des Scènes de la vie politique dans ce catalogue, elles constituent, sur les vingt-six prévus, trois volumes, regroupant Un épisode sous la Terreur, L’Histoire et le Roman, Une ténébreuse affaire, Les Deux Ambitieux, L’Attaché d’ambassade, Comment on fait un ministère, Le Député d’Arcis et Z. Marcas. De manière révélatrice, sur les huit œuvres nomenclaturées, trois seulement ont été écrites et publiées ; de manière tout aussi révélatrice, Le Député d’Arcis est considéré comme écrit. Inutile de se demander si Balzac croyait sérieusement à la réalisation de ces œuvres ; peut-être y croyait-il, dans l’ordre du fantasme.
Dans l’ordre de la réalité, il est surtout occupé de boucler la publication de l’ensemble, et pour cela il est plus ou moins condamné à des solutions de fortune. C’est parfaitement visible dans l’organisation matérielle des volumes d’Études de mœurs qu’il fait paraître, lors de la reprise de la publication de La Comédie humaine, au second semestre de 1845, puis en août 1846. En 1845 sortent enfin les 4e et 13e volumes, occupés respectivement par le t. IV des Scènes de la vie privée (Béatrix [dernière partie], La Grande Bretèche, Modeste Mignon, Honorine et Un début dans la vie) et par les Scènes de la vie militaire (Les Chouans, Une passion dans le désert) et les Scènes de la vie de campagne (Le Médecin de campagne, Le Curé de village) ensemble. Les Scènes de la vie politique continuent donc à jouer les Arlésiennes, à moins qu’elles ne soient promises au sort de faire les bouche-trou. En effet, ce n’est pas elles qui font difficulté, mais les Scènes de la vie parisienne. Le cas des Scènes de la vie privée qui attendait l’achèvement de la dernière partie de Béatrix étant réglé, réglé aussi de manière expéditive, en les couplant dans un même volume, le cas des Scènes de la vie militaire et des Scènes de la vie de campagne, que Balzac ne cherche même pas à compléter et qui font très chétive mine, c’est des Scènes de la vie parisienne qu’il doit prioritairement se soucier, cela n’est pas sans incidence sur les Scènes de la vie politique. Le problème avec les Scènes de la vie parisienne est qu’il faut les terminer, et pour cela finir Splendeurs et misères des courtisanes. Le début de ce gros roman a commencé à paraître chez De Potter en août 1844, puis chez Furne en septembre. Cela correspond approximativement à la première partie. La suite ne paraît, chez Furne, que l’année suivante, au second semestre de 1845, au 11e volume. C’est assez singulier, étant donné que le 11e volume a paru l’année précédente ; en 1845, c’est la fin de ce 11e volume qui voit le jour. Or on peut très exactement voir comment les Scènes de la vie politique sont partie prenante dans cette affaire qui concerne les Scènes de la vie parisienne. Le texte de Splendeurs et misères des courtisanes en porte la trace : dans un passage du roman, relatif à la Police et à la Contre-Police, Balzac écrit : « Ce n’est ici ni le lieu ni l’occasion d’entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la vie parisienne ne sont pas les Scènes de la vie politique » (CH, VI, 534). Ce passage de la fin de la première partie du roman a été publié, en 1845, dans cette suite du 11e volume du Furne. À propos de la difficile gestion de ces Scènes de la vie politique, il est à cet égard très significatif que Balzac mette une note de régie, à son propre usage principalement, supposerons-nous, dans un texte qui appartient aux Scènes de la vie parisienne, pour dire qu’il ne faut pas confondre celles-ci avec celles-là. La confusion, en fait, n’est pas possible entre elles, à la différence de ce qui se passe entre les Scènes de la vie de province et les Scènes de la vie de campagne ; mais au moment où Balzac essaie peut-être de donner une cohérence aux Scènes de la vie politique la confusion éditoriale est possible, elle est même bien réelle. C’est de limites qu’il s’agit alors pour lui, le risque étant grand que ces « Scènes » interfèrent avec d’autres et perdent une spécificité qu’elles n’ont pas. Surtout, on constate que macrogénétiquement les Scènes de la vie politique ne sont pas séparables des Scènes de la vie parisienne. La mise en place des Scènes de la vie politique dans le Furne a tout l’air de relever d’un principe de dénégation. C’est très complexe, et même très compliqué. Au moyen de toutes sortes d’artifices éditoriaux, Balzac s’emploie à terminer les Scènes de la vie parisienne, en livrant Splendeurs et misères au fur et à mesure de leur écriture, mais, d’un autre côté, il se sent pressé par les Scènes de la vie politique, et, quoi qu’il dise, ne serait pas mécontent d’appuyer les unes sur les autres.
Cela se vérifie concrètement en août 1846, lorsque paraît le dernier volume, selon les conventions éditoriales de 1841, de La Comédie humaine, qui se trouve être le 12e volume de l’ensemble. Volume singulier lui aussi : il est constitué des troisième et quatrième livres des Scènes de la vie parisienne et il est constitué aussi, tout arrive – mais dans quel état... – des Scènes de la vie politique. Cette livraison des Scènes de la vie parisienne rassemble la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes, Un prince de la bohème, Esquisse d’homme d’affaires d’après nature [Un homme d’affaires], Gaudissart II et Les Comédiens sans le savoir. Ce sont de petits bouts, mais pourtant pas des fonds de tiroir ; et pour ce qui est de l’unité thématique et idéologique, la réussite est admirable : toute la poétique romanticoco du politique balzacien, fait d’envers, d’inversion et de bohème, est prise dans un ensemble « bien coupé, mal cousu » (Hugo, Les Misérables, IV, I, 1-2). Les Scènes de la vie politique, quant à elles, qui occupent les trois cinquièmes de ce 12e volume, sont composées d’Un épisode sous la Terreur, d’Une ténébreuse affaire, de Z. Marcas et du premier épisode de L’Envers de l’histoire contemporaine. Nous examinerons un peu plus loin la cohésion de ce regroupement, nous nous attacherons ici seulement à la présence de L’Envers de l’histoire contemporaine dans les Scènes de la vie politique du Furne. Sans nous demander si c’est une scène de la vie politique ou une scène de la vie parisienne – le roman peut entrer dans l’une ou l’autre catégorie –, nous insisterons sur une particularité très remarquable de ce texte, à savoir qu’il en paraît seulement la première partie dans ce 12e volume du Furne. Cela est d’autant plus intéressant qu’en ce même mois d’août 1846 a paru chez Roux et Cassanet ce premier épisode de L’Envers, sous le titre de La Femme de soixante ans. La publication dans le Furne n’a donc pas pour but de donner une existence éditoriale au texte, mais bien d’être un « en-cas », selon l’expression de Balzac, qui à la fois complète le volume d’une centaine de pages (CH, VIII, 434-531) et donne une longueur honorable aux Scènes de la vie politique.
Précisons pour finir que ni le second épisode de L’Envers de l’histoire contemporaine ni la quatrième partie de Splendeurs et misères (La Dernière Incarnation de Vautrin) ne seront publiés dans le Furne, alors que ç’aurait été possible ; le 17e volume sera entièrement occupé par La Cousine Bette et Le Cousin Pons, Balzac ayant sans doute préféré exploiter le succès commercial des Parents pauvres plutôt que de donner la fin de deux romans qu’il traînait après lui depuis de nombreuses années.
En conclusion du panorama rétrospectif qui précède, il apparaît que Balzac a pris son parti, vers 1844, de ne pas davantage s’embarrasser des Scènes de la vie politique et qu’il s’est résigné à ce qu’elles n’aient pas la place qu’il prévoyait encore pour elles en 1842 dans l’Avant-propos. Cependant, plutôt que d’employer le mot d’échec à leur propos, il vaut mieux parler d’inaboutissement. Celui-ci n’est pas à imputer à des difficultés d’ordre idéologique, comme celles que rencontrera Hugo entreprenant d’écrire le roman de la Terreur, Quatre-vingt-Treize, mais à une gestion de l’œuvre qui finalement lui a complètement échappé, selon un mouvement d’entropie ou de débâcle qui en fin de course a eu raison de La Comédie humaine elle-même et l’a laissée irrémédiablement inachevée. En ce qui concerne plus précisément les Scènes de la vie politique, nous avancerons qu’elles appartiennent à une époque archaïque de l’œuvre. Celle-ci pendant des années s’est développée sans ces « Scènes », tout l’effort de Balzac s’étant concentré pendant des années sur les trois séries qui ont formé les Études de mœurs au XIXe siècle chez Mme Béchet, puis l’essentiel des Études de mœurs chez Furne. Il n’a pas été possible par la suite de raccrocher ces Scènes de la vie politique,ainsi que les Scènes de la vie militaire, aux trois autres « Scènes ». (Pour les Scènes de la vie de campagne, le problème ne se posait pas dans les mêmes termes, du fait du flottement entre province et campagne.) L’œuvre s’est élaborée en dehors d’elles, comme si deux régimes génétiques avaient coexisté, et, en partie, s’étaient ignorés. Balzac en tout cas n’a pas été en mesure de réduire l’écart, poétique et idéologique, qu’il y avait entre ces deux catégories de « Scènes ». D’un autre côté, il ne semble pas avoir été un seul moment envisageable pour Balzac d’éliminer les Scènes de la vie politique. Dès lors il a été contraint, en leur donnant une existence, de passer une sorte de compromis avec lui-même et avec La Comédie humaine. D’où ce côté « pièce rapportée » des Scènes de la vie politique.


Le politique à l’œuvre

Quelles conclusions maintenant tirer de cette approche macrogénétique relativement à la question du politique ou de la politique de Balzac ? à peu près aucune, sinon négative. Le ou la politique de Balzac, peu importe le genre, n’est pas à chercher dans La Comédie humaine. Certainement il y a de l’idéologie, et la plus massive et la plus visible qui soit, mais c’est tout. Le privé, le parisien, le provincial, le campagnard peut-être, pour ne rien dire du philosophique ou de l’analytique, peuvent se laisser isoler, ou du moins définir, fût-ce en creux, mais le politique se dérobe résolument. Balzac peut tenir à son propos un discours, dans l’Avant-propos ou dans l’Introduction de F. Davin, mais il ne parvient pas à lui donner une réalité dans la machinerie d’ensemble de La Comédie humaine. (La même remarque pourrait être faite pour les Scènes de la vie militaire, si proches par ailleurs et à tous égards des Scènes de la vie politique, si ce n’est que les enjeux attachés à celles-ci sont d’infiniment moindre importance que les enjeux attachés à celles-là.) Il est de ce point de vue très significatif que les lignes de l’Avant-propos qui leur sont consacrées reprennent, mais en les affadissant, les jugements émis par F. Davin à leur sujet huit ans auparavant, comme si rien en ce domaine n’avait changé entre le début de la publication des Études de mœurs au XIXe siècle et La Comédie humaine, les Scènes de la vie politique restant à l’état de quasi-projet. Nous y insistons, il y a le discours et il y a l’œuvre, les confondre est impossible. Quelle part dès lors assigner au politique balzacien, – dans l’œuvre ? Conjointement comment ce politique est-il lui-même mis en œuvre ? Compte tenu de notre orientation macrogénétique, nous nous reporterons aux Scènes de la vie politique, considérées dans leur ensemble et comme un ensemble.
Dans l’état d’achèvement ou, pour être plus exact, d’inachèvement du Furne les Scènes de la vie politique sont particulièrement mal loties. Elles comprennent un grand roman, Une ténébreuse affaire, la moitié d’un autre grand roman, Madame de La Chanterie, une grande et puissante nouvelle, Z. Marcas, et une petite nouvelle, Un épisode sous la Terreur. Génétiquement, c’est assez divers, si l’on peut dire, puisque sont rassemblés des textes écrits à des époques très éloignées dans le temps (la fin des années 1820 et les années 1840) ; thématiquement, c’est un peu hétéroclite : le point de vue historique s’impose dans Un épisode sous la Terreur et Une ténébreuse affaire, il est bien présent aussi dans Madame de La Chanterie, sauf qu’il s’inscrit dans une perspective sociale, alors que Z. Marcas est le seul texte exclusivement politique, qui mette en scène un homme politique, sans que se produise quelque parasitage que ce soit. Le caractère mêlé de cet ensemble s’explique par des raisons principalement matérielles, en l’occurrence la constitution chaotique des Scènes de la vie politique dans l’édition Furne de La Comédie humaine, et, plus généralement, la gestion de la production balzacienne, genèse et structure, entre 1842 et 1846.
Il serait possible, mais artificiel à notre avis, de vouloir prétendre donner à cet ensemble une unité ou une cohérence. Par exemple, en essayant d’isoler à partir de ces œuvres quelque chose comme la spécificité du politique balzacien. Cela présupposerait qu’il y a une unité textuelle qui transcende la diversité génétique et macrogénétique de ces œuvres elles-mêmes. Ce dont nous doutons. C’est que le politique balzacien dans La Comédie humaine n’est pas un domaine bien défini, à la différence du privé ou du provincial ; en cela il se rapproche du parisien, qui s’est constitué lui aussi problématiquement. Proche aussi du philosophique, qui a mis des années à se trouver. Cela n’est pas dû, à notre avis, à des difficultés conceptuelles, ni même idéologiques, mais à l’histoire même de la production et de l’œuvre de Balzac.
Faut-il dans ces conditions poser que le politique chez Balzac est l’expression du problématique ? Nous ne le pensons pas. C’est à la fois réducteur et flou, et l’on pourrait pareillement avancer que le philosophique et l’analytique sont eux aussi des expressions du problématique. Pas davantage n’est-il concevable, d’un autre point de vue, de soutenir que le politique investit tout l’espace de La Comédie humaine, qu’il est en fait partout, et accessoirement dans les Scènes de la vie politique. Cela reviendrait à n’accorder aucun crédit à ces Scènes de la vie politique et à faire fi de l’organisation poétique et philosophique de La Comédie humaine.
L’utilité de la macrogénétique appliquée aux Scènes de la vie politique ne serait-elle donc alors que négative ? Pas seulement. À nos yeux, elle aide à penser le texte dans son historicité génétique et éditoriale et empêche de le réduire à un discours idéologique, politique, qui serait en quelque sorte constitué tel qu’en lui-même. « L’effet Comédie humaine », pour reprendre l’expression pleine de sens de N. Mozet, consiste autant à dynamiser des œuvres très différentes entre elles en leur assignant une visée textuelle commune qu’à procéder, par la structuration hiérarchisée des masses entre elles et de leurs éléments, à la différentiation de ces œuvres les unes par rapport aux autres. Les Scènes de la vie politique sont soumises à cet effet, et ce n’est pas parce qu’elles sont inabouties, au contraire, qu’il faudrait en ce qui les concerne ne pas tenir compte de cet « effet Comédie humaine ». Quelles sont les conséquences d’une telle approche macrogénétique pour ce qui est du politique dans La Comédie humaine et du politique de La Comédie humaine ? Avant tout, qu’elle oblige, puisqu’au politique est assignée une place définie dans l’économie structurelle des différentes « Scènes » des Études de mœurs, à faire le choix du roman contre le discours, et, au bout du compte, à faire le choix de la fiction elle-même.


Pierre Laforgue
(Université de Franche-Comté)







Le passÉ du prÉsent


Après beaucoup d’autres, grands analystes des œuvres de Balzac, sans prétendre à la même exhaustivité mais à partir de mon regard d’historienne, je vais tenter, de pénétrer dans la compréhension du temps de Balzac.
En préalable, il me semble nécessaire de revenir sur la perception du politique. Si le politique, au masculin singulier, n’appartient pas au vocabulaire courant de l’époque, la société entière se pense en termes politiques. Les idées, l’idée politique est censée guider les hommes. Et si les choses ne correspondent pas aux mots – l’interrogation est d’époque –, c’est que la connaissance du passé est encore incomplète et ne permet pas d’accéder à la vérité du présent ; celui-ci, entaché d’archaïsmes et peuplé d’illusions, serait couverts de mots sans correspondance avec la réalité qu’ils signifient. Cet écart est alors jugé comme symptôme d’un dysfonctionnement social. Aussi, malgré l’inexistence de l’expression, sa représentation appartient au monde de Balzac, c’est-à-dire au monde des contemporains. Le réel social est englobé dans la pensée du politique dans les premières années de la monarchie de Juillet pendant lesquelles les autorités assistent, impuissantes, à une succession d’insurrections qu’ils souhaitent circonscrire dans un domaine extérieur à la politique. L’invention du social comme question centrale de société est à replacer dans ces circonstances ; la sphère dont les contours commencent tout juste à se dessiner se rapporte d’abord aux individus non libres, au sens kantien du terme ; lesquels devront être contenus en marge des débats politiques du moment. L’enjeu est alors de donner un sens univoque au mot liberté – clé de l’entrée en politique. La liberté devient sélective et retrouve son sens d’Ancien Régime en se cantonnant dans les couches privilégiées du système censitaire et de ses aspirants. Séparer le politique du social est précisément une des préoccupations du gouvernement représentatif des libéraux conservateurs, au pouvoir de 1831 à 1848. Afin d’écarter l’entrée en politique des « barbares » modernes, ils cherchent à restituer à la politique sa signification concrète, à savoir la défense des intérêts particuliers et collectifs. Le reste – le social – relève de l’éducation et de la philanthropie, ce que la poétique de Baudelaire, sous le Second Empire, mettra à nu.
Il est difficile à l’historien, comme on le sait, de travailler avec l’œuvre de Balzac, dont l’auteur reste insaisissable, à la « fois un furet et une énigme » ; il impose à l’analyste de « préciser les circonstances de l’énonciation », en évolution permanente. Vous me permettrez de répondre à l’injonction de Nicole Mozet à ma façon non orthodoxe et, je crois, assez peu représentative des usages historiens de Balzac. La vision contemporaine du romancier – à la fois journaliste et chroniqueur – m’aide à penser l’histoire, tant son propos emprunte la voie médiane du critique : à distance des modes de penser du temps et à proximité de ses semblables, au point de développer parfois des dons de double vue lorsqu’il en « épouse la vie », jusqu’à, selon son narrateur, « endosser leurs guenilles sur son dos ». Il me semble alors saisir l’historicité des enjeux qui animent les passions du temps.
Au-delà de l’historicité, en travaillant sur le passé du présent politique chez Balzac, je crois pouvoir accéder à l’expérience d’un passé lointain qu’il est toujours difficile de comprendre à partir de nos concepts qui sont, paradoxalement, les seuls outils à notre disposition pour réfléchir sur le sens d’actions passées, restées souvent énigmatiques dans le présent, et qui, plus tard, furent réduits à la doxa. Hors de toute compréhension temporelle.
En plaçant cette esquisse de réflexion sous l’ombre protectrice et profondément déstabilisatrice de Balzac, à distance du travail d’un littéraire, mais, si possible, au plus près d’une pensée-œuvre qui parle à l’historien, j’adopte, en quelque sorte, le point de vue du narrateur des Paysans :

L’historien des mœurs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent l’historien des faits ; il doit rendre tout probable, même le vrai ; tandis que dans le domaine de l’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raison qu’il est advenu.

Son étude s’inscrit dans l’histoire lorsqu’elle vise à éclairer cette « terrible question sociale » qui explose en 1848 et sur laquelle le Balzac politique exprime, dans une Lettre sur le travail, une opinion peu conforme aux dires publics de l’époque mais en cohérence totale avec ses propos de 1840.
Dans un premier temps, il me semble utile de faire retour sur l’usage de l’histoire des contemporains qui « bénéficie d’une promotion extraordinaire dans la première moitié du XIXe siècle ». Afin de suivre, à grands pas cependant, les métamorphoses de la pensée balzacienne qui se construit, au gré de l’effectivité mouvante de la Révolution, au présent de la monarchie de Juillet. Dans ce jeu et re-jeu de la scène révolutionnaire, dans l’expérience des possibles et dans la projection des craintes, nous pourrons peut-être comprendre l’identification, en apparence singulière, de la république au communisme. Le détour par une de ces intelligences, si chères à Balzac, sera alors nécessaire. Les lettres qu’Heine envoie à la Gazette d’Augsbourg sont extrêmement précieuses pour saisir l’historicité d’une forme de penser à l’œuvre, dans l’expérience historique du moment. Or, le plus souvent, les idées sont analysées à partir de leurs effets postérieurs, parfois lointains, et toujours en fonction d’événements advenus. C’est ainsi que le rapport avec le devenir de l’événement selon les promesses du moment, dans lesquelles la pensée avait trouvé sa source, échappe à l’historien positiviste, même le plus rigoureux.


De l’histoire au présent.

Comme le dit très justement Claude Duchet, « l’histoire, comme dimension du réel, comme matière d’avant garde, à la fois poétique politique et philosophique » inscrit la période dans la modernité. La vision du passé se réinvente d’autant plus rapidement que l’histoire de l’Ancien Régime a montré son incapacité à pressentir l’avenir. La Révolution a bouleversé le mode de penser le présent dont les Lumières se sont éteintes. L’incertitude dans laquelle est plongé le monde contemporain est sans doute la raison du triomphe de l’histoire dans laquelle s’investissent toutes les croyances, comme symptôme d’un manque. La recherche de vérité désormais passe par l’histoire ; une vérité à la fois séculière et transcendante. En effet si Dieu n’est pas encore mort, il a perdu sa puissance tutélaire après la faillite de ses églises. Chacun cherche Le Livre nouveau, à partir duquel il sera possible de sécuriser les croyances qui habitent, néanmoins, la plupart des esprits contemporains. Comme le remarque Pierre Laforgue, face à cette débâcle de la religion « s’impose maintenant un monde d’où le sens s’est absenté ». C’est ainsi que cette quête de sens, obsession du moment, oblige à revisiter le passé. Le peuple entre dans l’histoire en mouvement ; mais un peuple d’anonymes dans lequel se reconnaissent les forces nouvelles, bien supérieures aux héros, mythiques, si utiles à l’Ancien Régime. À la manière de Walter Scott, l’histoire se veut récit d’une épopée véritable d’où émerge l’esprit de liberté. Ainsi la Révolution devient légitime, non en tant que réalisation de promesses toujours renouvelées, mais comme finalité du cours de l’histoire. L’interprétation de la Révolution de 1789, dont les libéraux, comme uniques héritiers, s’arrogent le monopole, transforme l’événement révolutionnaire en événement fondateur d’un nouvel ordre social, désormais indépassable. Source de toute légitimité politique, l’Histoire s’incarne dans un espace où prend sens la finitude de l’homme. D’un certain point de vue, l’histoire, nouvelle loi – en fait, nouveau démiurge –, se substitue à Dieu, dans une durée beaucoup plus longue que le poète n’a tenté de le faire en croyant devoir remplacer le prêtre. Auguste Comte, mieux que quiconque, en a pressenti le devenir lorsqu’il formulait cette certitude : « Car on peut assurer aujourd’hui que la doctrine qui aura suffisamment expliqué l’ensemble du passé obtiendra inévitablement, par suite de cette seule épreuve, la présidence mentale de l’avenir ».
Paule Petitier le rappelle, Balzac, à l’envers de l’écriture des historiens contemporains, « reste en retrait par rapport à la question du sens de l’histoire ». Sceptique à l’égard de la philosophie de l’histoire, Balzac cherche la faille dans ce nouveau discours ; il ôte à ses contemporains leurs certitudes, en révélant, par la fiction romanesque de La Comédie humaine – et en grossissant le trait – la « vérité » fausse de ce qui est advenu. À la manière d’un de Bonald ou d’un Lamennais, mais en Cassandre ironique, il s’amuse en nous dévoilant, sinon les impostures, du moins les apories du temps. La marge entre la réalité supposée et la pensée du réel que Balzac s’évertue à mettre en scène, aide alors l’historien à penser l’histoire des tensions du passé.
« Depuis 1789, la France essaie de faire croire, contre toute évidence, aux hommes qu’ils sont égaux ». Or, le régime de la « médiocratie » masque l’apposition d’un discours sur le mouvement de l’événement (par opposition au sens de l’histoire), au plus près des bouleversements subis dont les effets sont immédiats. L’ordre rétabli, l’œuvre du pouvoir consiste, par la représentation discursive, à rétablir une continuité qui efface les traces du désordre engendré par l’événement. Les autorités font croire à une réalité en décalage avec l’expérience concrète et plurielle des individus : « [...] ou le peuple, ou Dieu, le pouvoir ne peut venir que d’en haut ou d’en bas ».

La Révolution comme processus

Malgré ses rêves de restauration d’une nouvelle aristocratie, fondée, celle-ci, sur les intelligences, Balzac comprend et suit le mouvement de l’histoire. Il cherche non pas à arrêter le cours du temps, mais, en retenir les « issues », au sens ancien du terme. Benjamin, dans Le Livre des passages, sélectionne, on le sait, de très nombreux fragments des romans de Balzac qu’il arrache à leur contexte. Comme si la fiction balzacienne, par les éléments critiques du progrès qu’elle contient, pouvait aider le théoricien de l’histoire à franchir l’obstacle de la catastrophe, annoncée au début des années 1930. À un moment de rupture où les hommes lucides constatent la faillite de la philosophie de l’histoire.
Si 1830 a consommé l’œuvre de 1793, selon La Cousine Bette, Balzac observe les manœuvres des libéraux conservateurs, prompts à dénier le statut de révolution aux journées de Juillet. Les autorités libérales effacent les traces de l’événement en s’instituant uniques héritiers de la Charte sans rompre la continuité historique. Balzac, au contraire, voit dans 1830 le couronnement du processus révolutionnaire par l’avènement de la « médiocratie ». Après avoir « restauré » la Restauration à l’aide d’un avatar de la constitution, à peine amendé, le pouvoir des représentants des nouvelles classes sociales s’affiche. « Le nivellement commencé en 1789 et repris en 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie et lui a livré la France », selon le narrateur des Paysans, qui voudrait prévenir la catastrophe. Balzac, lui-même, est encore plus clair dans la dédicace qu’il adresse à son ami avoué : « Cet élément insocial, [le paysan qui peut être identifié au peuple] créé par la Révolution absorbera quelque jour la Bourgeoisie, comme la Bourgeoisie a dévoré la Noblesse. Ce Robespierre à une tête et à vingt millions de bras [...] ». Malgré l’adhésion de la bourgeoisie au progrès, la classe qui par deux fois, fut victorieuse, ne fera pas mieux que sa rivale, et sera, comme elle, désunie, avant d’être défaite. L’intention, voire l’obsession de Balzac, traducteur de ce monde en gestation est de retenir les libertés qui se délitent dans ce nivellement qu’il anticipe. De son point de vue, il n’y a pas de libertés sans privilèges. Or, dans sa vision du monde dont il se veut le témoin – souvent impuissant : « Il n’existe pas de privilèges du moment où tout le monde est admis à grimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas mieux d’ailleurs des privilèges avoués, connus, que des privilèges ainsi surpris, établis par la ruse, en fraude de l’esprit qu’on veut faire public [...] ? ». Hostile à la philosophie du progrès, chère à tous ses contemporains, l’écrivain, journaliste politique, n’en demeure pas moins convaincu de l’irréversibilité du mouvement de l’histoire. Mais un mouvement dont il évacue le sens téléologique du bonheur commun pour en révéler l’imposture, car il craint, par-dessus tout, le vertige démocratique. Ainsi est-il beaucoup plus proche de Guizot qu’il n’y paraît. Le pouvoir des « intelligences » est assez semblable à celui des « capacités » du ministre de l’Instruction Publique ; pouvoir nécessaire selon l’écrivain soucieux de prévenir une autre catastrophe par la haine du prolétaire et du paysan contre le maître, si le lecteur veut bien accorder du crédit au narrateur des Paysans.

L’audace avec laquelle le Communisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie, attaque la société dans l’ordre moral, annonce que dès aujourd’hui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnes sociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle de festin.

Cette « insociabilité » est incontestablement l’œuvre de la Révolution dans laquelle l’esprit de liberté a puisé sa force ; elle a rendu au peuple ses droits naturels dont le principe est désormais incontesté mais dont la pratique tarde à s’appliquer. Drapeau des révoltés de 1831, 1832, 1834, 1839, ce droit, à peine entrevu, devient le « cri » des insurgés « taiseux » de 1848.

Entre République et communisme, une indifférenciation ?

Le peuple, mal connu, les paysans assimilés à des « sauvages », les prolétaires ces « nouveaux barbares » quand ils parlent, on ne les entend pas. À peine sont-ils visibles. Absent des Paysans, l’homme du peuple, soucieux de développer une pensée politique autonome, entre en société, par une porte dérobée, et toujours sans être vu. Exception vertueuse, le Père Niseron est de ceux-là. Il vit, cependant, à l’écart du monde. Républicain, il refusa, pourtant, « d’acheter des biens nationaux » ; homme « antique », s’il en fut, il sera bientôt accablé « sous l’avalanche de l’oubli », comme l’a été Armand Carrel, ce parangon d’intelligence inclassable dans cet univers peuplé de médiocres et de parvenus. Héroïque, celui « qui n’est content de rien » appartient à l’autre monde, celui de l’utopie à laquelle, bien sûr, Balzac n’adhère pas.
Ce monde souterrain devient pourtant réel sous la plume d’Heine, attentif à rendre compte de l’état de la France à la Gazette d’Augsbourg. Plus sensible, et peut-être plus ambivalent à l’égard du peuple démuni que ne l’est Balzac, il oscille entre le désir et la crainte. Il serait presque soulagé de voir advenir la république dont le nom seul résonne comme la justice sociale. Une République bien pensée garderait, des vertus anciennes –anhistoriques. « Les républicains sont brouillés avec l’argent [...]. Or, le républicain qui s’est emparé de l’argent a cessé d’être républicain ». Aussi pressent-il la victoire du prolétariat dont le travail souterrain émerge de ses descriptions. Malgré l’effroi et la terreur qu’éprouve un des meilleurs observateurs de la France des années 1840, cette justice républicaine en toute logique s’incarne dans le communisme qu’il appelle de ses vœux.

Je l’avoue avec franchise, ce même communisme, si hostile à tous mes intérêts et mes penchants, exerce sur mon âme un charme dont je ne puis me défendre [...], que justice se fasse, qu’il soit brisé ce vieux monde, ou l’innocence a péri, où l’égoïsme a prospéré, où l’homme a été exploité par l’homme.

Long détour avant d’aborder la Lettre sur le Travail que Balzac ne semble pas avoir publiée. Mais détour nécessaire pour rendre compte des « circonstances d’énonciation » de ce texte si singulier dont l’écriture a pour objectif d’échapper au chaos de l’anarchie. La République de 1848, en effet, n’a pas encore choisi la voie de la modération – tant elle est prisonnière de l’esprit révolutionnaire qui souffle depuis février. Le communisme, selon les « modérés », menace d’embrasser la cause républicaine en comblant le vide d’un régime encore sans contenu. Préparée depuis les années 1840, année des fortifications : « événement le plus grave de notre temps » d’après Heine, la gestation de la république, encore informe est une matrice où s’engouffrent à la fois les espoirs les plus « utopiques » et les craintes les plus folles. Ses partisans balancent entre le tout social et la sélection politique. En attendant, Balzac veut prévenir le pire en alertant ses contemporains. Il n’a aucun doute sur « l’issue du vote universel », la République sera, mais il craint « la victoire de la gauche », composée de « ceux qui représenteront les idées de Fourier, les idées communistes et le radicalisme républicain ». L’inquiétude n’est pas feinte et n’est pas l’expression d’un simple fantasme. Bien au contraire, la pensée est cohérente et se réfère aux promesses de février dont l’esquisse avait été tracée dans différents ouvrages publiés, dans les années 1840. Pour ne retenir que les plus importants, citons L’Organisation du travail de Louis Blanc, De l’Humanité de Pierre Leroux, Le Code de la communauté de Dézamy, Le Voyage en Icarie de Cabet. Tout ce dispositif « communautariste » sans triompher en 1848, n’en est pas moins débattu au sein de la Commission du Luxembourg, dans un lieu officiel, certes à l’écart du monde politique « réel » de la Chambre et du pouvoir exécutif, mais les journaux s’en font l’écho. L’organisation du travail est particulièrement visée par Balzac.

Ces mots [...] signifient coalition des travailleurs, et ce mot de travailleur a pour unique traduction le mot ouvrier. On a supprimé, comme par enchantement, tous les autres travaux, ceux de l’intelligence ; ceux du commandement ; ceux de l’invention, ceux des voyageurs, ceux des savants, etc.

Véritable « attentat à la liberté individuelle », au privilège de l’intelligence, au savoir faire des plus habiles, l’idée va à l’encontre du sens commun. Au slogan saint-simonien, devenu très populaire, au-delà des adeptes de la Doctrine : « À chacun selon ses capacités, à chacun selon ses œuvres », l’observateur lucide répond, « à chacun selon son lot, selon sa force ». Par l’exposé d’un véritable cours d’économie politique – qu’on pourrait croire inspiré de Ricardo, Adam Smith, certainement de Malthus –, il cherche à convaincre les privilégiés de la liberté dont disposent nécessairement les hommes talentueux. « L’accord de la santé, de l’intelligence et de la main est au moins aussi rare chez les ouvriers de tous les corps d’état, que l’accord du talent et de la volonté chez les travailleurs intelligentiels ». En parfaite harmonie avec son plaidoyer constant en faveur des intelligences, il ne prend pas la défense explicite d’une classe sociale, il craint avant tout le triomphe irrémédiable de la médiocratie, dans tous les corps de métiers. L’abolition du marchandage en est l’expression manifeste. « En abolissant le marchandage (en haine des marchands seulement), et en réduisant les heures de travail, quel est le quotient social, quel est le quotient particulier d’une telle opération ? ». La diminution des heures de travail, l’abolition du marchandage figuraient parmi les revendications des grandes grèves des années 1840. Les contemporains ont été surpris par la détermination des ouvriers et l’organisation des coalitions. La signification sociale et politique de ce conflit leur échappait. L’avènement de la révolution de février en est la réponse, il est vrai tardive. Heine, déjà, avait pressenti le devenir possible de ce qui n’était pourtant pas une insurrection.

Communisme est le nom secret de cet adversaire formidable qui oppose le règne des prolétaires dans toutes ses conséquences au régime actuel de la bourgeoisie. Ce sera un épouvantable duel [...]. Pour notre part, nous savons seulement que le communisme, bien qu’il soit peu discuté, et qui traîne son existence souffreteuse dans les mansardes cachées sur sa couche de paille misérable est pourtant le sombre héros à qui est réservé un rôle énorme, quelque passager dans la tragédie moderne, et qui n’attend que la réplique pour entrer en scène.

1848 offre l’espace scénique et la réplique est tout simplement donnée par la République démocratique et sociale que les révolutionnaires, bien que minoritaires, réclament de leurs vœux. Non par goût des bouleversements ; loin des désordres de la Première République, hostiles à la Terreur, ces républicains démocrates cherchent tout simplement à rendre vrais les principes de 1789 et à mettre en œuvre les droits naturels, c’est-à-dire les promesses de la Révolution. L’organisation du travail signifie la liberté de ses adeptes dont la confiance repose davantage dans le « gouvernement direct des travailleurs » que dans un suffrage universel sous l’influence des notabilités. Qu’est donc, en théorie, cette république sociale, si ce n’est le communisme des années 1840 ? Celui de Constantin Pecqueur par exemple. Un communisme, semblable au socialisme et qui ne peut se concevoir en l’absence de la liberté individuelle, à condition, bien sûr, que chacun accepte une liberté également partagée.
Balzac, au contraire, défend la liberté au nom du privilège de l’intelligence et craint par-dessus tout le nivellement par le bas, et dénonce la « chimère de l’égalité ». « Vous proclamez la liberté, au lieu de définir les libertés que chacun conservera – remise faite de son obéissance à la patrie –, et vous êtes en train de donner des lettres patentes à la médiocrité du travail... ».
Il serait sans doute nécessaire de développer la clairvoyance de Balzac à l’égard du capital qui est « un oiseau hors des atteintes du plomb de tous les décrets possible, de toutes les mesures révolutionnaires ». Qui, avec une efficacité redoutable, sait se taire tout en agissant. « Il pense tout ce que nous écrivons, mais sans le dire, car le capital est muet, comme il est sourd à toutes les violences ». Quant à l’État, au-delà de l’esprit protecteur et philanthropique qui commence à s’installer parmi la population, « il est et sera toujours la dupe de toute intervention dans les affaires de commerce, il ne doit ni entraver, ni secourir [...], il ne doit ni organiser, ni réglementer ». La vie est combat. C’est ainsi que les disciples de Malthus ont envisagé le devenir de l’humanité. Dans cette vision de l’histoire, la philosophie du progrès est perçue comme une vaste entreprise de philanthropie qui va à l’encontre d’une répartition inégale de la force de chacun. L’égalité est donc une illusion, contraire à la nature tant négligée par les tenants de la République sociale versus communiste. Balzac ne se trompait pas, la République de l’ordre a triomphé. Une république si pâle, aux accents démocratiques si ténus. Attachée à la famille, à la propriété, comme au travail ordonné par la hiérarchie, au point de supprimer l’idée d’égalité dans le suffrage dit universel, la Seconde République, dans sa constitution semble avoir entendu les accents alarmistes d’un Balzac courroucé. « Vous tuez donc la famille chez le peuple ! Tuer la famille n’est-ce pas tuer la consommation ? Réglementer ainsi le travail par l’uniformité du salaire et la limitation des heures, c’est d’abord la destruction de la société... ». La République, issue de la révolution, est entrée par effraction dans le cours lent du progrès ; l’acte révolutionnaire, en effet, en invalide les certitudes. Une république vidée de son contenu social devait nécessairement s’achever dans les bras d’un « organisateur » digne de ce nom. « L’intelligence de la France » l’aurait ainsi emporté sur l’illusion d’un bonheur incertain que véhicule une philosophie trompeuse. Balzac ne s’était pas trompé, avant même les élections d’avril, il pressentait la venue de Napoléon non encore indigne du héros romantique : « En ce moment, ce n’est pas assez de tout le bon sens, de toute l’intelligence de la France ; pour rétablir sa prospérité fabuleuse qu’on a compromise, il faut un Bonaparte industriel, et à la République un organisateur ».
Balzac visionnaire n’est pas vraiment une aide pour l’historien, mais au-delà de son opinion, à distance d’un combat en faveur d’une certaine forme de privilèges, le metteur en scène de la société, par son exigence critique, révèle les impasses auxquelles se heurtent les contemporains, particulièrement ceux qui sont attentifs aux aspirations contradictoires et donc conflictuelles de la population. En insistant sur l’absence d’équivalence entre les mots et les choses, en écartant les discours trompeurs, en dénonçant les « fausses » vérités républicaines, en désignant l’égalité comme une utopie, sa vision d’un monde chaotique, dans l’expérience de l’événement, permet à l’historien de se défaire d’une compréhension univoque de l’histoire à partir de ce qui est advenu. La connaissance de l’historicité de l’événement dans la tension – et non la confusion – de ses interprétations est ainsi accessible. Juin 1848, avec des acteurs « taiseux », en l’absence d’un sujet révolutionnaire explicite – en capacité de dire ce qu’il fait – signifie, sans conteste, la mort de la République démocratique et sociale. Mais une mort sans enterrement, à peine un deuil, qui n’a pas encore trouvé son Courbet pour la représenter, paradoxalement, dans son devenir.

Michèle Riot-Sarcey
(Université Paris 8)









II

Figures du politique





LE GRAND HOMME SELON LE MÉDECIN DE CAMPAGNE : UNE FIGURE « ANTIMODERNE» ?


Balzac affirme à son amie Zulma Carraud, une fois Le Médecin de campagne achevé : « Ma foi, je crois pouvoir mourir en paix. J’ai fait pour mon pays une grande chose. Ce livre vaut à mon sens plus que des lois et des batailles gagnées... ». Il semblerait que « Balzac ait voulu faire et qu’il ait fait de son œuvre une profession de foi politique », voire une tribune politique après le refus de son article « Du gouvernement moderne » par Le Rénovateur en 1832. On peut en effet considérer avec Bernard Guyon que l’article écrit pour le journal légitimiste fonctionne comme le noyau idéologique du roman : le grand discours politique prononcé par Benassis lors du « dîner des robes noires » reprend l’essentiel des idées développées dans l’article politique. De plus, le critique montre que les additions faites par Balzac au cours de la gestation du roman « sont presque uniquement consacrées à des exposés de théories politiques, sociales et religieuses ». Les contemporains de Balzac n’ont pas manqué de souligner le déficit esthétique de l’œuvre, attribué à un didactisme qui serait inhérent à la représentation romanesque du thème politique. La critique plus récente a réévalué les enjeux esthétiques et politiques du Médecin de campagne (le numéro de l’année 2003 de L’Année balzacienne, par exemple, a été consacré dans son intégralité à ces questions) et Bernard Guyon en a bien montré la teneur idéologique. Cependant, pour saisir les enjeux politiques de ces textes, il nous semble nécessaire de considérer ensemble le roman et l’article « Du gouvernement moderne ».
On remarque que tous deux sont hantés par la figure du grand homme, figure aux enjeux historiques et politiques derrière laquelle se profile le spectre de Napoléon : l’appel à l’homme providentiel signifie qu’il y a urgence. On peut alors supposer que c’est la figure du grand homme qui porte la question politique. Et même plus : on peut émettre l’hypothèse que l’articulation du roman et de l’article se joue autour de la figure du grand homme, qui serait en somme le lieu poétique d’où interroger les conséquences de la transformation de l’écriture journalistique (écriture qui vise l’efficacité immédiate et réelle) en écriture romanesque. Nous nous demanderons donc quelles modifications subit le propos politique dans le passage à la forme romanesque, et en quoi le grand homme est l’opérateur de cette transformation.

Le grand homme : un personnage romanesque ?

La figure du grand homme rayonne sur tout le roman depuis le portrait lyrique que peint Benassis au cours du dîner de notables. Mais le médecin lui-même, véritable acteur d’un « Évangile en action» peut apparaître comme un grand homme. Enfin, le texte accorde une très large place à Napoléon. Le grand homme est donc présent dans des portraits, abstraits ou en action, des personnages et un nom. Voyons comment le roman articule ces différents éléments pour créer « son » grand homme.
Le rôle du grand homme, selon Le Médecin de campagne, est de « refaire la nation », de refonder le lien communautaire. Mais « on n’éclaire pas un gouvernement » (CH, IX, 428), on ne change pas les hommes en raisonnant avec eux, surtout s’ils se croient éclairés, comme l’ont montré la Révolution et l’immobilisme de la monarchie de Juillet (gouvernement auquel renvoie la saillie, quoique l’action du roman se passe en 1829). Pour lutter contre le « philosophisme moderne » qui divise, et accomplir de « grandes choses sociales », il faut agir « par la puissance des sentiments, qui seule peut réunir les hommes » (505). Se dessine alors une idée sentimentale du gouvernement qui ne peut, pour être efficace, qu’être incarnée par une individualité hors pair, une « tendance d’âme » (431), un homme de génie en somme.
En creux en effet, le roman montre que le véritable homme d’état est celui qui est Roi. Un épisode est à cet égard hautement significatif : lorsque Benassis et Genestas rentrent au bourg, après leur visite à travers champs, l’accueil fait au médecin-maire qui arrive à cheval rappelle singulièrement l’entrée du Christ à Jérusalem sur son âne. Son arrivée en effet déclenche « une sourde allégresse » (497) qui se communique à tous. Or, selon le narrateur, cet amour véritable d’un peuple pour son chef, ce sentiment sacré qui fonde et soude l’ensemble d’une communauté est « la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets, royauté vraie d’ailleurs. [...] Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois [...]. Or Benassis ne rencontrait partout dans le canton qu’obéissance et amitié » (497-498). Ce qui constitue véritablement la communauté politique est donc l’immanence d’un lien qui consacre la fusion entre l’homme de tête et les membres du corps politique. Le sentiment permet d’effacer les antagonismes sociaux et par là même de rendre l’espace politique parfaitement lisible. L’apothéose du personnage romanesque montre qu’au fond, la politique est une affaire sentimentale et que l’imaginaire politique de l’homme providentiel est structuré par la symbolique de la monarchie de droit divin. Toutefois, ce transfert de souveraineté de la figure du Roi à celle du grand homme oblige à substituer un lien organique horizontal, d’hommes à hommes, à un lien vertical, de Dieu aux hommes. Ce déplacement significatif a pour conséquence de faire du grand homme non plus le médiateur, mais l’origine d’un pouvoir sacré. Il représente alors comme une origine mythique du politique, en même temps que son horizon idéal. En ce qu’il assure l’unité parfaite de la nation, il serait, en définitive, comme l’essence même du politique, « l’homo politicus ».
À côté du portrait idéal, le récit semble dominé par le personnage historique emblématique de Napoléon, dont le nom circule dans l’intégralité du roman. En effet, il figure comme personnage dans nombre de récits enchâssés : dans le célèbre morceau de bravoure de la veillée dans la grange, où Goguelat fait une hagiographie du personnage, elle-même encadrée par trois récits de guerre, l’un énoncé par le pontonnier Gondrin et les deux autres par Genestas. Mais son nom est également associé à celui de l’ancien soldat d’Empire Genestas (et ce, avec insistance, dès le début du roman) et à celui de Benassis, notamment à la fin du récit, lorsque Goguelat affirme : « c’est, sauf les batailles, le Napoléon de notre vallée. » (601)
Est-ce à dire que Napoléon serait le modèle incarné du grand homme dans Le Médecin de campagne, le correspondant concret du portrait idéal du grand homme ? La difficulté est que le roman inscrit aussi bien le personnage référentiel dans des récits à tonalité légendaire que dans des récits plus historiques – ceux de Genestas. À quelle image du grand homme le texte se réfère-t-il alors lorsque le nom de Napoléon est employé en antonomase, comme à la fin du roman ? Et surtout, selon quelles modalités le grand homme (dont le portrait demeure jusqu’ici abstrait) est-il intégré à la fiction ?
Pour Roland Barthes, le personnage naît lorsque des sèmes identiques traversent son nom et s’y fixent. Il affirme en effet que le nom propre est « un instrument d’échange : il permet de substituer une unité nominale à une collection de traits en posant un rapport d’équivalence entre le signe et la somme [...] ». Au regard de cette définition, le fonctionnement du nom propre « Napoléon » dans Le Médecin de campagne obéit à une triple particularité : tout d’abord, par le jeu des comparaisons, il ne désigne pas simplement le personnage référentiel ou légendaire mais circule d’un personnage à l’autre. Ce déplacement du nom propre, qui ouvre et ferme le roman, le fait alors signifier en régime autarcique, comme si le récit fabriquait sa propre antonomase. Si le « Napoléon » qui ouvre le récit renvoie au personnage référentiel, il n’a plus la même signification lorsqu’il ferme le roman : le référent, métamorphosé par la diégèse d’une part et par les récits enchâssés d’autre part, s’est comme étiré. La circulation du signifiant « Napoléon » dans le texte affecte, littéralement, plusieurs personnages, et de plus, entre en réseau avec d’autres signifiants qui modifient la portée du nom initial pour le doter d’un sens plus riche.
Ensuite, la « collection de traits identiques » associée au nom propre de « Napoléon » est commune à d’autres personnages du roman, lequel tisse ainsi un réseau de connotations mobile : par un jeu d’équations en série, qui assurent la liaison entre différentes catégories de personnages, le roman construit un imaginaire du grand homme dont ses personnages participent chaque fois que le texte mobilise certains signifiants. On voit notamment ce mécanisme à l’œuvre à travers les références récurrentes au père et au Christ. Napoléon par exemple appelait toujours ses soldats « ses enfants » (388) ; l’épitaphe qui figure sur la tombe du médecin rend hommage à « notre père à tous » (602) et Benassis lui-même parle des grands hommes, parmi lesquels il cite Napoléon, comme de « ces grands et nobles pères des nations » dont les noms devraient « être à jamais populaires » (514). Dès lors, le nom « Napoléon », associé de manière itérative au mot « père », intègre le sème « paternité ». Or cette notion définit, dans le roman, une qualité politique. Benassis en effet, a résolu, à la suite de ses malheurs, « d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant » (414). La relation paternelle, représentée dans le roman à tous les niveaux de la société (de la famille restreinte à l’Empire) désigne une communauté harmonieusement conduite par un chef ; elle apparaît comme l’essence de la qualité qui permet d’agir moralement, de bien gouverner en somme. Quant à elles, les références à l’Évangile ont deux fonctions dans le texte : elles relient l’action du grand homme à celle du Christ (le grand homme sera un Roi-Pêcheur) et, dans la mesure où elles sont associées à Napoléon, elles invitent à considérer comme grand homme potentiel tout autre personnage comparé à Jésus-Christ. Ainsi, par cet effet de lecture programmé par le texte, Benassis, sans cesse comparé à un saint et se qualifiant lui même de « frère quêteur », peut apparaître comme un grand homme accompli.
Pour finir, on observe comme un décrochage entre le nom propre « Napoléon » et le personnage qu’il désigne. En effet, le personnage référentiel est bien présent dans le texte – mais il est tenu à l’écart : lorsqu’il est mis en scène, la narration se trouve prise en charge par un autre personnage (Genestas, le pontonnier Gondrin ou Goguelat) et faite au passé. Selon les analyses de Jacques Martineau, cette double mise à distance fait que le personnage conserve son statut « d’immigrant ». Son nom en revanche est annexé par le roman pour constituer l’objet « grand homme ». Le nom propre semble donc fonctionner de manière autonome, dissocié en tout cas du personnage historique. Il ne sert pas à créer un personnage mais une figure, dont Roland Barthes dit qu’elle « n’est plus une combinaison de sèmes fixés sur un Nom civil, et la biographie, la psychologie, le temps ne peuvent plus s’en emparer ; c’est une configuration incivile, impersonnelle, achronique, de rapports symboliques ». Dans le roman de Balzac, c’est bien le nom de Napoléon qui fonctionne comme un « signal grand homme » et non le personnage de l’Empereur.
« Napoléon » devient donc non plus le désignateur d’une individualité mais celui d’une figure générique : le grand homme. Le nom « Napoléon » s’accapare, dans son mouvement giratoire, les signifiants « grand homme, père et Jésus-Christ » et leurs propriétés ; il constitue ainsi un imaginaire de l’unité politique comme l’un de ses traits constants. Où l’on retrouve la figure sentimentale du portrait.
Au reste, ce nom, surdéterminé, a pour revers une autre figure : celle, abstraite, du « véritable homme d’état », homme sans nom. La plénitude du nom propre et le vide de l’absence de nom dessinent l’endroit et l’envers de la figure syncrétique du grand homme, à la fois universelle – prête à accueillir tous les noms de ceux qui ont le courage et la force d’accepter le fardeau du pouvoir – et fortement personnalisée. Grâce à cette utilisation tout à fait singulière du nom propre, le roman élabore une figure du grand homme susceptible de « déteindre » sur les personnages fictifs. Le nom propre « Napoléon », dans Le Médecin de campagne, en assurant la transition entre les personnages de fiction et la figure du grand homme, autorise un effet de lecture des premiers comme grands hommes, au moins potentiels. À ce titre, on pourrait parler d’« effet grand homme ». Le mouvement du signifiant « Napoléon » crée des rapports d’analogie qui invitent, d’une part, à rapprocher l’un de l’autre les deux personnages principaux du roman et d’autre part, à les considérer comme grands hommes. Pour autant, les incarnations romanesques ne recouvrent pas parfaitement leurs modèles. C’est précisément dans ce jeu que se construirait « l’effet grand homme », facteur d’unité du roman.
Mais parce que cette unité repose sur un effet de lecture, le romancier laisse place à la contradiction. Par exemple, il n’y a jamais coïncidence parfaite entre le portrait idéal et les personnages. S’interroger sur les moyens d’action que met en œuvre le grand homme et la manière dont le roman les évoque permettra peut-être de mieux comprendre le rapport qui unit « Du gouvernement moderne » au Médecin de campagne, et, par suite, de réévaluer la question des relations entre discours politique et régime romanesque.

Poétique et politique. Le grand homme comme figure heuristique

Le Médecin de campagne a d’abord été écrit comme une version romanesque de l’article « Du gouvernement moderne ». On retrouve d’un texte à l’autre quelques idées chères à Balzac (qui figurent du reste aussi dans d’autres textes quelle que soit leur date de composition) : la nécessité d’ouvrir les frontières sociales aux « talents », la condamnation du suffrage universel, le contrat social qui fonde toute société (à savoir la nécessaire domination de ceux qui possèdent sur ceux qui ne possèdent pas) et la conception d’un pouvoir concentré et fort. On se reportera, pour plus de précisions, aux travaux de Bernard Guyon. Seulement la poétique de ce discours politique d’un « légitimisme non orthodoxe » diffère radicalement dans les deux textes.
L’article du Rénovateur repose sur une structure dialogique qui brouille le sens du propos politique. Composé – pour le dire grossièrement – de deux parties, la première consistant en une condamnation du « ministérialisme constitutionnel » et la seconde en l’élaboration d’un système positif, il joue de la contradiction interne. En effet, après avoir tourné le principe constitutionnel en dérision jusqu’à l’analyser dans ses conséquences ultimes, à savoir la tyrannie, Balzac affirme :

Nous croyons le gouvernement constitutionnel possible ; non pas d’une durée éternelle, parce que l’expérience historique prouve contre la longévité des prospérités nationales ; mais, peut-être son mécanisme habilement compris leur assure-t-il une existence plus longue que toute autre formule gouvernementale.

En outre, juste après ce retournement spectaculaire, l’auteur mentionne Machiavel. Il affirme que dans les circonstances modernes, le Florentin eût intitulé son ouvrage « LE POUVOIR » et non « Le Prince », et clôt son propos en disant que « ce genre de gouvernement [constitutionnel] a son machiavélisme particulier. » On peut penser, avec Bernard Guyon, que la référence est significative et offre « la solution de cette apparente antinomie » : « le gouvernement constitutionnel est « possible », soit ; mais c’est à la condition expresse de le corrompre en son principe même», c’est-à-dire de retrouver une forme de Monarchie absolue dans le principe constitutionnel en le faisant concourir à l’élaboration d’un pouvoir fort aux mains d’un seul et en muselant habilement les chambres. D’autant plus que Balzac affirme de manière provocatrice, dans ce texte où il était censé présenter un programme politique susceptible de le faire élire sous la bannière légitimiste, que « la légitimité, tout absurde qu’elle puisse paraître, serait un principe à inventer, s’il n’existait pas ». Dans l’article politique, l’auteur prend ainsi la place de l’homme de génie qui interprète le jeu politique et ses conséquences.
Il résulte de ce choix rhétorique que l’esthétique dialogique se retrouve intimement liée à une philosophie politique, celle du Prince, et à une figure, celle de l’homme de génie. Ainsi, le politique serait, par essence, l’objet d’une esthétique du secret, d’une énonciation ambiguë, éminemment romanesque. Or ce type d’énonciation structure le discours de textes non fictifs, celui des articles politiques ; dans Le Médecin de campagne en revanche, on a affaire à une énonciation monologique et parfaitement limpide pour dire le politique, à une énonciation anti-romanesque en somme. On comprend il est vrai, si la figure du grand homme vise à rendre lisible le réel, que son portrait ne puisse en aucun cas être pris en charge par une énonciation duplice. Le premier effet de ce parti pris esthétique serait une modification du propos politique : le roman résorberait en apparence les contradictions de l’article. La question d’accepter ou non le principe constitutionnel, par exemple, qui renvoie à la question du pouvoir, ne se pose plus : elle est résolue par la simple présence de l’homme providentiel qui l’incarne à lui seul. La question de la légitimité ne se pose plus non plus, puisque l’imaginaire du grand homme est structuré par celui de la Monarchie absolue et légitime ; là encore, par sa seule présence, l’homme providentiel assure la stabilité et la pérennité du pouvoir. Cet homme là, capable d’accorder Machiavel et le Roi dans une morale supérieure est l’homme de génie dont parle Max Andréoli :

La conciliation de la morale et de la politique semble impossible ici-bas ; c’est alors vers le mythique (et introuvable) génie qu’il faut se tourner : tous les droits et tous les moyens lui sont concédés, parce que, par une sorte de pétition de principe créatrice, son statut de génie suffit à garantir qu’il n’en fera jamais usage au détriment du Pouvoir ni de la Société dont il est le garant et le défenseur voulu par la Providence.

