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Gérard De Nerval - Hammam Olivier M.

Les maisons nouvelles s'avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a ...... N 'est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies directes ou déguisées? ...... Cependant, l'examen de la lettre D dans les diverses séries de catalogues ...... l'étoile que j'avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith.




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Gérard De Nerval


Promenades et souvenirs


I. La butte Montmartre

Il est véritablement difficile de trouver à se loger dans Paris. - Je n'en ai jamais été si convaincu que depuis deux mois. Arrivé d'Allemagne, après un court séjour dans une villa de la banlieue, je me suis cherché un domicile plus assuré que les précédents, dont l'un se trouvait sur la place du Louvre et l'autre dans la rue du Mail. - Je ne remonte qu'à six années. - Evincé du premier avec vingt francs de dédommagement, que j'ai négligé, je ne sais pourquoi, d'aller toucher à la Ville, j'avais trouvé dans le second ce qu'on ne trouve plus guère au centre de Paris: une vue sur deux ou trois arbres occupant un certain espace, qui permet à la fois de respirer et de se délasser l'esprit en regardant autre chose qu'un échiquier de fenêtres noires, où de jolies figures n'apparaissent que par exception. - Je respecte la vie intime de mes voisins, et ne suis pas de ceux qui examinent avec des longues-vues le galbe d'une femme qui se couche, ou surprennent à l'oeil nu les silhouettes particulières aux incidents et accidents de la vie conjugale. - J'aime mieux tel horizon "à souhait pour le plaisir des yeux", comme dirait Fénelon, où l'on peut jouir, soit d'un lever, soit d'un coucher de soleil, mais plus particulièrement du lever. Le coucher ne m'embarrasse guère: je suis sûr de le rencontrer partout ailleurs que chez moi. Pour le lever, c'est différent: j'aime à voir le soleil découper des angles sur les murs, à entendre au dehors des gazouillements d'oiseaux, fût-ce de simples moineaux francs... Grétrv offrait un louis pour entendre une chanterelle, je donnerais vingt francs pour un merle; les vingt francs que la ville de Paris me doit encore!

J'ai longtemps habité Montmartre; on y jouit d'un air très pur, de perspectives variées, et l'on y découvre des horizons magnifiques, soit "qu'ayant été vertueux, l'on aime à voir lever l'aurore", qui est très belle du côté de Paris, soit qu'avec des goûts moins simples, on préfère ces teintes pourprées du couchant, où les nuages déchiquetés et flottants peignent des tableaux de bataille et de transfiguration au-dessus du grand cimetière, entre l'arc de l'Etoile et les coteaux bleuâtres qui vont d'Argenteuil à Pontoise. - Les maisons nouvelles s'avancent toujours, comme la mer diluvienne qui a baigné les flancs de l'antique montagne, gagnant peu à peu les retraites où s'étaient réfugiés les monstres informes reconnus depuis par Cuvier. - Attaqué d'un côté par la rue de l'Empereur, de l'autre par le quartier de la mairie, qui sape les après montées et abaisse les hauteurs du versant de Paris, le vieux mont de Mars aura bien bientôt le sort de la butte des Moulins, qui, au siècle dernier, ne montrait guère un front moins superbe. - Cependant, il nous reste encore un certain nombre de coteaux ceints d'épaisses haies vertes, que l'épine-vinette décore tour à tour de ses fleurs violettes et de ses baies pourprées.

Il y a là des moulins, des cabarets et des tonnelles, des élysées champêtres et des ruelles silencieuses, bordées de chaumières, de granges et de jardins touffus, des plaines vertes coupées de précipices, où les sources filtrent dans la glaise, détachant peu à peu certains îlots de verdure où s'ébattent des chèvres, qui broutent l'acanthe suspendue aux rochers; des petites filles à l'œil fier, au pied montagnard, les surveillent en jouant entre elles. On rencontre même une vigne, la dernière du cru célèbre de Montmartre, qui luttait, du temps des Romains, avec Argenteuil et Suresnes. Chaque année, cet humble coteau perd une rangée de ses ceps rabougris, qui tombent dans une carrière. - Il y a dix ans, j'aurais pu l'acquérir au prix de trois mille francs... On en demande aujourd'hui trente mille. C'est le plus beau point de vue des environs de Paris.

Ce qui me séduisait dans ce petit espace abrité par les grands arbres du Château des Brouillards, c'était d'abord ce reste de vignoble lié au souvenir de saint Denis, qui, au point de vue des philosophes, était peut-être le second Bacchus, et qui a eu trois corps dont l'un a été enterré à Montmartre, le second à Ratisbonne et le troisième à Corinthe. - C'était ensuite le voisinage de l'abreuvoir, qui, le soir, s'anime du spectacle de chevaux et de chiens que l'on y baigne, et d'une fontaine construite dans le goût antique, où les laveuses causent et chantent comme dans un des premiers chapitres de Werther. Avec un bas-relief consacré à Diane et peut-être deux figures de naïades sculptées en demi-bosse, on obtiendrait, à l'ombre des vieux tilleuls qui se penchent sur le monument, un admirable lieu de retraite, silencieux à ses heures, et qui rappellerait certains points d'étude de la campagne romaine. Au-dessus se dessine et serpente la rue des Brouillards, qui descend vers le chemin des Boeufs, puis le jardin du restaurant Gaucher, avec ses kiosques, ses lanternes et ses statues peintes... La plaine Saint-Denis a des lignes admirables, bornées par les coteaux de Saint-Ouen et de Montmorency, avec des reflets de soleil ou des nuages qui varient à chaque heure du jour. A droite est une rangée de maisons, la plupart fermées pour cause de craquements dans les murs. C'est ce qui assure la solitude relative de ce site; car les chevaux et les bœufs qui passent, et même les laveuses, ne troublent pas les méditations d'un sage, et même s'y associent. - La vie bourgeoise, ses intérêts et ses relations vulgaires, lui donnent seuls l'idée de s'éloigner le plus possible des grands centres d'activité.

Il y a à gauche de vastes terrains, recouvrant l'emplacement d'une carrière éboulée, que la commune a concédés à des hommes industrieux qui en ont transformé l'aspect. Ils ont planté des arbres, créé des champs où verdissent la pomme de terre et la betterave où l'asperge montée étalait naguère ses panaches verts décorés de perles rouges.

On descend le chemin et l'on tourne gauche. Là sont encore deux ou trois collines vertes, entaillées par une route qui plus loin comble des ravins profonds, et qui tend à rejoindre un jour la rue de l'Empereur entre les buttes et le cimetière. On rencontre là un hameau qui sent fortement la campagne, et qui a renoncé depuis trois ans aux travaux malsains d'un atelier de poudrette. - Aujourd'hui, l'on y travaille les résidus des fabriques de bougies stéariques. - Que d'artistes repoussés du prix de Rome sont venus sur ce point étudier la campagne romaine et l'aspect des marais Pontins! Il y reste même un marais animé par des canards, des oisons et des poules.

Il n'est pas rare aussi d'y trouver des haillons pittoresques sur les épaules des travailleurs. Les collines, fendues çà et là, accusent le tassement du terrain sur d'anciennes carrières; mais rien n'est plus beau que l'aspect de la grande butte, quand le soleil éclaire ses terrains d'ocre rouge veinés de plâtre et de glaise, ses roches dénudées et quelques bouquets d'arbres encore assez touffus, où serpentent des ravins et des sentiers.

La plupart des terrains et des maisons éparses de cette petite vallée appartiennent à de vieux propriétaires, qui ont calculé sur l'embarras des Parisiens à se créer de nouvelles demeures et sur la tendance qu'ont les maisons du quartier Montmartre à envahir, dans un temps donné, la plaine Saint-Denis. C'est une écluse qui arrête le torrent; quand elle s'ouvrira, le terrain vaudra cher.- Je regrette d'autant plus d'avoir hésité, il y a dix ans, à donner trois mille francs du dernier vignoble de Montmartre.

Il n'y faut plus penser. Je ne serai jamais propriétaire: et pourtant que de fois, au 8 ou au I5 de chaque trimestre (près de Paris, du moins), j'ai chanté le refrain de M. Vautour:

Quand on n'a pas de quoi payer son terme

Il faut avoir une maison à soi!

J'aurais fait faire dans cette vigne une construction si légère!... Une petite villa dans le goût de Pompéi avec un impluvium et une cella, quelque chose comme la maison du poète tragique. Le pauvre Laviron, mort depuis sur les murs de Rome, m'en avait dessiné le plan. A dire le vrai pourtant, il n'y a pas de propriétaires aux buttes de Montmartre. On ne peut asseoir légalement une propriété sur des terrains minés par des cavités peuplées dans leurs parois de mammouths et de mastodontes. La commune concède un droit de possession qui s'éteint au bout de cent ans... On est campé comme les Turcs; et les doctrines les plus avancées auraient peine à contester un droit si fugitif où l'hérédité ne peut longuement s'établir.

II. Le château de Saint-Germain


J'ai parcouru les quartiers de Paris qui correspondent à mes relations, et n'ai rien trouvé qu'à des prix impossibles, augmentés par les conditions que formulent les concierges. Ayant rencontré un seul logement au-dessous de trois cents francs, on m'a demandé si j'avais un état pour lequel il fallût du jour. - J'ai répondu! je crois, qu'il m'en fallait pour l'état de ma santé.

- C'est, m'a dit le concierge, que la fenêtre de la chambre s'ouvre sur un corridor qui n'est pas bien clair.

Je n'ai pas voulu en savoir davantage, et j'ai même négligé de visiter une cave à louer, me souvenant d'avoir vu à Londres cette même inscription, suivie de ces mots: "Pour un gentleman seul."

Je me suis dit:

- Pourquoi ne pas aller demeurer à Versailles ou à Saint-Germain? La banlieue est encore plus chère que Paris; mais, en prenant un abonnement du chemin de fer, on peut sans doute trouver des logements dans la plus déserte ou dans la plus abandonnée de ces deux villes. En réalité, qu'est-ce qu'une demi-heure de chemin de fer, le matin et le soir? On a là les ressources d'une cité, et l'on est presque à la campagne. Vous vous trouvez logé par le fait rue Saint-Lazare, n° I30. Le trajet n'offre que de l'agrément, et n'équivaut jamais, comme ennui ou comme fatigue, à une course d'omnibus.

Je me suis trouvé très heureux de cette idée, et j'ai choisi Saint-Germain, qui est pour moi une ville de souvenirs. Quel voyage charmant! Asnières, Chatou, Nanterre et le Pecq; la Seine trois fois repliée, des points de vue d'îles vertes, de plaines, de bois, de chalets et de villas; à droite, les coteaux de Colombes, d'Argenteuil et de Carrières; à gauche, le mont Valérien, Bougival, Luciennes et Marly; puis la plus belle perspective du monde: la terrasse et les vieilles galeries du château de Henri IV, couronnées par le profil sévère du château de François Ier. J'ai toujours aimé ce château bizarre, qui, sur le plan, a la forme d'un D gothique, en l'honneur, dit-on, du nom de la belle Diane. - Je regrette seulement de n'y pas voir ces grands toits écaillés d'ardoises, ces clochetons à jour où se déroulaient des escaliers en spirale, ces hautes fenêtres sculptées s'élançant d'un fouillis de toits anguleux qui caractérisent l'architecture valoise. Des maçons ont défiguré, sous Louis XVIII, la face qui regarde le parterre. Depuis, l'on a transformé ce monument en pénitencier, et l'on a déshonoré l'aspect des fossés et des ponts antiques par une enceinte de murailles couvertes d'affiches. Les hautes fenêtres et les balcons dorés, les terrasses où ont paru tour à tour les beautés blondes de la cour des Valois et de la cour des Stuarts, les galants chevaliers des Médicis et les Ecossais fidèles de Marie Stuart et du roi Jacques, n'ont jamais été restaurés; il n'en reste rien que le noble dessin des baies, des tours et des façades, que cet étrange contraste de la brique et de l'ardoise, s'éclairant des feux du soir ou des reflets argentés de la nuit, et cet aspect moitié galant, moitié guerrier, d'un château fort qui, en dedans, contenait un palais splendide dressé sur un montagne, entre une vallée boisée où serpente un fleuve et un parterre qui se dessine sur la lisière d'une vaste forêt.

Je revenais là, comme Ravenswood au château de ses pères; j'avais eu des parents parmi les hôtes de ce château, - il y a vingt ans déjà; - d'autres, habitants de la ville; en tout, quatre tombeaux... Il se mêlait encore à ces impressions de souvenir d'amour et de fêtes remontant à l'époque des Bourbons; - de sorte que je fus tout à tour heureux et triste tout un soir!

Un incident vulgaire vint m'arracher à la poésie de ces rêves de jeunesse. La nuit étant venue, après avoir parcouru les rues et les places, et salué des demeures aimées jadis, donné un dernier coup d'oeil aux côtes de l'étang de Mareil et de Chambourcy, je m'étais enfin reposé dans un café qui donne sur la place du Marché. On me servit une chope de bière. Il y avait au fond trois cloportes; - un homme qui a vécu en Orient est incapable de s'affecter d'un pareil détail.

- Garçon! dis-je, il est possible que j'aime les cloportes; mais, une autre fois, si j'en demande, je désirerais qu'on me les servît à part.

Le mot n'était pas neuf, s'étant déjà appliqué à des cheveux servis sur une omelette; mais il pouvait encore être goûté à Saint-Germain. Les habitués, bouchers ou conducteurs de bestiaux, le trouvèrent agréable.

Le garçon me répondit imperturbablement:

- Monsieur, cela ne doit pas vous étonner; on fait en ce moment des réparations au château, et ces insectes se réfugient dans les maisons de la ville. Ils aiment beaucoup la bière et y trouvent leur tombeau.

- Garçon, lui dis-je, vous êtes plus beau que nature; et votre conversation me séduit... Mais est-il vrai que l'on fasse des réparations au château?

- Monsieur vient d'en être convaincu.

- Convaincu, grâce à votre raisonnement; mais êtes-vous sûr du fait en lui-même?

- Les journaux en ont parlé.

Absent de France pendant longtemps, je ne pouvais contester ce témoignage. Le lendemain, je me rendis au château pour voir où en était la restauration. Le sergent-concierge me dit, avec un sourire qui n'appartient qu'à un militaire de ce grade:

- Monsieur, seulement pour raffermir les fondations du château, il faudrait neuf millions; les apportez-vous?

Je suis habitué à ne m'étonner de rien.

- Je ne les ai pas sur moi, observai-je; mais cela pourrait encore se trouver!

- Eh bien, dit-il, quand vous les apporterez, nous vous ferons voir le château.

J'étais piqué; ce qui me fit retourner à Saint-Germain deux jours après. J'avais trouvé l'idée.

- Pourquoi, me disais-je, ne pas faire une souscription? La France est pauvre; mais il viendra beaucoup d'Anglais l'année prochaine pour l'exposition des Champs-Elysées. Il est impossible qu'ils ne nous aident pas à sauver de la destruction un château qui a hébergé plusieurs générations de leurs reines et de leurs rois. Toutes les familles jacobites y ont passé. - La ville encore est à moitié pleine d'Anglais; j'ai chanté tout enfant les chansons du roi Jacques et pleuré Marie Stuart en déclamant les vers de Ronsard et de du Bellay... La race des King-Charles emplit les rues comme une preuve vivante encore des affections de tant de races disparues... Non! me dis-je, les Anglais ne refuseront pas de s'associer à une souscription doublement nationale. Si nous contribuons par des monacos, ils trouveront bien des couronnes et des guinées!

Fort de cette combinaison, je suis allé la soumettre aux habitués du Café du Marché. Ils l'ont accueillie avec enthousiasme, et, quand j'ai demandé une chope de bière sans cloportes, le garçon m'a dit:

- Oh! non, monsieur, plus aujourd'hui!

Au château, je me suis présenté la tête haute. Le sergent m'a introduit au corps de garde, où j'ai développé mon idée avec succès, et le commandant, qu'on a averti, a bien voulu permettre que l'on me fît voir la chapelle et les appartements des Stuarts, fermés aux simples curieux. Ces derniers sont dans un triste état, et, quant aux galeries, aux salles antiques et aux chambres des Médicis, il est impossible de les reconnaître depuis des siècles, grâce aux clôtures, aux maçonneries et aux faux plafonds qui ont approprié ce château aux convenances militaires.

Que la cour est belle, pourtant! ces profils sculptés, ces arceaux, ces galeries chevaleresques, l'irrégularité même du plan, la teinte rouge des façades, tout cela fait rêver aux châteaux d'Ecosse et d'Irlande, à Walter Scott et à Byron. On a tant fait pour Versailles et tant pour Fontainebleau. Pourquoi donc ne pas relever ce débris précieux de notre histoire? La malédiction de Catherine de Médicis, jalouse du monument construit en l'honneur de Diane, s'est continuée sous les Bourbons. Louis XIV craignait de voir la flèche de Saint Denis; ses successeurs ont tout fait pour Saint-Cloud et Versailles. Aujourd'hui, Saint-Germain attend encore le résultat d'une promesse que la guerre a peut-être empêché de réaliser.

III. Une société chantante

Ce que le concierge m'a fait voir avec le plus d'amour, est une série de petites loges qu'on appelle les cellules, où couchent quelques militaires du pénitencier. Ce sont de véritables boudoirs ornés de peintures à fresque représentant des paysages. Le lit se compose d'un matelas de crin soutenu par des élastiques; le tout très propre et très coquet, comme une cabine d'officier de vaisseau.

Seulement, le jour y manque, comme dans la chambre qu'on m'offrait à Paris, et l'on ne pourrait pas y demeurer ayant un état pour lequel il faudrait du jour. "- J'aimerais, dis-je au sergent, une chambre moins bien décorée et plus près des fenêtres. - Quand on se lève avant le jour, c'est bien indifférent! me répondit-il." je trouvai cette observation de la plus grande justesse.

En repassant par le corps de garde, je n'eus qu'à remercier le commandant de sa politesse, et le sergent ne voulut accepter aucune buona mano.

Mon idée de souscription anglaise me trottait dans la tête, et j'étais bien aise d'en essayer l'effet sur des habitants de la ville; de sorte qu'allant dîner au pavillon de Henri IV, d'où l'on jouit de la plus admirable vue qui soit en France, dans un kiosque ouvert sur un panorama de dix lieues, j'en fis part à trois Anglais et à une Anglaise, qui en furent émerveillés, et trouvèrent ce plan très conforme à leurs idées nationales. - Saint-Germain a cela de particulier, que tout le monde s'y connaît, qu'on y parle haut dans les établissements publics, et que l'on peut même s'y entretenir avec des dames anglaises sans leur être présenté. On s'ennuierait tellement sans cela! Puis c'est une population à part, classée, il est vrai, selon les conditions, mais entièrement locale.

Il est très rare qu'un habitant de Saint-Germain vienne à Paris; certains d'entre eux ne font pas ce voyage une fois en dix ans. Les familles étrangères vivent aussi là entre elles avec la familiarité qui existe dans les villes d'eaux. Et ce n'est pas l'eau, c'est l'air pur que l'on vient chercher à Saint-Germain. Il y a des maisons de santé charmantes, habitées par des gens très bien portants, mais fatigués du bourdonnement et du mouvement insensés de la capitale. La garnison, qui était autrefois de gardes du corps, et qui est aujourd'hui de cuirassiers de la garde, n'est pas étrangère peut-être à la résidence de quelques jeunes beautés, filles ou veuves, qu'on rencontre à cheval ou à âne sur la route des Loges ou du château du Val. Le soir, les boutiques s'éclairent rue de Paris et rue au Pain; on cause d'abord sur la porte, on rit, on chante même. - L'accent des voix est fort distinct de celui de Paris; les jeunes filles ont la voix pure et bien timbrée, comme dans les pays de montagnes. En passant dans la rue de l'Eglise, j'entendis chanter au fond d'un petit café. J'y voyais entrer beaucoup de monde et surtout des femmes. En traversant la boutique, je me trouvai dans une grande salle toute pavoisée de drapeaux et de guirlandes avec les insignes maçonniques et les inscriptions d'usage. - J'ai fait partie autrefois des Joyeux et des Bergers de Syracuse; je n'étais donc pas embarrassé de me présenter.

Le bureau était majestueusement établi sous un dais orné de draperies tricolores, et le président me fit le salut cordial qui se doit à un visiteur. Je me rappellerait toujours qu'aux Bergers de Syracuse, on ouvrait généralement la séance par ce toast: "Aux Polonais!... et à ces dames!" Aujourd'hui, les Polonais sont un peu oubliés. - Du reste, j'ai entendu de fort jolies chansons dans cette réunion, mais surtout des voix de femmes ravissantes. Le Conservatoire n'a pas terni l'éclat de ces intonations pures et naturelles, de ces trilles empruntés au chant du rossignol ou du merle, ou n'a pas faussé avec les leçons du solfège ces gosiers si frais et si riches en mélodie. Comment se fait-il que ces femmes chantent si juste? Et pourtant tout musicien de profession pourrait dire à chacune d'elles: "Vous ne savez pas chanter." Rien n'est amusant comme les chansons que les jeunes filles composent elles-mêmes, et qui font, en général, allusion aux trahisons des amoureux ou aux caprices de l'autre sexe. Quelquefois, il y a des traits de raillerie locale qui échappent au visiteur étranger. Souvent un jeune homme et une jeune fille se répondent comme Daphnis et Chloé, comme Myrtil et Sylvie. En m'attachant à cette pensée, je me suis trouvé tout ému, tout attendri, comme à un souvenir de la jeunesse... C'est qu'il y a un âge - âge critique, comme on le dit, pour les femmes, - où les souvenirs renaissent si vivement, où certains dessins oubliés reparaissent sous la trame froissée de la vie! On n'est pas assez vieux pour ne plus songer à l'amour, on n'est plus assez jeune pour penser toujours à plaire. - Cette phrase, je l'avoue, est un peu Directoire. Ce qui l'amène sous ma plume, c'est que j'ai entendu un ancien jeune homme qui, ayant décroché du mur une guitare, exécuta admirablement la vieille romance de Garat:

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment...

Chagrin d'amour dure toute la vie

Il avait les cheveux frisés à l'incroyable, une cravate blanche, une épingle de diamant sur son jabot, et des bagues à lacs d'amour. Ses mains étaient blanches et fines comme celles d'une jolie femme. Et, si j'avais été femme, je l'aurais aimé, malgré son âge; car sa voix allait au coeur.

Ce brave homme m'a rappelé mon père, qui, jeune encore, chantait avec goût des airs italiens, à son retour de Pologne. Il y avait perdu sa femme, et ne pouvait s'empêcher de pleurer, en s'accompagnant de la guitare, aux paroles d'une romance qu'elle avait aimée, et dont j'ai toujours retenu ce passage:

Mamma mis, medicate

Questa piaga, per pietà!

Melicerto fu l'arciero

Perchè pace in cor non ho!

Malheureusement, la guitare est aujourd'hui vaincue par le piano, ainsi que la harpe; ce sont là des galanteries et des grâces d'un autre temps. Il faut aller à Saint-Germain pour retrouver, dans le petit monde paisible encore, les charmes effacés de la société d'autrefois.

Je suis sorti par un beau clair de lune, m'imaginant vivre en 1827, époque où j'ai quelque temps habité Saint-Germain. Parmi les jeunes filles présentes à cette petite fête, j'avais reconnu des yeux accentués, des traits réguliers, et, pour ainsi dire, classiques, des intonations particulières au pays, qui me faisaient rêver à des cousines, à des amies de cette époque, comme si dans un autre monde j'avais retrouvé mes premières amours. Je parcourais au clair de lune ces rues et ces promenades endormies. J'admirais les profils majestueux du château, j'allais respirer l'odeur des arbres presque effeuillés à la lisière de la forêt, je goûtais mieux à cette heure l'architecture de l'église, où repose l'épouse de Jacques II, et qui semble un temple romain.

Vers minuit, j'allai frapper à la porte d'un hôtel où je couchais souvent, il y a quelques années. Impossible d'éveiller personne. Des boeufs défilaient silencieusement, et leurs conducteurs ne purent me renseigner sur les moyens de passer la nuit. En revenant sur la place du Marché, je demandai au factionnaire s'il connaissait un hôtel où l'on pût recevoir un Parisien relativement attardé. - "Entrez au poste, on vous dira cela", me répondit-il.

Dans le poste, je rencontrai de jeunes militaires qui me dirent: - "C'est bien difficile! On se couche ici à dix heures; mais chauffez-vous un instant." On jeta du bois dans le poêle; je me mis à causer de l'Afrique et de l'Asie. Cela les intéressait tellement, que l'on réveillait pour m'écouter ceux qui s'étaient endormis. Je me vis conduit à chanter des chansons arabes et grecques, car la société chantante m'avait mis dans cette disposition. Vers deux heures, un des soldats me dit: - "Vous avez bien couché sous la tente... Si vous voulez, prenez place sur le lit de camp." On me fit un traversin avec un sac de munition, je m'enveloppai de mon manteau, et je m'apprêtais à dormir quand le sergent rentra et dit: - "Où est-ce qu'ils ont encore ramassé cet homme-là? - C'est un homme qui parle assez bien, dit un des fusiliers; il a été en Afrique.

- S'il a été en Afrique, c'est différent, dit le sergent; mais on admet quelquefois ici des individus qu'on ne connaît pas; c'est imprudent... Ils pourraient enlever quelque chose!

- Ce ne serait pas les matelas, toujours! murmurai-je.

- Ne faites pas attention, me dit l'un des soldats: c'est son caractère; et puis il vient de recevoir une politesse... ça le rend grognon."

J'ai dormi fort bien jusqu'au point du jour; et, remerciant ces braves soldats ainsi que le sergent, tout à fait radouci, je m'en allai faire un tour vers les coteaux de Mareil pour admirer les splendeurs du soleil levant.

Je le disais tout à l'heure, - mes jeunes années me reviennent, - et l'aspect des lieux aimés rappelle en moi le sentiment des choses passées. Saint-Gernain, Senlis et Dammartin, sont les trois villes qui, non loin de Paris, correspondent à mes souvenirs les plus chers. La mémoire de vieux parents morts se rattache mélancoliquement à la pensée de plusieurs jeunes filles dont l'amour m'a fait poète, ou dont les dédains m'ont fait parfois ironique et songeur.

J'ai appris le style en écrivant des lettres de tendresse ou d'amitié, et, quand je relis celles qui ont été conservées, j'y retrouve fortement tracée l'empreinte de mes lectures d'alors, surtout de Diderot, de Rousseau et de Sénancourt. Ce que je viens de dire expliquera le sentiment dans lequel ont été écrites les pages suivantes. Je m'étais repris à aimer Saint-Germain par ces derniers beaux jours d'automne. Je m'établis à l'Ange Gardien, et, dans les intervalles de mes promenades, j'ai tracé quelques souvenirs que je n'ose intituler Mémoires, et qui seraient plutôt conçus selon le plan des promenades solitaires de Jean-Jacques. Je les terminerai dans le pays même où j'ai été élevé, et où il est mort.

IV. Juvenilia

Le hasard a joué un si grand rôle dans ma vie, que je ne m'étonne pas en songeant à la façon singulière dont il a présidé à ma naissance. C'est, dira-t-on, l'histoire de tout le monde. Mais tout le monde n'a pas occasion de raconter son histoire.

Et, si chacun le faisait, il n'y aurait pas grand mal: l'expérience de chacun est le trésor de tous.

Un jour, un cheval s'échappa d'une pelouse verte qui bordait l'Aisne, et disparut bientôt entre les halliers; il gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770.

Ce n'est pas un accident rare qu'un cheval échappé à travers une forêt. Et cependant, je n'ai guère d'autre titre à l'existence. Cela est probable du moins, si l'on croit à ce que Hoffmann appelait l'enchaînement des choses.

Mon grand-père était jeune alors. Il avait pris le cheval dans l'écurie de son père, puis il s'était assis sur le bord de la rivière, rêvant à je ne sais quoi, pendant que le soleil se couchait dans les nuages empourprés du Valois et du Beauvoisis.

L'eau verdissait et chatoyait de reflets sombres, des bandes violettes striaient les rougeurs du couchant. Mon grand-père, en se retournant pour partir, ne trouva plus le cheval qui l'avait amené. En vain il le chercha, l'appela jusqu'à la nuit. Il lui fallut revenir à la ferme.

Il était d'un naturel silencieux; il évita les rencontres, monta à sa chambre et s'endormit, comptant sur la Providence et sur l'instinct de l'animal, qui pouvait bien lui faire retrouver la maison.

C'est ce qui n'arriva pas. Le lendemain matin, mon grand-père descendit de sa chambre et rencontra dans la cour son père, qui se promenait à grands pas. Il s'était aperçu déjà qu'il manquait un cheval à l'écurie. Silencieux comme son fils, il n'avait pas demandé quel était le coupable: il le reconnut en le voyant devant lui.

Je ne sais ce qui se passa. Un reproche trop vif fut cause sans doute de la résolution que prit mon grand-père. Il monta à sa chambre, fit un paquet de quelques habits, et, à travers la forêt de Compiègne, il gagna un petit pays situé entre Errmenonville et Senlis, près des étangs de Châalis, vieille résidence carlovingienne. Là, vivait un de ses oncles, qui descendait, dit-on, d'un peintre flammand du XVIIe siècle. Il habitait un ancien pavillon de chasse aujourd'hui ruiné, qui avait fait partie des apanages de Marguerite de Valois. Le champ voisin, entouré de halliers qu'on appelle les bosquets, était situé sur l'emplacement d'un ancien camp romain et a conservé le nom du dixième des Césars. On y récolte du seigle dans les parties qui ne sont pas couvertes de granits et de bruyères. Quelquefois, on y a rencontré, en traçant, des pots étrusques, des médailles, des épées rouillées ou des images informes de dieux celtiques.

Mon grand-père aida le vieillard à cultiver ce champ, et fut récompensé patriarcalement en épousant sa cousine. Je ne sais pas au juste l'époque de leur mariage; mais, comme il se maria avec l'épée, comme aussi ma mère reçut le nom de Marie Antoinette avec celui de Laurence, il est probable qu'ils furent mariés un peu avant la Révolution.

Aujourd'hui, mon grand-père repose, avec sa femme et sa plus jeune fille, au milieu de ce champ qu'il cultivait jadis. Sa fille aînée est ensevelie bien loin de là, dans la froide Silésie, au cimetière catholique polonais de Gross-Glogaw. Elle est morte à vingt-cinq ans des fatigues de la guerre, d'une fièvre qu'elle gagna en traversant un pont chargé de cadavres, où sa voiture manqua d'être renversée. Mon père, forcé de rejoindre l'armée à Moscou, perdit plus tard ses lettres et ses bijoux dans les flots de la Bérésina.

Je n'ai jamais vu ma mère, ses portraits ont été perdus ou volés; je sais seulement qu'elle ressemblait à une gravure du temps, d'après Prudhon ou Fragonard, qu'on appelait la Modestie. La fièvre dont elle est morte m'a saisi trois fois, à des époques qui forment dans ma vie des divisions singulières, périodiques. Toujours, à ces époques, je me suis senti l'esprit frappé des images de deuil et de désolation qui ont entouré mon berceau. Les lettres qu'écrivait ma mère des bords de la Baltique, ou des rives de la Sprée ou du Danube, m'avaient été lues tant de fois! Le sentiment du merveilleux, le goût des voyages lointains, ont été sans doute pour moi le résultat de ces impressions premières, ainsi que du séjour que j'ai fait longtemps dans une campagne isolée au milieu des bois. Livré souvent aux soins des domestiques et des paysans, j'avais nourri mon esprit de croyances bizarres, de légendes et de vieilles chansons. Il y avait là de quoi faire un poète, et je ne suis qu'un rêveur en prose.

J'avais sept ans, et je jouais, insoucieux, sur la porte de mon oncle, quand trois officiers parurent devant la maison; l'or noirci de leurs uniformes brillait à peine sous leurs capotes de soldat. Le premier m'embrassa avec une telle effusion, que je m'écriai:

- Mon père!... tu me fais mal!

De ce jour, mon destin changea.

Tous trois revenaient du siège de Strasbourg. Le plus âgé, sauvé des flots de la Bérésina glacée, me prit avec lui pour m'apprendre ce qu'on appelait mes devoirs. J'étais faible encore, et la gaieté de son plus jeune frère me charmait pendant mon travail. Un soldat qui les servait eut l'idée de me consacrer une partie de ses nuits. Il me réveillait avant l'aube et me promenait sur les collines voisines de Paris, me faisant déjeuner de pain et de crème dans les fermes ou dans les laiteries.

V. Premières années

Une heure fatale sonna pour la France; son héros, captif lui-même au sein d'un vaste empire, voulut réunir dans le champ de Mai l'élite de ses héros fidèles. Je vis ce spectacle sublime dans la loge des généraux. On distribuait aux régiments des étendards ornés d'aigles d'or, confiés désormais à la fidélité de tous.

Un soir, je vis se dérouler sur la grande place de la ville une immense décoration qui représentait un vaisseau en mer. La nef se mouvait sur une onde agitée, et semblait voguer vers une tour qui marquait le rivage. Une rafale violente détruisit l'effet de cette représentation. Sinistre augure, qui prédisait à la patrie le retour des étrangers.

Nous revîmes les fils du Nord, et les cavales de l'Ukraine rongèrent encore une fois l'écorce des arbres de nos jardins. Mes soeurs du hameau revinrent à tire-d'aile, comme des colombes plaintives, et m'apportèrent dans leurs bras une tourterelle aux pieds roses, que j'aimais comme une autre soeur.

Un jour, une des belles dames qui visitaient mon père me demanda un léger service: J'eus le malheur de lui répondre avec impatience. Quand je retournai sur la terrasse, la tourterelle s'était envolée.

J'en conçus un tel chagrin, que je faillis mourir d'une fièvre purpurine qui fit porter à l'épiderme tout le sang de mon coeur. On crut me consoler en me donnant pour compagnon un jeune sapajou rapporté d'Amérique par un capitaine, ami de mon père. Cette jolie bête devint la compagne de mes jeux et de mes travaux.

J'étudiais à la fois l'italien, le grec et le latin, l'allemand, l'arabe et le persan. Le Pastor fido, Faust, Ovide et Anacréon, étaient mes poèmes et mes poètes favoris. Mon écriture, cultivée avec soin, rivalisait parfois de grâce et de correction avec les manuscrits les plus célèbres de l'Iram. Il fallait encore que le trait d'amour perçât mon coeur d'une de ses flèches les plus brûlantes! Celle-là partit de l'arc délié du sourcil noir d'une vierge à l'oeil d'ébène, qui s'appelait Héloise. - J'y reviendrai plus tard.


J'étais toujours entouré de jeunes filles; - l'une d'elles était ma tante; deux femmes de la maison, Jeannette et Fanchette, me comblaient aussi de leurs soins. Mon sourire enfantin rappelait celui de ma mère, et mes cheveux blonds, mollement ondulés, couvraient avec caprice la grandeur précoce de mon front. Je devins épris de Fanchette, et je conçus l'idée singulière de la prendre pour épouse selon les rites des aieux. Je célébrai moi-même le mariage, en figurant la cérémonie au moyen d'une vieille robe de ma grand-mère que j'avais jetée sur mes épaules. Un ruban pailleté d'argent ceignait mon front, et j'avais relevé la pâleur ordinaire des mes joues d'une légère couche de fard. Je pris à témoin le Dieu de nos pères et la Vierge sainte, dont je possédais une image, et chacun se prêta avec complaisance à ce jeu naïf d'un enfant.

Cependant, j'avais grandi; un sang vermeil colorait mes joues; j'aimais à respirer l'air des forêts profondes. Les ombrages d'Ermenonville, les solitudes de Morfontaine, n'avaient plus de secrets pour moi. Deux de mes cousines habitaient par là. J'étais fier de les accompagner dans ces vieilles forêts, qui semblaient leur domaine.

Le soir, pour divertir de vieux parents, nous représentions les chefs-d'oeuvre des poètes, et un public bienveillant nous comblait d'éloges et de couronnes. Une jeune fille vive et spirituelle, nommée Louise, partageait nos triomphes; on l'aimait dans cette famille, où elle représentait la gloire des arts.

Je m'étais rendu très fort sur la danse. Un mulâtre, nommé Major, m'enseignait à la fois les premiers éléments de cet art et ceux de la musique, pendant qu'un peintre de portraits, nommé Mignard, me donnait des leçons de dessin. Mademoiselle Nouvelle était l'étoile de notre salle de danse. Je rencontrai un rival dans un joli garçon nommé Provost. Ce fut lui qui m'enseigna l'art dramatique: nous représentions ensemble des petites comédies qu'il improvisait avec esprit. Mademoiselle Nouvelle était naturellement notre actrice principale et tenait une balance si exacte entre nous deux, que nous soupirions sans espoir... Le pauvre Provost s'est fait depuis acteur sous le nom de Raymond; il se souvint de ses premières tentatives, et se mit à composer des féeries, dans lesquelles il eut pour collaborateurs les frères Cogniard. - Il a fini bien tristement en se prenant de querelle avec un régisseur de la Gaîté, auquel il donna un soufflet. Rentré chez lui, il réfléchit amèrement aux suites de son imprudence, et, la nuit suivante, se perça le coeur d'un coup de poignard.

VI. Héloise

La pension que j'habitais avait un voisinage de jeunes brodeuses. L'une d'elles, qu'on appelait la Créole, fut l'objet de mes premiers vers d'amour; son oeil sévère, la sereine placidité de son profil grec, me réconciliaient avec la froide dignité des études; c'est pour elle que je composai des traductions versifiées de l'ode d'Horace A Tyndaris, et d'une mélodie de Byron, dont je traduisais ainsi le refrain:

Dis-moi, jeune fille d'Athènes,

Pourquoi m'as-tu ravi mon coeur?

Quelquefois, je me levais dès le point du jour et je prenais la route de ***, courant et déclamant mes vers au milieu d'une pluie battante. La cruelle se riait de mes amours errantes et de mes soupirs! C'est pour elle que je composai la pièce suivante, imitée d'une poésie de Thomas Moore:

Quand le plaisir brille en tes yeux,

Pleins de douceur et d'espérance...

J'échappe à ces amours volages pour raconter mes premières peines. Jamais un mot blessant, un soupir impur, n'avaient rouillé l'hommage que je rendais à mes cousines. Héloïse, la première, me fit connaître la douleur. Elle avait pour gouvernante une bonne vieille Italienne qui fut instruite de mon amour. Celle-ci s'entendit avec la servante de mon père pour nous procurer une entrevue. On me fit descendre en secret dans une chambre où la figure d'Héloise était représentée par un vaste tableau. Une épingle d'argent perçait le noeud touffu de ses cheveux d'ébène, et son buste étincelait comme celui d'une reine, pailleté de tresses d'or sur un fond de soie et de velours. Eperdu, fou d'ivresse, je m'étais jeté à genoux devant l'image; une porte s'ouvrit, Héloïse vint à ma rencontre et me regarda d'un oeil souriant.

- Pardon, reine, m'écriai-je, je me croyais le Tasse aux pieds d'EIéonore, ou le tendre Ovide aux pieds de Julie!...

Elle ne put rien me répondre, et nous restâmes tous deux muets dans une demi-obscurité. Je n'osai lui baiser la main car mon coeur se serait brisé. - O douleurs et regrets de mes jeunes amours perdues! que vos souvenirs sont cruels! "Fièvres éteintes de l'âme humaine, pourquoi revenez-vous encore échauffer un coeur qui ne bat plus?" Héloïse est mariée aujourd'hui; Fanchette, Sylvie et Adrienne sont à jamais perdues pour moi: - le monde est désert. Peuplé de fantômes aux voix plaintives, il murmure des chants d'amour sur les débris de mon néant! Revenez pourtant, douces images; j'ai tant aimé! j'ai tant souffert! "Un oiseau qui vole dans l'air a dit son secret au bocage, qui l'a redit au vent qui passe, - et les eaux plaintives ont répété le mot suprême: - Amour! amour!"

VII. Voyage au Nord

Que le vent enlève ces pages écrites dans des instants de fièvre ou de mélancolie, - peu importe: il en a déjà dispersé quelques-unes, et je n'ai pas le courage de les récrire. En fait de mémoires, on ne sait jamais si le public s'en soucie, - et cependant je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître. N'est-on pas aussi, sans le vouloir, le sujet de biographies directes ou déguisées? Est-il plus modeste de se peindre dans un roman sous le nom de Lélio, d'Octave ou d'Arthur, ou de trahir ses plus intimes émotions dans un volume de poésies? Qu'on nous pardonne ces élans de personnalité, à nous qui vivons sous le regard de tous, et qui, glorieux ou perdus, ne pouvons plus atteindre au bénéfice de l'obscurité!

Si je pouvais faire un peu de bien en passant, j'essayerais d'appeler quelque attention sur ces pauvres villes délaissées dont les chemins de fer ont détourné la circulation et la vie. Elles s'asseyent tristement sur les débris de leur fortune passée, et se concentrent en elles-mêmes, jetant un regard désenchanté sur les merveilles d'une civilisation qui les condamne ou les oublie. Saint-Germain m'a fait penser à Senlis, et, comme c'était un mardi, j'ai pris l'omnibus de Pontoise, qui ne circule plus que les jours de marché. J'aime à contrarier les chemins de fer, et Alexandre Dumas, que j'accuse d'avoir un peu brodé dernièrement sur mes folies de jeunesse, a dit avec vérité que j'avais dépensé deux cents francs et mis huit jours pour l'aller voir à Bruxelles, par l'ancienne route de Flandre, - et en dépit du chemin de fer du Nord.

Non, je n'admettrai jamais, quelles que soient les difficultés des terrains, que l'on fasse huit lieues, ou, si vous voulez, trente-deux kilomètres, pour aller à Poissy en évitant Saint-Germain, et trente lieues pour aller à Compiègne en évitant Senlis. Ce n'est qu'en France que l'on peut rencontrer des chemins si contrefaits. Quand le chemin belge perçait douze montagnes pour arriver à Spa, nous étions en admiration devant ces faciles contours de notre principale artère, qui suivent tour à tour les lits capricieux de la Seine et de l'Oise, pour éviter une ou deux pentes de l'ancienne route du Nord.

Pontoise est encore une de ces villes, situées sur des hauteurs, qui me plaisent par leur aspect patriarcal, leurs promenades, leurs points de vue, et la conservation de certaines moeurs, qu'on ne rencontre plus ailleurs. On y joue encore dans les rues, on cause, on chante le soir sur le devant des portes; les restaurateurs sont des pâtissiers; on trouve chez eux quelque chose de la vie de famille; les rues, en escaliers, sont amusantes à parcourir; la promenade tracée sur les anciennes tours domine la magnifique vallée où coule l'Oise. De jolies femmes et de beaux enfants s'y promènent. On surprend en passant, on envie tout ce petit monde paisible qui vit à part dans ses vieilles maisons, sous ses beaux arbres, au milieu de ces beaux aspects et de cet air pur. L'église est belle et d'une conservation parfaite. Un magasin de nouveautés parisiennes s'éclaire auprès, et ses demoiselles sont vives et rieuses comme dans la Fiancée de M. Scribe... Ce qui fait le charme, pour moi, des petites villes un peu abandonnées, c'est que j'y retrouve quelque chose du Paris de ma jeunesse. L'aspect des maisons, la forme des boutiques, certains usages, quelques costumes... A ce point de vue, si Saint-Germain rappelle 1830, Pontoise rappelle 1820; - je vais plus loin encore retrouver mon enfance et le souvenir de mes parents.

Cette fois, je bénis le chemin de fer, - une heure au plus me sépare de Saint-Leu: - le cours de l'Oise, si calme et si verte, découpant au clair de lune ses îlots de peupliers, l'horizon festonné de collines et de forêts, les villages aux noms connus qu'on appelle à chaque station, l'accent déjà sensible des paysans qui montent d'une distance à l'autre, les jeunes filles coiffées de madras, selon l'usage de cette province, tout cela m'attendrit et me charme: il me semble que je respire un autre air; et, en mettant le pied sur le sol, j'éprouve un sentiment plus vif encore que celui qui m'animait naguère en repassant le Rhin: la terre paternelle, c'est deux fois la patrie.

J'aime beaucoup Paris, où le hasard m'a fait naître, - mais j'aurais pu naître aussi bien sur un vaisseau, - et Paris, qui porte dans ses armes la bari ou nef mystique des Egyptiens, n'a pas dans ses murs cent mille Parisiens véritables. Un homme du Midi, s'unissant là par hasard à une femme du Nord, ne peut produire un enfant de nature lutécienne. On dira à cela: "Qu'importe!" Mais demandez un peu aux gens de province s'il importe d'être de tel ou tel pays.

Je ne sais si ces observations ne semblent pas bizarres; cherchant à étudier les autres dans moi-même, je me dis qu'il y a dans l'attachement à la terre beaucoup de l'amour de la famille. Cette piété qui s'attache aux lieux est aussi une portion du noble sentiment qui nous unit à la patrie. En revanche, les cités et les villages se parent avec fierté des illustrations qui proviennent de leur sol. Il n'y a plus là division ou jalousie locale, tout se rapporte au centre national, et Paris est le foyer de toutes ces gloires. Me direz-vous pourquoi j'aime tout le monde dans ce pays, où je retrouve des intonations connues autrefois, où les vieilles ont les traits de celles qui m'ont bercé, où les jeunes gens et les jeunes filles me rappellent les compagnons de ma première jeunesse? Un vieillard passe: il m'a semblé voir mon grand-père; il parle, c'est presque sa voix; - cette jeune personne a les traits de ma tante, morte à vingt-cinq ans; une plus jeune me rappelle une petite paysanne qui m'a aimé et qui m'appelait son petit mari, - qui dansait et chantait toujours, et qui, le dimanche au printemps, se faisait des couronnes de marguerites. Qu'est-elle devenue, la pauvre Célénie, avec qui je courais dans la forêt de Chantilly, et qui avait si peur des gardes-chasse et des loups!

VIII. Chantilly

Voici les deux tours de Saint-Leu, le village sur la hauteur, séparé par le chemin de fer de la partie qui borde l'Oise. On monte vers Chantilly en côtoyant de hautes collines de grès d'un aspect solennel, puis c'est un bout de la forêt; la Nonette brille dans les prés bordant les dernières maisons de la ville. - La Nonette! une des chères petites rivières où j'ai pêché des écrevisses; - de l'autre côté de la forêt coule sa soeur la Thève, où je me suis presque noyé pour n'avoir pas voulu paraître poltron devant la petite Célénie!

Célénie m'apparaît souvent dans mes rêves comme une nymphe des eaux, tentatrice naïve, follement enivrée de l'odeur des prés, couronnée d'ache et de nénuphar, découvrant, dans son rire enfantin, entre ses joues à fossettes, les dents de perles de la nixe germanique. Et certes, l'ourlet de sa robe était très souvent mouillé comme il convient à ses pareilles... Il fallait lui cueillir des fleurs aux bords marneux des étangs de Commelle, ou parmi les joncs et les oseraies qui bordent les métairies de Coye. Elle aimait les grottes perdues dans les bois, les ruines des vieux châteaux, les temples écroulés aux colonnes festonnées de lierre, le foyer des bûcherons, où elle chantait et racontait les vieilles légendes du pays! - madame de Montfort, prisonnière dans sa tour, qui tantôt s'envolait en cygne, et tantôt frétillait en beau poisson d'or dans les fossés de son château; - la fille du pâtissier, qui portait des gâteaux au comte d'Ory, et qui, forcée à passer la nuit chez son seigneur, lui demanda son poignard pour ouvrir le noeud d'un lacet et s'en perça le coeur; - les moines rouges, qui enlevaient les femmes, et les plongeaient dans des souterrains; - la fille du sire de Pontarmé, éprise du beau Lautrec, et enfermée sept ans par son père, après quoi elle meurt; et le chevalier, revenant de la croisade, fait découdre avec un couteau d'or fin son linceul de fine toile; elle ressuscite, mais ce n'est plus qu'une goule affamée de sang... Henri IV et Gabrielle, Biron et Marie de Loches, et que sais-je encore de tant de récits dont sa mémoire était peuplée! Saint Rieul parlant aux grenouilles, saint Nicolas ressuscitant les trois petits enfants hachés comme chair à pâté par un boucher de Clermont-sur-Oise. Saint Léonard, saint Loup et saint Guy ont laissé dans ces cantons mille témoignages de leur sainteté et de leurs miracles. Célénie montait sur les roches ou sur les dolmens druidiques, et les racontait aux jeunes bergers. Cette petite Velléda du vieux pays des Sylvanectes m'a laissé des souvenirs que le temps ravive. Qu'est-elle devenue? Je m'en informerai du côté de la Chapelle-en-Serval ou de Charlepont, ou de Montméliant... Elle avait des tantes partout, des cousines sans nombre: que de morts dans tout cela! que de malheureux sans doute dans un pays si heureux autrefois!

Au moins, Chantilly porte noblement sa misère; comme ces vieux gentilshommes au linge blanc, à la tenue irréprochable, il a cette fière attitude qui dissimule le chapeau déteint ou les habits râpés... Tout est propre, rangé, circonspect; les voix résonnent harmonieusement dans les salles sonores. On sent partout l'habitude du respect, et la cérémonie qui régnait jadis au château règle un peu les rapports des placides habitants. C'est plein d'anciens domestiques retraités, conduisant des chiens invalides; - quelques-uns sont devenus des maîtres, et ont pris l'aspect vénérable des vieux seigneurs qu'ils ont servis.

Chantilly est comme une longue rue de Versailles. Il faut voir cela l'été, par un splendide soleil, en passant à grand bruit sur ce beau pavé qui résonne. Tout est préparé là pour les splendeurs princières et pour la foule privilégiée des chasses et des courses. Rien n'est étrange comme cette grande porte qui s'ouvre sur la pelouse du château et qui semble un arc de triomphe, comme le monument voisin, qui paraît une basilique et qui n'est qu'une écurie. Il y a là quelque chose encore de la lutte des Condé contre la branche aînée des Bourbons. - C'est la chasse qui triomphe à défaut de la guerre, et où cette famille trouva encore une gloire après que Clio eut déchiré les pages de la jeunesse guerrière du grand Condé, comme l'exprime le mélancolique tableau qu'il a fait peindre lui-même.

A quoi bon maintenant revoir ce château démeublé qui n'a plus à lui que le cabinet satirique de Watteau et l'ombre tragique du cuisinier Vatel se perçant le coeur dans un fruitier! J'ai mieux aimé entendre les regrets sincères de mon hôtesse touchant ce bon prince de Condé, qui est encore le sujet des conversations locales. Il y a dans ces sortes de villes quelque chose de pareil à ces cercles du purgatoire de Dante immobilisés dans un seul souvenir, et où se refont dans un centre plus étroit les actes de la vie passée.

- Et qu'est devenue votre fille, qui était si blonde et gaie? lui ai-je dit; elle s'est sans doute mariée?

- Mon Dieu oui, et, depuis, elle est morte de la poitrine...

J'ose à peine dire que cela me frappa plus vivement que les souvenirs du prince de Condé. Je l'avais vue toute jeune, et certes je l'aurais aimée, si à cette époque je n'avais eu le coeur occupé d'une autre... Et maintenant voilà que je pense à la ballade allemande la Fille de l'hôtesse, et aux trois compagnons, dont l'un disait: "Oh! si je l'avais connue, comme je l'aurais aimée!" - et le second: "je t'ai connue, et je t'ai tendrement aimée!" - et le troisième: "je ne t'ai pas connue... mais je t'aime et t'aimerai pendant l'éternité!"

Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l'horizon de ces bois baignés de vapeurs grises... J'ai pris la voiture de Senlis, qui suit le cours de la Nonette en passant par Saint-Firmin et par Courteuil; nous laissons à gauche Saint-Léonard et sa vieille chapelle, et nous apercevons déjà le haut clocher de la cathédrale. A gauche est le champ des Raines, où saint Rieul, interrompu par les grenouilles dans une de ses prédications, leurs imposa silence, et, quand il eut fini, permit à une seule de se faire entendre à l'avenir. Il y a quelque chose d'oriental dans cette naïve légende et dans cette bonté du saint, qui permet du moins a une grenouille d'exprimer les plaintes des autres.

J'ai trouvé un bonheur indicible à parcourir les rues et les ruelles de la vieille cité romaine, si célèbre encore depuis par ses sièges et ses combats. "O pauvre ville! que tu es enviée!" disait Henri IV. - Aujourd'hui, personne n'y pense, et ses habitants paraissent peu se soucier du reste de l'univers. Ils vivent plus à part encore que ceux de Saint-Germain. Cette colline, aux antiques constructions domine fièrement son horizon de prés verts bordés de quatre forêts: Halatte, Apremont, Pontarmé, Ermenonville; dessinent au loin leurs masses ombreuses où pointent çà et là les ruines des abbayes et des châteaux.

En passant devant la porte de Reims, j'ai rencontré une de ces énormes voitures de saltimbanques qui promènent de foire en foire toute une famille artistique, son matériel et son ménage. Il s'était mis à pleuvoir, et l'on m'offrit cordialement un abri. Le local était vaste, chauffé par un poêle, éclairé par huit fenêtres, et six personnes paraissaient y vivre assez commodément. Deux jolies filles s'occupaient de repriser leurs ajustements pailletés, une femme encore belle faisait la cuisine et le chef de la famille donnait des leçons de maintien à un jeune homme de bonne mine qu'il dressait à jouer les amoureux. C'est que ces gens ne se bornaient pas aux exercices d'agilité, et jouaient aussi la comédie. On les invitait souvent dans les châteaux de la province, et ils me montrèrent plusieurs attestations de leurs talents, signées de noms illustres. Une des jeunes filles se mit à déclamer des vers d'une vieille comédie du temps au moins de Montfleury, car le nouveau répertoire leur est défendu. Ils jouent aussi des pièces à l'impromptu sur des canevas à l'italienne, avec une grande facilité d'invention et de répliques. En regardant les deux jeunes filles, l'une vive et brune, l'autre blonde et rieuse, je me mis à penser à Mignon et Philine dans Wilhelm Meister, et voilà un rêve germanique qui me revient entre la perspective des bois et l'antique profil de Senlis. Pourquoi ne pas rester dans cette maison errante à défaut d'un domicile parisien? Mais il n'est plus temps d'obéir à ces fantaisies de la verte bohème; et j'ai pris congé de mes hôtes, car la pluie avait cessé.




Les Filles du feu



A Alexandre Dumas

Je vous dédie ce livre, mon cher maître, comme j'ai dédié Lorely à Jules Janin. J'avais à le remercier au même titre que vous. Il y a quelques années, on m'avait cru mort et il avait écrit ma biographie. Il y a quelques jours, on m'a cru fou, et vous avez consacré quelques-unes de vos lignes des plus charmantes à l'épitaphe de mon esprit. Voilà bien de la gloire qui m'est échue en avancement d'hoirie. Comment oser, de mon vivant, porter au front ces brillantes couronnes ? Je dois afficher un air modeste et prier le public de rabattre beaucoup de tant d'éloges accordés à mes cendres, ou au vague contenu de cette bouteille que je suis allé chercher dans la lune à l'imitation d'Astolfe, et que j'ai fait rentrer, j'espère, au siège habituel de la pensée.

Or, maintenant que je ne suis plus sur l'hippogriffe et qu'aux yeux des mortels j'ai recouvré ce qu'on appelle vulgairement la raison, - raisonnons.

Voici un fragment de ce que vous écriviez sur moi le 10 décembre dernier:

"C'est un esprit charmant et distingué, comme vous avez pu en juger, - chez lequel, de temps en temps, un certain phénomène se produit, qui, par bonheur, nous l'espérons, n'est sérieusement inquiétant ni pour lui, ni pour ses amis; - de temps en temps, lorsqu'un travail quelconque l'a fort préoccupé, l'imagination, cette folle du logis, en chasse momentanément la raison, qui n'en est que la maîtresse; alors la première reste seule, toute-puissante, dans ce cerveau nourri de rêves et d'hallucinations ni plus ni moins qu'un fumeur d'opium du Caire, ou qu'un mangeur de haschisch d'Alger, et alors, la vagabonde qu'elle est, le jette dans les théories impossibles, dans les livres infaisables. Tantôt il est le roi d'Orient Salomon, il a retrouvé le sceau qui évoque les esprits, il attend la reine de Saba, et alors, croyez-le bien, il n'est conte de fée, ou des Mille et une Nuits, qui vaille ce qu'il raconte à ses amis, qui ne savent s'ils doivent le plaindre ou l'envier, de l'agilité et de la puissance de ces esprits, de la beauté et de la richesse de cette reine; tantôt il est sultan de Crimée, comte d'Abyssinie, duc d'Egypte, baron de Smyrne. Un autre jour il se croit fou, et il raconte comment il l'est devenu, et avec un si joyeux entrain, en passant par des péripéties si amusantes, que chacun désire le devenir pour suivre ce guide entraînant dans le pays des chimères et des hallucinations, plein d'oasis plus fraîches et plus ombreuses que celles qui s'élèvent sur la route brûlée d'Alexandrie à Ammon; tantôt, enfin, c'est la mélancolie qui devient sa muse, et alors retenez vos larmes si vous pouvez, car jamais Werther, jamais René, jamais Antony n'ont eu plaintes plus poignantes, sanglots plus douloureux, paroles plus tendres, cris plus poétiques!... "

Je vais essayer de vous expliquer, mon cher Dumas, le phénomène dont vous avez parlé plus haut. Il est, vous le savez, certains conteurs qui ne peuvent inventer sans s'identifier aux personnages de leur imagination. Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution; on en devenait tellement persuadé que l'on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête...

Hé bien, comprenez-vous que l'entraînement d'un récit puisse produire un effet semblable; que l'on arrive pour ainsi dire à s'incarner dans le héros de son imagination, si bien que sa vie devienne la vôtre et qu'on brûle des flammes factices de ses ambitions et de ses amours! C'est pourtant ce qui m'est arrivé en entreprenant l'histoire dure d'un personnage qui a figuré, je crois bien, vers l'époque de Louis XV, sous le pseudonyme de Brisacier. Où ai-je lu la biographie fatale de cet aventurier? J'ai retrouvé celle de l'abbé de Bucquoy; mais je me sens bien incapable de renouer la moindre preuve historique à l'existence de cet illustre inconnu! Ce qui n'eût été qu'un jeu pour vous, maître, - qui avez su si bien vous jouer avec nos chroniques et nos mémoires, que la postérité ne saura plus démêler le vrai du faux, et chargera de vos inventions tous les personnages historiques que vous avez appelés à figurer dans vos romans, - était devenu pour moi une obsession, un vertige. Inventer, au fond, c'est se ressouvenir, a dit un moraliste; ne pouvant trouver les preuves de l'existence matérielle de mon héros, j'ai cru tout à coup à la transmigration des âmes non moins fermement que Pythagore ou Pierre Leroux. Le dix-huitième siècle même, où je m'imaginais avoir vécu, était plein de ces illusions. Voisenon, Moncrir et Crébillon fils en ont écrit mille aventures. Rappelez-vous ce courtisan qui se souvenait d'avoir été sopha; sur quoi Schahabaham s'écrie avec enthousiasme: Quoi! vous avez été sopha! mais c'est fort galant... Et, dites-moi, étiez-vous brodé?

Moi, je m'étais brodé sur toutes les coutures. - Du moment que j'avais cru saisir la série de toutes mes existences antérieures, il ne m'en coûtait pas plus d'avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu, la chaîne était brisée et marquait les heures pour des minutes. Ce serait le Songe de Scipion, la Vision du Tasse ou la Divine Comédie du Dante, si j'étais parvenu à concentrer mes souvenirs en un chef-d'oeuvre. Renonçant désormais à la renommée d'inspiré, d'illuminé ou de prophète, je n'ai à vous offrir que ce que vous appelez si justement des théories impossibles, un livre infaisable, dont voici le premier chapitre, qui semble faire suite au Roman comique de Scarron... Jugez-en:

Me voici encore dans ma prison, madame; toujours imprudent, toujours coupable à ce qu'il semble, et toujours confiant, hélas! dans cette belle étoile de comédie, qui a bien voulu m'appeler un instant son destin. L'Etoile et le Destin: quel couple aimable dans le roman du poète Scarron! mais qu'il est difficile de jouer convenablement ces deux rôles aujourd'hui. La lourde charrette qui nous cahotait jadis sur l'inégal pavé du Mans a été remplacée par des carrosses, par des chaises de poste et autres inventions nouvelles. Où sont les aventures, désormais? où est la charmante misère qui nous faisait vos égaux et vos camarades, mesdames les comédiennes, nous les pauvres poètes toujours et les poètes pauvres bien souvent? Vous nous avez trahis, reniés! et vous vous plaigniez de notre orgueil! Vous avez commencé par suivre de riches seigneurs, chamarrés, galants et hardis, et vous nous avez abandonnés dans quelque misérable auberge pour payer la dépense de vos folles orgies. Ainsi, moi, le brillant comédien naguère, le prince ignoré, l'amant mystérieux, le déshérité, le banni de liesse, le beau ténébreux, adoré des marquises comme des présidentes, moi, le favori bien indigne de madame Bouvillon, je n'ai pas été mieux traité que ce pauvre Ragotin, un poétereau de province, un robin!... Ma bonne mine, défigurée d'un vaste emplâtre, n'a servi même qu'à me perdre plus sûrement. L'hôte, séduit par les discours de La Rancune, a bien voulu se contenter de tenir en gage le propre fils du grand khan de Crimée envoyé ici pour faire ses études, et avantageusement connu dans toute l'Europe chrétienne sous le pseudonyme de Brisacier. Encore si ce misérable, si cet intrigant suranné m'eût laissé quelques vieux louis, quelques carolus, ou même une pauvre montre entourée de faux brillants, j'eusse pu sans doute imposer le respect à mes accusateurs et éviter la triste péripétie d'une aussi sotte combinaison. Bien mieux, vous ne m'aviez laissé pour tout costume qu'une méchante souquenille puce, un justaucorps rayé de noir et de bleu, et des chausses d'une conservation équivoque. Si bien qu'en soulevant ma valise après votre départ, l'aubergiste inquiet a soupçonné une partie de la triste vérité, et m'est venu dire tout net que j'étais un prince de contrebande. A ces mots, j'ai voulu sauter sur mon épée, mais La Rancune l'avait enlevée, prétextant qu'il fallait m'empêcher de m'en percer le coeur sous les yeux de l'ingrate qui m'avait trahi! Cette dernière supposition était inutile, ô La Rancune! on ne se perce pas le coeur avec une épée de comédie, on n'imite pas le cuisinier Vatel, on n'essaie pas de parodier les héros de roman, quand on est un héros de tragédie: et je prends tous nos camarades à témoin qu'un tel trépas est impossible à mettre en scène un peu noblement. Je sais bien qu'on peut piquer l'épée en terre et se jeter dessus les bras ouverts; mais nous sommes ici dans une chambre parquetée, où le tapis manque, nonobstant la froide saison. La fenêtre est d'ailleurs assez ouverte et assez haute sur la rue pour qu'il soit loisible à tout désespoir tragique de terminer par là son cours. Mais... mais, je vous l'ai dit mille fois, je suis un comédien qui a de la religion.

Vous souvenez-vous de la façon dont je jouais Achille, quand par hasard passant dans une ville de troisième ou de quatrième ordre, il nous prenait la fantaisie d'étendre le culte négligé des anciens tragiques français? J'étais noble et puissant, n'est ce pas, sous le casque doré aux crins de pourpre, sous la cuirasse étincelante, et drapé d'un manteau d'azur? Et quelle pitié c'était alors de voir un père aussi lâche qu'Agamemnon disputer au prêtre Calchas l'honneur de livrer plus vite au couteau la pauvre Iphigénie en larmes! J'entrais comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle; je rendais l'espérance aux mères et le courage aux pauvres filles, sacrifiées toujours à un devoir, à un Dieu, à la vengeance d'un peuple, à l'honneur ou au profit d'une famille!... car on comprenait bien partout que c'était là l'histoire éternelle des mariages humains. Toujours le père livrera sa fille par ambition, et toujours la mère la vendra avec avidité; mais l'amant ne sera pas toujours cet honnête Achille, si beau, si bien armé, si galant et si terrible, quoiqu'un peu rhéteur pour un homme d'épée! Moi, je m'indignais parfois d'avoir à débiter de si longues tirades dans une cause aussi limpide et devant un auditoire aisément convaincu de mon droit. J'étais tenté de sabrer, pour en finir, toute la cour imbécile du roi des rois, avec son espalier de figurants endormis! Le public en eût été charmé; mais il aurait fini par trouver la pièce trop courte, et par réfléchir qu'il lui faut le temps de voir souffrir une princesse, un amant et une reine; de les voir pleurer, s'emporter et répandre un torrent d'injures harmonieuses contre la vieille autorité du prêtre et du souverain. Tout cela vaut bien cinq actes et deux heures d'attente, et le public ne se contenterait pas à moins; il lui faut sa revanche de cet éclat d'une famille unique, pompeusement assise sur le trône de la Grèce, et devant laquelle Achille lui-même ne peut s'emporter qu'en paroles; il faut qu'il sache tout ce qu'il y a de misères sous cette pourpre, et pourtant d'irrésistible majesté! Ces pleurs tombés des plus beaux yeux du monde sur le sein rayonnant d'Iphigénie n'enivrent pas moins la foule que sa beauté, ses grâces et l'éclat de son costume royal! Cette voix si douce, qui demande la vie en rappelant qu'elle n'a pas encore vécu; le doux sourire de cet oeil, qui fait trêve aux larmes pour caresser les faiblesses d'un père, première agacerie, hélas! qui ne sera pas pour l'amant!... Oh! comme chacun est attentif pour en recueillir quelque chose! La tuer? elle! qui donc y songe? Grands dieux! personne peut-être?... Au contraire; chacun s'est dit déjà qu'il fallait qu'elle mourût pour tous, plutôt que de vivre pour un seul; chacun a trouvé Achille trop beau, trop grand, trop superbe! Iphigénie sera-t-elle emportée encore par ce vautour thessalien, comme l'autre, la fille de Léda, l'a été naguère par un prince berger de la voluptueuse côte d'Asie? Là est la question pour tous les Grecs, et là est aussi la question pour le public qui nous juge dans ces rôles de héros! Et moi, je me sentais haï des hommes autant qu'admiré des femmes quand je jouais un de ces rôles d'amant superbe et victorieux. C'est qu'à la place d'une froide princesse de coulisse, élevée à psalmodier tristement ces vers immortels, j'avais à défendre, à éblouir, à conserver une véritable fille de la Grèce, une perle de grâce, d'amour et de pureté, digne en effet d'être disputée par les hommes aux dieux jaloux! Etait-ce Iphigénie seulement? Non, c'était Monime, c'était Junie, c'était Bérénice, c'étaient toutes les héroïnes inspirées par les beaux yeux d'azur de mademoiselle Champmeslé, ou par les grâces adorables des vierges nobles de Saint-Cyr! Pauvre Aurélie! notre compagne, notre soeur, n'auras-tu point regret toi-même à ces temps d'ivresse et d'orgueil? Ne m'as-tu pas aimé un instant, froide Etoile! à force de me voir souffrir, combattre ou pleurer pour toi! L'éclat nouveau dont le monde t'environne aujourd'hui prévaudra-t-il sur l'image rayonnante de nos triomphes communs? On se disait chaque soir: Quelle est donc cette comédienne si au-dessus de tout ce que nous avons applaudi? Ne nous trompons-nous pas? Est-elle bien aussi jeune, aussi fraîche, aussi honnête qu'elle le paraît? Sont-ce de vraies perles et de fines opales qui ruissellent parmi ses blonds cheveux cendrés, et ce voile de dentelle appartient-il bien légitimement à cette malheureuse enfant? N'a-t-elle pas honte de ces satins brochés, de ces velours à gros plis, de ces peluches et de ces hermines? Tout cela est d'un goût suranné qui accuse des fantaisies au-dessus de son âge. Ainsi parlaient les mères, en admirant toutefois un choix constant d'atours et d'ornements d'un autre siècle qui leur rappelaient de beaux souvenirs. Les jeunes femmes enviaient, critiquaient ou admiraient tristement. Mais moi, j'avais besoin de la voir à toute heure pour ne pas me sentir ébloui près d'elle, et pour pouvoir fixer mes yeux sur les siens autant que le voulaient nos rôles. C'est pourquoi celui d'Achille était mon triomphe; mais que le choix des autres m'avait embarrassé souvent! quel malheur de n'oser changer les situations à mon gré et sacrifier même les pensées du génie à mon respect et à mon amour! Les Britannicus et les Bajazet, ces amants captifs et timides, n'étaient pas pour me convenir. La pourpre du jeune César me séduisait bien davantage! mais quel malheur ensuite de ne rencontrer à dire que de froides perfidies! Hé quoi! Ce fut là ce Néron, tant célébré de Rome? ce beau lutteur, ce danseur, ce poète ardent, dont la seule envie était de plaire à tous? Voilà donc ce que l'histoire en a fait, et ce que les poètes en ont rêvé d'après l'histoire! Oh! donnez-moi ses fureurs à rendre, mais son pouvoir, je craindrais de l'accepter. Néron! je t'ai compris, hélas! non pas d'après Racine, mais d'après mon coeur déchiré quand j'osais emprunter ton nom! Oui, tu fus un dieu, toi qui voulais brûler Rome, et qui en avais le droit, peut-être, puisque Rome t'avait insulté!...

