Le patriote - La Bibliothèque électronique du Québec
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Jean Féron
Le patriote
BeQ
Jean Féron
Le patriote
Grand roman canadien historique
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Littérature québécoise
Volume 765 : version 1.0
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Le siège de Québec
La besace damour
La besace de haine
La métisse
Le patriote
Numérisation :
Wikisource, Projet Québec/Canada.
Relecture : Jean-Yves Dupuis.
Édition de référence :
Éditions Édouard Garand, 1926.
« Le roman canadien »
Première partie
I
À New-York
En 1838, la ville de New-York nétait pas ce que nous la pouvons voir aujourdhui ; mais elle était déjà très importante par son gros commerce. Hâtivement bâtie à lembouchure de la rivière Hudson, elle navait pas la symétrie et la correction de ligne quon lui trouve de nos jours, et on ne lavait pas encore décorée de ses mille tours de Babel. Elle nétait pas encore devenue la capitale de la finance juive ; en 1838, New-York était le lot presque exclusif de commerçants dorigine anglaise, et sa société, en dépit de certaines originalités quon sefforçait dinventer, et en dépit également de son puritanisme trop affecté, demeurait une société purement anglaise.
Seulement, comme on venait de se séparer du régime britannique, il importait de changer ses habitudes, son mode de vivre, son costume, sa façon de parler. On ne voulait plus être anglais, mais des « Américains », et que les Anglais, par revanche ou ironie, surnommèrent « Yankees ». Tout de même, ces Américains ne pouvaient ignorer que leur prétention neffaçait nullement leur origine, et cest peut-être à cause de cette reconnaissance même quils continuaient de demeurer de vrais Anglo-Saxons. Ensuite, dans les nouveaux États américains, tout comme en Angleterre, on était bien forcé douvrir ou de fermer les portes, puisquon avait là aussi des portes à fermer ou à ouvrir. Mais voilà, nos étranges voisins eurent lair de prétendre que les portes pouvaient être fermées et ouvertes dune toute autre façon. Plus tard ils eurent raison positivement : car ils avaient réussi à modifier leur physionomie ethnique, leurs allures et leur langage quon naurait pu les regarder comme issus dune race européenne. Les Américains semblaient donc avoir justifié lappellation des Anglais : cétaient des Yankees. Une chose sûre, ces Yankees avaient alors pour notre race canadienne-française une sympathie que, hélas ! nous ne retrouvons plus guère. Cette sympathie fut la raison pour laquelle tant de nos Canadiens pourchassés par les agents anglais trouvèrent, durant nos troubles politiques de 1837 à 1839, un refuge sûr dans les États américains.
New-York nétait donc pas ville cosmopolite proprement dite, encore quelle renfermât, outre le groupe hollandais, plusieurs éléments étrangers, entre autres des Suisses et des Français.
Les régiments amenés de France en 1774, tant par La Fayette que par le comte de Rochambeau, avaient frayé le chemin dAmérique à une foule de petits commerçants français venus dans les villes de la Nouvelle-Angleterre pour sétablir, et la ville de New-York les avait plus particulièrement attirés. Et lon peut dire quà New-York, en 1838, la langue française était à peu près tout aussi courante quen la ville de Montréal, à la même époque.
En débarquant des navires européens, on pénétrait dans une sorte de place à laquelle venaient aboutir une quantité de ruelles tortueuses, qui se ramifiaient au cur de la cité où habitait la haute bourgeoisie. Sur cette place et les ruelles adjacentes siégeaient le gros commerce et, plus spécialement, le commerce de lhôtellerie. La plus achalandée de ces hôtelleries semblait être lauberge de lAigle Blanc, quun incendie allait détruire quelques années après en même temps que les constructions qui sélevaient sur cette place. Lauberge de lAigle Blanc dressait son enseigne à gauche, en pénétrant sur la place. Flanquée de deux ruelles, et par conséquent un peu écartée des immeubles voisins, elle attirait lattention. Cette hôtellerie était tenue par un Français, ancien cuisinier, dit-on, de Louis XVIII, appelé Simon Therrier ou Tirier. Naturellement, cétait à cette auberge quaccouraient, dès le débarquement, ceux qui arrivaient de France.
Dépassant de peu la cinquantaine, célibataire, actif, trapu et vigoureux encore, tel apparaissait Simon Therrier au physique. Il était connu pour sa grande urbanité, et lon pouvait croire quil avait servi dans les grandes maisons, à voir laisance de ses manières, ses révérences gracieuses, son langage choisi, et la dignité avec laquelle il dirigeait son établissement. On connaissait encore Simon Therrier pour sa bonne jovialité, qualité qui nest pas un mince appoint dans lattraction dune clientèle. Cest donc en raison de toutes ces qualités dabord, et ensuite par lexcellence de sa cuisine exceptionnellement française quil était parvenu à se créer en peu dannées une clientèle nombreuse et distinguée.
En sus des voyageurs venant dEurope, lauberge de lAigle Blanc recevait souvent la nouvelle société new-yorkaise, qui y donnait des festins dont on parlait par lau-delà lAtlantique. Pourtant, il ny avait en cette auberge aucun luxe, car Simon Therrier était économe ; mais on y trouvait la table la plus appétissante qui fût, une propreté méticuleuse et un bon confort.
.................................................
Vers la fin de juillet de cette année 1838, sur le déclin du jour, Simon Therrier vit entrer en son auberge un jeune homme, presque un enfant par le visage imberbe et délicat. Mais la taille élancée de linconnu, sa physionomie intelligente et distinguée, la mise soignée de sa personne attiraient de suite lattention et créaient une impression favorable.
En pénétrant dans la salle commune où, autour de tables chargées de carafes aux liqueurs vermeilles, de bocks remplis de bière mousseuse, et dans la fumée odorante des cigares, plusieurs personnages discutaient les événements du jour, le jeune homme sarrêta dabord comme surpris, puis il promena autour de lui des regards incertains. Mais de suite lécho cher du verbe français qui survolait dans la salle parut le rassurer. De suite aussi, parmi la nombreuse valetaille, qui çà et là courait pour répondre aux appels des clients, et au sein de tous ces visages inconnus il chercha à reconnaître le maître-aubergiste.
Devinant aussitôt un étranger, Simon Therrier savança à sa rencontre, et, très souriant, très accueillant, demanda dune voix suave :
Vous êtes français, mon gentilhomme ?
Car il avait un certain air ce jeune homme dans le vêtement tout noir qui lhabillait. Il portait avec une élégante aisance un frac à larges basques qui moulait sa taille fine et souple. Et à voir ses mains fines et très blanches, on comprenait de suite que ce jeune homme ne sortait pas de latelier. Il avait tout simplement la physionomie dun gentilhomme de province.
Vous êtes monsieur Therrier ? questionna le jeune homme, oubliant ou négligeant de répondre à linterrogation quon venait de lui faire.
Cest moi en personne, sourit plus largement laubergiste. Que puis-je faire pour vous être utile ?
Je cherche un logement, monsieur. Débarqué ce matin, jai parcouru toute la ville à la recherche dune auberge française. Finalement, lon ma indiqué votre maison.
Le hasard vous sert bien, mon jeune ami, il me reste une chambre en disponibilité, et je vous la cède de tout cur.
Merci.
Votre nom, cher monsieur ?
Hindelang.
Vous arrivez de France ?
Oui, de Paris. Mais jai séjourné quelques semaines à Londres.
Vous visitez le monde ?
Non... je viens en Amérique pour y gagner de largent.
Vrai ? Eh bien ! mon ami, cest lunique pays au monde ! sécria Simon Therrier avec enthousiasme.
Cest bien ce quon ma affirmé, sourit le jeune homme.
On a dû vous affirmer aussi que, avec un petit capital-espèces, lon pouvait en quelques années bien courtes se conquérir une fortune ?
On ma dit cela également.
Alors, vous avez un petit capital à placer ?
Bien mince, monsieur. Cest le petit héritage qua laissé mon père en mourant. Jai pris la moitié seulement, abandonnant lautre moitié à ma mère que jai laissée à Paris en attendant le jour, pas trop lointain, jespère, où je pourrai aller la chercher.
Ah ! pauvre mère ! fit avec compassion laubergiste très intéressé par ce jeune homme qui, bien que sa personne révélât un peu de timidité, laissait cependant voir une nature forte et énergique. Et laubergiste demanda encore :
Vous lavez laissée seule à Paris, votre mère ?
Pas tout à fait : un ami commun sest chargé de veiller sur elle durant notre séparation.
Pauvre femme ! elle sennuiera sûrement...
Je sais, sourit amèrement le jeune homme. Aussi vais-je tâcher de me caser le plus tôt.
Vous trouverez des compatriotes obligeants qui vous aideront, affirma lhôtelier, et vous pouvez dès ce moment compter sur moi, bien que je vaille peu de chose.
Merci, monsieur, vous me réconfortez.
Oh ! parce que vous êtes étranger en pays inconnu il ne faut pas vous mettre martel en tête ; vous verrez quil est facile de vivre ici !
Je vous crois ; mais je désire, avant dentreprendre aucune démarche, me mettre au courant des coutumes et surtout de la langue de ce pays nouveau pour moi.
Cest-à-dire vous acclimater, se mit à rire laffable aubergiste. Oh ! ajouta-t-il avec bonhomie, ce sera vite faite du moment que nous avons du talent et de laptitude. Car, comme vous le pensez bien, pour réussir en ce pays, il importe avant tout de savoir baragouiner quelques mots daméricain ou même quelques mots danglais.
Jai profité de mon séjour à Londres pour apprendre quelques mots danglais.
Ah ! mais alors, sécria laubergiste avec admiration, cest affaire de semaines seulement pour vous. Mais si, mais si, jen suis convaincu, et avant trois mois on vous prendra pour un Yankee. Et le brave aubergiste éclata dun franc rire.
Il sinterrompit aussitôt pour reprendre son sérieux et demander :
Vous devez être fatigué ?... Et je suis là à vous retenir sur vos jambes, tandis quun lit bien moelleux et bien frais vous attend et ferait mieux votre affaire ?... Je mimagine bien que vous avez marché tout le jour par cette cité qui, en ces mois dété, est un véritable four que ne réussit pas à rafraîchir la brise de mer.
Cest vrai, avoua le jeune homme, jai eu bien chaud et je me sens très las. Je vous prie donc de me guider à lappartement que vous voulez bien mettre à ma disposition.
Venez, je vous conduis. Ah ! à propos... vos bagages ?
Je les ai laissés au dépôt du débarcadère.
Ils sont nombreux ?
Non... deux coffres et deux petites valises.
Cest bien, je les enverrai chercher demain matin. Venez !
Laubergiste précéda le jeune homme à travers la salle commune, pénétra dans un réfectoire tout plein de bonne fraîcheur et de parfums divers. Le jeune étranger remarqua, malgré la clarté diffuse qui régnait là, quantité de jardinières disposées çà et là desquelles émergeaient en gerbes ruisselantes les fleurs dAmérique. Il vit encore que les tables étaient recouvertes de nappes bien blanches sur lesquelles sétalaient de nombreuses argenteries aux reflets pâles. Il se serait complu à admirer davantage le bon confort qui lentourait et à respirer cette atmosphère embaumée, mais il dut suivre laubergiste, qui montait déjà un large escalier recouvert dun épais tapis persan.
Après avoir monté quelques marches, laubergiste sarrêta tout à coup pour demander à son nouvel hôte :
Avant de vous retirer, monsieur, désirez-vous prendre un cordial... boire un bock ?...
Non, merci. Cest du sommeil quil me faut.
Lhôtelier sourit et reprit sa marche ascendante pour conduire le jeune français en une chambre du second étage. Cette chambre, petite, mais proprement aménagée, ne recevait de jour que par une étroite fenêtre à guillotine percée du côté dune ruelle. Et cette chambre, déjà sombre, se trouvait obscurcie encore par les murailles grises dun bâtiment élevé, vis-à-vis de lauberge, de lautre côté de la ruelle. Mais latmosphère de cette chambre était fraîche.
Simon Therrier expliqua :
Ce nest pas lappartement qui convienne à un gentilhomme ; mais, comme je vous ai dit, cest lunique qui me reste aujourdhui. Un autre jour, je pourrai vous loger plus convenablement.
Oh ! je serai très bien ici, assura le jeune homme après avoir parcouru du regard la pièce et son mobilier. Il demanda aussitôt :
Mes voisins sont-ils des Français ?
Des Français ! fit Simon Therrier avec surprise. Mais il ny a que ça ici. Oui, oui, mon ami, il ny a que des Français dans mon auberge. À droite vous avez un Lyonnais, à gauche un... ah ! pardon... À gauche, ce nest pas tout à fait un français, mais cest tout comme.
Le jeune homme regarda laubergiste avec étonnement. Mais celui-ci expliquait de suite :
Je vais vous dire, cette chambre à gauche est habitée par un monsieur dun certain âge dont la famille est en Canada ; cest un réfugié canadien. Ah ! vous ignorez peut-être que ces Canadiens parlent la langue française comme vous et moi ?
Jignore, en effet, ce que vous appelez des Canadiens, et je ne sais pas davantage que ces Canadiens parlent notre langue française.
Eh bien ! vous verrez vous-même. Je vous recommanderai à ce monsieur, qui vous instruira sur les races et lhistoire de lAmérique. Car cest un homme instruit, et puis... Laubergiste se mit à rire et dit : Bon voilà que je vous retiens encore. Allons, reposez bien !
Merci, monsieur.
Simon Therrier sen alla.
Le jeune homme ferma sa porte, tira le verrou, enleva vivement son franc à basques et se jeta lourdement sur le lit blanc. Il sendormit.
Ah ! cest vrai quil avait lair bien las, cet enfant dune autre patrie qui, sur cette terre immense des Amériques, se sentait comme perdu. Mais bientôt, comme en un songe merveilleux, il allait se retrouver sous un ciel qui lui rappellerait encore le beau ciel de France.
II
Comment Hindelang trouve des frères.
Le soir de ce même jour, à huit heures, Simon Therrier monta à lappartement de son nouvel hôte pour linformer que son couvert au souper lattendait. Vainement frappa-t-il à la porte, aucune réponse ne lui vint de lintérieur. Prêtant loreille un instant, il saisit le bruit dun ronflement. Il sourit et se retira sur la pointe des pieds.
Oui, Charles Hindelang dormait et ronflait... il dormait si profondément quil ne séveilla quau petit jour suivant.
Il se leva dispos.
Dans la petite fenêtre quil ouvrit il pencha sa tête brune et son grand front, et se plut à respirer largement lair serein du matin. Puis, comme sil fût sorti dun songe, il regarda avec étonnement tout ce que ses yeux pouvaient atteindre. Par-dessus la muraille du bâtiment qui sélevait devant lui il pouvait découvrir, mais vaguement à cause de la brume légère qui venait de la mer, une multitude de toits aux couleurs variées, de pignons de toutes formes, de cheminées, de tourelles, de clochers. Puis, à mesure que la brume séloignait vers les terres emportée par une brise de mer, une nappe dun bleu tendre se dessina au-dessus des toits. Et ce ciel bleu, dun vrai beau bleu, dun bleu qui lui sembla tout aussi doux au regard que le bleu des ciels de France, sélargit, samplifia, séleva, devint immense. Puis le bleu sattendrit encore, il parut sabaisser vers la terre ou sen élever davantage tandis que de timides reflets roses, écarlates, jaunes et violets semblaient le percer comme des flèches. Et les toits, les pignons, les tourelles se mirent à reluire de couleurs plus vives et légèrement changeantes à mesure que grandissaient les clartés de laurore. Le jeune homme crut se trouver devant un tableau immense sur lequel le peintre avait jeté tout le coloris de son imagination. Il regarda avec ravissement.
Les premiers rayons du soleil changèrent encore une fois les couleurs, et bientôt toutes choses avaient repris leur aspect ordinaire. Seulement, dans le grand ciel moins bleu maintenant, le jeune homme aperçut des nuées de moineaux, dhirondelles, de tourtereaux qui venaient sébattre sur les toits et les pignons, faisant entendre leurs gais fredonnements. Et au-dessus, très haut dans le ciel, il vit les grands oiseaux aquatiques planer dans un vol majestueux, monter, descendre, tournoyer, puis reprendre à tire-daile le chemin de la mer.
Oui, Hindelang avait regardé de toute la puissance de ses yeux ce décor inconnu qui lui plaisait. Et maintenant, après les inquiétudes et les soucis qui assaillent tout étranger en terre nouvelle et lointaine, le jeune homme sentait naître en lui-même une confiance joyeuse.
Il aurait voulu voir encore davantage de ce pays de lor, mais la portée de son observatoire était trop restreinte.
Il abaissa ses regards vers la ruelle à quelques mètres au-dessous. À cette minute, un individu poussait une petite charrette chargée de légumes et de fruits aux senteurs exquises. Le marchand ambulant gagnait la place.
Cétait lunique bruit entendu par Hindelang que le roulement de cette charrette sur le pavé raboteux de la ruelle. La ville semblait dormir encore.
Hindelang pensa quil ne pouvait être plus de cinq heures.
Mais juste au moment où son regard sappliquait à suivre la petite charrette, sur la place même il aperçut des hommes qui se dirigeaient vers le port, et ces hommes lui parurent des travailleurs.
Puisque déjà des êtres humains allaient par la cité, il résolut de sortir de lauberge et daller flâner par ci par là en attendant lheure du déjeuner.
Il entendit un tintement sonore qui semblait partir de la place. Il compta chaque coup jusquà cinq. Il était cinq heures.
Allons, murmura-t-il, jai trois heures devant moi et je nai rien de mieux à faire que daller minstruire sur les lieux où je dois faire mon séjour pour longtemps.
Il remarqua que le marchand ambulant installait sa charrette sur la place au coin de la ruelle. Alors il vit des rayons de soleil dorer et velouter les beaux fruits. Une salive irrésistible mouilla ses lèvres.
Il sempressa dendosser son frac, coiffa son chapeau haut de forme et quitta sa chambre. Lauberge demeurait silencieuse et paisible.
En mettant les pieds sur la Place il aperçut le marchand de fruits qui le salua dun sourire.
Combien pour ces beaux fruits ? demanda Hindelang en sapprochant.
Deux sous pièce, monsieur, répondit lhomme avec le plus pur accent de Paris.
Vous êtes donc parisien, monsieur ? demanda Hindelang avec émotion.
Comme vous, mon gentilhomme ! sourit le marchand.
Hindelang acheta quelques fruits, causa un moment, et traversa la Place dans la direction du port où la vie renaissait rapidement.
Là encore, parmi, il est vrai, de nombreux vocables américains, il entendit résonner le verbe de France.
Sa joie et sa confiance en lavenir grandirent.
Ah ! pensa-t-il, je ne suis pas si loin de la France que je lavais redouté.
Il approchait huit heures quand, après avoir erré çà et là par la cité, le jeune français rentra à lauberge. On y commençait le remue-ménage du matin.
Simon Therrier sempressa de venir souhaiter le bonjour au jeune homme.
Alors, vous avez fait une bonne nuit ? interrogea-t-il avec intérêt.
Excellente, monsieur.
Je vois ça... on vous reconnaîtrait à peine ce matin.
Oh ! jétais si morfondu hier !
Et... vous allez vous lancer de suite à la recherche dune position sociale ?
Cela dépend. Comme je vous ai dit hier, je vais dabord me mettre au courant des choses et des êtres de ce pays.
Vous êtes instruit ? interrogea laubergiste.
Un peu, oui.
Jaurais peut-être quelque chose pour vous occuper dès demain et qui ne demande pas nécessairement des connaissances du pays.
Vraiment ?
Cest hier soir que jai trouvé la chose. Un de nos compatriotes, comme vous allez voir, qui fait ici le commerce de limportation des vins et des eaux-de-vie, me demandait hier, au souper, si je navais pas lavantage de connaître un jeune homme qui possède la connaissance des écritures. Je lui ai parlé de vous.
Merci.
Est-ce que cela ne vous irait pas ? dites !
Peut-être bien, parce que je sais faire les écritures. Voudrez-vous me présenter à ce monsieur ?
Certainement. Tous les soirs, après ses affaires, il vient manger chez moi. Je vous recommanderai ce soir même.
Merci encore, monsieur Therrier, répondit le jeune homme tout à fait enchanté de cette aubaine et très reconnaissant à cet aimable et secourable aubergiste.
Bon, cest entendu, fit avec satisfaction Simon Therrier. Mais vous devez avoir faim, nest-ce pas ?
Jenrage simplement, cher monsieur Therrier, se mit à rire Hindelang.
Suivez-moi au réfectoire et je vous ferai servir.
Quelques minutes plus tard le jeune homme mangeait du plus bel appétit.
Le réfectoire était désert. Mais quand Hindelang fut à peu près à la moitié de son repas, un serviteur introduisit un monsieur. Le personnage salua de la tête et dun sourire le jeune français, et napercevant pas dautres convives, il commanda au valet de le servir à la table quoccupait Hindelang.
À moins, dit-il aussitôt au jeune Français, que ma présence à votre table ne vous soit gênante ?
Mais non, monsieur, pas du tout. Asseyez-vous, je vous prie, je serai enchanté de lier la conversation avec un compatriote.
Le personnage sourit, sassit et répliqua :
Je ne suis pas tout à fait un compatriote, car vous êtes Français, si je ne me trompe ?
Cest vrai. Et vous-même, monsieur ? interrogea Hindelang avec quelque surprise.
Moi ?... je suis justement votre voisin de chambre, sourit placidement létranger.
Ah ! vous êtes ce monsieur...
Rochon.
Monsieur Rochon... répéta Hindelang en considérant curieusement cet homme âgé dune quarantaine dannées, bien mis, de bonnes manières, dexcellente courtoisie, parlant un français aussi pur que le sien, sauf peut-être certaine différence ou nuance dans laccent. Puis il sécria avec ravissement :
Ah ! mais alors, vous êtes ce monsieur canadien de qui ma dit un mot le propriétaire de cette auberge ?
Ah ! ah ! fit avec une feinte surprise le Canadien, maître Simon vous a parlé de moi ?
Cest-à-dire quil ma informé que javais pour voisin de chambre un Canadien, nom que jentendais pour la première fois.
Vraiment ? Vous êtes donc débarqué depuis peu de jours ?
Hier au matin, monsieur.
Arrivant de France ?
De Paris et de Londres. Je croyais venir en pays tout à fait anglo-saxon, mais lon me dit et massure quil se trouve en Amérique un peuple parlant notre langue de France.
On vous a affirmé la vérité, monsieur. Le Canada, mon pays, est à quelques cents kilomètres dici seulement.
Eh bien ! je suis ravi que ce pays du Canada soit un pays français !
Pas tout entier. Depuis que la France a cédé aux Anglais cette terre jadis exclusivement française, sa population est devenue mixte. Notre pays se divise en deux provinces nommées le Bas-Canada et le Haut-Canada. La première est française, avec quelques éléments anglais, la seconde anglaise.
Mais, monsieur, je croyais que ce quil y avait de Français, après que la France eut abandonné ce pays aux Anglais, était retourné là-bas ou sétait établi dans les pays américains ?
Non. Il est demeuré soixante mille Français, presque tous natifs de cette terre canadienne, après la cession du pays à lAngleterre. Ces Français ont formé la race canadienne-française, comme nous la nommons aujourdhui.
Ah !... et vous êtes lun de ces Canadiens-français ?
Comme vous voyez.
Je suis de plus en plus ravi, monsieur. Et savez-vous quil me plaira énormément de visiter ce pays en lequel notre langue de France est parlée avec une si belle pureté ? Ah ! cette chère langue ! qui aurait songé, deux siècles passés, quelle allait prendre si profonde racine en ce sol des Américains et si loin de la grande patrie !
Cest merveilleux, nest-ce pas ?
Cest du prodige, monsieur ! Et pour moi, qui arrive en pays saxon je peux bien vous lavouer cest une consolation et un gain de confiance ; car, voyez-vous, monsieur, je ne puis me faire à cette langue anglaise que je trouve un peu... comment dirais-je ? rocailleuse... ni à ces coutumes américaines à travers lesquelles je ne peux retrouver et goûter la saveur de nos propres coutumes.
Vous trouverez en Canada, ou mieux vous retrouverez la France toute vivante, monsieur...
Hindelang.
Hindelang ! répéta avec un peu de surprise monsieur Rochon. Non plus que moi vous nêtes pas tout à fait français ?
Je suis né à Paris, sourit le jeune homme. Mais je vous avouerai que mes parents tirent leur origine de la Suisse.
Ah !
Mais aujourdhui notre famille est véritablement française.
Êtes-vous venu en Amérique pour vous établir, ou simplement pour y voyager et retourner ensuite en France ?
Pour métablir, monsieur, et peut-être, plus tard, aller finir mes jours en France. Or, on mavait plus spécialement indiqué New-York. Mais du moment quon me dit quau Canada on se retrouve en France, je suis bien tenté dy aller chercher fortune.
Le Canada est un pays davenir et, quoique jeune, la prospérité y est étonnante. Mais je ne vous conseillerais pas dy aller en ce moment.
Non ? Pourquoi ?
Parce que le pays traverse une crise politique très aiguë dont on ne peut prévoir lissue. De tous côtés mes compatriotes se soulèvent et sarment pour la défense de droits politiques, civils et religieux dont ils ont perdu à peu près lexercice.
Ah ! ah ! fit Hindelang vivement intéressé.
Alors se voyant peu à peu dépouillée des libertés que la France lui avait laissées, notre race, maintenant dominée et maltraitée par la race anglaise, se rebelle.
Elle se rebelle ! fit en écho le jeune français.
Mais comprenez-moi : elle nen veut pas directement au pouvoir établi ; elle exige seulement le privilège dadministrer ses deniers, un contrôle dans létude et lapplication de la justice, et un pied au moins égal à celui de lautre race dans tous les domaines publiques. Vous me comprenez ?
Si je vous comprends, monsieur. Pardieu ! cest clair : vous vous trouvez sous la domination dun étranger qui vous écrase, et cette domination, vous décidez de lécarter, par la force des armes, sil faut ! Nest-ce pas ?
Parfaitement. Nous avons déjà pris les armes, nous les reprendrons et nous lutterons.
Je vous approuve, monsieur.
Cela vous en dit assez, fit M. Rochon avec un sourire, pour vous faire entendre que je suis moi-même un rebelle...
Je lavais deviné, monsieur.
Pour sauver ma tête, afin de pouvoir la redresser plus haut un jour encore, je me suis réfugié ici.
Le jeune français considéra un moment cet homme avec admiration ; puis il dit la voix tremblante démotion :
Monsieur le Canadien, racontez-moi lhistoire de votre pays, parce que vous avez excité ardemment ma curiosité et mon désir de savoir.
Monsieur Rochon consentit de bonne grâce. Durant une demi-heure il instruisit Hindelang sur les événements principaux de lHistoire du Canada, et lui parla plus particulièrement de ses luttes libertaires.
Vous comprenez encore, conclut-il, comment il est arrivé que les Canadiens naient pu subir plus longtemps le joug saxon, et comment ils sont déterminés à revendiquer plus que jamais et à conquérir coûte que coûte leur indépendance politique et économique.
Bravo pour les Canadiens ! sécria Hindelang.
Et se dressant dun bond, il saisit son verre rempli de vin de France, léleva et prononça dune voix claire et forte :
Monsieur, je bois au Canada et à son indépendance politique !
Que Dieu vous entende, jeune homme ! dit tout à coup une voix profonde et grave.
Hindelang se retourna et aperçut avec surprise un personnage qui venait dentrer dans le réfectoire.
Hindelang laissa flotter son regard curieux sur cet homme grave, très distingué, au visage empreint dune douce mélancolie et dont lâge semblait dépasser la quarantaine, bien que cet homme neut pas tout à fait quarante ans.
Et avant quHindelang neût prononcé une parole, M. Rochon se levait vivement, la main tendue vers le nouveau venu, et disait :
Ah ! mon cher Duvernay... comment vous portez-vous ?
Assez bien, merci.
Javais des nouvelles à vous donner, mais ayant appris que vous étiez souffrant, je nai pas osé me présenter.
Ce nétait rien de grave, je vous assure, sourit M. Duvernay.
Tant mieux, je suis content. Tenez, mon cher ami, je vous présente à mon compagnon de table, monsieur Hindelang, arrivé de France hier, que les malheurs de notre pays ont profondément touché.
M. Duvernay tendit sa main au jeune homme, disant :
Monsieur Hindelang, jaime serrer la main dun frère français, et encore mieux dun frère français qui sympathise avec nous.
Ah ! monsieur, sécria Hindelang, je vois que vous êtes aussi victime de la convoitise saxonne.
Oui. Et ici, à New-York, vous trouverez un bon nombre de nos compatriotes qui ont dû fuir leur pays aimé, afin de ne pas subir les affronts monstrueux dune clique infernale.
Mon jeune ami, intervint M. Rochon, monsieur Duvernay, qui est lun de nos plus ardents journalistes, a été plus dune fois déjà jeté en prison à cause de ses articles par lesquels il mettait froidement et justement le fer sur la plaie.
Je suis très honoré, dit Hindelang, en serrant encore la main de M. Duvernay, dentrer en rapports avec des hommes tels que vous et monsieur Rochon.
Merci, répondit M. Duvernay. Mais laissez-moi vous assurer de suite que nous navons pas fui notre pays par lâcheté, non. Nous sommes venus ici pour conserver notre liberté et mieux poursuivre notre tâche. Nous retournerons au Canada, monsieur, nous y retournerons, les armes à la main !
Monsieur, sécria Hindelang, voulez-vous me laisser être de votre nombre ?
Vous, mon ami ?
Oui, monsieur. Et croyez bien que je suis sincère. Jétais venu chercher fortune en Amérique ; mais depuis que japprends que des frères français souffrent sous un joug étranger et luttent pour reprendre des libertés quon leur a ravies, je suis décidé de mettre de côté mes projets et mes ambitions, et je me joins à vous.
M. Duvernay considéra avec admiration ce jeune homme, au visage denfant, dont la parole était si enthousiaste et le geste si énergique. Il admira surtout sa générosité spontanée et lardeur avec laquelle il embrassait une cause étrangère. Une brûlante émotion fit tressaillir son âme.
Jeune homme, prononça-t-il gravement, vous venez de toucher profondément, très profondément mon cur de patriote. Je suis content. Mais, si vous le permettez, nous parlerons de mon pays : moi, en commençant mon déjeuner, vous et monsieur Rochon, en achevant le vôtre.
Certainement, monsieur Duvernay, acquiesça le jeune homme. Veuillez prendre place à côté de votre ami, monsieur Rochon.
M. Duvernay prit le siège indiqué et, linstant daprès, il faisait à son tour une leçon dhistoire à Hindelang.
Mais peu après des personnages étrangers entrèrent dans le réfectoire, et la conversation entre ces trois français dâme si égale fut abandonnée pour être reprise plus tard en un autre lieu. En effet, après son repas terminé et avant de quitter la table, M. Duvernay dit à Hindelang :
Mon cher ami, jhabite non loin dici un appartement avec madame Duvernay et une nièce. Si vous daignez my venir faire visite, nous pourrons causer plus à notre aise. Monsieur Rochon connaît le chemin de ma demeure temporaire, et je le prie de vous y amener.
Jaccepte votre invitation avec le plus grand plaisir, monsieur, répondit le jeune homme.
Quelques instants plus tard, lon se séparait pour se retrouver, le soir de ce même jour, chez M. Duvernay.
