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Le patriote - La Bibliothèque électronique du Québec

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Jean Féron
Le patriote









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Jean Féron








Le patriote

Grand roman canadien historique







La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Littérature québécoise
Volume 765 : version 1.0


Du même auteur, à la Bibliothèque :

Le siège de Québec
La besace d’amour
La besace de haine
La métisse





Le patriote


Numérisation :
Wikisource, Projet Québec/Canada.
Relecture : Jean-Yves Dupuis.
Édition de référence :
Éditions Édouard Garand, 1926.
« Le roman canadien »





Première partie


I

À New-York

En 1838, la ville de New-York n’était pas ce que nous la pouvons voir aujourd’hui ; mais elle était déjà très importante par son gros commerce. Hâtivement bâtie à l’embouchure de la rivière Hudson, elle n’avait pas la symétrie et la correction de ligne qu’on lui trouve de nos jours, et on ne l’avait pas encore décorée de ses mille tours de Babel. Elle n’était pas encore devenue la capitale de la finance juive ; en 1838, New-York était le lot presque exclusif de commerçants d’origine anglaise, et sa société, en dépit de certaines originalités qu’on s’efforçait d’inventer, et en dépit également de son puritanisme trop affecté, demeurait une société purement anglaise.
Seulement, comme on venait de se séparer du régime britannique, il importait de changer ses habitudes, son mode de vivre, son costume, sa façon de parler. On ne voulait plus être anglais, mais des « Américains », et que les Anglais, par revanche ou ironie, surnommèrent « Yankees ». Tout de même, ces Américains ne pouvaient ignorer que leur prétention n’effaçait nullement leur origine, et c’est peut-être à cause de cette reconnaissance même qu’ils continuaient de demeurer de vrais Anglo-Saxons. Ensuite, dans les nouveaux États américains, tout comme en Angleterre, on était bien forcé d’ouvrir ou de fermer les portes, puisqu’on avait là aussi des portes à fermer ou à ouvrir. Mais voilà, nos étranges voisins eurent l’air de prétendre que les portes pouvaient être fermées et ouvertes d’une toute autre façon. Plus tard ils eurent raison positivement : car ils avaient réussi à modifier leur physionomie ethnique, leurs allures et leur langage qu’on n’aurait pu les regarder comme issus d’une race européenne. Les Américains semblaient donc avoir justifié l’appellation des Anglais : c’étaient des Yankees. Une chose sûre, ces Yankees avaient alors pour notre race canadienne-française une sympathie que, hélas ! nous ne retrouvons plus guère. Cette sympathie fut la raison pour laquelle tant de nos Canadiens pourchassés par les agents anglais trouvèrent, durant nos troubles politiques de 1837 à 1839, un refuge sûr dans les États américains.
New-York n’était donc pas ville cosmopolite proprement dite, encore qu’elle renfermât, outre le groupe hollandais, plusieurs éléments étrangers, entre autres des Suisses et des Français.
Les régiments amenés de France en 1774, tant par La Fayette que par le comte de Rochambeau, avaient frayé le chemin d’Amérique à une foule de petits commerçants français venus dans les villes de la Nouvelle-Angleterre pour s’établir, et la ville de New-York les avait plus particulièrement attirés. Et l’on peut dire qu’à New-York, en 1838, la langue française était à peu près tout aussi courante qu’en la ville de Montréal, à la même époque.
En débarquant des navires européens, on pénétrait dans une sorte de place à laquelle venaient aboutir une quantité de ruelles tortueuses, qui se ramifiaient au cœur de la cité où habitait la haute bourgeoisie. Sur cette place et les ruelles adjacentes siégeaient le gros commerce et, plus spécialement, le commerce de l’hôtellerie. La plus achalandée de ces hôtelleries semblait être l’auberge de l’Aigle Blanc, qu’un incendie allait détruire quelques années après en même temps que les constructions qui s’élevaient sur cette place. L’auberge de l’Aigle Blanc dressait son enseigne à gauche, en pénétrant sur la place. Flanquée de deux ruelles, et par conséquent un peu écartée des immeubles voisins, elle attirait l’attention. Cette hôtellerie était tenue par un Français, ancien cuisinier, dit-on, de Louis XVIII, appelé Simon Therrier ou Tirier. Naturellement, c’était à cette auberge qu’accouraient, dès le débarquement, ceux qui arrivaient de France.
Dépassant de peu la cinquantaine, célibataire, actif, trapu et vigoureux encore, tel apparaissait Simon Therrier au physique. Il était connu pour sa grande urbanité, et l’on pouvait croire qu’il avait servi dans les grandes maisons, à voir l’aisance de ses manières, ses révérences gracieuses, son langage choisi, et la dignité avec laquelle il dirigeait son établissement. On connaissait encore Simon Therrier pour sa bonne jovialité, qualité qui n’est pas un mince appoint dans l’attraction d’une clientèle. C’est donc en raison de toutes ces qualités d’abord, et ensuite par l’excellence de sa cuisine exceptionnellement française qu’il était parvenu à se créer en peu d’années une clientèle nombreuse et distinguée.
En sus des voyageurs venant d’Europe, l’auberge de l’Aigle Blanc recevait souvent la nouvelle société new-yorkaise, qui y donnait des festins dont on parlait par l’au-delà l’Atlantique. Pourtant, il n’y avait en cette auberge aucun luxe, car Simon Therrier était économe ; mais on y trouvait la table la plus appétissante qui fût, une propreté méticuleuse et un bon confort.
.................................................

Vers la fin de juillet de cette année 1838, sur le déclin du jour, Simon Therrier vit entrer en son auberge un jeune homme, presque un enfant par le visage imberbe et délicat. Mais la taille élancée de l’inconnu, sa physionomie intelligente et distinguée, la mise soignée de sa personne attiraient de suite l’attention et créaient une impression favorable.
En pénétrant dans la salle commune où, autour de tables chargées de carafes aux liqueurs vermeilles, de bocks remplis de bière mousseuse, et dans la fumée odorante des cigares, plusieurs personnages discutaient les événements du jour, le jeune homme s’arrêta d’abord comme surpris, puis il promena autour de lui des regards incertains. Mais de suite l’écho cher du verbe français qui survolait dans la salle parut le rassurer. De suite aussi, parmi la nombreuse valetaille, qui çà et là courait pour répondre aux appels des clients, et au sein de tous ces visages inconnus il chercha à reconnaître le maître-aubergiste.
Devinant aussitôt un étranger, Simon Therrier s’avança à sa rencontre, et, très souriant, très accueillant, demanda d’une voix suave :
– Vous êtes français, mon gentilhomme ?
Car il avait un certain air ce jeune homme dans le vêtement tout noir qui l’habillait. Il portait avec une élégante aisance un frac à larges basques qui moulait sa taille fine et souple. Et à voir ses mains fines et très blanches, on comprenait de suite que ce jeune homme ne sortait pas de l’atelier. Il avait tout simplement la physionomie d’un gentilhomme de province.
– Vous êtes monsieur Therrier ? questionna le jeune homme, oubliant ou négligeant de répondre à l’interrogation qu’on venait de lui faire.
– C’est moi en personne, sourit plus largement l’aubergiste. Que puis-je faire pour vous être utile ?
– Je cherche un logement, monsieur. Débarqué ce matin, j’ai parcouru toute la ville à la recherche d’une auberge française. Finalement, l’on m’a indiqué votre maison.
– Le hasard vous sert bien, mon jeune ami, il me reste une chambre en disponibilité, et je vous la cède de tout cœur.
– Merci.
– Votre nom, cher monsieur ?
– Hindelang.
– Vous arrivez de France ?
– Oui, de Paris. Mais j’ai séjourné quelques semaines à Londres.
– Vous visitez le monde ?
– Non... je viens en Amérique pour y gagner de l’argent.
– Vrai ? Eh bien ! mon ami, c’est l’unique pays au monde ! s’écria Simon Therrier avec enthousiasme.
– C’est bien ce qu’on m’a affirmé, sourit le jeune homme.
– On a dû vous affirmer aussi que, avec un petit capital-espèces, l’on pouvait en quelques années bien courtes se conquérir une fortune ?
– On m’a dit cela également.
– Alors, vous avez un petit capital à placer ?
– Bien mince, monsieur. C’est le petit héritage qu’a laissé mon père en mourant. J’ai pris la moitié seulement, abandonnant l’autre moitié à ma mère que j’ai laissée à Paris en attendant le jour, pas trop lointain, j’espère, où je pourrai aller la chercher.
– Ah ! pauvre mère ! fit avec compassion l’aubergiste très intéressé par ce jeune homme qui, bien que sa personne révélât un peu de timidité, laissait cependant voir une nature forte et énergique. Et l’aubergiste demanda encore :
– Vous l’avez laissée seule à Paris, votre mère ?
– Pas tout à fait : un ami commun s’est chargé de veiller sur elle durant notre séparation.
– Pauvre femme ! elle s’ennuiera sûrement...
– Je sais, sourit amèrement le jeune homme. Aussi vais-je tâcher de me caser le plus tôt.
– Vous trouverez des compatriotes obligeants qui vous aideront, affirma l’hôtelier, et vous pouvez dès ce moment compter sur moi, bien que je vaille peu de chose.
– Merci, monsieur, vous me réconfortez.
– Oh ! parce que vous êtes étranger en pays inconnu il ne faut pas vous mettre martel en tête ; vous verrez qu’il est facile de vivre ici !
– Je vous crois ; mais je désire, avant d’entreprendre aucune démarche, me mettre au courant des coutumes et surtout de la langue de ce pays nouveau pour moi.
– C’est-à-dire vous acclimater, se mit à rire l’affable aubergiste. Oh ! ajouta-t-il avec bonhomie, ce sera vite faite du moment que nous avons du talent et de l’aptitude. Car, comme vous le pensez bien, pour réussir en ce pays, il importe avant tout de savoir baragouiner quelques mots d’américain ou même quelques mots d’anglais.
– J’ai profité de mon séjour à Londres pour apprendre quelques mots d’anglais.
– Ah ! mais alors, s’écria l’aubergiste avec admiration, c’est affaire de semaines seulement pour vous. Mais si, mais si, j’en suis convaincu, et avant trois mois on vous prendra pour un Yankee. Et le brave aubergiste éclata d’un franc rire.
Il s’interrompit aussitôt pour reprendre son sérieux et demander :
– Vous devez être fatigué ?... Et je suis là à vous retenir sur vos jambes, tandis qu’un lit bien moelleux et bien frais vous attend et ferait mieux votre affaire ?... Je m’imagine bien que vous avez marché tout le jour par cette cité qui, en ces mois d’été, est un véritable four que ne réussit pas à rafraîchir la brise de mer.
– C’est vrai, avoua le jeune homme, j’ai eu bien chaud et je me sens très las. Je vous prie donc de me guider à l’appartement que vous voulez bien mettre à ma disposition.
– Venez, je vous conduis. Ah ! à propos... vos bagages ?
– Je les ai laissés au dépôt du débarcadère.
– Ils sont nombreux ?
– Non... deux coffres et deux petites valises.
– C’est bien, je les enverrai chercher demain matin. Venez !
L’aubergiste précéda le jeune homme à travers la salle commune, pénétra dans un réfectoire tout plein de bonne fraîcheur et de parfums divers. Le jeune étranger remarqua, malgré la clarté diffuse qui régnait là, quantité de jardinières disposées çà et là desquelles émergeaient en gerbes ruisselantes les fleurs d’Amérique. Il vit encore que les tables étaient recouvertes de nappes bien blanches sur lesquelles s’étalaient de nombreuses argenteries aux reflets pâles. Il se serait complu à admirer davantage le bon confort qui l’entourait et à respirer cette atmosphère embaumée, mais il dut suivre l’aubergiste, qui montait déjà un large escalier recouvert d’un épais tapis persan.
Après avoir monté quelques marches, l’aubergiste s’arrêta tout à coup pour demander à son nouvel hôte :
– Avant de vous retirer, monsieur, désirez-vous prendre un cordial... boire un bock ?...
– Non, merci. C’est du sommeil qu’il me faut.
L’hôtelier sourit et reprit sa marche ascendante pour conduire le jeune français en une chambre du second étage. Cette chambre, petite, mais proprement aménagée, ne recevait de jour que par une étroite fenêtre à guillotine percée du côté d’une ruelle. Et cette chambre, déjà sombre, se trouvait obscurcie encore par les murailles grises d’un bâtiment élevé, vis-à-vis de l’auberge, de l’autre côté de la ruelle. Mais l’atmosphère de cette chambre était fraîche.
Simon Therrier expliqua :
– Ce n’est pas l’appartement qui convienne à un gentilhomme ; mais, comme je vous ai dit, c’est l’unique qui me reste aujourd’hui. Un autre jour, je pourrai vous loger plus convenablement.
– Oh ! je serai très bien ici, assura le jeune homme après avoir parcouru du regard la pièce et son mobilier. Il demanda aussitôt :
– Mes voisins sont-ils des Français ?
– Des Français ! fit Simon Therrier avec surprise. Mais il n’y a que ça ici. Oui, oui, mon ami, il n’y a que des Français dans mon auberge. À droite vous avez un Lyonnais, à gauche un... ah ! pardon... À gauche, ce n’est pas tout à fait un français, mais c’est tout comme.
Le jeune homme regarda l’aubergiste avec étonnement. Mais celui-ci expliquait de suite :
– Je vais vous dire, cette chambre à gauche est habitée par un monsieur d’un certain âge dont la famille est en Canada ; c’est un réfugié canadien. Ah ! vous ignorez peut-être que ces Canadiens parlent la langue française comme vous et moi ?
– J’ignore, en effet, ce que vous appelez des Canadiens, et je ne sais pas davantage que ces Canadiens parlent notre langue française.
– Eh bien ! vous verrez vous-même. Je vous recommanderai à ce monsieur, qui vous instruira sur les races et l’histoire de l’Amérique. Car c’est un homme instruit, et puis... L’aubergiste se mit à rire et dit : Bon voilà que je vous retiens encore. Allons, reposez bien !
– Merci, monsieur.
Simon Therrier s’en alla.
Le jeune homme ferma sa porte, tira le verrou, enleva vivement son franc à basques et se jeta lourdement sur le lit blanc. Il s’endormit.
Ah ! c’est vrai qu’il avait l’air bien las, cet enfant d’une autre patrie qui, sur cette terre immense des Amériques, se sentait comme perdu. Mais bientôt, comme en un songe merveilleux, il allait se retrouver sous un ciel qui lui rappellerait encore le beau ciel de France.


II

Comment Hindelang trouve des frères.

Le soir de ce même jour, à huit heures, Simon Therrier monta à l’appartement de son nouvel hôte pour l’informer que son couvert au souper l’attendait. Vainement frappa-t-il à la porte, aucune réponse ne lui vint de l’intérieur. Prêtant l’oreille un instant, il saisit le bruit d’un ronflement. Il sourit et se retira sur la pointe des pieds.
Oui, Charles Hindelang dormait et ronflait... il dormait si profondément qu’il ne s’éveilla qu’au petit jour suivant.
Il se leva dispos.
Dans la petite fenêtre qu’il ouvrit il pencha sa tête brune et son grand front, et se plut à respirer largement l’air serein du matin. Puis, comme s’il fût sorti d’un songe, il regarda avec étonnement tout ce que ses yeux pouvaient atteindre. Par-dessus la muraille du bâtiment qui s’élevait devant lui il pouvait découvrir, mais vaguement à cause de la brume légère qui venait de la mer, une multitude de toits aux couleurs variées, de pignons de toutes formes, de cheminées, de tourelles, de clochers. Puis, à mesure que la brume s’éloignait vers les terres emportée par une brise de mer, une nappe d’un bleu tendre se dessina au-dessus des toits. Et ce ciel bleu, d’un vrai beau bleu, d’un bleu qui lui sembla tout aussi doux au regard que le bleu des ciels de France, s’élargit, s’amplifia, s’éleva, devint immense. Puis le bleu s’attendrit encore, il parut s’abaisser vers la terre ou s’en élever davantage tandis que de timides reflets roses, écarlates, jaunes et violets semblaient le percer comme des flèches. Et les toits, les pignons, les tourelles se mirent à reluire de couleurs plus vives et légèrement changeantes à mesure que grandissaient les clartés de l’aurore. Le jeune homme crut se trouver devant un tableau immense sur lequel le peintre avait jeté tout le coloris de son imagination. Il regarda avec ravissement.
Les premiers rayons du soleil changèrent encore une fois les couleurs, et bientôt toutes choses avaient repris leur aspect ordinaire. Seulement, dans le grand ciel moins bleu maintenant, le jeune homme aperçut des nuées de moineaux, d’hirondelles, de tourtereaux qui venaient s’ébattre sur les toits et les pignons, faisant entendre leurs gais fredonnements. Et au-dessus, très haut dans le ciel, il vit les grands oiseaux aquatiques planer dans un vol majestueux, monter, descendre, tournoyer, puis reprendre à tire-d’aile le chemin de la mer.
Oui, Hindelang avait regardé de toute la puissance de ses yeux ce décor inconnu qui lui plaisait. Et maintenant, après les inquiétudes et les soucis qui assaillent tout étranger en terre nouvelle et lointaine, le jeune homme sentait naître en lui-même une confiance joyeuse.
Il aurait voulu voir encore davantage de ce pays de l’or, mais la portée de son observatoire était trop restreinte.
Il abaissa ses regards vers la ruelle à quelques mètres au-dessous. À cette minute, un individu poussait une petite charrette chargée de légumes et de fruits aux senteurs exquises. Le marchand ambulant gagnait la place.
C’était l’unique bruit entendu par Hindelang que le roulement de cette charrette sur le pavé raboteux de la ruelle. La ville semblait dormir encore.
Hindelang pensa qu’il ne pouvait être plus de cinq heures.
Mais juste au moment où son regard s’appliquait à suivre la petite charrette, sur la place même il aperçut des hommes qui se dirigeaient vers le port, et ces hommes lui parurent des travailleurs.
Puisque déjà des êtres humains allaient par la cité, il résolut de sortir de l’auberge et d’aller flâner par ci par là en attendant l’heure du déjeuner.
Il entendit un tintement sonore qui semblait partir de la place. Il compta chaque coup jusqu’à cinq. Il était cinq heures.
– Allons, murmura-t-il, j’ai trois heures devant moi et je n’ai rien de mieux à faire que d’aller m’instruire sur les lieux où je dois faire mon séjour pour longtemps.
Il remarqua que le marchand ambulant installait sa charrette sur la place au coin de la ruelle. Alors il vit des rayons de soleil dorer et velouter les beaux fruits. Une salive irrésistible mouilla ses lèvres.
Il s’empressa d’endosser son frac, coiffa son chapeau haut de forme et quitta sa chambre. L’auberge demeurait silencieuse et paisible.
En mettant les pieds sur la Place il aperçut le marchand de fruits qui le salua d’un sourire.
– Combien pour ces beaux fruits ? demanda Hindelang en s’approchant.
– Deux sous pièce, monsieur, répondit l’homme avec le plus pur accent de Paris.
– Vous êtes donc parisien, monsieur ? demanda Hindelang avec émotion.
– Comme vous, mon gentilhomme ! sourit le marchand.
Hindelang acheta quelques fruits, causa un moment, et traversa la Place dans la direction du port où la vie renaissait rapidement.
Là encore, parmi, il est vrai, de nombreux vocables américains, il entendit résonner le verbe de France.
Sa joie et sa confiance en l’avenir grandirent.
– Ah ! pensa-t-il, je ne suis pas si loin de la France que je l’avais redouté.
Il approchait huit heures quand, après avoir erré çà et là par la cité, le jeune français rentra à l’auberge. On y commençait le remue-ménage du matin.
Simon Therrier s’empressa de venir souhaiter le bonjour au jeune homme.
– Alors, vous avez fait une bonne nuit ? interrogea-t-il avec intérêt.
– Excellente, monsieur.
– Je vois ça... on vous reconnaîtrait à peine ce matin.
– Oh ! j’étais si morfondu hier !
– Et... vous allez vous lancer de suite à la recherche d’une position sociale ?
– Cela dépend. Comme je vous ai dit hier, je vais d’abord me mettre au courant des choses et des êtres de ce pays.
– Vous êtes instruit ? interrogea l’aubergiste.
– Un peu, oui.
– J’aurais peut-être quelque chose pour vous occuper dès demain et qui ne demande pas nécessairement des connaissances du pays.
– Vraiment ?
– C’est hier soir que j’ai trouvé la chose. Un de nos compatriotes, comme vous allez voir, qui fait ici le commerce de l’importation des vins et des eaux-de-vie, me demandait hier, au souper, si je n’avais pas l’avantage de connaître un jeune homme qui possède la connaissance des écritures. Je lui ai parlé de vous.
– Merci.
– Est-ce que cela ne vous irait pas ? dites !
– Peut-être bien, parce que je sais faire les écritures. Voudrez-vous me présenter à ce monsieur ?
– Certainement. Tous les soirs, après ses affaires, il vient manger chez moi. Je vous recommanderai ce soir même.
– Merci encore, monsieur Therrier, répondit le jeune homme tout à fait enchanté de cette aubaine et très reconnaissant à cet aimable et secourable aubergiste.
– Bon, c’est entendu, fit avec satisfaction Simon Therrier. Mais vous devez avoir faim, n’est-ce pas ?
– J’enrage simplement, cher monsieur Therrier, se mit à rire Hindelang.
– Suivez-moi au réfectoire et je vous ferai servir.
Quelques minutes plus tard le jeune homme mangeait du plus bel appétit.
Le réfectoire était désert. Mais quand Hindelang fut à peu près à la moitié de son repas, un serviteur introduisit un monsieur. Le personnage salua de la tête et d’un sourire le jeune français, et n’apercevant pas d’autres convives, il commanda au valet de le servir à la table qu’occupait Hindelang.
– À moins, dit-il aussitôt au jeune Français, que ma présence à votre table ne vous soit gênante ?
– Mais non, monsieur, pas du tout. Asseyez-vous, je vous prie, je serai enchanté de lier la conversation avec un compatriote.
Le personnage sourit, s’assit et répliqua :
– Je ne suis pas tout à fait un compatriote, car vous êtes Français, si je ne me trompe ?
– C’est vrai. Et vous-même, monsieur ? interrogea Hindelang avec quelque surprise.
– Moi ?... je suis justement votre voisin de chambre, sourit placidement l’étranger.
– Ah ! vous êtes ce monsieur...
– Rochon.
– Monsieur Rochon... répéta Hindelang en considérant curieusement cet homme âgé d’une quarantaine d’années, bien mis, de bonnes manières, d’excellente courtoisie, parlant un français aussi pur que le sien, sauf peut-être certaine différence ou nuance dans l’accent. Puis il s’écria avec ravissement :
– Ah ! mais alors, vous êtes ce monsieur canadien de qui m’a dit un mot le propriétaire de cette auberge ?
– Ah ! ah ! fit avec une feinte surprise le Canadien, maître Simon vous a parlé de moi ?
– C’est-à-dire qu’il m’a informé que j’avais pour voisin de chambre un Canadien, nom que j’entendais pour la première fois.
– Vraiment ? Vous êtes donc débarqué depuis peu de jours ?
– Hier au matin, monsieur.
– Arrivant de France ?
– De Paris et de Londres. Je croyais venir en pays tout à fait anglo-saxon, mais l’on me dit et m’assure qu’il se trouve en Amérique un peuple parlant notre langue de France.
– On vous a affirmé la vérité, monsieur. Le Canada, mon pays, est à quelques cents kilomètres d’ici seulement.
– Eh bien ! je suis ravi que ce pays du Canada soit un pays français !
– Pas tout entier. Depuis que la France a cédé aux Anglais cette terre jadis exclusivement française, sa population est devenue mixte. Notre pays se divise en deux provinces nommées le Bas-Canada et le Haut-Canada. La première est française, avec quelques éléments anglais, la seconde anglaise.
– Mais, monsieur, je croyais que ce qu’il y avait de Français, après que la France eut abandonné ce pays aux Anglais, était retourné là-bas ou s’était établi dans les pays américains ?
– Non. Il est demeuré soixante mille Français, presque tous natifs de cette terre canadienne, après la cession du pays à l’Angleterre. Ces Français ont formé la race canadienne-française, comme nous la nommons aujourd’hui.
– Ah !... et vous êtes l’un de ces Canadiens-français ?
– Comme vous voyez.
– Je suis de plus en plus ravi, monsieur. Et savez-vous qu’il me plaira énormément de visiter ce pays en lequel notre langue de France est parlée avec une si belle pureté ? Ah ! cette chère langue ! qui aurait songé, deux siècles passés, qu’elle allait prendre si profonde racine en ce sol des Américains et si loin de la grande patrie !
– C’est merveilleux, n’est-ce pas ?
– C’est du prodige, monsieur ! Et pour moi, qui arrive en pays saxon – je peux bien vous l’avouer – c’est une consolation et un gain de confiance ; car, voyez-vous, monsieur, je ne puis me faire à cette langue anglaise que je trouve un peu... comment dirais-je ? rocailleuse... ni à ces coutumes américaines à travers lesquelles je ne peux retrouver et goûter la saveur de nos propres coutumes.
– Vous trouverez en Canada, ou mieux vous retrouverez la France toute vivante, monsieur...
– Hindelang.
– Hindelang ! répéta avec un peu de surprise monsieur Rochon. Non plus que moi vous n’êtes pas tout à fait français ?
– Je suis né à Paris, sourit le jeune homme. Mais je vous avouerai que mes parents tirent leur origine de la Suisse.
– Ah !
– Mais aujourd’hui notre famille est véritablement française.
– Êtes-vous venu en Amérique pour vous établir, ou simplement pour y voyager et retourner ensuite en France ?
– Pour m’établir, monsieur, et peut-être, plus tard, aller finir mes jours en France. Or, on m’avait plus spécialement indiqué New-York. Mais du moment qu’on me dit qu’au Canada on se retrouve en France, je suis bien tenté d’y aller chercher fortune.
– Le Canada est un pays d’avenir et, quoique jeune, la prospérité y est étonnante. Mais je ne vous conseillerais pas d’y aller en ce moment.
– Non ? Pourquoi ?
– Parce que le pays traverse une crise politique très aiguë dont on ne peut prévoir l’issue. De tous côtés mes compatriotes se soulèvent et s’arment pour la défense de droits politiques, civils et religieux dont ils ont perdu à peu près l’exercice.
– Ah ! ah ! fit Hindelang vivement intéressé.
– Alors se voyant peu à peu dépouillée des libertés que la France lui avait laissées, notre race, maintenant dominée et maltraitée par la race anglaise, se rebelle.
– Elle se rebelle ! fit en écho le jeune français.
– Mais comprenez-moi : elle n’en veut pas directement au pouvoir établi ; elle exige seulement le privilège d’administrer ses deniers, un contrôle dans l’étude et l’application de la justice, et un pied au moins égal à celui de l’autre race dans tous les domaines publiques. Vous me comprenez ?
– Si je vous comprends, monsieur. Pardieu ! c’est clair : vous vous trouvez sous la domination d’un étranger qui vous écrase, et cette domination, vous décidez de l’écarter, par la force des armes, s’il faut ! N’est-ce pas ?
– Parfaitement. Nous avons déjà pris les armes, nous les reprendrons et nous lutterons.
– Je vous approuve, monsieur.
– Cela vous en dit assez, fit M. Rochon avec un sourire, pour vous faire entendre que je suis moi-même un rebelle...
– Je l’avais deviné, monsieur.
– Pour sauver ma tête, afin de pouvoir la redresser plus haut un jour encore, je me suis réfugié ici.
Le jeune français considéra un moment cet homme avec admiration ; puis il dit la voix tremblante d’émotion :
– Monsieur le Canadien, racontez-moi l’histoire de votre pays, parce que vous avez excité ardemment ma curiosité et mon désir de savoir.
Monsieur Rochon consentit de bonne grâce. Durant une demi-heure il instruisit Hindelang sur les événements principaux de l’Histoire du Canada, et lui parla plus particulièrement de ses luttes libertaires.
– Vous comprenez encore, conclut-il, comment il est arrivé que les Canadiens n’aient pu subir plus longtemps le joug saxon, et comment ils sont déterminés à revendiquer plus que jamais et à conquérir coûte que coûte leur indépendance politique et économique.
– Bravo pour les Canadiens ! s’écria Hindelang.
Et se dressant d’un bond, il saisit son verre rempli de vin de France, l’éleva et prononça d’une voix claire et forte :
– Monsieur, je bois au Canada et à son indépendance politique !
– Que Dieu vous entende, jeune homme ! dit tout à coup une voix profonde et grave.
Hindelang se retourna et aperçut avec surprise un personnage qui venait d’entrer dans le réfectoire.
Hindelang laissa flotter son regard curieux sur cet homme grave, très distingué, au visage empreint d’une douce mélancolie et dont l’âge semblait dépasser la quarantaine, bien que cet homme n’eut pas tout à fait quarante ans.
Et avant qu’Hindelang n’eût prononcé une parole, M. Rochon se levait vivement, la main tendue vers le nouveau venu, et disait :
– Ah ! mon cher Duvernay... comment vous portez-vous ?
– Assez bien, merci.
– J’avais des nouvelles à vous donner, mais ayant appris que vous étiez souffrant, je n’ai pas osé me présenter.
– Ce n’était rien de grave, je vous assure, sourit M. Duvernay.
– Tant mieux, je suis content. Tenez, mon cher ami, je vous présente à mon compagnon de table, monsieur Hindelang, arrivé de France hier, que les malheurs de notre pays ont profondément touché.
M. Duvernay tendit sa main au jeune homme, disant :
– Monsieur Hindelang, j’aime serrer la main d’un frère français, et encore mieux d’un frère français qui sympathise avec nous.
– Ah ! monsieur, s’écria Hindelang, je vois que vous êtes aussi victime de la convoitise saxonne.
– Oui. Et ici, à New-York, vous trouverez un bon nombre de nos compatriotes qui ont dû fuir leur pays aimé, afin de ne pas subir les affronts monstrueux d’une clique infernale.
– Mon jeune ami, intervint M. Rochon, monsieur Duvernay, qui est l’un de nos plus ardents journalistes, a été plus d’une fois déjà jeté en prison à cause de ses articles par lesquels il mettait froidement et justement le fer sur la plaie.
– Je suis très honoré, dit Hindelang, en serrant encore la main de M. Duvernay, d’entrer en rapports avec des hommes tels que vous et monsieur Rochon.
– Merci, répondit M. Duvernay. Mais laissez-moi vous assurer de suite que nous n’avons pas fui notre pays par lâcheté, non. Nous sommes venus ici pour conserver notre liberté et mieux poursuivre notre tâche. Nous retournerons au Canada, monsieur, nous y retournerons, les armes à la main !
– Monsieur, s’écria Hindelang, voulez-vous me laisser être de votre nombre ?
– Vous, mon ami ?
– Oui, monsieur. Et croyez bien que je suis sincère. J’étais venu chercher fortune en Amérique ; mais depuis que j’apprends que des frères français souffrent sous un joug étranger et luttent pour reprendre des libertés qu’on leur a ravies, je suis décidé de mettre de côté mes projets et mes ambitions, et je me joins à vous.
M. Duvernay considéra avec admiration ce jeune homme, au visage d’enfant, dont la parole était si enthousiaste et le geste si énergique. Il admira surtout sa générosité spontanée et l’ardeur avec laquelle il embrassait une cause étrangère. Une brûlante émotion fit tressaillir son âme.
– Jeune homme, prononça-t-il gravement, vous venez de toucher profondément, très profondément mon cœur de patriote. Je suis content. Mais, si vous le permettez, nous parlerons de mon pays : moi, en commençant mon déjeuner, vous et monsieur Rochon, en achevant le vôtre.
– Certainement, monsieur Duvernay, acquiesça le jeune homme. Veuillez prendre place à côté de votre ami, monsieur Rochon.
M. Duvernay prit le siège indiqué et, l’instant d’après, il faisait à son tour une leçon d’histoire à Hindelang.
Mais peu après des personnages étrangers entrèrent dans le réfectoire, et la conversation entre ces trois français d’âme si égale fut abandonnée pour être reprise plus tard en un autre lieu. En effet, après son repas terminé et avant de quitter la table, M. Duvernay dit à Hindelang :
– Mon cher ami, j’habite non loin d’ici un appartement avec madame Duvernay et une nièce. Si vous daignez m’y venir faire visite, nous pourrons causer plus à notre aise. Monsieur Rochon connaît le chemin de ma demeure temporaire, et je le prie de vous y amener.
– J’accepte votre invitation avec le plus grand plaisir, monsieur, répondit le jeune homme.
Quelques instants plus tard, l’on se séparait pour se retrouver, le soir de ce même jour, chez M. Duvernay.