Mais l’homme de génie n’est pas le grand homme. Dans Le Médecin de campagne, l’homme de génie est « le véritable homme d’état » du portrait, figure sentimentale qui fonctionne comme un mythe régulateur. Le grand homme en revanche n’est que par « l’effet grand homme ». Son existence romanesque repose sur un écart entre la figure et les personnages, ce qui signifie que les contradictions ne sont pas exclues, au contraire. C’est dans cette latence précisément que se constituent, nous semble-t-il, les enjeux politiques du roman. Le grand homme ne serait pas seulement une figure sentimentale, passéiste et transparente, mais un objet heuristique : il ne résoudrait pas les contradictions entre morale et politique mais les déplacerait de manière féconde.
Le paradoxe est que, même dans Le Médecin de campagne, le grand homme doit s’appuyer sur la ruse et l’intérêt particulier pour arriver à ses fins – morales – et Benassis le sait bien :

pour étayer la société, nous n’avons d’autre soutien que l’égoïsme. Les individus croient en eux. L’avenir, c’est l’homme social ; nous ne voyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons se servira sans doute de l’individualisme pour refaire la nation (430).

On reconnaît là la méthode du médecin, qui a commencé par agir en « intéressant l’avarice » des membres du conseil de la commune, afin d’avoir pour lui « les riches » (405) et de parvenir à de premières améliorations. Cela lui a permis d’ouvrir le cercle vertueux de la civilisation et de la régénération morale du bourg. On pourrait alors parler de « pragmatisme supérieur » pour désigner ce qui fonde l’action du grand homme.
Toutefois, Benassis n’a pas hésité à recourir à des moyens peu recommandables pour déplacer les crétins pendant le « premier âge » du canton ; mais plus frappant encore est qu’au cours du dîner des « robes noires », il théorise le moment où la politique se détache de la morale. Pour le médecin, la question politique se résorbe en celle du pouvoir dont on a vu qu’elle était une question typiquement machiavélienne selon le locuteur du « Gouvernement moderne ». De fait, toute la question du pouvoir et du gouvernement, dans Le Médecin de campagne est abordée sous l’angle de l’efficacité : le pouvoir est pensé selon le paradigme de la physique dynamique comme un système de relations entre différentes masses (les forces sociales) qu’il s’agit en l’occurrence d’équilibrer. L’abondance des métaphores relevant du modèle de la thermodynamique permet de soustraire la question politique à la morale, à toute idée du juste et de l’injuste, et à toute perspective téléologique ; mais également à l’idéologie, dans la mesure où tout type de gouvernement serait bon dès lors que le pouvoir reste concentré et assure sa propre pérennité, ce qui vaut comme garantie de maintien de l’ordre. Selon Genestas, ce système de gouvernement « rompt [...] en visière à toutes nos idées d’aujourd’hui » (509). Pourtant, c’est bien la structure de la monarchie que l’on retrouve dans cette conception du pouvoir fort et concentré (aménagée ici par quelques idées libérales, l’ouverture des frontières sociales aux capacités) mais apte à épouser l’histoire parce que cette théorie du pouvoir sanctionne le divorce du politique avec le sentiment et la morale.
Or, on trouve une telle définition du pouvoir en plusieurs endroits dans le portrait de l’homme de génie, incarnation de la haute morale politique. Dès lors, l’intérêt poétique de la figure du grand homme (en tant que résultat de « l’effet grand homme ») est de permettre à des discours de nature hétérogène de coexister. Ce choix poétique, on va le voir, est aussi un choix politique.
À la fin de l’article « Du gouvernement moderne », le lecteur est incapable de statuer sur le propos politique, renvoyé au secret. Dans Le Médecin de campagne en revanche, la non-résolution des contradictions entre politique et morale nous semble féconde dans la mesure où le jeu induit par « l’effet grand homme » en assure la coexistence. En rassemblant des énoncés qui se ressemblent mais ne se superposent pas, la figure du grand homme se voit en mesure d’accueillir un triple discours : celui, sentimental, du gouvernement par un lien immanent ; celui que nous avons appelé pragmatisme supérieur ; et celui de la politique machiavélienne. Il y aurait alors, dans le rapport du grand homme et des personnages, la possibilité d’une opération dialectique entre la politique machiavélienne qui s’adapte aux circonstances et la haute politique du génie et, dans la sphère du « pragmatisme supérieur », entre Benassis et le grand homme d’état, soit entre l’amoralisme du « gouvernement moderne » et Le Médecin de campagne. Mais dans le roman, le politique est essentiellement objet de discours. De fait, l’action politique de Benassis, intense au début de son œuvre de civilisation, n’est pas l’objet du récit : elle est ramassée dans une série d’analepses et se situe hors champ, avant un âge d’or déjà là. L’objet de la représentation romanesque est donc le résultat de l’action politique, mais jamais l’action elle-même. La relégation aux marges du roman de la mise en récit du politique programmerait alors l’empêchement de ce mouvement dialectique à trouver une résolution. Laisser la résolution dialectique en souffrance ne relèverait pas de l’indécision cependant, mais montrerait que la solution politique n’est pas dans le présent ; ce choix invite également à ne pas cesser d’interroger les lieux possibles du politique : lieu imaginaire, sis dans la figure sentimentale du Roi (ou du génie), dans un ailleurs ou bien dans l’inflation des drames privés.
















Aux bords du romanesque

L’importance accordée aux drames privés (au regard de l’action politique de Benassis), loin de signifier la négation du politique, indique à notre sens une autre manière de représenter le politique. Ces drames exprimeraient un rapport « antimoderne » au monde.
Pour le dire de manière très générale, l’antimoderne se distingue du réactionnaire, purement et simplement passéiste, dans la mesure où il est pris dans le mouvement de l’histoire, qu’il reconnaît, tout en étant cependant incapable de faire le deuil du passé. On mesure ici les enjeux de la construction poétique de la figure du grand homme dans le roman. Faisant coexister Machiavel et le Roi, l’idéal et le réel, il apparaît comme la figure de la conscience de l’échec historique, trait caractéristique de la mélancolie antimoderne selon Antoine Compagnon.
Celle-ci se lit aussi, par le biais d’une lecture symbolique, dans les drames privés, notamment ceux de la paternité. Michael Tilby en a montré la signification historique. Selon lui, ils renvoient à l’agonie de l’Empire et de la Restauration. Le roman orchestre le deuil d’un type de pouvoir, le pouvoir fort et personnel, seul capable de créer l’unité organique de la société. C’est bien d’un deuil historique et politique qu’il s’agit.
Mais si le politique ne peut être représenté que par le biais d’une interprétation symbolique et par des histoires individuelles, c’est peut-être aussi parce qu’au moment de l’écriture du roman, les lieux traditionnels du pouvoir se déplacent. Peut-être pourrait-on lire la fin ouverte du Médecin de campagne en ce sens. Tout se passe comme si le roman reprenait à une échelle supérieure le principe antimoderne de la coexistence des contraires qui forge le grand homme. En effet, à côté des indices, mis en évidence par de nombreux critiques, qui suggèrent la mort à venir du bourg se dessine une ouverture ténue. Le texte accorde une grand importance à la filiation : la guérison d’Adrien, le fils de Genestas, est en effet l’un des enjeux dramatiques du roman ; mais la filiation est aussi l’image de la continuité politique puisque Genestas, pour poursuivre l’œuvre de Benassis, adopte le bourg et ses habitants. On observe, à travers ce modèle de l’adoption, une première rupture avec le modèle traditionnel de la paternité-filiation. Par ailleurs, l’image du père (adoptif encore) se dédouble : Adrien est sauvé par Benassis et éduqué essentiellement par Butifer, figure de l’altérité radicale. D’un côté, la paternité se démultiplie et de l’autre, elle n’est plus seulement naturelle mais choisie. Au moment de la naissance de la monarchie constitutionnelle, devant la nécessité de renoncer définitivement à l’UN, au Roi-père, on peut se demander si une ouverture politique possible ne se trouverait pas du côté du collectif. En tout cas, Balzac prend acte que le véritable pouvoir n’est plus celui du Roi. La relégation du politique aux bords du romanesque et la proposition des modèles alternatifs de l’adoption et de la multi-paternité seraient l’expression, en dernière instance, de l’intuition que les lieux traditionnels du pouvoir se déplacent.

L’« effet grand homme » construit par le roman fonctionne finalement comme un leurre, qui empêche l’incarnation du « véritable homme d’état » en personnage. Mais ce leurre est signifiant et la figure de l’homme de génie configure un espace politique heuristique. Le porte à faux historique de « l’homo politicus » d’une part et son caractère anti-romanesque d’autre part, sanctionnent son incapacité à occuper la vacance du pouvoir royal, signe que là n’est plus le lieu du pouvoir (d’où l’insistance sur la nullité de Louis-Philippe). Pour autant, la mise en crise de la figure du monarque ne procède pas d’une négation du politique ; et c’est précisément en cela que se lit le caractère antimoderne de la figure du grand homme. Celle-ci permettrait, en définitive, de faire le deuil de l’idée monarchique et de prendre acte d’une nouvelle figure du pouvoir, ambiguë et encore mal définie – celle des pères.

Marion Mas
(Université Paris 7 – Denis Diderot)






Corps naturels, corps politique dans
L’Envers de l’histoire contemporaine


Si L’Envers de l’histoire contemporaine quitte les Scènes de la vie politique en 1845, ce qui sera le dernier roman achevé de Balzac n’en demeure pas moins l’un des textes les plus politiques de son œuvre ; peut-être moins parce que le politique s’y met en « scène » (Juillet semble équivaloir à sa dissolution, et la « vie politique », en tant que telle, ne se trouve pas mise au premier plan) que parce qu’il est la matière même de la fiction ; il y reçoit une figuration, par le biais d’un langage métaphorique : celui du corps. On doit à A. de Baecque d’avoir montré comment celui-ci était devenu, depuis la Révolution, moyen de représentation de la réalité nouvelle et d’écriture de l’Histoire immédiate. À cette fin, il fait l’objet, dans la littérature post-révolutionnaire, d’une « sémantisation spécifique » – dont L’Envers offre un exemple typique. Je voudrais ici prêter attention au « corps-récit » offert par ce roman achevé à la veille de 1848, ainsi qu’au discours politique qui s’y trouve construit par la représentation des corps naturels.

Incorporer

Le roman (nous sommes en 1836) nous confronte à deux mondes clos sur eux-mêmes, et séparés, dans une topographie parisienne morcelée, par des espaces réduits à des « bourbiers » ou des « désert[s] » (VIII, 329 et 330) ; le premier est celui des Frères de la Consolation – en son centre, Mme de La Chanterie ; au centre du second, les destinataires de l’action charitable de ces conspirateurs du Bien – M. Bernard et sa famille, et principalement sa fille Vanda, cachée aux regards extérieurs. Le récit a, d’évidence, une dimension allégorique : c’est un corps politique disloqué qui se donne à voir à travers cet espace marqué par la disjonction. Autour de Mme de La Chanterie, en effet, les « débris » des deux plus grandes choses de la monarchie écroulée, la Noblesse et la Robe » (241) – en l’occurrence MM. Nicolas et Joseph. Symétriquement, l’appartement garni de Montparnasse renferme, en la personne de Vanda, le « mince débris d’une jolie femme » (371). Comment ne pas voir, en cette partition, la représentation morcelée d’un État constitué de trois ordres ? Au « cœur de l’ancien Paris » (218), dans « l’ombre de la cathédrale » Notre-Dame (227 et 238), sont rassemblés des personnages emblématiques d’une société d’Ancien Régime : aux côtés de la Noblesse (d’épée, de robe), le Clergé (l’abbé de Vèze) et le Tiers État (figuré par le bonhomme Alain, type du « petit bourgeois de Paris », 241) ; mais l’ordre qui est au fondement de cette hiérarchie – la noblesse – n’est plus que vestige d’une histoire en « ruines » (ibid.)... Rue Notre-Dame des Champs – nom qui n’est pas choisi au hasard, faisant du second lieu un double, exilé, du premier –, l’image d’une France réduite à un « reste de femme » (373), et à un seul ordre, le Tiers (Vanda). L’œuvre de la Révolution se lit, évidemment, en filigrane...
C’est la métaphore de l’organisme qui s’offre pour sous-tendre cette représentation d’un État délité : à la fin du premier épisode, on apprend que le malheur qui frappe Mme de La Chanterie, et qui motive son entreprise charitable, est la décapitation de sa fille Henriette (312-313) ; dans le second épisode, on découvre, en Vanda, un corps infirme qui n’est plus qu’une « tête souffrante » (371). Au corps sans tête qui déclenche l’histoire, fait ainsi pendant une tête sans corps (366, 367). Désarticulé (339), paralysé (338), atrophié (339, 378), aphone et sourd par intermittences (339), perturbé dans « toutes [ses] fonctions naturelles » (340), déshumanisé (340, 356, 360), le corps de Vanda, comme le répète la description de la jeune femme tout au long de ce second épisode, « n’existe plus » (342). À l’arrière-plan de cette désagrégation, et lui donnant tout son sens, une scène tue, qui ne vient à s’évoquer que dans les dernières lignes : la décapitation du roi, évidemment désignée de biais par celle d’Henriette, et explicitement associée à elle dans la formule de pardon proférée à la fin par Mme de La Chanterie : « Par Louis XVI et Marie-Antoinette, que je vois sur leur échafaud, [...] par ma fille, par la vôtre [...] » (412). Le crime à expier, par-delà celui du procureur Bourlac alias M. Bernard, le « bourreau de Madame » (395) – c’est lui qui a condamné Henriette à la guillotine –, apparaît alors comme celui de la nation régicide.
C’est dans le corps des personnages que l’événement absent du récit vient donc s’inscrire – un corps qui, tout à la fois, en devient le lieu, en porte la trace, et le signifie : le corps défait qui nous est représenté par les supplices, en écho, d’Henriette et de Vanda, n’est autre, comme on vient de le suggérer, que celui du souverain. L’histoire qui s’écrit de la sorte est celle d’une désincorporation.
Il est clair que la fiction du roman s’alimente à celle, politique, des Deux Corps du Roi. On sait que, dans l’imaginaire des monarchies occidentales chrétiennes, au corps naturel du roi est conjoint son corps politique. De par leur incorporation en une seule personne, ces deux corps forment une unité indivisible : chacun se trouve entièrement contenu dans l’autre. Le corps politique est à l’image du corps naturel : le Roi en est la tête, les sujets en sont les membres – ensemble, ils forment la Corporation. Le corps politique du Roi, à la différence de son corps naturel, ne meurt jamais : il se transfère d’un corps naturel à un autre. L’Envers raconte l’interruption de ce processus : le Roi, « surcorps » politique, ne survit pas à la violence faite à la personne naturelle du monarque. Privé de sa tête, le corps politique n’est plus gouverné – et demeure immobilisé, dans l’état décrit plus haut. L’événement qui vient ainsi imprimer sa marque sur les corps est daté ; les troubles, de nature hystérique, qui anéantissent le corps de Vanda se déclenchent à la veille de 1830 (« en 1829 »), et si cette date n’est présente qu’« en creux » dans le roman (c’est en « 1831 » que les Bernard s’installent chez la veuve Vauthier), elle n’en est pas moins, à de multiples reprises, allusivement désignée par les discours des personnages ; l’échec de la Restauration – consommé par Juillet – est ce qui rend effective, et sensible, la rupture révolutionnaire.
Les symptômes que présente Vanda reçoivent toute leur signification de ce contexte allégorique : sa maladie la fait, d’abord, pour sa deuxième grossesse, accoucher d’un enfant mort (338), puis lui paralyse les pieds (338), qui ne recouvreront jamais leur fonction (« névrose du mouvement » diagnostique M. Le Yaouanc) : l’événement disruptif inscrit dans le corps le prive de postérité (en d’autres termes, attente à sa pérennité) et le fige sur place.
Le rôle, médiateur, de Godefroid consiste donc, selon cette lecture, à rétablir la continuité, brisée, de l’État en faisant des deux cercles disjoints dans la cartographie du récit des cercles concentriques, et, en ramenant M. Bernard et sa fille dans l’orbe de Mme de La Chanterie, à tenter une reconstitution du corps désagrégé, afin de le remettre (littéralement) sur ses pieds. L’enjeu de son action, en d’autres termes, n’est rien de moins que l’incorporation politique – la référence aux corporations du Moyen Âge, ou du moins de ce qui en subsiste, après « 1792 », sous la forme de l’« association » (328), accompagne, précisément, son départ en mission.
L’association dont il est, en l’occurrence, l’émissaire (celle des Frères de la Consolation) a pour principe la Charité paulinienne. La religion est, en effet, ce qui paraît échapper à l’effondrement de l’auctoritas : des deux pouvoirs, séculier et spirituel, réunis dans le caput politique détruit, il semble que le second survive... C’est, ainsi, dans la « Charité » – incarnée par Mme de La Chanterie (319) – que pourra se trouver, outre un moyen de restauration du lien social (religio), un « chef » (329). La dame de la rue Chanoinesse est donc une figure du pouvoir royal (une « reine » (242), en effet, pour ses commensaux). C’est elle qui occupe, de manière occulte, le lieu vacant de la souveraineté (Louis-Philippe n’est qu’un repère chronologique, à l’incipit du roman). Mais en venant se substituer à la figure du Roi-père, celle de la Reine en désigne, aussi, la disparition. Une disparition que souligne, par ailleurs, le silence qui porte sur la quasi-totalité des patronymes de ce roman. Mme de La Chanterie représente bien pour la communauté qu’elle régente, un principe d’incorporation (« Nous vivons de sa vie, comme elle vit de la nôtre », 272-273) – à ce détail près qu’il n’est point, justement, question du corps dans la solidarité ainsi obtenue : « nous n’avons qu’une âme à nous tous » (273).
Toute la question posée par le second épisode sera, par conséquent, celle du pouvoir de cette association « d’âmes » et de « cœurs », de ce fantôme de corps mystique survivant à un corps politique défunt. L’action menée par Godefroid va bien relier les deux sphères dissociées et provoquer, entre Bourlac et sa bienfaitrice, la grande scène du pardon (411). Mais les acteurs de cette scène ne sont convoqués que pour se faire congédier du monde des vivants. La réconciliation appelée par les principes de la Charité selon Saint Paul (319) et les souffrances expiatoires de Vanda a lieu entre deux ombres (apparition spectrale de Mme de La Chanterie, Bourlac cru « mort », 412) : les péripéties du récit n’ont pas rendu à la vie le monde déréalisé des Frères de la Consolation, pas plus qu’elles ne lui ont donné incarnation.
Il n’a point été besoin, en outre, de cette scène de pardon pour que le corps de Vanda, immobilisé par l’événement révolutionnaire, soit remis sur ses pieds : elle fait presque office d’épilogue après un « dénouement » (406) où Godefroid croise, sur les Champs-Élysées, Vanda marchant au bras de son fils. La guérison de la fille de Bourlac n’est, de toute évidence, pas l’effet de cette scène ultime dont la fonction est de renvoyer définitivement les deux protagonistes principaux à cet « autre monde » (228) dont semble venir, depuis le départ, Mme de La Chanterie. L’action salvatrice du néophyte demande, donc, plus ample examen.

Régénérer

Centré sur le passé, le petit univers de la rue Chanoinesse est menacé d’involution : aussi le premier épisode réclame-t-il une suite qui rétablisse le cours progressif de l’Histoire – celle-ci ne saurait s’écrire à l’envers. Les deux parties du récit se trouvent ainsi à la fois solidaires logiquement et marquées par un sensible écart idéologique.
Point de restauration, en effet, durant l’aventure de L’Initié, du « corps en des ordres », abandonné à sa désorganisation. Très rapidement, on voit s’infléchir le traitement de la métaphore organiciste : la référence implicite à l’anatomie localiste, qui sous-tendait le système de représentation de la monarchie absolutiste – la hiérarchie des ordres, la localisation des places et des tâches trouvait sa légitimation dans l’analogie établie avec les fonction respectives des organes et le jeu de leur interrelation –, et alimentait encore, au tournant du siècle, les discours des tenants d’un gouvernement monarchique, cède la place à la référence vitaliste, dont se nourrit le discours du camp adverse. C’est l’image d’un corps « lié », celui de la médecine clinique, qui permet de représenter la mutation de la société politique et de lui donner sens ; corps à l’unité irréductible, dans lequel le principe de vie est impossible à localiser, ainsi qu’à hiérarchiser : ce sera le « grand corps des citoyens », nouveau corps de la nation.
De même, le discours sur la France « malade », par lequel trouve à se dire la souffrance de la société mutante, tend à retrouver les topoi du discours révolutionnaire. Le mal de Vanda se trouve décrit dans les termes mêmes qui ont alimenté, quatre décennies plus tôt, l’imagerie de la langue pamphlétaire : crise (340), stérilité (338), agonie (340)... L’ « humeur » maligne dont il faut « délivrer » (389) son corps n’est pas sans évoquer celle qui, pour Sieyès, « mine et tourmente », en 1789, l’organisme politique. L’appréhension de son propre mal par Vanda se fait dans un langage aux accents vitalistes que n’eût pas désavoué ce théoricien du corps-État malade : « C’est l’organisation tout entière pervertie » (372). Il faut, dans ce contexte, l’intervention d’un « guérisseur du corps social » : ce rôle reviendra à Halpersohn – en qui vient s’actualiser le topos du « médecin étranger ». Et s’il y a lieu, pour « rétablir ce corps » (374), de le remettre sur ses pieds, c’est en vertu de la résurgence d’une autre image, encore, du discours révolutionnaire... Ainsi, le discours balzacien se trouve gagné par celui de la régénération – maître-mot du programme révolutionnaire, et entreprise à laquelle ce dernier vient à s’identifier.
Certes, c’est à une reprise inversée de ce discours révolutionnaire que se livre, de prime abord, le roman. L’« humeur » qui vicie le sang de Vanda, et qu’Halpersohn identifie comme cause primitive du désordre de son organisme – l’hystérie n’étant que secondaire – est « une humeur nationale » (389) : le « principe » (ibid.) corrupteur, est ici dans l’organisation politique nouvelle, et non plus, comme chez Sieyès, dans le privilège. Guérir ce corps malade consistera évidemment à le purger de son humeur morbide, à « faire sortir la plique » (390) – car le mal dont est atteinte la fille de Bourlac, comme le reconnaît rapidement l’« infaillible docteur » (375), n’est autre que la « plique polonaise » (ibid.), forme de dermatose du cuir chevelu, sous sa forme larvée. Ainsi s’éclaire le mystérieux traitement qu’il préconise, et qui ne vise à rien d’autre qu’à faire passer la plique de son état latent à son état manifeste – concrètement, à faire en sorte que les effets de l’humeur maligne se portent aux cheveux, coupés ensuite (407).
Toutefois, le Polonais est un adepte déclaré de « l’homéopathie » (376), et c’est par l’application du principe de similitude qu’il soigne Vanda : le traitement qu’il lui administre « doit lui donner la plique » (338) – en clair, le seul remède au mal réside dans le mal lui-même. L’intervention d’Halpersohn vise, donc, à provoquer une crise, au sens premier du terme : « gard[ée] depuis quinze ans entre la vie et la mort » (398), la fille de M. Bernard doit affronter un moment décisif ; le remède qui doit la faire revivre peut, tout aussi bien (s’il n’est pas strictement appliqué), la tuer (ibid.). Ne s’agit-il pas, en langage métaphorique, de déclencher, dans ce corps malade, la crise révolutionnaire ? N’est-ce pas là le moment décisif que cet organisme paralysé refuse de vivre ? 1830, ai-je dit plus haut, effectue la Révolution : les troubles de Vanda apparaissent brutalement, sous la forme première de la « catalepsie » (339), au seuil de ce moment crucial, comme s’il s’agissait, pour le corps politique, de refuser le franchissement de la limite, d’éterniser une Restauration moribonde... La place des journées de Juillet est prise, dans le roman, par la maladie de la fille de Bourlac...
De fait, le lieu de la souveraineté se déplace à partir du moment où la santé de Vanda est confiée au médecin. Soucieux d’éviter toute... « erreur de régime » (398), ce dernier exige d’être « souverain » (398) dans son action thérapeutique. Figure inversée de Mme de La Chanterie, et occupant un nouveau lieu polarisant (sa clinique est à Chaillot), il permet, littéralement, l’accomplissement de ce « décentrement » qu’est la Révolution : il va rendre définitivement illusoire, dans le roman, la tentative contre-révolutionnaire de reconstituer un espace centré autour d’emblèmes de la royauté et de la religion. On voit, dans ce déplacement, le pouvoir passer de la Reine au souverain – et, dans cette opposition, ce dernier terme prend une inévitable résonance rousseauiste. Le vocabulaire de la démocratie, d’ailleurs, s’affiche dans l’épisode, à partir du moment où Godefroid accède à l’asile de Vanda : la malade accueille alors en lui « le député du monde » (370). D’ « apôtre » (325) de la Charité, le néophyte se transforme alors – telle était en effet la mission des députés élus aux états généraux – en guérisseur du corps social (« Ah, si vous étiez cause de la guérison de ma fille », 362).
Son action, relayée par celle d’un médecin étranger qui impose à la malade le « trajet » (389) redouté par son père, arrache l’hystérique à son repli (plique : lat. méd. plica, de plicare, « plier, enchevêtrer ») : désincarné et angélique (342) comme celui de Mme de La Chanterie, l’univers rétréci de cette malade « rapetissée » (378) est, tout comme lui, en effet, menacé d’involution. Elle offre, de plus, une issue à une situation aussi inextricablement « enchevêtrée » que les cheveux d’un malade trichomateux : l’ascendance de Vanda mêle bourgeoisie et aristocratie (sa mère est une comtesse polonaise, 389), révolutionnaires et contre-révolutionnaires – avec son fils Auguste, la complication s’élève d’un degré encore. L’identité de Bourlac lui-même est atteinte par ces confusions, puisqu’il a, jusqu’à la monarchie de Juillet exclusivement, fidèlement servi tous les régimes (341). La plique n’est autre que l’imbroglio de l’Histoire même, maléfique dès lors que l’on cherche à entraver le cours de celle-ci (à provoquer une stase) : pour s’en défaire il faut détruire l’illusion de la permanence du passé, entretenue jour après jour dans le logis de Montparnasse... Enfin, l’action de Godefroid a pour effet d’extraire de cet asile misérable l’auteur de L’Esprit des lois nouvelles (361), et de lui procurer une chaire à la Sorbonne. La régénération du corps politique s’accompagne ainsi de la mise en avant des principes qui l’organisent, autrement dit de sa constitution : on est passé de l’autorité du Roi-père à celle de la loi. Signe que le monde alors a retrouvé quelque peu d’ordre : les personnages, après l’intervention d’Halpersohn, commencent à recouvrer leurs noms...
L’aventure de Godefroid est conduite par la Providence : c’est le rôle, constamment rappelé (351, ou 410), qui revient à Mme de La Chanterie, dans ce second épisode où celle-ci n’est plus la rémanence du principe corporatif royal. Ce schéma l’apparente à une palingénésie (ce à quoi contribue également sa dimension initiatique) : comme chez Ballanche, le dessein providentiel inscrit l’événement révolutionnaire dans un devenir de la société, en fait un point de non-retour, le départ d’une « nouvelle ère ». On voit bien, cependant, qu’il ne s’agit pas seulement, dans L’Envers, d’accepter un ordre de faits irréversible – par là, son auteur s’écarte d’une certaine pensée de la tradition. Le roman s’emploie à faire (à retardement, certes) la Révolution, seule issue à une situation mortifère, à effectuer le passage entre deux systèmes politiques ; et il est clair que le discours de la régénération, dont il se soutient dans l’épisode de « L’Initié » est bien différent, idéologiquement, de celui de la palingénésie ballanchienne.




« Prendre place au cœur d’un volcan »

Vanda, convalescente, habite « allée d’Antin » (408) : le décentrement opéré par Halpersohn (vers le nord-ouest de Paris, où réside la bourgeoisie montante) ramène, en fait, le récit à son point de départ : c’est « dans le quartier de la Chaussée d’Antin » (219) que demeurait, avant son aventure, Godefroid. Il devient alors clair qu’à bien des égards, il a trouvé, en Vanda, son double. Si son séjour rue Chanoinesse lui permet de se métamorphoser en médecin (338), c’est lui qui, tout au long du premier épisode, est le « malade » (224) : le défaut du « vouloir » (223) lui interdit l’action. 1830 marque un moment critique dans la vie de ce petit bourgeois libéral : les années d’après-Juillet le voient « sans force » et... « fatigué de ses avortements » (223) ! La névrose de Vanda n’est donc, au fond, que l’expression physique, extrême, de la maladie de l’« âme » (222) du jeune homme. La régénération qui s’effectue dans le roman ne concerne en définitive qu’un groupe social, salvateur, en dernière analyse, de lui-même.
Le Tiers État est bien devenu, à la fin du second épisode, l’unique corps de la Nation : mais c’est au prix d’une éviction de ce que le langage du temps appelle couramment déjà la « classe ouvrière». La fille de Bourlac et de la comtesse Sobolewska incarne une bourgeoisie à laquelle s’est mêlée l’aristocratie. L’ouvrier est exclu de l’incorporation, comme il est exclu du langage de la représentation, qui s’arrête soigneusement aux franges de la petite bourgeoisie. Parallèlement à l’action de Godefroid s’en mène une autre, accomplie, toujours au nom des Frères de la Consolation, par le bonhomme Alain : « Je vais devenir contremaître dans une grande fabrique dont tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes, et qui rêvent une destruction sociale, l’égorgement des maîtres, sans savoir que ce serait là la mort de l’industrie, du commerce, des fabriques... » (324). Bien que ce discours dénonce une infection, l’image du corps n’y prend pas forme – elle ne se dégage pas de l’énoncé au pluriel (« les ouvriers »). À la métaphore organiciste ainsi dissoute vient se substituer une autre image naturelle, celle du « volcan » au cœur duquel Alain doit « prendre place » (ibid.) ; celle-ci définit une intervention d’un autre type : prévenir une éruption (éloigner un danger) ne revient évidemment pas à régénérer un corps malade...
Les deux actions resteront parallèles – et l’on n’entendra plus parler de la seconde. Le roman évite ainsi la représentation d’un conflit de classes : il conjure par avance la révolution de 1848, par rapport à laquelle il prend véritablement sens ; l’imminence de l’ « insurrection » tant redoutée par Balzac force à l’acceptation de 1830.
Comment comprendre, alors, que le seul médecin capable de soigner le corps malade de la France, le singulier Halpersohn, soit... communiste (342) ? S’agit-il toujours d’expérimenter les pouvoirs quasi-miraculeux de l’homéopathie, de combattre le mal par le mal ? En ce cas, la mention du remède désigne une cause occultée de la maladie : celle, justement, de la désintégration du corps social. L’atteinte portée à la faculté de procréer, il faut le rappeler, est un symptôme majeur, et chronologiquement premier, de la névrose de Vanda. Le corps malade ne « produit » plus : la fraction de la société qu’il incarne s’est coupée, en effet, des forces productives... Mais la figure du communiste salvateur ne devient acceptable qu’en s’inversant (une fois de plus), qu’en s’offrant sous les traits, antagonistes, du capitaliste. Le praticien juif est rusé, avare, cupide : il « vend [...] » cyniquement « la santé » (378). Si « rien en lui [...] n’indiqu[e] un médecin » (ibid.), tout, en revanche, évoque un usurier, ou un banquier... jusqu’à son nom. Il paraît, de fait, homogène à la société de Juillet.
Ce personnage contradictoire, et négativement marqué, a-t-il pu entièrement régénérer le corps social et politique ? C’est lui qui nous donne à comprendre que l’adunation opérée dans le second épisode est restée incomplète (d’ailleurs, l’image du Peuple géant, effigie première du corps régénéré et indivisible de la nation, ne viendra hanter que fugitivement le récit, n’évoquant en outre, et de façon appropriée, qu’un « géant tronqué », 385) et le renversement symbolique, défensif, du communisme au capitalisme spéculatif montre bien que l’enjeu, à ce moment de confusion extrême du récit, est de continuer à occulter la question des forces productives, et de leur place dans le corps social. Le roman bute sur l’aporie : ne pouvant plus avancer, il se perd dans ses jeux d’inversion. On se demande si Vanda, remise sur ses pieds, telle une frêle « Liberté du mouvement », pourra aller bien loin...
Au cours de « L’Initié » se sont donc trouvés mobilisés les trois principes de l’incorporation révolutionnaire (régénération, représentation, adunation), et chacun a trouvé les limites de son application. Aucune organisation totalisante n’est sortie de l’aventure. Le monde s’est décentré sous l’action d’Halpersohn ; il ne s’est pas recentré ; au centre royal – sommet, selon une autre image, d’une hiérarchie – ne succède pas ce que l’on pourrait reconnaître comme le centre de la Nation, « abstrait, et homogène au tout », établissant « la parité de tout avec tout ». Pour avoir recouvré quelques zones perdues, où l’on a vu, en effet, se rétablir une circulation, la géographie parisienne ne s’est pas reconstituée – et encore moins celle du pays dans son ensemble, pur fantôme. Le corps de la Nation, enfin, ne possède pas la souveraineté, restée aux mains de son médecin, Halpersohn. La fragile convalescente des Champs-Elysées demeure, de ce fait, écartelée entre un centre exogène, occupé, encore, par la Providence, et la seule figure forte du pouvoir qui émerge dans l’œuvre : celle du guérisseur – futur destructeur...
L’Envers nous montre ainsi une fraction de la bourgeoisie, bien proche de son auteur, faisant, à son corps défendant, la Révolution de 1789/1830, afin d’élever un rempart devant un danger plus menaçant encore. Mais ce rempart se révèle des plus précaires, la fiction ne pouvant représenter une démocratie viable. Ajoutons que l’instrument (involontaire) du passage entre les deux systèmes est une figure de romancier – figure rien moins que triomphante, et ce passeur, en qui l’on reconnaît une image de Balzac lui-même, ne fait lui-même que passer, réduit à son rôle d’intermédiaire, rejeté sur les marges de l’action lorsque ce rôle prend fin : Godefroid, le détail est loin d’être insignifiant, est le seul personnage du roman à ne pas retrouver son nom dans l’aventure…L’Envers, œuvre meurtrière de l’auteur de La Comédie humaine ? Après tout, il s’agit bien là du dernier roman achevé de Balzac…


Chantal Massol
(Université Stendhal-Grenoble 3)







Le roman de l’Élection : Politique et romanesque dans Le DÉputÉ d’Arcis


De tous les romans balzaciens, Le Député d’Arcis est celui qui s’affiche le plus ostensiblement, dès son titre, comme roman de la politique et donc comme roman politique. « La peinture des élections en province » est « le principal élément de cette Étude », note Balzac dès la première page. Roman des élections de 1839, vues depuis 1847, Le Député d’Arcis interroge l’une des pratiques fondatrices du régime de la monarchie de Juillet. L’élection est en effet bien plus qu’une simple technique politique ; c’est un élément essentiel dans le dispositif de la théorie libérale du pouvoir, un motif à comprendre dans la théorisation par les libéraux du « gouvernement représentatif ». La matière même du roman de 1847, inachevé, renvoie ainsi inévitablement à une philosophie politique, qu’elle met en « Scènes », qu’elle saisit et interroge dans son rapport aux « mœurs politiques ».
L’objet de cette étude n’est pas le rapport de Balzac au libéralisme. Il ne s’agit pas d’examiner, via la question de l’élection, l’ensemble des prises de position de Balzac sur la nature de la monarchie de Juillet et de la politique libérale. Une telle synthèse excéderait les limites d’une seule intervention. Ce que nous visons ici, à partir de l’exemple du Député d’Arcis, c’est le lien entre le politique et le romanesque. En se donnant une matière politique, ce roman entreprend de fonder le romanesque dans et par le politique. C’est ce lien que nous voudrions examiner. Avec en ligne de mire la question de l’inachèvement, qui indique d’emblée la nature problématique de ce lien.
On analysera ainsi d’abord comment, dans Le Député d’Arcis, la matière politique est historicisée, avant de mettre en relation la peinture des « mœurs politiques » contemporaines produite par Balzac et la philosophie politique d’un Guizot, philosophie dont le roman constitue comme une mise à l’épreuve critique, puis de montrer que Le Député d’Arcis conduit à une dévaluation et à une démonétisation du politique.



« L’accession au pouvoir de la classe bourgeoise » : politique, sociologie et histoire.

Le choix de la province comme cadre de cet événement majeur de la vie politique moderne que sont les élections, permet à Balzac de souligner combien le politique dépend des stratifications socio-économiques. C’est une manière d’insérer le politique dans une sociologie et une histoire. De fait, Le Député d’Arcis concerne bien plus la préparation de l’élection que le processus électoral en lui-même, contrairement à ce qui se passe dans Lucien Leuwen par exemple. Ce qui intéresse Balzac dans les élections en province, c’est ce qu’elles supposent de conflits d’intérêts. En dressant la généalogie de ces intérêts et de ces conflits, Balzac inscrit d’emblée la politique dans l’Histoire ; il en fait une réalité et une matière historique.
L’affrontement électoral de 1839 ne se comprend qu’inséré dans une histoire longue qui remonte à la Révolution, à travers la figure de l’homme fort de l’arrondissement : le comte Malin de Gondreville. De fait, l’esprit de parti à Arcis est tout entier informé par l’affaire du procès de MM. de Simeuse condamnés en 1805 comme coupables d’avoir voulu se venger de Malin de Gondreville en le séquestrant : ce dernier avait pendant la Révolution, alors qu’il n’était encore que Malin de l’Aube, « spolié la fortune de la maison de Simeuse » (725) en se portant acquéreur de la terre de Gondreville, appartenant aux Simeuse. Malin de l’Aube a alors fait fortune « dans un temps où la vente des biens nationaux était l’arche sainte de la politique » (725). Cette affaire constitue le sujet d’Une ténébreuse affaire, roman auquel Balzac renvoie explicitement et qui relate la genèse des conflits dont Le Député d’Arcis tire une bonne partie de son intrigue. L’élection de 1839 réactive ainsi des luttes et des rancœurs anciennes et tenaces. Son point d’intelligibilité remonte donc à la Révolution, et au processus, tout à la fois politique et économique, qu’elle a mis en place.
Sur ce point le choix de la ville d’Arcis comme cadre du roman de l’élection ne doit rien au hasard. Arcis-sur-Aube est la ville où est né Danton, ce que les libéraux de l’endroit ne se font pas faute de rappeler (739). Détail hautement symbolique, qui place au cœur de cette peinture de la politique en 1839 la Révolution. Celle-ci est bien le point d’origine de celle-là. C’est d’ailleurs Danton qui a accueilli et placé à Paris les deux compères Malin et Grévin, les deux hommes qui en 1839 « tiennent » politiquement l’arrondissement d’Arcis. Le temps court de l’effervescence électorale est ainsi à la fois recouvert et expliqué par le temps long des conflits d’intérêts remontant à la Révolution. C’est le coup de force de Balzac que de montrer que la Révolution dans ce qu’elle a ouvert comme idéal politique (la souveraineté du peuple, et donc l’idée même d’élection, de représentation nationale) mais aussi comme pratique économique, comme mouvements financiers et terriens (la vente des biens nationaux, les liens financiers contractés par Malin dans tout l’arrondissement) éclaire et détermine la pratique politique de 1839.
Mais la seule nouveauté est qu’au lieu de maintenir l’union des « libéraux » d’Arcis qu’avait réalisé la Restauration (756), la politique de la monarchie de Juillet conduit à son effritement et fait apparaître de nouvelles lignes de fracture. De fait, 1830 a permis « l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise » (722). Et une classe bourgeoise de plus en plus étendue par l’effet de l’abaissement du cens électoral. Si bien que la scène politique voit l’émergence de nouveaux acteurs, les couches inférieures de la bourgeoisie revendiquant une part du pouvoir et un accès aux mécanismes de la représentation nationale. L’affrontement politique ne se situe alors plus entre deux classes socialement et idéologiquement antithétiques – noblesse et bourgeoisie – comme cela avait été le cas sous la Restauration, mais à l’intérieur même de la classe bourgeoise, qu’elle clive entre une grande bourgeoisie d’affaires, qui est aux commandes depuis 1830, et une petite bourgeoisie qui aspire à jouer un rôle politique. C’est très exactement ce que Le Député d’Arcis donne à voir dans l’affrontement électoral entre Charles Keller, fils de « l’illustre François Keller », banquier et pair de France, et Simon Giguet, fils d’un petit colonel bonapartiste. Cette descente de la politique vers les couches inférieures de la bourgeoisie est particulièrement visible lors de la réunion préparatoire aux élections dans le salon de Mme Marion. Figurent dans cette réunion les « notabilités du parti libéral d’Arcis » (719), à savoir, outre le maire Beauvisage et le notaire Achille Pigoult, uniquement des représentants de la petite bourgeoisie (731-732). S’ils peuvent être assimilés à une démocratisation progressive de la vie politique, cet élargissement de l’électorat et cette revendication de la petite bourgeoisie à constituer une force politique, et donc à être représentée, sont conçus par Balzac comme un effritement du pouvoir et comme un dépérissement : dans le roman ces petits bourgeois sont tous, en effet, des incarnations de la bêtise. Par là en tout cas Le Député d’Arcis montre à sa manière ce que Maurice Agulhon a appelé « la descente de la politique vers les masses », qui caractérise la monarchie de Juillet. L’intérêt pour notre propos, c’est que dans le roman balzacien le politique, ainsi appuyé sur une sociologie, est un rapport de classes avant d’être un appareil, une administration.
La revendication de la petite bourgeoisie à devenir véritablement force politique se cristallise dans le roman autour du motif des « électeurs indépendants ». Il s’agit pour les électeurs d’Arcis-sur-Aube de se défaire de la tutelle de la famille Keller-Gondreville qui s’est au fil du temps constituée en véritable dynastie électorale par un système de clientélisme savamment orchestré par le comte Malin de Gondreville. C’est contre cette familialisation de l’élection que s’érigent les « électeurs indépendants » d’Arcis :

Nommer le jeune commandant Keller, en 1839, après avoir nommé le père pendant vingt ans, accusait une véritable servitude électorale, contre laquelle se révoltait l’orgueil de plusieurs bourgeois enrichis, qui croyaient bien valoir et M. Malin, comte de Gondreville, et les banquiers Keller frères, et les Cinq-Cygne et même le roi des Français ! (722).

Sur le mode satirique se dit ici une conscience politique de la bourgeoisie, qui voit dans l’élection son meilleur moyen d’expression. Le programme du candidat Simon Giguet est alors tout tracé : « il s’agit [...] de substituer une ville à une famille, le pays à un homme » (736), de voter « librement » (736). Les Keller, la grande bourgeoisie libérale, ne « représentent » pas le pays légal, phagocytée qu’elle est par le pouvoir (la Cour). Sous la bannière du « Progrès », s’inscrit une aspiration de toute une fraction de la bourgeoisie à se faire entendre et à prendre en main son destin politique. Le colonel Giguet radicalisera cette aspiration en la rapportant au modèle révolutionnaire :

Je dirais tout haut au comte de Gondreville et en face de lui : « Nous avons nommé votre gendre pendant vingt ans, aujourd’hui nous voulons faire voir qu’en le nommant nous agissions volontairement, et nous prenons un homme d’Arcis, afin de montrer que le vieil esprit de 1789, à qui vous avez dû votre fortune, vit toujours dans patrie des Danton, des Malin, des Grévin, des Pigoult, des Marion !... » Et voilà ! (739)

C’est donc bien en quelque sorte un prolongement de la Révolution qui se joue en 1839.
On retiendra que Le Député d’Arcis place la question de l’élection et de la représentation nationale dans le cadre d’une sociologie de la classe bourgeoise et dans l’histoire longue des rapports socio-politiques issus de la Révolution. La matière politique se trouve ainsi historicisée et sa portée sociologique éclairée. La sphère du politique n’est alors pas autonomisée, contrairement à ce qui se passe dans Lucien Leuwen par exemple, qui souligne dans la politique un temps court et accéléré. Ici le politique renvoie à une temporalité beaucoup plus large : le temps politique n’est pas celui de l’immédiateté, n’est pas un pur présent. Il est indexé sur une histoire.

« Mœurs politiques » : Le Député d’Arcis comme Contre Guizot

Cette historicisation du politique se double dans Le Député d’Arcis d’une attention au détail des « mœurs politiques », d’une satire des pratiques du pouvoir. L’élection d’Arcis est de l’aveu même du narrateur, « malheureusement pour nos mœurs politiques, beaucoup trop véridique » (719). La pratique politique dépeinte ici sur un mode satirique se comprend en effet comme l’inversion presque terme à terme de la théorisation du « gouvernement représentatif » et du processus électoral qui le fonde par les hérauts libéraux du régime de Juillet, et tout particulièrement Guizot. Le roman balzacien est ainsi en dialogue avec la philosophie politique de ce que Pierre Rosanvallon a appelé le « moment Guizot ». Le roman, défini dans Le Député d’Arcis comme partout ailleurs chez Balzac comme une « histoire des mœurs contemporaines »(715), met cette philosophie politique à l’épreuve du réel, des pratiques effectives de la politique. Le politique est ainsi mis à l’épreuve de la politique. Le hiatus que cette confrontation dévoile démontre l’inanité des théories de Guizot au moins sur trois points : la question des « capacités », celle de l’intérêt général, et celle du rôle du pouvoir dans le processus électoral.

Le sacre des incapacités

Dans la théorisation proposée par les doctrinaires du gouvernement représentatif, l’élection et l’assemblée parlementaire qui en est le résultat doivent permettre le dévoilement et le « sacre » des « capacités » politiques. Le rôle de l’élection est ainsi de faire surgir et de rassembler ces capacités. « Le but de l’élection, écrit Guizot, est évidemment d’envoyer au centre de l’État les hommes les plus capables et les plus accrédités du pays ». L’objet du système représentatif est alors de « recueillir, de concentrer toute la raison qui existe éparse dans la société », « d’extraire de la société tout ce qu’elle possède de raison, de justice, de vérité, pour les appliquer à son gouvernement ». Dans la philosophie politique de Guizot, ces « capacités » ne se réduisent pas à de banales variables économiques (que le cens pourrait à lui seul définir) ; elles caractérisent de façon plus floue et plus globale un rapport général à l’intelligence de la société et de son mouvement.
Le Député d’Arcis montre que l’élection n’assure pas la promotion des véritables « capacités » politiques. Tout au contraire. Elle produit dans le roman exactement l’inverse. De fait, tous les candidats à l’élection sont, sans exception, des médiocres et des incapables. C’est vrai de Charles Keller, qu’on ne verra jamais dans le roman : ce jeune « chef d’escadron dans l’État major » est en Afrique où il trouve la mort lors de la conquête de l’Algérie. Ses qualités principales sont d’être « l’un des favoris du prince royal » (722), donc d’appartenir à la Cour (738), et de danser remarquablement la mazurka (812). Ce bon danseur, homme de cour, peut-être brave officier, n’a en tout cas rien de l’homme politique. C’est aussi vrai de son opposant, Simon Giguet, dont le narrateur dresse un véritable portrait charge qui en fait d’emblée un personnage grotesque, une « nullité sonore » (726), ce qu’explique sans doute sa taille élevée, car, précise le narrateur, « il est rare qu’un homme de grande taille ait de grandes capacités » (726), clin d’œil ironique au terme clé de la philosophie politique du moment.
Dans cette perspective, l’élection et le gouvernement représentatif ne sauraient être le sacre des capacités et provoquent au contraire l’assomption de la bêtise. En 1847, vingt ans quasiment après le début de la théorisation libérale du politique par les doctrinaires, Balzac tire le bilan et expose la faillite de la théorie guizotienne de la représentation, qui n’aboutit qu’à une médiocratie. Quant aux véritables « capacités », Z. Marcas a indiqué leur sort : elles sont exclues du pouvoir et laminées par lui, réduites à l’exil ou à la mort. La conséquence de cette peinture des élections comme révélation de la médiocratie, épiphanie des incapacités, c’est que le romanesque ne peut pas se construire comme épopée politique. Avec des personnages aussi grotesques et ineptes, le lien entre romanesque et politique ne peut se faire sur l’élaboration de ce qu’on appellera un héroïsme du politique (ce que permettrait en revanche un personnage comme Z. Marcas).

Intérêt(s) et désir(s)

L’ensemble de ces candidats incapables donne ainsi à voir des personnages qui jamais ne sont mus par l’intérêt général, quand bien même ils l’évoqueraient parmi les lieux communs qu’ils débitent continûment. Guizot avait précisé que ce qui caractérise le citoyen capacitaire, c’est sa faculté de « s’élever à quelques idées d’intérêt social ». Z. Marcas avait montré que le « véritable homme d’État », le « grand politique » (CH, VIII, 846) « portait la France dans son cœur ; [qu’] il était idolâtre de sa patrie ; [qu’] il n’y avait pas une seule de ses pensées qui ne fût pour le pays » (CH, VIII, 849). Tout Le Député d’Arcis montre au contraire que le champ politique loin d’être le lieu où s’exprime une vision de la société, de son devenir et de son intérêt, n’est que le champ d’expression de désirs et d’intérêts individuels et myopes. C’est le terrain d’affrontement des ambitions, le débondement des rapacités et avidités de tous ordres. C’est particulièrement net avec le candidat Simon Giguet dont toute l’ambition « vient de son désir d’épouser une héritière » (812). La politique n’a donc de sens pour Simon que dans le cadre de cet intérêt individuel, financier plus encore que sentimental. De fait, Simon voit avant tout dans Cécile Beauvisage « la plus riche héritière du département de l’Aube » (719), montrant par là que ce qu’il vise, c’est une belle dot bien plus qu’un beau visage. Toute l’ambition politique de Simon se réduit ainsi à l’espoir d’une belle fortune, à un mariage avantageux. La politique est un moyen, jamais une fin.
Sur ce point Le Député d’Arcis ne peut pas ne pas évoquer l’autre grand roman de l’élection de La Comédie humaine : Albert Savarus. La comparaison de ces deux romans permet quelques hypothèses sur l’inachèvement du texte de 1847. Dans Albert Savarus, le politique est intrinsèquement lié à l’érotique. De fait, Albert n’entreprend de se faire élire à la Chambre des députés que dans le but de mériter la belle Francesca, princesse italienne. Le projet politique de Savarus répond donc à une préoccupation d’ordre intime, à un intérêt individuel et non à un sens aigu et urgent de l’intérêt général et de l’État. Être élu c’est faire preuve de sa valeur aux yeux de la dame lointaine, de l’aimée qui seule sanctionnera la réussite. Le politique est alors tout entier orienté par l’érotique qui seul lui donne sens, le fait signifier pleinement. Le Député d’Arcis est à la fois proche et très loin de la donnée d’Albert Savarus. Proche en ceci que la candidature de Simon – dont on notera qu’il est, comme Savarus, avocat, rapprochement qui n’est sans doute pas dû au hasard – a pour but le mariage avec Cécile et que l’intime semble primer sur le politique. Mais très loin en ce que dans ce mariage, ce qui est visé c’est une dot plus qu’un être et en ce que le roman ne parvient jamais à faire de Cécile Beauvisage le personnage intrinsèquement romanesque qu’est Francesca Colonna dans Albert Savarus. De fait, cette princesse italienne, incarnation de l’Étrangère, dame lointaine et âme exceptionnelle, constitue une figure irradiante qui aimante les pensées et la trajectoire du héros et du coup dynamise son engagement politique. Cécile, elle, malgré ses origines aristocratiques (elle est la fille adultère du vicomte de Chargebœuf et de Séverine Beauvisage), n’en reste pas moins une figure irrémédiablement bourgeoise et par là anti-romanesque, ce que souligne explicitement le narrateur : « Vive, animée, bien portante, Cécile gâtait, par une sorte de positif bourgeois, et par la liberté de manières que prennent les enfants gâtés, tout ce que sa physionomie avait de romanesque » (764). Avec un tel personnage, la logique érotique que mettait en place Albert Savarus ne peut se constituer et ne parvient donc pas à soutenir, organiser et orienter le roman. Le Député d’Arcis qui, on l’a vu, échoue à constituer un héroïsme politique, ne peut pas non plus fonder son romanesque sur le lien entre le politique et l’érotique, alors même qu’il montre que l’intérêt personnel, l’intime, prime sur le sens de l’intérêt général.