III
Un nouveau patriote.
Au cours de cette journée-là Hindelang écrivit plusieurs lettres dont lune, très longue et très tendre, à sa mère. Il lui faisait part des choses quil avait apprises sur ses frères canadiens, et comme il était tenté de prêter le secours de son bras à ces frères malheureux. Mais en même temps il voulait la dégager des inquiétudes en lassurant quil saurait prendre soin de lui-même, et en lui affirmant quil avait trouvé des sympathies et des amitiés précieuses.
Il passait un peu huit heures du soir, lorsque M. Rochon introduisit Charles Hindelang au domicile de M. Duvernay. Il y fut reçu avec la plus belle courtoisie par Mme Duvernay et sa nièce, Mlle Élisabeth, jolie blonde de 18 ans, intelligente et instruite, et avec laccueil très affable de M. Duvernay lui-même.
Celui-ci navait pas manqué de parler à sa femme et à sa nièce de ce beau et grand jeune homme, et les deux femmes étaient demeurées dans la hâte de connaître ce jeune français dont la sympathie était allée, dun bond, à la race canadienne. Il va sans dire quHindelang fit à linstant sur ses hôtes la meilleure impression.
Mais sa jeunesse parut fort émouvoir Mme Duvernay. Aussi, lorsque son mari pria ses deux visiteurs de passer dans une pièce qui servait détude, Mme Duvernay lattira à lécart pour lui dire à loreille avec un accent de prière très tendre :
Mon ami, vous voyez comme moi que ce jeune homme nest encore quun enfant, et je vous prie de le dissuader et lempêcher de se jeter dans le tourbillon affreux où vous vous débattez avec vos amis. Ce serait un premier crime de priver une mère de son enfant, et un deuxième de donner cette jeunesse et lavenir qui lui est dû en pâture aux monstres qui piétinent notre pays.
Vous parlez avec raison, ma chère amie, et je suivrai votre avis.
Quelques minutes après, les trois hommes étaient réunis et causaient avec une bonne intimité. Mais incapable de maîtriser son enthousiasme, Hindelang se hâta damener lentretien sur les choses, si intéressantes pour lui, dont on avait parlé le matin à lauberge de lAigle Blanc.
Monsieur Duvernay, commença-t-il, je désire vous informer que jai passé la journée à instruire de mes projets ma mère et mes amis de France. Ma résolution est prise, et je vous demande de menseigner le chemin à suivre et les moyens à prendre pour me joindre à vos compatriotes qui, me disiez-vous ce matin, préparent une rentrée en Canada. Je ne suis pas riche, mais le peu que je possède, de grand cur je le mets tout entier dans lentreprise. Or, vous mavez dit que vous êtes chargé de recueillir des sommes dargent destinées à lachat darmes et de munitions de guerre. Eh bien ! monsieur, je désire contribuer des trois mille livres sterling que je possède.
M. Duvernay hocha gravement la tête.
Mon ami, dit-il, jai longuement réfléchi dans le cours de la journée, et en revenant à ces réflexions je me trouve forcé de refuser cette trop généreuse contribution de votre part.
En entendant ces paroles, Hindelang tressaillit, et une lueur de déception passa rapidement dans la lumière de ses yeux brillants. Puis, ce désappointement parut susciter un sentiment violent, car sa prunelle étincela. Et il demanda, un peu rudement, rudesse quil essaya en vain damoindrir par un sourire trop contraint :
Pourquoi me refusez-vous, monsieur ?
M. Duvernay, tout comme M. Rochon, avait saisi les deux sentiments qui sétaient succédé dans lesprit du jeune homme. Sil eût voulu éprouver la sincérité dHindelang, il aurait été satisfait de lépreuve : il était sûr que ce jeune Français sétait sans arrière-pensée donné tout entier à la cause canadienne. Il ne voulut pas décourager tout à fait ce jeune ami. Il répondit :
Je vous prie de ne pas interpréter mon refus comme un mauvais vouloir de ma part et une non confiance en votre honnêteté et votre sincérité. Après bonnes réflexions, jai conclu quil fallait vous dissuader de vous joindre à nos compatriotes, parce que jai compris que ce serait monstrueux de notre part daccepter de cur-gai le sacrifice de votre jeunesse et de votre avenir.
Mais, monsieur, sécria Hindelang en se levant avec agitation, ce nest pas un sacrifice que je fais, cest un plaisir que je me paye !
M. Duvernay et M. Rochon regardèrent Hindelang avec étonnement.
Croyez-moi, poursuivit le jeune homme en sanimant, cest un plaisir pour moi, un vrai plaisir que daller faire le coup de feu contre les Anglais.
Vous naimez donc pas les Anglais ? interrogea en souriant M. Rochon.
Vous le voyez bien, monsieur, que je ne les aime pas.
Pourquoi ? demanda M. Duvernay qui était désireux de connaître toute la pensée de son hôte.
Pourquoi ? répéta comme surpris Hindelang. Pardieu ! monsieur, le sais-je seulement ? Demandez donc à un Anglais pourquoi il naime pas les Français, et je vous jure quil sera bien en peine den déterminer la raison. Il pourrait peut-être, à la rigueur, vous répondre tout comme je le pourrais faire, en disant : Monsieur, si je naime pas les Anglais, cest précisément parce que je suis français.
Je comprends, sourit M. Duvernay, que cette réplique pourrait servir de formule pour déterminer vaguement le non possumus qui sépare les deux races. Pourtant, je serais bien curieux de connaître la cause de ce sentiment âpre, aigu, qui écarte ces deux races lune de lautre sentiment qui approche la haine.
Oh ! monsieur, répliqua le jeune français, il est toujours possible dexpliquer dans une certaine mesure ce que vous pourriez appeler « ma formule ». Les peuples de la terre se sont toujours demandé et se demanderont encore longtemps, pourquoi Français et Anglais ne sentendent pas ? Parce quils ne peuvent pas ! Et pourtant, chose bien étrange, ne semblerait-il pas que leurs intérêts, qui sont opposés, devraient être communs. Car voilà deux peuples que lHistoire a proclamé grands et glorieux, deux peuples chevaleresques, deux peuples de génie qui sembleraient faits pour diriger de main commune les destinées des autres peuples de la terre ; et pourtant tous deux travaillent en sens contraire. Si lun veut ceci, lautre veut cela ; quand lun projette dans un sens, lautre projette dans lautre sens, tant et si bien que ces deux grandes nations en sont toujours à se mettre lune devant lautre. Ce nest pas, monsieur, parce quelle nont « pas pu », cest parce quelles nont « pas su ». Voyez-vous, chacune delles voulait atteindre au sommet de ses aspirations nationales selon, naturellement, la conception quelle sen faisait. Or, pour atteindre ce sommet, lorsque lune delles croyait, sincèrement et en toute bonne foi, sengager dans tel sentier qui lui semblait plus facile, lautre, cherchant aussi son essor par un sentier pareil, croyait découvrir dans sa rivale des ambitions qui lui portaient ombrage. Alors naissait la crainte, lémoi, la peur ; alors aussi naissait la jalousie, et de là partait un dard empoisonné ouvrant une plaie qui ne pouvait plus se cicatriser. La rancune et lanimosité créèrent la haine. Messieurs, acheva Hindelang, que survienne un magicien qui puisse entre la France et lAngleterre combler le ruisseau qui les sépare, et vous verrez deux nations aller la main dans la main. Mais ce magicien surgira-t-il jamais ?
M. Duvernay et M. Rochon se mirent à rire, très égayés tous deux par cet humour de leur jeune ami.
Messieurs, reprit Hindelang après avoir également ri, je veux agir avec vous en toute franchise : je vous ai dit que je veux me payer un plaisir en me rangeant sous votre étendard, je vous le redis. Mais il y a mieux que cela : je sens, pour moi Français, que cest un devoir dhonneur dembrasser votre cause.
Un devoir ? fit M. Duvernay en reprenant sa gravité, comme lentendez-vous ?
Monsieur, répondit Hindelang avec une farouche énergie, quand on me dit que des Français souffrent ici de la barbarie étrangère ; quand on maffirme quils subissent un joug ; quand on massure que ces mêmes Français veulent ravoir à tout prix et par tous les sacrifices des libertés quon leur a prises par la force ou par lescroquerie, je me dis, moi, que cest mon devoir de Français daider à ces Français, mes frères !
Soit, jeune homme, admit M. Duvernay profondément touché par laccent de son hôte. Mais, ajouta-t-il, ces Français du Canada, vous devrez bien en convenir, sont pour vous, comme pour les Français de France, des étrangers ?
Monsieur, riposta Hindelang, navez-vous pas déclaré que vous, du Canada, vous avez aux veines le même sang que nous, de France ?
Oui, oui, je le répéterai, sil faut.
Eh bien ! avouez que nous sommes frères. Et voudriez-vous nier cette vérité, que je laffirmerais de toute force. Car il faut bien que vous ayez au cur du vrai sang français pour ne pas accepter de boire les baves dun peuple étranger. Il est de par le monde des nations qui se soumettront aux lois ou aux caprices des Anglo-Saxons ; la nation française, jamais ! Or, messieurs, dans la lutte que vous avez engagée, vous et vos compatriotes canadiens prouvez avec le plus indéniable témoignage que vous êtes encore français.
Certes, certes, admit encore M. Duvernay subjugué de plus en plus.
Autre chose, poursuivit Hindelang emporté par son ardeur juvénile : Jaime me battre, parce que jai le cur français et lâme française, mais me battre pour les causes qui sont dignes de nous mettre les armes à la main.
Oh ! quant à notre cause, interrompit M. Rochon très ému, il nen peut être de plus digne !
Ni de plus noble ! ajouta M. Duvernay avec une sombre énergie.
Parbleu ! cria Hindelang qui se promenait sans façon par la pièce et tout à sa pensée active, voilà bien ce que je me disais. Eh bien ? Noblesse oblige... Certes, je nai pas la noblesse du rang, mais de ma famille je tiens la noblesse du sang. Et vous, messieurs, comme moi, vous avez au cur le sang le plus noble de lunivers : le sang de la France !
Bravo ! ne put sempêcher de clamer M. Rochon.
Et pensez-vous que ce noble sang, continua le jeune homme, ce sang si pur et si chaud va se refroidir lorsque létranger veut y tremper la pointe de son épée ? Ah ! non ! Mes amis canadiens, quand on fouette votre sang, cest le mien quon fouette du même coup, cest le sang de toute la France !
Hindelang avait dun grand geste accentué ces dernières paroles. Alors il sarrêta, vint ensuite se poster droit et fier devant M. Duvernay, et dit avec un accent dans lequel se révélait une résolution inébranlable :
Monsieur Duvernay, écoutez-moi bien attentivement : quoi quon fasse pour mempêcher, jirai me battre avec vos compatriotes, parce que leur cause est la mienne. De même que je me battrais si ardemment pour ma France, je me battrai pour votre Canada. Car je sais et je sens oui, je sens là quand je frappe dessus (il frappait son cur) quen me battant pour vos libertés nationales, je me bats pour les libertés françaises, je me bats pour lhonneur de la race française !
Bravo ! bravo ! cria encore M. Rochon, qui, incapable de contenir plus longtemps son émotion et son admiration, courut au jeune homme et le serra avec force dans ses bras.
Et M. Duvernay, oubliant à la fin les avis de sa femme, suivit lexemple de son ami. Il prononça, en serrant les mains du jeune Français :
Ah ! que jaimerais avoir un fils comme vous !
Ainsi donc, monsieur Duvernay et vous, monsieur Rochon, vous ne tenterez plus de mécarter de votre cause ?
Les trois hommes sétaient rassis.
Non, mon ami, répliqua M. Duvernay, vos arguments sont irrésistibles. Soit, vous serez des nôtres. Néanmoins, je ne peux mempêcher de vous demander si, dans le cours de vos réflexions, vous navez pas un peu songé à lavenir ? Ce nest pas tout de dire : Nous allons nous battre ! Comme moi, vous savez quil y a des risques, de très gros risques !
Je sais. Mais à la guerre comme à la guerre, les risques ne se comptent pas !
Et ne pensez-vous pas à votre mère qui pourrait se voir tout à coup privée de son enfant ?
Ma mère, monsieur ?... je lui ai écrit, et je sais quelle approuvera ma conduite.
Mais vous êtes tout jeune, mon ami, dit à son tour M. Rochon, et vous pouvez perdre en vain sacrifice toute une belle existence !
Cest vrai que je suis jeune, je nai que vingt-quatre ans. Aussi suis-je à lâge quil faut pour se vouer aux luttes héroïques. Je suis aussi dâge, me semble-t-il où le sacrifice coûte le moins. Plus tard, lorsquon a acquis quelque fortune ou quelque gloire, quon a vécu dune existence douce et bonne, il en coûte davantage de jouer ces bonnes choses sur un coup de dés. Et javoue que le mérite de cet homme en est plus grand et plus glorieux, tandis que le mien à cette heure, je ne crains pas de le dire, sen trouve plus petit.
Comme vous parlez avec raison ! sécria M. Rochon, plein dune admiration toujours croissante pour ce fier jeune homme.
Parbleu ! si je parle avec raison...
Mais ne songez-vous pas à la mort parfois affreuse quon trouve sur un champ de bataille ? voulut encore argumenter M. Duvernay.
Bah ! fit Hindelang avec dédain. Quest-ce que la mort ici ou là ? comme disait un grand soldat de lEmpire ; et quand la cause est si belle et si juste, nest-ce pas beau encore de mourir pour une telle cause ?
Ou si vous alliez être jeté dans les prisons que nos ennemis songent à édifier pour nous ? sentêta M. Duvernay.
On sévade des prisons, ou lon en sort de quelque façon, comme vous en êtes sorti, monsieur Duvernay ! Alors, que ne doit-on se sentir doublement trempé pour reprendre larme de la liberté ! Nest-ce pas, monsieur ?
Oui, oui, confessa M. Duvernay. Moi-même je veux me jeter dans la lutte, plus avant encore si possible.
Et vous, monsieur Rochon ? questionna Hindelang.
Comme mon ami Duvernay, dès le moment venu, je me remettrai dans le mouvement.
Je vous suivrai donc, messieurs, puisque cest convenu, déclara froidement Hindelang en se levant et en grandissant sa taille souple et noble. Dès cette heure vous pouvez compter sur un patriote de plus.
La résolution du jeune homme paraissait tellement irrévocable, que M. Duvernay ne tenta plus déloigner ce brave cur des dangers quil redoutait pour lui.
Et lon se mit à bâtir des projets. Longuement Duvernay fit part au jeune Français de lorganisation secrète dont il était chargé, du travail ardu et délicat quil avait à accomplir encore avant que le signal dappel fut lancé. Il lui parla aussi de la grosse besogne journalière que réclamait la préparation de documents et de rapports quil était chargé dexpédier périodiquement aux divers comités de lassociation dont il était lun des chefs, (association quon appelait les Chasseurs), et quexigeait la rédaction darticles de journaux, en attendant lheure daller reprendre rang dans larmée de la liberté. Et il invita Hindelang à sadjoindre à lui dans lachèvement de cette besogne formidable, tâche que le jeune Français neut garde de repousser, quil accepta plutôt avec un réel bonheur.
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Lorsque fut venue lheure de se séparer, vers onze heures, Mme Duvernay invita ces trois patriotes à passer dans la salle à manger où une collation était servie.
En présence de la maîtresse de maison et de sa nièce on mit de côté les affaires sérieuses.
Charles Hindelang se montra joyeux convive. Avec sa parole facile, son imagination active et brillante il raconta une foule dhistoires plaisantes, qui firent rire ses hôtes aux larmes.
Et comme Élisabeth, la nièce de M. Duvernay, était une jeune personne très séduisante, Hindelang ne manqua pas dune bonne galanterie, fort discrète naturellement et aussi fort courtoise, qui mit la jeune fille sous le charme.
Lon comprend que, dès après le départ dHindelang, les commentaires affluèrent sur les lèvres de ces trois personnes : M. Duvernay, sa femme et sa nièce.
Ce jeune Français est un charmant enfant ! prononça Mme Duvernay.
Mais cest un vrai gentilhomme, ma tante ! murmura Élisabeth en rougissant.
Oui, ma nièce, affirma gravement M. Duvernay, un vrai gentilhomme comme sait les produire la race française !
IV
La première conquête de Charles Hindelang.
À compter de ce jour, Charles Hindelang fut un intime de la famille Duvernay. Mieux que cela : il fut dès le jour suivant le collaborateur intelligent, assidu, passionné de M. Duvernay, en attendant que lheure sonnât de prendre les armes et de franchir la frontière.
On avait décidé détablir en Bas-Canada un gouvernement républicain, après que les affronts et les désastres de 1837 auraient été lavés et les crimes des troupes gouvernementales dûment châtiés.
Mais laction préparatoire nétait pas facile aux hommes dévoués qui sen étaient chargés, du fait que le gouvernement britannique avait éparpillé un peu dans tous les coins des États de la Nouvelle-Angleterre, des émissaires et des agents chargés de surveiller les préparatifs quon faisait, et de dénoncer et déjouer les plans des chefs patriotes canadiens. Par surplus, ces émissaires du gouvernement britannique navaient pas cessé de faire des représentations auprès du gouvernement américain pour que celui-ci leur prêtât main-forte. Les autorités américaines navaient donc pu se dérober à ces exigences sans risquer daffaiblir leur diplomatie avec Londres, diplomatie qui, depuis lindépendance des États américains, demeurait quelque peu difficile. Car il était de bonne notoriété que les Américains, en général, sympathisaient avec les insurgés canadiens à qui ils ne pouvaient, par le principe même de leur politique, méconnaître le droit de reprendre des libertés qui leur avaient été arrachées lambeau par lambeau. Ils se voyaient donc forcés, de par les instances des agents anglais, de déranger de temps à autre les combinaisons de nos patriotes réfugiés chez eux. Mais aussi, se trouvant en contradiction avec leurs propres principes de liberté, agissaient-ils aussi mollement que possible, et les réfugiés en profitaient pour avancer leurs affaires. Et puis, les Américains navaient pas oublié quils venaient de lutter âprement pour de pareilles libertés et contre la même nation à la domination de laquelle ils avaient réussi à se soustraire ; et ils noubliaient non plus les secours financiers et militaires que la France leur avait si généreusement accordés pour le parachèvement de leur tâche.
Il est donc facile de comprendre et de saisir toutes les difficultés et les obstacles quavaient à surmonter les chefs patriotes aux États-Unis. Mais ceux-là, nous les connaissons tel Duvernay étaient des hommes de courage et dune ténacité que les obstacles les plus rudes ne pouvaient aisément rebuter. Il ne serait pas vain dajouter que ces hommes, qui avaient souffert, avaient lâme des héros antiques.
Et, pourtant, on traita ces hommes dinsensés !...
Si, encore, ceux qui leur jetèrent à la face cette épithète injurieuse avaient fait voir une supériorité desprit, de cur et dâme ! Mais loin de là : ces insulteurs sétaient renfoncés dans leur égoïsme et leur indifférence. Il est navrant de voir traiter ainsi des compatriotes qui voulaient quon rendît à César le droit de César. Ah ! si nous navions pas eu ces « insensés » pour élever la voix et crisper le poing, nous naurions pas, nous Canadiens-Français, à nous réjouir aujourdhui des libertés qui nous furent reconnues après la crise, de ces libertés qui font les peuples vraiment heureux. Sans ces « insensés », demandons-nous si notre belle province de Québec serait encore à lheure présente une province française ! Et sans ces libertés, demandons-nous encore ce quil serait advenu de notre nationalité, alors que les Américains ne cessaient de lui tendre une main par-dessus la frontière pour lattirer dans leurs États où la prospérité devenait prodigieuse ! Comprenons que le geste courageux de ces grands « insensés » a créé, pour ainsi dire, une sorte dégide aux minorités françaises de la Confédération canadienne ! Si les traités demeurent ignorés, le glaive remis au fourreau, même en tronçons, a laissé le souvenir de son éclat !
Ah ! ces « insensés » glorieux... nous ne leur avons pas élevé assez de monuments ! Pas assez encore nos poètes nont accordé leur lyre ! Car ceux-là que la clique a bafoués ont écrit de leur sang généreux un poème impérissable ! Au plus fort de la secousse ils ont empêché lécroulement de notre édifice national ! Ils ont protégé et sauvé nos berceaux au-dessus desquels, comme une épée de Damoclès, avait flotté la hache de la barbarie ! Ils ont été les appuis dune pauvre race abandonnée à ses seuls moyens et débordée détrangers avides, sur une terre immense dont les bornes étaient des océans quelle ne pouvait franchir. Et les eût-elle franchis, quelle se fut trouvée encore en terre étrangère. Seule, peut-être, la France pouvait lui tendre les bras ; mais cette France, dont limage aimée et vénérée demeurait un espoir et une sauvegarde, était à ce moment en proie elle-même à ses convulsions politiques.
Ah ! non ! nos patriotes ne furent pas des insensés ; ils furent des hommes de dignité et de fierté, de vrais hommes, quoi ! Car, lorsquun homme, un homme dans tout le sens énergique du mot, na pas le courage de relever laffront fait à sa dignité, ni de secouer la chaîne quon lui a mise injustement aux bras, cet homme nest plus un homme, il est rangé à la catégorie des bêtes de somme !
Et pouvait-on encore traiter dinsensé ce jeune Français qui, par amour pour la liberté, par la noblesse et lardeur de son sang français, par la plus belle générosité, offrait de sacrifier son petit avoir, sa jeunesse heureuse, son avenir pour la défense des droits dune nationalité dont il ne possédait ni le caractère ni la croyance religieuse ?...
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Charles Hindelang avait conquis toute lamitié de la famille Duvernay, et il avait trouvé là un foyer presque tout aussi doux que celui quil avait quitté en France. Il avait trouvé comme une mère en Mme Duvernay, un père en son mari, et, en Élisabeth... Dame ! notre héros navait pas vécu sous ce bon toit durant près de trois mois sans avoir été un peu le compagnon de la nièce de M. Duvernay.
En effet, Hindelang, après ses heures de travail, avait trouvé chaque jour une délicieuse compagne en Élisabeth. Naturellement, après la sympathie du premier moment, était venue lestime, puis lamitié, puis... lamour !
Oui, Hindelang sétait fortement épris de cette petite Canadienne, fleur blonde et tendre quil avait caressée et savourée du regard. De son côté, Élisabeth était devenue follement amoureuse du beau et fier garçon, de ce cur vaillant, énergique, noble et joyeux.
Car ces deux jeunesses sétaient senti portées lune vers lautre dès le premier abord, toutes deux se ressemblaient sous plus dun rapport par le cur et lesprit, toutes deux se voulaient lune pour lautre, et Hindelang, un jour, voulut fiancer la jeune fille.
Elle le voulut également.
Mais... il y avait entre eux un obstacle très grave : Hindelang nétait pas catholique ! Cétait non seulement un obstacle grave, cétait un abîme infranchissable pour Élisabeth. Mais le jeune homme promit de jeter un pont sur labîme, mieux encore de combler cet abîme qui le séparait dun bonheur inestimable.
Ce jour, fut donc un beau jour... il fut le plus beau jour de ces deux fiancés !
Mais un autre beau jour viendrait, le jour des épousailles ! Oui, mais allait-il venir ce jour-là ? Nimporte ! Hindelang bâtissait de vastes projets quil tenterait de réaliser, après quil aurait en vainqueur parcouru des champs de bataille, et quil aurait rapporté à sa bonne Élisabeth un brevet de victoire !
Soit !
Mais quand fut venue lheure du départ, de la séparation, lheure daller tenter les hasards de la guerre, alors Élisabeth heure terrible pour elle oui, Élisabeth qui, jusquà cette heure, navait fait que joindre son ardeur à celle de son fiancé, quenflammer sa vaillance, quapplaudir à ses projets de gloire, Élisabeth, à cette minute décisive, eut peur. Elle eut peur parce quelle aimait plus quelle navait pensé ! Elle dit à Hindelang dans une prière amoureuse :
Non, Charles, ny allez pas... demeurez avec mon oncle, avec nous !
Votre oncle, Élisabeth, fit Hindelang avec surprise. Ne savez-vous donc pas que je vais prendre sa place ?
Il me la dit, mais...
Sanimant, Hindelang poursuivit :
Ah ! bien oui, il voulait venir avec nous, faire lui aussi le coup de feu ; je nai pas voulu. Il a une famille qui a besoin de lui, il a ici des devoirs et des obligations qui lattachent, tandis que moi je nai rien !
Rien, vous ? Et votre mère ?
Elle maime tant...
Et moi, Charles ?
Je vous aime tant ! répondit tendrement le jeune homme dune voix caressante.
Hindelang frémit, fit taire les voix damour qui cherchaient à dominer les voix du devoir, et dit avec une résolution qui découragea presque la pauvre fille :
Cest à cause de ces deux amours que je veux partir, que je partirai ! Ma mère, je la connais, me commanderait daller me battre. Et vous, Élisabeth...
Vous ne me connaissez pas, moi ! fit-elle avec un sourire chagrin.
Pardon ! je vous connais aussi bien que je connais ma mère : vous, Élisabeth, vous ne mempêcherez pas daller faire mon devoir de Français !
Votre devoir !
Et daller vous conquérir quelque gloire, ma chérie !
Mais je peux me passer facilement de gloire... Cest vous...
Hindelang linterrompit avec une caresse de la main :
Ah ! faites taire ces belles lèvres, je vous prie.
Je vous les donne, si vous restez !
Non, Élisabeth. Pourtant vous savez si je vous aime, oui je vous aime presque furieusement, et cependant je ne reste pas. Car, voyez-vous, pour me retenir ce nest pas mon cur quon garderait, cest mon sang français quil faudrait mextraire !
Charles, vous me faites peur !
Et mon sang, tout mon sang perdu, Élisabeth, je vous le dis, je partirais encore, parce quil me resterait mon âme française !
Ah ! Charles ! Charles ! gémit la pauvre enfant, allez ! partez donc ! je ne vous retiendrai pas ! Mais souvenez-vous que je souffrirai beaucoup !
Et moi, Élisabeth ? Ah ! non, ne parlez pas ainsi. Vivez heureuse en attendant mon retour !
Vivre heureuse... avec la pensée sans cesse torturante quil peut vous arriver malheur ?
Malheur ! sourit le jeune homme. Ne dites donc pas de choses funestes ! Tenez ! chère ange ! je suis si jeune, je me sens si jeune, jai tellement confiance en ma jeunesse, en lexistence, en lavenir, que je suis sûr de revenir tout aussi fort et vigoureux que vous me voyez partir !
Élisabeth pleurait, et à travers ses larmes, elle put bégayer :
Oh ! oui... vous reviendrez bien vite !
Oui, je vous le promets, Élisabeth ! prononça tendrement le jeune homme. Et je vous promets de vous rapporter, tels que je les emporte aujourdhui, mon cur de soldat et de fiancé, mon âme de Français et... oui, je vous promets encore de vous rapporter les libertés conquises à votre Canada quil me tarde de voir et de fouler du pied !
À peine avait-il terminé ces dernières paroles, que M. Duvernay parut. Dune voix profonde et légèrement troublée il dit :
Mon ami, vous venez de parler encore comme un vrai Français ! Je suis content.
Élisabeth, la poitrine déchirée de sanglots, courut se jeter dans les bras de son oncle en gémissant :
Mon oncle, mon bon oncle, ne le laissez pas partir !
Elle sévanouit dans les bras de M. Duvernay.
Pâle et tremblant Hindelang sapprocha, il se pencha sur le beau visage livide dÉlisabeth et la regarda longuement, ardemment avec des yeux qui voulaient pleurer. Puis il leva ses yeux sur M. Duvernay et murmura :
Vous permettez, monsieur ?...
Duvernay comprit, de la tête il fit un signe dassentiment.
Hindelang se pencha davantage et posa doucement, pieusement ses lèvres sur les lèvres closes de la jeune fille.
Il se redressa aussitôt, détourna la tête, et un sanglot brisa sa voix quand il dit :
Pour la France, maintenant, et pour votre Canada, monsieur Duvernay !
Et pour elle ! compléta Duvernay avec émotion.
Mais Hindelang sétait enfui pour ne pas laisser voir ses larmes.
Deuxième partie
Dans la lutte.
I
Lamerican-gentleman
La nuit est venue. Nuit doctobre, froide, épaississement voilée de nuages que charrie un grand vent de louest. Ce vent soulève violemment les eaux du Lac Champlain, si célèbre dans lhistoire militaire de lAmérique du Nord. Sur la plage et contre les rochers sonores en roulant leur écume les lames mugissent en un soupir qui ségare dans la tourmente.
Cette plage est déserte.
Toute la nature et tous ces lieux sont déserts.
Nul être vivant napparaît.
Là-haut, les monts noirs frémissent sous laile rude et rapide des nuages gris, et rien ne trouble leur silence morne que leurs propres gémissements. Entre ces monts et la plage du lac, les pins dressant leur cime centenaire, les épinettes élevant leur flèche tourmentée, les cèdres craquant sous le poids de leur ramure trop violemment secouée dessinent leur sombre amphithéâtre avec des rumeurs plaintives.
Et la nuit, à mesure quelle progresse, semble devenir plus noire et louragan plus impétueux.
Létranger, qui se fût trouvé à ce moment en ces lieux sauvages et daspect si terribles, se serait cru à jamais séparé du monde des vivants, si un signe de vie humaine ne sétait tout à coup révélé à lui.
En effet, là-bas, et comme surgissant des ondes mêmes, une lueur brillait. Oui, lon pouvait voir sur le lac, et pas très éloigné du rivage, un rayon de lumière. Ce rayon montait, sabaissait, sélevait à nouveau ; et parfois lon eût pu croire, par léclat plus limpide quil jetait, que cétait une étoile tombée des cieux dans ces eaux furieuses.
Mais non, cétait simplement la lueur dun falot, et ce falot était accroché au mât dartimon dun petit navire rudement balancé par les vagues et difficilement retenu par ses ancres.
Que fait là ce navire ?
Il attend, mais il voguera bientôt. On le prendrait pour un navire-fantôme : le jour on ne le voit pas, il dort dans quelque rade ou crique où on ne le dérangera pas ; la nuit, toutes voilées déployées, il navigue.
Pourquoi ce mystère ?
Pourquoi ? Parce que M. Duvernay a réussi, avec laide de ses amis, à charger ce petit bâtiment de fusils américains, de quelques canons et dune bonne quantité de munitions de guerre.
Ce navire est la propriété dun gros industriel de Montpellier, de lÉtat du Vermont, qui la mis à la disposition des Patriotes canadiens. Cet industriel dont le nom fut toujours gardé avec le secret le plus impénétrable avait en outre versé une belle somme dargent pour lacquisition de machines de guerre. Son petit navire portait son nom, mais pour ne pas compromettre ce généreux ami de la cause canadienne, le nom fut remplacé par celui-ci : The American-Gentleman.
Le chargement avait été complété deux jours auparavant, dans une petite anse où lon ne redoutait aucune surprise des émissaires anglais ou des agents américains. Jusquà ce soir-là, il avait navigué une nuit pour sarrêter avant laube suivante en ces lieux où nous sommes, cest-à-dire en une sorte de rade circulaire que la nuit ne permet pas de décrire. Mais dès après la brume de ce jour-là le petit navire est sorti de la rade, afin dêtre prêt, la nuit totalement venue, à voguer.