III

Un nouveau patriote.

Au cours de cette journée-là Hindelang écrivit plusieurs lettres dont l’une, très longue et très tendre, à sa mère. Il lui faisait part des choses qu’il avait apprises sur ses frères canadiens, et comme il était tenté de prêter le secours de son bras à ces frères malheureux. Mais en même temps il voulait la dégager des inquiétudes en l’assurant qu’il saurait prendre soin de lui-même, et en lui affirmant qu’il avait trouvé des sympathies et des amitiés précieuses.
Il passait un peu huit heures du soir, lorsque M. Rochon introduisit Charles Hindelang au domicile de M. Duvernay. Il y fut reçu avec la plus belle courtoisie par Mme Duvernay et sa nièce, Mlle Élisabeth, jolie blonde de 18 ans, intelligente et instruite, et avec l’accueil très affable de M. Duvernay lui-même.
Celui-ci n’avait pas manqué de parler à sa femme et à sa nièce de ce beau et grand jeune homme, et les deux femmes étaient demeurées dans la hâte de connaître ce jeune français dont la sympathie était allée, d’un bond, à la race canadienne. Il va sans dire qu’Hindelang fit à l’instant sur ses hôtes la meilleure impression.
Mais sa jeunesse parut fort émouvoir Mme Duvernay. Aussi, lorsque son mari pria ses deux visiteurs de passer dans une pièce qui servait d’étude, Mme Duvernay l’attira à l’écart pour lui dire à l’oreille avec un accent de prière très tendre :
– Mon ami, vous voyez comme moi que ce jeune homme n’est encore qu’un enfant, et je vous prie de le dissuader et l’empêcher de se jeter dans le tourbillon affreux où vous vous débattez avec vos amis. Ce serait un premier crime de priver une mère de son enfant, et un deuxième de donner cette jeunesse et l’avenir qui lui est dû en pâture aux monstres qui piétinent notre pays.
– Vous parlez avec raison, ma chère amie, et je suivrai votre avis.
Quelques minutes après, les trois hommes étaient réunis et causaient avec une bonne intimité. Mais incapable de maîtriser son enthousiasme, Hindelang se hâta d’amener l’entretien sur les choses, si intéressantes pour lui, dont on avait parlé le matin à l’auberge de l’Aigle Blanc.
– Monsieur Duvernay, commença-t-il, je désire vous informer que j’ai passé la journée à instruire de mes projets ma mère et mes amis de France. Ma résolution est prise, et je vous demande de m’enseigner le chemin à suivre et les moyens à prendre pour me joindre à vos compatriotes qui, me disiez-vous ce matin, préparent une rentrée en Canada. Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède, de grand cœur je le mets tout entier dans l’entreprise. Or, vous m’avez dit que vous êtes chargé de recueillir des sommes d’argent destinées à l’achat d’armes et de munitions de guerre. Eh bien ! monsieur, je désire contribuer des trois mille livres sterling que je possède.
M. Duvernay hocha gravement la tête.
– Mon ami, dit-il, j’ai longuement réfléchi dans le cours de la journée, et en revenant à ces réflexions je me trouve forcé de refuser cette trop généreuse contribution de votre part.
En entendant ces paroles, Hindelang tressaillit, et une lueur de déception passa rapidement dans la lumière de ses yeux brillants. Puis, ce désappointement parut susciter un sentiment violent, car sa prunelle étincela. Et il demanda, un peu rudement, rudesse qu’il essaya en vain d’amoindrir par un sourire trop contraint :
– Pourquoi me refusez-vous, monsieur ?
M. Duvernay, tout comme M. Rochon, avait saisi les deux sentiments qui s’étaient succédé dans l’esprit du jeune homme. S’il eût voulu éprouver la sincérité d’Hindelang, il aurait été satisfait de l’épreuve : il était sûr que ce jeune Français s’était sans arrière-pensée donné tout entier à la cause canadienne. Il ne voulut pas décourager tout à fait ce jeune ami. Il répondit :
– Je vous prie de ne pas interpréter mon refus comme un mauvais vouloir de ma part et une non confiance en votre honnêteté et votre sincérité. Après bonnes réflexions, j’ai conclu qu’il fallait vous dissuader de vous joindre à nos compatriotes, parce que j’ai compris que ce serait monstrueux de notre part d’accepter de cœur-gai le sacrifice de votre jeunesse et de votre avenir.
– Mais, monsieur, s’écria Hindelang en se levant avec agitation, ce n’est pas un sacrifice que je fais, c’est un plaisir que je me paye !
M. Duvernay et M. Rochon regardèrent Hindelang avec étonnement.
– Croyez-moi, poursuivit le jeune homme en s’animant, c’est un plaisir pour moi, un vrai plaisir que d’aller faire le coup de feu contre les Anglais.
– Vous n’aimez donc pas les Anglais ? interrogea en souriant M. Rochon.
– Vous le voyez bien, monsieur, que je ne les aime pas.
– Pourquoi ? demanda M. Duvernay qui était désireux de connaître toute la pensée de son hôte.
– Pourquoi ? répéta comme surpris Hindelang. Pardieu ! monsieur, le sais-je seulement ? Demandez donc à un Anglais pourquoi il n’aime pas les Français, et je vous jure qu’il sera bien en peine d’en déterminer la raison. Il pourrait peut-être, à la rigueur, vous répondre tout comme je le pourrais faire, en disant : Monsieur, si je n’aime pas les Anglais, c’est précisément parce que je suis français.
– Je comprends, sourit M. Duvernay, que cette réplique pourrait servir de formule pour déterminer vaguement le non possumus qui sépare les deux races. Pourtant, je serais bien curieux de connaître la cause de ce sentiment âpre, aigu, qui écarte ces deux races l’une de l’autre – sentiment qui approche la haine.
– Oh ! monsieur, répliqua le jeune français, il est toujours possible d’expliquer dans une certaine mesure ce que vous pourriez appeler « ma formule ». Les peuples de la terre se sont toujours demandé et se demanderont encore longtemps, pourquoi Français et Anglais ne s’entendent pas ? Parce qu’ils ne peuvent pas ! Et pourtant, chose bien étrange, ne semblerait-il pas que leurs intérêts, qui sont opposés, devraient être communs. Car voilà deux peuples que l’Histoire a proclamé grands et glorieux, deux peuples chevaleresques, deux peuples de génie qui sembleraient faits pour diriger de main commune les destinées des autres peuples de la terre ; et pourtant tous deux travaillent en sens contraire. Si l’un veut ceci, l’autre veut cela ; quand l’un projette dans un sens, l’autre projette dans l’autre sens, tant et si bien que ces deux grandes nations en sont toujours à se mettre l’une devant l’autre. Ce n’est pas, monsieur, parce qu’elle n’ont « pas pu », c’est parce qu’elles n’ont « pas su ». Voyez-vous, chacune d’elles voulait atteindre au sommet de ses aspirations nationales selon, naturellement, la conception qu’elle s’en faisait. Or, pour atteindre ce sommet, lorsque l’une d’elles croyait, sincèrement et en toute bonne foi, s’engager dans tel sentier qui lui semblait plus facile, l’autre, cherchant aussi son essor par un sentier pareil, croyait découvrir dans sa rivale des ambitions qui lui portaient ombrage. Alors naissait la crainte, l’émoi, la peur ; alors aussi naissait la jalousie, et de là partait un dard empoisonné ouvrant une plaie qui ne pouvait plus se cicatriser. La rancune et l’animosité créèrent la haine. Messieurs, acheva Hindelang, que survienne un magicien qui puisse entre la France et l’Angleterre combler le ruisseau qui les sépare, et vous verrez deux nations aller la main dans la main. Mais ce magicien surgira-t-il jamais ?
M. Duvernay et M. Rochon se mirent à rire, très égayés tous deux par cet humour de leur jeune ami.
– Messieurs, reprit Hindelang après avoir également ri, je veux agir avec vous en toute franchise : je vous ai dit que je veux me payer un plaisir en me rangeant sous votre étendard, je vous le redis. Mais il y a mieux que cela : je sens, pour moi Français, que c’est un devoir d’honneur d’embrasser votre cause.
– Un devoir ? fit M. Duvernay en reprenant sa gravité, comme l’entendez-vous ?
– Monsieur, répondit Hindelang avec une farouche énergie, quand on me dit que des Français souffrent ici de la barbarie étrangère ; quand on m’affirme qu’ils subissent un joug ; quand on m’assure que ces mêmes Français veulent ravoir à tout prix et par tous les sacrifices des libertés qu’on leur a prises par la force ou par l’escroquerie, je me dis, moi, que c’est mon devoir de Français d’aider à ces Français, mes frères !
– Soit, jeune homme, admit M. Duvernay profondément touché par l’accent de son hôte. Mais, ajouta-t-il, ces Français du Canada, vous devrez bien en convenir, sont pour vous, comme pour les Français de France, des étrangers ?
– Monsieur, riposta Hindelang, n’avez-vous pas déclaré que vous, du Canada, vous avez aux veines le même sang que nous, de France ?
– Oui, oui, je le répéterai, s’il faut.
– Eh bien ! avouez que nous sommes frères. Et voudriez-vous nier cette vérité, que je l’affirmerais de toute force. Car il faut bien que vous ayez au cœur du vrai sang français pour ne pas accepter de boire les baves d’un peuple étranger. Il est de par le monde des nations qui se soumettront aux lois ou aux caprices des Anglo-Saxons ; la nation française, jamais ! Or, messieurs, dans la lutte que vous avez engagée, vous et vos compatriotes canadiens prouvez avec le plus indéniable témoignage que vous êtes encore français.
– Certes, certes, admit encore M. Duvernay subjugué de plus en plus.
– Autre chose, poursuivit Hindelang emporté par son ardeur juvénile : J’aime me battre, parce que j’ai le cœur français et l’âme française, mais me battre pour les causes qui sont dignes de nous mettre les armes à la main.
– Oh ! quant à notre cause, interrompit M. Rochon très ému, il n’en peut être de plus digne !
– Ni de plus noble ! ajouta M. Duvernay avec une sombre énergie.
– Parbleu ! cria Hindelang qui se promenait sans façon par la pièce et tout à sa pensée active, voilà bien ce que je me disais. Eh bien ? Noblesse oblige... Certes, je n’ai pas la noblesse du rang, mais de ma famille je tiens la noblesse du sang. Et vous, messieurs, comme moi, vous avez au cœur le sang le plus noble de l’univers : le sang de la France !
– Bravo ! ne put s’empêcher de clamer M. Rochon.
– Et pensez-vous que ce noble sang, continua le jeune homme, ce sang si pur et si chaud va se refroidir lorsque l’étranger veut y tremper la pointe de son épée ? Ah ! non ! Mes amis canadiens, quand on fouette votre sang, c’est le mien qu’on fouette du même coup, c’est le sang de toute la France !
Hindelang avait d’un grand geste accentué ces dernières paroles. Alors il s’arrêta, vint ensuite se poster droit et fier devant M. Duvernay, et dit avec un accent dans lequel se révélait une résolution inébranlable :
– Monsieur Duvernay, écoutez-moi bien attentivement : quoi qu’on fasse pour m’empêcher, j’irai me battre avec vos compatriotes, parce que leur cause est la mienne. De même que je me battrais si ardemment pour ma France, je me battrai pour votre Canada. Car je sais et je sens – oui, je sens là quand je frappe dessus (il frappait son cœur) – qu’en me battant pour vos libertés nationales, je me bats pour les libertés françaises, je me bats pour l’honneur de la race française !
– Bravo ! bravo ! cria encore M. Rochon, qui, incapable de contenir plus longtemps son émotion et son admiration, courut au jeune homme et le serra avec force dans ses bras.
Et M. Duvernay, oubliant à la fin les avis de sa femme, suivit l’exemple de son ami. Il prononça, en serrant les mains du jeune Français :
– Ah ! que j’aimerais avoir un fils comme vous !
– Ainsi donc, monsieur Duvernay et vous, monsieur Rochon, vous ne tenterez plus de m’écarter de votre cause ?
Les trois hommes s’étaient rassis.
– Non, mon ami, répliqua M. Duvernay, vos arguments sont irrésistibles. Soit, vous serez des nôtres. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de vous demander si, dans le cours de vos réflexions, vous n’avez pas un peu songé à l’avenir ? Ce n’est pas tout de dire : Nous allons nous battre ! Comme moi, vous savez qu’il y a des risques, de très gros risques !
– Je sais. Mais à la guerre comme à la guerre, les risques ne se comptent pas !
– Et ne pensez-vous pas à votre mère qui pourrait se voir tout à coup privée de son enfant ?
– Ma mère, monsieur ?... je lui ai écrit, et je sais qu’elle approuvera ma conduite.
– Mais vous êtes tout jeune, mon ami, dit à son tour M. Rochon, et vous pouvez perdre en vain sacrifice toute une belle existence !
– C’est vrai que je suis jeune, je n’ai que vingt-quatre ans. Aussi suis-je à l’âge qu’il faut pour se vouer aux luttes héroïques. Je suis aussi d’âge, me semble-t-il où le sacrifice coûte le moins. Plus tard, lorsqu’on a acquis quelque fortune ou quelque gloire, qu’on a vécu d’une existence douce et bonne, il en coûte davantage de jouer ces bonnes choses sur un coup de dés. Et j’avoue que le mérite de cet homme en est plus grand et plus glorieux, tandis que le mien à cette heure, je ne crains pas de le dire, s’en trouve plus petit.
– Comme vous parlez avec raison ! s’écria M. Rochon, plein d’une admiration toujours croissante pour ce fier jeune homme.
– Parbleu ! si je parle avec raison...
– Mais ne songez-vous pas à la mort parfois affreuse qu’on trouve sur un champ de bataille ? voulut encore argumenter M. Duvernay.
– Bah ! fit Hindelang avec dédain. Qu’est-ce que la mort ici ou là ? comme disait un grand soldat de l’Empire ; et quand la cause est si belle et si juste, n’est-ce pas beau encore de mourir pour une telle cause ?
– Ou si vous alliez être jeté dans les prisons que nos ennemis songent à édifier pour nous ? s’entêta M. Duvernay.
– On s’évade des prisons, ou l’on en sort de quelque façon, comme vous en êtes sorti, monsieur Duvernay ! Alors, que ne doit-on se sentir doublement trempé pour reprendre l’arme de la liberté ! N’est-ce pas, monsieur ?
– Oui, oui, confessa M. Duvernay. Moi-même je veux me jeter dans la lutte, plus avant encore si possible.
– Et vous, monsieur Rochon ? questionna Hindelang.
– Comme mon ami Duvernay, dès le moment venu, je me remettrai dans le mouvement.
– Je vous suivrai donc, messieurs, puisque c’est convenu, déclara froidement Hindelang en se levant et en grandissant sa taille souple et noble. Dès cette heure vous pouvez compter sur un patriote de plus.
La résolution du jeune homme paraissait tellement irrévocable, que M. Duvernay ne tenta plus d’éloigner ce brave cœur des dangers qu’il redoutait pour lui.
Et l’on se mit à bâtir des projets. Longuement Duvernay fit part au jeune Français de l’organisation secrète dont il était chargé, du travail ardu et délicat qu’il avait à accomplir encore avant que le signal d’appel fut lancé. Il lui parla aussi de la grosse besogne journalière que réclamait la préparation de documents et de rapports qu’il était chargé d’expédier périodiquement aux divers comités de l’association dont il était l’un des chefs, (association qu’on appelait les Chasseurs), et qu’exigeait la rédaction d’articles de journaux, en attendant l’heure d’aller reprendre rang dans l’armée de la liberté. Et il invita Hindelang à s’adjoindre à lui dans l’achèvement de cette besogne formidable, tâche que le jeune Français n’eut garde de repousser, qu’il accepta plutôt avec un réel bonheur.
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Lorsque fut venue l’heure de se séparer, vers onze heures, Mme Duvernay invita ces trois patriotes à passer dans la salle à manger où une collation était servie.
En présence de la maîtresse de maison et de sa nièce on mit de côté les affaires sérieuses.
Charles Hindelang se montra joyeux convive. Avec sa parole facile, son imagination active et brillante il raconta une foule d’histoires plaisantes, qui firent rire ses hôtes aux larmes.
Et comme Élisabeth, la nièce de M. Duvernay, était une jeune personne très séduisante, Hindelang ne manqua pas d’une bonne galanterie, fort discrète naturellement et aussi fort courtoise, qui mit la jeune fille sous le charme.
L’on comprend que, dès après le départ d’Hindelang, les commentaires affluèrent sur les lèvres de ces trois personnes : M. Duvernay, sa femme et sa nièce.
– Ce jeune Français est un charmant enfant ! prononça Mme Duvernay.
– Mais c’est un vrai gentilhomme, ma tante ! murmura Élisabeth en rougissant.
– Oui, ma nièce, affirma gravement M. Duvernay, un vrai gentilhomme comme sait les produire la race française !


IV

La première conquête de Charles Hindelang.

À compter de ce jour, Charles Hindelang fut un intime de la famille Duvernay. Mieux que cela : il fut dès le jour suivant le collaborateur intelligent, assidu, passionné de M. Duvernay, en attendant que l’heure sonnât de prendre les armes et de franchir la frontière.
On avait décidé d’établir en Bas-Canada un gouvernement républicain, après que les affronts et les désastres de 1837 auraient été lavés et les crimes des troupes gouvernementales dûment châtiés.
Mais l’action préparatoire n’était pas facile aux hommes dévoués qui s’en étaient chargés, du fait que le gouvernement britannique avait éparpillé un peu dans tous les coins des États de la Nouvelle-Angleterre, des émissaires et des agents chargés de surveiller les préparatifs qu’on faisait, et de dénoncer et déjouer les plans des chefs patriotes canadiens. Par surplus, ces émissaires du gouvernement britannique n’avaient pas cessé de faire des représentations auprès du gouvernement américain pour que celui-ci leur prêtât main-forte. Les autorités américaines n’avaient donc pu se dérober à ces exigences sans risquer d’affaiblir leur diplomatie avec Londres, diplomatie qui, depuis l’indépendance des États américains, demeurait quelque peu difficile. Car il était de bonne notoriété que les Américains, en général, sympathisaient avec les insurgés canadiens à qui ils ne pouvaient, par le principe même de leur politique, méconnaître le droit de reprendre des libertés qui leur avaient été arrachées lambeau par lambeau. Ils se voyaient donc forcés, de par les instances des agents anglais, de déranger de temps à autre les combinaisons de nos patriotes réfugiés chez eux. Mais aussi, se trouvant en contradiction avec leurs propres principes de liberté, agissaient-ils aussi mollement que possible, et les réfugiés en profitaient pour avancer leurs affaires. Et puis, les Américains n’avaient pas oublié qu’ils venaient de lutter âprement pour de pareilles libertés et contre la même nation à la domination de laquelle ils avaient réussi à se soustraire ; et ils n’oubliaient non plus les secours financiers et militaires que la France leur avait si généreusement accordés pour le parachèvement de leur tâche.
Il est donc facile de comprendre et de saisir toutes les difficultés et les obstacles qu’avaient à surmonter les chefs patriotes aux États-Unis. Mais ceux-là, nous les connaissons – tel Duvernay – étaient des hommes de courage et d’une ténacité que les obstacles les plus rudes ne pouvaient aisément rebuter. Il ne serait pas vain d’ajouter que ces hommes, qui avaient souffert, avaient l’âme des héros antiques.
Et, pourtant, on traita ces hommes d’insensés !...
Si, encore, ceux qui leur jetèrent à la face cette épithète injurieuse avaient fait voir une supériorité d’esprit, de cœur et d’âme ! Mais loin de là : ces insulteurs s’étaient renfoncés dans leur égoïsme et leur indifférence. Il est navrant de voir traiter ainsi des compatriotes qui voulaient qu’on rendît à César le droit de César. Ah ! si nous n’avions pas eu ces « insensés » pour élever la voix et crisper le poing, nous n’aurions pas, nous Canadiens-Français, à nous réjouir aujourd’hui des libertés qui nous furent reconnues après la crise, de ces libertés qui font les peuples vraiment heureux. Sans ces « insensés », demandons-nous si notre belle province de Québec serait encore à l’heure présente une province française ! Et sans ces libertés, demandons-nous encore ce qu’il serait advenu de notre nationalité, alors que les Américains ne cessaient de lui tendre une main par-dessus la frontière pour l’attirer dans leurs États où la prospérité devenait prodigieuse ! Comprenons que le geste courageux de ces grands « insensés » a créé, pour ainsi dire, une sorte d’égide aux minorités françaises de la Confédération canadienne ! Si les traités demeurent ignorés, le glaive remis au fourreau, même en tronçons, a laissé le souvenir de son éclat !
– Ah ! ces « insensés » glorieux... nous ne leur avons pas élevé assez de monuments ! Pas assez encore nos poètes n’ont accordé leur lyre ! Car ceux-là que la clique a bafoués ont écrit de leur sang généreux un poème impérissable ! Au plus fort de la secousse ils ont empêché l’écroulement de notre édifice national ! Ils ont protégé et sauvé nos berceaux au-dessus desquels, comme une épée de Damoclès, avait flotté la hache de la barbarie ! Ils ont été les appuis d’une pauvre race abandonnée à ses seuls moyens et débordée d’étrangers avides, sur une terre immense dont les bornes étaient des océans qu’elle ne pouvait franchir. Et les eût-elle franchis, qu’elle se fut trouvée encore en terre étrangère. Seule, peut-être, la France pouvait lui tendre les bras ; mais cette France, dont l’image aimée et vénérée demeurait un espoir et une sauvegarde, était à ce moment en proie elle-même à ses convulsions politiques.
Ah ! non ! nos patriotes ne furent pas des insensés ; ils furent des hommes de dignité et de fierté, de vrais hommes, quoi ! Car, lorsqu’un homme, un homme dans tout le sens énergique du mot, n’a pas le courage de relever l’affront fait à sa dignité, ni de secouer la chaîne qu’on lui a mise injustement aux bras, cet homme n’est plus un homme, il est rangé à la catégorie des bêtes de somme !
Et pouvait-on encore traiter d’insensé ce jeune Français qui, par amour pour la liberté, par la noblesse et l’ardeur de son sang français, par la plus belle générosité, offrait de sacrifier son petit avoir, sa jeunesse heureuse, son avenir pour la défense des droits d’une nationalité dont il ne possédait ni le caractère ni la croyance religieuse ?...
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Charles Hindelang avait conquis toute l’amitié de la famille Duvernay, et il avait trouvé là un foyer presque tout aussi doux que celui qu’il avait quitté en France. Il avait trouvé comme une mère en Mme Duvernay, un père en son mari, et, en Élisabeth... Dame ! notre héros n’avait pas vécu sous ce bon toit durant près de trois mois sans avoir été un peu le compagnon de la nièce de M. Duvernay.
En effet, Hindelang, après ses heures de travail, avait trouvé chaque jour une délicieuse compagne en Élisabeth. Naturellement, après la sympathie du premier moment, était venue l’estime, puis l’amitié, puis... l’amour !
Oui, Hindelang s’était fortement épris de cette petite Canadienne, fleur blonde et tendre qu’il avait caressée et savourée du regard. De son côté, Élisabeth était devenue follement amoureuse du beau et fier garçon, de ce cœur vaillant, énergique, noble et joyeux.
Car ces deux jeunesses s’étaient senti portées l’une vers l’autre dès le premier abord, toutes deux se ressemblaient sous plus d’un rapport par le cœur et l’esprit, toutes deux se voulaient l’une pour l’autre, et Hindelang, un jour, voulut fiancer la jeune fille.
Elle le voulut également.
Mais... il y avait entre eux un obstacle très grave : Hindelang n’était pas catholique ! C’était non seulement un obstacle grave, c’était un abîme infranchissable pour Élisabeth. Mais le jeune homme promit de jeter un pont sur l’abîme, mieux encore de combler cet abîme qui le séparait d’un bonheur inestimable.
Ce jour, fut donc un beau jour... il fut le plus beau jour de ces deux fiancés !
Mais un autre beau jour viendrait, le jour des épousailles ! Oui, mais allait-il venir ce jour-là ? N’importe ! Hindelang bâtissait de vastes projets qu’il tenterait de réaliser, après qu’il aurait en vainqueur parcouru des champs de bataille, et qu’il aurait rapporté à sa bonne Élisabeth un brevet de victoire !
Soit !
Mais quand fut venue l’heure du départ, de la séparation, l’heure d’aller tenter les hasards de la guerre, alors Élisabeth – heure terrible pour elle – oui, Élisabeth qui, jusqu’à cette heure, n’avait fait que joindre son ardeur à celle de son fiancé, qu’enflammer sa vaillance, qu’applaudir à ses projets de gloire, Élisabeth, à cette minute décisive, eut peur. Elle eut peur parce qu’elle aimait plus qu’elle n’avait pensé ! Elle dit à Hindelang dans une prière amoureuse :
– Non, Charles, n’y allez pas... demeurez avec mon oncle, avec nous !
– Votre oncle, Élisabeth, fit Hindelang avec surprise. Ne savez-vous donc pas que je vais prendre sa place ?
– Il me l’a dit, mais...
S’animant, Hindelang poursuivit :
– Ah ! bien oui, il voulait venir avec nous, faire lui aussi le coup de feu ; je n’ai pas voulu. Il a une famille qui a besoin de lui, il a ici des devoirs et des obligations qui l’attachent, tandis que moi je n’ai rien !
– Rien, vous ? Et votre mère ?
– Elle m’aime tant...
– Et moi, Charles ?
– Je vous aime tant ! répondit tendrement le jeune homme d’une voix caressante.
Hindelang frémit, fit taire les voix d’amour qui cherchaient à dominer les voix du devoir, et dit avec une résolution qui découragea presque la pauvre fille :
– C’est à cause de ces deux amours que je veux partir, que je partirai ! Ma mère, je la connais, me commanderait d’aller me battre. Et vous, Élisabeth...
– Vous ne me connaissez pas, moi ! fit-elle avec un sourire chagrin.
– Pardon ! je vous connais aussi bien que je connais ma mère : vous, Élisabeth, vous ne m’empêcherez pas d’aller faire mon devoir de Français !
– Votre devoir !
– Et d’aller vous conquérir quelque gloire, ma chérie !
– Mais je peux me passer facilement de gloire... C’est vous...
Hindelang l’interrompit avec une caresse de la main :
– Ah ! faites taire ces belles lèvres, je vous prie.
– Je vous les donne, si vous restez !
– Non, Élisabeth. Pourtant vous savez si je vous aime, oui je vous aime presque furieusement, et cependant je ne reste pas. Car, voyez-vous, pour me retenir ce n’est pas mon cœur qu’on garderait, c’est mon sang français qu’il faudrait m’extraire !
– Charles, vous me faites peur !
– Et mon sang, tout mon sang perdu, Élisabeth, je vous le dis, je partirais encore, parce qu’il me resterait mon âme française !
– Ah ! Charles ! Charles ! gémit la pauvre enfant, allez ! partez donc ! je ne vous retiendrai pas ! Mais souvenez-vous que je souffrirai beaucoup !
– Et moi, Élisabeth ? Ah ! non, ne parlez pas ainsi. Vivez heureuse en attendant mon retour !
– Vivre heureuse... avec la pensée sans cesse torturante qu’il peut vous arriver malheur ?
– Malheur ! sourit le jeune homme. Ne dites donc pas de choses funestes ! Tenez ! chère ange ! je suis si jeune, je me sens si jeune, j’ai tellement confiance en ma jeunesse, en l’existence, en l’avenir, que je suis sûr de revenir tout aussi fort et vigoureux que vous me voyez partir !
Élisabeth pleurait, et à travers ses larmes, elle put bégayer :
– Oh ! oui... vous reviendrez bien vite !
– Oui, je vous le promets, Élisabeth ! prononça tendrement le jeune homme. Et je vous promets de vous rapporter, tels que je les emporte aujourd’hui, mon cœur de soldat et de fiancé, mon âme de Français et... oui, je vous promets encore de vous rapporter les libertés conquises à votre Canada qu’il me tarde de voir et de fouler du pied !
À peine avait-il terminé ces dernières paroles, que M. Duvernay parut. D’une voix profonde et légèrement troublée il dit :
– Mon ami, vous venez de parler encore comme un vrai Français ! Je suis content.
Élisabeth, la poitrine déchirée de sanglots, courut se jeter dans les bras de son oncle en gémissant :
– Mon oncle, mon bon oncle, ne le laissez pas partir !
Elle s’évanouit dans les bras de M. Duvernay.
Pâle et tremblant Hindelang s’approcha, il se pencha sur le beau visage livide d’Élisabeth et la regarda longuement, ardemment avec des yeux qui voulaient pleurer. Puis il leva ses yeux sur M. Duvernay et murmura :
– Vous permettez, monsieur ?...
Duvernay comprit, de la tête il fit un signe d’assentiment.
Hindelang se pencha davantage et posa doucement, pieusement ses lèvres sur les lèvres closes de la jeune fille.
Il se redressa aussitôt, détourna la tête, et un sanglot brisa sa voix quand il dit :
– Pour la France, maintenant, et pour votre Canada, monsieur Duvernay !
– Et pour elle ! compléta Duvernay avec émotion.
Mais Hindelang s’était enfui pour ne pas laisser voir ses larmes.





Deuxième partie

Dans la lutte.