Un sifflet, un sifflet indigne, sous ses yeux, près d'elle, à cause d'elle! Un sifflet qu'elle s'attribue - par ma faute (comprenez bien!). Et vous demanderez ce qu'on fait quand on tient la foudre!... Oh! tenez, mes amis! J'ai eu un moment l'idée d'être vrai, d'être grand, de me faire immortel enfin, sur votre théâtre de planches et de toiles, et dans votre comédie d'oripeaux! Au lieu de répondre à l'insulte par une insulte, qui m'a valu le châtiment dont je souffre encore, au lieu de provoquer tout un public vulgaire à se ruer sur les planches et à m'assommer lâchement...., j'ai eu un moment l'idée, l'idée sublime, et digne de César lui-même, l'idée que cette fois nul n'aurait osé mettre au-dessous de celle du grand Racine, l'idée auguste enfin de brûler le théâtre et le public, et vous tous! et de l'emporter seule à travers les flammes, échevelée, à demi nue, selon son rôle, ou du moins selon le récit classique de Burrhus. Et soyez sûrs alors que rien n'aurait pu me la ravir, depuis cet instant jusqu'à l'échafaud! et de là dans l'éternité!

O remords de mes nuits fiévreuses et de mes jours mouillés de larmes! Quoi! j'ai pu le faire et ne l'ai pas voulu? Quoi! vous m'insultez encore, vous qui devez la vie à ma pitié plus qu'à ma crainte! Les brûler tous, je l'aurais fait! jugez-en: Le théâtre de P*** n'a qu'une seule sortie; la nôtre donnait bien sur une petite rue de derrière, mais le foyer où vous vous teniez tous est de l'autre côté de la scène. Moi, je n'avais qu'à détacher un quinquet pour incendier les toiles, et cela sans danger d'être surpris, car le surveillant ne pouvait me voir, et j'étais seul à écouter le fade dialogue de Britannicus et de Junie pour reparaître ensuite et faire tableau. Je luttai avec moi-même pendant tout cet intervalle; en rentrant, je roulais dans mes doigts un gant que j'avais ramassé; j'attendais à me venger plus noblement que César lui-même d'une injure que j'avais sentie avec tout le coeur d'un César... Eh bien! ces lâches n'osaient recommencer! mon oeil les foudroyait sans crainte, et j'allais pardonner au public, sinon à Junie, quand elle a osé... Dieux immortels!... tenez, laissez-moi parler comme je veux!... Oui, depuis cette soirée, ma folie est de me croire un Romain, un empereur; mon rôle s'est identifié à moi-même, et la tunique de Néron s'est collée à mes membres qu'elle brûle, comme celle du centaure dévorait Hercule expirant. Ne jouons plus avec les choses saintes, même d'un peuple et d'un âge éteints depuis si longtemps, car il y a peut-être quelque flamme encore sous les cendres des dieux de Rome!... Mes amis! comprenez surtout qu'il ne s'agissait pas pour moi d'une froide traduction de paroles compassées; mais d'une scène où tout vivait, où trois coeurs luttaient à chances égales, où comme au jeu du cirque, c'était peut-être du vrai sang qui allait couler! Et le public le savait bien, lui, ce public de petite ville, si bien au courant de toutes nos affaires de coulisse; ces femmes dont plusieurs m'auraient aimé si j'avais voulu trahir mon seul amour! ces hommes tous jaloux de moi à cause d'elle; et l'autre, le Britannicus bien choisi, le pauvre soupirant confus, qui tremblait devant moi et devant elle, mais qui devait me vaincre à ce jeu terrible, où le dernier venu a tout l'avantage et toute la gloire.... Ah! le débutant d'amour savait son métier... mais il n'avait rien à craindre, car je suis trop juste pour faire un crime à quelqu'un d'aimer comme moi, et c'est en quoi je m'éloigne du monstre idéal rêvé par le poète Racine: je ferais brûler Rome sans hésiter, mais en sauvant Junie, je sauverais aussi mon frère Britannicus.

Oui, mon frère, oui, pauvre enfant comme moi de l'art et de la fantaisie, tu l'as conquise, tu l'as méritée en me la disputant seulement. Le ciel me garde d'abuser de mon âge, de ma force et de cette humeur altière que la santé m'a rendue, pour attaquer son choix ou son caprice à elle, la toute-puissante, l'équitable, la divinité de mes rêves comme de ma vie!... Seulement j'avais craint longtemps que mon malheur ne te profitât en rien, et que les beaux galants de la ville ne nous enlevassent à tous ce qui n'est perdu que pour moi.

La lettre que je viens de recevoir de La Caverne me rassure pleinement sur ce point. Elle me conseille de renoncer à "un art qui n'est pas fait pour moi et dont je n'ai nul besoin..." Hélas! cette plaisanterie est amère, car jamais je n'eus davantage besoin, sinon de l'art, du moins de ses produits brillants. Voilà ce que vous n'avez pas compris. Vous croyez avoir assez fait en me recommandant aux autorités de Soissons comme un personnage illustre que sa famille ne pouvait abandonner, mais que la violence de son mal vous obligeait à laisser en route. Votre La Rancune s'est présenté à la maison de ville et chez mon hôte, avec des airs de grand d'Espagne de première classe forcé par un contretemps de s'arrêter deux nuits dans un si triste endroit; vous autres, forcés de partir précipitamment de P*** le lendemain de ma déconvenue, vous n'aviez, je le conçois, nulle raison de vous faire passer ici pour d'infâmes histrions: c'est bien assez de se laisser clouer ce masque au visage dans les endroits où l'on ne peut faire autrement. Mais, moi, que vais-je dire, et comment me dépêtrer de l'infernal réseau d'intrigues où les récits de La Rancune viennent de m'engager? Le grand couplet du Menteur de Corneille lui a servi assurément à composer son histoire, car la conception d'un faquin tel que lui ne pouvait s'élever si haut. Imaginez... Mais que vais-je vous dire que vous ne sachiez de reste et que vous n'ayez comploté ensemble pour me perdre? L'ingrate qui est cause de mes malheurs n'y aura-t-elle pas mélangé tous les fils de satin les plus inextricables que ses doigts d'Arachné auront pu tendre autour d'une pauvre victime?... Le beau chef-d'oeuvre! Hé bien! je suis pris, je l'avoue; je cède, je demande grâce. Vous pouvez me reprendre avec vous sans crainte, et, si les rapides chaises de poste qui vous emportèrent sur la route de Flandre, il y a près de trois mois, ont déjà fait place à l'humble charrette de nos premières équipées, daignez me recevoir au moins en qualité de monstre, de phénomène, de calot propre à faire amasser la foule, et je réponds de m'acquitter de ces divers emplois de manière à contenter les amateurs les plus sévères des provinces... Répondez-moi maintenant au bureau de poste, car je crains la curiosité de mon hôte: j'enverrai prendre votre épître par un homme de la maison, qui m'est dévoué...

L'illustre Brisacier

Que faire maintenant de ce héros abandonné de sa maîtresse et de ses compagnons? N'est-ce en vérité qu'un comédien de hasard, justement puni de son irrévérence envers le public, de sa sotte jalousie, de ses folles prétentions! Comment arrivera-t-il à prouver qu'il est le propre fils du khan de Crimée, ainsi que l'a proclamé l'astucieux récit de La Rancune? Comment de cet abaissement inouï s'élancera-t-il aux plus hautes destinées?... Voilà des points qui ne vous embarrasseraient nullement sans doute, mais qui m'ont jeté dans le plus étrange désordre d'esprit. Une fois persuadé que j'écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m'abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j'ai pleuré, j'ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j'ai saisi le fil d'Ariane et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j'écrirai l'histoire de cette "descente aux enfers", et vous verrez qu'elle n'a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison.

Et puisque vous avez eu l'imprudence de citer un des sonnets composés dans cet état de rêverie super-naturaliste, comme diraient les Allemands, il faut que vous les entendiez tous. - Vous les trouverez à la fin du volume. Ils ne sont guère plus obscurs que la métaphysique d'Hégel ou les Mémorables de Swedenborg, et perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible, concédez-moi du moins le mérite de l'expression; - la dernière folie qui me restera probablement, ce sera de me croire poète: c'est à la critique de m'en guérir.




Angélique





Ire lettre. Voyage à la recherche d'un livre unique. - Francfort et Paris.- L'abbé de Bucquoy. - Pilat à Vienne. - La bibliothèque Richelieu. - Personnalités. - La bibliothèque d'Alexandrie.


En 1851, je passais à Francfort. - Obligé de rester deux jours dans cette ville, que je connaissais déjà, - je n'eus d'autre ressource que de parcourir les rues principales, encombrées alors par les marchands forains. La place de Roemer, surtout, resplendissait d'un luxe inouï d'étalages; et près de là, le marché aux fourrures étalait des dépouilles d'animaux sans nombre, venues soit de la haute Sibérie, soit des bords de la mer Caspienne. - L'ours blanc, le renard bleu, l'hermine, étaient les moindres curiosités de cette incomparable exhibition; plus loin, les verres de Bohême aux mille couleurs éclatantes, montés, festonnés, gravés, incrustés d'or, s'étalaient sur des rayons de planches de cèdre, - comme les fleurs coupées d'un paradis inconnu.

Une plus modeste série d'étalages régnait le long de sombres boutiques, entourant les parties les moins luxueuses du bazar, - consacrées à la mercerie, à la cordonnerie et aux divers objets d'habillement. C'étaient des libraires, venus de divers points de l'Allemagne, et dont la vente la plus productive paraissait être celle des almanachs, des images peintes et des lithographies: Le Volks-Kalender (Almanach du peuple), avec ses gravures sur bois, - les chansons politiques, les lithographies de Robert Blum et des héros de la guerre de Hongrie, voilà ce qui attirait les yeux et les kreutzers de la foule. Un grand nombre de vieux livres, étalés sous ces nouveautés, ne se recommandaient que par leurs prix modiques, - et je fus étonné d'y trouver beaucoup de livres français.

C'est que Francfort, ville libre, a servi longtemps de refuge aux protestants, - et, comme les principales villes des Pays-Bas, elle fut longtemps le siège d'imprimeries qui commencèrent par répandre en Europe les oeuvres hardies des philosophes et des mécontents français, - et qui sont restées, sur certains points, des ateliers de contrefaçon pure et simple, qu'on aura bien de la peine à détruire.

Il est impossible, pour un Parisien, de résister au désir de feuilleter de vieux ouvrages étalés par un bouquiniste. Cette partie de la foire de Francfort me rappelait les quais.- souvenir plein d'émotion et de charme. J'achetai quelques vieux livres, - ce qui me donnait le droit de parcourir longuement les autres. Dans le nombre, j'en rencontrai un, imprimé moitié en français, moitié en allemand, et dont voici le titre, que j'ai pu vérifier depuis dans le Manuel du Libraire de Brunet:

"Evénement des plus rares, ou Histoire du sieur abbé comte de Bucquoy, singulièrement son évasion du Fort-l'Evêque et de la Bastille, avec plusieurs ouvrages vers et prose, et particulièrement la game des femmes, se vend chez Jean de la France, rue de la Réforme, à l'Espérance, à Bonnefoy. - 1719."

Le libraire m'en demanda un florin et six kreutzers (on prononce cruches). Cela me parut cher pour l'endroit, et je me bornai à feuilleter le livre, - ce qui, grâce à la dépense que j'avais déjà faite, m'était gratuitement permis. Le récit des évasions de l'abbé de Bucquoy était plein d'intérêt; mais je me dis enfin: je trouverai ce livre à Paris, aux bibliothèques, ou dans ces mille collections où sont réunis tous les mémoires possibles relatifs à l'histoire de France. Je pris seulement le titre exact, et j'allai me promener au Meinlust, sur le quai du Mein, en feuilletant les pages du Volks-Kalender.

A mon retour à Paris, je trouvai la littérature dans un état de terreur inexprimable. Par suite de l'amendement Riancey à la loi sur la presse, il était défendu aux journaux d'insérer ce que l'assemblée s'est plu à appeler le feuilleton-roman. J'ai vu bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique, désespérés de cette résolution qui les frappait cruellement dans leurs moyens d'existence.

Moi même, qui ne suis pas un romancier, je tremblais en songeant à cette interprétation vague, qu'il serait possible de donner à ces deux mots bizarrement accouplés: feuilleton-roman, et pressé de vous donner un titre, j'indiquai celui-ci: l'Abbé de Bucquoy, pensant bien que je trouverais très vite à Paris les documents nécessaires pour parler de ce personnage d'une façon historique et non romanesque, - car il faut bien s'entendre sur les mots.

Je m'étais assuré de l'existence du livre en France, et je l'avais vu classé non seulement dans le manuel de Brunet, mais aussi dans la France littéraire de Quérard. - Il paraissait certain que cet ouvrage, noté, il est vrai, comme rare, se rencontrerait facilement soit dans quelque bibliothèque publique, soit encore chez un amateur, soit chez les libraires spéciaux.

Du reste, ayant parcouru le livre, - ayant même rencontré un second récit des aventures de l'abbé de Bucquoy dans les lettres si spirituelles et si curieuses de madame Dunoyer, - je ne me sentais pas embarrassé pour donner le portrait de l'homme et pour écrire sa biographie selon des données irréprochables.

Mais je commence à m'effrayer aujourd'hui des condamnations suspendues sur les journaux pour la moindre infraction au texte de la loi nouvelle. Cinquante francs d'amende par exemplaire saisi, c'est de quoi faire reculer les plus intrépides: car, pour les journaux qui tirent seulement à vingt-cinq mille, - et il y en a plusieurs, - cela représenterait plus d'un million. On comprend alors combien une large interprétation de la loi donnerait au pouvoir de moyens pour éteindre toute opposition. Le régime de la censure serait de beaucoup préférable. Sous l'ancien régime, avec l'approbation d'un censeur, - qu'il était permis de choisir, - on était sûr de pouvoir sans danger produire ses idées, et la liberté dont on jouissait était extraordinaire quelquefois. J'ai lu des livres contresignés Louis et Phélippeaux qui seraient saisis aujourd'hui incontestablement.

Le hasard m'a fait vivre à Vienne sous le régime de la censure. Me trouvant quelque peu gêné par suite de frais de voyage imprévus, et en raison de la difficulté de faire venir de l'argent de France, j'avais recouru au moyen bien simple d'écrire dans les journaux du pays. On payait cent cinquante francs la feuille de seize colonnes très courtes. Je donnai deux séries d'articles, qu'il fallut soumettre aux censeur.J'attendis d'abord plusieurs jours. On ne me rendait rien. - Je me vis forcé d'aller trouver M. Pilat, le directeur de cette institution, en lui exposant qu'on me faisait attendre trop longtemps le visa. - Il fut pour moi d'une complaisance rare, - et il ne voulut pas, comme son quasi-homonyme, se laver les mains de l'injustice que je lui signalais. J'étais privé, en outre, de la lecture des journaux français, car on ne recevait dans les cafés que le Journal des Débats et la Quotidienne. M. Pilat me dit: "Vous êtes ici dans l'endroit le plus libre de l'empire (les bureaux de la censure), et vous pouvez venir y lire, tous les jours, même le National et le Charivari"Voilà des façons spirituelles et généreuses qu'on ne rencontre que chez les fonctionnaires allemands, et qui n'ont que cela de fâcheux qu'elles font supporter plus longtemps l'arbitraire.

Je n'ai jamais eu tant de bonheur avec la censure française, je veux parler de celle des théâtres, - et je doute que si l'on rétablissait celle des livres et des journaux nous eussions plus à nous en louer. Dans le caractère de notre nation, il y a toujours une tendance à exercer la force, quand on la possède, ou les prétentions du pouvoir, quand on le tient en main.

Je parlais dernièrement de mon embarras à un savant, qu'il est inutile de désigner autrement qu'en l'appelant bibliophile. Il me dit: Ne vous servez pas des Lettres galantes de madame Dunoyer pour écrire l'histoire de l'abbé de Bucquoy. Le titre seul du livre empêchera qu'on le considère comme sérieux; attendez la réouverture de la Bibliothèque (elle était alors en vacances), et vous ne pouvez manquer d'y trouver l'ouvrage que vous avez lu à Francfort.

Je ne fis pas attention au malin sourire qui, probablement, pinçait alors la lèvre du bibliophile, - et, le Ier octobre, je me présentais l'un des premiers à la Bibliothèque nationale.

M. Pilon est un homme plein de savoir et de complaisance. Il fit faire des recherches qui, au bout d'une demi-heure, n'amenèrent aucun résultat. Il feuilleta Brunet et Quérard, y trouva le livre parfaitement désigné, et me pria de revenir au bout de trois jours: - on n'avait pas pu le trouver. - Peut-être cependant, me dit M. Pilon, avec l'obligeante patience qu'on lui connaît, - peut-être se trouve-t-il classé parmi les romans.

Je frémis: - Parmi les romans?... mais c'est un livre historique!... cela doit se trouver dans la collection des Mémoires relatifs au siècle de Louis XIV. Ce livre se rapporte à l'histoire spéciale de la Bastille: il donne des détails sur la révolte des Camisards, sur l'exil des protestants, sur cette célèbre ligue des faux-saulniers de Lorraine, dont Mandrin se servit plus tard pour lever des troupes régulières qui furent capables de lutter contre des corps d'armée et de prendre d'assaut des villes telles que Beaune et Dijon!...

- Je le sais, me dit M. Pilon; mais le classement des livres, fait à diverses époques, est souvent fautif. On ne peut en réparer les erreurs qu'à mesure que le public fait la demande des ouvrages. Il n'y a ici que M. Ravenel qui puisse vous tirer d'embarras... Malheureusement, il n'est pas de semaine.

J'attendis la semaine de M. Ravenel. Par bonheur, je rencontrai, le lundi suivant, dans la salle de lecture, quelqu'un qui le connaissait, et qui m'offrit de me présenter à lui. M. Ravenel m'accueillit avec beaucoup de politesse, et me dit ensuite: "Monsieur, je suis charmé du hasard qui me procure votre connaissance, et je vous prie seulement de m'accorder quelques jours. Cette semaine, j'appartiens au public. La semaine prochaine, je serai tout à votre service."

Comme j'avais été présenté à M. Ravenel, je ne faisais plus partie du public! Je devenais une connaissance privée, - pour laquelle on ne pouvait se déranger du service ordinaire.

Cela était parfaitement juste d'ailleurs; - mais admirez ma mauvaise chance!...Et je n'ai eu qu'elle à accuser.

On a souvent parlé des abus de la Bibliothèque. Ils tiennent en partie à l'insuffisance du personnel, en partie aussi à de vieilles traditions qui se perpétuent. Ce qui a été dit de plus juste, c'est qu'une grande partie du temps et de la fatigue des savants distingués qui remplissent là des fonctions peu lucratives de bibliothécaires est dépensée à donner aux six cents lecteurs quotidiens des livres usuels, qu'on trouverait dans tous les cabinets de lecture; - ce qui ne fait pas moins de tort à ces derniers qu'aux éditeurs et aux auteurs, dont il devient inutile dès lors d'acheter ou de louer les livres.

On l'a dit encore avec raison, un établissement unique au monde comme celui-là ne devrait pas être un chauffoir public, une salle d'asile, - dont les hôtes sont, en majorité, dangereux pour l'existence et la conservation des livres. Cette quantité de désoeuvrés vulgaires, de bourgeois retirés, d'hommes veufs, de solliciteurs sans places, d'écoliers qui viennent copier leur version, de vieillards maniaques, - comme l'était ce pauvre Carnaval qui venait tous les jours avec un habit rouge, bleu clair, ou vert-pomme, et un chapeau orné de fleurs, - mérite sans doute considération, mais n'existe-t-il pas d'autres bibliothèques, et même des bibliothèques spéciales à leur ouvrir?...

Il y avait aux imprimés dix-neuf éditions de Don Quichotte. Aucune n'est restée complète. Les voyages, les comédies, les histoires amusantes, comme celles de M. Thiers et de M. Capefigue, l'Almanach des adresses, sont ce que ce public demande invariablement, depuis que les Bibliothèques ne donnent plus de romans en lecture.

Puis, de temps en temps, une édition se dépareille, un livre curieux disparaît, grâce au système trop large qui consiste à ne pas même demander les noms des lecteurs.

La république des lettres est la seule qui doive être quelque peu imprégnée d'aristocratie, - car on ne contestera jamais celle de la science et du talent.

La célèbre bibliothèque d'Alexandrie n'était ouverte qu'aux savants ou aux poètes connus par des ouvrages d'un mérite quelconque. Mais aussi l'hospitalité y était complète, et ceux qui venaient y consulter les auteurs étaient logés et nourris gratuitement pendant tout le temps qu'il leur plaisait d'y séjourner.

Et à ce propos, - permettez à un voyageur qui en a foulé les débris et interrogé les souvenirs, de venger la mémoire de l'illustre calife Omar de cet éternel incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, qu'on lui reproche communément. Omar n'a jamais mis le pied à Alexandrie, - quoi qu'en aient dit bien des académiciens. Il n'a pas même eu d'ordres à envoyer sur ce point à son lieutenant Amrou. - La bibliothèque d'Alexandrie et le Serapéon, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brûlés et détruits au quatrième siècle par les chrétiens, - qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypatie, philosophe pythagoricienne. Ce sont là, sans doute, des excès qu'on ne peut reprocher à la religion, - mais il est bon de laver du reproche d'ignorance ces malheureux Arabes dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médecine et des sciences grecques, en y ajoutant leurs propres travaux, - qui sans cesse perçaient de vifs rayons la brume obstinée des époques féodales.

Pardonnez-moi ces digressions, - et je vous tiendrai au courant du voyage que j'entreprends à la recherche de l'abbé de Bucquoy. Ce personnage excentrique et éternellement fugitif ne peut échapper toujours à une investigation rigoureuse.




2e lettre. Un paléographe. - Rapports de police en 1709. - Affaire Le Pileur. - Un drame domestique.


Il est certain que la plus grande complaisance règne à la Bibliothèque nationale. Aucun savant sérieux ne se plaindra de l'organisation actuelle; - mais quand un feuilletoniste ou un romancier se présente, "tout le dedans des rayons tremble". Un bibliographe, un homme appartenant à la science régulière savent juste ce qu'ils ont à demander. Mais l'écrivain fantaisiste, exposé à perpétrer un roman-feuilleton, fait tout déranger, et dérange tout le monde pur une idée biscornue qui lui passe par la tête.

C'est ici qu'il faut admirer la patience d'un conservateur, - l'employé secondaire est souvent trop jeune encore pour s'être fait à cette paternelle abnégation. Il vient parfois des gens grossiers qui se font une idée exagérée des droits que leur confère cet avantage de faire partie du public, - et qui parlent à un bibliothécaire avec le ton qu'on emploie pour se faire servir dans un café. - Eh bien, un savant illustre, un académicien, répondra à cet homme avec la résignation bienveillante d'un moine. Il supportera tout de lui de dix heures à deux heures et demie, inclusivement.

Prenant pitié de mon embarras, on avait feuilleté les catalogues, remué jusqu'à la réserve, jusqu'à l'amas indigeste des romans, - parmi lesquels avait pu se trouver classé par erreur l'abbé Bucquoy; tout d'un coup un employé s'écria: - Nous l'avons en hollandais! Il me lut ce titre: "Jacques de Bucquoy: - Evénements remarquables..."

- Pardon, fis-je observer, le livre que je cherche commence par "Evénement des plus rares..."

- Voyons encore, il peut y avoir une erreur de traduction: "...d'un voyage de seize années fait aux Indes. - Harlem, 1744."

- Ce n'est pas cela... et cependant le livre se rapporte à une époque où vivait l'abbé de Bucquoy; le prénom Jacques est bien le sien. Mais qu'est-ce que cet abbé fantastique a pu aller faire dans les Indes?

Un autre employé arrive: on s'est trompé dans l'orthographe du nom; ce n'est pas de Bucquoy; c'est du Bucquoy, et comme il peut avoir été écrit Dubucquoy, il faut recommencer toutes les recherches à la lettre D.

Il y avait véritablement de quoi maudire les particules des noms de famille! Dubucquoy, disais-je, serait un roturier... et le titre du livre le qualifie comte de Bucquoy!

Un paléographe qui travaillait à la table voisine leva la tête et me dit: "La particule n'a jamais été une preuve de noblesse; au contraire, le plus souvent, elle indique la bourgeoisie propriétaire, qui a commencé par ceux que l'on appelait les gens de franc-alleu. On les désignait par le nom de leur terre, et l'on distinguait même les branches diverses par la désinence variée des noms d'une famille. Les grandes familles historiques s'appellent Bouchard (Montmorency), Bozon (Périgord), Beaupoil (Saint-Aulaire), Capet (Bourbon), etc. Les de et les du sont pleins d'irrégularités et d'usurpations. Il y a plus: dans toute la Flandre et la Belgique, de est le même article que le der allemand, et signifie le. Ainsi, de Muller veut dire: le meunier, etc. - Voilà un quart de la France rempli de faux gentilshommes. Béranger s'est raillé lui-même très gaiement sur le de qui précède son nom, et qui indique l'origine flamande."

On ne discute pas avec un paléographe; on le laisse parler.

Cependant, l'examen de la lettre D dans les diverses séries de catalogues n'avait pas produit de résultat.

- D'après quoi supposez-vous que c'est du Bucquoy? Dis-je à l'obligeant bibliothécaire qui était venu en dernier lieu.

- C'est que je viens de chercher ce nom aux manuscrits dans le catalogue des archives de la police: 1709, est-ce l'époque?

- Sans doute; c'est l'époque de la troisième évasion du comte de Bucquoy.

- Du Bucquoy!...c'est ainsi qu'il est porté au catalogue des manuscrits. Montez avec moi, vous consulterez le livre même.

Je me suis vu bientôt maître de feuilleter un gros in-folio relié en maroquin rouge, et réunissant plusieurs dossiers de rapports de police de l'année 1709. Le second du volume portait ces noms: "Le Pileur, François Bouchard, dame de Boulanvilliers, Jeanne Massé, - comte du Bucquoy."

Nous tenons le loup par les oreilles, - car il s'agit bien là d'une évasion de la Bastille, et voici ce qu'écrit M. d'Argenson dans un rapport à M. de Pontchartrain:

"Je continue à faire chercher le prétendu comte du Buquoy dans tous les endroits qu'il vous a pleu de m'indiquer, mais on n'a peu en rien apprendre, et je ne pense pas qu'il soit à Paris."

Il y a dans ce peu de lignes quelque chose de rassurant et quelque chose de désolant pour moi. - Le comte de Buquoy ou de Bucquoy, sur lequel je n'avais que des données vagues ou contestables, prend, grâce à cette pièce, une existence historique certaine. Aucun tribunal n'a plus le droit de le classer parmi les héros du roman-feuilleton.

D'un autre côté, pourquoi M. d'Argenson écrit-il: le prétendu comte de Bucquoy?

Serait-ce un faux Bucquoy, - qui se serait fait passer pour l'autre... dans un but qu'il est bien difficile aujourd'hui d'apprécier?

Serait-ce le véritable, qui aurait caché son nom sous un pseudonyme?

Réduit à cette seule preuve, la vérité m'échappe, - et il n'y a pas un légiste qui ne fût fondé à contester même l'existence matérielle de l'individu!

Que répondre à un substitut qui s'écrierait devant le tribunal: "Le comte de Bucquoy est un personnage fictif, créé par la romanesque imagination de l'auteur!..." et qui réclamerait l'application de la loi, c'est-à-dire, peut-être un million d'amende! ce qui se multiplierait encore par la série quotidienne de numéros saisis, si on les laissait s'accumuler?

Sans avoir droit au beau nom de savant, tout écrivain est forcé parfois d'employer la méthode scientifique; je me mis donc à examiner curieusement l'écriture jaunie sur papier de Hollande du rapport signé d'Argenson. A la hauteur de cette ligne: "Je continue de faire chercher le prétendu comte...", il y avait sur la marge ces trois mots écrits au crayon, et tracés d'une main rapide et ferme: "L'on ne peut trop." Qu'est-ce que l'on ne peut trop? - Chercher l'abbé de Bucquoy, sans doute...

C'était aussi mon avis.

Toutefois, pour acquérir la certitude, en matière d'écritures, il faut comparer. Cette note se reproduisait sur une autre page à propos des lignes suivantes du même rapport:

"Les lanternes ont été posées sous les guichets du Louvre suivant votre intention, et je tiendrai la main à ce qu'elles soient allumées tous les soirs."

La phrase était terminée ainsi dans l'écriture du secrétaire, qui avait copié le rapport. Une autre main moins exercée avait ajouté à ces mots: "allumées tous les soirs", ceux-ci: "fort exactement.".

A la marge se retrouvaient ces mots de l'écriture évidemment du ministre Pontchartrain: "L'on ne peut trop."

La même note que pour l'abbé de Bucquoy.

Cependant, il est probable que M. de Pontchartrain variait ses formules. Voici autre chose:

"J'ai fait dire aux marchands de la foire Saint-Germain qu'ils aient à se conformer aux ordres du roy, qui défendent de donner à manger durant les heures qui conviennent à l'observation du jeusne, suivant les règles de l'Eglise."

Il y a seulement à la marge ce mot au crayon: "Bon."

Plus loin il est question d'un particulier, arrêté pour avoir assassiné une religieuse d'Evreux. On a trouvé sur lui une tasse, un cachet d'argent, des linges ensanglantés et un gand. - Il se trouve que cet homme est un abbé (encore un abbé!); mais les charges se sont dissipées, selon M. d'Argenson, qui dit que cet abbé est venu à Versailles pour y solliciter des affaires qui ne lui réussissent pas, puisqu'il est toujours dans le besoin. "Aincy, ajoute-t-il, je crois qu'on peut le regarder comme un visionnaire plus propre à renvoyer dans sa province qu'à tolérer à Paris, où il ne peut être qu'à charge au public."

Le ministre a écrit au crayon: "Qu'il luy parle auparavant." Terribles mots, qui ont peut-être changé la face de l'affaire du pauvre abbé.

Et si c'était l'abbé de Bucquoy lui-même! - Pas de nom; seulement un mot: Un particulier. - Il est question plus loin de la nommée Lebeau, femme du nommé Cardinal, connue pour une prostituée... Le sieur Pasquier s'intéresse à elle...

Au crayon, en marge: "A la maison de Force. Bon pour six mois."

Je ne sais si tout le monde prendrait le même intérêt que moi à dérouler ces pages terribles intitulées: Pièces diverses de police. Ce petit nombre de faits peint le point historique où se déroulera la vie de l'abbé fugitif. Et moi, qui le connais, ce pauvre abbé, - mieux peut être que ne pourront le connaître mes lecteurs, - j'ai frémi en tournant les pages de ces rapports impitoyables qui avaient passé sous la main de ces deux hommes, - d'Argenson et Pontchartrain.

Il y a un endroit où le premier écrit, après quelques protestations de dévouement:

"Je saurais même comme je dois recevoir les reproches et les réprimandes qu'il vous plaira de me faire..."

Le ministre répond, à la troisième personne, et, cette fois, en se servant d'une plume: "...Il ne les méritera pas quand il voudra; et je serais bien fâché de douter de son dévouement, ne pouvant douter de sa capacité."

Il restait une pièce dans ce dossier: "Affaire Le Pileur." Tout un drame effrayant se déroula sous mes yeux.

Ce n'est pas un roman.

Un drame domestique - Affaire Le Pileur.

L'action représente une de ces terribles scènes de famille qui se passent au chevet des morts, - dans ce moment si bien rendu jadis sur une scène des boulevards, - où l'héritier, quittant son masque de componction et de tristesse, se lève fièrement et dit aux gens de la maison: "Les clefs?"

Ici nous avons deux héritiers après la mort de Binet de Villiers: son frère Binet de Basse-Maison, légataire universel, et son beau-frère Le Pileur.

Deux procureurs, celui du défunt et celui de Le Pileur, travaillaient à l'inventaire, assistés d'un notaire et d'un clerc. Le Pileur se plaignit de ce qu'on n'avait pas inventorié un certain nombre de papiers que Binet de Basse-Maison déclarait de peu d'importance. Ce dernier dit à Le Pileur qu'il ne devait pas soulever de mauvais incidents et pouvait s'en rapporter à ce que dirait Châtelain, son procureur.

Mais Le Pileur répondit qu'il n'avait que faire de consulter son procureur; qu'il savait ce qui était à faire, et que s'il formait de mauvais incidents, il était assez gros seigneur pour les soutenir.

Basse-Maison, irrité de ce discours, s'approcha de Le Pileur et lui dit, en le prenant par les deux boutonnières du haut de son justaucorps, qu'il l'en empêcherait bien; - Le Pileur mit l'épée à la main, Basse-Maison en fit autant... Ils se portèrent d'abord quelques coups d'épée sans beaucoup s'approcher. La dame Le Pileur se jeta entre son mari et son frère; les assistants s'en mêlèrent et l'on parvint à les pousser chacun dans une chambre différente, que l'on ferma à clef.

Un moment après l'on entendit s'ouvrir une fenêtre; c'était Le Pileur qui criait à ses gens restés dans la cour "d'aller quérir ses deux neveux".

Les hommes de loi commençaient un procès-verbal sur le désordre survenu, quand les deux neveux entrèrent le sabre à la main. - C'étaient deux officiers de la maison du roi; ils repoussèrent les valets, et présentèrent la pointe aux procureurs et au notaire, demandant où était Basse-Maison.

On refusait de leur dire, quand Le Pileur cria de sa chambre: "A moi, mes neveux!"

Les neveux avaient déjà enfoncé la porte de la chambre de gauche, et accablaient de coups de plat de sabre l'infortuné Binet de Basse-Maison, lequel était, selon le rapport, "hasthmatique".

Le notaire, qui s'appelait Dionis, crut alors que la colère de Le Pileur serait satisfaite et qu'il arrêterait ses neveux; - il ouvrit donc la porte et lui fit ses remontrances. A peine dehors, Le Pileur s'écria: "On va voir beau jeu!" En arrivant derrière ses neveux, qui battaient toujours Basse-Maison, il lui porta un coup d'épée dans le ventre.

La pièce qui relate ces faits est suivie d'une autre plus détaillée, avec les dépositions de treize témoins, - dont les plus considérables étaient les deux procureurs et le notaire.

Il est juste de dire que ces treize témoins avaient lâché pied au moment critique. Aussi, aucun ne rapporte qu'il soit absolument certain que Le Pileur ait donné le coup d'épée.

Le premier procureur dit qu'il n'est sûr que d'avoir entendu de loin les coups de plat de sabre.

Le second dépose comme son confrère.

Un laquais nommé Barry s'avance davantage: - Il a vu le meurtre de loin par une fenêtre; mais il ne sait si c'était Le Pileur ou un habillé de gris blanc qui a donné à Basse-Maison un coup d'épée dans le ventre. Louis Calot, autre laquais, dépose à peu près de même.

Le dernier de ces treize braves, qui est le moins considérable, le clerc du notaire, a veu la dame Le Pileur faire main basse sur plusieurs des papiers du défunt. Il a ajouté qu'après la scène, Le Pileur est venu tranquillement chercher sa femme dans la salle où elle était, et "qu'il s'en alla dans son carrosse avec elle et les deux hommes qui avaient fait la violence".

La moralité manquerait à ce récit instructif, touchant les moeurs du temps, - si l'on ne lisait à la fin du rapport cette conclusion remarquable: "Il y a peu d'exemples d'une violence aussi odieuse et aussi criminelle... Cependant, comme les héritiers des deux frères morts se trouvent aussi beaux-frères du meurtrier, on peut craindre avec beaucoup d'apparence que cet assassinat ne demeure impuni et ne produise d'autre effet que de rendre le sieur Le Pileur beaucoup plus traitable sur des propositions d'accommoder qui lui seront faites de la part de ses cohéritiers, par rapport à leurs intérêts communs."

On a dit que dans le grand siècle, le plus petit commis écrivait aussi pompeusement que Bossuet. Il est impossible de ne pas admirer ce beau détachement du rapport qui fait espérer que le meurtrier deviendra plus traitable sur le règlement de ses intérêts... Quant au meurtre, à l'enlèvement des papiers, aux coups même, distribués probablement aux hommes de loi, ils ne peuvent être punis, parce que ni les parents ni d'autres n'en porteront plainte, - M. le Pileur étant trop grand seigneur pour ne pas soutenir même ses mauvais incidents...

Il n'est plus question ensuite de cette histoire, - qui m'a fait oublier un instant le pauvre abbé; - mais, à défaut d'enjolivements romanesques, on peut du moins découper des silhouettes historiques pour le fond du tableau. Tout déjà, pour moi, vit et se recompose. Je vois d'Argenson dans son bureau, Pontchartrain dans son cabinet, le Pontchartrain de Saint-Simon, qui se rendit si plaisant en se faisant appeler de Pontchartrain, et qui, comme bien d'autres, se vengeait du ridicule par la terreur.

Mais à quoi bon ces préparations? Me sera-t-il permis seulement de mettre en scène les faits, à la manière de Froissard ou de Monstrelet? - On me dirait que c'est le procédé de Walter Scott, un romancier, et je crains bien qu'il ne faille me borner à une analyse pure et simple de l'histoire de l'abbé de Bucquoy... quand je l'aurai trouvée.




3e lettre. Un conservateur de la Bibliothèque Mazarine. - La souris d'Athènes. - La Sonnette enchantée.


J'avais bon espoir: M. Ravenel devait s'en occuper; - ce n'était plus que huit jours à attendre. Et, du reste, je pouvais, dans l'intervalle, trouver encore le livre dans quelque autre bibliothèque publique.

Malheureusement, toutes étaient fermées, - hors la Mazarine. J'allai donc troubler le silence de ces magnifiques et froides galeries. Il y a là un catalogue fort complet, que l'on peut consulter soi-même, et qui, en dix minutes, vous signale clairement le oui ou le non de toute question. Les garçons eux-mêmes sont si instruits qu'il est presque toujours inutile de déranger les employés et de feuilleter le catalogue. Je m'adressai à l'un d'eux, qui fut étonné, chercha dans sa tête et me dit: "Nous n'avons pas le livre...; pourtant, j'en ai une vague idée."

Le conservateur est un homme plein d'esprit, que tout le monde connaît, et de science sérieuse. Il me reconnut. "Qu'avez-vous donc à faire de l'abbé de Bucquoy? est-ce pour un livret d'opéra? j'en ai vu un charmant de vous il y a dix ans; la musique était ravissante. Vous aviez là une actrice admirable... Mais la censure, aujourd'hui, ne vous laissera pas mettre au théâtre un abbé.

- C'est pour un travail historique que j'ai besoin du livre."

Il me regarda avec attention, comme on regarde ceux qui demandent des livres d'alchimie. "Je comprends, dit-il enfin; c'est pour un roman historique, genre Dumas."

- Je n'en ai jamais fait; je n'en veux pas faire: je ne veux pas grever les journaux où j'écris de quatre ou cinq cents francs par jour de timbre.... Si je ne sais pas faire de l'histoire, j'imprimerai le livre tel qu'il est!

Il hocha la tête et me dit: - Nous l'avons.

- Ah!

- Je sais où il est. Il fait partie du fonds de livres qui nous est venu de Saint-Germain-des-Prés. C'est pourquoi il n'est pas encore catalogué... Il est dans les caves.

- Ah! si vous étiez assez bon...

- Je vous le chercherai: donnez-moi quelques jours.

- Je commence le travail après-demain.

- Ah! c'est que tout cela est l'un sur l'autre: c'est une maison à remuer. Mais le livre y est: je l'ai vu.

- Ah! faites bien attention, dis-je, à ces livres du fonds de Saint-Germain-des-Prés, - à cause des rats... On en a signalé tant d'espèces nouvelles, sans compter le rat gris de Russie venu à la suite des Cosaques. Il est vrai qu'il a servi à détruire le rat anglais; mais on parle à présent d'un nouveau rongeur arrivé depuis peu. C'est la souris d'Athènes. Il paraît qu'elle peuple énormément, et que la race en a été apportée dans des caisses envoyées ici par l'Université que la France entretient à Athènes.

Le conservateur sourit de ma crainte et me congédia en me promettant tous ses soins.

La sonnette enchantée

Il m'est venu encore une idée: la Bibliothèque de l'Arsenal est en vacances; mais j'y connais un conservateur. - Il est à Paris: il a les clefs. Il a été autrefois très bienveillant pour moi, et voudra bien me communiquer exceptionnellement ce livre, qui est de ceux que sa bibliothèque possède en grand nombre.

Je m'étais mis en route. Une pensée terrible m'arrêta. C'était le souvenir d'un récit fantastique qui m'avait été fait il y a longtemps.

Le conservateur que je connais avait succédé à un vieillard célèbre, qui avait la passion des livres, et qui ne quitta que fort tard et avec grand regret ses chères éditions du dix-septième siècle; il mourut cependant, et le nouveau conservateur prit possession de son appartement.

Il venait de se marier, et reposait en paix près de sa jeune épouse, lorsque tout à coup il se sent réveillé, à une heure du matin, par de violents coups de sonnette. La bonne couchait à un autre étage. Le conservateur se lève et va ouvrir.

Personne.

Il s'informe dans la maison: tout le monde dormait; - le concierge n'avait rien vu.

Le lendemain, à la même heure, la sonnette retentit de la même manière avec une longue série de carillons.

Pas plus de visiteur que la veille. Le conservateur, qui avait été professeur quelque temps auparavant, suppose que c'est quelque écolier rancuneux, affligé de trop de pensums, qui se sera caché dans la maison, - ou qui aura même attaché un chat par la queue à un noeud coulant qui se serait relâché par l'effet de la traction...

Enfin, le troisième jour, il charge le concierge de se tenir sur le palier, avec une lumière, jusqu'au delà de l'heure fatale, et lui promet une récompense si la sonnerie n'a pas lieu.

A une heure du matin, le concierge voit avec consternation le cordon de sonnette se mettre en branle de lui-même, le gland rouge danse avec frénésie le long du mur. Le conservateur ouvre, de son côté, et ne voit devant lui que le concierge faisant des signes de croix.

- C'est l'âme de votre prédécesseur qui revient!

- L'avez-vous vu?

- Non! mais des fantômes, cela ne se voit pas à la chandelle.

- Eh bien, nous essayerons demain sans lumière.

- Monsieur, vous pourrez bien essayer tout seul...

Après mûre réflexion, le conservateur se décida à ne pas essayer de voir le fantôme, et probablement on fit dire une messe pour le vieux bibliophile, car le fait ne se renouvela plu.Et j'irais, moi, tirer cette même sonnette!... Qui sait si ce n'est pas le fantôme qui m'ouvrir?Cette bibliothèque est, d'ailleurs, pleine pour moi de tristes souvenirs: j'y ai connu trois conservateurs, - dont le premier était l'original du fantôme supposé; le second, si spirituel et si bon... qui fut un de mes tuteurs littéraires; le dernier, qui me révélait si complaisamment ses belles collections de gravures, et à qui j'ai fait présent d'un Faust, illustré de planches allemande!Non, je ne me déciderai pas facilement à retourner à l'Arsal.

D'ailleurs, nous avons encore à visiter les vieux libraires. Il y a France; il y a Merlin; il y a Techener...

M. France me dit: "Je connais bien le livre; je l'ai eu dans les mains dix fois... Vous pouvez le trouver par hasard sur les quais: je l'y ai trouvé pour dix sous."

Courir les quais plusieurs jours pour chercher un livre noté comme rare... J'ai mieux aimé aller chez Merlin. "Le Bucquoy? me dit son successeur; nous ne connaissons que cela; j'en ai même un sur ce rayon..."

Il est inutile d'exprimer ma joie. Le libraire m'apporta un livre in-I2, du format indiqué; seulement, il était un peu gros (649 pages). Je trouvai, en l'ouvrant, ce titre, en regard d'un portrait: "Eloge du comte de Bucquoy." Autour du portrait, on retrouvait en latin: COMES. A. BVCQVOY.

Mon illusion ne dura pas longtemps; c'était une histoire de la rébellion de Bohême, avec le portrait d'un Bucquoy en cuirasse, ayant barbe coupée à la mode de Louis XIII. C'est probablement l'aïeul du pauvre abbé. - Mais il n'était pas sans intérêt de posséder ce livre; car souvent les goûts et les traits de famille se reproduisent. Voilà un Bucquoy né dans l'Artois qui fait la guerre de Bohême; - sa figure révèle l'imagination et l'énergie, avec un grain de tendance au fantasque. L'abbé de Bucquoy a dû lui succéder comme les rêveurs succèdent aux hommes d'action.

Le canari

En me rendant chez Techener pour tenter une dernière chance, je m'arrêtai à la porte d'un oiselier. Une femme d'un certain âge, en chapeau, vêtue avec ce soin à demi luxueux qui révèle qu'on a vu de meilleurs jours, offrait au marchand de lui vendre un canari avec sa cage.

Le marchand répondit qu'il était bien embarrassé seulement de nourrir les siens. La vieille dame insistait d'une voix oppressée. L'oiselier lui dit que son oiseau n'avait pas de valeur. - La dame s'éloigna en soupirant.

J'avais donné tout mon argent pour les exploits en Bohême du comte de Bucquoy; sans cela, j'aurais dit au marchand: Rappelez cette dame, et dites-lui que vous vous décidez à acheter l'oiseau...

La fatalité qui me poursuit à propos des Bucquoy m'a laissé le remords de n'avoir pu le faire.

M. Techener m'a dit: Je n'ai plus d'exemplaires du livre que vous cherchez; mais je sais qu'il s'en vendra un prochainement dans la bibliothèque d'un amateur.

- Quel amateur?...

- X., si vous voulez, le nom ne sera pas sur le catalogue.

- Mais, si je veux acheter l'exemplaire maintenant?...

- On ne vend jamais d'avance les livres catalogués et classés dans les lots. La vente aura lieu le II novembre.

Le II novembre!

Hier, j'ai reçu une note de M. Ravenel, conservateur de la Bibliothèque, à qui j'avais été présenté. Il ne m'avait pas oublié, et m'instruisait du même détail. Seulement il paraît que la vente a été remise au 20 novembre.

Que faire d'ici là? - Et encore, à présent, le livre montera peut-être à un prix fabuleux...




4e lettre. Un manuscrit des Archives. - Angélique de Longueval. - Voyage à Compiègne. - Histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.


J'ai eu l'idée d'aller aux Archives de France où l'on m'a communiqué la généalogie authentique des Bucquoy. Leur nom patronymique est Longueval. En compulsant les dossiers nombreux qui se rattachent à cette famille, j'ai fait une trouvaille des plus heureuses.

C'est un manuscrit d'environ cent pages, au papier jauni, à l'encre déteinte, dont les feuilles sont réunies avec des faveurs d'un rose passé, et qui contient l'histoire d'Angélique de Longueval; j'en ai pris quelques extraits que je tâcherai de lier par une analyse fidèle. Une foule de pièces et de renseignements sur les Longueval et sur les Bucquoy m'ont renvoyé à d'autres pièces qui doivent exister à la Bibliothèque de Compiègne. - Le lendemain était le propre jour de la Toussaint; je n'ai pas manqué cette occasion de distraction et d'étude.

La vieille France provinciale est à peine connue, - de ces côtés surtout, - qui cependant font partie des environs de Paris. Au point où l'Ile-de-France, le Valois et la Picardie se rencontrent, - divisés par l'Oise et l'Aisne, au cours si lent et si paisible, - il est permis de rêver les plus belles bergeries du monde.

La langue des paysans eux-mêmes est du plus pur français, à peine modifié par une prononciation où les désinences des mots montent au ciel à la manière du chant de l'alouette... Chez les enfants cela forme comme un ramage. Il y a aussi dans les tournures de phrases quelque chose d'italien, - ce qui tient sans doute au long séjour qu'ont fait les Médicis et leur suite florentine dans ces contrées, divisées autrefois en apanages royaux et princiers.

Je suis arrivé hier au soir à Compiègne, poursuivant les Bucquoy sous toutes les formes, avec cette obstination lente qui m'est naturelle. Aussi bien les archives de Paris, où je n'avais pu prendre encore que quelques notes, eussent été fermées aujourd'hui, jour de la Toussaint.

A l'hôtel de la Cloche, célébré par Alexandre Dumas, on menait grand bruit, ce matin. Les chiens aboyaient, les chasseurs préparaient leurs armes; j'ai entendu un piqueur qui disait à son maître: "Voici le fusil de monsieur le marquis."

Il y a donc encore des marquis!

J'étais préoccupé d'une tout autre chasse... Je m'informai de l'heure à laquelle ouvrait la bibliothèque.

- Le jour de la Toussaint, me dit-on, elle est naturellement fermée.

- Et les autres jours?

- Elle ouvre de sept heures du soir à onze heures.

Je crains de me faire ici plus malheureux que je n'étais. J'avais une recommandation pour l'un des bibliothécaires, qui est en même temps un de nos bibliophiles les plus éminents. Non seulement il a bien voulu me montrer les livres de la ville, mais encore les siens. - parmi lesquels se trouvent de précieux autographes, tels que ceux d'une correspondance inédite de Voltaire, et un recueil de chansons mises en musique par Rousseau et écrites de sa main, dont je n'ai pu voir sans attendrissement la belle et nette exécution, - avec ce titre: Anciennes Chansons sur de nouveaux airs. Voici la première dans le style marotique:

Celui plus je ne suis que j'ai jadis été,

Et plus ne saurais jamais l'être:

Mon doux printemps et mon été

Ont fait le saut par la fenêtre, etc.

Cela m'a donné l'idée de revenir à Paris par Ermenonville, - ce qui est la route la plus courte comme distance et la plus longue comme temps, bien que le chemin de fer fasse un coude énorme pour atteindre Compiègne.

On ne peut parvenir à Ermenonville, ni s'en éloigner, sans faire au moins trois lieues à pied. - Pas une voiture directe. Mais demain, jour des Morts, c'est un pèlerinage que j'accomplirai respectueusement, - tout en pensant à la belle Angélique de Longueval.

Je vous adresse tout ce que j'ai recueilli sur elle aux Archives et à Compiègne, rédigé sans trop de préparation d'après les documents manuscrits et surtout d'après ce cahier jauni, entièrement écrit de sa main, qui est peut-être plus hardi, - étant d'une fille de grande maison, - que les Confessions mêmes de Rousseau.

Angélique de Longueval était fille d'un des plus grands seigneurs de Picardie. Jacques de Longueval, comte d'Haraucourt, son père, conseiller du roi en ses conseils, maréchal de ses camps et armées, avait le gouvernement du Châtelet et de Clermont-en-Beauvoisis. C'était dans le voisinage de cette dernière ville, au château de Saint-Rimault, qu'il laissait sa femme et sa fille, lorsque le devoir de ses charges l'appelait à la cour ou à l'armée.

Dès l'âge de treize ans, Angélique de Longueval, d'un caractère triste et rêveur, - n'ayant goût, comme elle le disait, ni aux belles pierres, ni aux belles tapisseries, ni aux beaux habits, ne respirait que la mort pour guérir son esprit. Un gentilhomme de la maison de son père en devint amoureux. Il jetait continuellement les yeux sur elle, l'entourait de ses soins, et bien qu'Angélique ne sût pas encore ce que c'était qu'Amour, elle trouvait un certain charme à la poursuite dont elle était l'objet.

La déclaration d'amour que lui fit ce gentilhomme resta même tellement gravée dans sa mémoire, que six ans plus tard, après avoir traversé les orages d'un autre amour, des malheurs de toute sorte, elle se rappelait encore cette première lettre et la retraçait mot pour mot. Qu'on me permette de citer ici ce curieux échantillon du style d'un amoureux de province au temps de Louis XIII.

Voici la lettre du premier amoureux de mademoiselle Angélique de Longueval:

"Je ne m'étonne plus de ce que les simples, sans la force des rayons du soleil, n'ont nulle vertu, puisque aujourd'hui j'ai été si malheureux que de sortir sans avoir vu cette belle aurore, laquelle m'a toujours mis en pleine lumière, et dans l'absence de laquelle je suis perpétuellement accompagné d'un cercle de ténèbres dont le désir d'en sortir, et celui de vous revoir, ma belle, m'a obligé, comme ne pouvant vivre sans vous voir, de retourner avec tant de promptitude, afin de me ranger à l'ombre de vos belles perfections, l'aimant desquelles m'a entièrement dérobé le coeur et l'âme; larcin toutefois que je révère, en ce qu'il m'a élevé en un lieu si saint et si redoutable, et lequel je veux adorer toute ma vie avec autant de zèle et de fidélité que vous êtes parfaite"Cette lettre ne porta pas bonheur au pauvre jeune homme qui l'avait écrite. En essayant de la glisser à Angélique, il fut surpris par le père, - et mourait à quatre jours de là, tué l'on ne dit pas comment.Le déchirement que cette mort fit éprouver à Angélique lui révéla l'Amour. Deux ans entiers elle pleura. Au bout de ce temps, ne voyant, dit-elle, d'autre remède à sa douleur que la mort ou une autre affection, elle supplia son père de la mener dans le monde. Parmi tant de seigneurs qu'elle y rencontrerait elle trouverait bien, pensait-elle, quelqu'un à mettre en son esprit à la place de ce mort éternel.Le comte d'Haraucourt ne se rendit pas, selon toute apparence, aux prières de sa fille, car parmi les personnes qui s'éprirent d'amour pour elle, nous ne voyons que des officiers domestiques de la maison paternelle. Deux, entre autres, M. de Saint-Georges, gentilhomme du comte, et Fargue, son valet de chambre, trouvèrent dans cette passion commune pour la fille de leur maître une occasion de rivalité qui eut un dénoûment tragique. Fargue, jaloux de la supériorité de son rival, avait tenu quelques discours sur son compte. M. de Saint-Georges l'apprend, appelle Fargue, lui remontre sa faute, et lui donne, en fin de compte, tant de coups de plat d'épée, que son arme en reste tordue. Plein de fureur, Fargue parcourt l'hôtel, cherchant une épée. Il rencontre le baron d'Haraucourt, frère d'Angélique: lui arrachant son épée, il court la plonger dans la gorge de son rival, que l'on relève expirant. Le chirurgien n'arrive que pour dire à Saint-Georges: "Criez merci à Dieu, car vous êtes mort." Pendant ce temps, Fargue s'était enfui.

Tels étaient les tragiques préambules de la grande passion qui devait précipiter la pauvre Angélique dans une série de malheurs.

HISTOIRE DE LA GRAND'TANTE DE L'ABBE DE BUCQUOY

Voici maintenant les premières lignes du manuscrit:

"Lorsque ma mauvaise fortune jura de continuer à ne plus me laisser en repos, ce fut un soir à Saint-Rimault, par un homme que j'avais connu il y avait plus de sept ans, et pratiqué deux ans entiers sans l'aimer. Ce garçon étant entré dans ma chambre sous prétexte du bien qu'il voulait à la demoiselle de ma mère nommée Beauregard, s'approcha de mon lit en me disant: "Vous plaît-il, madame?" et en s'approchant de plus près me dit ces paroles: "Ah! que je vous aime, il y a longtemps!" auxquelles paroles je répondis: "Je ne vous aime point, je ne vous hais point aussi; seulement, allez-vous-en, de peur que mon papa ne sache que vous êtes ici à ces heures."

"Le jour étant venu, je cherchai incontinent l'occasion de voir celui qui m'avait fait la nuit sa déclaration d'amour; et, le considérant, je ne le trouvai haïssable que de sa condition, laquelle lui donna tout ce jour-là une grande retenue, et il me regardait continuellement. Tous les jours ensuivants se passèrent avec de grands soins qu'il prenait de s'ajuster bien pour me plaire. Il est vrai aussi qu'il était fort aimable, et que ses actions ne procédaient pas du lieu d'où il était sorti, car il avait le coeur très haut et très courageux."

Ce jeune homme, comme nous l'apprend le récit d'un père célestin, cousin d'Angélique, se nommait La Corbinière et n'était autre que le fils d'un charcutier de Clermont-sur-Oise, engagé au service du comte d'Haraucourt. Il est vrai que le comte, maréchal des camps et armées du roi, avait monté sa maison sur un pied militaire, et chez lui les serviteurs, portant moustaches et éperons, n'avaient pour livrée que l'uniforme. Ceci explique jusqu'à un certain point l'illusion d'Angélique.

Elle vit avec chagrin partir La Corbinière, qui s'en allait, à la suite de son maître, retrouver à Charleville monseigneur de Longueville, malade d'une dysenterie. - Triste maladie, pensait naïvement la jeune fille, triste maladie, qui l'empêchait de voir celui "dont l'affection ne lui déplaisait pas". Elle le revit plus tard à Verneuil. Cette rencontre se fit à l'église. Le jeune homme avait gagné de belles manières à la cour du duc de Longueville. Il était vêtu de drap d'Espagne gris de perle, avec un collet de point coupé et un chapeau gris orné de plumes gris de perle et jaunes. Il s'approcha d'elle un moment sans que personne le remarquât et lui dit: "Prenez, madame, ces bracelets de senteur que j'ai apportés de Charleville, où il m'a grandement ennuyé."

La Corbinière reprit ses fonctions au château. Il feignait toujours d'aimer la chambrière Beauregard, et lui faisait accroire qu'il ne venait chez sa maîtresse que pour elle. "Cette simple fille, - dit Angélique, - le croyait fermement... Ainsi, nous passions deux ou trois heures à rire tous trois ensemble tous les soirs, dans le donjon de Verneuil, en la chambre tendue de blanc."

La surveillance et les soupçons d'un valet de chambre nommé Dourdillie interrompirent ces rendez-vous. Les amoureux ne purent plus correspondre que par lettres. Cependant, le père d'Angélique, étant allé à Rouen pour retrouver le duc de Longueville, dont il était le lieutenant, - La Corbinière s'échappa la nuit, monta sur une muraille par une brèche, et, arrivé près de la fenêtre d'Angélique, jeta une pierre à la vitre.

La demoiselle le reconnut et dit, en dissimulant encore, à sa chambrière Beauregard: "Je crois que votre amoureux est fou. Allez vitement lui ouvrir la porte de la salle basse qui donne dans le parterre, car il y est entré. Cependant, je vais m'habiller et allumer de la chandelle."

Il fut question de donner à souper au jeune homme, "lequel ne fut que de confitures liquides. Toute cette nuit, - ajoute la demoiselle, - nous la passâmes tous trois à rire."

Mais, ce qu'il y a eu de malheureux pour la pauvre Beauregard, c'est que la demoiselle et La Corbinière se riaient surtout en secret de la confiance qu'elle avait d'être aimée de lui.

Le jour venu, on cacha le jeune homme dans la chambre dite du Roy, où jamais personne n'entrait; - puis à la nuit on l'allait quérir. "Son manger, dit Angélique, fut, ces trois jours, de poulet frais que je lui portais entre ma chemise et ma cotte. "

La Corbinière fut forcé enfin d'aller rejoindre le comte, qui alors séjournait à Paris. Un an se passa, pour Angélique, dans une mélancolie, - distraite seulement par les lettres qu'elle écrivait à son amant. "Je n'avais pas d'autre divertissement, dit-elle, car les belles pierres, ni les belles tapisseries et beaux habits, sans la conversation des honnêtes gens, ne me pouvaient plaire... Notre revue fut à Saint-Rimault, avec des contentements si grands, que personne ne peut le savoir que ceux qui ont aimé. Je le trouvai encore plus aimable dans cet habit, qu'il 'avait, d'écarlate..."

Les rendez-vous du soir recommencèrent. Le valet Dourdillie n'était plus au château, et sa chambre était occupée par un fauconnier nommé Lavigne qui faisait semblant de ne s'apercevoir de rien.

Les relations se continuèrent ainsi, toujours chastement, du reste, - et ne laissant regretter que les mois d'absence de La Corbinière, forcé souvent de suivre le comte aux lieux où l'appelait son service militaire. "Dire, écrit Angélique, tous les contentements que nous eûmes en trois ans de temps en France, il serait impossible."

Un jour, La Corbinière devint plus hardi. Peut-être les compagnies de Paris l'avaient-elles un peu gâté. - Il entra dans la chambre d'Angélique fort tard. Sa suivante était couchée à terre, elle dans son lit. Il commença par embrasser la suivante d'après la supposition habituelle, puis il dit: "Il faut que je fasse peur à madame."

"Alors, ajoute Angélique, - comme je dormais, il se glissa tout d'un temps en mon lit, avec seulement un caleçon. Moi, plus effrayée que contente, je le suppliai par la passion qu'il avait pour moi, de s'en aller bien vite parce qu'il était impossible de marcher ni de parler dans ma chambre que mon papa ne l'entendît. J'eus beaucoup de peine à le faire sortir."

L'amoureux, un peu confus, retourna à Paris. Mais, à son retour, l'affection mutuelle s'était encore augmentée; - et les parents en avaient quelque soupçon vague. - La Corbinière se cacha sous un grand tapis de Turquie recouvrant une table, un jour que la demoiselle était couchée dans la chambre dite du Roi, "et vint se mettre près d'elle". Cinquante fois elle le supplia, craignant de voir son père entrer. - Du reste, même endormis l'un près de l'autre, leurs caresses étaient pures...




5e lettre. Suite de l'histoire de la grand'tante de l'abbé de Bucquoy.


C'était l'esprit du temps, - où la lecture des poètes italiens faisait régner encore, dans les provinces surtout, un platonisme digne de celui de Pétrarque. On voit des traces de ce genre d'esprit dans le style de la belle pénitente à qui nous devons ces confessions.

Cependant, le jour étant venu, La Corbinière sortit un peu tard par la grande salle. Le comte, qui s'était levé de bonne heure, l'aperçut, sans pouvoir être sûr au juste qu'il sortît de chez sa fille, mais le soupçonnant très fort.

"Ce pourquoi, ajoute la demoiselle, mon très cher papa resta ce jour-là très mélancolique et ne faisait autre que de parler avec maman; pourtant l'on ne me dit rien du tout." Le troisième jour, le comte était obligé de se rendre aux funérailles de son beau-frère Manicamp. Il se fit suivre de La Corbinière, - ainsi que d'un fils, d'un palefrenier et de deux laquais, et se trouvant au milieu de la forêt de Compiègne, il s'approcha tout à coup de l'amoureux, lui tira par surprise l'épée du baudrier, et, lui mettant le pistolet sur la gorge, dit au laquais: "Otez les éperons à ce traître, et vous en allez un peu devant..."

Interruption

Je ne voudrais pas imiter ici le procédé des narrateurs de Constantinople ou des conteurs du Caire, qui, par un artifice vieux comme le monde, suspendent une narration à l'endroit le plus intéressant, afin que la foule revienne le lendemain au même café. - L'histoire de l'abbé Bucquoy existe; je finirai par la trouver.

Seulement, je m'étonne que dans une ville comme Paris, centre des lumières, et dont les bibliothèques publiques contiennent deux millions de livres, on ne puisse rencontrer un livre français, que j'ai pu lire à Francfort, - et que j'avais négligé d'acheter.

Tout disparaît peu à peu, grâce au système de prêt des livres, - et aussi parce que la race des collectionneurs littéraires et artistiques ne s'est pas renouvelée depuis la Révolution. Tous les livres curieux volés, achetés ou perdus, se retrouvent en Hollande, en Allemagne et en Russie. - Je crains un long voyage dans cette saison, et je me contente de faire encore des recherches dans un rayon de quarante kilomètres autour de Paris.

J'ai appris que la poste de Senlis avait mis dix-sept heures pour vous transmettre une lettre qui, en trois heures, pouvait être rendue à Paris. Je pense que cela ne tient pas à ce que je sois mal vu dans ce pays, où j'ai été élevé; mais voici un détail curieux:

Il y a quelques semaines, je commençais déjà à faire le plan du travail que vous voulez bien publier, et je faisais quelques recherches préparatoires sur les Bucquoy, - dont le nom a toujours résonné dans mon esprit comme un souvenir d'enfance. Je me trouvais à Senlis avec un ami, un ami breton, très grand et à la barbe noire. Arrivés de bonne heure par le chemin de fer, qui s'arrête à Saint-Maixent, et ensuite par un omnibus, qui traverse les bois, en suivant la vieille route de Flandre, - nous eûmes l'imprudence d'entrer au café le plus apparent de la ville, pour nous y réconforter.

Ce café était plein de gendarmes, dans l'état gracieux qui, après le service, leur permet de prendre quelques divertissements. Les uns jouaient aux dominos, les autres au billard.

Ces militaires s'étonnèrent sans doute de nos façons et de nos barbes parisiennes. Mais ils n'en manifestèrent rien ce soir-là.

Le lendemain, nous déjeunions à l'hôtel excellent de la Truite qui file (je vous prie de croire que je n'invente rien), lorsqu'un brigadier vint nous demander très poliment nos passeports.

Pardon de ces minces détails, - mais cela peut intéresser tout le monde...

Nous lui répondîmes à la manière dont un certain soldat répondit à la maréchaussée, - selon une chanson de ce pays-là même... (J'ai été bercé avec cette chanson.)

On lui a demandé:

Où est votre congé?

- Le congé que j'ai pris,

Il est sous mes souliers!

La réponse est jolie. Mais le refrain est terrible:

Spiritus sanctus,

Quoniam bonus!

Ce qui indique suffisamment que le soldat n'a pas bien fini... Notre affaire a eu un dénoûment moins grave. Aussi, avions-nous répondu très honnêtement qu'on ne prenait pas d'ordinaire de passeport pour visiter la grande banlieue de Paris. Le brigadier avait salué sans faire d'observation.

Nous avions parlé à l'hôtel d'un dessein vague d'aller à Ermenonville. Puis, le temps étant devenu mauvais, l'idée a changé, et nous sommes allés retenir nos places à la voiture de Chantilly, qui nous rapprochait de Paris.

Au moment de partir, nous voyons arriver un commissaire orné de deux gendarmes qui nous dit: "Vos papiers? "

Nous répétons ce que nous avions dit déjà.

- Hé bien! messieurs, dit ce fonctionnaire, vous êtes en état d'arrestation.

Mon ami le Breton fronçait le sourcil, ce qui aggravait notre situation.

Je lui ai dit: Calme-toi. Je suis presque un diplomate... J'ai vu de près, - à l'étranger, - des rois, des pachas et même des padischas, et je sais comment on parle aux autorités.

- Monsieur le commissaire, dis-je alors (parce qu'il faut toujours donner leurs titres aux personnes), j'ai fait trois voyages en Angleterre, et l'on ne m'a jamais demandé de passeport que pour me conférer le droit de sortir de France... Je reviens d'Allemagne, où j'ai traversé dix pays souverains, y compris la Hesse: - on ne m'a pas même demandé mon passeport en Prusse.

- Eh bien! je vous le demande en France.

- Vous savez que les malfaiteurs ont toujours des papiers en règle...

- Pas toujours...

Je m'inclinai.

- J'ai vécu sept ans dans ce pays; j'y ai même quelques restes de propriétés...

- Mais vous n'avez pas de papiers?

- C'est juste... Croyez-vous maintenant que des gens suspects iraient prendre un bol de punch dans un café où les gendarmes font leur partie le soir?

- Cela pourrait être un moyen de se déguiser mieux.

Je vis que j'avais affaire à un homme d'esprit.

- Eh bien! monsieur le commissaire, ajoutai-je, je suis tout bonnement un écrivain; je fais des recherches sur la famille des Bucquoy de Longueval, et je veux préciser la place, ou retrouver les ruines des châteaux qu'ils possédaient dans la province.

Le front du commissaire s'éclaircit tout à coup:

- Ah! vous vous occupez de littérature? Et moi aussi, monsieur! J'ai fait des vers dans ma jeunesse... une tragédie.

Un péril succédait à un autre; - le commissaire paraissait disposé à nous inviter à dîner pour nous lire sa tragédie. Il fallut prétexter des affaires à Paris pour être autorisé à monter dans la voiture de Chantilly, dont le départ était suspendu par notre arrestation.

Je n'ai pas besoin de vous dire que je continue à ne vous donner que des détails exacts sur ce qui m'arrive dans ma recherche assidue.