Léquipage a été choisi par lindustriel personnellement : il se compose dun pilote et de sept manuvres. Ce sont des Américains, marins de métier, des hommes dévoués et courageux. Cependant, sur les instructions expresses de M. Duvernay, cet équipage a été placé sous les ordres dHindelang et de M. Rochon. Ce sont eux qui sont responsables des marchandises précieuses que porte le navire. Et lon estimait dautant plus ces marchandises, quon avait mis deux semaines à les transporter à travers monts et bois avant de les embarquer. Il avait fallu suivre un chemin très difficile par les montagnes, chemin sans cesse obstrué darbres renversés, de fondrières, chemin qui avait été frayé soixante ans auparavant par larmée du général américain Schuyler, lors de la tentative de conquête du Canada par les Américains.
Depuis cette époque ce chemin navait été parcouru quà de rares intervalles par des Indiens, des chasseurs ou des excursionnistes, et il devenait dannée en année impraticable. Nimporte ! on avait réussi à y passer sans accident le matériel de guerre quon emmenait au Canada.
La nuit avançait encore. Les vents avaient diminué de violence. Les nuages, moins épais, couraient toujours très vite, mais de temps en temps la lune en montant de lhorizon de lest pratiquait une déchirure et hasardait sa face blanche pour regarder le lac. Et comme apeurée par les bruits de la tourmente qui rasait la terre, elle rejoignait les lambeaux de nuage et se cachait. Alors la nuit semblait plus obscure.
Cest à lun de ces moments dobscurité funèbre que des ombres humaines surgirent tout à coup des bois avoisinant la place du lac. Ils sapprochèrent tout près des eaux clapoteuses, et lun deux, ayant élevé ses deux mains en visière au-dessus de ses yeux, prononça en anglais dune voix basse :
Boys, nous les tenons ! Voyez cette lumière là-bas vivement ballottée !
Ho ! ho ! firent une dizaine dhommes armés de fusils.
Allez chercher le canot... pas un mot... pas un bruit ! commanda celui qui avait parlé.
Les dix hommes, ou mieux les dix ombres senfoncèrent sous bois, glissant silencieusement. Ils revinrent dix minutes après portant sur leurs épaules un léger canot muni de rames et de câbles.
Lembarcation fut déposée sur leau moutonneuse, les inconnus embarquèrent, prirent chacun une rame, et leur chef commanda :
Allez !
Mais cet homme, tout à coup poussa un juron.
Boys, dit-il, nous sommes arrivés trop tard !
Ho ! ho ! firent les dix ombres qui ramaient.
Voyez cette blancheur qui se balance, ne dirait-on pas que le navire déploie ses voiles ? Regardez !
Ho ! ho ! firent encore les voix ahuries des rameurs.
Un bon coup de rames, boys, cria le chef, le bâtiment appareille !
Courbés sur leurs rames, les dix hommes, le souffle rude, dédoublaient defforts. Et la légère embarcation sautait de lame en lame et diminuait très rapidement la distance entre elle et le navire, dont on commençait à distinguer la confuse silhouette sous ses voiles blanches quon hissait lune après lautre.
Et sur le pont du navire maintenant on apercevait les lueurs agitées, semblant courir çà et là, de plusieurs lanternes. On pouvait même entendre des éclats de voix que le vent emportait dans lespace. Mais le petit navire ne demeurait plus stationnaire : il avait semblé au chef de lembarcation quil se déplaçait peu à peu. Dans la crainte de manquer la prise précieuse après laquelle il courait, il jeta encore cet ordre :
Steady, boys ! steady !
Une légère accalmie venait de se produire, et ces trois mots jetés de lembarcation étaient arrivés jusquau navire qui, maintenant toutes voiles au vent, allait sélancer dans sa course nocturne. Car une voix forte clama cette parole dalarme :
Alerte !
On vit des lumières courir à bâbord, puis simmobiliser.
Lembarcation, qui bondissait sur la crête des vagues, nétait plus quà vingt mètres. Du navire on la distinguait suffisamment.
Et du canot ces paroles volèrent, menaçante, jusquau petit navire :
One more good pull, boys, we gotem !
Les rameurs et lesquif obéirent à ce nouvel ordre : linstant daprès des rames heurtèrent les flancs du vaisseau.
Au moment même la lune projetait quelques furtifs rayons. Et alors une voix forte et hardie demanda du pont, du navire :
Holà ! qui êtes-vous ?
Des amis ! répondit celui qui semblait commander le canot.
Dans la vague clarté des rayons lunaires, il aperçut une figure jeune et mâle se pencher sur la balustrade du navire et jeter un regard ardent sur lembarcation et ses occupants. Cétait Hindelang.
Nous ne vous connaissons pas ! rétorqua-t-il.
Et nous, nous vous connaissons, riposta lautre. Vous êtes Charles Hindelang, en charge de ce navire, « LAmerican-Gentleman », portant une cargaison de munitions de guerre destinées aux insurgés canadiens !
Et après ? interrogea Hindelang avec un rire narquois.
Nous avons ordre de vous arrêter et de saisir vaisseau et cargaison.
Eh bien ! essayez !
Pendant ce court colloque, Hindelang, M. Rochon et les membres de léquipage qui les entouraient ne sétaient pas aperçu que deux échelles dabordage avaient été lancées sur le navire. Deux hommes déjà grimpaient suivis de deux autres.
Aussi, le chef de ces hommes fit-il entendre un ricanement sonore, et il dit :
Une minute seulement, mon garçon, ça ne sera pas long !
Ses espoirs furent rapidement déçus : Hindelang venait de distinguer une ombre qui montait, grimpait aux flancs du navire. Il fit un bond, aperçut un grappin qui retenait une échelle de corde. Ce fut vite fait : saisissant à sa ceinture une hachette, il trancha le câble du grappin. Il y eut une chute lourde, le corps dun homme sécrasa au fond de lembarcation à dix pieds plus bas, puis des jurons... Le canot, à ce heurt, manqua de chavirer.
Alors la voix de M. Rochon se fit entendre :
Un autre par ici, mon ami ! cria-t-il à Hindelang.
Le jeune homme se rua... oui, une autre échelle à même un autre grappin, et un homme accroché à cette échelle ! La hachette dHindelang siffla de nouveau. Cette fois ce furent les eaux du lac qui renvoyèrent lécho de la chute humaine.
Feu ! sur cet homme ! rugit la voix du chef inconnu.
Mais une obscurité relative sétait faite déjà, de gros nuages passaient sous la lune.
Quatre ou cinq coups de fusil retentirent, mais les balles se perdirent dans la voilure du bâtiment.
Alors Hindelang jeta cet ordre, qui fit passer un frisson dépouvante dans les veines de ceux qui lui donnaient la chasse.
Pointez les canons !
Mais cet ordre ne fut pas exécuté pour la bonne raison quon navait pas de canon prêt à faire feu. Seulement, la peur parut paralyser les hommes de lesquif, les rames demeuraient immobiles, et déjà la distance entre le navire et le canot grandissait. Alors léquipage dHindelang lança des éclats de rire moqueurs, de la barque des jurons répondirent.
Hindelang comprit quils étaient, lui et ses hommes, hors de danger. La barque ennemie avait disparu, engouffrée dans les ombres de la nuit, et le navire filait maintenant à toutes voiles.
Mes amis, dit le jeune Français à ses hommes, comme vous venez de le voir, nous avons été dépistés. Il importe donc de nous tenir sur nos gardes, nuit et jour. Il importe aussi, puisque le nom de notre vaisseau est connu, de le remplacer par un autre et avant la venue du jour prochain. Et demain nous serons au terme de notre voyage. Courage donc, car létoile de votre grand pays et létoile de la France nous guident !
Puis, sapprochant de M. Rochon, il dit en le prenant par le bras :
Allons terminer notre souper !
II
Létrange vision.
Près de quatre heures sétaient écoulées. LAmerican-Gentleman filait toujours vers la terre canadienne.
La lune dépassant le zénith dessinait dans le ciel un grand cercle blanchâtre et laissait descendre sur le lac et la terre sa pâle lumière. On ne voyait plus de nuages que flottant au-dessus des horizons. Le vent avait beaucoup diminué, tout de même, il soufflait encore assez pour pousser le navire à une vitesse moyenne.
Sur le pont de lAmerican-Gentleman il ne restait plus que trois hommes. Un guetteur, à lavant, qui marchait de long en large pour dégourdir ses membres que le vent et lair froid de la nuit envahissaient. À larrière, le pilote à la barre, et près de lui, le surveillant avec intérêt, Charles Hindelang.
M. Duvernay neût pas reconnu son jeune ami, Élisabeth, son fiancé. Pour se protéger contre le vent et le froid, il avait endossé une sorte de cape faite de cuir et doublée dune peau de mouton. Le collet de cette cape remontait jusquaux oreilles qui, elles-mêmes, disparaissaient sous la fourrure veloutée dune toque de peau de loutre. De sorte quon napercevait que les yeux du jeune homme, que son nez et sa bouche. Ses mains étaient enfouies dans dimmenses mitaines de peau de caribou et doublées de fouine. Quant à ses pieds, ils étaient chaussés de longues bottes de cuir brun auxquelles sadaptaient des cuissières de peau de buffle. Non, ainsi accoutré, Hindelang ne se ressemblait plus.
La voix du guetteur se fit entendre :
Par bâbord ! cria-t-il.
Le pilote imprima au gouvernail un rude mouvement qui donna au navire une légère secousse de roulis.
Quest-ce ? demande Hindelang.
Une petite île, répondit le pilote, sur laquelle nous allions nous jeter !
Vous ne saviez pas quelle existait ?
Oui, mais je ne la voyais pas avec cette voilure dressée devant mes yeux. Tenez ! maintenant nous pouvons en distinguer la profuse silhouette.
En effet, par tribord, lil dHindelang découvrit quelque chose dinforme et de sombre et qui semblait à leffleurement des eaux du lac.
Le navire, obéissant à son gouvernail, sen écarta dune centaine de brasses, puis lîle se remêla à la nuit.
Allons ! dit tout à coup Hindelang, je vais rejoindre M. Rochon dans sa cabine. Il doit être pour le moins minuit, nest-ce pas ?
Le pilote regarda le ciel un moment et répondit :
Il passe minuit, monsieur. Bientôt il sera une heure.
En ce cas il est temps de me coucher. Bonne nuit, mon ami.
Bonne nuit, monsieur.
Le jeune homme enjamba des piles de cordages, des caisses entassées, des barils, et se dirigea à tribord. Arrivé près de lécoutille il sarrêta, comme distrait, puis comme obéissant à une pensée qui dictait ses mouvements, il saccouda à la balustrade et laissa ses yeux pensifs errer à laventure.
À mesure que la lune descendait sa course vers louest, des nuages montaient de lest, du sud et du nord. On eût dit quils poursuivaient la lune, quils voulaient la cercler prudemment, puis bondir et la capturer. Car ils en voulaient peut-être mortellement à cette face blême qui grimaçait narquoisement et qui, quelques heures auparavant, les avait brutalement dispersés. Et plus la lune se sauvait en riant, plus les nuages, sombres et irrités, sapprochaient.
Hindelang regardait cette chasse sans voir. Il pensait, et sa pensée sétait évadée de son cerveau. Elle avait suivi limagination et le souvenir.
Le jeune homme était retourné à larrière du chemin parcouru, au lieu daller à lavenir vers lequel tend plutôt la jeunesse. Est-ce parce que sa jeunesse, à lui, na pas encore de chemin de tracé à lavant ? Pourtant, cette voie glorieuse et triomphale quil avait entrevue à New-York et quil sétait entêté de parcourir contre les avis et les représentations de M. Duvernay ? Oui, mais cette voie était plutôt vague, elle menait vers des buts ignorés et incertains, et elle ne promettait pas de se rouvrir sous ses pas et le ramènera son point de départ. Aussi avait-il déjà, sans sen rendre compte, repris la route de ce point de départ. Oui, en quelques secondes il sétait retrouvé tout près dÉlisabeth, après, en passant, avoir donné un souvenir à sa mère. Mais cest limage dÉlisabeth qui capturait toute sa pensée !
Avec une allégresse folle il revivait les jours trop courts et trop rapides quil avait passés au sein de cette excellente famille de M. Duvernay. Il rappelait avec ivresse à son souvenir tous les délicieux instants quil avait vécus avec Élisabeth, ses exquis entretiens avec elle. Ce passé, si peu lointain encore, demeurait comme lunique bonheur sans tache quil avait traversé dans sa vie. Non, jamais nulles heures plus heureuses navaient réjoui son existence ! Et à y penser maintenant il éprouvait des regrets brûlants ! Pourquoi était-il parti ? Il avait pu de sa jeune main arrêter le bonheur dans sa course échevelée ; pourquoi lavait-il relâché de suite ? Suivait-il un destin inexorable ? Ce bonheur, goûté encore que du bord des lèvres, reviendrait-il à lui pour quil y pût tremper toute sa bouche ? Allait-il revoir cette fiancée que le ciel, lui semblait-il, avait placée sur sa route ? Reviendrait-il dans ce loyer canadien où vivait, toute chaude et toute vibrante, lâme de la France ?
Ah ! vers quels hasards il marchait maintenant à grandes enjambées ! Vers quels abîmes inconnus et insondables ses pas inexpérimentés ne lentraînaient-ils pas ? Mais sil sarrêtait à mi-chemin encore quil était ! Sil revenait sur ses pas ! Là-bas deux bras follement tendus le recevraient ! Oui, mais...
Comme si ces pensées leussent tout à coup tiré dun rêve, Hindelang tressaillit et frissonna. Il eut honte. Il frappa son front barré dun pli amer et dur, et, sans le savoir, sans entendre sa propre voix, il murmura avec une énergie sauvage :
Allons ! pas de regrets ! pas de défaillances ! pas de peur ! Le devoir est là, devant moi et non derrière !
Et comme si un sombre pressentiment leût assailli et lui eût découvert, par une déchirure du voile de lavenir, un point marqué, fatal, où il allait aboutir pour toujours, il prononça avec un accent dans lequel tremblaient tout son amour et toute son âme :
Adieu, Élisabeth... souviens-toi dHindelang !
Alors, sa pensée comme vigoureusement fouettée, bondit en avant, se rua vers lavenir, vers le pays nouveau où lemportait lAmerican-Gentleman.
Le Canada !...
Ah ! pourquoi lappelle-t-on ainsi ?
Champlain navait-il pas fondé quelque part en cette Amérique une Nouvelle-France ?
Oui... cétait ce Canada, cétait ce pays immense et vierge dont les terres luxueuses couraient de la Baie dHudson jusquau Golfe du Mexique ! Hélas ! un jour létranger envahisseur avait mis sa main avide sur un des plus beaux morceaux de ces terres, il avait dressé dessus son château-fort. Et la Nouvelle-France sétait vue rétrécie, plus petite, plus accessible, mais encore très grande par létendue de son territoire ! Ah ! oui, comme Hindelang se rappelait merveilleusement bien la leçon dhistoire de M. Duvernay et de M. Rochon ! Ah ! oui, ce Canada qui, de loin, lui semblait si mystérieux, cétait cette Nouvelle-France dont lépopée sanglante, douloureuse, sublime, lavait tant ému ! Et il allait la voir enfin, fouler de son pied français ce sol si souvent rougi du meilleur sang des héros de la France !
Avec ces pensées, les descriptions géographiques faites par M. Duvernay, et les cartes aux couleurs brillantes et variées qui lui avaient montré des fleuves infinis bordés de vallées riantes et de collines fleuries, des rivières aux eaux vives et fredonnantes glissant entre des ramures pleines de soleil et de chants, de lacs immenses aux ondes tranquilles et miroitantes ou rugissantes comme les vagues des océans, de forêts sombres et mystérieuses dun attrait étrange, de monts bleus et pittoresques, il croyait respirer déjà latmosphère de cette Nouvelle-France ! Une France nouvelle !... nétait-ce pas prodigieux ? Cela lui semblait du rêve !
Et puis la langue quil allait entendre là !... Quelle pensée heureuse ! Quelle joie ! La langue qui résonnait là, cétait cette langue maternelle quil apportait avec lui, et dont il avait craint un moment de ne plus entendre le verbe si cher ! Et il lui semblait quil en saisissait déjà les purs échos, quil en savourait tous les accents, et quil la retrouvait oui, cétait inimaginable ! tout aussi belle, tout aussi vive que là-bas, dans cette France quil avait quittée avec tant de regrets ! Mais ne la revoyait-il pas cette France comme tout à coup transplantée sous ses pas ? Mais oui, cétait bien là une France nouvelle, ignorée, il est vrai, du reste des humains, ignorée même de la vraie France, de cette France dont la semence avait germé, poussé avec une vigueur et une fécondité inouïes !
Ah !... cette terre conquise jadis par des fils de France, envahie et occupée par un étranger qui la souillait, demandait à être reconquise par des fils de la France ? Eh bien ! il voguait vers elle, lui, enfant de cette même France ! Il accourait avec une ardeur sans cesse grandissante, avec une impatience fébrile, avec la hâte incessante de se jeter dans la belle aventure, de se ruer dans la mêlée glorieuse, et, de la France des grands rois lancer haut et fièrement le cri de gloire : Montjoie Saint-Denis ! et de rejeter hors de ce domaine sacré le soudard qui le profanait en le piétinant !
Voilà ce quétaient les pensées de Charles Hindelang, pensées qui nétaient que lexpression vraie de sa nature enthousiaste et généreuse.
Mais voilà aussi quil frémit tout à coup, et son visage, épanoui et radieux linstant davant, sassombrit avec une expression deffroi. Ses yeux qui, jusquà ce moment, sétaient égarés dans les ombres du rêve, venaient de se fixer deux-mêmes sur un coin du ciel, là où des nuages grisâtres masquaient la lune. Ces nuages, comme joyeux davoir rejoint la figure pâle qui les avait nargués, flottaient maintenant avec une mollesse béate et décrivaient un cercle parfait et dune blancheur ouateuse. Et cest sur ce cercle singulier que les regards surpris dHindelang sétaient fixés, et, là, une vision sétait dessinée... une vision terrible, folle !
Et cette vision demeurait.
Il y attachait ses regards éperdus.
Deux fois il ferma brusquement les yeux, deux fois il releva ses paupières tremblantes, et la même vision samplifiait toujours et implacable.
Une troisième fois il ferma ses yeux hagards, presque épouvantés. Sa voix frémissante murmura ces paroles :
Que vois-je, mon Dieu, que vois-je !
Il regarda encore, comme si une puissance surhumaine leût contraint. Mais il ne vit plus que des nuages sagitant avec des formes bizarres.
Mais une voix connue parla soudain derrière lui.
Que se passe-t-il donc, mon ami ? interrogea cette voix.
Hindelang sursauta, fit un brusque tour et aperçut la bonne figure de M. Rochon.
Alors il rentra dans les réalités humaines comme au sortir dun songe. Il sourit et dit :
Ah ! cest vous, monsieur ? Je vous pensais plongé dans le meilleur sommeil.
Je dormais en effet. Mais métant éveillé tout à lheure et ne vous apercevant pas dans votre hamac, je fus pris dinquiétude à votre sujet et suis monté pour menquérir. Aussi suis-je rassuré en vous retrouvant tel que je vous ai laissé. Seulement, je vous ai surpris tenant votre tête à deux mains, êtes-vous malade, mon ami ?
Hindelang se mit à rire doucement.
Non, monsieur, je ne suis pas malade. Jamais je ne me suis mieux porté de ma vie. Mais tout à lheure je métais pris à rêvasser aux choses du passé, à lavenir, à mille fantaisies de limagination. Le plus souvent ma pensée se retirait dans cette maison si hospitalière que nous avons quittée deux semaines passées.
Vous voulez parler de M. Duvernay ?
Oui, et de sa douce compagne et de cette exquise jeune fille...
Mademoiselle Élisabeth ?
Vous la nommez vous-même, monsieur. Or, vous savez par ce que je vous en ai confié combien cette jeune personne mest chère ? Je venais donc de revivre près delle des heures inoubliables, quand soudain... tenez ! là dans cette partie du firmament, voyez-vous ce cercle que...
Il se tut, étonné, cherchant des yeux la vision sinistre.
De quel cercle voulez-vous parler ? dit M. Rochon également surpris. Je nen vois aucun.
Hindelang ramena ses regards sur son interlocuteur et se mit à sourire.
Il a disparu, dit-il seulement.
Mais ce cercle, quavait-il de singulier ?
Monsieur, cétait un rêve ; je comprends maintenant.
Mais cétait un rêve affreux, puisque je vous vois tout blême ?
Oui, jai vu quelque chose qui ma causé un émoi que je ne pourrais vous décrire.
Quavez-vous vu ? interrogea M. Rochon dont la curiosité se trouva vivement éveillée.
Pour vous en donner la meilleure explication, il me faut vous faire part dun souvenir que jai rapporté de Londres. Écoutez, vous allez voir. Je passais sur une place publique où le hasard seul mavait conduit. Je flânais doucement. Japerçus une foule, pleine de rumeurs et doscillations, se tasser, se presser sur la place autour des murailles dun sombre bâtiment. Ce bâtiment me parut une prison. Je minformai. Cétait bien une prison dont on me dit le nom et que jai oublié. Nimporte ! je me mêlai à la foule, désireux de voir le spectacle quon semblait attendre. Une femme du peuple, devinant que jétais étranger et croyant que je ne voyais pas ce que ses yeux regardaient avec une sorte dhorreur, mindiqua de lindex une machine qui sélevait plus loin et dominait cette tourbe grouillante. Cétait une potence, monsieur, une potence rouge comme une guillotine. Quelques minutes sécoulèrent, et toute cette masse de peuple se fit soudain silencieuse. Un homme grimpa des degrés qui aboutissaient à une plateforme, et cet homme se mit à examiner une corde qui pendait du sommet de la machine. Un souffle passa sur la foule, et ce souffle exprima ces deux mots :
« Le bourreau ! »
Je sentis un long frémissement courir au travers de ce monde. Puis le silence se fit solennel. Je vis des têtes se hausser devant moi, je haussai la mienne et japerçus un prêtre, le crucifix en main, marchant vers la potence. Derrière le prêtre un misérable suivait, livide et front courbé, mains liées derrière le dos, le pas mal sûr ; puis suivaient deux gardiens armés de fusils. Ce misérable était, comme jappris un peu plus tard, un malandrin qui vingt fois avait mérité la hart au col. Je regardai. Comme la foule autour de moi je devenais avide dun spectacle hideux.
Le prêtre, tout en récitant des prières, sétait arrêté au pied de la potence. Il présenta le crucifix au malfaiteur, qui le baisa. Puis il seffaça pour livrer passage au pauvre diable vers les degrés de la machine. Devant cette montée suprême et fatale le malheureux hésita en titubant. Ses gardiens le poussèrent sans pitié. Il monta, mais à le voir flageoler on aurait pensé quil allait retomber en arrière ou sécraser sur les marches rouges. Mais non. Il atteignit la plateforme où se tenait toujours lhomme qui caressait la corde ou la palpait comme pour sen assurer la solidité.
Monsieur, vous devinez le reste, nest-ce pas ?
Oui, cétait une pendaison, murmura M. Rochon.
Eh bien ! reprit Hindelang, je venais de voir ce spectacle pour la première fois de ma vie, spectacle plus affreux que la guillotine, il me semble... un homme jeté dans lespace avec une corde serrée à son cou !
Oui, dit M. Rochon, cest le genre de mort quon fait subir aux criminels en Angleterre, et cest ce même genre de mort quon a importé en notre pays.
Quelle horreur ! frémit Hindelang. Eh bien ! monsieur, vous ne me croirez pas, mais cest cette horreur-là que je viens de voir.
Que dites-vous ! sécria M. Rochon avec effroi.
La vérité, sourit Hindelang. Mais écoutez encore. Jai donc revu la scène terrible à laquelle javais assisté à Londres. Seulement, là, à cause de la distance, à cause dun bonnet noir quon avait enfoncé sur la tête du condamné, je navais pu voir son visage. Mais tout à lheure, dans une exécution toute semblable, jai bien vu les traits décomposés de la victime. Oui, là dans le ciel, parmi ces nuages, jai aperçu tout à coup un gibet pareil à celui de Londres, aussi rouge, aussi affreux. Mais il ny avait au pied de cette potence ni foule avide, ni prêtre compatissant, ni gardes brutaux ; il ny avait là que le condamné et lexécuteur des uvres de la justice.
Vous avez vu tout cela ? demanda M. Rochon presque épouvanté.
Comme je vous vois en cette minute même. Mais ce nest pas tant lexécution comme la physionomie du condamné qui ma fait une si terrible impression.
Vous avez donc vu son visage ?
Que je connaissais, oui.
Que vous connaissiez !
M. Rochon restait ahuri.
Comme je vous connais... mieux que je vous connais : ce condamné, cétait moi-même !
M. Rochon eut un étourdissement.
Vous ? dit-il, la voix très altérée.
Hindelang riait placidement tout en considérant la figure terrifiée de M. Rochon, qui commençait à se demander si ce jeune homme ne devenait pas fou.
Allons ! proféra Hindelang en prenant le bras du Canadien, nayez pas peur, monsieur, puisque je vous ai dit que javais rêvé. Venez, descendons, nous causerons mieux en bas ; ici, je commence à sentir le froid percer mes os. Venez !
Bouleversé et muet M. Rochon suivit son jeune compagnon, qui venait de sengager dans un escalier étroit et raide conduisant dans le sein du navire. Mais Hindelang sarrêta subitement à la troisième marche, se retourna et demanda en souriant :
Croyez-vous aux mauvais rêves, monsieur ?
Ni aux mauvais ni aux bons, mon ami. Néanmoins, je dois avouer que je professe une certaine croyance pour les pressentiments, qui sont comme des avertissements de dangers à venir ou de bonnes fortunes.
Mon rêve serait-il un avertissement ?
M. Rochon parut se troubler et ne sut trop que répondre sur linstant. Et en dépit de lui-même et sans vouloir assombrir ni la jeunesse ni lavenir de ce vaillant garçon quil estimait et aimait, il répondit :
Qui sait ?... Je vous ai dit quon pend en notre Canada tout comme on pend en Angleterre et tout comme on pend dans les États-Unis. Or, il pourrait bien arriver quon pende plusieurs dentre nous.
Vous en avez donc le pressentiment ?
Ne sommes-nous pas des rebelles aux yeux de la loi anglaise ?
On ne vous fusille donc pas ?
Ce serait nous faire trop dhonneur : non, lon nous met simplement la corde au cou !
Comme à de vilains malfaiteurs ?
Tout juste.
Et cest ce quon appelle « la civilisation » ?
Oh ! sourit M. Rochon avec ironie, cest une manière de parler !
Eh bien ! monsieur, nous aurons bientôt nous aussi notre manière de parler, nous parlerons à la française, ou mieux à la canadienne ! Venez, monsieur Rochon.
Le Canadien se contenta de sourire, et il suivit le jeune Français dans le navire.
III
Un messager inattendu.
Au point du jour suivant lAmerican-Gentleman jetait ses ancres dans les eaux tranquilles et claires dune sorte danse qui, du côté sud, était dominée par une haute et longue pointe de terre avançant dans le lac en presquîle. On avait arrêté le vaisseau à quarante toises environ de la plage. Lendroit était sûr pour effectuer le déchargement. Les environs à cinq ou six lieues étaient inhabités, les alentours sauvages et épaissement boisés, et du large le navire pouvait demeurer inaperçu, hormis, toutefois, par le côté nord-ouest qui formait lentrée de lanse. Selon les connaissances des lieux dun fameux contrebandier canadien, Noël Charron, pas un autre endroit du rivage neût offert plus de protection.
Après les ancres jetés, léquipage soccupa au carguement des voiles, Hindelang et M. Rochon surveillant la manuvre.
Le grand vent de la veille était tombé et dans les bois voisins du lac on ne percevait que les frissons dune brise du nord-est. Le ciel bas et gris de nuages donnait à ce demi-jour un aspect de mélancolie. Et la température radoucie pouvait faire prévoir, avec cette brise du nord-est, une tombée de neige prochaine.
Hindelang promena ses regards encore lourds de sommeil insuffisant sur la plage proche et sur des bois épais, sombres, lugubrement silencieux, qui semblaient sétendre à linfini à lest et au nord. Vers le sud il voyait encore longeant le lac dautres bois, mais dont la cime se perdait dans les brouillards. À louest le lac étendait sa nappe doucement, agitée, légèrement moutonneuse, et, baignée de brume blanche, il paraissait se confondre avec les nuages et linfini.
Hindelang attira M. Rochon à tribord et, lui montrant le pays environnant, dit avec un sourire pâle :
Ce ciel écrasé, ces bois obscurs, ce silence qui plane partout me causent une étrange impression. Javais hâte que le jour me fit voir des choses gaies et riantes, je ne trouve que de la tristesse et de la désolation.
Vous arrivez en notre pays en sa saison de deuil : ici lhiver est précoce et rude, tout se terre, hommes et bêtes. Mais vienne la saison des grands soleils, des brises dété, des ciels resplendissants, et vous verrez que le pays nest plus le même. Sans avoir vu la France, je peux vous parier que vous trouverez sous nos climats des beautés qui ne le cèdent en rien à celles des autres pays. Et même en la saison dhiver, vous pourrez voir et goûter parmi nos populations des joies exquises, admirer des paysages superbes, admirables dans leur simplicité, purs de tout contact humain, sans articles et tels que les a voulus le Maître créateur.
Votre admiration perce tellement avec votre sincérité, monsieur, que je vous crois, répondit Hindelang. La vision que vous me faites vivre en peu de mots mégaye déjà et chasse les voiles de tristesse qui enveloppaient ma pensée. Mais dites-moi, nous ne sommes pourtant pas encore en terre canadienne ?
Non, pas tout à fait. Nous sommes ici, si je ne fais erreur de calcul, à quatre ou cinq lieues de la frontière. Nous avons cru prudent de ne pas nous en approcher davantage, à cause de postes de douaniers échelonnés et à cause surtout de patrouilles dagents britanniques qui, depuis nos troubles politiques, parcourent, les abords de la frontière. Aussi, pour arriver à notre destination, nous faudra-t-il nous frayer un passage sous ces bois et parcourir quelques lieues de plus.
Quimporte ! eussions-nous vingt lieues, sécria Hindelang en retrouvant son enthousiasme, que nous arriverons au but !
Jaime constater votre beau courage, mon ami, dit le canadien ému, et vous en aurez besoin. Notez que la marche à accomplir sera rude et déprimante. Nous nous rendrons chez nos gens pour les prévenir de notre arrivée, puis nous reviendrons avec des charrettes destinées au transport en lieu sûr de notre cargaison.
Combien estimez-vous quil faudra de charrettes pour effectuer ce transport ?
Une vingtaine suffira, je pense. Tout dépendra de létat des routes. Mais voici que la manuvre est achevée ; allons déjeuner afin que nous puissions nous mettre en route dès que le jour nous permettra de nous guider sûrement au travers de ces bois encore tout plein de nuit.
Navez-vous pas une route toute tracée ?
Oui, mais seulement à une couple de milles du rivage où se trouve une route carrossable qui par détours nous conduit à la frontière. Seulement, il est un endroit où cette route se rapproche sensiblement de la frontière, et pour ne pas nous heurter à quelque poste de douaniers, nous devrons couper sur une distance dun mille environ un chemin dans la forêt, nous tenir écartés de ces cerbères et reprendre notre route.
Mais encore, fit Hindelang très intéressé, comment pensez-vous retrouver cette route.