I

L’american-gentleman

La nuit est venue. Nuit d’octobre, froide, épaississement voilée de nuages que charrie un grand vent de l’ouest. Ce vent soulève violemment les eaux du Lac Champlain, si célèbre dans l’histoire militaire de l’Amérique du Nord. Sur la plage et contre les rochers sonores en roulant leur écume les lames mugissent en un soupir qui s’égare dans la tourmente.
Cette plage est déserte.
Toute la nature et tous ces lieux sont déserts.
Nul être vivant n’apparaît.
Là-haut, les monts noirs frémissent sous l’aile rude et rapide des nuages gris, et rien ne trouble leur silence morne que leurs propres gémissements. Entre ces monts et la plage du lac, les pins dressant leur cime centenaire, les épinettes élevant leur flèche tourmentée, les cèdres craquant sous le poids de leur ramure trop violemment secouée dessinent leur sombre amphithéâtre avec des rumeurs plaintives.
Et la nuit, à mesure qu’elle progresse, semble devenir plus noire et l’ouragan plus impétueux.
L’étranger, qui se fût trouvé à ce moment en ces lieux sauvages et d’aspect si terribles, se serait cru à jamais séparé du monde des vivants, si un signe de vie humaine ne s’était tout à coup révélé à lui.
En effet, là-bas, et comme surgissant des ondes mêmes, une lueur brillait. Oui, l’on pouvait voir sur le lac, et pas très éloigné du rivage, un rayon de lumière. Ce rayon montait, s’abaissait, s’élevait à nouveau ; et parfois l’on eût pu croire, par l’éclat plus limpide qu’il jetait, que c’était une étoile tombée des cieux dans ces eaux furieuses.
Mais non, c’était simplement la lueur d’un falot, et ce falot était accroché au mât d’artimon d’un petit navire rudement balancé par les vagues et difficilement retenu par ses ancres.
Que fait là ce navire ?
Il attend, mais il voguera bientôt. On le prendrait pour un navire-fantôme : le jour on ne le voit pas, il dort dans quelque rade ou crique où on ne le dérangera pas ; la nuit, toutes voilées déployées, il navigue.
Pourquoi ce mystère ?
Pourquoi ? Parce que M. Duvernay a réussi, avec l’aide de ses amis, à charger ce petit bâtiment de fusils américains, de quelques canons et d’une bonne quantité de munitions de guerre.
Ce navire est la propriété d’un gros industriel de Montpellier, de l’État du Vermont, qui l’a mis à la disposition des Patriotes canadiens. Cet industriel – dont le nom fut toujours gardé avec le secret le plus impénétrable – avait en outre versé une belle somme d’argent pour l’acquisition de machines de guerre. Son petit navire portait son nom, mais pour ne pas compromettre ce généreux ami de la cause canadienne, le nom fut remplacé par celui-ci : The American-Gentleman.
Le chargement avait été complété deux jours auparavant, dans une petite anse où l’on ne redoutait aucune surprise des émissaires anglais ou des agents américains. Jusqu’à ce soir-là, il avait navigué une nuit pour s’arrêter avant l’aube suivante en ces lieux où nous sommes, c’est-à-dire en une sorte de rade circulaire que la nuit ne permet pas de décrire. Mais dès après la brume de ce jour-là le petit navire est sorti de la rade, afin d’être prêt, la nuit totalement venue, à voguer.
L’équipage a été choisi par l’industriel personnellement : il se compose d’un pilote et de sept manœuvres. Ce sont des Américains, marins de métier, des hommes dévoués et courageux. Cependant, sur les instructions expresses de M. Duvernay, cet équipage a été placé sous les ordres d’Hindelang et de M. Rochon. Ce sont eux qui sont responsables des marchandises précieuses que porte le navire. Et l’on estimait d’autant plus ces marchandises, qu’on avait mis deux semaines à les transporter à travers monts et bois avant de les embarquer. Il avait fallu suivre un chemin très difficile par les montagnes, chemin sans cesse obstrué d’arbres renversés, de fondrières, chemin qui avait été frayé soixante ans auparavant par l’armée du général américain Schuyler, lors de la tentative de conquête du Canada par les Américains.
Depuis cette époque ce chemin n’avait été parcouru qu’à de rares intervalles par des Indiens, des chasseurs ou des excursionnistes, et il devenait d’année en année impraticable. N’importe ! on avait réussi à y passer sans accident le matériel de guerre qu’on emmenait au Canada.
La nuit avançait encore. Les vents avaient diminué de violence. Les nuages, moins épais, couraient toujours très vite, mais de temps en temps la lune en montant de l’horizon de l’est pratiquait une déchirure et hasardait sa face blanche pour regarder le lac. Et comme apeurée par les bruits de la tourmente qui rasait la terre, elle rejoignait les lambeaux de nuage et se cachait. Alors la nuit semblait plus obscure.
C’est à l’un de ces moments d’obscurité funèbre que des ombres humaines surgirent tout à coup des bois avoisinant la place du lac. Ils s’approchèrent tout près des eaux clapoteuses, et l’un d’eux, ayant élevé ses deux mains en visière au-dessus de ses yeux, prononça en anglais d’une voix basse :
– Boys, nous les tenons ! Voyez cette lumière là-bas vivement ballottée !
– Ho ! ho ! firent une dizaine d’hommes armés de fusils.
– Allez chercher le canot... pas un mot... pas un bruit ! commanda celui qui avait parlé.
Les dix hommes, ou mieux les dix ombres s’enfoncèrent sous bois, glissant silencieusement. Ils revinrent dix minutes après portant sur leurs épaules un léger canot muni de rames et de câbles.
L’embarcation fut déposée sur l’eau moutonneuse, les inconnus embarquèrent, prirent chacun une rame, et leur chef commanda :
– Allez !
Mais cet homme, tout à coup poussa un juron.
– Boys, dit-il, nous sommes arrivés trop tard !
– Ho ! ho ! firent les dix ombres qui ramaient.
– Voyez cette blancheur qui se balance, ne dirait-on pas que le navire déploie ses voiles ? Regardez !
– Ho ! ho ! firent encore les voix ahuries des rameurs.
– Un bon coup de rames, boys, cria le chef, le bâtiment appareille !
Courbés sur leurs rames, les dix hommes, le souffle rude, dédoublaient d’efforts. Et la légère embarcation sautait de lame en lame et diminuait très rapidement la distance entre elle et le navire, dont on commençait à distinguer la confuse silhouette sous ses voiles blanches qu’on hissait l’une après l’autre.
Et sur le pont du navire maintenant on apercevait les lueurs agitées, semblant courir çà et là, de plusieurs lanternes. On pouvait même entendre des éclats de voix que le vent emportait dans l’espace. Mais le petit navire ne demeurait plus stationnaire : il avait semblé au chef de l’embarcation qu’il se déplaçait peu à peu. Dans la crainte de manquer la prise précieuse après laquelle il courait, il jeta encore cet ordre :
– Steady, boys ! steady !
Une légère accalmie venait de se produire, et ces trois mots jetés de l’embarcation étaient arrivés jusqu’au navire qui, maintenant toutes voiles au vent, allait s’élancer dans sa course nocturne. Car une voix forte clama cette parole d’alarme :
– Alerte !
On vit des lumières courir à bâbord, puis s’immobiliser.
L’embarcation, qui bondissait sur la crête des vagues, n’était plus qu’à vingt mètres. Du navire on la distinguait suffisamment.
Et du canot ces paroles volèrent, menaçante, jusqu’au petit navire :
– One more good pull, boys, we got’em !
Les rameurs et l’esquif obéirent à ce nouvel ordre : l’instant d’après des rames heurtèrent les flancs du vaisseau.
Au moment même la lune projetait quelques furtifs rayons. Et alors une voix forte et hardie demanda du pont, du navire :
– Holà ! qui êtes-vous ?
– Des amis ! répondit celui qui semblait commander le canot.
Dans la vague clarté des rayons lunaires, il aperçut une figure jeune et mâle se pencher sur la balustrade du navire et jeter un regard ardent sur l’embarcation et ses occupants. C’était Hindelang.
– Nous ne vous connaissons pas ! rétorqua-t-il.
– Et nous, nous vous connaissons, riposta l’autre. Vous êtes Charles Hindelang, en charge de ce navire, « L’American-Gentleman », portant une cargaison de munitions de guerre destinées aux insurgés canadiens !
– Et après ? interrogea Hindelang avec un rire narquois.
– Nous avons ordre de vous arrêter et de saisir vaisseau et cargaison.
– Eh bien ! essayez !
Pendant ce court colloque, Hindelang, M. Rochon et les membres de l’équipage qui les entouraient ne s’étaient pas aperçu que deux échelles d’abordage avaient été lancées sur le navire. Deux hommes déjà grimpaient suivis de deux autres.
Aussi, le chef de ces hommes fit-il entendre un ricanement sonore, et il dit :
– Une minute seulement, mon garçon, ça ne sera pas long !
Ses espoirs furent rapidement déçus : Hindelang venait de distinguer une ombre qui montait, grimpait aux flancs du navire. Il fit un bond, aperçut un grappin qui retenait une échelle de corde. Ce fut vite fait : saisissant à sa ceinture une hachette, il trancha le câble du grappin. Il y eut une chute lourde, le corps d’un homme s’écrasa au fond de l’embarcation à dix pieds plus bas, puis des jurons... Le canot, à ce heurt, manqua de chavirer.
Alors la voix de M. Rochon se fit entendre :
– Un autre par ici, mon ami ! cria-t-il à Hindelang.
Le jeune homme se rua... oui, une autre échelle à même un autre grappin, et un homme accroché à cette échelle ! La hachette d’Hindelang siffla de nouveau. Cette fois ce furent les eaux du lac qui renvoyèrent l’écho de la chute humaine.
– Feu ! sur cet homme ! rugit la voix du chef inconnu.
Mais une obscurité relative s’était faite déjà, de gros nuages passaient sous la lune.
Quatre ou cinq coups de fusil retentirent, mais les balles se perdirent dans la voilure du bâtiment.
Alors Hindelang jeta cet ordre, qui fit passer un frisson d’épouvante dans les veines de ceux qui lui donnaient la chasse.
– Pointez les canons !
Mais cet ordre ne fut pas exécuté pour la bonne raison qu’on n’avait pas de canon prêt à faire feu. Seulement, la peur parut paralyser les hommes de l’esquif, les rames demeuraient immobiles, et déjà la distance entre le navire et le canot grandissait. Alors l’équipage d’Hindelang lança des éclats de rire moqueurs, de la barque des jurons répondirent.
Hindelang comprit qu’ils étaient, lui et ses hommes, hors de danger. La barque ennemie avait disparu, engouffrée dans les ombres de la nuit, et le navire filait maintenant à toutes voiles.
– Mes amis, dit le jeune Français à ses hommes, comme vous venez de le voir, nous avons été dépistés. Il importe donc de nous tenir sur nos gardes, nuit et jour. Il importe aussi, puisque le nom de notre vaisseau est connu, de le remplacer par un autre et avant la venue du jour prochain. Et demain nous serons au terme de notre voyage. Courage donc, car l’étoile de votre grand pays et l’étoile de la France nous guident !
Puis, s’approchant de M. Rochon, il dit en le prenant par le bras :
– Allons terminer notre souper !


II

L’étrange vision.

Près de quatre heures s’étaient écoulées. L’American-Gentleman filait toujours vers la terre canadienne.
La lune dépassant le zénith dessinait dans le ciel un grand cercle blanchâtre et laissait descendre sur le lac et la terre sa pâle lumière. On ne voyait plus de nuages que flottant au-dessus des horizons. Le vent avait beaucoup diminué, tout de même, il soufflait encore assez pour pousser le navire à une vitesse moyenne.
Sur le pont de l’American-Gentleman il ne restait plus que trois hommes. Un guetteur, à l’avant, qui marchait de long en large pour dégourdir ses membres que le vent et l’air froid de la nuit envahissaient. À l’arrière, le pilote à la barre, et près de lui, le surveillant avec intérêt, Charles Hindelang.
M. Duvernay n’eût pas reconnu son jeune ami, Élisabeth, son fiancé. Pour se protéger contre le vent et le froid, il avait endossé une sorte de cape faite de cuir et doublée d’une peau de mouton. Le collet de cette cape remontait jusqu’aux oreilles qui, elles-mêmes, disparaissaient sous la fourrure veloutée d’une toque de peau de loutre. De sorte qu’on n’apercevait que les yeux du jeune homme, que son nez et sa bouche. Ses mains étaient enfouies dans d’immenses mitaines de peau de caribou et doublées de fouine. Quant à ses pieds, ils étaient chaussés de longues bottes de cuir brun auxquelles s’adaptaient des cuissières de peau de buffle. Non, ainsi accoutré, Hindelang ne se ressemblait plus.
La voix du guetteur se fit entendre :
– Par bâbord ! cria-t-il.
Le pilote imprima au gouvernail un rude mouvement qui donna au navire une légère secousse de roulis.
– Qu’est-ce ? demande Hindelang.
– Une petite île, répondit le pilote, sur laquelle nous allions nous jeter !
– Vous ne saviez pas qu’elle existait ?
– Oui, mais je ne la voyais pas avec cette voilure dressée devant mes yeux. Tenez ! maintenant nous pouvons en distinguer la profuse silhouette.
En effet, par tribord, l’œil d’Hindelang découvrit quelque chose d’informe et de sombre et qui semblait à l’effleurement des eaux du lac.
Le navire, obéissant à son gouvernail, s’en écarta d’une centaine de brasses, puis l’île se remêla à la nuit.
– Allons ! dit tout à coup Hindelang, je vais rejoindre M. Rochon dans sa cabine. Il doit être pour le moins minuit, n’est-ce pas ?
Le pilote regarda le ciel un moment et répondit :
– Il passe minuit, monsieur. Bientôt il sera une heure.
– En ce cas il est temps de me coucher. Bonne nuit, mon ami.
– Bonne nuit, monsieur.
Le jeune homme enjamba des piles de cordages, des caisses entassées, des barils, et se dirigea à tribord. Arrivé près de l’écoutille il s’arrêta, comme distrait, puis comme obéissant à une pensée qui dictait ses mouvements, il s’accouda à la balustrade et laissa ses yeux pensifs errer à l’aventure.
À mesure que la lune descendait sa course vers l’ouest, des nuages montaient de l’est, du sud et du nord. On eût dit qu’ils poursuivaient la lune, qu’ils voulaient la cercler prudemment, puis bondir et la capturer. Car ils en voulaient peut-être mortellement à cette face blême qui grimaçait narquoisement et qui, quelques heures auparavant, les avait brutalement dispersés. Et plus la lune se sauvait en riant, plus les nuages, sombres et irrités, s’approchaient.
Hindelang regardait cette chasse sans voir. Il pensait, et sa pensée s’était évadée de son cerveau. Elle avait suivi l’imagination et le souvenir.
Le jeune homme était retourné à l’arrière du chemin parcouru, au lieu d’aller à l’avenir vers lequel tend plutôt la jeunesse. Est-ce parce que sa jeunesse, à lui, n’a pas encore de chemin de tracé à l’avant ? Pourtant, cette voie glorieuse et triomphale qu’il avait entrevue à New-York et qu’il s’était entêté de parcourir contre les avis et les représentations de M. Duvernay ? Oui, mais cette voie était plutôt vague, elle menait vers des buts ignorés et incertains, et elle ne promettait pas de se rouvrir sous ses pas et le ramènera son point de départ. Aussi avait-il déjà, sans s’en rendre compte, repris la route de ce point de départ. Oui, en quelques secondes il s’était retrouvé tout près d’Élisabeth, après, en passant, avoir donné un souvenir à sa mère. Mais c’est l’image d’Élisabeth qui capturait toute sa pensée !
Avec une allégresse folle il revivait les jours trop courts et trop rapides qu’il avait passés au sein de cette excellente famille de M. Duvernay. Il rappelait avec ivresse à son souvenir tous les délicieux instants qu’il avait vécus avec Élisabeth, ses exquis entretiens avec elle. Ce passé, si peu lointain encore, demeurait comme l’unique bonheur sans tache qu’il avait traversé dans sa vie. Non, jamais nulles heures plus heureuses n’avaient réjoui son existence ! Et à y penser maintenant il éprouvait des regrets brûlants ! Pourquoi était-il parti ? Il avait pu de sa jeune main arrêter le bonheur dans sa course échevelée ; pourquoi l’avait-il relâché de suite ? Suivait-il un destin inexorable ? Ce bonheur, goûté encore que du bord des lèvres, reviendrait-il à lui pour qu’il y pût tremper toute sa bouche ? Allait-il revoir cette fiancée que le ciel, lui semblait-il, avait placée sur sa route ? Reviendrait-il dans ce loyer canadien où vivait, toute chaude et toute vibrante, l’âme de la France ?
Ah ! vers quels hasards il marchait maintenant à grandes enjambées ! Vers quels abîmes inconnus et insondables ses pas inexpérimentés ne l’entraînaient-ils pas ? Mais s’il s’arrêtait à mi-chemin encore qu’il était ! S’il revenait sur ses pas ! Là-bas deux bras follement tendus le recevraient ! Oui, mais...
Comme si ces pensées l’eussent tout à coup tiré d’un rêve, Hindelang tressaillit et frissonna. Il eut honte. Il frappa son front barré d’un pli amer et dur, et, sans le savoir, sans entendre sa propre voix, il murmura avec une énergie sauvage :
– Allons ! pas de regrets ! pas de défaillances ! pas de peur ! Le devoir est là, devant moi et non derrière !
Et comme si un sombre pressentiment l’eût assailli et lui eût découvert, par une déchirure du voile de l’avenir, un point marqué, fatal, où il allait aboutir pour toujours, il prononça avec un accent dans lequel tremblaient tout son amour et toute son âme :
– Adieu, Élisabeth... souviens-toi d’Hindelang !
Alors, sa pensée comme vigoureusement fouettée, bondit en avant, se rua vers l’avenir, vers le pays nouveau où l’emportait l’American-Gentleman.
Le Canada !...
Ah ! pourquoi l’appelle-t-on ainsi ?
Champlain n’avait-il pas fondé quelque part en cette Amérique une Nouvelle-France ?
Oui... c’était ce Canada, c’était ce pays immense et vierge dont les terres luxueuses couraient de la Baie d’Hudson jusqu’au Golfe du Mexique ! Hélas ! un jour l’étranger envahisseur avait mis sa main avide sur un des plus beaux morceaux de ces terres, il avait dressé dessus son château-fort. Et la Nouvelle-France s’était vue rétrécie, plus petite, plus accessible, mais encore très grande par l’étendue de son territoire ! Ah ! oui, comme Hindelang se rappelait merveilleusement bien la leçon d’histoire de M. Duvernay et de M. Rochon ! Ah ! oui, ce Canada qui, de loin, lui semblait si mystérieux, c’était cette Nouvelle-France dont l’épopée sanglante, douloureuse, sublime, l’avait tant ému ! Et il allait la voir enfin, fouler de son pied français ce sol si souvent rougi du meilleur sang des héros de la France !
Avec ces pensées, les descriptions géographiques faites par M. Duvernay, et les cartes aux couleurs brillantes et variées qui lui avaient montré des fleuves infinis bordés de vallées riantes et de collines fleuries, des rivières aux eaux vives et fredonnantes glissant entre des ramures pleines de soleil et de chants, de lacs immenses aux ondes tranquilles et miroitantes ou rugissantes comme les vagues des océans, de forêts sombres et mystérieuses d’un attrait étrange, de monts bleus et pittoresques, il croyait respirer déjà l’atmosphère de cette Nouvelle-France ! Une France nouvelle !... n’était-ce pas prodigieux ? Cela lui semblait du rêve !
Et puis la langue qu’il allait entendre là !... Quelle pensée heureuse ! Quelle joie ! La langue qui résonnait là, c’était cette langue maternelle qu’il apportait avec lui, et dont il avait craint un moment de ne plus entendre le verbe si cher ! Et il lui semblait qu’il en saisissait déjà les purs échos, qu’il en savourait tous les accents, et qu’il la retrouvait – oui, c’était inimaginable ! – tout aussi belle, tout aussi vive que là-bas, dans cette France qu’il avait quittée avec tant de regrets ! Mais ne la revoyait-il pas cette France comme tout à coup transplantée sous ses pas ? Mais oui, c’était bien là une France nouvelle, ignorée, il est vrai, du reste des humains, ignorée même de la vraie France, de cette France dont la semence avait germé, poussé avec une vigueur et une fécondité inouïes !
Ah !... cette terre conquise jadis par des fils de France, envahie et occupée par un étranger qui la souillait, demandait à être reconquise par des fils de la France ? Eh bien ! il voguait vers elle, lui, enfant de cette même France ! Il accourait avec une ardeur sans cesse grandissante, avec une impatience fébrile, avec la hâte incessante de se jeter dans la belle aventure, de se ruer dans la mêlée glorieuse, et, de la France des grands rois lancer haut et fièrement le cri de gloire : Montjoie Saint-Denis ! et de rejeter hors de ce domaine sacré le soudard qui le profanait en le piétinant !
Voilà ce qu’étaient les pensées de Charles Hindelang, pensées qui n’étaient que l’expression vraie de sa nature enthousiaste et généreuse.
Mais voilà aussi qu’il frémit tout à coup, et son visage, épanoui et radieux l’instant d’avant, s’assombrit avec une expression d’effroi. Ses yeux qui, jusqu’à ce moment, s’étaient égarés dans les ombres du rêve, venaient de se fixer d’eux-mêmes sur un coin du ciel, là où des nuages grisâtres masquaient la lune. Ces nuages, comme joyeux d’avoir rejoint la figure pâle qui les avait nargués, flottaient maintenant avec une mollesse béate et décrivaient un cercle parfait et d’une blancheur ouateuse. Et c’est sur ce cercle singulier que les regards surpris d’Hindelang s’étaient fixés, et, là, une vision s’était dessinée... une vision terrible, folle !
Et cette vision demeurait.
Il y attachait ses regards éperdus.
Deux fois il ferma brusquement les yeux, deux fois il releva ses paupières tremblantes, et la même vision s’amplifiait toujours et implacable.
Une troisième fois il ferma ses yeux hagards, presque épouvantés. Sa voix frémissante murmura ces paroles :
– Que vois-je, mon Dieu, que vois-je !
Il regarda encore, comme si une puissance surhumaine l’eût contraint. Mais il ne vit plus que des nuages s’agitant avec des formes bizarres.
Mais une voix connue parla soudain derrière lui.
– Que se passe-t-il donc, mon ami ? interrogea cette voix.
Hindelang sursauta, fit un brusque tour et aperçut la bonne figure de M. Rochon.
Alors il rentra dans les réalités humaines comme au sortir d’un songe. Il sourit et dit :
– Ah ! c’est vous, monsieur ? Je vous pensais plongé dans le meilleur sommeil.
– Je dormais en effet. Mais m’étant éveillé tout à l’heure et ne vous apercevant pas dans votre hamac, je fus pris d’inquiétude à votre sujet et suis monté pour m’enquérir. Aussi suis-je rassuré en vous retrouvant tel que je vous ai laissé. Seulement, je vous ai surpris tenant votre tête à deux mains, êtes-vous malade, mon ami ?
Hindelang se mit à rire doucement.
– Non, monsieur, je ne suis pas malade. Jamais je ne me suis mieux porté de ma vie. Mais tout à l’heure je m’étais pris à rêvasser aux choses du passé, à l’avenir, à mille fantaisies de l’imagination. Le plus souvent ma pensée se retirait dans cette maison si hospitalière que nous avons quittée deux semaines passées.
– Vous voulez parler de M. Duvernay ?
– Oui, et de sa douce compagne et de cette exquise jeune fille...
– Mademoiselle Élisabeth ?
– Vous la nommez vous-même, monsieur. Or, vous savez par ce que je vous en ai confié combien cette jeune personne m’est chère ? Je venais donc de revivre près d’elle des heures inoubliables, quand soudain... tenez ! là dans cette partie du firmament, voyez-vous ce cercle que...
Il se tut, étonné, cherchant des yeux la vision sinistre.
– De quel cercle voulez-vous parler ? dit M. Rochon également surpris. Je n’en vois aucun.
Hindelang ramena ses regards sur son interlocuteur et se mit à sourire.
– Il a disparu, dit-il seulement.
– Mais ce cercle, qu’avait-il de singulier ?
– Monsieur, c’était un rêve ; je comprends maintenant.
– Mais c’était un rêve affreux, puisque je vous vois tout blême ?
– Oui, j’ai vu quelque chose qui m’a causé un émoi que je ne pourrais vous décrire.
– Qu’avez-vous vu ? interrogea M. Rochon dont la curiosité se trouva vivement éveillée.
– Pour vous en donner la meilleure explication, il me faut vous faire part d’un souvenir que j’ai rapporté de Londres. Écoutez, vous allez voir. Je passais sur une place publique où le hasard seul m’avait conduit. Je flânais doucement. J’aperçus une foule, pleine de rumeurs et d’oscillations, se tasser, se presser sur la place autour des murailles d’un sombre bâtiment. Ce bâtiment me parut une prison. Je m’informai. C’était bien une prison dont on me dit le nom et que j’ai oublié. N’importe ! je me mêlai à la foule, désireux de voir le spectacle qu’on semblait attendre. Une femme du peuple, devinant que j’étais étranger et croyant que je ne voyais pas ce que ses yeux regardaient avec une sorte d’horreur, m’indiqua de l’index une machine qui s’élevait plus loin et dominait cette tourbe grouillante. C’était une potence, monsieur, une potence rouge comme une guillotine. Quelques minutes s’écoulèrent, et toute cette masse de peuple se fit soudain silencieuse. Un homme grimpa des degrés qui aboutissaient à une plateforme, et cet homme se mit à examiner une corde qui pendait du sommet de la machine. Un souffle passa sur la foule, et ce souffle exprima ces deux mots :
« Le bourreau ! »
– Je sentis un long frémissement courir au travers de ce monde. Puis le silence se fit solennel. Je vis des têtes se hausser devant moi, je haussai la mienne et j’aperçus un prêtre, le crucifix en main, marchant vers la potence. Derrière le prêtre un misérable suivait, livide et front courbé, mains liées derrière le dos, le pas mal sûr ; puis suivaient deux gardiens armés de fusils. Ce misérable était, comme j’appris un peu plus tard, un malandrin qui vingt fois avait mérité la hart au col. Je regardai. Comme la foule autour de moi je devenais avide d’un spectacle hideux.
Le prêtre, tout en récitant des prières, s’était arrêté au pied de la potence. Il présenta le crucifix au malfaiteur, qui le baisa. Puis il s’effaça pour livrer passage au pauvre diable vers les degrés de la machine. Devant cette montée suprême et fatale le malheureux hésita en titubant. Ses gardiens le poussèrent sans pitié. Il monta, mais à le voir flageoler on aurait pensé qu’il allait retomber en arrière ou s’écraser sur les marches rouges. Mais non. Il atteignit la plateforme où se tenait toujours l’homme qui caressait la corde ou la palpait comme pour s’en assurer la solidité.
Monsieur, vous devinez le reste, n’est-ce pas ?
– Oui, c’était une pendaison, murmura M. Rochon.
– Eh bien ! reprit Hindelang, je venais de voir ce spectacle pour la première fois de ma vie, spectacle plus affreux que la guillotine, il me semble... un homme jeté dans l’espace avec une corde serrée à son cou !
– Oui, dit M. Rochon, c’est le genre de mort qu’on fait subir aux criminels en Angleterre, et c’est ce même genre de mort qu’on a importé en notre pays.
– Quelle horreur ! frémit Hindelang. Eh bien ! monsieur, vous ne me croirez pas, mais c’est cette horreur-là que je viens de voir.
– Que dites-vous ! s’écria M. Rochon avec effroi.
– La vérité, sourit Hindelang. Mais écoutez encore. J’ai donc revu la scène terrible à laquelle j’avais assisté à Londres. Seulement, là, à cause de la distance, à cause d’un bonnet noir qu’on avait enfoncé sur la tête du condamné, je n’avais pu voir son visage. Mais tout à l’heure, dans une exécution toute semblable, j’ai bien vu les traits décomposés de la victime. Oui, là dans le ciel, parmi ces nuages, j’ai aperçu tout à coup un gibet pareil à celui de Londres, aussi rouge, aussi affreux. Mais il n’y avait au pied de cette potence ni foule avide, ni prêtre compatissant, ni gardes brutaux ; il n’y avait là que le condamné et l’exécuteur des œuvres de la justice.
– Vous avez vu tout cela ? demanda M. Rochon presque épouvanté.
– Comme je vous vois en cette minute même. Mais ce n’est pas tant l’exécution comme la physionomie du condamné qui m’a fait une si terrible impression.
– Vous avez donc vu son visage ?
– Que je connaissais, oui.
– Que vous connaissiez !
M. Rochon restait ahuri.
– Comme je vous connais... mieux que je vous connais : ce condamné, c’était moi-même !
M. Rochon eut un étourdissement.
– Vous ? dit-il, la voix très altérée.
Hindelang riait placidement tout en considérant la figure terrifiée de M. Rochon, qui commençait à se demander si ce jeune homme ne devenait pas fou.
– Allons ! proféra Hindelang en prenant le bras du Canadien, n’ayez pas peur, monsieur, puisque je vous ai dit que j’avais rêvé. Venez, descendons, nous causerons mieux en bas ; ici, je commence à sentir le froid percer mes os. Venez !
Bouleversé et muet M. Rochon suivit son jeune compagnon, qui venait de s’engager dans un escalier étroit et raide conduisant dans le sein du navire. Mais Hindelang s’arrêta subitement à la troisième marche, se retourna et demanda en souriant :
– Croyez-vous aux mauvais rêves, monsieur ?
– Ni aux mauvais ni aux bons, mon ami. Néanmoins, je dois avouer que je professe une certaine croyance pour les pressentiments, qui sont comme des avertissements de dangers à venir ou de bonnes fortunes.
– Mon rêve serait-il un avertissement ?
M. Rochon parut se troubler et ne sut trop que répondre sur l’instant. Et en dépit de lui-même et sans vouloir assombrir ni la jeunesse ni l’avenir de ce vaillant garçon qu’il estimait et aimait, il répondit :
– Qui sait ?... Je vous ai dit qu’on pend en notre Canada tout comme on pend en Angleterre et tout comme on pend dans les États-Unis. Or, il pourrait bien arriver qu’on pende plusieurs d’entre nous.
– Vous en avez donc le pressentiment ?
– Ne sommes-nous pas des rebelles aux yeux de la loi anglaise ?
– On ne vous fusille donc pas ?
– Ce serait nous faire trop d’honneur : non, l’on nous met simplement la corde au cou !
– Comme à de vilains malfaiteurs ?
– Tout juste.
– Et c’est ce qu’on appelle « la civilisation » ?
– Oh ! sourit M. Rochon avec ironie, c’est une manière de parler !
– Eh bien ! monsieur, nous aurons bientôt nous aussi notre manière de parler, nous parlerons à la française, ou mieux à la canadienne ! Venez, monsieur Rochon.
Le Canadien se contenta de sourire, et il suivit le jeune Français dans le navire.


III

Un messager inattendu.