Ceux qui ne sont pas chasseurs ne comprennent point assez la beauté des paysages d'automne. - En ce moment, malgré la brume du matin, nous apercevons des tableaux dignes des grands maîtres flamands. Dans les châteaux et dans les musées, on retrouve encore l'esprit des peintres du Nord. Toujours des points de vue aux teintes roses ou bleuâtres dans le ciel, aux arbres à demi effeuillés, - avec des champs dans le lointain ou sur le premier plan des scènes champêtres.

Le voyage à Cythère de Watteau a été conçu dans les brumes transparentes et colorées de ce pays. C'est une Cythère calquée sur un îlot de ces étangs créés par les débordements de l'Oise et de l'Aisne, - ces rivières si calmes et si paisibles en été.

Le lyrisme de ces observations ne doit pas vous étonner; - fatigué des querelles vaines et des stériles agitations de Paris, je me repose en revoyant ces campagnes si vertes et si fécondes; - je reprends des forces sur cette terre maternelle.

Quoi qu'on puisse dire philosophiquement, nous tenons au sol par bien des liens. On n'emporte pas les cendres de ses pères à la semelle de ses souliers, - et le plus pauvre garde quelque part un souvenir sacré qui lui rappelle ceux qui l'ont aimé. Religion ou philosophie, tout indique à l'homme ce culte éternel des souvenirs.




6e lettre. Le jour des Morts. - Senlis. - Les tours des Romains. - Les jeunes filles. - Delphine.


C'est le jour des Morts que je vous écris; - pardon de ces idées mélancoliques. Arrivé à Senlis la veille, j'ai passé par les paysages les plus beaux et les plus tristes qu'on puisse voir dans cette saison. La teinte rougeâtre des chênes et des trembles sur le vert foncé des gazons, les troncs blancs des bouleaux se détachant du milieu des bruyères et des broussailles, - et surtout la majestueuse longueur de cette route de Flandre, qui s'élève parfois de façon à vous faire admirer un vaste horizon de forêts brumeuses, tout cela m'avait porté à la rêverie. En arrivant à Senlis, j'ai vu la ville en fête. Les cloches, - dont Rousseau aimait tant le son lointain, - résonnaient de tous côtés; les jeunes filles se promenaient par compagnies dans la ville, ou se tenaient devant les portes des maisons en souriant et caquetant. Je ne sais si je suis victime d'une illusion: je n'ai pu rencontrer encore une fille laide à Senlis... celles-là peut-être ne se montrent pas!

Non: - le sang est beau généralement, ce qui tient sans doute à l'air pur, à la nourriture abondante, à la qualité des eaux. Senlis est une ville isolée de ce grand mouvement du chemin de fer du Nord qui entraîne les populations vers l'Allemagne. - Je n'ai jamais su pourquoi le chemin de fer du Nord ne passait pas par nos pays, - et faisait un coude énorme qui encadre en partie Montmorency, Luzarches, Gonesse et autres localités, privées du privilège qui leur aurait assuré un trajet direct. Il est probable que les personnes qui ont institué ce chemin auront tenu à le faire passer par leurs propriétés. - Il suffit de consulter la carte pour apprécier la justesse de cette observation.

Il est naturel, un jour de fête à Senlis, d'aller voir la cathédrale. Elle est fort belle, et nouvellement restaurée, avec l'écusson semé de fleurs de lis qui représente les armes de la ville, et qu'on a eu soin de replacer sur la porte latérale. L'évêque officiait en personne, - et la nef était remplie des notabilités châtelaines et bourgeoises qui se rencontrent encore dans cette localité.

Les jeunes filles

En sortant, j'ai pu admirer, sous un rayon de soleil couchant, les vieilles tours des fortifications romaines, à demi démolies et revêtues de lierre. - En passant près du prieuré, j'ai remarqué un groupe de petites filles qui s'étaient assises sur les marches de la porte.

Elles chantaient sous la direction de la plus grande, qui, debout devant elles, frappait des mains en réglant la mesure.

- Voyons, mesdemoiselles, recommençons; les petites ne vont pas!... Je veux entendre cette petite-là qui est à gauche, la première sur la seconde marche: - Allons, chante toute seule.

Et la petite se met à chanter avec une voix faible, mais bien timbrée:

Les canards dans la rivière... etc.

Encore un air avec lequel j'ai été bercé. Les souvenirs d'enfance se ravivent quand on a atteint la moitié de la vie. - C'est comme un manuscrit palimpseste dont on fait reparaître les lignes par des procédés chimiques.

Les petites filles reprirent ensemble une autre chanson, - encore un souvenir:

Trois filles dedans un pré...

Mon coeur vole! (bis)

Mon coeur vole à votre gré!

"Scélérats d'enfants! dit un brave paysan qui s'était arrêté près de moi à les écouter... Mais vous êtes trop gentilles!... Il faut danser à présent."

Les petites filles se levèrent de l'escalier et dansèrent une danse singulière qui m'a rappelé celle des filles grecques dans les îles.

Elles se mettent toutes, - comme on dit chez nous, - à la queue leleu; puis un jeune garçon prend les mains de la première et la conduit en reculant, pendant que les autres se tiennent les bras, que chacune saisit derrière sa compagne. Cela forme un serpent qui se meut d'abord en spirale et ensuite en cercle, et qui se resserre de plus en plus autour de l'auditeur, obligé d'écouter le chant, et quand la ronde se resserre, d'embrasser les pauvres enfants, qui font cette gracieuseté à l'étranger qui passe.

Je n'étais pas un étranger, mais j'étais ému jusqu'aux larmes en reconnaissant, dans ces petites voix, des intonations, des roulades, des finesses d'accent, autrefois entendues, - et qui, des mères aux filles, se conservent les mêmes...

La musique, dans cette contrée, n'a pas été gâtée par l'imitation des opéras parisiens, des romances de salon ou des mélodies exécutées par les orgues. On en est encore, à Senlis, à la musique du XVIe siècle, conservée traditionnellement depuis les Médicis. L'époque de Louis XIV a aussi laissé des traces. Il y a, dans les souvenirs des filles de la campagne, des complaintes - d'un mauvais goût ravissant. On trouve là des restes de morceaux d'opéras, du XVIe siècle, peut-être, - ou d'oratorios du XVIIe.

Delphine

J'ai assisté autrefois à une représentation donnée à Senlis dans une pension de demoiselles.

On jouait un mystère, - comme aux temps passés. - La vie du Christ avait été représentée dans tous ses détails, et la scène dont je me souviens était celle où l'on attendait la descente du Christ dans les enfers.

Une très belle fille blonde parut avec une robe blanche, une coiffure de perles, une auréole et une épée dorée, sur un demi-globe, qui figurait un astre éteint.

Elle chantait:

Anges! descendez promptement,

Au fond du purgatoire!...

Et elle parlait de la gloire du Messie, qui allait visiter ces sombres lieux. - Elle ajoutait:

Vous le verrez distinctement

Avec une couronne...

Assis dessus un trône!


Ceci se passait dans une époque monarchique. La demoiselle blonde était d'une des plus grandes familles du pays et s'appelait Delphine. - Je n'oublierai jamais ce nom!

... Le sire de Longueval dit à ses gens: "Fouillez ce traître, car il a des lettres de ma fille", - et il ajoutait en lui parlant: "Dis, perfide, d'où venais-tu quand tu sortais si bonne heure de la grand'salle?"

"Je venais, disait-il, de la chambre de M. de La Porte, et ne sais ce que vous voulez me dire de lettres."

Heureusement La Corbinière avait brûlé les lettres précédemment reçues, de sorte qu'on ne trouva rien. Cependant le comte de Longueval dit à son fils, - en tenant toujours le pistolet à la main: - Coupe-lui la moustache et les cheveux!

Le comte s'imaginait qu'après cette opération, La Corbinière ne plairait plus à sa fille.

Voici ce qu'elle a écrit à ce sujet:

"Ce garçon, se voyant de cette sorte, voulut mourir, car il croyait, en effet, que je ne l'aimerais plus; mais, au contraire, lorsque je le vis en cet état pour l'amour de moi, mon affection redoubla de telle sorte que j'avais juré, si mon père le traitait plus mal, de me tuer devant lui; - lequel usa de prudence, comme homme d'esprit qu'il était, car, sans éclater davantage, il l'envoya avec un bon cheval en Beauvoisis, avertir ces messieurs les gendarmes de se tenir prêts à venir en garnison à Orbaix."

La demoiselle ajoute:

"Le mauvais traitement que lui avait fait mon père, et le commandement qu'il lui avait enjoint de se tenir dans les bornes de son devoir, ne purent empêcher qu'il ne passât toute cette nuit-là avec moi par cette invention: mon père lui ayant commandé de s'en aller en Beauvoisis, il monta à cheval, et au lieu de s'en aller vivement, il s'arrêta dans le bois de Guny jusqu'à ce qu'il fût nuit, et alors il s'en vint chez Tancar, à Coucy-la-Ville, et lorsqu'il eut soupé, il prit ses deux pistolets et s'en vint à Verneuil, grimper par le petit jardin, où je l'attendais avec assurance et sans peur, sachant qu'on croyait qu'il fût bien loin. Je le menai dans ma chambre; alors il me dit: "Il ne faut pas perdre cette bonne occasion sans nous embrasser: c'est pourquoi il faut nous déshabiller... Il n'y a nul danger."

La Corbinière fit une maladie, ce qui rendit le comte moins sévère envers lui; - mais pour l'éloigner de sa fille, il lui dit: "Il vous en faut aller à la garnison à Orbaix, car déjà les autres gendarmes y sont."

Ce qu'il fit avec grand déplaisir.

A Orbaix, le fauconnier du comte ayant envoyé à Verneuil son valet, nommé Toquette, La Corbinière lui donna une lettre pour Angélique de Longueval. Mais, craignant qu'elle ne fût vue, il lui recommanda de la mettre sous une pierre avant d'entrer au château, afin que si on le fouillait on ne trouvât rien.

Une fois admis, il devenait très simple d'aller quérir la lettre sous la pierre, et de la remettre à la demoiselle. Le petit garçon fit bien son message, et, s'approchant d'Angélique de Longueval, lui dit: "J'ai quelque chose pour vous."

Elle eut un grand contentement de cette lettre. Il témoignait qu'il avait quitté de grands avantages en Allemagne pour venir la voir, et qu'il lui était impossible de vivre sans qu'elle lui donnât commodité de la voir.

Ayant été menée par son frère au château de la Neuville, Angélique dit à un laquais qui était à sa mère et qui s'appelait Court-Toujours: - "Oblige-moi d'aller trouver La Corbinière, lequel est revenu d'Allemagne, et lui porte cette lettre de ma part bien secrètement."




7e lettre. Observations. - Le roi Loys. - Dessous les rosiers blancs.


Avant de parler des grandes résolutions d'Angélique de Longueval, je demande la permission de placer encore un mot. Ensuite, je n'interromprai plus que rarement le récit. Puisqu'il nous est défendu de faire du roman historique, nous sommes forcé de servir la sauce sur un autre plat que le poisson; - c'est-à-dire les descriptions locales, le sentiment de l'époque, l'analyse des caractères, - en dehors du récit matériellement vrai.

Je me rends compte difficilement du voyage qu'a fait La Corbinière en Allemagne. La demoiselle de Longueval n'en dit qu'un mot. A cette époque, on appelait l'Allemagne les pays situés dans la haute Bourgogne, - où nous avons vu que M. de Longueville avait été malade de la dysenterie. Probablement La Corbinière était allé quelque temps près de lui.

Quant au caractère des pères de la province que je parcours, il a été éternellement le même si j'en crois les légendes que j'ai entendu chanter dans ma jeunesse. C'est un mélange de rudesse et de bonhomie tour patriarcal. Voici une des chansons que j'ai pu recueillir dans ce vieux pays de l'Ile-de-France, qui, du Parisis, s'étend jusqu'aux confins de la Picardie:

Le roy Loys est sur son pont

Tenant sa fille en son giron.

Elle lui demande un cavalier.


Qui n'a pas vaillant six deniers!

- Oh! oui, mon père, je l'aurai

Malgré ma mère qui m'a portée.

Aussi malgré tous mes parents

Et vous, mon père... que j'aime tant!

- Ma fille, il faut changer d'amour,

Ou vous entrerez dans la tour...


- J'aime mieux rester dans la tour,

Mon père! que de changer d'amour!

- Vite... où sont mes estafiers,

Aussi bien que mes gens de pied?

Qu'on mène ma fille à la tour,

Elle n'y verra jamais le jour!

Elle y resta sept ans passés

Sans que personne pût la trouver

Au bout de la septième année

Son père vint la visiter.

- Bonjour, ma fille! comme vous en va?

- Ma foi, mon père... ça va bien mal;

J'ai les pieds pourris dans la terre,

Et les cotés mangés des vers.

Ma fille, il faut changer d'amour

Ou vous resterez dans la tour.

- J'aime mieux rester dans la tour,

Mon père, que de changer d'amour!

Nous venons de voir le père féroce; - voici maintenant le père indulgent.

Il est malheureux de ne pouvoir vous faire entendre les airs, - qui sont aussi poétiques que ces vers, mêlés d'assonances, dans le goût espagnol, sont musicalement rythmés:

Dessous le rosier blanc

La belle se promène...

Blanche comme la neige.

Belle comme le jour:

Au jardin de son père

Trois cavaliers l'ont pris.

On a gâté depuis cette légende en y refaisant des vers, et en prétendant qu'elle était du Bourbonnais. On l'a même dédiée, avec de jolies illustrations, à l'ex-reine des Français... Je ne puis vous la donner entière; voici encore les détails dont je me souviens:

Trois capitaines passent à cheval près du rosier blanc:

Le plus jeune des trois

La prit par sa main blanche:

- Montez, montez la belle,

Dessus mon cheval gris.

On voit encore, par ces quatre vers, qu'il est possible de ne pas rimer en poésie; - c'est ce que savent les Allemands, qui, dans certaines pièces, emploient seulement les longues et les brèves, à la manière antique.

Les trois cavaliers et la jeune fille, montée en croupe derrière le plus jeune, arrivent à Senlis. "Aussitôt arrivés, l'hôtesse la regarde":

Entrez, entrez, la belle;

Entrez sans plus de bruit,

Avec trois capitaines

Vous passerez la nuit!

Quand la belle comprend qu'elle a fait une démarche un peu légère, - après avoir présidé au souper, elle fait la morte, et les trois cavaliers sont assez naïfs pour se prendre à cette feinte. - Ils se disent: "Quoi! notre mie est morte!" et se demandent où il faut la reporter:

Au jardin de son père!

dit le plus jeune; et c'est sous le rosier blanc qu'ils vont déposer le corps.

Le narrateur continue:

Et au bout de trois jours

La belle ressuscite!

- Ouvrez, ouvrez, mon père,

Ouvrez, sans plus tarder;

Trois jours j'ai fait la morte

Pour mon honneur garder.

Le père est en train de souper avec toute la famille. On accueille avec joie la jeune fille dont l'absence avait beaucoup inquiété ses parents depuis trois jours, - et il est probable qu'elle se maria plus tard fort honorablement.

Revenons à Angélique de Longueval.

"Mais pour parier de la résolution que je fis de quitter ma patrie, elle fut en cette sorte: lorsque celui qui était allé au Maine fut revenu à Verneuil, mon père lui demanda avant le souper: "Avez-vous force d'argent?" A quoi il répondit: "J'ai tant." Mon père, non content, prit un couteau sur la table, parce que le couvert était mis, et se jetant sur lui pour le blesser, ma mère et moi y accourûmes; mais déjà celui qui devait être cause de tant de peine, s'était blessé lui-même au doigt en voulant ôter le couteau à mon père... et encore qu'il ait reçu ce mauvais traitement, l'amour qu'il avait pour moi l'empêchait de s'en aller, comme était son devoir.

"Huit jours se passèrent que mon père ne lui disait ni bien ni mal, pendant lequel temps il me sollicitait par lettres de prendre résolution de nous en aller ensemble, à quoi je n'étais encore résolue; mais les huit jours étant passés, mon père lui dit dans le jardin: "Je m'étonne de votre effronterie, que vous restiez encore dans ma maison après ce qui s'est passé; allez-vous-en vitement, et ne venez jamais à pas une de mes maisons, car vous ne serez jamais le bienvenu."

"Il s'en vint donc vitement faire seller un cheval qu'il avait, et monta à sa chambre pour y prendre ses hardes; il m'avait fait signe de monter à la chambre d'Haraucourt, où dans l'antichambre il y avait une porte fermée, où l'on pouvait néanmoins parler. Je m'y en allai vitement et il me dit ces paroles: "C'est cette fois qu'il faut prendre résolution, ou bien vous ne me verrez jamais."

"Je lui demandai trois jours pour y penser; il s'en alla donc à Paris et revint au bout de trois jours à Verneuil, pendant lequel temps je fis tout ce que je pus pour me pouvoir résoudre à laisser cette affection, mais il me fut impossible, encore que toutes les misères que j'ai souffertes se présentèrent devant mes yeux avant de partir. L'amour et le désespoir passèrent sur toutes ces considérations; me voilà donc résolue."

Au bout de trois jours, La Corbinière vint au château et entra par le petit jardin. Angélique de Longueval l'attendait dans le petit jardin et entra par la chambre basse, où il fut ravi de joie en apprenant la résolution de la demoiselle.

Le départ fut fixé au premier dimanche de carême, et elle lui dit, sur l'observation qu'il fit, "qu'il fallait avoir de l'argent et un cheval", qu'elle ferait ce qu'elle pourrait.

Angélique chercha dans son esprit le moyen d'avoir de la vaisselle d'argent, car pour de la monnaie il n'y fallait pas songer, le père ayant tout son argent avec lui à Paris.

Le jour venu, elle dit à un palefrenier nommé Breteau:

"Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons, cette nuit, quérir du taffetas pour me faire un corps-de-cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève; et ne t'étonne pas si je te le demande pour la nuit, car c'est afin qu'elle ne te crie."

Le palefrenier consentit à la volonté de sa demoiselle. Il s'agissait encore d'avoir la clef de la première porte du château. Elle dit au portier qu'elle voulait faire sortir quelqu'un de nuit pour aller chercher quelque chose à la ville et qu'il ne fallait pas que madame le sût..., qu'ainsi il ôtât du trousseau de clefs celle de la première porte, et qu'elle ne s'en apercevrait pas.

Le principal était d'avoir l'argenterie. La comtesse qui, ainsi que le dit sa fille, semblait en ce moment "inspirée de Dieu", dit au souper à celle qui l'avait en garde: "Huberde, à cette heure que M. d'Haraucourt n'est point ici, serrez presque toute la vaisselle d'argent dans ce coffre et m'apportez la clef."

La demoiselle changea de couleur, - et il fallut remettre le jour du départ. Cependant, sa mère étant allée se promener dans la campagne le dimanche suivant, elle eut l'idée de faire venir un maréchal du village pour lever la serrure du coffre, - sous prétexte que la clef était perdue.

"Mais, dit-elle, ce ne fut pas tout, car mon frère le chevalier, qui était seul resté avec moi, et qui était petit, me dit, lorsqu'il vit que j'avais donné des commissions à tous, et que j'avais fermé moi-même la première porte du château: "Ma soeur, si vous voulez voler papa et maman, pour moi, je ne le veux pas faire; je m'en vais trouver vitement maman." - "Va, lui dis-je, petit impudent, car aussi bien le saura-t-elle de ma bouche; et si elle ne me fait raison, je me la ferai bien moi-même." - Mais c'était au plus loin de ma pensée que je disais ces paroles. Cet enfant s'en courait pour aller dire ce que je voulais tenir caché; mais se retournant toujours pour voir si je ne le regardais pas, il s'imagina que je ne m'en souciais guère, ce qui le fit revenir. Je le faisais exprès, sachant qu'aux enfants tant plus on leur montre de crainte, et plus ils ont d'ardeur à dire ce qu'on leur prie de taire."


La nuit étant venue, et l'heure du coucher approchant, Angélique donna le bonsoir à sa mère avec un grand sentiment de douleur en elle-même, - et, rentrant chez elle, dit à sa fille de chambre:

"Jeanne, couchez-vous; j'ai quelque chose qui me travaille l'esprit; je ne puis me déshabiller encore...".

Elle se jeta toute vêtue sur son lit en attendant minuit; - La Corbinière fut exact.

"Oh Dieu! quelle heure! - écrit Angélique; - je tressaillis toute lorsque j'entendis qu'il jetait une petite pierre à ma fenêtre... car il était entré dans le petit jardin."

Quand La Corbinière fut dans la salle, Angélique lui dit:

"Notre affaire va bien mal, car madame a pris la clef de la vaisselle d'argent, ce qu'elle n'avait jamais fait; mais pourtant j'ai la clef de la dépense où est le coffre."

Sur ces paroles il me dit:

"Il faut commencer à t'habiller, et puis nous regarderons comme nous ferons."

"Je commençai donc à mettre les chausses, et les bottes et éperons lesquels il m'aidait à mettre. Sur cela le palefrenier vint à la porte de la salle avec le cheval; moi, tout éperdue, je me mis vitement ma cotte de ratine pour couvrir mes habits d'homme que j'avais jusques à la ceinture, et m'en vins prendre le cheval des mains de Breteau, et le menai hors de la première porte du château, à un ormeau sous lequel dansaient aux fêtes les filles du village, et m'en retournai à la salle, où je trouvai mon cousin qui m'attendait avec grande impatience (tel était le nom que je le devais appeler pour le voyage), lequel me dit: "Allons donc voir si nous pourrons avoir quelque chose, ou, sinon, nous ne laisserons de nous en aller avec rien." - A ces paroles je m'en allai dans la cuisine, qui était près de la dépense, et, ayant découvert le feu pour voir clair, j'aperçus une grande pelle à feu, de fer, laquelle je pris, et puis lui dis: "Allons à la dépense", et étant proche du coffre, nous mîmes la main au couvercle, lequel ne serrait tout près. Alors je lui dis: "Mets un peu la pelle entre le couvercle et ce coffre." Alors, haussant tous deux les bras, nous n'y fîmes rien; mais la seconde fois, les deux ressorts de serrure se rompirent, et soudain je mis la main dedans."

Elle trouva une pile de plats d'argent qu'elle donna à La Corbinière, et, comme elle voulait en prendre d'autres, il lui dit: "N'en tirez plus dehors, car le sac de moquette est plein."

Elle en voulait prendre davantage, comme bassins, chandeliers, aiguières; mais il dit: "Cela est embarrassant."

Et il l'engagea à s'aller vêtir en homme avec un pourpoint et une casaque, - afin qu'ils ne fussent pas reconnus.

Ils allèrent droit à Compiègne, où le cheval d'Angélique de Longueval fut vendu quarante écus. Puis, ils prirent la poste, et arrivèrent le soir à Charenton.

La rivière était débordée, de sorte qu'il fallut attendre jusqu'au jour. - Là, Angélique, dans son costume d'homme, put faire illusion à l'hôtesse, qui dit, "comme le postillon lui tirait les bottes":

- Messieurs, que vous plaît-il de souper?

- Tout ce que vous aurez de bon, madame, fut la réponse.

Cependant Angélique se mit au lit, si lasse qu'il lui fut impossible de manger. Elle craignait surtout le comte de Longueval, son père, "qui alors se trouvait à Paris".

Le jour venu, ils se mirent dans le bateau jusqu'à Essonne, où la demoiselle se trouva tellement lasse, qu'elle dit à La Corbinière:

- "Allez-vous toujours devant m'attendre à Lyon, avec la vaisselle."

Ils restèrent trois jours à Essonne, d'abord pour attendre le coche, puis pour guérir les écorchures que la demoiselle s'était faites aux cuisses en courant à franc-étrier.

Passé Moulins, un homme qui était dans le coche et qui se disait gentilhomme, commença à dire ces paroles:

- N'y a-t-il pas une demoiselle vêtue en homme?

A quoi La Corbinière répondit:

- Oui-da, Monsieur... Pourquoi avez-vous quelque chose à dire là-dessus? Ne suis-je pas maître de faire habiller ma femme comme il me plaît?

Le soir, ils arrivèrent à Lyon, au Chapeau rouge, où ils vendirent la vaisselle pour trois cents écus; sur quoi La Corbinière se fit faire, "encore qu'il n'en eût du tout besoin, - un fort bel habit d'écarlate, avec les aiguillettes d'or et d'argent".

Ils descendirent sur le Rhône, et s'étant arrêtés le soir à une hôtellerie, La Corbinière voulut essayer ses pistolets. Il le fit si maladroitement, qu'il adressa une balle dans le pied droit d'Angélique de Longueval, - et il dit seulement à ceux qui le blâmaient de son imprudence: "C'est un malheur qui m'est arrivé... je puis dire à moi-même, puisque c'est ma femme."

Angélique resta trois jours au lit, puis ils se remirent dans la barque du Rhône, et purent atteindre Avignon, où Angélique se fit traiter pour sa blessure, et ayant pris une nouvelle barque lorsqu'elle se sentit mieux, ils arrivèrent enfin à Toulon le jour de Pâques.

Une tempête les accueillit en sortant du port pour aller à Gênes; ils s'arrêtèrent dans un havre, au château dit de Saint-Soupir, dont la dame, les voyant sauvés, fit chanter le Salve regina. Puis elle leur fit faire collation à la mode du pays, avec olives et câpres, - et commanda que l'on donnât à leur valet des artichauts.

"Voyez, dit Angélique, ce que c'est de l'amour; - encore que nous étions à un lieu qui n'était habité par personne, il fallut y jeûner les trois jours que nous attendîmes le bon vent. Néanmoins les heures me semblaient des minutes, encore que j'étais bien affamée. Car à Villefranche, peur de la peste, ils ne voulurent nous laisser prendre des vivres. Ainsi tous bien affamés, nous fîmes voile; mais auparavant, de crainte de faire naufrage, je me voulus confesser à un bon père cordelier qui était en notre compagnie, et lequel venait à Gênes aussi."

"Car mon mari (elle l'appelle toujours ainsi de ce moment), voyant entrer dans notre chambre un gentilhomme génois, lequel écorchait un peu le français, lui demanda: "Monsieur, vous plaît-il quelque chose? - Monsieur, dit ce Génois, je voudrais bien parler à Madame." Mon mari, tout d'un temps, mettant l'épée à la main, lui dit: "La connaissez-vous? Sortez d'ici, car autrement je vous tuerai."

"Incontinent, M. Audiffret nous vint voir, lequel lui conseilla de nous en aller le plus promptement qu'il se pourrait, parce que ce Génois, très assurément, lui ferait faire du déplaisir.

"Nous arrivâmes à Civita-Vecchia, puis à Rome, où nous descendîmes à la meilleure hôtellerie, attendant de trouver la commodité de se mettre en chambre garnie, laquelle on nous fit trouver en la rue des Bourguignons, chez un Piémontais, duquel la femme était Romaine. Et un jour étant à sa fenêtre, le neveu de Sa Sainteté passant avec dix-neuf estafiers, en envoya un qui me dit ces paroles en italien: "Mademoiselle, Son Eminence m'a commandé de venir savoir si vous aurez agréable qu'il vous vienne voir." Toute tremblante, je lui réponds: "Si mon mari était ici, j'accepterais cet honneur; mais n'y étant pas, je supplie très humblement votre maître de m'excuser."

"Il avait fait arrêter son carrosse à trois maisons de la nôtre, attendant la réponse, laquelle soudain qu'il l'eut entendue, il fit marcher son carrosse, et depuis je n'entendis plus parler de lui."

La Corbinière lui raconta peu après qu'il avait rencontré un fauconnier de son père qui s'appelait La Roirie. Elle eut un grand désir de le voir; et, en la voyant, "il resta sans parler"; puis, s'étant rassuré, il lui dit que madame l'ambassadrice avait entendu parler d'elle et désirait la voir.

Angélique de Longueval fut bien reçue par l'ambassadrice. - Toutefois, elle craignit, d'après certains détails, que le fauconnier n'eût dit quelque chose et qu'on n'arrêtât La Corbinière et elle.

Ils furent fâchés d'être restés vingt-neuf jours à Rome, et d'avoir fait toutes les diligences pour s'épouser sans pouvoir y parvenir. "Ainsi, - dit Angélique, - je partis sans voir le pape..."

C'est à Ancône qu'ils s'embarquèrent pour aller à Venise. Une tempête les accueillit dans l'Adriatique; puis ils arrivèrent et allèrent loger sur le grand canal.

"Cette ville, quoique admirable - dit Angélique de Longueval - ne pouvait me plaire à cause de la mer - et il m'était impossible d'y boire et d'y manger que pour m'empêcher de mourir."

Cependant, l'argent se dépensait, et Angélique dit à La Corbinière: "Mais, que ferons-nous? Il n'y a tantôt plus d'argent!"

Il répondit: "Lorsque nous serons en terre ferme, Dieu y pourvoira... Habillez-vous, et nous irons à la messe de Saint-Marc."

Arrivés à Saint-Marc, les époux s'assirent au banc des sénateurs; et là, quoique étrangers, personne n'eut l'idée de leur contester cette place; - car La Corbinière avait des chausses de petit velours noir, avec le pourpoint de toile d'argent blanc, le manteau pareil..., et la petite oie d'argent.

Angélique était bien ajustée, et elle fut ravie, - car son habit à la française faisait que les sénateurs avaient toujours l'oeil sur elle.

L'ambassadeur de France, qui marchait dans la procession avec le doge, la salua.

A l'heure du dîner, Angélique ne voulut plus sortir de son hôtel, - aimant mieux reposer que d'aller en mer en gondole.

Quant à La Corbinière, il alla se promener sur la place Saint-Marc, et y rencontra M. de La Morte, qui lui fit des offres de service, et qui, sur ce qu'il lui parla de la difficulté que lui et Angélique avaient à s'épouser, lui dit qu'il serait bon de se rendre à sa garnison de Palma-Nova, où l'on pourrait en conférer, et où La Corbinière pourrait se mettre au service.

Là, M. de La Morte présenta les futurs époux à Son Excellence le général, qui ne voulut pas croire qu'un homme si bien couvert s'offrît de prendre une pique dans une compagnie. Celle qu'il avait choisie était commandée par M. Ripert de Montélimart.

Son Excellence le général consentit cependant à servir de témoin au mariage... après lequel on fit un petit festin où s'écoulèrent les dernières vingt pistoles dont les conjoints étaient encore chargés.

Au bout de huit jours, le Sénat donna ordre au général d'envoyer la compagnie à Vérone, ce qui mit Angélique de Longueval au désespoir, car elle se plaisait à Palma-Nova, où les vivres étaient à bon marché.

En repassant à Venise, ils achetèrent du ménage, "deux paires de draps pour deux pistoles, sans compter une couverte, un matelas, six plats de faïence et six assiettes".

En arrivant à Vérone, ils trouvèrent plusieurs officiers français. - M. de Breunel, enseigne, les recommanda à M. de Beaupuis, qui les logea sans s'incommoder, - les maisons étant à un grand bon marché. Vis-à-vis de la maison, il y avait un couvent de religieuses qui prièrent Angélique de Longueval d'aller les voir, - "et lui firent tant de caresses, qu'elle en était confuse".

A cette époque, elle accoucha de son premier enfant, qui fut tenu au baptême par S. E. Alluisi Georges et par la comtesse Bevilacqua. Son Excellence, après qu'Angélique de Longueval fut relevée de couches, lui envoyait son carrosse assez souvent.

A un bal donné plus tard, elle étonna toutes les dames de Vérone en dansant avec le général Alluisi, - en costume français. - Elle ajoute:

"Tous les Français officiers de la République étaient ravis de voir que ce grand général, craint et redouté partout, me faisait tant d'honneur."

Le général, tout en dansant, ne manquait pas de parler à Angélique de Longueval "à part de son mari". Il lui disait: "Qu'attendez-vous en Italie?... La misère avec lui pour le reste de vos jours. Si vous dites qu'il vous aime, vous ne pouvez croire que je ne fasse plus encore... moi qui vous achèterai les plus belles perles qui seront ici, et d'abord des cottes de brocart telles qu'il vous plaira. Pensez, Mademoiselle, à laisser votre amour pour une personne qui parle pour votre bien et pour vous remettre en bonne grâce de messieurs vos parents."

Cependant ce général conseillait à La Corbinière de s'engager dans les guerres d'Allemagne, lui disant qu'il trouverait beaucoup d'avantage à Inspruck, qui n'était qu'à sept journées de Vérone, et que là il attraperait une compagnie...




8e lettre. Réflexions. - Souvenirs de la Ligue. - Les Sylvanectes et les Francs. - La Ligue.


J'ai vu, en me promenant, sur une affiche bleue une représentation de Charles VII annoncée, - par Beauvallet et mademoiselle Rimblot. Le spectacle était bien choisi. Dans ce pays-ci on aime le souvenir des princes du Moyen Age et de la Renaissance, - qui ont créé les cathédrales merveilleuses que nous y voyons, et de magnifiques châteaux, - moins épargnés cependant par le temps et les guerres civiles.

C'est qu'il y a eu ici des luttes graves à l'époque de la Ligue... Un vieux noyau de protestants qu'on ne pouvait dissoudre, - et, plus tard, un autre noyau de catholiques non moins fervents pour repousser le parpayot dit Henri IV.

L'animation allait jusqu'à l'extrême, - comme dans toutes les grandes luttes politiques. Dans ces contrées, - qui faisaient partie des anciens apanages de Marguerite de Valois et des Médicis, - qui y avaient fait du bien, - on avait contracté une haine constitutionnelle contre la race qui les avait remplacés. Que de fois j'ai entendu ma grand'mère, parlant d'après ce qui lui avait été transmis, - me dire de l'épouse de Henri II: "Cette grande madame Catherine de Médicis... à qui on a tué ses pauvres enfants!"

Cependant, des moeurs se sont conservées dans cette province à part, qui indiquent et caractérisent les vieilles luttes du passé. La fête principale, dans certaines localités, est la Saint-Barthélemy. C'est pour ce jour que sont fondés surtout de grands prix pour le tir de l'arc. - L'arc, aujourd'hui, est une arme assez légère. Eh bien, elle symbolise et rappelle d'abord l'époque où ces rudes tribus des Sylvanectes formaient une branche redoutable des races celtiques.

Les pierres druidiques d'Ermenonville, les haches de pierre et les tombeaux, où les squelettes ont toujours le visage tourné vers l'Orient, ne témoignent pas moins des origines du peuple qui habite ces régions entrecoupées de forêts et couvertes de marécages, - devenus des lacs aujourd'hui.

Le Valois et l'ancien petit pays nommé la France semblent établir par leur division l'existence de races bien distinctes. La France, division spéciale de l'Ile-de-France, a, dit-on, été peuplée par les Francs primitifs, venus de Germanie, dont ce fut, comme disent les chroniques, le premier arrêt. Il est reconnu aujourd'hui que les Francs n'ont nullement subjugué la Gaule, et n'ont pu que se trouver mêlés aux luttes de certaines provinces entre elles. Les Romains les avaient fait venir pour peupler certains points, et surtout pour défricher les grandes forêts ou assainir les pays de Paris. Issus généralement de la race caucasienne, ces hommes vivaient sur un pied d'égalité, d'après les moeurs patriarcales. Plus tard, on créa des fiefs, quand il fallut défendre le pays contre les invasions du Nord. Toutefois, les cultivateurs conservaient libres les terres qui leur avaient été concédées et qu'on appelait terres de franc-alleu.

La lutte de deux races différentes est évidente surtout dans les guerres de la Ligue. On peut penser que les descendants des Gallo-Romains favorisaient le Béarnais, tandis que l'autre race, plus indépendante de sa nature, se tournait vers Mayenne, d'Epernon, le cardinal de Lorraine et les Parisiens. On retrouve encore dans certains coins, surtout à Montépilloy, des amas de cadavres, résultat des massacres ou des combats de cette époque dont le principal fut la bataille de Senlis.

Et même ce grand comte Longueval de Bucquoy, - qui a fait les guerres de Bohême, aurait-il gagné l'illustration qui causa bien des peines à son descendant, - l'abbé de Bucquoy, s'il n'eût, à la tête des ligueurs, protégé longtemps Soissons, Arras et Calais contre les armées de Henri IV? Repoussé jusque dans la Frise après avoir tenu trois ans dans les pays de Flandre, il obtint cependant un traité d'armistice de dix ans en faveur de ces provinces, que Louis XIV dévasta plus tard.

Etonnez-vous maintenant des persécutions qu'eut à subir l'abbé de Bucquoy, - sous le ministère de Pontchartrain.

Quant à Angélique de Longueval, c'est l'opposition même en cotte hardie. Cependant elle aime son père, - et ne l'avait abandonné qu'à regret. Mais du moment qu'elle avait choisi lui convenir, - comme la fille du duc Loys choisissant Lautrec pour cavalier, - elle n'a pas reculé devant la fuite et le malheur, et même, ayant aidé à soustraire l'argenterie de son père, elle s'écriait: "Ce que c'est de l'amour"

Les gens du moyen âge croyaient aux charmes. Il semble qu'un charme l'ait en effet attachée à ce fils de charcutier, - qui était beau s'il faut l'en croire, - mais qui ne semble pas l'avoir rendue très heureuse. Cependant en constatant quelques malheureuses dispositions de celui qu'elle ne nomme jamais, elle n'en dit pas de mal un instant. Elle se borne à constater les faits, - et l'aime toujours, en épouse platonicienne et soumise à son sort par le raisonnement.

Les discours du lieutenant-colonel, qui voulait éloigner La Corbinière de Venise, avaient donné dans la vue de ce dernier. Il vend tout à coup son enseigne pour se rendre à Inspruck et chercher fortune en laissant sa femme à Venise.

"Voilà donc, dit Angélique, l'enseigne vendue à cet homme qui m'aimait, content (le lieutenant-colonel) en croyant que je ne m'en pouvais plus dédire; mais l'amour, qui est la reine de toutes les passions, se moqua bien de la charge, car lorsque je vis que mon mari faisait son préparatif pour s'en aller, il me fut impossible de penser seulement de vivre sans lui."

Au dernier moment, pendant que le lieutenant-colonel se réjouissait déjà du succès de cette ruse, qui lui livrait une femme isolée de son mari, - Angélique se décida à suivre La Corbinière à Inspruck. "Ainsi, dit-elle, l'amour nous ruina en Italie aussi bien qu'en France, quoique en celle d'Italie je n'y avais point de coulpe (faute)."

Les voilà partis de Vérone avec un nommé Boyer, auquel La Corbinière avait promis de faire sa dépense jusqu'en Allemagne, parce qu'il n'avait point d'argent. (Ici, La Corbinière se relève un peu.) A vingt-cinq milles de Vérone, à un lieu où, par le lac, on va à la rive de Trente, Angélique faiblit un instant, et pria son mari de revenir vers quelque ville du bon pays vénitien, comme Brescia. - Cette admiratrice de Pétrarque quittait avec peine ce doux pays d'Italie pour les montagnes brumeuses qui cernent l'Allemagne. "Je pensais bien, dit-elle, que les cinquante pistoles qui nous restaient ne nous dureraient guère; mais mon amour était plus grand que toutes ces considérations."

Ils passèrent huit jours à Inspruck, où le duc de Feria passa et dit à La Corbinière qu'il fallait aller plus loin pour trouver de l'emploi, - dans une ville nommée Fisch. Là Angélique eut un grand flux de sang, et l'on appela une femme qui lui fit comprendre "qu'elle s'était gâtée d'un enfant". - C'est une locution bien chrétienne, - qu'il faut pardonner au langage du temps et du pays.

On a toujours considéré comme une souillure, - dans la manière de voir des hommes d'église, le fait, légitime pourtant, - puisque Angélique s'était mariée, - de produire au monde un nouveau pécheur. Ce n'est pourtant pas là l'esprit de l'Evangile. - Mais passons.

La pauvre Angélique, un peu rétablie, fut forcée de se remettre à cheval sur l'unique haquenée que possédait le ménage: "Toute débile que j'étais, dit-elle, ou, pour dire la vérité, demi-morte, je montai à cheval pour aller avec mon mari rejoindre l'armée, - où je fus si étonnée de voir autant de femmes que d'hommes, entre beaucoup de celles de colonels et capitaines."

Son mari alla faire la révérence au grand colonel nommé Gildase, lequel, comme Wallon, avait entendu parler du comte Longueval de Bucquoy, qui avait défendu la Frise contre Henri IV. Il fit grande caresse au mari d'Angélique, et lui dit qu'en attendant une compagnie, il lui donnerait une lieutenance, - et qu'il allait mettre mademoiselle de Longueval dans le carrosse de sa soeur, qui était mariée au premier capitaine de son régiment.

Le malheur ne se lassait pas de frapper les nouveaux époux. - La Corbinière prit la fièvre, et il fallut le soigner.- Il y a de bonnes gens partout: Angélique ne se plaint que d'avoir été promenée, "tantôt à un lieu, tantôt à un autre", par le malheur de la guerre, - à la façon des Egyptiennes, - ce qui ne pouvait lui plaire, encore qu'elle eût plus de sujets de se contenter que pas une femme, puisqu'elle était la seule qui mangeât à la table du colonel avec seulement sa soeur. - "Et le colonel encore montrait trop de bonté à La Corbinière, - en ce qu'il lui donnait les meilleurs morceaux de la table... à cause qu'il le voyait malade."

Une nuit, les troupes étant en marche, le meilleur logement qu'on pût offrir aux dames fut une écurie, où il ne fallait coucher qu'habillés à cause de la crainte de l'ennemi. "En me réveillant au milieu de la nuit, dit Angélique, je ressentis un si grand frais que je ne pus m'empêcher de dire tout haut: Mon Dieu! je meurs de frais!" Le colonel allemand lui jeta alors sa casaque, se découvrant lui-même, car il n'avait pas autre chose sur son uniforme.

Ici arrive une observation bien profonde:

"Tous ces honneurs, dit-elle, pouvaient bien arrêter une Allemande, mais non pas les Françaises, à qui la guerre ne peut plaire..."

Rien n'est plus vrai que cette observation. Les femmes allemandes sont encore celles de l'époque des Romains. Trusnelda combattait avec Hermann. A la bataille des Cimbres, où vainquit Marius, il y avait autant de femmes que d'hommes.

Les femmes sont courageuses dans les événements de famille, devant la souffrance, la mort. Dans nos troubles civils, elles plantent des drapeaux sur les barricades; - elles portent vaillamment leur tête à l'échafaud. Dans les provinces qui se rapprochent du Nord ou de l'Allemagne, on a pu trouver des Jeanne d'Arc et des Jeanne Hachette. Mais la masse des femmes françaises redoute la guerre, à cause de l'amour qu'elles ont pour leurs enfants.

Les femmes guerrières sont de la race franque. Chez cette population originairement venue d'Asie, il existe une tradition qui consiste à exposer des femmes dans les batailles, pour animer le courage des combattants par la récompense offerte. Chez les Arabes, on retrouve la même coutume. La vierge qui se dévoue s'appelle la kadra et s'avance au premier rang, entourée de ceux qui sont résolus à se faire tuer pour elle. - Mais chez les Francs on en exposait plusieurs.

Le courage et souvent même la cruauté de ces femmes étaient tels qu'ils ont été cause de l'adoption de la loi salique. Et cependant, les femmes, guerrières ou non, ne perdirent jamais leur empire en France, soit comme reines, soit comme favorites.

La maladie de La Corbinière fut cause qu'il se résolut à retourner en Italie. Seulement, il oublia de prendre un passeport. "Nous fûmes bien confus, dit Angélique, lorsque nous fûmes à une forteresse nommée Reistre, où l'on ne voulut plus nous laisser passer, et où l'on retint mon mari malgré sa maladie." Comme elle avait conservé sa liberté, elle put aller à Inspruck se jeter aux pieds de l'archiduchesse Léopold pour obtenir la grâce de La Corbinière, - qu'on peut supposer avoir un peu déserté, quoique sa femme ne l'avoue pas.

Munie de la grâce signée par l'archiduchesse, Angélique retourna au lieu où était détenu son mari. Elle demanda aux gens de ce bourg de Reitz s'ils n'avaient rien entendu dire d'un gentilhomme français prisonnier. On lui enseigna le lieu où il était, où elle le trouva contre un poêle, demi mort, - et le ramena à Vérone.

Là elle retrouva M. de la Tour (de Périgord) et lui reprocha d'avoir fait vendre à son mari son enseigne, ce qui était cause de son malheur. "Je ne sais, ajoute-t-elle, s'il avait encore de l'amour pour moi, ou si ce fut de la pitié, tant il y a qu'il m'envoya vingt pistoles et tout un ameublement de maison où mon mari se gouverna si mal, qu'en peu de temps il mangea entièrement tout."

Il avait repris un peu de santé et vivait continuellement en débauche avec deux de ses camarades, M. de la Perle et M. Escutte. Cependant l'affection de sa femme ne s'affaiblit pas. Elle se résolut, "pour ne pas vivre tout à fait dans l'incommodité, à prendre des gens en pension", - ce qui lui réussit; - seulement La Corbinière dépensait tout le gagnage hors du logis, "ce qui, dit-elle, m'affligeait jusqu'à la mort"; il finit par vendre les meubles, - de sorte que la maison ne pouvait plus aller.

"Cependant, dit la pauvre femme, je sentais toujours mon affection aussi grande que lorsque nous partîmes de France. Il est vrai qu'après avoir reçu la première lettre de ma mère, cette affection se partagea en deux... Mais, j'avoue que l'amour que j'avais pour cet homme surpassait l'affection que je portais à mes parents."




9e lettre. Nouveaux détails inédits. - Manuscrit du célestin Goussencourt. Dernières aventures d'Angélique. - Mort de La Corbinière. Lettres.


Le manuscrit que les Archives nationales conservent écrit de la main d'Angélique s'arrête là.

Mais nous trouvons annexées au même dossier les observations suivantes écrites par son cousin, le moine célestin Goussencourt. Elles n'ont point la même grâce que le récit d'Angélique de Longueval, mais elles ont aussi la marque d'une honnête naïveté.

Voici un passage des observations du moine célestin Goussencourt:

"La nécessité les contraignit d'être taverniers: - où les soldats français allaient boire et manger avec un tel respect, qu'ils ne voulaient point être servis d'elle. Elle cousait des collets de toile où elle ne gagnait tous les jours que huit sous, et avec cela descendait à toute heure à la cave, et lui se donnait à boire avec ses hôtes, de telle façon qu'il devint tout couperosé.

"Un jour, elle étant à la porte, un capitaine vint à passer et lui fit une grande révérence, et elle à lui, - ce qui fut aperçu de son mari jaloux. Il l'appelle et la prend par la gorge. Elle parvient à jeter un cri. Les buveurs arrivent et la trouvent à demi morte couchée par terre, - à laquelle il avait donné des coups de pied aux côtes qui lui avaient ôté la parole, et dit, pour s'excuser, qu'il lui avait défendu de parler à celui-là, et que, si elle fui eût parlé, il l'eût enfilée de son épée."

Il devint étique par ses débauches. A cette époque elle écrivit à sa mère pour lui demander pardon. Sa mère lui répondit qu'elle lui pardonnait et lui conseillait de revenir et qu'elle ne l'oublierait pas dans son testament.

Ce testament était gardé à l'église de Neuville-en-Hez, et contient un legs de huit mille livres.

Pendant l'absence d'Angélique de Longueval il y eut une demoiselle en Picardie qui voulut usurper sa place, et se donna pour elle. - Elle eut même la hardiesse de se présenter à madame d'Haraucourt, mère d'Angélique, laquelle dit qu'elle n'était pas sa fille. Elle racontait tant de choses, que plusieurs des parents finirent par la prendre pour ce qu'elle se donnait...

Le célestin, son cousin, lui écrivit de revenir. - Mais La Corbinière n'en voulait pas entendre parler, craignant d'être pris et exécuté s'il rentrait en France. Il n'y faisait pas bon pour lui non plus; - car la faute d'Angélique fut cause que M. d'Haraucourt chassa des faubourgs de Clermont-sur-Oise sa mère et ses frères, "qui vivaient de leur boutique, étant charcutiers".

Madame d'Haraucourt, enfin, étant morte en décembre 1636, à la Neuville-en-Hez, où elle repose (M. d'Haraucourt était mort en 1632), leur fille fit tant près de son mari, qu'il consentit à revenir en France.

Arrivés à Ferrare, ils tombent malades tous deux, - où ils furent douze jours; - s'embarquent à Livourne, arrivent à Avignon, où ils sont toujours malades. La Corbinière y meurt, le 5 d'août 1642; il repose à Sainte-Madeleine; - il meurt avec des repentances très grandes de l'avoir si mal traitée, et lui dit: "Pour votre consolation et ôter votre tristesse, souvenez-vous comme je vous ai traitée."


"Là, continue le moine célestin, elle a été en si grande nécessité qu'elle m'a dit par écrit et de bouche, qu'elle fût morte de faim n'eût été les célestins qui l'ont aidée.

Elle arrive à Paris le dimanche 19 d'octobre, par le coche, et manda à madame Boulogne, sa grande amie, de la venir quérir. N'y estant pas, son hostellier y fut. Le lendemain après dîner, elle vint me trouver avec ladite Boulogne et sa belle-mère, la mère de La Corbinière, servante de cuisine chez M. Ferrant, estat qu'elle a été contrainte de faire depuis qu'elle a été bannie Clermont, à cause de son fils.

La première chose qu'elle fit, elle vint se jeter à mes pieds, les mains jointes, me demandant pardon, ce qui fit pleurer les femmes, Je lui dis que je ne lui pardonnerais pas (ce qui la fit soupirer et respirer, ayant entendu le reste), car elle ne m'avait pas offensé. Et la prenant par la main, lui dis-je: Levez-vous; et la fis asseoir auprès de moi, où elle me répéta ce qu'elle m'avait souvent écrit: qu'après Dieu et sa mère, elle tenait la vie de moi."

Quatre ans après, elle était retirée à Nivilliers, et très malheureuse, n'ayant chemise au dos, comme il paraît par la lettre ci-contre.

Lettre qu'elle écrit au célestin son cousin, quatre ans après son retour, de Nivilliers.

Le 7 janvier 1646.

Monsieur mon bon papa (elle appelait ainsi le célestin),

Je vous supplie, très humblement, de n'attribuer mon silence à manque du ressentiment que j'aurai toute ma vie de vos bontés, mais bien de honte de n'avoir encore que des paroles pour vous le témoigner. Vous protestant que la mauvaise fortune me persécute au point de n'avoir de chemise au dos. Ces misères m'ont empêchée jusqu'ici de vous écrire et à madame Boulogne, car il me semble que vous deviez recevoir autant de satisfaction de moi comme vous en avez été travaillés tous deux. Accusez donc mon malheur et non ma volonté, et me faites l'honneur, mon cher papa, de me mander de vos nouvelles.

Votre très humble servante,

A. De Longueval.

(A M. de Goussencourt, aux Célestins, à Paris.)

On ne sait rien de plus. - Voici une réflexion générale du célestin Goussencourt sur l'histoire de cet amour, dans lequel l'imagination simple du moine ne pouvant admettre, du reste, l'amour de sa cousine pour un petit charcutier, rapportait tout à la magie; - voici sa méditation:

"La nuit du premier dimanche de carême 1632 fut leur départ; - retour en 1642, en carême. - Leurs affections commencèrent trois ans avant leur fuite. - Pour se faire aimer, il lui donna des confitures qu'il avait fait faire à Clermont, et où il y avait des mouches cantharides, qui ne firent qu'échauffer la fille, mais non aimer; puis, il lui donna d'un coing cuit, et depuis elle fut grandement affectionnée."

Rien ne prouve que le frère Goussencourt ait donné une chemise à sa cousine. - Angélique n'était pas en odeur de sainteté dans sa famille, - et cela paraît en ce fait qu'elle n'a pas même été nommée dans la généalogie de sa famille, qui énonce les noms de Jacques-Annibal de Longueval, gouverneur de Clermont-en-Beauvoisis, et de Suzanne d'Arquenvilliers, dame de Saint-Rimault. Ils ont laissé deux Annibal, dont le dernier, qui a le prénom d'Alexandre, est le même enfant qui ne voulait pas que sa soeur volât papa et maman, - puis encore deux autres garçons. - On ne parle pas de la fille.




I0e lettre. Mon ami Sylvain. - Le château de Longueval en Soissonnais. - Correspondance. - Post-scriptum.


Je ne voyage jamais dans ces contrées sans me faire accompagner d'un ami, que j'appellerai, de son petit nom, Sylvain.

C'est un nom très commun dans cette province, - le féminin est le gracieux nom de Sylvie, - illustré par un bouquet de bois de Chantilly, dans lequel allait rêver si souvent le poète Théophile de Viau.

J'ai dit à Sylvain: - Allons-nous à Chantilly?

Il m'a répondu: - Non... tu as dit toi-même hier qu'il fallait aller à Ermenonville pour gagner de là Soissons, visiter ensuite les ruines du château de Longueval en Soissonnais, sur la limite de Champagne.

- Oui, répondis-je; hier soir je m'étais monté la tête à propos de cette belle Angélique de Longueval, et je voulais voir le château d'où elle a été enlevée par La Corbinière, - en habits d'homme, sur un cheval.

- Es-tu sûr, du moins, que ce soit là le Longueval véritable? car il y a des Longueval et des Longueville partout... de même que des Bucquoy...

- Je n'en suis pas convaincu quant à ces derniers; mais lis seulement ce passage du manuscrit d'Angélique:

"Le jour étant venu duquel il me devait quérir la nuit, je dis à un palefrenier qui avait nom Breteau: Je voudrais bien que tu me prêtasses un cheval pour envoyer à Soissons cette nuit quérir pour me faire un corps de cotte, te promettant que le cheval sera ici avant que maman se lève..."

- Il semblerait donc prouvé, - me dit Sylvain, - que le château de Longueval était situé aux environs de Soissons, donc ce ne serait pas le moment de revenir vers Chantilly. Ce changement de direction a déjà risqué de te faire arrêter une fois, - parce que des gens qui changent d'idée tout à coup paraissent toujours des gens suspects...

Correspondance

Vous m'envoyez deux lettres concernant mes premiers articles sur l'abbé de Bucquoy. La première, d'après une biographie abrégée, établit que Bucquoy et Bucquoi ne représentent pas le même nom. - A quoi je répondrai que les noms anciens n'ont pas d'orthographe. L'identité des familles ne s'établit que d'après les armoiries, et nous avons déjà donné celle de cette famille (l'écusson bandé de vair et de gueules de six pièces).Cela se retrouve dans toutes les branches, soit de Picardie, soit de l'île-de-France, soit de Champagne, d'où était l'abbé de Bucquoy. Longueval touche à la Champagne, comme on le sait déjà. - Il est inutile de prolonger cette discussion héraldique.

Je reçois de vous une seconde lettre qui vient de Belgique:

"Lecteur sympathique de M. Gérard de Nerval et désirant lui être agréable, je lui communique le document ci-joint, qui lui sera peut-être de quelque utilité pour la suite de ses humoristiques pérégrinations à la recherche de l'abbé de Bucquoy, cet insaisissable moucheron issu de l'amendement Riancey.

156. Olivier de Wree, de vermoerde oorlogh-stucken van den woonderdadighen velt-heer Carel de Longueval, grave van Busquoy, Baron de Vaux. Brugge, 1625. - Ej. mengheldichten: fyghes noeper; Bacchus-Cortryck. Ibid., 1625. - Ej. - Venus-Ban. Ibid., 1625, in-I2, oblong, vél.

Livre rare et curieux. L'exemplaire est taché d'eau.

Je ne chercherai pas à traduire cet article de bibliographie flamande; - seulement, je remarque qu'il fait partie du prospectus d'une bibliothèque qui doit être vendue le 5 décembre et jours suivants, sous la direction de M. Héberlé, - 5, rue des Paroissiens, à Bruxelles.

J'aime mieux attendre la vente de Techener, - qui, je l'espère, aura toujours lieu le 20.

Les ruines. - Les promenades. - Chaalis. Ermenonville. - La tombe de Rousseau.

Dans une de mes lettres j'ai employé à faux le mot réaction en parlant d'abus de l'autorité, qui amènent des réactions en sens contraire.

La faute paraît simple au premier abord; - mais il y a plusieurs sortes de réactions: les unes prennent des biais, les autres sont des réactions qui consistent à s'arrêter. J'ai voulu dire qu'un excès amenait d'autres excès. Ainsi il est impossible de ne point blâmer les incendies, et les dévastations privées, - rares pourtant de nos jours. Il se mêle toujours à la foule en rumeur un élément hostile ou étranger qui conduit les choses au delà des limites que le bon sens général aurait imposées, et qu'il finit toujours par tracer.

Je n'en veux pour preuve qu'une anecdote qui m'a été racontée par un bibliophile fort connu, - et dont un autre bibliophile a été le héros.

Le jour de la révolution de février, on brûla quelques voitures, - dites de la liste civile; - ce fut, certes, un grand tort, qu'on reproche durement aujourd'hui à cette foule mélangée qui, derrière les combattants, entraînait aussi des traîtres...

Le bibliophile dont je parle se rendit ce soir-là au Palais-National. Sa préoccupation ne s'adressait pas aux voitures; il était inquiet d'un ouvrage en quatre volumes in-folio intitulé: Perceforest.

C'était un de ces roumans du cycle d'Artus, - ou du cycle de Charlemagne, - où sont contenues les épopées de nos plus anciennes guerres chevaleresques.

Il entra dans la cour du palais, se frayant un passage au milieu du tumulte. - C'était un homme grêle, d'une figure sèche, mais ridée parfois d'un sourire bienveillant, correctement vêtu d'un habit noir, et à qui l'on ouvrit passage avec curiosité.

- Mes amis, dit-il, a-t-on brûlé le Perceforest?

- On ne brûle que les voitures.

- Très bien! continuez. Mais la bibliothèque?

- On n'y a pas touché... Ensuite, qu'est-ce que vous demandez?

- Je demande que l'on respecte l'édition en quatre volumes du Perceforest, - un héros d'autrefois...; édition unique, avec deux pages transposées et une énorme tache d'encre au troisième volume.

On lui répondit:

- Montez au premier.

Au premier, il trouva des gens qui lui dirent:

- Nous déplorons ce qui s'est fait dans le premier moment... On a, dans le tumulte, abîmé quelques tableaux...

- Oui, je sais, un Horace Vernet, un Gudin... Tout cela n'est rien: - le Perceforest?...

On le prit pour un fou. Il se retira et parvint à découvrir la concierge du palais, qui s'était retirée chez elle.

- Madame, si l'on n'a pas pénétré dans la bibliothèque, assurez-vous d'une chose: c'est de l'existence du Perceforest, - édition du seizième siècle, reliure en parchemin, de Gaume. Le reste de la bibliothèque, ce n'est rien... mal choisi! - des gens qui ne lisent pas! - Mais le Perceforest vaut quarante mille francs sur les tables.

La concierge ouvrit de grands yeux.

- Moi, j'en donnerais, aujourd'hui, vingt mille... malgré la dépréciation des fonds que doit amener nécessairement une révolution.

- Vingt mille francs!

- Je les ai chez moi. Seulement ce ne serait que pour rendre le livre à la nation. C'est un monument.

La concierge, étonnée, éblouie, consentit avec courage à se rendre à la bibliothèque et à y pénétrer par un petit escalier. L'enthousiasme du savant l'avait gagnée.

Elle revint, après avoir vu le livre sur le rayon où le bibliophile savait qu'il était placé.

- Monsieur, le livre est en place. Mais il n'y a que trois volumes... Vous vous êtes trompé.

- Trois volumes!... Quelle perte!... Je m'en vais trouver le gouvernement provisoire, - il y en a toujours un... Le Perceforest incomplet! Les révolutions sont épouvantables!

Le bibliophile courut à l'Hôtel-de-Ville. - On avait autre chose à faire que de s'occuper de bibliographie. Pourtant il parvint à prendre à part M. Arago, - qui comprit l'importance de sa réclamation, et des ordres furent donnés immédiatement.

Le Perceforest n'était incomplet que parce qu'on en avait prêté précédemment un volume.

Nous sommes heureux de penser que cet ouvrage a pu rester en France.

Celui de l'Histoire de l'abbé de Bucquoy, qui doit être vendu le 20, n'aura peut-être pas le même sort!

Et maintenant, tenez compte, je vous prie, des fautes qui peuvent être commises, - dans une tournée rapide, souvent interrompue par la pluie ou par le brouillard...

Je quitte Senlis à regret; - mais mon ami le veut pour me faire obéir à une pensée que j'avais manifestée imprudemment...


Je me plaisais tant dans cette ville, où la renaissance, le moyen âge et l'époque romaine se retrouvent çà et là, - au détour d'une rue, dans une écurie, dans une cave. - Je vous parlais "de ces tours des Romains recouvertes de lierre!" - L'éternelle verdure dont elles sont vêtues fait honte à la nature inconstante de nos pays froids. - En Orient, les bois sont toujours verts; - chaque arbre a sa saison de mue; mais cette saison varie selon la nature de l'arbre. C'est ainsi que j'ai vu au Caire les sycomores perdre leurs feuilles en été. En revanche, ils étaient verts au mois de janvier.

Les allées qui entourent Senlis et qui remplacent les antiques fortifications romaines, - restaurées plus tard, par suite du long séjour des rois carlovingiens, - n'offrent plus aux regards que des feuilles rouillées d'ormes et de tilleuls. Cependant la vue est encore belle, aux alentours, par un beau coucher de soleil. - Les forêts de Chantilly, de Compiègne et d'Ermenonville; - les bois de Châalis et de Pont-Armé se dessinent avec leurs masses rougeâtres sur le vert clair des prairies qui les séparent. Des châteaux lointains élèvent encore leurs tours, - solidement bâties en pierres de Senlis, et qui, généralement, ne servent plus que de pigeonniers.

Les clochers aigus, hérissés de saillies régulières, qu'on appelle dans le pays des ossements (je ne sais pourquoi), retentissent encore de ce bruit de cloches qui portait une douce mélancolie dans l'âme de Rousseau...

Accomplissons le pèlerinage que nous nous sommes promis de faire, non pas près de ses cendres, qui reposent au Panthéon, - mais près de son tombeau, situé à Ermenonville, dans l'île dite des Peupliers.

La cathédrale de Senlis; l'église Saint-Pierre, qui sert aujourd'hui de caserne aux cuirassiers; le château de Henri IV, adossé aux vieilles fortifications de la ville; les cloîtres byzantins de Charles le Gros et de ses successeurs, n'ont rien qui doive nous arrêter... C'est encore le moment de parcourir les bois, malgré la brume obstinée du matin.

Nous sommes partis de Senlis, à pied, à travers les bois, aspirant avec bonheur la brume d'automne.

Nous avions parcouru une route qui aboutit aux bois et au château de Mont-l'Evêque. - Des étangs brillaient çà et là à travers les feuilles rouges relevées par la verdure sombre des pins. Sylvain me chanta ce vieil air du pays:

Courage! mon ami, courage!

Nous voici près du village!

A la première maison,

Nous nous rafraîchirons!

On buvait dans le village un petit vin qui n'était pas désagréable pour des voyageurs. L'hôtesse nous dit, voyant nos barbes: - Vous êtes des artistes... vous venez donc pour voir Châalis?

Châalis, - à ce nom je me ressouvins d'une époque bien éloignée... celle où l'on me conduisait à l'abbaye, une fois par an, pour entendre la messe, et pour voir la foire qui avait lieu près de là.

- Châalis, dis-je... Est-ce que cela existe encore?

La Chapelle en-Serval, ce 20 novembre.

De même qu'il est bon dans une symphonie même pastorale de faire revenir de temps en temps le motif principal, gracieux, tendre ou terrible, pour enfin le faire tonner au finale avec la tempête graduée de tous les instruments, - je crois utile de vous parler encore de l'abbé de Bucquoy, sans m'interrompre dans la course que je fais en ce moment vers le château de ses pères, avec cette intention de mise en scène exacte et descriptive sans laquelle ses aventures n'auraient qu'un faible intérêt.

Le finale se recule encore, et vous allez voir que c'est encore malgré moi...

Et, d'abord, réparons une injustice à l'égard de ce bon M. Ravenel de la Bibliothèque nationale, qui, loin de s'occuper légèrement de la recherche du livre, a remué tous les fonds des huit cent mille volumes que nous y possédons. Je l'ai appris depuis; mais, ne pouvant trouver la chose absente, il m'a donné officieusement avis de la vente de Techener, ce qui est le procédé d'un véritable savant.

Sachant bien que toute vente de grande bibliothèque se continue pendant plusieurs jours, j'avais demandé avis du jour désigné pour la vente du livre, voulant, si c'était justement le 20, me trouver à la vacation du soir.

Mais ce ne sera que le 30!

Le livre est bien classé sous la rubrique: Histoire et sous le n° 3584. Evénement des plus rares, etc., l'intitulé que vous savez.

La note suivante y est annexée.

"Rare. - Tel est le titre de ce livre bizarre, en tête duquel se trouve une gravure représentant l'Enfer des vivants, ou la Bastille. Le reste du volume est composé des choses les plus singulières.

Catalogue de la bibliothèque de M. M..., etc."

Je puis encore vous donner un avant-goût de l'intérêt de cette histoire, dont quelques personnes semblaient douter, en reproduisant des notes que j'ai prises dans la Biographie Michaud.

Après la biographie de Charles Bonaventure, comte de Bucquoy, généralissime et membre de l'ordre de la Toison-d'Or, célèbre par ses guerres en France, en Bohême et en Hongrie, et dont le petit-fils, Charles, fut créé prince de l'Empire, - on trouve l'article sur l'abbé de Bucquoy, - indiqué comme étant de la même famille que le précédent. Sa vie politique commença par cinq années de services militaires. Echappé comme par miracle à un grand danger, il fit voeu de quitter le monde et se retira à la Trappe. L'abbé de Rancé, sur lequel Chateaubriand a écrit son dernier livre, le renvoya comme peu croyant. Il reprit son habit galonné, qu'il troqua bientôt contre les haillons d'un mendiant.

A l'exemple des fakirs et des derviches, il parcourait le monde, pensant donner des exemples d'humilité et d'austérité. Il se faisait appeler le Mort, et tint même à Rouen, sous ce nom, une école gratuite.

Je m'arrête de peur de déflorer le sujet. Je ne veux que faire remarquer encore, pour prouver que cette histoire a du sérieux, qu'il proposa plus tard aux états unis de Hollande, en guerre avec Louis XIV, "un projet pour faire de la France une république, et y détruire, disait-il, le pouvoir arbitraire". Il mourut à Hanovre, à quatre-vingt-dix ans, laissant son mobilier et ses livres à l'Eglise catholique, dont il n'était jamais sorti. - Quant à ses seize années de voyages dans l'Inde, je n'ai encore là-dessus de données que par le livre en hollandais de la Bibliothèque nationale.

Nous sommes allés à Châalis pour voir en détail le domaine, avant qu'il soit restauré. Il y a d'abord une vaste enceinte entourée d'ormes; puis, on voit à gauche un bâtiment dans le style du seizième siècle, restauré sans doute plus tard selon l'architecture lourde du petit château de Chantilly.

Quand on a vu les offices et les cuisines, l'escalier suspendu du temps de Henri IV vous conduit aux vastes appartements des premières galeries, - grands appartements donnant sur les bois. Quelques peintures enchâssées, le grand Condé à cheval et des vues de la forêt, voilà tout ce que j'ai remarqué. Dans une salle basse, on voit un portrait d'Henri IV à trente-cinq ans.

C'est l'époque de Gabrielle, - et probablement ce château a été témoin de leurs amours. - Ce prince qui, au fond, m'est peu sympathique, demeura longtemps à Senlis, surtout dans la première époque du siège, et l'on y voit, au dessus de la porte de la mairie et des trois mots: Liberté, égalité, fraternité, son portrait en bronze avec une devise gravée, dans laquelle il est dit que son premier bonheur fut à Senlis, - en 1590. - Ce n'est pourtant pas là que Voltaire a placé la scène principale, imitée de l'Arioste, de ses amours avec Gabrielle d'Estrées.

Ne trouvez vous pas étrange, que les d'Estrées se trouvent être encore des parents de abbé de Bucquoy? C'est cependant ce que révèle encore la généalogie dé sa famille... Je n'invente rien.

C'était le fils du garde qui nous faisait voir le château, - abandonné depuis longtemps. - C'est un homme qui, sans être lettré, comprend le respect que l'on doit aux antiquités. Il nous fit voir dans une des salles un moine qu'il avait découvert dans les ruines. A voir ce squelette couché dans une auge de pierre, j'imaginai que ce n'était pas un moine, mais un guerrier celte ou franc couché selon l'usage, - avec le visage tourné vers l'Orient, dans cette localité, où les noms d'Erman ou d'Armen sont communs dans le voisinage, sans parler même d'Ermenonville, située près de là, - et que l'on appelle dans le pays Arme-Nonville ou Nonval, qui est le terme ancien.