Dici là, sourit M. Rochon, notre chemin est jalonné par une légère entaille faite à lécorce des arbres. Cest pourquoi il nous faut attendre le jour plein pour découvrir ces entailles.
Je comprends, monsieur, et ce voyage à travers bois menchante déjà. Allons déjeuner.
Les deux amis entraînèrent léquipage à leur suite en un petit réfectoire aménagé dans le navire. Un des membres de léquipage sétait improvisé cuisinier, et une table apparaissait garnie de venaison, de légumes, de fromage et quelques pâtisseries. Dans un coin, élevée sur une sorte de tréteau, on apercevait une barrique de vin.
M. Rochon emplit deux grands pots de ce vin rouge et pétillant et les déposa sur la table. Chacun se versa une forte rasade, car elle était bien due.
Hindelang éleva son verre et dit avec émotion :
Mes amis, saluons la grande république américaine, la France et le Canada !
Au moment où les verres étaient choqués, le grand et lourd silence qui régnait sur la nature encore endormie fut tout à coup traversé par le cri funèbre dune chouette. Trois fois ce cri, comme modulé à dessein, séleva.
Tous les convives tressaillirent et firent silence.
Des regards inquiets se cherchèrent, des lèvres, près desquelles le verre demeurait immobile, tremblèrent.
Quest-ce que cela ? interrogea Hindelang à voix basse et en regardant M. Rochon.
Un peu pâle, le Canadien répondit en hochant gravement la tête :
Je suis assez familier avec le cri de la chouette : mais je ne reconnais pas bien celui que nous venons dentendre.
Ne serait-ce pas un signal ?
Pour nous ?
Oui.
Je nen ai pas été instruit, à moins que...
M. Rochon se tut.
De nouveau le même cri, par trois fois encore, réveilla les échos des bois.
Si nous avions été découverts ? fit Hindelang avec un commencement dinquiétude.
Attendez un moment, dit M. Rochon. Je vais monter sur le pont et essayer de reconnaître à qui nous avons affaire.
Ce disant il sortit du réfectoire et grimpa lestement léchelle de lécoutille. Le jour avait un peu grandi. Lon pouvait découvrir la plage plus nettement et tout ce qui pouvait sy mouvoir. M. Rochon dissimula sa présence derrière un entassement de caisses, et par des interstices plongea son regard perçant sur la rive.
Le plus grand silence régnait toujours, une immobilité absolue pesait sur toutes choses. Or, dans un angle de lanse, juché sur une petite éminence et le dos appuyé contre un pin géant, le canadien découvrit la silhouette dun homme et il remarqua que cet homme tenait ses deux mains appuyées sur le canon dune carabine. M. Rochon, à cette vue, ne put sempêcher de tressaillir violemment. Quel était cet homme ? Était-ce un ami ? Était-ce un ennemi ?... Il eût donné gros pour le savoir. Lhomme paraissait seul, et à voir sa tête quelque peu penchée vers lanse, on eût dit quil dressait loreille dans lattente dune réponse à son signal.
Un moment M. Rochon pensa que cet individu avait pu être dépêché par des amis pour signaler un danger quelconque. Puis un doute se posa dans son esprit. Quimporte ami ou ennemi il fallait sassurer si cet individu leur voulait du bien ou du mal, quitte à prendre ensuite les dispositions quimposeraient les circonstances.
Et M. Rochon, à son tour, imita le cri de la chouette.
Linconnu répondit aussitôt par le même cri.
Alors le canadien quitta son poste dobservation et demanda en français :
Qui êtes-vous ?
Lhomme fit un mouvement en avant, il marcha jusquau bord de léminence.
À présent que cet homme avait laissé lombre répandue par la ramure touffue des pins, M. Rochon put le voir plus distinctement. Malgré la hauteur sur laquelle il se tenait, lhomme avait laspect plutôt trapu. Il portait avec lui un respectable attirail de chasseur.
Cest peut-être un coureur des bois égaré, pensa-t-il.
Mais alors une voix qui ne lui sembla pas tout à fait inconnue répondit :
Jarrive de New-York et je suis un ami.
Votre nom ? questionna M. Rochon.
Je vous le dirai à bord, si vous menvoyez une embarcation.
Pourquoi ne pas le dire de suite ?
Parce que les bois peuvent entendre !
Qui vous envoie ?
Linconnu ne répondit pas de suite. Il parut réfléchir comme pour trouver la meilleure ou la plus sûre réponse à faire. Puis il dit :
Celui qui vous a mis en charge de ce navire.
Hein ! Duver...
Chut ! monsieur, ne prononcez pas de nom ici ! Ne savez-vous pas que lécho va loin ?
M. Rochon rougit vivement.
Linconnu reprit :
Hâtez-vous, monsieur, le temps presse ! Mettez un canot à leau.
Cest bien, je vais donner des ordres.
Très intrigué, inquiet, M. Rochon descendit rapidement au réfectoire, prit Hindelang à lécart et lui dit :
Savez-vous qui nous arrive ?
Dites, monsieur, je suis préparé à toutes les nouvelles, bonnes et mauvaises.
Cest un messager de Duvernay.
Hindelang sursauta.
Un messager envoyé par monsieur Duvernay ? Mais alors cela doit signifier pour nous une mauvaise nouvelle !
Je le crains. Lhomme demande un canot pour être amené à bord.
Son nom, le savez-vous ?
Par prudence, et il a raison, il ne veut parler quune fois sur ce navire.
En ce cas dépêchons-lui deux hommes de notre équipage.
Lordre fut aussitôt donné à deux matelots qui descendirent une embarcation, y entrèrent, et gagnèrent la plage pour y prendre linconnu.
Celui-ci était vêtu dun habit de chasse et armé de couteaux, de pistolets et dune carabine américaine de fabrication récente. Sa tête disparaissait sous une casquette de cuir jaune dont la visière lui cachait le front et les yeux. Il sauta lestement dans le canot, et sans un mot sassit la carabine entre les jambes, demeurait lair sombre et méfiant. Ce fut avec une sorte de crainte que les deux matelots emmenèrent au navire ce voyageur ainsi armé et dune physionomie peu abordable.
Mais quand linconnu eut posé ses pieds sur le pont deux cris jaillirent :
Ah ! monsieur Therrier !...
Maître Simon !...
Ces deux cris avaient été poussés par Hindelang et M. Rochon.
Simon Therrier souriait... de ce sourire routinier et sans aucun sens, qui est le sourire des gens qui ont à recevoir journellement une clientèle.
Comment diable avez-vous pu nous découvrir, sécria Hindelang plus surpris peut-être que ne létait M. Rochon.
Le sourire de Simon Therrier samplifia.
Jai couru, dit-il, une partie des forêts de lAmérique avant de métablir en la cité de New-York, et jai appris à y dénicher le gibier selon les cas durgence ; de sorte que cest encore un peu mon métier, ou, si vous aimez mieux, cest un métier que je nai pas tout à fait désappris.
Hindelang et M. Rochon regardait laubergiste avec admiration.
Mes amis, reprit Simon Therrier, avec un sourire légèrement moqueur cette fois, je constate que votre surprise et je ne vous en saurais blâmer vous fait oublier les premières lois de lhospitalité à légard dun homme qui vient de fournir quatre-vingt lieues de pays difficile.
Hindelang saisit une main de laubergiste et la serra avec effusion.
Pardonnez-nous, mon ami. Ah ! nous vous attendions si peu...
Cest-à-dire que vous ne me mattendiez pas le moindrement, se mit à rire laubergiste avec bonhomie.
Cest vrai. Ainsi donc cest monsieur Duvernay qui...
Oui, oui, interrompit plaisamment laubergiste, et que vous voilà donc devenu curieux, monsieur Hindelang ! Mais vous ne saurez rien, si vous ne me faites servir à manger et à boire !
Suivez-nous, dit M. Rochon.
Dans le réfectoire les membres de léquipage avaient continué leur déjeuner un moment interrompu. Hindelang et le canadien conduisirent laubergiste dans une cabine contiguë au réfectoire dans laquelle ils se firent servir, afin de pouvoir causer plus familièrement.
Laubergiste avait de suite attaqué un pot de vin et un fromage, et à le voir dévorer on pouvait croire que cet homme avait été des semaines sans donner la nourriture à son estomac.
Mais une fois que sa faim et sa soif eurent reçu un peu de satisfaction, Simon Therrier sourit largement à Hindelang, fouilla activement une poche intérieure de son habit, retira une enveloppe scellée et la lui tendit.
Tenez, mon ami, cest pour vous... cest le message dont on ma chargé !
Hindelang trembla. Il considéra curieusement la suscription et crut reconnaître lécriture, ou plutôt il reconnaissait cette écriture fine et ferme, mais il ne voulait pas en croire ses yeux. Et le nom dÉlisabeth chanta dans son cur.
Il se retira au pied de lescalier de lécoutille, sous le jour qui tombait dru. Il lut la missive suivante :
« Mon cher aimé,
« Cest avec grande hâte et vive inquiétude que jécris ces lignes qui seront confiées à Simon Therrier. Si jobéis aux ordres de mon oncle, qui sont une délicatesse de sa part, jobéis également aux voix de mon cur, qui ne cesse de trembler pour vous. Car un danger vous menace, Charles, vous et votre cargaison. Nous avons été trahis ! Comment ? Mon oncle ne ma pas encore fait part de ses soupçons ou des certitudes acquises. Tout ce que je sais personnellement, cest que des agents britanniques ont été mis sur votre piste, et mon oncle vous avise davoir à hâter votre déchargement, pourvu que notre messager vous arrive à temps. Mon oncle vous recommande encore, au cas durgence quelconque, si par exemple vos charretiers vous faisaient défaut, de localiser une cache à proximité de votre point datterrissage et dy déposer provisoirement votre cargaison, afin de renvoyer sans retard le navire et son équipage et détruire ainsi toute trace qui pourrait vous trahir. Ah ! Charles, comme je minquiète pour vous ! Mais vous serez prudent ! Obéissez sans tarder aux ordres de mon oncle, les instants sont précieux, et cette obéissance pourra vous sauver du danger que je redoute. Par Simon donnez-nous des nouvelles qui nous rassurent. Je ne cesse de penser à vous, et chaque jour jimplore Dieu quil vous assiste ! Mon oncle est également fort inquiet pour vous et monsieur Rochon. Ma tante parle de vous à tout instant. Ah ! cest quelle vous aime aussi ! Quand à mon oncle, il est devenu taciturne et songeur depuis votre départ ! Ah ! je tiens à vous le dire, Charles, votre éloignement a laissé dans notre maison de la tristesse. Mais vous reviendrez, Charles... Avec quelle impatience folle jattends déjà votre retour ! Oui, écrivez-moi que vous allez revenir bientôt... bientôt à celle dont la pensée entière vous suit partout et toujours ! »
Au bas de cette épitre, Hindelang vit un E capital quil aurait baisé, sil neût vu les regards de laubergiste et de M. Rochon fixés sur lui.
Il était ému, oppressé dune joie débordante. Son cur exultait ! Son âme chantait ! Ah ! comme il laimait cette chère Élisabeth ! Que lui importait les dangers, les menaces ! Il avait là-bas une petite Canadienne ravissante qui lattendait... une petite Française de lAmérique septentrionale ! Là, était toute la vie future ! là, tout le bonheur désirable ! Oui, mais il y avait une tâche à accomplir auparavant, une tâche formidable et hasardeuse avant de retourner à celle qui lappelait !
À cette pensée soudaine Hindelang se resaisit, il se contint, fit taire les voix impatientes de son cur, se raidit par un effort de volonté sublime et sapprocha des deux amis.
M. Rochon surprit lair rayonnant du jeune homme.
Ah ! ah ! sécria-t-il joyeusement, je crois voir que vous recevez de bonnes nouvelles ?
Pas très bonnes, monsieur, répondit Hindelang avec gravité : nous avons été trahis !
Trahis !
Voilà ce que mapprend cette missive.
Cest également tout ce que je sais moi-même, dit Simon Therrier. M. Duvernay est en train de poursuivre une petite enquête pour savoir au juste où le vin a coulé. En attendant il ma chargé de cette mission, assez difficile, que je suis satisfait davoir accomplie sans obstacle ni retard.
Merci, monsieur Therrier, dit Hindelang. Mais si nous sommes trahis, nous ne sommes pas encore perdus. Monsieur Rochon, ajouta le jeune homme avec une sourde énergie, il faut agir de suite et promptement !
Et il linforma des instructions de M. Duvernay.
On se mit à luvre à linstant.
IV
Premiers revers.
Les plans du déchargement avaient donc été modifiés.
Pendant que M. Rochon, accompagné de laubergiste, ira prévenir les charretiers, Hindelang et les membres de léquipage construiront avec des troncs darbre un solide radeau pour le transport de la cargaison au rivage.
Après inspection des alentours de la plage, Hindelang avait découvert entre deux rochers un trou profond, de forme rectangulaire et capable de contenir la moitié au moins des munitions de guerre. Quant à lautre moitié, il espérait lexpédier par les premières charrettes. Et si ces charrettes retardaient, ou si un danger plus imminent survenait, il aviserait.
On prit trois heures à construire le radeau, puis au moyen de câbles on lui fit faire la navette entre le navire et la rive. Sur ce radeau, tout solide quil fut, on ne pouvait transporter quune quantité relativement petite des marchandises, puis, une fois le rivage atteint, il fallait en effectuer le transport à bras dhomme du radeau à la cache éloignée dune cinquantaine de mètres. Tout ce travail prenait du temps et demandait beaucoup defforts et de patience.
Et cette patience semblait vouloir de temps en temps échapper à Hindelang que linquiétude ne lâchait pas. Non pas quil eût peur pour sa personne ; mais ces munitions, ces armes, cétaient leurs meilleurs atouts dans la grosse partie qui allait sengager ! Et puis, ny avait-il pas une sorte de gloire déjà dans laccomplissement intégral de cette mission ? Aussi bien, il voulait que la confiance dont on lavait honoré fût dignement justifiée. Et la crainte dun échec quelconque le rendait nerveux.
Le milieu du jour fut dépassé sans que les charrettes attendues neussent donné signe dexistence ou dapproche.
Et la besogne se poursuivait, lentement.
Enfin, vers les quatre heures, un bruit de chariot cahotant fut apporté par les échos des bois. M. Rochon et Simon Therrier ramenaient avec eux six charrettes seulement. Dautres ne pourraient venir que le lendemain seulement.
Nimporte ! cétait toujours autant.
On soccupa donc de suite au chargement de ces charrettes avant la tombée de la nuit. Avec laide des charretiers, de M. Rochon et de laubergiste, le travail alla plus vite. La charge dun radeau faisait celle dune charrette, si bien que peu après le crépuscule les charges étaient complétées.
On soupa dignement, et à huit heures les charretiers reprenaient la route par laquelle ils étaient venus.
Avec les six charges expédiées et ce quon avait réussi à mettre en cache, il restait encore sur le navire plus de la moitié de la cargaison.
Ah ! avait dit Hindelang, si nous pouvons gagner cette journée de demain, la victoire est à nous !
Aussi, dès les premières clartés du jour suivant on se remit à luvre.
M. Rochon avait eu lassurance que dix charrettes au moins seraient à lanse avant le grand jour.
Mais une partie de la matinée se passa sans quon vît ou entendît rien venir.
Pour ne rien laisser aux caprices dun hasard, Simon Therrier et M. Rochon partirent à la découverte.
Il était à peu près dix heures.
À onze heures deux charrettes firent leur apparition.
Où sont les autres ? interrogea Hindelang que la vue de ces deux charrettes seulement surprit.
Nous sommes seuls, répondit un charretier. Mais les autres doivent être en route. Nous sommes partis parce que nous étions préparés les premiers.
Avez-vous croisé sur votre route monsieur Rochon.
Oui. Il a poursuivi son chemin dans le but de presser les autres.
Cest bien, fit Hindelang, satisfait de ces explications.
Il leur fallut juste une heure pour compléter ces deux charges. À deux heures de laprès-midi elles reprenaient la route.
Les autres charrettes narrivaient pas. Mais à mesure que le navire sallégeait, Hindelang reprenait plus de confiance et plus de contrôle sur ses nerfs.
Une heure sécoula... et soudain, à la stupéfaction générale, des coups de feu retentirent au loin dans les bois.
Hindelang avait dressé la tête et pâlit.
Dautres coups de feu suivirent.
Quest-ce que cela peut bien signifier ? demanda lun des manuvres.
Je ne serais pas étonné que ce soit des patrouilles que les charretiers auront rencontrées.
Mais ces paroles avaient à peine quitté ses lèvres, que le pilote de lAmerican-Gentleman attira lattention du jeune homme dans la direction du lac, sur un point quon apercevait par lentrée de lanse.
Oh ! oh ! fit, Hindelang avec surprise. Ne dirait-on pas un voilier quelconque qui semble piquer sa proue de notre côté ?
Cela men a tout lair, répondit le pilote.
Quon mapporte la lunette ! commanda le jeune homme.
Un homme se précipita dans lintérieur du navire pour rapporter linstant daprès lobjet demandé.
Hindelang examina attentivement le navire étranger et dit :
Cest un schooner battant pavillon américain. Tenez ! voyez vous-même, ajouta-t-il, en passant la lunette au pilote près de lui.
Celui-ci regarda à son tour.
Cest vrai, avoua-t-il, cest un pavillon américain.
Que pensez-vous ? interrogea Hindelang. Est-ce un ennemi ?
Lautre hocha la tête dun air dubitatif et répondit :
Je ne peux rien affirmer. Seulement, je suis surpris que ce navire vienne directement sur nous.
Ou nous avons été découverts de ce point, ou ces gens savaient que nous étions ici, émit Hindelang.
Une chose sûre, cest quil peuvent nous apercevoir clairement.
Hindelang reprit la lunette des mains du pilote et se mit à lorgner de nouveau le petit navire qui venait rapidement, sous un bon vent du nord qui soufflait depuis le midi.
Mes amis, dit-il après un moment, je pense que cest un navire douanier.
Si tel est le cas, dit le pilote, nous sommes dans cette anse pris comme en une souricière.
Et à supposer, ajouta Hindelang, que les coups de fusil entendus tout à lheure aient été tirés par des agents sur notre piste, et que ces agents flairent notre cargaison, nous nous verrons pris entre deux feux. Oui, murmura-t-il tout en réfléchissant, cest une véritable souricière.
Il demeura silencieux, ses regards brillants fixés sur le navire encore lointain, et son front durement plissé par leffort de sa pensée. Silencieux aussi les hommes déquipage le regardaient, prêts à exécuter les ordres quil donnerait.
Au bout de quelques minutes il regarda le pilote et dit :
Je suis davis que nous sortions de lanse et gagnions le large ; là nous aurons au moins lavantage ou de fuir ces douaniers, si notre vaisseau file plus vite, ou de nous défendre sans courir le risque dêtre attaqués sur nos deux flancs. Quen pensez-vous ?
Cest le meilleure parti à prendre, approuva le pilote.
À luvre donc !
Ce fut vite fait : les ancres furent tirés, les voiles hissées, et lAmerican-Gentleman sortit lentement de lanse, puis sur les ordres dHindelang, le pilote donna au navire une direction sud-ouest. Toutes voiles au vent il filait déjà à une bonne allure. Mais le petit navire étranger ne demeurait pas stationnaire : il sétait très rapproché, et, plus léger que lAmerican-Gentleman, il paraissait avoir deux fois plus de vitesse. Hindelang comprit quil ne pouvait échapper.
Il ordonna à ses hommes de se préparer à défendre le navire et ce qui restait de la cargaison. Chacun deux se munit de deux pistolets et dune hachette quils dissimulèrent sous leurs vêtements, et personne ne devrait exhiber ces armes sans un signal convenu dHindelang.
Il était trois heures et demie.
Le schooner se trouvait maintenant à portée de voix, et sur son pont de lavant on pouvait apercevoir une douzaine dhommes, debout, chacun armé dune carabine et les yeux attachés sur lAmerican-Gentleman dont le nom, suivant la recommandation dHindelang, avait été changé en celui de « American-Eagle ».
Devant le groupe des inconnus du schooner trois hommes étaient réunis et de temps à autre échangeaient des propos. Ces trois hommes, qui semblaient être trois chefs, ne paraissaient pas armés.
Hindelang, à larrière de son navire, debout, bras croisés, fier, attendait lattaque.
Quand le schooner se fût encore rapproché et quil parut possible déchanger des paroles, lun des trois chefs du schooner qui, fort probablement en était le commandant, interpella le jeune français en langue anglaise.
Navez-vous pas signalé, demanda-t-il, un navire nommé lAmerican-Gentleman ?
Ce nom nous est inconnu, répondit Hindelang dune voix ferme.
Laccent français de notre héros parut créer une certaine impression sur le commandant du schooner. Il se pencha vers un des personnages près de lui et un court colloque suivit. Puis, le commandant reprit en sadressant cette fois en un français assez correct :
Vous êtes français, monsieur ?
Vous lavez deviné.
Vous commandez ce navire ?
Jai cet honneur comme vous voyez ! répliqua rudement Hindelang qui ne voulait pas avoir lair de sen faire imposer.
Votre nom ? demanda lofficier inconnu.
Mon nom vous est inconnu, et en vous le disant cela ne vous apprendrait nullement, je pense, litinéraire de lAmerican-Gentleman.
Lautre ne parut pas sémouvoir outre mesure de laccent un peu rogue du jeune Français. Il esquissa une ombre de sourire pour interroger encore :
Voulez-vous me permettre dexaminer vos papiers ?
Je nai pas de papiers à faire examiner ! répliqua Hindelang très impatienté à la fin par cet interrogatoire.
Ho !
Et avec cette exclamation lofficier parut fort étonné.
Une fois encore il consulta le personnage près de lui, puis, regardant froidement Hindelang :
Monsieur, dit-il, jai omis de vous informer que mon navire est un croiseur douanier et nous avons lobligation dexaminer vos marchandises.
Monsieur, répliqua Hindelang avec une froide politesse également, nous sommes en eaux américaines et nous navons, nous, nullement lobligation de nous soumettre à vos perquisitions.
Lofficier donna des ordres brefs à son équipage. La grande voile du schooner avait été à demi carguée pour régler la vitesse du petit navire sur celle de lAmerican-Gentleman. Sur lordre de lofficier anglais cette voile fut remontée, et le schooner se rapprocha du vaisseau dHindelang.
Napprochez pas davantage ! commanda celui-ci dune voix menaçante.
Lautre feignit de ne pas entendre. Il fit un geste de la main, et à ce geste huit hommes exhibèrent huit carabines et mirent en joue les huit hommes dHindelang.
Un seul mouvement de vos hommes, reprit lofficier anglais sur un ton résolu, et je commande le feu !
Léquipage dHindelang frémit et regarda avec inquiétude son jeune chef.
Lui avait affreusement pâli, car il venait de perdre lavantage de loffensive ; et, à moins de vouer son monde à une mort certaine, il se voyait condamné à subir le caprice et laffront de ces étrangers. Pour ne pas rugir sa rage, il mordit, violemment ses lèvres, puis gronda :
Cest bien, monsieur, vous êtes le plus fort !
Le schooner vint se ranger le long de lAmerican-Gentleman par bâbord, deux grappins furent jetés, les deux vaisseaux assujettis lun à lautre et une courte échelle appliquée contre le navire dHindelang.
Lofficier ennemi, voyant que les hommes dHindelang nétaient pas armés, et assuré que le jeune français nopposerait pas de résistance, commanda à ses agents dabaisser leurs armes tout en demeurant dans une prudente attitude. Puis, suivi des deux personnages qui navaient pas cessé de se tenir à ses côtés, il monta sur lAmerican-Gentleman.
Bras croisés, sombre, contenant difficilement sa rage et caressant des doigts une hachette pendue à sa ceinture, Hindelang restait muet.
Lofficier anglais ébaucha un sourire moqueur et dit :
Puisque vous navez pas de papiers, jeune homme, vous nous permettrez bien, je suppose, de visiter lintérieur de votre navire ?
Faites, monsieur ! dit simplement Hindelang.
Pardon ! reprit lautre, je vous prie de nous guider, allez ! Et il indiquait louverture béante de lécoutille.
Soit, consentit Hindelang.
Mais alors une inspiration surgit à son cerveau. Ah ! pourvu que ses hommes le comprendraient et agiraient assez vite ! Nimporte en gagnant lécoutille il passa devant léquipage consterné, et par un jeu de ses regards, essaya de lui faire comprendre lidée quil avait. Quoi quil en soit, il surprit les regards de ses hommes suivre la direction que ses propres yeux leur avaient donnée, il vit des demi-sourires et il eut confiance. Il sengagea dans léchelle qui descendait dans les flancs du navire. Les trois anglais suivirent, et linstant daprès ils avaient disparu tous les quatre. Mais deux minutes ne sétaient pas écoulées quon entendit une sorte de hurlement féroce partir du navire, et lon vit Hindelang bondir hors de lécoutille, jeter un ordre rapide à ses hommes, faire retomber le panneau qui fermait la trappe et rouler dessus un gros baril qui se trouvait près de là.
À lordre jeté par Hindelang, les hommes de léquipage sétaient élancés à bâbord, avaient arraché les grappins du schooner et les avaient rejetés dans le lac.
Et cela sétait passé si vite, que léquipage ennemi nétait pas encore revenu de sa stupeur ou de son effroi, et que lAmerican-Gentleman, avec le vent qui devenait meilleur, reprenait sa course vers le sud. Hindelang avait pensé que le navire ennemi, privé de ses officiers, noserait pas lui donner la chasse.
Malheureusement il sétait trompé. Les hommes du schooner, revenus de leurs surprise et comprenant que leurs chefs étaient prisonniers, remontèrent leurs voiles et partirent à la poursuite de lAmerican-Gentleman. Et la distance était encore si petite quHindelang comprit linutilité de son coup daudace, et il se mit à envisager froidement le pire qui pouvait maintenant lui échoir.
Du sein du navire on entendait les jurons et les rugissements de rage des trois anglais prisonniers qui, avec laide de tout ce qui pouvait servir de massue essayaient, mais en vain, denfoncer la trappe.
Hindelang souriait.
Alors, du schooner qui avait repris du chemin, partit une volée de balles. Elles ne firent dautre mal que de trouer les voiles de lAmerican-Gentleman.
Hindelang commanda à ses hommes dapprêter leurs armes, car il était décidé à tout sauver ou à tout perdre.
Le schooner, gagnant sans cesse du terrain, décocha une seconde volée de balles qui, mieux dirigées cette fois, tuèrent deux hommes dHindelang et blessèrent un troisième.
Le jeune français fit riposter les cinq hommes qui demeuraient valides de leurs pistolets, mais ce nétait quun jeu puéril.
Alors Hindelang devant linévitable eut une dernière pensée daudace.
Mes amis, dit-il à son équipage que le découragement gagnait, mettez un canot à leau et gagnez la terre avec notre blessé ; moi, je me charge du reste.
Les hommes obéirent, parce quils eurent lair de comprendre que lidée du jeune homme était terrible.
Les marins du schooner déchargèrent leurs carabines sur léquipage de lAmerican-Gentleman dont le canot filait rapidement vers la terre, mais leurs balles se perdirent.
Pendant ce temps Hindelang ne perdait pas une minute.
Il repoussa le baril qui maintenait la trappe, souleva celle-ci et livra passage aux trois officiers du schooner. En blasphémant ils sautèrent sur le pont et de leurs regards étourdis cherchèrent leur navire. Ils virent le schooner approcher lentement pour labordage.
Vite ! cria lofficier en chef bleu de fureur, quon vienne arrêter cet homme !
Labordage se fît rapidement. Mais lorsquon vint pour semparer de la personne dHindelang, il fut constaté avec surprise que le jeune homme nétait plus sur le pont.
Il y eut des jurons, des cris de colère, des gestes de menace. On fouilla le pont...
Tout à coup un agent indiqua louverture de lécoutille où venait dapparaître le visage blême dHindelang.
Lofficier en charge du schooner se précipita suivi de quelques hommes qui brandissaient des coutelas. Mais tous sarrêtèrent subitement saisis deffroi : derrière Hindelang une fumée noire montait du sein du navire.
Lofficier anglais comprit tout. Il jeta un ordre sauvage...
Mais Hindelang, à la minute même, faisait un bond en jetant ce cri de triomphe :
Pour la France !
Il se rua vers le parapet.
Mais il vit devant lui lofficier anglais qui assujettissait un pistolet dans sa main droite.
Il fit un bond énorme, dans sa main droite apparut une hachette qui séleva, descendit en sifflant et senfonça tout entière dans la poitrine de lofficier.
Il régnait trop dexcitation et de stupeur parmi les hommes du schooner pour que ceux-ci pussent venir à bout dHindelang.
Et quand il virent tomber leur chef, lépouvante les cloua sur place.
Alors ils virent un homme se ruer dans un bond prodigieux sur le parapet, sélancer, disparaître et sengouffrer dans les eaux du lac.
Cétait Hindelang...
Linstant daprès il nageait vivement du côté de la rive où il apercevait le canot de ses hommes qui en approchait.
Une voix rageuse commanda le feu.
Cette fois les carabines ne furent pas épaulées, les agents anglais sentaient à ce moment un feu violent gronder sous leurs pieds.
La panique sempara deux. Dans une course échevelée ils se précipitèrent sur leur petit navire, tranchèrent à coups de hache les câbles qui retenaient les grappins, et sécartèrent à toutes voiles de lAmerican-Gentleman.
Il nétait que temps : cinquante brasses à peine les séparaient du vaisseau en flammes quune forte détonation retentit, puis séleva dans les airs un nuage de fumée noire. Les passagers du schooner, saisis dépouvante et statufiés, voyaient pleuvoir autour deux une grêle de débris de tous genres. Puis le calme se rétablit, et de lAmerican-Gentleman on ne pouvait plus voir, flottant à la surface des eaux, que des pièces de bois calcinées et fumantes.
Pendant ce temps-là, Hindelang rejoignait ses hommes sur la rive, et avec eux senfonçait dans les bois vers le nord-est.
V
Le docteur Robert Nelson.
Après avoir retrouvé la route parcourue par les charrettes des Patriotes canadiens et après une marche longue et difficile, Hindelang et ses hommes aboutirent à un immense ravin sur lequel un pont rudimentaire avait été jeté. La nuit était venue. Sur le côté opposé de ce ravin, la lune éclairait un groupe de huttes construites de bois brut et à toits plats faits dun mélange de terre argileuse et dherbes.
Cest là quhabitait le contrebandier, Noël Charron, que nous avons déjà nommé.
Lorsque Hindelang arriva au pont, des chiens à la chaîne jetèrent de sonores aboiements. De lune des huttes la porte fut ouverte, et un homme, à barbe noire et inculte, apparut dans la vive clarté de la lune.
Il fit taire les chiens qui continuaient daboyer furieusement dans la direction du pont, et il aperçut un groupe dhommes qui franchissaient déjà lespace sétendant entre le ravin et les constructions primitives. Il rentra vivement dans la hutte pour en ressortir linstant daprès armé dun fusil. Mais un autre personnage le suivait. Ce personnage aperçut tout à coup le visage vivement éclairé dHindelang. Il poussa un cri de joie, et sélança à la rencontre du jeune homme en disant, la voix troublée :
Ah ! mon jeune ami, je vous croyais perdu !
Cétait M. Rochon.