Au point du jour suivant l’American-Gentleman jetait ses ancres dans les eaux tranquilles et claires d’une sorte d’anse qui, du côté sud, était dominée par une haute et longue pointe de terre avançant dans le lac en presqu’île. On avait arrêté le vaisseau à quarante toises environ de la plage. L’endroit était sûr pour effectuer le déchargement. Les environs à cinq ou six lieues étaient inhabités, les alentours sauvages et épaissement boisés, et du large le navire pouvait demeurer inaperçu, hormis, toutefois, par le côté nord-ouest qui formait l’entrée de l’anse. Selon les connaissances des lieux d’un fameux contrebandier canadien, Noël Charron, pas un autre endroit du rivage n’eût offert plus de protection.
Après les ancres jetés, l’équipage s’occupa au carguement des voiles, Hindelang et M. Rochon surveillant la manœuvre.
Le grand vent de la veille était tombé et dans les bois voisins du lac on ne percevait que les frissons d’une brise du nord-est. Le ciel bas et gris de nuages donnait à ce demi-jour un aspect de mélancolie. Et la température radoucie pouvait faire prévoir, avec cette brise du nord-est, une tombée de neige prochaine.
Hindelang promena ses regards encore lourds de sommeil insuffisant sur la plage proche et sur des bois épais, sombres, lugubrement silencieux, qui semblaient s’étendre à l’infini à l’est et au nord. Vers le sud il voyait encore longeant le lac d’autres bois, mais dont la cime se perdait dans les brouillards. À l’ouest le lac étendait sa nappe doucement, agitée, légèrement moutonneuse, et, baignée de brume blanche, il paraissait se confondre avec les nuages et l’infini.
Hindelang attira M. Rochon à tribord et, lui montrant le pays environnant, dit avec un sourire pâle :
– Ce ciel écrasé, ces bois obscurs, ce silence qui plane partout me causent une étrange impression. J’avais hâte que le jour me fit voir des choses gaies et riantes, je ne trouve que de la tristesse et de la désolation.
– Vous arrivez en notre pays en sa saison de deuil : ici l’hiver est précoce et rude, tout se terre, hommes et bêtes. Mais vienne la saison des grands soleils, des brises d’été, des ciels resplendissants, et vous verrez que le pays n’est plus le même. Sans avoir vu la France, je peux vous parier que vous trouverez sous nos climats des beautés qui ne le cèdent en rien à celles des autres pays. Et même en la saison d’hiver, vous pourrez voir et goûter parmi nos populations des joies exquises, admirer des paysages superbes, admirables dans leur simplicité, purs de tout contact humain, sans articles et tels que les a voulus le Maître créateur.
– Votre admiration perce tellement avec votre sincérité, monsieur, que je vous crois, répondit Hindelang. La vision que vous me faites vivre en peu de mots m’égaye déjà et chasse les voiles de tristesse qui enveloppaient ma pensée. Mais dites-moi, nous ne sommes pourtant pas encore en terre canadienne ?
– Non, pas tout à fait. Nous sommes ici, si je ne fais erreur de calcul, à quatre ou cinq lieues de la frontière. Nous avons cru prudent de ne pas nous en approcher davantage, à cause de postes de douaniers échelonnés et à cause surtout de patrouilles d’agents britanniques qui, depuis nos troubles politiques, parcourent, les abords de la frontière. Aussi, pour arriver à notre destination, nous faudra-t-il nous frayer un passage sous ces bois et parcourir quelques lieues de plus.
– Qu’importe ! eussions-nous vingt lieues, s’écria Hindelang en retrouvant son enthousiasme, que nous arriverons au but !
– J’aime constater votre beau courage, mon ami, dit le canadien ému, et vous en aurez besoin. Notez que la marche à accomplir sera rude et déprimante. Nous nous rendrons chez nos gens pour les prévenir de notre arrivée, puis nous reviendrons avec des charrettes destinées au transport en lieu sûr de notre cargaison.
– Combien estimez-vous qu’il faudra de charrettes pour effectuer ce transport ?
– Une vingtaine suffira, je pense. Tout dépendra de l’état des routes. Mais voici que la manœuvre est achevée ; allons déjeuner afin que nous puissions nous mettre en route dès que le jour nous permettra de nous guider sûrement au travers de ces bois encore tout plein de nuit.
– N’avez-vous pas une route toute tracée ?
– Oui, mais seulement à une couple de milles du rivage où se trouve une route carrossable qui par détours nous conduit à la frontière. Seulement, il est un endroit où cette route se rapproche sensiblement de la frontière, et pour ne pas nous heurter à quelque poste de douaniers, nous devrons couper sur une distance d’un mille environ un chemin dans la forêt, nous tenir écartés de ces cerbères et reprendre notre route.
– Mais encore, fit Hindelang très intéressé, comment pensez-vous retrouver cette route.
– D’ici là, sourit M. Rochon, notre chemin est jalonné par une légère entaille faite à l’écorce des arbres. C’est pourquoi il nous faut attendre le jour plein pour découvrir ces entailles.
– Je comprends, monsieur, et ce voyage à travers bois m’enchante déjà. Allons déjeuner.
Les deux amis entraînèrent l’équipage à leur suite en un petit réfectoire aménagé dans le navire. Un des membres de l’équipage s’était improvisé cuisinier, et une table apparaissait garnie de venaison, de légumes, de fromage et quelques pâtisseries. Dans un coin, élevée sur une sorte de tréteau, on apercevait une barrique de vin.
M. Rochon emplit deux grands pots de ce vin rouge et pétillant et les déposa sur la table. Chacun se versa une forte rasade, car elle était bien due.
Hindelang éleva son verre et dit avec émotion :
– Mes amis, saluons la grande république américaine, la France et le Canada !
Au moment où les verres étaient choqués, le grand et lourd silence qui régnait sur la nature encore endormie fut tout à coup traversé par le cri funèbre d’une chouette. Trois fois ce cri, comme modulé à dessein, s’éleva.
Tous les convives tressaillirent et firent silence.
Des regards inquiets se cherchèrent, des lèvres, près desquelles le verre demeurait immobile, tremblèrent.
– Qu’est-ce que cela ? interrogea Hindelang à voix basse et en regardant M. Rochon.
Un peu pâle, le Canadien répondit en hochant gravement la tête :
– Je suis assez familier avec le cri de la chouette : mais je ne reconnais pas bien celui que nous venons d’entendre.
– Ne serait-ce pas un signal ?
– Pour nous ?
– Oui.
– Je n’en ai pas été instruit, à moins que...
– M. Rochon se tut.
De nouveau le même cri, par trois fois encore, réveilla les échos des bois.
– Si nous avions été découverts ? fit Hindelang avec un commencement d’inquiétude.
– Attendez un moment, dit M. Rochon. Je vais monter sur le pont et essayer de reconnaître à qui nous avons affaire.
Ce disant il sortit du réfectoire et grimpa lestement l’échelle de l’écoutille. Le jour avait un peu grandi. L’on pouvait découvrir la plage plus nettement et tout ce qui pouvait s’y mouvoir. M. Rochon dissimula sa présence derrière un entassement de caisses, et par des interstices plongea son regard perçant sur la rive.
Le plus grand silence régnait toujours, une immobilité absolue pesait sur toutes choses. Or, dans un angle de l’anse, juché sur une petite éminence et le dos appuyé contre un pin géant, le canadien découvrit la silhouette d’un homme et il remarqua que cet homme tenait ses deux mains appuyées sur le canon d’une carabine. M. Rochon, à cette vue, ne put s’empêcher de tressaillir violemment. Quel était cet homme ? Était-ce un ami ? Était-ce un ennemi ?... Il eût donné gros pour le savoir. L’homme paraissait seul, et à voir sa tête quelque peu penchée vers l’anse, on eût dit qu’il dressait l’oreille dans l’attente d’une réponse à son signal.
Un moment M. Rochon pensa que cet individu avait pu être dépêché par des amis pour signaler un danger quelconque. Puis un doute se posa dans son esprit. Qu’importe ami ou ennemi il fallait s’assurer si cet individu leur voulait du bien ou du mal, quitte à prendre ensuite les dispositions qu’imposeraient les circonstances.
Et M. Rochon, à son tour, imita le cri de la chouette.
L’inconnu répondit aussitôt par le même cri.
Alors le canadien quitta son poste d’observation et demanda en français :
– Qui êtes-vous ?
L’homme fit un mouvement en avant, il marcha jusqu’au bord de l’éminence.
À présent que cet homme avait laissé l’ombre répandue par la ramure touffue des pins, M. Rochon put le voir plus distinctement. Malgré la hauteur sur laquelle il se tenait, l’homme avait l’aspect plutôt trapu. Il portait avec lui un respectable attirail de chasseur.
– C’est peut-être un coureur des bois égaré, pensa-t-il.
Mais alors une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue répondit :
– J’arrive de New-York et je suis un ami.
– Votre nom ? questionna M. Rochon.
– Je vous le dirai à bord, si vous m’envoyez une embarcation.
– Pourquoi ne pas le dire de suite ?
– Parce que les bois peuvent entendre !
– Qui vous envoie ?
L’inconnu ne répondit pas de suite. Il parut réfléchir comme pour trouver la meilleure ou la plus sûre réponse à faire. Puis il dit :
– Celui qui vous a mis en charge de ce navire.
– Hein ! Duver...
– Chut ! monsieur, ne prononcez pas de nom ici ! Ne savez-vous pas que l’écho va loin ?
M. Rochon rougit vivement.
L’inconnu reprit :
– Hâtez-vous, monsieur, le temps presse ! Mettez un canot à l’eau.
– C’est bien, je vais donner des ordres.
Très intrigué, inquiet, M. Rochon descendit rapidement au réfectoire, prit Hindelang à l’écart et lui dit :
– Savez-vous qui nous arrive ?
– Dites, monsieur, je suis préparé à toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises.
– C’est un messager de Duvernay.
Hindelang sursauta.
– Un messager envoyé par monsieur Duvernay ? Mais alors cela doit signifier pour nous une mauvaise nouvelle !
– Je le crains. L’homme demande un canot pour être amené à bord.
– Son nom, le savez-vous ?
– Par prudence, et il a raison, il ne veut parler qu’une fois sur ce navire.
– En ce cas dépêchons-lui deux hommes de notre équipage.
L’ordre fut aussitôt donné à deux matelots qui descendirent une embarcation, y entrèrent, et gagnèrent la plage pour y prendre l’inconnu.
Celui-ci était vêtu d’un habit de chasse et armé de couteaux, de pistolets et d’une carabine américaine de fabrication récente. Sa tête disparaissait sous une casquette de cuir jaune dont la visière lui cachait le front et les yeux. Il sauta lestement dans le canot, et sans un mot s’assit la carabine entre les jambes, demeurait l’air sombre et méfiant. Ce fut avec une sorte de crainte que les deux matelots emmenèrent au navire ce voyageur ainsi armé et d’une physionomie peu abordable.
Mais quand l’inconnu eut posé ses pieds sur le pont deux cris jaillirent :
– Ah ! monsieur Therrier !...
– Maître Simon !...
Ces deux cris avaient été poussés par Hindelang et M. Rochon.
Simon Therrier souriait... de ce sourire routinier et sans aucun sens, qui est le sourire des gens qui ont à recevoir journellement une clientèle.
– Comment diable avez-vous pu nous découvrir, s’écria Hindelang plus surpris peut-être que ne l’était M. Rochon.
Le sourire de Simon Therrier s’amplifia.
– J’ai couru, dit-il, une partie des forêts de l’Amérique avant de m’établir en la cité de New-York, et j’ai appris à y dénicher le gibier selon les cas d’urgence ; de sorte que c’est encore un peu mon métier, ou, si vous aimez mieux, c’est un métier que je n’ai pas tout à fait désappris.
Hindelang et M. Rochon regardait l’aubergiste avec admiration.
– Mes amis, reprit Simon Therrier, avec un sourire légèrement moqueur cette fois, je constate que votre surprise – et je ne vous en saurais blâmer – vous fait oublier les premières lois de l’hospitalité à l’égard d’un homme qui vient de fournir quatre-vingt lieues de pays difficile.
Hindelang saisit une main de l’aubergiste et la serra avec effusion.
– Pardonnez-nous, mon ami. Ah ! nous vous attendions si peu...
– C’est-à-dire que vous ne me m’attendiez pas le moindrement, se mit à rire l’aubergiste avec bonhomie.
– C’est vrai. Ainsi donc c’est monsieur Duvernay qui...
– Oui, oui, interrompit plaisamment l’aubergiste, et que vous voilà donc devenu curieux, monsieur Hindelang ! Mais vous ne saurez rien, si vous ne me faites servir à manger et à boire !
– Suivez-nous, dit M. Rochon.
Dans le réfectoire les membres de l’équipage avaient continué leur déjeuner un moment interrompu. Hindelang et le canadien conduisirent l’aubergiste dans une cabine contiguë au réfectoire dans laquelle ils se firent servir, afin de pouvoir causer plus familièrement.
L’aubergiste avait de suite attaqué un pot de vin et un fromage, et à le voir dévorer on pouvait croire que cet homme avait été des semaines sans donner la nourriture à son estomac.
Mais une fois que sa faim et sa soif eurent reçu un peu de satisfaction, Simon Therrier sourit largement à Hindelang, fouilla activement une poche intérieure de son habit, retira une enveloppe scellée et la lui tendit.
– Tenez, mon ami, c’est pour vous... c’est le message dont on m’a chargé !
Hindelang trembla. Il considéra curieusement la suscription et crut reconnaître l’écriture, ou plutôt il reconnaissait cette écriture fine et ferme, mais il ne voulait pas en croire ses yeux. Et le nom d’Élisabeth chanta dans son cœur.
Il se retira au pied de l’escalier de l’écoutille, sous le jour qui tombait dru. Il lut la missive suivante :

« Mon cher aimé,
« C’est avec grande hâte et vive inquiétude que j’écris ces lignes qui seront confiées à Simon Therrier. Si j’obéis aux ordres de mon oncle, qui sont une délicatesse de sa part, j’obéis également aux voix de mon cœur, qui ne cesse de trembler pour vous. Car un danger vous menace, Charles, vous et votre cargaison. Nous avons été trahis ! Comment ? Mon oncle ne m’a pas encore fait part de ses soupçons ou des certitudes acquises. Tout ce que je sais personnellement, c’est que des agents britanniques ont été mis sur votre piste, et mon oncle vous avise d’avoir à hâter votre déchargement, pourvu que notre messager vous arrive à temps. Mon oncle vous recommande encore, au cas d’urgence quelconque, si par exemple vos charretiers vous faisaient défaut, de localiser une cache à proximité de votre point d’atterrissage et d’y déposer provisoirement votre cargaison, afin de renvoyer sans retard le navire et son équipage et détruire ainsi toute trace qui pourrait vous trahir. Ah ! Charles, comme je m’inquiète pour vous ! Mais vous serez prudent ! Obéissez sans tarder aux ordres de mon oncle, les instants sont précieux, et cette obéissance pourra vous sauver du danger que je redoute. Par Simon donnez-nous des nouvelles qui nous rassurent. Je ne cesse de penser à vous, et chaque jour j’implore Dieu qu’il vous assiste ! Mon oncle est également fort inquiet pour vous et monsieur Rochon. Ma tante parle de vous à tout instant. Ah ! c’est qu’elle vous aime aussi ! Quand à mon oncle, il est devenu taciturne et songeur depuis votre départ ! Ah ! je tiens à vous le dire, Charles, votre éloignement a laissé dans notre maison de la tristesse. Mais vous reviendrez, Charles... Avec quelle impatience folle j’attends déjà votre retour ! Oui, écrivez-moi que vous allez revenir bientôt... bientôt à celle dont la pensée entière vous suit partout et toujours ! »

Au bas de cette épitre, Hindelang vit un E capital qu’il aurait baisé, s’il n’eût vu les regards de l’aubergiste et de M. Rochon fixés sur lui.
Il était ému, oppressé d’une joie débordante. Son cœur exultait ! Son âme chantait ! Ah ! comme il l’aimait cette chère Élisabeth ! Que lui importait les dangers, les menaces ! Il avait là-bas une petite Canadienne ravissante qui l’attendait... une petite Française de l’Amérique septentrionale ! Là, était toute la vie future ! là, tout le bonheur désirable ! Oui, mais il y avait une tâche à accomplir auparavant, une tâche formidable et hasardeuse avant de retourner à celle qui l’appelait !
À cette pensée soudaine Hindelang se resaisit, il se contint, fit taire les voix impatientes de son cœur, se raidit par un effort de volonté sublime et s’approcha des deux amis.
M. Rochon surprit l’air rayonnant du jeune homme.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il joyeusement, je crois voir que vous recevez de bonnes nouvelles ?
– Pas très bonnes, monsieur, répondit Hindelang avec gravité : nous avons été trahis !
– Trahis !
– Voilà ce que m’apprend cette missive.
– C’est également tout ce que je sais moi-même, dit Simon Therrier. M. Duvernay est en train de poursuivre une petite enquête pour savoir au juste où le vin a coulé. En attendant il m’a chargé de cette mission, assez difficile, que je suis satisfait d’avoir accomplie sans obstacle ni retard.
– Merci, monsieur Therrier, dit Hindelang. Mais si nous sommes trahis, nous ne sommes pas encore perdus. Monsieur Rochon, ajouta le jeune homme avec une sourde énergie, il faut agir de suite et promptement !
Et il l’informa des instructions de M. Duvernay.
On se mit à l’œuvre à l’instant.


IV

Premiers revers.

Les plans du déchargement avaient donc été modifiés.
Pendant que M. Rochon, accompagné de l’aubergiste, ira prévenir les charretiers, Hindelang et les membres de l’équipage construiront avec des troncs d’arbre un solide radeau pour le transport de la cargaison au rivage.
Après inspection des alentours de la plage, Hindelang avait découvert entre deux rochers un trou profond, de forme rectangulaire et capable de contenir la moitié au moins des munitions de guerre. Quant à l’autre moitié, il espérait l’expédier par les premières charrettes. Et si ces charrettes retardaient, ou si un danger plus imminent survenait, il aviserait.
On prit trois heures à construire le radeau, puis au moyen de câbles on lui fit faire la navette entre le navire et la rive. Sur ce radeau, tout solide qu’il fut, on ne pouvait transporter qu’une quantité relativement petite des marchandises, puis, une fois le rivage atteint, il fallait en effectuer le transport à bras d’homme du radeau à la cache éloignée d’une cinquantaine de mètres. Tout ce travail prenait du temps et demandait beaucoup d’efforts et de patience.
Et cette patience semblait vouloir de temps en temps échapper à Hindelang que l’inquiétude ne lâchait pas. Non pas qu’il eût peur pour sa personne ; mais ces munitions, ces armes, c’étaient leurs meilleurs atouts dans la grosse partie qui allait s’engager ! Et puis, n’y avait-il pas une sorte de gloire déjà dans l’accomplissement intégral de cette mission ? Aussi bien, il voulait que la confiance dont on l’avait honoré fût dignement justifiée. Et la crainte d’un échec quelconque le rendait nerveux.
Le milieu du jour fut dépassé sans que les charrettes attendues n’eussent donné signe d’existence ou d’approche.
Et la besogne se poursuivait, lentement.
Enfin, vers les quatre heures, un bruit de chariot cahotant fut apporté par les échos des bois. M. Rochon et Simon Therrier ramenaient avec eux six charrettes seulement. D’autres ne pourraient venir que le lendemain seulement.
N’importe ! c’était toujours autant.
On s’occupa donc de suite au chargement de ces charrettes avant la tombée de la nuit. Avec l’aide des charretiers, de M. Rochon et de l’aubergiste, le travail alla plus vite. La charge d’un radeau faisait celle d’une charrette, si bien que peu après le crépuscule les charges étaient complétées.
On soupa dignement, et à huit heures les charretiers reprenaient la route par laquelle ils étaient venus.
Avec les six charges expédiées et ce qu’on avait réussi à mettre en cache, il restait encore sur le navire plus de la moitié de la cargaison.
– Ah ! avait dit Hindelang, si nous pouvons gagner cette journée de demain, la victoire est à nous !
Aussi, dès les premières clartés du jour suivant on se remit à l’œuvre.
M. Rochon avait eu l’assurance que dix charrettes au moins seraient à l’anse avant le grand jour.
Mais une partie de la matinée se passa sans qu’on vît ou entendît rien venir.
Pour ne rien laisser aux caprices d’un hasard, Simon Therrier et M. Rochon partirent à la découverte.
Il était à peu près dix heures.
À onze heures deux charrettes firent leur apparition.
– Où sont les autres ? interrogea Hindelang que la vue de ces deux charrettes seulement surprit.
– Nous sommes seuls, répondit un charretier. Mais les autres doivent être en route. Nous sommes partis parce que nous étions préparés les premiers.
– Avez-vous croisé sur votre route monsieur Rochon.
– Oui. Il a poursuivi son chemin dans le but de presser les autres.
– C’est bien, fit Hindelang, satisfait de ces explications.
Il leur fallut juste une heure pour compléter ces deux charges. À deux heures de l’après-midi elles reprenaient la route.
Les autres charrettes n’arrivaient pas. Mais à mesure que le navire s’allégeait, Hindelang reprenait plus de confiance et plus de contrôle sur ses nerfs.
Une heure s’écoula... et soudain, à la stupéfaction générale, des coups de feu retentirent au loin dans les bois.
Hindelang avait dressé la tête et pâlit.
D’autres coups de feu suivirent.
– Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? demanda l’un des manœuvres.
– Je ne serais pas étonné que ce soit des patrouilles que les charretiers auront rencontrées.
Mais ces paroles avaient à peine quitté ses lèvres, que le pilote de l’American-Gentleman attira l’attention du jeune homme dans la direction du lac, sur un point qu’on apercevait par l’entrée de l’anse.
– Oh ! oh ! fit, Hindelang avec surprise. Ne dirait-on pas un voilier quelconque qui semble piquer sa proue de notre côté ?
– Cela m’en a tout l’air, répondit le pilote.
– Qu’on m’apporte la lunette ! commanda le jeune homme.
Un homme se précipita dans l’intérieur du navire pour rapporter l’instant d’après l’objet demandé.
Hindelang examina attentivement le navire étranger et dit :
– C’est un schooner battant pavillon américain. Tenez ! voyez vous-même, ajouta-t-il, en passant la lunette au pilote près de lui.
Celui-ci regarda à son tour.
– C’est vrai, avoua-t-il, c’est un pavillon américain.
– Que pensez-vous ? interrogea Hindelang. Est-ce un ennemi ?
L’autre hocha la tête d’un air dubitatif et répondit :
– Je ne peux rien affirmer. Seulement, je suis surpris que ce navire vienne directement sur nous.
– Ou nous avons été découverts de ce point, ou ces gens savaient que nous étions ici, émit Hindelang.
– Une chose sûre, c’est qu’il peuvent nous apercevoir clairement.
Hindelang reprit la lunette des mains du pilote et se mit à lorgner de nouveau le petit navire qui venait rapidement, sous un bon vent du nord qui soufflait depuis le midi.
– Mes amis, dit-il après un moment, je pense que c’est un navire douanier.
– Si tel est le cas, dit le pilote, nous sommes dans cette anse pris comme en une souricière.
– Et à supposer, ajouta Hindelang, que les coups de fusil entendus tout à l’heure aient été tirés par des agents sur notre piste, et que ces agents flairent notre cargaison, nous nous verrons pris entre deux feux. Oui, murmura-t-il tout en réfléchissant, c’est une véritable souricière.
Il demeura silencieux, ses regards brillants fixés sur le navire encore lointain, et son front durement plissé par l’effort de sa pensée. Silencieux aussi les hommes d’équipage le regardaient, prêts à exécuter les ordres qu’il donnerait.
Au bout de quelques minutes il regarda le pilote et dit :
– Je suis d’avis que nous sortions de l’anse et gagnions le large ; là nous aurons au moins l’avantage ou de fuir ces douaniers, si notre vaisseau file plus vite, ou de nous défendre sans courir le risque d’être attaqués sur nos deux flancs. Qu’en pensez-vous ?
– C’est le meilleure parti à prendre, approuva le pilote.
– À l’œuvre donc !
Ce fut vite fait : les ancres furent tirés, les voiles hissées, et l’American-Gentleman sortit lentement de l’anse, puis sur les ordres d’Hindelang, le pilote donna au navire une direction sud-ouest. Toutes voiles au vent il filait déjà à une bonne allure. Mais le petit navire étranger ne demeurait pas stationnaire : il s’était très rapproché, et, plus léger que l’American-Gentleman, il paraissait avoir deux fois plus de vitesse. Hindelang comprit qu’il ne pouvait échapper.
Il ordonna à ses hommes de se préparer à défendre le navire et ce qui restait de la cargaison. Chacun d’eux se munit de deux pistolets et d’une hachette qu’ils dissimulèrent sous leurs vêtements, et personne ne devrait exhiber ces armes sans un signal convenu d’Hindelang.
Il était trois heures et demie.
Le schooner se trouvait maintenant à portée de voix, et sur son pont de l’avant on pouvait apercevoir une douzaine d’hommes, debout, chacun armé d’une carabine et les yeux attachés sur l’American-Gentleman dont le nom, suivant la recommandation d’Hindelang, avait été changé en celui de « American-Eagle ».
Devant le groupe des inconnus du schooner trois hommes étaient réunis et de temps à autre échangeaient des propos. Ces trois hommes, qui semblaient être trois chefs, ne paraissaient pas armés.
Hindelang, à l’arrière de son navire, debout, bras croisés, fier, attendait l’attaque.
Quand le schooner se fût encore rapproché et qu’il parut possible d’échanger des paroles, l’un des trois chefs du schooner qui, fort probablement en était le commandant, interpella le jeune français en langue anglaise.
– N’avez-vous pas signalé, demanda-t-il, un navire nommé l’American-Gentleman ?
– Ce nom nous est inconnu, répondit Hindelang d’une voix ferme.
L’accent français de notre héros parut créer une certaine impression sur le commandant du schooner. Il se pencha vers un des personnages près de lui et un court colloque suivit. Puis, le commandant reprit en s’adressant cette fois en un français assez correct :
– Vous êtes français, monsieur ?
– Vous l’avez deviné.
– Vous commandez ce navire ?
– J’ai cet honneur comme vous voyez ! répliqua rudement Hindelang qui ne voulait pas avoir l’air de s’en faire imposer.
– Votre nom ? demanda l’officier inconnu.
– Mon nom vous est inconnu, et en vous le disant cela ne vous apprendrait nullement, je pense, l’itinéraire de l’American-Gentleman.
L’autre ne parut pas s’émouvoir outre mesure de l’accent un peu rogue du jeune Français. Il esquissa une ombre de sourire pour interroger encore :
– Voulez-vous me permettre d’examiner vos papiers ?
– Je n’ai pas de papiers à faire examiner ! répliqua Hindelang très impatienté à la fin par cet interrogatoire.
– Ho !
Et avec cette exclamation l’officier parut fort étonné.
Une fois encore il consulta le personnage près de lui, puis, regardant froidement Hindelang :
– Monsieur, dit-il, j’ai omis de vous informer que mon navire est un croiseur douanier et nous avons l’obligation d’examiner vos marchandises.
– Monsieur, répliqua Hindelang avec une froide politesse également, nous sommes en eaux américaines et nous n’avons, nous, nullement l’obligation de nous soumettre à vos perquisitions.
L’officier donna des ordres brefs à son équipage. La grande voile du schooner avait été à demi carguée pour régler la vitesse du petit navire sur celle de l’American-Gentleman. Sur l’ordre de l’officier anglais cette voile fut remontée, et le schooner se rapprocha du vaisseau d’Hindelang.
– N’approchez pas davantage ! commanda celui-ci d’une voix menaçante.
L’autre feignit de ne pas entendre. Il fit un geste de la main, et à ce geste huit hommes exhibèrent huit carabines et mirent en joue les huit hommes d’Hindelang.
– Un seul mouvement de vos hommes, reprit l’officier anglais sur un ton résolu, et je commande le feu !
L’équipage d’Hindelang frémit et regarda avec inquiétude son jeune chef.
Lui avait affreusement pâli, car il venait de perdre l’avantage de l’offensive ; et, à moins de vouer son monde à une mort certaine, il se voyait condamné à subir le caprice et l’affront de ces étrangers. Pour ne pas rugir sa rage, il mordit, violemment ses lèvres, puis gronda :
– C’est bien, monsieur, vous êtes le plus fort !
Le schooner vint se ranger le long de l’American-Gentleman par bâbord, deux grappins furent jetés, les deux vaisseaux assujettis l’un à l’autre et une courte échelle appliquée contre le navire d’Hindelang.
L’officier ennemi, voyant que les hommes d’Hindelang n’étaient pas armés, et assuré que le jeune français n’opposerait pas de résistance, commanda à ses agents d’abaisser leurs armes tout en demeurant dans une prudente attitude. Puis, suivi des deux personnages qui n’avaient pas cessé de se tenir à ses côtés, il monta sur l’American-Gentleman.
Bras croisés, sombre, contenant difficilement sa rage et caressant des doigts une hachette pendue à sa ceinture, Hindelang restait muet.
L’officier anglais ébaucha un sourire moqueur et dit :
– Puisque vous n’avez pas de papiers, jeune homme, vous nous permettrez bien, je suppose, de visiter l’intérieur de votre navire ?
– Faites, monsieur ! dit simplement Hindelang.
– Pardon ! reprit l’autre, je vous prie de nous guider, allez ! Et il indiquait l’ouverture béante de l’écoutille.
– Soit, consentit Hindelang.
Mais alors une inspiration surgit à son cerveau. Ah ! pourvu que ses hommes le comprendraient et agiraient assez vite ! N’importe en gagnant l’écoutille il passa devant l’équipage consterné, et par un jeu de ses regards, essaya de lui faire comprendre l’idée qu’il avait. Quoi qu’il en soit, il surprit les regards de ses hommes suivre la direction que ses propres yeux leur avaient donnée, il vit des demi-sourires et il eut confiance. Il s’engagea dans l’échelle qui descendait dans les flancs du navire. Les trois anglais suivirent, et l’instant d’après ils avaient disparu tous les quatre. Mais deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’on entendit une sorte de hurlement féroce partir du navire, et l’on vit Hindelang bondir hors de l’écoutille, jeter un ordre rapide à ses hommes, faire retomber le panneau qui fermait la trappe et rouler dessus un gros baril qui se trouvait près de là.
À l’ordre jeté par Hindelang, les hommes de l’équipage s’étaient élancés à bâbord, avaient arraché les grappins du schooner et les avaient rejetés dans le lac.
Et cela s’était passé si vite, que l’équipage ennemi n’était pas encore revenu de sa stupeur ou de son effroi, et que l’American-Gentleman, avec le vent qui devenait meilleur, reprenait sa course vers le sud. Hindelang avait pensé que le navire ennemi, privé de ses officiers, n’oserait pas lui donner la chasse.
Malheureusement il s’était trompé. Les hommes du schooner, revenus de leurs surprise et comprenant que leurs chefs étaient prisonniers, remontèrent leurs voiles et partirent à la poursuite de l’American-Gentleman. Et la distance était encore si petite qu’Hindelang comprit l’inutilité de son coup d’audace, et il se mit à envisager froidement le pire qui pouvait maintenant lui échoir.
Du sein du navire on entendait les jurons et les rugissements de rage des trois anglais prisonniers qui, avec l’aide de tout ce qui pouvait servir de massue essayaient, mais en vain, d’enfoncer la trappe.
Hindelang souriait.
Alors, du schooner qui avait repris du chemin, partit une volée de balles. Elles ne firent d’autre mal que de trouer les voiles de l’American-Gentleman.
Hindelang commanda à ses hommes d’apprêter leurs armes, car il était décidé à tout sauver ou à tout perdre.
Le schooner, gagnant sans cesse du terrain, décocha une seconde volée de balles qui, mieux dirigées cette fois, tuèrent deux hommes d’Hindelang et blessèrent un troisième.
Le jeune français fit riposter les cinq hommes qui demeuraient valides de leurs pistolets, mais ce n’était qu’un jeu puéril.
Alors Hindelang devant l’inévitable eut une dernière pensée d’audace.
– Mes amis, dit-il à son équipage que le découragement gagnait, mettez un canot à l’eau et gagnez la terre avec notre blessé ; moi, je me charge du reste.
Les hommes obéirent, parce qu’ils eurent l’air de comprendre que l’idée du jeune homme était terrible.
Les marins du schooner déchargèrent leurs carabines sur l’équipage de l’American-Gentleman dont le canot filait rapidement vers la terre, mais leurs balles se perdirent.
Pendant ce temps Hindelang ne perdait pas une minute.
Il repoussa le baril qui maintenait la trappe, souleva celle-ci et livra passage aux trois officiers du schooner. En blasphémant ils sautèrent sur le pont et de leurs regards étourdis cherchèrent leur navire. Ils virent le schooner approcher lentement pour l’abordage.
– Vite ! cria l’officier en chef bleu de fureur, qu’on vienne arrêter cet homme !
L’abordage se fît rapidement. Mais lorsqu’on vint pour s’emparer de la personne d’Hindelang, il fut constaté avec surprise que le jeune homme n’était plus sur le pont.
Il y eut des jurons, des cris de colère, des gestes de menace. On fouilla le pont...
Tout à coup un agent indiqua l’ouverture de l’écoutille où venait d’apparaître le visage blême d’Hindelang.
L’officier en charge du schooner se précipita suivi de quelques hommes qui brandissaient des coutelas. Mais tous s’arrêtèrent subitement saisis d’effroi : derrière Hindelang une fumée noire montait du sein du navire.
L’officier anglais comprit tout. Il jeta un ordre sauvage...
Mais Hindelang, à la minute même, faisait un bond en jetant ce cri de triomphe :
– Pour la France !
Il se rua vers le parapet.
Mais il vit devant lui l’officier anglais qui assujettissait un pistolet dans sa main droite.
Il fit un bond énorme, dans sa main droite apparut une hachette qui s’éleva, descendit en sifflant et s’enfonça tout entière dans la poitrine de l’officier.
Il régnait trop d’excitation et de stupeur parmi les hommes du schooner pour que ceux-ci pussent venir à bout d’Hindelang.
Et quand il virent tomber leur chef, l’épouvante les cloua sur place.
Alors ils virent un homme se ruer dans un bond prodigieux sur le parapet, s’élancer, disparaître et s’engouffrer dans les eaux du lac.
C’était Hindelang...
L’instant d’après il nageait vivement du côté de la rive où il apercevait le canot de ses hommes qui en approchait.
Une voix rageuse commanda le feu.
Cette fois les carabines ne furent pas épaulées, les agents anglais sentaient à ce moment un feu violent gronder sous leurs pieds.
La panique s’empara d’eux. Dans une course échevelée ils se précipitèrent sur leur petit navire, tranchèrent à coups de hache les câbles qui retenaient les grappins, et s’écartèrent à toutes voiles de l’American-Gentleman.
Il n’était que temps : cinquante brasses à peine les séparaient du vaisseau en flammes qu’une forte détonation retentit, puis s’éleva dans les airs un nuage de fumée noire. Les passagers du schooner, saisis d’épouvante et statufiés, voyaient pleuvoir autour d’eux une grêle de débris de tous genres. Puis le calme se rétablit, et de l’American-Gentleman on ne pouvait plus voir, flottant à la surface des eaux, que des pièces de bois calcinées et fumantes.
Pendant ce temps-là, Hindelang rejoignait ses hommes sur la rive, et avec eux s’enfonçait dans les bois vers le nord-est.


V

Le docteur Robert Nelson.