Le rôle du pouvoir

La peinture des « mœurs politiques » contemporaines comme démenti à la théorie libérale du pouvoir s’appuie encore sur le rôle du gouvernement dans l’organisation des élections. Loin de laisser le pays légal s’exprimer librement, le pouvoir téléguide les élections, joue de son influence pour façonner une Chambre des députés qui lui convienne. L’élection n’est donc pas, comme le pense Guizot, l’occasion d’une révélation de la société au gouvernement mais la manipulation de la première par le second. Cette pratique de l’intervention gouvernementale est un motif topique du roman de l’élection. On le retrouve aussi bien dans Monsieur le préfet de Lamothe-Langon que dans Lucien Leuwen. Comme Lucien Leuwen, Maxime de Trailles est l’agent stipendié par le pouvoir pour organiser en sous-main les élections en trouvant un remplaçant au défunt Charles Keller, candidat ministériel, et en éclipsant Simon Giguet. Par là, ce dandy plus tout jeune, est l’homme des manœuvres et des basses œuvres qui font le quotidien de la pratique politique. C’est l’homme des « missions secrètes pour lesquelles il faut des consciences battues par le marteau de la nécessité » (805). S’il n’est pas à proprement parler un homme politique, à la différence de Rastignac que l’on retrouve ici ministre pour la seconde fois (803) et qui lui confie cette mission délicate, Maxime de Trailles incarne toutefois une dimension fondatrice de la politique : la politique comme tactique, comme stratégie de la manipulation, comme gestion et exploitation du secret et du faux. Dimension qui ne laisse pas de fasciner Balzac qui fait de Maxime de Trailles un personnage « extraordinaire » (807) en qui se décèlent les potentialités du grand homme politique : « si le hasard des circonstances avait servi Maxime, il eût été Mazarin, le maréchal de Richelieu, Potemkin ou peut-être plus justement Lauzun sans Pignerol » (807).
Si, en raison de l’inachèvement du roman, la tactique politique, la politique comme stratégie de la manipulation, n’est pas complètement développée, on en perçoit aisément quelques procédés : soumission aveugle du parti ministériel d’Arcis, affidés du régime que l’on tient par un espoir d’avancement, missives secrètes établissant l’autorité suprême de l’agent du pouvoir sur les fonctionnaires de l’endroit, et surtout alliances politiques contre nature du moment qu’elles assurent l’élection du candidat ministériel. De fait, à Arcis, pour la plus grande confusion des habitants qui observent ses allées et venues, Maxime dîne chez Malin de Gondreville (libéral suppôt du régime) et passe la soirée au château de Cinq-Cygne, bastion du légitimisme le plus intransigeant, réalisant ainsi une union inattendue de partis antithétiques (et cela d’autant plus qu’il y a entre ces deux familles le drame d’Une ténébreuse affaire) mais unis par le même intérêt d’empêcher la nomination d’un candidat de Gauche à la Chambre des députés (788-789). Bonne illustration de cette remarque de Balzac : « En France, au scrutin des élections, il se forme des produits politico-chimiques où les lois des affinités sont renversées » (722).
Toutefois, dans Le Député d’Arcis, l’intérêt de la figure de Maxime de Trailles ne réside pas (uniquement) dans cette satire des mœurs politiques. Il touche directement au romanesque lui-même, au fonctionnement de ce roman problématique. Si, comme Stendhal dans Lucien Leuwen, Balzac organise le roman de l’élection autour de la figure de l’agent du pouvoir, il le fait en choisissant une tout autre gestion narrative. L’épisode électoral est abordé par Stendhal du point de vue de Lucien, dans la problématique du héros qui a à traverser et à subir, au propre comme au figuré, la boue de la politique moderne. Ce qui l’intéresse c’est la réaction du héros à cette expérience de la politique, et la narration suit les affres et les examens de conscience de Lucien. Balzac choisit une autre option en adoptant le point de vue des habitants d’Arcis, et non celui de Maxime de Trailles, habitants qui ne connaissent évidemment pas la raison de sa venue. Cela a le grand avantage, sur le plan du romanesque, de transformer l’agent du pouvoir en inconnu qui excite toutes les curiosités et alimente toutes les conversations. L’arrivée de Maxime constitue ainsi une énigme autour de laquelle s’organise tout le dernier tiers du roman. Ajoutons que la mission de Maxime requiert le plus grand secret, que la stratégie politique qu’on évoquait ci-dessus repose précisément sur une gestion du secret. La discrétion nécessaire à l’organisation-manipulation des élections devient alors ressort romanesque, dans la mesure où elle renvoie aux procédés traditionnels d’un romanesque sans âge : inconnu, secret, mystère. Par là, la politique se fait naturellement romanesque, elle s’intègre facilement au romanesque parce qu’elle met en œuvre les mêmes ressorts.
Et de fait, l’arrivée de Maxime introduit le romanesque dans le « drame électoral » qui avait jusqu’alors du mal à prendre vraiment. Plus encore qu’organiser les élections, le dandy fait rêver les jeunes filles. Témoin Cécile Beauvisage qui, rêvant d’une « aventure avec un inconnu » (780) et de « filer un roman » (780), déclare à sa mère avant même d’avoir vu Maxime : « je vais me mettre à adorer l’inconnu » (774). Témoin encore Mme Mollot, curieuse impénitente, qui dit avoir rêvé de l’inconnu toute la nuit (782). L’inconnu alimente les conversations, enflamme les imaginations, et permet par là une efficace relance de la narration. C’est particulièrement sensible lors de la soirée chez Mme Marion dans l’abondance de bons mots, calembours et traits d’esprit plus ou moins subtils, que provoque le mystère de l’inconnu, le ton allègre de cette séquence donnant à lire une narration joyeuse, comme libérée. Tout se passe donc comme si la transformation de l’agent électoral en producteur de suspense réussissait enfin à créer le romanesque, non plus seulement au sens de déploiement de l’imaginaire et de ficelles narratives traditionnelles mais au sens d’énergie portant le roman, l’organisant et orchestrant sa progression. L’introduction du personnage de Maxime constitue un moteur romanesque. Comme si pour écrire une véritable « histoire » (781), la matière politique, insuffisante à alimenter seule le moteur narratif, devait s’insérer dans une matière romanesque au sens le plus traditionnel qui soit, recourir aux procédés les plus éculés du roman.
On en verra confirmation dans un détail révélateur. Dans la conversation pleine de calembours lors de la soirée chez Mme Marion, Mme Mollot est interrompue au moment où elle raconte avoir vu l’inconnu à sa toilette. Vinet lance alors : « N’interrompez pas l’orateur » (783), appliquant aux plaisanteries lourdes de la conversation du salon Marion, la phrase type du discours parlementaire. Significativement « l’orateur » ce n’est plus l’homme politique, le candidat aux élections comme dans la réunion préparatoire du début du roman, mais c’est le débiteur de « plaisanteries ». Ce détail traduit la transformation des réalités et du vocabulaire politiques en réalités romanesques, toujours aimantées par cette figure de l’inconnu. Mais, du coup, cet infléchissement dévitalise le politique : ce dernier ne devient fondateur du romanesque que lorsqu’il est vidé de sa teneur propre. Ce qui est un constat d’échec pour le politique à constituer pleinement et à lui seul le romanesque. C’est peut-être là une des clés de l’inachèvement du roman. On peut bien relancer un temps le roman de l’élection avec les ficelles du roman pour femmes de chambre, on ne saurait pour autant le composer intégralement sur ce mode (puisque l’énigme ici produite ne peut durer très longtemps).
En tout cas, cette ficelle de l’inconnu créateur de suspense masque mal la difficulté qu’a Balzac dans Le Député d’Arcis à faire de la politique le moteur et le principe du romanesque. Il n’y parvient ni sur le mode de ce qu’on a appelé un héroïsme du politique, ni sur celui d’une inclusion du politique dans l’érotique – les deux modes sur lesquels il a pourtant déjà bâti plusieurs romans. Il semble ne pouvoir relancer son roman que par un recours aux procédés les plus traditionnels, les moins en prise sur l’actualité des « mœurs politiques » dont le roman se veut pourtant la peinture, et qui contribuent à vider le politique de sa substance propre. Que reste-t-il alors ? Il ne reste plus pour traiter cette politique rapetissée, qui n’arrive plus à être porteuse d’un quelconque élan de l’écriture, que le grotesque.


Dévaluation et démonétisation du politique

Le Député d’Arcis obéit en effet à une esthétique du grotesque qui semble la seule manière de prendre en charge littérairement le politique, en 1847. Cette esthétique affecte la représentation des personnages et de leur habitus tout comme la représentation du langage politique.

Grotesque et paradigme théâtral

On ne peut en effet qu’être frappé par l’insistance du roman sur les ressources habituelles du grotesque, en particulier sur le registre du bas, corporel et langagier. L’exemple le plus frappant en est l’épisode où Mme Mollot, monomaniaque du voyeurisme, observe Maxime de Trailles en train de faire sa toilette à l’auberge du Mulet (au nom révélateur) et aperçoit les fesses du jeune homme, qu’elle prend d’abord pour un genou puis pour sa tête, pensant ainsi que l’inconnu est chauve (784). La tête devient le postérieur et vice versa : le détail graveleux dit très exactement l’inversion, l’esthétique grotesque à l’œuvre dans Le Député d’Arcis. Le motif du bas corporel est encore exploité avec la « colique » (727) qui prend Simon Giguet à l’arrivée des électeurs dans le salon de Mme Marion, ou encore avec la métaphore qui traduit la sortie de ces mêmes électeurs après la réunion préparatoire : « en ce moment, la porte cochère de la maison vomissait les soixante-sept conspirateurs » (747).
Le langage des habitants de la petite ville d’Arcis témoigne du même registre uniformément grotesque. Jeux de mots, calembours lourds et grotesques constituent le fond inépuisable des conversations du salon Marion, tant lors de la réunion politique que lors de la soirée mondaine. Les exemples abondent. Qu’il suffise de mentionner la métaphore des électeurs « moutons de la Champagne » (731), qui revient à plusieurs reprises lors de la réunion politique et qui prend ironiquement le contrepied des revendications des « électeurs indépendants » ; ou le calembour d’Olivier Vinet sur la vénalité des aristocrates : « les francs attirent les Francs » (790), etc. La soirée chez Mme Marion offre d’ailleurs comme une surenchère dans le calembour, dans un langage qui semble s’emballer et ne plus sortir de ce registre ironique mais d’une ironie grotesque et non spirituelle, où le mot désigne toujours autre chose que ce qu’il semble dire, où il passe sans cesse du propre au figuré et inversement.
Ce registre du bas corporel et langagier s’accompagne d’une forte prégnance du paradigme théâtral appliqué à la politique dans le roman. Paradigme qui contribue à désamarrer la politique du réel, les acteurs de la vie politique n’étant plus que des marionnettes, l’engagement politique qu’un rôle. Les individus qui se frottent à la politique dans Le Député d’Arcis sont alors tous des comédiens sans le savoir. Le narrateur le note sans ambages, qui signale que les chambres et les ministres du système actuel « ressemblent aux acteurs de bois que fait jouer le propriétaire du spectacle de Guignol, à la grande satisfaction des passants, toujours ébahis » (721) : la politique est une guignolade. Certes la métaphore théâtrale appliquée à la vie politique n’est pas nouvelle, on la trouve chez tous les contemporains et dans bien d’autres romans de Balzac. Pourtant dans Le Député d’Arcis elle est exploitée avec une insistance particulière qui ne laisse pas de provoquer une dévaluation de la politique, ainsi coupée de toute prise directe sur le réel. Le Député d’Arcis est de fait désigné comme un « drame électoral » (726), dont la réunion du salon Marion constitue la « première scène ». Ce métalangage est habituel dans La Comédie humaine, mais ici charpente tout le texte. La réunion des électeurs chez Mme Marion est explicitement organisée comme un jeu de rôles : c’est à une singerie parodique d’une séance de la chambre des députés qu’on assiste, les électeurs ayant pour propos d’« imiter la Chambre » (733). On est à la Chambre avant même que les élections n’aient eu lieu ! Mais à une parodie de Chambre qui ne représente alors la Chambre élective que comme une procédure formelle, un ensemble de « formes parlementaires » (735), qui la vide de son contenu et de sa signification proprement politique. On désigne un président, des scrutateurs, Simon Giguet « singe » (726) M. Dupin, Achille Pigoult, parle comme « l’illustre M. Thiers » (734) et le narrateur lui-même en vient à parodier le style des comptes-rendus de séances en farcissant ses commentaires des clichés du journalisme politique (733), etc. Toute la scène serait à citer, qui est un grand moment de comique balzacien. Ainsi réduite à une « comédie » (733), la politique est une fois de plus dévaluée et vidée de sa substance.


Un langage démonétisé

On en a confirmation dans le traitement que le roman réserve au langage politique, ou à la politique comme langage. La réunion pré-préparatoire donne lieu à deux pastiches savoureux de l’éloquence parlementaire, en l’espèce des deux discours d’Achille Pigoult (734 et 738) qui dévoilent dans le discours politique une rhétorique parfaitement huilée : arguments d’autorité par référence à de grandes figures de l’antiquité, interpellation de l’auditoire, procédés de dramatisation, batterie de questions rhétoriques, etc., les harangues d’Achille Pigoult sont des modèles du genre et traduisent l’art supérieur de Balzac dans le pastiche. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel : s’il peut être aussi facilement pastiché, c’est parce que le langage politique se réduit à une forme, tout comme les séances de la Chambre élective se réduisaient tout à l’heure à une série d’ « usages » et de procédures. Du coup, le langage se trouve dissocié de l’action, n’est plus engrenée sur elle. L’éloquence politique n’est ainsi qu’une série de « périodes ronflantes et correctes » (717), de « phrases et périphrases » (741) dans lesquelles Simon se noie et qui provoquent les « ronflements réguliers » des auditeurs (741). Ces « paroles oiseuses » (727) de la politique s’épanouissent dans le salon de Mme Marion. Or, ce salon est par ailleurs « l’écho de tous les bruits, de toutes les médisances, de tous les commérages du département » (720). La parole politique semble ainsi s’inscrire dans la continuité de cette parole de la médisance, comme s’il y avait identité entre ces deux formes viciées de langage.
Vicié, le langage politique l’est bel et bien. Comme la calomnie ou la médisance, il ne renvoie pas au réel, ou alors de manière détournée. L’exemple type de ce (dys)fonctionnement du langage politique est l’usage du mot « Progrès », auréolé de sa majuscule, dans les discours de Simon qui, dans son acte de foi politique, s’engage à « ne jamais déserter le glorieux drapeau du Progrès » (736). Il s’agit d’un des clichés du discours politique du moment. Et, comme tel, c’est un mot creux, déconnecté du réel, sans prise véritable sur lui. Le terme ne renvoie à aucun élément concret ni à aucune « idée » bien identifiée. Derrière lui se groupent, selon le narrateur, « beaucoup plus d’ambitions menteuses que d’idées » (736) et lorsqu’il s’agit de le définir, la séance tourne au brouhaha généralisé, chacun le définissant à sa guise, c’est-à-dire en fonction de ses intérêts propres (740-741). Le résultat est une impossibilité de définir le terme, de lui assigner un signifié et un référent clairs. Dans le langage politique, le processus de référence est donc comme évacué, annihilé, le « Progrès » n’est plus que signe linguistique fonctionnant à vide. Du coup le langage politique se trouve complètement démonétisé : le discours politique vide ainsi le langage de toute substance référentielle. Il n’a plus prise sur le réel. Il perd alors sens et renvoie à tout et n’importe quoi. Ainsi du mot « Progrès » qui « peut aussi bien signifier : Non ! que : Oui !... » (737). La tentative de saisie et de définition du terme « Progrès » se résout en une onomatopée animalisante « Bèèèè... bèèèè... » et en un « fou rire général » (740-741), c’est-à-dire en deux formes qui sont une régression, un en-deçà du langage et de la raison, signant une désespérante faillite de la politique. Une vacuité essentielle, presque ontologique, se creuse ainsi au cœur du langage politique. Signe qui a perdu toute sa substance référentielle et toute son efficace pragmatique, la politique ne peut plus être qu’un ressort comique.
Cette démonétisation du langage que produit la politique, l’annihilation du processus de la référence qu’elle produit, est d’autant plus sensible que le roman lui oppose l’idéal d’un langage directement engrené sur l’être, d’une désignation transparente et directe des êtres et des choses, à travers le cratylisme évident de l’onomastique romanesque. Que l’on songe à Mme Marion, la marieuse qui rêve de faire épouser Cécile Beauvisage à son neveu, à Malin de Gondreville, aussi malin et rusé que son nom, à Séverine Beauvisage qui se signale précisément par la beauté de son visage, etc. Les exemples sont légion et ce cratylisme onomastique est fréquent chez Balzac. Il témoigne de la nostalgie d’un langage plein, qui exprime directement et sans détour le réel. Si le cratylisme est si présent dans Le Député d’Arcis, c’est sans nul doute pour montrer, par contraste, ce qu’a perdu le langage politique, sa faillite à dire exactement le réel.

Ainsi Le Député d’Arcis s’affiche comme roman du politique et travaille à insérer le politique dans une histoire et une sociologie concluant à l’accaparation de plus en plus grande de la politique par les classes inférieures de la bourgeoisie : cette inévitable descente de la politique vers les masses, conçue comme un effritement du pouvoir, est peut-être l’explication de l’échec de Balzac à constituer le politique en romanesque, à insérer l’un dans l’autre autrement que sur le mode de la dévaluation comique et grotesque. Cette esthétique grotesque ne peut s’interpréter que d’une seule manière : la politique telle que la monarchie de Juillet la pratique et telle qu’elle est théorisée par les libéraux au pouvoir, appuyée sur une médiocratie et réduite à des « mœurs politiques » qui ne sont qu’une cuisine tacticienne dont l’épisode électoral offre le déploiement caricatural, est désormais totalement désertée par l’Idée. La politique efface le politique. Le Député d’Arcis témoigne ainsi d’un profond pessimisme de Balzac en 1847 quant à la nature du régime de Juillet mais aussi plus largement quant au politique en lui-même. D’où peut-être l’inachèvement du roman. Ce que Balzac avait réussi dans les années 1830 avec des textes comme Le Médecin de campagne, Le Curé de Village, c’est-à-dire à fonder le romanesque sur le politique, à constituer le politique en romanesque, le roman étant porté de bout en bout par une utopie et une croyance dans le politique, ne fonctionne plus en 1847. Plutôt que d’y voir une faiblesse, un affaissement de l’élan créateur de Balzac (ce qu’il est sans doute aussi), on y verra un constat amer et désespérant qui pourrait se résumer ainsi : une politique « libérale », au sens d’un Guizot, conduit inéluctablement à un dépérissement du politique. Bref, roman de la politique, Le Député d’Arcis signe la « défaite du politique » pour reprendre l’expression d’Alexandre Péraud. Mais cette défaite du politique est aussi une défaite du roman.


Xavier Bourdenet
(Université de Franche-Comté)






LA POLICE DANS LA COMÉDIE HUMAINE
OU L’ENVERS DU POLITIQUE CONTEMPORAIN


Nul n’ignore la place et l’importance de la police et des policiers dans La Comédie humaine. Création d’un type nouveau, inscription romanesque du mythe de Fouché, agencement d’intrigues conçues en fonction de l’action policière, production de roman policier au sens de l’époque, voilà autant de composantes de l’univers balzacien et de manifestations d’une interprétation générale de la société. Sans revenir sur ces aspects bien connus, on aimerait ici proposer quelques réflexions sur la police politique, cette police gouvernementale, souvent appelée la « haute police » dans les textes du temps, où, comme le dit Corentin dans Splendeurs et misères des courtisanes, le policier est le « machiniste de drames politiques » (CH, VI, 919).
Le cadre historique est bien celui de l’affirmation d’un pouvoir nouveau, né de l’action d’un Fouché, inventeur d’une police politique portée à un point d’efficacité auquel Jean Tulard affirme que la lieutenance générale de l’Ancien Régime n’était point parvenue. Fondé en 1796, le Ministère de la police générale s’oppose à la Préfecture de police, créée par la loi du 28 pluviôse an VIII. Supprimées au début de la première Restauration, ces deux institutions sont vite rétablies. Le 29 décembre 1818, le Ministère de la police générale est de nouveau supprimé et rattaché au Ministère de l’Intérieur sous la forme d’une Direction générale de la police, laquelle disparaît avant 1830, alors que la Préfecture de police s’est imposée. Cette organisation, simple en apparence, est cependant rendue plus complexe par l’existence de polices parallèles et de fiefs particuliers plus ou moins officiels ou officieux au sein du monde policier, directement contrôlés par des instances politiques.
L’état des lieux se trouve synthétisé dans Les Comédiens sans le savoir :

Vous êtes donc de la police, demanda Gazonal en regardant avec une inquiète curiosité ce petit homme sec, impassible et vêtu comme un troisième clerc d huissier.
" De laquelle parlez-vous ? dit Fromenteau.
" Il y en a donc plusieurs ?
" Il y en a eu jusqu à cinq, répondit Fromenteau. La judiciaire, dont le chef a été Vidocq ! " La contre-police, dont le chef est toujours inconnu. " La police politique, celle de Fouché. " Puis celle des affaires étrangères, et celle du château (l Empereur Louis XVIII, etc.), qui se chamaillait avec celle du quai Malaquais. Ça a fini à M. Decazes. J’appartenais à celle de Louis XVIII, j’en étais dès 1793, avec ce pauvre Contenson (CH, VII, 1163).

On sait que les principaux agents de la police politique dans La Comédie humaine sont Contenson, Peyrade et Corentin. Faut-il brièvement rappeler ici leurs carrières respectives, lesquelles permettent au romancier d’évoquer cet historique à la fin de la première partie de Splendeurs et misères des courtisanes (CH, VI, 530 sq.) ?
De La Peyrade des Canquoëlles, dit Peyrade, entre à la lieutenance générale de police en 1782 et, sous le Directoire, passe dans la police générale, créée nous l’avons dit en janvier 1796, où il devient le second de Corentin, notamment dans Une ténébreuse affaire. Commissaire général de la police à Anvers en 1808, emprisonné en 1809 sur ordre de Napoléon, il est utilisé en sous-main par Corentin, qui tente en vain de le faire réintégrer, mais il est en réalité espion ordinaire de Louis XVIII. Il joue un rôle important et tragique dans Splendeurs et misères des courtisanes. Cette figure illustre parfaitement la continuité policière des temps modernes.
Le baron Bernard Polydore Bryond des Tours-Minières, dit Contenson, fait partie dès 1793 de la police dite « du château », et trempe dans toutes les conspirations pour le retour des Bourbons. Sous l’Empire, il entre sous le nom de Contenson dans la police politique de Fouché, et y reste sous la Restauration. Il sert Corentin dans Splendeurs et misères...
« Phénix des espions » (Une ténébreuse affaire, CH, VIII, 352), Corentin est peut-être le fils naturel de Fouché, en tout cas c’est son âme damnée. Formé par Peyrade, qui devient son second en 1829, il organise la contre-police de Louis XVIII et devient chef de la contre-police du château avant Juillet. Il a l’idée de recruter Vautrin pour remplacer Peyrade.


Fouché, ou la politique par excellence

On le voit, ces figures sont d’une manière ou d’une autre liées à Fouché, qui fut ministre à cinq reprises entre 1799 et 1815 et à sa police. Celui-ci est, comme on sait, une éminente figure politique de La Comédie humaine ; son nom apparaît 121 fois dans 15 romans, avec une fréquence remarquable dans Une ténébreuse affaire (84), suivi de loin par Les Chouans (14) et Splendeurs et misères… (8). Balzac est à ce point conscient du rôle essentiel joué par cet ancien oratorien de Nantes, qu’il le met en scène lors de trois moments décisifs de sa carrière : dans Les Chouans puis Une ténébreuse affaire ; en 1809 ensuite avec l’action de l’agent double Contenson évoquée dans L’Envers de l’histoire contemporaine, dans Splendeurs et misères des courtisanes enfin, à propos de l’affaire dite de Walcheren, qui précipita sa disgrâce en 1810, avant de le retrouver sous la Restauration, en 1815, comme ministre de la police générale de Louis XVIII.
Fouché s’impose d’abord comme révolutionnaire, salué en ces termes par le commandant Hulot dans Les Chouans : « il ne reste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout par la police ; voilà un homme! » (CH, VIII, 930) Composante du portrait de Napoléon dans Autre étude de femme (« Homme qui, tout pensée et tout action, comprenait Desaix et Fouché ! », CH, III, 701), il occupe une grande place dans Une ténébreuse affaire, où il est présenté comme un « singulier génie qui frappa Napoléon d’une sorte de terreur » (CH, VIII, 552), capable d’une « infernale et sourde activité », dont la « conduite, lors de l’affaire de Walcheren, a été celle d’un militaire consommé, d’un grand politique, d’un administrateur prévoyant » (ibid., 692), et où il est ainsi salué par le narrateur :

Cet obscur Conventionnel, l’un des hommes les plus extraordinaires et les plus mal jugés de ce temps, se forma dans les tempêtes. Il s’éleva, sous le Directoire, à la hauteur d’où les hommes profonds savent voir l’avenir en jugeant le passé, puis tout à coup, comme certains acteurs médiocres qui deviennent excellents éclairés par une lueur soudaine, il donna des preuves de dextérité pendant la rapide révolution du dix-huit Brumaire. Cet homme au pâle visage, élevé dans les dissimulations monastiques, qui possédait les secrets des montagnards auxquels il appartint, et ceux des royalistes auxquels il finit par appartenir, avait lentement et silencieusement étudié les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il pénétra les secrets de Bonaparte, lui donna d’utiles conseils et des renseignements précieux. Satisfait d’avoir démontré son savoir-faire et son utilité, Fouché s’était bien gardé de se dévoiler tout entier, il voulait rester à la tête des affaires ; mais les incertitudes de Napoléon à son égard lui rendirent sa liberté politique. L’ingratitude ou plutôt la méfiance de l’Empereur après l’affaire de Walcheren explique cet homme qui, malheureusement pour lui, n’était pas un grand seigneur, et dont la conduite fut calquée sur celle du prince de Talleyrand. En ce moment, ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonnaient l’ampleur de son génie purement ministériel, essentiellement gouvernemental, juste dans toutes ses prévisions, et d’une incroyable sagacité. (ibid., 552-553)

L’on sait combien le dernier chapitre d’Une ténébreuse affaire prononce son éloge par la voix de de Marsay, qui s’y connaît en génies ténébreux :

C’est le seul ministre que Napoléon ait eu. [...] Fouché, Masséna et le prince sont les trois plus grands hommes, les plus fortes têtes, comme diplomatie, guerre et gouvernement, que je connaisse ; si Napoléon les avait franchement associés à son œuvre, il n’y aurait plus d’Europe, mais un vaste Empire français. (ibid., 692)

L’homme d’État prend idéalement les traits de Catherine de Médicis, de Talleyrand ou de Metternich, et Fouché, prêtre défroqué, ancien Jacobin, régicide, auteur des massacres de Lyon sous la Terreur, ministre de la police, duc d’Otrante, brille comme l’un des plus précieux auxiliaires du pouvoir moderne. Homme fort, puissant esprit, Fouché représente dans La Comédie humaine l’une des figures les plus remarquables de la politique. Il incarne à sa manière la Révolution, bouleversement historique qui permet à des individus d’exception de donner toute leur mesure, puisqu’elle libère l’énergie individuelle en faisant sauter les structures sociales de l’Ancien Régime.

De la police politique

En dehors des Chouans et d’Une ténébreuse affaire, dont les intrigues se déroulent quand existe le Ministère de la police générale, l’essentiel des romans où interviennent des policiers se situe après 1818, date de la dissolution de ce Ministère. La police politique demeure cependant, mais avec des chefs inconnus, qui tiennent les premiers rôles dans les drames qui s’ourdissent alors.

Si Balzac accorde une si grande importance à cette police politique, c’est qu’il lui attribue une valeur emblématique. Elle renvoie à ce qu’est devenue la politique moderne. Prenons l’exemple d’Une ténébreuse affaire, dont les composantes policières, pour conformes qu’elles soient aux années consulaires, n’en constituent pas moins une véritable structure qui perdure en dépit des changements de régime. Ceux-ci en effet n’affectent que superficiellement l’activité de la haute police, qui demeure, tel un fil rouge, ou plutôt noir, au cœur du pouvoir et de la société.
« Les choses ici, c’est l’action de la Police » (Préface, CH, VIII, 493) : on ne saurait mieux dire. Rappelons que l’expression « roman policier », forgée aux fins de définir et qualifier Une Ténébreuse affaire par Gaschon de Molènes dans son article pour la Revue des deux mondes, est un cadeau empoisonné, puisqu’elle semble introniser notre texte comme l’ancêtre français d’un genre. Le critique signifiait en fait par là que le récit met en scène la police, qu’il s’agit en fait d’un roman sur la police, sur laquelle Balzac possède d’ailleurs des renseignements parfois inédits grâce à son ami Horace Raisson, dont le père avait été employé à la police secrète sous Fouché. Il faut rappeler qu’à l’époque du roman, il existe cinq polices distinctes, deux militaires et trois politiques. D’abord, la police militaire du palais, dirigée par Duroc, en liaison avec la gendarmerie nationale, sous l’autorité de Moncey. Puis la police parallèle du ministre de l’Intérieur, que Fouché va s’employer à neutraliser. Ensuite la police préfectorale parisienne de Dubois, qui deviendra très vite un rival gênant pour l’ancien régicide. Enfin, la police de Fouché, aux mille tentacules, composée d’agents doubles ou triples, d’indicateurs et d’habiles provocateurs.
Corentin, le muscadin-policier à l’intelligence glacée, incarne la vengeance aux yeux verts, mais aussi la réalité la plus inquiétante du pouvoir. Sa biographie fictive en fait un fils supposé de Fouché. Lumineuse filiation, car Fouché, celui qui avait ordonné sous la révolution que l’on inscrivît sur la porte des cimetières « La mort est un sommeil éternel », a bien été l’homme par qui la police politique, certes bien couvée par la Révolution, ses méandres, ses détours et ses intérêts vitaux, est devenue une force essentielle dans la mécanique du pouvoir. Avec elle s’installent victorieusement le mystère et la ruse, qui succèdent à l’exercice révolutionnaire de la force. L’agent secret moderne investigue, pénètre, dissimule. Diabolique, il confère au monde issu de la Révolution une nouvelle étrangeté, une méfiance d’une qualité inédite, une déstabilisante insécurité. Dans sa Vie de Napoléon (commencée en 1818, publiée en 1929), Stendhal parlera de la « police machiavélique d’un homme sans pitié ». Dès lors le projet balzacien, « peindre la police politique aux prises avec la vie privée et son horrible action » (Préface), vise bien à mettre à jour cet envahissement par l’ordre policier ténébreux.

Comme dans Les Chouans, où le contraste avec le naïf Hulot est particulièrement éclairant, Corentin est le détenteur du vrai pouvoir. Ce roman nous plonge effectivement au cœur du pouvoir, nous en fait deviner les nocturnes dessous, nous livre l’envers de l’histoire contemporaine. Balzac expose et analyse avec une confondante exactitude la force de pragmatisme et du cynisme dans les affaires politiques. En ce sens, le roman historique devient un roman éminemment politique. La publication en volume assume et exhibe cette dimension en donnant pour sous-titre au roman Scène de la vie politique. On le sait, Une Ténébreuse affaire restera la seule grande œuvre achevée de cette partie de La Comédie humaine. Il convient de la lire dans cette perspective, où s’imposent également Le Député d’Arcis et Z. Marcas. Le récit de de Marsay, situé en 1833, vient couronner la fiction, il montre la continuité de la France moderne, issue de la Révolution. Au-delà des vicissitudes, des changements de régime, la mutation profonde a été accomplie : Malin de Gondreville, au nom tellement significatif, a su devenir l’un de ces propriétaires de la France nouvelle, sur qui tout pouvoir devra s’appuyer. Désormais, les intérêts l’emportent sur les convictions.
Dans les moments de crise ou d’urgence idéologique, la haute police semble n’être qu’un autre nom pour la justice, conçue comme agent du pouvoir et des bons principes. En accord avec les positions idéologiques de Balzac, le discours auctorial va très loin dans l’apologie du rôle politique de la justice dans Le Cabinet des Antiques :

Qui, parmi les Parquets, ne jalousait la Cour dans le ressort de laquelle éclatait une conspiration bonapartiste ? Qui ne souhaitait trouver un Caron, un Berton, une levée de boucliers ? Ces ardentes ambitions, stimulées par la grande lutte des partis, appuyées sur la raison d’État et sur la nécessité de monarchiser la France, étaient lucides, prévoyantes, perspicaces ; elles faisaient avec rigueur la police, espionnaient les populations et les poussaient dans la voie de l’obéissance d’où elles ne doivent pas sortir. La justice alors fanatisée par la foi monarchique réparait les torts des anciens parlements, et marchait d’accord avec la Religion, trop ostensiblement peut-être. Elle fut alors plus zélée qu’habile, elle pécha moins par machiavélisme que par la sincérité de ses vues qui parurent hostiles aux intérêts généraux du pays, qu’elle essayait de mettre à l’abri des révolutions. (CH, IV, 1060)

Certes, il est bien question de la justice, mais son zèle monarchique contre-révolutionnaire s’apparente bien à l’action d’une police politique.
Ailleurs dans La Comédie humaine, la police politique donne lieu à d’autres propos. On remarquera qu’ils permettent de la distinguer de la police criminelle et judiciaire. Ainsi des propos de Chapuzot dans La Cousine Bette :

La police, depuis quarante-cinq ans que j’y suis, a rendu d’immenses services aux familles, de 1799 à 1815. Depuis 1820, la Presse et le Gouvernement constitutionnel ont totalement changé les conditions de notre existence [...] On a bientôt dit : La police fera cela ! La police ! la police ! Mais, mon cher maître, le maréchal, le Conseil des ministres ignorent ce que c’est que la police. Il n’y a que la police qui se connaisse elle-même. Les Rois, Napoléon, Louis XVIII savaient les affaires de la leur ; mais la nôtre, il n’y a eu que Fouché, que M. Lenoir, M. de Sartines et quelques préfets, hommes d’esprit, qui s’en sont doutés... Aujourd’hui tout est changé. Nous sommes amoindris, désarmés ! J’ai vu germer bien des malheurs privés que j’aurais empêchés avec cinq scrupules d’arbitraire !... Nous serons regrettés par ceux-là mêmes qui nous ont démolis quand ils seront, comme vous, devant certaines monstruosités morales qu’il faudrait pouvoir enlever comme nous enlevons les boues ! En politique, la police est tenue de tout prévenir, quand il s’agit du salut public; mais la Famille, c’est sacré. Je ferais tout pour découvrir et empêcher un attentat contre les jours du Roi ! Je rendrais les murs d’une maison transparents ; mais aller mettre nos griffes dans les ménages, dans les intérêts privés !... Jamais, tant que je siégerai dans ce cabinet, car j’ai peur [de la presse] [...]
Là, voyez-vous, est le secret de la persécution nécessaire, que les magistrats ont trouvée illégale, dirigée contre le prédécesseur de notre chef actuel de la Sûreté. Bibi-Lupin faisait la police pour le compte des particuliers. Ceci cachait un immense danger social ! Avec les moyens dont il disposait, cet homme eût été formidable, il eût été une sous-fatalité... (CH, VII, 389-390)

Néanmoins, il est un cas au moins où police criminelle et haute police ont un intérêt commune : arrêter Vautrin, car comme l’explique Gondureau à Poiret dans Le Père Goriot :

[La] caisse et [les] talents de [Vautrin] servent [...] constamment à solder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent sur pied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état de guerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparer de sa banque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cette expédition est-elle devenue une affaire d’État et de haute politique, susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à sa réussite. (CH, III, 191)

C’est là que le retournement de Vautrin à la fin de Splendeurs et misères..., cette dernière incarnation prennent une valeur symbolique majeure pour qualifier la politique moderne. Employé au service de la société, Vautrin n’a pas seulement un rôle social. Envers de la police, avant d’en devenir l’endroit, il illustre la symétrie entre deux mondes ténébreux, celui du crime, celui de la police. Réversibilité qui démontre la relativité de la morale. Seuls comptent les intérêts de la société, ce qui est de la plus haute politique, comme l’était l’arrestation de Vautrin. Prendre la succession de Bibi-Lupin ne se résume pas à devenir chef de la Sûreté, mais signifie bien au-delà de la seule action policière dans sa répression du banditisme.
Mieux encore : les qualités prodigieuses du Napoléon du crime en font un animal politique de première force. De fait, l’éloge de Vautrin par Corentin fait la part belle à la tête politique du bandit :

Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que j’aie rencontré dans ma vie, et j’en ai vu beaucoup d’extraordinaires, car les gens avec qui je me bats sont tous remarquables par leur audace, par leurs conceptions hardies. J’ai, par malheur, été très intime avec feu monseigneur le duc d’Otrante ; j’ai travaillé pour Louis XVIII, quand il régnait, et quand il était exilé, pour l’Empereur et pour le Directoire... Vous avez la trempe de Louvel, le plus bel instrument politique que j’aie vu ; mais vous avez la souplesse du prince des diplomates.
Eh ! bien, voyons, dit Corentin, nous sommes persuadés, l’un et l’autre, de notre valeur, de nos mérites. Nous voilà, tous deux là, bien seuls; moi je suis sans mon vieil ami, vous sans votre jeune protégé. Je suis le plus fort pour le moment, pourquoi ne ferions-nous pas comme dans L’Auberge des Adrets ? je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Je vous offre, en présence de monsieur le Procureur-général, des lettres de grâce pleine et entière, et vous serez un des miens, le premier, après moi, peut-être mon successeur.
– Ainsi, c’est une position que vous m’offrez ?... dit Jacques Collin. Une jolie position ! je passe de la brune à la blonde...
– Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise [...] (CH, VI, 918)

La réponse de Vautrin souligne bien cette confusion de l’État, de la Justice et de l’inquiétante immoralité de ses serviteurs et agents.

Ayons du respect l’un pour l’autre ; mais je veux être votre égal, non votre subordonné... Armé comme vous le seriez, vous me paraissez un trop dangereux général pour votre lieutenant. Nous mettrons un fossé entre nous. Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !... Vous vous appelez l’État, de même que les laquais s’appellent du même nom que leurs maîtres ; moi, je veux me nommer la Justice ; nous nous verrons souvent; continuons à nous traiter avec d’autant plus de dignité, de convenance, que nous serons toujours... d’atroces canailles, lui dit-il à l’oreille [...] Nous en serons plus forts chacun de notre côté, mais aussi plus dangereux, ajouta Jacques Collin à voix basse. (ibid., 920-921)

Vautrin sera bien « plus puissant que jamais ». Comme le disait Pierre Barbéris, « si Collin entre dans la police, ce n’est pas tant par suite d’un chantage immédiat, romanesque et limité, que par suite du besoin qu’a la société d’hommes de son espèce. Il y a là une parenté qui juge la société. » Parenté qui, du même coup, qualifie (disqualifie ?) la politique moderne. Certes, Vautrin reste un révolté, et il ne se rallie pas aux valeurs de la société et il règnera toujours « sur ce monde qui depuis vingt-cinq ans [lui] obéit ». Il n’empêche que son intégration à la police signifie à la fois le triomphe de l’individu d’exception, cette marque du siècle depuis la Révolution et Napoléon, la preuve de la toute puissance de la police et la force du système des intérêts.


Faut-il alors conclure sur l’emprise absolue de la police dans l’univers politique de La Comédie humaine ? Ce serait à la fois trop et pas assez. En effet, ce n’est pas tant la police comme organe qui nous semble le plus important, mais la police comme forme du pouvoir. Plus qu’un instrument, plus qu’une fonction, plus qu’un bras armé, la police dans l’État moderne en est l’un des visages. Le pouvoir n’a plus de validité organique, fondée sur un droit issu de Dieu. En tuant le roi, la Révolution a tué le lien entre pouvoir et transcendance. Dès lors, s’il ne retrouve pas une légitimité incontestable, le pouvoir est par essence arbitraire. Il doit donc s’imposer par une violence plus directe qu’auparavant. L’ordre suppose la surveillance potentielle de chaque individu. Voilà ce qu’est peut-être la police en dernière analyse : la démultiplication du pouvoir politique en agents plus ou moins secrets, partout chez eux, puisque le pouvoir n’est plus intériorisé dans les têtes et dans les cœurs.

Cependant, La Comédie humaine ne saurait être contenue dans une reductio à l’action policière, aussi décisive et emblématique soit-elle. Ce serait oublier le théâtre des passions, la dimension de l’existence individuelle. Tout se passe alors comme si le romancier conjurait la toute puissance de la police quand il fait dire au vidame dans Ferragus :

Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires.
Le vieillard lui répondit gravement : La police, mon cher enfant, est ce qu’il y a de plus inhabile au monde, et le pouvoir ce qu’il y a de plus faible dans les questions individuelles. Ni la police, ni le pouvoir ne savent lire au fond des cœurs. Ce qu’on doit raisonnablement leur demander, c’est de rechercher les causes d’un fait. Or, le pouvoir et la police sont éminemment impropres à ce métier : ils manquent essentiellement de cet intérêt personnel qui révèle tout à celui qui a besoin de tout savoir. Aucune puissance humaine ne peut empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince soit à l’estomac d’un honnête homme. Les passions font toute la police. (CH, V, 825-826)

N’est-ce pas là le pouvoir du romancier que de sonder les reins et les cœurs, que de mettre en scène et d’analyser le pouvoir absolu qui vaille du point de vue romanesque, celui des passions ? Serait-il un supplétif de la police, si l’on ose cet innocent jeu de mots ? À moins, bien entendu, qu’il ne soit le véritable policier de l’ère moderne...


Gérard Gengembre
(Université de Caen)






Le boudoir chez Balzac ou la nouvelle fabrique de l’homme d’État :
le cas d’Henri de Marsay


Allant aux sources de la polis, la politique balzacienne implique une pratique savante de la cité, une véritable anthropologie de ses lieux et de ses choses. Elle engage une prise à bras-le-corps phénoménale de l’urbanité entière, capitale et provinciale, de ce premier XIXe siècle dont Balzac a exploré « chaque sphère sociale et chaque portion de chaque sphère ». Mais au creuset de quelles épreuves Balzac chauffe-t-il son « grand politique, [qui] doit être un scélérat abstrait » (La Maison Nucingen, CH, VI, 379) avant de le lancer à l’assaut d’un ministère ? Sur quelle enclume forge-t-il ces « existences d’exception » (« Avant-propos », CH, I, 19) ? Dans Autre étude de femme, de Marsay nous le dit : c’est dans le boudoir d’une ancienne maîtresse, Charlotte, que « [s]on esprit et [s]on cœur se sont formés pour toujours » (III, 688). Nous nous attacherons ici à répondre à la question suivante : si c’est bel et bien « après un certain stage dans les boudoirs [qu’Henri de Marsay] gouvernera la France », de quoi ce « stage » fut-il fait ? Comment apprend-t-on la politique sur un canapé de velours ? Et pourquoi cette transformation par le boudoir est-elle réussie dans le cas de de Marsay alors que pour tant d’autres personnages – politiques, poètes ou militaires –, l’épreuve du boudoir s’avère extrêmement périlleuse, voire mortelle ?
Balzac a compris très tôt qu’en s’inventant graduellement comme classe sociale et comme force économique, la bourgeoisie louis-philipparde déplaçait au cœur de la vie privée le terrain de formation du nouveau pouvoir politique. Ne lit-on pas dans La Fille aux yeux d’or que de Marsay a été éduqué par un « précepteur visionnaire » (CH, V, 1055), l’abbé de Maronis, qui lui a appris la politique « dans les salons, où elle se rôtissait alors » (CH, V, 1055) ? L’obsession de transparence qui avait tant marqué la décennie révolutionnaire, période pendant laquelle « il fallait ouvrir les réunions politiques au public [et où] les salons, les coteries ou les cercles peuvent être dénoncés sur-le-champ » est décidément révolue et ne correspond plus, de toute manière, à la conception balzacienne du pouvoir, notion dont le privilège échoit au groupe de dirigeants élitistes – pensons à cette « oligarchie » (CH, III, 647) que de Marsay propose à Paul de Manerville dans Le Contrat de mariage –, dont les activités appellent la clôture et le secret : ce n’est pas un hasard si Une ténébreuse affaire est aussi une histoire de boudoir.
On reconnaît également les boudoirs de La Comédie humaine dans la définition que donne Henri Lafon des espaces initiatiques :

Un espace a quelque chose d’initiatique lorsqu’il est traversé par un personnage dans des conditions qui le placent hors des normes ordinaires de la perception, et même de la sécurité, pour finalement lui donner accès à un savoir qui a un caractère secret. [...] C’est pourquoi il est généralement sombre, resserré, fractionné.

Le boudoir est bien un des espaces « resserrés » de la maison balzacienne, une pièce dont le mystère vient justement de cette réduction subite de la distance entre les murs, les surfaces, et les corps. Lucien de Rubempré, dans Illusions perdues, parle de sa réussite prochaine dans le « petit boudoir » (CH, V, 678) de Louise ; ailleurs, un narrateur, se souvient, étonné, du « petit boudoir » (Physiologie du mariage, CH, XI, 1058) d’un vicomte très jaloux : au boudoir, la maison se referme sur les personnages. De plus, la rondeur asymétrique du lieu gauchit les perspectives. Son décor, selon un des mots préférés de Balzac, « étonne » toujours le nouveau venu et son éclairage particulier, cette pénombre calculée, ces lumières tamisées par la mousseline, nuisent au décodage de l’ensemble. Cette alcôve, enfin, produit un effet initiatique en ce qu’elle est « coupée du monde » : on arrive à la femme après un parcours dans un labyrinthe magique, tel de Marsay, qui découvre le boudoir de Paquita Valdès au terme d’une course à obstacles où le traînent ses ravisseurs. Les boudoirs balzaciens sont souvent inquiétants et hors normes.
L’opacité sémiotique du boudoir, toujours sciemment calculée, sert, de plus, à rendre paradoxalement accessibles et inaccessibles tout un savoir « à caractère secret », pour reprendre la formule d’Henri Lafon. Le propre d’un espace initiatique est en effet de rendre visibles puis accessibles, au prix d’un effort donné, des connaissances définies, rares, inatteignables et inexistantes dans les autres espaces de l’expérience humaine. Selon les travaux fondateurs de l’ethnographe Arnold van Gennep, les rituels initiatiques font vivre au sujet initié rien de moins qu’une mort symbolique suivie d’une résurrection :

le novice est considéré comme mort et il reste mort pendant la durée du noviciat. Celui-ci dure un temps plus ou moins long et consiste en un affaiblissement corporel et mental du novice destiné à lui faire perdre toute mémoire de la vie enfantine. Puis vient une partie positive [...] qui rend le novice identique pour toujours aux autres membres adultes du clan. Là où le novice est considéré comme mort, on le ressuscite et on lui apprend à vivre, mais autrement que pendant l’enfance.

L’épreuve initiatique d’un sujet masculin consiste donc à faire « mourir » un enfant pour faire naître un homme. Le lieu et les apprentissages reçus provoquent l’oubli irrévocable de l’enfance et le réveil d’une maturité nouvelle, adulte. Or, comment expliquer que les boudoirs balzaciens, espaces hautement initiatiques, mettent en scène exactement le processus inverse ? Chez Balzac, c’est en effet l’homme qui s’endort en entrant au boudoir et c’est « l’enfant », devant la femme maternante, qui est suscité, toujours ressuscité. Armand de Montriveau, par exemple, est qualifié d’« enfant » pas moins de neuf fois dans les boudoirs de La Duchesse de Langeais, le roman de Balzac « sans doute le plus politique » selon Max Andréoli. Plus encore, le rendez-vous amoureux entre un homme et sa maîtresse se transforme toujours au boudoir en une rencontre entre une mère et son enfant. Dès qu’il franchit le seuil de cette pièce, le conquérant mâle semble soumis à deux formes contradictoires de sexualité : l’érotisme adulte symbolisé par la maîtresse si ardemment désirée et l’érotisme infantile de la femme-mère œdipienne. Attiré par le premier, l’homme au boudoir est presque immanquablement absorbé par le second. Le boudoir ne libère donc pas le sujet désirant de l’enfant qu’il fut jadis, ne provoque pas l’endormissement des premiers âges de la vie de l’homme, immatures et impubères, mais au contraire les ranime. Oscar Husson, dans Un début dans la vie, tombe par exemple endormi, « les yeux fermés par un sommeil de plomb » (CH, I, 867), dans le boudoir de Florentine, rue de Vendôme à Paris, un de ses premiers lieux d’initiation. L’endormissement au boudoir de son identité masculine est ici intégralement réalisé et il faudra à Husson les épreuves du champ de bataille pour gagner le droit au mariage, à la propriété privée et pour devenir un bon « bourgeois moderne » (ibid., 887).
Henri de Marsay saura toutefois, lui, tirer de la soie des boudoirs les apprentissages nécessaires à l’exercice du pouvoir. Écoutons-le chez Félicité des Touches, où, en 1831, Henri, premier ministre depuis six mois, décrit à quelques intimes rassemblés dans ce salon du faubourg Saint-Germain le dénouement d’une aventure qu’il a eue, jeune homme, avec une maîtresse nommée Charlotte, une veuve de six ans son aînée. Cette scène de boudoir semble d’abord identique en tout point aux autres rencontres galantes de La Comédie humaine : un divan, deux personnages, une femme chez elle, un amant en visite, un climat de tension érotique, dialogues, fausses confidences, jeu de séduction, désirs exacerbés, silence de l’amant, mensonges, colère et sortie finale d’un des protagonistes. Mais à une exception près : dans cette scène, les rôles sont symétriquement inversés. De Marsay, futur homme public, surpasse la femme sur son territoire privé. Premier renversement : le fils naturel de lord Dudley s’est longuement préparé. Il ne court pas au boudoir mû par un désir aveuglant. Il est déjà assis sur le divan lorsque la scène commence. Son déplacement, gymnastique si importante et spectaculaire chez les autres, ne figure pas même dans le texte. Déjà, donc, sa vitesse est différente. De Marsay, de plus, s’est armé pour sa conquête d’une arme imparable : la connaissance du vouloir de l’autre. Il a appris chez son perruquier que Charlotte avait l’intention de le quitter bientôt pour épouser un richissime duc. En « fait d’amour », ce secret le rend sur le coup « athée comme un mathématicien » (CH, III, 684), mais sans éteindre son appétence sexuelle, ce qui le rendrait identique au juge Popinot ou au médecin Bianchon, personnages qui doivent leur victoire partielle dans certains boudoirs à la froideur d’esprit qu’exige leur profession et à leur absence complète de désirs érotiques. De Marsay, lui, garde « foi dans le plaisir » (ibid.).
Cette combinaison réussie du désir charnel et de la raison analytique équipe admirablement le politique en vue de ses futures aventures de boudoir. De Marsay comprend que l’expression du désir y est à la fois possible et impossible, permise et interdite. Il la porte en lui mais la soumet à sa raison. Il sait qu’il faut dans ce lieu hautement surveillé, et trompeur de surcroît, faire semblant d’aimer pour être aimé. Comme l’écrit Michel Condé, Henri de Marsay fait partie des êtres supérieurs de La Comédie humaine dont le « coup d’œil miraculeux [...] devine tout ce qui reste obscur à l’homme commun ». Lucide, préparé, il découvre le mensonge de Charlotte qui est pourtant une « femme si forte et si bonne comédienne » (CH, III, 683) :

Au moment où j’allais croire à ces adorables faussetés, lui tenant toujours sa main moite dans la mienne, je lui dis : – Quand épouses-tu le duc ?.... Ce coup de pointe était si direct, mon regard si bien affronté avec le sien, et sa main si doucement posée dans la mienne, que son tressaillement, si léger qu’il fût, ne put être entièrement dissimulé ; son regard fléchit sous le mien, une faible rougeur nuança ses joues : – Le duc ! Que voulez-vous dire ? répondit-elle en feignant un profond étonnement. – Je sais tout, repris-je... (ibid., 685).

Alors que le boudoir absorbe et annule la volonté virile de la plupart des conquérants, de Marsay, lui, jette une « pointe » qui renverse son adversaire. Le dandy est incisif, pénétrant. Il fait même symboliquement jaillir le sang : les joues de Charlotte se colorent de rouge.
La dynamique habituelle du mouvement des corps est également inversée. Ici, c’est la femme qui change de posture, s’agite et « fléchit ». De Marsay, au contraire, demeure immobile, sûr de lui. Plus encore, sa maîtresse « tombe à ses genoux » (ibid.) – comme le fera plus tard Paquita Valdès dans La Fille aux yeux d’or, alors que ce sont généralement les poètes et les militaires qui se jettent à genoux dans les boudoirs. Le dandy doit même « relever » (ibid.) Charlotte, à l’instar de Mme de Bargeton et Antoinette de Langeais qui relèvent leur amant. L’inversion scénographique est bientôt complétée : dépassée par cet interrogatoire, Charlotte « se leva, fit deux fois le tour de son boudoir dans un agitation véritable ou feinte » (ibid., 686). De Marsay réalise le contraire symétrique de la scène entre Lousteau et Dinah de La Baudraye, alors que c’est le feuilletoniste qui se promène à grands pas dans le boudoir de la muse du département. De Marsay, habile, porte le premier coup et demeure ensuite hors de portée des protestations de sa maîtresse, ces phrases acérées qui « certes eussent cloué sur place un autre homme que moi. » (ibid., 688) De Marsay fait preuve de « self-control », nouveau et important « critère de bonne éducation » au XIXe siècle, comme l’a bien montré Alain Corbin ; car « le manque de contrôle prouve la fragilité, autorise la pitié » et « l’homme du XIXe siècle [...] se doit de correspondre au modèle de virilité guerrière ». Les émotions et les questions personnelles ne sont-elles pas pour lui des « sottises sentimentales [dont] il faut déblayer la politique » (Le Contrat de mariage, CH, III, 647) ? Dans les confrontations intimes de La Comédie humaine, le gagnant est souvent celui qui ne bouge pas : et ici, l’immobilité du futur premier ministre ne ressemble en rien à celle du boudeur pétrifié.
Une autre originalité du dandy est qu’il renouvelle complètement le thème de l’imitation. Hommes et femmes au boudoir recourent fréquemment à cette stratégie pour mieux mentir. Charlotte elle-même, d’ailleurs, n’hésite pas à opposer à la question blessante de de Marsay le « geste si célèbre de la Malibran » (CH, III, 685). De Marsay ne sera pas acteur dans le boudoir de Charlotte. Mais il le sera lors de la narration de cette anecdote, dans le salon de Félicité des Touches à Paris, espace du récit-cadre. Une seconde différence oppose le jeu imitatif de de Marsay à celui des autres acteurs de boudoir, les Lucien de Rubempré, Raphaël de Valentin, Raoul Nathan : le dandy n’imite pas une actrice, mais le genre féminin entier :

Les femmes qui entendaient alors de Marsay parurent offensées en se voyant si bien jouées, car il accompagna ces mots par des mines, par des poses de tête et des minauderies qui faisaient illusion. (ibid., 684-685)

Le génie de ce personnage est justement de s’emparer de l’essence même de l’autre sexe. Sa vision et sa portée d’action n’ont pas de limites, pas même celles des genres. Il n’imite donc pas une actrice, c’est-à-dire une imitatrice ; son imitation n’est pas la copie d’une copie, mais la synthèse de l’original. Grâce à cette supériorité, aucune sphère privée ne lui échappe. Même Jacques Collin dit Vautrin, l’ubiquité incarnée, ne peut, comme de Marsay, aller dans les boudoirs de Paris : il n’y mène ses intrigues que par procuration, celle du beau Lucien de Rubempré.
Enfin, de Marsay échappe surtout au régime de l’infantilisation. Pour changer l’équilibre des forces en présence, Charlotte emprunte subitement un discours maternant :

elle me regarda, me prit par la main, m’attira, me jeta presque, mais doucement, sur le divan, et me dit après un moment de silence : – Je suis profondément triste, mon enfant. Vous m’aimez ? – Oh ! oui. – Eh ! bien, qu’allez-vous devenir ? (ibid., 687)

La prise des mains et la projection du corps sur le divan dessinent un simulacre de lutte. Le personnage féminin tente de reprendre le contrôle de cet affrontement qui lui échappe. L’invocation de l’« enfant » est une tentative de domination. Elle souhaite l’obéissance immédiate de son amant. Elle le voudrait inoffensif comme un être infans, sans voix. Mais ce discours est sans prise sur le dandy. C’est lui au contraire – fait unique dans les boudoirs balzaciens –, qui infantilise sa maîtresse : « Allons, ne fais pas l’enfant, mon ange, lui dis-je en voulant lui prendre les mains. » (ibid., 685) Cette révolte réussie contre l’ambiguïté de la femme désirée, tantôt maîtresse tantôt mère, est le cœur même de l’expérience initiatrice du boudoir. Ce passage initiatique est réussi car il suscite chez de Marsay l’endormissement définitif de l’enfant qu’il était jadis. Il fait lui-même ce constat :

Quant à mon esprit et à mon cœur, ils se sont formés là pour toujours, et l’empire qu’alors j’ai su conquérir sur les mouvements irréfléchis qui nous font faire tant de sottises m’a donné ce beau sang-froid que vous connaissez. (ibid., 688)

Nous retrouvons donc à la fin de la scène, comme une synthèse, les pôles opposés de l’esprit et du cœur, soit, pour citer à nouveau l’antiquaire de La Peau de chagrin, le « Savoir » et le « Vouloir » (CH, X, 85). De Marsay a compris par l’expérience conflictuelle et ambiguë du boudoir l’importance de marcher en équilibre entre ces deux versants de la nature humaine. Son initiation est un succès : il demeure tranchant et son immobilité n’est pas celle d’un enfant qui boude mais celle d’un homme qui n’a besoin que de ses mots pour produire du mouvement, il imite le discours féminin mieux que les femmes elles-mêmes pourraient le faire (il parle leur langage), il connaît le vouloir intime de son adversaire et, surtout, il renverse la dynamique de l’infantilisation. Le ministre, en un mot, ne boude pas.
Ayant tiré des leçons du boudoir, de Marsay toute sa vie y excellera. Considérons trois exemples. En avril 1815, soit six ans après son initiation, il devient l’amant de Paquita Valdès dès sa première visite dans le boudoir reclus de la fille aux yeux d’or. Encore une fois, il ne dépense pas d’énergie pour y entrer ; pas de charge spectaculaire vers la femme hors d’atteinte : il est saisi, ficelé, et transporté jusque sur le grand divan rond. D’autres dépensent l’énergie nécessaire à son transport. Amusé, il se laisse aller au jeu de l’imitation lorsque Paquita le déguise en femme. Autre boudoir, autre travestissement. Mais sa maîtrise des situations contradictoires lui donne la flexibilité d’esprit requise par cet exercice. Il peut à sa guise devenir « femme ». Il n’est pas dupe. Henri de Marsay comprend qu’une troisième identité plane dans ce lieu. De plus, quoique « surpris à l’aspect de cette coquille » (CH, V, 1089), il n’est pas, comme les autres, frappé d’aphasie. Sa parole est même encouragée : « Parle ! parle sans crainte, lui dit-elle. Cette retraite a été construite pour l’amour. » (ibid., 1089) Et les mots du désir se transposent bientôt dans le langage des corps, celui de « ces deux belles créatures faites par le ciel dans un moment où il était en joie » (ibid., 1091). Les allusions ne trompent pas : Henri goûte la « volupté la plus raffinée », une « poésie des sens que l’on nomme l’amour », les « trésors que déroula cette fille », enfin, tout un « poème oriental où rayonnait le soleil. » (ibid., 1091) Comme l’écrit Jacques Noiray : « ce que Paquita représente pour de Marsay (et pour Balzac), c’est l’idéal de la mécanique amoureuse, réduite à la perfection de son fonctionnement érotique ». Le premier ministre sortira à l’aube en fumant un cigare, geste qui symbolise le désir assouvi.
En 1819, à vingt-sept ans, de Marsay a déjà conscience de l’utilité des apprentissages qu’il a tirés des boudoirs. Dix ans après son aventure avec Charlotte – douze années avant son récit autobiographique dans le salon de Félicité des Touches –, il incite Paul de Manerville, qu’il croise un jour à Paris, à suivre son exemple. Il lui déconseille de se marier, qui plus est avec une jeune fille ; il faut, explique-t-il, soit mener une vie de garçon libre ou faire un mariage aristocratique, le seul qui permette « les avantages sociaux du mariage et garde les privilèges du garçon » (Le Contrat de mariage, CH, III, 533). Dans la longue apologie du célibat que de Marsay adresse à Manerville, il n’est pas étonnant de retrouver une référence au boudoir :

Crois-tu donc qu’il en soit du mariage comme de l’amour, et qu’il suffise à un mari d’être homme pour être aimé ? Tu vas donc dans les boudoirs pour n’en rapporter que d’heureux souvenirs ? (ibid., 535)

C’est la valeur élevée des expériences acquises dans les boudoirs que de Marsay rappelle ici à son ami. L’heure n’est plus à la dépense immédiate des sens mais à l’étude des changements. Au boudoir, il faut d’abord jouir du savoir nouveau qu’on acquiert. Ce sont ces acquisitions nouvelles sur la nature cachée des mœurs sociales qui conduisent vers le pouvoir politique. La leçon, on le sait, ne sera pas entendue. Manerville se mariera.
Un mot, pour finir, sur le dénouement d’Une ténébreuse affaire, une des quatre Scènes de la vie politique. Henri de Marsay, « plus de trente ans » (CH, VIII, 688) après les événements, raconte, « un soir [chez] Madame la princesse de Cadignan » (686), dans le salon, « debout à la cheminée » (688), l’origine de la haine entre Laurence de Cinq-Cygne et Malin de Gondreville. Selon le Premier Ministre, tout aurait commencé dans un boudoir de l’hôtel des Relations Extérieures, rue du Bac à Paris, lors de la « terrible nuit » (689) du 14 juin 1800. Cette nuit-là, tandis que faisait rage dans le Piémont la bataille de Marengo, Talleyrand, Fouché, Sieyès et Carnot discutent, rue du Bac à Paris, des moyens pour renverser Napoléon avant que celui-ci perde cette importante bataille contre les Autrichiens :

Tous quatre ils s’assirent. Le boiteux dut fermer la porte avant qu’on ne prononça un mot, il poussa même, dit-on, un verrou. Il n’y a que les gens bien élevés qui aient ces petites attentions. (ibid.)