Bientôt Simon Therrier survenait, serrait le jeune homme dans ses bras et lentraînait, ainsi que ses compagnons, vers la hutte où tous entrèrent. Il y avait là, dans une pièce spacieuse grossièrement meublée, une trentaine dhommes, aux faces rudes et ravagées, fumant autour dun poêle immense qui ronflait gaiement et répandait une chaleur presque suffocante.
La première chose que fit M. Rochon, ce fut dexpliquer la rencontre de patrouilles anglaises par les deux dernières charrettes, la capture des deux charretiers et la perte de cette partie de la cargaison. Et il ajouta :
Quand jai appris cet accident jétais ici avec Simon Therrier, et nous nous disposions à retourner au navire avec les charrettes nécessaires pour ramener le reste de nos munitions. Mais bientôt lun de ces gaillards vint nous avertir que les patrouilles se dirigeaient vers le lac. Alors jai redouté un malheur, tout en espérant que vous pourriez peut-être vous tirer daffaire.
Hindelang se mit à rire.
Nous nous sommes en effet tirés daffaire, dit-il, mais non sans accident. Et montrant ses compagnons, dont lun était blessé assez sérieusement : cest tout ce qui reste de notre équipage.
Dans lattente dun récit sensationnel, tous les hommes venaient de se serrer autour de M. Rochon et dHindelang.
Et lui raconta laventure de lAmerican-Gentleman, notamment la chasse que leur avait faite le schooner, puis labordage, la lutte et enfin lexplosion.
Tous les regards braqués sur le jeune français exprimèrent la plus vive admiration.
Alors dune pièce voisine un homme sortit, un homme qui attira de suite lattention dHindelang par sa mise soignée, sa physionomie et sa démarche.
Devant lui tout le monde sécarta respectueusement. Il sapprocha, souriant, près dHindelang et lui tapotant lépaule familièrement dit :
Mon ami, vous avez accompli une action qui vous honore et honore la France en même temps. Je suis le docteur Nelson et le chef des Patriotes canadiens, et je vous nomme de suite mon lieutenant. Je vous connais par ce que ma dit M. Rochon, et je sais que je puis vous donner toute ma confiance et toute mon amitié.
Monsieur, répondit Hindelang, vous mhonorez beaucoup, et je vous jure que vous ne vous repentirez pas de mavoir accordé cette confiance et cette amitié. M. Rochon ma également beaucoup parlé de vous et de votre noble frère qui, à Saint-Denis lan dernier, sest si vaillamment distingué. Je vous assure que je naurai jamais de plus grand plaisir que de me battre à vos côtés pour la cause canadienne.
Ce même soir, qui était un samedi, il y avait, chez Noël Charron une réunion des Patriotes canadiens qui habitaient à proximité de la frontière. Il en arriva jusquà onze heures, et, toute la nuit on délibéra sur les meilleurs plans à adopter pour lentrée en campagne. Comme on savait quHindelang possédait quelque expérience du métier des armes, on lui demanda ses avis. Puis il fut décidé quon entamerait les hostilités aux premiers jours de novembre.
Il est vrai que la perte de plus de la moitié de la cargaison de lAmerican-Gentleman avait beaucoup affecté Nelson et ses partisans, mais dun autre côté, Noël Charron et sa bande de contrebandiers avaient pu faire passer la frontière à trois cents fusils et quelques munitions. On se consola donc un peu et lon pensa quon se trouvait suffisamment armé pour commencer les hostilités. Nelson comptait beaucoup gagner une première victoire sur les troupes du gouvernement canadien et leur enlever armes, munitions et bagages. Cétait peut-être trop escompter...
Le docteur Robert Nelson, dorigine anglaise et le frère du célèbre docteur Wolfred Nelson qui sétait si héroïquement battu pour les libertés canadiennes lannée davant, cest-à-dire en 1837, avait également beaucoup de sympathies et damitié pour la race française du Canada. Riche, influent, dun talent presque universel, il faisait partie de cette phalange distinguée danglais qui, en Bas-Canada à cette époque, revendiquaient avec leurs compatriotes de langue française lexercice de droits politiques quon leur méconnaissait. En même temps que les Canadiens-français, ces Anglais à qui nous ne pouvons que rendre nos plus sincères hommages avaient élevé une voix sévère contre la clique des fonctionnaires et tous ceux-là qui à leur suite avaient été attirés par lappât de quelques bonnes prébendes. Ces fonctionnaires et leurs dignes commensaux, jamais satisfaits des gros émoluments quon leur versait, essayaient par tous les moyens, et les moins honnêtes, de rendre plus souple et plus élastique, pour ne pas dire plus généreuse, la main qui avait accès au trésor public. Et encore ce trésor nétait-il nourri que des deniers durement amassés par les paysans canadiens que de lourds et injustes impôts leurs arrachaient au fur et à mesure. Or, les représentants élus de ces paysans navaient-ils pas le devoir et le droit dexercer un contrôle sur ladministration de ces deniers de leurs compatriotes ? Voilà lun des nombreux droits que leur refusaient les fonctionnaires. Ajoutons à cela la formidable bande de concussionnaires, dagioteurs et de rongeurs de toutes les catégories, et nous avons déjà un aperçu suffisant des maux et des fardeaux intolérables qui sappesantissaient sur le peuple.
Le docteur Robert Nelson voulait aller plus loin que dôter à la Bureaucratie et aux parasites quelle avait fait sans façon entrer dans notre maison canadienne, la gloire juteuse quelle savourait, il avait conçu le projet détablir un système de gouvernement républicain pris sur le modèle du gouvernement américain. Non que Nelson, qui était anglais et fier de sa race, eût renié son origine et rougi du sang qui coulait dans ses veines ; mais il croyait que les deux races française et anglaise du Canada étaient destinées à ne former quune race canadienne ou tout au moins une nation qui, avec lâge, naurait plus aucun rapprochement de caractère avec les nations de lEurope. Or pour réussir à fonder cette nation canadienne, il fallait léloigner du contact et des influences des Anglais doutre-Atlantique, et, pour ce faire, donner au Canada lindépendance politique. Il prévoyait avec raison que le Canada ne pouvait rapidement grandir ni prospérer sous la tutelle dune puissance, qui non seulement assurait à son commerce une source puissante de revenus, mais qui, le cas échéant, pourrait tirer jusquà la moelle de ses os. Et comme beaucoup dAnglais il se demandait à quoi aurait servi à ces deux races dêtre venues si loin pour ouvrir un foyer nouveau et fonder une patrie nouvelle, si, au moment datteindre le but espéré, elles allaient se voir mangées toutes vivantes par une multitude de pieuvres enragées ! Non ! il fallait que le Canada devînt un pays maître de ses destinées comme de ses libertés ! Cest à ce projet quil travailla et pour lequel il sacrifia tout : paix, bonheur, fortune.
Hélas ! si leffort fut louable, nous savons aujourdhui que lentreprise rêvée par Nelson et les Patriotes Canadiens était trop considérable pour les moyens qui étaient à leur disposition. Mais eux-mêmes ne le savaient-ils pas ? Certes ; mais, comme tous les audacieux malheureusement, leurs grands projets se basaient sur des espoirs et des secours en hommes et en matériel de guerre promis par les Américains. Et, en effet, sans ces espoirs, sans ces secours promis, on aurait pu avec quelque raison traiter ces hommes ou dinsensés ou dénergumènes.
Après les revers éprouvés en 1837, les ravages faits par les troupes anglaises, les douleurs toutes aiguës encore, les deuils encore drapés de noir, il apparaissait une folie de recommencer une expérience si désastreuse. Lamour du pays, la soif de libertés justes et raisonnables, et, peut-être, des défaites à venger étaient chez un peuple aimant la paix du foyer et le respect de ses biens si rudement acquis des stimulants trop irrésistibles. Ajoutons la voix chaude de quelques tribuns populaires, les grands gestes des harangueurs qui, à des promesses dindépendance accolaient des visions de gloire et de prospérité phénoménale, ou bien étalaient des tableaux de souffrances et dabjection atroces, et lon comprendra que le peuple canadien avec en ses veines un sang vif et bouillant ne pouvait résister à lentraînement. Et une fois le ressort pressé, il était trop tard pour arrêter le mouvement ! Quon eût clamé à ce peuple : Folie que tout cela ! Chimère que ces libertés !... Il ne se fût pas arrêté. Et ainsi poussé il pouvait en effet se ruer à toutes les folies.
Les chefs de ce mouvement avaient-ils conscience de leurs paroles brûlantes et de leur action hasardeuse ? Peut-être étaient-ils plus convaincus que ceux quils entraînaient à leur suite de la justice de leur cause et de lissue heureuse de lentreprise. Or le docteur Nelson était lun de ces chefs qui croyaient sincèrement au succès du mouvement insurrectionnel. Et Nelson y croyait si bien quil avait risqué tout ce quil possédait de meilleur dans lexistence dun homme. Quon ait dit quil avait été poussé par un intérêt personnel, cela est possible, et les Canadiens ne sauraient lui en tenir compte. Quand un homme sacrifie tout ce quil possède pour une cause publique, il peut en attendre la récompense que le succès justifiera. Autrement la loi naturelle du travail et sa rémunération ne serait plus quune utopie. Il est vrai que sa conduite mystérieuse après la bataille dOdelltown ait pu susciter certaines hypothèses plus ou moins plausibles sur sa sincérité, son courage ou sa vaillance. Mais rien na encore été tiré au clair, et tant quon aura pas prouvé authentiquement que Robert Nelson fut un traître, la race canadienne-française pourra sans arrière-pensée et sans hésitation honorer cet homme comme lun de ses plus braves défenseurs.
Cétait donc là le chef quHindelang allait suivre jusquà la déroute finale, quil aurait suivi partout, même malgré ses fautes commises, par la gratitude profonde quavait fait naître en lui, étranger au pays, lamitié spontané du docteur.
Le lendemain Simon Therrier et les marins de lAmerican-Gentleman reprenaient la route des États-Unis, et Nelson, Hindelang et M. Rochon se dirigeaient sur le village de Napierville où le docteur avait établi ses quartiers généraux. Mais M. Rochon allait, de là, gagner la ville de Montréal pour accomplir certaines missions que lui avait confiées M. Duvernay.
Le village de Napierville était à cette époque lun des centres les plus importants du district de Montréal. Situés dans une région très fertile, à proximité des grands marchés et entourés dune population agricole prospère, le village et ses alentours possédaient des hommes honorables et influents qui, par amour pour leur pays, étaient prêts à tout sacrifier.
Le docteur Nelson y fut reçu comme un chef sur qui reposaient tous les espoirs.
Hindelang suscita ladmiration, et ce jeune homme fier, enthousiaste mit une flamme nouvelle dans les curs ardents qui lacclamaient. Il sut rappeler à propos que le sang de la France navait pas cessé de rougir les veines de cette nation naissante ; et il remerciait le ciel et le bénissait davoir conduit ses pas dans cette France nouvelle quil jurait de servir tant quun souffle de vie lanimerait.
On lui fit une ovation.
Toutefois, les démonstrations de joie et de patriotisme devaient immédiatement faire place au travail dorganisation.
Le plus grand mérite de Charles Hindelang fut peut-être davoir dressé en soldats des paysans, de les avoir dressés lorsque les circonstances semblaient sêtre liguées pour faire obstacle de tous bois. Créer des soldats alors quon na pas darmes à leur donner, alors que lennemi sapprochera bardé de fer et traînant la foudre est une tâche ardue. Un homme bien armé peut en face de vingt, de cent ennemis, se sentir une forteresse, même sil ignore le maniement de ces armes de guerre. Mais jeté sur le champ de bataille et dans une mêlée furieuse sans loutil nécessaire, cet homme est une nullité et une cible trop facile. Quil possède au plus haut degré les vertus militaires, sil na pas lacier et la poudre il ne compte pas.
Nos Patriotes avaient le courage et la bravoure, mais il leur manquait pour stimuler ces qualités morales larme matérielle. Néanmoins, Hindelang en fit des soldats... il en fit des soldats en quelques jours. Mais lexpérience des choses de la guerre leur manquait encore, de même quil leur manquait des chefs expérimentés, et ces deux besoins allaient leur faire répéter la malheureuse expérience de 1837. Malheureuse ? Non... cest trop dire ! Il y eut du sang, des larmes, des deuils, des infamies commises contre notre race, toutes les horreurs de la guerre, soit. Mais nempêche que les troubles qui ont causé ces calamités ont énormément influé sur les tactiques des ennemis du Canada français. Ces ennemis ont fini par saisir limportance politique et économique des Canadiens-français, et ils ont compris encore lutilité, sinon la nécessité, de les laisser vivre suivant leur caractère. Ils ont également compris que cette race-enfant deviendrait plus tard une race-homme ! Ces bandes timides et indécises de Patriotes pourraient plus tard être des armées formidables ! Plus tard ces paysans soumis quon avait vus supplier, puis gronder, puis rugir, pourraient devenir des maîtres, si lon navait, dès lheure, le tact de leur laisser la tranquillité quils demandaient, si on ne leur cédait sur les points en litige ! Avec ces pensées la diplomatie britannique se fit plus sage, la lionne Albion rentra ses griffes à demi, le paysan canadien retrouva son allure paisible, et plus tard aujourdhui le Canada Français se voyait doté des plus belles libertés ! Cest la conquête quont faite nos Patriotes !
Peut-être aussi auraient-ils réussi la conquête de lindépendance politique sans lindécision des chefs ! Si lun de ces chefs eût réussi une action déclat contre les troupes du gouvernement canadien, tout le pays se levait et se joignait aux bandes patriotes. Et cette action déclat se fût peut-être produite, sans la délation qui vint jouer un rôle infâme : il existait, hélas ! des traîtres parmi cette nationalité française qui, à lheure suprême, naurait dû faire quune ! Oui, notre race, pas plus exempte que les autres, cest vrai, connut ses Judas !
Quatre mille volontaires américains, avec armes et munitions de guerre en quantité, allaient donner la main aux Patriotes. Le souffle de la trahison passa sur la frontière et les Patriotes, qui attendaient ces secours si impatiemment, virent tout à coup sélever une barrière entre ces généraux amis des États américains et eux. Quimporte ! il ne fallait pas se rebuter aux premiers revers ! Il ne fallait pas non plus se décourager à cause du fait que le gouvernement canadien, aux premiers jours de novembre, ordonnait aux milices de Sorel et de Montréal de marcher contre les rebelles, et quil intimait aux réguliers de Kingston et de Toronto lordre de sapprêter à partir pour le Bas-Canada. Il ne fallait pas reculer parce que Colborne réunissait quelques troupes aguerries et les dépêchait en toute hâte avec ordre de se poster entre la frontière et le camp insurgé de Napierville. Non, il ne fallait pas même avoir peur parce que ces troupes allaient camper près dOdelltown et bloquer, par cette manuvre, les secours américains.
Il ny eut ni découragement ni peur, au contraire. En apprenant cette nouvelle, les Patriotes firent entendre ce rugissement :
Nous débloquerons la frontière !
Ils étaient deux mille, mais deux mille nayant à se partager que cinq cents fusils dont un bon nombre nétaient que de vieux mousquets dune utilité problématique. Nimporte ! il y avait des armes à la frontière, il y en avait même entre la frontière et le camp de Napierville, avaient affirmé des voix autorisées, et les deux mille Patriotes demandèrent quon les conduisit à cette frontière !
Nelson était absent.
Or, on demandait un chef... un chef de suite.
Des voix âpres hurlaient :
Sus aux traîtres !
Mort aux Anglais !
Alors on vit un jeune homme grimper lestement sur le perron de la boutique dun marchand. De là il dominait la foule frémissante.
Ce jeune homme, cétait Hindelang.
Amis, dit-il dune voix vibrante, frères canadiens, patriotes, vos clameurs sont entendues ! Vos voix ont résonné comme des rocs sonores ! Vos traits conservent lénergie des grands guerriers de 1812 ! Vous navez pas traversé la Russie impériale, mais sous vos pas a tremblé le sol de la grande Amérique ! Cinq cents combats de géants ont fait frémir cette terre qui vous est si chère ! Vos victoires ont semé leurs échos glorieux jusquaux ciels de France, jusquaux brumes dAngleterre ! Et ces beaux firmaments qui vous regardent avec envie ont souri dorgueil ! Vous défendiez vos foyers et ne cessiez de repousser les envahisseurs ! Vous vous êtes conquis un patrimoine admirable, et vous le défendez contre qui veut le prendre ! Cest votre devoir et votre droit ! Vous voulez être des maîtres chez vous, cest encore votre droit ! Et vous voulez des chefs, jen suis un ! Si je suis de France, mon sang a la même couleur du vôtre ! Mon âme a lardeur de la vôtre ! Mon cur a lamour de votre cur ! Eh bien ! allons à la frontière américaine ! Allons ouvrir la porte à ceux qui viennent nous tendre une main secourable et généreuse ! Allons disperser ce troupeau de casaques rouges qua rassemblées la trahison ! Frères, allons à Odelltown !
Jamais foule humaine ne fut plus électrisée.
Des milliers de bras se tendirent vers ce jeune homme qui parlait avec une si belle fierté et une si grande assurance. Ah ! il était de France ?... Cest vrai : on le reconnaissait bien ! Oui, oui, cétait bien un fils de la France... un vrai ! Ce nétait pas un démolisseur, celui-là ! Celui-là, cétait un bâtisseur ! Avec ce Canada français ce jeune homme eût fait un empire !
On le saisit, on lenleva, on le haussa aux cieux, et vers le presbytère on le porta en triomphe. Car on voulait sans retard faire bénir les armes de la cause sainte. Les armes ?... Mais on nen avait pas ! Sur deux mille hommes, quatre à cinq cents seulement étaient armés ! Armés ?... et de quelles armes encore ! Nimporte ! Avec ce jeune homme pour les commander, avec ce fils de la France à la parole dairain, aux regards dacier, au geste foudroyant, est-ce quon avait besoin darmes ?... Allons donc ! Quil nous conduise, on verra bien ! À son apparition, à la nôtre, les tuniques rouges prendront la fuite !...
Et on allait partir.
Robert Nelson parut.
On lécouta. Il venait dinspecter des postes de Patriotes. Tout allait bien. Et puis on aurait des armes avant datteindre la frontière, il en avait lassurance. Puis, à son tour, il écouta la voix de plus en plus grondante de ces deux mille hommes qui demandaient à partir immédiatement. On lui rapporta la harangue du jeune Français. Il courut embrasser Hindelang.
Amis patriotes, vous avez raison, sécria-t-il, nous partirons ! Oui, il faut marcher, marcher de suite ! Formez les rangs !
Et les rangs se mirent à grossir, car il arrivait des recrues de tous côtés. On navait quà mentionner ou à montrer du doigt le fils de la France, de suite on se plaçait à la file. Et la nouvelle armée dépassait le nombre de deux mille.
Alors on la divisa en trois bandes : la première commandée par Nelson, la deuxième par Hindelang et la troisième par un Canadien, le major Hébert.
Il y avait là sept cents paysans armés seulement de fourches, de haches, de faux... Cétait simple et cétait beau !
VI
Le désastre.
Ainsi formées, ces trois bandes devaient se rendre par trois routes différentes à Odelltown, entourer le village qui navait quune garnison de quatre cents soldats, emporter la place, ouvrir les communications avec la frontière américaine, refaire les cadres de la petite armée, la renforcer des volontaires américains, marcher contre le gros des forces du gouvernement commandées par le général Colborne.
En théorie le plan était fort simple.
Allait-il réussir en pratique ?
Notons encore que ces soldats du jour navaient que quelques bons fusils et peu de munitions, et que Nelson avait promis quon trouverait des armes avant darriver à Odelltown. Cest peut-être cette promesse qui maintint lenthousiasme et la confiance dans les rangs des Patriotes. Mais lon ne sattendait pas à se heurter à un obstacle qui, sans être bien sérieux, refroidit terriblement lexaltation dun grand nombre de ces soldats improvisés.
En effet, après avoir marché toute une journée il arriva que lune des bandes, celle qui était commandée par Hébert, fut brusquement assaillie par une vigoureuse fusillade au village de Lacolle, à quelques milles seulement dOdelltown. Cétait le soir. Les Patriotes étaient déjà morfondus par la marche, et lon sétait tenu en train avec cette perspective réjouissante de passer la nuit à Lacolle et de sy reposer avant de jeter sur lennemi. Mais cette attaque brusque, à laquelle on ne sattendait pas, faillit semer la débandade.
Il ny avait pourtant là quun faible poste de soldats du gouvernement dont lordre était de retarder la marche des Patriotes. Nelson savait que ce poste devrait être culbuté, mais il nen avait parlé quaux officiers, et la bande qui arriverait la première aurait la tâche de disperser ces soldats rouges.
Hébert avait dit en partant :
Si jarrive premier, je vous garantis que ce ne sera pas long.
Mais ses hommes aux premiers coups de fusil sarrêtèrent.
Hé ! là, vous autres, cria le major, est-ce de la sorte que vous pensez faire peur aux Anglais ? Allons ! en avant, on est capable de passer sur le ventre de nos ennemis en allumant nos pipes !
Cétait un beau courage et de la belle confiance, car, de fait, la moitié de ses hommes marchaient au combat avec leurs pipes seulement. Et ces braves car cétaient de véritables braves suivirent, ou mieux ils emboîtèrent le pas à ceux de leurs camarades qui avaient des armes.
Ah ! les pauvres bougres, ils allumèrent leurs pipes, cest vrai, mais après laffaire... quand ils eurent repris le chemin de leurs foyers.
Car le choc, pour un premier et aussi inattendu quil était, fut rude, et la fusillade des soldats rouges fort bien nourrie. Mais la voix dHébert tonna plus fort que les fusils ennemis, les courages furent stimulés, la ruée se fit, le poste fut emporté et les soldats ennemis en fuite. Mais il y eut des blessés... Et puis on était presque rendu à Odelltown et pas encore de fusils et pas encore de munitions !
Cétait grave !
Des Patriotes sans armes se rassemblèrent par groupes, discutèrent, pesèrent le pour et le contre, et vers le milieu de la nuit on vit des ombres nombreuses sortirent du camp, prendre la route par laquelle on était venu.
On eût pu entendre ces remarques :
Moé, jtiens pas à mfaire tordre le cou comme un dindon !
Hein ça ma payé dlaisser la maison... me vlà avec un bras de cassé et une balle dans la cuisse gauche !
Ah ! pour moé, si on avait eu des fusils, jétais bon pour aller jusquau boute !
Et pis moé donc... y a rien qui mfrait plus plaisir que dtout tuer ces maudits rouges-là !
Aussi le lendemain vit-on larmée patriote diminuée de quelques centaines dhommes. Seule, la bande commandée par Hindelang demeurait entière.
Le jeune français, ce matin-là, se mit en marche le premier vers Odelltown. Car le major Hébert et Nelson avaient quelque misère à remettre leurs bandes sur pied. On était au courant de la défection de la nuit davant, et lexemple entraînait. Mais il est vrai que ceux qui voulaient tirer en arrière étaient de ceux qui navaient aucune arme à leur disposition.
Enfin, la marche en avant fut reprise.
Seulement quelques paysans têtus et méfiants avaient dit à Nelson, qui leur promettait sans cesse des armes :
Cest bon, on va vous suivre. Mais si on na pas de fusils rendus là-bas, on sacre le camp !
Ils marchèrent... et si ces hommes eussent été armés darmes solides, ils auraient accompli des prodiges.
Les hommes dHindelang étaient plus confiants.
Là, dans cette petite troupe que la défection navait pas même effleurée, régnaient lespoir, la victoire, la conquête. Ah ! cest que le jeune français, ardent comme il était et impulsif, savait transmettre, infuser au cur de ses hommes cette force morale qui fait accomplir des miracles au soldat. Car Hindelang se sentait de force à passer par-dessus tous les obstacles, à culbuter toutes les armées qui se présenteraient sur son passage. Que si, par une malchance quelconque, sa petite armée était rompue par des forces supérieures inattendues, il se croyait capable de la reformer, la ramener sur le terrain, la lancer dans la fournaise où elle sétait brûlée déjà, et la faire sortir victorieuse.
Avec un tel meneur des hommes peuvent aller loin.
Et il disait pour entretenir le feu :
Mes braves canadiens, on se demandait sil y avait du soldat en vous ? Levez la tête, hausser les fronts ! Demain la gloire militaire vous aura transformés en preux de lantiquité ! Vous serez plus que des soldats de valeur, plus que des héros, vous serez des conquérants !
Il nen fallait pas davantage pour chatouiller lamour-propre de ces jeunes guerriers qui sentaient venir peu à peu la soif de lauriers conquis dans les combats.
Et sous le souffle impétueux qui passait sur cette troupe, les pas se faisaient plus rapides, la marche saccélérait, les curs devenaient avides de se mesurer avec de vrais soldats, de ceux qui avaient déjà fait la campagne, ils brillaient dun désir voluptueux de victoire. Et cette bande devança de beaucoup les deux autres. Les colonnes de Nelson et dHébert étaient encore loin que celle dHindelang arrivait en vue dOdelltown. Et cela avait été la pensée secrète dHindelang. Croyant ne pouvoir compter beaucoup sur les deux autres petites armées à cause de la tiédeur et du mécontentement qui régnaient parmi un bon nombre, il espérait avec du coup dil et de la rapidité surprendre lennemi, le mettre en désarroi, puis, avec le concours des deux autres colonnes, le battre complètement. Il se disait quavec de la hardiesse et du vouloir il était possible de réussir des choses magnifiques. Aussi bien, pour dignement récompenser ses braves ne fallait-il pas leur conquérir quelque gloire ?
Des sentinelles avancées déchargèrent leurs fusils sur les avant-gardes dHindelang que commandait un jeune lieutenant canadien, Lanctôt. Les Patriotes ripostèrent, si bien que laction se trouva pour de bon presque engagée un peu plus tôt que ne le souhaitait Hindelang. De suite il disposa sa colonne en ordre dattaque et commanda de marcher sur le village et de lenvahir. Lui-même se mit à la tête de la première compagnie.
Les sentinelles anglaises sétaient vivement repliées vers le village. Quand la petite armée se présenta, elle ne découvrit quun assemblement de maisons et de rues silencieuses. Le village tout entier paraissait avoir été évacué par les soldats et les villageois. Mais deux ou trois coups de feu partis dune maison avoisinante, par accident peut-être, firent comprendre à Hindelang que chaque maison pouvait être une forteresse à prendre, et que la tâche serait plus formidable quelle navait paru de prime abord.
Cest égal ! il ne pouvait pas rester là avec sa troupe inactive et demeurer exposé aux projectiles ennemis. Il harangua ses hommes :
Frères canadiens, rappelez-vous que, vingt-quatre ans passés, deux cents de vos compatriotes ont mis en déroute, en ces lieux mêmes, une armée de quatre mille Américains. Figurez-vous que le sol tremble encore sous les pas de ces géants dont vous êtes les fils ! Imaginez-vous que leurs clairons résonnent encore sous ces vastes cieux et vous appellent sur leurs traces ! Nous, frères, nous navons pas de clairons, mais nous avons la voix de nos curs français ! Sonnons la charge, Canadiens, et en avant ! Droit devant vous, cest la gloire immortelle et cest la liberté de votre pays !
À ces dernières paroles du jeune français, une très vive fusillade éclata du côté des premières maisons, et plusieurs canadiens furent blessés. Lun deux, atteint au bras droit, avait échappé son fusil. Hindelang se précipita et dit en lui tendant son épée :
Prends cette épée, ta main gauche pourra toujours la manier ; moi, je me charge de ton fusil.
Puis il lança le cri de guerre des Patriotes :
Pour la liberté !
Un long rugissement partit de quatre cents poitrines robustes, et les Patriotes sélancèrent au pas de course.
Des coups de fusil furent tirés des fenêtres des maisons sans arrêter la course des Canadiens, et les ennemis qui étaient postés dans ces maisons sempressèrent de déguerpir.
Toutefois, les Patriotes nallèrent pas loin : un éclair avait jailli tout à coup du côté de léglise, une forte détonation avait suivi et un projectile puissant avait traversé, ouvrant un chemin sanglant, la colonne dHindelang.
Les Canadiens sarrêtèrent net, surpris dabord, consternés ensuite et peut-être hésitants. Hindelang les ranima :
Braves Patriotes, lennemi sest retranché à léglise avec du canon ! Allons chercher ce canon !
À ce moment les colonnes de Nelson et du major Hébert survenaient ; les coups de feu entendus avaient pressé leur marche.
On tint conseil sur la meilleure tactique à suivre pour déloger lennemi de léglise et le refouler hors du village. Mais avant de prendre une décision Nelson dépêcha le lieutenant dHindelang avec quelques hommes pour sonder les abords de léglise.
Lanctôt ne put arriver jusque là, parce que lennemi avait posté ses meilleurs tireurs dans les maisons avoisinantes, et quon ne pouvait approcher sans sexposer à la mort.
Il fut alors décidé de diviser les Patriotes en quatre colonnes, de cercler le village, puis de se rapprocher de léglise. Nelson prit parmi la troupe les meilleurs tireurs, avec ordre de surveiller les fenêtres de léglise et des maisons du voisinage.
Cette tactique eut un bon effet : les tireurs canadiens, très habiles, eurent bientôt lavantage sur les tireurs ennemis qui nosèrent plus se montrer aux fenêtres, sûrs quils étaient de recevoir une balle. Ceci permit aux quatre colonnes dexécuter leur mouvement, de se rapprocher de léglise puis, à labri de clôtures, de haies, de bâtiments quelconques, de commencer un feu de mousqueterie contre les soldats du gouvernement. Car ayant surpris la tactique des Patriotes, les soldats ennemis tentèrent den empêcher la réussite par des sorties rapides contre lune ou contre lautre colonne. Mais après chacune de ces sorties ils étaient retournés à léglise en laissant une traînée de blessés et de cadavres. Enfin, les Canadiens avaient un avantage au moins égal à celui de lennemi.
Mais il ne fallait pas sen tenir à une guerre descarmouches ou de barricades. Il était à craindre que des renforts narrivassent aux ennemis, et que les Canadiens ne fussent, les premiers, délogés, puis écrasés.
Voilà ce quHindelang redoutait.
Il voulut réunir six cents hommes parmi les mieux armés, marcher contre léglise et en faire sortir lennemi de façon à le mettre entre deux feux.
Nelson sopposa à cette action hardie, préférant temporiser et profiter dune faute de lennemi. Mais à temporiser le temps fuyait et les munitions des Canadiens baissaient, et il eut peut-être tort de ne pas écouter Hindelang.
Dans léglise lennemi ne demeurait pas inactif. Voyant que leurs sorties par groupes naboutissaient quà leur faire subir des pertes inutiles, les soldats du gouvernement décidèrent de sortir en masse serrée, puis de se diriger et de charger les bandes patriotes. Cette action fut exécutée sur-le-champ.
Les Patriotes, éparpillés quils étaient derrière les clôtures, les murs ou les haies nétaient pas préparés à une attaque de masse. Aussi furent-ils très étonnés de voir la troupe ennemie sortir brusquement de léglise en rangs compacts, puis se diviser en deux groupes et marcher contre les retranchements canadiens avec un canon chargé à mitraille. Cette mitraille eut beau jeu, les Patriotes ne purent riposter que faiblement, et ce ne fut pas long que le désarroi se mit dans les colonnes de Nelson et dHébert.
Des soldats rouges avaient réussi à mettre le feu aux maisons dans lesquelles les tireurs canadiens sétaient retranchés. Ils furent obligés de chercher un refuge ailleurs, et de ce fait les Patriotes perdirent un gros avantage.