Après avoir retrouvé la route parcourue par les charrettes des Patriotes canadiens et après une marche longue et difficile, Hindelang et ses hommes aboutirent à un immense ravin sur lequel un pont rudimentaire avait été jeté. La nuit était venue. Sur le côté opposé de ce ravin, la lune éclairait un groupe de huttes construites de bois brut et à toits plats faits d’un mélange de terre argileuse et d’herbes.
C’est là qu’habitait le contrebandier, Noël Charron, que nous avons déjà nommé.
Lorsque Hindelang arriva au pont, des chiens à la chaîne jetèrent de sonores aboiements. De l’une des huttes la porte fut ouverte, et un homme, à barbe noire et inculte, apparut dans la vive clarté de la lune.
Il fit taire les chiens qui continuaient d’aboyer furieusement dans la direction du pont, et il aperçut un groupe d’hommes qui franchissaient déjà l’espace s’étendant entre le ravin et les constructions primitives. Il rentra vivement dans la hutte pour en ressortir l’instant d’après armé d’un fusil. Mais un autre personnage le suivait. Ce personnage aperçut tout à coup le visage vivement éclairé d’Hindelang. Il poussa un cri de joie, et s’élança à la rencontre du jeune homme en disant, la voix troublée :
– Ah ! mon jeune ami, je vous croyais perdu !
C’était M. Rochon.
Bientôt Simon Therrier survenait, serrait le jeune homme dans ses bras et l’entraînait, ainsi que ses compagnons, vers la hutte où tous entrèrent. Il y avait là, dans une pièce spacieuse grossièrement meublée, une trentaine d’hommes, aux faces rudes et ravagées, fumant autour d’un poêle immense qui ronflait gaiement et répandait une chaleur presque suffocante.
La première chose que fit M. Rochon, ce fut d’expliquer la rencontre de patrouilles anglaises par les deux dernières charrettes, la capture des deux charretiers et la perte de cette partie de la cargaison. Et il ajouta :
– Quand j’ai appris cet accident j’étais ici avec Simon Therrier, et nous nous disposions à retourner au navire avec les charrettes nécessaires pour ramener le reste de nos munitions. Mais bientôt l’un de ces gaillards vint nous avertir que les patrouilles se dirigeaient vers le lac. Alors j’ai redouté un malheur, tout en espérant que vous pourriez peut-être vous tirer d’affaire.
Hindelang se mit à rire.
– Nous nous sommes en effet tirés d’affaire, dit-il, mais non sans accident. Et montrant ses compagnons, dont l’un était blessé assez sérieusement : c’est tout ce qui reste de notre équipage.
Dans l’attente d’un récit sensationnel, tous les hommes venaient de se serrer autour de M. Rochon et d’Hindelang.
Et lui raconta l’aventure de l’American-Gentleman, notamment la chasse que leur avait faite le schooner, puis l’abordage, la lutte et enfin l’explosion.
Tous les regards braqués sur le jeune français exprimèrent la plus vive admiration.
Alors d’une pièce voisine un homme sortit, un homme qui attira de suite l’attention d’Hindelang par sa mise soignée, sa physionomie et sa démarche.
Devant lui tout le monde s’écarta respectueusement. Il s’approcha, souriant, près d’Hindelang et lui tapotant l’épaule familièrement dit :
– Mon ami, vous avez accompli une action qui vous honore et honore la France en même temps. Je suis le docteur Nelson et le chef des Patriotes canadiens, et je vous nomme de suite mon lieutenant. Je vous connais par ce que m’a dit M. Rochon, et je sais que je puis vous donner toute ma confiance et toute mon amitié.
– Monsieur, répondit Hindelang, vous m’honorez beaucoup, et je vous jure que vous ne vous repentirez pas de m’avoir accordé cette confiance et cette amitié. M. Rochon m’a également beaucoup parlé de vous et de votre noble frère qui, à Saint-Denis l’an dernier, s’est si vaillamment distingué. Je vous assure que je n’aurai jamais de plus grand plaisir que de me battre à vos côtés pour la cause canadienne.
Ce même soir, qui était un samedi, il y avait, chez Noël Charron une réunion des Patriotes canadiens qui habitaient à proximité de la frontière. Il en arriva jusqu’à onze heures, et, toute la nuit on délibéra sur les meilleurs plans à adopter pour l’entrée en campagne. Comme on savait qu’Hindelang possédait quelque expérience du métier des armes, on lui demanda ses avis. Puis il fut décidé qu’on entamerait les hostilités aux premiers jours de novembre.
Il est vrai que la perte de plus de la moitié de la cargaison de l’American-Gentleman avait beaucoup affecté Nelson et ses partisans, mais d’un autre côté, Noël Charron et sa bande de contrebandiers avaient pu faire passer la frontière à trois cents fusils et quelques munitions. On se consola donc un peu et l’on pensa qu’on se trouvait suffisamment armé pour commencer les hostilités. Nelson comptait beaucoup gagner une première victoire sur les troupes du gouvernement canadien et leur enlever armes, munitions et bagages. C’était peut-être trop escompter...
Le docteur Robert Nelson, d’origine anglaise et le frère du célèbre docteur Wolfred Nelson qui s’était si héroïquement battu pour les libertés canadiennes l’année d’avant, c’est-à-dire en 1837, avait également beaucoup de sympathies et d’amitié pour la race française du Canada. Riche, influent, d’un talent presque universel, il faisait partie de cette phalange distinguée d’anglais qui, en Bas-Canada à cette époque, revendiquaient avec leurs compatriotes de langue française l’exercice de droits politiques qu’on leur méconnaissait. En même temps que les Canadiens-français, ces Anglais – à qui nous ne pouvons que rendre nos plus sincères hommages – avaient élevé une voix sévère contre la clique des fonctionnaires et tous ceux-là qui à leur suite avaient été attirés par l’appât de quelques bonnes prébendes. Ces fonctionnaires et leurs dignes commensaux, jamais satisfaits des gros émoluments qu’on leur versait, essayaient par tous les moyens, et les moins honnêtes, de rendre plus souple et plus élastique, pour ne pas dire plus généreuse, la main qui avait accès au trésor public. Et encore ce trésor n’était-il nourri que des deniers durement amassés par les paysans canadiens que de lourds et injustes impôts leurs arrachaient au fur et à mesure. Or, les représentants élus de ces paysans n’avaient-ils pas le devoir et le droit d’exercer un contrôle sur l’administration de ces deniers de leurs compatriotes ? Voilà l’un des nombreux droits que leur refusaient les fonctionnaires. Ajoutons à cela la formidable bande de concussionnaires, d’agioteurs et de rongeurs de toutes les catégories, et nous avons déjà un aperçu suffisant des maux et des fardeaux intolérables qui s’appesantissaient sur le peuple.
Le docteur Robert Nelson voulait aller plus loin que d’ôter à la Bureaucratie et aux parasites qu’elle avait fait sans façon entrer dans notre maison canadienne, la gloire juteuse qu’elle savourait, il avait conçu le projet d’établir un système de gouvernement républicain pris sur le modèle du gouvernement américain. Non que Nelson, qui était anglais et fier de sa race, eût renié son origine et rougi du sang qui coulait dans ses veines ; mais il croyait que les deux races française et anglaise du Canada étaient destinées à ne former qu’une race canadienne ou tout au moins une nation qui, avec l’âge, n’aurait plus aucun rapprochement de caractère avec les nations de l’Europe. Or pour réussir à fonder cette nation canadienne, il fallait l’éloigner du contact et des influences des Anglais d’outre-Atlantique, et, pour ce faire, donner au Canada l’indépendance politique. Il prévoyait avec raison que le Canada ne pouvait rapidement grandir ni prospérer sous la tutelle d’une puissance, qui non seulement assurait à son commerce une source puissante de revenus, mais qui, le cas échéant, pourrait tirer jusqu’à la moelle de ses os. Et comme beaucoup d’Anglais il se demandait à quoi aurait servi à ces deux races d’être venues si loin pour ouvrir un foyer nouveau et fonder une patrie nouvelle, si, au moment d’atteindre le but espéré, elles allaient se voir mangées toutes vivantes par une multitude de pieuvres enragées ! Non ! il fallait que le Canada devînt un pays maître de ses destinées comme de ses libertés ! C’est à ce projet qu’il travailla et pour lequel il sacrifia tout : paix, bonheur, fortune.
Hélas ! si l’effort fut louable, nous savons aujourd’hui que l’entreprise rêvée par Nelson et les Patriotes Canadiens était trop considérable pour les moyens qui étaient à leur disposition. Mais eux-mêmes ne le savaient-ils pas ? Certes ; mais, comme tous les audacieux malheureusement, leurs grands projets se basaient sur des espoirs et des secours en hommes et en matériel de guerre promis par les Américains. Et, en effet, sans ces espoirs, sans ces secours promis, on aurait pu avec quelque raison traiter ces hommes ou d’insensés ou d’énergumènes.
Après les revers éprouvés en 1837, les ravages faits par les troupes anglaises, les douleurs toutes aiguës encore, les deuils encore drapés de noir, il apparaissait une folie de recommencer une expérience si désastreuse. L’amour du pays, la soif de libertés justes et raisonnables, et, peut-être, des défaites à venger étaient chez un peuple aimant la paix du foyer et le respect de ses biens si rudement acquis des stimulants trop irrésistibles. Ajoutons la voix chaude de quelques tribuns populaires, les grands gestes des harangueurs qui, à des promesses d’indépendance accolaient des visions de gloire et de prospérité phénoménale, ou bien étalaient des tableaux de souffrances et d’abjection atroces, et l’on comprendra que le peuple canadien avec en ses veines un sang vif et bouillant ne pouvait résister à l’entraînement. Et une fois le ressort pressé, il était trop tard pour arrêter le mouvement ! Qu’on eût clamé à ce peuple : Folie que tout cela ! Chimère que ces libertés !... Il ne se fût pas arrêté. Et ainsi poussé il pouvait en effet se ruer à toutes les folies.
Les chefs de ce mouvement avaient-ils conscience de leurs paroles brûlantes et de leur action hasardeuse ? Peut-être étaient-ils plus convaincus que ceux qu’ils entraînaient à leur suite de la justice de leur cause et de l’issue heureuse de l’entreprise. Or le docteur Nelson était l’un de ces chefs qui croyaient sincèrement au succès du mouvement insurrectionnel. Et Nelson y croyait si bien qu’il avait risqué tout ce qu’il possédait de meilleur dans l’existence d’un homme. Qu’on ait dit qu’il avait été poussé par un intérêt personnel, cela est possible, et les Canadiens ne sauraient lui en tenir compte. Quand un homme sacrifie tout ce qu’il possède pour une cause publique, il peut en attendre la récompense que le succès justifiera. Autrement la loi naturelle du travail et sa rémunération ne serait plus qu’une utopie. Il est vrai que sa conduite mystérieuse après la bataille d’Odelltown ait pu susciter certaines hypothèses plus ou moins plausibles sur sa sincérité, son courage ou sa vaillance. Mais rien n’a encore été tiré au clair, et tant qu’on aura pas prouvé authentiquement que Robert Nelson fut un traître, la race canadienne-française pourra sans arrière-pensée et sans hésitation honorer cet homme comme l’un de ses plus braves défenseurs.
C’était donc là le chef qu’Hindelang allait suivre jusqu’à la déroute finale, qu’il aurait suivi partout, même malgré ses fautes commises, par la gratitude profonde qu’avait fait naître en lui, étranger au pays, l’amitié spontané du docteur.
Le lendemain Simon Therrier et les marins de l’American-Gentleman reprenaient la route des États-Unis, et Nelson, Hindelang et M. Rochon se dirigeaient sur le village de Napierville où le docteur avait établi ses quartiers généraux. Mais M. Rochon allait, de là, gagner la ville de Montréal pour accomplir certaines missions que lui avait confiées M. Duvernay.
Le village de Napierville était à cette époque l’un des centres les plus importants du district de Montréal. Situés dans une région très fertile, à proximité des grands marchés et entourés d’une population agricole prospère, le village et ses alentours possédaient des hommes honorables et influents qui, par amour pour leur pays, étaient prêts à tout sacrifier.
Le docteur Nelson y fut reçu comme un chef sur qui reposaient tous les espoirs.
Hindelang suscita l’admiration, et ce jeune homme fier, enthousiaste mit une flamme nouvelle dans les cœurs ardents qui l’acclamaient. Il sut rappeler à propos que le sang de la France n’avait pas cessé de rougir les veines de cette nation naissante ; et il remerciait le ciel et le bénissait d’avoir conduit ses pas dans cette France nouvelle qu’il jurait de servir tant qu’un souffle de vie l’animerait.
On lui fit une ovation.
Toutefois, les démonstrations de joie et de patriotisme devaient immédiatement faire place au travail d’organisation.
Le plus grand mérite de Charles Hindelang fut peut-être d’avoir dressé en soldats des paysans, de les avoir dressés lorsque les circonstances semblaient s’être liguées pour faire obstacle de tous bois. Créer des soldats alors qu’on n’a pas d’armes à leur donner, alors que l’ennemi s’approchera bardé de fer et traînant la foudre est une tâche ardue. Un homme bien armé peut en face de vingt, de cent ennemis, se sentir une forteresse, même s’il ignore le maniement de ces armes de guerre. Mais jeté sur le champ de bataille et dans une mêlée furieuse sans l’outil nécessaire, cet homme est une nullité et une cible trop facile. Qu’il possède au plus haut degré les vertus militaires, s’il n’a pas l’acier et la poudre il ne compte pas.
Nos Patriotes avaient le courage et la bravoure, mais il leur manquait pour stimuler ces qualités morales l’arme matérielle. Néanmoins, Hindelang en fit des soldats... il en fit des soldats en quelques jours. Mais l’expérience des choses de la guerre leur manquait encore, de même qu’il leur manquait des chefs expérimentés, et ces deux besoins allaient leur faire répéter la malheureuse expérience de 1837. Malheureuse ? Non... c’est trop dire ! Il y eut du sang, des larmes, des deuils, des infamies commises contre notre race, toutes les horreurs de la guerre, soit. Mais n’empêche que les troubles qui ont causé ces calamités ont énormément influé sur les tactiques des ennemis du Canada français. Ces ennemis ont fini par saisir l’importance politique et économique des Canadiens-français, et ils ont compris encore l’utilité, sinon la nécessité, de les laisser vivre suivant leur caractère. Ils ont également compris que cette race-enfant deviendrait plus tard une race-homme ! Ces bandes timides et indécises de Patriotes pourraient plus tard être des armées formidables ! Plus tard ces paysans soumis qu’on avait vus supplier, puis gronder, puis rugir, pourraient devenir des maîtres, si l’on n’avait, dès l’heure, le tact de leur laisser la tranquillité qu’ils demandaient, si on ne leur cédait sur les points en litige ! Avec ces pensées la diplomatie britannique se fit plus sage, la lionne Albion rentra ses griffes à demi, le paysan canadien retrouva son allure paisible, et plus tard – aujourd’hui – le Canada Français se voyait doté des plus belles libertés ! C’est la conquête qu’ont faite nos Patriotes !
Peut-être aussi auraient-ils réussi la conquête de l’indépendance politique sans l’indécision des chefs ! Si l’un de ces chefs eût réussi une action d’éclat contre les troupes du gouvernement canadien, tout le pays se levait et se joignait aux bandes patriotes. Et cette action d’éclat se fût peut-être produite, sans la délation qui vint jouer un rôle infâme : il existait, hélas ! des traîtres parmi cette nationalité française qui, à l’heure suprême, n’aurait dû faire qu’une ! Oui, notre race, pas plus exempte que les autres, c’est vrai, connut ses Judas !
Quatre mille volontaires américains, avec armes et munitions de guerre en quantité, allaient donner la main aux Patriotes. Le souffle de la trahison passa sur la frontière et les Patriotes, qui attendaient ces secours si impatiemment, virent tout à coup s’élever une barrière entre ces généraux amis des États américains et eux. Qu’importe ! il ne fallait pas se rebuter aux premiers revers ! Il ne fallait pas non plus se décourager à cause du fait que le gouvernement canadien, aux premiers jours de novembre, ordonnait aux milices de Sorel et de Montréal de marcher contre les rebelles, et qu’il intimait aux réguliers de Kingston et de Toronto l’ordre de s’apprêter à partir pour le Bas-Canada. Il ne fallait pas reculer parce que Colborne réunissait quelques troupes aguerries et les dépêchait en toute hâte avec ordre de se poster entre la frontière et le camp insurgé de Napierville. Non, il ne fallait pas même avoir peur parce que ces troupes allaient camper près d’Odelltown et bloquer, par cette manœuvre, les secours américains.
Il n’y eut ni découragement ni peur, au contraire. En apprenant cette nouvelle, les Patriotes firent entendre ce rugissement :
– Nous débloquerons la frontière !
Ils étaient deux mille, mais deux mille n’ayant à se partager que cinq cents fusils dont un bon nombre n’étaient que de vieux mousquets d’une utilité problématique. N’importe ! il y avait des armes à la frontière, il y en avait même entre la frontière et le camp de Napierville, avaient affirmé des voix autorisées, et les deux mille Patriotes demandèrent qu’on les conduisit à cette frontière !
Nelson était absent.
Or, on demandait un chef... un chef de suite.
Des voix âpres hurlaient :
– Sus aux traîtres !
– Mort aux Anglais !
– Alors on vit un jeune homme grimper lestement sur le perron de la boutique d’un marchand. De là il dominait la foule frémissante.
Ce jeune homme, c’était Hindelang.
– Amis, dit-il d’une voix vibrante, frères canadiens, patriotes, vos clameurs sont entendues ! Vos voix ont résonné comme des rocs sonores ! Vos traits conservent l’énergie des grands guerriers de 1812 ! Vous n’avez pas traversé la Russie impériale, mais sous vos pas a tremblé le sol de la grande Amérique ! Cinq cents combats de géants ont fait frémir cette terre qui vous est si chère ! Vos victoires ont semé leurs échos glorieux jusqu’aux ciels de France, jusqu’aux brumes d’Angleterre ! Et ces beaux firmaments qui vous regardent avec envie ont souri d’orgueil ! Vous défendiez vos foyers et ne cessiez de repousser les envahisseurs ! Vous vous êtes conquis un patrimoine admirable, et vous le défendez contre qui veut le prendre ! C’est votre devoir et votre droit ! Vous voulez être des maîtres chez vous, c’est encore votre droit ! Et vous voulez des chefs, j’en suis un ! Si je suis de France, mon sang a la même couleur du vôtre ! Mon âme a l’ardeur de la vôtre ! Mon cœur a l’amour de votre cœur ! Eh bien ! allons à la frontière américaine ! Allons ouvrir la porte à ceux qui viennent nous tendre une main secourable et généreuse ! Allons disperser ce troupeau de casaques rouges qu’a rassemblées la trahison ! Frères, allons à Odelltown !
Jamais foule humaine ne fut plus électrisée.
Des milliers de bras se tendirent vers ce jeune homme qui parlait avec une si belle fierté et une si grande assurance. Ah ! il était de France ?... C’est vrai : on le reconnaissait bien ! Oui, oui, c’était bien un fils de la France... un vrai ! Ce n’était pas un démolisseur, celui-là ! Celui-là, c’était un bâtisseur ! Avec ce Canada français ce jeune homme eût fait un empire !
On le saisit, on l’enleva, on le haussa aux cieux, et vers le presbytère on le porta en triomphe. Car on voulait sans retard faire bénir les armes de la cause sainte. Les armes ?... Mais on n’en avait pas ! Sur deux mille hommes, quatre à cinq cents seulement étaient armés ! Armés ?... et de quelles armes encore ! N’importe ! Avec ce jeune homme pour les commander, avec ce fils de la France à la parole d’airain, aux regards d’acier, au geste foudroyant, est-ce qu’on avait besoin d’armes ?... Allons donc ! Qu’il nous conduise, on verra bien ! À son apparition, à la nôtre, les tuniques rouges prendront la fuite !...
Et on allait partir.
Robert Nelson parut.
On l’écouta. Il venait d’inspecter des postes de Patriotes. Tout allait bien. Et puis on aurait des armes avant d’atteindre la frontière, il en avait l’assurance. Puis, à son tour, il écouta la voix de plus en plus grondante de ces deux mille hommes qui demandaient à partir immédiatement. On lui rapporta la harangue du jeune Français. Il courut embrasser Hindelang.
– Amis patriotes, vous avez raison, s’écria-t-il, nous partirons ! Oui, il faut marcher, marcher de suite ! Formez les rangs !
Et les rangs se mirent à grossir, car il arrivait des recrues de tous côtés. On n’avait qu’à mentionner ou à montrer du doigt le fils de la France, de suite on se plaçait à la file. Et la nouvelle armée dépassait le nombre de deux mille.
Alors on la divisa en trois bandes : la première commandée par Nelson, la deuxième par Hindelang et la troisième par un Canadien, le major Hébert.
Il y avait là sept cents paysans armés seulement de fourches, de haches, de faux... C’était simple et c’était beau !


VI

Le désastre.

Ainsi formées, ces trois bandes devaient se rendre par trois routes différentes à Odelltown, entourer le village qui n’avait qu’une garnison de quatre cents soldats, emporter la place, ouvrir les communications avec la frontière américaine, refaire les cadres de la petite armée, la renforcer des volontaires américains, marcher contre le gros des forces du gouvernement commandées par le général Colborne.
– En théorie le plan était fort simple.
Allait-il réussir en pratique ?
Notons encore que ces soldats du jour n’avaient que quelques bons fusils et peu de munitions, et que Nelson avait promis qu’on trouverait des armes avant d’arriver à Odelltown. C’est peut-être cette promesse qui maintint l’enthousiasme et la confiance dans les rangs des Patriotes. Mais l’on ne s’attendait pas à se heurter à un obstacle qui, sans être bien sérieux, refroidit terriblement l’exaltation d’un grand nombre de ces soldats improvisés.
En effet, après avoir marché toute une journée il arriva que l’une des bandes, celle qui était commandée par Hébert, fut brusquement assaillie par une vigoureuse fusillade au village de Lacolle, à quelques milles seulement d’Odelltown. C’était le soir. Les Patriotes étaient déjà morfondus par la marche, et l’on s’était tenu en train avec cette perspective réjouissante de passer la nuit à Lacolle et de s’y reposer avant de jeter sur l’ennemi. Mais cette attaque brusque, à laquelle on ne s’attendait pas, faillit semer la débandade.
Il n’y avait pourtant là qu’un faible poste de soldats du gouvernement dont l’ordre était de retarder la marche des Patriotes. Nelson savait que ce poste devrait être culbuté, mais il n’en avait parlé qu’aux officiers, et la bande qui arriverait la première aurait la tâche de disperser ces soldats rouges.
Hébert avait dit en partant :
– Si j’arrive premier, je vous garantis que ce ne sera pas long.
Mais ses hommes aux premiers coups de fusil s’arrêtèrent.
– Hé ! là, vous autres, cria le major, est-ce de la sorte que vous pensez faire peur aux Anglais ? Allons ! en avant, on est capable de passer sur le ventre de nos ennemis en allumant nos pipes !
C’était un beau courage et de la belle confiance, car, de fait, la moitié de ses hommes marchaient au combat avec leurs pipes seulement. Et ces braves – car c’étaient de véritables braves – suivirent, ou mieux ils emboîtèrent le pas à ceux de leurs camarades qui avaient des armes.
Ah ! les pauvres bougres, ils allumèrent leurs pipes, c’est vrai, mais après l’affaire... quand ils eurent repris le chemin de leurs foyers.
Car le choc, pour un premier et aussi inattendu qu’il était, fut rude, et la fusillade des soldats rouges fort bien nourrie. Mais la voix d’Hébert tonna plus fort que les fusils ennemis, les courages furent stimulés, la ruée se fit, le poste fut emporté et les soldats ennemis en fuite. Mais il y eut des blessés... Et puis on était presque rendu à Odelltown et pas encore de fusils et pas encore de munitions !
C’était grave !
Des Patriotes sans armes se rassemblèrent par groupes, discutèrent, pesèrent le pour et le contre, et vers le milieu de la nuit on vit des ombres nombreuses sortirent du camp, prendre la route par laquelle on était venu.
On eût pu entendre ces remarques :
– Moé, j’tiens pas à m’faire tordre le cou comme un dindon !
– Hein ça m’a payé d’laisser la maison... me v’là avec un bras de cassé et une balle dans la cuisse gauche !
– Ah ! pour moé, si on avait eu des fusils, j’étais bon pour aller jusqu’au boute !
– Et pis moé donc... y a rien qui m’frait plus plaisir que d’tout tuer ces maudits rouges-là !
Aussi le lendemain vit-on l’armée patriote diminuée de quelques centaines d’hommes. Seule, la bande commandée par Hindelang demeurait entière.
Le jeune français, ce matin-là, se mit en marche le premier vers Odelltown. Car le major Hébert et Nelson avaient quelque misère à remettre leurs bandes sur pied. On était au courant de la défection de la nuit d’avant, et l’exemple entraînait. Mais il est vrai que ceux qui voulaient tirer en arrière étaient de ceux qui n’avaient aucune arme à leur disposition.
Enfin, la marche en avant fut reprise.
Seulement quelques paysans têtus et méfiants avaient dit à Nelson, qui leur promettait sans cesse des armes :
– C’est bon, on va vous suivre. Mais si on n’a pas de fusils rendus là-bas, on sacre le camp !
Ils marchèrent... et si ces hommes eussent été armés d’armes solides, ils auraient accompli des prodiges.
Les hommes d’Hindelang étaient plus confiants.
Là, dans cette petite troupe que la défection n’avait pas même effleurée, régnaient l’espoir, la victoire, la conquête. Ah ! c’est que le jeune français, ardent comme il était et impulsif, savait transmettre, infuser au cœur de ses hommes cette force morale qui fait accomplir des miracles au soldat. Car Hindelang se sentait de force à passer par-dessus tous les obstacles, à culbuter toutes les armées qui se présenteraient sur son passage. Que si, par une malchance quelconque, sa petite armée était rompue par des forces supérieures inattendues, il se croyait capable de la reformer, la ramener sur le terrain, la lancer dans la fournaise où elle s’était brûlée déjà, et la faire sortir victorieuse.
Avec un tel meneur des hommes peuvent aller loin.
Et il disait pour entretenir le feu :
– Mes braves canadiens, on se demandait s’il y avait du soldat en vous ? Levez la tête, hausser les fronts ! Demain la gloire militaire vous aura transformés en preux de l’antiquité ! Vous serez plus que des soldats de valeur, plus que des héros, vous serez des conquérants !
Il n’en fallait pas davantage pour chatouiller l’amour-propre de ces jeunes guerriers qui sentaient venir peu à peu la soif de lauriers conquis dans les combats.
Et sous le souffle impétueux qui passait sur cette troupe, les pas se faisaient plus rapides, la marche s’accélérait, les cœurs devenaient avides de se mesurer avec de vrais soldats, de ceux qui avaient déjà fait la campagne, ils brillaient d’un désir voluptueux de victoire. Et cette bande devança de beaucoup les deux autres. Les colonnes de Nelson et d’Hébert étaient encore loin que celle d’Hindelang arrivait en vue d’Odelltown. Et cela avait été la pensée secrète d’Hindelang. Croyant ne pouvoir compter beaucoup sur les deux autres petites armées à cause de la tiédeur et du mécontentement qui régnaient parmi un bon nombre, il espérait avec du coup d’œil et de la rapidité surprendre l’ennemi, le mettre en désarroi, puis, avec le concours des deux autres colonnes, le battre complètement. Il se disait qu’avec de la hardiesse et du vouloir il était possible de réussir des choses magnifiques. Aussi bien, pour dignement récompenser ses braves ne fallait-il pas leur conquérir quelque gloire ?
Des sentinelles avancées déchargèrent leurs fusils sur les avant-gardes d’Hindelang que commandait un jeune lieutenant canadien, Lanctôt. Les Patriotes ripostèrent, si bien que l’action se trouva pour de bon presque engagée un peu plus tôt que ne le souhaitait Hindelang. De suite il disposa sa colonne en ordre d’attaque et commanda de marcher sur le village et de l’envahir. Lui-même se mit à la tête de la première compagnie.
Les sentinelles anglaises s’étaient vivement repliées vers le village. Quand la petite armée se présenta, elle ne découvrit qu’un assemblement de maisons et de rues silencieuses. Le village tout entier paraissait avoir été évacué par les soldats et les villageois. Mais deux ou trois coups de feu partis d’une maison avoisinante, par accident peut-être, firent comprendre à Hindelang que chaque maison pouvait être une forteresse à prendre, et que la tâche serait plus formidable qu’elle n’avait paru de prime abord.
C’est égal ! il ne pouvait pas rester là avec sa troupe inactive et demeurer exposé aux projectiles ennemis. Il harangua ses hommes :
– Frères canadiens, rappelez-vous que, vingt-quatre ans passés, deux cents de vos compatriotes ont mis en déroute, en ces lieux mêmes, une armée de quatre mille Américains. Figurez-vous que le sol tremble encore sous les pas de ces géants dont vous êtes les fils ! Imaginez-vous que leurs clairons résonnent encore sous ces vastes cieux et vous appellent sur leurs traces ! Nous, frères, nous n’avons pas de clairons, mais nous avons la voix de nos cœurs français ! Sonnons la charge, Canadiens, et en avant ! Droit devant vous, c’est la gloire immortelle et c’est la liberté de votre pays !
À ces dernières paroles du jeune français, une très vive fusillade éclata du côté des premières maisons, et plusieurs canadiens furent blessés. L’un d’eux, atteint au bras droit, avait échappé son fusil. Hindelang se précipita et dit en lui tendant son épée :
– Prends cette épée, ta main gauche pourra toujours la manier ; moi, je me charge de ton fusil.
Puis il lança le cri de guerre des Patriotes :
– Pour la liberté !
Un long rugissement partit de quatre cents poitrines robustes, et les Patriotes s’élancèrent au pas de course.
Des coups de fusil furent tirés des fenêtres des maisons sans arrêter la course des Canadiens, et les ennemis qui étaient postés dans ces maisons s’empressèrent de déguerpir.
Toutefois, les Patriotes n’allèrent pas loin : un éclair avait jailli tout à coup du côté de l’église, une forte détonation avait suivi et un projectile puissant avait traversé, ouvrant un chemin sanglant, la colonne d’Hindelang.
Les Canadiens s’arrêtèrent net, surpris d’abord, consternés ensuite et peut-être hésitants. Hindelang les ranima :
– Braves Patriotes, l’ennemi s’est retranché à l’église avec du canon ! Allons chercher ce canon !
À ce moment les colonnes de Nelson et du major Hébert survenaient ; les coups de feu entendus avaient pressé leur marche.
On tint conseil sur la meilleure tactique à suivre pour déloger l’ennemi de l’église et le refouler hors du village. Mais avant de prendre une décision Nelson dépêcha le lieutenant d’Hindelang avec quelques hommes pour sonder les abords de l’église.
Lanctôt ne put arriver jusque là, parce que l’ennemi avait posté ses meilleurs tireurs dans les maisons avoisinantes, et qu’on ne pouvait approcher sans s’exposer à la mort.
Il fut alors décidé de diviser les Patriotes en quatre colonnes, de cercler le village, puis de se rapprocher de l’église. Nelson prit parmi la troupe les meilleurs tireurs, avec ordre de surveiller les fenêtres de l’église et des maisons du voisinage.
Cette tactique eut un bon effet : les tireurs canadiens, très habiles, eurent bientôt l’avantage sur les tireurs ennemis qui n’osèrent plus se montrer aux fenêtres, sûrs qu’ils étaient de recevoir une balle. Ceci permit aux quatre colonnes d’exécuter leur mouvement, de se rapprocher de l’église puis, à l’abri de clôtures, de haies, de bâtiments quelconques, de commencer un feu de mousqueterie contre les soldats du gouvernement. Car ayant surpris la tactique des Patriotes, les soldats ennemis tentèrent d’en empêcher la réussite par des sorties rapides contre l’une ou contre l’autre colonne. Mais après chacune de ces sorties ils étaient retournés à l’église en laissant une traînée de blessés et de cadavres. Enfin, les Canadiens avaient un avantage au moins égal à celui de l’ennemi.
Mais il ne fallait pas s’en tenir à une guerre d’escarmouches ou de barricades. Il était à craindre que des renforts n’arrivassent aux ennemis, et que les Canadiens ne fussent, les premiers, délogés, puis écrasés.
Voilà ce qu’Hindelang redoutait.
Il voulut réunir six cents hommes parmi les mieux armés, marcher contre l’église et en faire sortir l’ennemi de façon à le mettre entre deux feux.
Nelson s’opposa à cette action hardie, préférant temporiser et profiter d’une faute de l’ennemi. Mais à temporiser le temps fuyait et les munitions des Canadiens baissaient, et il eut peut-être tort de ne pas écouter Hindelang.
Dans l’église l’ennemi ne demeurait pas inactif. Voyant que leurs sorties par groupes n’aboutissaient qu’à leur faire subir des pertes inutiles, les soldats du gouvernement décidèrent de sortir en masse serrée, puis de se diriger et de charger les bandes patriotes. Cette action fut exécutée sur-le-champ.
Les Patriotes, éparpillés qu’ils étaient derrière les clôtures, les murs ou les haies n’étaient pas préparés à une attaque de masse. Aussi furent-ils très étonnés de voir la troupe ennemie sortir brusquement de l’église en rangs compacts, puis se diviser en deux groupes et marcher contre les retranchements canadiens avec un canon chargé à mitraille. Cette mitraille eut beau jeu, les Patriotes ne purent riposter que faiblement, et ce ne fut pas long que le désarroi se mit dans les colonnes de Nelson et d’Hébert.
Des soldats rouges avaient réussi à mettre le feu aux maisons dans lesquelles les tireurs canadiens s’étaient retranchés. Ils furent obligés de chercher un refuge ailleurs, et de ce fait les Patriotes perdirent un gros avantage.
Alors ils se virent en face d’une bataille corps à corps qu’ils n’étaient pas prêts à engager, et ils ne devaient plus compter que sur des hasards pour gagner une victoire qu’ils sentaient déjà leur échapper. Ils se voyaient sans autre alternative que celle-ci : se battre avec désavantage ou fuir ! Mais ceux qui n’avaient pas d’armes furent bien forcés de se retirer à l’écart, et de chercher un asile où ils seraient à l’abri des balles et de la mitraille ennemies. C’eût été folie, en effet, que d’aller se faire égorger ou étriper inutilement.
Malgré de lourdes pertes les soldats du gouvernement comptaient encore trois cents hommes bien disciplinés et bien armés. Les Patriotes avaient bien quelques fusils capables encore de faire des brèches, mais aucune discipline. C’étaient donc pour eux la déroute et l’écrasement total.
Hindelang comprit cela. Il comprit que sans un coup juste et rapide tout était perdu. Ce coup, il résolut de le donner. Mais il n’avait autour de lui à cet instant que deux cents hommes, dont beaucoup n’avaient pour toutes armes que des outils de ferme. N’importe ! ces outils bien maniés pouvaient être terribles. Hindelang les entraîna. À leur tête il se jeta tout à coup contre l’ennemi qui, pris à l’improviste, plia et recula du côté de l’église.
Ce choc impétueux fit couler du sang, blessés et morts jonchèrent le sol, tuniques rouges et capotes grises gisaient entremêlées. Une seconde, une seconde, seulement, il y eut entre ces deux masses d’hommes, les soldats anglais et les Patriotes canadiens, comme une stupeur : les Anglais demeuraient étonnés de l’audace des Canadiens, ceux-ci surpris d’avoir bousculé les Anglais. Mais déjà Hindelang, qui voyait tout l’avantage à tirer de cette situation, lançait ce cri :
– France et Canada !
Il prenait un nouvel élan, mais il s’aperçut que ses Canadiens hésitaient. Alors, il comprit cette hésitation : par une rue, débouchant à l’église un renfort ennemi, de deux cents hommes arrivaient. Et Hindelang vit qu’il aurait à faire face à trois cent cinquante soldats avec environ cent cinquante qu’il avait. Mais que faisaient Nelson et Hébert avec leurs bandes ? Hindelang voyait confusément qu’on se battait plus loin, mais il ne pouvait voir qui avait l’avantage. Il voyait aussi des maisons, des constructions quelconques que l’incendie dévorait, et il apercevait des nuages de fumée monter, puis descendre, puis planer comme un voile gris sur les êtres et les choses et les obscurcir.
Mais il était trop tard pour demander du renfort. Devant lui et ses Canadiens l’ennemi s’était reformé, plus fort, puissant. Il n’y avait plus d’hésitation possible, et Hindelang entraîna cette fois sa bande. Une fusillade presque à bout portant arrêta les Patriotes ; plusieurs tombèrent encore. Les Anglais chargèrent. Il y eut de la confusion dans les rangs canadiens. Hindelang les reforma aussitôt et un second choc se produisit. Cette fois les Canadiens n’arrêtèrent pas. Ce fut une ruée en masse, il y eut une trouée dans la masse ennemie, terrible, effrayante. Les haches, les fourches, les faulx travaillaient avec une fureur et une adresse surprenante. Ces armes, brillantes l’instant d’avant, étaient maintenant toutes rouges. Elles s’élevaient, descendaient, fauchaient, abattaient.
Et Hindelang, en avant, se battant comme un lion, ouvrant le chemin, criait de sa voix ardente :
– Pas de quartier, Canadiens !
Dans la masse ennemie il semblait y avoir du désordre. Cette masse se divisait, oscillait, reculait vers l’église. Les Patriotes marchaient sur des cadavres, le sang giclait, les armes se brisaient, des cris de détresse retentissaient, des jurons se mêlaient aux détonations des fusils, des commandements, des appels, des rugissements se confondaient aux autres bruits du combat qui devenait une bataille corps à corps, un massacre.
Mais si les Anglais reculaient vers l’église, c’était par stratégie. Car ils ne reculaient pas tous. Les Patriotes, trop occupés à attaquer ou à se défendre, ne voyaient pas contre leurs flancs des groupes de soldats rouges se reformer. Quant à Hindelang, il avait un objectif qui ne lui permettait pas de voir ni à côté, ni en arrière : il avait là, devant lui, l’église ! Car l’église, c’était une forteresse, et si les Anglais y rentraient, il n’y aurait plus moyen de les en déloger. Or, il avait résolu de s’en rendre maître. Il n’en était pas loin, et devant le temple dont il apercevait la porte toute béante, il ne voyait que quelques volontaires du gouvernement éperdus, ne sachant où donner la tête. Pour arriver jusque là il n’y avait que deux cents soldats au plus qui, en rangs serrés, retraitaient lentement, déchargeaient leurs fusils sur les Patriotes, rechargeaient et reculaient encore. Hindelang n’avait plus que cinquante hommes pour leur faire face, ses autres Canadiens étaient aux prises avec les ennemis qui venaient de les envelopper. De sorte que le jeune français vit sa dernière chance de victoire droit devant lui.
Alors aux cinquante hommes qui le suivaient, il cria :
– À l’église, mes amis !
Cette ruée fut plus terrible que la première : les Patriotes enfoncèrent dans la masse ennemie jusqu’au centre, où l’on se prit homme à homme, c’est-à-dire où trois hommes en attendaient un ! Oui, trois contre un ! Mais c’est égal ! les Patriotes gagnaient du terrain, et encore un effort ils atteindraient l’église !
Mais pouvaient-ils donner cet effort après tous les efforts, les prodiges de valeur d’endurance qu’ils avaient accomplis jusqu’à ce moment, et sans répit, sans relâche ? Ah ! si seulement Nelson eût envoyé quelques hommes à la rescousse ! Hindelang l’eût appelé à son aide, s’il eût pu l’apercevoir ! Mais Nelson n’était pas en vue... Nelson à cette heure décisive n’était plus à Odelltown... il n’était plus sur le champ de bataille ! Où était-il ?... L’historien le demande peut-être encore après bientôt un siècle d’écoulé !
Hindelang se voyait donc seul, avec quelques hommes exténués ayant à lutter contre dix, vingt ennemis à la fois.
– À l’église ! cria-t-il encore.
Il fonça tête baissée sur l’ennemi... La mêlée fut horrible ! Dix fois Hindelang voulut franchir les quelques rangs ennemis qui lui barraient le chemin de l’église, dix fois il fut assailli de tous côtés, repoussé.
Haletant, farouche, il jeta un regard étincelant autour de lui. Dix braves au plus se battaient à ses côtés, ils se battaient comme des bêtes féroces prises dans un cercle de feu et de fer. Car les Patriotes qui demeuraient autour d’Hindelang étaient maintenant complètement enveloppés par les soldats anglais, ils allaient être massacrés. Hindelang vit cela, et il vit encore au loin les bandes patriotes qui abandonnaient le village à la hâte, à la course. Hindelang comprit avec un affreux serrement de cœur que tout était fini, perdu. Il comprit encore qu’il n’avait plus qu’à mourir.
Un officier anglais qui l’ajustait d’un pistolet lui cria :
– Rendez-vous !
Hindelang poussa un rauque rugissement, bondit, se rua, faisant tournoyer dans sa main son fusil tordu, pratiqua encore une trouée, traversa l’ennemi... L’instant d’après, sans en avoir conscience, comme s’il venait de sortir d’un songe monstrueux, il se trouva hors du village, suivant sur une route raboteuse les Patriotes en déroute. Et déchirés, sanglants, noirs de poudre, il ne vit plus avec lui que six braves.
Il s’arrêta, frémissant. Une sourde imprécation s’échappa de ses lèvres sanglantes. Il prit son fusil tordu par le canon, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et le lança avec rage dans une touffe de buissons.
Puis pleurant, hurlant, titubant, il s’élança dans les bois avec ses compagnons pour ne pas suivre le cortège des fuyards.
Le désastre était complet.