Ce boudoir politique est le seul boudoir de La Comédie humaine muni d’un verrou fermant sa frontière avec les autres espaces privés. Pas de seuil, pas d’ouverture possible, par de regards indiscrets : la privauté politique et masculine semble réaliser ce que les rencontres amoureuses n’arrivent pas à maintenir, soit une intimité complète entre personnes choisies. Mais la surveillance surgira d’où on ne l’attendait pas, de l’intérieur : « Vous étiez là, Malin, reprit le maître de la maison sans s’émouvoir, vous serez des nôtres. » (690) Talleyrand lui-même n’a donc pas pensé à visiter tout le boudoir avant d’y jouer le jeu des confidences compromettantes. Obsolète, la précaution du verrou et l’enfermement sont annulés par le surgissement inattendu de l’ancien Conventionnel. Ce verrou est peut-être l’exception qui confirme la règle : les boudoirs balzaciens sont des espaces de circulation et de surveillance et non des lieux propices à l’isolement. Plus encore, et toute politique que soit cette intrigue, ce n’est finalement pas autre chose qu’un secret de boudoir que le Premier ministre de Marsay, une année avant sa mort, au faîte de sa carrière politique comme « une lampe près de s’éteindre et brill[ant] d’un dernier éclat », révèle à ses auditeurs « impatients » (688). L’homme d’État démontre sa juste intellection de l’Histoire politique moderne, celle qui admet que les complots de boudoir, élection ou pas, fabriquent toujours autant la politique des nations que les boulets de canons, une vision historique, comme l’écrit Franc Schuerewegen, qui admet que « les arrêts de la bataille sont constamment parasités par des bruits [...] qui eux aussi ont leur mot à dire dans le processus historique. Autrement dit, les petites alcôves font aussi la grande Histoire.
Le boudoir aura donc marqué le destin entier d’Henri de Marsay. C’est après un premier passage initiatique au boudoir qu’il « s’est reconnu homme d’État » (CH, III, 682) et c’est encore un secret tiré de cet espace domestique qu’il dévoile, vingt plus tard, quelques mois avant sa mort. Balzac a une pensée politique complexe « qui raisonne [...] en fonction d’un ordre à venir » et qui n’est pas sans être antinomique sur plusieurs points ; il veut « Dieu », mais non la théocratie, le recours aux « Intelligences » (CH, Z. Marcas, VIII, 847), mais non la « Discussion » (Sur Catherine de Médicis, CH, XI, 174), quelques grands hommes, mais avant tout un « Système » (Le Contrat de mariage, CH, III, 647) ; peut-être est-ce donc pour cette raison qu’il a formé son meilleur politique dans la sphère justement la plus antinomique de sa topographie romanesque, le boudoir, espace mi-privé mi-public, à la fois rond et carré, libre et surveillé, masculin et féminin, séducteur et rédhibitoire, érotique et marchand. C’est dans les boudoirs que le futur premier ministre a appris que le nouvel ordre social et politique est exclusivement fait de zones grises et que pour aimer une maîtresse ou gouverner un pays, les leviers sont souvent les mêmes. L’ultime expression de l’ambition privée, l’amour, et l’ultime expression de l’ambition politique, être roi, semblent désormais les faces opposées d’un même désir : celui qui érige en principe l’accomplissement égocentrique de l’individu. Honoré de Balzac, somme toute, est peut-être l’homme de lettres qui aura le mieux répondu à cette prophétie formulée en 1827 par Antoine Caillot dans ses Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs et usages des Français : « Nous promettons le plus grand succès à l’écrivain de génie qui traitera de l’influence des boudoirs sur les gouvernements ».


Jean-François Richer
(Loyola College in Maryland)





D’une littÉrature l’autre :
la comÉdie saint-simonienne À l’intÉrieur de La ComÉdie humaine.

À propos du mÉdecin de Campagne et du curÉ de village


Après l’abondante production critique consacrée par les balzaciens à ce point par eux très tôt repéré comme essentiel pour comprendre sa vision du monde, mais devant, aussi, les difficultés d’interprétation et les limites de l’information ainsi mises en évidence, les chances d’un réexamen du rapport de Balzac au saint-simonisme passent peut-être par un renversement de méthode.
Et si, au lieu de seulement chercher sous la lumière du réverbère, c’est-à-dire à l’intérieur du texte balzacien, avec l’espoir qu’il laisse voir de lui-même ses propres clés politiques, on scrutait également la vaste zone d’ombre qu’est devenu, au fil du temps et des refoulements, le texte saint-simonien ?
Et si, au lieu d’assigner au saint-simonisme l’unique fonction de pierre de touche d’une sensibilité de gauche, au lieu de le réduire à ses éléments prémarxistes, on l’appréhendait dans sa globalité et dans sa diversité ? Si on en admettait la complexité idéologique et sémantique, au même titre que la complexité de Balzac, et en se demandant si celle-ci n’entretient pas en profondeur quelque rapport avec celle-là ?
À bien des égards, le projet des saint-simoniens n’est au fond pas si différent du projet balzacien. Même ambition démiurgique de créer une microsociété, même aspiration critico-utopique à tout comprendre et repenser, tentative analogue d’enserrer le monde dans les réseaux d’une parole proliférante et décision comparable, pour finir, de laisser du dix-neuvième siècle le témoignage d’un monument de papier.
Comme la correspondance de Balzac livre peu d’indications sur ses sources saint-simoniennes, et qu’il n’a pas non plus laissé d’écrits autobiographiques ou de journal intime susceptibles d’y suppléer, la meilleure stratégie paraît être d’aller droit aux deux romans jumeaux maintes fois signalés comme constituant chez lui le creuset central de sa fusion de l’idéologie contemporaine par la fiction : Le Médecin de campagne et Le Curé de village.

Entre « nouveau christianisme » et néo-catholicisme

La volonté saint-simonienne de retour au christianisme n’a longtemps pas été prise au sérieux. Il n’est donc pas surprenant que le soi-disant catholicisme de Balzac n’ait pas non plus été interrogé sur l’hypothèse d’une contamination saint-simonienne.
L’écart idéologique flagrant entre les deux romans ne saurait cependant masquer leur forte et commune aspiration à une refondation chrétienne. « Iconoclaste sans le savoir » du seul fait de son apparence misérable, l’église de l’abbé Bonnet a beau par ses couleurs « rappeler la grande pensée catholique » (CH, IX, 716), l’abbé lui-même est présenté comme un « apôtre rural » (703) et un « homme digne de la primitive Église », animé par un « regard enflammé de martyr » (720). Son protecteur, l’abbé Dutheil, apprécié, lui aussi, par les libéraux, est décrit par une comparaison avec les représentations picturales des « apôtres » (675) – l’appellation dont les militants d’Enfantin se revêtent à partir du printemps de 1832. Il fait partie de cette « minime portion » du clergé français « qui voudrait associer l’Église aux intérêts populaires pour lui faire reconquérir, par l’application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les masses, qu’elle pourrait alors relier à la monarchie » (674). Ces prêtres opposés au parti-prêtre pourraient souscrire à l’admiration de Saint-Simon pour « l’église primitive ». Ils sont en phase avec le néo-jacobinisme catholique du médecin saint-simonien Buchez aussi bien qu’avec ce dogmatisme néo-catholique dont l’ancien carbonaro Bazard imprime la marque à l’école du Producteur. Il n’est pas jusqu’au profane éloge de l’abbé Bonnet par le narrateur qui ne connote la terminologie et la conception saint-simoniennes des fonctions sociales : « un artiste qui sent, au lieu d’être un artiste qui juge » (738). Tout en la retournant au profit de l’Église, Balzac reprend ici la fameuse assimilation de l’artiste au prêtre : « Désormais, les beaux-arts sont le culte, et l’artiste est le prêtre », y compris la définition du changement essentiel : le « prêtre nouveau » se distingue de l’ancien en ceci qu’il « sent l’utilité, la nécessité, la valeur de tous et des natures diverses ». Par ailleurs, loin de constituer un point de divergence, l’adhésion même de Balzac à la monarchie absolue, qui va de pair avec sa profession de foi catholique, s’accorde assez avec l’attachement surprenant, mais déclaré, notoire et mis en pratique, du second Père suprême, Enfantin, aux théories les plus anciennes du pouvoir monarchique et de la personne royale.
Premier en date, Le Médecin s’ouvre sous le signe du rappel à la pauvreté évangélique par la scène des orphelins élevés sous un toit « digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance » (394). La figure du prêtre, dans ce roman plus hétérodoxe, se dédouble en deux personnages. C’est d’abord l’instituteur, « un pauvre prêtre assermenté » et donc réduit à l’état laïc (423). Vient ensuite l’abbé Janvier, un prêtre « à la tête apostolique » (500), qui, selon le médecin, aurait été « pour moitié dans [l’]œuvre de régénération » (423). Partisan, certes, des « doctrines conservatrices » et d’une morale austère, l’abbé Janvier assigne au christianisme une mission qui ne va pas sans rappeler sa réactualisation par Saint-Simon : il souhaite le voir « fécond[er] de nouveau l’ordre social » (503). Comme s’il se prenait pour Enfantin, Benassis qualifie plus que métaphoriquement d’« apôtres » ses fermiers et les « pauvres gens » dont l’exemple d’un bien-être acquis par le travail lui rallie de nouveaux administrés (422, 432). En des termes très proches de ceux de l’appel Aux artistes de Barrault, il rêve de ressusciter l’enthousiasme collectif de la Révolution et des croisades (504). Non content d’avoir choisi un nouveau curé à sa main (404), Benassis, dès lors qu’il s’est « vou[é] religieusement à l’état de chirurgien de campagne », rachète et occupe la « maison curiale » de l’ancien prêtre du village et emploie la servante qui était la sienne (409-410, 415), vivant pour sa part dans un dénuement et une chasteté qu’il se garde d’imposer à ses ouailles. Ainsi le roman suggère-t-il une dialectique du prêtre et du laïc calquée sur l’alternance dont la supposée doctrine de Saint-Simon fait le moteur et le rythme de l’histoire. Selon que l’époque est religieuse ou philosophique, organique ou critique, les chefs de la société, explique-t-elle en effet, tendent à appartenir soit au clergé, soit à un corps civil. Or le personnage de Benassis s’inscrit parfaitement dans le point de vue de la doctrine sur les périodes de transition. Ainsi, conscient que « la robe noire du prêtre n’inspire plus au peuple que la défiance ou l’éloignement », l’ouvrier saint-simonien Haspott propose-t-il que, dans l’attente du « nouveau sacerdoce » qui « remplace[ra] l’ancien », les médecins soient particulièrement chargés de s’occuper du peuple, « par la démonstration, la persuasion et l’affection qu’ils sauraient inspirer ».
De fait, dans ses propos, le médecin de Balzac semble plus marqué par les publications de la secte que par les missions catholiques et la pensée contre-révolutionnaire. Ancien contempteur du catholicisme, comme la plupart des dirigeants de l’« église » de la rue Monsigny, il dit en avoir « compris la puissance » en réfléchissant à « la valeur du mot qui l’exprime ». « Religion veut dire lien » (447), explique-t-il, comme s’il était le découvreur de cette peu fiable étymologie. Mais il s’agit là d’un des topoi les plus récurrents du discours saint-simonien, formulé dans une brochure très souvent citée par les adeptes à l’appui de leur mutation religieuse, les Lettres sur la religion et la politique d’Eugène Rodrigues, publiées et republiées de 1829 à 1832. De même la critique de la « fausse philanthropie » assumée par l’instance narratrice du Médecin (402), reprise avec une certaine insistance par le curé Bonnet (728, 756), figure-t-elle dans le même passage de cette brochure, avant d’être réitérée par l’Exposition de la doctrine de Saint-Simon. Quant à la place de choix réservée au jansénisme et au judaïsme à travers l’évocation des amours hérétiques de Benassis (556 et suiv.) et païennes de son double militaire, Genestas (579 et suiv.), dont le fils adoptif, mi-chrétien, mi-juif, porte une partie des espoirs de la fin du roman (595 et suiv.), elle s’accorde elle aussi avec les résurgences augustiniennes observables chez les saint-simoniens et surtout avec leur volonté avouée de syncrétisme judéo-chrétien, de même que le panthéisme du jeune médecin Roubaud dans Le Curé de village (810) avec leur spinozisme larvé. Sous son obédience de surface au dogme catholique, la religion balzacienne offre, en somme, bien des traits de parenté, pour ne pas dire davantage, avec la religion saint-simonienne.

Le mythe de Napoléon et la théorie d’un nouveau pouvoir

Mis en exergue sur un tel fond pour son double caractère de conte populaire et de conte fantastique, frénétique même, le morceau de bravoure que constitue le récit de la vie de Napoléon par Goguelat paraît une pièce rapportée, un intermède au dialogue idéologique entre les personnages. Son rôle dans l’argumentation du roman n’est guère compris.
Il n’en serait pas ainsi si la critique balzacienne avait eu connaissance du discours saint-simonien contemporain sur Napoléon.
C’est d’abord l’ingénieur polytechnicien Henri Fournel qui, le 13 avril 1832, dans un article du Globe qui fit quelque bruit par sa forme de lettre ouverte au roi, invite sur un ton prophétique le nouveau chef de l’État à s’interroger sur sa légitimité, à écouter le cri de révolte des canuts lyonnais (« Vivre en travaillant ou mourir en combattant ») et à ordonner d’immenses travaux publics en levant des « armées de travailleurs » pour les accomplir. De même que la Convention en mobilisant le peuple a « préparé [...] l’œuvre d’un guerrier gigantesque », de même le rôle historique de Louis-Philippe serait de « prépare[r] la venue d’un Napoléon pacifique ». La prophétie de Fournel devient un thème de propagande dans une « feuille populaire » distribuée en 1832 au nom de la « Religion saint-simonienne » et signée de l’ouvrier Charles Béranger. Intitulé « Napoléon », et reprenant les expressions de Fournel, ce tract célèbre l’épopée de la petite armée partie pour la conquête de l’Égypte. Il n’est pas inutile d’en donner ici des extraits suffisants pour faire reconnaître des traits caractéristiques de l’inspiration politique, du merveilleux, de la verve et des tournures stylistiques pseudo-populaires de Balzac-Goguelat, mais aussi pour faire voir dans quelle perspective, à la fois récupérée et gommée par le romancier, le groupe saint-simonien situait son mythe d’une résurrection de Napoléon en empereur industriel :

C’était une grande pensée que celle de rattacher à la France un pays aussi éloigné, d’enrichir l’Europe de toutes les richesses de l’Orient, des parfums de l’Arabie, et de tout le luxe de ces climats brûlants. Et durant quelque temps les Français furent maîtres des pyramides, monuments vieux comme le monde et grands comme le peuple qui les avait conquis.
L’expédition ne réussit pas, le but qu’on s’était proposé était de faire de l’Égypte une province française, et les Français ne l’ont possédée que peu de temps ; mais le sang des braves est précieux, et Dieu ne permet pas qu’il soit répandu en vain.
[...] Napoléon a fait tomber les barrières qui séparaient les peuples ; à sa voix retentissante, à son geste puissant, les montagnes les plus élevées ont été ouvertes pour que les peuples puissent communiquer ensemble. Là où l’aigle seul semblait pouvoir planer et bâtir son aire, l’homme a posé son pied et construit son habitation. Ceci a eu lieu sur la montagne du Simplon dont le sommet est presque toujours perdu dans les nuages, et d’où l’homme voit le tonnerre rouler à ses pieds tandis qu’un soleil brillant luit sur sa tête.
[...] Quel Napoléon pacifique fera bénir son nom par des milliers de voix comme j’entendis glorifier celui du Napoléon guerrier le jour du champ de mai ? C’est celui qui comprenant que le travail et l’association sont les premiers besoins des hommes, les prendra comme par la main pour les conduire dans l’atelier, dans le grand atelier où il y aura place pour chacun, quelles que soient son intelligence et sa force, dans l’atelier où le mérite recevra toujours sa récompense, car chacun y sera classé selon sa vocation et recevra la rétribution qu’auront méritée ses œuvres.

Sous le titre « Napoléon, ou l’homme-peuple. La guerre et l’industrie », un autre tract, anonyme, de la même période, peut encore être tombé sous les yeux de l’écrivain. Il diffuse le même imaginaire au service du même pacifisme industrialiste, à travers le même style populaire et tendant au mythe :

...comme il [le « petit Caporal »] a rassasié le peuple d’éloquence, de poésie et de gloire ! que de chants, que de fêtes pompeuses, que d’ivresse ! Et tout cela pour le prolétaire ! Comme il l’a promené triomphant dans toute l’Europe, faisant à son compagnon de voyage les honneurs de toutes les capitales du monde civilisé ! [...]
Mais ces grandes choses n’ont duré que le temps d’un rêve. Pourquoi ? serait-ce donc parce que le grand Napoléon classait les hommes suivant leurs capacités et les rétribuait selon leurs œuvres ? oh ! non, c’est plutôt là le secret de sa puissance magique ; oui, c’est bien là le secret de sa gloire, de son apothéose.

Loin d’être anecdotique, cette rencontre textuelle participe également d’une rencontre théorique autour de la question du pouvoir après la Révolution.
Si Benassis devient post mortem et « sauf les batailles », précise Goguelat, « le Napoléon de notre vallée » (601), c’est parce que sa manière de conquérir et d’exercer le pouvoir passe par la recherche de « l’affection » des habitants de son canton (497). Sa royauté exemplaire est « la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans les cœurs des sujets » (ibid.). De même Le Curé de village comporte-t-il, dans la sympathie instaurée en faveur du personnage de Tascheron, le fils rebelle et coupable, une mise en accusation de l’ancienne autorité paternelle incarnée par son père, qui le maudit et l’exclut de son autorité protectrice (726, 739), à la différence de sa mère et de sa sœur, dont l’amour lui reste au contraire secourable. Compatissant envers Tascheron, l’abbé Bonnet se plaint lui aussi de son père, « un homme dur, inflexible » (730). Le sens politique de ces éléments fictionnels est livré par leur proximité avec une plaidoirie digressive du narrateur en faveur de la restauration de « la solidarité des familles » (730). Celle-ci a été dissoute par la Révolution, rappelle-t-il, au profit de « l’individualisme qui dévore la Société moderne » (722), et qui se trouve par ailleurs être naturellement l’une des principales cibles du socialisme saint-simonien.
C’est justement pour remédier à l’individualisme qu’Enfantin, le Père de la Famille saint-simonienne, aspire à généraliser le modèle familial à l’ensemble de l’humanité. Bien plus, il voudrait inaugurer une autorité de type nouveau, qui remplace l’exclusion par la sympathie et adoucisse l’exercice du pouvoir par son partage avec une femme. Celle-ci, son égale, serait élevée au titre de Mère. L’avènement d’une « loi vivante » incarnée par un « couple prêtre » est même le point nodal de sa révision à la fois absolutiste et féministe de la doctrine saint-simonienne. Même chez les ultras, personne, au fond, n’est plus papiste ni plus monarchiste qu’Enfantin, dont les références sont la conception maistrienne du pape et le vieil adage de la monarchie absolue, rex lex. Il ne craint pas, en 1832, de se présenter comme un nouveau Christ, offert en sacrifice pour la liberté des femmes. N’est-ce pas à un théocratisme ou à un messianisme de ce genre qu’invite le curé de village, lorsqu’il appelle de ses vœux « un homme providentiel », capable, « qu’il s’élève d’en bas ou vienne d’en haut », de « ref[aire] la Société » (820) ? La réplique qui suit, placée dans la bouche de Gérard, le personnage de l’ingénieur aux sympathies saint-simoniennes, le confirme sur le mode de l’allusion : « On commencera par l’envoyer en cour d’assises ou en police correctionnelle […]. Le jugement de Socrate et celui de Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefois à Jérusalem et dans l’Attique » (821).
Car tel fut, notoirement, le sort judiciaire fait à Enfantin, un an, il est vrai, après la date prédite : les assises et la correctionnelle.

Les sources enfantiniennes de l’économie politique balzacienne

La forme des deux romans, qui puise au genre utopique, et leur cadre rural commun, qui semble à contre-courant des débuts de la révolution industrielle, ont par le passé gêné la reconnaissance rétrospective de leur empreinte saint-simonienne.
Mais, pour relativiser leur utopisme et se garder de les associer à une quelconque politique de retour à la terre, il n’est pas même besoin d’évoquer le rôle pionnier des Pereire dans les chemins de fer à partir de 1837 ni les tentatives de développement rural impliquant des saint-simoniens qui, dans les mêmes années 1830, ont pu être répertoriées en Bretagne, dans les Yvelines, dans le Berry et dans les Landes .
Un coup d’œil sur la littérature économique produite par Enfantin et par son entourage de polytechniciens suffit en effet pour corriger ces a priori.
Le programme publié en 1832 sous la plume de Fournel met l’accent non seulement sur les chemins de fer, mais aussi sur les moyens de communication ordinaires (canaux, chaussées et chemins vicinaux). Il comporte de grands travaux de défrichage, d’assainissement et d’irrigation, qui visent à une « refonte du travail agricole » et passent par « une réorganisation de la propriété foncière ». La même année, quatre autres ingénieurs saint-simoniens, Stéphane et Eugène Flachat, Gabriel Lamé et Émile Clapeyron, qui deviendront de grands constructeurs de chemins de fer, estiment ensemble, comme Balzac et peu avant lui, que « ce qui doit par-dessus tout fixer l’attention publique, parce qu’elle en a été beaucoup trop détournée jusqu’ici au profit de l’industrie, c’est l’agriculture, si arriérée en France et si complètement délaissée ». Dans une série d’articles donnés au Globe dès 1831, Enfantin lui-même avait reconnu la tripartition sociale chère à Saint-Simon – artistes, savants et industriels – dans le triumvirat du curé, du maître d’école et du maire, chargés, respectivement, de « lier, éclairer et enrichir la société ». La transformation qu’il imagine du rôle de ce dernier n’est pas la moindre. Le maire enfantinien préfigure à vrai dire le maire balzacien du Médecin de campagne :

Le maire est le chef industriel de la cité.
Le but qui lui est assigné est l’amélioration du sort physique des citoyens, l’embellissement et l’assainissement de la cité et de ses dépendances.
Sa fonction est de diriger l’œuvre industrielle, en combinant et divisant les efforts de tous.
Il indique donc à chaque travailleur sa place, c’est-à-dire que c’est lui qui répartit les industriels dans les ateliers, et qui leur distribue les instruments de travail ;
Et il veille à ce que la cité reçoive des autres cités les matériaux du travail qui lui sont nécessaires, et à ce qu’elle produise, en échange, les matériaux nécessaires aux autres cités.
En d’autres termes, il préside aux efforts de la fabrication et du commerce.

En d’autres termes, continue Enfantin, « la mairie n’est pas autre chose qu’une banque industrielle », ayant pour mission de « créditer » et de « commanditer » le « citoyen qu’elle juge capable d’en faire le meilleur usage » (ibid.).
Ce n’est pas une coïncidence si cette singulière définition, propre au Père suprême, recouvre si bien la description par Benassis des missions économiques qu’il s’est données. Ni si, dans Le Curé de village, à Montégnac, c’est l’ingénieur Gérard, l’exécutant quasi saint-simonien de Véronique Graslin, qui finit par remplacer le maire de la commune (834) – elle-même, veuve de banquier, exerçant de facto une fonction dont, femme, elle ne peut pas recevoir le titre.
Ainsi les emprunts de l’économie politique balzacienne à l’économie politique saint-simonienne sont-ils tout sauf ponctuels. Le récit de Benassis ne fait pas seulement émerger ici et là un idiolecte clairement référencé que le personnage parle comme sans y prêter attention : « le seul industriel du pays était le maire » (414) ; « J’avais créé dans ce bourg une industrie, j’y avais amené un producteur et quelques travailleurs » (416) ; « dès la quatrième année de notre ère industrielle... » (421) ; « mes industriels » (ibid.). En se concentrant pour commencer sur l’éradication du crétinisme, Benassis vise plus fondamentalement à mettre en évidence le lien rituellement rappelé par les saint-simoniens entre amélioration physique, d’une part, et amélioration morale et intellectuelle, d’autre part. « Le bien-être », estime-t-il, engendre « des idées utiles » (418-419). Et d’insister, exemples à l’appui : « Pour moi, les progrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires » (419). Sans doute le collectivisme du médecin et celui de Véronique Graslin débutent-ils par des voies bien différentes : dans un cas, la conversion en communaux, par consensus, de terres possédées sans titre (405-406) ; et dans l’autre, le placement d’un capital dans l’acquisition d’un territoire. Mais il s’agit, dans les deux cas, de fonder une « agriculture moderne » (419) en réorganisant la propriété foncière, selon l’expression déjà citée de Fournel, c’est-à-dire en surmontant l’obstacle propre à la France post-révolutionnaire du « morcellement de la propriété » (822). La déploration finale mais récurrente, par Gérard, du retard français en matière de chemins de fer achève la déclinaison du programme du Globe de 1832 : après les chemins et les routes, le barrage et les canaux d’irrigation, les plantations et les fermes-modèles, s’ouvre la perspective du développement ferroviaire (805, 807, 823).
Plus complexe est cependant la reprise en roman du thème de la lutte des travailleurs contre les oisifs. Ce leitmotiv des années Bazard est remisé par la révision enfantinienne. Sur ce point, au demeurant, l’ambiguïté et l’évolution balzaciennes sont à l’image de l’ambiguïté et de l’évolution saint-simoniennes. Car le même Enfantin qui, après 1831, entend mettre fin aux hostilités sociales en mettant l’accent sur l’enrichissement général plutôt que sur des transferts massifs et contraints de propriété, est aussi l’auteur, en 1831, d’un article non renié et republié en volume en mars 1832, où il recommande l’abolition de l’héritage des instruments de production par l’augmentation des droits de succession. Tout au plus pourrait-on soutenir que Le Médecin de village penche du côté qui est plutôt celui de Bazard, et Le Curé de village du côté qui est plutôt celui d’Enfantin. Professant un profond mépris de la fortune qu’il a reçue en héritage et qu’il met au service de sa tentative sociale, Benassis tient des propos si radicaux qu’ils feraient presque de lui le chaînon manquant entre les thèses saint-simoniennes des années Bazard sur l’exploitation de l’homme par l’homme et la plus retentissante encore provocation proudhonienne de 1840, qui assimile la propriété au vol. « La vie des oisifs, dit-il, est la seule qui coûte cher, peut-être même est-ce un vol social que de consommer sans rien produire » (462). Épousant le point de vue censé être celui du peuple envers « les supériorités sociales », le médecin va jusqu’à estimer que « pour le pauvre, le vol n’est plus ni un délit, ni un crime, mais une vengeance » (460). Difficile, cela lu, de prendre pour argent comptant la réprobation qui, dans Le Curé de village, écrase le personnage de l’ouvrier porcelainier Tascheron, voleur et assassin, pour l’amour de Véronique Graslin, d’un vieil avare, le bien nommé Pingret. D’autant plus difficile que des voix extérieures opportunément convoquées viennent faire entendre dans le récit une parole favorable aux thèses saint-simoniennes. « Quelques gens prétendus progressifs, apprend-on en effet, méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que les saint-simoniens attaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idées économistes », auraient retourné l’accusation du ministère public en expliquant que la victime avait « volé son pays » en « frustr[ant] l’Industrie » de capitaux qui, bien employés, eussent « fertilisé » maintes entreprises (695 – cf. 819). Il n’est pas insignifiant que toute l’action de Véronique consiste précisément à fertiliser Montégnac par un emploi efficace de sa fortune mobilière : le vol qu’il lui fallait réparer n’était pas le vol commis par Tascheron.

L’horizon du couple prêtre

La rareté des indices attestant la familiarité de Balzac avec la thématique féministe d’Enfantin n’est pas une raison suffisante pour ne pas réfléchir sur le rôle politique de fondatrice confié à cet exceptionnel personnage de femme.
Car l’écueil auquel s’affrontent les personnages des deux romans de Balzac et les principaux dirigeants de la « famille » saint-simonienne est bien le même : la morale privée, les relations entre les sexes, le rôle des femmes dans la cité.
Du côté de la comédie saint-simonienne, Enfantin et Bazard se combattent au moins autant sur la question de l’égalité et de l’émancipation des femmes – à commencer par les femmes réelles du groupe saint-simonien – que sur celle de la stratégie politique à suivre. Le spectacle utopique de la communauté de Ménilmontant fleurit sur le refoulement de la parole et la négation de la personne même de Claire Bazard, épouse adultère du Père Bazard, déchue de son trône de Mère après avoir été instrumentalisée par le Père Enfantin. C’est en effet la confession de Claire, rendue publique par ce dernier, qui retire toute légitimité à Bazard et qui établit au contraire l’autorité nouvelle d’Enfantin sur sa connaissance de la (prétendue) nature féminine. L’émancipation des femmes est par lui promue la priorité des priorités, jusqu’à supplanter l’amélioration du sort des prolétaires. Mais dans l’attente de la femme d’exception qui prendra la tête de ce mouvement, cet objectif se traduit à Ménilmontant par une mesure provisoire quasi paulinienne : un strict célibat des hommes et l’exclusion de toutes les femmes.
Du côté de La Comédie humaine, Benassis, Genestas et Véronique Graslin ne savent fonder leurs communautés-modèles que sur la cendre de leurs amours sacrifiées à la morale dominante. La durée et le succès final de leur œuvre se trouvent de la sorte suspendus à la possibilité de réinventer une normalité amoureuse.
Le mobile secret de Benassis est ainsi de retrouver l’estime d’Évelina, la fiancée perdue par la révélation de l’existence du fils naturel qu’il a eu avec une autre avant de la connaître. C’est une mystérieuse lettre attribuable à Évelina, et surgie ex machina, qui anéantit le médecin, signifie, à la fois, la fin du roman et l’achèvement d’une première étape, toute masculine, de la refondation sociale. La mort du médecin marque le passage de témoin à un Genestas promis à revenir dans la vallée prendre la place du protecteur de la Fosseuse. Après l’éradication des tares sociales (le crétinisme), le personnage de cette jolie pauvresse, si sensible au beau, symbolise du reste une féminité emprisonnée dans une sorte d’enfance, irresponsable, innocente, primesautière et artiste. À travers elle, c’est la question féminine, et avec celle-ci, la question de la fonction sociale de l’art, qui est proposée comme l’enjeu essentiel de l’après-Benassis. Quant au rôle du masculin dans l’avenir de la vallée, il est, au-delà de Genestas, porté par le jeune Adrien, le fils adoptif déjà évoqué de Genestas – le fils, d’autre part, de Judith, la belle pécheresse juive qui a désespéré le commandant. Guéri de sa langueur par le régime imaginé par le médecin et qui a reposé sur le principe de la réhabilitation de sa chair, jusque-là sacrifiée au développement exclusif de son esprit, Adrien est destiné à Polytechnique, la maison-mère des ingénieurs saint-simoniens. Ce ne sont pas là des termes très différents de la problématique enfantinienne de l’égalité et de la réconciliation de la chair et de l’esprit, de la femme et de l’homme, de l’Orient et de l’Occident.
Pour ce qui est, d’autre part, du village de Montégnac, ses espoirs résident, semblablement, dans le couple composé selon l’ultime volonté de Véronique Graslin entre une femme de grand sentiment, Denise, la sœur de Tascheron, et l’ingénieur Gérard, sympathisant saint-simonien, comme il n’est plus nécessaire de le rappeler. C’est à eux que Véronique mourante confie son fils Francis, lequel n’est autre que le fils de Tascheron.
Au terme des deux romans s’ébauche de la sorte une issue aux rigueurs catholiques et peut-être même une certaine réhabilitation, voire une rédemption. Véronique ne va-t-elle pas, au cimetière, reposer enfin au côté de Jean-François (871) ? Leur couple transgressif a au préalable paru se sublimer dans le couple saint qu’elle a formé avec le curé Bonnet, le prêtre qui a recueilli les derniers secrets du condamné. Plus libre en définitive que Claire Bazard, la Mère saint-simonienne réfugiée, elle, dans le silence, l’héroïne de Balzac, donc, aura parlé. Et sa parole exauce les attentes d’Enfantin : conforme à l’épure de la prêtresse nouvelle, elle a bien été l’institutrice à la fois spirituelle et charnelle de l’enfant qui lui avait été confié. Même si elle ne révèle sa vérité de femme qu’à l’extrême fin et pour renier son insurrection de jeunesse, son martyre n’en dénonce que plus vigoureusement – quelle que soit l’intention de Balzac – les ravages de la morale dominante. Pour les Tascheron des générations futures, l’ordre nouveau que Véronique annonce se dessine dans son testament par la création d’un soutien financier destiné à les aider à cultiver leurs « dispositions pour les arts, pour les sciences ou pour l’industrie » (871-872). Nul n’aura plus besoin de voler pour travailler ni pour aimer. Mais dans l’immédiat, l’élévation politique suprême de l’héroïne se paie au prix fort de l’anéantissement de sa chair par le cilice et de son humiliation morale par une confession publique, l’une et l’autre mortelles pour sa vie de femme.
C’est précisément la vision répressive contre laquelle Enfantin développe sa théorie libératrice du couple prêtre, rappelée en conclusion de son recueil Économie politique et politique :

couple saint, divin symbole d’union de la sagesse et de la beauté, amoureuse androgyne, tu donneras la vie à l’esprit et à la matière, aux travaux de la science et à ceux de l’industrie. Par toi plus de guerres dans le monde, car tu l’embrasses tout entier dans ton amour ; par toi plus de despotes et d’esclaves, car tu ne commandes pas plus que tu n’obéis, tu es aimé et tu aimes ; couple saint, tu as cueilli le fruit de l’arbre de vie ; pour toi plus de faute originelle, mais aussi par toi tous les privilèges de naissance sont abolis, car c’est par l’amour seul que tu t’es formé, c’est par lui seul que se sont cherchées et unies les deux moitiés de ton être, et partout ce sera selon leur amour et non plus selon leur naissance que l’homme et la femme seront unis ! (180.)

Tout en proposant de son côté un état final et une échelle de valeurs néo-catholiques à l’opposé de la perspective enfantinienne, Le Curé de village n’en aboutit pas moins pareillement, à sa manière, à l’instauration et à l’hypostase d’une nature féminine dont l’intervention spécifique serait nécessaire à la refondation sociale. Ainsi l’application au roman de la symbolique enfantinienne met-elle en évidence des homologies trop peu remarquées entre la Mère balzacienne et la Mère saint-simonienne, ou bien, à travers elles, entre Marie et Marianne, entre le féminin catholique et le féminin républicain.
Ce rapprochement, pour peu qu’on veuille bien le trouver éclairant, serait une raison supplémentaire de ne pas limiter au strict domaine du philologiquement vérifiable la réouverture de l’enquête sur la relation de Balzac au saint-simonisme, mais de pratiquer aussi, à l’occasion, par conjecture, et à des fins d’histoire culturelle plus encore que d’histoire littéraire, une lecture comparée générale des deux comédies, la fictionnelle et la réelle.


Philippe Regnier
(CNRS-Lyon 2. LIRE)













III

POLITIQUE BALZACIENNE

ET PENSÉE DU ROMAN



Qu’est-ce qu’un auteur politique ?
Balzac, Milner, RanciÈre


Il est plusieurs manières d’envisager le rapport entre un romancier et la ou le politique. On peut s’interroger sur ses opinions politiques, telles qu’elles s’expriment dans ses interventions publiques ou dans ses œuvres. On peut examiner ses conceptions, ses théories du politique. On peut, en déplaçant le regard, analyser ce que révèle de la ou du politique les œuvres de l’auteur, selon l’idée que le roman « fait voir » quelque chose, aussi bien par ce qu’il raconte que par son mode d’organisation, sa manière de représenter telle ou telle réalité ; le risque étant alors de faire de l’œuvre l’illustration d’une définition du politique. On peut également considérer en quoi l’œuvre esthétique est travaillée par la question politique, si l’on admet avec Jacques Rancière que l’activité de reconfiguration à l’œuvre dans le texte romanesque participe au partage du sensible et donc possède une dimension politique. C’est en effet au niveau « du découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport esthétique/politique ».
En partant de l’idée que la politique, au sens le plus général du terme, pose la question du rapport entre le Un et le tout à propos des êtres parlants, nous voudrions nous interroger pour notre part sur le lieu du politique chez Balzac, en examinant rapidement certains de ses décors, de ses intrigues et de ses figures. Notre hypothèse sera que son œuvre se débat précisément avec la question « qu’est-ce que la politique ? » et qu’elle permet d’y répondre à de nouveaux frais. Elle serait politique non par ce qu’elle met en scène, ni même pas par ce qu’elle valorise, mais parce que sa trame, sa composition, son contenu montrent un certain état du politique. Il s’agira donc moins de dégager les idées de Balzac que de considérer en quoi son œuvre a un sens politique.
Si nous nous appuyons pour mener cette analyse, à la valeur encore programmatique, sur des textes de Jean-Claude Milner d’abord, de Jacques Rancière ensuite, c’est parce que ces deux penseurs ont écrit sur Balzac et ont lié son œuvre à la manière dont la question politique se pose dans la modernité. C’est aussi, et surtout, parce qu’ils proposent de nouvelles approches, de nouvelles définitions du et de la politique auxquelles l’œuvre et la pensée de Balzac correspondraient. Certes, ces lectures de Balzac et ces conceptions ont les « limites » propres aux lectures philosophiques : elles sont des réappropriations, qui tirent Balzac dans un sens, en gommant quelque peu la pluralité de son œuvre ; elles s’appuient sur un nombre réduit d’exemples, sans tenir compte de la chronologie, et n’entrent pas toujours dans le détail des textes ; elles tendent parfois à allégoriser le contenu de telle ou telle œuvre. En l’état, ces approches partielles et forcément partiales nous semblent fournir des outils conceptuels, des modèles appropriés pour dégager les paradigmes du politique mis en place par Balzac, par le choix de sa matière romanesque et le mode de son exposition. L’étude qui suit sera donc une invitation à repérer dans les textes romanesques balzaciens les lieux où du politique apparaît.

Balzac et la vision politique du monde (Balzac et Milner)

La mort du politique

L’intérêt de Balzac théoricien pour la politique est d’abord un intérêt pour la question du pouvoir. Or, comme le montre bien Aude Déruelle dans le présent volume, Balzac se situe dans la perspective moderne du politique, inaugurée par Machiavel : « le politique (la théorie du pouvoir) se résorbe dans la politique (comment conquérir/conserver le pouvoir) ». C’est peut être en ce sens que l’on pourrait comprendre son évocation récurrente des grands hommes. Ainsi pourrait s’expliquer également la nature du diagnostic formulé de plus et plus nettement sur l’époque contemporaine, caractérisée, pour le dire vite, par l’absence de vrai souverain et de grand homme.
L’instabilité des régimes et des gouvernements, caractéristique du début du XIXe siècle, qui empêche le véritable exercice du pouvoir, est en effet interprétée par Balzac, et de plus en plus au cours des années 1830 puis 1840, comme un indice de l’effacement du politique. On peut le dire de différentes façons : Xavier Bourdenet, commentant la scène de la vie politique Le Député d’Arcis, évoque une « défaite du politique » ; Aude Déruelle parle pour sa part d’un « constat de la dissolution du politique », notamment autour de 1840, ou d’une « mort du politique ». Sans grand homme de pouvoir, « la politique est épuisée » (Petites misères de la vie conjugale, CH, XII, 129). Il n’entre pas dans notre propos d’examiner les raisons (règne de la discussion, montée de l’individualisme, instabilité des régimes...) de cette disparition. Retenons que pour Balzac les hommes politiques impuissants se contentent de « politiquer », « sans plus pouvoir changer [à eux-seuls] la marque des choses qu’un grain de sable ne peut faire la poussière. » (Massimillia Doni, CH, X, 567). En un sens, la monarchie de Juillet ne ferait que manifester, à un degré supérieur, la vérité d’une séquence historique plus large : l’impuissance politique de la Restauration liée à l’impuissance de la royauté.
Notre hypothèse sera que cette remise en cause de la forme ancienne de la politique, cette dissolution, correspond à la naissance d’une autre conception du politique.

La nouvelle question politique

Si la réflexion antique sur la politique, celle de Platon ou d’Aristote (mais celle, encore, d’un philosophe comme Hobbes), s’interroge sur la question du meilleur régime et met au centre le problème des formes de gouvernement, l’éclairage proposé dans l’œuvre de Balzac est différent. La forme du gouvernement n’y apparaît en effet que comme un moyen d’assurer au pouvoir une certaine stabilité. Le romancier, pas plus que ses personnages, ne pense seulement en termes de types de constitutions. Plus généralement, tout se passe comme si, chez le romancier, les lieux officiels du politique étaient disqualifiés. Même le processus des élections ne donne lieu, dans Le Député d’Arcis, bien analysé par Xavier Bourdenet, qu’à une peinture satirique, voire grotesque, et inachevée, comme si l’élection, la peinture de la sphère politique stricto sensu, ne pouvait donner matière à romanesque. Ce même roman, dans lequel les électeurs sont des personnes « à qui les opinions politiques des candidats étaient indifférentes » (VIII, 731), fait d’ailleurs apparaître que ce ne sont pas des appartenances politiques ou des choix de régimes qui s’affrontent chez le romancier.
Au contraire, c’est précisément dans l’insistance de Balzac à souligner l’instabilité des régimes et dans son refus de poser simplement les problèmes en termes de constitution politique que Jean-Claude Milner voit sa claire appréhension de la société moderne. Comment définir en effet cette dernière ? « C’est la société née en Europe de la rupture de 1789-1815 », caractérisée non par un type de gouvernement mais par un type de société. Au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle et même au moment de la révolution, l’idéal politique est un type de gouvernement :

le dix-neuvième, au rebours, met la société au centre du dispositif. Les formes gouvernementales peuvent garder leur autonomie, mais même quand elles la gardent, elles sont des instruments de la société telle qu’elle a été achevée en son principe .

La transformation de la question politique pourrait donc se dire simplement : ce n’est plus le problème du bon gouvernement qui est au centre de la réflexion et de la pratique mais celle du type de société. Au XIXe siècle naîtrait l’idée de la société, du social comme lieu de problèmes et de demandes auxquels la politique rationnelle doit répondre. Balzac serait même, selon Milner, le peintre par excellence de cette intrication nouvelle des questions sociales et politiques : « L’émergence de la société comme point organisateur de la vision politique du monde – et non point le bon gouvernement –, en cela consiste la grande découverte de Balzac. » Importe donc moins chez ce dernier la question de ses préférences politiques que celle de sa manière de représenter la société.
Or que lisons-nous dans le texte balzacien ? D’abord que le lieu des rassemblements devient le corps social. Le vocabulaire même de l’auteur, qui évoque « ce grand but de sociabilité » ou « l’état social », en porte la trace. Dans son Essai sur la situation du parti royaliste, il reproche précisément à la royauté de n’avoir pas été assez attentive à la société ; dans Du gouvernement moderne, la politique est définie comme l’« art de coordonner les intérêts et les passions sociales ». Définition qui vaut particulièrement durant la monarchie du Juillet : la question sociale y prend en effet le dessus parce la royauté nouvelle est une expression de la bourgeoisie. L’accession au pouvoir de Louis-Philippe et la monarchie de Juillet sont ainsi décrites par Balzac comme l’époque de « l’accession au pouvoir de la classe bourgeoise » (Le Député d’Arcis, CH, VIII, 722). Dès lors, le clivage politique qui séparait les hommes autour de 1815 perd de sa pertinence, les frontières idéologiques s’estompent. À l’affaissement apparent du politique correspond en fait l’extension du poids de la Société, corps collectif en constitution, force à laquelle est confrontée le pouvoir et sur lequel elle agit.
Une ténébreuse affaire pourrait par exemple être lue en ce sens. Si le troisième chapitre du roman est intitulé « Un procès politique sous l’Empire », sans doute est-ce parce que c’est à un membre du Sénat que les accusés sont supposés s’être attaqués ; mais c’est aussi parce que toute la société de Troyes s’intéresse à l’affaire et se satisfait de voir les accusés détenus : le déroulement même du procès révèle le poids nouveau acquis par ce qu’on pourrait tout aussi bien appeler l’opinion publique, le public ou la Société. M. de Chargeboeuf, méfiant, indique ainsi à Laurence : « que croit le public ? voilà l’important » (VIII, 612). Personne n’ose s’opposer au « déchaînement de l’opinion publique » (VIII, 640). Ce que montre le roman est qu’un en sens la « voix publique » (VIII, 641), qui emporte tout sur son passage, a plus de poids que Napoléon. Symptomatiquement, la fière Laurence, avide d’en découdre avec l’Empereur, tombe dans l’abattement lorsqu’elle prend conscience de cette unité à la fois artificielle et réelle du corps social : « elle voyait la société tout entière armée contre elle et ses cousins » (VIII, 648). Société qu’au sens strict rien ne peut arrêter, car tout un chacun veut servir sa machinerie qui prive Laurence de ses moyens d’action. Il faut sauver ou défendre la société : telle serait la motivation suprême du politique.

La politisation du social

Plus précisément, on observe dans l’univers balzacien comment politisation des domaines extrapolitiques (dans Une ténébreuse affaire ce qui relève de la police et de la justice, mais ailleurs de l’Église ou de la Finance) et socialisation des questions politiques vont de pair. D’un côté la politique se détermine en fonction de la société, du social ; de l’autre ce qui relève du social peut toujours être politisé. Elisheva Rosen fait par exemple remarquer que, dans Le Curé de Tours,

la menace du procès qui pèse sur l’abbé Birotteau, la nécessité qui fait jour de transiger, la dynamique de la négociation qui en résulte, a pour effet [...] de transformer une histoire purement privée en une intrigue politique qui fait intervenir les rapports de Paris et de la province, et qui éclaire, au-delà de la scène tourangelle, les impasses d’un régime.

Les romans des années 1840 insistent particulièrement sur la manière dont, par contiguïté ou cercles concentriques, toute affaire apparemment individuelle en vient à concerner l’organisation politique en son entier. Pensons par exemple à Splendeurs et misères des courtisanes, dont l’intrigue illustre l’idée selon laquelle « à Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques » (V, 869). Au sein de la société, par le biais des médiations que sont la police, les fonctionnaires ou la justice, circulent les paroles, les points de vue et les décisions, du collectif à l’individuel, du public au privé, de l’État à la société civile, du haut vers le bas et du bas vers le haut, au point que les différences et les distinctions parfois se reconfigurent. Tel est le lieu de nombre d’intrigues balzaciennes : les points de connexion entre questions individuelles, sociales et politiques. Est politique la manière dont le roman fait se rencontrer des sphères, fait voir leurs frontières, les conditions de leur existence. Réciproquement c’est parce que ces points de rencontre sont les lieux où s’inventent la société et ses étagements fluctuants que se constitue l’univers romanesque.
Ce que réfléchit le roman balzacien et qui en même temps le constitue est donc la vision politique du monde, soit le fait que le politique devient le point « d’où le monde devient visible et d’où ce qu’on voit prend figure de monde ».
Symptôme de cette substitution d’un modèle du politique à un autre : l’importance de la question des mœurs. Mettre au centre du dispositif politique non plus l’exercice du pouvoir mais la société conduit en effet à assurer l’empire des mœurs sur les lois. Ni le pouvoir politique ni une organisation sociale organiquement constituée ne semblent pouvoir faire obstacle au changement de mœurs. Paradoxalement, il y a aux yeux de Balzac, Nicole Mozet l’a judicieusement noté, « une relation de cause à effet entre la rigidité des lois et la souplesse des mœurs, c’est-à-dire des comportements individuels ». Ainsi le narrateur du Départ peut-il condamner le libéralisme au nom de la défense des libertés : « La liberté dans les lois, c’est la tyrannie dans les mœurs [...] ». Liberté, tyrannie : c’est bien en termes politiques que Balzac évoque les mœurs et leur pouvoir de gommer les supériorités, de forcer tout un chacun à se conformer à leur fonctionnement et leurs règles. La peinture analytique des mœurs, de la manière dont gouvernants et gouvernés « obéissent » aux mœurs et aux normes dont elles sont porteuses, a donc une portée politique.

Le gouvernement des choses

Les analyses de Jean-Claude Milner aident à définir un peu plus précisément ce nouveau lieu du politique, la Société qui émerge, dont il écrit qu’elle est en droit illimitée, par opposition au tout classique qui suppose une limite.
« Toute société peut être pensée comme une fonction qui assigne à chaque être parlant la propriété d’appartenance au corps social ; disons la socialité. » Or, ce que propose la Société est précisément d’ôter toute limite à la fonction de société. L’exception doit cesser d’exister. « Dans cette société apparemment sans “classes”, la barrière est remplacée par un continuum de positions. [...] Tout le monde est par avance inclus. » On pourrait interpréter en ce sens la célèbre fin de Splendeurs et misères des courtisanes qui voit Vautrin, figure même du marginal, de l’exclu, de l’adversaire, devenir policier et donc partie intégrante de la société. Il n’y a plus de hors social possible. La politique devient la capacité à tout inclure dans la société.
C’est donc bien la nature nouvelle du corps social qui, en dernier recours, détermine la transformation de la question politique. En effet, pour reprendre les termes de Milner, « la politique, comme conjonction, requiert une doctrine du corps social ». Or, ce corps social, auquel ont affaire les gouvernants, n’est plus simplement un groupe constitué de classes séparées, articulées et en nombre fini. Peut-être convient-il de prêter attention à deux métaphores récurrentes chez Balzac : celle de la mer, de l’élément liquide et celle de la machine. Davin évoque ainsi, à propos de l’univers présenté dans les « Scènes de la vie politique », les « rouages de ce monde mécanique » (X, 1205) ou résume le but de ces Scènes en ces termes : « Cette fois, ce ne sera plus le jeu d’un intérêt privé que l’auteur nous peindra ; mais l’effroyable mouvement de la machine sociale. » Corentin, triomphateur véritable dans Une ténébreuse affaire, politique le plus fin du roman, considère pour sa part le Corps social comme une mer où tous les poissons sont les mêmes. Un peu plus tard dans le roman, la Société se trouve rapprochée de l’océan : « la Société procède comme l’Océan, elle reprend son niveau, son allure après un désastre, et en efface la trace par le mouvement de ses intérêts dévorants » (VIII, 672). En un sens, la fusion que Napoléon et d’autres souverains à sa suite appellent de leurs vœux (et à laquelle Laurence – VIII, 615 – se dérobe) pourrait être dite en ces termes. Il s’agit de diluer les différences statutaires ou idéologiques dans la mer sociale pour mieux en éprouver et en contrôler la vie.
Tel est le corps social : en mouvement, sans mémoire, sans cohésion, ne rattachant les individus les uns aux autres que par l’intérêt et l’argent, comme le montre de manière spectaculaire l’ouverture de La Fille aux yeux d’or. Si la société est un Enfer, cet enfer mécanique, « vit cependant de sa propre extension, sans centre, sans circonférence, sans principe hormis cette extension même ». Accumulation de cercles sans début ni fin, « somme sociale », les images disent bien ce que la société, la matière romanesque même de Balzac, fonctionne par elle-même, se nourrit d’elle-même, sans guide ni projet. Dès lors, dans cette nouvelle société, le véritable homme politique, le véritable homme de pouvoir serait, risquons-en l’hypothèse, celui qui connaît le corps social, en perçoit les désirs, en maîtrise les rouages, en provoque, en épouse ou en anticipe les fluctuations, comme Vautrin ou de Marsay.
Jean-Claude Milner nomme « gouvernement des choses » ce dispositif qui semble donner des propriétés politiques aux choses elles-mêmes, aux mécanismes sociaux et à leur déploiement, qu’on nommera par la suite « volonté politique » ou « opinion publique » pour se rendre le monde « représentable et maniable ». Aux yeux du philosophe, il revient encore à Balzac d’avoir rendu sensible cette mutation capitale :

l’émergence d’une société humaine qui ne soit, prise dans son ensemble, que la Chose sociale, composée d’une myriade d’associations, de regroupements, de solidarités qui sont autant de choses, animées par la force d’inertie de leur mouvement interne.

La société démocratique moderne remet le gouvernement aux choses et non aux hommes. Elle ne se guide pas, mais se contrôle : forme nouvelle de l’exercice du pouvoir, adéquate au nouvel état des relations gouvernants, gouvernés. Non plus la discipline qui s’exerce de haut en bas, et suppose le contact direct entre l’institution et le gouverné, mais le contrôle qui est exercé par chacun sur chacun. « Le caractère majeur de la société moderne, c’est qu’il n’y a pas de maîtres, dans la mesure exacte où il y en a une infinité. Au nom du contrôle, chacun devient le valet de l’autre » écrit encore Milner. Une ténébreuse affaire en est en un sens l’anticipation puisque, si Corentin et Peyrade connaissent l’échec lorsqu’ils sont présents sur le terrain et usent de leurs yeux et de leurs paroles pour discipliner ce qui doit l’être, ils obtiennent la victoire dans le deuxième et surtout troisième chapitre en se contentant de provoquer l’événement et le mouvement du corps social. Les choses s’organisent d’elle-même. En ce sens l’action de la police, et plus particulièrement de Corentin, dont la responsabilité n’est établie qu’aux dernières lignes de ce roman à la construction dramatique si singulière, serait la vérité du politique. Pour user de la terminologie de Milner, le politique traduit la volonté des choses, fait émerger la volonté de la Société comme chose.
Certes les Scènes de la vie politique sont supposées montrer « les existences d’exception qui résument les intérêts de plusieurs et de tous, qui sont en quelque sorte hors la loi commune » (« Avant-propos » à La Comédie humaine, I, 19). En fait, le romancier, dans ces Scènes, semble s’intéresser essentiellement à la loi commune, au déploiement d’une totalité illimitée qui prive le gouvernement de son véritable pouvoir d’action, d’intervention et de décision. Comme l’univers pour Pascal, le pouvoir est peut-être « une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part ». Il y aurait donc fin de la politique ou naissance d’une nouvelle politique, selon le point de vue adopté. À suivre la perspective de J.-C. Milner, le roman, (ses figures, ses situations) serait pure réflexion (production et produit) d’un univers qu’organise la vision politique du monde. 
D’où une objection possible : si « tout est politique », en un sens plus rien ne l’est. D’où notre hypothèse de lecture : on peut cependant, en examinant certaines intrigues balzaciennes, déceler la présence d’une politique véritable dans La Comédie humaine. À condition pour cela de redéfinir des notions, la politique, le politique, aux contours un peu flous, en nous appuyant sur les analyses de Jacques Rancière.