Alors ils se virent en face dune bataille corps à corps quils nétaient pas prêts à engager, et ils ne devaient plus compter que sur des hasards pour gagner une victoire quils sentaient déjà leur échapper. Ils se voyaient sans autre alternative que celle-ci : se battre avec désavantage ou fuir ! Mais ceux qui navaient pas darmes furent bien forcés de se retirer à lécart, et de chercher un asile où ils seraient à labri des balles et de la mitraille ennemies. Ceût été folie, en effet, que daller se faire égorger ou étriper inutilement.
Malgré de lourdes pertes les soldats du gouvernement comptaient encore trois cents hommes bien disciplinés et bien armés. Les Patriotes avaient bien quelques fusils capables encore de faire des brèches, mais aucune discipline. Cétaient donc pour eux la déroute et lécrasement total.
Hindelang comprit cela. Il comprit que sans un coup juste et rapide tout était perdu. Ce coup, il résolut de le donner. Mais il navait autour de lui à cet instant que deux cents hommes, dont beaucoup navaient pour toutes armes que des outils de ferme. Nimporte ! ces outils bien maniés pouvaient être terribles. Hindelang les entraîna. À leur tête il se jeta tout à coup contre lennemi qui, pris à limproviste, plia et recula du côté de léglise.
Ce choc impétueux fit couler du sang, blessés et morts jonchèrent le sol, tuniques rouges et capotes grises gisaient entremêlées. Une seconde, une seconde, seulement, il y eut entre ces deux masses dhommes, les soldats anglais et les Patriotes canadiens, comme une stupeur : les Anglais demeuraient étonnés de laudace des Canadiens, ceux-ci surpris davoir bousculé les Anglais. Mais déjà Hindelang, qui voyait tout lavantage à tirer de cette situation, lançait ce cri :
France et Canada !
Il prenait un nouvel élan, mais il saperçut que ses Canadiens hésitaient. Alors, il comprit cette hésitation : par une rue, débouchant à léglise un renfort ennemi, de deux cents hommes arrivaient. Et Hindelang vit quil aurait à faire face à trois cent cinquante soldats avec environ cent cinquante quil avait. Mais que faisaient Nelson et Hébert avec leurs bandes ? Hindelang voyait confusément quon se battait plus loin, mais il ne pouvait voir qui avait lavantage. Il voyait aussi des maisons, des constructions quelconques que lincendie dévorait, et il apercevait des nuages de fumée monter, puis descendre, puis planer comme un voile gris sur les êtres et les choses et les obscurcir.
Mais il était trop tard pour demander du renfort. Devant lui et ses Canadiens lennemi sétait reformé, plus fort, puissant. Il ny avait plus dhésitation possible, et Hindelang entraîna cette fois sa bande. Une fusillade presque à bout portant arrêta les Patriotes ; plusieurs tombèrent encore. Les Anglais chargèrent. Il y eut de la confusion dans les rangs canadiens. Hindelang les reforma aussitôt et un second choc se produisit. Cette fois les Canadiens narrêtèrent pas. Ce fut une ruée en masse, il y eut une trouée dans la masse ennemie, terrible, effrayante. Les haches, les fourches, les faulx travaillaient avec une fureur et une adresse surprenante. Ces armes, brillantes linstant davant, étaient maintenant toutes rouges. Elles sélevaient, descendaient, fauchaient, abattaient.
Et Hindelang, en avant, se battant comme un lion, ouvrant le chemin, criait de sa voix ardente :
Pas de quartier, Canadiens !
Dans la masse ennemie il semblait y avoir du désordre. Cette masse se divisait, oscillait, reculait vers léglise. Les Patriotes marchaient sur des cadavres, le sang giclait, les armes se brisaient, des cris de détresse retentissaient, des jurons se mêlaient aux détonations des fusils, des commandements, des appels, des rugissements se confondaient aux autres bruits du combat qui devenait une bataille corps à corps, un massacre.
Mais si les Anglais reculaient vers léglise, cétait par stratégie. Car ils ne reculaient pas tous. Les Patriotes, trop occupés à attaquer ou à se défendre, ne voyaient pas contre leurs flancs des groupes de soldats rouges se reformer. Quant à Hindelang, il avait un objectif qui ne lui permettait pas de voir ni à côté, ni en arrière : il avait là, devant lui, léglise ! Car léglise, cétait une forteresse, et si les Anglais y rentraient, il ny aurait plus moyen de les en déloger. Or, il avait résolu de sen rendre maître. Il nen était pas loin, et devant le temple dont il apercevait la porte toute béante, il ne voyait que quelques volontaires du gouvernement éperdus, ne sachant où donner la tête. Pour arriver jusque là il ny avait que deux cents soldats au plus qui, en rangs serrés, retraitaient lentement, déchargeaient leurs fusils sur les Patriotes, rechargeaient et reculaient encore. Hindelang navait plus que cinquante hommes pour leur faire face, ses autres Canadiens étaient aux prises avec les ennemis qui venaient de les envelopper. De sorte que le jeune français vit sa dernière chance de victoire droit devant lui.
Alors aux cinquante hommes qui le suivaient, il cria :
À léglise, mes amis !
Cette ruée fut plus terrible que la première : les Patriotes enfoncèrent dans la masse ennemie jusquau centre, où lon se prit homme à homme, cest-à-dire où trois hommes en attendaient un ! Oui, trois contre un ! Mais cest égal ! les Patriotes gagnaient du terrain, et encore un effort ils atteindraient léglise !
Mais pouvaient-ils donner cet effort après tous les efforts, les prodiges de valeur dendurance quils avaient accomplis jusquà ce moment, et sans répit, sans relâche ? Ah ! si seulement Nelson eût envoyé quelques hommes à la rescousse ! Hindelang leût appelé à son aide, sil eût pu lapercevoir ! Mais Nelson nétait pas en vue... Nelson à cette heure décisive nétait plus à Odelltown... il nétait plus sur le champ de bataille ! Où était-il ?... Lhistorien le demande peut-être encore après bientôt un siècle découlé !
Hindelang se voyait donc seul, avec quelques hommes exténués ayant à lutter contre dix, vingt ennemis à la fois.
À léglise ! cria-t-il encore.
Il fonça tête baissée sur lennemi... La mêlée fut horrible ! Dix fois Hindelang voulut franchir les quelques rangs ennemis qui lui barraient le chemin de léglise, dix fois il fut assailli de tous côtés, repoussé.
Haletant, farouche, il jeta un regard étincelant autour de lui. Dix braves au plus se battaient à ses côtés, ils se battaient comme des bêtes féroces prises dans un cercle de feu et de fer. Car les Patriotes qui demeuraient autour dHindelang étaient maintenant complètement enveloppés par les soldats anglais, ils allaient être massacrés. Hindelang vit cela, et il vit encore au loin les bandes patriotes qui abandonnaient le village à la hâte, à la course. Hindelang comprit avec un affreux serrement de cur que tout était fini, perdu. Il comprit encore quil navait plus quà mourir.
Un officier anglais qui lajustait dun pistolet lui cria :
Rendez-vous !
Hindelang poussa un rauque rugissement, bondit, se rua, faisant tournoyer dans sa main son fusil tordu, pratiqua encore une trouée, traversa lennemi... Linstant daprès, sans en avoir conscience, comme sil venait de sortir dun songe monstrueux, il se trouva hors du village, suivant sur une route raboteuse les Patriotes en déroute. Et déchirés, sanglants, noirs de poudre, il ne vit plus avec lui que six braves.
Il sarrêta, frémissant. Une sourde imprécation séchappa de ses lèvres sanglantes. Il prit son fusil tordu par le canon, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et le lança avec rage dans une touffe de buissons.
Puis pleurant, hurlant, titubant, il sélança dans les bois avec ses compagnons pour ne pas suivre le cortège des fuyards.
Le désastre était complet.
Troisième partie
La potence.
I
La battue.
Laffreuse battue de 1837 recommençait.
Après cette affaire dOdelltown, comme après Saint-Eustache, lannée précédente, le soulèvement des Patriotes était dompté, cette action sétait faite delle-même. Les chefs disparus, la troupe sétait dispersée. Ceux qui navaient pas été arrêtés et faits prisonniers, étaient retournés à leur foyer respectif et avaient repris leur travail. Du jour au lendemain lorage avait fait place au calme. Il nétait donc plus besoin darmées rouges pour rétablir lordre, puisque lordre sétait fait.
Sil demeurait encore çà et là quelques petites bandes de Patriotes qui navaient pas déposé les armes, cest parce que la nouvelle de laffaire dOdelltown ne leur était pas encore parvenue. À cette époque une nouvelle natteignait pas en vingt-quatre heures tous les coins du pays comme aujourdhui, et il eût été de la meilleure justice de laisser aux feuilles publiques, qui circulaient lentement, le temps darriver aux rebelles et de les informer du désastre. En effet, dès que ces bandes apprirent le résultat de la bataille dOdelltown, elles se hâtèrent de déposer les armes. Le pays se trouvait donc entièrement pacifié. Si, il est vrai, il se trouva encore un écho de rumeurs batailleuses dans notre ciel canadien, ce nétait pas un motif de jeter sur le pays des bandes de soldats sauvages assoiffés de meurtre. Le général Colborne, qui dirigeait le mouvement, avait reçu ordre tant du Bureau Colonial à Londres que du gouverneur au Canada de rétablir la paix en soumettant les bandes armées. Il outrepassa lordre reçu, car les bandes armées nexistaient plus, et il outrepassa ou mieux il méconnu les lois humanitaires en conduisant ses loups à travers le pays semant partout lhorreur. Le meurtre, lincendie, le pillage étaient mot dordre. On envahissait un village paisible, on incendiait les habitations, on brisait les choses, on tuait les êtres. On eût juré que les soldats anglais avaient reçu un autre mot dordre, celui de détruire jusquau dernier vestige de la race canadienne-française. Et ce mot dordre, de fait, ne lavaient-ils pas eu ?
De Montréal, de Québec, du Haut-Canada, de Londres même, des voix ivres de vengeance avaient clamé à ces tueurs :
Prenez les grosses têtes, rasez les petites !
Alors on faisait prisonnier tout ce qui avait lapparence davoir pris une direction quelconque dans le mouvement insurrectionnel, les autres, on les tuait simplement.
Rasez ! Tuez ! Brûlez !
Cétait la clameur entendue.
Allons ! était-ce une race dhommes que ces Canadiens ? Non... tuez !
Et lon tuait systématiquement ce que Lord Durham avait appelé :
A nationality destitute of invigorating qualities !
Mais ce Lord Durham avait mal vu et mal jugé, et il naurait quà revenir en notre beau Canada pour constater ce quest devenue aujourdhui la nationalité de 1838. Il naurait quà revenir dans un demi-siècle dici pour voir une nation avec laquelle, enfin, il faudra compter.
Quelle démence de la part de ceux qui clament encore : Race sans vigueur, sans moral, sans âme !
Quils retournent à ces jours glorieux où une poignée de paysans ont fait trembler tout un empire ! Cétait à Saint-Denis !
Quils se souviennent quen 1837 un homme a fait pâlir deffroi le général Colborne ! Cétait Jean-Olivier Chénier !
Quils se rappellent encore ce jeune homme de France qui, sans arme, avec dix braves de cette race sans vigueur, de cette race déchue, a tenu dans sa main, durant une heure, la destinée du grand Dominion canadien ! Cétait Charles Hindelang !
Et lui, pauvre enfant de France, morfondu, dégoûté, triste triste à mourir sen allait par les bois vers la frontière américaine.
Quelle désillusion !
Il pensait à celle pour qui il avait rêvé une conquête merveilleuse : la liberté du Canada !
Comment allait-il se présenter devant Élisabeth ?
Avec quelle physionomie allait-il paraître devant M. Duvernay ?
Vers les six heures du soir, avec ses six Canadiens qui le suivaient comme on suivrait un grand héros malheureux, Hindelang sarrêta au bord dun petit lac. Il avait soif.
On fit un trou dans la glace. On but.
Hindelang but longtemps... il but trop. Voulant après un moment de repos se remettre en route, il ne put se tenir sur ses jambes. Il sécrasa avec un gémissement sur le sol froid et dur.
On navait rien à manger.
Lun deux alla en reconnaissance avec lespoir de découvrir une habitation où il pourrait obtenir quelques aliments. Cet homme ne revint pas, et lon pensa quil sétait égaré.
Mais Hindelang et les cinq compagnons qui lui restaient nétaient-ils pas égarés eux-mêmes ? Hélas ! oui. Ils voulaient atteindre la frontière et ne savaient pas sils avaient marché au sud, au nord, à lest ou à louest. Tout le temps ils étaient allés à laventure.
Ils décidèrent de rester là jusquau lendemain, comptant sur le soleil pour leur fournir lindication dont ils avaient besoin pour se guider.
Le lendemain, il ny eut pas de soleil. Le temps était nuageux et fort sombre, avec une bise froide qui soufflait du nord-ouest. Ce nétait guère encourageant.
Tout de même on se mit en chemin, le ventre vide, la tête lourde, les jambes brisées.
Ce ne fut pas long : on venait de tomber sur une route quelconque qui allait rendre la marche au moins plus facile, mais Hindelang sarrêta net en indiquant de la main, à quelque distance de là, une troupe à cheval qui venait.
Parmi ces hommes on distinguait quelques casaques rouges.
Ce sont des Anglais ! dit lun des Patriotes.
Sauvons-nous, si nous ne voulons pas tomber dans leurs mains, proposa un autre.
Mes amis, dit Hindelang, très calme et en sasseyant sur un tronc darbre renversé sur le bord de cette route, reprenez ces bois, je vous le conseille ; moi, je reste ici.
Ses compagnons voulurent lemmener.
Non, cest inutile, mes braves amis, je ne pourrais dailleurs aller bien loin, et je serais un embarras pour vous. Voyez-vous, je suis blessé... Oui, oui, je ne vous lai pas dit, mais cest la vérité. Voyez ces déchirures dans mon vêtement ! Oui, je suis blessé aux bras, aux cuisses, au ventre, et jen mourrai peut-être. Non... laissez-moi. Je suis à bout. Je ne saurais faire un autre kilomètre.
Il se tut et prit sa tête entre ses deux mains, les coudes posés sur les genoux.
La troupe approchait, mais nos amis ne pouvaient être aperçus encore dissimulés quils étaient dans des taillis. Après quelques propos échangés entre les cinq compagnons dHindelang, deux dentre eux, qui étaient des pères de famille, se décidèrent à reprendre les bois et à tenter de regagner leur foyer. Les trois autres, jeunes et célibataires, demeurèrent avec leur jeune chef. Hindelang voulut les éloigner, ils refusèrent.
Si lon nous arrête, dirent-ils, comme des rebelles, notre affaire est claire comme le jour, voilà tout !
Hindelang sourit et pensa : ils seront braves jusquà la mort !
La troupe parut. En voyant ces quatre hommes tranquillement assis sur le bord du chemin, dont trois dentre eux fumaient la pipe avec une satisfaction évidente, le chef de la troupe arrêta ses hommes et se mit à considérer, lil en dessous, ces quatre individus. Mais ces individus, sans arme aucune, avaient lair si inoffensif que le chef ordonna à son escorte de poursuivre la route. Il allait passer outre, sans simaginer le moins du monde quil avait là sous les yeux des rebelles, de ceux qui avaient été des plus redoutables, lorsquun membre de lescorte sécria, après avoir dévisagé le jeune Français :
Jour de Dieu ! ne dirait-on pas que voilà le lieutenant de Nelson ?
Ces paroles avaient été dites en langue française, mais avec laccent particulier à notre race.
Le chef de lescorte, un anglais pur sang mais qui entendait le français, sarrêta surpris, regarda profondément Hindelang et demanda sur un ton froid :
Est-ce vrai ce que dit cet homme ?
Hindelang répondit, pas au chef, mais à lautre, avec un accent narquois :
Si tu me reconnais comme le lieutenant de Nelson, tu dois savoir mon nom également ? Quand on fait le métier que tu fais, on doit être joliment bien renseigné !
Lautre rougit violemment. Ses compagnons, des Anglais, le regardèrent peut-être avec mépris.
Mais Hindelang sans plus faire de cas de ce traître, se tourna vers le chef de lescorte et prononça avec un sang froid merveilleux :
Cet homme a dit vrai, monsieur. Je suis, ou si vous aimez mieux, jétais le lieutenant du docteur Nelson. Je mappelle Charles Hindelang !
Hindelang ! Ce nom tomba comme un écho joyeux des lèvres de lAnglais.
De suite il tira dune poche intérieure de son vêtement un carnet quil se mit à consulter.
Hindelang... murmura-t-il au bout dun moment de silence. Oui, oui, cest bien cela !
Tout à coup il jeta cet ordre bref à ses hommes :
Prenez cet homme, cest un rebelle !
Le jeune homme fut de suite entouré.
Et ces trois hommes ? interrogea le chef avec un regard soupçonneux.
Hindelang expliqua :
Ce sont des inconnus pour moi. Je me suis égaré hier dans les bois. Ces trois braves étaient en train de bûcher paisiblement. Jétais blessé et à bout de forces, je leur ai demandé de maccompagner jusquau village le plus proche. Voilà, monsieur.
Ce pieux mensonge sauva peut-être la vie à ces trois braves, le chef de lescorte leur ordonna de sen aller reprendre leur travail.
Linstant daprès on emmenait Hindelang prisonnier, on lemmenait à Montréal où dautres languissaient dans les prisons en attendant quon fixât leur sort.
Et les Anglais de la troupe, chemin faisant, riaient sous cape :
La capture était si belle !
II
Devant la barre.
Un journal anglais écrivait à la fin de novembre de cette année 1838 :
« Nos prisons regorgent de prisonniers politiques et de rebelles... » !
À cette époque Montréal, comme toute ville soucieuse de sa tranquillité et du maintien de sa bonne réputation, était dotée de trois prisons.
Ces prisons étaient remplies, mais non seulement de prisonniers politiques et de rebelles, bien que le nombre de ceux-là fût considérable. Et sur ce nombre combien étaient innocents de crimes politiques ou autres. Combien navaient jamais pris une arme en leurs mains ! Combien navaient jamais élevé seulement la voix publiquement ! Seulement, en Canada, tout comme en France en 1793, on arrêtait les suspects. Étaient considérés comme suspects, et par conséquent comme criminels, ceux des nôtres qui navaient pas courbé léchine devant létranger. Cest pourquoi le Bas-Canada, et particulièrement le district de Montréal, connut, lui aussi sa « Terreur » !
Cest dans la Prison Neuve, sise en la rue Notre-Dame, quon retrouve la plupart des malheureux qui allaient souffrir si atrocement et si injustement de la vengeance étrangère.
Lord Durham était parti pour lAngleterre au commencement de novembre, abandonnant la direction des affaires du pays au général Colborne.
La loi martiale avait été proclamée et établie. Et, après la défaite des Patriotes à Odelltown, après aussi quon eût mis sous verrous quelques centaines de Canadiens, le nouveau gouverneur institua un tribunal, mais un tribunal militaire, chargé de décider du sort des accusés, des prisonniers politiques, de tous ceux-là, enfin, quon tenait au collet. Et ce tribunal, contre lequel allaient sélever tant de voix indignées, tant de colères, tant de malédictions, entra en séance le 28 novembre.
Ses deux premières victimes furent un notaire honorable et un jeune homme, comme si ce notaire et ce jeune homme avaient été une menace positive pour léquilibre de lempire britannique. Ils furent tous deux condamnés à la pendaison et exécutés le 21 décembre de la même année.
Le même tribunal, dont on avait avec raison blâmé la procédure injuste et criminelle, donna à léchafaud, le 18 janvier 1839, cinq victimes encore.
Enfin, le 15 février, le bourreau dit son dernier mot de cette lamentable et lugubre affaire en nouant sa corde au col de cinq autres martyrs, et de ce nombre, Charles Hindelang.
Ces dates rouges demeureront ineffaçables parce quelles sont là pour attester loutrage le plus profond fait à lâme dune race fière et chevaleresque !
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Hindelang avait dabord été conduit à la vieille prison située près de la Place Jacques-Cartier.
Mais il ne fut pas interné avec les autres prisonniers politiques, on lenferma dans un cachot quhabitaient trois criminels étrangers dont lun, suisse dorigine tout comme Hindelang, parlait la langue française. Les deux autres étaient dorigine hollandaise. On affirme que ces trois criminels étaient de la plus dangereuse espèce, et lon croit quHindelang fut mis avec eux à dessein. Nétait-ce pas une sorte de torture, et même une torture raffinée que dattacher cette nature vaillante et droite à ces parias ? Cest bien ce que pensaient les ennemis du jeune homme. Et à son égard aussi le mot dordre avait été donné : ses geôliers avaient été informés quil était dune espèce plus dangereuse que ses trois compagnons de cachot. Ils avaient également reçu ordre de navoir aucun ménagement pour ce Français. Et les geôliers, par haine du Français, allèrent jusquà promettre des adoucissements à ses compagnons de chaîne pour lui faire toutes les misères possibles.
Mais ceux-ci, en dépit de toute leur dégradation, malgré la bassesse de leurs instincts, malgré les promesses assez alléchantes souvent des geôliers, se firent lami dHindelang. Car le jeune homme par sa nature gaie et généreuse avait conquis la sympathie de ses trois compagnons dès les premiers jours de son incarcération. Loin de lui faire des misères, ils sefforcèrent de le protéger et le défendre contre qui lattaquerait. Cette amitié fut donc précieuse pour Hindelang, puisquelle fut une sorte dadoucissement aux horreurs de la captivité.
Mais cela na pas empêché la souffrance de marteler ce cur tendre. Il souffrit, mais il ne laissa rien paraître. Il conserva sans cesse son calme et sa gaieté, comme il conservait tout au tréfonds de son être sa torture. Sa pensée quittait chaque jour linfect réduit et allait revivre doucement auprès de sa mère ou auprès dÉlisabeth. Quand venait le découragement ou le désespoir, de suite il allait retremper son courage auprès de ces deux êtres si chers et si aimés. Il conservait lespoir de les revoir un jour ou lautre, quon le relâcherait puisquil navait commis aucun crime, et qualors le double bonheur dont il jouirait lui ferait tôt oublier les jours dangoisse vécus dans cette prison. Mais quand il songeait à ce double bonheur, il se rappelait ce quun soir M. Rochon lui avait dit relativement aux insurgés canadiens quon jetait en prison et le sort quon leur réservait.
On ne les fusille donc pas ? avait demandé Hindelang.
Non, avait répondu M. Rochon, ce serait trop dhonneur ; on leur met une corde au cou simplement.
À cette évocation le jeune homme frissonnait.
Et encore revenait à son esprit leffroyable vision quil avait eue sur le lac Champlain. Maintenant quand il y pensait, une sueur glacée mouillait la racine de ses cheveux. Ah ! est-ce que ce songe terrible allait devenir bientôt une réalité ?
Un jour, plus tenaillé que dordinaire par le désir de savoir le sort quon lui préparait, il interpella un geôlier.
Pouvez-vous me dire si lon va me faire un procès, et quand on va me le faire ? demanda-t-il.
Le geôlier partit dun rire sardonique et séloigna sans daigner répondre autrement.
Imbécile ! gronda Hindelang. Puis en chur avec ses trois compagnons il se mit à rire du geôlier.
Ce rire fit mal à cette brute. Il se promit de se rattraper.
Le lendemain, le prisonnier chargé de la distribution des rations aux prisonniers oublia celle dHindelang.
Bon ! dit-il avec surprise, je te pensais parti. Attends cinq minutes, je vais revenir.
En sen allant il avait cligné de lil au gardien qui lescortait, celui même de qui Hindelang avait ri la veille de ce jour.
Mais lautre ne revint pas avec la ration promise. Et pendant les cinq ou six jours suivants le cuisinier fit le même oubli soit le matin, le midi ou le soir. Un jour, Hindelang manqua de deux rations, celle du matin et celle du soir.
Il aurait pu se plaindre, il ne le voulut pas. Il préféra garder un silence stoïque. Dailleurs ses compagnons prenaient un peu sur chacune de leur propre ration pour satisfaire à la faim de leur camarade.
Disons que cest dans ce cachot, oui là surtout, que le jeune français puisa tant de haine contre les Anglais, haine quensuite il ne cessa de manifester jusquà sa mort.
Mais que nos amis de lautre langue ne lui tiennent pas compte de cette haine, car Hindelang ne pouvait pas savoir... comment aurait-il pu savoir, quand il venait de mettre seulement les pieds sur notre sol, et quand la mauvaise fortune lavait presque de suite conduit au fond dun antre de pierre et de fer ? Non, il ne pouvait savoir que nous avions beaucoup de bonnes sympathies et de solides amitiés parmi la race anglaise ; il ne pouvait savoir non plus que beaucoup dAnglais eussent tout fait pour défendre les Canadiens-français devant laccusation, devant les juges, devant léchafaud même.
Jusquà ce jour, Hindelang navait croisé sur son chemin que des Anglais qui lavaient fait souffrir, lavait humilié ou avait méprisé sa race et le pays doù il arrivait, la France. Durant deux semaines il sétait trouvé mêlé aux bandes de Patriotes canadiens qui déclamaient contre les Anglais. Mais ces clameurs ne visaient pas toute la race anglaise. Lorsque les Patriotes lançaient le cri : À mort les Anglais ! ce cri était poussé contre les Anglais de la clique qui, par un jeu sournois, avaient aidé au soulèvement du pays. Car ces Anglais voulaient la révolte du peuple canadien-français, afin de se donner lexcuse ensuite de labattre. Non, Hindelang ne savait pas tout cela. Cest ce qui fait que sa haine contre la race anglaise prit, avec lardeur de sa jeunesse, des proportions dont il navait pu mesurer ni létendue ni la portée.
Était-ce sa faute ?
Et si vraiment il était considéré comme un ennemi dangereux, nétait-ce pas plutôt par les égards quon pouvait amoindrir lâpreté de sa haine ? Mais le priver des aliments auxquels il avait humainement droit, cétait dépasser la mesure. Et lui ne se voyait plus traité en ennemi, mais simplement comme une bête féroce quon a décidé de laisser crever de faim.
Le 22 janvier, enfin, Hindelang fut traduit devant le tribunal militaire. Il ne savait rien de ce tribunal, ni comment il était composé, ni de quelle façon il fonctionnait. Dans le trou où il avait vécu misérablement jusquà ce jour, quelques vagues nouvelles seulement étaient parvenues jusquà lui. On avait rapporté que beaucoup de rebelles avaient été jugés, mais que deux seulement avaient été condamnés à mort et exécutés. Lexécution du 18 janvier, à cause encore dun mot dordre, nétait pas arrivée jusque-là.
Hindelang quitta son cachot avec la joie et lespoir au cur.
Mais quand il pénétra dans la salle des séances du tribunal, lapparat formidable quil découvrit le déconcerta. Puis il sentit un froid au cur. Mais il se raidit, il se voyait en présence de lennemi, cétait encore la bataille qui se présentait et il aimait se battre sans trembler.
Son regard perçant se posa dabord sur les trois juges, assis, au masque grave, froid, hautain. Puis il considéra les jurés, il vit leurs galons dofficiers des années britanniques, il surprit du sarcasme et du mépris sur leurs traits. Ensuite il promena son regard sur la foule immense qui se pressait dans le prétoire. Et parmi cette foule il naperçut que des regards malveillants et des visages haineux. Il comprit que son compte était fait.
Lindignation le saisit comme un flot impétueux. Il sécria :
Voilà donc votre mise en scène, messieurs !
Quest-ce à dire ? fit sévèrement un juge choqué de cette apostrophe du jeune homme.
Je veux dire, reprit Hindelang avec force, que, après mavoir jeté en prison comme un mécréant, vous me faites paraître ici comme un homme qui aurait forfait aux lois de lhonneur ou qui aurait trahi son pays. Je sais que vous allez maccuser dun crime que je nai pas commis ! et moi je dis que jai fait la guerre comme un soldat ! Et vous allez me condamner pour avoir accompli mon devoir de soldat ! Cest entendu, je ne crains pas la mort, vingt fois à Odelltown je lai bravée, je la brave encore et je suis prêt à mourir ! Accusez donc ! Condamnez ! Exécutez ! Commandez de suite le peloton pour quon voie que je nai pas peur, pour que tous ici voient comment sait mourir un Français !
Il se tut, laissant ses regards chargés de défi peser sur les trois juges.
Eux demeurèrent impassibles.
Les officiers anglais sourirent de dédain.
Dans lassistance on nentendit que des murmures vagues.
Le tribunal commença la procédure.
Ce ne fut pas long, Hindelang ne se défendit même pas. Il ne cessa de réclamer la mort du soldat. Ce fut donc vite fait : on le condamna à être pendu.
Il éclata dun rire sardonique.
Merci, messieurs ! dit-il seulement.
On lemmena mains liées.
Quand il passa devant les premiers rangs de lassistance pour regagner la chambre des accusés, des femmes se penchèrent et tentèrent de lui cracher au visage.
Le jeune homme répliqua fièrement :
La France est trop élevée pour latteindre de vos crachats et trop belle pour la salir !
Une jeune fille lui jeta à la figure un linge humide et roulé en boule.
Hindelang allait franchir la porte de la cour.
Il sarrêta malgré la poussée brutale de ses deux gardes, regarda la jeune fille un moment, puis demanda dune voix tranquille, mais dans laquelle on sentait frémir la valeur et la dignité de sa race :
Ce linge est-il mouillé de vos pleurs ou de vos baves ?
Il disparut.
Un silence terrible régnait sur la salle. Et dans ce silence une voix anglaise prononça ce mot ;
Honte !
Même là, la France avait des amis !
III
Les martyrs de la liberté.
La rébellion de 1837, qui eut pour pendant celle de 1838, sest achevée dans une tragédie préparée par les ennemis implacables du Canada français : douze martyrs à léchafaud et cinquante-huit citoyens honorables à lexil. Et cétait le couronnement dune uvre barbare de ces mêmes ennemis : un monceau de ruines encore fumantes, de débris sanglants, de deuils profonds, de souffrances et de douleurs indicibles. Et, ironie du sort, voilà que nous sommes redevables à ces ennemis dune certaine reconnaissance, puisque une quarantaine furent acquittés et libérés ! Peut-être furent-ils impuissants à les condamner ?... Passons, nous navons pas à refaire ici lhistoire de cette épopée sanglante et bientôt centenaire ; lun de nos plus brillants historiens a accompli cette juste tâche avec toute léloquence dune âme vraiment canadienne et française : Les Patriotes de M. le sénateur David demeure notre plus beau livre canadien.
Mais pour suivre notre petit héros de France jusquà son calvaire, il nous faut entrer dans quelques détails de circonstances et de personnages qui formèrent le milieu touchant où limage de Charles Hindelang se détache lumineuse, riante, mélancolique ou gouailleuse jusque sur la plateforme fatale de linstrument de mort.
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Et déjà le monstrueux instrument comme nous lavons rapporté précédemment avait vomi sur notre sol tout rouge encore du sang de notre race, chaud encore sous les cendres de lincendie, les cadavres de sept victimes. Au nombre des Patriotes dont la sentence de mort avait été commuée en une sentence dexil, quatre condamnés à la potence attendaient de jour en jour, dheure en heure, le moment de leur exécution. Ces condamnés étaient à la Prison Neuve. Charles Hindelang était le cinquième, et cest à cette prison quil allait être conduit.