Troisième partie

La potence.


I

La battue.

L’affreuse battue de 1837 recommençait.
Après cette affaire d’Odelltown, comme après Saint-Eustache, l’année précédente, le soulèvement des Patriotes était dompté, cette action s’était faite d’elle-même. Les chefs disparus, la troupe s’était dispersée. Ceux qui n’avaient pas été arrêtés et faits prisonniers, étaient retournés à leur foyer respectif et avaient repris leur travail. Du jour au lendemain l’orage avait fait place au calme. Il n’était donc plus besoin d’armées rouges pour rétablir l’ordre, puisque l’ordre s’était fait.
S’il demeurait encore çà et là quelques petites bandes de Patriotes qui n’avaient pas déposé les armes, c’est parce que la nouvelle de l’affaire d’Odelltown ne leur était pas encore parvenue. À cette époque une nouvelle n’atteignait pas en vingt-quatre heures tous les coins du pays comme aujourd’hui, et il eût été de la meilleure justice de laisser aux feuilles publiques, qui circulaient lentement, le temps d’arriver aux rebelles et de les informer du désastre. En effet, dès que ces bandes apprirent le résultat de la bataille d’Odelltown, elles se hâtèrent de déposer les armes. Le pays se trouvait donc entièrement pacifié. Si, il est vrai, il se trouva encore un écho de rumeurs batailleuses dans notre ciel canadien, ce n’était pas un motif de jeter sur le pays des bandes de soldats sauvages assoiffés de meurtre. Le général Colborne, qui dirigeait le mouvement, avait reçu ordre tant du Bureau Colonial à Londres que du gouverneur au Canada de rétablir la paix en soumettant les bandes armées. Il outrepassa l’ordre reçu, car les bandes armées n’existaient plus, et il outrepassa ou mieux il méconnu les lois humanitaires en conduisant ses loups à travers le pays semant partout l’horreur. Le meurtre, l’incendie, le pillage étaient mot d’ordre. On envahissait un village paisible, on incendiait les habitations, on brisait les choses, on tuait les êtres. On eût juré que les soldats anglais avaient reçu un autre mot d’ordre, celui de détruire jusqu’au dernier vestige de la race canadienne-française. Et ce mot d’ordre, de fait, ne l’avaient-ils pas eu ?
De Montréal, de Québec, du Haut-Canada, de Londres même, des voix ivres de vengeance avaient clamé à ces tueurs :
– Prenez les grosses têtes, rasez les petites !
Alors on faisait prisonnier tout ce qui avait l’apparence d’avoir pris une direction quelconque dans le mouvement insurrectionnel, les autres, on les tuait simplement.
– Rasez ! Tuez ! Brûlez !
C’était la clameur entendue.
Allons ! était-ce une race d’hommes que ces Canadiens ? Non... tuez !
Et l’on tuait systématiquement ce que Lord Durham avait appelé :
A nationality destitute of invigorating qualities !
Mais ce Lord Durham avait mal vu et mal jugé, et il n’aurait qu’à revenir en notre beau Canada pour constater ce qu’est devenue aujourd’hui la nationalité de 1838. Il n’aurait qu’à revenir dans un demi-siècle d’ici pour voir une nation avec laquelle, enfin, il faudra compter.
Quelle démence de la part de ceux qui clament encore : Race sans vigueur, sans moral, sans âme !
Qu’ils retournent à ces jours glorieux où une poignée de paysans ont fait trembler tout un empire ! C’était à Saint-Denis !
– Qu’ils se souviennent qu’en 1837 un homme a fait pâlir d’effroi le général Colborne ! C’était Jean-Olivier Chénier !
– Qu’ils se rappellent encore ce jeune homme de France qui, sans arme, avec dix braves de cette race sans vigueur, de cette race déchue, a tenu dans sa main, durant une heure, la destinée du grand Dominion canadien ! C’était Charles Hindelang !
Et lui, pauvre enfant de France, morfondu, dégoûté, triste – triste à mourir – s’en allait par les bois vers la frontière américaine.
Quelle désillusion !
Il pensait à celle pour qui il avait rêvé une conquête merveilleuse : la liberté du Canada !
Comment allait-il se présenter devant Élisabeth ?
Avec quelle physionomie allait-il paraître devant M. Duvernay ?
Vers les six heures du soir, avec ses six Canadiens qui le suivaient comme on suivrait un grand héros malheureux, Hindelang s’arrêta au bord d’un petit lac. Il avait soif.
On fit un trou dans la glace. On but.
Hindelang but longtemps... il but trop. Voulant après un moment de repos se remettre en route, il ne put se tenir sur ses jambes. Il s’écrasa avec un gémissement sur le sol froid et dur.
On n’avait rien à manger.
L’un d’eux alla en reconnaissance avec l’espoir de découvrir une habitation où il pourrait obtenir quelques aliments. Cet homme ne revint pas, et l’on pensa qu’il s’était égaré.
Mais Hindelang et les cinq compagnons qui lui restaient n’étaient-ils pas égarés eux-mêmes ? Hélas ! oui. Ils voulaient atteindre la frontière et ne savaient pas s’ils avaient marché au sud, au nord, à l’est ou à l’ouest. Tout le temps ils étaient allés à l’aventure.
Ils décidèrent de rester là jusqu’au lendemain, comptant sur le soleil pour leur fournir l’indication dont ils avaient besoin pour se guider.
Le lendemain, il n’y eut pas de soleil. Le temps était nuageux et fort sombre, avec une bise froide qui soufflait du nord-ouest. Ce n’était guère encourageant.
Tout de même on se mit en chemin, le ventre vide, la tête lourde, les jambes brisées.
Ce ne fut pas long : on venait de tomber sur une route quelconque qui allait rendre la marche au moins plus facile, mais Hindelang s’arrêta net en indiquant de la main, à quelque distance de là, une troupe à cheval qui venait.
Parmi ces hommes on distinguait quelques casaques rouges.
– Ce sont des Anglais ! dit l’un des Patriotes.
– Sauvons-nous, si nous ne voulons pas tomber dans leurs mains, proposa un autre.
– Mes amis, dit Hindelang, très calme et en s’asseyant sur un tronc d’arbre renversé sur le bord de cette route, reprenez ces bois, je vous le conseille ; moi, je reste ici.
Ses compagnons voulurent l’emmener.
– Non, c’est inutile, mes braves amis, je ne pourrais d’ailleurs aller bien loin, et je serais un embarras pour vous. Voyez-vous, je suis blessé... Oui, oui, je ne vous l’ai pas dit, mais c’est la vérité. Voyez ces déchirures dans mon vêtement ! Oui, je suis blessé aux bras, aux cuisses, au ventre, et j’en mourrai peut-être. Non... laissez-moi. Je suis à bout. Je ne saurais faire un autre kilomètre.
Il se tut et prit sa tête entre ses deux mains, les coudes posés sur les genoux.
La troupe approchait, mais nos amis ne pouvaient être aperçus encore dissimulés qu’ils étaient dans des taillis. Après quelques propos échangés entre les cinq compagnons d’Hindelang, deux d’entre eux, qui étaient des pères de famille, se décidèrent à reprendre les bois et à tenter de regagner leur foyer. Les trois autres, jeunes et célibataires, demeurèrent avec leur jeune chef. Hindelang voulut les éloigner, ils refusèrent.
– Si l’on nous arrête, dirent-ils, comme des rebelles, notre affaire est claire comme le jour, voilà tout !
Hindelang sourit et pensa : ils seront braves jusqu’à la mort !
La troupe parut. En voyant ces quatre hommes tranquillement assis sur le bord du chemin, dont trois d’entre eux fumaient la pipe avec une satisfaction évidente, le chef de la troupe arrêta ses hommes et se mit à considérer, l’œil en dessous, ces quatre individus. Mais ces individus, sans arme aucune, avaient l’air si inoffensif que le chef ordonna à son escorte de poursuivre la route. Il allait passer outre, sans s’imaginer le moins du monde qu’il avait là sous les yeux des rebelles, de ceux qui avaient été des plus redoutables, lorsqu’un membre de l’escorte s’écria, après avoir dévisagé le jeune Français :
– Jour de Dieu ! ne dirait-on pas que voilà le lieutenant de Nelson ?
Ces paroles avaient été dites en langue française, mais avec l’accent particulier à notre race.
Le chef de l’escorte, un anglais pur sang mais qui entendait le français, s’arrêta surpris, regarda profondément Hindelang et demanda sur un ton froid :
– Est-ce vrai ce que dit cet homme ?
Hindelang répondit, pas au chef, mais à l’autre, avec un accent narquois :
– Si tu me reconnais comme le lieutenant de Nelson, tu dois savoir mon nom également ? Quand on fait le métier que tu fais, on doit être joliment bien renseigné !
L’autre rougit violemment. Ses compagnons, des Anglais, le regardèrent peut-être avec mépris.
Mais Hindelang sans plus faire de cas de ce traître, se tourna vers le chef de l’escorte et prononça avec un sang froid merveilleux :
– Cet homme a dit vrai, monsieur. Je suis, ou si vous aimez mieux, j’étais le lieutenant du docteur Nelson. Je m’appelle Charles Hindelang !
– Hindelang ! Ce nom tomba comme un écho joyeux des lèvres de l’Anglais.
De suite il tira d’une poche intérieure de son vêtement un carnet qu’il se mit à consulter.
– Hindelang... murmura-t-il au bout d’un moment de silence. Oui, oui, c’est bien cela !
Tout à coup il jeta cet ordre bref à ses hommes :
– Prenez cet homme, c’est un rebelle !
Le jeune homme fut de suite entouré.
– Et ces trois hommes ? interrogea le chef avec un regard soupçonneux.
Hindelang expliqua :
– Ce sont des inconnus pour moi. Je me suis égaré hier dans les bois. Ces trois braves étaient en train de bûcher paisiblement. J’étais blessé et à bout de forces, je leur ai demandé de m’accompagner jusqu’au village le plus proche. Voilà, monsieur.
Ce pieux mensonge sauva peut-être la vie à ces trois braves, le chef de l’escorte leur ordonna de s’en aller reprendre leur travail.
L’instant d’après on emmenait Hindelang prisonnier, on l’emmenait à Montréal où d’autres languissaient dans les prisons en attendant qu’on fixât leur sort.
Et les Anglais de la troupe, chemin faisant, riaient sous cape :
La capture était si belle !


II

Devant la barre.

Un journal anglais écrivait à la fin de novembre de cette année 1838 :
« Nos prisons regorgent de prisonniers politiques et de rebelles... » !
À cette époque Montréal, comme toute ville soucieuse de sa tranquillité et du maintien de sa bonne réputation, était dotée de trois prisons.
Ces prisons étaient remplies, mais non seulement de prisonniers politiques et de rebelles, bien que le nombre de ceux-là fût considérable. Et sur ce nombre combien étaient innocents de crimes politiques ou autres. Combien n’avaient jamais pris une arme en leurs mains ! Combien n’avaient jamais élevé seulement la voix publiquement ! Seulement, en Canada, tout comme en France en 1793, on arrêtait les suspects. Étaient considérés comme suspects, et par conséquent comme criminels, ceux des nôtres qui n’avaient pas courbé l’échine devant l’étranger. C’est pourquoi le Bas-Canada, et particulièrement le district de Montréal, connut, lui aussi sa « Terreur » !
C’est dans la Prison Neuve, sise en la rue Notre-Dame, qu’on retrouve la plupart des malheureux qui allaient souffrir si atrocement et si injustement de la vengeance étrangère.
Lord Durham était parti pour l’Angleterre au commencement de novembre, abandonnant la direction des affaires du pays au général Colborne.
La loi martiale avait été proclamée et établie. Et, après la défaite des Patriotes à Odelltown, après aussi qu’on eût mis sous verrous quelques centaines de Canadiens, le nouveau gouverneur institua un tribunal, mais un tribunal militaire, chargé de décider du sort des accusés, des prisonniers politiques, de tous ceux-là, enfin, qu’on tenait au collet. Et ce tribunal, contre lequel allaient s’élever tant de voix indignées, tant de colères, tant de malédictions, entra en séance le 28 novembre.
Ses deux premières victimes furent un notaire honorable et un jeune homme, comme si ce notaire et ce jeune homme avaient été une menace positive pour l’équilibre de l’empire britannique. Ils furent tous deux condamnés à la pendaison et exécutés le 21 décembre de la même année.
Le même tribunal, dont on avait avec raison blâmé la procédure injuste et criminelle, donna à l’échafaud, le 18 janvier 1839, cinq victimes encore.
Enfin, le 15 février, le bourreau dit son dernier mot de cette lamentable et lugubre affaire en nouant sa corde au col de cinq autres martyrs, et de ce nombre, Charles Hindelang.
Ces dates rouges demeureront ineffaçables parce qu’elles sont là pour attester l’outrage le plus profond fait à l’âme d’une race fière et chevaleresque !
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Hindelang avait d’abord été conduit à la vieille prison située près de la Place Jacques-Cartier.
Mais il ne fut pas interné avec les autres prisonniers politiques, on l’enferma dans un cachot qu’habitaient trois criminels étrangers dont l’un, suisse d’origine tout comme Hindelang, parlait la langue française. Les deux autres étaient d’origine hollandaise. On affirme que ces trois criminels étaient de la plus dangereuse espèce, et l’on croit qu’Hindelang fut mis avec eux à dessein. N’était-ce pas une sorte de torture, et même une torture raffinée que d’attacher cette nature vaillante et droite à ces parias ? C’est bien ce que pensaient les ennemis du jeune homme. Et à son égard aussi le mot d’ordre avait été donné : ses geôliers avaient été informés qu’il était d’une espèce plus dangereuse que ses trois compagnons de cachot. Ils avaient également reçu ordre de n’avoir aucun ménagement pour ce Français. Et les geôliers, par haine du Français, allèrent jusqu’à promettre des adoucissements à ses compagnons de chaîne pour lui faire toutes les misères possibles.
Mais ceux-ci, en dépit de toute leur dégradation, malgré la bassesse de leurs instincts, malgré les promesses assez alléchantes souvent des geôliers, se firent l’ami d’Hindelang. Car le jeune homme par sa nature gaie et généreuse avait conquis la sympathie de ses trois compagnons dès les premiers jours de son incarcération. Loin de lui faire des misères, ils s’efforcèrent de le protéger et le défendre contre qui l’attaquerait. Cette amitié fut donc précieuse pour Hindelang, puisqu’elle fut une sorte d’adoucissement aux horreurs de la captivité.
Mais cela n’a pas empêché la souffrance de marteler ce cœur tendre. Il souffrit, mais il ne laissa rien paraître. Il conserva sans cesse son calme et sa gaieté, comme il conservait tout au tréfonds de son être sa torture. Sa pensée quittait chaque jour l’infect réduit et allait revivre doucement auprès de sa mère ou auprès d’Élisabeth. Quand venait le découragement ou le désespoir, de suite il allait retremper son courage auprès de ces deux êtres si chers et si aimés. Il conservait l’espoir de les revoir un jour ou l’autre, qu’on le relâcherait puisqu’il n’avait commis aucun crime, et qu’alors le double bonheur dont il jouirait lui ferait tôt oublier les jours d’angoisse vécus dans cette prison. Mais quand il songeait à ce double bonheur, il se rappelait ce qu’un soir M. Rochon lui avait dit relativement aux insurgés canadiens qu’on jetait en prison et le sort qu’on leur réservait.
– On ne les fusille donc pas ? avait demandé Hindelang.
– Non, avait répondu M. Rochon, ce serait trop d’honneur ; on leur met une corde au cou simplement.
À cette évocation le jeune homme frissonnait.
Et encore revenait à son esprit l’effroyable vision qu’il avait eue sur le lac Champlain. Maintenant quand il y pensait, une sueur glacée mouillait la racine de ses cheveux. Ah ! est-ce que ce songe terrible allait devenir bientôt une réalité ?
Un jour, plus tenaillé que d’ordinaire par le désir de savoir le sort qu’on lui préparait, il interpella un geôlier.
– Pouvez-vous me dire si l’on va me faire un procès, et quand on va me le faire ? demanda-t-il.
Le geôlier partit d’un rire sardonique et s’éloigna sans daigner répondre autrement.
– Imbécile ! gronda Hindelang. Puis en chœur avec ses trois compagnons il se mit à rire du geôlier.
Ce rire fit mal à cette brute. Il se promit de se rattraper.
Le lendemain, le prisonnier chargé de la distribution des rations aux prisonniers oublia celle d’Hindelang.
– Bon ! dit-il avec surprise, je te pensais parti. Attends cinq minutes, je vais revenir.
En s’en allant il avait cligné de l’œil au gardien qui l’escortait, celui même de qui Hindelang avait ri la veille de ce jour.
Mais l’autre ne revint pas avec la ration promise. Et pendant les cinq ou six jours suivants le cuisinier fit le même oubli soit le matin, le midi ou le soir. Un jour, Hindelang manqua de deux rations, celle du matin et celle du soir.
Il aurait pu se plaindre, il ne le voulut pas. Il préféra garder un silence stoïque. D’ailleurs ses compagnons prenaient un peu sur chacune de leur propre ration pour satisfaire à la faim de leur camarade.
Disons que c’est dans ce cachot, oui là surtout, que le jeune français puisa tant de haine contre les Anglais, haine qu’ensuite il ne cessa de manifester jusqu’à sa mort.
Mais que nos amis de l’autre langue ne lui tiennent pas compte de cette haine, car Hindelang ne pouvait pas savoir... comment aurait-il pu savoir, quand il venait de mettre seulement les pieds sur notre sol, et quand la mauvaise fortune l’avait presque de suite conduit au fond d’un antre de pierre et de fer ? Non, il ne pouvait savoir que nous avions beaucoup de bonnes sympathies et de solides amitiés parmi la race anglaise ; il ne pouvait savoir non plus que beaucoup d’Anglais eussent tout fait pour défendre les Canadiens-français devant l’accusation, devant les juges, devant l’échafaud même.
Jusqu’à ce jour, Hindelang n’avait croisé sur son chemin que des Anglais qui l’avaient fait souffrir, l’avait humilié ou avait méprisé sa race et le pays d’où il arrivait, la France. Durant deux semaines il s’était trouvé mêlé aux bandes de Patriotes canadiens qui déclamaient contre les Anglais. Mais ces clameurs ne visaient pas toute la race anglaise. Lorsque les Patriotes lançaient le cri : À mort les Anglais ! ce cri était poussé contre les Anglais de la clique qui, par un jeu sournois, avaient aidé au soulèvement du pays. Car ces Anglais voulaient la révolte du peuple canadien-français, afin de se donner l’excuse ensuite de l’abattre. Non, Hindelang ne savait pas tout cela. C’est ce qui fait que sa haine contre la race anglaise prit, avec l’ardeur de sa jeunesse, des proportions dont il n’avait pu mesurer ni l’étendue ni la portée.
Était-ce sa faute ?
Et si vraiment il était considéré comme un ennemi dangereux, n’était-ce pas plutôt par les égards qu’on pouvait amoindrir l’âpreté de sa haine ? Mais le priver des aliments auxquels il avait humainement droit, c’était dépasser la mesure. Et lui ne se voyait plus traité en ennemi, mais simplement comme une bête féroce qu’on a décidé de laisser crever de faim.
Le 22 janvier, enfin, Hindelang fut traduit devant le tribunal militaire. Il ne savait rien de ce tribunal, ni comment il était composé, ni de quelle façon il fonctionnait. Dans le trou où il avait vécu misérablement jusqu’à ce jour, quelques vagues nouvelles seulement étaient parvenues jusqu’à lui. On avait rapporté que beaucoup de rebelles avaient été jugés, mais que deux seulement avaient été condamnés à mort et exécutés. L’exécution du 18 janvier, à cause encore d’un mot d’ordre, n’était pas arrivée jusque-là.
Hindelang quitta son cachot avec la joie et l’espoir au cœur.
Mais quand il pénétra dans la salle des séances du tribunal, l’apparat formidable qu’il découvrit le déconcerta. Puis il sentit un froid au cœur. Mais il se raidit, il se voyait en présence de l’ennemi, c’était encore la bataille qui se présentait et il aimait se battre sans trembler.
Son regard perçant se posa d’abord sur les trois juges, assis, au masque grave, froid, hautain. Puis il considéra les jurés, il vit leurs galons d’officiers des années britanniques, il surprit du sarcasme et du mépris sur leurs traits. Ensuite il promena son regard sur la foule immense qui se pressait dans le prétoire. Et parmi cette foule il n’aperçut que des regards malveillants et des visages haineux. Il comprit que son compte était fait.
L’indignation le saisit comme un flot impétueux. Il s’écria :
– Voilà donc votre mise en scène, messieurs !
– Qu’est-ce à dire ? fit sévèrement un juge choqué de cette apostrophe du jeune homme.
– Je veux dire, reprit Hindelang avec force, que, après m’avoir jeté en prison comme un mécréant, vous me faites paraître ici comme un homme qui aurait forfait aux lois de l’honneur ou qui aurait trahi son pays. Je sais que vous allez m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis ! et moi je dis que j’ai fait la guerre comme un soldat ! Et vous allez me condamner pour avoir accompli mon devoir de soldat ! C’est entendu, je ne crains pas la mort, vingt fois à Odelltown je l’ai bravée, je la brave encore et je suis prêt à mourir ! Accusez donc ! Condamnez ! Exécutez ! Commandez de suite le peloton pour qu’on voie que je n’ai pas peur, pour que tous ici voient comment sait mourir un Français !
Il se tut, laissant ses regards chargés de défi peser sur les trois juges.
Eux demeurèrent impassibles.
Les officiers anglais sourirent de dédain.
Dans l’assistance on n’entendit que des murmures vagues.
Le tribunal commença la procédure.
Ce ne fut pas long, Hindelang ne se défendit même pas. Il ne cessa de réclamer la mort du soldat. Ce fut donc vite fait : on le condamna à être pendu.
Il éclata d’un rire sardonique.
– Merci, messieurs ! dit-il seulement.
On l’emmena mains liées.
Quand il passa devant les premiers rangs de l’assistance pour regagner la chambre des accusés, des femmes se penchèrent et tentèrent de lui cracher au visage.
Le jeune homme répliqua fièrement :
– La France est trop élevée pour l’atteindre de vos crachats et trop belle pour la salir !
Une jeune fille lui jeta à la figure un linge humide et roulé en boule.
Hindelang allait franchir la porte de la cour.
Il s’arrêta malgré la poussée brutale de ses deux gardes, regarda la jeune fille un moment, puis demanda d’une voix tranquille, mais dans laquelle on sentait frémir la valeur et la dignité de sa race :
– Ce linge est-il mouillé de vos pleurs ou de vos baves ?
Il disparut.
Un silence terrible régnait sur la salle. Et dans ce silence une voix anglaise prononça ce mot ;
– Honte !
Même là, la France avait des amis !


III

Les martyrs de la liberté.