Balzac romancier de l’événement politique (Balzac avec Rancière)

En quel sens les propositions narrativo-figuratives de Balzac peuvent-elles prendre une signification politique ? Comment des œuvres singulières, par leur matière romanesque, la caractérisation de leurs figures, présentent-elles des modèles de situation politique, au sens où Rancière l’entend ?
L’intérêt de la réflexion du philosophe est en fait de partir de l’opposition classique entre le politique (les « principes de la loi, du pouvoir et de la communauté ») et la politique (au « sens ordinaire de lutte des partis pour le pouvoir et exercice de ce pouvoir » ou de « cuisine gouvernementale ») pour mieux y renoncer. Jugeant cette distinction entre l’adjectif philosophique et le « nom vulgaire » équivoque, le philosophe propose une tout autre approche du et de la politique, en se gardant d’abord de ramener la question politique à la question du pouvoir, des pratiques du commandement ou à celle de l’essence de l’être en commun. À l’opposition traditionnelle est substituée une distinction entre deux notions. D’un côté, la politique au sens traditionnel du terme, qu’il appelle pour sa part la « police », consiste à « organiser le rassemblement des êtres humains en communauté » et à « ordonner la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper ». De l’autre l’égalité, que Rancière appelle la politique, « consiste dans le jeu des pratiques guidées par la présupposition de l’égalité de n’importe qui et par le souci de le vérifier ». À partir de là, ce qu’on appelle le politique est en fait le « lieu d’affrontement des deux principes de la police et de la politique ».
D’où nos deux propositions qui sont aussi deux programmes de lecture : tout d’abord que Balzac est un peintre de « la police », dans ses Scènes de la vie politique et plus généralement dans La Comédie humaine ; ensuite que bien souvent le drame et l’intrigue ne s’enclenchent dans son œuvre que par le heurt entre la logique de la police et l’action, le déplacement d’un ou des personnages qui remettent en cause l’ordre naturel des choses.

La logique policière

Le roman balzacien montre bien, les exemples en sont multiples, que la politique ou la police est une certaine forme d’être ensemble,

[un] ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire [...], c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit.

On pourrait par exemple considérer que les recommandations faites à Lucien par l’abbé Herrera (à la fin d’Illusions perdues) exposent la logique policière. Une ténébreuse affaire pourrait également être lue dans cette perspective qui raconte comment des policiers et plus largement une société s’efforcent de mettre en concordance les identités, les agissements et les discours. Si dans le roman la justice est « politique », c’est aussi parce qu’elle vise précisément à maintenir un ordre, une mesure pré-établie, « selon laquelle chaque partie ne prend que la part qui lui revient ». Le bleu glacial et glacé des yeux de Peyrade a pour fonction dans le premier chapitre de vérifier que les êtres restent à leur place ou de les remettre à leur place. L’enquête menée par les policiers et le procès instruit par la justice ne reposent d’ailleurs pas tant sur la recherches d’indices que sur un système de représentations et de croyances qui permettent de passer du visible à sa signification. Ainsi du motif du crime : dans l’organisation politique de l’époque, royaliste « veut dire brigand » ; on en infère donc que « la cas actuel présente une vengeance admissible dans la situation politique » (IV, 645). Tous les éléments trouvent en définitive leur place en fonction de la vraisemblance, qui n’est que l’idée que l’on se fait des identités, des places occupées par les uns et les autres. La parole de Michu n’est pas entendue, son corps comme celui de ses maîtres est effacé, Laurence, la femme guerrière, meurt symboliquement en étant reconduite dans l’espace privé (VIII, 684). Le tissu social se reforme, la logique policière triomphe.



Le tort

Réciproquement ou parallèlement, le roman balzacien, structurellement, constitutivement, fait surgir de la politique. Selon Rancière en effet, « Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet ou le lieu où elle s’exerce mais uniquement sa forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institution d’un litige ». Plus précisément, si la politique est affaire de compte des parties de la communauté et pas seulement de liens entre individus et communautés, on posera qu’elle « commence avec l’existence de sujets qui ne sont “rien”, qui sont en excès sur tout compte des parties de la population ». Cet excès même divise la communauté politique apparemment unie, manifeste un tort qui porte sur le compte des parties. Les conditions de la politique sont donc claires : il y a politique « lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part [...] ». En d’autres termes, le tort est la forme de la rencontre entre le processus policier et le processus politique tels que les a définis Rancière.
Or Balzac, dans des romans comme La Cousine Bette, Le Père Goriot ou Le Colonel Chabert, construit justement la scène d’un litige, manifeste clairement le tort subi par tel être ou telle catégorie à qui ne sont pas données l’occupation, la place ou la fonction à laquelle ils estiment avoir droit. Les motivations du romancier sont d’évidence indissociablement idéologiques et poétiques : donner la parole à ceux (pauvres, déclassés, marginaux, femmes) qui ne l’ont pas parce qu’ils n’appartiennent pas à une catégorie reconnue, poser qu’il y a une part des sans-part est une des conditions de la dramatisation et du pathétique qu’il recherche. À chaque fois, il s’agit de faire apparaître qu’une organisation sociale ne fait pas place à certains êtres, plus passionnés, plus énergiques, les laisse dans un entre-deux destructeur. Pensons aussi à Z. Marcas qui, victime d’une fusion, pauvre et sans ami, ne parvient plus à trouver de position : « il n’avait pu trouver de place nulle part » (VIII, 844). Certains êtres ne sont pas visibles dans la cité, d’où le lieu retiré, discret dans lequel il reçoit le ministre. À une matrice fictionnelle récurrente (un ou des personnages dérangent involontairement l’ordre public en manifestant un tort subi) correspond donc un personnel romanesque particulier, dont le texte inscrit explicitement la distance au corps social, aux principes et aux forces qui le meuvent. Être d’exception et sans situation, Z. Marcas ; être isolé et à part, le Colonel Chabert ; différent, le bourreau dans Un épisode sous la terreur ; « paria » (VIII, 512) dont on se méfie, Michu. Pierre Barbéris a justement insisté sur l’importance de la question de la solitude, de la séparation dans l’univers balzacien, liée à l’éclatement d’une Nation qui, à son époque, n’a rien d’une « cité ». Il ne s’agit donc pas d’opposer un innocent à la société coupable mais de présenter des êtres dont la simple existence et la revendication d’être qui l’accompagne défont le consensus, l’organisation apparemment impeccable de la société. Signalons que l’isolement est très souvent l’effet d’un attachement aux configurations politiques passées, qui rend ces figures balzaciennes profondément intempestives. Le passé revient, demeure et déchire le bel ordonnancement du présent qu’établit la logique policière. D’où une politique balzacienne qu’on pourrait dire tout à la fois réactionnaire et libératrice. Il n’est ainsi pas indifférent de constater que Michu se trouve caractérisé dès le début d’Une ténébreuse affaire, par son attention à ce qui est passé.
La singularité de la figure, au-delà de ses caractéristiques physiques ou morales, tient en effet à son rapport particulier à l’espace commun et à la répartition des visibilités sur lequel il repose. Et si la phrase en style indirect de Malin au début du roman, à propos de Michu : « Enfin, qu’avait-il à craindre, lui, ancien Représentant de l’Aube, d’un ancien président du club des Jacobins d’Arcis ? » (VIII, 510) dit bien la nature du regard de celui qui est du côté de la représentation et de la police (Michu et Malin n’appartiennent pas au même espace, au même monde, il n’a rien donc rien à craindre de lui), le roman, caractérisant le paysan par sa puissance d’homme politique ou d’orateur (VIII, 530), suggère précisément le contraire.

L’effraction

Les romans balzaciens ne se contentent cependant pas d’exposer l’existence d’un tort et de personnages marginalisés car ne s’insérant pas parfaitement dans les rouages politiques : il faut qu’il y ait heurt entre les deux logiques, effraction, pour qu’une situation devienne politique.
On le sait, Balzac idéologue ou observateur de la vie de la nation recourt souvent au paradigme de la lutte pour décrire et penser les situations ; lutte entre les pauvres et les riches, entre ceux qui ont tout et ceux qui n’ont rien, dont il annonce l’intensification. Dans ses romans, l’écrivain met directement en scène l’affrontement entre deux logiques et le refus d’intégrer paisiblement le corps social organisé et contrôlé. Le Colonel Chabert est par exemple globalement construit sur le retour de scènes au cours duquel Chabert apparaît, fait effraction et interrompt les manœuvres de sa femme pour maintenir la situation en l’état. Chaque scène fait littéralement surgir un passé que la Nation ne veut pas voir. Le politique tient ici à la dimension de rupture introduite par un personnage qui refuse toute transaction.
Cette effraction peut donc trouver dans les situations romanesques une traduction concrète, le plus souvent sous la forme d’une prise de parole fortement dramatisée. Aristote n’écrivait-il pas dans un texte célèbre que la politique est fondée sur la qualité d’être parlant de l’homme ? Rancière souligne d’ailleurs fréquemment l’importance de cette dimension théâtrale : « je pense que la politique a toujours plus au moins la forme d’une constitution d’un théâtre, [...] d’une sphère théâtrale et artificielle ». Nul besoin d’insister sur la prégnance de ce modèle théâtral chez Balzac. Nul besoin non plus de multiplier les exemples de ces scènes d’explosions où se libère une parole, moyen pour un personnage de conquérir une visibilité sur « la scène politique » (XI, 1001). Ce qui fait événement est d’abord le discours qui déplace ou remet en cause les évidences et doit se battre pour être entendu comme discours. Peut-être retrouve-t-on dans le deuxième chapitre de La Femme de trente ans, « Souffrances inconnues », cette appropriation transgressive de la parole commune afin de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cela a été bien montré par Ruth Amossy, en dépit du stéréotypage partiel de la figure de Julie d’Aiglemont, les longs discours à la première personne du personnage ont pour enjeu la volonté d’être comptée, en tant que femme, dans le monde de la parole commune. Dans une perspective politique, là où la parole du prêtre à pour fonction de « maintenir la femme à sa place », celle de Julie montre qu’elle ne peut ni occuper une place dans l’espace public, ni trouver sa place dans la vie privée et donc que le partage du sensible institué repose sur une séparation injuste. Certes, le personnage ne va ici pas plus loin que la révolte : il y a début de politisation plutôt que politique mais le roman envisagé plus globalement fait émerger les apories de la structuration de la communauté nationale et prend à ce titre un sens politique.
Certains textes des Scènes de la vie politique, et notamment Z. Marcas, fonctionnent plus clairement encore sur ce mode. Cette scène de la vie politique n’expose pas les théories politiques de Z. Marcas, ne décrit pas les problèmes concrets qu’il rencontre dans son action politique au service des ministres, mais se focalise sur ses discours, loin de la scène publique, en dégageant le spectacle de leurs effets. La scène qui confronte le personnage éponyme au ministre venu de nouveau le solliciter repose ainsi sur le déchaînement d’une parole accusatrice qui fustige la gérontocratie qui s’installe. Mais ce sont ici le cadre du récit (une petite pièce presque cachée), le ton presque prophétique adopté, les circonstances de l’action et l’auditoire ici assemblé (par-delà le ministre, deux jeunes voisins, images de la jeunesse contemporaine), bref le dispositif narratif et la scène d’interlocution construite qui donnent son impact à ce discours s’opposant frontalement au gouvernement et aux agissements d’un représentant du système politique, c’est-à-dire, dans le vocabulaire de Rancière, de la logique policière.

La subjectivation-désidentification

Toute prise de parole n’est donc pas politique. Les conditions en sont, selon Rancière, doubles : d’un côté l’affirmation du sujet doit aller de pair avec un geste de « désidentification », de l’autre elle doit témoigner d’une tension vers l’universel. Désidentification d’abord parce que les discours et plus généralement les actions des sujets politiques ne sauraient relever d’une revendication catégorielle, corporative. Ce serait en effet demeurer dans le cadre strict de la logique policière qui distribue les corps et les places. « Je n’accuse pas les riches en faveur du peuple », dit par exemple Vautrin, refusant la lutte des classes. C’est comme « innocent » (« les innocents doivent aller à pied », VIII, 683) et non pas comme paysan ou même monarchiste que s’avance au final Michu. Le sujet politique est, selon Rancière, « toujours surnuméraires par rapport à un compte de groupes sociaux ». Pas de politique sans pas de côté, sans écart par rapport à une identité. La subjectivation en elle-même contribue dès lors à la « refiguration du champ de l’expérience ». Même lorsque la catégorie à laquelle se réfère le sujet intervenant est une catégorie qui possède déjà un nom, par exemple « les femmes » dans le cas de Julie d’Aiglemont, l’action du sujet va consister à arracher l’identité collective à son évidence, à faire voir « l’écart entre une part reconnue – celle de la complémentarité sexuelle – et une absence de part ». En d’autres termes, la question de la place de la femme devient politique lorsque Julie s’exprime comme femme tout en s’arrachant à sa naturalité de femme. En un sens, le groupe auquel elle se réfère n’existe que par et dans sa déclaration même. Il y a à la fois refus d’une identification proposée ou imposée par la logique policière et affirmation d’une identité visée mais encore impossible.
D’un autre côté, si l’énonciation politique peut être à la fois individuelle et collective, peut mêler la première et la troisième personne, les termes mêmes des prises de parole, le contexte narratif plus large dans lequel s’insèrent ces épisodes leur donnent une résonance plus générale. Ainsi de l’importance de la présence des deux jeunes auditeurs cachés dans la scène centrale de prise de parole dans Z. Marcas. Comme dans La Femme de trente ans, le personnage éponyme, dans une posture déictique qui est celle-là même du roman, désigne les normes sociales, les lois de l’organisation politique, tout en donnant à son destin une valeur exemplaire. Ce qui est en jeu est un problème plus général qui concerne toute la société : le rapport au politique du parti de la jeunesse et du parti de l’intelligence. Sur ce point encore les analyses de Rancière sont très claires : « il n’y a pas de politique tant qu’il n’y a pas de capacité d’universalisation de ce qui est en cause dans telle ou telle situation ».
D’où le caractère à la fois individualisé et typique des personnages balzaciens, notamment dans les Scènes de la vie politique, qui ont « derrière eux un peuple et une monarchie en présence [...] ». Condition du politique donc, ce qu’on pourrait appeler une « typisation subjectivante » des personnages : pour que naisse le tragique ou le comique, pour que la spécificité des problèmes ne soit pas diluée, il importe que les personnages soient fortement singularisés ; mais pour que leur dimension politique s’impose, il faut que le tort qu’ils ont subi prenne, par le récit qui les prend en charge, une portée universelle. Ainsi, le Z. Marcas qui proclame « en étendant la main vers Paris, AOÛT fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par l’intelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de l’intelligence » (VIII, 847), ce Z. Marcas qui dénonce les frontières établies entre ceux qui peuvent agir et ceux qui ne le peuvent pas, est finalement typisé par le discours du narrateur qui veut sauver de l’oubli (nous sommes en 1840) les luttes avortées : « nous connaissons plus d’un Marcas, plus d’une victime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison ou l’oubli. » (VIII, 854). Au-delà des prises des paroles des personnages, c’est donc à l’échelle du roman tout entier que sont rendus sensibles des décalages, des absences de concordance qui témoignent tout à la fois des aspirations justifiées d’un individu ou d’un groupe, et d’une absence, d’une inexistence de fait dans l’organisation politique.

La remise en cause du partage du sensible

À quoi tient alors l’effet politique de ces fictions ? Sans doute à la manière dont les intrigues balzaciennes, en confrontant deux types de logique, laissent entrevoir la possibilité ou la nécessité de reconfigurer le sensible. Le roman produit une rupture politique en représentant des corps qui se déplacent du lieu où il était assigné, en faisant voir ce qui ne devait pas être vu. Il présente « l’action de sujets qui, en travaillant sur l’intervalle des identités, reconfigurent les distributions du privé et du public, de l’universel et du particulier ».
La relation clandestine qui s’établit entre Z. Marcas et ses deux voisins, entre le bourreau et le prêtre dans Un épisode sous la terreur fait exister ce qui n’existe pas dans le partage du sensible contemporain. L’espace d’un instant, Z. Marcas se métamorphose : « nous aperçûmes un homme qui nous était parfaitement inconnu : Marcas sublime, Marcas au pouvoir, l’esprit dans son élément, l’oiseau rendu à l’air, le poisson revenu dans l’eau, le cheval galopant dans son steppe » (VIII, 852). Au risque de forcer l’interprétation du texte, on pourrait également souligner qu’Une ténébreuse affaire est marquée par la reconnaissance par Laurence de Cinq-Cygne de la noblesse de Michu. Une forme d’égalité est manifestée, une frontière est franchie. Autour d’un événement se crée du lien, même fugitivement, en rapport avec une unité plus haute que Balzac semble parfois invoquer. Certes, les moments de rupture de l’ordre, de la distribution établie des êtres dans la Nation durent peu, parenthèses qui se referment rapidement. Dans Un épisode sous la terreur, le bourreau est condamné, le prêtre semble sombrer dans le délire ; Z. Marcas, après le moment d’exaltation précédemment évoqué, « se rembrunit – il eut comme une vision de sa destinée » (VIII, 852) – et meurt ; Michu est exécuté. Mais toutes ces œuvres ont dessiné une sphère virtuelle, en surimpression par rapport à l’ordre policier. Il y a bien eu « reconfiguration polémique de l’ordre des possibles » si bien qu’on pourrait écrire de la politique balzacienne qu’elle est à la fois tragique et disruptive, tendue vers un avenir meilleur, vers une possibilité de rédimer un présent informe.
Un portrait de Balzac en conteur de situations politiques, en peintre de sujets politiques s’esquisserait alors. Les Scènes de la vie politique seraient politiques non pas seulement parce qu’elles représentent les lieux du politique, à savoir les institutions de l’État, mais parce qu’elles manifestent l’absence d’adéquation entre la logique policière et la logique politique. On pourra certes souligner que c’est un mode d’exposition, une disposition signifiante qui permettent de rapprocher les textes balzaciens du paradigme de Rancière, d’où le risque, ne l’oublions pas, de métaphoriser ou de gommer les différences et les convictions politiques de l’auteur. Il nous semble tout de même que les situations romanesques qu’il invente interrogent sans cesse le partage du sensible : à ce titre sa pratique romanesque prend un incontestable et éclatante forme politique.
Ainsi, bien que Balzac théoricien du politique se réfère encore à un paradigme ancien qui fait du politique une pensée du pouvoir, en confrontant un grand homme à un tout limité (la collection des gouvernés), ses romans montrent également que le lieu du pouvoir s’est déplacé et, plus encore, que la question politique n’est plus seulement la question du pouvoir. Même si les perspectives de Milner et Rancière que nous avons ici adoptées simplifient sans doute sa position (Balzac est le romancier d’une période de transition), l’auteur de La Comédie humaine donne bien une autre visibilité au politique. Tel est le Balzac qui a retenu notre attention : un Balzac qui propose une autre topographie du politique, entendu en un sens plus extensif, qui s’intéresse à ses lieux virtuels plutôt qu’aux lieux réels de l’exercice des responsabilités ; un Balzac peintre de ce qu’on pourrait appeler la politisation, pointant l’émergence d’une société où tout peut devenir politique (ou policier) tout en présentant la possibilité d’interrompre l’ordre des choses.
« Qu’est-ce qu’un auteur politique ? » nous étions-nous demandé pour commencer. Peut-être peut-on à présent proposer une réponse : un auteur qui reconfigure les lieux où s’articulent le Un, le pluriel et le tout ; un auteur dont l’œuvre, constat dramatisé de la mutation de la question politique, déplace la frontière entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas.
Jacques-David Ebguy
(Université Nancy 2)

MOBILITÉ, POUVOIR ET REPRÉSENTATION


Par ce titre, je voudrais rendre compte d’une double interrogation que les « Scènes » balzaciennes et les « Études » – puisqu’il faut arriver à s’écarter du terme « roman » – portent constamment en avant d’elles-mêmes. Il y a une « scène » parce qu’il y a un mouvement dramatique, mouvement donné à ce qui est présenté comme la sphère moderne des passions et des actions, des actions mues par les passions. La démonstration narrative de la toute-puissance des passions, que celles-ci soient complexes et presque diffuses comme chez Mme de Mortsauf, ou monomanie obsessionnelle comme chez Pons ou Goriot, est produite par la multiplicité des intrigues. Penser par l’intrigue, démontrer par l’action, la mimesis balzacienne est cette énergie qui développe le monde contemporain comme une projection « continuée » de signes, mais qui le fait en étant une représentation qui se conjugue en expression.
L’entreprise est bien « politique » au sens où il s’agit de fournir un dispositif à la fois expressif et interprétatif de la Société moderne, de ses lois, de sa généalogie, et parfois, brièvement, en particulier après 1840, de son devenir éventuel. La dimension d’une préfiguration explicite n’est guère développée. Pourtant c’est bien le devenir « politique » des relations des hommes entre eux que les fictions balzaciennes font apparaître.

Plusieurs traits fondamentaux de l’interrogation « politique » semblent cependant concentrés dans Z. Marcas. Anne-Marie Meininger souligne, dans la préface qu’elle donne à son édition du roman dans l’édition de la Pléiade de La Comédie humaine, la forte connotation autobiographique du récit : espoir et désillusion ont été ceux de Balzac par rapport à l’ambition politique. Le portrait de Juste propose la figure du « profond politique » : « Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à vingt-cinq ans, un profond politique, un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir » (VIII, 833). Le récit expose, par l’intermédiaire du trio de personnages que représentent Charles, Juste et Marcas, une injustice profonde qui affecte l’espace politique moderne. Cette histoire d’une impuissance est la démonstration d’une violence nouvelle, d’un nouveau désordre qui nie les capacités comme elle nie la logique elle-même. Balzac offre, dans le récit attribué au personnage de Charles Rabourdin, une figure qui est comme au-delà de toute description possible :

Il est impossible de vous raconter les scènes de haute comédie qui sont cachées sous cette synthèse algébrique de sa vie : les factions inutiles faites au pied de la fortune qui s’envolait, les longues chasses à travers les broussailles parisiennes, les courses du solliciteur haletant, les tentatives essayées sur des imbéciles, les projets élevés qui avortaient par l’influence d’une femme inepte, les conférences avec des boutiquiers qui voulaient que leurs fonds leur rapportassent et des loges, et la pairie, et de gros intérêts …

Ce sont de multiples récits qui sont ainsi évoqués, brièvement, fugitivement, comme ce qui pourrait être la narration des ambitions abusives et des intérêts égoïstes. Un monde morcelé se joue dans cette vie, pris dans le rythme de l’énumération. De fait, ce sont autant de « scènes » qui seraient susceptibles d’entrer dans La Comédie humaine. Balzac (Charles) continue en insistant sur l’incohérence, la fragilité, la réversibilité de la fortune :

... les espoirs arrivés au faîte, et qui tombaient à fond sur des brisants ; les merveilles opérées dans le rapprochement d’intérêts contraires et qui se séparent après avoir bien marché une semaine ; les déplaisirs mille fois répétés de voir un sot décoré de la Légion d’honneur, et ignorant comme un commis, préféré à l’homme de talent...

L’énumération de ces déboires s’achève sur la mention frappante d’une étrange plasticité nouvelle, d’une sorte de résistance par inconsistance :

...puis ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. (VIII, 845)

L’espace humain s’est défait : le registre métaphorique de l’élasticité, de la « gomme » ou du « mastic », est saisissant, pour désigner un type de résistance nouvelle, celui de l’indifférence aux objections et aux raisonnements, et d’une obstination plus ou moins souple. La matière humaine a cessé d’être une force active, pour devenir une pâte qui s’adapte, qui se moule… L’expression : « stratagèmes de la bêtise » désigne bien l’avenir qu’a dans le siècle une telle « plasticité » passive et résistante : on la retrouvera de Flaubert à Melville.
Un destin se défait ainsi, dans une dépense stérile d’énergie :

Ces mille déconvenues, ces immenses pertes de force humaine versée sur des points stériles, la difficulté d’opérer le bien, l’incroyable facilité de faire le mal ; deux grandes parties jouées, deux fois gagnées, deux fois perdues ; la haine d’un homme d’État, tête de bois à masque peint, à fausse chevelure, mais en qui l’on croyait : toutes ces grandes et petites choses avaient non pas découragé, mais abattu momentanément Marcas [...]. Lui, semblable à Napoléon tombé, n’avait besoin que de trente sous par jour, et tout homme d’énergie peut toujours gagner trente sous dans sa journée à Paris.

Le récit de Charles Rabourdin construit ainsi l’image d’une capacité qui n’aurait plus de place dans le système nouveau, et qui serait épuisé par celui-ci. Z. Marcas est cependant bien présenté comme la figure du parfait « homme d’État » :

Quand Marcas nous eut achevé le récit de sa vie, et qui fut entremêlé de réflexions, coupé de maximes et d’observations qui dénotaient le grand politique, il suffit de quelques interrogations, de quelques réponses mutuelles sur la marche des choses en France et en Europe, pour qu’il nous fût démontré que Marcas était un véritable homme d’État [...].

Balzac renvoie explicitement cette figure aux effets de l’emportement dans le « mouvement » de 1830, et de la mise en place de la Monarchie selon la charte, qui est conçue comme un rythme nouveau des intérêts et des énergies, comme une sorte de profonde ingratitude historique :

Je [Marcas] ne crois pas que dans dix ans la forme actuelle subsiste. Ainsi en me supposant un si triste bonheur, je ne suis plus à temps, car pour ne pas être balayé dans le mouvement que je prévois, je devrais avoir déjà pris une position supérieure.
- Quel mouvement ? dit Juste.
- AOÛT 1830, répondit Marcas d’un ton solennel en étendant la main vers Paris, AOÛT fait par la jeunesse qui a lié la javelle, fait par l’intelligence qui avait mûri la moisson, a oublié la part de la jeunesse et de l’intelligence. La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur. La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront.

Le monde nouveau dévore ses acteurs : telle est la leçon de la suite du récit, c’est-à-dire du retour de Marcas vers l’action politique et de son épuisement rapide à la tâche :

Nous ne vîmes plus Marcas : le Ministère dura trois mois, il périt après la session. Marcas nous revint sans un sou, épuisé de travail. Il avait sondé le cratère du pouvoir ; il en revenait avec un commencement de fièvre nerveuse [...] Marcas sentit lui-même qu’il n’avait plus que quelques jours à vivre. L’homme d’État à qui pendant six mois il avait servi d’âme ne vint pas le voir, n’envoya même pas savoir de ses nouvelles. Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France [...] Il avait cru voir la trahison au cœur du pouvoir, non pas une trahison palpable, saisissable, résultant des faits ; mais une trahison produite par un système, par une sujétion des intérêts nationaux à un égoïsme.

Brûler les êtres, consommer les mérites, dans une sorte de captation égoïste et de rage des intérêts : Balzac fait ici explicitement de la Monarchie constitutionnelle le nouveau régime qui emporte les humains, le « système » où se défont les solidarités publiques, une nouvelle relation de « sujétion ». Les individus sont les « sujets » de ce nouvel ordre des choses. On peut comprendre que nous sommes alors au centre même du motif balzacien, et que les termes employés semblent désigner nombre de versions dramatiques des concurrences qui constituent l’univers de La Comédie humaine. La généralité de la leçon est soulignée : « ce n’est pas un roman, mais une histoire », dit encore Charles, le narrateur, « oppressé par ses souvenirs ». La Comédie humaine est l’espace pensif de cette mémoire de l’histoire récente, mémoire d’histoire qui pèse sur le présent et l’avenir.

Ce n’est en effet pas seulement dans les « Scènes de la vie politique » que l’intrigue balzacienne offre une postulation « politique ». C’est bien toute l’entreprise et la manière dont elle se développe dans son temps propre, la manière dont elle participe à la fois d’un type nouveau d’investigation intellectuelle, d’une modalité d’occupation de l’espace public, et d’un enjeu profond de la littérature.
La Comédie humaine appartient à une entreprise qui n’est pas d’elle seule, et qui marque profondément l’espace politique et intellectuel de la première moitié du XIXe siècle. Cette entreprise consiste à rechercher une connaissance active, pratique, des lois sociales, et des traits humains en tant qu’ils sont entièrement pris dans la Société et qu’ils sont pris dans une histoire. « La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire ». La formule apparaît dans un raisonnement qui indique un déplacement décisif par rapport à Walter Scott, pourtant posé comme « trouveur moderne », déplacement qui consiste à « relier [les] compositions l’une à l’autre de manière à coordonner une histoire complète, dont chaque chapitre eût été un roman, et chaque roman une époque ». La difficulté de cette représentation de la mobilité et de la multiplicité modernes semblait ainsi résolue par un effet de liaison sans terme. Par cette formule Balzac désigne comme nécessaire le rapport qui lie l’état moderne de la Société à sa représentation en texte, en œuvre, en littérature. La Société moderne s’écrit elle-même, et écrit sa propre histoire, et doit donc trouver le moyen de son exposition en figures mobiles, synthétiques et significatives. Balzac confie ce rôle à son œuvre.
L’un des traits fondamentaux de la question « démocratique », formulé pendant la Révolution, est celui de la « représentation ». Pierre Rosanvallon l’a clairement souligné dans Le Peuple introuvable, histoire de la représentation démocratique en France. Une entreprise d’interprétation permanente, toujours remise, du social et du politique semble constitutive de la Société elle-même. « Donner chair à la démocratie. L’impératif n’est pas seulement d’ordre politique et sociologique. Le travail de la représentation ne se limite pas, en effet, à transposer dans la société politique les caractéristiques jugées essentielles de la société civile. Il consiste aussi dans une tâche de connaissance et de déchiffrement ». Pierre Rosanvallon analyse l’importance des enquêtes, des journaux ouvriers, de toutes les modalités qui s’inventent pour donner une figure explicite et agissante à ce que la « représentation » politique écarte : « Se faire entendre, se faire connaître et se connaître soi-même constituent différents moments d’une même entreprise d’élucidation et d’expression ». Il s’agit donc d’un domaine qui n’est guère celui des fictions balzaciennes. Pourtant on reconnaît bien là le sens de l’entreprise « d’élucidation et d’expression » dont se charge, pour toute la Société, les Études et Scènes balzaciennes. L’entreprise de « déchiffrer la France » répond à cette nécessité : « La représentation politique participe également d’une entreprise de déchiffrement. Elle doit contribuer à rendre lisible une société que n’organise plus a priori aucun principe d’ordre. Représenter et comprendre s’inscrivent pour cette raison dans une même visée de réduction de l’opacité sociale, pour offrir aux individus des points de repère ». La Comédie humaine culmine assurément, par son ampleur et la diversité qu’elle anime, par sa passion d’élucider l’opacité sociale et d’exposer les lois qui commandent la société contemporaine, dans cette entreprise d’auto-analyse qui gagne tous les domaines de la Société, dans les premières décennies du XIXe siècle. Il s’agit de produire un savoir nouveau sur les modes de distinction et de différence, d’apprendre à identifier les singularités. La fiction balzacienne donne une sorte de pratique imaginaire de cette « opacité » sociale que les « Scènes » devront élucider. Produire la visibilité et l’intelligibilité des imperceptibles « différences », construire une science des « Espèces sociales » est l’accomplissement d’une profonde nécessité contemporaine.
Balzac lie explicitement son entreprise à l’ordre, ou plutôt à ce qu’il conçoit comme « désordre » démocratique moderne :

Du moment où deux livres de parchemin ne tiennent plus lieu de tout, où le fils naturel d’un baigneur millionnaire et un homme de talent ont les mêmes droits que le fils d’un comte, nous ne pouvons plus être distinctibles que par notre valeur intrinsèque. Alors dans notre société les différences ont disparu ; il n’y a plus que des nuances. Aussi, le savoir-vivre, l’élégance des manières, le je ne sais quoi, fruit d’une éducation complète, forment la seule barrière qui sépare l’oisif de l’homme occupé. S’il existe un privilège, il dérive de la supériorité morale.

Dès lors que la naissance a cessé d’être un principe radical de différenciation, il y a urgence à construire de nouveaux modes de connaissance. Le monde des « physiologies », des caricatures, des statistiques, des « Français par eux-mêmes » constitue bien l’espace « politique » de l’entreprise balzacienne. Celle-ci prouve son autorité par la densité, le nombre et la force des synthèses partielles qu’elle produit, et par une extraordinaire puissance de « représentation » condensée en récits et commentaires parfaitement démonstratifs.
« Se reconnaître » apparaît comme une nécessité dans cet espace nouveau qui est perçu comme l’espace obscur et tendu des indistinctions et des actions concurrentes : reconnaître l’autre, le distinguer, et se reconnaître soi-même, c’est tout un, puisqu’il s’agit d’identifier les places qu’il est possible d’adopter ou auxquelles l’on est astreint. L’entreprise est d’autant plus nécessaire que la « représentation » politique est inadéquate, et qu’elle est comme confisquée par des volontés sans frein et des égoïsmes que l’après 1830 semble avoir libérés.

La poétique du déchiffrement que Balzac monnaye dans la publication successive de ses études, et surtout tente de mobiliser « en grand » dans l’espace de La Comédie humaine s’appuie sur un autre aspect encore, qui est la liaison indéfectible des signes et de leur fonction. L’entreprise s’expose comme discours et récits, souvent rapportés. C’est le cas dans Z. Marcas, dont la fin éloigne littéralement le narrateur témoin de la « consumation » de Marcas, et en retirant du récit une sorte de « moralité » moderne :

Nous nous regardâmes tous tristement en écoutant ce récit, le dernier de ceux que nous fit Charles Rabourdin, la veille du jour où il s’embarqua sur un brick, au Havre, pour les îles de la Malaisie, car nous connaissons plus d’un Marcas, plus d’une victime de ce dévouement politique, récompensé par la trahison ou par l’oubli.

Un monde se défait, une impossibilité nouvelle apparaît de manière probante.
La multiplicité des récits croisés, rapportés, commentés crée un relief dans les paroles elles-mêmes, et participe de l’économie de l’échange des témoignages, de la multiplication des preuves et des élucidations. Un monde qui parle de manière nouvelle, confuse, s’offre au reportage universel.
La puissance accordée à ces fables multiples, coordonnées, tient également à ce que celles-ci apparaissent précisément comme étant le discours du réel lui-même. La lecture du monde social commande la forme même du déchiffrement et de l’exposition. Balzac appuie cette modalité de la « représentation » sur une loi fondamentale de réflexivité : « [...] l’homme, par une loi qui est à rechercher, tend à représenter ses mœurs, sa pensée et sa vie dans tout ce qu’il s’approprie à ses besoins ». Cette postulation anthropologique est fondamentale et informe les modalités de la représentation que la littérature doit donner de ce monde. Le monde de signes qu’il s’agit d’identifier, de représenter et d’interpréter n’est pas un Liber Mundi conçu comme l’impression d’un ordre divin, et comme le reflet du monde céleste, mais le Liber Mundi est désormais un texte écrit dans les choses elles-mêmes, par les hommes eux-mêmes, en visages, en traits, en gestes, en mobilier, en actions, comme sur des surfaces scintillantes. Le « peau de chagrin » en est sans doute la figure la plus précise. Le monde social est perçu comme une projection de signes, il est le texte dans lequel il peut et doit lui-même s’exprimer. La Comédie humaine serait le vaste mobile déployant ce monde en texte. Une loi d’expression est ainsi posée dans les choses et dans les êtres eux-mêmes ; elle est la forme même de l’humanité en tant que celle-ci s’écrit dans ce qu’elle produit.
Cette relation d’expression est comme génialement concentrée, cela a été souvent cité, dans la figure de Mme Vauquer : « [...] toute sa personne explique la pension comme la pension implique sa personne ». La réciprocité du signe est une double relation d’implication et d’explication, le réel a la densité de ce qui s’exprime en lui, comme il est saturé de ce qui s’imprime en lui, par une sorte de nécessité organique : « L’embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie, comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d’un hôpital. » Une parfaite cohérence expressive s’imprime dans la matière des choses, tissus, odeurs, espaces : « Son jupon de laine tricotée, qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe, et dont la ouate s’échappe par les fentes de l’étoffe lézardée, résume le salon, la salle à manger, le jardinet, annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires. Quand elle est là, ce spectacle est complet. » La prose narrative balzacienne projette avec force ces moments où le signe est pour ainsi dire rayonnant, où le réel est pour un instant lisible, et visible, comme soutenu dans la plénitude de son exposition et de son sens : « Quand elle est là, ce spectacle est complet. » Le déictique est la coïncidence de ce que montre le texte avec son propre sens.

Il y a ainsi une audace singulière à faire du texte narratif (intrigue, descriptions, commentaires, comparaisons et métaphores) ce qui serait l’expression non d’une pensée particulière mais de ce qui s’imprime continuellement dans le réel lui-même, en corps, en gestes, en actions, en passions. L’insistance de Balzac sur l’idée d’une science « naturelle » du social a la même fonction : il s’agit de dire que la réalité sociale n’a pas d’autre lieu qu’elle-même, qu’elle est tout entière contenue dans son expression « positive ». Les lois du social sont, comme les lois que découvrent les sciences naturelles, inscrites dans la vie matérielle des êtres et des choses.

La vie extérieure est une sorte de système organisé qui représente un homme aussi exactement que les couleurs du colimaçon se reproduisent sur la coquille. Aussi, dans la vie élégante, tout s’enchaîne et se commande.

Dire, effectuer, analyser et interpréter cette « naturalité » du social est la tâche d’une poétique qui serait le discours de l’expression des choses et des mœurs, c’est-à-dire des êtres tels qu’ils se représentent dans les choses. Jacques Rancière, dans le chapitre « Le livre de vie et l’expression de la société » de son livre La Parole muette, désigne bien comme une « invention » de la « littérature » ce processus qui consiste à faire parler le monde des réalités matérielles :

Ceux qui inventent en France « la littérature » (Sismondi, Barante, Guizot, Quinet, Michelet, Hugo, Balzac et quelques autres) inventent en même temps notre « culture » qu’ils appellent plutôt « civilisation ». Ils posent les principes herméneutiques de l’histoire et de la sociologie, ces sciences qui donnent au silence des choses son éloquence de témoignage vrai sur un monde, ou renvoient toute parole proférée à la vérité muette qu’exprime l’attitude du parleur ou le papier de l’écrivant.

La poétique balzacienne de l’exposition et du déchiffrement des signes participe pleinement de la « revendication d’une société organique où les lois, les mœurs et les opinions se réfléchissent les unes dans les autres et expriment un même principe de cohésion organique », telle que la décrit également Jacques Rancière. C’est bien un tel rapport d’implication positive que développe l’écriture balzacienne, en posant l’œuvre comme étant le texte de cette « expression » des choses prises dans le mouvement et les différenciations sociales.
Le mouvement fait en effet partie de cette « cohésion organique » qu’est le monde social, qu’est l’histoire de la société ; l’histoire des mœurs doit donc elle-même être figure de ce mouvement. L’interrogation sur la mobilité des êtres, sur les lieux de pouvoir, sur l’origine et les foyers du mouvement de la Société est par conséquent indissociable de l’expression des signes de « différences ». L’effacement des « distinctions » que semble exiger et produire la société issue de la Révolution est alors comme la cause d’une quête incessante de menues différences, d’une passion des identifications, et d’un exercice exacerbé des concurrences. Le prologue de La Fille aux yeux d’or en est le paradigme inépuisable : « Cette nature sociale toujours en fusion semble dire après chaque œuvre finie : “À une autre !” comme se le dit la nature elle-même ». Production infinie de types et d’exceptions, la Société ordonne son propre espace de représentation, en l’occurrence un espace susceptible de produire les figures des combats et des mobilités incessantes qui font le monde historique moderne, et d’être le réceptacle, contre le risque de l indifférenciation, d une production continue de signes ainsi que la fabrique d une intelligibilité nouvelle.
Dans l univers de l égalisation moderne " où pourtant subsistent de violentes différences entre riches et pauvres, comme Balzac le souligne constamment " les « types » singuliers ont, avec Balzac, une grandeur particulière. Thomas Pavel a analysé ce moment comme celui d une « naturalisation de l idéal », comme celui où l on interroge « les racines de la grandeur ». À cela s attache en particulier la production d’êtres d’exception, d’anges déchus, de démons, faisant paraître dans le commun de la société la force surhumaine d’êtres comme Montriveau, Benassis, Vautrin, et qui consiste « à rechercher au sein de la société non pas uniquement des gens ordinaires, mais également des personnages véritablement exceptionnels ». Il y a dans l’ « héroïsation » de tels personnages, en effet, la volonté de donner du relief à la composition aplatie, indifférenciée, de la Société. Mais on peut ajouter que ces personnages « incarnant » littéralement les formes désormais possibles de l’héroïsme ne sont eux-mêmes que des « moteurs » partiels du mouvement de la Société, et que leur pouvoir n’est grand que par la conjonction des forces qui passent à travers eux, par la puissance de « rachat » ou de « conversion » qui les porte et les traverse, et par la valeur de Signe qui les constitue. L’énergie narrative ainsi que la structure fragmentée des récits pris dans l’ensemble de La Comédie humaine en font des sortes de foyers « parcellaires ». Ce sont des êtres suprêmes, mobiles, mais pris dans des destins fragments, dispersés dans la pluralité et la précarité des lieux de pouvoir, absolument soumis à ce dont ils sont le Signe.

Livrer les êtres à la dispersion et à la concentration des forces, produire la fragmentation des vies, c’est faire de l’œuvre l’expression de la modalité moderne des emportements, des contraintes, des différenciations, des ascensions et des déchéances, en les considérant comme autant de « lois naturelles ». Dans la manière dont ce monde est inscrit en œuvre réside ainsi la dimension politique du travail de Balzac. Les récits multiples qui seraient comme « dictés » par la Société elle-même apparaissent alors comme la forme d’un monde où l’intrigue des compétitions et des concurrences, des énergies et des volontés, est la loi du mouvement.
L’écriture narrative de Balzac, par la combinaison complexe de « drames », de commentaires déictiques, d’analyses « physiologiques », de « scènes » démonstratives qui la caractérise, est bien un parti pris « politique » dans l’interrogation sur l’événement de la « démocratie » moderne et de l’égalisation des conditions. C’est le parti pris de fournir une expérience mimétique profonde de l’appartenance au mouvement de la Société, et de présenter celle-ci comme sans dehors et comme l’espace de lois aussi impératives que les lois « naturelles ». Le monde social n’est pas conçu, dans ce dispositif d’exposition et d’expression, comme l’espace d’une harmonieuse différenciation « naturelle » des naissances, celle que la Monarchie légitime portait sous elle, ni comme l’exercice d’un « Contrat » partagé, comme dans la version des Lumières, mais comme le champ d’exercice et d’actualisation de forces qui sont la dramatisation des actions humaines, la loi des égoïsmes, la puissance des passions et des volontés. La trame des fictions, le croisement des intrigues, la multiplicité des récits qui tournent ensemble dans La Comédie humaine interdisent toute possibilité d’atteindre un point de vue surplombant. S’il y a bien des lois à extraire, ce que font les commentaires pris dans les narrations, et ce que devaient systématiser les Études physiologiques, celles-ci sont cependant toujours partielles, et révisables dans d’autres lieux d’actions et de passions. Les principes eux-mêmes, ceux que les Études philosophiques veulent affirmer, n’ont pas d’autre existence que leur expression comme accidentelle, circonstancielle, car ils sont toujours positivement actualisés, prouvés ou contredits dans la réalité d’actions, de corps, de gestes, de choses.
La poétique balzacienne s’enveloppe dans cette Société qu’elle produit, et dont elle démontre qu’elle est la totalité insaisissable qui tient les humains, les consomme, les gère. Si le monde social est pris dans ses propres lois « naturelles », c’est qu’il est affaire d’énergies, de volontés, mais aussi d’impouvoirs, de contradictions, qu’il est « tourbillon » historique sans lieu de maîtrise propre. Balzac « monarchiste » produit l’expérience mimétique d’un monde qui n’a plus ni centre ni extériorité, un monde dans lequel il faut sans cesse reproduire, pour le rendre intelligible, de la distance, de l’ordre et des lois, dans lequel il faut impérativement extraire de la différence et produire de la distinction, par cette nouvelle « science des riens » qui caractérise l’entreprise. La puissance « politique » de Balzac est de faire de l’intrigue narrative littéraire la forme même du monde moderne, comme intrigue persistante, infinie, sans ordre, sans terme ni origine.


Jacques Neefs
(Université Paris 8 et Johns Hopkins University)







Les Échelles de la figuration du politique


Dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur consacre quelques développements au « choix de l’échelle adoptée par le regard historien ». Ce qui le retient, c’est que la question est devenue, dans le paysage en mutation de l’histoire, un enjeu et l’objet de débats théoriques, et qu’elle a acquis par là même une visibilité propre. Ainsi la vogue de la micro-histoire, astreinte à thématiser cet aspect inhérent à toute représentation historienne, a contribué à ce que désormais « le choix même de l’échelle s’impose à l’historien comme un pouvoir à sa discrétion, avec toutes les libertés et les contraintes de ce choix ». De là une problématique particulière des « variations d’échelle » dont « l’idée-force est que ce ne sont pas les mêmes enchaînements qui sont visibles quand on change d’échelle, mais des connexions restées inaperçues à l’échelle macro-historique ». Cet ordre de considérations, que je développerai dans un instant, rejoignent des préoccupations qui sont au cœur du projet balzacien. La rencontre n’est pas fortuite, puisqu’au gré de ses déplacements, histoire des mentalités, histoire des représentations, histoire culturelle et des débats méthodologiques qui les ont accompagnées, la recherche historique en est venue à déplier, en les systématisant et les théorisant, des questions en partie déjà inscrites dans le projet et la conception à la fois précise et tâtonnante d’une histoire des mœurs, telle que Balzac l’a revendiquée. Ces affinités commencent à être bien connues, mais je ne résiste pas au plaisir de superposer deux passages, le premier est célèbre, il est extrait des Paysans:

Quelques esprits, avides d’intérêt avant tout, accuseront ces explications de longueur ; mais il est utile de faire observer ici que d’abord l’historien des mœurs obéit à des lois plus dures que celles qui régissent l’historien des faits ; il doit rendre tout probable même le vrai ; tandis que dans le domaine de l’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raison qu’il est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sont engendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Le savant est obligé de déblayer les masses d’une avalanche, sous laquelle ont péri des villages, pour vous montrer les cailloux détachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cette montagne de neige. S’il ne s’agissait ici que d’un suicide, il y en a cinq cents par an à Paris [...] mais à qui ferait-on croire que le suicide de la propriété soit jamais arrivé par un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ? [...] Songez que cette ligue de tout un canton et d’une petite ville contre un vieux général échappé malgré son courage aux dangers de mille combats, s’est dressée en plus d’un département contre des hommes qui voulaient y faire le bien. Cette coalition menace incessamment l’homme de génie, le grand politique, le grand agronome, tous les novateurs enfin !
Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, rend non seulement aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petit détail sa gravité, mais encore elle jettera de vives lumières sur cette scène où sont en jeu tous les intérêts sociaux.

Je réserve à plus tard le commentaire de ce passage, en notant toutefois pour l’instant qu’il relève d’un changement d’échelle interprétative, notamment, mais ce n’est pas le seul, au gré d’un passage du plan local au plan national, et que ce changement se recommande in fine d’une explication « politique pour ainsi dire ». Le second extrait est de Clifford Geertz qui, dans After the Fact. Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, décrit ainsi, rétrospectivement, son activité :

Pour un ethnographe tout est affaire d’une chose qui en mène à une autre, à une troisième, et à autre chose encore qu’on a du mal à préciser. Au-delà de Pare et Sefrou, autour d’elles, derrière elles, devant elles, planant au-dessus d’elles, il y a un énorme déploiement de comment les appeler ? Pratiques ? Épistémès ? Formations sociales ? Réalités ? – qui s’y relient et doivent trouver leur place dans tout projet qui aspire à gagner à partir du temps qu’on y a perdu quelque chose de plus qu’une série de curiosités. Aussi difficile qu’il puisse être d’entreprendre ce type de récit, il est encore plus difficile de l’interrompre.
On travaille ad hoc et ad interim, en assemblant des histoires millénaires avec des massacres de trois semaines, des conflits internationaux avec des écologies municipales. Les économies du riz ou des olives, les politiques ethniques ou religieuses, les productions du langage ou la guerre, doivent, jusqu’à un certain point, être amalgamées à la construction finale. Il en va de même de la géographie, du commerce, de l’art et de la technologie. Le résultat inévitablement est insatisfaisant, disparate, vacillant, et mal construit : un grand machin. (C’est moi qui traduis)

Le propos de Geertz fait écho au propos balzacien, et tous deux sont à prendre avec un grain de sel, qui n’ôte rien à leur sérieux, bien au contraire. L’anthropologue peut se permettre d’énoncer en clair, ce que le texte balzacien, bien que d’une tonalité opposée en apparence, n’en laisse pas moins de dire en creux. Retenons toutefois que pour Balzac aussi, il s’agit d’assembler des matériaux hétérogènes, d’inventer, mais à même la fiction et compte tenu de la part qui revient de droit à la production de l’intérêt romanesque, des protocoles descriptifs, de bricoler une construction qui se tienne et qui fasse sens, dans le cadre d’une entreprise qui ne peut que se ramifier et se démultiplier inlassablement, toujours ad hoc et ad interim.
Les problèmes que rencontrent les historiens ou les anthropologues contemporains ne se posent pas dans les mêmes termes que ceux que devait rencontrer Balzac. Ils n’en permettent pas moins de ressourcer la réflexion sur l’entreprise balzacienne. Ainsi notamment de cette question des variations d’échelle, dont je voudrais souligner l’importance dans la représentation balzacienne. Je m’attacherai à examiner la manière dont Balzac conçoit et gère ces variations avec lesquelles il ne cesse de jouer. J’essaierai de montrer l’incidence de ce jeu aussi bien sur la figuration du politique dans La Comédie humaine, que sur la manière de tirer argument de cette figuration. En bref, il s’agira d’explorer ce que l’on gagne à choisir cette entrée décalée pour rendre compte de la complexité de la figuration du politique dans l’œuvre balzacienne et des problèmes d’interprétation qu’elle suscite.

De l’intérêt d’un détour : du côté des recherches microhistoriques

En quoi les débats engagés autour de la microhistoire sont-il instructifs pour une meilleure compréhension du projet balzacien et de la place qui y revient au politique ? En quoi la référence à cette orientation qui se veut expérimentale de l’historiographie contemporaine est-elle pertinente pour les questions qui nous préoccupent ? Il y va, on l’aura compris, d’une référence oblique : il ne s’agit pas de considérer l’entreprise balzacienne sur le modèle d’une microhistoire avant la lettre. Il s’agit bien plutôt, en regard de la teneur de débats historiographiques récents et de leur argumentaire, de mieux cerner les contraintes à l’œuvre dans la représentation balzacienne, leur raison d’être et leur incidence. Ces contraintes, Balzac en fait état, on l’a vu dans la citation des Paysans, mais sans en offrir une description suffisamment précise pour que le lecteur puisse pleinement adhérer à son propos. Ce qui est mis en relief, c’est la grande somme d’informations que l’auteur est tenu de nous apporter, sans pour autant qu’une indication concrète nous soit offerte sur la manière d’investir cette somme d’informations, de la gérer adéquatement afin qu’elle fasse véritablement sens, et qu’on en perçoive la pertinence et la nécessité. Certes, l’objectif des multiples considérations auxquelles se livre le récit est bien indiqué : il s’agit de rendre plausible et partant crédible un processus, en l’occurrence « le suicide de la propriété ». Mais faute d’un relais adéquat, l’écart n’en demeure pas moins entre les moyens mis en œuvre et l’objectif visé. Écart qu’accroît encore et de manière bien plus flagrante dans cette mise au point auctoriale, le rapprochement qui nous est suggéré, entre l’échec annoncé de Montcornet et celui qui menace(rait) dans la France contemporaine tous les « novateurs » – « l’homme de génie, le grand politique, le grand agronome », et dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne va pas de soi. Rien de plus énigmatique que ce « politique pour ainsi dire » en regard duquel une vision stéréoscopique, apte à conférer son relief au moindre détail du récit, doit en quelque sorte finir par s’imposer, et donner lieu à l’extension possible (mais selon quels fondements ?) de la portée de la représentation qui nous est offerte. Tout se passe comme si Balzac entendait nous suggérer une construction de lecture possible, mais ne se résignait à le faire que sur un mode qui brouille la donne dans le moment même où il se propose de l’éclaircir. Curieusement et sans doute significativement, c’est ici précisément, lorsqu’il se pose en « historien des mœurs », que Balzac dans son énoncé semble enfreindre toutes les règles de prudence élémentaire auquel un historien est tenu, ce qu’au demeurant il ne saurait ignorer. Il en va en quelque sorte comme s’il ne tenait à cette (auto)désignation d’« historien des mœurs » que sous réserve ou sous rature, comme si elle était tout à la fois nécessaire et néanmoins encombrante, ne serait-ce, mais pas seulement bien sûr, parce qu’à l’horizon pointe la remarque de Bouvard et Pécuchet, « ce n’est plus de la littérature, c’est de l’ethnographie ».
En regard, on notera que pour le chercheur qui s’engage dans un projet de microhistoire, il est essentiel de rendre explicite et de justifier sa démarche, ses partis pris méthodologiques, le mode de construction de ses objets, ses procédures d’interprétation (même si elles conservent inévitablement une part d’opacité), sa visée, la portée de son acquis et ainsi de suite, sous peine de voir sa recherche, aussi documentée soit-elle, assimilée à... un roman. Ce type de confusion, toujours possible, relève du fait que le romancier et le (micro)historien œuvrent à partir d’un matériau que l’on tient pour « anecdotique », un matériau qu’ils gèrent l’un et l’autre selon des modalités différentes, mais dans un esprit similaire. Il s’agit de faire de ce matériau le support d’un modèle d’intelligibilité des processus sociohistoriques, un modèle attentif au jeu des acteurs sociaux, à leurs stratégies, à leurs possibilités d’action (et à leurs aléas) compte tenu de la gamme variée de leurs ressources (culturelles, sociales, économiques et ainsi de suite), de l’imbrication des contextes multiples dans lesquels s’insère cette action et de leur configuration particulière. Dans cette optique, le caractère « anecdotique » (singulier, restreint, localisé) du matériau ne constitue nullement un obstacle (comme le conçoit la critique qui renvoie sans autre forme de procès et sur la base de préjugés en vue de les invalider mutuellement, à la microhistoire au roman), mais bien au contraire, une promesse d’accès à une forme d’intellection complexe fondée sur la prise en compte et l’articulation de données hétérogènes (c’est le « tout se tient » balzacien) auxquelles d’autres démarches de la recherche, amplement tributaires d’une logique monographique, ne donnent pas accès. Et il n’est sans doute pas indifférent que l’analyse fine des jeux de pouvoir se présente dans cette optique à la fois comme ce qui requiert et ce qui autorise l’appréhension de la complexité, et se présente partant comme l’un des axes privilégiés (mais non le seul pour autant) de l’articulation de données hétérogènes. C’est ainsi sur la base d’affinités heuristiques que l’entreprise balzacienne et la recherche microhistorique peuvent être rapprochées, et que partant, bien des mises au point sur la microhistoire peuvent être reversées, avec les changements qui s’imposent, au dossier de la construction de lecture du texte balzacien.
J’ai suggéré, chemin faisant quelques-unes de ces possibilités – attention portée à une définition fine des acteurs sociaux, à une description des contextes multiples dans lesquels s’inscrit leur action, aux modes d’exploitation de leurs ressources, et ainsi de suite. De nombreuses pistes de recherche allant dans ce sens ont d’ores et déjà été exploitées par la critique, à propos d’études portant notamment sur les identités dans l’œuvre balzacienne, ou sur la géographie balzacienne, et plus particulièrement sur les territoires dans La Comédie humaine, sur le fondement de références à des recherches contemporaines en anthropologie ou en sociologie. L’intérêt de la référence à la microhistoire pour l’étude du politique dans l’œuvre balzacienne, tient notamment à ce qu’elle met en relief l’incidence historiographique de la variation d’échelle. Au plan de l’étude du politique chez Balzac, c’est toute la gamme des distinctions entre le politique et la politique, leur repérage et leur interprétation qui se trouve concernée par les variations d’échelle.