Le pâté des ruines principales forme les restes de l'ancienne abbaye, bâtie probablement vers l'époque de Charles VII, dans le style du gothique fleuri, sur des voûtes carlovingiennes aux piliers lourds, qui recouvrent les tombeaux. Le cloître n'a laissé qu'une longue galerie d'ogives qui relie l'abbaye à un premier monument, où l'on distingue encore des colonnes byzantines taillées à l'époque de Charles le Gros, et engagées dans de lourdes murailles du seizième siècle.

- On veut, nous dit le fils du garde, abattre le mur du cloître pour que, du château, l'on puisse avoir une vue sur les étangs. C'est un conseil qui a été donné à Madame.

- Il faut conseiller, dis-je, à votre dame de faire ouvrir seulement les arcs des ogives qu'on a remplis de maçonnerie, et alors la galerie se découpera sur les étangs, ce qui sera beaucoup plus gracieux.

Il a promis de s'en souvenir.

La suite des ruines amenait encore une tour et une chapelle. Nous montâmes à la tour. De là l'on distinguait toute la vallée, coupée d'étangs et de rivières, avec les longs espaces dénudés qu'on appelle le Désert d'Ermenonville, et qui n'offrent que des grès de teinte grise, entremêlés de pins maigres et de bruyères.

Des carrières rougeâtres se dessinaient encore çà et là à travers les bois effeuillés, et ravivaient la teinte verdâtre des plaines et des forêts, - où les bouleaux blancs, les troncs tapissés de lierre et les dernières feuilles d'automne se détachaient encore sur les masses rougeâtres des bois encadrés des teintes bleues de l'horizon.

Nous redescendîmes pour voir la chapelle; c'est une merveille d'architecture. L'élancement des piliers et des nervures, l'ornement sobre et fin des détails, révélaient l'époque intermédiaire entre le gothique fleuri et la Renaissance. Mais, une fois entrés, nous admirâmes les peintures, qui m'ont semblé être de cette dernière époque.

- Vous allez voir des saintes un peu décolletées, nous dit le fils du garde. En effet, on distinguait une sorte de Gloire peinte en fresque du côté de la porte, parfaitement conservée, malgré ses couleurs pâlies, sauf la partie inférieure couverte de peintures à la détrempe, mais qu'il ne sera pas difficile de restaurer.

Les bons moines de Châalis auraient voulu supprimer quelques nudités trop voyantes du style Médicis. - En effet, tous ces anges et toutes ces saintes faisaient l'effet d'amours et de nymphes aux gorges et aux cuisses nues. L'abside de la chapelle offre dans les intervalles de ses nervures d'autres figures mieux conservées encore et du style allégorique usité postérieurement à Louis XII. - En nous retournant pour sortir, nous remarquâmes au-dessus de la porte des armoiries qui devaient indiquer l'époque des dernières ornementations.

Il nous fut difficile de distinguer les détails de l'écusson écartelé, qui avait été repeint postérieurement en bleu et en blanc. Au I et au 4, c'étaient d'abord des oiseaux que le fils du garde appelait des cygnes, - disposés par 2 et I; mais ce n'étaient pas des cygnes.

Sont-ce des aigles déployées, des merlettes ou des alérions ou des ailettes attachées à des foudres?

Au 2 et au 3, ce sont des fers de lance, ou des fleurs de lis, ce qui est la même chose. Un chapeau de cardinal recouvrait l'écusson et laissait tomber des deux côtés ses résilles triangulaires ornées de glands; mais n'en pouvant compter les rangées, parce que la pierre était fruste, nous ignorions si ce n'était pas un chapeau d'abbé.

Je n'ai pas de livres ici. Mais il me semble que ce sont là les armes de Lorraine, écartelées de celles de France. Seraient-ce les armes du cardinal de Lorraine, qui fut proclamé roi dans ce pays, sous le nom de Charles X, ou celles de l'autre cardinal qui aussi était soutenu par la Ligue?... Je m'y perds, n'étant encore, je le reconnais, qu'un bien faible historien.




IIe lettre. Le château d'Ermenonville. - Les Illuminés. Le roi de Prusse. - Gabrielle et Rousseau. - Les tombes. Les abbés de Châalis.


En quittant Châalis, il y a encore à traverser quelques bouquets de bois, puis nous entrons dans le Désert. Il y a assez de désert pour que, du centre, on ne voie point d'autre horizon, - pas assez pour qu'en une demi-heure de marche on n'arrive au paysage le plus calme, le plus charmant du monde... Une nature suisse découpée au milieu du bois, par suite de l'idée qu'a eue René de Girardin d'y transplanter l'image du pays dont sa famille était originaire.

Quelques années avant la Révolution, le château d'Ermenonville était le rendez-vous des Illuminés qui préparaient silencieusement l'avenir. Dans les soupers célèbres d'Ermenonville, on a vu successivement le comte de Saint-Germain, Mesmer et Cagliostro, développant, dans des causeries inspirées, des idées et des paradoxes dont l'école dite de Genève hérita plus tard. - Je crois bien que M. de Robespierre, le fils du fondateur de la loge écossaise d'Arras, - tout jeune encore, - peut-être encore plus tard Sénancour, Saint-Martin, Dupont de Nemours et Cazotte, vinrent exposer, soit dans ce château, soit dans celui de Le Pelletier de Mortfontaine, les idées bizarres qui se proposaient les réformes d'une société vieillie, laquelle dans ses modes mêmes, avec cette poudre qui donnait aux plus jeunes fronts un faux air de la vieillesse, indiquait la nécessité d'une complète transformation.

Saint-Germain appartient à une époque antérieure, mais il est venu là. C'est lui qui avait fait voir à Louis XV dans un miroir d'acier son petit-fils sans tête, comme Nostradamus avait fait voir à Marie de Médicis les rois de sa race, dont le quatrième était également décapité.

Ceci est de l'enfantillage. Ce qui révèle les mystiques, c'est le détail rapporté par Beaumarchais, que les Prussiens, - arrivés jusqu'à Verdun, - se replièrent tout à coup d'une manière inattendue d'après l'effet d'une apparition dont leur roi fut surpris, et qui lui fit dire: "N'allons pas outre!" comme en certains cas disaient les chevaliers.

Les Illuminés français et allemands s'entendaient par des rapports d'affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Boehme avaient pénétré, chez nous, dans les anciens pays francs et bourguignons, par l'antique sympathie et les relations séculaires des races de même origine. Le premier ministre du neveu de Frédéric II était lui-même un Illuminé. Beaumarchais suppose qu'à Verdun, sous couleur d'une séance de magnétisme, on fit apparaître devant Frédéric-Guillaume son oncle, qui lui aurait dit: "Retourne!" comme le fit un fantôme à Charles VI.

Ces données bizarres confondent l'imagination; seulement, Beaumarchais, qui était un sceptique, a prétendu que, pour cette scène de fantasmagorie, on fit venir de Paris l'acteur Fleury, qui avait joué précédemment aux Français le rôle de Frédéric II, et qui aurait ainsi fait illusion au roi de Prusse, lequel, depuis, se retira, comme on sait, de la confédération des rois ligués contre la France.

Les souvenirs des lieux où je suis m'oppressent moi-même, de sorte que je vous envoie tout cela au hasard, mais d'après des données sûres. Un détail plus important à recueillir, c'est que le général prussien qui, dans nos désastres de la Restauration, prit possession du pays, ayant appris que la tombe de Jean-Jacques Rousseau se trouvait à Ermenonville, exempta toute la contrée, depuis Compiègne, des charges de l'occupation militaire. C'était, je crois, le prince d'Anhalt: souvenons-nous au besoin de ce trait.

Rousseau n'a séjourné que peu de temps à Ermenonville. S'il y a accepté un asile, c'est que depuis longtemps, dans les promenades qu'il faisait en partant de l'Ermitage de Montmorency, il avait reconnu que cette contrée présentait à un herborisateur des familles de plantes remarquables, dues à la variété des terrains.

Nous sommes allés descendre à l'auberge de la Croix-Blanche, où il demeura lui-même quelque temps, à son arrivée. Ensuite, il logea encore de l'autre côté du château, dans une maison occupée aujourd'hui par un épicier. M. René de Girardin lui offrit un pavillon inoccupé, faisant face à un autre pavillon qu'occupait le concierge du château. Ce fut là qu'il mourut.

En nous levant, nous allâmes parcourir les bois encore enveloppés des brouillards d'automne, que peu à peu nous vîmes se dissoudre en laissant reparaître le miroir azuré des lacs. J'ai vu de pareils effets de perspective sur des tabatières du temps... Je revis l'île des Peupliers, au delà des bassins qui surmontent une grotte factice, sur laquelle l'eau tombe, quand elle tombe... Sa description pourrait se lire dans les idylles de Gessner.

Les rochers qu'on rencontre en parcourant les bois sont couverts d'inscriptions poétiques. Ici:

Sa masse indestructible a fatigué le temps.

ailleurs:

Ce lieu sert de théâtre aux courses valeureuses

Qui signalent du cerf les fureurs amoureuses,

ou encore, avec un bas-relief représentant des Druides qui coupent le gui:

Tels furent nos aïeux dans leurs bois solitaires!

Ces vers ronflants me semblent être de Roucher... Delille les aurait faits moins solides.

M. René de Girardin faisait aussi des vers. - C'était en outre un homme de bien. Je pense qu'on lui doit les vers suivants, sculptés sur une fontaine d'un endroit voisin, que surmontent un Neptune et une Amphitrite, légèrement décolletée comme les anges et les saints de Châalis:

Des bords fleuris où j'aimais à répandre

Le plus pur cristal de mes eaux,

Passant, je viens ici me rendre

Aux désirs, aux besoins de l'homme et des troupeaux.

En puisant les trésors de mon urne féconde,

Songe que tu les dois à des soins bienfaisants,

Puissé-je n'abreuver du tribut de mes ondes

Que des mortels paisibles et contents!

Je ne m'arrête pas à la forme des vers; - c'est la pensée d'un honnête homme que j'admire. L'influence de son séjour est profondément sentie dans le pays. Là, ce sont des salles de danse, - où l'on remarque encore le banc des vieillards; là, des tirs à l'arc, avec la tribune d'où l'on distribuait des prix... Au bord des eaux, des temples ronds, à colonnes de marbre, consacrés soit à Vénus génitrice, soit à Hermès consolateur. Toute cette mythologie avait alors un sens philosophique et profond.

La tombe de Rousseau est restée telle qu'elle était, avec sa forme antique et simple, et les peupliers, effeuillés, accompagnent encore d'une manière pittoresque le monument, qui se reflète dans les eaux dormantes de l'étang. Seulement la barque qui y conduisait les visiteurs est aujourd'hui submergée... Les cygnes, je ne sais pourquoi, au lieu de nager gracieusement autour de l'île préfèrent se baigner dans un ruisseau d'eau bourbeuse, qui coule, dans un rebord, entre des saules aux branches rougeâtres, et qui aboutit à un lavoir, situé le long de la route.

Nous sommes revenus au château. - C'est encore un bâtiment de l'époque de Henri IV, refait vers Louis XV, et construit probablement sur des ruines antérieures, - car on a conservé une tour crénelée qui jure avec le reste, et les fondements massifs sont entourés d'eau, avec des poternes et des restes de ponts-levis.

Le concierge ne nous a pas permis de visiter les appartements, parce que les maîtres y résidaient. - Les artistes ont plus de bonheur dans les châteaux princiers, dont les hôtes sentent qu'après tout, ils doivent quelque chose à la nation.

On nous laissa seulement parcourir les bords du grand lac, dont la vue, à gauche, est dominée par la tour dite de Gabrielle, reste d'un ancien château. Un paysan qui nous accompagnait nous dit: "Voici la tour où était enfermée la belle Gabrielle... tous les soirs Rousseau venait pincer de la guitare sous sa fenêtre, et le roi, qui était jaloux, le guettait souvent, et a fini par le faire mourir."

Voilà pourtant comment se forment les légendes. Dans quelques centaines d'années, on croira cela. - Henri IV, Gabrielle et Rousseau sont les grands souvenirs du pays. On a confondu déjà, - à deux cents ans d'intervalle, - les deux souvenirs, et Rousseau devient peu à peu le contemporain d'Henri IV. Comme la population l'aime, elle suppose que le roi a été jaloux de lui, et trahi par sa maîtresse, - en faveur de l'homme sympathique aux races souffrantes. Le sentiment qui a dicté cette pensée est peut-être plus vrai qu'on ne croit. Rousseau, qui a refusé cent louis de madame de Pompadour, a ruiné profondément l'édifice royal fondé par Henri. Tout a croulé. - Son image immortelle demeure debout sur les ruines.

Quant à ses chansons, dont nous avons vu les dernières à Compiègne, elles célébraient d'autres que Gabrielle. Mais le type de la beauté n'est-il pas éternel comme le génie?

En sortant du parc, nous nous sommes dirigés vers l'église, située sur la hauteur. Elle est fort ancienne, mais moins remarquable que la plupart de celles du pays. Le cimetière était ouvert; nous y avons vu principalement le tombeau de De Vic, - ancien compagnon d'armes de Henri IV, - qui lui avait fait présent du domaine d'Ermenonville. C'est un tombeau de famille, dont la légende s'arrête à un abbé. - Il reste ensuite des filles qui s'unissent à des bourgeois. - Tel a été le sort de la plupart des anciennes maisons. Deux tombes plates d'abbés, très vieilles, dont il est difficile de déchiffrer les légendes, se voient encore près de la terrasse. Puis, près d'une allée, une pierre simple sur laquelle on trouve inscrit: Ci-gît Almazor. Est-ce un fou? - est-ce un laquais? - est-ce un chien? La pierre ne dit rien de plus.

Du haut de la terrasse du cimetière, la vue s'étend sur la plus belle partie de la contrée; les eaux miroitent à travers les grands arbres roux, les pins et les chênes verts. Les grès du désert prennent à gauche un aspect druidique. La tombe de Rousseau se dessine à droite, et plus loin, sur le bord, le temple de marbre d'une déesse absente, qui doit être la Vérité.

Ce dut être un beau jour que celui où une députation, envoyée par l'Assemblée nationale, vint chercher les cendres du philosophe pour les transporter au Panthéon. - Lorsqu'on parcourt le village, on est étonné de l'a fraîcheur et de la grâce des petites filles; - avec leurs grands chapeaux de paille, elles ont l'air de Suissesses... Les idées sur l'éducation de l'auteur d'Emile semblent avoir été suivies; les exercices de force et d'adresse, la danse, les travaux de précision encouragés par des fondations diverses, ont donné sans doute à cette jeunesse la santé, la vigueur et l'intelligence des choses utiles.

J'aime beaucoup cette chaussée, - dont j'avais conservé un souvenir d'enfance, - et qui, passant devant le château, rejoint les deux parties du village, ayant quatre tours basses à ses deux extrémités.

Sylvain me dit: - Nous avons vu la tombe de Rousseau: il faudrait maintenant gagner Dammartin, où nous trouverons des voitures pour nous mener à Soissons, et de là, à Longueval. Nous allons nous informer du chemin aux laveuses qui travaillent devant le château.

- Allez tout droit par la route à gauche, nous dirent-elles, ou, également, par la droite... Vous arriverez, soit à Ver, soit à Eve, vous passerez par Othis, et en deux heures de marche vous gagnerez Dammartin.

Ces jeunes filles fallacieuses nous firent faire une route bien étrange; - il faut ajouter qu'il pleuvait.

La route était fort dégradée, avec des ornières pleines d'eau, qu'il fallait éviter en marchant sur les gazons. D'énormes chardons, qui nous venaient à la poitrine, - chardons à demi gelés, mais encore vivaces, - nous arrêtaient quelquefois.

Ayant fait une lieue, nous comprimes que ne voyant ni Ver, ni Eve, ni Othis, ni seulement la plaine, nous pouvions nous être fourvoyés.

Une éclaircie se manifesta tout à coup à notre droite, - quelqu'une de ces coupes sombres qui éclaircissent singulièrement les forêts...

Nous aperçûmes une hutte fortement construite en branches rechampies de terre, avec un toit de chaume tout à fait primitif. Un bûcheron fumait sa pipe devant la porte.

- Pour aller à Ver?...

- Vous en êtes bien loin... En suivant la route, vous arriverez à Montaby.

- Nous demandons Ver, - ou Eve...

- Eh bien! vous allez retourner... vous ferez une demi-lieue (on peut traduire cela si l'on veut en mètres, à cause de la loi), puis, arrivés à la place où l'on tire l'arc, vous prendrez à droite. Vous sortirez du bois, vous trouverez la plaine, et ensuite tout le monde vous indiquera Ver.

Nous avons retrouvé la place du tir, avec sa tribune et son hémicycle destiné aux sept vieillards. Puis nous nous sommes engagés dans un sentier qui doit être fort beau quand les arbres sont verts. Nous chantions encore, pour aider la marche et peupler la solitude, quelques chansons du pays.

La route se prolongeait comme le diable; je ne sais trop jusqu'à quel point le diable se prolonge, - ceci est la réflexion d'un Parisien. - Sylvain, avant de quitter le bois, chanta cette ronde de l'époque de Louis XIV:

C'était un cavalier

Qui revenait de Flandre...

Le reste est difficile à raconter. - Le refrain s'adresse au tambour, et lui dit:

Battez la générale

Jusqu'au point du jour!

Quand Sylvain, - homme taciturne, - se met à chanter, on n'en est pas quitte facilement. - Il m'a chanté je ne sais quelle chanson des Moines rouges qui habitaient primitivement Châalis. - Quels moines! C'étaient des Templiers! - Le roi et le pape se sont entendus pour les brûler.

Ne parlons plus de ces moines rouges.

Au sortir de la forêt, nous nous sommes trouvés dans les terres labourées. Nous emportions beaucoup de notre patrie à la semelle de nos souliers; - mais nous finissions par le rendre plus loin dans les prairies... Enfin, nous sommes arrivés à Ver. - C'est un gros bourg.

L'hôtesse était aimable et sa fille fort avenante, - ayant de beaux cheveux châtains, une figure régulière et douce, et ce parler si charmant des pays de brouillards, qui donne aux plus jeunes filles des intonations de contralto, par moments!

- Vous voilà, mes enfants, dit l'hôtesse... Eh bien! on va mettre un fagot dans le feu!

- Nous vous demandons à souper, sans indiscrétion.

- Voulez-vous, dit l'hôtesse, qu'on vous fasse d'abord une soupe à l'oignon?

- Cela ne peut pas faire de mal, et ensuite?

- Ensuite, il y a aussi de la chasse.

Nous vîmes là que nous étions bien tombés.

Sylvain a un talent, c'est un garçon pensif, - qui, n'ayant pas eu beaucoup d'éducation, se préoccupe pourtant de parfaire ce qu'il n'a reçu qu'imparfait du peu de leçons qui lui ont été données.

Il a des idées sur tout. - Il est capable de composer une montre... ou une boussole. - Ce qui le gène dans la montre, c'est la chaîne, qui ne peut se prolonger assez... Ce qui le gêne dans la boussole, c'est que cela fait seulement reconnaître que l'aimant polaire du globe attire forcément les aiguilles; mais que sur le reste, - sur la cause et sur les moyens de s'en servir, les documents sont imparfaits!

L'auberge, un peu isolée, mais solidement bâtie, où nous avons pu trouver asile, offre à l'intérieur une cour à galeries d'un système entièrement valaque... Sylvain a embrassé la fille, qui est assez bien découplée, et nous prenons plaisir à nous chauffer les pieds en caressant deux chiens de chasse, attentifs au tourne-broche, - qui est l'espoir d'un souper prochains...




I2e lettre. M. Toulouse. - Les deux bibliophiles. Saint-Médard de Soissons. - Le château des Longueval de Bucquoy. Réflexions.


Je n'ai pas à me reprocher d'avoir suspendu pendant dix jours le cours du récit historique que vous m'aviez demandé. L'ouvrage qui devait en être la base, c'est-à-dire l'histoire officielle de l'abbé de Bucquoy, devait être vendu le 20 novembre, et ne l'a été que le 30, soit qu'il ait été retiré d'abord (comme on me l'a dit), soit que l'ordre même de la vente, énoncé dans le catalogue, n'ait pas permis de le présenter plus tôt aux enchères.

L'ouvrage pouvait, comme tant d'autres, prendre le chemin de l'étranger, et les renseignements qu'on m'avait adressés des pays du Nord indiquaient seulement des traductions hollandaises du livre, sans donner aucune indication sur l'édition originale, imprimée à Francfort, avec l'allemand en regard.

J'avais vainement, vous le savez, cherché le livre à Paris. Les bibliothèques publiques ne le possédaient pas. Les libraires spéciaux ne l'avaient point vu depuis longtemps. Un seul, M. Toulouse, m'avait été indiqué comme pouvant le posséder.

M. Toulouse a la spécialité des livres de controverse religieuse. Il m'a interrogé sur la nature de l'ouvrage; puis il m'a dit: "Monsieur, je ne l'ai point...... Mais, si je l'avais, peut-être ne vous le vendrais-je pas?"

J'ai compris que vendant d'ordinaire des livres à des ecclésiastiques, il ne se souciait pas d'avoir affaire à un fils de Voltaire.

Je lui ai répondu que je m'en passerais bien, ayant déjà de notions générales sur le personnage dont il s'agissait.

"Voilà pourtant comme on écrit l'histoire!" m'a-t-il répondu.

Vous me direz que j'aurais pu me faire communiquer l'histoire de l'abbé de Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore, tels M. de Montmerqué et autres. A quoi je répondrai qu'un bibliophile sérieux ne communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de crainte de les fatiguer.

Un bibliophile connu avait un ami; - cet ami était devenu amoureux d'un Anacréon in-seize, édition lyonnaise du XVIe siècle, augmentée des poésies de Bion, de Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre n'eût pas défendu sa femme aussi fortement que son in-I6. Presque toujours son ami, venant déjeuner chez lui, traversait indifféremment la bibliothèque; mais il jetait à la dérobée un regard sur l'Anacréon.

Un jour, il dit à son ami: Qu'est-ce que tu fais de cet in-I6 mal relié... et coupé? Je te donnerai volontiers le Voyage de Polyphile en italien, édition princeps des Aldes, avec les gravures de Belin, pour cet in-I6... Franchement, c'est pour compléter ma collection des poètes grecs.

Le possesseur se borna à sourire.

- Que te faut-il encore?

- Rien, je n'aime pas à échanger mes livres.

- Si je t'offrais encore mon Roman de la Rose, grandes marges, avec des annotations de Marguerite de Valois?

- Non... ne parlons plus de cela.

- Comme argent, je suis pauvre, tu le sais; mais j'offrirais bien mille francs.

- N'en parlons plus...

- Allons! quinze cents livres.

- Je n'aime pas les questions d'argent entre amis.

La résistance ne faisait qu'accroître les désirs de l'ami du bibliophile. Après plusieurs offres, encore repoussées, il lui dit, arrivé au dernier paroxysme de la passion:

- Eh bien! j'aurai le livre à ta vente.

- A ma vente?... mais, je suis plus jeune que toi...

- Oui, mais tu as une mauvaise toux.

- Et toi... ta sciatique?

- On vit quatre-vingts ans avec cela!...

Je m'arrête, monsieur. Cette discussion serait une scène de Molière ou une de ces analyses tristes de la folie humaine, qui n'ont été traitées gaiement que par Erasme... En résultat, le bibliophile mourut quelques mois après, et son ami eut le livre pour six cents francs.

- Et il m'a refusé de me le laisser pour quinze cents francs! disait-il plus tard toutes les fois qu'il le faisait voir. Cependant, quand il n'était plus question de ce volume, qui avait projeté un seul nuage sur une amitié de cinquante ans son oeil se mouillait au souvenir de l'homme excellent qu'il avait aimé.

Cette anecdote est bonne à rappeler dans une époque où le goût des collections de livres, d'autographes et d'objets d'art, n'est plus généralement compris en France. Elle pourra, néanmoins, vous expliquer les difficultés que j'ai éprouvées à me procurer l'Abbé de Bucquoy.

Samedi dernier, à sept heures, je revenais de Soissons, - où j'avais cru pouvoir trouver des renseignements sur les Bucquoy, - afin d'assister à la vente, faite par Techener, de la bibliothèque de M. Motteley, qui dure encore, et sur laquelle on a publié, avant-hier, un article dans l'Indépendance de Bruxelles.

Une vente de livres ou de curiosités a, pour les amateurs, l'attrait d'un tapis vert. Le râteau du commissaire, qui sac les livres et ramène l'argent, rend cette comparaison fort exacte.

Les enchères étaient vives. Un volume isolé parvint jusqu'à six cents francs. A dix heures moins un quart, l'Histoire de l'abbé de Bucquoy fut mise sur table à vingt-cinq francs... A cinquante-cinq francs, les habitués et M. Techenet lui-même abandonnèrent le livre: une seule personne poussait contre moi.

A soixante-cinq francs, l'amateur a manqué d'haleine.

Le marteau du commissaire-priseur m'a adjugé le livre pour soixante-six francs.

On m'a demandé ensuite trois francs vingt centimes pour les frais de la vente.

J'ai appris depuis que c'était un délégué de la Bibliothèque Nationale qui m'avait fait concurrence jusqu'au dernier moment.

Je possède donc le livre et je me trouve en mesure de continuer mon travail.

Votre, etc.

De Ver à Dammartin, il n'y a guère qu'une heure et demie de marche. - J'ai eu le plaisir d'admirer, par une belle matinée, l'horizon de dix lieues qui s'étend autour du vieux château, si redoutable autrefois, et dominant toute la contrée. Les hautes tours sont démolies, mais l'emplacement se dessine encore sur ce point élevé, où l'on a planté des allées de tilleuls servant de promenade, au point même où se trouvaient les entrées et les cours. Des charmilles d'épine-vinette et de belladone empêchent toute chute dans l'abîme que forment encore les fossés. - Un tir a été établi pour les archers dans un des fossés qui se rapprochent de la ville.

Sylvain est retourné dans son pays: - j'ai continué ma route vers Soissons à travers la forêt de Villers-Cotterets, entièrement dépouillée de feuilles, mais reverdie çà et là par des plantations de pins qui occupent aujourd'hui les vastes espaces des coupes sombres pratiquées naguère. - Le soir, j'arrivai à Soissons, la vieille Augusta Suessonium, où se décida le sort de la nation française au VIe siècle.

On sait que c'est après la bataille de Soissons, gagnée par Clovis, que ce chef des Francs subit l'humiliation de ne pouvoir garder un vase d'or, produit du pillage de Reims. Peut-être songeait-il déjà à faire sa paix avec l'Eglise, en lui rendant un objet saint et précieux. Ce fut alors qu'un de ses guerriers voulut que ce vase entrât dans le partage, car l'égalité était le principe fondamental de ces tribus franques, originaires d'Asie. - Le vase d'or fut brisé, et plus tard la tête du Franc égalitaire eut le même sort, sous la francisque de son chef. Telle fut l'origine de nos monarchies.

Soissons, ville forte de seconde classe, renferme de curieuses antiquités. La cathédrale a sa haute tour, d'où l'on découvre sept lieues de pays; - un beau tableau de Rubens, derrière son maître-autel. L'ancienne cathédrale est beaucoup plus curieuse, avec ses clochers festonnés et découpés en guipure. Il n'en reste que la façade et les tours, malheureusement. Il y a encore une autre église qu'on restaure avec cette belle pierre et ce béton romain, qui font l'orgueil de la contrée. Je me suis entretenu là avec les tailleurs de pierre, qui déjeunaient autour d'un feu de bruyère et qui m'ont paru très forts sur l'histoire de l'art. Ils regrettaient, comme moi, qu'on ne restaurât point l'ancienne cathédrale, Saint-Jean-des-Vignes, plutôt que l'église lourde où on les occupait. - Mais cette dernière est, dit-on, plus logeable. Dans nos époques de foi restreinte, on n'attire plus les fidèles qu'avec l'élégance et le confort.

Les compagnons m'ont indiqué comme chose à voir Saint-Médard, situé à une portée de fusil de la ville, au delà du pont et de la gare de l'Aisne. Les constructions les plus modernes forment l'établissement des sourds-muets. Une surprise m'attendait là. C'était d'abord la tour en partie démolie où Abailard fut prisonnier quelque temps. On montre encore sur les murs des inscriptions latines de sa main; - puis de vastes caveaux déblayés depuis peu, où l'on a retrouvé la tombe de Louis le Débonnaire, - formée d'une vaste cuve de pierre qui m'a rappelé les tombeaux égyptiens.

Près de ces caveaux, composés de cellules souterraines avec des niches çà et là comme dans les tombeaux romains, on voit la prison même où cet empereur fut retenu par ses enfants, l'enfoncement où il dormait sur une natte et autres détails parfaitement conservés, parce que la terre calcaire et les débris de pierres fossiles qui remplissaient ces souterrains les ont préservés de toute humidité. On n'a eu qu'à déblayer, ci ce travail dure encore, amenant chaque jour de nouvelles découvertes. - C'est un Pompéi carlovingien.

En sortant de Saint-Médard, je me suis un peu égaré sur les bords de l'Aisne, qui coule entre les oseraies rougeâtres et les peupliers dépouillés de feuilles. Il faisait beau, les gazons étaient verts, et, au bout de deux kilomètres, je me suis trouvé dans un village nommé Cuffy, d'où l'on découvrait parfaitement les tours dentelées de la ville et ses toits flamands bordés d'escaliers de pierre.

On se rafraîchit dans ce village avec un petit vin blanc mousseux qui ressemble beaucoup à la tisane de Champagne.

En effet, le terrain est presque le même qu'à Epernay. C'est un filon de la Champagne voisine qui, sur ce coteau exposé au midi, produit des vins rouges et blancs qui ont encore assez de feu. Toutes les maisons sont bâties en pierres meulières trouées comme des éponges par les vrilles et les limaçons marins. L'église est vieille, mais rustique. Une verrerie est établie sur la hauteur.

Il n'était plus possible de ne pas retrouver Soissons. J'y suis retourné pour continuer mes recherches, en visitant la bibliothèque et les archives. - A la bibliothèque, je n'ai rien trouvé que l'on ne pût avoir à Paris. Les archives sont à la sous-préfecture et doivent être curieuses, à cause de l'antiquité de la ville. Le secrétaire m'a dit: - Monsieur, nos archives sont là-haut, - dans les greniers; mais elles ne sont pas classées.

- Pourquoi?

- Parce qu'il n'y a pas de fonds attribués à ce travail par la ville. La plupart des pièces sont en gothique et en latin... Il faudrait qu'on nous envoyât quelqu'un de Paris.

Il est évident que je ne pouvais espérer de trouver facilement là des renseignements. sur les Bucquoy. Quant à la situation actuelle des archives de Soissons, je me borne à la dénoncer aux paléographes; - si la France est assez riche pour payer l'examen des souvenirs de son histoire, je serai heureux d'avoir donné cette indication.

Je vous parlerais bien encore de la grande foire qui avait lieu en ce moment-là dans la ville, - du théâtre, où l'on jouait Lucrèce Borgia, des moeurs locales, assez bien conservées dans ce pays situé hors du mouvement des chemins de fer, - et même de la contrariété qu'éprouvent les habitants par suite de cette situation. Ils ont espéré quelque temps être rattachés à la ligne du Nord, ce qui eût produit de fortes économies... Un personnage puissant aurait obtenu de faire passer la ligne de Strasbourg par ces bois, auxquels elle offre des débouchés, mais ce sont là de ces exigences locales et de ces suppositions intéressées qui peuvent ne pas être de toute justice.

Le but de ma tournée est atteint maintenant. La diligence de Soissons à Reims m'a conduit à Brume. Une heure après, j'ai pu gagner Longueval, le berceau des Bucquoy. Voilà donc le séjour de la belle Angélique et le château-chef de son père, qui paraît en avoir eu autant que son aïeul, le grand-comte de Bucquoy, a pu en conquérir dans les guerres de Bohême. - Les tours sont rasées, comme à Dammartin. Cependant les souterrains existent encore. L'emplacement, qui domine le village, situé dans une gorge allongée, a été couvert de constructions depuis sept ou huit ans, époque où les ruines ont été vendues. Empreint suffisamment de ces souvenirs de localité qui peuvent donner de l'attrait à une composition romanesque, - et qui ne sont pas inutiles au point de vue positif de l'histoire, j'ai gagné Château-Thierry, où l'on aime à saluer la statue rêveuse du bon La Fontaine, placée au bord de la Marne et en vue du chemin de fer de Strasbourg.

Réflexions

"Et puis..." (C'est ainsi que Diderot commençait un conte, me dira-t-on.)

- Allez toujours!

- Vous avez imité Diderot lui-même.

- Qui avait imité Sterne...

- Lequel avait imité Swift.

- Qui avait imité Rabelais.

- Lequel avait imité Merlin Coccaïe...

- Qui avait imité Pétrone...

- Lequel avait imité Lucien. Et Lucien en avait imité bien d'autres... Quand ce ne serait que l'auteur de l'Odyssée, qui fait promener son héros pendant dix ans autour de la Méditerranée, pour l'amener enfin à cette fabuleuse Ithaque, dont la reine, entourée d'une cinquantaine de prétendants, défaisait chaque nuit ce qu'elle avait tissé le jour.

- Mais Ulysse a fini par retrouver Ithaque.

- Et j'ai retrouvé l'abbé de Bucquoy.

- Parlez-en.

- Je ne fais pas autre chose depuis un mois. Les lecteurs doivent être déjà fatigués - du comte de Bucquoy le ligueur, plus tard le généralissime des armées d'Autriche; - de M. de Longueval de Bucquoy et de sa fille Angélique, - enlevée par La Corbinière; - du château de cette famille dont je viens de fouler les ruines...

Et enfin de l'abbé comte de Bucquoy lui-même, dont j'ai porté une courte biographie, - et que M. d'Argenson, dans sa correspondance, appelle: le prétendu de Bucquoy.

Le livre que je viens d'acheter à la vente Motteley vaudrait beaucoup plus de soixante-neuf francs vingt centimes, s'il n'était cruellement rogné. La reliure, toute neuve, porte en lettres d'or ce titre attrayant: Histoire du Sieur Abbé comte de Bucquoy, etc. La valeur de l'in-I2 vient peut-être de trois maigres brochures en vers et en prose, composées par l'auteur, et qui, étant d'un plus grand format, ont les marges coupées jusqu'au texte, qui, cependant reste lisible.

Le livre a tous les titres cités déjà ni se trouvent énoncés dans Brunet, dans Quérard et dans la Biographie de Michaud. En regard du titre est une gravure représentant la Bastille, avec ce titre au-dessus: L'Enfer des vivants, et cette citation: Facilis descendus Averni.

On peut lire l'histoire de l'abbé de Bucquoy dans mon livre intitulé: Les Illuminés (Paris, Victor Lecou). On peut consulter aussi l'ouvrage In-I2 dont j'ai fait présent à la Bibliothèque impériale.

Je me suis peut-être trompé dans l'examen de l'écusson du fondateur de la chapelle de Châalis.

On m'a communiqué des notes sur les abbés de Châalis. "Robert de la Tourette, notamment, qui fut abbé là, de 1501 à 1522, fit de grandes restaurations..." On voit sa tombe devant le maître autel.

"Ici arrivent les Médicis: Hippolyte d'Est, cardinal de Ferrare, 1554; - Aloys d'Est, 1586.

Ensuite: Louis, cardinal de Guise, 1601; Charles-Louis de Lorraine, 1630."

Il faut remarquer que les d'Est n'ont qu'un alérion au 2 et au 3, et que j'en ai vu trois au I et au 4 dans l'écusson écartelé.

Charles II, cardinal de Bourbon (depuis, Charles X, - l'ancien), lieutenant général de l'Ile-de-France depuis 1551, eut un fils appelé Poullain."

Je veux bien croire que ce cardinal-roi eut un fils naturel; mais je ne comprends pas les trois alérions posés 2 et I. Ceux de Lorraine sont sur une bande. Pardon de ces détails, mais la connaissance du blason est la clef de l'histoire de France... Les pauvres auteurs n'y peuvent rien!




Sylvie. Souvenirs du Valois





I. - Nuit perdue


Je sortais d'un théâtre où tous les soirs je paraissais aux avant-scènes en grande tenue de soupirant. Quelquefois tout était plein, quelquefois tout était vide. Peu m'importait d'arrêter mes regards sur un parterre peuplé seulement d'une trentaine d'amateurs forcés, sur des loges garnies de bonnets ou de toilettes surannées, - ou bien de faire partie d'une salle animée et frémissante couronnée à tous ses étages de toilettes fleuries, de bijoux étincelants et de visages radieux. Indifférent au spectacle de la salle, celui du théâtre ne m'arrêtait guère, - excepté lorsqu'à la seconde ou à la troisième scène d'un maussade chef-d'oeuvre d'alors, une apparition bien connue illuminait l'espace vide, rendant la vie d'un souffle et d'un mot à ces vaines figures qui m'entouraient.

Je me sentais vivre en elle, et elle vivait pour moi seul. Son sourire me remplissait d'une béatitude infinie; la vibration de sa voix si douce et cependant fortement timbrée me faisait tressaillir de joie et d'amour. Elle avait pour moi toutes les perfections, elle répondait à tous mes enthousiasmes, à tous mes caprices, - belle comme le jour aux feux de la rampe qui l'éclairait d'en bas, pâle comme la nuit, quand la rampe baissée la laissait éclairée d'en haut sous les rayons du lustre et la montrait plus naturelle, brillant dans l'ombre de sa seule beauté, comme les Heures divines qui se découpent, avec une étoile au front, sur les fonds bruns des fresques d'Herculanum!

Depuis un an, je n'avais pas encore songé à m'informer de ce qu'elle pouvait être d'ailleurs; je craignais de troubler le miroir magique qui me renvoyait son image, - et tout au plus avais-je prêté l'oreille à quelques propos concernant non plus l'actrice, mais la femme. Je m'en informais aussi peu que des bruits qui ont pu courir sur la princesse d'Elide ou sur la reine de Trébizonde, - un de mes oncles, qui avait vécu dans les avant-dernières années du XVIIIe siècle, comme il fallait y vivre pour le bien connaître, m'ayant prévenu de bonne heure que les actrices n'étaient pas des femmes, et que la nature avait oublié de leur faire un coeur. Il parlait de celles de ce temps-là sans doute; mais il m'avait raconté tant d'histoires de ses illusions, de ses déceptions, et montré tant de portraits sur ivoire, médaillons charmants qu'il utilisait depuis à parer des tabatières, tant de billets jaunis, tant de faveurs fanées, en m'en faisant l'histoire et le compte définitif, que je m'étais habitué à penser mal de toutes sans tenir compte de l'ordre des temps.

Nous vivions alors dans une époque étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes. Ce n'était plus la galanterie héroïque comme sous la Fronde, le vice élégant et paré comme sous la Régence, le scepticisme et les folles orgies du Directoire; c'était un mélange d'activité, d'hésitation et de paresse, d'utopies brillantes, d'aspirations philosophiques ou religieuses, d'enthousiasmes vagues, mêlés de certains instincts de renaissance; d'ennuis des discordes passées, d'espoirs incertains, - quelque chose comme l'époque de Pérégrinus et d'Apulée. L'homme matériel aspirait au bouquet de roses qui devait le régénérer par les mains de la belle Isis; la déesse éternellement jeune et pure nous apparaissait dans les nuits, et nous faisait honte de nos heures de jour perdues. L'ambition n'était cependant pas de notre âge, et l'avide curée qui se faisait alors des positions et des honneurs nous éloignait des sphères d'activité possibles. Il ne nous restait pour asile que cette tour d'ivoire des poètes, où nous montions toujours plus haut pour nous isoler de la foule. A ces points élevés où nous guidaient nos maîtres, nous respirions enfin l'air pur des solitudes, nous buvions l'oubli dans la coupe d'or des légendes, nous étions ivres de poésie et d'amour. Amour, hélas! des formes vagues, des teintes roses et bleues, des fantômes métaphysiques! Vue de près, la femme réelle révoltait notre ingénuité; il fallait qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher.

Quelques-uns d'entre nous néanmoins prisaient peu ces paradoxes platoniques, et à travers nos rêves renouvelés d'Alexandrie agitaient parfois la torche des dieux souterrains, qui éclaire l'ombre un instant de ses traînées d'étincelles. - C'est ainsi que, sortant du théâtre avec l'amère tristesse que laisse un songe évanoui, j'allais volontiers me joindre à la société d'un cercle où l'on soupait en grand nombre, et où toute mélancolie cédait devant la verve intarissable de quelques esprits éclatants, vifs, orageux, sublimes parfois, - tels qu'il s'en est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de décadence, et dont les discussions se haussaient à ce point, que les plus timides d'entre nous allaient voir parfois aux fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n'arrivaient pas enfin pour couper court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes.

"Buvons, aimons, c'est la sagesse!" Telle était la seule opinion des plus jeunes. Un de ceux-là me dit: "Voici bien longtemps que je te rencontre dans le même théâtre, et chaque fois ne j'y vais. Pour laquelle y viens-tu?"

Pour laquelle?... Il ne me semblait pas que l'on pût aller là pour une autre . Cependant j'avouai un nom. - "Eh bien! dit mon ami avec indulgence, tu vois là-bas l'homme heureux qui vient de la reconduire, et qui, fidèle aux lois de notre cercle, n'ira la retrouver peut-être qu'après la nuit."

Sans trop d'émotion, je tournai les yeux vers le personnage indiqué. C'était un jeune homme correctement vêtu, d'une figure pâle et nerveuse, ayant des manières convenables et des yeux empreints de mélancolie et de douceur. Il jetait de l'or sur une table de whist et le perdait avec indifférence. - Que m'importe, dis-je, lui ou tout autre? Il fallait qu'il y en eût un, et celui-là me paraît digne d'avoir été choisi. - Et toi? - Moi? C'est une image que je poursuis, rien de plus.

En sortant, je passai par la salle de lecture, et machinalement je regardai un journal. C'était, je crois, pour y voir le cours de la Bourse. Dans les débris de mon opulence se trouvait une somme assez forte en titres étrangers. Le bruit avait couru que, négligés longtemps, ils allaient être reconnus; - ce qui venait d'avoir lieu à la suite d'un changement de ministère, Les fonds se trouvaient déjà cotés très haut; je redevenais riche.

Une seule pensée résulta de ce changement de situation, celle que la femme aimée si longtemps était à moi si je voulais. - Je touchais du doigt mon idéal. N'était-ce pas une illusion encore, une faute d'impression railleuse? Mais les autres feuilles parlaient de même. - La somme gagnée se dressait devant moi comme la statue d'or de Moloch. "Que dirait maintenant, pensai-je, le jeune homme de tout à l'heure, si j'allais prendre sa place près de la femme qu'il a laissé seule?..." Je frémis de cette pensée, et mon orgueil se révolta.

Non! ce n'est pas ainsi, ce n'est pas à mon âge que l'on tue l'amour avec de l'or: je ne serai pas un corrupteur. D'ailleurs ceci est une idée d'un autre temps. Qui me dit aussi que cette femme soit vénale? - Mon regard parcourait vaguement le journal que je tenais encore, et j'y lus ces deux lignes: "Fête du Bouquet provincial . - Demain, les archers de Senlis doivent rendre le bouquet à ceux de Loisy." Ces mots, fort simples, réveillèrent en moi toute une nouvelle série d'impressions: c'était un souvenir de la province depuis longtemps oubliée, un écho lointain des fêtes naïves de la jeunesse. - Le cor et le tambour résonnaient au loin dans les hameaux et dans les bois; les jeunes filles tressaient des guirlandes et assortissaient, en chantant, des bouquets ornés de rubans. - Un lourd chariot, traîné par des boeufs, recevait ces présents sur son passage, et nous, enfants de ces contrées, nous formions cortège avec nos arcs et nos flèches, nous décorant du titre de chevaliers, - sans savoir alors que nous ne faisions que répéter d'âge en âge une fête druidique survivant aux monarchies et aux religions nouvelles.




II. - Adrienne


Je regagnai mon lit et je ne pus y trouver le repos. Plongé dans une demi-somnolence, toute ma jeunesse repassait en mes souvenirs. Cet état, où l'esprit résiste encore aux bizarres combinaisons du songe, permet souvent de voir se presser en quelques minutes les tableaux les plus saillants d'une longue période de la vie.

Je me représentais un château du temps de Henri IV avec ses toits pointus couverts d'ardoises et sa face rougeâtre aux encoignures dentelées de pierres jaunies, une grande place verte encadrée d'ormes et de tilleuls, dont le soleil couchant perçait le feuillage de ses traits enflammés. Des jeunes filles dansaient en rond sur la pelouse en chantant de vieux airs transmis par leurs mères, et d'un français si naturellement pur, que l'on se sentait bien exister dans ce vieux pays du Valois, où, pendant plus de mille ans, a battu le coeur de la France.

J'étais le seul garçon dans cette ronde, où j'avais amené ma compagne toute jeune encore, Sylvie, une petite fille du hameau voisin, si vive et si fraîche, avec ses yeux noirs, son profil régulier et sa peau légèrement hâlée!...Je n'aimais qu'elle, je ne voyais qu'elle, - jusque-là! A peine avais-je remarqué, dans la ronde où nous dansions, une blonde, grande et belle, qu'on appelait Adrienne. Tout d'un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée seule avec moi au milieu du cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le choeur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m'empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d'or effleuraient mes joues. De ce moment, un trouble inconnu s'empara de moi. - La belle devait chanter pour avoir le droit de rentrer dans la danse. On s'assit autour d'elle, et aussitôt, d'une voix fraîche et pénétrante, légèrement voilée, comme celle des filles de ce pays brumeux, elle chanta une de ces anciennes romances pleines de mélancolie et d'amour, qui racontent toujours les malheurs d'une princesse enfermée dans sa tour par la volonté d'un père qui la punit d'avoir aimé. La mélodie se terminait à chaque stance par ces trilles chevrotants que font valoir si bien les voix jeunes, quand elles imitent par un frisson modulé la voix tremblante des aïeules.

A mesure qu'elle chantait, l'ombre descendait des grands arbres, et le clair de lune naissant tombait sur elle seule, isolée de noire cercle attentif. - Elle se tut, et personne n'osa rompre le silence. La pelouse était couverte de faibles vapeurs condensées, qui déroulaient leurs blancs flocons sur les pointes des herbes. Nous pensions être en paradis. - Je me levai enfin, courant au parterre du château, où se trouvaient de lauriers, plantés dans de grands vases de faïence peints en camaïeu. Je rapportai deux branches, qui furent tressés en couronne et nouées d'un ruban. Je posai sur la tête d'Adrienne cet ornement, dont les feuilles lustrées éclataient sur ses cheveux blonds aux rayons pâles de la lune. Elle ressemblait à la Béatrice de Dante qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures.

Adrienne se leva. Développant sa taille élancée, elle nous fit un salut gracieux, et rentra en courant dans le château. - C'était, nous dit-on, la petite-fille de l'un des descendants d'une famille alliée aux anciens rois de France; le sang des Valois coulait dans ses veines. Pour ce jour de fête, on lui avait permis de se mêler à nos jeux; nous ne devions plus la revoir, car le lendemain elle repartit pour un couvent où elle était pensionnaire.

Quand je revins près de Sylvie, je m'aperçus qu'elle pleurait. La couronne donnée par mes mains à la belle chanteuse était le sujet de ses larmes. Je lui offris d'en aller cueillir une autre, mais elle dit qu'elle n'y tenait nullement, ne la méritant pas. Je voulus en vain me défendre, elle ne me dit plus un seul mot pendant que je la reconduisais chez ses parents.

Rappelé moi-même à Paris pour y reprendre mes études, j'emportai cette double image d'une amitié tendre tristement rompue, puis d'un amour impossible et vague, source de pensées douloureuses que la philosophie de collège était impuissante à calmer.

La figure d'Adrienne resta seule triomphante, - mirage de la gloire et de la beauté, adoucissant ou partageant les heures des sévères études. Aux vacances de ce suivante, j'appris que cette belle à peine entrevue était consacrée par sa famille à la vie religieuse.




III. - Résolution


Tout m'était expliqué par ce souvenir à demi rêvé. Cet amour vague et sans espoir, conçu pour une femme de théâtre, qui tous les soirs me prenait à l'heure du spectacle, pour ne me quitter qu'à l'heure du sommeil, avait son germe dans le souvenir d'Adrienne, fleur de la nuit éclose à la pâle clarté de la lune, fantôme rose et blond glissant sur l'herbe verte à demi baignée de blanches vapeurs. - La ressemblance d'une figure oubliée depuis des années se dessinait désormais avec une netteté singulière; c'était un crayon estompé par le temps qui se faisait peinture, comme ces vieux croquis de maîtres admirés dans un musée, dont on retrouve ailleurs l'original éblouissant.

Aimer une religieuse sous la forme d'une actrice!... et si c'était la même! - Il y a de quoi devenir fou! c'est un entraînement fatal où l'inconnu vous attire comme le feu follet fuyant sur les joncs d'une eau morte... Reprenons pied sur le réel.

Et Sylvie que j'aimais tant, pourquoi l'ai-je oubliée depuis trois ans?... C'était une bien jolie fille, et la plus belle de Loisy!

Elle existe, elle, bonne et pure de coeur sans doute. Je revois sa fenêtre où le pampre s'enlace au rosier, la cage de fauvettes suspendue à gauche; j'entends le bruit de ses fuseaux sonores et sa chanson favorite:

La belle était assise

Près du ruisseau coulant...

Elle m'attend encore... Qui l'aurait épousée? elle est si pauvre!

Dans son village et dans ceux qui l'entourent, de bons paysans en blouse, aux mains rudes, à la face amaigrie, au teint hâlé! Elle m'aimait seul, moi le petit Parisien, quand j'allais voir près de Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd'hui. Depuis trois ans, je dissipe en seigneur le bien modeste qu'il m'a laissé et qui pouvait suffire à ma vie. Avec Sylvie, je l'aurais conservé. Le hasard m'en rend une partie. Il est temps encore.

A cette heure, que fait-elle? Elle dort... Non, elle ne dort pas; c'est aujourd'hui la fête de l'arc, la seule de l'année où l'on danse toute la nuit Elle est à la fête...

Quelle heure est-il?

Je n'avais pas de montre.

Au milieu de toutes les splendeurs de bric-à-brac qu'il était d'usage de réunir à cette époque pour restaurer dans sa couleur locale un appartement d'autrefois, brillait d'un éclat rafraîchi une de ces pendules d'écaille de la Renaissance, dont le dôme doré surmonté de la figure du Temps est supporté par des cariatides du style Médicis, reposant à leur tour sur des chevaux à demi cabrés. La Diane historique, accoudée sur son cerf, est en bas-relief sous le cadran, où s'étalent sur un fond niellé les chiffres émaillés des heures. Le mouvement, excellent sans doute, n'avait pas été remonté depuis deux siècles. - Ce n'était pas pour savoir l'heure que j'avais acheté cette pendule en Touraine.

Je descendis chez le concierge. Son coucou marquait une heure du matin. - En quatre heures, me dis-je, je puis arriver au bal de Loisy. Il y avait encore sur la place du Palais-Royal cinq ou six fiacre stationnant pour les habitués des cercles et des maisons de jeu: - A Loisy! dis-je au plus apparent. - Où cela est-il? - Près de Senlis, à huit lieues. - Je vais vous conduire à la poste, dit le cocher, moins préoccupé que moi.

Quelle triste route, la nuit, que cette route de Flandre, qui ne devient belle qu'en atteignant la zone des forêts! Toujours ces deux files d'arbres monotones qui grimacent des formes vagues; au delà, des carrés de verdure et de terres remuées, bornés à gauche par les collines bleuâtres de Montmorency, d'Ecouen, de Luzarches. Voici Gonesse, le bourg vulgaire plein des souvenirs de la Ligue et de la Fronde...

Plus loin que Louvres est un chemin bordé de pommiers dont j'ai vu bien des fois les fleurs éclater dans la nuit comme des étoiles de la terre: c'était le plus court pour gagner les hameaux. - Pendant que la voiture monte les côtes, recomposons les souvenirs du temps où j'y venais si souvent.




IV. - Un voyage à Cythère


Quelques années s'étaient écoulées: l'époque où j'avais rencontré Adrienne devant le château n'était plus déjà qu'un souvenir d'enfance. Je me retrouvai à Loisy au moment de la fête patronale. J'allai de nouveau me joindre aux chevaliers de l'arc, prenant place dans la compagnie dont l'avais fait partie déjà. Des jeunes gens appartenant aux vieilles familles qui possèdent encore là plusieurs de ces châteaux perdus dans les forêts, qui ont plus souffert lu temps que des révolutions, avaient organisé la fête. De Chantilly, de Compiègne et de Senlis accouraient de joyeuses cavalcades qui prenaient place dans le cortège rustique des compagnies de l'arc. Après la longue promenade à travers les villages et les bourgs,. après la messe à l'église, les luttes d'adresse et la distribution des prix, les vainqueurs avaient été conviés à un repas qui se donnait dans une île ombragée de peupliers et de tilleuls, au milieu de l'un des étangs alimentés par la Nonette et la Thève. Des barques pavoisées nous conduisirent à l'île, - dont le choix avait été déterminé par l'existence d'un temple ovale à colonnes qui devait servir de salle pour le festin. Là, comme à Ermenonville, le pays est semé de ces édifices légers de la fin du XVIIIe siècle, où des millionnaires philosophes se sont inspirés dans leurs plans du goût dominant d'alors. Je crois bien que ce temple avait dû être primitivement dédié à Uranie. Trois colonnes avaient succombé emportant dans leur chute une partie de l'architrave; mais on avait déblayé l'intérieur de la salle, suspendu des guirlandes entre les colonnes, on avait rajeuni cette ruine moderne, - qui appartenait au paganisme de Boufflers ou de Chaulieu plutôt qu'à celui d'Horace.

La traversée du lac avait été imaginée peut-être pour rappeler le Voyage à Cythère de Watteau. Nos costumes modernes dérangeaient seuls l'illusion. L'immense bouquet de la fête, enlevé du char qui le portait, avait été placé sur une grande barque; le cortège des jeunes filles vêtues de blanc qui l'accompagnent selon l'usage avait pris place sur les bancs, et cette gracieuse théorie renouvelée des jours antiques se reflétait dans les eaux calmes de l'étang qui la séparait du bord de l'île si vermeil aux rayons du soir avec ses halliers d'épine, sa colonnade et ses clairs feuillages. Toutes les barques abordèrent en peu de temps. La corbeille portée en cérémonie occupa le centre de la table, et chacun prit place, les plus favorisés auprès des jeunes filles: il suffisait pour cela d'être connu de leurs parents . Ce fut la cause qui fit que je me retrouvai près de Sylvie. Son frère m'avait déjà rejoint dans la fête, il me fit la guerre de n'avoir pas depuis longtemps rendu visite à sa famille. Je m'excusai sur mes études, qui me retenaient à Paris, et l'assurai que j'était venu dans cette intention. "Non, c'est moi qu'il a oublié, dit Sylvie. Nous sommes des gens de village, et Paris est si au-dessus!" Je voulus l'embrasser pour lui fermer la bouche; mais elle me boudait encore, et il fallut que son frère intervînt pour qu'elle m'offrît sa joue d'un air indifférent. Je n'eus aucune joie de ce baiser dont bien d'autres obtenaient la faveur, car dans ce pays patriarcal où l'on salue tout homme qui passe, un baiser n'est autre chose qu'une politesse entre bonnes gens.

Une surprise avait été arrangée par les ordonnateurs de la fête. A la fin du repas, on vit s'envoler du fond de la vaste corbeille un cygne sauvage, jusque-là captif sous les fleurs, qui, de ses fortes ailes, soulevant des lacis de guirlandes ci de couronnes, finit par les disperser de tous côtés. Pendant qu'il s'élançait joyeux vers les dernières lueurs du soleil, nous rattrapions au hasard les couronnes dont chacun parait aussitôt le front de sa voisine. J'eus le bonheur de saisir une des plus belles, et Sylvie souriante se laissa embrasser cette fois plus tendrement que l'autre. Je compris que j'effaçais ainsi le souvenir d'un autre temps. Je l'admirai cette fois sans partage, elle était devenue si belle! Ce n'était plus cette petite fille de village que j'avais dédaignée pour une plus grande et plus faite aux grâces du monde. Tout en elle avait gagné: le charme de ses yeux noirs, si séduisants dès son enfance, était devenu irrésistible; sous l'orbite arquée de ses sourcils, son sourire, éclairant tout à coup des traits réguliers et placides, avait quelque chose d'athénien. J'admirais cette physionomie digne de l'art antique au milieu des minois chiffonnés de ses compagnes. Ses mains délicatement allongées, ses bras qui avaient blanchi en s'arrondissant, sa taille dégagée, la faisaient tout autre que je ne l'avais vue. Je ne pus m'empêcher de lui dire combien je la trouvais différente d'elle-même, espérant couvrir ainsi mon ancienne et rapide infidélité.

Tout me favorisait d'ailleurs, l'amitié de son frère, l'impression charmante de cette fête, l'heure du soir et le lieu même où, par une fantaisie pleine de goût, on avait reproduit une image des galantes solennités d'autrefois. Tant que nous pouvions, nous échappions à la danse pour causer de nos souvenirs d'enfance et pour admirer en rêvant à deux les reflets du ciel sur les ombrages et sur les eaux. Il fallut que le frère de Sylvie nous arrachât à cette contemplation en disant qu'il était temps de retourner au village assez éloigné qu'habitaient ses parents.




V. - Le village


C'était à Loisy, dans l'ancienne maison du garde. Je les conduisis jusque-là, puis je retournai à Montagny, où je demeurais chez mon oncle. En quittant le chemin pour traverser un petit bois qui sépare Loisy de Saint-S..., je ne tardai pas à m'engager dans une sente profonde qui longe la forêt d'Ermenonville; je m'attendais ensuite à rencontrer les murs d'un couvent qu'il fallait suivre pendant un quart de lieue. La lune se cachait de temps à autre sous les nuages, éclairant à peine les roches de grès sombre et les bruyères qui se multipliaient sous mes pas. A droite et à gauche, des lisières de forêts sans routes tracées, et toujours devant moi ces roches druidiques de la contrée qui gardent le souvenir des fils d'Armen exterminés par les Romains! Du haut de ces entassements sublimes, je voyais les étangs lointains se découper comme des miroirs sur la plaine brumeuse, sans pouvoir distinguer celui même où s'était passée la fête.

L'air était tiède et embaumé; je résolus de ne pas aller plus loin et d'attendre le matin, en me couchant sur des touffes de bruyères. - En me réveillant, je reconnus peu à peu les points voisins du lieu où je m'étais égaré dans la nuit. A ma gauche, je vis se dessiner la longue ligne des murs du couvent de Saint-S..., puis de l'autre côté de la vallée, la butte aux Gens-d'Armes, avec les ruines ébréchées de l'antique résidence carlovingienne. Près de là, au-dessus des touffes de bois, les hautes masures de l'abbaye de Thiers découpaient sur l'horizon leurs pans de muraille percés de trèfles et d'ogives. Au delà, le manoir gothique de Pontarmé, entouré d'eau comme autrefois, refléta bientôt les premiers feux du jour, tandis qu'on voyait se dresser au midi le haut donjon de la Tournelle et les quatre tours de Bertrand-Fosse sur les premiers coteaux de Montméliant.

Cette nuit m'avait été douce, et je ne songeais qu'à Sylvie; cependant l'aspect du couvent me donna un instant l'idée que c'était celui peut-être qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon oreille et m'avait sans doute réveillé. J'eus un instant l'idée que c'était celui peut-être qu'habitait Adrienne. Le tintement de la cloche du matin était encore dans mon oreille et m'avait sans doute réveillé. J'eus un instant l'idée de jeter un coup d'oeil par-dessus les murs en gravissant la plus haute pointe des rochers; mais, en y réfléchissant, je m'en gardai comme d'une profanation. Le jour en grandissant chassa de ma pensée ce vain souvenir et n'y laissa plus que les traits rosés de Sylvie. "Allons la réveiller", me dis-je, et repris le chemin de Loisy.

Voici le village au bout de la sente qui côtoie la forêt: vingt chaumières dont la vigne et les roses grimpantes festonnent les murs. Des fileuses matinales, coiffées de mouchoirs rouges, travaillent réunies devant une ferme. Sylvie n'est point avec elles. C'est presque une demoiselle depuis qu'elle exécute de fines dentelles, tandis que ses parents sont restés de bons villageois. - Je suis monté à sa chambre sans étonner personne; déjà levée depuis longtemps, elle agitait les fuseaux de sa dentelle, qui claquaient avec un doux bruit sur le carreau vert que soutenaient ses genoux. "Vous voilà, paresseux, dit-elle avec son sourire divin, je suis sûre que vous sortez seulement de votre lit!" Je lui racontai ma nuit passée sans sommeil, mes courses égarées à travers les bois et les roches. Elle voulut bien me plaindre un instant. "Si vous n'êtes pas fatigué, je vais vous faire courir encore. Nous irons voir ma grande tante à Othys." J'avais à peine répondu, qu'elle se leva joyeusement, arrangea ses cheveux devant un miroir et se coiffa d'un chapeau de paille rustique. L'innocence et la joie éclataient dans ses yeux. Nous partîmes en suivant les bords de la Thève, à travers les prés semés de marguerites et de boutons d'or, puis le long des bois de Saint-Laurent, franchissant parfois les ruisseaux et les halliers pour abréger la route. Les merles sifflaient dans les arbres, et les mésanges s'échappaient joyeusement des buissons frôlés par notre marche.

Parfois nous rencontrions sous nos pas les pervenches si chères à Rousseau, ouvrant leurs corolles bleues parmi ces longs rameaux de feuilles accouplées, lianes modestes qui arrêtaient les pieds furtifs de ma compagne. Indifférente aux souvenirs du philosophe genevois, elle cherchait çà et là les fraises parfumées, et moi, je lui parlais de la Nouvelle Héloïse, dont je récitais par coeur quelques passages. "Est-ce que c'est joli? dit-elle. - C'est sublime. - Est-ce mieux qu'Auguste Lafontaine? - C'est plus tendre. - Oh! bien, dit-elle, il faut que je lise cela. Je dirai à mon frère de me l'apporter la première fois qu'il ira à Senlis." Et je continuais à réciter des fragments de l'Héloïse pendant que Sylvie cueillait des fraises




VI. - Othys


Au sortir du bois, nous rencontrâmes de grandes touffes de digitale pourprée; elle en fit un énorme bouquet en me disant: "C'est pour ma tante; elle sera si heureuse d'avoir ces belles fleurs dans sa chambre." Nous n'avions plus qu'un bout de plaine à traverser pour gagner Othys. Le clocher du village pointait sur les coteaux bleuâtres qui vont de Montméliant à Dammartin. La Thève bruissait de nouveau parmi les grès et les cailloux, s'amincissant au voisinage de sa source, où elle se repose dans les prés, formant un petit lac au milieu des glaïeuls et des iris. Bientôt nous gagnâmes les premières maisons. La tante de Sylvie habitait une petite chaumière bâtie en pierres de grès inégales que revêtaient des treillages de houblon et de vigne vierge; elle vivait seule de quelques carrés de terre que les gens du village cultivaient pour elle depuis la mort de son mari. Sa nièce arrivant, c'était le feu dans la maison. "Bonjour, la tante! Voici vos enfants! dit Sylvie; nous avons bien faim" Elle l'embrassa tendrement, lui mit dans les bras la botte de fleurs, puis songea enfin à me présenter, en disant: "C'est mon amoureux!"

J'embrassai à mon tour la tante qui dit: "Il est gentil... C'est donc un blond!... - Il a de jolis cheveux fins, dit Sylvie. - Cela ne dure pas, dit la tante; mais vous avez du temps devant vous, et toi qui es brune, cela t'assortit bien. - Il faut le faire déjeuner, la tante, dit Sylvie." Et elle alla cherchant dans les armoires, dans la huche, trouvant du lait, du pain bis, du sucre, étalant sans trop de soin sur la table les assiettes et les plats de faïence émaillés de larges fleurs et de coqs au vif plumage. Une jatte en porcelaine de Creil, pleine de lait où nageaient les fraises, devint le centre du service, et après avoir dépouillé le jardin de quelques poignées de cerises et de groseilles, elle disposa deux vases de fleurs aux deux bouts de la nappe. Mais la tante avait dit ces belles paroles: "Tout cela, ce n'est que du dessert. Il faut me laisser faire à présent." Et elle avait décroché la poêle et jeté un fagot dans la haute cheminée. "Je ne veux pas que tu touches à cela! dit-elle à Sylvie, qui voulait l'aider; abîmer tes jolis doigts qui font de la dentelle plus belle qu'à Chantilly! tu m'en as donné, et je m'y connais. - Ah! oui, la tante !... Dites donc, si vous en avez des morceaux de l'ancienne, cela me fera des modèles. - Eh bien! va voir là-haut, dit la tante, il y en a peut-être dans ma commode. - Donnez moi les clefs, reprit Sylvie. - Bah! dit la tante, les tiroirs sont ouverts. - Ce n'est pas vrai, il y en a un qui est toujours fermé." Et pendant que la bonne femme nettoyait la poêle après l'avoir passée au feu, Sylvie dénouait des pendants de sa ceinture une petite clef d'un acier ouvragé qu'elle me fit voir avec triomphe.

Je la suivis, montant rapidement l'escalier de bois qui conduisait à la chambre. - O jeunesse, ô vieillesse saintes! - qui donc eût songé à ternir la pureté d'un premier amour dans ce sanctuaire des souvenirs fidèles? Le portrait d'un jeune homme du bon vieux temps souriait avec ses yeux noirs et sa bouche rose, dans un ovale au cadre doré, suspendu à la tête du lit rustique. Il portait l'uniforme des gardes-chasse de la maison de Condé; son attitude à demi martiale, sa figure rose et bienveillante, son front pur sous ses cheveux poudrés, relevaient ce pastel, médiocre peut-être, des grâces de la jeunesse et de la simplicité. Quelque artiste modeste invité aux chasses princières s'était appliqué à le pourtraire de son mieux, ainsi que sa jeune épouse, qu'on voyait dans un autre médaillon, attrayante, maligne, élancée dans son corsage ouvert à échelle de rubans, agaçant de sa mine retroussée un oiseau posé sur son doigt. C'était pourtant la même bonne vieille qui cuisinait en ce moment, courbée sur le feu de l'âtre. Cela me fit penser aux fées des Funambules qui cachent, sous leur masque ridé, un visage attrayant, qu'elles révèlent au dénouement, lorsque apparaît le temple de l'Amour et son soleil tournant qui rayonne de feux magiques. "O bonne tante, m'écriai-je, que vous étiez jolie! - Et moi donc?" dit Sylvie, qui était parvenue à ouvrir le fameux tiroir. Elle y avait trouvé une grande robe en taffetas flambé, qui criait du froissement de ses plis. "Je veux essayer si cela m'ira, dit-elle. Ah! je vais avoir l'air d'une vieille fée!"

"La fée des légendes éternellement jeune!..."dis-je en moi-même. - Et déjà Sylvie avait dégrafé sa robe d'indienne et la laissait tomber à ses pieds. La robe étoffée de la vieille tante s'ajusta parfaitement sur la taille mince de Sylvie, qui me dit de l'agrafer. "Oh! les manches plates, que c'est ridicule!" dit-elle. Et cependant les sabots garnis de dentelles découvraient admirablement ses bras nus, la gorge s'encadrait dans le pur corsage aux tulles jaunis, aux rubans passés, qui n'avait serré que bien peu les charmes évanouis de la tante. "Mais finissez-en! Vous ne savez donc pas agrafer une robe?" me disait Sylvie. Elle avait l'air de l'accordée de village de Greuze. "Il faudrait de la poudre, dis-je. - Nous allons en trouver." Elle fureta de nouveau dans les tiroirs. Oh! que de richesses! que cela sentait bon, comme cela brillait, comme cela chatoyait de vives couleurs et de modeste clinquant! deux éventails de nacre un peu cassés, des boîtes de pâte à sujets chinois, un collier d'ambre et mille fanfreluches, parmi lesquelles éclataient deux petits souliers de droguet blanc avec des boucles incrustées de diamants d'Irlande! "Oh! je veux les mettre, dit Sylvie, si je trouve les bas brodés!"