En effet, le lendemain de son procès si tant est quune procédure aussi sommaire que fut la sienne peut sappeler un procès on emmena Hindelang à la Prison Neuve.
En cette prison les prisonniers politiques et condamnés avaient été divisés en deux groupes. Lun, le plus nombreux, avait été logé dans laile gauche, et dans ce groupe il y avait trois Patriotes voués à la corde. Quant à lautre groupe, plus petit, et dont faisait partie un quatrième condamné, le célèbre chevalier de Lorimier, il avait été confiné dans une suite de cellules de laile droite, au second étage.
On montait à cet étage par un escalier partant de la salle des gardes sise au rez-de-chaussée. Cette salle des gardes se trouvait à former lentrée principale de la prison. À gauche était le greffe, à droite le parloir, au fond un grillage faisant mur, et derrière ce grillage les couloirs et les escaliers de service. À lextérieur la porte dentrée donnait sur un perron qui descendait dans la cour solidement et hautement murée de pierre grise, et cette cour formait un quadrilatère au centre duquel sélevait la prison. Pour sortir de cette cour, ou pour y entrer, selon le cas, on franchissait une porte bâtarde pratiquée dans une énorme porte cochère. De chaque côté de cette porte, à lintérieur de la cour, se dressaient deux guérites où prenaient abri, les jours de mauvais temps ou par les journées froides dhiver, les deux sentinelles cerbères vigilants chargées de veiller sur qui entrait ou sortait ; cétaient les deux portiers de lhôtel ! Et en franchissant cette porte, daspect lugubre, on avait limpression de passer la porte dun enfer. Cest devant cette porte bardée de fer et gardée par deux individus armés jusquaux dents porte qui pour lui était celle de léternité quHindelang arriva, vers les dix heures de matinée, escortés de deux militaires et de deux gardes de la vieille prison.
Lorsquil eut franchi la porte bâtarde, menottes aux mains et traînant du pied gauche une chaîne énorme reliée aux menottes, lun des gardiens qui surveillaient lentrée se mit à rire.
Hindelang jeta à cet homme un regard hautain et demanda :
Pourquoi ris-tu, toi ?
Sans répondre, lautre cligna un il narquois à ceux qui accompagnaient le jeune homme et dit :
Ah ! ah ! cest le ptit Français, celui-là ?... Il va trouver que notre ptit échafaud vaut bien sa ptite guillotine !
Un gros rire résonna.
Hindelang, sans perdre son calme hautain, répliqua à cet humoriste :
Je compte bien, mon ami, que tu seras là, hein ! pour apprendre comment un petit Français monte sur votre petit échafaud !
Et mieux comment il en descend ! éclata de rire le garde.
Cest très juste, monsieur, se mit à rire également Hindelang avec une politesse moqueuse, vous aurez lavantage de mon exemple !
Il fut entraîné, poussé par ses gardes vers le perron de pierre.
Mais Hindelang venait, sans le savoir, dêtre prophète. En effet, ce même garde allait, paraît-il, monter sur le même échafaud, vers 1844 ou 1845 pour avoir assassiné un camarade de service qui lavait dénoncé pour cause dintempérance aux autorités de la prison, et celles-ci avaient aussitôt congédié ce digne buveur.
Donc, Charles Hindelang avait été entraîné par ses gardes.
À lintérieur de la prison un greffier prit possession des papiers du jeune homme quun gardien avait apportés de la vieille prison ; puis, après les formalités décrou, dix minutes au plus, le jeune Français fut conduit au deuxième étage de laile droite, là où était le petit groupe de prisonniers politiques.
Daigne le lecteur ne pas nous en vouloir pour cette trop longue esquisse topographique. Nous la croyons utile, vu que les scènes qui vont suivre se dérouleront en cette partie de la prison.
En laissant la salle des gardes et en prenant lescalier qui menait aux étages supérieurs, on arrivait dabord sur le palier du premier étage, doù par un passage longitudinal traversant le bâtiment central on atteignait un second escalier communiquant avec laile droite. Mais devant cet escalier se trouvait une grille solide et bien cadenassée. Cette grille franchie, lon montait au deuxième étage pour se trouver dans un couloir transversal sur lequel souvraient deux séries de cellules : lune sur la cour davant de la prison, lautre sur la cour darrière. Cest dans cette série quon avait enfermé les prisonniers politiques. Une grille fermait lentrée de chaque série, et à travers cette grille on découvrait le large et long corridor sur lequel ouvraient les portes des cellules. De sorte quon y pouvait voir les prisonniers durant les heures qui leur étaient accordées pour prendre leurs ébats dans le corridor. Près de la grille se trouvait ce quon pourrait appeler une salle commune, petite, aux murs blanchis de chaux, meublés dune table, de bancs et descabeaux. Au centre un gros poêle quon tenait dûment bourré dans la saison dhiver. De la grille et du couloir on pouvait facilement voir ce qui se passait dans cette salle commune, de sorte que les prisonniers, une fois hors de leurs cellules, demeuraient presque toujours sous la surveillance dun garde. Ce garde, daprès les règlements du service, devait surveiller sans cesse lune ou lautre série de cellules en faisant les cent pas dans le couloir. Mais lorsque les prisonniers étaient paisibles, le garde, qui sennuyait naturellement, se donnait la permission de descendre fumer sa pipe à la salle des gardes.
Voilà donc à peu près ce quétaient les lieux où Charles Hindelang allait vivre ses derniers jours, et quand il franchirait de nouveau cette grille, ce serait pour aller tendre son cou à la corde du bourreau.
Lorsque le jeune homme fut introduit dans cette demeure nouvelle et dernière, les prisonniers venaient de quitter leurs cellules. À dix heures du matin, les portes de fer étaient ouvertes et les prisonniers réunis deux par deux dans chaque cellule devaient avant toute chose soccuper du ménage de leur logis : on arrangeait les couvertures des lits, on les remontait contre la muraille, on balayait, on rangeait, bref, lon mettait toutes choses à lordre. Ensuite chacun pouvait agir à sa guise, ou faire la causette avec un compagnon, ou lire, ou se promener dans le corridor. À midi, il fallait rentrer dans sa cellule pour recevoir sa ration et la manger. À une heure, les portes étaient de nouveau ouvertes jusquà cinq heures.
Hindelang trouva la plupart des prisonniers occupés à leur petit ménage. Mais à son apparition plusieurs accoururent à lui, ceux qui lavaient un peu connu. Naturellement la première question posée avait été celle-ci :
Eh bien ! quest-ce quon vous a donné ?
On ne ma rien donné encore, répondit-il en riant ; mais on ma promis.
Quoi donc ?
Une bonne corde !
Bien que cette réponse fut faite placidement, les prisonniers tressaillirent, puis sentre-regardèrent avec consternation.
Linstant daprès Hindelang était entraîné à la salle commune, où on lui offrait une tasse de café et où on le priait de faire le récit de son procès.
Hindelang se soumit de bonne grâce à cette curiosité naturelle.
Lorsquil eut terminé, un homme, jeune encore, dallure distinguée, grave, sapprocha la main tendue.
Hindelang reconnut de suite cet homme quil avait rencontré une ou deux fois. Il sempressa de serrer la main offerte et dit avec une grande émotion :
Ah ! monsieur le chevalier, jespère bien que vous nêtes pas fâché de me savoir votre compagnon de voyage ?
Le chevalier de Lorimier sourit.
Mon ami, dit-il, si je nai pas eu lavantage de vous connaître beaucoup, on ma par contre bien parlé de vous. Et on la fait avec tant déloges que je suis fâché, oui très fâché, que vous fassiez route avec moi dans léternel voyage que nous allons entreprendre demain, ou après-demain... quen savons-nous !
Hindelang se mit à rire avec ironie.
Êtes-vous si fâché, dit-il, parce que je nai pu démolir un plus grand nombre dAnglais ?
Les prisonniers en cercle autour du chevalier et dHindelang se mirent à rire bruyamment.
Mais le chevalier fit un geste sévère, et posant un doigt sur ses lèvres et jetant un rapide coup dil vers la grille du couloir à deux pas de là, murmura :
Mon ami, permettez-moi de vous donner un conseil : ne prononcez pas, ne prononcez jamais ici ce mot « Anglais »... cest dangereux !
Dangereux pour nous ? demanda Hindelang avec un léger étonnement.
Pour vous et pour moi, non, répliqua le chevalier avec un sourire mélancolique. Mais pour ces camarades !
Eux ! fit avec plus détonnement Hindelang. Quoi ! ne sommes-nous donc pas ici tous des condamnés à mort ?
Non, répondit gravement le chevalier. Nous sommes ici deux condamnés à mort seulement, vous et moi !
Hindelang regarda les prisonniers autour de lui avec une sorte dahurissement.
Alors lun deux expliqua ceci :
De fait, nous avons tous été condamnés à mort par le tribunal de Clitherow et de Colborne. Mais il paraît maintenant que nos sentences ont été changées en emprisonnement à vie.
On dit, ajouta un autre, que nous serons déportés en pays étranger.
Eh bien ! sécria joyeusement Hindelang, je suis content pour vous, frères canadiens. Certes, la déportation, lemprisonnement à vie, lexil sont encore châtiments terribles, mais cest toujours la vie, cest-à-dire lespoir !
Voilà justement, mon ami, dit le chevalier de Lorimier, ce quil importe de sauvegarder à nos compagnons : cette vie et cet espoir ! Il nous faut éviter de prononcer ici des paroles qui pourraient être entendues de nos geôliers, gardes, tourne-clefs, que sais-je ? et qui pourraient compromettre lexistence de nos compagnons.
Oui, oui, je vous comprends bien, répliqua vivement Hindelang, et je vous promets de veiller sur mes écarts de langage. Ainsi donc, monsieur, ajouta-t-il avec une sorte de dignité qui impressionna les autres, nous ne sommes que deux qui devons partir pour toujours. Cest bien, nous partirons donc, mais nous partirons comme des hommes !
Sans peur et sans reproche ! compléta le chevalier. Mais ne savez-vous pas que trois autres condamnés attendent comme nous en cette prison leur exécution ?
Non, je ne savais pas. Ainsi donc nous serons cinq ?
Parfaitement.
Et ces condamnés sont-ils de nos connaissances ?
Ils étaient à Odelltown.
À Odelltown ? Mais alors, monsieur, nommez-les vite, fit avec une forte émotion Hindelang.
Narbonne, Nicolas et Amable Daunais.
Narbonne... murmura Hindelang en frémissant... le colonel Narbonne qui fut sous mes ordres ?
Oui.
Ah ! si je le connais... ce fut lun de mes bons amis ! Quel brave compagnon ! Dans la déroute je lai perdu de vue.
Triste fin, nest-ce pas, pour des braves ? dit amèrement le chevalier.
Hélas ! soupira Hindelang dont le visage venait de sassombrir. Et ce pauvre Nicolas avec son unique bras ! Et Daunais... Non, je nen reviens pas !
Vous êtes généreux, mon ami, de plaindre le sort de ces bons patriotes, sourit le chevalier, trop généreux lorsque votre propre sort nest pas mieux fixé.
Cest vrai, se mit à rire doucement Hindelang, je finis par oublier que jexiste ou que mon existence nest pas un rêve.
Et ce tournant vers les autres prisonniers qui demeuraient silencieux et mornes, il ajouta avec un sourire sarcastique :
Nest-ce pas que lexistence dun homme subit de drôles courants ? Jétais venu en Amérique pour me conquérir un peu dhonorable aisance, et à peine ai-je fait trois pas sur cette terre merveilleuse que je me vois hisser sur une potence... et sur une potence anglaise encore !
Cest cruel ! soupira un prisonnier.
Mais non, se récria Hindelang en riant aux éclats, cest ironique et cest comique.
Et il continuait de rire, cependant que les autres demeuraient muets et graves. Cest que ceux-là devinaient que le rire du jeune homme nétait que sur ses lèvres, et quau fond de son être sélargissait une plaie effroyable.
De Lorimier attira le jeune français à lécart, disant :
Venez donc, mon cher ami, me parler un peu de nos amis communs, de Duvernay, de madame Duvernay, de leur charmante nièce...
Hindelang serra violemment le bras du chevalier, et celui-ci le regarda avec surprise. Hindelang ne riait plus et tous les traits de son visage paraissaient douloureusement crispés.
Monsieur le chevalier, prononça-t-il dune voix altérée, je vous conjure de ne jamais prononcer un nom que je ne veux plus entendre !
Le nom de...
Le chevalier sinterrompit, un peu confus, incapable de deviner la pensée de son compagnon. Mais il crut comprendre quil y avait là un secret quil ne lui était pas permis de sonder.
Oui, monsieur, répliqua Hindelang dune voix basse et agitée. Cest le nom dune enfant pure et sainte, et prononcer ce nom en ces lieux où expie le crime et où le crime combine, en ces lieux de damnés, en cet antre où rampe la lèpre, entre ces murailles où le vice a respiré et exhalé ses poisons, ce serait, monsieur, un sacrilège comme il ne sen peut commettre.
De Lormier comprit... il comprit que le jeune Français avait une âme excessivement torturée par un souvenir ; il devina quun amour ardent parce que son propre cur à lui subissait la même torture oui, il vit quun amour violent brûlait en le consumant le cur généreux qui battait non loin du sien. Il comprenait combien ce jeune homme, cet enfant de la France presque seul en ce pays anglais, devant lombre de léchafaud qui samplifiait si lugubrement et de minute en minute, de seconde en seconde, devant lavenir, si riant hier, qui aujourdhui se fermait à tout jamais à sa jeunesse, devant cette porte de léternité qui souvrait si subitement et dune façon si affreusement implacable, oui, il comprenait que ce jeune homme endurait une torture qui surpassait la sienne. Son propre cur également percé de flèches se comprima, et il fit taire ses propres souffrances pour mieux compatir à celles qui se révélaient à lui. Ah ! cest quil y avait là deux natures vaillantes, deux natures également généreuses, deux natures faites pour se comprendre et se dévouer lune à lautre.
Le chevalier avait entraîné Hindelang dans le corridor où ils demeuraient seuls. Et tout en se promenant bras dessus bras dessous, il reprit :
Vous me permettrez bien, mon ami, de parler un peu de Duvernay... de ce grand Duvernay ? Ah ! ce cher ami, ce quil a souffert lui aussi !...
Oui, répondit Hindelang, le cur tout plein de limage dÉlisabeth, il a terriblement souffert. Tenez ! monsieur le chevalier, sécria tout à coup le jeune homme avec admiration, monsieur Duvernay est un gentilhomme que la France se plairait à honorer, comme elle vous honorerait vous-même, monsieur le chevalier !
Merci ! répliqua le chevalier avec une douce émotion. Ah ! la France, mon ami, votre France, notre France... oui, je peux bien dire « notre France »... je ne cesse de laimer, et nous, Canadiens, nous laimerons toujours ! Et, poursuivit de Lorimier, dites-moi aussi ce quest devenu cet autre ami, monsieur Rochon ?
Cest vrai, je lavais oublié, sourit tristement Hindelang. Vous avez raison, cétait encore un ami celui-là. Je ne sais ce quil est devenu. Il nous avait accompagnés, le docteur Nelson et moi, jusquà Napierville. De là il a dû se diriger vers Montréal, malgré son désir de nous suivre à Odelltown, pour accomplir certaines missions très importantes dont lavait chargé monsieur Duvernay. Je pense même quil devait se rendre jusquà Québec.
Il est probablement en sûreté maintenant. À propos, il a un parent ici même en cette prison.
Vraiment ?
Oui, ce parent avait été condamné à mort, mais il a eu la bonne fortune déchapper à la potence : on dit quil sera déporté à létranger. Et de Nelson, de ce pauvre Nelson, que savez-vous ?
Rien, monsieur. Ah ! je dois vous informer quà la vieille prison on ne se trouvait pas en un dépôt à nouvelles.
Je vous crois, sourit de Lorimier. Moi, jai pu avoir quelques nouvelles, oh ! bien vagues, par des amis qui sont venus me visiter ici, et lon massure que le docteur a réussi à passer la frontière.
Je lui souhaite la liberté, monsieur, parce que je lai beaucoup estimé.
Si nous avions seulement quelques hommes comme lui ! soupira comme avec regret le chevalier.
Et comme vous ! monsieur le chevalier, fit Hindelang avec une grande admiration.
De Lorimier sourit encore.
Leur conversation fut interrompu par un prisonnier qui venait de sapprocher pour informer Hindelang quun gardien le mandait à la grille.
Le jeune homme sempressa daller à celui qui lattendait à la grille du couloir.
Vous navez pas encore de cellule ? demanda le gardien.
Non, pas encore, répondit Hindelang.
Alors, vous prendrez le numéro 9.
Et le gardien appela dune voix forte :
Lévesque !
Un jeune homme, à la mine éveillée, quitta la salle commune et sapprocha.
Tu es seul dans ta cellule, nest-ce pas ? dit le gardien.
Oui.
Eh bien ! prends ce jeune Français avec toi et mets-le au courant des usages et des règlements.
Cest bien. Venez, monsieur Hindelang, dit Lévesque, je vais vous montrer votre nouveau logis.
La cellule mesurait huit pieds en profondeur et six en largeur. De chaque côté étaient accrochés à la muraille deux lits de fer quon abaissait ou quon remontait selon les besoins. Mais quand ces lits étaient abaissés, il ne restait entre que juste la place pour mettre les pieds et les jambes. Au chevet et scellés dans la muraille une table de fer qui servait à recevoir le pot à leau, les gamelles, tasses et cuillers à lusage des prisonniers. Au pied de chaque lit était un escabeau. Cétait lameublement.
Ma foi, sourit Hindelang après avoir considéré cet intérieur et entendu les explications de son nouveau compagnon, ce nest pas ce quon pourrait appeler du luxe ; tout de même je dois avouer que ce logis me paraît plus brillant que celui que je viens de quitter à la vieille prison. Ici, au moins, tout est propre et il fait un peu clair.
En effet, une fenêtre du corridor jetait un peu de clarté dans ce tombeau.
Hindelang abaissa le lit qui lui était destiné, et sétendit dessus comme pour voir comment on y reposait. Puis, en souriant, il dit à son compagnon :
Mon ami, sil est vrai quici est ma dernière demeure, jen profite : je suis rompu et je dors un somme !
À votre aise, répondit Lévesque. Vous avez une heure avant le dîner, il est maintenant onze heures.
Linstant daprès Hindelang dormait à poings fermés.
IV
Pendant quapproche lheure suprême.
Il serait peut-être peu intéressant de narrer les jours de langueur, de mélancolie ou de joie factice que vécut là notre héros de France, cest-à-dire du 23 janvier au 15 février.
Il suffira de dire quil fut le plus bruyant des prisonniers. Il ne se laissait pas dimaginer toutes espèces de drôleries, de gestes, mimique, et souvent de mots cinglants, à ladresse des ennemis de notre nationalité. Tous les jours il y avait séance de comédie dans laquelle le rôle principal était tenu par Hindelang. Il donnait à son talent pour ne pas dire à son art une maîtrise parfaite. Il composait des monologues et des satires pour les réciter ensuite avec force gestes et mimiques qui faisaient rire à se pâmer. Souvent à quelques-unes de ses satires, toujours pleines de sel et dune portée juste, il composait un air quelconque, et le soir, de la fermeture des cellules jusquà neuf heures, alors que le silence devait être absolu, il chantait. De cellule en cellule le rire se propageait, les applaudissements retentissaient. Un soir, à lheure venue du repos, Hindelang avait lancé quelques bons mots qui avaient trop fort égayé les autres prisonniers. Un tourne-clé était monté de la salle des gardes et avait crié avec fureur :
Hé ! Français ! veux-tu aller au « trou » en attendant que le bourreau te fasse taire pour toujours !
Cette rude apostrophe avait refroidi le jeune homme.
Ah ! cest que le brutal gardien avait touché la plaie vive de son cur atrocement meurtri. Sil se plaisait tant à rire ou à faire rire ceux qui lentouraient, ce nétait pas pure dissipation ; cétait pour étourdir son esprit, cétait pour ne pas entendre les voix douces ou terribles qui parlaient jour et nuit à son âme.
Bien des nuits, de ces nuits lourdes des prisons, nuits chargées dune atmosphère étouffante, nuits où le cauchemar vit en maître chez linnocent surtout qui souffre de linjustice ou de la vengeance humaine, dans lécrasant silence qui pèse sur le sommeil des prisonniers du même poids que la masse de pierre et de fer qui les abrite, on avait pu entendre des gémissements de la cellule dHindelang. Une nuit, sa voix devenue étouffée et plaintive avait prononcé ces paroles :
Ô mon cur, tais-toi ! Tu me tortures plus que ne feraient cent potences dressées pour mon supplice !
Une nuit, encore, il avait revu en songe la terrible vision quil avait eue sur le lac Champlain. Puis il avait poussé un cri si formidable que tous les prisonniers sétaient réveillés en sursaut. Et il sétait mis debout dans lobscurité de son cachot, puis, penché sur son compagnon presque épouvanté, il avait hurlé :
Arrache-moi à ce cauchemar ! Arrache... entends-tu...
Il sétait écrasé aussitôt sur son lit en pleurant.
Le rêve avait cessé.
Naturellement, au matin suivant tous les prisonniers avaient été curieux de savoir la cause de ce cri et les détails de laccident.
Avec une feinte insouciance Hindelang raconta les circonstances de cette vision quil avait eue une fois déjà, et il ajouta avec bravade :
Vous voyez bien, mes amis, que je mattendais à la sentence qui pèse sur moi ! Ah ! si les Anglais ont voulu me faire peur, quils se détrompent ! Je prévoyais donc cette condamnation et jai hâte quarrive le jour de son exécution !
Ce sera peut-être pour aujourdhui, dit le chevalier de sa cellule plus loin.
Tant mieux, répliqua Hindelang. Est-ce que comme moi, chevalier, vous navez pas hâte de montrer aux Anglais ce que nous valons devant la mort ?
Certes, certes.
Puis Hindelang se mit à déclamer à haute voix :
Dressez, bourreaux, votre potence ;
Que chacun des clous dans ses bois
Enfoncés devienne une voix
Pour maudire votre sentence !
Apportez le fer et la flamme !
On est dune race sans peur ;
La frapperiez-vous jusquau cur,
Vous natteindrez jamais son âme !
Dressez, dressez votre gibet,
Et nouez la corde à sa place ;
Mais pour ne pas voir notre face
Glissez bien vite le bonnet !
Pressez, ô bourreaux, le bouton !...
Et maintenant, race maudite,
Que notre histoire est bien écrite,
Chante ! Hurle !... ton-taine, ton-ton !
Un rire général circula.
..............................................
Aux premiers jours de février, par un matin neigeux et froid, un matin sombre, obscur, qui donnait à la prison un aspect de sépulcre, on vit Hindelang sortir de sa cellule, une main appuyée contre son cur. Dun pas brusque, saccadé et légèrement chancelant il marcha vers la salle commune où les prisonniers étaient rassemblés autour du poêle, et ses lèvres, blanches comme la neige qui tombait dehors, se crispaient terriblement.
Le chevalier, en lapercevant ainsi, alla vivement à lui.
Quavez-vous donc, mon ami ? demanda-t-il avec une fraternelle bienveillance. Êtes-vous malade ?
Hindelang sarrêta net, considéra un moment le chevalier avec une persistance étrange et dit, la voix sourde, hachée :
Vous êtes un ami, vous !... et vous êtes... un gentilhomme !... Venez avec moi !
Il conduisit le chevalier dans sa cellule, le fit asseoir sur son grabat, saisit ses deux mains quil serra avec force et reprit :
Vous me demandez si je suis malade ?... Malade, moi ? Que non pas, monsieur ! Mais cest mon cur... oui, cest mon cur ! Ah ! si vous pouviez sentir seulement un peu ! Tenez ! voyez-vous cela ?
Il entrouvrit son habit et fit voir à de Lorimier dans une poche à gauche un papier sur lequel on distinguait quelques taches roussâtres.
Mais ce papier... ces taches ! fit de Lorimier avec inquiétude.
Le jeune homme sourit avec une sombre mélancolie et répondit :
Ce papier, cest une lettre delle... une lettre que mapporta un jour Simon Therrier. Vous connaissez Simon Therrier ? Non ? Quimporte !
Mais ces taches ?...
Et ces taches, reprit le jeune homme, cest de mon sang. Après Odelltown, voulant massurer que javais toujours là sur mon cur sa chère lettre, je lai touchée de mes mains ensanglantées.
Et comme le chevalier le regardait sans pouvoir parvenir à déchiffrer les sentiments multiples qui se partageaient le cur et lesprit de ce pauvre malade, Hindelang poursuivit :
Monsieur, mon mal vient précisément de cette lettre, de cette lettre que je vénère et que je baise comme une relique sainte. Cette lettre brûle mon cur sans cesse ! Et je ne peux lôter de là cette lettre... non, je ne peux pas, parce que cest tout ce que jai delle, tout ce qui restera delle jusquau jour affreux où...
Des sanglots longtemps comprimés étouffèrent sa voix, et il se renversa sur son lit pour cacher dans son oreiller les larmes qui mouillaient son visage.
Excessivement ému de Lorimier essaya de quelques consolations. Mais à ce moment on entendit la grille de fer du couloir grincer bruyamment dans ses gonds, et une voix dure appela :
Charles Hindelang !
Le jeune homme bondit et regarda le chevalier avec surprise.
Cest le geôlier qui vous appelle, dit celui-ci.
Le geôlier, bredouilla Hindelang.
Puis il esquissa un geste de rage en essuyant les larmes à ses yeux.
Monsieur, dit-il en même temps à de Lorimier, il ne faut pas que les Anglais voient mes larmes... ils riraient trop !
Et avec une force de volonté remarquable, il se redressa, commanda à ses lèvres de sourire, sortit de sa cellule et dit, la voix assurée :
Cest moi que vous appelez ?
Oui, répliqua le geôlier, on vous demande au greffe.
Hindelang séloigna avec son gardien.
Cet incident causa une surprise générale aux prisonniers et la chose fut de suite commentée ainsi.
Je parie, dit lun, quil a obtenu sa grâce !
Cest ce que je pense également, dit un autre, et quon lui donnera une sentence dexil.
Que Dieu vous entende ! proféra le chevalier avec gravité. Car je dis que la mort de cet enfant constituera le crime le plus affreux quait commis la justice anglaise.
Le silence sétablit, et durant un quart dheure tous ces hommes demeurèrent inquiets et sombres.
Puis Hindelang reparut. Il était pâle, avec une ombre de sourire sur ses lèvres. Il savança vers les prisonniers rassemblés dans la salle commune. Tous demeuraient anxieux et avides de savoir la nouvelle quil apportait.
Le jeune homme jeta un rapide coup dil vers la grille et vit le gardien sen aller.
Alors il se mit à rire doucement, et ce rire, pourtant, parut funèbre à ceux qui lentendaient, et dit sur un ton quelque peu narquois :
Mes amis, réjouissons-nous ! Cest, aujourdhui, le douze février, et jaurai lhonneur dêtre pendu à une corde anglaise vendredi, le 15, à huit heures et demie précises.
Il éclata dun grand rire.
Mais ce rire nétait pas achevé, et les autres prisonniers nétaient pas encore revenus de lémoi causé par cette nouvelle, que le geôlier reparut à la grille et cria :
Chevalier de Lorimier !
Allons, bon ! sécria le chevalier avec un léger sarcasme, cest mon tour !
Hélas, oui, cétait le sien !
Dix minutes après il rapportait la nouvelle de son exécution fixée, comme celle dHindelang, à vendredi, le 15 du mois, à huit heures et demie précises.
Diable ! fit Hindelang en riant, va-t-on nous pendre tous deux à la même corde, puisque comme moi vous serez exécuté à huit heures et demie précises ?
Détrompez-vous, mon ami, sourit le chevalier, il y aura deux cordes.
Une pour chacun de nous, vraiment ? Comme cest intéressant ! Décidément jai hâte dêtre pendu !
Tout le monde se mit à rire, car, Hindelang, à la fin, finissait par communiquer autour de lui la gaieté quil navait pas lui-même. Nimporte, cela valait mieux ainsi ! Cela maintenait les courages à leur hauteur ! Avaient besoin de courage ceux aussi dont les peines avaient été commuées, car ils demeuraient toujours sous la main de leurs ennemis, et à cette époque comme en la nôtre dailleurs lon ne savait pas qui marcherait sur la trappe fatale ; car alors aussi on jugeait et lon déjugeait, on absolvait et lon condamnait peu après. Le moindre caprice dun juré pouvait maintenir une tête sur ses épaules ou la faire tomber !
Donc les prisonniers serrés autour dHindelang et du chevalier de Lorimier riaient tout en demeurant très inquiets. Et voilà que tout à coup cette inquiétude parut être justifiée.
Pour la troisième fois la voix rogue du geôlier venait faire un troisième appel.
Quoi ! sécria en pâlissant et tout interloqué celui dont on venait de jeter le nom, on me pend donc aussi après que ma sentence a été modifiée !
Et pour ne pas paraître moins courageux quHindelang et les autres, il éclata de rire.
Mais déjà le geôlier expliquait :
Cest un visiteur qui vous apporte des provisions pour vous et vos camarades !
Cette explication causa une vraie détente sur les nerfs comprimés de tous ces hommes.
Hindelang sécria :
Ah ! çà, monsieur, accourez vite ! Les provisions valent mieux à coup sûr quune corde de pendard, même si le pendard... pardon ! le pendu était dessence anglaise, ce dont je naurais aucun chagrin ! Allez, allez, monsieur, ajouta-t-il, et rapportez-nous quelques bonnes choses très succulentes à nos palais, mais gardez-vous den laisser aux Anglais !
De Lorimier tenta de réprimander doucement encore le jeune homme sur ses flèches aux Anglais.
Mais laissez donc, monsieur le Chevalier, répliqua impatiemment le jeune homme. Je suis assuré à cette heure que nous ne serons que deux condamnés à mort ici dans cette section, vous et moi. Je nai donc plus aucun motif de ménager nos ennemis.
Il tint parole : jusquau jour et à lheure de son exécution Hindelang ne cessa de narguer les ennemis de notre race et de leur décocher ses dards.
Lorsque le prisonnier appelé par le geôlier pour aller recevoir des provisions reparut portant un paquet de belle dimension, mais préalablement déficelé et minutieusement inspecté, Hindelang sécria sous le nez même du geôlier :
Messeigneurs, voici le Vatel qui va nous confectionner un potage à langlaise !
Les rires fusèrent en sourdine, tandis que le geôlier repoussait rudement la grille qui rendit un son strident de ferraille.
Ce geste du geôlier parut stimuler Hindelang : voyant un bout de ficelle qui pendait et traînait sur le parquet, il le prit et dit :
Prenez garde, mon ami, de gâcher cette ficelle, elle pourrait fort bien un jour servir à pendre un anglais !
Ajoutons que de ce moment tous les actes du jeune homme étaient accomplis « à langlaise ». Le matin suivant il se levait en prononçant avec une bonhomie plaisante :
Je suis content, jai dormi comme un anglais !
Le lendemain, 13 février, au midi, comme ration du jour on servit des fèves mélangées de croquettes de pommes de terre.
Dans la gamelle dHindelang il se trouva un petit caillou mêlé aux fèves.
Quand il sentit ce caillou grincer et crisser entre ses dents, il esquissa une grimace, prit le caillou importun et le lança fortement contre la muraille en disant :
Je ne mimaginais pas que lAnglais était si dur à cuire !