La rébellion de 1837, qui eut pour pendant celle de 1838, s’est achevée dans une tragédie préparée par les ennemis implacables du Canada français : douze martyrs à l’échafaud et cinquante-huit citoyens honorables à l’exil. Et c’était le couronnement d’une œuvre barbare de ces mêmes ennemis : un monceau de ruines encore fumantes, de débris sanglants, de deuils profonds, de souffrances et de douleurs indicibles. Et, ironie du sort, voilà que nous sommes redevables à ces ennemis d’une certaine reconnaissance, puisque une quarantaine furent acquittés et libérés ! Peut-être furent-ils impuissants à les condamner ?... Passons, nous n’avons pas à refaire ici l’histoire de cette épopée sanglante et bientôt centenaire ; l’un de nos plus brillants historiens a accompli cette juste tâche avec toute l’éloquence d’une âme vraiment canadienne et française : Les Patriotes de M. le sénateur David demeure notre plus beau livre canadien.
Mais pour suivre notre petit héros de France jusqu’à son calvaire, il nous faut entrer dans quelques détails de circonstances et de personnages qui formèrent le milieu touchant où l’image de Charles Hindelang se détache lumineuse, riante, mélancolique ou gouailleuse jusque sur la plateforme fatale de l’instrument de mort.
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Et déjà le monstrueux instrument – comme nous l’avons rapporté précédemment – avait vomi sur notre sol tout rouge encore du sang de notre race, chaud encore sous les cendres de l’incendie, les cadavres de sept victimes. Au nombre des Patriotes dont la sentence de mort avait été commuée en une sentence d’exil, quatre condamnés à la potence attendaient de jour en jour, d’heure en heure, le moment de leur exécution. Ces condamnés étaient à la Prison Neuve. Charles Hindelang était le cinquième, et c’est à cette prison qu’il allait être conduit.
En effet, le lendemain de son procès – si tant est qu’une procédure aussi sommaire que fut la sienne peut s’appeler un procès – on emmena Hindelang à la Prison Neuve.
En cette prison les prisonniers politiques et condamnés avaient été divisés en deux groupes. L’un, le plus nombreux, avait été logé dans l’aile gauche, et dans ce groupe il y avait trois Patriotes voués à la corde. Quant à l’autre groupe, plus petit, et dont faisait partie un quatrième condamné, le célèbre chevalier de Lorimier, il avait été confiné dans une suite de cellules de l’aile droite, au second étage.
On montait à cet étage par un escalier partant de la salle des gardes sise au rez-de-chaussée. Cette salle des gardes se trouvait à former l’entrée principale de la prison. À gauche était le greffe, à droite le parloir, au fond un grillage faisant mur, et derrière ce grillage les couloirs et les escaliers de service. À l’extérieur la porte d’entrée donnait sur un perron qui descendait dans la cour solidement et hautement murée de pierre grise, et cette cour formait un quadrilatère au centre duquel s’élevait la prison. Pour sortir de cette cour, ou pour y entrer, selon le cas, on franchissait une porte bâtarde pratiquée dans une énorme porte cochère. De chaque côté de cette porte, à l’intérieur de la cour, se dressaient deux guérites où prenaient abri, les jours de mauvais temps ou par les journées froides d’hiver, les deux sentinelles – cerbères vigilants – chargées de veiller sur qui entrait ou sortait ; c’étaient les deux portiers de l’hôtel ! Et en franchissant cette porte, d’aspect lugubre, on avait l’impression de passer la porte d’un enfer. C’est devant cette porte bardée de fer et gardée par deux individus armés jusqu’aux dents – porte qui pour lui était celle de l’éternité – qu’Hindelang arriva, vers les dix heures de matinée, escortés de deux militaires et de deux gardes de la vieille prison.
Lorsqu’il eut franchi la porte bâtarde, menottes aux mains et traînant du pied gauche une chaîne énorme reliée aux menottes, l’un des gardiens qui surveillaient l’entrée se mit à rire.
Hindelang jeta à cet homme un regard hautain et demanda :
– Pourquoi ris-tu, toi ?
Sans répondre, l’autre cligna un œil narquois à ceux qui accompagnaient le jeune homme et dit :
– Ah ! ah ! c’est le p’tit Français, celui-là ?... Il va trouver que notre p’tit échafaud vaut bien sa p’tite guillotine !
Un gros rire résonna.
Hindelang, sans perdre son calme hautain, répliqua à cet humoriste :
– Je compte bien, mon ami, que tu seras là, hein ! pour apprendre comment un petit Français monte sur votre petit échafaud !
– Et mieux comment il en descend ! éclata de rire le garde.
– C’est très juste, monsieur, se mit à rire également Hindelang avec une politesse moqueuse, vous aurez l’avantage de mon exemple !
Il fut entraîné, poussé par ses gardes vers le perron de pierre.
Mais Hindelang venait, sans le savoir, d’être prophète. En effet, ce même garde allait, paraît-il, monter sur le même échafaud, vers 1844 ou 1845 pour avoir assassiné un camarade de service qui l’avait dénoncé pour cause d’intempérance aux autorités de la prison, et celles-ci avaient aussitôt congédié ce digne buveur.
Donc, Charles Hindelang avait été entraîné par ses gardes.
À l’intérieur de la prison un greffier prit possession des papiers du jeune homme qu’un gardien avait apportés de la vieille prison ; puis, après les formalités d’écrou, dix minutes au plus, le jeune Français fut conduit au deuxième étage de l’aile droite, là où était le petit groupe de prisonniers politiques.
Daigne le lecteur ne pas nous en vouloir pour cette trop longue esquisse topographique. Nous la croyons utile, vu que les scènes qui vont suivre se dérouleront en cette partie de la prison.
En laissant la salle des gardes et en prenant l’escalier qui menait aux étages supérieurs, on arrivait d’abord sur le palier du premier étage, d’où par un passage longitudinal traversant le bâtiment central on atteignait un second escalier communiquant avec l’aile droite. Mais devant cet escalier se trouvait une grille solide et bien cadenassée. Cette grille franchie, l’on montait au deuxième étage pour se trouver dans un couloir transversal sur lequel s’ouvraient deux séries de cellules : l’une sur la cour d’avant de la prison, l’autre sur la cour d’arrière. C’est dans cette série qu’on avait enfermé les prisonniers politiques. Une grille fermait l’entrée de chaque série, et à travers cette grille on découvrait le large et long corridor sur lequel ouvraient les portes des cellules. De sorte qu’on y pouvait voir les prisonniers durant les heures qui leur étaient accordées pour prendre leurs ébats dans le corridor. Près de la grille se trouvait ce qu’on pourrait appeler une salle commune, petite, aux murs blanchis de chaux, meublés d’une table, de bancs et d’escabeaux. Au centre un gros poêle qu’on tenait dûment bourré dans la saison d’hiver. De la grille et du couloir on pouvait facilement voir ce qui se passait dans cette salle commune, de sorte que les prisonniers, une fois hors de leurs cellules, demeuraient presque toujours sous la surveillance d’un garde. Ce garde, d’après les règlements du service, devait surveiller sans cesse l’une ou l’autre série de cellules en faisant les cent pas dans le couloir. Mais lorsque les prisonniers étaient paisibles, le garde, qui s’ennuyait naturellement, se donnait la permission de descendre fumer sa pipe à la salle des gardes.
Voilà donc à peu près ce qu’étaient les lieux où Charles Hindelang allait vivre ses derniers jours, et quand il franchirait de nouveau cette grille, ce serait pour aller tendre son cou à la corde du bourreau.
Lorsque le jeune homme fut introduit dans cette demeure nouvelle et dernière, les prisonniers venaient de quitter leurs cellules. À dix heures du matin, les portes de fer étaient ouvertes et les prisonniers réunis deux par deux dans chaque cellule devaient avant toute chose s’occuper du ménage de leur logis : on arrangeait les couvertures des lits, on les remontait contre la muraille, on balayait, on rangeait, bref, l’on mettait toutes choses à l’ordre. Ensuite chacun pouvait agir à sa guise, ou faire la causette avec un compagnon, ou lire, ou se promener dans le corridor. À midi, il fallait rentrer dans sa cellule pour recevoir sa ration et la manger. À une heure, les portes étaient de nouveau ouvertes jusqu’à cinq heures.
Hindelang trouva la plupart des prisonniers occupés à leur petit ménage. Mais à son apparition plusieurs accoururent à lui, ceux qui l’avaient un peu connu. Naturellement la première question posée avait été celle-ci :
– Eh bien ! qu’est-ce qu’on vous a donné ?
– On ne m’a rien donné encore, répondit-il en riant ; mais on m’a promis.
– Quoi donc ?
– Une bonne corde !
Bien que cette réponse fut faite placidement, les prisonniers tressaillirent, puis s’entre-regardèrent avec consternation.
L’instant d’après Hindelang était entraîné à la salle commune, où on lui offrait une tasse de café et où on le priait de faire le récit de son procès.
Hindelang se soumit de bonne grâce à cette curiosité naturelle.
Lorsqu’il eut terminé, un homme, jeune encore, d’allure distinguée, grave, s’approcha la main tendue.
Hindelang reconnut de suite cet homme qu’il avait rencontré une ou deux fois. Il s’empressa de serrer la main offerte et dit avec une grande émotion :
– Ah ! monsieur le chevalier, j’espère bien que vous n’êtes pas fâché de me savoir votre compagnon de voyage ?
Le chevalier de Lorimier sourit.
– Mon ami, dit-il, si je n’ai pas eu l’avantage de vous connaître beaucoup, on m’a par contre bien parlé de vous. Et on l’a fait avec tant d’éloges que je suis fâché, oui très fâché, que vous fassiez route avec moi dans l’éternel voyage que nous allons entreprendre demain, ou après-demain... qu’en savons-nous !
Hindelang se mit à rire avec ironie.
– Êtes-vous si fâché, dit-il, parce que je n’ai pu démolir un plus grand nombre d’Anglais ?
Les prisonniers en cercle autour du chevalier et d’Hindelang se mirent à rire bruyamment.
Mais le chevalier fit un geste sévère, et posant un doigt sur ses lèvres et jetant un rapide coup d’œil vers la grille du couloir à deux pas de là, murmura :
– Mon ami, permettez-moi de vous donner un conseil : ne prononcez pas, ne prononcez jamais ici ce mot « Anglais »... c’est dangereux !
– Dangereux pour nous ? demanda Hindelang avec un léger étonnement.
– Pour vous et pour moi, non, répliqua le chevalier avec un sourire mélancolique. Mais pour ces camarades !
– Eux ! fit avec plus d’étonnement Hindelang. Quoi ! ne sommes-nous donc pas ici tous des condamnés à mort ?
– Non, répondit gravement le chevalier. Nous sommes ici deux condamnés à mort seulement, vous et moi !
Hindelang regarda les prisonniers autour de lui avec une sorte d’ahurissement.
Alors l’un d’eux expliqua ceci :
– De fait, nous avons tous été condamnés à mort par le tribunal de Clitherow et de Colborne. Mais il paraît maintenant que nos sentences ont été changées en emprisonnement à vie.
– On dit, ajouta un autre, que nous serons déportés en pays étranger.
– Eh bien ! s’écria joyeusement Hindelang, je suis content pour vous, frères canadiens. Certes, la déportation, l’emprisonnement à vie, l’exil sont encore châtiments terribles, mais c’est toujours la vie, c’est-à-dire l’espoir !
– Voilà justement, mon ami, dit le chevalier de Lorimier, ce qu’il importe de sauvegarder à nos compagnons : cette vie et cet espoir ! Il nous faut éviter de prononcer ici des paroles qui pourraient être entendues de nos geôliers, gardes, tourne-clefs, que sais-je ? et qui pourraient compromettre l’existence de nos compagnons.
– Oui, oui, je vous comprends bien, répliqua vivement Hindelang, et je vous promets de veiller sur mes écarts de langage. Ainsi donc, monsieur, ajouta-t-il avec une sorte de dignité qui impressionna les autres, nous ne sommes que deux qui devons partir pour toujours. C’est bien, nous partirons donc, mais nous partirons comme des hommes !
– Sans peur et sans reproche ! compléta le chevalier. Mais ne savez-vous pas que trois autres condamnés attendent comme nous en cette prison leur exécution ?
– Non, je ne savais pas. Ainsi donc nous serons cinq ?
– Parfaitement.
– Et ces condamnés sont-ils de nos connaissances ?
– Ils étaient à Odelltown.
– À Odelltown ? Mais alors, monsieur, nommez-les vite, fit avec une forte émotion Hindelang.
– Narbonne, Nicolas et Amable Daunais.
– Narbonne... murmura Hindelang en frémissant... le colonel Narbonne qui fut sous mes ordres ?
– Oui.
– Ah ! si je le connais... ce fut l’un de mes bons amis ! Quel brave compagnon ! Dans la déroute je l’ai perdu de vue.
– Triste fin, n’est-ce pas, pour des braves ? dit amèrement le chevalier.
– Hélas ! soupira Hindelang dont le visage venait de s’assombrir. Et ce pauvre Nicolas avec son unique bras ! Et Daunais... Non, je n’en reviens pas !
– Vous êtes généreux, mon ami, de plaindre le sort de ces bons patriotes, sourit le chevalier, trop généreux lorsque votre propre sort n’est pas mieux fixé.
– C’est vrai, se mit à rire doucement Hindelang, je finis par oublier que j’existe ou que mon existence n’est pas un rêve.
Et ce tournant vers les autres prisonniers qui demeuraient silencieux et mornes, il ajouta avec un sourire sarcastique :
– N’est-ce pas que l’existence d’un homme subit de drôles courants ? J’étais venu en Amérique pour me conquérir un peu d’honorable aisance, et à peine ai-je fait trois pas sur cette terre merveilleuse que je me vois hisser sur une potence... et sur une potence anglaise encore !
– C’est cruel ! soupira un prisonnier.
– Mais non, se récria Hindelang en riant aux éclats, c’est ironique et c’est comique.
Et il continuait de rire, cependant que les autres demeuraient muets et graves. C’est que ceux-là devinaient que le rire du jeune homme n’était que sur ses lèvres, et qu’au fond de son être s’élargissait une plaie effroyable.
De Lorimier attira le jeune français à l’écart, disant :
– Venez donc, mon cher ami, me parler un peu de nos amis communs, de Duvernay, de madame Duvernay, de leur charmante nièce...
Hindelang serra violemment le bras du chevalier, et celui-ci le regarda avec surprise. Hindelang ne riait plus et tous les traits de son visage paraissaient douloureusement crispés.
– Monsieur le chevalier, prononça-t-il d’une voix altérée, je vous conjure de ne jamais prononcer un nom que je ne veux plus entendre !
– Le nom de...
Le chevalier s’interrompit, un peu confus, incapable de deviner la pensée de son compagnon. Mais il crut comprendre qu’il y avait là un secret qu’il ne lui était pas permis de sonder.
– Oui, monsieur, répliqua Hindelang d’une voix basse et agitée. C’est le nom d’une enfant pure et sainte, et prononcer ce nom en ces lieux où expie le crime et où le crime combine, en ces lieux de damnés, en cet antre où rampe la lèpre, entre ces murailles où le vice a respiré et exhalé ses poisons, ce serait, monsieur, un sacrilège comme il ne s’en peut commettre.
De Lormier comprit... il comprit que le jeune Français avait une âme excessivement torturée par un souvenir ; il devina qu’un amour ardent – parce que son propre cœur à lui subissait la même torture – oui, il vit qu’un amour violent brûlait en le consumant le cœur généreux qui battait non loin du sien. Il comprenait combien ce jeune homme, cet enfant de la France presque seul en ce pays anglais, devant l’ombre de l’échafaud qui s’amplifiait si lugubrement et de minute en minute, de seconde en seconde, devant l’avenir, si riant hier, qui aujourd’hui se fermait à tout jamais à sa jeunesse, devant cette porte de l’éternité qui s’ouvrait si subitement et d’une façon si affreusement implacable, oui, il comprenait que ce jeune homme endurait une torture qui surpassait la sienne. Son propre cœur également percé de flèches se comprima, et il fit taire ses propres souffrances pour mieux compatir à celles qui se révélaient à lui. Ah ! c’est qu’il y avait là deux natures vaillantes, deux natures également généreuses, deux natures faites pour se comprendre et se dévouer l’une à l’autre.
Le chevalier avait entraîné Hindelang dans le corridor où ils demeuraient seuls. Et tout en se promenant bras dessus bras dessous, il reprit :
– Vous me permettrez bien, mon ami, de parler un peu de Duvernay... de ce grand Duvernay ? Ah ! ce cher ami, ce qu’il a souffert lui aussi !...
– Oui, répondit Hindelang, le cœur tout plein de l’image d’Élisabeth, il a terriblement souffert. Tenez ! monsieur le chevalier, s’écria tout à coup le jeune homme avec admiration, monsieur Duvernay est un gentilhomme que la France se plairait à honorer, comme elle vous honorerait vous-même, monsieur le chevalier !
– Merci ! répliqua le chevalier avec une douce émotion. Ah ! la France, mon ami, votre France, notre France... oui, je peux bien dire « notre France »... je ne cesse de l’aimer, et nous, Canadiens, nous l’aimerons toujours ! Et, poursuivit de Lorimier, dites-moi aussi ce qu’est devenu cet autre ami, monsieur Rochon ?
– C’est vrai, je l’avais oublié, sourit tristement Hindelang. Vous avez raison, c’était encore un ami celui-là. Je ne sais ce qu’il est devenu. Il nous avait accompagnés, le docteur Nelson et moi, jusqu’à Napierville. De là il a dû se diriger vers Montréal, malgré son désir de nous suivre à Odelltown, pour accomplir certaines missions très importantes dont l’avait chargé monsieur Duvernay. Je pense même qu’il devait se rendre jusqu’à Québec.
– Il est probablement en sûreté maintenant. À propos, il a un parent ici même en cette prison.
– Vraiment ?
– Oui, ce parent avait été condamné à mort, mais il a eu la bonne fortune d’échapper à la potence : on dit qu’il sera déporté à l’étranger. Et de Nelson, de ce pauvre Nelson, que savez-vous ?
– Rien, monsieur. Ah ! je dois vous informer qu’à la vieille prison on ne se trouvait pas en un dépôt à nouvelles.
– Je vous crois, sourit de Lorimier. Moi, j’ai pu avoir quelques nouvelles, oh ! bien vagues, par des amis qui sont venus me visiter ici, et l’on m’assure que le docteur a réussi à passer la frontière.
– Je lui souhaite la liberté, monsieur, parce que je l’ai beaucoup estimé.
– Si nous avions seulement quelques hommes comme lui ! soupira comme avec regret le chevalier.
– Et comme vous ! monsieur le chevalier, fit Hindelang avec une grande admiration.
De Lorimier sourit encore.
Leur conversation fut interrompu par un prisonnier qui venait de s’approcher pour informer Hindelang qu’un gardien le mandait à la grille.
Le jeune homme s’empressa d’aller à celui qui l’attendait à la grille du couloir.
– Vous n’avez pas encore de cellule ? demanda le gardien.
– Non, pas encore, répondit Hindelang.
– Alors, vous prendrez le numéro 9.
Et le gardien appela d’une voix forte :
– Lévesque !
Un jeune homme, à la mine éveillée, quitta la salle commune et s’approcha.
– Tu es seul dans ta cellule, n’est-ce pas ? dit le gardien.
– Oui.
– Eh bien ! prends ce jeune Français avec toi et mets-le au courant des usages et des règlements.
– C’est bien. Venez, monsieur Hindelang, dit Lévesque, je vais vous montrer votre nouveau logis.
La cellule mesurait huit pieds en profondeur et six en largeur. De chaque côté étaient accrochés à la muraille deux lits de fer qu’on abaissait ou qu’on remontait selon les besoins. Mais quand ces lits étaient abaissés, il ne restait entre que juste la place pour mettre les pieds et les jambes. Au chevet et scellés dans la muraille une table de fer qui servait à recevoir le pot à l’eau, les gamelles, tasses et cuillers à l’usage des prisonniers. Au pied de chaque lit était un escabeau. C’était l’ameublement.
– Ma foi, sourit Hindelang après avoir considéré cet intérieur et entendu les explications de son nouveau compagnon, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler du luxe ; tout de même je dois avouer que ce logis me paraît plus brillant que celui que je viens de quitter à la vieille prison. Ici, au moins, tout est propre et il fait un peu clair.
En effet, une fenêtre du corridor jetait un peu de clarté dans ce tombeau.
Hindelang abaissa le lit qui lui était destiné, et s’étendit dessus comme pour voir comment on y reposait. Puis, en souriant, il dit à son compagnon :
– Mon ami, s’il est vrai qu’ici est ma dernière demeure, j’en profite : je suis rompu et je dors un somme !
– À votre aise, répondit Lévesque. Vous avez une heure avant le dîner, il est maintenant onze heures.
L’instant d’après Hindelang dormait à poings fermés.


IV

Pendant qu’approche l’heure suprême.

Il serait peut-être peu intéressant de narrer les jours de langueur, de mélancolie ou de joie factice que vécut là notre héros de France, c’est-à-dire du 23 janvier au 15 février.
Il suffira de dire qu’il fut le plus bruyant des prisonniers. Il ne se laissait pas d’imaginer toutes espèces de drôleries, de gestes, mimique, et souvent de mots cinglants, à l’adresse des ennemis de notre nationalité. Tous les jours il y avait séance de comédie dans laquelle le rôle principal était tenu par Hindelang. Il donnait à son talent – pour ne pas dire à son art – une maîtrise parfaite. Il composait des monologues et des satires pour les réciter ensuite avec force gestes et mimiques qui faisaient rire à se pâmer. Souvent à quelques-unes de ses satires, toujours pleines de sel et d’une portée juste, il composait un air quelconque, et le soir, de la fermeture des cellules jusqu’à neuf heures, alors que le silence devait être absolu, il chantait. De cellule en cellule le rire se propageait, les applaudissements retentissaient. Un soir, à l’heure venue du repos, Hindelang avait lancé quelques bons mots qui avaient trop fort égayé les autres prisonniers. Un tourne-clé était monté de la salle des gardes et avait crié avec fureur :
– Hé ! Français ! veux-tu aller au « trou » en attendant que le bourreau te fasse taire pour toujours !
Cette rude apostrophe avait refroidi le jeune homme.
Ah ! c’est que le brutal gardien avait touché la plaie vive de son cœur atrocement meurtri. S’il se plaisait tant à rire ou à faire rire ceux qui l’entouraient, ce n’était pas pure dissipation ; c’était pour étourdir son esprit, c’était pour ne pas entendre les voix douces ou terribles qui parlaient jour et nuit à son âme.
Bien des nuits, de ces nuits lourdes des prisons, nuits chargées d’une atmosphère étouffante, nuits où le cauchemar vit en maître chez l’innocent surtout qui souffre de l’injustice ou de la vengeance humaine, dans l’écrasant silence qui pèse sur le sommeil des prisonniers du même poids que la masse de pierre et de fer qui les abrite, on avait pu entendre des gémissements de la cellule d’Hindelang. Une nuit, sa voix devenue étouffée et plaintive avait prononcé ces paroles :
– Ô mon cœur, tais-toi ! Tu me tortures plus que ne feraient cent potences dressées pour mon supplice !
Une nuit, encore, il avait revu en songe la terrible vision qu’il avait eue sur le lac Champlain. Puis il avait poussé un cri si formidable que tous les prisonniers s’étaient réveillés en sursaut. Et il s’était mis debout dans l’obscurité de son cachot, puis, penché sur son compagnon presque épouvanté, il avait hurlé :
– Arrache-moi à ce cauchemar ! Arrache... entends-tu...
Il s’était écrasé aussitôt sur son lit en pleurant.
Le rêve avait cessé.
Naturellement, au matin suivant tous les prisonniers avaient été curieux de savoir la cause de ce cri et les détails de l’accident.
Avec une feinte insouciance Hindelang raconta les circonstances de cette vision qu’il avait eue une fois déjà, et il ajouta avec bravade :
– Vous voyez bien, mes amis, que je m’attendais à la sentence qui pèse sur moi ! Ah ! si les Anglais ont voulu me faire peur, qu’ils se détrompent ! Je prévoyais donc cette condamnation et j’ai hâte qu’arrive le jour de son exécution !
– Ce sera peut-être pour aujourd’hui, dit le chevalier de sa cellule plus loin.
– Tant mieux, répliqua Hindelang. Est-ce que comme moi, chevalier, vous n’avez pas hâte de montrer aux Anglais ce que nous valons devant la mort ?
– Certes, certes.
Puis Hindelang se mit à déclamer à haute voix :

Dressez, bourreaux, votre potence ;
Que chacun des clous dans ses bois
Enfoncés devienne une voix
Pour maudire votre sentence !

Apportez le fer et la flamme !
On est d’une race sans peur ;
La frapperiez-vous jusqu’au cœur,
Vous n’atteindrez jamais son âme !

Dressez, dressez votre gibet,
Et nouez la corde à sa place ;
Mais pour ne pas voir notre face
Glissez bien vite le bonnet !

Pressez, ô bourreaux, le bouton !...
Et maintenant, race maudite,
Que notre histoire est bien écrite,
Chante ! Hurle !... ton-taine, ton-ton !

Un rire général circula.
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Aux premiers jours de février, par un matin neigeux et froid, un matin sombre, obscur, qui donnait à la prison un aspect de sépulcre, on vit Hindelang sortir de sa cellule, une main appuyée contre son cœur. D’un pas brusque, saccadé et légèrement chancelant il marcha vers la salle commune où les prisonniers étaient rassemblés autour du poêle, et ses lèvres, blanches comme la neige qui tombait dehors, se crispaient terriblement.
Le chevalier, en l’apercevant ainsi, alla vivement à lui.
– Qu’avez-vous donc, mon ami ? demanda-t-il avec une fraternelle bienveillance. Êtes-vous malade ?
Hindelang s’arrêta net, considéra un moment le chevalier avec une persistance étrange et dit, la voix sourde, hachée :
– Vous êtes un ami, vous !... et vous êtes... un gentilhomme !... Venez avec moi !
Il conduisit le chevalier dans sa cellule, le fit asseoir sur son grabat, saisit ses deux mains qu’il serra avec force et reprit :
– Vous me demandez si je suis malade ?... Malade, moi ? Que non pas, monsieur ! Mais c’est mon cœur... oui, c’est mon cœur ! Ah ! si vous pouviez sentir seulement un peu ! Tenez ! voyez-vous cela ?
Il entrouvrit son habit et fit voir à de Lorimier dans une poche à gauche un papier sur lequel on distinguait quelques taches roussâtres.
– Mais ce papier... ces taches ! fit de Lorimier avec inquiétude.
Le jeune homme sourit avec une sombre mélancolie et répondit :
– Ce papier, c’est une lettre d’elle... une lettre que m’apporta un jour Simon Therrier. Vous connaissez Simon Therrier ? Non ? Qu’importe !
– Mais ces taches ?...
– Et ces taches, reprit le jeune homme, c’est de mon sang. Après Odelltown, voulant m’assurer que j’avais toujours là sur mon cœur sa chère lettre, je l’ai touchée de mes mains ensanglantées.
Et comme le chevalier le regardait sans pouvoir parvenir à déchiffrer les sentiments multiples qui se partageaient le cœur et l’esprit de ce pauvre malade, Hindelang poursuivit :
– Monsieur, mon mal vient précisément de cette lettre, de cette lettre que je vénère et que je baise comme une relique sainte. Cette lettre brûle mon cœur sans cesse ! Et je ne peux l’ôter de là cette lettre... non, je ne peux pas, parce que c’est tout ce que j’ai d’elle, tout ce qui restera d’elle jusqu’au jour affreux où...
Des sanglots longtemps comprimés étouffèrent sa voix, et il se renversa sur son lit pour cacher dans son oreiller les larmes qui mouillaient son visage.
Excessivement ému de Lorimier essaya de quelques consolations. Mais à ce moment on entendit la grille de fer du couloir grincer bruyamment dans ses gonds, et une voix dure appela :
– Charles Hindelang !
Le jeune homme bondit et regarda le chevalier avec surprise.
– C’est le geôlier qui vous appelle, dit celui-ci.
– Le geôlier, bredouilla Hindelang.
Puis il esquissa un geste de rage en essuyant les larmes à ses yeux.
– Monsieur, dit-il en même temps à de Lorimier, il ne faut pas que les Anglais voient mes larmes... ils riraient trop !
Et avec une force de volonté remarquable, il se redressa, commanda à ses lèvres de sourire, sortit de sa cellule et dit, la voix assurée :
– C’est moi que vous appelez ?
– Oui, répliqua le geôlier, on vous demande au greffe.
Hindelang s’éloigna avec son gardien.
Cet incident causa une surprise générale aux prisonniers et la chose fut de suite commentée ainsi.
– Je parie, dit l’un, qu’il a obtenu sa grâce !
– C’est ce que je pense également, dit un autre, et qu’on lui donnera une sentence d’exil.
– Que Dieu vous entende ! proféra le chevalier avec gravité. Car je dis que la mort de cet enfant constituera le crime le plus affreux qu’ait commis la justice anglaise.
Le silence s’établit, et durant un quart d’heure tous ces hommes demeurèrent inquiets et sombres.
Puis Hindelang reparut. Il était pâle, avec une ombre de sourire sur ses lèvres. Il s’avança vers les prisonniers rassemblés dans la salle commune. Tous demeuraient anxieux et avides de savoir la nouvelle qu’il apportait.
Le jeune homme jeta un rapide coup d’œil vers la grille et vit le gardien s’en aller.
Alors il se mit à rire doucement, – et ce rire, pourtant, parut funèbre à ceux qui l’entendaient, – et dit sur un ton quelque peu narquois :
– Mes amis, réjouissons-nous ! C’est, aujourd’hui, le douze février, et j’aurai l’honneur d’être pendu à une corde anglaise vendredi, le 15, à huit heures et demie précises.
Il éclata d’un grand rire.
Mais ce rire n’était pas achevé, et les autres prisonniers n’étaient pas encore revenus de l’émoi causé par cette nouvelle, que le geôlier reparut à la grille et cria :
– Chevalier de Lorimier !
– Allons, bon ! s’écria le chevalier avec un léger sarcasme, c’est mon tour !
Hélas, oui, c’était le sien !
Dix minutes après il rapportait la nouvelle de son exécution fixée, comme celle d’Hindelang, à vendredi, le 15 du mois, à huit heures et demie précises.
– Diable ! fit Hindelang en riant, va-t-on nous pendre tous deux à la même corde, puisque comme moi vous serez exécuté à huit heures et demie précises ?
– Détrompez-vous, mon ami, sourit le chevalier, il y aura deux cordes.
– Une pour chacun de nous, vraiment ? Comme c’est intéressant ! Décidément j’ai hâte d’être pendu !
Tout le monde se mit à rire, car, Hindelang, à la fin, finissait par communiquer autour de lui la gaieté qu’il n’avait pas lui-même. N’importe, cela valait mieux ainsi ! Cela maintenait les courages à leur hauteur ! Avaient besoin de courage ceux aussi dont les peines avaient été commuées, car ils demeuraient toujours sous la main de leurs ennemis, et à cette époque – comme en la nôtre d’ailleurs – l’on ne savait pas qui marcherait sur la trappe fatale ; car alors aussi on jugeait et l’on déjugeait, on absolvait et l’on condamnait peu après. Le moindre caprice d’un juré pouvait maintenir une tête sur ses épaules ou la faire tomber !
Donc les prisonniers serrés autour d’Hindelang et du chevalier de Lorimier riaient tout en demeurant très inquiets. Et voilà que tout à coup cette inquiétude parut être justifiée.
Pour la troisième fois la voix rogue du geôlier venait faire un troisième appel.
– Quoi ! s’écria en pâlissant et tout interloqué celui dont on venait de jeter le nom, on me pend donc aussi après que ma sentence a été modifiée !
Et pour ne pas paraître moins courageux qu’Hindelang et les autres, il éclata de rire.
Mais déjà le geôlier expliquait :
– C’est un visiteur qui vous apporte des provisions pour vous et vos camarades !
Cette explication causa une vraie détente sur les nerfs comprimés de tous ces hommes.
Hindelang s’écria :
– Ah ! çà, monsieur, accourez vite ! Les provisions valent mieux à coup sûr qu’une corde de pendard, même si le pendard... pardon ! le pendu était d’essence anglaise, ce dont je n’aurais aucun chagrin ! Allez, allez, monsieur, ajouta-t-il, et rapportez-nous quelques bonnes choses très succulentes à nos palais, mais gardez-vous d’en laisser aux Anglais !
De Lorimier tenta de réprimander doucement encore le jeune homme sur ses flèches aux Anglais.
– Mais laissez donc, monsieur le Chevalier, répliqua impatiemment le jeune homme. Je suis assuré à cette heure que nous ne serons que deux condamnés à mort ici dans cette section, vous et moi. Je n’ai donc plus aucun motif de ménager nos ennemis.
Il tint parole : jusqu’au jour et à l’heure de son exécution Hindelang ne cessa de narguer les ennemis de notre race et de leur décocher ses dards.
Lorsque le prisonnier appelé par le geôlier pour aller recevoir des provisions reparut portant un paquet de belle dimension, mais préalablement déficelé et minutieusement inspecté, Hindelang s’écria sous le nez même du geôlier :
– Messeigneurs, voici le Vatel qui va nous confectionner un potage à l’anglaise !
Les rires fusèrent en sourdine, tandis que le geôlier repoussait rudement la grille qui rendit un son strident de ferraille.
Ce geste du geôlier parut stimuler Hindelang : voyant un bout de ficelle qui pendait et traînait sur le parquet, il le prit et dit :
– Prenez garde, mon ami, de gâcher cette ficelle, elle pourrait fort bien un jour servir à pendre un anglais !
Ajoutons que de ce moment tous les actes du jeune homme étaient accomplis « à l’anglaise ». Le matin suivant il se levait en prononçant avec une bonhomie plaisante :
– Je suis content, j’ai dormi comme un anglais !
Le lendemain, 13 février, au midi, comme ration du jour on servit des fèves mélangées de croquettes de pommes de terre.
Dans la gamelle d’Hindelang il se trouva un petit caillou mêlé aux fèves.
Quand il sentit ce caillou grincer et crisser entre ses dents, il esquissa une grimace, prit le caillou importun et le lança fortement contre la muraille en disant :
– Je ne m’imaginais pas que l’Anglais était si dur à cuire !
C’était au moment précis ou le directeur de la prison passait en compagnie d’un garde devant la grille du corridor.
Les deux fonctionnaires ne firent mine de rien : mais dès qu’ils eurent disparu, ce fut le plus bel éclat de rire qui retentit.
Mais cette gaieté n’empêchait pas l’heure terrible d’avancer. Cette heure allait à présent à pas de géant.
Demain, c’était le 14 !
Après-demain, c’était le 15 !...
À cette pensée un frisson secouait jusqu’à la moelle le corps des condamnés à mort... l’agonie commençait !
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La nouvelle des cinq prochaines et dernières exécutions s’était répandue avec la rapidité de l’éclair.
Les ennemis de notre race française et de notre ancienne mère-patrie exultèrent, se pâmèrent de joie tant ils avaient redouté jusque-là un geste de clémence du nouveau gouverneur, le général Colborne. On n’ignorait pas que des démarches puissantes avaient été faites surtout en faveur du chevalier de Lorimier et d’Hindelang. Or ces deux têtes étaient celles qu’on souhaitait le plus voir tomber.
On disait :
– Le chevalier de Lorimier est un des pires ennemis de l’Angleterre !
Au sujet d’Hindelang on clamait :
– Il a publiquement insulté notre pays et notre race... qu’il meure !
Point n’était besoin de tant de clameurs pour intimider ou arrêter un geste de clémence du général Colborne, il était trop ennemi de la race canadienne et française pour se laisser apitoyer. Et même si, par le plus miraculeux des hasards, il eût eu une idée de clémence, cette idée aurait été de suite anéantie en son cerveau par le marteau de la clique maudite.
Un journal de la clique possédait l’art de manier ce marteau : il écrivait les noms de nos Patriotes en encre rouge et disait :
– Demain, nous écrirons leurs noms avec leur sang, pour que l’effroi soit un remède salutaire et un préventif à ceux des leurs qui seraient tentés de marcher sur les mêmes traces !
Ces clameurs, heureusement, toutes ces sottises faisaient bien peu de mal à nos condamnés : le sacrifice de leur existence était fait.
N’ayant plus rien à attendre des hommes que la pitié des uns, la haine ou le mépris des autres, ils se préparaient à la mort assurés que, hors du royaume terrestre, était un royaume bien préférable dans lequel ils allaient entrer. Cette assurance et cet espoir leur suffisaient pour terminer tranquillement leur existence. Il est avéré, en effet, que les derniers moments de ces cinq condamnés furent des heures d’entretiens avec leur Créateur.
Que nos consciences catholiques ne s’offusquent pas de ces affirmations que nous appliquons également à Charles Hindelang. S’il était protestant, c’est-à-dire qu’il professât un rite autre que le nôtre, il n’en était pas moins une créature de Dieu. Comme nous il adorait Dieu, quoique d’une manière différente, et nous croyons que Dieu entend toutes les prières en quelque langue qu’elles soient dites, qu’il entend tous les hommes à quelque race ou religion qu’ils appartiennent.
Et encore, les vives souffrances de ce jeune homme, l’immense sacrifice qu’il avait accompli, par pure générosité, en venant combattre vaillamment pour une race catholique à laquelle on essayait par tous les moyens d’arracher la foi, étaient déjà aux yeux de Dieu des actes de foi suffisants, il semble, pour lui faire franchir les portes du royaume céleste.
Et s’il n’adjura pas l’erreur, qu’il admettait sincèrement comme vérité, cela dépend peut-être du fait que l’apôtre chargé des intérêts spirituels des condamnés n’eut pas le temps de faire la conversion du jeune homme. Car cet apôtre, une fois, lui avait dit avec une grande tendresse :
– Ah ! mon cher ami, comme la mort vous semblerait douce si vous embrassiez la vérité prêchée par Rome et son Église !
– Je vous crois de toute âme, messire prêtre, avait répondu Hindelang avec un bel accent de vérité. Mais croyez bien que la mort, même cette mort ignoble, affreuse qu’on fait subir aux mécréants, ne me fait plus peur. J’ai revendiqué, il est vrai, la mort du soldat, on me l’a refusée, soit ! Et bien ! je mourrai en patriote comme mon excellent ami, le chevalier, et je mourrai aussi en chrétien ! Car je suis chrétien, messire abbé, quoique je ne sois pas attaché à la religion que vous prêchez ; et si je suis chrétien, c’est l’œuvre de ma mère... Ah ! mon excellente mère ! mon adorable mère !... Oui, messire, c’est ma mère qui m’a appris à servir Dieu comme à servir ma race française ! Je mourrai donc en chrétien et en français, n’ayez crainte !
Il acheva avec un grand abandon, mais en même temps avec un sourire navrant :
– Allons ! messire prêtre, demeurez tranquille, je pars avec le chevalier et sur ses pas j’entrerai en Paradis !
C’est ainsi qu’Hindelang priait Dieu, à sa façon c’est vrai, mais si sincère, si vraie était sa prière qu’elle ne pouvait qu’être agréable au Seigneur.
Et c’est ainsi, également, que le jeune homme vit arriver le 14 février, veille du terrible jour !
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Et ce matin du 14 février, au réveil, avant la passée de la ration que les prisonniers mangeaient dans leur cellule, on entendit résonner sous les voûtes obscures et silencieuses un frais éclat de rire.
– Eh bien ! mon cher Hindelang, demanda de sa cellule le chevalier de Lorimier, dites-moi un peu comment vous avez passé cette nuit qui vient de précéder la dernière pour nous en ce monde ?
– Vous le savez bien, mon cher chevalier.
– Dites toujours !
– Pardieu ! j’ai dormi comme un Anglais !
– C’est-à-dire en toute tranquillité ? demanda un autre prisonnier.
– C’est-à-dire... non... Tenez ! mes amis, j’ai dormi comme un Anglais qui redouterait ou qui redoute jusqu’à la dernière seconde que nos têtes demeurent sur notre col.
– C’est-à-dire dans l’angoisse ? interrogea malicieusement le chevalier.
– Et dans l’épouvante, mon cher ! répliqua Hindelang dans un nouvel éclat, de rire.
– Mais alors votre sommeil n’était pas tranquille le moins du monde, fit remarquer de Lorimier en riant aussi.
– Ah ! mon Dieu ! quelle logique vous avez, chevalier, en cette veille d’un jour aussi néfaste que sera le nôtre demain ! Alors j’ai donc menti en déclarant que j’ai dormi comme un Anglais. Eh bien ! croyez-moi cette fois : j’ai dormi tout simplement comme un juste !
– Ah ! cela est mieux ! fit gravement de Lorimier.
– Et à présent, ricana Hindelang, je m’apprête à manger comme un Lucullus !
– Vous serez servi à souhait : on nous a assurés que notre ration ce matin serait de premier choix.
– Précisez, s’il vous plaît !
– Vous et moi, ainsi que nos deux camarades, recevrons des confitures.
– Des confitures ! s’écria Hindelang avec une stupeur comique. Mais c’est extravagant !
– C’est aussi une délicatesse !
– Je dis que c’est inouï, répliqua Hindelang. Quoi ! ces bons Anglais vont-ils nous gâter ainsi juste au moment de notre grand départ ?
– Mon ami, reprit ironiquement le chevalier, vous leur garderez bien, je pense, une reconnaissance...
– Éternelle... éclata de rire Hindelang. C’est entendu. Seulement, à l’heure présente, tant de bienveillance me renverse !
– Et vous réconcilie, je gage ! fit encore narquoisement le chevalier qui ne voulait pas demeurer en reste d’humour avec son compagnon de voyage.
– Ah ! çà, non, par exemple ! cria avec véhémence Hindelang. Non jamais ! Ah ! si avec leurs confitures ils pensent...
Un « chut » volant comme un souffle de cellule en cellule l’interrompit.
À la minute même une clef grinçait, la grille de fer tournait lourdement, et le geôlier, accompagnant un cuisinier, paraissait.
Le chevalier avait dit vrai : Hindelang et son compagnon, Lévesque, reçurent des rôties de pain au beurre, des confitures et du café... ah ! du café duquel s’échappait une exquise senteur de rhum.
Les narines d’Hindelang frémirent et il prononça ces paroles sarcastiques :
– Superbe ! de l’eau de rose !...
Le geôlier et le cuisinier s’en étaient allés.
Une voix, à l’autre extrémité du corridor, dit avec emphase :
– Moi, ce soir, je vous promets mieux que ça !
– Non... pas possible ! fit Hindelang qui faisait déjà claquer sa langue après la première lampée de café.
– Vous verrez, vous dis-je !
– Quoi encore ? demanda le jeune homme, curieux.
– De l’eau-de-vie !
– De l’eau-de-vie... à l’heure de la mort ! ricana-t-il. Superbissime !
Des rires contenus se confondirent dans le bruit des cuillers de plomb heurtant les gamelles de fer-blanc.