Un instant après, nous déroulions des bas de soie rose tendre à coins verts; mais la voix de la tante, accompagnée du frémissement de la poêle, nous rappela soudain à la réalité. "Descendez vite!" dit Sylvie, et quoi que je pusse dire, elle ne me permit pas de l'aider à se chausser. Cependant la tante venait de verser dans un plat le contenu de la poêle, une tranche de lard frite avec des oeufs. La voix de Sylvie me rappela bientôt. "Habillez-vous vite!" dit-elle, et entièrement vêtue elle-même, elle me montra les habits de noces du garde-chasse réunis sur la commode. En un instant, je me transformai en marié de l'autre siècle. Sylvie m'attendait sur l'escalier, et nous descendîmes tous deux en nous tenant par la main. La tante poussa un cri en se retournant: "O mes enfants!" dit-elle, et elle se mit à pleurer, puis sourit à travers ses larmes. - C'était l'image de sa jeunesse, - cruelle et charmante apparition! Nous nous assîmes auprès d'elle, attendris et presque graves, puis la gaieté nous revint bientôt, car, le premier moment passé, la bonne vieille ne songea plus qu'à se rappeler les fêtes pompeuses de sa noce. Elle retrouva même dans sa mémoire les chants alternés, d'usage alors, qui se répondaient d'un bout à l'autre de la table nuptiale, et le naïf épithalame qui accompagnait les mariés rentrant après la danse. Nous répétions ces strophes si simplement rythmées, avec les hiatus et les assonances du temps; amoureuses et fleuries comme le cantique de l'Ecclésiaste; - nous étions l'époux et l'épouse pour tout un beau matin d'été.




VII. - Châalis


Il est quatre heures du matin; la route plonge dans un pli de terrain; elle remonte. La voiture va passer à Orry, puis à La Chapelle. A gauche, il y a une route qui longe le bois d'Hallate. C'est par là qu'un soir le frère de Sylvie m'a conduit dans sa carriole à une solennité du pays. C'était, je crois, le soir de la Saint-Barthélemy. A travers les bois, par des routes peu frayées, son petit cheval volait comme au sabbat. Nous rattrapâmes le pavé à Mont-l'Evêque, et quelques minutes plus tard nous nous arrêtions à la maison du garde, à l'ancienne abbaye de Châalis. - Châalis, encore un souvenir!

Cette vieille retraite des empereurs n'offre plus à l'admiration que les ruines de son cloître aux arcades byzantines, dont la dernière rangée se découpe encore sur les étangs, - reste oublié des fondations pieuses comprises parmi ces domaines qu'on appelait autrefois les métairies de Charlemagne. La religion, dans ce pays isolé du mouvement des routes et des villes, a conservé des traces particulières du long séjour qu'y ont fait les cardinaux de la maison d'Este à l'époque des Médicis: ses attributs et ses usages ont encore quelque chose de galant et de poétique, et l'on respire un parfum de la Renaissance sous les arcs des chapelles à fines nervures, décorées par les artistes de l'Italie. Les figures des saints et des anges se profilent en rose sur les voûtes peintes d'un bleu tendre, avec des airs d'allégorie païenne qui font songer aux sentimentalités de Pétrarque et au mysticisme fabuleux de Francesco Colonna.

Nous étions des intrus, le frère de Sylvie et moi, dans la fête particulière qui avait lieu cette nuit-là. Une personne de très illustre naissance, qui possédait alors ce domaine, avait eu l'idée d'inviter quelques familles du pays à une sorte de représentation allégorique où devaient figurer quelques pensionnaires d'un couvent voisin. Ce n'était pas une réminiscence des tragédies de Saint-Cyr, cela remontait aux premiers essais lyriques importés en France du temps des Valois. Ce que je vis jouer était comme un mystère des anciens temps. Les costumes, composés de longues robes, n'étaient variés que par les couleurs de l'azur, de l'hyacinthe ou de l'aurore. La scène se passait entre les anges, sur les débris du monde détruit. Chaque voix chantait une des splendeurs de ce globe éteint, et l'ange de la mort définissait les causes de sa destruction. Un esprit montait de l'abîme, tenant en main l'épée flamboyante, et convoquait les autres à venir admirer la gloire du Christ vainqueur des enfers. Cet esprit, c'était Adrienne transfigurée par son costume, comme elle l'était déjà par sa vocation. Le nimbe de carton doré qui ceignait sa tête angélique nous paraissait bien naturellement un cercle de lumière; sa voix avait gagné en force et en étendue, et les fioritures infinies du chant italien brodaient de leurs gazouillements d'oiseau les phrases sévères d'un récitatif pompeux.

En me retraçant ces détails, j'en suis à me demander s'ils sont réels, ou bien si je les ai rêvés. Le frère de Sylvie était un peu gris ce soir-là. Nous nous étions arrêtés quelques instants dans la maison du garde, - où, ce qui m'a frappé beaucoup, il y avait un cygne éployé sur la porte, puis au dedans de hautes armoires en noyer sculpté, une horloge dans sa gaine, et des trophées d'arcs et de flèches d'honneur au-dessus d'une carte de tir rouge et verte. Un nain bizarre, coiffé d'un bonnet chinois, tenant d'une main une bouteille et de l'autre une bague, semblait inviter les tireurs à viser juste. Ce nain, je le crois bien, était en tôle découpée. Mais l'apparition d'Adrienne est-elle aussi vraie que ces détails et que l'existence incontestable de l'abbaye de Châalis? Pourtant c'est bien le fils du garde qui nous avait introduits dans la salle où avait lieu la représentation; nous étions près de la porte, derrière une nombreuse compagnie assise et gravement émue. C'était le jour de la Saint-Barthélemy, - singulièrement lié au souvenir des Médicis, dont les armes accolées à celles de la maison d'Este décoraient ces vieilles murailles... Ce souvenir est une obsession peut-être! - Heureusement voici la voiture qui s'arrête sur la route du Plessis; j'échappe au monde des rêveries, et je n'ai plus qu'un quart d'heure de marche pour gagner Loisy par des routes bien peu frayées.




VIII. - Le bal de Loisy


Je suis entré au bal de Loisy à cette heure mélancolique et douce encore où les lumières pâlissent et tremblent aux approches du jour. Les tilleuls, assombris par en bas, prenaient à leurs cimes une teinte bleuâtre. La flûte champêtre ne luttait plus si vivement avec les trilles du rossignol. Tout le monde était pâle, et dans les groupes dégarnis j'eus peine à rencontrer des figures connues. Enfin j'aperçus la grande Lise, une amie de Sylvie. Elle m'embrassa. "Il y a longtemps qu'on ne t'a vu, Parisien! dit-elle. - Oh! oui, longtemps. - Et tu arrives à cette heure-ci? - Par la poste. - Et pas trop vite! - Je voulais voir Sylvie; est-elle encore au bal? - Elle ne sort qu'au matin; elle aime tant à danser."

En un instant, j'étais à ses côtés. Sa figure était fatiguée; cependant son oeil noir brillait toujours du sourire athénien d'autrefois. Un jeune homme se tenait près d'elle. Elle lui fit signe qu'elle renonçait à la contredanse suivante. Il se retira en saluant.

Le jour commençait à se faire. Nous sortîmes du bal, nous tenant par la main. Les fleurs de la chevelure de Sylvie se penchaient dans ses cheveux dénoués; le bouquet de son corsage s'effeuillait aussi sur les dentelles fripées, savant ouvrage de sa main. - Je lui offris de l'accompagner chez elle. Il faisait grand jour, mais le temps était sombre. La Thève bruissait à notre gauche, laissant à ses coudes des remous d'eau stagnante où s'épanouissaient les nénuphars jaunes et blancs, où éclatait comme des pâquerettes la frêle broderie des étoiles d'eau. Les plaines étaient couvertes de javelles et de meules de foin, dont l'odeur me portait à la tête sans m'enivrer, comme faisait autrefois la fraîche senteur des bois et des halliers d'épines fleuries.

Nous n'eûmes pas l'idée de les traverser de nouveau. - Sylvie, lui dis-je, vous ne m'aimez plus! - Elle soupira. - Mon ami, me dit-elle, il faut se faire une raison - les choses ne vont pas comme nous voulons dans la vie. Vous m'avez parlé autrefois de la Nouvelle Héloïse, je l'ai lue, et j'ai frémi en tombant d'abord sur cette phrase: "Toute jeune fille qui lira ce livre est perdue." Cependant j'ai passé outre, me fiant sur ma raison. Vous souvenez-vous du jour où nous avons revêtu les habits de noces de la tante?... Les gravures du livre présentaient aussi les amoureux sous de vieux costumes du temps passé, de sorte que pour moi vous étiez Saint-Preux, et je me retrouvais dans Julie. Ah! que n'êtes-vous revenu alors! Mais vous étiez, disait-on, en Italie!. Vous en avez vu là de bien plus jolies que moi! - Aucune, Sylvie, qui ait votre regard et les traits purs de votre visage. Vous êtes une nymphe antique que vous ignorez. D'ailleurs, les bois de cette contrée sont aussi beaux que ceux de la campagne romaine. Il y a là-bas des masses de granit non moins sublimes, et une cascade qui tombe du haut des rochers comme celle de Terni. - Je n'ai rien vu là-bas que je puisse regretter ici. - Et à Paris? dit-elle. - A Paris...

Je secouai la tête sans répondre.

Tout à coup je pensai à l'image vaine qui m'avait égaré si longtemps.

- Sylvie, dis-je, arrêtons-nous ici, le voulez-vous?

Je me jetai à ses pieds; je confessai en pleurant à chaudes larmes mes irrésolutions, mes caprices; j'évoquai le spectre funeste qui traversait ma vie.

- Sauvez-moi! ajoutai-je, je reviens à vous pour toujours.

Elle tourna vers moi ses regards attendris...

En ce moment, notre entretien fut interrompu par de violents éclats de rire. C'était le frère de Sylvie qui nous rejoignait avec cette bonne gaieté rustique, suite obligée d'une nuit de fête, que des rafraîchissements nombreux avaient développée outre mesure. Il appelait le galon du bal, perdu au loin dans les buissons d'épines et qui ne tarda pas à nous rejoindre. Ce garçon n'était guère plus solide sur ses pieds que son compagnon, il paraissait plus embarrassé encore de la présence d'un Parisien que celle de Sylvie. Sa figure candide, sa déférence mêlée d'embarras m'empêchaient de lui en vouloir d'avoir été le danseur pour lequel on était resté si tard à la fête. Je le jugeais peu dangereux.

- Il faut rentrer à la maison, dit Sylvie à son frère. A tantôt! me dit-elle en me tendant la joue.

L'amoureux ne s'offensa pas.




IX. - Ermenonville


Je n'avais nulle envie de dormir. J'allai à Montagny pour revoir la maison de mon oncle. Une grande tristesse me gagna dès que j'en entrevis la façade jaune et les contrevents verts. Tout semblait dans le même état qu'autrefois; seulement il fallut aller chez le fermier pour avoir la clef de la porte. Une fois les volets ouverts, je revis avec attendrissement les vieux meubles conservés dans le même état et qu'on frottait de temps en temps, la haute armoire de noyer, deux tableaux flamands qu'on disait l'ouvrage d'un ancien peintre, notre aïeul; de grandes estampes d'après Boucher, et toute une série encadrée de gravures de l'Emile et de la Nouvelle Héloïse, par Moreau; sur la table, un chien empaillé que j'avais connu vivant, ancien compagnon de mes courses dans les bois, le dernier carlin peut-être, car il appartenait à cette race perdue.

- Quant au perroquet, me dit le fermier, il vit toujours; je l'ai retiré chez moi.

Le jardin présentait un magnifique tableau de végétation sauvage. J'y reconnus, dans un angle, un jardin d'enfant que j'avais tracé jadis. J'entrai tout frémissant dans le cabinet, où se voyait encore la petite bibliothèque pleine de livres choisis, vieux amis de celui qui n'était plus, et sur le bureau quelques débris antiques trouvés dans son jardin, des vases, des médailles romaines, collection locale qui le rendait heureux.

- Allons voir le perroquet, dis-je au fermier. - Le perroquet demandait à déjeuner comme en ses plus beaux jours, et me regarda de cet oeil rond, bordé d'une peau chargée de rides, qui fait penser au regard expérimenté des vieillards.

Plein des idées tristes qu'amenait ce retour tardif en des lieux si aimés, je sentis le besoin de revoir Sylvie, seule figure vivante et jeune encore qui me rattachât à ce pays. Je repris la route de Loisy. C'était au milieu du jour; tout le monde dormait, fatigué de la fête. Il me vint l'idée de me distraire par une promenade à Ermenonville, distant d'une lieue par le chemin de la forêt. C'était par un beau temps d'été. Je pris plaisir d'abord à la fraîcheur de cette route qui semble l'allée d'un parc. Les grands chênes d'un vert uniforme n'étaient variés que par les troncs blancs des bouleaux au feuillage frissonnant. Les oiseaux se taisaient, et j'entendais seulement le bruit que fait le pivert en frappant les arbres pour y creuser son nid. Un instant, je risquai de me perdre, car les poteaux dont les palettes annoncent diverses routes n'offrent plus, par endroits, que des caractères effacés. Enfin, laissant le Désert à gauche, j'arrivai au rond-point de la danse, où subsiste encore le banc des vieillards. Tous les souvenirs de l'antiquité philosophique, ressuscités par l'ancien possesseur du domaine, me revenaient en foule devant cette réalisation pittoresque de l'Anacharsis et de l'Emile.

Lorsque je vis briller les eaux du lac à travers les branches des saules et des coudriers, je reconnus tout à fait un lieu où mon oncle, dans ses promenades, m'avait conduit bien des fois: c'est le Temple de la philosophie, que son fondateur n'a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine, et, debout encore, sous l'abri d'un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s'arrêtent à Rousseau. Cet édifice inachevé n'est déjà plus qu'une ruine, le lierre le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j'ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir des prix d'étude et de sagesse. Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline? L'églantier et le framboisier en cachent les derniers plants, qui retournent à l'état sauvage. - Quant aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne veulent plus aller au bois? Non, ces arbustes de la douce Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureusement le troène de Virgile fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître inscrite au-dessus de la porte: Rerum cognoscere causas! - Oui, ce temple tombe comme tant d'autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses abords, la nature indifférente reprendra le (terrain que l'art lui disputait; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute activité!

Voici les peupliers de l'île, et la tombe de, vide de ses cendres. O sage! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu'il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil!

J'ai revu le château, les eaux paisibles qui le bordent, la cascade qui gémit dans les roches, et cette chaussée réunissant les deux parties du village, dont quatre colombiers marquent les angles, la pelouse qui s'étend au delà comme une savane, dominée par des coteaux ombreux; la tour de Gabrielle se reflète de loin sur les eaux d'un lac factice étoilé de fleurs éphémères; l'écume bouillonne, l'insecte bruit... Il faut échapper à l'air perfide qui s'exhale en gagnant les grès poudreux du désert et les landes où la bruyère rose relève le vert des fougères. Que tout cela est solitaire et triste! Le regard enchanté de Sylvie, ses courses folles, ses cris joyeux, donnaient autrefois tant de charme aux lieux que je viens de parcourir! C'était encore une enfant sauvage, ses pieds étaient nus, sa peau hâlée, malgré son chapeau de paille, dont le large ruban flottait pêle-mêle avec ses tresses de cheveux noirs, Nous allions boire du lait à la ferme suisse, et l'on me disait: "Qu'elle est jolie, ton amoureuse, petit Parisien!" Oh! ce n'est pas alors qu'un paysan aurait dansé avec elle! Elle ne dansait qu'avec moi, une fois par an, à la fête de l'arc.




X. - Le grand frisé


J'ai repris le chemin de Loisy; tout le monde était réveillé. Sylvie avait une toilette de demoiselle, presque dans le goût de la ville. Elle me fit monter à sa chambre avec toute l'ingénuité d'autrefois. Son oeil étincelait toujours dans un sourire plein de charme, mais l'arc prononcé de ses sourcils lui donnait par instants un air sérieux. La chambre était décorée avec simplicité, pourtant les meubles étaient modernes, une glace à bordure dorée avait remplacé l'antique trumeau, où se voyait un berger d'idylle offrant un nid à une bergère bleue et rose. Le lit à colonnes chastement drapé de vieille perse à ramage était remplacé par une couchette de noyer garnie du rideau à flèche; à la fenêtre, dans la cage où jadis étaient les fauvettes, il y avait des canaris. J'étais pressé de sortir de cette chambre où je ne trouvais rien du passé. - Vous ne travaillerez point à votre dentelle aujourd'hui?... dis-je à Sylvie. - Oh! je ne fais plus de dentelle, on n'en demande plus dans le pays; même à Chantilly, la fabrique est fermée. - Que faites-vous donc? - Elle alla chercher dans un coin de la chambre un instrument en fer qui ressemblait à une longue pince. - Qu'est-ce que c'est que cela? - C'est ce qu'on appelle la mécanique; c'est pour maintenir la peau des gants afin de les coudre. - Ah! vous êtes gantière Sylvie? - Oui, nous travaillons ici pour Dammartin, cela donne beaucoup dans ce moment; mais je ne fais rien aujourd'hui; allons où vous voudrez. Je tournais les yeux vers la route d'Othys: elle secoua la tête; je compris que la vieille tante n'existait plus. Sylvie appela un petit garçon et lui fit seller un âne. - Je suis encore fatiguée d'hier, dit elle, mais la promenade me fera du bien; allons à Châalis." Et nous voilà traversant la forêt, suivis du petit garçon armé d'une branche. Bientôt Sylvie voulut s'arrêter; et je l'embrassai en l'engageant à s'asseoir. La conversation entre nous ne pouvait plus être bien intime. Il fallut lui raconter ma vie à Paris, mes voyages... - Comment peut-on aller si loin? dit-elle. - Je m'en étonne en vous revoyant. - Oh! cela se dit! - Et convenez que vous étiez moins jolie autrefois. - Je n'en sais rien. - Vous souvenez-vous du temps où nous étions enfants et vous la plus grande? - Et vous le plus sage! - Oh! Sylvie! - On nous mettait sur l'âne chacun dans un panier. - Et nous ne nous disions pas vous... Te rappelles-tu que tu m'apprenais à pêcher des écrevisses sous les ponts de la Thève et de la Nonette? - Et toi, te souviens-tu de ton frère de lait qui t'a un jour retiré de l'ieau. - Le grand frisé! c'est lui qui m'avait dit qu'on pouvait la passer... l'ieau!

Je me hâtai de changer la conversation. Ce souvenir m'avait vivement rappelé l'époque où je venais dans le pays, vêtu d'un petit habit à l'anglaise qui faisait rire les paysans. Sylvie seule me trouvait bien mis; mais je n'osais lui rappeler cette opinion d'un temps si ancien. Je ne sais pourquoi ma pensée se porta sur les habits de noces que nous avions revêtus chez la vieille tante à Othys. Je demandai ce qu'ils étaient devenus. - Ah! la bonne tante, dit Sylvie, elle m'avait prêté sa robe pour aller danser au carnaval de Dammartin, il y a de cela deux ans. L'année d'après, elle est morte, la pauvre tante!

Elle soupirait et pleurait si bien que je ne pus lui demander par quelle circonstance elle était allée à un bal masqué; mais, grâce à ses talents d'ouvrière, je comprenais assez que Sylvie n'était plus une paysanne. Ses parents seuls étaient restés dans leur condition, et elle vivait au milieu d'eux comme une fée industrieuse, répandant l'abondance autour d'elle.




XI. - Retour


La vue se découvrait au sortir du bois. Nous étions arrivés au bord des étangs de Châalis. Les galeries du cloître, la chapelle aux ogives élancées, la tour féodale et le petit château qui abrita les amours de Henri IV et de Gabrielle se teignaient des rougeurs du soir sur le vert sombre de la forêt - C'est un paysage de Walter Scott, n'est-ce pas? disait Sylvie. - Et qui vous a parlé de Walter Scott? lui dis je. Vous avez donc bien lu depuis trois ans!... Moi, je tâche d'oublier les livres, et ce qui me charme, c'est de revoir avec vous cette vieille abbaye, où, tout petits enfants, nous nous cachions dans les ruines. Vous souvenez-vous, Sylvie, de la peur que vous aviez quand le gardien nous racontait l'histoire des moines rouges? - Oh! ne m'en parlez pas. - Alors chantez-moi la chanson de la belle fille enlevée au jardin de son père, sous le rosier blanc. - On ne chante plus cela. - Seriez-vous devenue musicienne? Un peu. - Sylvie, Sylvie, je suis sûr que vous chantez des airs d'opéra! - Pourquoi vous plaindre? - Parce que j'aimais les vieux airs, et que vous ne saurez plus les chanter.

Sylvie modula quelques sons d'un grand air d'opéra moderne... Elle phrasait!

Nous avions tourné les étangs voisins. Voici la verte pelouse, entourée de tilleuls et d'ormeaux, où nous avons dansé souvent! J'eus l'amour-propre de définir les vieux murs carlovingiens et de déchiffrer les armoiries de la maison d'Este. - Et vous! comme vous avez lu plus que moi! dit Sylvie. Vous êtes donc un savant?

J'était piqué de son ton de, reproche. J'avais jusque-là cherché l'endroit convenable pour renouveler le moment avec l'expansion du matin; mais que lui dire avec l'accompagnement d'un âne et d'un petit garçon très éveillé, qui prenait plaisir à se rapprocher toujours pour entendre parler un Parisien? Alors j'eus le malheur de raconter l'apparition de Châalis, restée dans mes souvenirs. Je menai Sylvie dans la salle même du château où j'avais entendu chanter Adrienne. - Oh! Que je vous entende! Lui dis-je; que votre voix chérie résonne sous ces voûtes et en chasse l'esprit qui me tourmente, fût-il divin ou bien fatal! - Elle répéta les paroles et les chants après moi:

Anges, descendez promptement

Au fond du purgatoire!...

- C'est bien triste! me dit-elle.

- C'est sublime... Je crois que c'est du Porpora, avec des vers traduits au XVIe siècle.

- Je ne sais pas, répondit Sylvie.

Nous sommes revenus par la vallée, en suivant le chemin de Charlepont, que les paysans, peu étymologistes de leur nature, s'obstinent à appeler Châllepont. Sylvie, fatiguée de l'âne, s'appuyait sur mon bras. La route était déserte; j'essayai de parler des choses que j'avais dans le coeur, mais, je ne sais pourquoi, je ne trouvais que des expressions vulgaires, ou bien tout à coup quelque phrase pompeuse de roman, - que Sylvie pouvait avoir lue. Je m'arrêtais alors avec un goût tout classique, et elle s'étonnait parfois de ces effusions interrompues. Arrivés aux murs de Saint-S..., il fallait prendre garde à notre marche. On traverse des prairies humides où serpentent les ruisseaux. - Qu'est devenue la religieuse? dis-je tout à coup.

- Ah! vous êtes terrible avec votre religieuse... Eh bien!... eh bien! cela a mal tourné.

Sylvie ne voulut pas m'en dire un mot de plus.

Les femmes sentent-elles vraiment que telle ou telle parole passe sur les lèvres sans sortir du coeur? On ne le croirait pas, à les voir si facilement abusées, à se rendre compte des choix qu'elles font le plus souvent: il y a des hommes qui jouent si bien la comédie de l'amour! Je n'ai jamais pu m'y faire, quoique sachant que certaines acceptent sciemment d'être trompées. D'ailleurs un amour qui remonte à l'enfance est quelque chose de sacré... Sylvie, que j'avais vue grandir, était pour moi comme une soeur. Je ne pouvais tenter une séduction... Une tout autre idée vint traverser mon esprit. - A cette heure-ci, me dis-je, je serais au théâtre... Qu'est-ce qu'Aurélie (c'était le nom de l'actrice) doit donc jouer ce soir? Evidemment le rôle de la princesse dans le drame nouveau. Oh! le troisième acte, qu'elle y est touchante!... Et dans la scène d'amour du second! avec ce jeune premier tout ridé...

- Vous êtes dans vos réflexions? dit Sylvie, et elle se mit à chanter:

A Dammartin l'y a trois belles filles:

L'y en a z'une plus belle que le jour...

- Ah! méchante! m'écriai-je, vous voyez bien que vous en savez encore des vieilles chansons.

- Si vous veniez plus souvent ici, j'en retrouverais, dit-elle, mais il faut songer au solide. Vous avez vos affaires de Paris, j'ai mon travail; ne rentrons pas trop tard: il faut que demain je sois levée avec le soleil.




XII. - Le père Dodu


J'allais répondre, j'allais tomber à ses pieds, j'allais offrir la maison de mon oncle, qu'il m'était possible encore de racheter, car nous étions plusieurs héritiers, et cette petite propriété était restée indivise; mais en ce moment nous arrivions à Loisy. On nous attendait pour souper. La soupe à l'oignon répandait au loin son parfum patriarcal. Il y avait des voisins invités pour ce lendemain de fête. Je reconnus tout de suite un vieux bûcheron, le père Dodu, qui racontait jadis aux veillées des histoires si comiques ou si terribles. Tour à tour berger, messager, pêcheur, braconnier même le père Dodu fabriquait à ses moments perdus des coucous et des tournebroches. Pendant longtemps il s'était consacré à promener les Anglais dans Ermenonville, en les conduisant aux lieux de méditation de Rousseau et en leur racontant ses derniers moments. C'était lui qui avait été le petit garçon que le philosophe employait à classer ses herbes, et à qui il donna l'ordre de cueillir les ciguës dont il exprima le suc dans sa tasse de café au lait. L'aubergiste de la Croix d'Or lui contestait ce détail; de là des haines prolongées. On avait longtemps reproché au père Dodu la possession de quelques secrets bien innocents, comme de guérir les vaches avec un verset dit à rebours et le signe de croix figuré du pied gauche, mais il avait de bonne heure renoncé à ces superstitions, - grâce au souvenir, disait-il, des conversations de Jean-Jacques.

- Te voilà! petit Parisien, me dit le père Dodu. Tu viens pour débaucher nos filles? - Moi , père Dodu? - Tu les emmènes dans les bois pendant que le loup n'y est pas? - Père Dodu, c'est vous qui êtes le loup. - Je l'ai été tant que j'ai trouvé des brebis; à présent je ne rencontre plus que des chèvres, et qu'elles savent bien se défendre! Mais vous autres, vous êtes des malins à Paris. Jean-Jacques avait bien raison de dire: "L'homme se corrompt dans l'air empoisonné des villes." - Père Dodu, vous savez trop bien que l'homme se corrompt partout.

Le père Dodu se mit à entonner un air à boire; on voulut en vain l'arrêter à un certain couplet scabreux que tout le monde savait par coeur. Sylvie ne voulut pas chanter, malgré nos prières, disant qu'on ne chantait plus à table. J'avais remarqué déjà que l'amoureux de la veille était assis à sa gauche. Il y avait je ne sais quoi dans sa figure ronde, dans ses cheveux ébouriffés, qui ne m'était pas inconnu. Il se leva et vint derrière ma chaise en disant: "Tu ne me reconnais donc pas, Parisien?" Une bonne femme, qui venait de rentrer au dessert, après nous avoir servis, me dit à l'oreille: "Vous ne reconnaissez pas votre frère de lait?" Sans cet avertissement, j'allais être ridicule. "Ah! c'est toi, grand frisé! dis-je, c'est toi, le même qui m'a retiré de l'ieau!" Sylvie riait aux éclats de cette reconnaissance. "Sans compter, disait ce garçon en m'embrassant, que tu avais une belle montre en argent, et qu'en revenant tu étais bien plus inquiet de ta montre que de toi-même, parce qu'elle ne marchait plus; tu disais: "La bête est nayée, ça ne fait plus tic tac; qu'est-ce que mon oncle va dire?..."

- Une bête dans une montre! dit le père Dodu, voilà ce qu'on leur fait croire à Paris, aux enfants!

Sylvie avait sommeil, je jugeai que j'étais perdu dans son esprit. Elle remonta à sa chambre, et pendant que je l'embrassais, elle dit: "A demain, venez nous voir!"

Le père Dodu était resté à table avec Sylvain et mon frère de lait; nous causâmes longtemps autour d'un flacon de ratafiat de Louvres. "Les hommes sont égaux, dit le père Dodu entre deux couplets, je bois avec un pâtissier comme je ferais avec un prince. - Où est le pâtissier? dis-je. - Regarde à côté de toi! un jeune homme qui a l'ambition de s'établir."

Mon frère de lait parut embarrassé, J'avais tout compris. - C'est une fatalité qui m'était réservée d'avoir un frère de lait dans un pays illustré par Rousseau, - qui voulait supprimer les nourrices! - Le père Dodu m'apprit qu'il était fort question du mariage de Sylvie avec le grand frisé, qui voulait aller former un établissement de pâtisserie à Dammartin. Je n'en demandai pas plus. La voiture de Nanteuil-le-Haudoin me ramena le lendemain à Paris.




XIII. - Aurélie


A Paris! - La voiture met cinq heures. Je n'étais pressé que d'arriver pour le soir. Vers huit heures, j'étais assis dans ma stalle accoutumée; Aurélie répandit son inspiration et son charme sur des vers faiblement inspirés de Schiller, que l'on devait à un talent de l'époque. Dans la scène du jardin, elle devint sublime. Pendant le quatrième acte où elle ne paraissait pas, j'allai acheter un bouquet chez madame Prévost. J'y insérai une lettre fort tendre signée: Un inconnu. Je me dis: Voilà quelque chose de fixé pour l'avenir, - et le lendemain j'étais à sur la route d'Allemagne.

Qu'allais-je faire? Essayer de remettre de l'ordre dans mes sentiments. Si j'écrivais un roman, jamais je ne pourrais faire accepter l'histoire d'un coeur épris de deux amours simultanés. Sylvie m'échappait par ma faute; mais la revoir un jour avait suffi pour relever mon âme: je la plaçais désormais comme une statue souriante dans le temple de la Sagesse. Son regard m'avait arrêté au bord de l'abîme. Je repoussais avec plus de force encore l'idée d'aller me présenter à Aurélie, pour lutter un instant avec tant d'amoureux vulgaires qui brillaient un instant près d'elle et retombaient brisés. - Nous verrons quelque jour, me dis-je, si cette femme a un coeur.

Un matin, je lus dans un journal qu'Aurélie était malade. Je lui écrivis des montagnes de Salzbourg. La lettre était si empreinte de mysticisme germanique, que je n'en devais pas attendre un grand succès, mais aussi je ne demandais pas de réponse. Je comptais un peu sur le hasard et sur - l'inconnu.

Des mois se passent. A travers mes courses et mes loisirs, j'avais entrepris de fixer dans une action poétique les amours du peintre Colonna pour la belle Laura, que ses parents tirent religieuse, et qu'il aima jusqu'à la mort. Quelque chose dans ce sujet se rapportait à mes préoccupations constantes. Le dernier vers du drame écrit, je ne songeai qu'à revenir en France.

Que dire maintenant qui ne soit l'histoire de tant d'autres? J'ai passé par tous les cercles de ces lieux d'épreuves qu'on appelle théâtres. "J'ai mangé du tambour et bu de la cymbale", comme dit la phrase dénuée de sens apparent des initiés d'Eleusis. - Elle signifie sans doute qu'il faut au besoin passer les bornes du non-sens et de l'absurdité: la raison pour moi, c'était de conquérir et de fixer mon idéal.

Aurélie avait accepté le rôle principal dans le drame que je rapportais d'Allemagne. Je n'oublierai jamais le jour où elle me permit de lui lire la pièce. Les scènes d'amour étaient préparées à son intention. Je crois bien que je les dis avec âme, mais surtout avec enthousiasme. Dans la conversation qui suivit, je me révélai comme l'inconnu des deux lettres. Elle me dit: - Vous êtes bien fou; mais revenez me voir... Je n'ai jamais pu trouver quelqu'un qui sût m'aimer.

O femme! tu cherches l'amour... Et moi, donc?

Les jours suivants, j'écrivis les lettres les plus tendres, les plus belles que sans doute elle eût jamais reçues. J'en recevais d'elle qui étaient pleines de raison. Un instant elle fut touchée, m'appela près d'elle, et m'avoua qu'il lui était difficile de rompre un attachement plus ancien. - Si c'est bien pour moi que vous m'aimez, dit-elle, vous comprendrez que je ne puis être qu'à un seul.

Deux mois plus tard, le reçus une lettre pleine d'effusion. Je courus chez elle. - Quelqu'un me donna dans l'intervalle un détail précieux. Le beau jeune homme que j'avais rencontré une nuit au cercle venait de prendre un engagement dans les spahis.

L'été suivant, il y avait des courses à Chantilly. La troupe du théâtre où jouait Aurélie donnait là une représentation. Une fois dans le pays, la troupe était pour trois jours aux ordres du régisseur. - Je m'étais fait l'ami de ce brave homme, ancien Dorante des comédies de Marivaux, longtemps jeune premier de drame, et dont le dernier succès avait été le rôle d'amoureux dans la pièce imitée de Schiller, où mon binocle me l'avait montré si ridé. De près, il paraissait plus jeune, et, resté maigre, il produisait encore de l'effet dans les provinces. Il avait du feu. J'accompagnais la troupe en qualité de seigneur poète; je persuadai au régisseur d'aller donner des représentations à Senlis et à Dammartin. Il penchait d'abord pour Compiègne; mais Aurélie fut de mon avis. Le lendemain, pendant que l'on allait traiter avec les propriétaires des salles et les autorités, je louai des chevaux, et nous prîmes la route des étangs de Commelle pour aller déjeuner au château de la reine Blanche. Aurélie, en amazone avec ses cheveux blonds flottants, traversait la forêt comme une reine d'autrefois, et les paysans s'arrêtaient éblouis. - Madame de F... était la seule qu'ils eussent vue si imposante et si gracieuse dans ses saluts. - Après le déjeuner, nous descendîmes dans des villages rappelant ceux de la Suisse, où l'eau de la Nonette fait mouvoir des scieries. Ces aspects chers à mes souvenirs l'intéressaient sans l'arrêter. J'avais projeté de conduire Aurélie au château, près d'Orry, sur la même place verte où pour la première fois j'avais vu Adrienne. - Nulle émotion ne parut en elle. Alors je lui racontai tout; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêve plus tard, réalisé en elle. Elle m'écoutait sérieusement et me dit: - Vous ne m'aimez pas! Vous attendez que je vous dise: La comédienne est la même que la religieuse; vous cherchez un drame, voilà tout, et le dénoûment vous échappe. Allez, je ne vous crois plus!

Cette parole fut un éclair. Ces enthousiasmes bizarres que j'avais ressentis si longtemps, ces rêves, ces pleurs, ces désespoirs et ces tendresses... ce n'était donc pas l'amour? Mais où donc est-il?

Aurélie joua le soir à Senlis. Je crus m'apercevoir qu'elle avait un faible pour le régisseur, - le jeune premier ridé. Cet homme était d'un caractère excellent et lui avait rendu des services.

Aurélie m'a dit un jour: Celui qui m'aime, le voilà!




XIV - Dernier feuillet


Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie. - J'ai essayé de les fixer sans beaucoup d'ordre, mais bien des coeurs me comprendront. Les illusions tombent l'une après l'autre, comme les écorces d'un fruit, et le fruit, c'est l'expérience. Sa saveur est amère; elle a pourtant quelque chose d'âcre qui fortifie, - qu'on me pardonne ce style vieilli. Rousseau dit que le spectacle de la nature console de tout. Je cherche parfois à retrouver mes bosquets de Clarens perdus au nord de Paris, dans les brumes. Tout cela est bien changé!

Ermenonville! pays où fleurissait encore l'idylle antique, - traduite une seconde fois d'après Gessner! tu as perdu ta seule étoile, qui chatoyait pour moi d'un double éclat. Tour à tour bleue et rose comme l'astre trompeur d'Aldebaran, c'était Adrienne ou Sylvie, - c'étaient les deux moitiés d'un seul amour. L'une était l'idéal sublime, l'autre la douce réalité. Que me font maintenant tes ombrages et tes lacs, et même ton désert? Othys, Montagny, Loisy, pauvres hameaux voisins, Châalis, - que l'on restaure, - vous n'avez rien gardé de tout ce passé! Quelquefois j'ai besoin de revoir ces lieux de solitude et de rêverie. J'y relève tristement en moi-même les traces fugitives d'une époque où le naturel était affecté; je souris parfois en lisant sur le flanc des granits certains vers de Roucher, qui m'avaient paru sublimes, - ou des maximes de bienfaisance au-dessus d'une fontaine ou d'une grotte consacrée à Pan. Les étangs, creusés à si grands frais, étalent en vain leur eau morte que le cygne dédaigne. Il n'est plus, le temps où les chasses de Condé passaient avec leurs amazones fières, où les cors se répondaient de loin, multipliés par les échos!... Pour se rendre à Ermenonville, on ne trouve plus aujourd'hui de route directe. Quelquefois j'y vais par Creil et Senlis, d'autres fois par Dammartin.

A Dammartin, l'on n'arrive jamais que le soir. Je vais coucher alors à l'Image Saint-Jean. On me donne d'ordinaire une chambre assez propre tendue en vieille tapisserie avec un trumeau au-dessus la glace. Cette chambre est un dernier retour vers le bric-à-brac, auquel j'ai depuis longtemps renoncé. On y dort chaudement sous l'édredon, qui est d'usage dans ce pays. Le matin, quand j'ouvre la fenêtre, encadrée de vigne et de roses, je découvre avec ravissement un horizon vert de dix lieues, où les peupliers s'alignent comme des armées. Quelques villages s'abritent çà et là sous leurs clochers aigus, construits, comme on dit là, en pointes d'ossements. On distingue d'abord Othys, - puis Eve, puis Ver; on distinguerait Ermenonville à travers le bois, s'il avait un clocher, - mais dans ce lieu philosophique on a bien négligé l'église. Après avoir rempli mes poumons de l'air si pur qu'on respire sur ces plateaux, je descends gaiement et te vais faire un tour chez le pâtissier. "Te voilà, grand frisé! - Te voilà, petit Parisien!". Nous nous donnons les coups de poing amicaux de l'enfance, puis je gravis un certain escalier ou tes joyeux cris de deux enfants accueillent ma venue. Le sourire athénien de Sylvie illumine ses traits charmés. Je me dis: "Là était le bonheur peut-être; cependant..."

Je l'appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de ressemblance avec Werther, moins les pistolets, qui ne sont plus de mode. Pendant que le grand frisé s'occupe du déjeuner, nous allons promener les enfants dans les allées de tilleuls qui ceignent les débris des vieilles tours de brique du château. Tandis que ces petits s'exercent, au tir des compagnons de l'arc, à ficher dans la paille les flèches paternelles, nous lisons quelques poésies ou quelques pages de ces livres si courts qu'on ne fait plus guère.


J'oubliais de dire que le jour où la troupe dont faisait partie Aurélie a donné une représentation à Dammartin, j'ai conduit Sylvie au spectacle, et le lui ai demandé si elle ne trouvait pas que l'actrice ressemblait à une personne qu'elle avait connue déjà. - A qui donc? - Vous souvenez-vous d'Adrienne?

Elle partit d'un grand éclat de rire en disant: "Quelle idée!" Puis, comme se le reprochant, elle reprit en soupirant: "Pauvre Adrienne! Elle est morte au couvent de Saint-S..., vers 1832."




Chansons et légendes du Valois


Chaque fois que ma pensée se reporte aux souvenirs de cette province du Valois, je me rappelle avec ravissement les chants et les récits qui ont bercé mon enfance. La maison de mon oncle était toute pleine de voix mélodieuses, et celles des servantes qui nous avaient suivis à Paris chantaient tout le jour les ballades joyeuses de leur jeunesse, dont malheureusement je ne puis citer les airs. J'en ai donné plus haut quelques fragments. Aujourd'hui, je ne puis arriver à les compléter, car tout cela est profondément oublié; le secret en est demeuré dans la tombe des aïeules. On publie aujourd'hui les chansons patoises de Bretagne ou d'Aquitaine , mais aucun chant des vieilles provinces où s'est toujours parlé la vraie langue française ne nous sera conservé. C'est qu'on n'a jamais voulu admettre dans les livres des vers composés sans souci de la rime, de la prosodie et de la syntaxe; la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre, à quelques élisions près, avec des tournures douteuses, des mots hasardés, des terminaisons et des liaisons de fantaisie, mais elle porte un cachet d'ignorance qui révolte l'homme du monde, bien plus que ne fait le patois. Pourtant ce langage a ses règles, ou du moins ses habitudes régulières, et il est fâcheux que des couplets tels que ceux de la célèbre romance: Si j'étais hirondelle, soient abandonnés, pour deux ou trois consonnes singulièrement placées, au répertoire chantant des concierges et des cuisinières.

Quoi de plus gracieux et de plus poétique pourtant:

Si j'étais hirondelle! - Que je puisse voler, - Sur votre sein, la belle, - J'irais me reposer!

Il faut continuer, il est vrai, par: J'ai z'un coquin de frère.... ou risquer un hiatus terrible; mais pourquoi aussi la langue a-t-elle repoussé ce z si commode, si liant, si séduisant qui faisait tout le charme du langage de l'ancien Arlequin, et que la jeunesse dorée du Directoire a tenté en vain de faire passer dans le langage des salons?

Ce ne serait rien encore, et de légères corrections rendraient à notre poésie légère, si pauvre, si peu inspirée, ces charmantes et naïves productions de poètes modestes; mais la rime, cette sévère rime française, comment s'arrangerait-elle du couplet suivant:

La fleur de l'olivier - Que vous avez aimé, - Charmante beauté! - Et vos beaux yeux charmants, - Que mon coeur aime tant, - Les faudra-t-il quitter?

Observez que la musique se prête admirablement à ces hardiesses ingénues, et trouve dans les assonances, ménagées suffisamment d'ailleurs, toutes les ressources que la poésie doit lui offrir. Voilà deux charmantes chansons, qui ont comme un parfum de la Bible, dont la plupart des couplets sont perdus, parce que personne n'a jamais osé les écrire ou les imprimer. Nous en dirons autant de celle où se trouve la strophe suivante:

Enfin vous voilà donc, - Ma belle mariée, - Enfin vous voilà donc - A votre époux liée, - Avec un long fil d'or - Qui ne rompt qu'à la mort!

Quoi de plus pur d'ailleurs comme langue et comme pensée; mais l'auteur de cet épithalame ne savait pas écrire, et l'imprimerie nous conserve les gravelures de Collé, de Piis et de Panard!

Les richesses poétiques n'ont jamais manqué au marin, ni au soldat français, qui ne rêvent dans leurs chants que filles de roi, sultanes, et même présidentes, comme dans la ballade trop connue:

C'est dans la ville de Bordeaux - Qu'il est arrivé trois vaisseaux, etc.

Mais le tambour des gardes-françaises, où s'arrêtera-t-il, celui-là?

Un joli tambour s'en allait à la guerre, etc.

La fille du roi est à sa fenêtre, le tambour la demande en mariage: - Joli tambour, dit le roi, tu n'es pas assez riche! - Moi? dit le tambour sans se déconcerter,

J'ai trois vaisseaux sur la mer gentille, - L'un chargé d'or, l'autre de perles fines, - Et le troisième pour promener ma mie!

- Touche là, tambour, lui dit le roi, tu n'auras pas ma fille! - Tant pis! dit le tambour, j'en trouverai de plus gentilles!...

Après tant de richesses dévolues à la verve un peu gasconne du militaire et du marin, envierons-nous le sort du simple berger? Le voilà qui chante et qui rêve:

Au jardin de mon père, - Vole, mon coeur vole! - Il y a z'un pommier doux, - Tout doux!

Trois belles princesses, - Vole, mon coeur vole! - Trois belles princesses - Sont couchées dessous, etc.

Est-ce donc la vraie poésie, est-ce la soif mélancolique de l'idéal qui manque à ce peuple pour comprendre et des chants dignes d'être comparés à ceux de l'Allemagne et de l'Angleterre? Non, certes; mais il est arrivé qu'en France la littérature n'est jamais descendue au niveau de la grande foule; les poètes académiques du XVIIe et du XVIIIe siècle n'auraient pas plus compris de telles inspirations, que les paysans n'eussent admiré leurs odes, leurs épîtres et leurs poésies fugitives, si incolores, si gourmées. Pourtant comparons encore la chanson que je vais citer à tous ces bouquets à Chloris qui faisaient vers ce temps l'admiration des belles compagnies.

Quand Jean Renaud de la guerre revint, - Il en revint triste et chagrin; - "Bonjour, ma mère. Bonjour, mon fils! Ta femme est accouchée d'un petit."

"Allez, ma mère, allez devant; - Faites-moi dresser un beau lit blanc; - Mais faites-le dresser si bas - Que ma femme ne l'entende pas!"

Et quand ce fut vers le minuit, - Jean Renaud a rendu l'esprit.

Ici la scène de la ballade change et se transporte dans la chambre de l'accouchée:

"Ah! dites, ma mère, ma mie, Ce que j'entends pleurer ici? - Ma fille, ce sont les enfants - Qui se plaignent du mal de dents."

"Ah! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends clouer ici? - Ma fille, c'est le charpentier, - Qui raccommode le plancher!

"Ah! dites, ma mère, ma mie, - Ce que j'entends chanter ici? - Ma fille, c'est la procession - Qui fait le tour de la maison!"

"Mais dites, ma mère, ma mie, - Pourquoi donc pleurez-vous ainsi? - Hélas! je ne puis le cacher; - C'est Jean Renaud qui est décédé."

"Ma mère! dites au fossoyeux - Qu'il fasse la fosse pour deux, - Et que l'espace y soit si grand, - Qu'on y renferme aussi l'enfant!"

Ceci ne le cède en rien aux plus touchantes ballades allemandes, il n'y manque qu'une certaine exécution de détail qui manquait aussi à la légende primitive de Léonore et à celle du roi des Aulnes, avant Goethe et Bürger. Mais quel parti encore un poète eût tiré de la complainte de Saint-Nicolas, que nous allons citer en partie.

Il était trois petits enfants - Qui s'en allaient glaner aux champs.

S'en vont au soir chez un boucher. - "Boucher, voudrais-tu nous loger? Entrez, entrez, petits enfants, - Il y a de lla place assurément."

Ils n'étaient pas sitôt entrés, - Que le boucher les a tués, - Les a coupés en petits morceaux, Mis au saloir comme pourceaux.

Saint Nicolas au bout d'sept ans, Saint Nicolas vint dans ce champ. - Il s'en alla chez le boucher "Boucher, voudrais-tu me loger?"

"Entrez, entrez, saint Nicolas, - Il y a d'la place, il n'en manque pas." Il n'était pas sitôt entré, - Qu'il a demandé à souper.

"Voulez-vous un morceau d'jambon? - Je n'en veux pas, il n'est pas bon. - Voulez vous un morceau de veau? - Je n'en veux pas, il n'est pas beau!

Du p'tit salé je veux avoir, Qu'il y a sept ans qu'est dans l'saloir! - Quand le boucher entendit cela, - Hors de sa porte il s'enfuya.

"Boucher, boucher, ne t'enfuis pas, - Repens-toi, Dieu te pardonn'ra." - Saint Nicolas posa trois doigts - Dessus le bord de ce saloir:

Le premier dit: "J'ai bien dormi!" - Le second dit: "Et moi aussi!" - Et le troisième répondit "Je croyais être en paradis!"

N'est-ce pas là une ballade d'Uhland, moins les beaux vers? Mais il ne faut pas croire que l'exécution manque toujours à ces naïves inspirations populaires.

La chanson que nous avons citée plus haut: Le roi Loys est sur son pont, a été composée sur un des plus beaux airs qui existent; c'est comme un chant d'église croisé par un chant de guerre; on n'a pas conservé la seconde partie de la ballade, dont pourtant nous connaissons vaguement le sujet. Le beau Lautrec, l'amant de cette noble fille, revient de la Palestine au moment où on la portait en terre. Il rencontre l'escorte sur le chemin de Saint-Denis. Sa colère met en fuite prêtres et archers, et le cercueil reste en son pouvoir. "Donnez-moi, dit-il à sa suite, donnez-moi mon couteau d'or fin, que je découse ce drap de lin!" Aussitôt délivrée de son linceul, la belle revient à la vie. Son amant l'enlève et l'emmène dans son château au fond des forêts. Vous croyez qu'ils vécurent heureux et que tout se termina là; mais une fois plongé dans les douceurs de la vie conjugale, le beau Lautrec n'est plus qu'un mari vulgaire, il passe tout son temps à pêcher au bord de son lac, si bien qu'un jour sa fière épouse vient doucement derrière lui et le pousse résolument dans l'eau noire, en lui criant:

Va-t'en, vilain pêche-poissons, - Quand ils seront bons - Nous en mangerons.

Propos mystérieux, digne d'Arcabonne ou de Mélusine. - En expirant, le pauvre châtelain a la force de détacher ses clefs de sa ceinture et de les jeter à la fille du roi, en lui disant qu'elle est désormais maîtresse et souveraine, et qu'il se trouve heureux de mourir par sa volonté!... Il y a dans cette conclusion bizarre quelque chose qui frappe involontairement l'esprit, et qui laisse douter si le poète a voulu finir par un trait de satire, ou si cette belle morte que Lautrec a tirée du linceul n'était pas une sorte de vampire, comme les légendes nous en présentent souvent.

Du reste, les variantes et les interpolations sont fréquentes dans ces chansons; chaque province possédait une version différente. On a recueilli comme une légende du Bourbonnais, la jeune fille de la Garde, qui commence ainsi:

Au château de la Garde - Il y a trois belles filles, - Il y en a une plus belle que le jour, - Hâte-toi, capitaine, - Le duc va l'épouser.

C'est celle que nous avons citée, qui commence ainsi:

Dessous le rosier blanc - La belle se promène.

Voilà le début, simple et charmant; où cela se passe-t-il? Peu importe! Ce serait si l'on voulait la fille d'un sultan rêvant sous les bosquets de Schiraz. Trois cavaliers passent au clair de la lune: - Montez, dit le plus jeune, sur mon beau cheval gris. N'est-ce pas là la course de Lénore, et n'y a-t-il pas une attraction fatale dans ces cavaliers inconnus!

Ils arrivent à la ville, s'arrêtent à une hôtellerie éclairée et bruyante. La pauvre fille tremble de tout son corps:

Aussitôt arrivée, - L'hôtesse la regarde. - "Etes-vous ici par force - ou pour votre plaisir? - Au jardin de mon père - Trois cavaliers m'ont pris."

Sur ce propos le souper se prépare: "Soupez, la belle, et soyez heureuse;

Avec trois capitaines, - Vous passerez la nuit."

Mais le souper fini, - La belle tomba morte. - Elle tomba morte - Pour ne plus revenir!

"Hélas! ma mie est morte! s'écria le plus jeune cavalier, qu'en allons-nous faire?..." Et ils conviennent de la reporter au château de son père, sous le rosier blanc.

Et au bout de trois jours - La belle ressuscite: - "Ouvrez, ouvrez, mon père, - Ouvrez sans plus tarder! - Trois jours j'ai fait la morte - Pour mon honneur garder."

La vertu des filles du peuple attaquée par des seigneurs fêlons a fourni encore de nombreux sujets de romances. Il y a, par exemple, la fille d'un pâtissier, que son père envoie porter des gâteaux chez un galant châtelain. Celui-ci la retient jusqu'à la nuit close, et ne veut plus la laisser partir. Pressée de son déshonneur, elle feint de céder, et demande au comte son poignard pour couper une agrafe de son corset. Elle se perce le coeur, et les pâtissiers instituent une fête pour cette martyre boutiquière.

Il y a des chansons de causes célèbres qui offrent un intérêt moins romanesque, mais souvent plein de terreur et d'énergie. Imaginez un homme qui revient de la chasse et qui répond à un autre qui l'interroge:

"J'ai tant tué de petits lapins blancs - Que mes souliers sont pleins de sang. - T'en as menti, faux traître! - Je te ferai connaître. - Je vois, je vois à tes pâles couleurs - Que tu viens de tuer ma soeur!"

Quelle poésie sombre en ces lignes qui sont à peine des vers! Dans une autre, un déserteur rencontre la maréchaussée, cette terrible Némésis au chapeau bordé d'argent.

On lui a demandé - "Où est votre congé? - Le congé, que j'ai pris, il est sous mes souliers."

Il y a toujours une amante éplorée mêlée à ces tristes récits.

La belle s'en va trouver son capitaine. - Son colonel et aussi son sergent...

Le refrain est une mauvaise phrase latine, sur un ton de plain-chant, qui prédit suffisamment le sort du malheureux soldat.

Quoi de plus charmant que la chanson de Biron, si regretté dans ces contrées:

- Quand Biron voulut danser, - Quand Biron voulut danser, - Ses souliers fit apporter, - Ses souliers fit apporter; - Sa chemise - De Venise, - Son pourpoint - Fait au point, - Son chapeau tout rond; - Vous danserez, Biron!

Nous avons cité deux vers de la suivante:

La belle était assise - Près du ruisseau coulant, - Et dans l'eau qui frétille, - Baignait ses beaux pieds blancs: - Allons, ma mie, légèrement! - Légèrement!

C'est une jeune fille des champs qu'un seigneur surprend au bain comme Percival surprit Griselidis. Un enfant sera le résultat de leur rencontre. Le seigneur dit:

"En ferons-nous un prêtre, - Ou bien un président?

- Non, répond la belle, ce ne sera qu'un paysan:

- On lui mettra la hotte - Et trois oignons dedans... - Il s'en ira criant: - Qui veut mes oignons blancs?... - Allons, ma mie, légèrement, etc."

Voici un conte de veillée que je me souviens d'avoir entendu réciter par les vanniers:

La Reine des Poissons

Il y avait dans la province du Valois, au milieu des bois de Villers-Cotterets, un petit garçon et une petite fille qui se rencontraient de temps en temps sur les bords des petites rivières du pays, l'un obligé par un bûcheron nommé Tord-Chêne, qui était son oncle, à aller ramasser du bois mort, l'autre envoyée par ses parents pour saisir de petites anguilles que la baisse des eaux permet d'entrevoir dans la vase en certaines saisons. Elle devait encore, faute de mieux, atteindre entre les pierres les écrevisses, très nombreuses dans quelques endroits.

Mais la pauvre petite fille, toujours courbée et les pieds dans l'eau, était si compatissante pour les souffrances des animaux, que, le plus souvent, voyant les contorsions des poissons qu'elle tirait de la rivière, elle les y remettait et ne rapportait guère que les écrevisses, qui souvent lui pinçaient les doigts jusqu'au sang, et pour lesquelles elle devenait alors moins indulgente.

Le petit garçon, de son côté, faisant des fagots de bois mort et des bottes de bruyère, se voyait exposé souvent aux reproches de Tord-Chêne, soit parce qu'il n'en avait pas assez rapporté, soit parce qu'il s'était trop occupé à causer avec la petite pêcheuse.

Il y avait un certain jour dans la semaine où ces deux enfants ne se rencontraient jamais... Quel était ce jour? Le même sans doute où la fée Mélusine se changeait en poisson, et où les princesses de l'Edda se transformaient en cygnes.

Le lendemain d'un de ces jours-là, le petit bûcheron dit à la pêcheuse: "Te souviens-tu qu'hier je t'ai vue passer là-bas dans les eaux de Challepont avec tous les poissons qui te faisaient cortège... jusqu'aux carpes et aux brochets; et tu étais toi-même un beau poisson rouge avec les côtés tout reluisants d'écailles en or."

- Je m'en souviens bien, dit la petite fille, puisque je t'ai vu, toi qui étais sur le bord de l'eau, et que tu ressemblais à un beau chêne-vert, dont les branches d'en haut étaient d'or..., et que tous les arbres du bois se courbaient jusqu'à terre en te saluant.

- C'est vrai, dit le petit garçon, j'ai rêvé cela.

- Et moi aussi j'ai rêvé ce que tu m'as dit: mais comment nous sommes-nous rencontrés deux dans le rêve?...

En ce moment, l'entretien fut interrompu par l'apparition de Tord-Chêne, qui frappa le petit avec un gros gourdin, en lui reprochant de n'avoir pas seulement lié encore un fagot.

- Et puis, ajouta-t-il, est-ce que je ne t'ai pas recommandé de tordre les branches qui cèdent facilement, et de les ajouter à tes fagots?

- C'est que, dit le petit, le garde me mettrait en prison, s'il trouvait dans mes fagots du bois vivant... Et puis, quand j'ai voulu le faire, comme vous me l'aviez dit, j'entendais l'arbre qui se plaignait.

- C'est comme moi, dit la petite fille, quand j'emporte des poissons dans mon panier, je les entends qui chantent si tristement, que je les rejette dans l'eau... Alors on me bat chez nous!

- Tais-toi, petite masque! dit Tord-Chêne, qui paraissait animé par la boisson, tu déranges mon neveu de son travail. Je te connais bien, avec tes dents pointues couleur de perle... Tu es la reine des poissons... Mais je saurai bien te prendre à un certain jour de la semaine, et tu périras dans l'osier... dans l'osier!

Les menaces que Tord-Chêne avait faites dans son ivresse ne tardèrent pas à s'accomplir. La petite fille se trouva prise sous la forme de poisson rouge, que le destin l'obligeait à prendre à de certains jours. Heureusement, lorsque Tord-Chêne voulut, en se faisant aider de son neveu, tirer de l'eau la nasse d'osier, ce dernier reconnut le beau poisson rouge à écailles d'or qu'il avait vu en rêve, comme étant la transformation accidentelle de la petite pêcheuse.

Il osa la défendre contre Tord-Chêne et le frappa même de sa galoche. Ce dernier, furieux, le prit par les cheveux, cherchant à le renverser; mais il s'étonna de trouver une grande résistance: c'est que l'enfant tenait des pieds à la terre avec tant de force, que son oncle ne pouvait venir à bout de le renverser ou de l'emporter, et le faisait en vain virer dans tous les sens.

Au moment où la résistance de l'enfant allait se trouver vaincue, les arbres de la forêt frémirent d'un bruit sourd, les branches agitées laissèrent siffler les vents, et la tempête fit reculer Tord-Chêne, qui se retira dans sa cabane de bûcheron.

Il en sortit bientôt, menaçant, terrible et transfiguré comme un fils d'Odin; dans sa main brillait cette hache scandinave qui menace les arbres, pareille au marteau de Thor brisant les rochers.

Le jeune roi des forêts, victime de Tord-Chêne, - son oncle, usurpateur, - savait delà quel était son rang, qu'on voulait lui cacher. Les arbres le protégeaient, mais seulement par leur masse et leur résistance passive...

En vain les broussailles et les surgeons - s'entrelaçaient de tous côtés pour arrêter les pas de Tord-Chêne, celui-ci a appelé ses bûcherons et se trace un chemin à travers ces obstacles. Déjà plusieurs arbres, autrefois sacrés du temps des vieux druides, sont tombés sous les haches et les cognées.

Heureusement, la reine des poissons n'avait pas perdu de temps. Elle était allée se jeter aux pieds de la Marne, de l'Oise et de l'Aisne, - les trois grandes rivières voisines, leur représentant que si l'on n'arrêtait pas les projets de Tord-Chêne et de ses compagnons, les forêts trop éclaircies n'arrêteraient plus les vapeurs qui produisent les pluies et qui fournissent l'eau aux ruisseaux, aux rivières et aux étangs; que les sources elles-mêmes seraient taries et ne feraient plus jaillir l'eau nécessaire à alimenter les rivières; sans compter que tous les poissons se verraient détruits en peu de temps; ainsi que les bêtes sauvages et les oiseaux.

Les trois grandes rivières prirent là-dessus de tels arrangements que le sol où Tord-Chêne, avec ses terribles bûcherons, travaillait à la destruction des arbres, - sans toutefois avoir pu atteindre encore le jeune prince des forêts, - fut entièrement noyé par une immense inondation, qui ne se retira qu'après fa destruction entière des agresseurs.

Ce fut alors que le roi des forêts et la reine des poissons purent de nouveau reprendre leurs innocents entretiens.

Ce n'étaient plus un petit bûcheron et une petite pêcheuse, - mais un Sylphe et une Ondine, lesquels, plus tard, furent unis légitimement.

Nous nous arrêtons dans ces citations si incomplètes, si difficiles à faire comprendre sans la musique et sans la poésie des lieux et des hasards, qui font que tel ou tel de ces chants populaires se grave ineffaçablement dans l'esprit. Ici ce sont des compagnons qui passent avec leurs longs bâtons ornés de rubans; là des mariniers qui descendent un fleuve; des buveurs d'autrefois (ceux d'aujourd'hui ne chantent plus guère), des lavandières, des faneuses, qui jettent au vent quelques lambeaux des chants de leurs aïeules. Malheureusement on les entend répéter plus souvent aujourd'hui les romances à la mode, platement spirituelles, ou même franchement incolores, variées sur trois à quatre thèmes éternels. Il serait à désirer que de bons poètes modernes missent à profit l'inspiration naïve de nos pères, et nous rendissent, comme l'ont fait les poètes d'autres pays, une foule de petits chefs-d'oeuvre qui se perdent de jour en jour avec la mémoire et la vie des bonnes gens du temps passé.




Octavie


Ce fut au printemps de l'année 1835 qu'un vif désir me prit de voir l'Italie. Tous les jours en m'éveillant j'aspirais d'avance l'âpre senteur des marronniers alpins; le soir, la cascade de Terni, la source écumante du Téverone jaillissaient pour moi seul entre les portants éraillés des coulisses d'un petit théâtre... Une voix délicieuse, comme celle des sirènes, bruissait à mes oreilles, comme si les roseaux de Trasimène eussent tout à coup pris une voix... il fallut partir, laissant à Paris un amour contrarié, auquel je voulais échapper par la distraction.

C'est à Marseille que je m'arrêtai d'abord. Tous les matins, j'allais prendre les bains de mer au Château-Vert, et j'apercevais de loin en nageant les îles riantes du golfe. Tous les jours aussi, je me rencontrais dans la baie azurée avec une jeune fille anglaise, dont le corps délié fendait l'eau verte auprès de moi. Cette fille des eaux, qui se nommait Octavie, vint un jour à moi toute glorieuse d'une pêche étrange qu'elle avait faite. Elle tenait dans ses blanches mains un poisson qu'elle me donna.

Je ne pus m'empêcher de sourire d'un tel présent. Cependant le choléra régnait alors dans la ville, et pour éviter les quarantaines, je me résolus à prendre la route de terre. Je vis Nice, Gênes et Florence; j'admirai le Dôme et le Baptistère, les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange, la tour penchée et le Campo-Santo de Pise. Puis, prenant la route de Spolette, le m'arrêtai dix jours à Rome. Le dôme de Saint-Pierre, le Vatican, le Colisée m'apparurent ainsi qu'un rêve. Je me hâtai de prendre la poste pour Civita-Vecchia, où je devais m'embarquer. - Pendant trois jours, la mer furieuse retarda l'arrivée du bateau à vapeur. Sur cette plage désolée où le me promenais pensif, je faillis un jour être dévoré par les chiens. - La veille du jour où je partis, on donnait au théâtre un vaudeville français. Une tête blonde et sémillante attira mes regards. C'était la jeune Anglaise qui avait pris place dans une loge d'avant-scène. Elle accompagnait son père, qui paraissait infirme, et à qui les médecins avaient recommandé le climat de Naples.

Le lendemain matin je prenais tout joyeux mon billet de passage. La jeune Anglaise était sur le pont, qu'elle parcourait à grands pas, et impatiente de la lenteur du navire, elle imprimait ses dents d'ivoire dans l'écorce d'un citron: - Pauvre fille, lui dis-je, vous souffrez de la poitrine, j'en suis sûr, et ce n'est pas ce qu'il faudrait. Elle me regarda fixement et me dit: - Qui l'a appris à vous La sibylle de Tibur, lui dis-je sans me déconcerter. - Allez! me dit-elle, je ne crois pas un mot de vous.

Ce disant, elle me regardait tendrement et je ne pus m'empêcher de lui baiser la main. - Si j'étais plus foire, dit-elle, je vous apprendrais à mentir!... Et elle me menaçait, en riant, d'une badine à tête d'or qu'elle tenait à la main.

Notre vaisseau touchait au port de Naples et nous traversions le golfe, entre Ischia et Nisida, inondées des feux de l'Orient. - Si vous m'aimez, reprit-elle, vous irez m'attendre demain à Portici. Je ne donne pas à tout le monde de tels rendez-vous.

Elle descendit sur la place du Môle et accompagna son père à l'hôtel de Rome, nouvellement construit sur la jetée. Pour moi, j'allai prendre mon logement derrière le théâtre des Florentins. Ma journée se passa à parcourir la rue de Tolède, la place du Môle, à visiter le Musée des études; puis j'allai le soir voir le ballet à San Carlo. J'y fis rencontre du marquis Gargallo, que j'avais connu à Paris et qui me mena après le spectacle prendre le thé chez ses soeurs.

Jamais je n'oublierai la délicieuse soirée qui suivit. La marquise faisait les honneurs d'un vaste salon rempli d'étrangers. La conversation était un peu celle des Précieuses; je me croyais dans la chambre bleue de l'hôtel Rambouillet. Les soeurs de la marquise, belles comme les Grâces, renouvelaient pour moi les prestiges de l'ancienne Grèce. On discuta longtemps sur la forme de la pierre d'Eleusis, se demandant si sa forme était triangulaire ou carrée. La marquise aurait pu prononcer en toute assurance, car elle était belle et fière comme Vesta. je sortis du palais la tête étourdie de cette discussion philosophique, et je ne pus parvenir à retrouver mon domicile. A force d'errer dans la ville, je devais y être enfin le héros de quelque aventure. La rencontre que je fis cette nuit-là est le sujet de la lettre suivante, que j'adressai plus tard à celle dont j'avais cru fuir l'amour fatal en m'éloignant de Paris.

"Je suis dans une inquiétude extrême. Depuis quatre jours, je ne vous vois pas ou je ne vous vois qu'avec tout le monde; j'ai comme un fatal pressentiment. Que vous ayez été sincère avec moi, je le crois; que vous soyez changée depuis quelques jours, je l'ignore, mais je le crains. Mon Dieu! prenez pitié de mes incertitudes, ou vous attirerez sur nous quelque malheur. Voyez, ce serait moi-même que j'accuserais pourtant. J'ai été timide et dévoué plus qu'un homme ne le devrait montrer. J'ai entouré mon amour de tant de réserve, j'ai craint si fort de vous offenser, vous qui m'en aviez tant puni une fois déjà, que j'ai peut-être été trop loin dans ma délicatesse, et que vous avez pu me croire refroidi. Eh bien, j'ai respecté un jour important pour vous, j'ai contenu des émotions à briser l'âme, et je me suis couvert d'un masque souriant, moi dont le coeur haletait et brûlait. D'autres n'auront pas eu tant de ménagement, mais aussi nul ne vous a peut-être prouvé tant d'affection vraie, et n'a si bien senti tout ce que vous valez.

Parlons franchement: Je sais qu'il est des liens qu'une femme ne peut briser qu'avec peine, des relations incommodes qu'on ne peut rompre que lentement. Vous ai-je demandé de trop pénibles sacrifices? Dites-moi vos chagrins, je les comprendrai. Vos craintes, votre fantaisie, les nécessités de votre position, rien de tout cela ne peut ébranler l'immense affection que je vous porte, ni troubler même la pureté de mon amour. Mais nous verrons ensemble ce qu'on peut admettre ou combattre, et s'il était des noeuds qu'il fallût trancher et non dénouer, reposez-vous sur moi de ce soin. Manquer de franchise en ce moment serait de l'inhumanité peut-être; car, je vous l'ai dit, ma vie ne tient à rien qu'à votre volonté, et vous savez bien que ma plus grande envie ne peut être que de mourir pour vous!

Mourir, grand Dieu! pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s'il n'y avait que ma mort qui fût l'équivalent du bonheur que vous promettez? La mort! ce mot ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée. Elle m'apparaît couronnée de roses pâles, comme à la fin d'un festin; J'ai rêvé quelquefois qu'elle m'attendait en souriant au chevet d'une femme adorée, après le bonheur, après l'ivresse, et qu'elle me disait: - Allons, jeune homme! tu as eu toute ta part de joie en ce monde. A présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras. Je ne suis pas belle , moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas plaisir, mais le calme éternel.