Le politique : vecteur d’une micro-analyse du social

Dans la vision que nous offre Balzac de la société, rien pour ainsi dire n’échappe au politique. Toutefois, ce qu’il y a lieu d’entendre dans cette proposition sur laquelle on s’accorde volontiers, n’est pas pour autant que tout est politique. C’est bien plutôt, et la nuance est essentielle, que tout, une relation amoureuse, une conversation, une réunion mondaine, la manie douce d’un collectionneur et ainsi de suite, est susceptible d’être réinterprété en termes politiques. Mais réinterprété par qui, comment, et à quelles fins ? À un premier niveau, cette activité est, plus ou moins explicitement, le fait des acteurs de la société du roman, et se trouve subordonnée à une logique de l’action. Tous n’ont pas les mêmes aptitudes pour s’y livrer, d’aucuns ne songent guère à le faire, certains s’y refusent. Un petit exemple permettra d’illustrer ce point. Il s’agit d’un bref passage de L’Interdiction où Rastignac et Bianchon s’affrontent sur l’opportunité de choisir une marquise d’Espard pour épouse. À Bianchon qu’une telle idée révulse, Rastignac répond :

Mon cher [...] j’admets ta catilinaire contre les femmes à la mode ; mais tu n’es pas dans la question. Je préfèrerai toujours pour femme une marquise d’Espard à la plus chaste, à la plus aimante, à la plus recueillie créature de la terre. Épousez un ange ! Il faut aller s’enterrer dans son bonheur au fond d’une campagne. La femme d’un homme politique est une machine à gouvernement, une mécanique à beaux compliments, à révérences ; elle est le premier, le plus fidèle des instruments dont se sert un ambitieux ; enfin c’est un ami qui peut se compromettre sans danger et que l’on désavoue sans conséquence. [...] Ta femme aimante ne mène à rien, une femme du monde mène à tout, elle est le diamant avec lequel un homme coupe toutes les vitres quand il n’a pas la clef d’or avec laquelle s’ouvrent toutes les portes. Aux bourgeois les vertus bourgeoises, aux ambitieux, les vices de l’ambition. D’ailleurs, mon cher, crois-tu que l’amour d’une duchesse de Langeais ou de Maufrigneuse [...] n’apporte pas d’immenses plaisirs ? Si tu savais combien le maintien froid et sévère de ces femmes donne du prix à la moindre preuve de leur affection ! [...] Un sourire jeté sous l’éventail dément la réserve d’une attitude imposée, et qui vaut toutes les tendresses débridées de tes bourgeoises à dévouement hypothétique ; car en amour le dévouement est bien près de la spéculation. Puis, une femme à la mode [...] a ses vertus aussi ! Ses vertus sont la fortune, le pouvoir, l’éclat, un certain mépris pour tout ce qui est au-dessous d’elle [...]
– Je hais ces sortes de gens, je souhaite une révolution qui nous en délivre à jamais.

Cet exemple est intéressant à un double titre : par sa portée générale, aussi bien que par sa portée restreinte. Sur le plan général, il offre un aperçu des principes qui fondent toute réinterprétation politique. Réinterpréter, le discours de Rastignac le montre bien, c’est tout à la fois redéfinir une situation, et la recontextualiser. C’est tout le sens du « tu n’es pas dans la question », qui implique un changement de cadre interprétatif. Bianchon n’envisage le mariage que sous l’angle de la vie privée et affective qu’il dissocie de la vie publique. Il en fait une question essentiellement personnelle. Le commentaire « politique » auquel se livre Rastignac recon-textualise la donne du débat, et en propose une configuration tout à fait différente. Il s’entend tout d’abord à relier ce que le médecin dissocie : le privé et le public, aussi bien que l’individuel et le social. Partant, le choix d’une partenaire, loin d’être une affaire purement personnelle, se trouve replacé dans un faisceau complexe de relations sociales connexes que le discours de Rastignac déplie à loisir. Son analyse porte en conséquence sur les mérites respectifs, envisagés en termes de « ressources », d’une union « bourgeoise » qui isole, et d’une alliance « aristocratique » qui offre une ample marge de manœuvre.
Le registre « politique » permet ainsi une comparaison fondée sur une mise en réseau, là où n’apparaissaient auparavant que des oppositions tranchées. Il participe de la construction d’une interprétation qui outrepasse les limites de toute vision ancrée dans des dichotomies. Autre effet, et non des moindres, de cette réinterprétation, dans ce cas précis : elle contribue à redéfinir la position respective des délibérants, à les situer plus précisément sur l’échiquier socio-politique de la France contemporaine. Les propos de Bianchon se conçoivent dans cette optique comme une émanation de l’ethos bourgeois, et la réinterprétation de Rastignac le contraint en quelque sorte à afficher clairement ses opinions politiques (c’est la politique cette fois qui ressurgit), comme en témoigne son ultime réplique. On notera également que la reconfiguration à laquelle se livre Rastignac sous l’égide d’une réinterprétation « politique » de la situation, n’efface pas la vision précédemment proposée par Bianchon. Elle modifie son appréhension, en fait apparaître les présupposés, mais en prend acte dans le même mouvement.
L’intérêt de la réplique de Rastignac n’est pas moindre, bien au contraire, si on l’envisage dans une perspective restreinte et dûment localisée. Autrement dit si l’on change de niveau, et qu’on la considère en regard de la démarche balzacienne et de sa visée heuristique et non plus de celle du personnage de la fiction. Elle s’inscrit alors dans le cadre de l’exposition des ressources d’un acteur, parmi bien d’autres, de la vie sociale, et participe de sa stratégie. Il ne s’agit jamais pour Rastignac que de persuader Bianchon de lui venir en aide pour servir les intérêts de la marquise, très désireuse de frapper son mari d’interdiction. Le « fin politique » ne joue ici qu’un rôle bien subalterne de pion sur l’échiquier d’une habile marquise, dont rien ne permet de présager qu’elle lui sera particulièrement reconnaissante de son aide. Par là même, la portée du propos et des analyses de Rastignac se trouve dûment relativisée. Il participe de la micro-analyse à laquelle se livre Balzac, et qui l’engage à rendre compte, pour chacun des acteurs sociaux envisagés, des ressources dont ils disposent et du réseau des rapports de force dans lesquels ils se trouvent pris. C’est tour à tour chacun des protagonistes de la nouvelle qui fera l’objet d’une représentation analogue dans ses principes. La logique de l’action, telle que la figure le récit, se révèle alors dans toute sa complexité, une complexité qui ne se laisse pas déduire du discours de l’un de ses acteurs, aussi clairvoyant soit-il. L’analyse balzacienne du politique, de fait, se présente à bien des égards comme la contrepartie de celle de Rastignac, comme son « négatif ». Elle s’entend à développer ce que l’acteur n’expose pas, voire ne perçoit pas. Tout certes, les choses comme les êtres, peut être instrumentalisé, mais ce qui intéresse Balzac, ce n’est pas tant ce principe somme toute banal en lui-même, mais bien la vaste gamme des modalités de son actualisation, qui est toujours affaire de lieu, de moment, de conjoncture, de médiations institutionnelles, et ainsi de suite.
La « petite histoire » avec ses détails et ses précisions, sa part d’imprévisible aussi (voire surtout), est dans cette optique, infiniment plus instructive que toute pétition de principe, à l’instar de celle de Rastignac, sur la manière d’envisager en termes politiques le jeu social. Si l’on conçoit, dans cette perspective, tout le poids qu’il convient d’accorder au politique comme vecteur de l’intelligibilité du social, qu’en est-il alors de la politique ?

Le politique et la politique : interférences

Si la représentation balzacienne privilégie le politique, elle ne fait pas pour autant l’économie de la référence à la politique, essentielle au demeurant pour assurer l’ancrage de la représentation dans la France contemporaine et pour en fonder la pertinence. Deux cas de figure sont alors à envisager. Dans le premier, la politique participe de l’appréhension du politique. Elle entre pour une bonne part, dans la définition de la conjoncture dans laquelle s’inscrit l’activité des acteurs sociaux. Ainsi du moment que choisit la marquise d’Espard pour tenir un salon et exercer son influence dans les hautes sphères du pouvoir. C’est bien la Restauration qui lui permet de faire fructifier son capital symbolique, celui de son nom et de sa lignée, et c’est le succès croissant de cette entreprise qui l’incite, pour s’offrir les moyens de la poursuivre, à entamer contre son époux la procédure d’interdiction qui donnera son nom à la nouvelle. De même que la politique peut favoriser telle classe d’acteurs sociaux, elle peut en défavoriser d’autres. Ainsi, le père Goriot, toléré chez ses gendres sous Bonaparte, se verra exclu de leur demeure avec le changement de régime. Sa définition d’acteur social change de valeur dans une constellation politique différente. On connaît la fortune de ce schéma et de ses variations dans la représentation balzacienne : il est repris avec des effets plus ou moins dramatiques dans la plupart des fictions – Le Colonel Chabert par exemple en offrant une version extrême. La politique s’inscrit ainsi dans le calcul des ressources des individus et de leurs possibilités d’action, un calcul que les acteurs sociaux opèrent, on l’a vu, avec plus ou moins d’habileté et de clairvoyance. Elle est un facteur important de ce calcul, mais comme tout facteur institutionnel dans l’univers balzacien, elle ne prive pas nécessairement l’acteur défavorisé de toute marge de manœuvre, de même qu’elle n’est pas automatiquement facteur de succès pour ceux qu’elle favorise : dans l’un et l’autre cas, les dispositions de l’individu ne sont jamais négligeables.
En retour, et c’est le deuxième cas de figure, le politique a vocation d’éclairer la politique. Parce qu’il offre une appréhension précise et détaillée de ce qui peut s’entreprendre (et s’entreprend) dans les domaines les plus divers de la vie sociale, sous les auspices d’une politique particulière, de ses modes de gestion et de contrôle, le politique est doublement révélateur de la politique. D’une part, il permet de concevoir comment elle se monnaie concrètement dans le grain de la société, quelles sont les voix qu’elle libère (ou met en sourdine), les voies d’action qu’elle favorise, et celles qu’elle entrave : ce que l’attention au politique révèle ainsi ne se laisse pas déduire de la politique et de ses énoncés programmatiques. D’autre part, et c’est l’autre face de cet effet, le politique contribue par là même à alimenter en retour le travail de réflexion que la société opère sur elle-même. C’est à la faveur de ce double mouvement d’interférences – de la politique au politique, et du politique à la politique que se fonde et s’exerce la vocation critique du roman balzacien. On notera toutefois que cette critique, apte à ressourcer la réflexion politique, ne se laisse pas traduire en autant de positions qui viendraient se réinscrire dans le tableau des options politiques du moment. Elle ne saurait, par définition, en épouser les clivages, et s’affilier à l’une ou l’autre des voies qu’offre la scène politique. Elle a bien vocation à brouiller les cartes, à altérer la donne de la réflexion. Le choix de l’échelle de l’analyse est ici crucial. La petite histoire ne s’imbrique pas dans la grande de manière à en offrir une vision plus détaillée, elle est le vecteur d’une vision autre, décalée en quelque sorte, et pertinente en raison même de son décalage. Mais ce choix, on l’aura compris, n’est à aucun moment exclusif : il n’implique pas de renoncer à une perspective macro-historique. C’est ce que je voudrais montrer maintenant de manière plus concrète, en m’attachant à un exemple particulier, Le Curé de Tours.



Figuration du politique et variations d’échelles : Le Curé de Tours

Le Curé de Tours est aussi une grande fable sur les variations d’échelle et sur leur « bon usage ». La « petite échelle » est par définition ambiguë. J’ai insisté jusqu’ici sur ses mérites analytiques. Il n’en reste pas moins que pour le sens commun, elle est synonyme d’étroitesse de vue, de myopie, voire d’aveuglement et de bêtise. Elle renvoie inévitablement à un univers borné et dénué d’intérêt particulier. Dans Le Curé de Tours, Balzac n’écarte nullement cette acception de sens commun de la petite échelle. Il s’en recommande au contraire pour s’en démarquer. Le luxe de détails déployé pour décrire l’univers étroit de l’abbé Birotteau, pour faire l’inventaire de son monde, de ses aspirations, de son mode de pensée conforte jusqu’à un certain point les évidences de sens commun sur la petite échelle, mais dans le même temps, il outrepasse les attentes du lecteur qui n’en demande certes pas tant. Cet excès, et la réaction qu’il est susceptible de provoquer chez le lecteur, n’échappent pas à Balzac, et entraînent une explication analogue dans son principe à celle des Paysans :

Si les choses grandes sont simples à comprendre, faciles à exprimer, les petitesses de la vie veulent beaucoup de détails. Les évènements qui constituent en quelque sorte l’avant-scène de ce drame bourgeois, mais où les passions se retrouvent tout aussi violentes que si elles étaient excitées par de grands intérêts, exigeaient cette longue introduction, et il eût été difficile à un historien exact d’en resserrer les minutieux développements.

Cette mise au point attire l’attention sur l’abondance des détails et en souligne la nécessité, bien plus qu’elle n’en offre une motivation satisfaisante. Elle ne rend pas compte non plus de ce qui fait au premier chef, l’intérêt de ces « minutieux développements » pour l’historien, nous enjoignant implicitement à présupposer un tel intérêt. Qui plus est, ce qui est mis en avant, c’est le drame et les passions qu’il soulève, alors que la part de l’histoire, et éventuellement de la politique, semble bien participer de l’arrière-plan. Il faudra attendre le dénouement du récit pour assister à un renversement radical des perspectives. La fin du récit nous montre, en un premier temps, un Troubert en route pour Paris, contemplant un instant sa victime à l’agonie : elle demeure encore axée sur le drame passionnel, et le spectacle évoqué éveille la compassion du lecteur. L’épilogue, en revanche, vient accentuer la dimension politique de la fable : il n’y est plus question de Birotteau, mais de la grandeur, stérile il est vrai, de Troubert, de l’ampleur de ses vues. Ajout tardif à la nouvelle, cet épilogue ne va pas de soi. Les considérations générales qu’il développe étonnent quelque peu : elles ne découlent pas en droite ligne du contenu de la nouvelle. Le changement d’échelle abrupt, surprend. C’est aussi que cet épilogue n’entend pas (vraiment) imposer son sens au récit qui précède, mais bien plutôt faire passer au premier plan ce qui jusque-là était relégué, par l’attention accordée au drame, à l’arrière-plan : non seulement la figure de Troubert, mais aussi et surtout le (et la) politique. Certes, ils n’étaient pas passés inaperçus au fil de la lecture, mais on pouvait les considérer comme participant des circonstances du drame, sans aller jusqu’à actualiser une interprétation de part en part politique de cette scène. En adjoignant cet épilogue à la nouvelle, Balzac nous convie en quelque sorte à tenter une telle interprétation, autant dire à opter pour une construction de lecture autre, moins attentive au drame et à son pathos, qu’au politique.
L’« avant-scène » du drame acquiert dès lors un relief différent. Les « minutieux développements » de l’« historien » s’organisent de manière à s’inscrire dans une configuration où chaque détail mentionné acquiert une signification stratégique. L’évocation des « petitesses de la vie » apparaît alors conforme au programme d’une micro-analyse du social : elle procède d’une étude où la « petite échelle » relève, à rebours de son acception de sens commun, d’une démarche heuristique, voire d’une méthode d’investigation. Ainsi, le moindre geste de la vie quotidienne, une conversation que l’on tient à l’occasion d’un repas, l’emploi que l’on fait de ses soirées et le lieu où l’on choisit de les passer (chez Mme de Listomère ou chez Mlle Gamard, en l’occurrence) et ainsi de suite, se présentent comme autant de décisions cruciales dont on ne saurait négliger la portée socio-politique. Birotteau apparaît ainsi comme un acteur particulièrement maladroit de la vie sociale, incapable de mesurer la portée de ses faits et gestes. La vie privée et la vie politique sont pour lui des domaines bien distincts. S’il est à la rigueur capable d’entrevoir leur interférence (après tout il souhaite devenir chanoine et compte sur l’influence de Mme de Listomère pour obtenir cette nomination), c’est néanmoins en porte-à-faux, en projetant sur la vie politique le modèle de la vie privée, et non l’inverse. Jadis il avait bénéficié de l’amitié et de la protection « paternelle » de Chapeloud qui en a fait son héritier ; devenu « orphelin », il s’en remet aux bons soins de la figure « maternelle » de Mme de Listomère pour satisfaire ses désirs, et pour le secourir dans son « malheur ». De fait, s’il possède des ressources, il ne les a pas acquises par lui-même, mais par voie de don et de legs, si bien qu’il est incapable de les gérer et de les faire fructifier : il est voué à les perdre.
Chapeloud, en regard, fait figure de celui qui excelle dans l’art de considérer ses moindres faits et gestes, sous l’angle politique. Ainsi de sa manière de régler ses rapports avec Mlle Gamard, de veiller constamment à neutraliser Troubert, d’empêcher son avancement dans la hiérarchie ecclésiastique, et de lui interdire l’accès au salon de Mme de Listomère. Autant de comportements conformes à son projet de maintenir une stabilité confortable et routinière, en défendant des positions lentement et habilement acquises et que tout changement ne pourrait que compromettre. Les exemples choisis par Balzac pour rendre compte des aptitudes de Chapeloud, ne sont pas indifférents : s’ils montrent bien que le politique ne s’arrête pas aux frontières de la vie privée, il permettent également, à un autre niveau, une appréhension d’ensemble et une évaluation du projet de l’acteur social. La politique de « bon vivant » de Chapeloud, pour efficace qu’elle soit, apparaît bien comme celle d’un gestionnaire habile, limité dans ses ambitions, et dénué d’ampleurs de vue. Elle est vouée à rester sans lendemain, pour n’impliquer aucun projet d’avenir. Tout ce que Chapeloud est en mesure de transmettre à son « héritier » Birotteau, c’est un « Défiez-vous de ce grand sec de Troubert ! C’est Sixte-Quint réduit aux proportions de l’évêché » ; en guise de viatique, c’est peu, et surtout c’est un message qui n’est pas fait pour être entendu. À ce niveau, c’est bien Birotteau qui fait figure d’interprétant de Chapeloud. Chapeloud, à son tour assumera cette même fonction d’interprétant à l’égard de Troubert.
En un sens, Troubert semble bien le seul vrai politique dans ce récit, et il est en cela le digne héritier de Chapeloud, celui qui outrepassera son modèle et son rival. Sa politique est offensive, et non simplement défensive comme celle de Chapeloud : le confort de l’existence ne lui est certes pas indifférent, mais n’est pas pour lui un véritable centre d’intérêt. Son ambition ne se cantonne pas aux limites de la seule ville de Tours, même s’il entre dans son plan de s’approprier une à une toutes les positions jadis acquises par son ennemi intime, son logement, ses biens, sa position sociale, et dont l’acquisition implique l’éviction de Birotteau, une éviction qui condamne ce dernier à l’exil et à la mort. Tours n’est pour lui qu’un champ de bataille où il bivouaque, se livrant activement, en attendant mieux, aux renseignements et à l’étude du terrain : une étude doublement utile aussi bien à son rôle d’agent de la Congrégation, qui favorisera son ascension, qu’à la préparation du combat qu’il entend bien mener en temps voulu et qu’il lui importe, bien évidemment, de gagner. Reste que le récit ne nous montre pas vraiment Troubert à l’œuvre : il nous permet de reconstituer ses agissements, en nous assignant par là même pour une bonne part la responsabilité de cette reconstitution. Ce que le récit nous montre, en revanche, ce sont les effets des agissements de Troubert, tels que les perçoivent, et ont à les interpréter, les divers acteurs de la scène sociale tourangelle, et notamment l’aristocratie locale, Mme de Listomère et son petit cercle, chez lesquels l’abbé Birotteau a trouvé refuge. Ce parti-pris de la représentation balzacienne permet de poursuivre, en l’étendant à la société de Tours tout entière, la micro-analyse amorcée dans le sillage de l’intérêt porté au destin de Birotteau. Elle engage en particulier à observer le réseau complexe des médiations institutionnelles, juridiques et politiques, par lesquelles en vient à se manifester le pouvoir de Troubert.
C’est au gré de cette analyse que se laissent déchiffrer les interférences entre le politique et la politique évoquées plus haut. Interférences qui se donnent à lire, en un premier temps, au plan de la marge de manœuvre qu’elles offrent aux différents acteurs de cette scène. Ainsi par exemple de la difficulté de trouver à Tours un avocat qui se chargerait de la cause de Birotteau, et qui ne pourrait se trouver que parmi les libéraux, ou encore du rôle dévolu dans cette affaire à la gestion de l’opinion publique. Autant de détails, en prise sur la situation politique française du moment, qui éclairent dans leur dynamique les jeux de force, et les réseaux complexes de rapport qui s’instaurent entre les différentes composantes de la société tourangelle. Ces interférences peuvent également se déchiffrer au gré d’un changement de vecteur, comme contribution à une lecture critique et polémique de la politique de la Restauration. La micro-analyse de la scène tourangelle a d’abord un intérêt local et dûment circonscrit. À ce titre, elle se donne également dans la nouvelle comme une manière d’évaluer la politique de Troubert. Le bilan local de cette politique se solde d’une part par un détail : à l’issue du récit et de ses péripéties, la maison de Mlle Gamard, « acquis(e) de la Nation pendant la Terreur » revient à l’Église, corrigeant par là une anomalie que malgré la Restauration, tout le monde tolérait. Mais au-delà de ce détail symbolique, elle se solde surtout par un singulier affaiblissement de l’aristocratie. Vue de Tours, l’alliance du trône et de l’autel, à la faveur de laquelle s’explique pour une bonne part la formidable ascension de Troubert, produit essentiellement des effets contre-intuitifs qui, sous couvert de l’affermir, en sapent les fondements. Incidemment, cela ne signifie nullement que Balzac manifeste par là même une hostilité de principe à une telle alliance. Si le récit balzacien brouille bien les cartes de la réflexion, il n’implique pas de conclure qu’il le fait au détriment des convictions politiques monarchistes de son auteur.

Le jeu subtil des variations d’échelle, comme l’atteste l’exemple du Curé de Tours, sans doute trop rapidement esquissé ici, est bien au cœur de la démarche balzacienne qui, d’un récit à l’autre, ne cesse d’en exploiter le potentiel heuristique. S’y montrer sensible, en s’inspirant de l’esprit des recherches en micro-histoire, c’est aussi reconnaître l’importance des transactions entre une poétique du texte et une poétique de la lecture auxquelles nous convient l’œuvre balzacienne. C’est au fil de ces transactions, que s’appréhendent, par paliers, les vecteurs multiples de la figuration du politique dans La Comédie humaine, de même que se laisse saisir la portée de leur enchevêtrement.

Elisheva Rosen
(Université de Tel-Aviv)



Écrire le politique :
L’Envers de l’histoire contemporaine
ou la tentation du roman À thÈse


Quelle place peut-on donner, dans l’écriture d’une fiction romanesque, à un projet de persuasion idéologique du lecteur ? Dans un échange épistolaire avec Eugène Sue au moment de la publication des Mystères de Paris, George Sand pose avec une clarté exemplaire le problème de la capacité démonstrative du roman : « Je crois qu’un roman estimable doit être un plaidoyer en faveur d’un généreux sentiment, mais que pour faire un bon roman, il faut que le plaidoyer y soit tout au long sans que personne s’en aperçoive. Voilà tout le secret du roman. Je ne l’ai pas encore trouvé dans la pratique. Toujours, quand je suis à l’œuvre le plaidoyer emporte le roman, ou le roman le plaidoyer. »
Cet équilibre entre narration et expression d’une conviction politique est bien celui que recherche toute une génération de romanciers dans les années 1840. On assiste alors à un foisonnement d’expérimentations et de réflexions sur ce lien entre roman et interrogation politique. Au moment où Sue explique à Sand qu’avec Les Mystères de Paris, il veut la suivre dans la voie sociale où elle a engagé le roman, la romancière s’est effectivement lancée dans la rédaction de ses « romans socialistes » et elle travaille à l’une de ses plus grandes réussites dans cette veine, Consuelo. C’est aussi la période où Hugo entreprend l’écriture de cette ample méditation sur l’Histoire, la misère et la politique qui deviendra Les Misérables. Quant à Balzac, il est évidemment un des tout premiers concernés par cette interrogation. Il profite ainsi en 1840 d’un compte rendu sur Léo, roman d’Henri de Latouche prenant nettement parti pour la République, pour faire le point sur sa conception d’une littérature militante. Ce que Balzac reproche à Latouche, ce n’est pas l’expression de son credo politique mais la maladresse qui transforme son roman en propagande et ses personnages en caricatures partisanes.

Si je vous ai longtemps parlé de ce livre, c’est que là se trouve un écueil sur lequel se sont brisés déjà bien des esquifs : la propagande en littérature. Loin de moi l’idée de condamner les convictions [...]. Je ne blâme pas M. de Latouche de faire servir ses livres à la propagation de ses idées politiques […] je ne le blâme que de publier un livre mal écrit, incohérent, où les figures sont folles, impossibles, et niaises.

L’échec de la tentative de Latouche ne découle donc pas, selon Balzac, de son projet, qui participe de ces multiples expérimentations sur l’écriture du politique, mais des insuffisances de sa réalisation. Dans le climat de forte tension sociale et politique qui marque la deuxième moitié de la monarchie de Juillet, les romanciers, quelles que soient les convictions qu’ils défendent, s’accordent donc pour légitimer l’emploi du roman comme un outil valable d’expression du politique. Mais sur ce fond commun de revendication de la fonction d’enseignement idéologique portée par la littérature, ils explorent des voies poétiques profondément divergentes. L’Envers de l’histoire contemporaine constitue, dans ce contexte, un cas particulièrement révélateur qui, en jouant avec les frontières du roman à thèse, permet d’analyser les procédés sur lesquels repose la capacité démonstrative du roman et de repenser les modalités de l’écriture du politique dans la fiction.
Le roman à thèse est ici posé comme un point limite, qui sert de référence en poussant à l’extrême une série de traits qu’on rencontre dans tout roman se fixant des objectifs de persuasion idéologique du lecteur. Dans le roman à thèse, l’essentiel est en réalité un intertexte considéré comme une vérité (dogmes politiques, discours d’un parti, prises de position de théoriciens, etc.), et la fiction est alors employée pour produire une adhésion du lecteur à cette vérité. Mais il s’agit là d’un modèle théorique, qui ne peut être appliqué comme tel dans l’écriture romanesque. Ainsi que l’a souligné Nelly Wolf, le monologisme présenté comme caractéristique du roman à thèse suppose l’abolition de la littérature comme telle, l’œuvre se transformant en pure vignette idéologique d’illustration d’un dogme. Le roman à thèse n’est donc qu’une limite vers laquelle tendent certaines œuvres, et la mise en fiction de l’idéologie correspond nécessairement à une complexification et à une ambiguïsation.
Dans le cas de L’Envers de l’histoire contemporaine, il faut d’emblée souligner l’absence d’intertexte politique nettement identifié qui viendrait, selon le modèle du roman à thèse élaboré par Susan Suleiman, servir de fondement à l’écriture du roman. La vocation édifiante de l’œuvre est, certes, indéniable. Dès la conception du projet, Balzac présente le roman à Mme Hanska comme une œuvre destinée à obtenir le prix Montyon, qui récompense chaque année l’ouvrage le plus utile aux mœurs. Selon le cahier des charges fixé par Balzac, l’œuvre doit rééquilibrer les Scènes de la vie parisienne en fonctionnant comme un contrepoids au tableau effrayant des vices parisiens dressé dans l’Histoire des Treize. Elle montrera donc « l’action de la vertu, de la religion et de la bienfaisance au cœur de cette corruption des capitales ». Si cette thèse n’est pas directement indexable sur un discours politique, comme elle l’est par exemple dans Les Beaux Quartiers d’Aragon où Susan Suleiman souligne l’affichage direct de l’intertexte communiste, la volonté de persuasion idéologique est néanmoins nettement exhibée. L’Envers de l’histoire contemporaine se présente donc, au sein de La Comédie humaine, comme une expérimentation originale – Balzac insiste d’ailleurs sur cet aspect expérimental en exposant la difficulté qu’il éprouve à « rendre intéressant un drame sans un seul loup dans la bergerie » – et elle constitue une œuvre particulièrement propice à une réflexion sur l’écriture du politique dans la fiction romanesque.

Pourtant, si les thèmes et les interrogations du roman sont foncièrement d’ordre politique, qu’il s’agisse des effets de la Révolution, de la pauvreté dans Paris ou de l’exercice de la charité, cette œuvre pose un problème singulier, car elle se caractérise en même temps par une forte restriction des modes d’expression du politique.
La première raison de cette difficulté tient au remarquable retrait du narrateur qu’on observe dans L’Envers de l’histoire contemporaine. C’est une spécificité qu’a relevée à juste titre Alexandre Péraud : rares sont les œuvres de La Comédie humaine où le narrateur balzacien, souvent si envahissant, s’interdit, comme ici, digressions, métadiscours et longs développements didactiques. Ce n’est donc pas par le narrateur que peut passer l’expression d’une pensée politique développée. L’écriture balzacienne est ici au plus loin de celle d’une romancière comme Sand, dont le narrateur, dans Consuelo ou Le Compagnon du Tour de France, prend ouvertement position en interpellant directement son lecteur.
Le deuxième obstacle à l’expression directe du politique dans la fiction découle d’une caractéristique originale de l’intrigue de L’Envers de l’histoire contemporaine dont on ne prend conscience que progressivement à la lecture du roman. Il s’agit de l’impossibilité d’une discussion politique ouverte entre les personnages. De fait, L’Envers de l’histoire contemporaine est tout sauf le roman du débat et de l’argumentation, et cela tient en partie à la forme de tabou qui pèse sur tout sujet politique dans l’entourage de Mme de La Chanterie. Les Frères de la consolation se présentent eux-mêmes comme des êtres brisés par l’Histoire, pour qui le silence est une nécessité puisque la discussion en apparence la plus anodine peut réveiller les souffrances de leur passé. Un épisode fournit d’ailleurs une démonstration a contrario de cette impossibilité de tout débat d’idées dans le roman. Lors d’une conversation à la suite d’un repas, l’évocation par les personnages réunis autour de Mme de La Chanterie d’un procès criminel donne en effet lieu à l’ébauche d’une discussion où s’exprime une véritable pluralité d’opinions sur le crime, ses causes et les manières de le réprimer. Mais dès que Godefroid mentionne la question centrale de la peine de mort, la discussion tourne à la catastrophe, ses participants s’évanouissant ou prenant la fuite (VIII, 281). L’imprudent qui a tenté d’engager ainsi un débat d’ordre idéologique et politique apprend alors la règle du silence qui gouverne cette communauté.
Si le politique est bien présent dans L’Envers de l’histoire contemporaine, son énonciation ne saurait donc passer par de longues discussions entre les personnages comme c’est le cas par exemple dans Le Médecin de campagne. Il ne peut s’exposer ici que de manière implicite, allusive et indirecte. Et pourtant, comme l’a très justement montré Pierre Laforgue, derrière l’apparence strictement économique de l’action des Frères de la consolation soulageant la misère parisienne, il y a en fait un projet foncièrement politique. C’est bien ce que dévoile le bonhomme Alain en s’engageant dans une fabrique pour lutter contre le communisme qui s’y répand. L’enjeu de ces œuvres charitables est avant tout conservateur : il s’agit d’enrayer la menace d’une révolution populaire et de restaurer l’ordre social en réparant les anomalies de l’Histoire qui ont fait déchoir certains individus, comme le baron Bourlac, de leur classe d’origine. Lors d’une communication récente, Alexandre Péraud a analysé l’échec du politique dans La Comédie humaine en montrant que le deuil du politique laisse la place à l’économie, le régulateur véritable, au sein de la fiction, devenant l’argent. Ce que montre L’Envers de l’histoire contemporaine, c’est que sous l’économique se dissimule toujours le politique, qui fonctionne comme un refoulé. C’est la souffrance du passé politique qui sous-tend l’action économique, et cette force de l’idéologie est d’autant plus grande que le politique ne se dévoile que par intermittence, de façon fragmentaire, sans se prêter par conséquent à un éventuel débat.
La conjonction paradoxale de ces deux caractéristiques de L’Envers de l’histoire contemporaine : un projet romanesque nettement orienté, à visée édifiante et de fortes contraintes pesant sur l’expression d’une pensée politique produit ainsi une expérimentation singulière sur l’écriture du politique.

La volonté démonstrative d’une fiction se proposant d’exposer dans un « ouvrage formidable de vertus » l’action de la charité sur « les misères affreuses sur lesquelles repose la civilisation parisienne », suppose la mise en place d’une multiplicité de procédés destinés à guider l’interprétation du lecteur et à nommer explicitement le sens.
L’ouverture et la clôture de chaque partie de l’œuvre sont des lieux éminemment stratégiques où s’accomplit ainsi un fort cadrage idéologique. Cela passe, dans les premières pages du roman, par une série de brèves notations dans lesquelles le narrateur, au détour d’une métaphore, valorise la religion et condamne le progrès et l’égalité (219). Mais l’encadrement de la lecture se fait beaucoup plus massif à la fin de la première partie de l’œuvre, et à l’ouverture et la clôture de la seconde partie. Le texte scande alors les étapes du roman d’initiation construit autour de Godefroid. « Tant que vous n’aurez pas la foi, tant que vous n’aurez pas absorbé dans votre cœur et dans votre intelligence le sens divin de l’épître de saint Paul sur la Charité, vous ne pouvez pas participer à nos œuvres » (319), conclut Alain à la fin de la première partie du roman. La première phrase de la seconde partie oriente la lecture en annonçant par avance l’évolution de Godefroid : « De même que le mal, le sublime a sa contagion » (321), et la dernière phrase de l’œuvre marque l’aboutissement de ce parcours : « Ce jour-là Godefroid fut acquis à l’Ordre des Frères de la Consolation » (413). La structure du roman d’initiation constitue un des moyens puissants d’expression du politique dans L’Envers de l’histoire contemporaine. C’est la dimension démonstrative propre à la fiction elle-même qui guide l’interprétation du lecteur. Le mécanisme de persuasion sur lequel repose le roman d’initiation a bien été analysé par Susan Suleiman, qui caractérise ce genre comme un des éléments constitutifs de l’ensemble qu’elle regroupe sous le terme de roman à thèse.
Dans le roman d’initiation, l’adhésion aux valeurs défendues par le texte passe notamment par l’identification du lecteur au protagoniste principal. Dans ce contexte générique, le portrait de Godefroid en type parisien représentatif de toute une génération issue de la désillusion de 1830 prend toute sa signification. Il apparaît comme un homme du ressentiment, envieux et cynique, en qui s’incarne le mal du siècle. Le narrateur fait d’ailleurs une lecture politique du personnage, suggérant la menace latente que représentent ces individus prêts à prêter main forte à toute entreprise de renversement du pouvoir (223). Il s’agit bien, dans la logique du roman d’initiation, de choisir le personnage dont les valeurs sont les plus éloignées de celles des Frères de la Consolation et dont la conversion doit être la plus difficile. La première partie du roman décrit l’évolution de Godefroid du cynisme à l’adhésion. Conformément au modèle du roman d’initiation, l’apprentissage de la doctrine passe par différentes épreuves d’interprétation, portant sur des histoires exemplaires, celle du bonhomme Alain puis de Mme de La Chanterie. La seconde partie du roman relate le passage de l’adhésion à la mise en pratique effective de la charité pour aboutir à l’acceptation par le groupe des initiés. On est ici au plus près du scénario dégagé par Simone Vierne comme constitutif du roman d’initiation, c’est-à-dire la « progression d’un individu d’un état d’ignorance à un état de connaissance à travers une série d’épreuves, l’objet de la connaissance étant toujours lié au sacré et le but de la progression étant une transformation essentielle de l’individu – une « nouvelle naissance » – qui le rendra digne de faire partie du groupe constitué par d’autres initiés ». La structure du roman d’initiation et les différentes étapes de la progression de Godefroid, scandées tout au long du texte par le narrateur ou par les personnages constituent sans conteste le moyen le plus massif et le plus global pour guider l’interprétation du lecteur. Mais L’Envers de l’histoire contemporaine met également en jeu une multitude de techniques plus fines et, pour certaines, nettement plus retorses, pour exprimer des options idéologiques et travailler à les faire accepter par le lecteur.
L’une de ces techniques d’écriture est la présupposition, analysée par Oswald Ducrot, et dont Susan Suleiman a montré qu’elle constituait un outil idéal d’énonciation indirecte de la doctrine dans le roman à thèse. Elle repose notamment sur des énoncés du type « Il comprit enfin que p », où le prédicat p est la vérité doctrinale révélée au personnage. La force de ce type d’énoncé est d’induire le lecteur à présupposer p comme vrai. C’est donc un moyen adroit d’exprimer une doctrine, sans effet de didactisme, et sans que le lecteur songe à la contester. Comme le souligne Oswald Ducrot, « quand on place devant un énoncé p l’expression X sait que, c’est souvent à la seule fin de poser avec une force particulière la vérité de p. X sait que peut presque, dans ce cas, être considéré comme un modal, analogue à Il est vrai que... ». Il est révélateur de constater que Balzac a recours à ce mode de formulation en « X comprit que p » pour exprimer le cœur de la pensée politique qui sous-tend l’action des Frères de la Consolation, c’est-à-dire le lien entre misère, charité et crime. À la fin du récit de sa vie, Alain livre à Godefroid sa conception de la charité sous cette forme insidieuse qui doit l’imposer comme une vérité aux yeux du lecteur.

Il me vint à l’esprit que la bienfaisance ne devait pas consister à jeter de l’argent à ceux qui souffraient. Faire la charité, selon l’expression vulgaire, me parut souvent être une espèce de prime donnée au crime. [...] Je compris enfin qu’une surveillance prodigue en conseils décuplait la valeur de l’argent donné, car les malheureux ont surtout besoin de guides. (273-274, je souligne)

Pour remplir le cahier des charges d’édification morale que Balzac a assigné à son œuvre, certains procédés d’écriture visent à opérer un véritable bouclage du sens, en éliminant l’ambiguïté et en limitant les interprétations permises au lecteur. Ainsi observe-t-on, à l’issue du conte moral dans lequel Alain relate ses relations houleuses avec son débiteur Mongenod, une multiplication des redondances entre le discours d’Alain, celui de Godefroid et les commentaires du narrateur. Dans une première étape, Alain tire en effet lui-même la leçon de sa parabole, en expliquant ce que doit être la charité, et la manière dont il l’a mise en pratique (voir 273-274, et 277). Dans une deuxième étape, le narrateur valorise l’interprétation d’Alain en soulignant qu’elle conduit Godefroid à vouloir pratiquer lui aussi la charité : « Ce récit, fait sans aucune emphase et avec une touchante bonhomie dans l’accent, dans le geste, dans le regard, aurait inspiré à Godefroid le désir d’entrer dans cette sainte et noble association, si déjà sa résolution n’eût été prise » (277). Dans une troisième étape, Godefroid confirme lui-même l’affirmation du narrateur en expliquant que la parabole renferme un enseignement pour lui : « je vous remercie de m’avoir raconté votre vie, il s’y trouve des leçons pour moi » (278). Enfin, dans une quatrième étape, Alain reformule la morale qu’il a tirée de son récit en dévoilant la devise sur la charité qu’il a faite sienne : « Transire benefaciendo [...] C’est notre devise. Si vous devenez un des nôtres, ce sera là tout votre brevet » (278). Dans S/Z, Barthes définissait un discours redondant comme un discours où « la signification est excessivement nommée ». Dans ce passage, c’est à une véritable rhétorique de la redondance qu’on a affaire, ce qui crée un effet de martèlement idéologique typique du roman à thèse. Il s’agit bien de réduire les failles du texte, et de nommer avec insistance le sens, en désignant l’interprétation qu’il convient de tirer du récit. Dans cette optique, l’histoire des relations entre Alain et Mongenod apparaît comme foncièrement téléologique : elle doit conduire à une interprétation univoque, et elle s’efface finalement devant la règle de vie et d’action qui en découle. Dans certains de ces points nodaux d’expression de l’idéologie, le texte semble tout faire pour écarter les possibilités de lecture divergente et la redondance est à cet égard un outil redoutable.
J’ai débuté en signalant le choix de retrait du narrateur dans L’Envers de l’histoire contemporaine et l’absence de métadiscours, de digressions ou de discours didactiques que ce choix entraîne. Le discours du narrateur constitue pourtant un des moyens les plus simples et les plus directs d’expression du politique, auquel Balzac recourt abondamment tout au long de La Comédie humaine (que l’on songe aux amples analyses sur le pouvoir dans Sur Catherine de Médicis ou aux développements sur le légitimisme dans La Duchesse de Langeais). Or l’interdiction qui pèse dans tout le roman sur ce mode d’énonciation rend d’autant plus éclatante la seule exception à cette règle tacite, qui permet au narrateur balzacien d’exposer sa conception de l’association. L’effet polémique de cette voix nouvelle qui s’élève au cœur du roman est indéniable. Le lecteur est confronté à une parole d’autorité qui analyse la disparition de l’association comme force sociale, et qui attaque le principe d’individualisme promu par la Révolution. Le discours se fait alors directement politique, dans un réquisitoire contre les déceptions de la Charbonnerie et la transformation des grands et nobles drames politiques en « vaudevilles de police correctionnelle » (328). Alors qu’ailleurs le discours proprement politique semble, comme nous l’avons vu, frappé d’interdit, la conviction politique, étayée par une analyse de l’Histoire, s’exprime ici sans médiation, dans toute sa véhémence. Il n’est sans doute pas anodin que ce seul moment de théorisation politique détaché des enjeux immédiats de la fiction porte précisément sur le principe de l’association et ses rapports avec le religieux et le politique. On se souvient que c’est précisément ce concept d’association que Balzac plaçait, dans la préface de Splendeurs et misères des courtisanes, au cœur des programmes narratifs symétriques de l’Histoire des Treize et de L’Envers de l’histoire contemporaine.
Pour finir cette étude des différents moyens par lesquels la fiction romanesque tend à se faire démonstrative dans L’Envers de l’histoire contemporaine, je voudrais m’arrêter un instant sur le rôle du pathos dans l’intrigue. Indéniablement, L’Envers de l’histoire contemporaine est un roman où l’on pleure beaucoup ; nombreux sont les moments où l’émotion des personnages est soulignée avec insistance par le narrateur. Faut-il y voir un nouveau moyen de susciter l’adhésion du lecteur, cette fois sur un mode sentimental d’identification aux personnages ? Sans doute. Mais, alors que les procédés d’écriture analysés précédemment tendaient tous à guider l’interprétation du texte, l’usage du pathétique ne saurait produire le même phénomène de bouclage du sens. Certes, les grandes scènes pathétiques désignent au lecteur des nœuds de sens qu’il doit interpréter. Elles prêchent à leur manière par l’adhésion émotive qu’elles suscitent, mais elles ne fournissent pas elles-mêmes de clef idéologique pour la lecture du texte. C’est précisément ces phénomènes de brouillage du sens et d’ambiguïté idéologique sciemment construite dans L’Envers de l’histoire contemporaine dont je voudrais maintenant dégager les enjeux.

L’itinéraire si bien balisé et si clairement démonstratif de Godefroid – qui franchit avec succès, au fil du roman, les étapes de son initiation – pourrait n’être finalement considéré que comme une sorte de cadre, un support, ou un fil narratif reliant des réseaux de personnages et d’aventures dont l’interprétation idéologique est autrement plus complexe. Chaque partie du roman se trouve en fait construite, selon cette hypothèse, autour d’un noyau d’énigme et d’indécidabilité. Écrire le politique, c’est alors provoquer l’activité interprétative du lecteur et ouvrir le sens en interdisant toute conclusion définitive.
Le foyer narratif énigmatique autour duquel est construite la première partie de L’Envers de l’histoire contemporaine réside dans la juxtaposition de documents de nature très diverse qui s’attachent à retracer l’existence de Mme de La Chanterie et de sa fille pendant la Révolution (282-311). Quatre voix se succèdent. La première est celle d’Alain qui, dans un récit proprement hagiographique, relate la jeunesse et le mariage malheureux de Mme de La Chanterie, puis celui de sa fille, et l’engagement de cette fille, de son mari et de son amant dans des actes de brigandage contre le gouvernement impérial. Le document qui vient relayer le long récit d’Alain est alors l’acte d’accusation produit par le baron Bourlac contre Mme de La Chanterie et sa fille, lors de leur procès. Le point de vue est évidemment inversé. De nombreux détails suggèrent la culpabilité de Mme de La Chanterie et ce texte donne une image sordide du complot contre-révolutionnaire dominé par la mesquinerie, la lâcheté et les intérêts personnels. L’imagination de Godefroid dessine alors à partir de ce matériau un troisième récit, sur le mode du roman chouan : « Il développa le roman de la passion d’une jeune fille grossièrement trompée par l’infamie d’un mari (roman alors à la mode), et aimant un jeune chef en révolte contre l’Empereur, donnant, comme Diana Vernon, à plein collier dans une conspiration, s’exaltant, et, une fois lancée sur cette pente dangereuse, ne s’arrêtant plus ! » (306) En gommant tous les détails précis du complot, en oubliant les moyens contestables employés, en idéalisant ses acteurs, il fait d’un brigandage apparemment sans grandeur et sans véritable ambition politique un combat grandiose entre deux principes de gouvernement, la République et la Monarchie. Enfin, en décalage radical avec la vision profondément romanesque de Godefroid, un dernier document, symétrique de l’acte d’accusation de Bourlac, plaide la cause de la fille de Mme de La Chanterie en demandant sa grâce à l’Empereur.
Comme Godefroid, le lecteur se trouve ainsi placé devant des lectures foncièrement incompatibles de la destinée des personnages et, en l’absence de tout discours surplombant du narrateur, il ne saurait trancher entre elles. La confrontation entre l’acte d’accusation et la demande de grâce est exemplaire à cet égard. Chaque document produit une axiologie constante, qui s’inverse simplement en changeant de camp. Les épithètes interchangeables (« détestables (295), odieux, perfide, misérable, funestes, affreux (293), atroces (294) ») désignent alternativement les acteurs de l’un ou l’autre parti. La polyphonie produit donc le phénomène que Philippe Hamon définit dans Texte et idéologie comme la « neutralisation évaluative », qui « vise bien à “inquiéter” la compétence idéologique du lecteur, et à rendre impossible la “mise en hiérarchie” [...] d’un système de valeurs, quel qu’il soit, dans l’énoncé ».  
Cette indécidabilité foncière de la lecture du passé est essentielle pour la méditation sur l’Histoire dont le roman est porteur. La première partie de l’œuvre dépeint autour de Mme de La Chanterie, dans son hôtel particulier caché à l’ombre de Notre-Dame, un monde resserré, silencieux, étouffant, où il ne semble rien se passer, les seuls événements se déroulant dans l’intériorité des personnages (fascination de Godefroid pour Mme de La Chanterie, adhésion progressive aux valeurs de sa communauté). L’action véritable se réfugie alors dans le passé révolutionnaire, lieu fascinant plein de confusion, de bruit et de fureur, qui se dérobe à l’interprétation du lecteur. Même la reprise ultime de la parole par Alain, qui cherche à imposer sa lecture en proposant une interprétation mystique de la destinée de Mme de La Chanterie, ne parvient pas à effacer cette incertitude du lecteur. Écrire le politique, dans la première partie de L’Envers de l’histoire contemporaine, c’est jouer sur ce doute et sur la fascination produite par un passé révolutionnaire à la fois présenté comme indéchiffrable et comme la source obscure de l’action des personnages.

Le nœud idéologique d’ambiguïté placé au cœur de la seconde partie de l’œuvre ne réside plus cette fois dans la juxtaposition d’une série de documents contradictoires mais dans la complexité d’un personnage énigmatique, celui de Vanda de Mergi. La construction même du second épisode paraît confirmer cette hypothèse. Cette partie, intitulée L’Initié, présente en effet une succession de courtes scènes, de rencontres et de dialogues, et la seule scène véritablement développée est celle de la soirée passée par Godefroid en compagnie de Bourlac, de son petit-fils et de Vanda (365-374). Le personnage de Vanda, malade immobilisée depuis des années dans sa chambre, semble a priori hors du réel, hors du politique et hors de l’action. Dans l’espace clos de sa chambre délicieuse se trouvent apparemment niées les réalités du corps et de la misère.

[...] l’âme seule vivait chez les spectateurs. Cette atmosphère, uniquement remplie de sentiment, avait une influence céleste. On ne s’y sentait pas plus de corps que n’en avait la malade. On s’y trouvait tout esprit. À force de contempler ce mince débris d’une jolie femme, Godefroid oubliait les mille détails élégants de cette chambre, il se croyait en plein ciel. (371)

Mais le caractère illusoire de ce lieu raffiné dédié à l’art, à la littérature et à la musique apparaît bien vite. L’intérêt de cette scène réside précisément dans la montée progressive d’une tension qui dévoile la présence latente de la violence et de la folie chez Vanda. Il est particulièrement révélateur que Balzac choisisse de faire briser la poche idéaliste que constitue cette chambre par un personnage étonnant de médecin communiste. C’est le communiste Halpersohn qui rompt l’illusion et l’artifice dans lesquels vivait Vanda, qui lui découvre la supercherie généreuse de son père, et qui rend la comtesse au monde réel et à la société. Ce qu’il révèle ainsi, c’est que le personnage apparemment tenu hors du réel et du politique qu’est Vanda constitue en fait à l’inverse un lieu d’extrême concentration du politique. Les personnages en formulent eux-mêmes, fugitivement, l’hypothèse : Vanda incarne au sens propre, dans son corps souffrant, les fureurs de la politique. Sa maladie spectaculaire est lue comme une double expiation, à la fois du démembrement de la Pologne auquel son grand-père a contribué, et de l’acharnement des tribunaux révolutionnaires où s’est illustré son père. Mais à la différence de ce qu’on observait dans la première partie du roman, l’écriture du politique, dans L’Initié, se fait sur le mode du symbole, objet nécessairement ambigu dont l’interprétation demeure ouverte. On n’a plus affaire à un empilement d’interprétations multiples, longuement exposées en discours, mais à la concentration énigmatique du sens dans un personnage. Dans la même logique, le texte suggère un parallèle symbolique intéressant, en termes d’interprétation politique, entre les deux figures symétriques du médecin Halpersohn et de Mme de La Chanterie, tous deux représentant des figures d’autorité face à Godefroid, pratiquant la même sobriété poussée jusqu’à l’avarice, et mettant leur immense fortune au service de causes politiques diamétralement opposées. Mais là aussi, seule l’analyse de l’intrigue suggère ce rapprochement et ses enjeux interprétatifs restent incertains, la multiplication des actions, des rebondissements et des quiproquos prenant le pas, dans L’Initié, sur tout commentaire idéologique.

Pour finir, je voudrais m’interroger sur la place dévolue à l’humour et à l’ironie dans L’Envers de l’histoire contemporaine. L’évidente ambition de sérieux du texte, le poids de l’idéologie qui sous-tend les actions des personnages et l’omniprésence du pathétique semblent interdire toute prise de distance, que ce soit sur le mode de l’humour ou de l’ironie. Or le traitement des deux parties du roman est, à cet égard, très différent. On trouve dans la première partie de l’œuvre quelques scènes où l’humour naît du décalage entre les deux systèmes de valeurs opposés de Godefroid et de Mme de La Chanterie. On peut ainsi penser à l’épisode où Godefroid, engagé dans ses projets de séduction, évalue la beauté de Mme de La Chanterie pendant qu’elle le prêche, la jugeant « blanche et grasse » (236), comme une bonne volaille qu’il s’apprêterait à déguster. Ce type d’humour, lié à la confrontation entre le cynisme de Godefroid et le discours bien-pensant de Mme de La Chanterie n’a évidemment plus sa place dans la deuxième moitié du livre. Seul un calembour autour du nom de Godefroid de Bouillon vient soulever un instant la chape de grandiloquence et de pathétique qui pèse notamment sur le personnage de Bourlac – citons au hasard cette phrase typique du style du vieux magistrat : « je venais vous apporter cette rose céleste de la croyance au bien » (360). Cette répartition très inégale de l’humour dans le roman est symptomatique de la différence de réception entre les deux parties du livre.
Nous avons vu combien, au cœur de chaque partie de L’Envers de l’histoire contemporaine, la complexité et l’ambiguïté idéologiques font contraste avec la structure apparemment démonstrative de l’œuvre et les multiples procédés d’encadrement du sens auxquels le narrateur a recours. Or l’impression de bouclage du sens semble malgré tout plus forte dans la seconde partie du roman. La proximité de l’intrigue avec le modèle du mélodrame, l’importance dévolue au pathos et la tentative d’emporter la conviction par l’émotion, tous traits caractéristiques de cette seconde partie, n’ont sans doute pas peu contribué à la mauvaise réputation du roman. Par contraste, l’évolution de la poétique romanesque a en revanche profité à la première partie de l’œuvre. Le morcellement dû à une genèse difficile et l’unité de composition plus que problématique qui constituaient à l’origine ses défauts ont été perçus, avec le temps, comme des marques de polyphonie et d’ouverture du sens, mettant en valeur dans la première partie de L’Envers de l’histoire contemporaine une écriture du politique plus proche, dans son ambiguïté même, des sensibilités esthétiques contemporaines.