V

Les adieux des condamnés.

Pour manifester toute l’amitié et l’admiration qu’ils avaient pour leurs deux compagnons d’infortune, les prisonniers avaient décidé et obtenu du directeur de la prison la permission de faire une petite fête au chevalier de Lorimier et à Charles Hindelang. Cette fête avait été fixée pour trois heures de relevée, heure à laquelle Mme de Lorimier, l’épouse du chevalier, accompagnée de quelques parents et amis, devait venir rendre la dernière visite à son mari.
Qu’on s’imagine l’aspect ordinaire qu’offre une salle de prison : des murs nus lavés à la chaux, une table de bois blanc, des bancs, des escabeaux, le tout éclairé par un jour douteux qui arrive par des fenêtres étroites garnies de barreaux de fer. Puis là, vis-à-vis, cette haute grille d’acier, solidement cadenassée, qui ferme un long corridor sombre et froid, le long duquel s’aligne une suite de cellules avec leurs portes de fer. Qu’on se représente surtout l’atmosphère qu’on respire dans ce lieu, cette atmosphère particulière aux prisons qui pèse sur le cerveau comme un granit énorme, fige le sang, pénètre jusqu’aux moelles, crispe le cœur, laisse dans l’être humain qui entre là une sensation de dégoût et d’horreur.
Eh bien ! en ce jour, du 14 février 1839 la salle commune de nos prisonniers présentait un aspect tout autre, elle avait quasi l’air d’une salle de banquet. Une table chargée de mets excellents apparaissait. Dessus des gerbes de fleurs émergeaient, et leur parfum atténuait la senteur de sépulcre que semblaient exhaler ces murailles de pierre. Deux superbes gâteaux à plusieurs étages dominaient, et, à leur sommet, flottaient les trois couleurs de la France. Quelques carafes d’un vin rouge rutilaient et réjouissaient la vue. Le plafond et les murs disparaissaient en partie sous des banderoles aux vives couleurs ; mais nulle part on ne pouvait rassembler les couleurs britanniques. Et cependant cette salle, toute gaie et toute riante qu’elle fut, semblait conserver sous son déguisement multicolore une physionomie lugubre et ironique. D’autant plus que l’on pouvait entendre le bourreau et ses aides frapper du marteau contre les bois de la potence qu’on dressait là, dans la cour d’arrière, sous les yeux presque des condamnés !
Sans exagérer l’on aurait pu appeler fête macabre cette réjouissance qu’on préparait. Et qu’eût-il manqué pour compléter la réalité ? Le bourreau et ses aides !
Eh bien ! un farceur y avait songé. Lorsque le geôlier vint à l’heure du midi pour la distribution des vivres, ce farceur lui avait demandé s’il aurait la courtoisie d’inviter à la fête le bourreau et ses aides.
Ce farceur s’appelait : Charles Hindelang !
Et Charles Hindelang voulait rire jusqu’à la dernière seconde de son existence !
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Quatorze février 1839... trois heures et quelques minutes !
Les visiteurs attendus venaient de pénétrer dans le corridor d’où leurs regards découvraient la salle enguirlandée.
Quelle fut leur impression ? Il serait difficile de la dépeindre avec justesse.
Mme de Lorimier avait de son premier regard cherché avidement celui à qui elle venait dire un dernier adieu. Elle le vit s’avancer rapidement avec un sourire douloureux à ses lèvres blêmes. Elle courut à lui et se pendit à son cou en pleurant.
Le chevalier l’entraîna à sa cellule où tous les deux pourraient mieux se dire les grandes choses qui emplissaient leurs âmes brisées.
Au bout d’un quart d’heure le chevalier sortit de sa cellule avec sa femme, et tous deux vinrent s’entretenir dans le corridor avec les parents et amis de Mme de Lorimier.
C’est alors qu’un des prisonniers se présenta pour inviter les visiteurs au petit banquet qui n’attendait plus que ses convives.
Les visiteurs déclinèrent poliment. Mais sur les instances du chevalier tous acceptèrent d’aller boire un verre de vin. Mme de Lorimier pria son mari de prendre à la table la place qui lui était réservée. Il ne voulut pas et s’excusa auprès de ses compagnons de geôle. Ceux-ci comprirent que le chevalier préférait avec raison à ce banquet le festin d’amour si enivrant et si consolant que lui apportait la compagne de sa vie.
Tous les prisonniers, hormis deux qui faisaient le service, étaient autour de la table. Hindelang occupait une extrémité. L’autre demeurait vacante : c’était la place du chevalier.
Le vin fut passé.
Un silence grave et solennel planait.
Derrière la grille du corridor on pouvait apercevoir les figures curieuses et stupéfaites de cinq ou six personnages anglais qui avaient obtenu la faveur d’assister, à l’écart, à cette scène touchante et terrible à la fois.
Le chevalier éleva son verre et prononça d’une voix tremblante d’émotion :
– Amis, compagnons d’infortune, vous ma sainte femme, vous tous parents chers à mon cœur, et toi, ô mon Canada, et vous tous mes compatriotes aimés, je bois à votre bonheur futur et je bois à ma patrie outragée et blessée ! Je demande à Dieu que la race, qui m’a empli les veines de ce grand sang français qu’on versera demain, grandisse, prospère ! qu’elle devienne puissante et règne un jour sur la terre qui lui a donné naissance ! Que notre souvenir, quand nous nous serons éteints, demeure toujours un flambeau au cœur de cette race ! Pour elle nous avons tout donné : femme, enfants, foyer cher, fortune, jusqu’à notre dernier souffle de vie, et nous n’avons pas compté ! Et nous mourons contents de l’œuvre accomplie : à la race française du Canada nous avons ouvert la voie glorieuse de la liberté, qu’elle poursuive cette voie jusqu’à l’ultime sommet !
Il se tut, et le silence parut plus solennel.
Il sourit à sa femme, puis il leva son verre à ses lèvres pour inviter les autres à boire.
Mais pas un verre ne fut vidé, dans le vin rouge ne trempèrent seulement que des lèvres pâles. Car toutes les gorges se serraient ! Car toutes les mains frissonnaient ! Car tous les yeux laissaient rouler de leurs paupières abaissées des larmes lourdes et brûlantes.
Et alors d’une poitrine trop oppressée une plainte funèbre s’échappa. Tous les prisonniers et tous les assistants tressaillirent. Puis un verre tomba sur le parquet pour se casser en miettes. La main qui avait échappé ce verre, dont le vin coulait comme un sang chaud sur le bois blanc du plancher, était celle de Mme de Lorimier.
Le chevalier s’était élancé vers sa femme pour la prendre dans ses bras. Elle sanglotait. Le chevalier l’emmena vers le corridor. Les autres visiteurs, émus et livides, suivirent.
Alors, voulant déchirer et chasser le voile trop sombre qui planait sur les choses si belles de la table, Hindelang s’écria, en élevant son verre encore plein :
– Amis, buvons à la santé et au bonheur de ces dames !
Cette fois tous les verres furent vidés, puis les prisonniers firent largement honneur au repas. Mais on parlait peu et on le faisait à voix basse pour ne pas troubler l’entretien du chevalier avec sa femme. Tous deux se promenaient dans le corridor, Mme de Lorimier pendue au bras de son mari. On n’entendait que la voix de ce dernier, qui arrivait à la salle commune comme un murmure funèbre. Elle, ne parlait pas, car elle ne pouvait pas parler, car sa douleur trop forte serrait sa gorge ; mais on pouvait percevoir le bruit de ses sanglots, et l’on sentait que le cœur de cette femme malheureuse se brisait peu à peu.
Or ces sanglots, cette douleur si grande et l’effroyable vision du drame de demain qui ne quittait pas les esprits, finirent par rendre trop sinistre cette fête qu’on avait voulu rendre gaie.
On était au dessert.
Hindelang décida de briser cette sorte de torpeur funeste qui pesait sur chaque convive, et il se leva pour parler.
Mais avant de prononcer une parole, son regard perçant se darda sur les visages anglais derrière la grille du corridor. Puis, la voix haute et ferme, il commença ainsi :
– Frères, patriotes canadiens, levez vos fronts devant l’ennemi infâme qui nous poursuit jusqu’au-delà de la tombe ! Montrons-lui que nous sommes les fils d’une race qui ne redoute rien et qui n’a d’autre règle, pour se guider parmi les peuples de la terre et à travers les âges, que le droit et l’honneur ! Disons-leur une fois encore que vous, mes amis, vous êtes du Canada français, que moi je suis de France ! Clamons-leur que nous sommes de vrais frères par le même sang qui nous rattache ! Prouvons-leur que la fierté de notre race est au-dessus de leur haine et de leur tyrannie !
Debout, droit, d’une taille qu’on aurait dit grandie, et pâle, avec ses yeux bruns tellement brillants qu’ils semblaient des éclairs, et avec son grand front mat derrière lequel soufflait une énergie farouche et indomptable, Hindelang imposait étrangement.
Le chevalier, sa femme et les autres visiteurs s’étaient réunis devant la salle pour écouter le jeune homme.
Lui, de ses yeux chargés d’éclairs, chercha une fois encore les figures qu’il avait aperçues derrière la grille, elles avaient disparu.
Il sourit doucement et poursuivit son discours. Il remercia ses compagnons de geôle pour la bonne sympathie qu’ils lui avaient vouée et leur fit ses adieux. Puis il adressa ses adieux à sa mère, implorant Dieu de la fortifier lorsqu’elle apprendra la mort de son fils tant aimé.
Et sa voix, tout à l’heure ardente, s’était faite douce et suavement mélancolique, et l’on sentait dans ses paroles tremblantes une telle vérité, et l’on voyait dans ses yeux humides, souvent levés vers le ciel, une telle douleur, qu’une émotion violente avait saisi tous les spectateurs ; de tous les yeux ruisselaient des larmes.
Incapables de contenir plus longtemps les angoisses tumultueuses qui la bouleversaient, Mme de Lorimier s’évanouit dans les bras de son mari.
Hindelang termina ses adieux par ces paroles attendries :
– Ô Canada ! puissent un jour tes fils braves, dans leurs jours de fête, se souvenir de cet étranger, de cet inconnu, de cet Hindelang, enfant de la grande France, qui, avec toute l’ardeur de sa jeunesse et de son âme française, vint se battre pour tes libertés ! Puissent-ils ne pas oublier qu’il a terriblement souffert, mais que, content, il est mort pour la défense de leur cause !
Élevant son verre avec une sorte de furie il jeta tout à coup ce défi :
– Anglais ! je meurs, mes regards tournés vers ma France !... Je meurs quand même en terre française !
Il reposa son verre, prit un petit pavillon aux couleurs françaises posé sur un gâteau et murmura, comme dans le dernier soupir d’une âme expirante :
– France ! France ! ma deuxième mère, c’est pour toi aussi que je meurs ! Et pour accomplir mon dernier devoir parmi les hommes, je baise avec amour ton drapeau et ta gloire !
– Une nouvelle furie le secoua tout entier. Il reprit son verre, le remplit, l’éleva. Il allait peut-être lancer encore quelques flèches sanglantes aux ennemis de notre pays, lorsque, rude et malveillante, une voix appela de la grille du corridor :
– Hindelang !
Il frémit violemment, grandit sa taille et avec exaltation cria :
– Ah ! c’est la France qu’on appelle ?... Eh bien ! la voici !
Il accourut.
Deux personnes venaient de franchir la grille et de pénétrer dans le corridor. La première de ces personnes était un homme d’une cinquantaine d’années, bien mis, triste et grave, que le jeune français reconnut de suite.
– Simon Therrier ! dit-il avec un élan de joie.
Mais il recula aussitôt, il recula avec une sorte de rugissement devant l’autre personne qu’il venait de regarder. C’était une femme d’aspect menu, dont le visage demeurait épaissement voilé de noir, et dont la tête disparaissait presque entière dans un collier de fourrures.
Oui, Hindelang s’était reculé comme devant l’apparition d’un spectre. Et comme si, par instinct ou divination, il avait reconnu cette personne, il bégaya avec une stupeur impossible à rendre ce nom :
– Élisabeth !...
Dans le corridor il reculait vers le chevalier de Lorimier, qui était parvenu à ranimer sa femme. Tous deux, ainsi que les autres visiteurs, ainsi que tous les prisonniers, ainsi même que le geôlier, oui tous regardaient cette scène incompréhensible pour eux.
Et Hindelang recule toujours, les mains tendues devant lui, comme pour repousser quelque chose de terrible et d’épouvantable.
Élisabeth, qui vient de relever son voile, sourit avec une poignante mélancolie. Ses yeux sont humides. Elle s’avance les bras demi tendus. Elle paraît surprise du mouvement d’Hindelang qui a l’air de la fuir.
– Charles ! prononce la jeune fille d’une voix que l’angoisse rend à peine distincte, avez-vous sitôt oublié vos promesses et les miennes ?
Hindelang s’arrête, éperdu, comme s’il venait de sortir d’un songe affreux. Il prononce encore avec une sorte d’effroi :
– Élisabeth !
Plus souriante elle se rapproche, et plus rassurée peut-être. Ses yeux sont peut-être plus humides, des larmes sont prêtes à couler. Elle dit encore, dans un murmure bas :
– Charles, je suis venue remplir les miennes...
Elle se rapproche et ajoute, mais si bas encore que seul Hindelang peut l’entendre :
– Je veux être tienne pour mieux adorer toujours ton image et ton souvenir !
Le jeune homme s’est encore arrêté. Il est hagard, livide, éperdu, tremblant, indécis. Il ferme les yeux, les rouvre tour à tour. Les traits de son visage se crispent. Le chevalier, près de qui il s’est arrêté, lui murmure à l’oreille :
– Revenez à vous, mon ami ! Voyez donc cette malheureuse enfant qui vous tend les bras !
Cette voix, ce murmure semble un choc. Hindelang court à la jeune fille, la saisit dans ses bras, la soulève, l’embrasse et se met à pleurer.
Mais cette étreinte est courte. Il repousse tout à coup la pauvre enfant et hurle :
– Va-t’en ! je ne veux pas... Va-t’en !
Il la repousse encore, plus rudement.
Il gronde :
– Je ne peux pas ! Je suis un monstre ! On me jette en pâture au bourreau ! Ah ! rien que mon nom serait déjà pour toi un malheur irréparable !
– Charles ! Charles ! gémit la malheureuse, mains jointes et crispées par la douleur.
Hindelang, comme enragé, la pousse vers la grille.
– Va-t’en ! râle-t-il. Ce n’est pas ma faute, ce sont nos ennemis qui font ton malheur et le mien ! Va-t’en ! ne vois-tu pas que tu me fais pleurer ? Je ne veux pas qu’on voie un soldat pleurer ! Car je suis un soldat et non un malfaiteur ! rugit-il.
Élisabeth, toute stupéfiée qu’elle est, comprend que la souffrance d’Hindelang le rend fou. Alors elle veut chasser cette folie, elle entoure le cou d’Hindelang de ses deux bras, elle baise avec ardeur ses paupières brûlantes et humides.
Le jeune homme essaye de la repousser encore.
– Pauvre enfant ! gémit-il, vois donc que je ne suis plus qu’un cadavre !
Il pleure et se détourne d’Élisabeth. Mais il aperçoit Mme de Lorimier près de son mari.
Il fait un geste de colère et crie :
– Oh ! mes yeux, cessez donc vos pleurs, des femmes vous regardent !
Puis, par un effort sur lui-même, il sourit à Élisabeth tendrement et dit avec une voix qui se meurt :
– Pauvre Élisabeth ! je ne veux pas laisser une veuve, comprends-tu ! Les Anglais n’en ont-ils pas laissé assez de ces pauvres femmes derrière les ruines qu’ils ont semées ? Ah ! non... je ne veux pas ! Allez, allez, Élisabeth ! soyez heureuse et souvenez-vous d’Hindelang !
La jeune fille chancelle, elle est plus livide qu’un cadavre.
– Emmène-la, Simon ! commande Hindelang à l’aubergiste qui ne sait comment interpréter cette scène.
Simon Therrier s’approche.
Un râle s’échappe de la gorge d’Élisabeth, elle étend les bras, elle s’affaisse...
L’aubergiste la supporte.
Hindelang la regarde un moment avec extase. Comme elle est belle encore avec cette pâleur qui s’étend sur son visage blond ! Il se penche et baise longuement les lèvres closes de la jeune fille.
Élisabeth est évanouie.
Alors Hindelang pousse un cri lugubre, et pleurant, courant, sanglotant, il gagne sa cellule, se jette à plat ventre sur son lit et continue de pleurer et de rugir.
Vers la jeune fille évanouie et l’aubergiste éperdu le chevalier est accouru.
Il soulève la jeune fille dans ses bras, la transporte doucement à la salle commune. Là, aidé de Mme de Lorimier, il introduit quelques gouttes de vin entre les dents serrées d’Élisabeth. L’instant d’après la pauvre enfant revient à elle. Elle ne voit plus Hindelang. Elle voit le chevalier, sa femme, mais elle ne semble pas les reconnaître. Puis elle aperçoit Simon Therrier qui pleure doucement. Elle fait un geste, tend sa main brûlante et dit :
– Simon, allons-nous-en !
Sa voix est brisée.
– Viens, Simon... tu emmènes une veuve !
Elle suffoque, elle titube, elle entraîne Simon vers la grille.
À mesure qu’elle marche son pas devient sec, rapide, et l’on dirait qu’elle a hâte de sortir de cet antre de douleur.
Elle a franchi la grille et marche vers l’escalier.
Le geôlier lui-même est si troublé par la scène qui vient de se passer sous ses yeux qu’il suit la jeune fille et son compagnon, et qu’il oublie de refermer la grille.
Mais en bas, la grille de la salle des gardes est fermée. Un garde est là de l’autre côté, debout, en faction.
Élisabeth s’arrête, ses regards farouches jettent un éclair et elle ordonne d’une voix rude et impérative :
– Ouvre la grille de ta cage, fils de bourreau !
Quoique surpris et interloqué, le garde obéit promptement.
Élisabeth traverse la salle entraînant toujours Simon Therrier, plus éperdu que jamais.
Devant la porte massive et lourde qui ouvre sur le perron dehors, quelques gardes stationnent. Ils fument et ricanent tout en lorgnant la jeune fille qui s’approche.
Comme ils n’ont pas l’air de vouloir livrer passage, Élisabeth rugit :
– Place, viles argousins !
Un garde l’insulte.
– Goujat ! clame Élisabeth.
Et, rapide comme la pensée, elle saisit la canne de Simon, l’arrache, l’élève et en frappe le garde à la tête.
Lui, furieux, lève son poing pour frapper cette frêle enfant.
Simon saute à la gorge du garde, une lutte s’engage entre les deux hommes qui roulent dans leur étreinte sur le parquet.
Mais Simon, tout français qu’il est, n’aura pas le dernier mot : les autres gardes se jettent sur lui comme des dogues enragés.
Élisabeth, de sa canne, frappe des têtes, des bras, des jambes.
Des vociférations, des hurlements, des blasphèmes retentissent.
Un garde a réussi à frapper la jeune fille. Elle tombe, mais se relève aussitôt plus menaçante.
Ah ! si elle avait une arme... une arme au lieu de cette canne trop fragile !
Mais soudain arrive de là-haut une rumeur qui domine tous les autres bruits.
Élisabeth jette un appel désespéré et amoureux :
– Hindelang ! Hindelang !
Et elle pousse aussitôt un cri de joie suprême.
Hindelang est là derrière la grille... il accourt, l’œil sanglant, terrible !
Plus loin des prisonniers suivent !
Un garde accourt de l’arrière de la prison, il se rue vers la grille ouverte. Mais Hindelang vient de franchir cette grille, et il est là, maintenant, dans la salle des gardes prêt à défendre Élisabeth.
Et la grille aussitôt est fermée dans un choc d’acier.
Les autres prisonniers sont arrivés trop tard.
Qu’importe ! Hindelang est là rugissant. Il vient de s’emparer d’un banc fait d’un bois lourd que ses bras nerveux élèvent au-dessus de sa tête. À ce moment ce banc est une arme terrible. Et Hindelang s’apprête à écraser les gardes qui s’acharnent à Simon Therrier.
Mais il est trop tard encore. D’autres gardes sont accourus de l’intérieur de la prison. En un moment Hindelang est saisi, renversé, ligoté, emporté... emporté là-haut jusqu’à sa cellule !
...................................................

L’instant d’après, pendant que Simon Therrier emmène vers la cité Élisabeth presque mourante, Mme de Lorimier, compatissante et oubliant sa propre douleur, vient se pencher sur Hindelang immobile sur son lit, pleurant silencieusement. Elle veut le consoler comme ferait une mère tendre.
– Ah ! madame, murmure-t-il avec un accent désespéré, votre bonté et votre tendresse ne peuvent plus rien, mon pauvre cœur est percé de part en part ! Il saigne tant qu’il cessera bientôt de vivre. Merci, madame, laissez-moi mourir tranquille !
Le chevalier attire doucement sa femme.
– Oui, chère amie, dit-il, laissons cet enfant à sa douleur, elle est pour lui en ce moment un baume plutôt qu’un poison !
– Pauvre enfant de France ! soupire Mme de Lorimier.


VI

Le gibet.

Le lendemain, 15 février, quatre fois le bourreau avait laissé tomber sa corde au bout de laquelle une tête humaine avait été attachée.
Front haut, lèvres dédaigneuses, mains liées derrière le dos, Hindelang monta fermement les degrés qui aboutissent à la plateforme fatale.
Le jour était bas, sombre et froid. Tandis que les spectateurs, en bas, grelottaient sous la bise, le condamné demeurait tranquille.
Plus loin la cité demeurait silencieuse comme si elle eût été dans l’attente d’un drame terrible ou d’une catastrophe.
Mais on pouvait percevoir la rumeur confuse qui s’élevait de la masse du peuple pressée contre les murs extérieurs de la prison ; ce peuple était là pour faire ses adieux à ceux qui mouraient pour sa cause.
Au pied du gibet, des gardes, des soldats, des fonctionnaires de la prison, et des spectateurs qui avaient obtenu cette faveur extraordinaire, demeuraient attentifs et silencieux.
Hindelang regarda ce monde profondément, et avant que le bourreau ne lui eût mis le bonnet noir, il prononça d’une voix vibrante qui devait atteindre le peuple plus loin, hors les murs :
– Canadiens, voyez comment meurt un fils de la France et de la liberté... de vos libertés !
La trappe s’abaissa... au bout de la corde on vit frémir une seconde le grand Héros de France, puis plus rien !
Oui, la dette était payée !
Et dans le silence plus tragique encore qui suivit on n’entendit pas les sanglots douloureux d’une jeune fille prosternée au pied de l’autel, en l’église Notre-Dame, où un prêtre disait la messe.
Non, cette foule muette et horrifiée, cette foule parmi laquelle tant de remords ont dû s’agiter, n’entendit pas ce vœu d’une enfant canadienne et française murmuré au Dieu des nations :
– Seigneur, acceptez la douleur d’une veuve qui, de ce jour, se voue tout entière à votre service ! Seigneur, je suis votre servante, et je vous supplie de recevoir dans votre royaume celui que je pleure et que je veux retrouver auprès de Vous !
Ô fille douloureuse et sainte ! le Héros que tu pleuras est ce Héros que toute une race française en cette terre d’Amérique admire et vénère ! Ton Héros, petite canadienne, est ce Héros de France dont le souvenir demeure pur et immortel dans le cœur de ta race !
Et

... Lorsque ton fier cadavre à peine refroidi
Fut étendu devant la foule agenouillée,
– Dors en paix, Hindelang ! – la dette était payée !
(Louis Fréchette).







Cet ouvrage est le 765e publié
dans la collection Littérature québécoise
par la Bibliothèque électronique du Québec.


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