Mais où donc cette image s'est-elle déjà offerte à moi? Ah! je vous l'ai dit, c'était à Naples, il y a trois ans. J'avais fait rencontre dans la nuit, près de la Villa-Reale, d'une femme qui vous ressemblait, une très bonne créature dont l'état était de faire des broderies d'or pour les ornements d'église; elle semblait égarée d'esprit; je la reconduisis chez elle, bien qu'elle me parlât d'un amant qu'elle avait dans les gardes suisses, et qu'elle tremblait de voir arriver. Pourtant, elle ne fit pas de difficulté de m'avouer que je lui plaisais davantage... Que vous dirai-je? Il me prit fantaisie de m'étourdir pour tout un soir, et de m'imaginer que cette femme, dont je comprenais à peine le langage était vous-même, descendue à moi par enchantement. Pourquoi vous tairais-je toute cette aventure et la bizarre illusion que mon âme accepta sans peine, surtout après quelques verres de lacrima-christi mousseux qui me furent versés au souper? La chambre où j'étais entré avait quelque chose de mystique par le hasard ou par le choix des objets qu'elle renfermait. Une madone noire couverte d'oripeaux, et dont mon hôtesse était chargée de rajeunir l'antique parure, figurait sur une commode près d'un lit aux rideaux de serge verte; une figure de sainte Rosalie, couronnée de roses violettes, semblait plus loin protéger le berceau d'un enfant endormi; les murs, blanchis à la chaux, étaient décorés de vieux tableaux des quatre éléments représentant des divinités mythologiques. Ajoutez à cela un beau désordre d'étoffes brillantes, de fleurs artificielles, de vases étrusques; des miroirs entourés de clinquant qui reflétaient vivement la lueur de l'unique lampe de cuivre, et sur une table un Traité de la divination et des songes qui me fit penser que ma compagne était un peu sorcière ou bohémienne pour le moins.

Une bonne vieille aux grands traits solennels allait, venait, nous servant; je crois que ce devait être sa mère! Et moi, tout pensif, je ne cessais de regarder sans dire un mot celle qui me rappelait si exactement votre souvenir.

Cette femme me répétait à tout moment: - Vous êtes triste?" Et je lui dis: - Ne parlez pas, je puis à peine vous comprendre; l'italien me fatigue à écouter et à prononcer. - Oh! dit-elle, je sais encore parler autrement. - Et elle parla tout à coup dans une langue que je n'avais pas encore entendue. C'était des syllabes sonores, gutturales, des gazouillements pleins de charme, une langue primitive sans doute; de l'hébreu, du syriaque je ne sais. Elle sourit de mon étonnement, et s'en alla à sa commode, d'où elle tira des ornements de fausses pierre, colliers bracelets, couronne; s'étant parée ainsi, elle revint à table, puis resta sérieuse fort longtemps. La vieille en rentrant, poussa de grands éclats de rire et me dit, je crois, que s'était ainsi qu'on la voyait aux fêtes. En ce moment, l'enfant se réveilla et se prit à crier. Les deux femmes coururent à son berceau, et bientôt la jeune revint près de moi tenant fièrement dans ses bras le bambino soudainement apaisé.

"Elle lui parlait dans cette langue que j'avais admirée, elle l'occupait avec des agaceries pleines de grâce; et moi, peu accoutumé à l'effet des vins brûlés du Vésuve, je sentais tourner les objets devant mes yeux: cette femme, aux manières étranges, royalement parée, fière et capricieuse, m'apparaissait comme une de ces magiciennes de Thessalie a qui l'on donnait son âme pour un rêve. Oh! pourquoi n'ai-je craint de vous faire ce récit? C'est que vous savez bien que ce n'était aussi qu'un rêve, où seule vous avez régné!

Je m'arrachai à ce fantôme qui me séduisait et m'effrayait à la fois; j'errai dans la ville déserte jusqu'au son des premières cloches; puis, sentant le matin, je pris par les petites rues derrière Chiaia, et je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte!. Arrivé tout en haut, je me promenais en regardant la mer déjà bleue, la ville où l'on n'entendait encore que les bruits du matin, et les îles de la baie, où le soleil commençait à dorer le haut des villas. je n'étais pas attristé le moins du monde; je marchais à grands pas, je courais, je descendais les pentes, je me roulais dans l'herbe humide; mais dans mon coeur il y avait l'idée de la mort.

O dieux! je ne sais quelle profonde tristesse habitait mon âme, mais ce n'était autre chose que la pensée cruelle que je n'étais pas aimé. J'avais vu comme le fantôme du bonheur j'avais usé de tous les dons de Dieu, j'étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu'il soit donné aux hommes de voir, mais à quatre cents Lieues de la seule femme qui existât pour moi, et qui ignorait jusqu'à mon existence. N'être pas aimé et n'avoir pas l'espoir de l'être jamais! C'est alors que je fus tenté d'aller demander compte à Dieu de ma singulière existence. Il n'y avait qu'un pas à faire: à l'endroit où j'étais, la montagne était coupée comme une falaise, la mer grondait au bas, bleue et pure; ce n'était plus qu'un moment à souffrir. Oh! l'étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé, et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre que j'embrassai. Non, mon Dieu! vous ne m'avez pas créé pour mon éternelle souffrance. Je ne veux pas vous outrager par ma mort; mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez moi surtout la résolution, qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l'amour!"

Pendant cette nuit étrange un phénomène assez rare s'était accompli. Vers la fin de la nuit, toutes les ouvertures de la maison où je me trouvais s'étaient éclairées, une poussière chaude et soufrée m'empêchait de respirer, et, laissant ma facile conquête endormie sur la terrasse, je m'engageai dans les ruelles qui conduisent au château Saint-Elme: - à mesure que je gravissais la montagne, l'air pur du matin venait gonfler mes poumons; je me reposais délicieusement sous les treilles des villas, et je contemplais sans terreur le Vésuve couvert encore d'une coupole de fumée.

C'est en ce moment que je fus saisi de l'étourdissement dont j'ai parlé; la pensée du rendez-vous qui m'avait été donné par la jeune Anglaise m'arracha aux fatales idées que j'avais conçues. Après avoir rafraîchi ma bouche avec une de ces énormes grappes de raisin que vendent les femmes du marché, je me dirigeai vers Portici et j'allai visiter les ruines d'Herculanum. Les rues étaient toutes saupoudrées d'une cendre métallique. Arrivé près des ruines, je descendis dans la ville souterraine et je me promenai longtemps d'édifice en édifice, demandant à ces monuments le secret de leur passé. Le temple de Vénus, celui de Mercure, parlaient en vain à mon imagination. Il fallait que cela fut peuplé de figures vivantes. - Je remontai à Portici et m'arrêtai pensif sous une treille en attendant mon inconnue.

Elle ne tarda pas à paraître, guidant la marche pénible de son père, et me serra la main avec force en me disant: "C'est bien." Nous choisîmes un voiturin et nous allâmes visiter Pompéi. Avec quel bonheur je la guidai dans les rues silencieuses de l'antique colonie romaine. J'en avais d'avance étudié les plus secrets passages. Quand nous arrivâmes au petit temple d'Isis, j'eus le bonheur de lui expliquer fidèlement les détails du culte et des cérémonies que j'avais lues dans Apulée. Elle voulut jouer elle-même le personnage de la Déesse, et je me vis chargé du rôle d'Osiris dont j'expliquai les divins mystères.

En revenant, frappé de la grandeur des idées que nous venions de soulever, je n'osai lui parler d'amour... Elle me vit si froid qu'elle m'en fit reproche. Alors je lui avouai que je ne me sentais plus digne d'elle. Je lui contai le mystère de cette apparition qui avait réveillé un ancien amour dans mon coeur, et toute la tristesse qui avait succédé à cette nuit fatale où le fantôme du bonheur n'avait été que le reproche d'un parjure.

Hélas! que tout cela est loin de nous! Il y a dix ans, je repassais à Naples, venant d'Orient. J'allai descendre à l'hôtel de Rome, et j'y retrouvai la jeune Anglaise. Elle avait épousé un peintre célèbre qui, peu de temps après son mariage, avait été pris d'une paralysie complète; couché sur un lit de repos, il n'avait rien de mobile dans le visage que deux grands yeux noirs, et jeune encore il ne pouvait même espérer la guérison sous d'autres climats. La pauvre fille avait dévoué son existence à vivre tristement entre son époux et son père, et sa douceur, sa candeur de vierge ne pouvaient réussir à calmer l'atroce jalousie qui couvait dans l'âme du premier. Rien ne put jamais l'engager à laisser sa femme libre dans ses promenades, et il me rappelait ce géant noir qui veille éternellement dans la caverne des génies, et que sa femme est forcée de battre pour l'empêcher de se livrer au sommeil. O mystère de l'âme humaine! Faut-il voir dans un tel tableau les marques cruelles de la vengeance des dieux!

Je ne pus donner qu'un jour au spectacle de cette douleur. Le bateau qui me ramenait à Marseille emporta comme un rêve le souvenir de cette apparition chérie, et je me dis que peut-être j'avais laissé là le bonheur. Octavie en a gardé près d'elle le secret.




Isis





I


Avant l'établissement du chemin de fer de Naples à Résina , une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, - et Pompéi, situé à deux milles plus loin; souvent même on restait sur les lieux jusqu'au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie; la lune paisible convenait mieux peut-être que l'éclat du soleil à ces ruines, qui n'excitent tout d'abord ni l'admiration ni la surprise, et où l'antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste.

Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques années, une fête assez ingénieuse. - Muni de toutes les autorisations nécessaires, il fit costumer à l'antique un grand nombre de personnes; les invités se conformèrent à cette disposition, et, pendant un jour et une nuit, l'on essaya diverses représentations des usages de l'antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé la plupart des détails de la fête; des chars parcouraient les rues, des marchands peuplaient les boutiques; des collations réunissaient, à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses compagnies des invités. Là, c'était l'édile Pansa, là Salluste, là Julia-Félix, l'opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives et les admettaient à leurs foyers. - La maison des Vestales avait ses habitantes voilées; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations comiques et tragiques, et sous les colonnades du Forum des citoyens oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l'aigre voix des avocats ou les imprécations des plaideurs. - Des toiles et des tentures complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient offerts, l'effet de décoration, que le manque général des toitures aurait pu contrarier; mais on sait qu'à part ce détail, la conservation de la plupart des édifices est assez complète pour que l'on ait pu prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique. Un des spectacles les plus curieux fut la cérémonie qui s'exécuta au coucher du soleil dans cet admirable petit temple d'Isis, qui, par sa parfaite conservation, est peut-être la plus intéressante de toutes ces ruines.

Cette fête donna lieu aux recherches suivantes, touchant les formes qu'affecta le culte égyptien lorsqu'il en vint à lutter directement avec la religion naissante du Christ.

Si puissant et si séduisant que fût ce culte régénéré d'Isis pour les hommes énervés de cette époque, il agissait principalement sur les femmes. - Tout ce que les étranges cérémonies et mystères des Cabires et des dieux d'Eleusis, de la Grèce, tout ce que les bacchanales du Liber Pater et de l'Hébon de la Campanie avaient offert séparément à la passion du merveilleux et à la superstition même se trouvait, par un religieux artifice, rassemblé dans le culte secret de la déesse égyptienne, comme en un canal souterrain qui reçoit les eaux d'une foule d'affluents.

Outre les fêtes particulières mensuelles et les grandes solennités, il y avait. deux fois par jour assemblée et office publics pour les croyants des deux sexes. Dès la première heure du jour, la déesse était sur pied, et celui qui voulait mériter ses grâces particulières devait se présenter à son lever pour la prière du matin. - Le temple était ouvert avec grande pompe. Le grand-prêtre sortait du sanctuaire accompagné de ses ministres. L'encens odorant fumait sur l'autel; de doux sons de flûte se faisaient entendre. - Cependant la communauté s'était partagée en deux rangs, dans le vestibule, jusqu'au premier degré du temple. - La voix du prêtre invite à la prière, une sorte de litanie est psalmodiée; puis on entend retentir dans les mains de quelques adorateurs les sons éclatants du sistre d'Isis. Souvent une partie de l'histoire de la déesse est représentée au moyen de pantomimes et de danses symboliques. Les éléments de son culte sont présentés avec des invocations au peuple agenouillé, qui chante ou qui murmure toutes sortes d'oraisons.

Mais si l'on avait, au lever du soleil, célébré les matines de la déesse, on ne devait pas négliger de lui offrir ses salutations du soir et de lui souhaiter une nuit heureuse, formule particulière qui constituait une des parties importantes de la liturgie. On commençait par annoncer à la déesse elle-même l'heure du soir.

Les anciens ne possédaient pas, il est vrai, la commodité de l'horloge sonnante ni même de l'horloge muette; mais ils suppléaient, autant qu'ils le pouvaient, à nos machines d'acier et de cuivre par des machines vivantes, par des esclaves chargés de crier l'heure d'après la clepsydre et le cadran solaire; - il y avait même des hommes qui, rien qu'à la longueur de leur ombre, qu'ils savaient estimer à vue d'oeil, pouvait dire l'heure exacte du jour ou du soir. - Cet usage de crier les déterminations du temps était également admis dans les temples. Il y avait des gens pieux à Rome qui remplissaient auprès de Jupiter capitolin ce singulier office de lui dire les heures. - Mais cette coutume était principalement observée aux matines et aux vêpres de la grande Isis, et c'est de cela que dépendait l'ordonnance de la liturgie quotidienne.




II


Cela se faisait dans l'après-midi, au moment de la fermeture solennelle du temple, vers quatre heures, selon la division moderne du temps, ou, selon la division antique, après la huitième heure du jour. - C'était ce que l'on pourrait proprement appeler le petit coucher de la déesse. De tous temps, les dieux durent se conformer aux us et coutumes des hommes. - Sur son Olympe, le Zeus d'Homère mène l'existence patriarcale, avec ses femmes, ses fils et ses filles, et vit absolument comme Priam et Arsinoüs aux pays troyen et phéacien. Il fallut également que les deux grandes divinités du Nil, Isis et Sérapis, du moment qu'elles s'établirent à Rome et sur les rivages d'Italie, s'accommodassent à la manière de vivre des Romains. - Même du temps des derniers empereurs, on se levait de bon matin à Rome, et, vers la Première ou la deuxième heure du jour, tout était en mouvement sur les places, dans les cours de justice et sur les marchés. - Mais ensuite, vers la huitième heure de la journée ou la quatrième de l'après-midi, toute activité avait cessé. Plus tard Isis était encore glorifiée dans un office solennel du soir.

Les autres parties de la liturgie étaient la plupart de celles qui s'exécutaient aux matines, avec cette différence toutefois que les litanies et les hymnes étaient entonnées et chantées; au bruit des sistres, des flûtes et des trompettes, par un psalmiste ou préchantre qui, dans l'ordre des prêtres, remplissait les fonctions d'hymnode. - Au moment le plus solennel, le grand-prêtre, debout sur le dernier degré, devant le tabernacle, accosté à droite et à gauche de deux diacres ou pastophores, élevait le principal élément du culte, le symbole du Nil fertilisateur; l'eau bénite, et la présentait à la fervente adoration des fidèles. La cérémonie se terminait par la formule de congé ordinaire.

Les idées superstitieuses attachées à de certains jours, les ablutions, les jeûnes, les expiations, les macérations et les mortifications de la chair étaient le prélude de la consécration à la plus sainte des déesses de mille qualités et vertus, auxquelles hommes et femmes, après maintes épreuves et mille sacrifices, s'élevaient par trois degrés. Toutefois l'introduction de ces mystères ouvrit la porte à quelques déportements. - A la faveur des préparations et des épreuves qui, souvent, duraient un grand nombre de jours et qu'aucun époux n'osait refuser à sa femme, aucun amant à sa maîtresse, dans la crainte du fouet d'Osiris ou des vipères d'Isis, se donnaient dans les sanctuaires des rendez-vous équivoques, recouverts par les voiles impénétrables de l'initiation. Mais ce sont là des excès communs à tous les cultes dans leurs époques de décadence. Les mêmes accusations furent adressées aux pratiques mystérieuses et aux agapes des premiers chrétiens. - L'idée d'une terre sainte où devait se rattacher pour tous les peuples le souvenir des traditions premières et une sorte d'adoration filiale, - d'une eau sainte propre aux consécrations et purifications des fidèles, - présente des rapports plus nobles à étudier entre ces deux cultes, dont l'un a pour ainsi dire servi de transition vers l'autre.

Toute eau était douce pour l'Egyptien, mais surtout celle qui avait été puisée au fleuve, émanation d'Osiris. - A la fête annuelle d'Osiris retrouvé, où, après de longues lamentations, on criait: Nous l'avons trouvé et nous nous réjouissons tous! tout le monde se jetait à terre devant la cruche remplie d'eau du Nil nouvellement puisée que portait le grand-prêtre; on levait les mains vers le ciel, exaltant le miracle de la miséricorde divine.

La sainte eau du Nil, conservée dans la cruche sacrée, était aussi à la fête d'Isis le plus vivant symbole du père des vivants et des morts. Isis ne pouvait être honorée sans Osiris. - Le fidèle croyait même la présence réelle d'Osiris dans l'eau du Nil, et, à chaque bénédiction du soir et du matin, le grand-prêtre montrait au peuple l'Hydria, la sainte cruche, et l'offrait à son adoration. - On ne négligeait rien pour pénétrer profondément l'esprit des spectateurs du caractère de cette divine transsubstantiation. - Le prophète lui-même, quelque grande que fût la sainteté de ce personnage, ne pouvait saisir avec ses mains nues le vase dans lequel s'opérait le divin mystère. - Il portait sur son étole, de la plus fine toile, une sorte de pèlerine (piviale) également de lin ou de mousseline, qui lui couvrait les épaules et les bras, et dans laquelle il enveloppait son bras et sa main. - Ainsi ajusté, il prenait le saint vase, qu'il portait ensuite, au rapport de saint Clément d'Alexandrie, serré contre son sein. - Il y avait des vases où son eau se conservait plusieurs années. "J'ai dans ma cave de l'eau du Nil de quatre ans", disait avec orgueil le marchand égyptien à l'habitant de Byzance ou de Naples qui lui vantait son vieux vin de Falerne ou de Chios. Même après la mort, sous ses bandelettes et dans sa condition de momie, l'Egyptien espérait qu'Osiris lui permettrait encore d'étancher sa soit avec son onde vénérée. - Osiris te donne de l'eau fraîche! disaient les épitaphes des morts. - C'est pour cela que les momies portaient une coupe peinte sur la poitrine.




III


Peut-être faut-il craindre, en voyage, de gâter par des lectures faites d'avance l'impression première des lieux célèbres. J'avais visité l'Orient avec les seuls souvenirs, déjà vagues, de mon éducation classique. - Au retour de l'Egypte, Naples était pour moi un lieu de repos et d'étude, et les précieux dépôts de ses bibliothèques et de ses musées me servaient à justifier ou à combattre les hypothèses que mon esprit s'était formées à l'aspect de tant de mines inexpliquées ou muettes. - Peut-être ai-je dû au souvenir éclatant d'Alexandrie, de Thèbes et des Pyramides, l'impression presque religieuse que me causa une seconde fois la vue du temple d'Isis de Pompéi. J'avais laissé mes compagnons de voyage admirer dans tous ses détails la maison de Diomède , et, me dérobant à l'attention des gardiens, je m'étais jeté au hasard dans les rues de la Ville antique, évitant ça et là quelque invalide qui me demandait de loin où j'allais, et m'inquiétant peu de savoir le nom que la science avait retrouvé pour tel ou tel édifice, pour un temple, pour une maison, pour une boutique. N'était-ce pas assez les drogmans et les Arabes m'eussent gâté les Pyramides, sans subir encore la tyrannie des ciceroni napolitains? J'étais entré par la rue des Tombeaux; il était clair qu'en suivant cette voie pavée de lave, où se dessine encore l'ornière profonde des roues antiques, je retrouverais le temple de la déesse égyptienne, situe à l'extrémité de la ville, auprès du théâtre tragique. Je reconnus l'étroite cour jadis fermée d'une grille, les colonnes encore debout, les deux autels à droite et à gauche, dont le dernier est d'une conservation parfaite ,et au fond l'antique cella s'élevant sur sept marches autrefois revêtues de marbre de Paros.

Huit colonnes d'ordre dorique, sans base, soutiennent les côtés, et dix autres le fronton; l'enceinte est découverte, selon le genre d'architecture dit hypoetron, mais un portique couvert régnait alentour. Le sanctuaire a la forme d'un petit temple carré, voûté, couvert en tuiles, et présente trois niches destinées aux images de la Trinité; égyptienne; - deux autels placés au fond du sanctuaire portaient les tables isiaques, dont l'une a été conservée, et sur la base de la principale statue de la déesse, placée au centre de la nef intérieure, on a pu lire que L. C. Phoebus l'avait érigée dans ce lieu par décret des décurions.

Près de l'autel de gauche, dans la cour, était une petite loge destinée aux purifications; quelques bas-reliefs en décoraient les murailles. Deux vases contenant l'eau lustrale se trouvaient en outre placés à l'entrée de la porte intérieure, comme le sont nos bénitiers. Des peintures sur stuc décoraient l'intérieur du temple et représentaient des tableaux de la campagne, des plantes et des animaux de l'Egypte - la terre sacrée.

J'avais admiré au Musée les richesses qu'on a retirées de ce temple, les lampes, les coupes, les encensoirs, les burettes, les goupillons, les mitres et les crosses brillantes des prêtres, les sistres, les clairons et les cymbales, une Vénus dorée, un Bacchus, des Hermès, des sièges d'argent et d'ivoire, des idoles de basalte et des pavés de mosaïque ornés d'inscriptions et d'emblèmes. La plupart de ces objets, dont la matière et le travail précieux indiquent la richesse du temple, ont été découverts dans le lieu saint le plus retiré, situé derrière le sanctuaire, et où l'on arrive en passant sous cinq arcades. Là, une petite cour oblongue conduit à une chambre qui contenait des ornements sacrés. L'habitation des ministres isiaques, située à gauche du temple, se composait de trois pièces, et l'on trouva dans l'enceinte plusieurs cadavres de ces prêtres à qui l'on suppose que leur religion fit un devoir de ne pas abandonner le sanctuaire.

Ce temple est la ruine la mieux conservée de Pompéi, parce qu'à l'époque où la ville fut ensevelie, il en était le monument le plus nouveau. L'ancien temple avait été renversé quelques années auparavant par un tremblement de terre, et nous voyons là celui qu'on avait rebâti à sa place. - J'ignore si quelqu'une des trois statues d'Isis du Musée de Naples aura été retrouvée dans ce lieu même, mais je les avais admirées la veille, et rien ne m'empêchait, en y joignant le souvenir des deux tableaux, de reconstruire dans ma pensée toute la scène de la cérémonie du soir.

Justement le soleil commençait à s'abaisser vers Caprée, et la lune montait lentement du côté du Vésuve, couvert de son léger dais de fumée. - Je m'assis sur une pierre, en contemplant ces deux astres qu'on avait longtemps adorés dans ce temple sous les noms d'Osiris et d'Isis, et sous des attributs mystiques faisant allusion à leurs diverses phases, et je me sentis pris d'une vive émotion. Enfant d'un siècle sceptique plutôt qu'incrédule, flottant entre deux éducations contraires, celle de la révolution, qui niait tout, et celle de la réaction sociale, qui prétend ramener l'ensemble des croyances chrétiennes, me verrais-je entraîné à tout croire, comme nos pères les philosophes l'avaient été à tout nier? - Je songeais à ce magnifique préambule des ruines de Palmyre, et qui n'emprunte à des inspirations si hautes que la puissance de détruire pièce à pièce tout l'ensemble des traditions religieuses du genre humain! Ainsi périssait, sous l'effort de la raison moderne, le Christ lui-même, ce dernier des révélateurs, qui, au nom d'une raison plus haute, avait autrefois dépeuplé les cieux. O nature! ô mère éternelle! était-ce là vraiment le sort réservé au dernier de tes fils célestes? Les mortels en sont-ils venus à repousser toute espérance et tout prestige, et, levant ton voile sacré, déesse de Saïs! le plus hardi de tes adeptes s'est-il donc trouvé face à face avec l'image de la Mort?

Si la chute successive des croyances conduisait à ce résultat, ne serait-il pas plus consolant de tomber dans l'excès contraire et d'essayer de se reprendre aux illusions du passé?




IV


Il est évident que dans les derniers temps le paganisme s'était retrempé dans son origine égyptienne, et tendait de plus en plus à ramener au principe de l'unité les diverses conceptions mythologiques. Cette éternelle Nature, que Lucrèce, le matérialiste, invoquait lui-même sous le nom de Vénus céleste, a été préférablement nommée Cybèle par Julien, Uranie ou Cérès par Plotin, Proclus et Porphyre; - Apulée, lui donnant tous ces noms, l'appelle plus volontiers Isis; c'est le nom qui, pour lui, résume tous les autres; c'est l'identité primitive de cette reine du ciel, aux attributs divers, au masque changeant! Aussi lui apparaît-elle vêtue à l'égyptienne, mais dégagée des allures raides, des bandelettes et des formes naïves du premier temps.

Ses cheveux épais et longs, terminés en boucles, inondent en flottant ses divines épaules; une couronne multiforme pare sa tête, et la lune argentée brille sur son front; des deux côtés se tordent des serpents parmi de blonds épis, et sa robe aux reflets indécis passe, selon le mouvement de ses plis, de la blancheur la plus pure au jaune de safran, ou semble emprunter sa rougeur à la flamme; son manteau, d'un noir foncé, est semé d'étoiles et bordé d'une frange lumineuse; sa main droite tient le sistre, qui rend un son clair, sa main gauche un vase d'or en forme de gondole.

Telle, exhalant les plus délicieux parfums de l'Arabie-Heureuse, elle apparaît à Lucius, et dit: "Tes prières m'ont touchée; moi, la mère de la nature, la maîtresse des éléments, la source première des siècles, la plus grande des divinités, la reine des mânes; moi, qui confonds en moi-même et les dieux et les déesses; moi, dont l'univers a adoré sous mille formes l'unique et toute-puissante divinité. Ainsi, l'on me nomme en Phrygie, Cybèle; à Athènes, Minerve; en Chypre, Vénus paphienne; en Crète, Diane dictynne; en Sicile, Proserpine stygienne; à Eleusis, l'antique Cérès; ailleurs, Junon, Bellone, Hécate ou Némésis, tandis que l'Egyptien, qui dans les sciences précéda tous les autres peuples, me rende hommage sous mon vrai nom de la déesse Isis.

"Qu'il te souvienne, dit-elle à Lucius après lui avoir indiqué les moyens d'échapper à l'enchantement dont il est victime, que tu dois me consacrer le reste de ta vie, et, dès que tu auras franchi le sombre bord, tu ne cesseras encore de m'adorer, soit dans les ténèbres de l'Achéron ou dans les Champs-Elysées; et si, par l'observation de mon culte et par une inviolable chasteté, tu mérites bien de moi, tu sauras que je puis seule prolonger ta vie spirituelle au-delà des bornes marquées." - Ayant prononcé ces, adorables paroles, l'invincible déesse disparaît et se recueille dans sa propre immensité.

Certes, si le paganisme avait toujours manifesté une conception aussi pure de la divinité, les principes religieux issus de la vieille terre d'Egypte régneraient encore selon cette forme sur la civilisation moderne. - Mais n'est-il pas à remarquer que c'est aussi de l'Egypte que nous viennent les premiers fondements de la foi chrétienne? Orphée et Moïse, initiés tous deux aux mystères isiaques, ont simplement annoncé à des races diverses des vérités sublimes, - que la différence des moeurs, des langages et l'espace des temps ont ensuite peu à peu altérées ou transformées entièrement. - Aujourd'hui, il semble que le catholicisme lui-même ait subi, selon les pays, une réaction analogue à celle qui avait lieu dans les dernières années du polythéisme. En Italie, en Pologne, en Grèce, en Espagne, chez tous les peuples les plus sincèrement attachés à l'Eglise romaine la dévotion à la Vierge n'est-elle pas devenue une sorte de culte exclusif? N'est-ce pas toujours la Mère sainte, tenant dans ses bras l'enfant sauveur et médiateur qui domine les esprits, - et dont l'apparition produit encore des conversions comparables à celle du héros d'Apulée? Isis n'a pas seulement ou l'enfant dans les bras, ou la croix à la main comme la Vierge: le même signe zodiacal leur est consacré, la lune est sous leurs pieds; le même nimbe brille autour de leur tête; nous avons rapporté plus haut mille détails analogues dans les cérémonies; - même sentiment de chasteté dans le culte isiaque, tant que la doctrine est restée pure; institutions pareilles d'associations et de confréries. Je me garderai certes de tirer de tous ces rapprochements les mêmes conclusions que Volney et Dupuis. Au contraire, aux yeux du philosophe, sinon du théologien, - ne peut-il pas sembler qu'il y ait eu, dans tous les cultes intelligents, une certaine part de révélation divine? Le christianisme primitif a invoqué la parole des sibylle et n'a point repoussé le témoignage des derniers oracles de Delphes. Une évolution nouvelle des dogmes pourrait faire concorder sur certains points les témoignages religieux des divers temps. Il serait si beau d'absoudre et d'arracher aux malédictions éternelles les héros et les sages de l'antiquité!

Loin de moi, certes, la pensée d'avoir réuni les détails qui précèdent en vue seulement de prouver que la religion chrétienne a fait de nombreux emprunts aux dernières formules du paganisme: ce point n'est nié de personne. Toute religion qui succède à une autre respecte longtemps certaines pratiques et formes de culte, qu'elle se borne à harmoniser avec ses propres dogmes. Ainsi la vieille théogonie des Egyptiens et des Pélasges s'était seulement modifiée et traduite chez les Grecs, parée de noms et d'attributs nouveaux; - plus tard encore, dans la phase religieuse que nous venons de dépeindre, Sérapis, qui était déjà une transformation d'Osiris, en devenait une de Jupiter; Isis, qui n'avait, pour entrer dans le mythe grec, qu'à reprendre son nom d'Io, fille d'Inachus, - le fondateur des mystères d'Eleusis, - repoussait désormais le masque bestial, symbole d'une époque de lutte et de servitude. Mais voyez combien d'assimilations aisées le christianisme allait trouver dans ces rapides transformations des dogmes les plus divers! - Laissons de côté la croix de Sérapis et le séjour aux enfers de ce dieu qui juge les âmes ; - le Rédempteur promis à la terre, et que pressentaient depuis longtemps les poètes et les oracles, est-ce l'enfant Horus allaité par la mère divine, et qui sera le Verbe (logos) des âges futurs? - Est ce l'Iacchus-Iésus des mystères d'Eleusis, plus grand déjà, et s'élançant des bras de Déméter, la déesse panthée? ou plutôt n'est-il pas vrai qu'il faut réunir tous ces modes divers d'une même idée, et que ce fut toujours une admirable pensée théogonique de présenter à l'adoration des hommes une Mère céleste dont l'enfant est l'espoir du monde?

Et maintenant pourquoi ces cris d'ivresse et de joie, ces chants du ciel, ces palmes qu'on agite, ces gâteaux sacrés qu'on se partage à de certains jours de l'année? C'est que l'enfant sauveur est né jadis en ce même temps. - Pourquoi ces autres jours de pleurs et de chants lugubres où l'on cherche le corps d'un dieu meurtri et sanglant, - où les gémissements retentissent des bords du Nil aux rives de la Phénicie, des hauteurs du Liban aux plaines où fut Troie? Pourquoi celui qu'on cherche et qu'on pleure s'appelle-t-il ici Osiris, plus loin Adonis, plus loin Atys? et pourquoi une autre clameur, qui vient du fond de l'Asie cherche-t-elle aussi dans les grottes mystérieuses les restes d'un dieu immolé? - Une femme divinisée, mère, épouse ou amante, baigne de ses larmes ce corps saignant et défiguré, victime d'un principe hostile qui triomphe par sa mort, mais qui sera vaincu un jour! La victime céleste est présentée par le marbre ou la cire, avec ses chairs ensanglantées, avec ses plaies vives, que les fidèles viennent toucher et baiser pieusement. Mais le troisième jour tout change: le corps a disparu, l'immortel s'est révélé; la joie succède aux pleurs, l'espérance renaît sur la terre; c'est la fête renouvelée de la jeunesse et du printemps.

Voilà le culte oriental, primitif et postérieur à la fois aux fables de la Grèce, qui avait fini par envahir et absorber peu à peu le domaine des dieux d'Homère. Le ciel mythologique rayonnait d'un trop pur éclat, il était d'une beauté trop précise et trop nette, il respirait trop le bonheur, l'abondance et la sérénité, il était, en un mot, trop bien conçu au point de vue des gens heureux, des peuples riches et vainqueurs, pour s'imposer longtemps au monde agité et souffrant. - Les Grecs l'avaient fait triompher par la victoire dans cette lutte presque cosmogonique qu'Homère a chantée, et depuis encore la force et la gloire des dieux s'étaient incarnées dans les destinées de Rome; - mais la douleur et l'esprit de vengeance agissaient sur le reste du monde, qui ne voulait plus s'abandonner qu'aux religions du désespoir. - La philosophie accomplissait d'autre part un travail d'assimilation et d'unité morale; la chose attendue dans les esprits se réalisa dans l'ordre des faits. Cette Mère divine, ce Sauveur, qu'une sorte de mirage prophétique avait annoncés - çà et là d'un bout à l'autre du monde, apparurent enfin comme le grand jour qui succède aux vagues clartés de l'aurore.




Corilla


Fabio. - Marcelli. - Mazetto, garçon de théâtre

Corilla, prima donna.


Le boulevard de Sainte-Lucie, près de l'Opéra, à Naples

Fabio, Mazetto.

Fabio. - Si tu me trompes, Mazetto, c'est un triste métier que tu fais là...

Mazetto. - Le métier n'en est pas meilleur; mais je vous sers fidèlement. Elle viendra ce soir, vous dis-je; elle a reçu vos lettres et vos bouquets.

Fabio. - Et la chaîne d'or, et l'agrafe de pierres fines?

Mazetto. - Vous ne devez pas douter qu'elles ne lui soient parvenues aussi, et vous les reconnaîtrez peut-être à son cou et à sa ceinture; seulement, la façon de ces bijoux est si moderne, qu'elle n'a trouvé encore aucun rôle où elle pût les porter comme faisant partie de son costume.

Fabio. - Mais, m'a-t-elle vu seulement? m'a-t-elle remarqué à la place où je suis assis tous les soirs pour l'admirer et l'applaudir, et puis-je penser que mes présents ne seront pas la seule cause de sa démarche?

Mazetto. - Fi, monsieur! ce que vous avez donné n'est rien pour une personne de cette volée; et, dès que vous vous connaîtrez mieux, elle vous répondra par quelque portrait entouré de perles qui vaudra le double. Il en est de même des dix ducats que vous m'avez remis déjà, et des vingt autres que vous m'avez promis dès que vous aurez l'assurance de votre premier rendez-vous; ce n'est qu'argent prêté, je vous l'ai dit, et ils vous reviendront un jour avec de gros intérêts.

Fabio. - Va, je n'en attends rien.

Mazetto. - Non, monsieur, il faut que vous sachiez à quels gens vous avez affaire, et que, loin de vous ruiner, vous êtes ici sur le vrai chemin de votre fortune; veuillez donc me compter la somme convenue, car je suis forcé de me rendre au théâtre pour y remplir mes fonctions de chaque soir.

Fabio. - Mais pourquoi n'a-t-elle pas fait de réponse, et n'a-t-elle pas marqué de rendez-vous?

Mazetto. - Parce que, ne vous ayant encore vu que de loin, c'est-à-dire de la scène aux loges, comme vous ne l'avez vue vous-même que des loges à la scène, elle veut connaître avant tout votre tenue et vos manières, entendez-vous? votre son de voix, que sais-je! Voudriez-vous que la première cantatrice de San-Carlo acceptât les hommages du premier venu sans plus d'informations?

Fabio - Mais l'oserai-je aborder seulement? et dois-je m'exposer, sur ta parole, à l'affront d'être rebuté, ou d'avoir, à ses yeux, la mine d'un galant de carrefour?

Mazetto. - Je vous répète que vous n'avez rien à faire qu'à vous promener le long de ce quai, presque désert à cette heure; elle passera, cachant son visage baissé sous la frange de sa mantille; elle vous adressera la parole elle-même, et vous indiquera un rendez-vous pour ce soir, car l'endroit est peu propre à une conversation suivie. Serez-vous content?

Fabio. - O Mazetto! si tu dis vrai, tu me sauves la vie!

Mazetto. - Et, par reconnaissance, vous me prêtez les vingt louis convenus.

Fabio. - Tu les recevras quand je lui aurai parlé.


Mazetto. - Vous êtes méfiant; mais votre amour m'intéresse, et je l'aurais servi par pure amitié, si je n'avais à nourrir ma famille. Tenez-vous là comme rêvant en vous-même et composant quelque sonnet; je vais rôder aux environs pour prévenir toute surprise.

(Il sort.)

Fabio seul.

Je vais la voir! la voir pour la première fois à la lumière du ciel, entendre, pour la première fois, des paroles qu'elle aura pensées! Un mot d'elle va réaliser mon rêve, ou le faire envoler pour toujours! Ah! j'ai peur de risquer ici plus que je ne puis gagner; ma passion était grande et pure, et rasait le monde sans le toucher, elle n'habitait que des palais radieux et des rives enchantées; la voici ramenée à la terre et contrainte à cheminer comme toutes les autres. Ainsi que Pygmalion, j'adorais la forme extérieure d'une femme; seulement la statue se mouvait tous les soirs sous mes yeux avec une grâce divine, et, de sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodie. Et maintenant voici qu'elle descend à moi. Mais l'amour qui a fait ce miracle est un honteux valet de comédie, et le rayon qui fait vivre pour moi cette idole adorée est de ceux que Jupiter versait au sein de Danaé!... Elle vient, c'est bien elle; oh! le coeur me manque, et je serais tenté de m'enfuir si elle ne m'avait aperçu déjà!

Fabio, une dame en mantille.

La dame, passant près de lui. - Seigneur cavalier, donnez-moi le bras, je vous prie, de peur qu'on ne nous observe, et marchons naturellement. Vous m'avez écrit...

Fabio. - Et je n'ai reçu de vous aucune réponse...

La dame. - Tiendriez-vous plus à mon écriture qu'à mes paroles?

Fabio. - Votre bouche ou votre main m'en voudrait si j'osais choisir.

La dame. - Que l'une soit le garant de l'autre; vos lettres m'ont touchée, et je consens à l'entrevue que vous me demandez. Vous savez pourquoi je ne puis vous recevoir chez moi?

Fabio. - On me l'a dit.

La dame. - Je suis très entourée, très gênée dans toutes mes démarches. Ce soir à cinq heures de la nuit, attendez-moi au rond-point de la Villa-Reale, j'y viendrai sous un déguisement, et nous pourrons avoir quelques instants d'entretien.

Fabio. - J'y serai.

La dame. - Maintenant, quittez mon bras, et ne me suivez pas, le me rends au théâtre. Ne paraissez pas dans la salle ce soir... Soyez discret et confiant. (Elle sort.)

Fabio, seul. - C'était bien elle!... En me quittant, elle s'est toute révélée dans un mouvement, comme la Vénus de Virgile. J'avais à peine reconnu son visage et, pourtant l'éclair de ses yeux me traversait le coeur, même qu'au théâtre, lorsque son regard vient croiser le mien dans la foule. Sa voix ne perd pas de son charme en prononçant de simples paroles; et, cependant, je croyais jusqu'ici qu'elle ne devait avoir que le chant, comme les oiseaux! Mais ce qu'elle m'a dit vaut tous les vers de Métastase, et ce timbré si pur, et cet accent si doux, n'empruntent rien pour séduire aux mélodies de Paesiello ou de Cimarosa. Ah! toutes ces héroïnes que j'adorais en elle, Sophonisbe, Alcime, Herminie, et même cette blonde Molinara, qu'elle joue à ravir avec des habits moins splendides, je les voyais toutes enfermées à la fois sous cette mantille coquette, sous cette coiffe de satin. Encore Mazetto!

Fabio, Mazetto.

Mazetto. - Eh bien! seigneur, suis-je un fourbe, un homme sans parole, un homme sans honneur?

Fabio. - Tu es le plus vertueux des mortels! Mais, tiens, prends cette bourse, et laisse-moi seul.

Mazetto. - Vous avez l'air contrarié.

Fabio. - C'est que le bonheur me rend triste; il me force à penser au malheur qui le suit toujours de près.

Mazetto. - Peut-être avez-vous besoin de votre argent pour jouer au lansquenet cette nuit? Je puis vous le rendre, et même vous en prêter d'autre,

Fabio. - Cela n'est point nécessaire. Adieu.

Mazetto. - Prenez garde à la jettatura, seigneur Fabio!

(Il sort.)

Fabio, seul.

Je suis fatigué de voir la tête de ce coquin faire ombre sur mon amour; mais, Dieu merci, ce messager va me devenir inutile. Qu'a-t-il fait, d'ailleurs, que de remettre adroitement mes billets et mes fleurs, qu'on avait longtemps repoussés? Allons, allons, l'affaire a été habilement conduite et touche à son dénoûment... Mais pourquoi suis-je donc si morose ce soir, moi qui devrais nager dans la joie et frapper ces dalles d'un pied triomphant? N'a-t-elle pas cédé un peu vite, et surtout depuis l'envoi de mes présents?... Bon, je vois les choses trop en noir, et je ne devrais songer plutôt qu'à préparer ma rhétorique amoureuse. Il est clair que nous ne nous contenterons pas de causer amoureusement sous les arbres, et que je parviendrai bien à l'emmener souper dans quelque hôtellerie de Chiaia, mais il faudra être brillant, passionnés, fou d'amour, monter ma conversation au ton de mon style, réaliser l'idéal que lui ont présenté mes lettres et mes vers... et c'est à quoi je ne me sens nulle chaleur et nulle énergie... J'ai envie d'aller me remonter l'imagination avec quelques verres de vin d'Espagne.

Fabio, Marcelli.

Marcelli. - C'est un triste moyen, seigneur Fabio; le vin est le plus traître des compagnons; il vous prend dans un palais et vous laisse dans un ruisseau.

Fabio. - Ah! c'est vous, seigneur Marcelli; vous m'écoutiez?

Marcelli. - Non, mais je vous entendais.

Fabio. - Ai-je rien dit qui vous ait déplu?

Marcelli. - Au contraire; vous vous disiez triste et vous vouliez boire, c'est tout ce que j'ai surpris de votre monologue. Moi, je suis plus gai qu'on ne peut dire. Je marche le long de ce quai comme un oiseau; je pense à des choses folles, je ne puis demeurer en place, et j'ai peur de me fatiguer. Tenons-nous compagnie l'un à l'autre un instant; je vaux bien une bouteille pour l'ivresse, et cependant je ne suis rempli que de joie; j'ai besoin de m'épancher comme un flacon de sillery, et je veux jeter dans votre oreille un secret étourdissant.

Fabio. - De grâce, choisissez un confident moins préoccupé de ses propres affaires. J'ai la tête prise, mon cher; je ne suis bon à rien ce soir, et, eussiez-vous à me confier que le roi Midas a des oreilles d'âne, je vous jure que je serais incapable de m'en souvenir demain pour le répéter.

Marcelli. - Et c'est ce qu'il me faut, vrai Dieu! un confident muet comme une tombe.

Fabio. - Bon! ne sais-je pas vos façons?... Vous voulez publier une bonne fortune, et vous m'avez choisi pour le héraut de votre gloire.

Marcelli. - Au contraire, je veux prévenir une indiscrétion, en vous confiant bénévolement certaines choses que vous n'avez pas manqué de soupçonner.

Fabio. - Je ne sais ce que vous voulez dire.

Marcelli. - On ne garde pas un secret surpris, au lieu qu'une confidence engage.

Fabio. - Mais je ne soupçonne rien qui vous puisse concerner.

Marcelli. - Il convient alors que vous dise tout.

Fabio. - Vous n'allez donc pas au théâtre?

Marcelli. - Non, pas ce soir; et vous?

Fabio. - Moi, j'ai quelque affaire en tête, j'ai besoin de me promener seul.

Marcelli. - Je gage que vous composez un opéra?

Fabio. - Vous avez deviné.

Marcelli. - Et qui s'y tromperait? Vous ne manquez pas une seule des représentations de San-Carlo; vous arrivez dès l'ouverture, ce que ne fait aucune personne du bel air; vous ne vous retirez pas au milieu du dernier acte, et vous restez seul dans la salle avec le public du parquet. Il est clair que vous étudiez votre art avec soin et persévérance. Mais une seule chose m'inquiète: êtes-vous poète ou musicien?

Fabio. - L'un et l'autre.

Marcelli. - Pour moi, je ne suis qu'amateur et n'ai fait que des chansonnettes. Vous savez donc très bien que mon assiduité dans cette salle, où nous nous rencontrons continuellement depuis quelques semaines, ne peut avoir d'autre motif qu'une intrigue amoureuse...

Fabio. - Dont je n'ai nulle envie d'être informé.

Marcelli. - Oh! vous ne m'échapperez point par ces faux-fuyants, et ce n'est que quand vous saurez tout que je me croirai certain du mystère dont mon amour a besoin.

Fabio. - Il s'agit donc de quelque actrice... de la Borsella?

Marcelli. - Non, de la nouvelle cantatrice espagnole, de la divine Corilla!... Par Bacchus! vous avez bien remarqué les furieux clins d'oeil que nous nous lançons?

Fabio, avec humeur. - Jamais!

Marcelli. - Les signes convenus entre nous à de certains instants où l'attention du public se porte ailleurs?

Fabio. - je n'ai rien vu de pareil.

Marcelli. - Quoi! vous êtes distrait à ce point? J'ai donc eu tort de vous croire informé d'une partie de mon secret; mais la confidence étant commencée...

Fabio, vivement. - Oui, certes! vous me voyez maintenant curieux d'en connaître la fin.

Marcelli. - Peut-être n'avez-vous jamais fait grande attention à la signora Corilla? Vous êtes plus occupé, n'est-ce pas, de sa voix que de sa figure? Eh bien! regardez-la, Elle est charmante.

Fabio. - J'en conviens.

Marcelli. - Une blonde d'Italie ou d'Espagne, c'est toujours une espèce de beauté fort singulière et qui a du prix par sa rareté.

Fabio. - C'est également mon avis.

Marcelli. - Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble à Judith de Caravagio, qui est dans le Musée royal?

Fabio. - Eh! monsieur, finissez. En deux mots, vous êtes son amant n'est-ce pas?

Marcelli. - Pardon; je ne suis encore que son amoureux.

Fabio. - Vous m'étonnez.

Marcelli. - Je dois vous dire qu'elle est fort sévère.

Fabio. - On le prétend.

Marcelli. - Que c'est une tigresse, une Bradamante...

Fabio. - Une Alcimadure.

Marcelli. - Sa porte demeurant fermée à mes bouquets, sa fenêtre à mes sérénades, j'en ai conclu qu'elle avait des raisons pour être insensible... chez elle, mais que sa vertu devait tenir pied moins solidement sur les planches d'une scène d'opéra... Je sondai le terrain, j'appris qu'un certain drôle nommé Mazetto avait accès près d'elle, en raison de son service au théâtre...

Fabio. - Vous confiâtes vos fleurs et vos billets à ce coquin.

Marcelli. - Vous le saviez donc?

Fabio. - Et aussi quelques présents qu'il vous conseilla de faire.

Marcelli. - Ne disais-je pas bien que vous étiez informé de tout?

Fabio. - Vous n'avez pas reçu de lettres d'elle?

Marcelli. - Aucune.


Fabio. - Il serait trop singulier que la dame elle même, passant près de vous dans la rue, vous eût, à voix basse, indiqué un rendez-vous...

Marcelli, - Vous êtes le diable, ou moi-même!

Fabio. - Pour demain?

Marcelli. - Non, pour aujourd'hui.


Fabio. - A cinq heures de la nuit?

Marcelli. - A cinq heures.

Fabio. - Alors, c'est au rond-point de la Villa-Reale?

Marcelli. - Non, devant les bains de Neptune.

Fabio. - Je n'y comprends plus rien.

Marcelli. - Pardieu! vous voulez tout deviner, tout savoir mieux que moi. C'est particulier. Maintenant que j'ai tout dit, il est de votre honneur d'être discret.

Fabio. - Bien. Ecoutez-moi, mon ami... nous sommes joués l'un ou l'autre.

Marcelli. - Que dites-vous?

Fabio. - Ou l'un et l'autre, si vous voulez. Nous avons rendez-vous de la même personne, à la même heure: vous, devant les bains de Neptune; moi, à la Villa-Reale!

Marcelli. - Je n'ai pas le temps d'être stupéfait; mais je vous demande raison de cette lourde plaisanterie.


Fabio. - Si c'est la raison qui vous manque, je ne me charge pas de vous en donner; si c'est un coup d'épée qu'il vous faut, dégainez la vôtre.

Marcelli. - Je fais une réflexion: vous avez sur moi tout avantage en ce moment.

Fabio. - Vous en convenez?

Marcelli. - Pardieu! vous êtes un amant malheureux, c'est clair; vous alliez vous jeter du haut de cette rampe, ou vous pendre aux branches de ces tilleuls, si je ne vous eusse rencontré. Moi, au contraire, je suis reçu, favorisé, presque vainqueur; je soupe ce soir avec l'objet de mes voeux. Je vous rendrais service en vous tuant; mais, si c'est moi qui suis tué, vous conviendrez qu'il serait dommage que ce fût avant, et non après. Les choses ne sont pas égales; remettons l'affaire à demain.

Fabio. - Je fais exactement la même réflexion que vous, et pourrais vous répéter vos propres paroles. Ainsi, je consens à ne vous punir que demain de votre folle vanterie. Je ne vous croyais qu'indiscret.

Marcelli.. - Bon! séparons-nous sans un mot de plus. Je ne veux point vous contraindre à des aveux humiliants, ni compromettre davantage une dame qui n'a pour moi que des bontés. Je compte sur votre réserve et vous donnerai demain matin des nouvelles de ma soirée.

Fabio. - Je vous en promets autant; mais ensuite nous ferraillerons de bon coeur. A demain donc.

Marcelli. - A demain, seigneur Fabio.

Fabio seul.

Je ne sais quelle inquiétude m'a porté à le suivre de loin, au lieu d'aller de mon côté. Retournons! (Il fait quelques pas.) Il est impossible de porter plus loin l'assurance, mais aussi ne pouvait-il guère revenir sur sa prétention et me confesser son mensonge. Voilà de nos jeunes fous à la mode; rien ne leur fait obstacle, ils sont les vainqueurs et les préférés de toutes les femmes, et la liste de don Juan ne leur coûterait que la peine de l'écrire. Certainement, d'ailleurs, si cette beauté nous trompait l'un pour l'autre, ce ne serait pas à la même heure. Allons, je crois que l'instant approche, et que je ferais bien de me diriger du côté de la Villa-Reale, qui doit être déjà débarrassée de ses promeneurs et rendue à la solitude. Mais en vérité n'aperçois-je pas là-bas Marcelli qui donne le bras à une femme?... Je suis fou véritablement; si c'est lui, ce ne peut être elle... Que faire? Si je vais de leur côté, je manque l'heure de mon rendez-vous... et, si je n'éclaircis pas le soupçon qui me vient, je risque, en me rendant là-bas, de jouer le rôle d'un sot. C'est là une cruelle incertitude. L'heure se passe, je vais et reviens, et ma position est la plus bizarre du monde. Pourquoi faut-il que j'aie rencontré cet étourdi, qui s'est loué de moi peut-être? Il aura su mon amour par Mazetto, et tout ce qu'il m'est venu conter tient à quelque obscure fourberie que je saurai bien démêler. - Décidément, je prends mon parti, le cours à la Villa-Reale. (Il revient.) Sur mon âme, ils approchent; c'est la même mantille garnie de longues dentelles; c'est la même robe de sole grise... en deux pas ils vont être ici. Oh! si c'est elle, si je suis trompé... je n'attendrai pas à demain pour me venger de tous les deux !... Que vais-je faire? un éclat ridicule... retirons-nous derrière ce treillis pour mieux nous assurer que ce sont bien eux-mêmes.

Fabio, caché; Marcelli; la signora Corilla lui donnant le bras.


Marcelli. - Oui, belle dame, vous voyez jusqu'où va la suffisance de certaines gens. Il y a par la ville un cavalier qui se vante d'avoir aussi obtenu de vous une entrevue pour ce soir. Et, si je n'étais sûr de vous avoir maintenant à mon bras, fidèle à une douce promesse trop longtemps différée...

Corilla. - Allons, vous plaisantez, seigneur Marcelli. Et ce cavalier si avantageux... le connaissez-vous?

Marcelli. - C'est à moi justement qu'il a fait des confidences...

Fabio, se montrant. - Vous vous trompez, seigneur, c'est vous qui me faisiez les vôtres... Madame, il est inutile d'aller plus loin; je suis décidé à ne point supporter un pareil manège de coquetterie. Le seigneur Marcelli peut vous reconduire chez vous, puisque vous lui avez donné le bras; mais ensuite, qu'il se souvienne bien que je l'attends, moi.

Marcelli. - Ecoutez, mon cher, tâchez, dans cette affaire-ci, de n'être que ridicule.

Fabio. - Ridicule, dites vous ?

Marcelli. - je le dis. S'il vous plaît de faire du bruit, attendez que le jour se lève; je ne me bats sous les lanternes, et je ne me soucie point de me faire arrêter par la garde de nuit.

Corilla. - Cet homme est fou; ne le voyez-vous pas ? Eloignons-nous.

Fabio. - Ah! madame! il suffit... ne brisez pas entièrement cette belle image que je portais pure et sainte au fond de mon coeur. Hélas! content de vous aimer de loin, de vous écrire... j'avais peu d'espérance, et je demandais moins que vous ne m'avez promis!

Corilla. - Vous m'avez écrit? à moi!...

Marcelli. - Eh! qu'importe? ce n'est pas ici le lieu d'une telle explication...

Corilla. - Et que vous ai-je promis, monsieur ?... je ne vous connais pas et ne vous ai jamais parlé.

Marcelli. - Bon! quand vous lui auriez dit quelques paroles en l'air, le grand mal! Pensez-vous que mon amour s'en inquiète?

Corilla. - Mais quelle idée avez-vous aussi, seigneur? Puisque les choses sont allées si loin, je veux que tout s'explique à l'instant. Ce cavalier croit avoir à se plaindre de moi; qu'il parle et qu'il se nomme avant tout; car j'ignore ce qu'il est et ce qu'il veut.

Fabio. - Rassurez-vous, madame! j'ai honte d'avoir fait cet éclat et d'avoir cédé un premier mouvement de surprise. Vous m'accusez d'imposture, et votre belle bouche ne peut mentir. Vous l'avez dit, je suis fou, j'ai rêvé. Ici même, il y a une heure, quelque chose comme votre fantôme passait, m'adressait de douces paroles et promettait de revenir... Il y avait de la magie, sans doute, et cependant tous les détails restent présents à ma pensée. J'étais là, je venais de voir le soleil se coucher derrière le Pausilippe, en jetant sur Ischia le bord de son manteau rougeâtre, la mer noircissait dans le golfe, et les voiles blanches se hâtaient vers la terre comme des colombes attardées... Vous voyez, je suis un triste rêveur, mes lettres ont dû vous l'apprendre, mais vous n'entendrez plus parler de moi, je le jure, et vous dis adieu.

Corilla. - Vos lettres... Tenez, tout cela a l'air d'un imbroglio de comédie, permettez-moi de ne m'y point arrêter davantage; seigneur Marcelli, veuillez reprendre mon bras et me reconduire en toute hâte chez moi. (Fabio salue et s'éloigne.)

Marcelli. - Chez vous, madame?

Corilla. - Oui, cette scène m'a bouleversée!... Vit-on jamais rien de plus bizarre? Si la place du Palais n'est pas encore déserte, nous trouverons bien une chaise, ou tout au moins un falot. Voici justement les valets du théâtre qui sortent; appelez un d'entre eux...

Marcelli. - Holà! quelqu'un! par ici... Mais, en vérité, vous sentez-vous malade?

Corilla. - A ne pouvoir marcher plus loin...

Fabio, Mazetto, les précédents.

Fabio, entraînant Mazetto. - Tenez, c'est le ciel qui nous l'amène; voilà le traître qui s'est joué de moi.

Marcelli. - C'est Mazetto! le plus grand fripon des Deux-Siciles. Quoi! c'était aussi votre messager?

Mazetto. - Au diable! vous m'étouffez.

Fabio. - Tu vas nous expliquer...

Mazetto. - Et que faites-vous ici, seigneur? je vous croyais en bonne fortune?

Fabio. - C'est la tienne qui ne vaut rien. Tu vas mourir si tu ne confesses pas toute ta fourberie.

Marcelli. - Attendez, seigneur Fabio, j'ai aussi des droits à faire valoir sur ses épaules. A nous deux, maintenant.

Mazetto. - Messieurs, si vous voulez que je comprenne, ne frappez pas tous les deux à la fois. De quoi s'agit-il?

Fabio. - Et de quoi peut-il être question, misérable? Mes lettres, qu'en as-tu fait?

Marcelli. - Et de quelle façon as-tu compromis l'honneur de la signora Corilla?

Mazetto. - Messieurs, l'on pourrait nous entendre.

Marcelli. - Il n'y a ici que la signera elle-même et nous deux, c'est-à-dire deux hommes qui vont s'entre-tuer demain à cause d'elle ou à cause de toi.

Mazetto. - Permettez : ceci dès lors est grave, et mon humanité me défend de dissimuler davantage...

Fabio. - Parle.

Mazetto. - Au moins, remettez vos épées.

Fabio. - Alors nous prendrons des bâtons.

Marcelli. - Non; nous devons le ménager s'il dit la vérité tout entière, mais à ce prix-là seulement.

Corilla. - Son insolence m'indigne au dernier point.

Marcelli. - Le faut-il assommer avant qu'il ait parlé?

Corilla. - Non; je veux tout savoir, et que, dans une si noire aventure, il ne reste du moins aucun doute sur ma loyauté.

Mazetto. - Ma confession est votre panégyrique, madame; tout Naples connaît l'austérité de votre vie. Or, le seigneur Marcelli, que voilà, était passionnément épris de vous; il allait jusqu'à promettre de vous offrir son nom si vous vouliez quitter le théâtre; mais il fallait qu'il pût du moins mettre à vos genoux l'hommage de son coeur, je ne dis pas de sa fortune; mais vous en avez bien pour deux, on le sait, et lui aussi.

Marcelli. - Faquin!...

Fabio. - Laissez-le finir.

Mazetto. - La délicatesse du motif m'engagea dans son parti. Comme valet du théâtre, il m'était aisé de mettre ses billets sur votre toilette. Les premiers furent brûlés; d'autres, laissés ouverts, reçurent un meilleur accueil. Le dernier vous décida à accorder un rendez-vous au seigneur Marcelli, lequel m'en a fort bien récompensé!...

Marcelli. - Mais qui te demande tout ce récit?

Fabio. - Et moi, traître! âme à double face! comment m'as-tu servi? Mes lettres les as-tu remises? Quelle est cette femme voilée que tu m'as envoyée tantôt, et que tu m'as dit être la signora Corilla elle-même?

Mazetto. - Ah! seigneurs, qu'eussiez-vous dit de moi et quelle idée madame en eût-elle pu concevoir, si je lui avais remis des lettres de deux écritures différentes et des bouquets de deux amoureux? Il faut de l'ordre en toute chose, et je respecte trop madame pour lui avoir supposé la fantaisie de mener de front deux amours. Cependant le désespoir du seigneur Fabio, à mon premier refus de le servir, m'avait singulièrement touché. Je le laissai d'abord épancher sa verve en lettres et en sonnets que je feignis de remettre à la signora, supposant que son amour pourrait bien être de ceux qui viennent si fréquemment se brûler les ailes aux flammes de la rampe; passions d'écoliers et de poètes, comme nous en voyons tant... Mais c'était plus sérieux, car la bourse du seigneur Fabio s'épuisait à fléchir ma résolution vertueuse...

Marcelli. - En voilà assez! Signora, nous n'avons point affaire, n'est-ce pas, de ces divagations.

Corilla. - Laissez-le dire, rien ne nous presse, monsieur.

Mazetto. - Enfin, j'imaginai que le seigneur Fabio étant épris par les yeux seulement, puisqu'il n'avait jamais pu réussir à s'approcher de madame et n'avait jamais entendu sa voix qu'en musique, il suffirait de lui procurer la satisfaction d'un entretien avec quelque créature de la taille et de l'air de la signora Corilla... Il faut dire que j'avais déjà remarqué une petite bouquetière qui vend ses fleurs le long de la rue de Tolède ou devant les cafés de la place du Môle. Quelquefois elle s'arrête un instant, et chante des chansonnettes espagnoles avec une voix d'un timbre fort clair...

Marcelli. - Une bouquetière qui ressemble à la signora, allons donc! ne l'aurais-je point aussi remarquée?

Mazetto. - Seigneur, elle arrive tout fraîchement par le galion de Sicile, et porte encore le costume de son pays.

Corilla. - Cela n'est pas vraisemblable assurément.

Mazetto. - Demandez au seigneur Fabio si, le costume aidant, il n'a pas cru tantôt voir passer madame elle-même?

Fabio. - Eh bien! cette femme...

Mazetto. - Cette femme, seigneur, est celle qui vous attend à la Villa-Reale, ou plutôt qui ne vous attend plus, l'heure étant de beaucoup passée.

Fabio. - Peut-on imaginer une plus noire complication d'intrigues?

Marcelli. - Mais non; l'aventure est plaisante. Et, voyez, la signora elle-même ne peut s'empêcher d'en rire... Allons, beau cavalier, séparons-nous sans rancune, et corrigez-moi ce drôle d'importance... Ou plutôt, tenez, profitez de son idée : la nuée qu'embrassait Ixion valait bien pour lui la divinité dont elle était l'image, et je vous crois assez poète pour vous soucier peu des réalités. - Bonsoir, seigneur Fabio!

Fabio, Mazetto.

Fabio, à lui-même. - Elle était là, et pas un mot de pitié, pas un signe d'attention! Elle assistait, froide et morne, à ce débat qui me couvrait de ridicule, et elle est partie dédaigneusement sans dire une parole, riant seulement, sans doute, de ma maladresse et de ma simplicité!... Oh ! tu peux te retirer, va, pauvre diable si inventif, je ne maudis plus ma mauvaise étoile, et je vais rêver le long de la mer à mon infortune, car je n'ai plus même l'énergie d'être furieux.

Mazetto. - Seigneur, vous feriez bien d'aller rêver du côté de la Villa-Reale. La bouquetière vous attend peut-être encore...

Fabio, seul.

En vérité, j'aurais été curieux de rencontrer cette créature et de la traiter comme elle le mérite. Quelle femme est ce donc que celle qui se prête à une telle manoeuvre? Est-ce une niaise enfant à qui l'on fait la leçon, ou quelque effrontée qu'on n'a eu que la peine de payer et de mettre en campagne? Mais il faut l'âme d'un plat valet pour m'avoir jugé digne de donner dans ce piège un instant. Et pourtant elle ressemble à celle que l'aime... et moi-même quand je la rencontrai voilée, je crus reconnaître et sa démarche et le son si pur de sa voix... Allons, il est bientôt six heures de nuit, les derniers promeneurs s'éloignent vers Sainte-Lucie et vers Chiaia, et les terrasses des maisons se garnissent de monde... A l'heure qu'il est, Marcelli soupe gaiement avec sa conquête facile. Les femmes n'ont d'amour que pour ces débauchés sans coeur.

Fabio, une bouquetière.

Fabio. - Que me veux-tu, petite?

La bouquetière. - Seigneur, je vends des roses, je vends des fleurs du printemps. Voulez-vous acheter tout ce qui me reste pour parer la chambre de votre amoureuse? On va bientôt fermer le jardin, et je ne puis remporter cela chez mon père; je serais battue. Prenez le tout pour trois carlins.

Fabio. - Crois-tu donc que je sois attendu ce soir, et me trouves-tu la mine d'un amant favorisé?

La bouquetière. - Venez ici à la lumière. Vous m'avez l'air d'un beau cavalier, et, si vous n'êtes pas attendu, c'est que vous attendez... Ah! mon Dieu!

Fabio. - Qu'as-tu, ma petite ? Mais vraiment, cette figure... Ah! je comprends tout maintenant: tu es la fausse Corilla!... A ton âge, mon enfant, tu entames un vilain métier!

La bouquetière. - En vérité, seigneur, je suis une honnête fille, et vous allez me mieux juger. On m'a déguisée en grande dame, on m'a fait apprendre des mots par coeur; mais, quand j'ai vu que c'était une comédie pour tromper un honnête gentilhomme, je me suis échappée et j'ai repris mes habits de pauvre fille, et je suis allée, comme tous les soirs, vendre mes fleurs sur la place du Môle et dans les allées du jardin royal.

Fabio. - Cela est-il bien vrai?

La bouquetière. - Si vrai, que je vous dis adieu, seigneur; et puisque vous ne voulez pas de mes fleurs, je les jetterai dans la mer en passant; demain elles seraient fanées.

Fabio. - Pauvre fille, cet habit te sied mieux que l'autre, et je te conseille de ne plus le quitter. Tu es, toi, la fleur sauvage des champs; mais qui pourrait se tromper entre vous deux? Tu me rappelles sans doute quelques-uns de ses traits, et ton coeur vaut mieux que le sien, peut-être. Mais qui peut remplacer dans l'âme d'un amant la belle image qu'il s'est plu tous les jours à parer d'un nouveau prestige? Celle-là n'existe plus en réalité sur la terre; elle est gravée seulement au fond du coeur fidèle, et nul portrait ne pourra jamais rendre son impérissable beauté.

La bouquetière. - Pourtant on m'a dit que je la valais bien, et, sans coquetterie, je pense qu'étant parée comme la signora Corilla, aux feux des bougies, avec l'aide du spectacle et de la musique, je pourrais bien vous plaire autant qu'elle, et cela sans blanc de perle et sans carmin.

Fabio. - Si ta vanité se pique, petite fille, tu m'ôteras même le plaisir que je trouve à te regarder un instant. Mais, vraiment, tu oubliés qu'elle est la perle de l'Espagne et de l'Italie, que son pied est le plus fin et sa main la plus royale du monde. Pauvre enfant! la misère n'est pas la culture qu'il faut à des beautés si accomplies, dont le luxe et l'art prennent soin tour à tour.

La bouquetière. - Regardez mon pied sur ce banc de marbre; il se découpe encore assez bien dans sa chaussure brune. Et ma main, l'avez-vous seulement touchée?

Fabio. - Il est vrai que ton pied est charmant, et ta main... Dieu! qu'elle est douce!... Mais, écoute, je ne veux pas te tromper, mon enfant, c'est bien elle seule que j'aime, et le charme qui m'a séduit n'est pas né dans une soirée. Depuis trois mois que je suis à Naples, je n'ai pas manqué de la voir un seul jour d'Opéra. Trop pauvre pour briller près d'elle, comme tous les beaux cavaliers qui l'entourent aux promenades, n'ayant ni le génie des musiciens, ni la renommée des poètes qui l'inspirent et qui la servent dans son talent, j'allais sans espérance m'enivrer de sa vue et de ses chants, et prendre ma part dans ce plaisir de tous, qui pour moi seul était le bonheur et la vie. Oh! tu la vaux bien peut-être, en effet... mais as-tu cette grâce divine qui se révèle sous tant d'aspects? As-tu ces pleurs et ce sourire? As-tu ce chant divin, sans lequel une divinité n'est qu'une belle idole? Mais alors tu serais à sa place, et tu ne vendrais pas des fleurs aux promeneurs de la Villa-Reale...

La bouquetière. - Pourquoi donc la nature, en me donnant son apparence, aurait-elle oublié la voix? Je chante fort bien, je vous jure; mais les directeurs de San-Carlo n'auraient jamais l'idée d'aller ramasser une prima donna sur la place publique... Ecoutez ces vers d'opéra que j'ai retenus pour les avoir entendus seulement au petit théâtre de la Fenice.

(Elle chante.)

Air Italien

Qu'il m'est doux de conserver la paix du coeur, le calme de la pensée.

Il est sage d'aimer dans la belle saison de l'âge; plus sage de n'aimer pas.

Fabio, tombant à ses pieds. - Oh! madame, qui vous méconnaîtrait maintenant? Mais cela ne peut être... Vous êtes une déesse véritable, et vous allez vous envoler! Mon Dieu! qu'ai-je à répondre à tant de bontés? je suis indigne de vous aimer, pour ne vous avoir point d'abord reconnue!

Corilla. - Je ne suis donc plus la bouquetière?... Eh bien! je vous remercie; j'ai étudié ce soir un nouveau rôle, et vous m'avez donné la réplique admirablement.

Fabio. - Et Marcelli?

Corilla. - Tenez, n'est-ce pas lui que je vois errer tristement le long de ces berceaux, comme vous faisiez tout à l'heure ?

Fabio. - Evitons-le, prenons une allée.

Corilla. - Il nous a vu, il vient à nous.

Fabio, Corilla, Marcelli.