Claire Barel-Moisan
(CNRS/UMR-Lire)









« La loi de l’Écrivain », selon Balzac :
res litteraria sive res publica


« J’écris à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays. ». Cette très célèbre formule de l’ « Avant-propos » de La Comédie humaine a été si souvent citée, si souvent commentée pour essayer de dédouaner du péché de réaction son auteur, pourtant analyste incontesté du capitalisme moderne et de ses désastreuses conséquences sociales, qu’il faut bien, une fois encore, commencer par elle. Il ne sera pourtant pas question ici des « opinions » politiques de Balzac, au sens vulgaire du terme. En tant que telles, elles sont ni plus ni moins intéressantes que celles de tout individu confronté à une situation donnée et se déterminant par rapport à elle : de ce point de vue, l’opinion de Balzac vaut celle de chacun de ses contemporains face au contexte incertain de la monarchie de Juillet – ou encore celle de chacun d’entre nous, dans le monde indécis qui est encore le nôtre. À cette différence près, entre hier et aujourd’hui, qu’il y avait sous la monarchie de Juillet une véritable passion collective pour la politique – pour le débat politique théorique d’une part (le politique), pour les arcanes du pouvoir d’autre part (la politique) : Balzac parle peut-être mieux que les autres, mais pas plus, et il importe de garder cette évidence à l’esprit, si l’on veut essayer de cerner le rapport spécifique de Balzac à la politique.
Ce détour par les temps actuels permettra aussi de se débarrasser d’emblée de la prétendue anomalie balzacienne (son réalisme réactionnaire). En politique, on le sait bien, un même diagnostic social peut aboutir à des orientations très divergentes, sur le plan de l’action concrète. En l’espèce, Balzac, à partir d’une condamnation précise et argumentée du libéralisme économique et du régime qui en est l’émanation (la monarchie de Juillet), soutient de façon explicite une doctrine rigoureusement réactionnaire : l’histoire du XXe siècle a amplement montré que les deux attitudes n’étaient nullement contradictoires et la doctrine officielle de La Comédie humaine, s’inscrivant elle-même dans le droit fil des théories contre-révolutionnaires de Maistre et de Bonald, prépare à son tour la voie à la pensée maurassienne, qui constituera au moins jusqu’au régime de Vichy un courant majeur de la droite française. D’autre part, si l’on en revient à la monarchie de Juillet, il est incontestable que la grande majorité des milieux intellectuels (écrivains, journalistes, universitaires) a l’intime conviction des effets délétères du matérialisme économique de la société post-révolutionnaire : de ce point de vue, Balzac, s’il pousse l’analyse grâce aux moyens propres de sa poétique fictionnelle beaucoup plus loin que ses contemporains (c’est notre hypothèse généreuse de balzaciens), partage avec eux un anti-capitalisme diffus et idéologiquement assez peu situable. Cette conviction générale aboutit concrètement à trois grandes options politiques concurrentes – et à trois seulement.
La première est représentée par les diverses doctrines sociales ou socialistes qui, autour de 1830, jouent auprès des élites (même les plus éloignées de l’idée républicaine) un rôle extraordinairement actif de proposition théorique ; il est inutile de s’attarder sur les raisons de leur rapide déclin : elles tiennent sans doute à l’esprit de système et d’utopie qu’on leur reproche et qui les empêcherait de prendre suffisamment en compte les conditions réelles de l’exercice du pouvoir et l’état de la société, mais aussi, d’abord et peut-être surtout, à la répression efficace des divers mouvements protestataires dans les premières années du régime de Juillet. La deuxième est celle défendue par des esprits modérés qui se proposent, par des réformes administratives ou politiques, d’insuffler dans le système l’esprit civilisateur qui lui ferait défaut : cette voie est notamment représentée, à la droite par Tocqueville, au centre par Girardin, qui est élogieusement figuré dans Les Employés par le chef de bureau Xavier Rabourdin. La troisième, qui est celle du Balzac d’après 1832, réunit tous ceux qui veulent croire que seul le retour au système antérieur (la monarchie appuyée sur la religion catholique) permettra de rétablir la situation du pays et d’assurer sa cohésion ; comme ses défenseurs ne se font pas d’illusion sur la difficulté de l’entreprise, il va de soi pour eux que ce retour, même accompagné des mesures sociales capables de lui rallier une partie de l’opinion, suppose une stratégie précise de conquête du pouvoir – et une bonne dose de cynisme politique.
Il serait facile de montrer que, compte tenu de l’origine commune de ces phénomènes idéologiques – la critique, totale ou partielle, du libéralisme économique ou, du moins, la volonté de l’aménager –, les déplacements d’un camp à l’autre sont nombreux et faciles. C’est d’ailleurs pourquoi il paraît un peu vain et hasardeux de chercher des traces de telle ou telle doctrine à la mode dans les romans de Balzac, pour en tirer un argument d’une convergence idéologique implicite. On trouve de tout chez Balzac, parce qu’on trouve de tout dans la presse de son époque, où les idées se bousculent et se mêlent naturellement. Avant d’inférer quoi que ce soit sur les opinions de Balzac, il serait méthodologiquement indispensable de reconstituer précisément le co-texte politique et le brouhaha des idées reçues : non pour conclure que tout est banal chez Balzac, mais pour pointer sa vraie singularité.
En particulier, il n’est pas rare de passer du socialisme au réformisme (comme beaucoup de saint-simoniens, futurs cadres de l’État ou de son industrie), du légitimisme réactionnaire au socialisme (comme Eugène Sue), du réformisme au légitimisme (comme Balzac lui-même) : ces fluctuations banales intéressent bien plus les études politiques que l’histoire littéraire. En revanche, quelles que soient la chronologie exacte de ce revirement et ses circonstances biographiques, il est très remarquable que le tournant réactionnaire de Balzac, datable des années 1831-32, coïncide avec le moment où se cristallise son projet d’œuvre globale qu’il poursuivra désormais inlassablement et que concrétisent en septembre 1831 la publication des Romans et contes philosophiques et en avril 1832 celle du premier dixain des Contes drolatiques. Cette coïncidence suggère qu’il existe un lien consubstantiel entre la politique et la poétique de l’œuvre, que la première est étroitement corrélée aux choix génétiques et esthétiques qu’implique la seconde. Selon cette hypothèse – ce sera le seul but de ces pages d’essayer de l’étayer –, Balzac ne devient légitimiste ni sous l’influence des femmes (Mme de Berny, Ève Hanska ou la duchesse de Castries), ni parce qu’il ambitionne de se lancer dans l’arène électorale, ni pour se ménager une place éminente dans le Paris journalistique de l’époque, ni du fait de l’évolution de ses propres convictions de citoyen : même si toutes ces motivations sont avérées, l’essentiel est que la doctrine politique est requise par le système de l’œuvre, théorie intellectuelle et pratique romanesque se trouvant liées par des liens de complémentarité et de réciprocité qui restent à préciser. D’où l’expression de mon titre pastichant Spinoza – une référence chère à Balzac – : de même que le philosophe d’Amsterdam avait proclamé l’identité de Dieu et de la nature (deus sive natura), la formule « res litteraria sive res publica » postule l’équivalence de la chose littéraire et de la chose politique.
Que la politique n’intéresse pas l’écrivain Balzac sur le strict plan des opinions (on dirait aujourd’hui des idéologies), mais en fonction de l’usage que l’œuvre en gestation peut en faire, c’est ce qui ressort clairement d’une remarque incidente, faite dans Les Comédiens sans le savoir à l’occasion du portrait-charge du peintre Dubourdieu, un peintre doué que le fouriérisme a artistiquement « tué », en l’amenant à composer des allégories abstraites et ridicules. Le paysagiste Léon de Lora tire alors la leçon de ce triste dévoiement, en marquant la distance à laquelle l’artiste doit, selon lui, tenir tout système politique, quel qu’il soit :

[Les artistes] croient se grandir en se faisant les hommes d’une chose, en devenant les souteneurs d’un système, et ils espèrent changer une coterie en public. Tel est Républicain, tel autre était Saint-Simonien, tel est Aristocrate, tel Catholique, tel Juste-Milieu, tel Moyen Âge ou Allemand par parti pris. Mais si l’opinion ne donne pas le talent, elle le gâte toujours, témoins le pauvre garçon que vous venez de voir. L’opinion d’un artiste doit être la foi dans les œuvres.

Et c’est bien précisément ce défaut de conviction idéologique que pointe George Sand dans sa préface de La Comédie humaine qu’elle publie en 1855, la mettant sur le compte de l’exclusivisme artistique de Balzac – de son « idée fixe », aurait dit Baudelaire :

On a dit que Balzac n’avait pas d’idéal dans l’âme et que son appréciation se ressentait du positivisme de son esprit. Cela n’est point exact. Balzac n’avait pas d’idéal déterminé, pas de système social, pas d’absolu philosophique ; mais il avait ce besoin du poète qui se cherche un idéal dans tous les sujets qu’il traite. Mobile comme est mobile le milieu qui nous enveloppe et nous presse, il changeait quelquefois de but en route, et l’on sent, dans ses conclusions, l’incertitude de son esprit.

Ce n’est pas à proprement parler, que Balzac n’ait pas de conviction : au contraire, il a des convictions fermes et claires et, si l’on ne s’en tient pas à des variations superficielles et imposées par des nécessités pragmatiques, beaucoup moins fluctuantes qu’il n’y paraît. Mais, dans le cadre de l’entreprise romanesque, la conviction fait corps avec son projet littéraire – d’une part à l’intérieur de chaque œuvre, d’autre part et surtout au niveau global de La Comédie humaine, complétée de toutes ses annexes (notamment les Contes drolatiques). Cette observation de George Sand permet de placer dans sa juste perspective la sentence fondamentale de l’Avant-propos de La Comédie humaine :

La loi de l’écrivain, ce qui le fait tel, ce qui, je ne crains pas de le dire, le rend égal et peut-être supérieur à l’homme d’État, est une décision quelconque sur les choses humaines, un dévouement absolu à des principes.

L’écrivain comme l’homme d’État (et même mieux que lui, on verra pourquoi) ne valent pas pour leurs convictions (leur décision sur les choses humaines a le droit d’être quelconque), mais pour leur « dévouement absolu » à ces principes, quels qu’ils soient. Ce n’est pas que ces principes soient pour Balzac absolument indifférents : il vaut évidemment mieux croire avoir raison plutôt que tort, du moins à ses propres yeux. Mais l’essentiel consiste dans la capacité de l’homme de mettre entièrement sa puissance d’action au service de ces principes théoriques : pour l’homme d’État de trouver les moyens de faire plier le réel à sa décision politique, pour l’écrivain de transmuer ses principes, coûte que coûte, en œuvre. Autrement dit, le politique intéresse le romancier Balzac sur le plan de la praxis, qui permet, selon une autre formule de l’Avant-propos, de transmuer la chimère en réalité, non sur celui des idéologies elles-mêmes. Comprenons que, pour le romancier Balzac, la question n’est ni celle de la politique ni du politique, mais de l’articulation des deux, qui concerne également l’écrivain et l’homme d’État.

Il faut pourtant commencer, même brièvement, par rappeler l’édifice ontologique qui fonde la théorie politique balzacienne et justifie son recours au monarchisme catholique. Il est explicité dans les Études philosophiques – notamment dans Louis Lambert. Balzac pose, dans le droit fil des doctrines illuministes, que la substance de l’être est unique, et que l’esprit et la matière sont deux avatars d’un même fluide essentiel. À l’intérieur de ce système mystico-matérialiste, l’homme a le privilège unique d’avoir naturellement le pouvoir, grâce à son cerveau, d’utiliser cette substance énergétique pour agir par la pensée : c’est la célèbre théorie de la Volonté, évoquée aussi bien dans La Peau de chagrin que dans Louis Lambert. Mais il s’ensuit que, plus l’homme manifeste sa puissance spirituelle, plus il épuise la substance même qui devrait développer sa force : de là une vision tragique de l’homme, que sa propre intelligence vouerait à sa perte. Mais ce tragique individuel est redoublé par un tragique social. L’homme utilise essentiellement son énergie volitive dans les conflits d’ambition qui, en même temps qu’ils visent à détruire l’autre, consument son énergie propre. La société post-révolutionnaire, qui repose sur l’exacerbation de l’individualisme et des relations de concurrence et de conflit, porte donc en elle un ferment mortifère qui menace les collectivités humaines – poursuivant en grand le processus inéluctable de dépérissement qui menace le Raphaël de La Peau de chagrin. À ce premier vice majeur le libéralisme moderne en ajoute un deuxième, au moins aussi calamiteux : la concurrence sociale reposant essentiellement sur l’acquisition de biens matériels, l’homme ambitieux du XIXe siècle est ainsi monstrueusement amené à dépenser de l’énergie intellectuelle pour accroître des biens économiques, selon une sorte d’alchimie inversée où l’or spirituel se transformerait en plomb matériel.
C’est cette double vision tragique de l’homme et de la société bouleversée par la Révolution qui forme le fond ténébreux des Études de mœurs et explique le réalisme pessimiste de Balzac. Mais le grand écrivain n’est pas seulement un descripteur du réel – ce qui le ravalerait au rang d’un simple politicien, s’accommodant du monde tel qu’il est – : il se veut aussi un Homme d’État, capable de mener à un avenir meilleur. Le réalisme balzacien implique donc la perspective d’un idéal – tout comme la représentation du monde parisien, dans Illusions perdues, a structurellement besoin du contrepoint du cénacle. Dans la droite ligne de sa théorie métaphysique, le seul système politique viable, selon Balzac, est, par une stricte voie de conséquence, celui où l’individu abdique sa volonté au profit de la collectivité et où l’ambition de chacun s’efface devant le progrès collectif. On n’est pas loin ici du contrat social, ni des multiples systèmes utopiques, contemporains de Balzac, où l’homme choisit d’abandonner une partie de ses prérogatives personnelles au profit de l’harmonie générale (ce principe d’harmonie fouriériste dont se moque le Léon des Comédiens sans le savoir). Mais, justement, il choisit d’abandonner : aux yeux de Balzac, il y a là une contradiction dans les termes, et la menace d’une reprise des antagonismes, des ambitions : en un mot, du gaspillage énergétique. Le seul modèle abstraitement cohérent ne peut être qu’un mode d’organisation collectif qui, imposé au nom de l’autorité et d’un devoir absolu d’obéissance, se passe, du fait de son principe même, du consentement individuel : seule la monarchie, adossée au catholicisme (religion d’ordre et de soumission, selon la conception menaisienne qui s’impose sous la Restauration), rend ce modèle concevable. La décision sur les choses humaines implique donc que Balzac s’y tienne, pour la cohérence de son entreprise, quelque opinion qu’il ait, par ailleurs, du catholicisme et du légitimisme.

Cette doctrine balzacienne, largement explicitée et illustrée dans La Comédie humaine, a une conséquence capitale. Puisque le système se passe, doit se passer du consentement des citoyens, il repose sur l’action volontaire et solitaire d’un chef, se dévouant pour éviter aux autres de dépenser leurs énergies individuelles – selon un mixte bizarre d’utopisme et de machiavélisme. La pensée politique de Balzac se concentre donc logiquement, au bout du compte, en une théorie du Pouvoir, plus exactement en une théorie de l’homme d’État. En cela Balzac s’oppose au mouvement utopique : plus que l’organisation sociale, c’est l’exercice du Pouvoir, jusque dans ses modalités les plus concrètes, qui passionne Balzac. On pourrait d’ailleurs dire, aussi bien, que c’est cette secrète fascination à l’égard du pouvoir et de sa puissance manipulatrice qui disqualifie les modèles utopiques proposés par La Comédie humaine (ceux notamment, du Médecin de campagne et du Curé de village).
Or c’est sans surprise sur ce terrain du Pouvoir (de son exercice effectif), qu’on retrouvera la figure de l’écrivain. Au détour d’une des notes philosophiques étranges qui figurent à la fin de Louis Lambert, on lit cette curieuse remarque :

[...] il est en l’homme un phénomène primitif et dominateur qui ne souffre aucune analyse. On décomposera l’homme en entier, l’on trouvera peut-être les éléments de la Pensée et de la Volonté, mais on rencontrera toujours, sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la PAROLE, dont la communication brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir. Elle engendre incessamment la substance.

Contre le principe général de conservation de la substance, l’homme est le seul être à créer de la substance – une substance proprement verbale, qui est à son tour source d’énergie et de dépense. L’écrivain, qui est le maître de la parole, est donc dans une situation exactement équivalente à celle de l’homme d’État. De même que ce dernier, grâce à sa parfaite fidélité aux principes qui le guident et sur lesquels il a définitivement décidé de ne pas transiger, construit l’État idéal qu’il a conçu en canalisant au profit de son action les énergies individuelles, de même l’écrivain impose son ordre dynamique au foisonnement anarchique et hétéroclite du langage, pour transformer les mots en œuvre. On l’a dit, l’homme d’État et l’écrivain ne sont des hommes ni de la théorie ni de la pratique, mais des « êtres mixtes » (selon la typologie de Louis Lambert), qui ont le don rare et supérieur de fondre les deux plans de l’action humaine. Le génie de Rabourdin, dans Les Employés, est non seulement d’avoir élaboré un plan concret d’organisation administrative jusque dans ses moindres détails comptables, mais de prévoir et de préparer les conditions de son succès, que seules d’imprévisibles circonstances tournent en échec :

Ce n’était rien encore que d’avoir osé concevoir ce plan et de l’avoir superposé sur le cadastre administratif, il fallait s’adresser à un ministre capable de l’apprécier. Le succès de Rabourdin tenait donc à la tranquillité d’une politique encore agitée. Il ne considéra le gouvernement comme définitivement assis qu’au moment où trois cents députés eurent le courage de former une majorité compacte, systématiquement ministérielle.

De même, Balzac prend bien soin de distinguer le génialement pragmatique Rabourdin de tous les faiseurs de réformes et de systèmes qui assomment inutilement son ministre :

[...] il [le ministre] avait surtout la tête pleine des mille réformes qu’un parti lance à son chef, des programmes que les intérêts privés apportent à un orateur d’avenir, en l’embarrassant de plans et de conseils inexécutables. [...] Le ministre à qui Rabourdin voulait se confier entendait journellement des hommes d’une incontestable supériorité lui exposant les théories les plus ingénieuses, applicables aux affaires de la France. Ces gens à qui les difficultés de la politique générale étaient cachées, assaillaient ce ministre [...].

Or Balzac parle en des termes presque identiques des mauvais critiques, des donneurs de conseils littéraires qui ne connaissent pas la réalité du métier ni ses glorieuses servitudes. Dans le même ordre d’idées, Z. Marcas, où l’on a raison de voir un double de Balzac, n’est pas un faiseur de système, mais au contraire un théoricien de l’action politique concrète, pour qui la pensée ne vaut que pour son applicabilité immédiate au réel :

[...] il [Z. Marcas] comptait passer brusquement au pouvoir sans s’être engagé par des doctrines d’abord nécessaires à un homme d’opposition, et qui plus tard gênent l’homme d’État.
Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’État doit savoir [...] Si chez lui la vocation lui avait conseillé l’étude, la nature s’était montrée prodigue, elle lui avait accordé tout ce qui ne peut s’acquérir : une pénétration vive, l’empire sur soi-même, la dextérité de l’esprit, la rapidité du jugement, la décision, et, ce qui est le génie de ces hommes, la fertilité des moyens.

Le modèle que se donne Balzac, pour se figurer la mission et le travail de l’écrivain, ce n’est donc ni le Poète, ni le Philosophe, ni le Savant, ni l’Historien, mais bien l’homme d’État. L’écrivain est à l’égard des mots dans la même relation de domination éclairée que l’homme d’État face aux hommes et aux choses réelles : il s’agit pour les deux de comprendre et de maîtriser la profusion complexe et hétérogène de leur monde (imaginaire ou réel), sans rien abandonner du but qu’ils se sont fixés. Si l’on veut juger l’œuvre de l’un comme de l’autre, on ne doit donc jamais considérer aucune de leurs actions indépendamment de leur projet global. Balzac ne cesse d’opposer ce principe à tous ceux qui lui reprochent, sur le plan littéraire, les défauts ou l’immoralité de tel ou tel roman particulier. De même, il n’est pas contradictoire que le légitimiste qu’il se veut être défende le recours à l’élection, puisque, dans cette conception téléologique de l’action, la fin justifie forcément les moyens :

Comme l’Élection est devenue l’unique moyen social, si j’y avais recours moi-même, il ne faudrait pas inférer la moindre contradiction entre mes actes et ma pensée. Un ingénieur annonce que tel pont est près de crouler, qu’il y a danger pour tous à s’en servir, et il y passe lui-même quand ce pont est la seule route pour arriver à la ville.

Il faudrait examiner toutes les conséquences pratiques, sur le plan des modalités d’écriture (à la fois de conception et d’exécution des textes), de cette assimilation de l’écrivain à l’homme d’État (l’homme du pouvoir réel et concret, par opposition au modèle poétique du prêtre ou du prophète, l’homme du pouvoir spirituel). Mais il va de soi aussi que ce modèle politique résulte d’abord de la projection fantasmatique de l’écrivain Balzac dans la peau de l’homme de pouvoir, aboutissant à un mixte original du politique et du poétique, du théorique et du pratique, de l’ambition temporelle et du désintéressement scientifique ; un mixte qu’incarne parfaitement, une nouvelle fois, Z. Marcas. Z. Marcas écartelé, comme Lucien de Rubempré et comme Balzac lui-même, entre le libre exercice de la pensée et le désir de réussite visible :

Il [Marcas] vivait par le souffle de son ambition, il rêvait la vengeance et se gourmandait lui-même de s’adonner à un sentiment si creux. Le véritable homme d’État doit être surtout indifférent aux passions vulgaires ; il doit, comme le savant, ne se passionner que pour les choses de la science.

Qu’on parle de fantasme, d’utopie ou de « chimère », peu importe d’ailleurs. On se doute que Balzac, même s’il se rallie, en tant que protagoniste du Paris journalistique, au camp légitimiste, ne se fait pas beaucoup d’illusions sur la possibilité effective d’une restauration monarchique, dont la Restauration de 1814 a amplement montré quels obstacles insurmontables ses propres partisans mettaient sur sa route. Il est très révélateur à cet égard que, dans une œuvre où l’énergie sexuelle (autre manifestation de la puissance) joue un rôle si essentiel et apparaît, au travers de la fiction mais aussi des multiples intrusions rieuses de l’auteur, comme un motif proprement obsessionnel, toutes les illustrations romanesques de l’utopie réactionnaire soient marquées du sceau de l’impuissance, de la stérilité ou de la dégénérescence. C’est évident pour Le Lys dans la vallée ou Le Curé de village. Mais on peut le dire aussi de l’allégorie, aussi expressive que comique et caricaturale, que propose La Vieille fille. On se rappelle l’histoire. Un cœur d’or de vieille fille en mal d’enfant, Mlle Cormon, n’aspire qu’au mariage et à l’enfantement, offrant à la concupiscence des séducteurs de province son corps appétissant de « perdrix dodue, alléchant le couteau de gourmet ». Son corps trop bien nourri et surtout inactif respire en effet l’embonpoint :

En ce moment, aucun corset ne pouvait faire retrouver de hanches à la pauvre fille, qui semblait fondue d’une seule pièce. La jeune harmonie de son corsage n’existait plus, et son ampleur excessive faisait craindre qu’en se baissant elle ne fût emportée par ces masses supérieures ; mais la nature l’avait douée d’un contrepoids naturel qui rendait inutile la mensongère précaution d’une tournure.

Trois hommes font le siège de ce superbe morceau. Un bourgeois, du Bousquier, ancien fournisseur aux armées enrichi par l’Empire et arrivé au pouvoir en 1830, cache derrière une apparence d’énergie et de force, son impuissance sexuelle. Un jeune homme, par ailleurs républicain convaincu, qui a pour Mlle Cormon tout l’amour d’un adolescent affamé, est beaucoup trop timide et inexpérimenté pour aboutir à quoi que ce soit. Enfin, un aristocrate d’Ancien Régime, le chevalier de Valois, est derrière ses manières policées un de ces vieillards encore verts comme le XVIIIe siècle est censé en avoir eu le secret, mais il fait si vieux ! Mlle Cormon choisira le plus doté en apparence pour satisfaire son corps et sa matrice, du Bousquier, et elle fait le mauvais choix. La fable politique est évidente. Mlle Cormon est cette belle et opulente France (la vraie, celle de la province et des campagnes), qu’aucune des trois grandes options politiques du temps, déjà évoquées au début de ce chapitre, ne peut satisfaire ni féconder. Le première voudrait bien, mais ne peut pas ; la deuxième pourrait, mais ne sait pas ; la troisième pourrait et saurait, mais personne n’y croit plus. La déchéance physique du chevalier de Valois sera d’ailleurs presque immédiate, après la victoire de du Bousquier : preuve qu’il ne fallait pas trop y croire, en effet.
Quant à cette Mlle Cormon, son nom fait évidemment calembour. « Cormon », autrement dit en verlan « Mon Corps ». Façon de dire, sans doute, qu’elle est un immense corps offert à la concupiscence. Mais « mon corps », c’est aussi, sous la plume de Balzac qui écrit, mon corps à moi, Balzac. On ne peut qu’être frappé, à la différence de sexe près, par l’allure très balzacienne de ce grand, gras et appétissant corps de femme. D’une Balzac en jupons stérilement courtisée par les trois idéologies politiques du temps, incarnées par un impuissant, un dadais et un vieillard. Mais ce Balzac féminisé et grotesque est celui de la tentation politique (de ses pièges et de ses mensonges). À ce Balzac comiquement travesti s’oppose le Balzac écrivain, viril et éclatant d’énergie fécondante – celui des Contes drolatiques, et du prologue capital du troisième Dixain, qui est un hymne au « fecund galimard » de l’auteur. On peut même se demander si l’adhésion à une doctrine si évidemment irréalisable sur le terrain de l’action politique ne servait pas à faire place nette à la seule littérature.
Il n’y a donc pas qu’une analogie entre la politique et la poétique de l’œuvre, chez Balzac. En fait, la deuxième prolonge la première, parce que le système balzacien, né d’une réflexion systématique et philosophique sur l’homme et sa nature psychologique et sociale, ne saurait cependant avoir de réalisation que dans le cadre de la fiction : on pourrait dire, en pastichant la formule de Mallarmé, que la littérature rémunère le défaut de la politique. Ou encore que la théorie de la politique cache une théorie de la littérature – plus exactement, une théorie de la pratique littéraire.
Le système lui-même en fournit la raison : Balzac l’écrit dans Louis Lambert, la parole engendre incessamment de la substance. L’écrivain échappe au risque d’épuisement de la substance, car il peut créer indéfiniment s’il s’en donne les moyens : c’est pourquoi il est non pas égal, mais supérieur à l’homme d’État, qui doit se contenter du monde tel qu’il est et qu’il restera malgré qu’il en ait. Mais, plus concrètement, l’écrivain a ce pouvoir parce qu’il ne s’arrête pas aux choses telles qu’elles apparaissent : il est l’homme de l’envers des choses, du décryptage, de la plongée dans les profondeurs du réel. Il peut donc échapper à la zone des turbulences superficielles pour accéder aux couches obscures où se joue secrètement le destin des sociétés. Le vrai modèle de Balzac n’est plus alors l’homme d’État, mais l’homme du secret d’État : celui qui manipule, dirige des sociétés secrètes, fait l’« envers de l’histoire contemporaine », tire les ficelles. D’où la fascination grandissante de Balzac pour les sociétés secrètes, les hommes de l’ombre, les combinaisons électorales, les besognes clandestines de la police politique. Seule cette politique de l’envers du monde peut s’accommoder du désordre universel, en l’utilisant à son profit. L’homme d’État n’est plus alors Z. Marcas, mais le Vautrin d’Illusions perdues, opposant au rêve de l’harmonie générale une utopie, tout aussi fantasmatique d’ailleurs, du mensonge généralisé. Or l’échec de Vautrin, consommé dans Splendeurs et misères des courtisanes, achève le processus d’ingestion et de délitement du système politique dans une œuvre qui, dans les derniers romans, laissera en effet une place de plus en plus grande à la dérision et à la caricature burlesque. Res publica sive res litteraria : si l’on croit à l’équivalence, il faut bien admettre une sorte de vacillement dans les dernières œuvres de Balzac, et le soupçon d’une intime contradiction, cachée par un regard de plus en plus désillusionné et grotesque porté sur le monde : le soupçon que la fidélité absolue aux principes ait abouti à une œuvre littéraire qui finisse par ruiner ces mêmes principes. Mais la mort brutale du romancier nous interdit de faire autre chose que de tracer en pointillés ce vacillement et ce soupçon.


Alain Vaillant
(Université Paris 10 – Nanterre)


ÉlÉments de bibliographie



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2. Le politique balzacien


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Chantal MASSOL, Une poétique de l’énigme. Le récit herméneutique balzacien, Genève, Droz, 2006.
Paul MÉTADIER, Balzac homme politique, L’Harmattan, 2007.
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André WURMSER, La Comédie inhumaine, Gallimard, 1964.

b. Numéros de revues et ouvrages collectifs

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[B. Guyon : « La politique » ; P.-O. Lapie : « L’homme politique »]

Europe, n ° 429-430, janvier-février 1965.
[P. Barbéris, « Balzac et la démocratie » ; A. Ubersfeld, « La crise de 1831-1833 dans la vie et l’œuvre de Balzac » ; M. Regard, « Balzac et la politique étrangère » ; R. Fayolle, « Notes sur la pensée politique de Balzac dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village » ; B. Guyon, « Balzac, héraut du capitalisme naissant »]

Balzac et la Révolution française, catalogue de l’exposition conçue par Judith Petit, Paris-Musées, 1988.

L’Année balzacienne, 1990.
[P. Métadier, « Les Études sociales de Balzac » ; N. Mozet, « Temps historique et écriture romanesque... » ; L. Chotard, « L’inscription des événements révolutionnaires » ; G. Gengembre, « Balzac, Bonald et/ou la révolution bien comprise » ; J. Tulard, « Balzac et la police », A. Vanoncini, « “ Les trompettes de 1789 ” et “ l’abattement de 1814 ”. Moments du tableau balzacien dans La Fille aux yeux d’or »]

L’Année balzacienne, 1998.
[M. Andréoli, « Aristocratie et médiocratie dans les Scènes de la vie politique » ; J.-P. Chaline, « L’élection en province vue par Balzac dans les Scènes de la vie politique »]

Balzac dans l’Histoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001.
[M. Perrot, « Balzac et les idées sociales de son temps », p. 27-36 ; T. Bouchet, « L’écriture de l’insurrection dans La Comédie humaine », p. 123-132 ; C. Marcandier-Colard, « Violence et histoire: exercices du pouvoir royal absolu dans l’œuvre balzacienne », p. 145-158]

c. Articles généraux

Max ANDRÉOLI, « La politique rationnelle selon Balzac. Esquisse d’une description synchronique », L’Année balzacienne, 1980, p. 7-35.
Max ANDRÉOLI, « Morale de la politique et politique de la morale dans La Comédie humaine », AB 2003.
Pierre BARBÉRIS, « Trois moments de la politique balzacienne (1830, 1839, 1848) », L’Année balzacienne, 1965, p. 253-290.
Jules BERTAUT, « Balzac, homme politique », La Revue du mois, 10 octobre 1908.
Thierry BODIN, « Balzac et la politique », Le Courrier balzacien, n° 35, 1989, p. 42-47.
Paul BOURGET, « La politique de Balzac », Études et portraits. Sociologie et littérature (t. 3), Plon, 1906, p. 46-81.
Jan O. FISCHER, « Réalisme et “conception du monde” chez Balzac : problème de méthode », L’Année balzacienne, 1974, p. 265-280.
Catherine NESCI, « La Comédie humaine » : texte cosmopolite ? Réflexions sur la mélancolie démocratique, L’Année balzacienne, 1992, p. 269-284.
Roger PIERROT, « Politique de La Comédie humaine », http://www.karimbitar.org/balzac_ rogerpierrot.

d. Articles : Balzac et le saint-simonisme

José-Luis DIAZ, « Balzac et le saint-simonisme : la politique de l’artiste », Genèses du roman : Balzac et Sand. Pour Nicole Mozet, Amsterdam / New-York, Rodopi, 2004, p. 195-218.
Jean-Hervé DONNARD, « Deux aspects inconnus du saint-simonisme de Balzac », L’Année balzacienne, 1961, p. 139-147.
Bruce TOLLEY, « Balzac et les saint-simoniens », L’Année balzacienne, 1966, p. 49-66.
Bruce TOLLEY, « Balzac et la doctrine saint-simonienne », L’Année balzacienne, 1973, p. 159-167.
Jacques VIARD, « Balzac et les “républico-saint-simoniens” », Les Amis de Pierre Leroux, n° 16, juin 2000, p. 123-133.
Jacques VIARD, « Balzac et le socialisme « Pierre Lerouxico-sandique », L’Année balzacienne, 1993, p. 285-307.

e. Articles divers

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Albert BÉGUIN, « Balzac et quarante-huit », Europe, février 1948.
Patrick BERTHIER, « Balzac et Robespierre », L’Année balzacienne, 1990, p. 29-50.
Edmond BIRÉ, « Balzac royaliste », Le Correspondant, 10 mars (p. 834-869) et 25 mars 1895 (p. 1042-1077).
Jean-Louis BORY, « Toujours Balzac », Musique II, tout feu, tout flamme..., Julliard, 1966, p. 47-74.
Ronnie BUTLER, « Balzac et Louis XVIII », L’Année balzacienne, 1991, p. 111-134.
René-Alexandre COURTEIX, « L’éloquence politique dans La Comédie humaine », L’Année balzacienne, 1996, p. 129-141.
Jean-Hervé DONNARD, « À propos d’une supercherie littéraire. Le “bonapartisme” de Balzac », L’Année balzacienne, 1963, p. 123-142.
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Jacques GERSTENKORN, « Du légitimisme drolatique : “Le Prosne du joyeulx curé de Meudon” », L’Année balzacienne, 1988, p. 291-303.
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François-Xavier MIOCHE, « Le Médecin de campagne, roman politique ? », L’Année balzacienne, 1988, p. 305-319.
Jacques RANCIÈRE, « La guerre des écritures » [sur Le Curé de village], La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 91-100.
Jacques RANCIÈRE, « Politiques de l’écriture » [chez Balzac, Flaubert et Mallarmé], Cahiers de recherche sociologique, n° 26, 1996, p. 19-37.
Luc RASSON, « Les Paysans ou l’édifice parasité », Les Châteaux de l’écriture, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 49-66.
Hervé ROBERT, « Louis-Philippe dans l’œuvre d’Honoré de Balzac », L’Année balzacienne, 1998, p. 7-27.
Hajime SAWADA, « La transformation de la vision du monde dans les derniers romans de Balzac : figures d’hommes politiques », Études de langue et littérature françaises, n° 50, 1987, p. 45-61.
Jean TULARD, « Le mythe de Fouché dans La Comédie humaine », L’Année balzacienne, 1991.
Lynn R. WILKINSON, « Embodying the crowd : Balzac’s L’Envers de l’histoire contemporaine and the languages of class consciousness », Symposium, n° 135, summer 1989.
Table des matiÈres


Boris LYON-CAEN
et Marie-Ève THÉRENTY

Avant-propos5I. Scansions, rythmes et temps du politique

Patricia BAUDOUIN

Balzac au service de son pays ? Trois campagnes électorales d’un candidat paradoxal (1831-1832)

17

José-Luis DIAZ
Les politiques d’un « intelligentiel »29Aude DÉRUELLEUn tournant de la politique balzacienne : l’introduction à Sur Catherine de Médicis
45Pierre LAFORGUELes Scènes de la vie politique : histoire d’un inaboutissement
57Michèle RIOT-SARCEY
Le passé du présent
73
II. Figures du politique

Marion MAS



Chantal MASSOL



Xavier BOURDENET



Gérard GENGEMBRE


Le grand homme selon Le Médecin de Campagne : une figure « antimoderne » ?

Corps naturels, corps politique dans L’Envers de l’histoire contemporaine

« Le roman de l’élection ». Politique et romanesque dans Le Député d’Arcis

La police dans La Comédie humaine ou l’envers du politique contemporain
85



97



109



123


Jean-François RICHERLe boudoir chez Balzac ou la nouvelle fabrique de l’homme d’État : le cas d’Henry de Marsay
133Philippe RÉGNIERD’une littérature l’autre : la comédie saint-simonienne à l’intérieur de La Comédie humaine. À propos du Médecin de campagne et du Curé de village

143III. Politique balzacienne et pensée du roman

Jacques-David EBGUYQu’est-ce qu’un auteur politique ? Balzac, Milner, Rancière
159Jacques NEEFSMobilité, pouvoir et représentation
177Elisheva ROSENLes échelles de la figuration du politique
189Claire BAREL-MOISANÉcrire le politique : L’Envers de l’histoire contemporaine ou la tentation du roman à thèse
203Alain VAILLANTLa loi de l’écrivain selon Balzac : res litteraria sive res publica
217Bibliographie229











. Alfred Nettement, Histoire de la littérature française, Jacques Lecoffre, 1854, t. II, p. 243.
. Patricia Baudouin, « 1850 ou l’éclatement des identités politiques de Balzac », Balzac et la crise des identités, Christan Pirot, 2005.
. Thomas Bouchet, Le Roi et les barricades, Seli Arslan, 2000.
. Balzac. Le siècle, le roman, le politique, Colloque organisé par le Groupe International de Recherches Balzaciennes et le Centre de Recherche de l’Université Paris VIII, les 23-25 juin 1983.
. Lettre à Zulma Carraud, 23 septembre 1832, Corr., II, 131.
. « Si je suis un gaillard [...], je puis avoir encore autre chose que la gloire littéraire, il est beau d’être un grand homme et un grand citoyen » (Lettre à Laure Balzac, septembre 1819, ibid., I, 41-42. C’est l’auteur qui souligne).
. Le Courrier de l’Europe du 25 mai 1832.
. E. Poitou, « Études morales et littéraires — M. de Balzac, ses œuvres et son influence sur la littérature contemporaine », Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1856.
. Pour Pierre Barbéris, « toute participation implique acceptation du capitalisme » et « toute pureté impliqu[e] abstention de la vie sociale » (Balzac et le mal du siècle. Contribution à une physiologie du monde moderne, Gallimard, 1970, vol. II, p. 1259). Pour Balzac, la question ne se pose pas en termes de pureté mais d’efficacité, d’adaptation à son temps.
. En publiant Le Petit Souper, Le Voleur du 15 mars insiste en note sur la « pensée politique, aussi hardie que profonde » de l’article, et en promeut l’auteur qui se découvre être celui des Lettres sur Paris ; « son talent s’agrandit en s’avançant vers un avenir politique qui, maintenant, s’est [...] rapproché de lui ».
. Samuel-Henri Berthoud, rédacteur en chef de la Gazette de Cambrai et collaborateur de La Silhouette, ne ménage pas ses efforts pour « populariser » son candidat (lettre du 7 mai 1831, Corr., I, 524).
. Lettre à Zulma Carraud, début mai 1831, Corr., I, 521.
. Lettre à Samuel-Henri Berthoud, 11 mars 1831, ibid., 504. Balzac escompte entre autres le soutien de la Revue de Paris, du Temps et des Débats.
. Lettre au général de Pommereul, 26 avril 1831, ibid., 513.
. Quatre enquêtes devaient suivre sur les relations extérieures, la guerre, les finances et l’intérieur.
. La Mode du 30 avril 1831.
. Lettre du 19 mai 1831, Corr., I, 531.
. Amédée Faucheux, avocat et conseiller municipal de Tours, lui annonce le 1er mai que le « député sortant sera réélu par l’unanimité des constitutionnels de toutes les nuances » (Corr., I, 516).
. Zulma Carraud l’accuse de renier ses convictions de jeunesse par désir de plaire à la marquise de Castries et de conquérir la « gloriole » (lettre du 10 septembre 1832, Corr., II, 116).
. S. Zweig, Balzac, Le roman de sa vie, Albin Michel, 1950, p. 433.
. C. Nodier, cité par G. Zaragoza, « Nodier et le pouvoir », Les Intellectuels face au pouvoir (1815-1870), sous la direction de M.-H. Girard, Centre de Recherches Interférences Culturelles de l’Université de Bourgogne, Dijon, 1996, p. 19.
. Lettre d’Amédée Faucheux, 15 avril 1832, Corr., I, 698.
. « Lettres sur Paris », Le Voleur du 10 octobre 1830, OD, II, 880. Mais Chateaubriand ne pense pas davantage la France mûre pour la république, à cause des « souvenirs de la République même » (Discours du 7 août 1830 à la Chambre des Pairs, repris dans les Mémoires d’Outre-Tombe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, t. II, p. 466).
. S. Rials, « Contribution à l’étude de la naissance des partis en France : le “parti ” légitimiste de 1830 à 1883 », Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, Albatros, 1987, p. 271.
. C’est l’expression de Jean de Margonne, lettre du 31 mai 1832, Corr., I, 730.
. Tel est par le subterfuge utilisé par Vinet dans Pierrette, CH, IV, 96.
. Le Courrier de l’Europe du 25 mai 1832.
. Le Figaro du 26 mai 1832. Il récidive le lendemain avec une parodique Harangue du candidat de Chinon aux électeurs, et le 1er juin avec un article sur « M. de Balzac et l’électeur d’Indre-et-Loire ».
. Lettre de Balzac à sa mère du 10 juin 1832, Corr., II, 11.
. Corr., II, 129.
. Lettre de Zulma Carraud à Balzac, 30 septembre 1832, Corr., II, 146.
. Lettre de Balzac à Zulma Carraud, 23 septembre 1832, ibid., 129.
. Bergès, que Balzac appelle « [s]on guide électoral », ibid., 131, lui aurait suggéré de se présenter lors d’un dîner chez les Carraud, au terme duquel « les convives s’engagèrent à faire de la propagande en sa faveur » (Albéric Second, Le Tiroir aux souvenirs, Dentu, 1885, p. 9-10).
. Lettre de Balzac à sa mère du 20 juillet 1832, Corr., II, 65.
. Lettre à Zulma Carraud du 23 septembre 1832, Corr., II, 128.
. Ibid., 129. « Quant aux moyens, j’en suis juge. Je me soumets à toutes les calomnies [...], parce qu’un jour, il y aura des voix pour moi », 128. Choquée, Zulma rétorque le 30 septembre : « Vous voulez vous servir d’un parti aveugle pour vous élever, puis là, le frustrer de toutes les espérances qu’il aura placées en vous ? » (145).
. « Enquête sur la politique des deux ministères », OD, II, 987.
. Lettre d’Amédée Faucheux, 1er mai 1831, Corr., I, 316. « Après vous avoir lu, je crains qu’on ne se demande à quelle fraction de la Chambre vous eussiez appartenu, si vous eussiez été député » (ibid.).
. S.-H. Berthoud, La Gazette de Cambrai du 19 mars 1831.
. Puisque ce sont « les défiances du peuple » qui « ont tué les Bourbons », seule la volonté du peuple peut les restaurer ; « si Henri V était voulu par la masse de la nation, il pourrait revenir en vertu du double droit de la souveraineté du peuple et de la légitimité » (« Essai sur la situation du parti royaliste », OD, II, 1063).
. Dès 1831, Chateaubriand propose une Restauration provisoire et soumise au suffrage universel. Mais son « républiquinquisme », qui se traduit par un rapprochement avec les républicains modérés ne fait pas l’unanimité chez les légitimistes, pas plus que les discours avancés de Fitz-James et Berryer.
. « Essai... », art. cit., OD, II, 1065.
. Pour faire taire un opposant, il faut « l’acheter, le séduire ou le persécuter, il mérite également une préfecture ou la prison » (« Du gouvernement moderne », OD, II, 1075).
. Le roi et ses ministres, qui n’ont pas eu l’habileté de corrompre électeurs et députés, furent « des aveugles ou des niais » (ibid., 1078).
. « Lettres sur Paris », Le Voleur du 31 mars 1831, OD, II, 978. La Lettre IV soulignait déjà l’aveuglement de tous « les orateurs de salon, les journalistes et tous les ministres en herbe » qui « stipulent un gouvernement, [...], élaborent des plans [mais] ignorent l’ignorance de nos provinces », 31 octobre 1830 (889).
. La brochure de Chateaubriand intitulée De la Restauration et de la monarchie élective parut le 24 mars 1831, avec un retentissement dont la dernière des Lettres sur Paris se fait l’écho (envieux ?).
. E. Weber, La Fin des terroirs. La modernisation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, 1983, p. 378.
. La Muse du département, CH, IV, 631 (add. Furne 1843).
. L. Jaume, Le Discours jacobin et la démocratie, Fayard, 1989, p. 397.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1068.
. LHB, I, 266.
. « Je suis à la veille de commencer l’existence politique. [...] Les deux Revues forment un grand parti. [...] Elle se réunissent à moi et me prennent pour chef [...] Moi je ferais 2 autres journaux. Cela nous en donnerait 4 et nous sommes aujourd’hui en marché d’un 5e. Je pense à n[ous] faire appeler le parti des intelligentiels ; nom qui prête peu à la plaisanterie, et qui constituerait un parti auquel on serait flatté d’appartenir » (11 août 1835, LHB, t. I, 351).
. LHB, I, 74.
. LHB, I, 409.
. « [...] si je suis un gaillard (c’est ce que nous ne savons pas encore), je puis avoir encore autre chose que la gloire littéraire, il est beau d’être un grand homme et un grand citoyen [...] » (lettre à Laure Balzac, septembre 1819, Corr., I, 42).
. « Considérations philosophiques sur les sciences et les savants », « Considérations sur le pouvoir spirituel ».
. Traité de la vie élégante, La Mode, octobre-novembre 1830, CH, XII, 222-223.
. La Peau de chagrin, CH, X, 103-104.
. Non certes de front, mais par la bande. En expliquant la révolution de Juillet, soit donc l’événement politique éminent, qui est censé avoir changé la donne, par ce désir qu’aurait eu la France d’avoir une représentation législative « [...] qui fût l’expression exacte de ses idées, pensée, industrie, commerce, territoire : car aujourd’hui, la pensée et l’industrie sont aussi fécondes que le territoire. La terre et l’industrie produisent également le budget, et l’intelligence est désormais le souverain moteur de nos deux grandes exploitations humaines : l’industrie et l’agriculture. La France désirait obéir à une puissance intelligente comme elle ». Il serait erroné, certes, de traduire automatiquement dans ce type d’énoncés « intelligence » par « intellectuels » : ce serait une restriction indue. Balzac a en effet une vision de l’histoire plus générale, inspirée pour une bonne part de celle des saint-simoniens, auxquels il emprunte aussi, on va le voir, la notion de « capacité ». Au « territoire », et donc, en termes déjà pré-marxistes, à la propriété foncière, cette vision oppose ces deux formes de propriété plus récentes que sont l’industrie et l’intelligence, unies par leur immatérialité, mais aussi par leur commun statut de forces virtuelles et mobiles. Mais remarquons que le mot « industrie » dans ce contexte dit plus la capacité industrieuse qui est censé être celle du Tiers État – celle des « abeilles », auraient les saint-simoniens – que la production industrielle comme secteur d’activité concret. Et n’oublions pas non plus, que de telles précautions tombent lorsqu’on voit à quel point, dans bien d’autres énoncés, la notion d’intelligence regarde bien du côté d’un groupe intellectuel en gestation : d’une « classe pensante », comme disait dès 1825 le Stendhal du pamphlet D’un nouveau complot contre les industriels. Ainsi, on le verra, dans les énoncés de l’Essai sur la situation du parti royaliste.
. Théorie de la démarche, CH, XII, 299.
. Une fille d’Ève, CH, II, 351.
. La Peau de chagrin, CH, X, 149.
. « Une œuvre d’art est une idée tout aussi puissante que celle à laquelle on doit les loteries », « Des artistes », OD, II, 711.
. Raphaël de Valentin évoque « ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains », La Peau de chagrin, CH, X, 148.
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 713.
. CH, V, 457.
. « Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État, qui n’en avait aucun souci » (CH, X, 66).
. « Lettre aux écrivains français », Revue de Paris, 1er novembre 1834, OD, II, 1235.
. Z. Marcas (1840), CH, VIII, 833.
. « La jeunesse éclatera comme la chaudière d’une machine à vapeur », prédit Z. Marcas (CH, VIII, 847).
. Ibid., 847. Cette idée est exprimée de manière fort claire dès le Traité de la vie élégante, à la fin de l’année 1830 : « Une révolution populaire est impossible aujourd’hui. Si quelques rois tombent encore, ce sera, comme en France, par le froid mépris de la classe intelligente » (CH, XII, 225).
. Voir son pamphlet de 1825 : D’un nouveau complot contre les industriels.
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 713.
. Béatrix, CH, II, 379.
. Une fille d’Ève, CH, II, 342.
. Lettres sur Paris, lettre III, Le Voleur, 20 octobre 1830, OD, II, 887.
. « Ne voyez-vous pas [...] qu’en semant le raisonnement au cœur des basses classes, vous récolterez la révolte, et que vous en serez les premières victimes ? » (CH, V, 404).
. Ibid., CH, XII, 221. Voir aussi : « Malgré le succès de M. Jacotot, c’est une erreur de croire les intelligences égales. Elles ne peuvent l’être que par une similitude de force, d’exercice ou de perfection, impossible à rencontrer dans les organes, car, chez les hommes civilisés surtout, il serait difficile de rassembler deux organisations homogènes » (223).
. « L’aristocratie et la bourgeoisie vont mettre en commun, l’une, ses traditions d’élégance, de bon goût et de haute politique ; l’autre, ses conquêtes prodigieuses, dans les arts et les sciences [...]. Mais les princes de la pensée, du pouvoir ou de l’industrie qui forment cette caste agrandie, n’en éprouveront pas moins une invincible démangeaison de publier, comme les nobles d’autrefois, leur degré de puissance ; et, aujourd’hui encore, l’homme social fatiguera son génie à trouver des distinctions. Ce sentiment est, sans doute, un besoin de l’âme, une espèce de soif ; car le sauvage même, a ses plumes, ses tatouages, ses arcs travaillés, ses cauris, et se bat pour des verroteries » (je souligne cette formule d’inspiration « bourdieusienne »), ibid., 223.
. Lettres sur Paris, lettre XIX, Le Voleur, 29 mars 1831, OD, II, 981.
. Quarante-cinq occurrences du mot dans la Concordance Kiriu...
. Traité de la vie élégante, CH, XII, 222-223.
. « Essai sur la situation du parti royaliste », Le Rénovateur, 26 mai-2 juin 1832, OD, II, 1065.
. Ibid.
. « Aujourd’hui, les seules armes que les royalistes doivent prendre sont celles que notre siècle a faites : la presse et la tribune » (« Essai sur la situation du parti royaliste », Le Rénovateur, 26 mai-2 juin 1832, OD, II, 1063).
. La position de la Chronique de Paris est, selon Balzac, plus libre que celle des deux organes légitimistes, La Gazette de France et La Quotidienne : « Ces deux journaux sont placés de manière à ne pouvoir faire de concessions au régime actuel, tandis que nous pouvons, nous, transiger » (LHB, I, 405).
. Une fille d’Ève, CH, II, 322.
. Le Curé de village, CH, IX, 822.
. « À cette époque les employés devenaient promptement des gens considérables, car l’Empereur recherchait les capacités » (Un début dans la vie, CH, I, 761).
. « Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente » (Z. Marcas, CH, VIII, 847).
. Voir entre autres cette belle tirade de Hugo, restée dans le « Reliquat de Littérature et philosophie mêlées » (1834) : « Vous haïssez l’intelligence. Vous haïssez la pensée. Vous haïssez la presse, qui est aujourd’hui la chose la plus puissante des choses puissantes. Prenez garde. Vous êtes imprudents. Un gouvernement peut se suicider comme un individu. [...] Vous n’avez pas remarqué une chose, c’est que dans les époques comme celles-ci le sceptre change de forme comme tout le reste. Il y a trente ans, le sceptre c’était une épée. Aujourd’hui, le sceptre c’est une plume » (Œuvres complètes, éd. Jean Massin, Club français du livre, t. IV, p. 921-922).
. Et « ne surent même pas présenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiques couleurs qui l’eussent fait aimer » (CH, V, 930).
. Ibid., 931-932.
. Ainsi, le préfacier de La Femme supérieure, affirme-t-il que « le talent est comme la noblesse, un don du hasard qu’il faut se faire pardonner » (Les Employés, CH, VII, 892).
. Illusions perdues, CH, V, 171. En revanche, selon le républicain Publicola Masson, pédicure de son état, le « génie est un odieux privilège à qui l’on accorde trop en France ». Aussi se propose-t-il « de démolir quelques-uns de nos grands hommes pour apprendre aux autres à savoir être simples citoyens » (Les Comédiens sans le savoir, CH, VII, 1207). Caricature poussée au burlesque des positions de certains républicains rouges (qui annoncent celles de Proudhon). Bien plus radicaux que les républicains tricolores de la Revue républicaine puis de la Revue du progrès.
. Voir mon article : « Le dandysme littéraire après 1830, ou la Badine et le Parapluie », Romantisme, n° 72, 1991-1, p. 33-47.
. « De nos jours, le talent a pris place à côté de la fortune et de la naissance, il compte directement parmi les forces qui constituent et dirigent le mouvement social [...]. Talent, richesse, naissance, ici se sont entendues pour la première fois et se prêtent un mutuel appui [...]. »
. Par la publication d’un article de tête sans titre, qui deviendra la Préface de Littérature et philosophie mêlées, l’année suivante : « L’art est aujourd’hui a un bon point [...] » ( 29 mai 1833).
. Qui mériterait décidément une étude idéologique plus précise que celle qu’avait donnée jadis Thomas Palfrey (L’Europe littéraire (1833-1834), un essai de périodique cosmopolite, Champion, 1927). La ligne éditoriale du journal a été aussi affirmée, entre autres, par un article du Baron de Mortemart-Boisse intitulé : « Tendance intellectuelle de l’aristocratie » (13 mai 1833).
. 26 octobre 1834, LHB, I, 266.
. 26 novembre 1834, ibid., 276.
. Voir par exemple : « Un grand artiste est un roi, plus qu’un roi : d’abord il est plus heureux, il est indépendant, il vit à sa guise ; puis il règne dans le monde de la fantaisie » (La Rabouilleuse, CH, IV, 293).
. Voir par exemple : « Un grand artiste, aujourd’hui, c’est un prince qui n’est pas titré » (La Cousine Bette, CH, VII, 130).
. « Le Génie. À M. de Chateaubriand » [juillet 1820], Œuvres complètes, op. cit., p. 795.
. Formule de la Préface de Lucrèce Borgia (février 1833), ibid., t. IV, p. 656.
. « Aujourd’hui, l’écrivain a remplacé le prêtre ; il prend la lumière sur l’autel et la répand au sein des peuples [...] il console, il maudit, il prie, il prophétise. Sa voix ne parcourt pas seulement la nef d’une cathédrale, elle peut résonner d’un bout du monde à l’autre. L’humanité devient son troupeau, écoute ses poésies, les médite [...] Une feuille de papier, frêle instrument d’une immortelle idée, peut niveler le globe [...] Le pontife de cette terrible et majestueuse puissance ne relève donc plus ni des rois, ni des grands, il tient sa mission de Dieu » (« Envoi » du Prêtre catholique à Mme Hanska [1834], CH, XII, 802-803).
. Vigny radicalise une telle position dans Stello (1831-1832) : « Le Poëte, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l’homme du Pouvoir, apôtre d’une vieille fiction [...]. » D’où le conseil donné aux poètes : « Suivez votre vocation. Votre royaume n’est pas de ce monde sur lequel vos yeux sont ouverts » (Œuvres complètes, éd. F. Baldensperger, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1950, p. 752.
. « Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts. Tous les excès sont frères » (CH, X, 196).
. « Des artistes », La Silhouette, février-avril 1830, OD, II, 711.
. Le Médecin de campagne, CH, IX, 514.
. 22 janvier 1836, LMH, I, 385.
. 8 mars 1836, ibid., 394.
. 20-24 mars 1836, ibid., 397.
. 16 mai 1836, ibid., 421.
. Ibid.
. 27 mars 1836, ibid., 409.
. 23 août 1835, ibid., 355.
. Ibid.
. Tel Balthazar Claës, pour qui cette expression est employée (La Recherche de l’absolu, CH, X, 728).
. Illusions perdues, CH, V, 465.
. Une fille d’Ève, CH, II, 381.
. Revue parisienne, 15 juillet 1840, OC, Club de l’honnête homme (désormais CHH), t. XXVIII, 105.
. Ibid., 103.
. Voir Les Comédiens sans le savoir, CH, VII, 1203-1205.
. La Fille aux yeux d’or, CH, V, 1024.
. Z. Marcas, CH, VIII, 833.
. Ibid., 853.
. La Comédie du diable, OD, II, 1110.
. Voir Z. Marcas, CH, VIII, 852.
. « À cette époque, de Marsay venait d’employer son ami, notre ami, dans la haute comédie de la politique » (Un homme d’affaires, CH, VII, 783).
. Le Député d’Arcis, CH, VIII, 721.
. Voir CH, VIII, 721.
. « Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers » (La Peau de chagrin, CH, X, 103).
. « Lettres russes », Revue parisienne, avril 1840, OC, CHH, t. XXVIII, 157.
. « Depuis l’érection du nouveau trône [...], le cabinet des Tuileries s’est renouvelé dix-huit fois, au moyen de cinquante-deux hommes d’État qui sont : [...] » (« Lettres russes », Revue parisienne, février 1840, ibid., 149).
. Ibid., avril 1840, ibid., 162.
. La « maison Thiers » est le protagoniste principal des « Lettres russes » de mars, d’avril, de juin, de juillet, d’août et de septembre 1840 (ibid., 151-162).
. « Lettres russes », Revue parisienne, juin 1840, ibid., 168.
. LHB, I, 690.
. P. Barbéris, Balzac et le mal du siècle, Gallimard, 1970, t. II, p. 1988.
. Ibid., t. I, p. 11.
. B. Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac, Armand Colin, 1967, p. XII.
. N. Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005.
. Les références sont celles de l’édition de la Pléiade (XI). Noté SCM.
. Voir la lettre à Hippolyte Souverain de décembre 1841, Corr., IV, 361.
. Honoré de Balzac, Le Catéchisme social, La Renaissance du livre, édition de B. Guyon, 1933. Sur l’hypothèse de cette datation, voir p. 78. Noté CS.
. Le Rénovateur (mai-juin 1832), OD, II, 1047-1065. Noté ESPR.
. Article refusé par Le Rénovateur et inachevé (OD, II, 1066-1084). Noté GM.
. L’expression « l’homme social » (173) montre bien que Balzac se situe dans la continuité de la philosophie du contrat (développée par Hobbes), comme en témoigne également cette phrase : « Si la politique est l’art de coordonner les intérêts et les passions sociales » (GM, OD, II, 1080).
. ESPR, OD, II, 1056.
. On a beaucoup écrit sur le caractère tout particulier de ce légitimisme : c’est d’abord un absolutisme ; c’est un anti-libéralisme (Barbéris) ; c’est un légitimisme de raison, amoral (Guyon), non de sentiment (contrairement à celui d’un Chateaubriand).
. Hobbes, Léviathan [1651], Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 305 sq.
. « Avant-propos » à La Comédie humaine, CH, I, 13. Noté AP.
. ESPR, OD, II, 1059.
. GM, OD, II, 1082.
. Une remarque sur l’écriture balzacienne du politique. Si le politique, c’est l’action, l’écriture du politique doit rechercher une vertu pragmatique : c’est dire qu’elle privilégie la forme de la maxime. La croyance en des axiomes de la vie politique est de nombreuses fois soulignée : « la plus cruelle, mais la plus vraie maxime de la Royauté, à savoir que les trônes sont solidaires » (193) ; « ce fut l’application de cette maxime qui donna Florence aux Médicis [...] Ce fut l’oubli de cette maxime qui perdit Louis XVI » (194) ; « Cette maxime est directement contraire à celle avec laquelle la Bourgeoisie voudrait aujourd’hui diriger la politique des États » (1278). Quant à Marcas, le récit de sa vie est « coupé de maximes et observations qui dénotaient le grand politique » (CH, VIII, 846). Il s’agit de chercher l’absolu de la formulation : « En politique, un principe dont le contraire est absurde doit être pris pour vrai, pour absolu. Le moyen entre lui et le contraire serait insuffisant » (CS, 136). De là le projet du Catéchisme social : l’un des titres retenus était « Grammaire politique ». Balzac rêve de réunir des règles en un « code », s’inspirant de Machiavel : « cette politique dont le code a été écrit par Machiavel » (180). On peut enfin penser au fait que Balzac a édité les Maximes et pensées de Napoléon. Mais le Catéchisme social demeure inachevé : son aspect fragmentaire est particulièrement frappant, c’est une maxime, c’est une brève réflexion, détachées de tout raisonnement suivi. Même phénomène à la fin de l’article sur le Gouvernement moderne, où figurent des notes éparses : « Une assemblée ne peut rien inventer, la loi est la plus haute des inventions » (GM, 1084). Comme si Balzac peinait à tisser un texte en allant d’une maxime à l’autre, à développer une pensée politique dans la continuité. Ce qui induit des problèmes de lisibilité, souvent, mais ce qui permet également le maintien de tensions irrésolues : outre l’articulation improbable du légitimisme et du machiavélisme, relevons par exemple l’éloge de l’homme probe en politique que fut Strozzi (182), étonnant dans le contexte de l’apologie d’une ruse florentine.
. Z. Marcas, CH, VIII, 833.
. GM, OD, II, 1066.
. Il est vrai qu’un tel appel était sous-tendu par le pressentiment que la monarchie de Juillet ne durerait guère : « sous le rapport du but avoué par le gouvernement constitutionnel, il est évident, pour les esprits de bonne foi, qu’en peu de temps il change de nature quand l’Assemblée est intelligente et forte, ou il fait dépérir la nation si l’Assemblée est composée de médiocrités. Il mène ou au despotisme ou à la ruine » (ibid., 1073).
. Ibid., 1073.
. Ibid., 1072.
. ESPR, OD, II, 1062.
. CS, 108.
. Le Curé de village, CH, IX, 821.
. ESPR, OD, II, 1048.
. LHB, I, 611.
. GM, OD, II, 1073.
. CS, 125.
. Ibid., 104.
. On doit comprendre de la même façon la citation du « mot très profond de Napoléon » : « l’histoire de France doit n’avoir qu’un volume ou en avoir mille » (187). D’un côté, la saisie de l’essence du politique ; de l’autre, la multiplication de faits qui n’en seraient que l’illustration.
. Illusions perdues [1843], CH, V, 702.
. AP, CH, I, 9.
. La Cousine Bette, CH, VII, 15.
. Inversement, dans la préface des Chouans (1829), tout en critiquant une histoire-squelette, Balzac loue l’initiative des jeunes historiens libéraux, qualifiés d’« hommes de talent » (CH, VIII, 897), ce qui témoigne d’une évolution.
. Voir l’excellent article d’A. Gérard dans le n° 100 de Romantisme (1998) consacré à ce sujet : « Le grand homme et la conception de l’histoire au XIXe siècle », p. 31-48. Voir également M. Gauchet, « Les “Lettres sur l’histoire de France” », P. Nora, Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 807-808.
. Cité par A. Gérard, art. cit., p. 37.
. Guizot, Histoire de la cililisation en Europe [1828-1829], Didier, 1861, t. II, p. 125.
. Mignet, Histoire de la Révolution française, Didot, 1824, I, p. 114. Voir également le jugement de Tocqueville sur Napoléon dans De la Démocratie en Amérique II [1840], GF, p. 349.
. Le Médecin de campagne, CH, IX, 430.
. Le Curé de village, CH, IX, 820.
. Ibid., 821.
. Préface contre laquelle Balzac s’était élevé dans un article de 1830 (OD, II, 702).
. Vigny, « Réflexions sur la vérité dans l’Art » (1829), Cinq-Mars, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 25-26.
. N. Mozet, Balzac au pluriel, PUF, 1990, p. 47-64.
. AP, CH, I, 12.
. Ibid., 13-14.
. Ibid., 14.
. Ibid., 13.
 Balzac, Nouvelles et contes, I. 1820-1832, édition établie, présentée et annotée par Isabelle Tournier, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 502.
. CH, I, 1147-1148.
. Voir T. Takayama, Les Œuvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842), The Keio Institute of cultural and linguistic studies, Tokyo, 1966, p. 95-98, ainsi que S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac. Chronologie de la création balzacienne, Saint-Denis-Paris-Montréal, Presses Universitaires de Vincennes-Presses du C.N.R.S.-Les Presses de l’Université de Montréal, 1992, p. 127, n. 8.
. Voir T. Takayama, Les Œuvres romanesques avortées de Balzac (1829-1842), op. cit., p. 109-110.
. De nouveau, voir T. Takayama, op. cit., p. 109-110, qui mentionne une liste d’Études de mœurs en projet imprimée à la fin du t. II du Livre mystique (Werdet, janvier 1836).
. LH, I, 365.
. Pour le contrat, voir Corr., III, 174-188. Le contrat est daté du 15 novembre 1836.
. Voir LH, I, 391.
. LH, I, 425.
. Ce catalogue a été reproduit par Th. Bodin dans Le Courrier balzacien, n° 47, 1992, p. 26-31. Voir l’article de S. Vachon, « La gestion balzacienne du classement : du “catalogue Delloye” aux Notes sur le classement et l’achèvement des œuvres », Le Courrier balzacien, n° 51, 1993-2, p. 1-17.
. Voir Corr., IV, 33-37.
. Voir S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 35.
. La préoriginale en feuilletons (Le Siècle, 31 décembre 1838-14 janvier 1839) n’était pas accompagnée de préface.
. Voir Corr., IV, 665.
. On ignore la date de parution des 4e, 11e et 13e volumes de La Comédie humaine, mais ils ne parurent pas en tout état de cause avant le second semestre de 1845. Pour une discussion serrée, voir S. Vachon, Les Travaux et les jours d’Honoré de Balzac, op. cit., p. 248-249.
. En volume les Scènes de la vie politique représentent 322 p., les Scènes de la vie militaire 302 p. et les Scènes de la vie de campagne 423 p. Se rappeler aussi qu’en 1845, dans la préface de la première partie de Splendeurs et misères des courtisanes en volume (De Potter, août 1844), Balzac annonçait que L’Envers de l’histoire contemporaine, alors dénommé Les Méchancetés d’un saint et La Baronne de La Chanterie, ferait pendant à l’Histoire des Treize qui ouvrait les Scènes de la vie parisienne et leur servirait de clôture (voir CH, VI, 426). Cela confirme le caractère conjoncturel du déplacement de L’Envers de l’histoire contemporaine dans les Scènes de la vie politique.
. Isabelle Tournier, Avertissement à Balzac, Nouvelles et Contes, 1. 1820-1832, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 15.
. Nicole Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 33.
. Facino Cane, CH, VI, p. 1019, 1020.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 215.
. Damien Zanone, « Balzac, les Mémorialistes et le romanesque consulaire et impérial », Balzac dans l’histoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001, p. 71.
. Claude Duchet, « L’illusion historique : l’enseignement des préfaces (1815-1832), Revue d’histoire littéraire de la France, n° 75, mars-juin 1975, p. 246 ; cité par Catherine Nesci, « Balzac et la fantasmagorie du passé », Balzac dans l’Histoire, op. cit., p. 56.
. Pierre Laforgue, Romanticoco, Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 26.
. Voir Nicole Mozet, Balzac et le Temps, op. cit.
. Contemporains de Hegel, les travaux des historiens politiques français, d’Augustin Thierry à François Guizot, de Thiers à Louis Blanc, s’inscrivent dans une nouvelle épistémè qui bouleverse, non pas les idées, mais le mode d’être au monde des contemporains.
. Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif [1844], Vrin, 1987, p. 97.
. Paule Petitier, Introduction, Balzac dans l’Histoire, op. cit., p. 12.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 148.
. « Lettres sur Sainte-Beuve », Lettres sur la littérature, le Théâtre et les Arts, II, Sur Sainte-Beuve, à propos de Port-Royal, Revue parisienne, 25 août 1840, p. 202.
. Sur 1830 et Balzac, voir Isabelle Tournier, Nouvelles et contes, op. cit., p. 21.
. Voir Michèle Riot-Sarcey, Introduction, « Tout s’oublie et rien ne passe », Le Temps et les Historiens, Revue d’Histoire du XIXe siècle, n° 25, 2002/2.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 203.
. Honoré de Balzac, « Lettre à Monsieur P-S-B Gavault » [1844], Dédicace des Paysans, op. cit., p. 32 (Pl., IX, 49).
. Expression empruntée à Nicole Mozet.
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 212 (Pl., IX, 187).
. Guizot ira jusqu’à écrire que la « démocratie est un cri de guerre ».
. Honoré de Balzac, Les Paysans, op. cit., p. 151.
. Un cri semblable à celui de Munch.
. Ibid. p. 257-258.
. Ibid., p. 258.
. Heinrich Heine, « Lettre du 30 avril 1840 », Lutèce, Paris-Genève, Ressources, 1979, p. 33.
. Ibid., Préface [1843], p. XVII-XIII.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], Œuvres diverses, Conard, t. III. Je remercie Isabelle Tournier de m’avoir incitée à commenter ce texte qu’elle m’a permis de découvrir.
. H. Heine, « Lettre du 13 février 1841 », op. cit., p. 170.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], art. cit., p. 684.
. Ibid., p. 685.
. Ibid, p. 688.
. Ibid., p. 686.
. Ibid.
. H. Heine, op. cit., p. 258.
. Slogan de l’époque ; voir Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l’Utopie, Albin Michel, 1998.
. Honoré de Balzac, « Lettre sur le Travail » [1848], art. cit., p. 688.
. Ibid.
. Ibid., p. 689.
. Ibid., p. 690.
. Ibid., p. 688-689.
. Ibid., p. 687.
. Ibid., p. 690.
. Nous empruntons ce terme à l’ouvrage d’Antoine Compagnon, Les Antimodernes, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2005.
. Lettre du 2 septembre 1833, citée par Bernard Guyon, La Pensée politique et sociale de Balzac, Armand Colin, 1947, p. 637 (Corr., II, p. 355).
. Bernard Guyon, op. cit. p. 636.
. Ibid.
. Le journal La Quotidienne parle en effet de roman « dogmatique et catéchisant » sans « forme dramatique » ni « action suivie. » Voir « L’histoire du texte », CH, IX, 1405-1406.
. Bernard Guyon, op. cit.
. Corr., II, p. 355.
. Roland Barthes, S/Z, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 101.
. Cet usage du personnage référentiel a été étudié par Aude Déruelle dans « Le cas du personnage historique », AB 2005, p. 89-108.
. J. Martineau « Faire concurrence à l’état-civil : immigrants et autochtones dans La Comédie humaine », Cahiers de Narratologie, « Le personnage romanesque », n° 6, 1995, p. 305-317.
. Roland Barthes, S/Z, op. cit., p. 74.
. Bernard Guyon, op. cit.
. Ibid.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1073.
. Bernard Guyon, La Pensée politique..., op. cit., p. 603.
. « Du gouvernement moderne », OD, II, 1082.
. Max Andréoli, « Morale de la politique et politique de la morale dans La Comédie humaine », AB 2003, p. 160.
. François-Xavier Mioche voit au contraire un épuisement du politique dans l’importance prise par les drames privés. Voir « Le Médecin de campagne, un roman politique ? », AB 1988, p. 319.
. Voir Antoine Compagnon, Les Antimodernes, op. cit.
. Michael Tilby, « Le Médecin de campagne et le statut du récit », AB 2003, p. 8-24.
. Idéalement, du côté de quelque chose comme une aristocratie des artistes.
. Jacques-David Ebguy et Gérard Gengembre analysent très précisément ce déplacement dans ce volume.