Cétait au moment précis ou le directeur de la prison passait en compagnie dun garde devant la grille du corridor.
Les deux fonctionnaires ne firent mine de rien : mais dès quils eurent disparu, ce fut le plus bel éclat de rire qui retentit.
Mais cette gaieté nempêchait pas lheure terrible davancer. Cette heure allait à présent à pas de géant.
Demain, cétait le 14 !
Après-demain, cétait le 15 !...
À cette pensée un frisson secouait jusquà la moelle le corps des condamnés à mort... lagonie commençait !
...............................................
La nouvelle des cinq prochaines et dernières exécutions sétait répandue avec la rapidité de léclair.
Les ennemis de notre race française et de notre ancienne mère-patrie exultèrent, se pâmèrent de joie tant ils avaient redouté jusque-là un geste de clémence du nouveau gouverneur, le général Colborne. On nignorait pas que des démarches puissantes avaient été faites surtout en faveur du chevalier de Lorimier et dHindelang. Or ces deux têtes étaient celles quon souhaitait le plus voir tomber.
On disait :
Le chevalier de Lorimier est un des pires ennemis de lAngleterre !
Au sujet dHindelang on clamait :
Il a publiquement insulté notre pays et notre race... quil meure !
Point nétait besoin de tant de clameurs pour intimider ou arrêter un geste de clémence du général Colborne, il était trop ennemi de la race canadienne et française pour se laisser apitoyer. Et même si, par le plus miraculeux des hasards, il eût eu une idée de clémence, cette idée aurait été de suite anéantie en son cerveau par le marteau de la clique maudite.
Un journal de la clique possédait lart de manier ce marteau : il écrivait les noms de nos Patriotes en encre rouge et disait :
Demain, nous écrirons leurs noms avec leur sang, pour que leffroi soit un remède salutaire et un préventif à ceux des leurs qui seraient tentés de marcher sur les mêmes traces !
Ces clameurs, heureusement, toutes ces sottises faisaient bien peu de mal à nos condamnés : le sacrifice de leur existence était fait.
Nayant plus rien à attendre des hommes que la pitié des uns, la haine ou le mépris des autres, ils se préparaient à la mort assurés que, hors du royaume terrestre, était un royaume bien préférable dans lequel ils allaient entrer. Cette assurance et cet espoir leur suffisaient pour terminer tranquillement leur existence. Il est avéré, en effet, que les derniers moments de ces cinq condamnés furent des heures dentretiens avec leur Créateur.
Que nos consciences catholiques ne soffusquent pas de ces affirmations que nous appliquons également à Charles Hindelang. Sil était protestant, cest-à-dire quil professât un rite autre que le nôtre, il nen était pas moins une créature de Dieu. Comme nous il adorait Dieu, quoique dune manière différente, et nous croyons que Dieu entend toutes les prières en quelque langue quelles soient dites, quil entend tous les hommes à quelque race ou religion quils appartiennent.
Et encore, les vives souffrances de ce jeune homme, limmense sacrifice quil avait accompli, par pure générosité, en venant combattre vaillamment pour une race catholique à laquelle on essayait par tous les moyens darracher la foi, étaient déjà aux yeux de Dieu des actes de foi suffisants, il semble, pour lui faire franchir les portes du royaume céleste.
Et sil nadjura pas lerreur, quil admettait sincèrement comme vérité, cela dépend peut-être du fait que lapôtre chargé des intérêts spirituels des condamnés neut pas le temps de faire la conversion du jeune homme. Car cet apôtre, une fois, lui avait dit avec une grande tendresse :
Ah ! mon cher ami, comme la mort vous semblerait douce si vous embrassiez la vérité prêchée par Rome et son Église !
Je vous crois de toute âme, messire prêtre, avait répondu Hindelang avec un bel accent de vérité. Mais croyez bien que la mort, même cette mort ignoble, affreuse quon fait subir aux mécréants, ne me fait plus peur. Jai revendiqué, il est vrai, la mort du soldat, on me la refusée, soit ! Et bien ! je mourrai en patriote comme mon excellent ami, le chevalier, et je mourrai aussi en chrétien ! Car je suis chrétien, messire abbé, quoique je ne sois pas attaché à la religion que vous prêchez ; et si je suis chrétien, cest luvre de ma mère... Ah ! mon excellente mère ! mon adorable mère !... Oui, messire, cest ma mère qui ma appris à servir Dieu comme à servir ma race française ! Je mourrai donc en chrétien et en français, nayez crainte !
Il acheva avec un grand abandon, mais en même temps avec un sourire navrant :
Allons ! messire prêtre, demeurez tranquille, je pars avec le chevalier et sur ses pas jentrerai en Paradis !
Cest ainsi quHindelang priait Dieu, à sa façon cest vrai, mais si sincère, si vraie était sa prière quelle ne pouvait quêtre agréable au Seigneur.
Et cest ainsi, également, que le jeune homme vit arriver le 14 février, veille du terrible jour !
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Et ce matin du 14 février, au réveil, avant la passée de la ration que les prisonniers mangeaient dans leur cellule, on entendit résonner sous les voûtes obscures et silencieuses un frais éclat de rire.
Eh bien ! mon cher Hindelang, demanda de sa cellule le chevalier de Lorimier, dites-moi un peu comment vous avez passé cette nuit qui vient de précéder la dernière pour nous en ce monde ?
Vous le savez bien, mon cher chevalier.
Dites toujours !
Pardieu ! jai dormi comme un Anglais !
Cest-à-dire en toute tranquillité ? demanda un autre prisonnier.
Cest-à-dire... non... Tenez ! mes amis, jai dormi comme un Anglais qui redouterait ou qui redoute jusquà la dernière seconde que nos têtes demeurent sur notre col.
Cest-à-dire dans langoisse ? interrogea malicieusement le chevalier.
Et dans lépouvante, mon cher ! répliqua Hindelang dans un nouvel éclat, de rire.
Mais alors votre sommeil nétait pas tranquille le moins du monde, fit remarquer de Lorimier en riant aussi.
Ah ! mon Dieu ! quelle logique vous avez, chevalier, en cette veille dun jour aussi néfaste que sera le nôtre demain ! Alors jai donc menti en déclarant que jai dormi comme un Anglais. Eh bien ! croyez-moi cette fois : jai dormi tout simplement comme un juste !
Ah ! cela est mieux ! fit gravement de Lorimier.
Et à présent, ricana Hindelang, je mapprête à manger comme un Lucullus !
Vous serez servi à souhait : on nous a assurés que notre ration ce matin serait de premier choix.
Précisez, sil vous plaît !
Vous et moi, ainsi que nos deux camarades, recevrons des confitures.
Des confitures ! sécria Hindelang avec une stupeur comique. Mais cest extravagant !
Cest aussi une délicatesse !
Je dis que cest inouï, répliqua Hindelang. Quoi ! ces bons Anglais vont-ils nous gâter ainsi juste au moment de notre grand départ ?
Mon ami, reprit ironiquement le chevalier, vous leur garderez bien, je pense, une reconnaissance...
Éternelle... éclata de rire Hindelang. Cest entendu. Seulement, à lheure présente, tant de bienveillance me renverse !
Et vous réconcilie, je gage ! fit encore narquoisement le chevalier qui ne voulait pas demeurer en reste dhumour avec son compagnon de voyage.
Ah ! çà, non, par exemple ! cria avec véhémence Hindelang. Non jamais ! Ah ! si avec leurs confitures ils pensent...
Un « chut » volant comme un souffle de cellule en cellule linterrompit.
À la minute même une clef grinçait, la grille de fer tournait lourdement, et le geôlier, accompagnant un cuisinier, paraissait.
Le chevalier avait dit vrai : Hindelang et son compagnon, Lévesque, reçurent des rôties de pain au beurre, des confitures et du café... ah ! du café duquel séchappait une exquise senteur de rhum.
Les narines dHindelang frémirent et il prononça ces paroles sarcastiques :
Superbe ! de leau de rose !...
Le geôlier et le cuisinier sen étaient allés.
Une voix, à lautre extrémité du corridor, dit avec emphase :
Moi, ce soir, je vous promets mieux que ça !
Non... pas possible ! fit Hindelang qui faisait déjà claquer sa langue après la première lampée de café.
Vous verrez, vous dis-je !
Quoi encore ? demanda le jeune homme, curieux.
De leau-de-vie !
De leau-de-vie... à lheure de la mort ! ricana-t-il. Superbissime !
Des rires contenus se confondirent dans le bruit des cuillers de plomb heurtant les gamelles de fer-blanc.
V
Les adieux des condamnés.
Pour manifester toute lamitié et ladmiration quils avaient pour leurs deux compagnons dinfortune, les prisonniers avaient décidé et obtenu du directeur de la prison la permission de faire une petite fête au chevalier de Lorimier et à Charles Hindelang. Cette fête avait été fixée pour trois heures de relevée, heure à laquelle Mme de Lorimier, lépouse du chevalier, accompagnée de quelques parents et amis, devait venir rendre la dernière visite à son mari.
Quon simagine laspect ordinaire quoffre une salle de prison : des murs nus lavés à la chaux, une table de bois blanc, des bancs, des escabeaux, le tout éclairé par un jour douteux qui arrive par des fenêtres étroites garnies de barreaux de fer. Puis là, vis-à-vis, cette haute grille dacier, solidement cadenassée, qui ferme un long corridor sombre et froid, le long duquel saligne une suite de cellules avec leurs portes de fer. Quon se représente surtout latmosphère quon respire dans ce lieu, cette atmosphère particulière aux prisons qui pèse sur le cerveau comme un granit énorme, fige le sang, pénètre jusquaux moelles, crispe le cur, laisse dans lêtre humain qui entre là une sensation de dégoût et dhorreur.
Eh bien ! en ce jour, du 14 février 1839 la salle commune de nos prisonniers présentait un aspect tout autre, elle avait quasi lair dune salle de banquet. Une table chargée de mets excellents apparaissait. Dessus des gerbes de fleurs émergeaient, et leur parfum atténuait la senteur de sépulcre que semblaient exhaler ces murailles de pierre. Deux superbes gâteaux à plusieurs étages dominaient, et, à leur sommet, flottaient les trois couleurs de la France. Quelques carafes dun vin rouge rutilaient et réjouissaient la vue. Le plafond et les murs disparaissaient en partie sous des banderoles aux vives couleurs ; mais nulle part on ne pouvait rassembler les couleurs britanniques. Et cependant cette salle, toute gaie et toute riante quelle fut, semblait conserver sous son déguisement multicolore une physionomie lugubre et ironique. Dautant plus que lon pouvait entendre le bourreau et ses aides frapper du marteau contre les bois de la potence quon dressait là, dans la cour darrière, sous les yeux presque des condamnés !
Sans exagérer lon aurait pu appeler fête macabre cette réjouissance quon préparait. Et queût-il manqué pour compléter la réalité ? Le bourreau et ses aides !
Eh bien ! un farceur y avait songé. Lorsque le geôlier vint à lheure du midi pour la distribution des vivres, ce farceur lui avait demandé sil aurait la courtoisie dinviter à la fête le bourreau et ses aides.
Ce farceur sappelait : Charles Hindelang !
Et Charles Hindelang voulait rire jusquà la dernière seconde de son existence !
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Quatorze février 1839... trois heures et quelques minutes !
Les visiteurs attendus venaient de pénétrer dans le corridor doù leurs regards découvraient la salle enguirlandée.
Quelle fut leur impression ? Il serait difficile de la dépeindre avec justesse.
Mme de Lorimier avait de son premier regard cherché avidement celui à qui elle venait dire un dernier adieu. Elle le vit savancer rapidement avec un sourire douloureux à ses lèvres blêmes. Elle courut à lui et se pendit à son cou en pleurant.
Le chevalier lentraîna à sa cellule où tous les deux pourraient mieux se dire les grandes choses qui emplissaient leurs âmes brisées.
Au bout dun quart dheure le chevalier sortit de sa cellule avec sa femme, et tous deux vinrent sentretenir dans le corridor avec les parents et amis de Mme de Lorimier.
Cest alors quun des prisonniers se présenta pour inviter les visiteurs au petit banquet qui nattendait plus que ses convives.
Les visiteurs déclinèrent poliment. Mais sur les instances du chevalier tous acceptèrent daller boire un verre de vin. Mme de Lorimier pria son mari de prendre à la table la place qui lui était réservée. Il ne voulut pas et sexcusa auprès de ses compagnons de geôle. Ceux-ci comprirent que le chevalier préférait avec raison à ce banquet le festin damour si enivrant et si consolant que lui apportait la compagne de sa vie.
Tous les prisonniers, hormis deux qui faisaient le service, étaient autour de la table. Hindelang occupait une extrémité. Lautre demeurait vacante : cétait la place du chevalier.
Le vin fut passé.
Un silence grave et solennel planait.
Derrière la grille du corridor on pouvait apercevoir les figures curieuses et stupéfaites de cinq ou six personnages anglais qui avaient obtenu la faveur dassister, à lécart, à cette scène touchante et terrible à la fois.
Le chevalier éleva son verre et prononça dune voix tremblante démotion :
Amis, compagnons dinfortune, vous ma sainte femme, vous tous parents chers à mon cur, et toi, ô mon Canada, et vous tous mes compatriotes aimés, je bois à votre bonheur futur et je bois à ma patrie outragée et blessée ! Je demande à Dieu que la race, qui ma empli les veines de ce grand sang français quon versera demain, grandisse, prospère ! quelle devienne puissante et règne un jour sur la terre qui lui a donné naissance ! Que notre souvenir, quand nous nous serons éteints, demeure toujours un flambeau au cur de cette race ! Pour elle nous avons tout donné : femme, enfants, foyer cher, fortune, jusquà notre dernier souffle de vie, et nous navons pas compté ! Et nous mourons contents de luvre accomplie : à la race française du Canada nous avons ouvert la voie glorieuse de la liberté, quelle poursuive cette voie jusquà lultime sommet !
Il se tut, et le silence parut plus solennel.
Il sourit à sa femme, puis il leva son verre à ses lèvres pour inviter les autres à boire.
Mais pas un verre ne fut vidé, dans le vin rouge ne trempèrent seulement que des lèvres pâles. Car toutes les gorges se serraient ! Car toutes les mains frissonnaient ! Car tous les yeux laissaient rouler de leurs paupières abaissées des larmes lourdes et brûlantes.
Et alors dune poitrine trop oppressée une plainte funèbre séchappa. Tous les prisonniers et tous les assistants tressaillirent. Puis un verre tomba sur le parquet pour se casser en miettes. La main qui avait échappé ce verre, dont le vin coulait comme un sang chaud sur le bois blanc du plancher, était celle de Mme de Lorimier.
Le chevalier sétait élancé vers sa femme pour la prendre dans ses bras. Elle sanglotait. Le chevalier lemmena vers le corridor. Les autres visiteurs, émus et livides, suivirent.
Alors, voulant déchirer et chasser le voile trop sombre qui planait sur les choses si belles de la table, Hindelang sécria, en élevant son verre encore plein :
Amis, buvons à la santé et au bonheur de ces dames !
Cette fois tous les verres furent vidés, puis les prisonniers firent largement honneur au repas. Mais on parlait peu et on le faisait à voix basse pour ne pas troubler lentretien du chevalier avec sa femme. Tous deux se promenaient dans le corridor, Mme de Lorimier pendue au bras de son mari. On nentendait que la voix de ce dernier, qui arrivait à la salle commune comme un murmure funèbre. Elle, ne parlait pas, car elle ne pouvait pas parler, car sa douleur trop forte serrait sa gorge ; mais on pouvait percevoir le bruit de ses sanglots, et lon sentait que le cur de cette femme malheureuse se brisait peu à peu.
Or ces sanglots, cette douleur si grande et leffroyable vision du drame de demain qui ne quittait pas les esprits, finirent par rendre trop sinistre cette fête quon avait voulu rendre gaie.
On était au dessert.
Hindelang décida de briser cette sorte de torpeur funeste qui pesait sur chaque convive, et il se leva pour parler.
Mais avant de prononcer une parole, son regard perçant se darda sur les visages anglais derrière la grille du corridor. Puis, la voix haute et ferme, il commença ainsi :
Frères, patriotes canadiens, levez vos fronts devant lennemi infâme qui nous poursuit jusquau-delà de la tombe ! Montrons-lui que nous sommes les fils dune race qui ne redoute rien et qui na dautre règle, pour se guider parmi les peuples de la terre et à travers les âges, que le droit et lhonneur ! Disons-leur une fois encore que vous, mes amis, vous êtes du Canada français, que moi je suis de France ! Clamons-leur que nous sommes de vrais frères par le même sang qui nous rattache ! Prouvons-leur que la fierté de notre race est au-dessus de leur haine et de leur tyrannie !
Debout, droit, dune taille quon aurait dit grandie, et pâle, avec ses yeux bruns tellement brillants quils semblaient des éclairs, et avec son grand front mat derrière lequel soufflait une énergie farouche et indomptable, Hindelang imposait étrangement.
Le chevalier, sa femme et les autres visiteurs sétaient réunis devant la salle pour écouter le jeune homme.
Lui, de ses yeux chargés déclairs, chercha une fois encore les figures quil avait aperçues derrière la grille, elles avaient disparu.
Il sourit doucement et poursuivit son discours. Il remercia ses compagnons de geôle pour la bonne sympathie quils lui avaient vouée et leur fit ses adieux. Puis il adressa ses adieux à sa mère, implorant Dieu de la fortifier lorsquelle apprendra la mort de son fils tant aimé.
Et sa voix, tout à lheure ardente, sétait faite douce et suavement mélancolique, et lon sentait dans ses paroles tremblantes une telle vérité, et lon voyait dans ses yeux humides, souvent levés vers le ciel, une telle douleur, quune émotion violente avait saisi tous les spectateurs ; de tous les yeux ruisselaient des larmes.
Incapables de contenir plus longtemps les angoisses tumultueuses qui la bouleversaient, Mme de Lorimier sévanouit dans les bras de son mari.
Hindelang termina ses adieux par ces paroles attendries :
Ô Canada ! puissent un jour tes fils braves, dans leurs jours de fête, se souvenir de cet étranger, de cet inconnu, de cet Hindelang, enfant de la grande France, qui, avec toute lardeur de sa jeunesse et de son âme française, vint se battre pour tes libertés ! Puissent-ils ne pas oublier quil a terriblement souffert, mais que, content, il est mort pour la défense de leur cause !
Élevant son verre avec une sorte de furie il jeta tout à coup ce défi :
Anglais ! je meurs, mes regards tournés vers ma France !... Je meurs quand même en terre française !
Il reposa son verre, prit un petit pavillon aux couleurs françaises posé sur un gâteau et murmura, comme dans le dernier soupir dune âme expirante :
France ! France ! ma deuxième mère, cest pour toi aussi que je meurs ! Et pour accomplir mon dernier devoir parmi les hommes, je baise avec amour ton drapeau et ta gloire !
Une nouvelle furie le secoua tout entier. Il reprit son verre, le remplit, léleva. Il allait peut-être lancer encore quelques flèches sanglantes aux ennemis de notre pays, lorsque, rude et malveillante, une voix appela de la grille du corridor :
Hindelang !
Il frémit violemment, grandit sa taille et avec exaltation cria :
Ah ! cest la France quon appelle ?... Eh bien ! la voici !
Il accourut.
Deux personnes venaient de franchir la grille et de pénétrer dans le corridor. La première de ces personnes était un homme dune cinquantaine dannées, bien mis, triste et grave, que le jeune français reconnut de suite.
Simon Therrier ! dit-il avec un élan de joie.
Mais il recula aussitôt, il recula avec une sorte de rugissement devant lautre personne quil venait de regarder. Cétait une femme daspect menu, dont le visage demeurait épaissement voilé de noir, et dont la tête disparaissait presque entière dans un collier de fourrures.
Oui, Hindelang sétait reculé comme devant lapparition dun spectre. Et comme si, par instinct ou divination, il avait reconnu cette personne, il bégaya avec une stupeur impossible à rendre ce nom :
Élisabeth !...
Dans le corridor il reculait vers le chevalier de Lorimier, qui était parvenu à ranimer sa femme. Tous deux, ainsi que les autres visiteurs, ainsi que tous les prisonniers, ainsi même que le geôlier, oui tous regardaient cette scène incompréhensible pour eux.
Et Hindelang recule toujours, les mains tendues devant lui, comme pour repousser quelque chose de terrible et dépouvantable.
Élisabeth, qui vient de relever son voile, sourit avec une poignante mélancolie. Ses yeux sont humides. Elle savance les bras demi tendus. Elle paraît surprise du mouvement dHindelang qui a lair de la fuir.
Charles ! prononce la jeune fille dune voix que langoisse rend à peine distincte, avez-vous sitôt oublié vos promesses et les miennes ?
Hindelang sarrête, éperdu, comme sil venait de sortir dun songe affreux. Il prononce encore avec une sorte deffroi :
Élisabeth !
Plus souriante elle se rapproche, et plus rassurée peut-être. Ses yeux sont peut-être plus humides, des larmes sont prêtes à couler. Elle dit encore, dans un murmure bas :
Charles, je suis venue remplir les miennes...
Elle se rapproche et ajoute, mais si bas encore que seul Hindelang peut lentendre :
Je veux être tienne pour mieux adorer toujours ton image et ton souvenir !
Le jeune homme sest encore arrêté. Il est hagard, livide, éperdu, tremblant, indécis. Il ferme les yeux, les rouvre tour à tour. Les traits de son visage se crispent. Le chevalier, près de qui il sest arrêté, lui murmure à loreille :
Revenez à vous, mon ami ! Voyez donc cette malheureuse enfant qui vous tend les bras !
Cette voix, ce murmure semble un choc. Hindelang court à la jeune fille, la saisit dans ses bras, la soulève, lembrasse et se met à pleurer.
Mais cette étreinte est courte. Il repousse tout à coup la pauvre enfant et hurle :
Va-ten ! je ne veux pas... Va-ten !
Il la repousse encore, plus rudement.
Il gronde :
Je ne peux pas ! Je suis un monstre ! On me jette en pâture au bourreau ! Ah ! rien que mon nom serait déjà pour toi un malheur irréparable !
Charles ! Charles ! gémit la malheureuse, mains jointes et crispées par la douleur.
Hindelang, comme enragé, la pousse vers la grille.
Va-ten ! râle-t-il. Ce nest pas ma faute, ce sont nos ennemis qui font ton malheur et le mien ! Va-ten ! ne vois-tu pas que tu me fais pleurer ? Je ne veux pas quon voie un soldat pleurer ! Car je suis un soldat et non un malfaiteur ! rugit-il.
Élisabeth, toute stupéfiée quelle est, comprend que la souffrance dHindelang le rend fou. Alors elle veut chasser cette folie, elle entoure le cou dHindelang de ses deux bras, elle baise avec ardeur ses paupières brûlantes et humides.
Le jeune homme essaye de la repousser encore.
Pauvre enfant ! gémit-il, vois donc que je ne suis plus quun cadavre !
Il pleure et se détourne dÉlisabeth. Mais il aperçoit Mme de Lorimier près de son mari.
Il fait un geste de colère et crie :
Oh ! mes yeux, cessez donc vos pleurs, des femmes vous regardent !
Puis, par un effort sur lui-même, il sourit à Élisabeth tendrement et dit avec une voix qui se meurt :
Pauvre Élisabeth ! je ne veux pas laisser une veuve, comprends-tu ! Les Anglais nen ont-ils pas laissé assez de ces pauvres femmes derrière les ruines quils ont semées ? Ah ! non... je ne veux pas ! Allez, allez, Élisabeth ! soyez heureuse et souvenez-vous dHindelang !
La jeune fille chancelle, elle est plus livide quun cadavre.
Emmène-la, Simon ! commande Hindelang à laubergiste qui ne sait comment interpréter cette scène.
Simon Therrier sapproche.
Un râle séchappe de la gorge dÉlisabeth, elle étend les bras, elle saffaisse...
Laubergiste la supporte.
Hindelang la regarde un moment avec extase. Comme elle est belle encore avec cette pâleur qui sétend sur son visage blond ! Il se penche et baise longuement les lèvres closes de la jeune fille.
Élisabeth est évanouie.
Alors Hindelang pousse un cri lugubre, et pleurant, courant, sanglotant, il gagne sa cellule, se jette à plat ventre sur son lit et continue de pleurer et de rugir.
Vers la jeune fille évanouie et laubergiste éperdu le chevalier est accouru.
Il soulève la jeune fille dans ses bras, la transporte doucement à la salle commune. Là, aidé de Mme de Lorimier, il introduit quelques gouttes de vin entre les dents serrées dÉlisabeth. Linstant daprès la pauvre enfant revient à elle. Elle ne voit plus Hindelang. Elle voit le chevalier, sa femme, mais elle ne semble pas les reconnaître. Puis elle aperçoit Simon Therrier qui pleure doucement. Elle fait un geste, tend sa main brûlante et dit :
Simon, allons-nous-en !
Sa voix est brisée.
Viens, Simon... tu emmènes une veuve !
Elle suffoque, elle titube, elle entraîne Simon vers la grille.
À mesure quelle marche son pas devient sec, rapide, et lon dirait quelle a hâte de sortir de cet antre de douleur.
Elle a franchi la grille et marche vers lescalier.
Le geôlier lui-même est si troublé par la scène qui vient de se passer sous ses yeux quil suit la jeune fille et son compagnon, et quil oublie de refermer la grille.
Mais en bas, la grille de la salle des gardes est fermée. Un garde est là de lautre côté, debout, en faction.
Élisabeth sarrête, ses regards farouches jettent un éclair et elle ordonne dune voix rude et impérative :
Ouvre la grille de ta cage, fils de bourreau !
Quoique surpris et interloqué, le garde obéit promptement.
Élisabeth traverse la salle entraînant toujours Simon Therrier, plus éperdu que jamais.
Devant la porte massive et lourde qui ouvre sur le perron dehors, quelques gardes stationnent. Ils fument et ricanent tout en lorgnant la jeune fille qui sapproche.
Comme ils nont pas lair de vouloir livrer passage, Élisabeth rugit :
Place, viles argousins !
Un garde linsulte.
Goujat ! clame Élisabeth.
Et, rapide comme la pensée, elle saisit la canne de Simon, larrache, lélève et en frappe le garde à la tête.
Lui, furieux, lève son poing pour frapper cette frêle enfant.
Simon saute à la gorge du garde, une lutte sengage entre les deux hommes qui roulent dans leur étreinte sur le parquet.
Mais Simon, tout français quil est, naura pas le dernier mot : les autres gardes se jettent sur lui comme des dogues enragés.
Élisabeth, de sa canne, frappe des têtes, des bras, des jambes.
Des vociférations, des hurlements, des blasphèmes retentissent.
Un garde a réussi à frapper la jeune fille. Elle tombe, mais se relève aussitôt plus menaçante.
Ah ! si elle avait une arme... une arme au lieu de cette canne trop fragile !
Mais soudain arrive de là-haut une rumeur qui domine tous les autres bruits.
Élisabeth jette un appel désespéré et amoureux :
Hindelang ! Hindelang !
Et elle pousse aussitôt un cri de joie suprême.
Hindelang est là derrière la grille... il accourt, lil sanglant, terrible !
Plus loin des prisonniers suivent !
Un garde accourt de larrière de la prison, il se rue vers la grille ouverte. Mais Hindelang vient de franchir cette grille, et il est là, maintenant, dans la salle des gardes prêt à défendre Élisabeth.
Et la grille aussitôt est fermée dans un choc dacier.
Les autres prisonniers sont arrivés trop tard.
Quimporte ! Hindelang est là rugissant. Il vient de semparer dun banc fait dun bois lourd que ses bras nerveux élèvent au-dessus de sa tête. À ce moment ce banc est une arme terrible. Et Hindelang sapprête à écraser les gardes qui sacharnent à Simon Therrier.
Mais il est trop tard encore. Dautres gardes sont accourus de lintérieur de la prison. En un moment Hindelang est saisi, renversé, ligoté, emporté... emporté là-haut jusquà sa cellule !
...................................................
Linstant daprès, pendant que Simon Therrier emmène vers la cité Élisabeth presque mourante, Mme de Lorimier, compatissante et oubliant sa propre douleur, vient se pencher sur Hindelang immobile sur son lit, pleurant silencieusement. Elle veut le consoler comme ferait une mère tendre.
Ah ! madame, murmure-t-il avec un accent désespéré, votre bonté et votre tendresse ne peuvent plus rien, mon pauvre cur est percé de part en part ! Il saigne tant quil cessera bientôt de vivre. Merci, madame, laissez-moi mourir tranquille !
Le chevalier attire doucement sa femme.
Oui, chère amie, dit-il, laissons cet enfant à sa douleur, elle est pour lui en ce moment un baume plutôt quun poison !
Pauvre enfant de France ! soupire Mme de Lorimier.
VI
Le gibet.
Le lendemain, 15 février, quatre fois le bourreau avait laissé tomber sa corde au bout de laquelle une tête humaine avait été attachée.
Front haut, lèvres dédaigneuses, mains liées derrière le dos, Hindelang monta fermement les degrés qui aboutissent à la plateforme fatale.
Le jour était bas, sombre et froid. Tandis que les spectateurs, en bas, grelottaient sous la bise, le condamné demeurait tranquille.
Plus loin la cité demeurait silencieuse comme si elle eût été dans lattente dun drame terrible ou dune catastrophe.
Mais on pouvait percevoir la rumeur confuse qui sélevait de la masse du peuple pressée contre les murs extérieurs de la prison ; ce peuple était là pour faire ses adieux à ceux qui mouraient pour sa cause.
Au pied du gibet, des gardes, des soldats, des fonctionnaires de la prison, et des spectateurs qui avaient obtenu cette faveur extraordinaire, demeuraient attentifs et silencieux.
Hindelang regarda ce monde profondément, et avant que le bourreau ne lui eût mis le bonnet noir, il prononça dune voix vibrante qui devait atteindre le peuple plus loin, hors les murs :
Canadiens, voyez comment meurt un fils de la France et de la liberté... de vos libertés !
La trappe sabaissa... au bout de la corde on vit frémir une seconde le grand Héros de France, puis plus rien !
Oui, la dette était payée !
Et dans le silence plus tragique encore qui suivit on nentendit pas les sanglots douloureux dune jeune fille prosternée au pied de lautel, en léglise Notre-Dame, où un prêtre disait la messe.
Non, cette foule muette et horrifiée, cette foule parmi laquelle tant de remords ont dû sagiter, nentendit pas ce vu dune enfant canadienne et française murmuré au Dieu des nations :
Seigneur, acceptez la douleur dune veuve qui, de ce jour, se voue tout entière à votre service ! Seigneur, je suis votre servante, et je vous supplie de recevoir dans votre royaume celui que je pleure et que je veux retrouver auprès de Vous !
Ô fille douloureuse et sainte ! le Héros que tu pleuras est ce Héros que toute une race française en cette terre dAmérique admire et vénère ! Ton Héros, petite canadienne, est ce Héros de France dont le souvenir demeure pur et immortel dans le cur de ta race !
Et
... Lorsque ton fier cadavre à peine refroidi
Fut étendu devant la foule agenouillée,
Dors en paix, Hindelang ! la dette était payée !
(Louis Fréchette).
Cet ouvrage est le 765e publié
dans la collection Littérature québécoise
par la Bibliothèque électronique du Québec.
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Jean-Yves Dupuis.
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