Marcelli. - Hé, seigneur Fabio, vous avez donc trouvé la bouquetière? Ma foi, vous avez bien fait, et vous êtes plus heureux que moi ce soir.

Fabio. - Eh bien! qu'avez-vous donc fait de la signora Corilla? vous alliez souper ensemble gaiement.

Marcelli. - Ma foi, l'on ne comprend rien aux caprices des femmes. Elle s'est dite malade, et je n'ai pu que la reconduire chez elle; mais demain...

Fabio. - Demain ne vaut pas ce soir, seigneur Marcelli.

Marcelli. - Voyons donc cette ressemblance tant vantée... Elle n'est pas mal, ma foi!... mais ce n'est rien; pas de distinction, pas de grâce. Allons, faites-vous illusion à votre aise... Moi, je vais penser à la prima donna de San-Carlo, que j'épouserai dans huit jours.

Corilla, reprenant son ton naturel. - Il faudra réfléchir là-dessus, seigneur Marcelli. Tenez, moi, j'hésite beaucoup à m'engager. J'ai de la fortune, je veux choisir. Pardonnez-moi d'avoir été comédienne en amour comme au théâtre, et de vous avoir mis à l'épreuve tous deux. Maintenant, je vous l'avouerai, je ne sais trop si aucun de vous m'aime, et j'ai besoin de vous connaître davantage. Le seigneur Fabio n'adore en moi que l'actrice peut-être, et son amour a besoin de la distance et de la rampe allumée; et vous, seigneur Marcelli, vous me paraissez vous aimer avant tout le monde, et vous émouvoir difficilement dans l'occasion. Vous êtes trop mondain, et lui trop poète. Et maintenant, veuillez tous deux m'accompagner. Chacun de vous avait gagé de souper avec moi: j'en avais fait la promesse à chacun de vous; nous souperons tous ensemble; Mazetto nous servira.

Mazetto, paraissant et s'adressant au public. - Sur quoi, messieurs, vous voyez que cette aventure scabreuse va se terminer le plus moralement du monde. Excusez les fautes de l'auteur.




Les Chimères





Les Chimères





El Desdichado


Je suis le ténébreux, - le veuf - l'inconsolé,

Le prince d'Aquitaine à la tour abolie:

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé

Porte le soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du tombeau, toi qui m'as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus?... Lusignan ou Biron?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine;

J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron:

Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de là fée.




Myrtho



Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse,

Au Pausilippe altier, de mille feux brillant,

A ton front inondé des clartés d'Orient,

Aux raisins noirs mêlés avec l'or de ta tresse.

C'est dans ta coupe aussi que j'avais bu l'ivresse,

Et dans l'éclair furtif de ton oeil souriant,

Quand aux pieds d'Iacchus on me voyait priant,

Car la Muse m'a fait l'un des fils de la Grèce.

Je sais pourquoi là-bas le volcan s'est rouvert....

C'est qu'hier tu l'avais touché d'un pied agile,

Et de cendres soudain l'horizon s'est couvert.

Depuis qu'un duc normand brisa tes dieux d'argile,

Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile,

Le pâle hortensia s'unit au myrte vert!




Horus



Le dieu Kneph en tremblant ébranlait l'univers:

Isis, la mère, alors se leva sur sa couche,

Fit un geste de haine à son époux farouche,

Et l'ardeur d'autrefois brilla dans ses yeux verts.

"Le voyez-vous, dit-elle, il meurt, ce vieux pervers,

Tous les frimas du monde ont passé par sa bouche,

Attachez son pied tors, éteignez son oeil louche,

C'est le dieu des volcans et le roi des hivers!

"L'aigle a déjà passé, l'esprit nouveau m'appelle,

J'ai revêtu pour lui la robe de Cybèle...

C'est l'enfant bien-aimé d'Hermès et d'Osiris!

La déesse avait fui sur sa coque dorée,

La mer nous renvoyait sous l'écharpe d'Iris.




Antéros



Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au coeur

Et sur un col flexible une tête indomptée;

C'est que je suis issu de la race d'Antée,

Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.

Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur,

Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée,

Sous la pâleur d'Abel, hélas! ensanglantée,

J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur!

Jéhovah! le dernier, vaincu par ton génie,

Qui, du fond des enfers, criait: "O tyrannie!"

C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon...

Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,

Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,

Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.




Delfica



La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,

Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,

Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants,

Cette chanson d'amour qui toujours recommence?...

Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,

Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,

Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,

Où du dragon vaincu dort l'antique semence?

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours!

Le temps va ramener l'ordre des anciens jours;

La terre a tressailli d'un souffle prophétique...

Cependant la sibylle au visage latin

Est endormie encor sous l'arc de Constantin

- Et rien n'a dérangé le sévère portique.




Artémis



La Treizième revient... C'est encor la première;

Et c'est toujours la seule, - ou c'est le seul moment;

Car es-tu reine, ô toi! La première ou dernière?

Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?...

Aimez qui vous aima du berceau dans la bière;

Celle que j'aimai seul m'aime encor tendrement:

C'est la mort - ou la morte ...O délice! ô tourment!

La rose qu'elle tient, c'est la Rose trémière.

Sainte napolitaine aux mains pleines de feux,

Rose au coeur violet, fleur de sainte Gudule:

As-tu trouvé ta croix dans le désert des cieux?

Roses blanches, tombez! vous insultez nos dieux,

Tombez, fantômes blancs, de votre ciel qui brûle:

- La sainte de l'abîme est plus sainte à mes yeux!




Le Christ aux Oliviers



Dieu. est mort! le ciel est vide...

Pleurez! enfants, vous n'avez plus de père

Jean-Paul.

I

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras,

Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,

Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,

Et se jugea trahi par des amis ingrats,

Il se tourna vers ceux qui l'attendaient en bas

Rêvant d'être des rois, des sages, des prophètes...

Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,

Et se prit à crier: "Non, Dieu n'existe pas!"

Ils dormaient. "Mes amis, savez-vous la nouvelle?

J'ai touché de mon front à la voûte éternelle;

Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours!

Frères, je vous trompais: Abîme! abîme! abîme!

Le dieu manque à l'autel où je suis la victime...

Dieu n'est pas! Dieu n'est plus!" Mais ils dormaient toujours!

II


Il reprit: "Tout est mort! J'ai parcouru les mondes;

Et j'ai perdu mon vol dans leurs chemins lactés,

Aussi loin que la vie, en ses veines fécondes,

Répand des sables d'or et des flots argentés:

Partout le sol désert côtoyé par des ondes,

Des tourbillons confus d'océans agités...

Un souffle vague émeut les sphères vagabondes,

Mais nul esprit n'existe en ces immensités.

En cherchant l'oeil de Dieu, je n'ai vu qu'une orbite

Vaste, noire et sans fond, d'où la nuit qui l'habite

Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours;

Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,

Seuil de l'ancien chaos dont le néant est l'ombre,

Spirale engloutissant les Mondes et les jours!

III

"Immobile Destin, muette sentinelle,

Froide Nécessité!... Hasard qui, t'avançant

Parmi les mondes morts sous la neige éternelle,

Refroidis, par degrés, l'univers palissant,

Sais-tu ce que tu fais, puissance originelle,

De tes soleils éteints, l'un l'autre se froissant...

Es-tu sûr de transmettre une haleine immortelle,

Entre un monde qui meurt et l'autre renaissant?...

O mon père! est-ce toi que je sens en moi-même?

As-tu pouvoir de vivre et de vaincre la mort?

Aurais-tu succombé sous un dernier effort

De cet ange des nuits que frappa l'anathème?

Car je me sens tout seul à pleurer et souffrir,

Hélas! et, si je meurs, c'est que tout va mourir!"

IV

Nul n'entendait gémir l'éternelle victime,

Livrant au monde en vain tout son coeur épanché;

Mais prêt à défaillir et sans force penché,

Il appela le seul - éveillé dans Solyme:

"Judas! lui cria-t-il, tu sais ce qu'on m'estime,

Hâte-toi de me vendre, et finis ce marché:

Je suis souffrant, ami! sur la terre couché...

Viens! ô toi qui, du moins, as la force du crime!"

Mais judas s'en allait, mécontent et pensif,

Se trouvant mal payé, plein d'un remords si vif

Qu'il lisait ses noirceurs sur tous les murs écrites...

Enfin Pilate seul, qui veillait pour César,

Sentant quelque pitié, se tourna par hasard:

"Allez chercher ce fou!" dit-il aux satellites.

V

C'était bien lui, ce fou, cet insensé sublime...

Cet Icare oublié qui remontait les cieux,

Ce Phaéton perdu sous la foudre des dieux,

Ce bel Atys meurtri que Cybèle ranime!

L'augure interrogeait le flanc de la victime,

La terre s'enivrait de ce sang précieux...

L'univers étourdi penchait sur ses essieux,

Et l'Olympe un instant chancela vers l'abîme.

"Réponds! criait César à Jupiter Ammon,

Quel est ce nouveau dieu qu'on impose à la terre?

Et si ce n'est un dieu, c'est au moins un démon..."

Mais l'oracle invoqué pour jamais dut se taire;

Un seul pouvait au monde expliquer ce mystère:

- Celui qui donna l'âme aux enfants du limon.




Vers dorés




Eh quoi! tout est sensible

Pythagore

Homme, libre penseur! te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?

Des forces que tu tiens ta liberté dispose,

Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant:

Chaque fleur est une âme à la Nature éclose;

Un mystère d'amour dans le métal repose;

"Tout est sensible!" Et tout sur ton être est puissant.

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie:

A la matière même un verbe est attaché...

Ne la fais pas servir à quelque usage impie

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché;

Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières,

Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres!




En marge des Chimères





Autres Chimères


La Tête armée


Napoléon mourant vit une Tête armée...

Il pensait à son fils déjà faible et souffrant:

La Tête, c'était donc sa France bien-aimée,

Décapitée aux pieds du César expirant.

Dieu, qui jugeait cet homme et cette renommée,

Appela Jésus-Christ; mais l'abyme s'ouvrant,

Ne rendit qu'un vain souffle, un spectre de fumée

Le Demi-Dieu, vaincu, se releva plus grand.

Alors on vit sortir du fond du purgatoire

Un jeune homme inondé des pleurs de la Victoire,

Qui tendit sa main pure au monarque des cieux;

Frappés au flanc tous deux par un double mystère,

L'un répandait son sang pour féconder la Terre,

L'autre versait au ciel la semence des dieux!

A Hélène de Mecklembourg


Fontainebleau, mai 1831

Le vieux palais attend la princesse saxonne

Qui des derniers Capets veut sauver les enfants;

Charlemagne, attentif à ses pas triomphants,

Crie à Napoléon que Charles-Quint pardonne.

Mais deux rois à la grille attendent en personne;

Quel est le souvenir qui les tient si tremblants

Que l'aïeul aux yeux morts s'en retourne à pas lents,

Dédaignant de frapper ces pêcheurs de couronne?

O Médicis! les temps seraient ils accomplis?

Tes trois fils sont rentrés dans ta robe aux grands plis;

Mais il en reste un seul qui s'attache à ta mante.

C'est un aiglon tout faible, oublié par hasard;

Il rapporte la foudre à son père César...

Et c'est lui qui dans l'air amassait la tourmente

A madame Sand



"Ce roc voûté par art, chef-d'oeuvre d'un autre âge,

Ce roc de Tarascon hébergeait autrefois

Les géants descendus des montagnes de Foix,

Dont tant d'os excessifs rendent sûr témoignage."

O seigneur Du Bartas, je suis de ton lignage,

Moi qui soude mon vers à ton vers d'autrefois:

Mais les frais descendants des vieux comtes de Foix

Ont besoin de témoins pour parler dans notre âge.

J'ai passé près Salzbourg sous des rochers tremblants;

La cigogne d'Autriche y nourrit les milans.

Barberousse et Richard ont sacré ce refuge.

La neige règne au front de leurs pics infranchis,

Et ce sont, m'a-t-on dit, les ossements blanchis

Des anciens monts rongés par la mer du déluge.

A madame Ida Dumas


J'étais assis chantant aux pieds de Michaël;

Mithra sur notre tête avait fermé sa tente;

Le Roi des rois dormait dans sa couche éclatante,

Et tous deux en rêvant nous pleurions Israël

Quand Tippoo se leva dans la nuée ardente...

Trois voix avaient crié vengeance au bord du ciel;

Il rappela d'en haut mon frère Gabriel,

Et tourna vers Michel sa prunelle sanglante:

"Voici venir le loup, le tigre et le lion...

L'un s'appelle Ibrahim, l'autre Napoléon

Et l'autre Abd-el-Kader qui rugit dans la poudre;

"Le glaive d'Alaric, le sabre d'Attila,

Ils les ont... Mon épée et ma lance sont là;

Mais le César romain nous a volé la foudre."

A madame Aguado


Colonne de saphir, d'arabesques brodée,

Reparais! Les ramiers s'envolent de leur nid.

De ton bandeau d'azur à ton pied de granit

Se déroule à longs plis la pourpre de Judée.

Si tu vois Bénarès, sur son fleuve accoudée,

Détache avec ton arc ton corset d'or bruni,

Car je suis le vautour volant sur Patani,

Et de blancs papillons la mer est inondée.

Lanassa! fais flotter ton voile sur les eaux.

Livre les fleurs de pourpre au courant des ruisseaux.

La neige du Cathay tombe sur l'Atlantique.

Cependant la prêtresse au visage vermeil

Est endormie encor sous l'arche du soleil,

Et rien n'a dérangé le sévère portique.

Rêverie de Charles VI


On ne sait pas toujours où va porter la hache,

Et bien des souverains, maladroits ouvriers,

En laissent retomber le coupant sur leurs pieds!

...

Que d'ennuis sur un front la main de Dieu rassemble

Et donne pour racine aux fleurons du bandeau!

Pourquoi mit-il encor ce pénible fardeau

Sur ma tête aux pensées tristes abandonnée,

Et souffrante, et déjà de soi-même inclinée.

Moi qui n'aurais aimé, si j'avais pu choisir,

Qu'une existence calme, obscure et sans désir:

Une pauvre maison dans quelque bois perdue,

De mousse, de jasmins et de vigne tendue;

Des fleurs à cultiver, la barque d'un pêcheur,

Et de la nuit sur l'eau respire la fraîcheur;

Prier Dieu sur les monts, suivre mes rêveries

Par les bois ombragés et les grandes prairies,

Des collines le soir descendre le penchant,

Le visage baigné des lueurs du couchant;

Quand un vent parfumé nous apporte en sa plainte

Quelques sons affaiblis d'une ancienne complainte...

Oh! ces feux du couchant, vermeils, capricieux,

Montent, comme un chemin splendide, vers les cieux!

Il semble que Dieu dise à mon âme souffrante:

Quitte le monde impur, la foule indifférente,

Suis d'un pas assuré cette route qui luit,

Et - viens à moi, mon fils... et - n'attends pas la NUIT!!!

[Madame et souveraine]


"Madame et souveraine,

Que mon coeur a de peine..."

Ainsi disait un enfant chérubin:

"Madame et souveraine,

Que mon coeur a de peine..."

Cette nuit, je ne sais trop pourquoi, ce refrain

A trotté dans ma tête et m'a laissé tout triste...

J'ai des torts envers vous... mais de ces torts d'artiste

Que l'on peut pardonner de la main à la main.

Je suis un fainéant, bohème journaliste,

Qui dîne d'un bon mot étalé sur son pain.

Vieux avant l'âge et plein de rancunes amères,

Méfiant comme un rat, trompé par trop de gens,

Ne croyant nullement aux amitiés sincères,

J'ai mis exprès à bout les nobles sentiments

Qui vous poussaient, madame, à calmer les tourments

D'une âme abandonnée au pays des misères.

Daignez me pardonner cet essai maladroit...

Vos lettres m'ont prouvé que dans cette bagarre,

Vous possédiez l'esprit qui marche ferme et droit,


Vous voulez votre dû, mot grotesque et barbare,

Que l'on n'accepterait jamais au Tintamare...

Mais il paraît qu'il faut payer ce que l'on doit.

Vous aurez donc, madame, et manuscrits et lettres,

Doucement ficelés dans un calicot vert,

Car ma plume est gelée aux jours noirs de l'hiver.

Sans feu dans mon taudis, sans carreaux aux fenêtres,

Je vais trouver le joint du ciel ou de l'enfer,

Et j'ai pour l'autre monde enfin bouclé mes guêtres.

J'ai fait mon épitaphe et prends la liberté

De vous la dédier dans un sonnet stupide

Qui s'élance à l'instant du fond d'un cerveau vide...

Mouvement de coucou par le froid arrêté:

La misère a rendu ma pensée invalide!

Sonnet

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,

Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,

Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre.

Un jour il entendit qu'à sa porte on sonnait.

C'était la Mort! Alors il la pria d'attendre

Qu'il eût posé le point à son dernier sonnet;

Et puis sans s'émouvoir, il s'en alla s'étendre

Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l'histoire,

Il laissait trop sécher l'encre dans l'écritoire.

Il voulait tout savoir mais il n'a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,

Un soir d'hiver, enfin l'âme lui fut ravie,

Il s'en alla disant: Pourquoi suis-je venu?

Adieu, Madame, puisse ma lettre vous trouver joyeuse et contente! Vous êtes jeune, tout est bien pour vous. J'ai la tête bourrelée d'ennuis; vous me pardonnerez donc cette lettre, qui, pour vous, n'a sans doute pas sa raison d'être! Prenez-la comme une énigme, et, si vous en trouvez le mot, répondez-moi que vous daignez agréer les voeux sincères que je fais pour votre bonheur. Votre dévoué serviteur: Gérard de Nerval.




Aurélia





Première partie





I


Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l'instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l'oeuvre de l'existence. C'est un souterrain vague qui s'éclaire peu à peu, et où se dégagent de l'ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres: - le monde des Esprits s'ouvre pour nous.

Swedenborg appelait ces visions Memorabilia; il les devait à la rêverie plus souvent qu'au sommeil; l'Ane d'or d'Apulée, la Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l'âme humaine. Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans mon esprit; - et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées; il me semblait tout savoir, tout comprendre; l'imagination m'apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues...?

Cette Vita nuova a eu pour moi deux phases. Voici les notes qui se rapportent à la première. - Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia, était perdue pour moi. Peu importent les circonstances de cet événement qui devait avoir une si grande influence sur ma vie. Chacun peut chercher dans ses souvenirs l'émotion la plus navrante, le coup le plus terrible frappé sur l'âme par le destin; il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre: - je dirai plus tard pourquoi je n'ai pas choisi la mort. Condamné par celle que j'aimais, coupable d'une faute dont je n'espérais plus le pardon, il ne me restait qu'à me jeter dans les enivrements vulgaires; j'affectai la joie et l'insouciance, je courus le monde, follement épris de la variété et du caprice; j'aimais surtout les costumes et les moeurs bizarres des populations lointaines, il me semblait que je déplaçais ainsi les conditions du bien et du mal, les termes, pour ainsi dire, de ce qui est sentiment pour nous autres Français. "Quelle folie, me disais-je, d'aimer ainsi d'un amour platonique une femme qui ne vous aime plus! Ceci est la faute de mes lectures: j'ai pris au sérieux les inventions des poètes, et je me suis fait une Laure ou une Béatrix d'une personne ordinaire de notre siècle... Passons à d'autres intrigues et celle-là sera vite oubliée." L'étourdissement d'un joyeux carnaval dans une ville d'Italie chassa toutes mes idées mélancoliques. J'étais si heureux du soulagement que j'éprouvais, que je faisais part de ma joie à tous mes amis, et, dans mes lettres, je leur donnais pour l'état constant de mon esprit ce qui n'était que surexcitation fiévreuse.

Un jour, arriva dans la ville une femme d'une grande renommée qui me prit en amitié, et qui, habituée à plaire et à éblouir, m'entraîna sans peine dans le cercle de ses admirateurs. Après une soirée où elle avait été à la fois naturelle et pleine d'un charme dont tous éprouvaient l'atteinte, je me sentis épris d'elle à ce point que je ne voulus pas tarder un instant à lui écrire. J'étais si heureux de sentir mon coeur capable d'un amour nouveau!... J'empruntais, dans cet enthousiasme factice, les formules mêmes qui, si peu de temps auparavant, m'avaient servi pour peindre un amour véritable et longtemps éprouvé. La lettre partie, j'aurais voulu la retenir, et j'allai rêver dans la solitude à ce qui me semblait une profanation de mes souvenirs.

Le soir rendit à mon nouvel amour tout le prestige de la veille. La dame se montra sensible à ce que je lui avais écrit, tout en manifestant quelque étonnement de ma ferveur soudaine. J'avais franchi, en un jour, plusieurs degrés des sentiments qu'on peut concevoir pour une femme avec apparence de sincérité. Elle m'avoua que je l'étonnais tout en la rendant fière. J'essayai de la convaincre; mais, quoi que je voulusse lui dire, je ne pus ensuite retrouver dans nos entretiens le diapason de mon style, de sorte que je fus réduit à lui avouer, avec larmes, que je m'étais trompé moi-même en l'abusant. Mes confidences attendries eurent pourtant quelque charme, et une amitié plus forte dans sa douceur succéda à de vaines protestations de tendresse.




II


Plus tard, je la rencontrai dans une autre ville où se trouvait la dame que j'aimais toujours sans espoir. Un hasard les fit connaître l'une à l'autre, et la première eut occasion, sans doute, d'attendrir à mon égard celle qui m'avait exilé de son coeur. De sorte qu'un jour me trouvant dans une société dont elle faisait partie, je la vis venir à moi et me tendre la main. Comment interpréter cette démarche et le regard profond et triste dont elle accompagna son salut? J'y crus voir le pardon du passé; l'accent divin de la pitié donnait aux simples paroles qu'elle m'adressa une valeur inexprimable, comme si quelque chose de la religion se mêlait aux douceurs d'un amour jusque-là profane, et lui imprimait le caractère de l'éternité.

Un devoir impérieux me forçait de retourner à Paris, mais je pris aussitôt la résolution de n'y rester que peu de jours et de revenir auprès de mes deux amies. La joie et l'impatience me donnèrent alors une sorte d'étourdissement qui se compliquait du soin des affaires que j'avais à terminer. Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque, levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis: "C'est sa mort ou la mienne qui m'est annoncée!" Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la dernière supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure.

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. - J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières, où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs et latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. - Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleins de voyageurs affairés.

Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et, en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une robe longue à plis antiques, il ressemblait à l'Ange de la Mélancolie d'Albrecht Dürer. Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.

Le jour suivant, je me hâtai d'aller voir tous mes amis. Je leur faisais mentalement mes adieux, et, sans leur rien dire de ce qui m'occupait l'esprit, je dissertais chaleureusement sur des sujets mystiques; je les étonnais par une éloquence particulière, il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes.

Le soir, lorsque l'heure fatale semblait s'approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d'un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres. L'un d'eux, nommé Paul***, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas. "Où vas-tu? me dit-il. - Vers l'Orient!" Et pendant qu'il m'accompagnait, je me mis à chercher dans le ciel une étoile, que je croyais connaître, comme si elle avait quelque influence sur ma destinée. L'ayant trouvée je continuai ma marche en suivant les rues dans la direction desquelles elle était visible, marchant pour ainsi dire au devant de mon destin, et voulant apercevoir l'étoile jusqu'au moment où la mort devait me frapper. Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire changer de place; il grandissait à mes yeux et prenait les traits d'un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine - sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique. "Non! disais-je, je n'appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m'attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j'aime leur appartient, et c'est là que nous devons nous retrouver!"




III


Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, - et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement, mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle l'illusion, selon la raison humaine...

Cette idée m'est revenue bien des fois, que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir.

Mon ami m'avait quitté, voyant ses efforts inutiles, et me croyant sans doute en proie à quelque idée fixe que la marche calmerait. Me trouvant seul, je me levai avec effort et me remis en route dans la direction de l'étoile sur laquelle je ne cessais de fixer les yeux. Je chantais en marchant un hymne mystérieux dont je croyais me souvenir comme l'ayant entendu dans quelque autre existence, et qui me remplissait d'une joie ineffable. En même temps, je quittais mes habits terrestres et je les dispersais autour de moi. La route semblait s'élever toujours et l'étoile s'agrandir. Puis je restai les bras étendus, attendant le moment où l'âme allait se séparer du corps, attirée magnétiquement dans le rayon de l'étoile. Alors, je sentis un frisson; le regret de la terre et de ceux que j'y aimais me saisit au cœur, et je suppliai si ardemment en moi-même l'Esprit qui m'attirait à lui, qu'il me sembla que je redescendais parmi les hommes. Une ronde de nuit m'entourait: - j'avais alors l'idée que j'étais devenu très grand, - et que, tout inondé de forces électriques, j'allais renverser tout ce qui m'approchait. Il y avait quelque chose de comique dans le soin que je prenais de ménager les forces et la vie des soldats qui m'avaient recueilli.

Si je ne pensais que la mission d'un écrivain est d'analyser sincèrement ce qu'il éprouve dans les graves circonstances de la vie, et si je ne me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives... Etendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se dévoiler et s'ouvrir en mille aspects de magnificences inouïes. Le destin de l'Ame délivrée semblait se révéler à moi comme pour me donner le regret d'avoir voulu reprendre pied de toutes les forces de mon esprit sur la terre que j'allais quitter... D'immenses cercles se traçaient dans l'infini, comme les orbes que forme l'eau troublée par la chute d'un corps; chaque région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se mouvait, et se fondait tour à tour, et une divinité, toujours la même, rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait enfin insaisissable dans les mystiques splendeurs du ciel d'Asie.

Cette vision céleste, par un de ces phénomènes que tout le monde a pu éprouver dans certains rêves, ne me laissait pas étranger à ce qui se passait autour de moi. Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, - distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant, j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double, et que, lorsqu'il le voit, la mort est proche. - Je fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles qui m'entouraient se brisaient en mille apparences fugitives. Un instant, je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s'ouvrit et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. "Mais on se trompe! m'écriais-je, c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort!". Je fis tant de bruit que l'on me mit au cachot.

J'y restai plusieurs heures dans une sorte d'abrutissement; enfin, les deux amis que j'avais cru voir déjà vinrent me chercher avec une voiture. Je leur racontai tout ce qui s'était passé, mais ils nièrent être venus dans la nuit. Je dînai avec eux assez tranquillement; mais, à mesure que la nuit approchait, il me sembla que j'avais à redouter l'heure même qui, la veille, avait risqué de m'être fatale. Je demandai à l'un d'eux une bague orientale qu'il avait au doigt et que je regardais comme un ancien talisman, et, prenant un foulard, je la nouai autour de mon cou, en ayant soin de tourner le chaton, composé d'une turquoise, sur un point de la nuque où je sentais une douleur. Selon moi, ce point était celui par où l'âme risquerait de sortir au moment où un certain rayon, parti de l'étoile que j'avais vue la veille, coïnciderait relativement à moi avec le zénith. Soit par hasard, soit par l'effet de ma forte préoccupation, je tombai comme foudroyé, à la même heure que la veille. On me mit sur un lit, et pendant longtemps je perdis le sens et la liaison des images qui s'offrirent à moi.

Cet état dura plusieurs jours. Je fus transporté dans une maison de santé. Beaucoup de parents et d'amis me visitèrent sans que j'en eusse la connaissance. La seule différence pour moi de la veille au sommeil était que, dans la première, tout se transfigurait à mes yeux; chaque personne qui m'approchait semblait changée, les objets matériels avaient comme une pénombre qui en modifiait la forme, et les jeux de la lumière, les combinaisons des couleurs se décomposaient, de manière à m'entretenir dans une série constante d'impressions qui se liaient entre elles, et dont le rêve, plus dégagé des éléments extérieurs, continuait la probabilité.




IV


Un soir, je crus avec certitude être transporté sur les bords du Rhin. En face de moi se trouvaient des rocs sinistres dont la perspective s'ébauchait dans l'ombre. J'entrai dans une maison riante, dont un rayon du soleil couchant traversait gaiement les contrevents verts que festonnait la vigne. Il me semblait que je rentrais dans une demeure connue, celle d'un oncle maternel, peintre flamand, mort depuis plus d'un siècle. Les tableaux ébauchés étaient suspendus çà et là; l'un deux représentait la fée célèbre de ce rivage. Une vieille servante, que j'appelai Marguerite et qu'il me semblait connaître depuis l'enfance, me dit: "N'allez-vous pas vous mettre au lit? car vous venez de loin, et votre oncle rentrera tard; on vous réveillera pour souper." je m'étendis sur un lit à colonnes drapé de perse à grandes fleurs rouges. Il y avait en face de moi une horloge rustique accrochée au mur, et sur cette horloge un oiseau qui se mit à parler comme une personne. Et j'avais l'idée que l'âme de mon aïeul était dans cet oiseau; mais je ne m'étonnais pas plus de son langage et de sa forme que de me voir comme transporté d'un siècle en arrière. L'oiseau me parlait de personnes de ma famille vivantes ou mortes en divers temps, comme si elles existaient simultanément, et me dit: "Vous voyez que votre oncle avait eu soin de faire son portrait d'avance... maintenant, elle est avec nous." Je portai les yeux sur une toile qui représentait une femme en costume ancien à l'allemande, penchée sur le bord du fleuve et les yeux attirés vers une touffe de myosotis. - Cependant la nuit s'épaississait peu à peu, et les aspects, les sons et le sentiment des lieux se confondaient dans mon esprit somnolent; je crus tomber dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais emporté sans souffrance par un courant de métal fondu , et mille fleuves pareils, dont les teintes indiquaient les différences chimiques, sillonnaient le sein de la terre comme les vaisseaux et les veines qui serpentent parmi les lobes du cerveau. Tous coulaient, circulaient et vibraient ainsi, et j'eus le sentiment que ces courants étaient composés d'âmes vivantes, à l'état moléculaire, que la rapidité de ce voyage m'empêchait seule de distinguer. Une clarté blanchâtre s'infiltrait peu à peu dans ces conduits et je vis enfin s'élargir, ainsi qu'une vaste coupole, un horizon nouveau où se traçaient des îles entourées de flots lumineux. Je me trouvai sur une côte éclairée de ce jour sans soleil, et je vis un vieillard qui cultivait la terre. Je le reconnus pour le même qui m'avait parlé par la voix de l'oiseau, et, soit qu'il me parlât, soit que je le comprisse en moi-même, il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et qu'ils assistaient ainsi, muets observateurs, aux phases de notre existence.

Le vieillard quitta son travail et m'accompagna jusqu'à une maison qui s'élevait près de là. Le paysage qui nous entourait me rappelait celui d'un pays de la Flandre française où mes parents avaient vécu et où se trouvent leurs tombes: le champ entouré de bosquets à la lisière du bois, le lac voisin, la rivière et le lavoir, le village et sa rue qui monte, les collines de grès sombre et leurs touffes de genêts et de bruyères, - image rajeunie des lieux que j'avais aimés. Seulement, la maison où j'entrai ne m'était point connue. Je compris qu'elle avait existé dans je ne sais quel temps, et qu'en ce monde que je visitais alors, le fantôme des choses accompagnait celui du corps.

J'entrai dans une vaste salle où beaucoup de personnes étaient réunies. Partout je retrouvais des figures connues. Les traits des parents morts que j'avais pleurés se trouvaient reproduits dans d'autres qui, vêtus de costumes plus anciens, me faisaient le même accueil paternel. Ils paraissaient s'être assemblés pour un banquet de famille. Un de ces parents vint à moi et m'embrassa tendrement. Il portait un costume ancien dont les couleurs semblaient pâlies, et sa figure souriante, sous ses cheveux poudrés, avait quelque ressemblance avec la mienne. Il me semblait plus précisément vivant que les autres, et pour ainsi dire en rapport plus volontaire avec mon esprit. - C'était mon oncle. Il me fit placer près de lui, et une sorte de communication s'établit entre nous; car je ne puis dire que j'entendisse sa voix; seulement, à mesure que ma pensée se portait sur un point, l'explication m'en devenait claire aussitôt, et les images se précisaient devant mes yeux comme des peintures animées.

- Cela est donc vrai! disais-je avec ravissement, nous sommes immortels et nous conservons ici les images du monde que nous avons habité. Quel bonheur de songer que tout ce que nous avons aimé existera toujours autour de nous!... J'étais bien fatigué de la vie!

- Ne te hâte pas, dit-il, de te réjouir, car tu appartiens encore au monde d'en haut et tu as à supporter de rudes années d'épreuves. Le séjour qui t'enchante a lui-même ses douleurs, ses luttes et ses dangers. La terre où nous avons vécu est toujours le théâtre où se nouent et se dénouent nos destinées: nous sommes les rayons du feu central qui l'anime et qui déjà s'est affaibli...

- Eh quoi! dis-je, la terre pourrait mourir, et nous serions envahis par le néant?

- Le néant, dit-il, n'existe pas dans le sens qu'on l'entend; mais la terre est elle-même un corps matériel dont la somme des esprits est l'âme. La matière ne peut pas plus périr que l'esprit, mais elle peut se modifier selon le bien et selon le mal. Notre passé et notre avenir sont solidaires. Nous vivons dans notre race, et notre race vit en nous.

Cette idée me devint aussitôt sensible, et, comme si les murs de la salle se fussent ouverts sur des perspectives infinies, il me semblait voir une chaîne non interrompue d'hommes et de femmes en qui j'étais et qui étaient moi-même; les costumes de tous les peuples, les images de tous les pays apparaissaient distinctement à la fois, comme si mes facultés d'attention s'étaient multipliées sans se confondre, par un phénomène d'espace analogue à celui du temps qui concentre un siècle d'action dans une minute de rêve. Mon étonnement s'accrut en voyant que cette immense énumération se composait seulement des personnes qui se trouvaient dans la salle et dont j'avais vu les images se diviser et se combiner en mille aspects fugitifs.

- Nous sommes sept, dis-je à mon oncle.

- C'est en effet, dit-il, le nombre typique de chaque famille humaine, et, par extension, sept fois sept, et davantage.

Je ne puis espérer de faire comprendre cette réponse, qui pour moi-même est restée très obscure. La métaphysique ne me fournit pas de termes pour la perception qui me vint alors du rapport de ce nombre de personnes avec l'harmonie générale. On conçoit bien dans le père et la mère l'analogie des forces électriques de la nature; mais comment établir les centres individuels émanés d'eux, - dont ils émanent, comme une figure animique collective, dont la combinaison serait à la fois multiple et bornée? Autant vaudrait demander compte à la fleur du nombre de ses pétales ou des divisions de sa corolle..., au sol des figures qu'il trace, au soleil des couleurs qu'il produit.




V


Tout changeait de forme autour de moi. L'esprit avec qui je m'entretenais n'avait plus le même aspect. C'était un jeune homme qui désormais recevait plutôt de moi les idées qu'il ne me les communiquait... Etais-je allé trop loin dans ces hauteurs qui donnent le vertige? Il me sembla comprendre que ces questions étaient obscures ou dangereuses, même pour les esprits du monde que je percevais alors... Peut-être aussi un pouvoir supérieur m'interdisait-il ces recherches. Je me vis errant dans les rues d'une cité très populeuse et inconnue. Je remarquai qu'elle était bossuée de collines et dominée par un mont tout couvert d'habitations. A travers le peuple de cette capitale, je distinguais certains hommes qui paraissaient appartenir à une nation particulière; leur air vif, résolu, l'accent énergique de leurs traits, me faisaient songer aux races indépendantes et guerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées par les étrangers; toutefois c'est au milieu d'une grande ville et d'une population mélangée et banale qu'ils savaient maintenir ainsi leur individualité farouche. Qu'étaient donc ces hommes? Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les bruits divers de l'industrie. Nous montâmes encore par de longues séries d'escaliers, au-delà desquels la vue se découvrit. Cà et là, des terrasses revêtues de treillages, des jardinets ménagés sur quelques espaces aplatis, des toits, des pavillons légèrement construits, peints et sculptés avec une capricieuse patience: des perspectives reliées par de longues traînées de verdures grimpantes séduisaient l'œil et plaisaient à l'esprit comme l'aspect d'une oasis délicieuse, d'une solitude ignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits d'en bas, qui là n'étaient plus que murmure. On a souvent parlé de nations proscrites, vivant dans l'ombre des nécropoles et des catacombes; c'était ici le contraire sans doute. Une race heureuse s'était créé cette retraite aimée des oiseaux, des fleurs, de l'air pur et de la clarté. "Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cette montagne qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtemps ils ont vécu simples de moeurs, aimants et justes, conservant les vertus naturelles des premiers jours du monde. Le peuple environnant les honorait et se modelait sur eux."

Du point où j'étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s'enfonçaient dans des couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d'autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l'aspect des fouilles que l'on fait dans les cités antiques, si ce n'est que c'était aéré, vivant, traversé des mille eux de la lumière. Je me trouvai enfin dans une vaste chambre où je vis un vieillard travaillant devant une table à je ne sais quel ouvrage d'industrie. - Au moment où je franchissais la porte, un homme vêtu de blanc, dont je distinguais mal la figure, me menaça d'une arme qu'il tenait à la main; mais celui qui m'accompagnait lui fit signe de s'éloigner. Il semblait qu'on eût voulu m'empêcher de pénétrer dans le mystère de ces retraites. Sans rien demander à mon guide, je compris par intuition que ces hauteurs et en même temps ces profondeurs étaient la retraite des habitants primitifs de la montagne. Bravant toujours le flot envahissant des accumulations de races nouvelles, ils vivaient là, simples de moeurs, aimants et justes, adroits, fermes et ingénieux, - et pacifiquement vainqueurs des masses aveugles qui avaient tant de fois envahi leur héritage. Eh quoi! ni corrompus, ni détruits, ni esclaves; purs, quoique ayant vaincu l'ignorance; conservant dans l'aisance les vertus de la pauvreté. - Un enfant s'amusait à terre avec des cristaux, des coquillages et des pierres gravées, faisant sans doute un jeu d'une étude. Une femme âgée, mais belle encore, s'occupait du soin du ménage. En ce moment, plusieurs jeunes gens entrèrent avec bruit, comme revenant de leurs travaux. Je m'étonnais de les voir tous vêtus de blanc; mais il paraît que c'était une illusion de ma vue; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu'il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu'ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m'étonnait provenait peut-être d'un éclat particulier, d'un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme. Je sortis de la chambre et je me vis sur une terrasse disposée en parterre. Là se promenaient et jouaient des jeunes filles et des enfants. Leurs vêtements me paraissaient blancs comme les autres, mais ils étaient agrémentés par des broderies de couleur rose. Ces personnes étaient si belles, leurs traits si gracieux, et l'éclat de leur âme transparaissait si vivement à travers leurs formes délicates, qu'elles inspiraient toutes une sorte d'amour sans préférence et sans désir, résumant tous les enivrements des passions vagues de la jeunesse.

Je ne puis rendre le sentiment que j'éprouvai de ces êtres charmants qui m'étaient chers sans que je les connusse. C'était comme une famille primitive et céleste, dont les yeux souriants cherchaient les miens avec une douce compassion. Je me mis à pleurer à chaudes larmes, comme au souvenir d'un paradis perdu. Là, je sentis amèrement que j'étais un passant dans ce monde à la fois étranger et chéri, et je frémis à la pensée que je devais retourner dans la vie. En vain, femmes et enfants se pressaient autour de moi pour me retenir. Déjà leurs formes ravissantes se fondaient en vapeurs confuses; ces beaux visages pâlissaient, et ces traits accentués, ces yeux étincelants se perdaient dans une ombre où luisait encore le dernier éclair du sourire...

Telle fut cette vision, ou tels furent du moins les détails principaux dont j'ai gardé le souvenir. L'état cataleptique où je m'étais trouvé pendant plusieurs jours me fut expliqué scientifiquement, et les récits de ceux qui m'avaient vu ainsi me causaient une sorte d'irritation quand je voyais qu'on attribuait à l'aberration d'esprit les mouvements ou les paroles coïncidant avec les diverses phases de ce qui constituait pour moi une série d'événements logiques. J'aimais davantage ceux de mes amis qui par une patiente complaisance ou par suite d'idées analogues aux miennes, me faisaient faire de longs récits des choses que j'avais vues en esprit. L'un d'eux me dit en pleurant: "N'est-ce pas que c'est vrai qu'il y a un Dieu? - Oui!" lui dis-je avec enthousiasme.

Et nous nous embrassâmes comme deux frères de cette patrie mystique que j'avais entrevue. - Quel bonheur je trouvai d'abord dans cette conviction! Ainsi ce doute éternel de l'immortalité de l'âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d'inquiétude. Ceux que j'aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n'étais plus séparé d'eux que par les heures du jour. J'attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie.




VI


Un rêve que je fis encore me confirma dans cette pensée. Je me trouvai tout à coup dans une salle qui faisait partie de la demeure de mon aïeul. Elle semblait s'être agrandie seulement. Les vieux meubles luisaient d'un poli merveilleux, les tapis et les rideaux étaient comme remis à neuf, un jour trois fois plus brillant que le jour naturel arrivait par la croisée et par la porte, et il y avait dans l'air une fraîcheur et un parfum des premières matinées du printemps. Trois femmes travaillaient dans cette pièce, et représentaient, sans leur ressembler absolument, des parentes et des amies de ma jeunesse. Il semblait que chacune eût les traits de plusieurs de ces personnes. Les contours de leurs figures variaient comme la flamme d'une lampe, et à tout moment quelque chose de l'une passait dans l'autre; le sourire, la voix, la teinte des yeux, de la chevelure, la taille, les gestes familiers, s'échangeaient comme si elles eussent vécu de la même vie, et chacune était ainsi un composé de toutes, pareille à ces types que les peintres imitent de plusieurs modèles pour réaliser une beauté complète.

La plus âgée me parlait avec une voix vibrante et mélodieuse que je reconnaissais pour l'avoir entendue dans l'enfance, et je ne sais ce qu'elle me disait qui me frappait par sa profonde justesse. Mais elle attira ma pensée sur moi-même, et je me vis vêtu d'un petit habit brun de forme ancienne, entièrement tissé à l'aiguille de fils ténus comme ceux des toiles d'araignées. Il était coquet, gracieux et imprégné de douces odeurs. Je me sentais tout rajeuni et tout pimpant dans ce vêtement qui sortait de leurs doigts de fée, et je les remerciai en rougissant, comme si je n'eusse été qu'un petit enfant devant de grandes belles dames. Alors l'une d'elles se leva et se dirigea vers le jardin

Chacun sait que, dans les rêves, on ne voit jamais le soleil, bien qu'on ait souvent la perception d'une clarté beaucoup plus vive. Les objets et les corps sont lumineux par eux-mêmes. Je me vis dans un petit parc où se prolongeaient des treilles en berceaux chargés de lourdes grappes de raisins blancs et noirs; à mesure que la dame qui me guidait s'avançait sous ces berceaux, l'ombre des treillis croisés variait pour mes yeux ses formes et ses vêtements. Elle en sortit enfin, et nous nous trouvâmes dans un espace découvert. On y apercevait à peine la trace d'anciennes allées qui l'avaient jadis coupé en croix. La culture était négligée depuis longues années, et des plants épars de clématites, de houblon, de chèvrefeuille, de jasmin, de lierre, d'aristoloche, étendaient entre des arbres d'une croissance vigoureuse leurs longues traînées de lianes. Des branches pliaient jusqu'à terre chargées de fruits, et parmi des touffes d'herbes parasites s'épanouissaient quelques fleurs de jardin revenues à l'état sauvage.

De loin en loin s'élevaient des massifs de peupliers, d'acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le temps. J'aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre d'où jaillissait une source d'eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur un bassin d'eau dormante à demi voilée des larges feuilles du nénuphar.

La dame que je suivais, développant sa taille élancée dans un mouvement qui faisait miroiter les plis de sa robe en taffetas changeant, entoura gracieusement de son bras nu une longue tige de rose trémière, puis elle se mit à grandir sous un clair rayon de lumière, de telle sorte que peu à peu le jardin prenait sa forme, et les parterres et les arbres devenaient les rosaces et les festons de ses vêtements; tandis que sa figure et ses bras imprimaient leurs contours aux nuages pourprés du ciel. Je la perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait s'évanouir dans sa propre grandeur. "Oh! ne fuis pas! m'écriai-je... car la nature meurt avec toi!"

Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir l'ombre agrandie qui m'échappait: mais je me heurtai à un pan de mur dégradé, au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que c'était le sien... Je reconnus des traits chéris, et, portant les yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix disaient: "L'Univers est dans la nuit!"




VII


Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte.

Je n'eus d'abord que la nouvelle de sa maladie. Par suite de l'état de mon esprit, je ne ressentis qu'un vague chagrin mêlé d'espoir. Je croyais moi-même n'avoir que peu de temps à vivre, et j'étais désormais assuré de l'existence d'un monde où les coeurs aimants se retrouvent. D'ailleurs, elle m'appartenait bien plus dans sa mort que dans sa vie... Egoïste pensée que ma raison devait payer plus tard par d'amers regrets.

Je ne voudrais pas abuser des pressentiments; le hasard fait d'étranges choses; mais je fus alors préoccupé d'un souvenir de notre union trop rapide. Je lui avais donné une bague d'un travail ancien dont le chaton était formé d'une opale taillée en coeur. Comme cette bague était trop grande pour son doigt, j'avais eu l'idée fatale de la faire couper pour en diminuer l'anneau; je ne compris ma faute qu'en entendant le bruit de la scie. Il me sembla voir couler du sang...

Les soins de l'art m'avaient rendu à la santé sans avoir encore ramené dans mon esprit le cours régulier de la raison humaine. La maison où je me trouvais, située sur une hauteur, avait un vaste jardin planté d'arbres précieux. L'air pur de la colline où elle était située, les premières haleines du printemps, les douceurs d'une société toute sympathique, m'apportaient de longs jours de calme.

Les premières feuilles des sycomores me ravissaient par la vivacité de leurs couleurs, semblables aux panaches des coqs de Pharaon. La vue, qui s'étendait au-dessus de la plaine, présentait du matin au soir des horizons charmants, dont les teintes graduées plaisaient à mon imagination. Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes. - Je voulus fixer davantage mes pensées favorites et, à l'aide de charbons et de morceaux de brique que je ramassais, je couvris bientôt les murs d'une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres: c'était celle d'Aurélia, peinte sous les traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. Que de fois j'ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j'aimais; tous les matins, mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l'image.

On me donna du papier, et pendant longtemps je m'appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits, de vers et d'inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d'histoire du monde mêlée de souvenirs d'études et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeait la durée. Je ne m'arrêtais pas aux traditions modernes de la création. Ma pensée remontait au-delà: j'entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans. J'avais essayé de réunir les pierres de la Table sacrée, et de représenter à l'entour les sept premiers Eloïm qui s'étaient partagé le monde.

Ce système d'histoire, emprunté aux traditions orientales, commençait par l'heureux accord des Puissances de la nature, qui formulaient et organisaient l'univers. - Pendant la nuit qui précéda mon travail, je m'étais cru transporté dans une planète obscure où se débattaient les premiers germes de la création. Du sein de l'argile encore molle s'élevaient des palmiers gigantesques, des euphorbes vénéneux et des acanthes tortillées autour des cactus; - les figures arides des rochers s'élançaient comme des squelettes de cette ébauche de création, et de hideux reptiles serpentaient, s'élargissaient ou s'arrondissaient au milieu de l'inextricable réseau d'une végétation sauvage. La pâle lumière des astres éclairait seule les perspectives bleuâtres de cet étrange horizon; cependant, à mesure que ces créations se formaient, une étoile plus lumineuse y puisait les germes de la clarté.




VIII


Puis les monstres changeaient de forme, et, dépouillant leurs premières peaux, se dressaient plus puissants sur des pattes gigantesques; l'énorme masse de leurs corps brisait les branches et les herbages, et, dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j'avais un corps aussi étrange que les leurs. Tout à coup une singulière harmonie résonna dans nos solitudes, et il semblait que les cris, les rugissements et les sifflements confus des êtres primitifs se modulassent désormais sur cet air divin. Les variations se succédaient à l'infini, la planète s'éclairait peu à peu, des formes divines se dessinaient sur la verdure et sur les profondeurs des bocages, et, désormais domptés, tous les monstres que j'avais vus dépouillaient leurs formes bizarres et devenaient hommes et femmes; d'autres revêtaient, dans leurs transformations, la figure des bêtes sauvages, des poissons et des oiseaux.

Qui donc avait fait ce miracle? Une déesse rayonnante guidait, dans ces nouveaux avatars, l'évolution rapide des humains. Il s'établit alors une distinction de races qui, partant de l'ordre des oiseaux, comprenait aussi les bêtes, les poissons et les reptiles: c'étaient les Dives, les Péris, les Ondins et les Salamandres; chaque fois qu'un de ces êtres mourait, il renaissait aussitôt sous une forme plus belle et chantait la gloire des dieux. - Cependant, l'un des Eloïm eut la pensée de créer une cinquième race, composée des éléments de la terre, et qu'on appela les Afrites. - Ce fut le signal d'une révolution complète parmi les Esprits qui ne voulurent pas reconnaître les nouveaux possesseurs du monde. Je ne sais combien de mille ans durèrent ces combats qui ensanglantèrent le globe. Trois des Eloïm avec les Esprits de leurs races furent enfin relégués au midi de la terre, où ils fondèrent de vastes royaumes. Ils avaient emporté les secrets de la divine cabale qui lie les mondes, et prenaient leur force dans l'adoration de certains astres auxquels ils correspondent toujours. Ces nécromants, bannis aux confins de la terre, s'étaient entendus pour se transmettre la puissance. Entouré de femmes et d'esclaves, chacun de leurs souverains s'était assuré de pouvoir renaître sous la forme d'un de ses enfants. Leur vie était de mille ans. De puissants cabalistes les enfermaient, à l'approche de leur mort, dans des sépulcres bien gardés où ils les nourrissaient d'élixirs et de substances conservatrices. Longtemps encore ils gardaient les apparences de la vie, puis, semblables à la chrysalide qui file son cocon, ils s'endormaient quarante jours pour renaître sous la forme d'un jeune enfant qu'on appelait plus tard à l'empire.

Cependant les forces vivifiantes de la terre s'épuisaient à nourrir ces familles, dont le sang toujours le même inondait des rejetons nouveaux. Dans de vastes souterrains, creusés sous les hypogées et sous les pyramides, ils avaient accumulé tous les trésors des races passées et certains talismans qui les protégeaient contre la colère des dieux.

C'est dans le centre de l'Afrique, au delà des montagnes de la Lune et de l'antique Ethiopie, qu'avaient lieu ces étranges mystères: longtemps j'y avais gémi dans la captivité ainsi qu'une partie de la race humaine. Les bocages que j'avais vus si verts ne portaient plus que de pâles fleurs et des feuillages flétris; un soleil implacable dévorait ces contrées, et les faibles enfants de ces éternelles dynasties semblaient accablés du poids de la vie. Cette grandeur imposante et monotone, réglée par l'étiquette et les cérémonies hiératiques, pesait à tous sans que personne osât s'y soustraire. Les vieillards languissaient sous le poids de leurs couronnes et de leurs ornements impériaux, entre des médecins et des prêtres, dont le savoir leur garantissait l'immortalité. Quant au peuple, à tout jamais engrené dans les divisions des castes, il ne pouvait compter ni sur la vie, ni sur la liberté. Au pied des arbres frappés de mort et de stérilité, aux bouches des sources taries, on voyait sur l'herbe brûlée se flétrir des enfants et des jeunes femmes énervés et sans couleur. La splendeur des chambres royales, la majesté des portiques, l'éclat des vêtements et des parures, n'étaient qu'une faible consolation aux ennuis éternels de ces solitudes.

Bientôt les peuples furent décimés par des maladies, les bêtes et les plantes moururent et les immortels eux-mêmes dépérissaient sous leurs habits pompeux. - Un fléau plus grand que les autres vint tout à coup rajeunir et sauver le monde. La constellation d'Orion ouvrit au ciel les cataractes des eaux; la terre, trop chargée par les glaces du pôle opposé, fit un demi-tour sur elle-même, et les mers, surmontant leurs rivages, refluèrent sur. les plateaux de l'Afrique et de l'Asie; l'inondation pénétra les sables, remplit les tombeaux et les pyramides, et, pendant quarante jours, une arche mystérieuse se promena sur les mers portant l'espoir d'une création nouvelle.

Trois des Eloïm s'étaient réfugiés sur la cime la plus haute des montagnes d'Afrique. Un combat se livra entre eux. Ici, ma mémoire se trouble et je ne sais quel fut le résultat de cette lutte suprême. Seulement, je vois encore, sur un pic baigné des eaux, une femme abandonnée par eux, qui crie les cheveux épars, se débattant contre la mort. Ses accents plaintifs dominaient le bruit des eaux... Fut-elle sauvée? Je l'ignore. Les dieux, ses frères, l'avaient condamnée; mais au-dessus de sa tête brillait l'Etoile du soir qui versait sur son front des rayons enflammés.

L'hymne interrompu de la terre et des cieux retentit harmonieusement pour consacrer l'accord des races nouvelles. Et, pendant que les fils de Noé travaillaient péniblement aux rayons d'un soleil nouveau, les nécromants, blottis dans leurs demeures souterraines, y gardaient toujours leurs trésors et se complaisaient dans le silence et dans la nuit. Parfois ils sortaient timidement de leurs asiles et venaient effrayer les vivants ou répandre parmi les méchants les leçons funestes de leurs sciences.

Tels sont les souvenirs que je retraçais par une sorte de vague intuition du passé: je frémissais en reproduisant les traits hideux de ces races maudites. Partout mourait, pleurait, languissait l'image souffrante de la Mère éternelle. A travers les vagues civilisations de l'Asie et de l'Afrique, on voyait se renouveler toujours une scène sanglante d'orgie et de carnage que les mêmes esprits reproduisaient sous des formes nouvelles.

La dernière se passait à Grenade, où le talisman sacré s'écroulait sous les coups ennemis des chrétiens et des Maures. Combien d'années encore le monde aura-t-il à souffrir, car il faut que la vengeance de ces éternels ennemis se renouvelle sous d'autres cieux! Ce sont les tronçons divisés du serpent qui entoure la terre... Séparés par le fer, ils se rejoignent dans un hideux baiser cimenté par le sang des hommes.




IX


Telles furent les images qui se montrèrent tour à tour devant mes yeux. Peu à peu le calme était rentré dans mon esprit, et je quittai cette demeure qui était pour moi un paradis. Des circonstances fatales préparèrent, longtemps après, une rechute qui renoua la série interrompue de ces étranges rêveries. - Je me promenais dans la campagne, préoccupé d'un travail qui se rattachait aux idées religieuses. En passant devant une maison, j'entendis un oiseau qui parlait selon quelques mots qu'on lui avait appris, mais dont le bavardage confus me parut avoir un sens; il me rappela celui de la vision que j'ai racontée plus haut, et je sentis un frémissement de mauvais augure. Quelques pas plus loin, je rencontrai un ami que je n'avais pas vu depuis longtemps et qui demeurait dans une maison voisine. Il me fit voir sa propriété, et, dans cette visite, il me fit monter sur une terrasse élevée d'où l'on découvrait un vaste horizon. C'était au coucher du soleil. En descendant les marches d'un escalier rustique, je fis un faux pas, et ma poitrine alla porter sur l'angle d'un meuble. J'eus assez de force pour me relever et m'élançai jusqu'au milieu du jardin, me croyant frappé à mort, mais voulant, avant de mourir, jeter un dernier regard au soleil couchant. Au milieu des regrets qu'entraîne un tel moment, je me sentais heureux de mourir ainsi, à cette heure, et au milieu des arbres, des treilles et des fleurs d'automne. Ce ne fut cependant qu'un évanouissement, après lequel j'eus encore la force de regagner ma demeure pour me mettre au lit. La fièvre s'empara de moi; en me rappelant de quel point j'étais tombé, je me souvins que la vue que j'avais admirée donnait sur un cimetière, celui même où se trouvait le tombeau d'Aurélia. Je n'y pensai véritablement qu'alors; sans quoi, je pourrais attribuer ma chute à l'impression que cet aspect m'aurait fait éprouver. - Cela même me donna l'idée d'une fatalité plus précise. Je regrettai d'autant plus que la mort ne m'eût pas réuni à elle. Puis, en y songeant, je me dis que je n'en étais pas digne. Je me représentai amèrement la vie que j'avais menée depuis sa mort, me reprochant, non de l'avoir oubliée, ce qui n'était point arrivé, mais d'avoir, en de faciles amours, fait outrage à sa mémoire. L'idée me vint d'interroger le sommeil: mais son image, qui m'était apparue souvent, ne revenait plus dans mes songes. Je n'eus d'abord que des rêves confus, mêlés de scènes sanglantes. Il semblait que toute une race fatale se fût déchaînée au milieu du monde idéal que j'avais vu autrefois et dont elle était la reine. Le même Esprit qui m'avait menacé, - lorsque j'entrais dans la demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse, - passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu'il portait jadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince d'Orient. Je m'élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. O terreur! ô colère! c'était mon visage, c'était toute ma forme idéalisée et grandie... Alors, je me souvins de celui qui avait été arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avait fait sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amis étaient venus pour me chercher. Il portait à la main une arme dont je distinguais mal la forme, et l'un de ceux qui l'accompagnaient dit: "C'est avec cela qu'il l'a frappé."

Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les événements terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile à sentir qu'à énoncer clairement. Mais quel était donc cet Esprit qui était moi et en dehors de moi? Etait-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouër? - N'avais-je pas été frappé de l'histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même? Quoi qu'il en soit, je crois que l'imagination humaine n'a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j'avais vu si distinctement.

Une idée terrible me vint: "L'homme est double", me dis-je. - "Je sens deux hommes en moi," a écrit un Père de l'Eglise. - Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis: le bon et le mauvais génie. "Suis-je le bon? suis-je le mauvais? me disais-je. En tout cas, l'autre m'est hostile... Qui sait s'il n'y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l'un est-il promis à la gloire et au bonheur, l'autre à l'anéantissement ou à la souffrance éternelle?" Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité... Aurélia n'était plus à moi!... je croyais entendre parler d'une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d'un mariage mystique qui était le mien, et où l'autre allait profiter de l'erreur de mes amis et d'Aurélia elle-même. Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l'incertitude, c'est-à-dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l'une affectionnée et confiante, l'autre comme frappée de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s'en rendissent pas compte, puisqu'elles n'étaient pas en esprit comme moi. Un instant même, cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais si, ce symbole grotesque était autre chose, - si, dans d'autres fables de l'antiquité, c'était la vérité fatale sous un masque de folie? "Eh bien, me dis-je, luttons contre l'esprit fatal, luttons contre le dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu'il fasse dans l'ombre et la nuit, j'existe, - et j'ai pour le vaincre tout le temps qu'il m'est donné encore de vivre sur la terre."




X


Comment peindre l'étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes; - pour Aurélia, c'était moi-même, et l'esprit désolé qui vivifiait mon corps, affaibli, dédaigné, méconnu d'elle, se voyait à jamais destiné au désespoir ou au néant. J'employai toutes les forces de ma volonté pour pénétrer encore le mystère dont j'avais levé quelques voiles. Le rêve se jouait parfois de mes efforts et n'amenait que des figures grimaçantes et fugitives. Je ne puis donner ici qu'une idée assez bizarre de ce qui résulta de cette contention d'esprit. Je me sentais glisser comme sur un fil tendu dont la longueur était infinie. La terre, traversée de veines colorées de métaux en fusion, comme je l'avais vue déjà, s'éclaircissait peu à peu par l'épanouissement du feu central, dont la blancheur se fondait avec les teintes cerise qui coloraient les flancs de l'orbe intérieur. Je m'étonnais de temps en temps de rencontrer de vastes flaques d'eau, suspendues comme le sont les nuages dans l'air, et toutefois offrant une telle densité, qu'on pouvait en détacher des flocons; mais il est clair qu'il s'agissait là d'un liquide différent de l'eau terrestre, et qui était sans doute l'évaporation de celui qui figurait la mer et les fleuves pour le monde des esprits.

J'arrivai en vue d'une vaste plage montueuse et toute couverte d'une espèce de roseaux de teinte verdâtre, jaunis aux extrémités comme si les feux du soleil les eussent en partie desséchés, - mais je n'ai pas vu de soleil plus que les autres fois. - Un château dominait la côte que je me mis à gravir. Sur l'autre versant, je vis s'étendre une ville immense. Pendant que j'avais traversé la montagne, la nuit était venue, et j'apercevais les lumières des habitations et des rues. En descendant, je me trouvai dans un marché où l'on vendait des fruits et des légumes pareils à ceux du Midi.

Je descendis par un escalier obscur et me trouvai dans les rues. On affichait l'ouverture d'un casino, et les détails de sa distribution se trouvaient énoncés par articles. L'encadrement typographique était fait de guirlandes de fleurs si bien représentées et coloriées, qu'elles semblaient naturelles. - Une partie du bâtiment était encore en construction. J'entrai dans un atelier où je vis des ouvriers qui modelaient en glaise un animal énorme de la forme d'un lama, mais qui paraissait devoir être muni de grandes ailes. Ce monstre était comme traversé d'un jet de feu qui l'animait peu à peu, de sorte qu'il se tordait, pénétré par mille reflets pourprés, formant les veines et les artères et fécondant pour ainsi dire l'inerte matière, qui se revêtait d'une végétation instantanée d'appendices fibreux d'ailerons et de touffes laineuses. Je m'arrêtai à contempler ce chef-d'oeuvre, où l'on semblait avoir surpris les secrets de la création divine. "C'est que nous avons ici, me dit-on, le feu primitif qui anima les premiers êtres... Jadis, il s'élançait jusqu'à la surface de la terre, mais les sources se sont taries." Je vis aussi des travaux d'orfèvrerie où l'on employait deux métaux inconnus sur la terre: l'un rouge qui semblait correspondre au cinabre, et l'autre bleu d'azur. Les ornements n'étaient ni martelés, ni ciselés, mais se formaient, se coloraient et s'épanouissaient comme les plantes métalliques qu'on fait renaître de certaines mixtions chimiques. "Ne créerait-on pas aussi des hommes?" dis-je à l'un des travailleurs mais il me répliqua: "Les hommes viennent d'en haut et non d'en bas: pouvons-nous créer nous-mêmes? Ici, l'on ne fait que formuler par les progrès successifs de nos industries une matière plus subtile que celle qui compose la croûte terrestre. Ces fleurs qui vous paraissent naturelles, cet animal qui semblera vivre, ne seront que des produits de l'art élevé au plus haut point de nos connaissances, et chacun les jugera ainsi."

Telles sont à peu près les paroles qui me furent dites, ou dont je crus percevoir la signification. Je me mis à parcourir les salles du casino et j'y vis une grande foule, dans laquelle je distinguai quelques personnes qui m'étaient connues, les unes vivantes, d'autres mortes en divers temps. Les premières semblaient ne pas me voir, tandis que les autres me répondaient sans avoir l'air de me connaître. J'étais arrivé à la plus grande salle, qui était toute tendue de velours ponceau à bandes d'or tramé, formant de riches dessins. Au milieu se trouvait un sofa en forme de trône. Quelques passants s'y asseyaient pour en éprouver l'élasticité; mais, les préparatifs n'étant pas terminés, ils se dirigeaient vers d'autres salles. On parlait d'un mariage et de l'époux qui, disait-on, devait arriver pour annoncer le moment de la fête. Aussitôt un transport insensé s'empara de moi. J'imaginai que celui qu'on attendait était mon double qui devait épouser Aurélia, et je fis un scandale qui sembla consterner l'assemblée. Je me mis à parler avec violence, expliquant mes griefs et invoquant le secours de ceux qui me connaissaient. Un vieillard me dit: "Mais on ne se conduit pas ainsi, vous effrayez tout le monde." Alors je m'écriai: "Je sais bien qu'il m'a frappé déjà de ses armes, mais je l'attends sans crainte et je connais le signe qui doit le vaincre."

En ce moment, un des ouvriers de l'atelier que j'avais visité en entrant parut, tenant une longue barre dont l'extrémité se composait d'une boule rougie au feu. Je voulus m'élancer sur lui, mais la boule qu'il tenait en arrêt menaçait toujours ma tête... On semblait autour de moi me railler de mon impuissance... Alors, je me reculai jusqu'au trône l'âme pleine d'un indicible orgueil, et je levai le bras pour faire un signe qui me semblait avoir une puissance magique. Le cri d'une femme, distinct et vibrant, empreint d'une douleur déchirante, me réveilla en sursaut! Les syllabes d'un mot inconnu que j'allais prononcer expiraient sur mes lèvres... Je me précipitai à terre et je me mis à prier avec ferveur en pleurant à chaudes larmes. - Mais quelle était donc cette voix qui venait de résonner si douloureusement dans la nuit?

Elle n'appartenait pas au rêve; c'était la voix d'une personne vivante, et pourtant c'était pour moi la voix et l'accent d'Aurélia...

J'ouvris ma fenêtre; tout était tranquille, et le cri ne se répéta plus. - Je m'informai au dehors, personne n'avait rien entendu. - Et cependant, je suis encore certain que le cri était réel et que l'air des vivants en avait retenti... Sans doute on me dira que le hasard a pu faire qu'en ce moment-là une femme souffrante ait crié dans les environs de ma demeure. - Mais, selon ma pensée, les événements terrestres étaient liés à ceux du monde invisible. C'est un de ces rapports étranges dont je ne me rends pas compte moi-même et qu'il est plus aisé d'indiquer que de définir...

Qu'avais-je fait? J'avais troublé l'harmonie de l'univers magique où mon âme puisait la certitude d'une existence immortelle. J'étais maudit peut-être pour avoir voulu percer un mystère redoutable en offensant la loi divine; je ne devais plus attendre que la colère et le mépris! Les ombres irritées fuyaient en jetant des cris et traçant dans l'air des cercles fatals, comme les oiseaux à l'approche d'un orage.




Seconde partie





I


Eurydice! Eurydice!

Une seconde fois perdue!

Tout est fini, tout est passé! C'est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir! - Qu'est-ce donc que la mort? Si c'était le néant... Plût à Dieu! Mais Dieu lui-même ne peut faire que la mort soit le néant.

Pourquoi donc est-ce la première fois, depuis si longtemps, que je songe à lui? Le système fatal qui s'était créé dans mon esprit n'admettait pas cette royauté solitaire... ou plutôt elle s'absorbait dans la somme des êtres: c'était le dieu de Lucretius, impuissant et perdu dans son immensité.

Elle, pourtant, croyait à Dieu, et j'ai surpris un jour le nom de Jésus sur ses lèvres. Il en coulait si doucement que j'en ai pleuré. O mon Dieu! cette larme, - cette larme... Elle est séchée depuis si longtemps! Cette larme, mon Dieu! rendez-la-moi!

Lorsque l'âme flotte incertaine entre la vie et le rêve, entre le désordre de l'esprit et le retour de la froide réflexion, c'est dans la pensée religieuse que l'on doit chercher des secours; - je n'en ai jamais pu trouver dans cette philosophie qui ne nous présente que des maximes d'égoïsme ou tout au plus de réciprocité, une expérience vaine, des doutes amers; - elle lutte contre les douleurs morales en anéantissant la sensibilité; pareille à la chirurgie, elle ne sait que retrancher l'organe qui fait souffrir. - Mais pour nous, nés dans des jours de révolutions et d'orages, où toutes les croyances ont été brisées - élevés tout au plus dans cette foi vague qui se contente de quelques pratiques extérieures, et dont l'adhésion indifférente est plus coupable peut-être que l'impiété et l'hérésie, - il est bien difficile, dès que nous en sentons le besoin, de reconstruire l'édifice mystique dont les innocents et les simples admettent dans leurs coeurs la figure toute tracée. "L'arbre de science n'est pas l'arbre de vie!" Cependant, pouvons-nous rejeter de notre esprit ce que tant de générations intelligentes y ont versé de bon ou de funeste? L'ignorance ne s'apprend pas.

J'ai meilleur espoir de la bonté de Dieu: peut-être touchons-nous à l'époque prédite où la science, ayant accompli son cercle entier de synthèse et d'analyse, de croyance et de négation, pourra s'épurer elle-même et faire jaillir du désordre et des ruines la cité merveilleuse de l'avenir... Il ne faut pas faire si bon marché de la raison humaine, que de croire qu'elle gagne quelque chose à s'humilier tout entière, car ce serait accuser sa céleste origine... Dieu appréciera la pureté des intentions sans doute; et quel est le père qui se complairait à voir son fils abdiquer devant lui tout raisonnement et toute fierté! L'apôtre qui voulait toucher pour croire n'a pas été maudit pour cela!

Qu'ai-je écrit là? Ce sont des blasphèmes. L'humilité chrétienne ne peut parler ainsi. De telles pensées sont loin d'attendrir l'âme. Elles ont sur le front les éclairs d'orgueil de la couronne de Satan... Un pacte avec Dieu lui-même?... O science! ô vanité!