. A. de Baecque, Le Corps de l’histoire. Métaphores et politique (1770-1800), Calmann-Lévy, 1993.
. Mise en évidence par J.-M. Roulin (« Corps, littérature, société (1789-1900) », dans Corps, littérature, société (1789-1900), sous la direction de J.-M. Roulin, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 8).
. A. de Baecque, op. cit., p. 162.
. Les passages figurant en italiques dans les citations sont (comme ici) soulignés par moi.
. Noms que se donnent, dans l’histoire, le marquis de Montauran, et Lecamus, baron de Tresnes (241).
. Par Vanda, qui suggère elle-même une interprétation maistrienne de sa maladie (372).
. Ce sont, pour J.-M. Roulin, les trois modalités de la sémantisation du corps romantique, devenu le « lieu où la société marque son empreinte sur l’individu » autant qu’une « figure de la relation de l’individu à son contexte social et historique » – c’est-à-dire bien plus qu’une simple métaphore (art. cit., p. 10).
. Voir E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi [1957], Gallimard, coll. « NRF », 1989.
. Voir M. Le Yaouanc, Nosographie de l’humanité balzacienne, Librairie Maloine, 1959, p. 448-455.
. 1830, remarque M. Ozouf, « accomplit la Révolution : [...] avec un drapeau tricolore, une pairie sans hérédité, l’égalité dans la garde nationale, les majorats supprimés et l’Eglise humiliée, comment parler encore de monarchie ? » (Les Aveux du roman, Gallimard, coll. « Tel », 2001, p. 67).
. M. Le Yaouanc, op. cit., p. 455.
. Mission à laquelle le prédestine quelque peu son prénom lui-même médiéval.
. C’est, de même, à une « Reine » que sont attribués, à la fin de l’histoire, ses bienfaits (409).
. Être privé de son nom était le châtiment que s’infligeait, chez Ballanche, le régicide-parricide de l’Homme sans nom (1820), et cette œuvre appartient vraisemblablement à l’intertexte du roman de Balzac : la figure de M. Bernard n’est pas sans ressemblance avec celle du personnage du conventionnel reclus. L’influence de Ballanche me paraît, dans L’Envers, tout aussi déterminante, sinon plus, que celle – explicitement avouée – de Maistre.
. Voir E. Kantorowicz, op. cit., p. 28.
. Par là, on s’éloigne sensiblement d’un schéma ballanchien (L’Homme sans nom fait se succéder expiation-réconciliation-régénération).
. J’emploie à dessein ce terme, suscité par les images du texte (l’enfoncement, dans le sol, de la demeure de la rue Chanoinesse, 226), et qui a pour avantage d’être en accord avec le registre métaphorique du roman : au début du XIXe siècle, il désigne toute modification régressive, physiologique ou biologique.
. Je ne puis m’attarder ici sur la genèse de ce roman, écrit en deux temps (1842-1844 pour les fragments qui deviendront le premier épisode, 1847 pour le second). Voir CH, VIII, 1322-1332.
. « Jeu de mots-image » issu des discours pamphlétaires de l’époque révolutionnaire (cité par A. de Baecque, op. cit., p. 118).
. La médecine vitaliste (dont Bichat est l’un des plus éminents représentants) fait de la circulation sanguine et de l’irrigation nerveuse ses principes dominants. L’organisme est alors conçu comme système de communication entre une multiplicité de principes vitaux. Sur cette articulation de la polémique politique à une polémique médicale, voir A. de Baecque, op. cit., p. 112-120.
 E. Sieyès, « Essai sur les privilèges » [1788], Qu’est-ce que le Tiers État ?, PUF, coll. « Quadrige », 1982, p. 4.
. Il y a là un co-texte (Cl. Duchet) important du roman, et rarement (sinon jamais ?) mis en évidence. On sait combien, par ailleurs, la littérature romantique a puisé dans le fonds commun de ce discours nosographique (Stendhal, Chateaubriand, Hugo...).
. Voir les pamphlets cités par A. de Baecque, op. cit., p. 105.
. E. Sieyès, op. cit., p. 91.
. Le discours révolutionnaire voit fleurir (et d’abord chez Sieyès) ces « guérisseurs du corps social » et autres « apothicaires » de la nation...
. « [...] il guérissait, et guérissait précisément les maladies désespérées auxquelles la médecine renonçait » (376).
. Voir l’apologue cité par A. de Baecque, op. cit., p. 106-107.
. Voir Sieyès, encore, et sa vision du « grand corps des citoyens, [...] certain dans sa marche [...] » (op. cit., p. 6 ).
. Voir Mona Ozouf, L’Homme régénéré, Gallimard, coll. « NRF », 1989.
. Balzac s’appuierait sur les distinctions de spécialistes de son temps (voir M. Le Yaouanc, op. cit., p. 448-455).
. « Nationale » parce qu’affectant spécifiquement les Polonais (entendons qu’elle est transmise à Vanda par sa mère)... mais l’adjectif prend son sens politique en entrant en résonance avec les déclarations hostiles à « l’esprit de la nation » (328) qui ouvrent le second épisode.
. Sur la catharsis révolutionnaire, et l’image du corps « purgé », voir A. de Baecque, op. cit., p. 130.
. La plique polonaise (ou trichoma) avait, au début du XIXe siècle, intéressé un grand nombre de médecins français, comme le rappelle M. Le Yaouanc. Certains d’entre eux estimaient qu’elle pouvait exister sous une forme rentrée, occulte, et que les phénomènes qu’elle générait « pouvaient disparaître à condition que le virus sortît du corps, passât dans la chevelure et y constituât un conglomérat monstrueux, une plique, au sens restreint du mot » (op. cit., p. 302).
. « La Révolution », écrit G. Gengembre, « est un décentrement, la Contre-Révolution la tentative ultime de recentrer la totalité humaine autour de Dieu » (La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante, Imago, 1989, p. 14).
. Image redoublée par celle de Laocoon (363).
. Vanda a épousé le fils du baron de Mergi, procureur général « fanatiquement dévoué à l’autel et au trône » (316).
. L’autre camp n’échappe pas non plus à ces hybridations, ces brouillages de frontières : ils se manifestaient déjà dans l’histoire de Mme de La Chanterie (285-310)...
. On devine, en faveur de ce nouveau Montesquieu (336) qu’est Bourlac, une intervention de M. Nicolas.
. Ballanche, Essais de palingénésie sociale, Jules Didot aîné, 1827, p. 22.
. Celle-ci prend sens dans le contexte, chrétien, de l’initiation de l’humanité : par les épreuves, l’homme acquiert le moyen d’arriver, perfectionné, à la vie future.
. « Cuisinière » et « jardinier » viennent (tels des députés) « représent[er] » la « bourgeoisie » sur la scène du roman (346, 350).
. On trouvera un écho à ces lignes dans la lettre à Mme Hanska du 1er mars 1848 (LHB, II, 725).
. Les émeutes républicaines font de 1832 une autre date importante du roman : elles effraient Godefroid et le poussent à la « retraite » (221) que l’on sait...
. Cette « insurrection » est annoncée à Mme Hanska, dans une lettre du 2 août 1847 (LHB, II, 657). C’est dans le « journal de Cavaignac » (LHB, II, 1005), rappelons-le (Le Spectateur républicain), que trouvera à se publier « L’Initié » !
. Balzac formule, dans cette même lettre, son horreur du communisme.
. C’est le terme même de M. Bernard : « La première grossesse s’est bien passée, et a produit un fils » (338).
. Sur ce point, je rejoins l’analyse de Lynn R. Wilkinson (dont, pour l’essentiel, je m’écarte): « Embodying the crowd : Balzac’s L’Envers de l’histoire contemporaine and the languages of class consciousness », Symposium, n° 135, summer 1989.
. Halperine & Sohn, banquiers galiciens évoqués à plusieurs reprises par Balzac dans sa correspondance de l’été 1847.
. L’adunation (terme vieilli à la fin du XVIIIe siècle, et ressuscité par Sieyès) est « l’acte d’unir, de lier en un tout des fragments inconstitués » (A. de Baecque, op. cit., p. 123).
. Métaphore plus tardive dans la langue révolutionnaire, plus rassurante, marquant la sortie de l’événement (A. de Baecque, op. cit., p. 392).
. P. Petitier, « 1830 ou les métamorphoses du centre », Romantisme, n° 123, 2004-1, p. 9.
. Il ne fait pas mystère de la destination « sainte » de la fortune qu’il amasse (378)...
. Sur bien des points, le roman fait écho à des éléments de la biographie de Balzac...
. Voir F. Schuerewegen, « Honoré de Bouillon, un air de famille. Triste histoire de la fin de Balzac », CRIN (Cahiers de Recherche des Instituts Néerlandais de langue et de littérature françaises), n° 38, 2001.
. Toutes nos références vont à l’édition de Colin Smethurst, CH, VIII. On indique la page entre parenthèses.
. Sur ce point, on ne peut que renvoyer aux indispensables travaux de Pierre Barbéris, notamment, pour la question de l’élection, à la section « Physiologie du parlementarisme » de Mythes balzaciens, Armand Colin, 1972, p. 98-108.
. Cité par Pierre Rosanvallon, dans Le Sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 2001, coll. « Folio Histoire », p. 354.
. Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Gallimard, 1985.
. Cité par P. Rosanvallon, Le Sacre du citoyen, op. cit., p. 280.
. Ibid., p. 304.
. Cité par P. Rosanvallon, Le Moment Guizot, op. cit., p. 102.
. Sur ce point, voir Chantal Massol, Une poétique de l’énigme. Le Récit herméneutique balzacien, Genève, Droz, 2006.
. Sur ce point, voir Claude Duchet, « De A à Z : Balzac faiseur de noms », Magazine littéraire, n° 373, février 1999, p. 48-51.
1. Voulant recruter Vautrin, Corentin lui déclare : « Vous serez dans une sphère où vos talents seront bien appréciés, bien récompensés, et vous agirez à votre aise. La police politique et gouvernementale a ses périls. J’ai déjà, tel que vous me voyez, été deux fois emprisonné... Je ne m’en porte pas plus mal. Mais, on voyage! On est tout ce qu’on veut être... On est le machiniste de drames politiques [...] ».
2. Jean Tulard, « Balzac et la police », AB 1991, p. 65. Voir aussi du même auteur « Le mythe de Fouché dans La Comédie humaine », AB 1990.
. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973, p. 375.
. Nicole Mozet, « Temps historique et écriture romanesque », AB 1990, p. 240.
. Maurice Bardèche, Balzac romancier. La formation de l’art du roman chez Balzac jusqu’à la publication du Père Goriot (1820-1835), Plon, 1940, p. 506.
. D’autres personnages ajoutent leur exemple à celui de de Marsay. Comme l’a remarqué Pierre Barbéris, Eugène de Rastignac a lui aussi beaucoup appris de ses « exploits dans les boudoirs parisiens » (Mythes balzaciens, Armand Colin, coll. « Études Romantiques », 1972, p. 13). Maxime de Trailles et le marquis de Ronquerolles suivront également l’exemple du Premier ministre et feront dans les boudoirs de précieux apprentissages politiques. Faute d’espace, seul le cas du fils naturel de Lord Dudley, Henri de Marsay, retiendra ici notre attention.
. Lynn Hunt, « Révolution française et vie privée », Histoire de la vie privée : t. 4. De la Révolution à la Grande Guerre, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, dirigé par Michelle Perrot, Seuil, coll. « Points Histoire », 1999, p. 20.
. Henri Lafon, Espaces romanesques du XVIIIe siècle 1670-1820 : de Madame de Villedieu à Nodier, P.U.F., coll. « Perspectives littéraires », 1997, p. 142-143.
. Arnold van Gennep, Les Rites de passage [1909], édition augmentée, A. et J. Picard, 1981, p. 108.
. Trois fois à la p. 951, une fois à la p. 962, deux fois à la p. 965, puis encore deux fois aux p. 978 et 979; t. V.
. Max Andréoli, « Aristocratie et médiocratie dans les Scènes de la vie politique », AB 1998, p. 49.
. C’est la première condition du succès dans La Comédie humaine selon Michel Condé : « L’énergie ou la volonté seules sont paradoxalement impuissantes [...] ; être vainqueur exige que l’on connaisse les intentions de l’adversaire et que cet ennemi ne connaisse pas les volontés cachées du sujet » (La Genèse sociale de l’individualisme romantique : esquisse historique de l’évolution du roman en France du dix-huitième au dix-neuvième siècle, Tübingen, Niemeyer, coll. « Mimesis », 1989, p. 130).
. Michel Condé, op. cit., p. 120. De Marsay, selon Pierre Laforgue, a « une vision des choses où détermination, lucidité et logique se conjuguent [...] efficacement » (L’Éros romantique. Représentations de l’amour en 1830, P.U.F., coll. « Littératures modernes », 1998, p. 195).
. Le texte balzacien entre parfois en contradiction avec lui-même. Henri de Marsay, qualifié plusieurs fois de « dandy » dans La Comédie humaine – il est en 1820 le « roi des dandies » (Illusions perdues, CH, V, 389) –, est doté d’une « capacité supérieure » (Autre étude de femme, CH, III, 677) alors que le mot « dandy », pour Balzac, signifie aussi le contraire de la sagacité. En effet, « en se faisant Dandy, un homme devient un meuble de boudoir, un mannequin extrêmement ingénieux qui peut se poser sur un cheval ou un canapé [...] mais un être pensant ?... jamais » (Traité de la vie élégante, CH, XII, 247). Néanmoins, tout porte à croire que le fils naturel de lord Dudley n’est que dandy par son élégance et non par son esprit : le premier ministre « possède cette finesse particulière aux gens qui ont vu beaucoup de choses » (Autre étude de femme, CH, III, 676). Et comme le formule l’antiquaire de La Peau de Chagrin, « voir n’est-ce pas savoir ? » (CH, X, 86).
. Alain Corbin, Le Temps, le désir et l’horreur : essais sur le XIXe siècle, Flammarion, coll. « Champs », 1998, p. 101. Les deux citations précédentes sont à la même page.
. Jacques Noiray, « Imaginaire de la femme chez Balzac », AB 1999 (I), p. 181.
. Puisqu’il « mourut l’année suivante », CH, VIII, 686.
. Franc Schuerewegen, « L’Histoire et le jeu dans Une ténébreuse affaire », AB 1990, p. 384-385.
. Pierre Barbéris, Mythes balzaciens, op. cit., p. 43.
. Sur le plan politique et social, la grandeur de Balzac, selon Georg Lukács, « consiste précisément en ceci [...] qu’il observe et représente [...] toutes les contradictions qui se manifestent » (Balzac et le réalisme français, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », 1999, p. 38-39) ; l’ouvrage fondateur de Bernard Guyon a, d’autre part, bien montré toutes les contradictions qui fracturent la pensée politique de l’auteur de La Comédie humaine ; rappelons simplement cette conclusion : en 1833, « le jeune partisan d’extrême-gauche est devenu un doctrinaire d’extrême-droite » (La Pensée politique et sociale de Balzac, édition revue et augmentée, Armand Colin, 1969, p. 688).
. Antoine Caillot, Mémoires pour servir à l’histoire des mœurs et usages des Français, Dauvin, 1827, 2 vol., p. 135. Et la suite du destin politique de de Marsay eut certes été passionnante ; il est fort dommage, comme l’écrit Hervé Robert, que Balzac n’ait pas « traité dans La Comédie humaine la machine gouvernementale de la monarchie de Juillet [...] et [que] nous ne sa[chio]ns presque rien du passage au pouvoir de de Marsay, président du Conseil en 1833 mais décédé l’année suivante » (« Louis-Philippe dans l’œuvre de Balzac », AB 1998, p. 27).
. Voir l’état présent de la recherche, Le Siècle des saint-simoniens, sous la direction de Nathalie Coilly et Philippe Régnier, Bibliothèque nationale de France, 2006.
. Selon le titre et le mot d’ordre de la dernière œuvre de Saint-Simon.
. Voir deux articles anonymes, tous deux intitulés « Apostolat », des 29 mars et 14 avril 1832 (cote Arsenal : F. E. 340).
. Saint-Simon, Nouveau christianisme, éd. orig. 1825, p. 5.
. Formule conclusive de la brochure-manifeste d’Émile Barrault, Aux artistes (mars 1830).
. [Anonyme], « Qu’est-ce-qu’un prêtre saint-simonien ? », feuille populaire distribuée en 1832. Exemplaire consultable dans un recueil composite conservé à l’Arsenal sous la cote F. E. 339.
. Voir Philippe Régnier, « Corps du Roi, corps du Christ, corps du Père : la personne symbolique et les théories charnelles du Père Enfantin (1796-1864), chef suprême de l’Église saint-simonienne », Corps, pouvoir société, sous la direction de Jean-Marie Roulin, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005.
. Voir p. 31 et 60.
. « Les médecins », feuille populaire, 1832, ibid., p. 3.
. Op. cit., 2e éd., 1832, p. 138-139.
. Op. cit., 1ère année, 16e séance, passim.
. Voir l’Exposition…, 1ère année, 3e, 8e, 14e et 16e séances, passim.
. Voir les Lettres sur la religion et la politique d’Eugène Rodrigues, ainsi que l’Exposition…, 1ère année, en part. la 17e séance.
. Voir l’Exposition…, 2e année, 8e séance.
. « Au roi », repris dans le recueil collectif Politique industrielle et système de la Méditerranée, 1832, p. 75 et suiv. (Arsenal, F. E. 342.)
. Arsenal, F. E. 339.
. Ibid.
. Voir supra une autre expression de ce modèle de gouvernance à propos du médecin.
. Voir les « enseignements » recueillis dans le volume Morale, 1832, p. 121 (Arsenal, F. E. 340). Qualifiée de « gloire vivante », Véronique incarne « le lien de [la] vie commune » du petit cercle des régénérateurs du village (838).
. Voir supra n. 7.
. Voir Jacques Rancière, « Sens et usages de l’utopie », dans Raison présente, 1997, n° 121 (à propos notamment du Curé de Village et de l’utopisme saint-simonien), p. 65-78 ; Guy Rosa, « L’utopie romantique » (à propos également du Curé de village en particulier), L’Utopie en questions, sous la direction de Michèle Riot-Sarcey, Presses universitaires de Vincennes, p. 31-49 ; et Françoise Sylvos, « La poétique de l’utopie dans Le Médecin de campagne », AB 2003, p.100-123.
. Voir Nathalie Coilly, « Heurs et malheurs du saint-simonisme rural », Le Siècle des saint-simoniens, op. cit., p. 137-138.
. « Politique d’association. Politique de déplacement », Le Globe, 30 mars 1832, repris dans la brochure Politique industrielle…, op. cit., p. 34-35.
. Flachat Stéphane, Clapeyron Émile, Lamé Gabriel, Vues politiques et pratiques sur les travaux publics de France, Paris, impr. Everat, 1832, p. 225-226.
. Économie politique et politique, 2e éd., mars 1832, p. 134 (Arsenal, F. E. 342). Chez Balzac, la seconde « robe noire » n’est pas l’instituteur, mais le juge.
. Ibid., p. 135-136.
. On sait en particulier que l’emploi du mot « industriel » comme substantif est un néologisme dû à Saint-Simon.
. « Les oisifs et les travailleurs. Abolition des successions collatérales », Économie politique…, op. cit., p. 83 et suiv.
. Formule citée par Gaudissart (CH, IV, 190) et reprise par Marx mais créée et sans cesse répétée par et dans l’Exposition…, dès sa 1ère séance.
. Un exemple dans L’Illustre Gaudissart, CH, IV, 572.
. Sur ce drame interne, qui a filtré à l’extérieur, voir l’introduction au Livre nouveau, du Lérot, reproduit de l’édition Tusson, 1991, p. 32 et suiv.
. Hasard objectif ou trait d’époque : à Ménilmontant, Enfantin révèle et présente solennellement à ses apôtres un enfant prénommé Arthur, fruit de ses amours illégitimes avec une certaine Adèle Morlane.
. « Je me suis bientôt trouvée beaucoup trop la mère de ce jeune homme pour être insensible à sa muette et délicate admiration » (866). Chez Balzac, le schème maternel mobilise aussi des souvenirs autobiographiques (Mme de Berny) et littéraires (Mme de Warens et Mme de Rênal) qui préexistent, est-il besoin d’en convenir, à l’androgyne d’Enfantin.
. On s’intéressera par exemple, dans le cas de Balzac, à « Du gouvernement moderne », écrit dès 1832.
. Comme si, selon une formule d’Alain Badiou, « la littérature [pouvait] nommer un réel à quoi la politique demeurait fermée » (Peut-on penser la politique ?, Seuil, 1985, p. 31).
. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique-éditions, 2000, p. 24-25.
. Voir Jean-Claude Milner, « Le prince au miroir », Les Temps modernes, n° 610, « La souveraineté : horizons et figures de la politique », septembre-octobre-novembre 2000, p. 395.
. Évoquant Le Prince de Machiavel, Balzac souligne dans Du gouvernement moderne que cet ouvrage serait appelé à l’époque contemporaine « Le Pouvoir » (OD, II, 1073).
. Qui ne va pas sans nostalgie : pensons à la définition donnée de Napoléon dans Autre Étude de femme : « Un homme qui pouvait tout faire, parce qu’il voulait tout » (III, 701).
. Chez Balzac, cela est bien montré par Marion Mas dans ce volume, le grand homme, qui prend différents visages à travers l’histoire ne semble plus avoir sa place dans la société qui se met en place : voir par exemple Le Curé de village, IX, 821.
. La déploration est particulièrement vive dans la nostalgique « Introduction à Sur Catherine de Médicis » (voir notamment XI, 173).
. Une ténébreuse affaire, publiée en 1841, pourrait être lue en ce sens, qui montre l’échec de la conception ancienne de la politique : Laurence Cinq-Cygne rêve ainsi de se révolter, de tuer et renverser le souverain Napoléon (VIII, 538). Elle finira par rencontrer, sur un champ de bataille confus, un Napoléon étrangement absent et insignifiant, en une rencontre décalée et finalement de peu de poids, comme si le roman représentait, en annonçant de la sorte la monarchie de Juillet, « une société où les héros utopiques doivent disparaître pour laisser la place aux hommes de l’ombre » (Gérard Gengembre, cours inédit).
. « Le nom de politique est venu des Grecs ; il y désignait une théorie des rassemblements possibles (en droite et en fait) aux êtres parlants, d’où suivait une théorie des modes de gouvernement » (Jean-Claude Milner, Constats, Gallimard, coll. « Folio essais », 2002, p. 16).
. Voir sur ce point la célèbre lettre de recommandation de Du Marsay, l’homme politique par excellence de La Comédie humaine, à Paul de Manerville, dans Le Contrat de mariage (III, 647).
. De nombreuses scènes dans La Comédie humaine évoquent des personnages désireux de faire carrière et de faire fortune, qui envisagent les différents partis et idéologies, non en fonction de leur pertinence mais des chances qu’elles offrent de réussir (voir par exemple Une fille d’Ève, II, 322).
. Symptomatiquement, il n’y a pas ou guère de représentation dans La Comédie humaine de la « machine gouvernementale de la monarchie de Juillet » (Hervé Robert, « Louis-Philippe dans l’œuvre de Balzac », AB 1998, 1998, p. 27).
. Vautrin, à la fin d’Illusion perdues, souligne la confusion et l’absence de logique politique françaises (V, 699). Voir également Une fille d’Ève (II, 372). Les textes de Balzac font particulièrement bien apparaître ce que Milner appelle « le caractère éminemment bricolé des gouvernements » (Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Verdier, 2003, p. 20).
. Ibid.
. Ibid., p. 21.
. Ibid.
. Le Départ (1831), OD, II, 1025.
. Code des gens honnêtes (1825), OD, II, 151.
. Essai sur la situation du parti royaliste (1832), OD, II, 1063-1065.
. Du Gouvernement moderne (1832), OD, II, p. 1080.
. Lettres russes, Œuvres diverses, III, Conard, 1940, p. 343.
. Voir aussi La Cousine Bette (VII, 154-155)
. Sur ce point, voir Pierre Laforgue, L’Eros romantique. Représentations de l’amour en 1830, PUF, coll. « Littératures modernes », 1998, p. 16.
. Voir aussi VIII, 665.
. Elisheva Rosen, « Droit et roman : le modèle balzacien », Balzac dans l’histoire, études réunies et présentées par Nicole Mozet et Paule Petitier, sedes, 2001, p. 52.
. Voir la remarque de M. Mathias : « Aujourd’hui les révolutions politiques influent sur l’avenir des familles, ce qui n’arrivait pas autrefois. Autrefois les existences étaient définies et les rangs étaient déterminés... » (Le Contrat de mariage, III, 578).
. Jean Claude Milner, Les Noms indistincts, Seuil, coll. « Connexions du champ freudien », 1983, p. 80.
. Comme l’a bien dit Aude Déruelle, « D’une certaine façon, le mot de Vautrin, “il n’y a plus de lois, il n’y a que des mœurs” (1843, V, 702) résume bien l’évolution de la pensée balzacienne. De là aussi la difficulté à écrire les Scènes de la vie politique ».
. Nicole Mozet, Balzac et le Temps, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2005, p. 205.
. Le Départ, OD, II, p. 1023.
. On retrouve également dans Une ténébreuse affaire, une scène politique, l’affirmation de cette nouvelle répartition des forces et des pouvoirs (VIII, 654).
. Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, op. cit., p. 22.
. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995, p. 159.
. Jean-Claude Milner, Constats, op. cit., p. 24.
. Félix Davin, Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle, CH, I, 1147-1148.
. Voir également la diatribe de Vautrin dans Illusions perdues (V, 701).
. Juliette Grange, Balzac. L’Argent, la prose, les anges, La Différence, 1990, p. 167.
. Il est question dans Une fille d’Ève des « rouages en acier poli de la société moderne » (II, 358).
. Balzac oppose d’ailleurs les hommes « spéciaux », qui sont au fond des technocrates, et les hommes d’État : « Elle [la France] est dévorée par les hommes dits spéciaux auxquels on se fie. Un homme spécial ne peut jamais faire un homme d’Etat, il ne peut être qu’un rouage de la machine et non le moteur. » (« Lettres russes », Revue parisienne, 25 juillet 1840, p. 132)
. Jean-Claude Milner, La Politique des choses, Navarin, 2005, p. 81.
. Ibid., p. 25.
. Ibid., p. 58-59.
. Sur ce point, des précautions s’imposent : il ne s’agira pas d’identifier la « position » du philosophe et celle du romancier et faire de Balzac un promoteur exalté de l’égalité, « la plus terrible des chimères » à ses yeux, un partisan de l’émancipation généralisée, ou de manifester derrière son apparent conservatisme, les ferments révolutionnaires de sa peinture sociale. Simplement considérer en quoi les concepts de Rancière sont opératoires pour lire Balzac.
. Bien que Rancière ait à plusieurs reprises analysé et donné un sens politique à l’œuvre de Balzac, on laissera ici de côté ces analyses (dans La Chair des mots et La Parole muette). Bien qu’intéressantes, elles nous paraissent parfois allégoriser le contenu narratif d’un roman, Le Curé de village, pris comme une « fable exemplaire », afin d’illustrer une certaine conception des rapports entre esthétique et politique démocratique. Importe moins de caractériser une œuvre ou une démarche que de définir la portée politique de la littérature moderne et de l’esthétique du roman, quitte pour cela, Rancière l’admet explicitement, à « excéd[er] sciemment la pensée de Balzac » (La Chair des mots. Politiques de l’écriture, Galilée, 1998, p. 134).
. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 13.
. Voir aussi sur ce point Aux bords du politique, op. cit., p. 112-114.
. Ibid., p. 16.
.« Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », Entretien,  HYPERLINK "http://www.humanite.presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580" www.humanite.presse.fr/journal/1999-06-01/1999-06-01-290580.
. Ibid. Rancière rappelle d’ailleurs la réflexion aristotélicienne : « De quoi il y a égalité et de quoi il y a inégalité, la chose porte à aporie et à philosophie politique. » (Aristote, Politique, IV, 1282 b 21, cité par Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 11)
. Jacques Rancière, Aux bords du politique, op. cit., p. 16.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 52.
. La basse police n’y est que la forme particulière d’un ordre plus général qui distribue les corps et les fonctions et légitime cette distribution.
. Ibid., p. 23.
. Symptomatiquement les policiers sont appelés « les hussards de la guillotine » (VIII, 563). « Au temps où la logique policière s’exprimait sans fard, elle disait avec Bonald, que “certaines personnes sont dans la société sans être de la sociét锠» (La Mésentente, op. cit., p. 159).
. Ce serait ce que nous avons appelé la conception ancienne de la politique.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 55. C’est nous qui soulignons.
. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », art. cit.
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 28 et p. 59.
. Ibid., p. 31. Cela implique d’ailleurs qu’il y a en définitive très peu de politique.
. Voir Aux bords du politique, op. cit., p. 113.
. Voir également l’évocation de Victurnien d’Esgrignon dans Le Cabinet des Antiques (IV, 109).
. Pensons à l’exemple de La Fille aux yeux d’or (1834) qui, après avoir évoqué les différentes catégories de la population parisienne, se tourne vers deux « exceptions exotiques » (V, 1053) dont la distance à la logique policière est aussi signalée par le lieu confiné et secret dans lequel ils se retrouvent.
. Voir CH, VIII, 450.
. Pierre Barbéris, Le Monde de Balzac. Post-face : 2000, Kimé, 1999, p. 341.
. Il « recherche le passé de cet affaire » (VIII, 509) ; il continue plus tard l’« œuvre archéologique » du marquis de Cinq-Cygne.
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 33.
. Un seul exemple, très ancien, parmi d’autres : « La vie peut être considérée comme un combat perpétuel entre les riches et les pauvres » (Code des gens honnêtes, op. cit., p. 147).
. « Entretien avec Jacques Rancière », Dissonance,  HYPERLINK "http://www.messmedia.net/dissonance/index.htm" http ://www.messmedia.net/dissonance /index.htm.
. Voir Ruth Amossy, « La figuration du féminin dans La Femme de trente ans », Balzac, « La Femme de trente ans », « une vivante énigme », Romantisme Colloques, Société des études romantiques, sedes, 1993, p. 41-54.
. « C’est donc l’impasse de la condition faite à la femme dans la France post-révolutionnaire que dénonce le texte. » (Ruth Amossy, art. cit., p. 49)
. Dès le début de la nouvelle, Z. Marcas est caractérisé par ses talents d’orateur (Z. Marcas, VIII, 835).
. Voir Z. Marcas, VIII, 848 et 851.
. L’intrigue ne dénonce pas les agissements d’un seul être : si à la fin du roman, Z Marcas voit la « trahison au cœur du pouvoir » c’est une « trahison produite par un système » (Z. Marcas, VIII, 854).
. Voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 188.
. « Entretien avec Jacques Rancière. Les hommes comme animaux littéraires », Mouvements, n°3, mars-avril 1999, p. 139.
. Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 59.
. Ibid., p. 60.
. Sur ce point voir Jacques Rancière, La Mésentente, op. cit., p. 62.
. Notons qu’on retrouve cette alliance d’une référence à une catégorie non formée et de l’exhibition d’une différence à soi chez le bourreau d’Un épisode sous la terreur ou chez une autre femme, Laurence, dans Une ténébreuse affaire.
. Voir par exemple Le Père Goriot, III, 220.
. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », art. cit.
. Félix Davin, op. cit., 1148.
. « Il est des lois de fluctuation qui régissent les générations, et que l’empire romain avait méconnues quand les barbares arrivèrent. Aujourd’hui, les barbares sont des intelligences » (VIII, 847).
. Voir La Mésentente, op. cit., p. 53.
. Ibid., p. 67.
. Laurence assure à Michu : « vous êtes digne d’être noble » (VIII, 563) et refuse qu’il s’agenouille devant elle.
. « Jacques Rancière : la politique n’est-elle que de la police ? », art. cit.

. Balzac, Z. Marcas, CH, VIII, 822-823.
. Ibid, 845-846.
. Ibid, 846.
. « Dans dix ans », soit en 1846 par rapport au moment de la fiction (1836) ou 1850 par rapport au moment où le texte est écrit (1840). S’il y avait un sens à faire la moyenne, on obtiendrait 1848… Anne-Marie Meininger, dans une note à ce propos (CH, VIII, note 3, 1642), rapproche cette intuition politique de celle de Chateaubriand : « lui qui dès le lendemain de Juillet 1830, prédit : “Ceci durera quinze ans. Ensuite le déluge. Nos neveux entendront un beau tapage.” »
. Ibid., 847. Retournement des espoirs de Juillet 1830 : Balzac le mesure du côté des « capacités », mais il a bien été général, en particulier pour tous les exclus du suffrage censitaire, et pour le monde ouvrier : « L’automne 1830 est celui du désenchantement ouvrier : les espérances suscitées par le soulèvement des Trois Glorieuses ont été déçues. Les velléités réformatrices ont vite cédé la place à la peur du désordre chez les maîtres du régime, et le peuple de juillet s’est du même coup senti floué. » Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998, p. 279.
. Ibid., 854.
. Ibid., 853.
. Sur l’entrelacs entre le roman et la mémoire historique, voir Damien Zanone, Écrire son temps. Les Mémoires en France de 1815 à 1848, Presses Universitaires de Lyon, 2006, en particulier le chapitre 7 : « Écrire son temps : Mémoires et roman », p. 293-347.
. La Comédie humaine, I, 11.
. Ibid.
. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, 1998, p. 279.
. Ibid.
. Ibid., p. 288.
. Véritable « fièvre d’auto-analyse » selon l’expression de Ségolène Le Men, dans sa contribution au catalogue Les Français peints par eux-mêmes, Dossiers du musée d’Orsay, 1993, que rappelle Pierre Rosanvallon (Ibid.).
. Balzac, Traité de la vie élégante, CH, XII, 224.
. Z. Marcas, CH. VIII, 854.
. « Avant-propos », CH, I, 9.
. Sur le type de connaissance qui, sous le régime du signe, se déploie dans la « comédie » balzacienne, voir Boris Lyon-Caen, Balzac et la comédie des signes. Une expérience de pensée, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2006.
. Le Père Goriot, CH, III, 54.
. Ibid., 55.
. Ibid.
. Balzac, Traité de la vie élégante, CH, XII, 237. Balzac compare l’unité de composition qui caractérise la vie élégante à ce que Cuvier découvre dans la vie animale : « Jamais cet homme ne s’est trompé : son génie lui a révélé les lois unitaires de la vie animale. » (237)
. Jacques Rancière, « Le livre de vie et l’expression de la société », dans La Parole muette, Essai sur les contradictions de la littérature, Hachette Littératures, 1998, p. 50-51.
. Ibid., p. 46.
. La Ville, et en particulier la Capitale, est le lieu où cela s’expose le plus nettement : la foule intensifie le jeu entre l’indistinction et la passion des différences. Montesquieu décrivait déjà bien ce risque de l’indistinction moderne dans la foule : « Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains et sentent naître en eux l’envie de se distinguer par de petites choses… mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal et on ne se distingue plus ; comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque plus personne. » (De l’Esprit des lois, VII, 1, éd. Robert Derathé, Garnier, vol. I, 1973, p. 107.
. La Fille aux yeux d’or, CH, V, 1040.
. Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003, p. 245.
. P. Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 2000, p. 267.
. Ibid., p. 268.
. Ibid.
. Les Paysans, CH, IX, 189-190.
. Clifford Geertz, After the Fact, Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, Harvard University Press, 1995, p. 20 (« For an ethnographer everything is a matter of one thing leading to another, that to a third, and that to one hardly knows what. Beyond Pare and Sefrou, around them, behind them, standing before them, hovering over them, is an enormous array of - what shall I call them ? practices ? Epistemes ? social formations ? realities ? - that connect to them, and that must find a place in any project which seeks to gain from messing around in them something more than odd information. However difficult it may be to begin this sort of discourse, it is even harder to stop it.
One works ad hoc and ad interim, piecing together thousand year histories with three week massacres, international conflicts with municipal ecologies. The economics of rice and olives, the politics of ethnicity or religion, the workings of language or war, must, to some extent, be soldered into the final construction. So must geography, trade, art and technology. The result, inevitably, is unsatisfactory, lumbering, shaky, and badly formed : a big contraption. »)
. Pour une vue d’ensemble de ce sujet, voir Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, sous la direction de Jacques Revel, Gallimard, Seuil, 1996.
. Sur ce malentendu, voir Giovanni Levi, « On Microhistory », New Perspectives in Historical Writing, éd. Peter Burke, Oxford, 1991, p. 93-113.
. Voir notamment Balzac géographe : territoires, sous la direction de Philippe Dufour et Nicole Mozet, Pirot, 2004, et Balzac et la crise des identités, sous la direction d’Emmanuelle Cullman, José-Luis Diaz et Boris Lyon-Caen, Pirot, 2005.
. L’Interdiction, CH, III, 425.
. On l’aura compris, la distinction entre le politique et le politique à laquelle je me réfère ici ne recoupe nullement celle proposée dans les travaux de Jacques Rancière. Sur J. Rancière, voir dans ce volume la contribution de Jacques-David Ebguy.
. Sur la définition du personnage comme acteur de la vie sociale, voir mon étude sur « Le personnage et la poétique du roman balzacien », Balzac. Une poétique du roman, sous la direction de Stéphane Vachon, PUV et XYZ éditeur, 1996, p. 201-213.
. Dans la micro-analyse balzacienne, il faut bien évidemment faire sa place aux questions de genre (gender). Cette catégorie y intervient de manière bien différente de celle qui transparaît, pour m’en tenir à l’exemple de L’Interdiction, dans l’analyse proposée par Rastignac. Pour une étude récente sur le sujet dans La Comédie humaine, voir Michael Lucey, The Misfit of the Family. Balzac and the Social Forms of Sexuality, Durham, Duke University Press, 2003.
. En regard de cette appréhension balzacienne du politique, pivot de l’entreprise de l’historien des mœurs, la vie politique à proprement parler tend à perdre de ses privilèges au titre de site d’analyse, ce qui expliquerait, en partie du moins, le sort des Scènes de la vie politique dans La Comédie humaine.
. Le Curé de Tours, CH, IV, 199-200.
. Ibid., 202.
. Ibid., 183.
. George Sand, Lettre à Eugène Sue du 20 avril 1843, Correspondance, textes réunis, classés et annotés par Georges Lubin, Garnier, 1969, t. VI, p. 108.
. Voir la lettre de Sue transcrite par G. Lubin (ibid., p. 108, note 1). Quelques mois plus tard, Sainte-Beuve prend acte de cette reconfiguration politique du champ littéraire : « Depuis qu’Eugène Sue est devenu le romancier prolétaire, Béranger le visite, et madame Sand le reconnaît. Ce sont de grandes puissances qui traitent désormais d’égal à égal. [...] Béranger, Lamennais, Sand et Sue, les quatre grandes puissances socialistes et philanthropiques de notre âge. » (Lettre aux Olivier du 6 novembre 1843, destinée aux « Chroniques parisiennes » de la Revue suisse, citée ibid., p. 111).
. Sand présente d’ailleurs Consuelo comme « une espèce de Goualeuse » et propose à Sue d’échanger leurs jugements sur leurs deux héroïnes (Lettre à Eugène Sue, ibid., p. 109).
. La Revue parisienne, 25 juillet 1840, compte rendu par Balzac de Léo d’Henri de Latouche.
. C’est, selon Nelly Wolf, ce que montre notamment la disparition du roman soviétique sous l’ère de Jdanov, le roman totalitaire ne pouvant exister que sous forme de trace. Le roman, dépouillé de tous ses attributs démocratiques, disparaît en tant que mode d’expression littéraire. Voir Le Roman de la démocratie, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2003, p. 179 sq.
. Voir Susan Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, PUF, 1983, p. 72.
. « Je vais faire un livre, pour le prix Monthyon [sic] qui payera le tiers de ma dette », écrit-il le 1er juin 1841 ; puis il déclare de nouveau : « il faut que je donne un rival au Médecin de campagne et que, pour avoir 20 000 francs du prix Monthyon en 1842, j’écrive dans ce mois-ci Les Frères de la Consolation » (lettre du 30 septembre 1841). Plus d’un an plus tard, le 7 décembre 1842, il associe toujours le roman au prix Montyon : « il faut absolument finir ce mois-ci un fragment intitulé Madame de La Chanterie (tiré de mon ouvrage entrepris pour le prix Monthyon) », LHB (I, 532, 541 et 620).
. Préface de la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes (VI, 426).
. Lettre du 20 décembre 1843 à la princesse Belgiojoso, Corr., IV, 639.
. Voir Alexandre Péraud, « Scénographies de l’envers dans L’Envers de l’histoire contemporaine », La Licorne n°56, « Envers balzaciens », Presses de l’Université de Poitiers, avril 2001, p. 28.
. Pierre Laforgue démonte ainsi les mécanismes du capitalisme chrétien, moral et social que pratiquent Mongenod et Mme de La Chanterie tout en soulignant la volonté de maintien d’un ordre social répressif qui sous-tend implicitement leur action. Voir « Charité, communisme et révolution : L’Envers de l’histoire contemporaine », Balzac dans le texte, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2006.
. Préface de la première édition de Splendeurs et misères des courtisanes (VI, 426).
. Elle définit le roman d’initiation comme un exemple du « roman d’apprentissage exemplaire positif », qui constitue une des catégories du roman à thèse (Le Roman à thèse, op. cit., p. 96 sq.).
. Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique, Éditions du Sirac, 1973, p. 13, cité par S. Suleiman, op. cit., p. 96.
. Oswald Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972, p. 268.
. Roland Barthes, S/Z, Le Seuil, 1970, p. 85. Barthes associe la redondance au « discours du roman classique » et la caractérise comme « une sorte de babil sémantique, propre à l’ère archaïque – ou enfantine – du discours moderne, marqué par la peur obsessionnelle de manquer la communication du sens ».
. « En commençant les Scènes de la vie parisienne par Les Treize, l’auteur se promettait bien de les terminer par la même idée, celle de l’association, faite au profit de la charité, comme l’autre au profit du plaisir » (VI, 426).
. L’ambiguïté constitutive du personnage est mise en évidence par Jeannine Guichardet dans son introduction au roman (204 sq.) et Arlette Michel souligne la suspicion qui pèse sur son innocence (voir « Signification spirituelle de L’Envers de l’histoire contemporaine : expiation et consolation », AB, 1990, p. 331-332).
. Philippe Hamon, Texte et idéologie, PUF, 1984, p. 102.
. « Dieu réserve-t-il ces dernières, ces cruelles épreuves à celles de ses créatures qui doivent s’asseoir près de lui le lendemain de leur mort ? dit le bonhomme Alain, sans savoir qu’il exprimait naïvement toute la doctrine de Swedenborg sur les anges. » (318)
. Le narrateur suggère cette violence en commentant l’emportement de Vanda embrassant son père : « [s]es fureurs ne ressemblaient pas toujours à cette tempête d’affection. » (372)
. Dans la conclusion de son étude sur L’Envers de l’histoire contemporaine, Pierre Laforgue pro01CDHOR_de{¡¢©ÝÞ     # 5 N T U ^  ­ ± ô û 
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