J'avais réuni quelques livres de cabale. Je me plongeai dans cette étude, et j'arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu'avait accumulé là-dessus l'esprit humain pendant des siècles. La conviction que je m'étais formée de l'existence du monde extérieur coïncidait trop bien avec mes lectures pour que je doutasse désormais des révélations du passé. Les dogmes et les rites des diverses religions me paraissaient s'y rapporter de telle sorte, que chacune possédait une certaine portion de ces arcanes qui constituaient ses moyens d'expansion et de défense. Ces forces pouvaient s'affaiblir, s'amoindrir et disparaître, ce qui amenait l'envahissement de certaines races par d'autres, nulles ne pouvant être victorieuses ou vaincues que par l'Esprit.

"Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d'erreurs humaines. L'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu'incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits."

C'est ainsi que je croyais percevoir les rapports du monde réel avec le monde des esprits. La terre, ses habitants et leur histoire étaient le théâtre où venaient s'accomplir les actions physiques qui préparaient l'existence et la situation des êtres immortels attachés à sa destinée. Sans agiter le mystère impénétrable de l'éternité des mondes, ma pensée remonta à l'époque où le soleil, pareil à la plante qui le représente, qui de sa tête inclinée suit la révolution de sa marche céleste, semait sur la terre les germes féconds des plantes et des animaux. Ce n'était autre chose que le feu même, qui, étant un composé d'âmes, formulait instinctivement la demeure commune. L'Esprit de l'Etre-Dieu, reproduit et pour ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmes humaines, dont chacune, par suite, était à la fois homme et Dieu. Tels furent les Eloïm.

Quand on se sent malheureux, on songe au malheur des autres. J'avais mis quelque négligence à visiter un de mes amis les plus chers, qu'on m'avait dit malade. En me rendant à la maison où il était traité, je me reprochais vivement cette faute. Je fus encore plus désolé lorsque mon ami me raconta qu'il avait été la veille au plus mal. J'entrai dans une chambre d'hospice, blanchie à la chaux. Le soleil découpait des angles joyeux sur les murs et se jouait sur un vase de fleurs qu'une religieuse venait de poser sur la table du malade. C'était presque la cellule d'un anachorète italien. - Sa figure amaigrie, son teint semblable à l'ivoire jauni, relevé par la couleur noire de sa barbe et de ses cheveux, ses yeux illuminés d'un reste de fièvre, peut-être aussi l'arrangement d'un manteau à capuchon, jeté sur ses épaules, en faisaient pour moi un être à moitié différent de celui que j'avais connu. Ce n'était plus le joyeux compagnon de mes travaux et de mes plaisirs; il y avait en lui un apôtre. Il me raconta comment il s'était vu, au plus fort des souffrances de son mal, saisi d'un dernier transport qui lui parut être le moment suprême. Aussitôt la douleur avait cessé comme par prodige. - Ce qu'il me raconta ensuite est impossible à rendre: un rêve sublime dans les espaces les plus vagues de l'infini, une conversation avec un être à la fois différent et participant de lui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où était Dieu. "Mais Dieu est partout, lui répondait son esprit; il est en toi-même et en tous. Il te juge, il t'écoute, il te conseille; c'est toi et moi qui pensons et rêvons ensemble, - et nous ne nous sommes jamais quittés, et nous sommes éternels!"

Je ne puis citer autre chose de cette conversation que j'ai peut-être mal entendue ou mal comprise. Je sais seulement que l'impression en fut très vive. Je n'ose attribuer à mon ami les conclusions que j'ai peut-être faussement tirées de ses paroles. J'ignore même si le sentiment qui en résulte n'est pas conforme à l'idée chrétienne.

- Dieu est avec lui! m'écriai-je... mais il n'est plus avec moi! O malheur! je l'ai chassé de moi-même, je l'ai menacé, je l'ai maudit! C'était bien lui, ce frère mystique, qui s'éloignait de plus en plus de mon âme et qui m'avertissait en vain! Cet époux préféré, ce roi de gloire, c'est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais dans son ciel celle qu'il m'eût donnée et dont je suis indigne désormais!




II


Je ne puis dépeindre l'abattement où me jetèrent ces idées. "Je comprends, me dis-je, j'ai préféré la créature au créateur; j'ai déifié mon amour et j'ai adoré, selon les rites païens, celle dont le dernier soupir a été consacré au Christ. Mais si cette religion dit vrai, Dieu peut me pardonner encore. Il peut me la rendre si je m'humilie devant lui; peut-être son esprit reviendra-t-il en moi!" J'errais dans les rues, au hasard, plein de cette pensée. Un convoi croisa ma marche; il se dirigeait vers le cimetière où elle avait été ensevelie; j'eus l'idée de m'y rendre en me joignant au cortège. "J'ignore, me disais-je, quel est ce mort que l'on conduit à la fosse; mais je sais maintenant que les morts nous voient et nous entendent; - peut-être celui-ci sera-t-il content de se voir suivi d'un frère de douleurs, plus triste qu'aucun de ceux qui l'accompagnent." Cette idée me fit verser des larmes, et sans doute on crut que j'étais un des meilleurs amis du défunt. O larmes bénies! Depuis longtemps votre douceur m'était refusée!... Ma tête se dégageait, et un rayon d'espoir me guidait encore. Je me sentais la force de prier, et j'en jouissais avec transport.

Je ne m'informai pas même du nom de celui dont j'avais suivi le cercueil. Le cimetière où j'étais entré m'était sacré à plusieurs titres. Trois parents de ma famille maternelle y avaient été ensevelis; mais je ne pouvais aller prier sur leurs tombes, car elles avaient été transportées depuis plusieurs années dans une terre éloignée, lieu de leur origine. - Je cherchai longtemps la tombe d'Aurélia, et je ne pus la retrouver. Les dispositions du cimetière avaient été changées, - peut-être aussi ma mémoire était-elle égarée... Il me semblait que ce hasard, cet oubli, ajoutaient encore à ma condamnation. - Je n'osai pas dire aux gardiens le nom d'une morte sur laquelle je n'avais religieusement aucun droit... Mais je me souvins que j'avais chez moi l'indication précise de la tombe, et j'y courus le coeur palpitant, la tête perdue. Je l'ai dit déjà: j'avais entouré mon amour de superstitions bizarres. - Dans un petit coffret qui lui avait appartenu, je conservais sa dernière lettre. Oserai-je avouer encore que j'avais fait de ce coffret une sorte de reliquaire qui me rappelait de longs voyages où sa pensée m'avait suivi: une rose cueillie dans les jardins de Schoubrah, un morceau de bandelette rapportée d'Egypte, des feuilles de laurier cueillies dans la rivière de Beyrout, deux petits cristaux dorés, des mosaïques de sainte Sophie, un grain de chapelet, que sais-je encore?.. enfin le papier m'avait été donné le jour où la tombe fut creusée, afin que je pusse la retrouver... Je rougis, je frémis en dispersant ce fol assemblage. Je pris sur moi les deux papiers, et, au moment de me diriger de nouveau vers le cimetière, je changeai de résolution. "Non, me dis-je, je ne suis pas digne de m'agenouiller sur la tombe d'une chrétienne; n'ajoutons pas une profanation à tant d'autres!..." Et pour apaiser l'orage qui grondait dans ma tête, je me rendis à quelques lieues de Paris, dans une petite ville où j'avais passé quelques jours heureux de ma jeunesse, chez de vieux parents, morts depuis. J'avais aimé souvent à y venir voir coucher le soleil près de leur maison. Il y avait là une terrasse ombragée de tilleuls qui rappelait aussi le souvenir de jeunes filles, de parentes, parmi lesquelles j'avais grandi. Unes d'elles...

Mais opposer ce vague amour d'enfance à celui qui a dévoré ma jeunesse, y avais-je songé seulement? Je vis le soleil décliner sur la vallée qui s'emplissait de vapeurs et d'ombre; il disparut, baignant de feux rougeâtres la cime des bois qui bordaient de hautes collines. La plus morne tristesse entra dans mon coeur. - J'allai coucher dans une auberge où j'étais connu. L'hôtelier me parla d'un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à la suite de spéculations malheureuses, s'était tué d'un coup de pistolet... Le sommeil m'apporta des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. - Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur, - l'ami dont je viens de parler peut-être. Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d'oeil, il me sembla reconnaître A***. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortît de la glace, soit que, passant dans la salle, elle se fût reflétée un instant auparavant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit: "Nous nous reverrons plus tard... à la maison de ton ami."

En un instant, je me représentai son mariage, la malédiction qui nous séparait... et je me dis: "Est-ce possible? reviendrait-elle à moi?" "M'avez-vous pardonné?" demandai-je avec larmes. Mais tout avait disparu. Je me trouvais dans un lieu désert, une âpre montée semée de roches, au milieu des forêts. Une maison, qu'il me semblait reconnaître, dominait ce pays désolé. J'allais et je revenais par des détours inextricables. Fatigué de marcher entre les pierres et les ronces, je cherchais parfois une route plus douce par les sentes du bois. "On m'attend là-bas!" pensais-je. Une certaine heure sonna... Je me dis: Il est trop tard! Des voix me répondirent: Elle est perdue!

Une nuit profonde m'entourait, la maison lointaine brillait comme éclairée pour une fête et pleine d'hôtes arrivés à temps. "Elle est perdue! m'écriai-je, et pourquoi?... Je comprends, - elle a fait un dernier effort pour me sauver; - j'ai manqué le moment suprême où le pardon était possible encore. Du haut du ciel, elle pouvait prier pour moi l'Epoux divin... Et qu'importe mon salut même? L'abîme a reçu sa proie! Elle est perdue pour moi et pour tous!..." Il me semblait la voir comme à la lueur d'un éclair, pâle et mourante, entraînée par de sombres cavaliers... Le cri de douleur et de rage que je poussai en ce moment me réveilla tout haletant.

- Mon Dieu! mon Dieu! pour elle et pour elle seule! Mon Dieu, pardonnez! m'écriai-je en me jetant à genoux.

Il faisait jour. Par un mouvement dont il m'est difficile de rendre compte, je résolus aussitôt de détruire les deux papiers que j'avais tirés la veille du coffret: la lettre, hélas! que je relus en la mouillant de larmes, et le papier funèbre qui portait le cachet du cimetière. "Retrouver sa tombe maintenant? me disais-je, mais c'est hier qu'il fallait y retourner, - et mon rêve fatal n'est que le reflet de ma fatale journée!"




III


La flamme a dévoré ces reliques d'amour et de mort, qui se renouaient aux fibres les plus douloureuses de mon coeur. Je suis allé promener mes peines et mes remords tardifs dans la campagne, cherchant dans la marche et dans la fatigue, l'engourdissement de la pensée, la certitude peut-être pour la nuit suivante d'un sommeil moins funeste. Avec cette idée que je m'étais faite du rêve comme ouvrant à l'homme une communication avec le monde des esprits, j'espérais... j'espérais encore! Peut-être Dieu se contenterait-il de ce sacrifice. - Ici, je m'arrête; il y a trop d'orgueil à prétendre que l'état d'esprit où j'étais fût causé seulement par un souvenir d'amour. Disons plutôt qu'involontairement j'en parais les remords plus graves d'une vie follement dissipée où le mal avait triomphé bien souvent, et dont je ne reconnais les fautes qu'en sentant les coups du malheur. Je ne me trouvais plus digne même de penser à celle que je tourmentais dans sa mort après l'avoir affligée dans sa vie, n'ayant dû un dernier regard de pardon qu'à sa douce et sainte pitié.

La nuit suivante, je ne pus dormir que peu d'instants. Une femme qui avait pris soin de ma jeunesse, m'apparut dans le rêve et me fit reproche d'une faute très grave que j'avais commise autrefois. Je la reconnaissais, quoiqu'elle parût beaucoup plus vieille que dans les derniers temps où je l'avais vue. Cela même me faisait songer amèrement que j'avais négligé d'aller la visiter à ses derniers instants. Il me sembla qu'elle me disait: "Tu n'as pas pleuré tes vieux parents aussi vivement que tu as pleuré cette femme. Comment peux-tu donc espérer le pardon?" Le rêve devint confus. Des figures de personnes que j'avais connues en divers temps passèrent rapidement devant mes yeux. Elles défilaient, s'éclairant, pâlissant et retombant dans la nuit comme les grains d'un chapelet dont le lien s'est brisé. Je vis ensuite se former vaguement des images plastiques de l'antiquité qui s'ébauchaient, se fixaient et semblaient représenter des symboles dont je ne saisissais que difficilement l'idée. Seulement, je crus que cela voulait dire: "Tout cela était fait pour t'enseigner le secret de la vie, et tu n'as pas compris. Les religions et les fables, les saints et les poètes s'accordaient à expliquer l'énigme fatale, et tu as mal interprété... Maintenant, il est trop tard!"

Je me levai plein de terreur, me disant: "C'est mon dernier jour!" A dix ans d'intervalle, la même idée que j'ai tracée dans la première partie de ce récit me revenait plus positive encore et plus menaçante. Dieu m'avait laissé ce temps pour me repentir, et je n'en avais point profité. - Après la visite du convive de pierre, je m'étais rassis au festin!




IV


Le sentiment qui résulta pour moi de ces visions et des réflexions qu'elles amenaient pendant mes heures de solitude était si triste, que je me sentais comme perdu. Toutes les actions de ma vie m'apparaissaient sous leur côté le plus défavorable, et dans l'espèce d'examen de conscience auquel je me livrais, la mémoire me représentait les faits les plus anciens avec une netteté singulière. Je ne sais quelle fausse honte m'empêcha de me présenter au confessionnal; la crainte peut-être de m'engager dans les dogmes et dans les pratiques d'une religion redoutable, contre certains points de laquelle j'avais conservé des préjugés philosophiques. Mes premières années ont été trop imprégnées des idées issues de la Révolution, mon éducation a été trop libre, ma vie trop errante, pour que j'accepte facilement un joug qui, sur bien des points, offenserait encore ma raison. Je frémis en songeant quel chrétien je ferais si certains principes empruntés au libre examen des deux derniers siècles, si l'étude encore des diverses religions ne m'arrêtaient sur cette pente. - Je n'ai jamais connu ma mère, qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens Germains; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide contrée de l'Allemagne, et mon père lui-même ne put diriger là-dessus mes premières idées. Le pays où je fus élevé était plein de légendes étranges et de superstitions bizarres. Un de mes oncles qui eut la plus grande influence sur ma première éducation s'occupait, pour se distraire, d'antiquités romaines et celtiques. Il trouvait parfois, dans son champ ou aux environs, des images de dieux d'empereurs que son admiration de savant me faisait vénérer, et dont ses livres m'apprenaient l'histoire. Un certain Mars en bronze doré, une Pallas ou Vénus armée, un Neptune et une Amphitrite sculptés au-dessus de la fontaine du hameau, et surtout la bonne grosse figure barbue d'un dieu Pan souriant à l'entrée d'une grotte, parmi les festons de l'aristoloche et du lierre, étaient les dieux domestiques et protecteurs de cette retraite. J'avoue qu'ils m'inspiraient alors plus de vénération que les pauvres images chrétiennes de l'église et les deux saints informes du portail, que certains savants prétendaient être l'Esus et le Cernunnos des Gaulois. Embarrassé au milieu de ces divers symboles, je demandai un jour à mon oncle ce que c'était que Dieu. "Dieu, c'est le soleil", me dit-il . C'était la pensée intime d'un honnête homme qui avait vécu en chrétien toute sa vie, mais qui avait traversé la Révolution, et qui était d'une contrée où plusieurs avaient la même idée de la Divinité. Cela n'empêchait pas que les femmes et les enfants n'allassent à l'église, et je dus à une de mes tantes quelques instructions qui me firent comprendre les beautés et les grandeurs du christianisme. Après 1815, un Anglais qui se trouvait dans notre pays me fit apprendre le Sermon sur la Montagne et me donna un nouveau Testament... Je ne cite ces détails que pour indiquer les causes d'une certaine irrésolution qui s'est souvent unie chez moi à l'esprit religieux le plus prononcé.

Je veux expliquer comment, éloigné longtemps de la vraie route, je m'y suis senti ramené par le souvenir chéri d'une personne morte, et comment le besoin de croire qu'elle existait toujours a fait rentrer dans mon esprit le sentiment précis des diverses vérités que je n'avais pas assez fermement recueillies en mon âme. Le désespoir et le suicide sont le résultat de certaines situations fatales pour qui n'a pas foi dans l'immortalité, dans ses peines et dans ses joies: - je croirai avoir fait quelque chose d'utile en énonçant naïvement la succession des idées par lesquelles j'ai retrouvé le repos et une force nouvelle à opposer aux malheurs futurs de la vie.

Les visions qui s'étaient succédé pendant mon sommeil m'avaient réduit à un tel désespoir, que je pouvais à peine parler; la société de mes amis ne m'inspirait qu'une distraction vague; mon esprit, entièrement occupé de ces illusions, se refusait à la moindre conception différente; je ne pouvais lire et comprendre dix lignes de suite. Je me disais des plus belles choses: "Qu'importe! cela n'existe pas pour moi." Un de mes amis, nommé Georges, entreprit de vaincre ce découragement. Il m'emmenait dans diverses contrées des environs de Paris, et consentait à parler seul, tandis que je ne répondais qu'avec quelques phrases décousues. Sa figure expressive, et presque cénobitique, donna un jour un grand effet à des choses fort éloquentes qu'il trouva contre ces années de scepticisme et de découragement politique et social qui succédèrent à la révolution de Juillet. J'avais été l'un des jeunes de cette époque, et j'en avais goûté les ardeurs et les amertumes. Un mouvement se fit en moi; je me dis que de telles leçons ne pouvaient être données sans une intention de la Providence et qu'un esprit parlait sans doute en lui... Un jour, nous dînions sous une treille, dans un petit village des environs de Paris; une femme vint chanter près de notre table, et je ne sais quoi, dans sa voix usée mais sympathique, me rappela celle d'Aurélia. Je la regardai: ses trait mêmes n'étaient pas sans ressemblance avec ceux que j'avais aimés. On la renvoya, et je n'osai la retenir, mais je me disais: "Qui sait si son esprit n'est pas dans cette femme!" et je me sentis heureux de l'aumône que j'avais faite.

Je me dis: "J'ai bien mal usé de la vie, mais, si les morts pardonnent, c'est sans doute à condition que l'on s'abstiendra à jamais du mal, et qu'on réparera tout celui qu'on a fait. Cela se peut-il?... Dès ce moment, essayons de ne plus mal faire, et rendons l'équivalent de tout ce que nous pouvons devoir." J'avais un tort récent envers une personne; ce n'était qu'une négligence, mais je commençai par m'en aller excuser. La joie que je reçus de cette réparation me fit un bien extrême; j'avais un motif de vivre et d'agir désormais, je reprenais intérêt au monde.

Des difficultés surgirent: des événements inexplicables pour moi semblèrent se réunir pour contrarier ma bonne résolution. La situation de mon esprit me rendait impossible l'exécution de travaux convenus. Me croyant bien portant désormais, on devenait plus exigeant, et, comme j'avais renoncé au mensonge, je me trouvais pris en défaut par des gens qui ne craignaient pas d'en user. La masse des réparations à faire m'écrasait en raison de mon impuissance. Des événements politiques agissaient indirectement, tant pour m'affliger que pour m'ôter le moyen de mettre ordre à mes affaires. La mort d'un de mes amis vint compléter ces motifs de découragement. Je revis avec douleur son logis, ses tableaux qu'il m'avait montrés avec joie un mois auparavant; je passai près de son cercueil au moment où on l'y clouait. Comme il était de mon âge et de mon temps, je me dis: "Qu'arriverait-il, si je mourais ainsi tout à coup?"

Le dimanche suivant, je me levai en proie à une douleur morne. J'allai visiter mon père, dont la servante était malade, et qui paraissait avoir de l'humeur. Il voulut aller seul chercher du bois à son grenier, et je ne pus lui rendre que le service de lui tendre une bûche dont il avait besoin. Je sortis consterné. Je rencontrai dans les rues un ami qui voulait m'emmener dîner chez lui pour me distraire un peu. Je refusai, et, sans avoir mangé, je me dirigeai vers Montmartre. Le cimetière était fermé, ce que je regardai comme un mauvais présage. Un poète allemand m'avait donné quelques pages à traduire et m'avait avancé une somme sur ce travail. Je pris le chemin de sa maison pour lui rendre l'argent.

En tournant la barrière de Clichy, je fus témoin d'une dispute. J'essayai de séparer les combattants, mais je n'y pus réussir. En ce moment, un ouvrier de grande taille passa sur la place même où le combat venait d'avoir lieu, portant sur l'épaule gauche un enfant vêtu d'une robe couleur d'hyacinthe. Je m'imaginai que c'était saint Christophe portant le Christ, et que j'étais condamné pour avoir manqué de force dans la scène qui venait de se passer. A dater de ce moment, j'errai en proie au désespoir dans les terrains vagues qui séparent le faubourg de la barrière. Il était trop tard pour faire la visite que j'avais projetée. Je revins donc à travers les rues vers le centre de Paris. Vers la rue de la Victoire, je rencontrai un prêtre, et, dans le désordre où j'étais, je voulus me confesser à lui. Il me dit qu'il n'était pas de la paroisse et qu'il allait en soirée chez quelqu'un; que, si je voulais le consulter le lendemain à Notre-Dame, je n'avais qu'à demander l'abbé Dubois.

Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre-Dame de Lorette, où j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge, demandant pardon pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait: "La Vierge est morte et tes prières sont inutiles." J'allai me mettre à genoux aux dernières places du choeur, et je fis glisser de mon doigt une bague d'argent dont le chaton portait gravés ces trois mots arabes: Allah! Mohamed! Ali! Aussitôt plusieurs bougies s'allumèrent dans le choeur, et l'on commença un office auquel je tentai de m'unir en esprit. Quand on en fut à l'Ave Maria, le prêtre s'interrompit au milieu de l'oraison et recommença sept fois sans que je pusse retrouver dans ma mémoire les paroles suivantes. On termina ensuite la prière, et le prêtre fit un discours qui me semblait faire allusion à moi seul. Quand tout fut éteint, je me levai et je sortis, me dirigeant vers les Champs-Elysées.

Arrivé sur la place de la Concorde, ma pensée était de me détruire. A plusieurs reprises, je me dirigeai vers la Seine, mais quelque chose m'empêchait d'accomplir mon dessein. Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu'elles venaient de s'éteindre à la fois comme les bougies que j'avais vues à l'église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l'Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis: "La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s'apercevront qu'il n'y a plus de soleil?" Je revins par la rue Saint-Honoré, et je plaignais les paysans attardés que je rencontrais. Arrivé vers le Louvre, je marchai jusqu'à la place, et, là, un spectacle étrange m'attendait. A travers des nuages rapidement chassés par le vent, je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu'elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s'éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour. Pendant deux ou trois heures, je contemplai ce désordre et je finis par me diriger du côté des halles. Les paysans apportaient leurs denrées, et je me disais: "Quel sera leur étonnement en voyant que la nuit se prolonge..." Cependant, les chiens aboyaient çà et là et les coqs chantaient.

Brisé de fatigue, je rentrai chez moi et je me jetai sur mon lit. En m'éveillant, je fus étonné de revoir la lumière. Une sorte de choeur mystérieux arriva à mon oreille; des voix enfantines répétaient en choeur: Christe! Christe! Christe!... Je pensai que l'on avait réuni dans l'église voisine (Notre-Dame-des-Victoires) un grand nombre d'enfants pour invoquer le Christ. "Mais le Christ n'est plus! me disais-je; ils ne le savent pas encore!" L'invocation dura environ une heure. Je me levai enfin et j'allai sous les galeries du Palais-Royal. Je me dis que probablement le soleil avait encore conservé assez de lumière pour éclairer la terre pendant trois jours, mais qu'il usait de sa propre substance, et, en effet, je le trouvais froid et décoloré. J'apaisai ma faim avec un petit gâteau pour me donner la force d'aller jusqu'à la maison du poète allemand. En entrant, je lui dis que tout était fini et qu'il fallait nous préparer à mourir. Il appela sa femme qui me dit: "Qu'avez-vous? - Je ne sais, lui dis-je, je suis perdu." Elle envoya chercher un fiacre, et une jeune fille me conduisit à la maison Dubois




V


Là mon mal reprit avec diverses alternatives. Au bout d'un mois j'étais rétabli. Pendant les deux mois qui suivirent, je repris mes pérégrinations autour de Paris. Le plus long voyage que j'aie fait a été pour visiter la cathédrale de Reims. Peu à peu, je me remis à écrire et je composai une de mes meilleures nouvelles. Toutefois, je l'écrivis péniblement, presque toujours au crayon, sur des feuilles détachées, suivant le hasard de ma rêverie ou de ma promenade. Les corrections m'agitèrent beaucoup. Peu de jours après l'avoir publiée, je me sentis pris d'une insomnie persistante. J'allais me promener toute la nuit sur la colline de Montmartre et y voir le lever du soleil. Je causais longuement avec les paysans et les ouvriers. Dans d'autres moments, je me dirigeais vers les halles. Une nuit, j'allai souper dans un café du boulevard et je m'amusai à jeter en l'air des pièces d'or et d'argent. J'allai ensuite à la halle et je me disputai avec un inconnu, à qui je donnai un rude soufflet; je ne sais comment cela n'eut aucune suite. A une certaine heure, entendant sonner l'horloge de Saint-Eustache, je me pris à penser aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs, et je croyais voir s'élever autour de moi des fantômes des combattants de cette époque. Je me pris de querelle avec un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque d'argent, et que je disais être le duc Jean de Bourgogne. Je voulais l'empêcher d'entrer dans un cabaret. Par une singularité que je ne m'explique pas, voyant que je le menaçais de mort, son visage se couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai passer

Je me dirigeai vers les Tuileries, qui étaient fermées, et suivis la ligne des quais; je montai ensuite au Luxembourg, puis je revins déjeuner avec un de mes amis. Ensuite j'allai vers Saint-Eustache, où je m'agenouillai pieusement à l'autel de la Vierge en pensant à ma mère. Les pleurs que je versai détendirent mon âme, et, en sortant de l'église, j'achetai un anneau d'argent. De là, j'allai rendre visite à mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car il était absent. J'allai de là au Jardin des Plantes. Il y avait beaucoup de monde, et je restai quelque temps à regarder l'hippopotame qui se baignait dans un bassin. - J'allai ensuite visiter les galeries d'ostéologie. La vue des monstres qu'elles renferment me fit penser au déluge, et, lorsque je sortis, une averse épouvantable tombait dans le jardin. Je me dis: "Quel malheur! Toutes ces femmes, tous ces enfants, vont rentrer mouillés!..." Puis je me dis: "Mais c'est plus encore! c'est le véritable déluge qui commence." L'eau s'élevait dans les rues voisines; je descendis en courant la rue Saint-Victor, et, dans l'idée d'arrêter ce que je croyais l'inondation universelle, je jetai à l'endroit le plus profond l'anneau que j'avais acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment, l'orage s'apaisa, et un rayon de soleil commença à briller.

L'espoir rentra dans mon âme, J'avais rendez-vous à quatre heures chez mon ami Georges; je me dirigeai vers sa demeure. En passant devant un marchand de curiosités, j'achetai deux écrans de velours couverts de figures hiéroglyphiques. Il me sembla que c'était la consécration du pardon des cieux. J'arrivai chez Georges à l'heure précise et je lui confiai mon espoir. J'étais mouillé et fatigué. Je changeai de vêtements et me couchai sur son lit. Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse. Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant: "Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as toujours aimée. A chacune de tes épreuves, j'ai quitté l'un des masques dont je voile mes traits, et bientôt tu me verras telle que je suis..." Un verger délicieux sortait des nuages derrière elle, une lumière douce et pénétrante éclairait ce paradis, et cependant je n'entendais que sa voix, mais je me sentais plongé dans une ivresse charmante. - Je m'éveillai peu de temps après et je dis à Georges: "Sortons." Pendant que nous traversions le pont des Arts, je lui expliquai les migrations des âmes, et je lui disais: "Il me semble que, ce soir, j'ai en moi l'âme de Napoléon qui m'inspire et me commande de grandes choses." Dans la rue du Coq, j'achetai un chapeau, et, pendant que Georges recevait la monnaie de la pièce d'or que j'avais jetée sur le comptoir, je continuai ma route et j'arrivai aux galeries du Palais-Royal.

Là, il me sembla que tout le monde me regardait. Une idée persistante s'était logée dans mon esprit, c'est qu'il n'y avait plus de morts; je parcourais la galerie de Foy en disant: "J'ai fait une faute" , et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon... "Il y a quelque chose que je n'ai point payé par ici!" - J'entrai au café de Foy dans cette idée et je crus reconnaître dans un des habitués le père Bertin des Débats. Ensuite, je traversai le jardin et je pris quelque intérêt à voir les rondes des petites filles. De là, je sortis des galeries et je me dirigeai vers la rue Saint-Honoré. J'entrai dans une boutique pour acheter un cigare, et, quand je sortis, la foule était si compacte que je faillis être étouffé. Trois de mes amis me dégagèrent en répondant de moi et me firent entrer dans un café pendant que l'un d'eux allait chercher un fiacre. On me conduisit à l'hospice de la Charité.

Pendant la nuit, le délire augmenta, surtout le matin, lorsque je m'aperçus que j'étais attaché. Je parvins à me débarrasser de la camisole de force, et, vers le matin, je me promenai dans les salles. L'idée que j'étais devenu semblable à un dieu et que j'avais le pouvoir de guérir me fit imposer les mains à quelques malades, et, m'approchant d'une statue de la Vierge, j'enlevai la couronne de fleurs artificielles pour appuyer le pouvoir que je me croyais. Je marchai à grands pas, parlant avec animation de l'ignorance des hommes qui croyaient pouvoir guérir avec la science seule, et, voyant sur la table un flacon d'éther, je l'avalai d'une gorgée. Un interne d'une figure que je comparais à celle des anges, voulut m'arrêter, mais la force nerveuse me soutenait, et, prêt à le renverser, je m'arrêtai, lui disant qu'il ne comprenait pas quelle était ma mission. Des médecins vinrent alors, et je continuai mes discours sur l'impuissance de leur art. Puis je descendis l'escalier, bien que n'ayant point de chaussures. Arrivé devant un parterre, j'y entrai et je cueillis des fleurs en me promenant sur le gazon.

Un de mes amis était revenu pour me chercher. Je sortis alors du parterre, et, pendant que je lui parlais, on me jeta sur les épaules une camisole de force, puis on me fit monter dans un fiacre et je fus conduit à une maison de santé située hors de Paris. Je compris, en me voyant parmi les aliénés, que tout n'avait été pour moi qu'illusions jusque-là. Toutefois, les promesses que j'attribuais à la déesse Isis me semblaient se réaliser par une série d'épreuves que j'étais destiné à subir. Je les acceptai donc avec résignation.

La partie de la maison où je me trouvais donnait sur un vaste promenoir ombragé de noyers. Dans un angle se trouvait une petite hutte où l'un des prisonniers se promenait en cercle tout le jour. D'autres se bornaient, comme moi, à parcourir le terre-plein ou la terrasse, bordée d'un talus de gazon. Sur un mur, situé au couchant, étaient tracées des figures dont l'une représentait la forme de la lune avec des yeux et une bouche tracés géométriquement; sur cette figure on avait peint une sorte de masque; le mur de gauche présentait divers dessins de profil dont l'un figurait une sorte d'idole japonaise. Plus loin, une tête de mort était creusée dans le plâtre; sur la face opposée, deux pierres de taille avaient été sculptées par quelqu'un des hôtes du jardin et représentaient de petits mascarons assez bien rendus. Deux portes donnaient sur des caves, et je m'imaginai que c étaient des voies souterraines pareilles à celles que j'avais vues à l'entrée des Pyramides.




VI


Je m'imaginai d'abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres, et que celui qui tournait sans cesse dans le même cercle y réglait la marche du soleil. Un vieillard, que l'on amenait à certaines heures du jour et qui faisait des noeuds en consultant sa montre, m'apparaissait comme chargé de constater la marche des heures. Je m'attribuai à moi-même une influence sur la marche de la lune, et je crus que cet astre avait reçu un coup de foudre du Tout-Puissant qui avait tracé sur sa face l'empreinte du masque que j'avais remarquée.

J'attribuais un sens mystique aux conversations des gardiens et à celles de mes compagnons. Il me semblait qu'ils étaient les représentants de toutes les races de la terre et qu'il s'agissait entre nous de fixer à nouveau la marche des astres et de donner un développement plus grand au système. Une erreur s'était glissée, selon moi, dans la combinaison générale des nombres, et de là venaient tous les maux de l'humanité. Je croyais encore que les esprits célestes avaient pris des formes humaines et assistaient à ce congrès général, tout en paraissant occupés de soins vulgaires. Mon rôle me semblait être de rétablir l'harmonie universelle par l'art cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses religions.

Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres rayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En regardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs, je voyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillons ornés d'arabesques, et surmontés de découpures et d'aiguilles, qui me rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore. Cela conduisit naturellement ma pensée aux préoccupations orientales. Vers deux heures, on me mit au bain, et je me crus servi par les Walkyries, filles d'Odin, qui voulaient m'élever à l'immortalité en dépouillant peu à peu mon corps de ce qu'il avait d'impur.

Je me promenai le soir plein de sérénité aux rayons de la lune, et en levant les yeux vers les arbres, il me semblait que les feuilles se roulaient capricieusement de manière à former des images de cavaliers et de dames portés par des chevaux caparaçonnés. C'étaient pour moi les figures triomphantes des aïeux. Cette pensée me conduisit à celle qu'il y avait une vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première, et que les communications avaient lieu par le magnétisme des astres, qu'une chaîne non interrompue liait autour de la terre les intelligences dévouées à cette communication générale, et les chants, les danses, les regards, aimantés de proche en proche, traduisaient la même aspiration. La lune était pour moi le refuge des âmes fraternelles qui, délivrées de leurs corps mortels, travaillaient plus librement à la régénération de l'univers.

Pour moi déjà, le temps de chaque journée semblait augmenté de deux heures; de sorte qu'en me levant aux heures fixées par les horloges de la maison, je ne faisais que me promener dans l'empire des ombres. Les compagnons qui m'entouraient me semblaient endormis et pareils aux spectres du Tartare, jusqu'à l'heure où pour moi se levait le soleil. Alors, je saluais cet astre par une prière, et ma vie réelle commençait.

Du moment que je me fus assuré de ce point que j'étais soumis aux épreuves de l'initiation sacrée, une force invincible entra dans mon esprit. Je me jugeais un héros vivant sous le regard des dieux; tout dans la nature prenait des aspects nouveaux, et des voix secrètes sortaient de la plante, de l'arbre, des animaux, des plus humbles insectes, pour m'avertir et m'encourager. Le langage de mes compagnons avait des tours mystérieux dont je comprenais le sens, les objets sans forme et sans vie se prêtaient eux-mêmes aux calculs de mon esprit; - des combinaisons de cailloux, des figures d'angles, de fentes ou d'ouvertures, des découpures de feuilles, des couleurs, des odeurs et des sons, je voyais ressortir des harmonies jusqu'alors inconnues. "Comment, me disais-je, ai-je pu exister si longtemps hors de la nature et sans m'identifier à elle? Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m'entretiens avec le choeur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs!"

Aussitôt je frémis en songeant que ce mystère même pouvait être surpris. "Si l'électricité, me dis-je, qui est le magnétisme des corps physiques, peut subir une direction qui lui impose des lois, à plus forte raison les esprits hostiles et tyranniques peuvent asservir les intelligences et se servir de leurs forces divisées dans un but de domination. C'est ainsi que les dieux antiques ont été vaincus et asservis par des dieux nouveaux; c'est ainsi, me dis-je encore, en consultant mes souvenirs du monde ancien, que les nécromants dominaient des peuples entiers, dont les générations se succédaient captives sous leur sceptre éternel. O malheur! la Mort elle-même ne peut les affranchir! car nous revivons dans nos fils comme nous avons vécu dans nos pères, - et la science impitoyable de nos ennemis sait nous reconnaître partout. L'heure de notre naissance, le point de la terre où nous paraissons, le premier geste, le nom de la chambre, - et toutes ces consécrations, et tous ces rites qu'on nous impose, tout cela établit une série heureuse ou fatale d'où l'avenir dépend tout entier. Mais si déjà cela est terrible selon les seuls calculs humains, comprenez ce que cela doit être en se rattachant aux formules mystérieuses qui établissent l'ordre des mondes. On l'a dit justement: rien n'est indifférent, rien n'est impuissant dans l'univers; un atome peut tout dissoudre, un atome peut tout sauver!

O terreur! voilà l'éternelle distinction du bon et du mauvais. Mon âme est-elle la molécule indestructible, le globule qu'un peu d'air gonfle, mais qui retrouve sa place dans la nature, ou ce vide même, image du néant qui disparaît dans l'immensité? Serait-elle encore la parcelle fatale destinée à subir, sous toutes ses transformations, les vengeances des êtres puissants?" Je me vis amené ainsi à me demander compte de ma vie, et même de mes existences antérieures. En me prouvant que j'étais bon, je me prouvai que j'avais dû toujours l'être. "Et si j'ai été mauvais, me dis-je, ma vie actuelle ne sera-t-elle pas une suffisante expiation?" Cette pensée me rassura, mais ne m'ôta pas la crainte d'être à jamais classé parmi les malheureux. Je me sentais plongé dans une eau froide, et une eau plus froide encore ruisselait sur mon front. Je reportai ma pensée à l'éternelle Isis, la mère et l'épouse sacrée; toutes mes aspirations, toutes mes prières se confondaient dans ce nom magique, je me sentais revivre en elle, et parfois elle m'apparaissait sous la figure de la Vénus antique, parfois aussi sous les traits de la Vierge des chrétiens. La nuit me ramena plus distinctement cette apparition chérie, et pourtant je me disais: "Que peut-elle, vaincue, opprimée peut-être, pour ses pauvres enfants?" Pâle et déchiré, le croissant de la lune s'amincissait tous les soirs et allait bientôt disparaître; peut-être ne devions-nous plus le revoir au ciel! Cependant, il me semblait que cet astre était le refuge de toutes les âmes soeurs de la mienne, et je le voyais peuplé d'ombres plaintives destinées à renaître un jour sur la terre...

Ma chambre est à l'extrémité d'un corridor habité d'un côté par les fous, et de l'autre par les domestiques de la maison. Elle a seule le privilège d'une fenêtre, percée du côté de la cour, plantée d'arbres, qui sert de promenoir pendant la journée. Mes regards s'arrêtent avec plaisir sur un noyer touffu et sur deux mûriers de la Chine. Au-dessus, l'on aperçoit vaguement une rue assez fréquentée, à travers des treillages peints en vert. Au couchant, l'horizon s'élargit; c'est comme un hameau aux fenêtres revêtues de verdure ou embarrassées de cages, de loques qui sèchent, et d'où l'on voit sortir par instant quelque profil de jeune ou vieille ménagère, quelque tête rose d'enfant. On crie, on chante, on rit aux éclats; c'est gai ou triste à entendre, selon les heures et selon les impressions.

J'ai trouvé là tous les débris de mes diverses fortunes, les restes confus de plusieurs mobiliers dispersés ou revendus depuis vingt ans. C'est un capharnaüm comme celui du docteur Faust. Une table antique à trépied aux têtes d'aigles; une console soutenue par un sphinx ailé, une commode du dix-septième siècle, une bibliothèque du dix-huitième, un lit du même temps, dont le baldaquin, à ciel ovale, est revêtu de lampas rouge (mais on n'a pu dresser ce dernier); une étagère rustique chargée de faïences et de porcelaines de Sèvres, assez endommagées la plupart; un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d'albâtre, un vase de cristal; des panneaux de boiserie provenant de la démolition d'une vieille maison que j'avais habitée sur l'emplacement du Louvre, et couverts de peintures mythologiques exécutées par des amis aujourd'hui célèbres, deux grandes toiles dans le goût de Prudhon, représentant la Muse de l'histoire et celle de la comédie. Je me suis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. J'ai suspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes, mes deux cachemires industrieusement reprisés, une gourde de pèlerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque s'étale un vaste plan du Caire; une console de bambou, dressée à mon chevet, supporte un plateau de l'Inde vernissé où je puis disposer mes ustensiles de toilette. J'ai retrouvé avec joie ces humbles restes de mes années alternatives de fortune et de misère, où se rattachaient tous les souvenirs de ma vie. On avait seulement mis à part un petit tableau sur cuivre, dans le goût du Corrège, représentant Vénus et l'Amour, des trumeaux de chasseresses et de satyres et une flèche que j'avais conservée en mémoire des compagnies de l'arc du Valois, dont j'avais fait partie dans ma jeunesse: les armes étaient vendues depuis les lois nouvelles. En somme, je retrouvais là à peu près tout ce que j'avais possédé en dernier lieu. Mes livres, amas bizarre de la science de tous les temps, histoire, voyages, religions, cabale, astrologie à réjouir les ombres de Pic de la Mirandole, du sage Meursius et de Nicolas de Cusa, - la tour de Babel en deux cents volumes, - on m'avait laissé tout cela! Il y avait de quoi rendre fou un sage; tâchons qu'il y ait aussi de quoi rendre sage un fou.

Avec quelles délices j'ai pu classer dans mes tiroirs l'amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j'ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. O bonheur! ô tristesse mortelle! ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c'est le trésor de mon seul amour... Relisons... Bien des lettres manquent, bien d'autres sont déchirées ou raturées; voici ce que je retrouve.

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Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon rêve, et, quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbres et des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. Peu à peu un jour bleuâtre pénétra dans le kiosque et y fit apparaître des images bizarres. Je crus alors me trouver au milieu d'un vaste charnier où l'histoire universelle était écrite en traits de sang. Le corps d'une femme gigantesque était peint en face de moi; seulement, ses diverses parties étaient tranchées comme par le sabre; d'autres femmes de races diverses et dont les corps dominaient de plus en plus, présentaient sur les autres murs un fouillis sanglant de membres et de têtes, depuis les impératrices et les reines jusqu'aux plus humbles paysannes. C'était l'histoire de tous les crimes, et il suffisait de fixer les yeux sur tel ou tel point pour voir s'y dessiner une représentation tragique. "Voila, me disais-je, ce qu'a produit la puissance déférée aux hommes. Ils ont peu à peu détruit et tranché en mille morceaux le type éternel de la beauté, si bien que les races perdent de plus en plus en force et en perfection..." Et je voyais, en effet, sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir.

Je fus enfin arraché à cette sombre contemplation. La figure bonne et compatissante de mon excellent médecin me rendit au monde des vivants. Il me fit assister à un spectacle qui m'intéressa vivement. Parmi les malades se trouvait un jeune homme, ancien soldat d'Afrique, qui depuis six semaines se refusait à prendre de la nourriture. Au moyen d'un long tuyau de caoutchouc introduit dans son estomac, on lui faisait avaler des substances liquides et nutritives. Du reste, il ne pouvait ni voir ni parler.

Ce spectacle m'impressionna vivement. Abandonné jusque-là au cercle monotone de mes sensations ou de mes souffrances morales, je rencontrais un être indéfinissable, taciturne et patient, assis comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence. Je me pris à l'aimer à cause de son malheur et de son abandon, et je me sentis relevé par cette sympathie et par cette pitié. Il me semblait, placé ainsi entre la mort et la vie, comme un interprète sublime, comme un confesseur prédestiné à entendre ces secrets de l'âme que la parole n'oserait transmettre ou ne réussirait pas à rendre. C'était l'oreille de Dieu sans le mélange de la pensée d'un autre. Je passais des heures entières à m'examiner mentalement, la tête penchée sur la sienne et lui tenant les mains. Il me semblait qu'un certain magnétisme réunissait nos deux esprits, et je me sentis ravi quand la première fois une parole sortit de sa bouche. On n'en voulait rien croire, et j'attribuais à mon ardente volonté ce commencement de guérison. Cette nuit-là, j'eus un rêve délicieux, le premier depuis bien longtemps. J'étais dans une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte latérale vint à s'ouvrir; un esprit se présente et me dit: "Viens, frère!..." Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles; nous nous arrêtâmes à contempler ce spectacle, et l'esprit étendit sa main sur mon front comme je l'avais fait la veille en cherchant à magnétiser mon compagnon; aussitôt une des étoiles que je voyais au ciel se mit à grandir, et la divinité de mes rêves m'apparut souriante, dans un costume presque indien, telle que je l'avais vue autrefois. Elle marcha entre nous deux, et les prés verdissaient, les fleurs et les feuillages s'élevaient de terre sur la trace de ses pas... Elle me dit: "L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme; ces escaliers sans nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée, et maintenant rappelle-toi le jour où tu as imploré la Vierge sainte et où, la croyant morte, le délire s'est emparé de ton esprit. Il fallait que ton voeu lui fût porté par une âme simple et dégagée des liens de la terre. Celle-là s'est rencontrée près de toi, et c'est pourquoi il m'est permis à moi-même de venir et de t'encourager." La joie que ce rêve répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait consolé, et j'écrivis sur le mur ces mots: "Tu m'as visité cette nuit."

J'inscris ici, sous le titre de Mémorables, les impressions de plusieurs rêves qui suivirent celui que je viens de rapporter.

MEMORABLES

...

Sur un pic élancé de l'Auvergne a retenti la chanson des pâtres. Pauvre Marie! reine des cieux! c'est à toi qu'ils s'adressent pieusement. Cette mélodie rustique a frappé l'oreille des corybantes. Ils sortent, en chantant à leur tour, des grottes secrètes où l'Amour leur fit des abris. - Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!

Sur les montagnes de l'Himalaya une petite fleur est née - Ne m'oubliez pas! - Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger. - Myosotis!

Une perle d'argent brillait dans le sable; une perle d'or étincelait au ciel... Le monde était créé. Chastes amours, divins soupirs! enflammez la sainte montagne... car vous avez des frères dans les vallées et des soeurs timides qui se dérobent au sein des bois!

Bosquets embaumés de Paphos, vous ne valez pas ces retraites où l'on respire à pleins poumons l'air vivifiant de la patrie. "- Là-haut, sur les montagnes - le monde y vit content; - le rossignol sauvage - fait mon contentement!"

Oh! que ma grande amie est belle! Elle est si grande, qu'elle pardonne au monde, et si bonne quelle m'a pardonné. L'autre nuit, elle était couchée je ne sais dans quel palais, et je ne pouvais la rejoindre. Mon cheval alezan-brûlé se dérobait sous moi. Les rênes brisées flottaient sur sa croupe en sueur, et il me fallut de grands efforts pour l'empêcher de se coucher à terre.

Cette nuit, le bon Saturnin m'est venu en aide, et ma grande amie a pris place à mes côtés sur sa cavale blanche caparaçonnée d'argent. Elle m'a dit: "Courage, frère! car c'est la dernière étape." Et ses grands yeux dévoraient l'espace, et elle faisait voler dans l'air sa longue chevelure imprégnée des parfums de l'Yémen.

Je reconnus les traits divins de ***. Nous volions au triomphe, et nos ennemis étaient à nos pieds. La huppe messagère nous guidait au plus haut des cieux, et l'arc de lumière éclatait dans les mains divines d'Apollyon. Le cor enchanté d'Adonis résonnait à travers les bois.

O Mort! où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux? Sa robe était d'hyacinthe soufrée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds, étincelaient de diamants et de rubis. Quand sa houssine légère toucha la porte de nacre de la Jérusalem nouvelle, nous fûmes tous les trois inondés de lumière. C'est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l'heureuse nouvelle.

Je sors d'un rêve bien doux: j'ai revu celle que j'avais aimée transfigurée et radieuse. Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire, et j'y ai lu le mot pardon signé du sang de Jésus-Christ.

Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde des mondes. Hosannah! paix à la terre et gloire aux cieux!

Du sein des ténèbres muettes, deux notes ont résonné, l'une grave, l'autre aiguë, - et l'orbe éternel s'est mis à tourner aussitôt. Sois bénie, ô première octave qui commença l'hymne divin! Du dimanche au dimanche, enlace tous les jours dans ton réseau magique. Les monts te chantent aux vallées, les sources aux rivières, les rivières aux fleuves, et les fleuves à l'Océan; l'air vibre, et la lumière brise harmonieusement les fleurs naissantes. Un soupir, un frisson d'amour sort du sein gonflé de la terre, et le choeur des astres se déroule dans l'infini; il s'écarte et revient sur lui-même, se resserre et s'épanouit, et sème au loin les germes des créations nouvelles.

Sur la cime d'un mont bleuâtre une petite fleur est née. - Ne m'oubliez pas! - Le regard chatoyant d'une étoile s'est fixé un instant sur elle, et une réponse s'est fait entendre dans un doux langage étranger. - Myosotis!

Malheur à toi, dieu du Nord, - qui brisas d'un coup de marteau la sainte table composée des sept métaux les plus précieux! car tu n'as pu briser la Perle rose qui reposait au centre. Elle a rebondi sous le fer, - et voici que nous nous sommes armés pour elle... Hosannah!

Le macrocosme, ou grand monde, a été construit par art cabalistique; le microcosme, ou petit monde, est son image réfléchie dans tous les coeurs. La Perle rose a été teinte du sang royal des Walkyries. Malheur à toi; dieu-forgeron, qui as voulu briser un monde!

Cependant le pardon du Christ a été aussi prononcé pour toi!

Sois donc béni toi-même, ô Thor, le géant, - le plus puissant des fils d'Odin! Sois béni dans Héla, ta mère, car souvent le trépas est doux, - et dans ton frère Loki, et dans ton chien Garnur!

Le serpent qui entoure le Monde est béni lui-même, car il relâche ses anneaux, et sa gueule béante aspire la fleur d'anxoka, la fleur soufrée, - la fleur éclatante du soleil!

Que Dieu préserve le divin Balder, le fils d'Odin, et Freya la belle!

...

Je me trouvais en esprit à Saardam, que j'ai visitée l'année dernière. La neige couvrait la terre. Une toute petite fille marchait en glissant sur la terre durcie et se dirigeait, je crois, vers la maison de Pierre le Grand. Son profil majestueux avait quelque chose de bourbonien. Son cou, d'une éclatante blancheur, sortait à demi d'une palatine de plumes de cygne. De sa petite main rose, elle préservait du vent une lampe allumée et allait frapper à la porte verte de la maison, lorsqu'une chatte maigre qui en sortait s'embarrassa dans ses jambes et la fit tomber. "Tiens! ce n'est qu'un chat!" dit la petite fille en se relevant. "Un chat, c'est quelque chose!" répondit une voix douce. J'étais présent à cette scène, et je portais sur mon bras un petit chat gris qui se mit à miauler. "C'est l'enfant de cette vieille fée!" dit la petite fille. Et elle entra dans la maison.

Cette nuit, mon rêve s'est transporté d'abord à Vienne. - On sait que sur chacune des places de cette ville sont élevées de grandes colonnes qu'on appelle pardons. Des nuages de marbre s'accumulent en figurant l'ordre salomonique et supportent des globes où président assises des divinités. Tout à coup, ô merveille! Je me mis à songer à cette auguste soeur de l'empereur de Russie, dont j'ai vu le palais impérial à Weimar. - Une mélancolie pleine de douceur me fit voir les brumes colorées d'un paysage de Norwège éclairé d'un jour gris et doux. Les nuages devinrent transparents et je vis se creuser devant moi un abîme profond où s'engouffraient tumultueusement les flots de la Baltique glacée. Il semblait que le fleuve entier de la Néwa, aux eaux bleues, dût s'engloutir dans cette fissure du globe. Les vaisseaux de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg s'agitaient sur leurs ancres, prêts à se détacher et à disparaître dans le gouffre, quand une lumière divine éclaira d'en haut cette scène de désolation.

Sous le vif rayon qui perçait la brume, je vis apparaître aussitôt le rocher qui supporte la statue de Pierre le Grand. Au-dessus de ce solide piédestal vinrent se grouper des nuages qui s'élevaient jusqu'au zénith. Ils étaient chargés de figures radieuses et divines, parmi lesquelles on distinguait les deux Catherine et l'impératrice sainte Hélène, accompagnées des plus belles princesses de Moscovie et de Pologne. Leurs doux regards, dirigés vers la France, rapprochaient l'espace au moyen de longs télescopes de cristal. Je vis par là que notre patrie devenait l'arbitre de la querelle orientale, et qu'elles en attendaient la solution. Mon rêve se termina par le doux espoir que la paix nous serait enfin donnée.

C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret. - Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations au lieu de les subir? N'est-il pas possible de dompter cette chimère attrayante et redoutable, d'imposer une règle à ces esprits des nuits qui se jouent de notre raison? Le sommeil occupe le tiers de notre vie. Il est la consolation des peines de nos journées ou la peine de leurs plaisirs; mais je n'ai jamais éprouvé que le sommeil fût un repos. Après un engourdissement de quelques minutes, une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace, et pareille sans doute à celle qui nous attend après la mort. Qui sait s'il n'existe pas un lien entre ces deux existences et s'il n'est pas possible à l'âme de le nouer dès à présent?

Dès ce moment, je m'appliquais à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls les rapports apparents, - et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de certains tableaux semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels qui s'agitent sur l'eau troublée.

Telles étaient les inspirations de mes nuits; mes journées se passaient doucement dans la compagnie des pauvres malades, dont je m'étais fait des amis. La conscience que désormais j'étais purifié des fautes de ma vie passée me donnait des jouissances morales infinies; la certitude de l'immortalité et de la coexistence de toutes les personnes que j'avais aimées m'était arrivée matériellement, pour ainsi dire, et je bénissais l'âme fraternelle qui, du sein du désespoir, m'avait fait rentrer dans les voies lumineuses de la religion.

Le pauvre garçon de qui la vie intelligente s'était si singulièrement retirée recevait des soins qui triomphaient peu à peu de sa torpeur. Ayant appris qu'il était né à la campagne, je passais des heures entières à lui chanter d'anciennes chansons de village, auxquelles je cherchais à donner l'expression la plus touchante. J'eus le bonheur de voir qu'il les entendait et qu'il répétait certaines parties de ces chants. Un jour, enfin, il ouvrit les yeux un seul instant, et je vis qu'ils étaient bleus comme ceux de l'esprit qui m'était apparu en rêve. Un matin, à quelques jours de là, il tint ses yeux grands ouverts et ne les ferma plus. Il se mit aussitôt a parler, mais seulement par intervalle, et me reconnut, me tutoyant et m'appelant frère. Cependant, il ne voulait pas davantage se résoudre à manger. Un jour, revenant du jardin, il me dit: "J'ai soif." J'allai lui chercher à boire; le verre toucha ses lèvres sans qu'il pût avaler. "Pourquoi, lui dis-je, ne veux-tu pas manger et boire comme les autres? - C'est que je suis mort, dit-il; j'ai été enterré dans tel cimetière, à telle place... - Et maintenant,. où crois-tu être? - En purgatoire, j'accomplis mon expiation."

Telles sont les idées bizarres que donnent ces sortes de maladies; je reconnus en moi-même que je n'avais pas été loin d'une si étrange persuasion. Les soins que j'avais reçus m'avaient déjà rendu à l'affection de ma famille et de mes amis, et je pouvais juger plus sainement le monde d'illusions où j'avais quelque temps vécu. Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises, et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers.




En marge d'Aurélia





Lettres à Aurélia


I

Je vous avais obéi, Madame; j'avais attendu pour vous voir le jour où tout le monde en a le droit; pour vous parler le jour où beaucoup d'autres en ont le privilège; puis j'ai changé de pensée, je n'ai pu me résoudre à vous adresser en vain quelques banales paroles. Il faut donc vous écrire encore, et pourtant j'avais résolu de ne plus le faire. Les lettres ne sont bonnes que pour les amants froids ou pour les amants heureux. On admet le trouble et l'incohérence dans la conversation, mais les phrases écrites deviennent des témoins éternels. Que je voudrais pouvoir anéantir tout ce que je vous ai écrit! Votre indifférence m'aura peut-être rendu ce service: je la remercierais de cela du moins.

Le beau roman que je ferais pour vous, si ma pensée était plus calme! mais trop de choses s'offrent à moi ensemble, au moment où je vous écris. Vous avez eu raison de me faire sentir que mon amour si long et si éprouvé me rendait injuste et exigeant envers vous, qui le connaissez à peine; mais comment, en jugeant si bien, avez-vous si peu d'indulgence? Oui, il y a dans ma tête un orage de pensées dont je suis ébloui et fatigué sans cesse, il y a des années de rêves, de projets, d'angoisses qui voudraient se presser dans une phrase, dans un mot, puis on doute. Ah! j'oublierai tout cela, car vous m'avez cruellement puni d'avoir voulu m'en prévaloir. Pourquoi vous ai-je dit une fois ce que j'avais souffert pour vous? Pourquoi me suis-je vanté d'un passé qui n'est plus, et auquel vous ne devez rien? Une femme aime à donner plus qu'elle ne reçoit, et ce n'est pas de son côté que doit être la reconnaissance. . Et qu'ai-je fait, mon Dieu! Un sourire, un serrement de main, une douce parole valent cent fois toutes mes peines, et vous m'avez accordé tout cela.

II


Vous voyez que j'ai étudié votre lettre et qu'enfin je l'ai comprise. Que je la trouve bonne et douce quand je songe à mes torts envers vous! Mais qu'elle est raisonnable, qu'elle est prudente! vous étiez bien calme en l'écrivant. Je vous en remercie toutefois, puisqu'elle me laisse encore un faible et dernier espoir! Ah! pauvre chère lettre! c'est jusqu'ici le seul trésor de mon amour: ne m'ôtez pas l'illusion qui me fait voir en elle une faveur bien grande, un gage inappréciable de votre bonté!

Ah! Madame, ne craignez pas de me voir désormais. Vous le savez, je suis timide en face de vous. Votre regard est pour moi ce qu'il y a de plus doux et de plus terrible; vous avez sur moi tout pouvoir, et ma passion même n'ose en votre présence s'exprimer que faiblement. Je vous ai dit mes souffrances avec le sourire sur les lèvres, de peur de vous effrayer; je vous ai raconté avec calme des choses qui me tenaient tellement au coeur qu'il me semblait que j'en arrachais des fibres en vous parlant. Je faisais ainsi la parodie de mes propres émotions, Il me semblait qu'il était question d'un autre, et que je vous disais: Voyez ce rêveur, cet insensé, qui vous aime si follement.

Ne redoutez rien de ma présence et de mes paroles, j'ai su calmer enfin des agitations, des inégalités qu'il vous a été plus facile de comprendre que d'excuser peut-être; j'ai appris à redevenir courageux et patient, je ne veux plus compromettre en quelques instants toutes les chances d'une destinée, et je me dis que, dans l'affection que je vous crie, il y a trop de passé pour qu'il n'y ait pas beaucoup d'avenir!

III


Il va se présenter bientôt une occasion nouvelle de vous prouver ce que je puis pour vous, que vous attachiez ou non de l'importance à mes services, croyez qu'ils vous sont acquis pour toujours, sans conditions et sans réserve.

Et maintenant, si je vous fais cet aveu c'est que je m'abandonne à vous sans aucune arrière-pensée et sans calcul, c'est que dussiez-vous ne m'accorder que de l'amitié, mes services auxquels de nouvelles circonstances vont peut-être donner du prix sont à vous encore sans condition et sans réserves. Disposez-en pour vous et pour vos amis et souvenez-vous que je ne croirai jamais avoir des droits qu'à vos égards et à votre amitié, la suite sera l'oeuvre du temps je l'espère.

Je ne sais, il y a quelque chose qui vous enchaîne à mon égard. Si j'avais à lutter contre d'obscurs soupirants j'espère que du moins l'occasion de mon... Pourtant c'est cette lettre [qui] me rend quelque confiance car elle m'a montré quelque chose de votre âme, car elle a su [?] l'estime que je fais de vous... mais ceux-là je les réclame...

IV


Mon dieu, mon dieu que je vous remercie! Votre oeil rencontrant le mien, votre main serrant la mienne. Vous saviez bien que c'était enfin et n'est-ce pas qu'importe après cela que je n'aie pu vous dire un mot. J'y aurais peut-être perdu ce bonheur de quelques instants, cet adoucissement passager qui me donnera la force de souffrir encore.

Ne fût-ce que de la pitié, soyez en bénie encore.

V


Me voilà encore à vous écrire, puisque je ne puis faire autre chose que de penser à vous, et de m'occuper de vous, de vous si occupée de tant d'autres, si distraite, si affairée, non pas tout à fait indifférente peut-être, j'ai lieu de le croire aujourd'hui, mais bien cruellement raisonnable, et raisonnant si bien! Oh! femme, femme! l'artiste sera toujours en vous plus forte que l'amante! Mais je vous aime aussi comme artiste; il y a dans votre talent même, une partie de la magie qui m'a charmé: marchez donc d'un pas ferme vers cette gloire que j'oublie; et s'il faut une voix pour vous crier: courage! s'il faut un bras pour vous soutenir; s'il faut un corps où votre pied s'appuie pour monter plus haut vous savez que tout mon bonheur est de vivre, et serait de mourir pour vous!

Mourir! grand Dieu; pourquoi cette idée me revient-elle à tout propos, comme s'il n'y avait que ma mort qui fût l'équivalent du bonheur que vous promettez; la Mort! ce mot pourtant ne répand cependant rien de sombre dans ma pensée: elle m'apparaît, couronnée de roses pâles, comme à la fin d'un festin; j'ai rêvé quelquefois qu'elle m'attendait en souriant au chevet d'une femme adorée, non pas le soir, mais le matin, après le bonheur, après l'ivresse et qu'elle me disait: Allons, jeune homme! tu as eu ta nuit comme d'autres ont leur jour! à présent, viens dormir, viens te reposer dans mes bras; je ne suis pas belle moi, mais je suis bonne et secourable, et je ne donne pas le plaisir, mais le calme éternel!

Mais où donc cette image s'est-elle déjà offerte à moi? Ah! je vous l'ai dit: c'était à Naples, il y a trois ans. J'avais fait rencontre à la Villa Reale d'une Vénitienne qui vous ressemblait; une très bonne femme, dont l'état était de faire des broderies d'or pour les ornements d'église.

Le soir, nous étions allés voir Buondelmonte à San Carlo; et puis nous avions soupé très gaiement au café d'Europe; tous ces détails me reviennent, parce que tout m'a frappé beaucoup, à cause du rapport de figure qu'avait cette femme avec vous. J'eus toutes les peines du monde à la décider à me laisser l'accompagner; parce qu'elle avait un amant dans les officiers suisses du Roi. Ils sont rentrés depuis neuf heures, me disait-elle, mais demain, ils peuvent sortir de la caserne au point du jour, et le mien viendra chez moi tout à son lever assurément; il faudra donc vous éveiller bien avant le soleil, le pourrez-vous? D'abord, lui dis-je, il y a un moyen fort naturel, c'est de ne pas dormir du tout. Cette pensée la décida à me garder, mais voilà qu'à une certaine heure, nous nous endormîmes malgré nous. Vous allez croire que l'aventure se complique après cela. Pas du tout; elle est de la dernière simplicité. Les aventures sont ce qu'on les fait et celle-là m'était trop indifférente après tout pour que je cherchasse à la pousser au drame, surtout avec un suisse personnage probablement peu poétique. Avant le jour cette femme m'éveilla en sursaut au bruit des premières cloches. En un clin d'oeil, je me trouvai habillé, conduit dehors et me voilà sur le pavé de la rue de Tolède, encore assez endormi pour ne pas trop comprendre ce qui venait de m'arriver. Je pris par les petites rues derrière Chiaia et je me mis à gravir le Pausilippe au-dessus de la grotte.

Arrivé tout en haut, je me promenais en regardant la mer déjà bleuâtre, la ville où l'on n'entendait encore que le bruit du matin et les deux îles d'Eschia et de Nisita où le soleil commençait à dorer le haut des villas. Je n'étais pas fatigué le moins du monde [...?...] je marchais à grands pas, je courais, je descendais les pentes, je me roulais dans l'herbe humide, mais dans mon coeur il y avait l'idée de la mort.

O Dieu! je ne sais quelle profonde tristesse habitait en mon âme, mais ce n'était autre chose que la pensée cruelle que je n'étais pas aimé! J'avais vu comme le fantôme du bonheur, j'avais usé de tous les dons de Dieu, j'étais sous le plus beau ciel du monde, en présence de la nature la plus parfaite, du spectacle le plus immense qu'il soit donné aux hommes de voir, mais à cinq lieues de la seule femme qui existât pour moi et qui ignorait alors jusqu'à mon existence.

N'être pas aimé et n'avoir pas l'espoir de l'être jamais. Cette femme étrangère qui m'avait présenté votre vaine image et qui servait pour moi au caprice d'un soir, mais qui avait ses amours à elle, ses intérêts, ses habitudes, cette femme m'avait offert tout le plaisir qui peut exister en dehors des émotions de l'amour. Mais l'amour manquant tout cela n'était rien.

C'est alors que je fus tenté d'aller demander compte à Dieu de mon incomplète existence. Il n'y avait qu'un pas à faire: à l'endroit où j'étais, la montagne était coupée comme une falaise, la mer grondait en bas, bleue et pure; ce n'était plus qu'un moment à souffrir. Oh! l'étourdissement de cette pensée fut terrible. Deux fois je me suis élancé et je ne sais quel pouvoir me rejeta vivant sur la terre que j'embrassai. Non, mon Dieu! vous ne m'avez pas créé pour mon éternelle souffrance. Je ne veux pas vous outrager par ma mort, mais donnez-moi la force, donnez-moi le pouvoir, donnez-moi surtout la résolution qui fait que les uns arrivent au trône, les autres à la gloire, les autres à l'amour!

VI


J'ai lu votre lettre, cruelle que vous êtes! Elle est si douce et si indulgente que je ne puis que plaindre mon sort; mais si je vous croyais comme autrefois coquette et perfide, je vous dirais comme Figaro, Madame: "Votre esprit se rit du mien!" Cette pensée que l'on peut trouver un ridicule dans les sentiments les plus nobles, dans les émotions les plus sincères, me glace le sang et me rend injuste malgré moi. Oh non! vous n'êtes pas comme tant d'autres femmes! Vous avez du coeur et vous savez bien qu'il ne faut pas se jouer d'une véritable passion! Vous croyez en Dieu, n'est-ce pas? et vous devez songer, à de certaines heures, qu'il y a sur la terre une âme qui aurait droit, un jour, de vous accuser devant lui.

Ah! méfiez-vous! non pas de votre coeur, qui est bon, mais de votre humeur, qui est légère et changeuse! Songez que vous m'avez mis dans une position telle, vis-à-vis de vous, que l'abandon me serait beaucoup plus affreux que ne le serait une infidélité quand je vous aurais obtenue. En effet, dans ce dernier cas, qu'aurais-je à dire? le ressentiment serait ridicule à mes propres yeux; j'aurais cessé de plaire, voilà tout, et ce serait à moi de chercher des moyens de rentrer dans vos bonnes grâces. Je vous devrais toujours de la reconnaissance et je ne pourrais, dans tous les cas, douter de votre loyauté. Mais songez au désespoir où me livrerait votre changement dans nos relations actuelles! Oh! mon Dieu! vous vous créez des craintes là où elles ne peuvent exister! Pour ce qui est de la jalousie, c'est un côté bien mort chez moi... Quand j'ai pris une résolution, elle est ferme; quand je me suis résigné, c'est pour tout de bon: je pense à autre chose et j'arrange mes idées d'après les circonstances. Mon esprit sait toujours plier devant les faits irrévocables. Ainsi, ma belle amie, vous me connaissez bien, maintenant; je livre tout ceci à vos réflexions; je ne veux rien tenir que de leur effet. Ne craignez donc pas de me voir; votre présence me calme, me fait du bien, votre entretien m'est nécessaire et m'empêche de me livrer [au désespoir qui me tuerait!]

VII


Vous vous trompez, Madame, si vous pensez que je vous oublie ou que je me résigne à être oublié de vous. Je le voudrais, et ce serait un bonheur pour vous et pour moi sans doute; mais ma volonté n'y peut rien. La mort d'un parent, des intérêts de famille ont exigé mon temps et mes soins, et j'ai essayé de me livrer à cette diversion inattendue, espérant retrouver quelque calme et pouvoir juger enfin plus froidement ma position à votre égard. Elle est inexplicable; elle est triste et fatale de tout point; elle est ridicule peut-être; mais je me rassure en pensant que vous êtes la seule personne au monde qui n'ayez pas le droit de la trouver telle. Vous auriez bien peu d'orgueil, si vous vous étonniez d'être aimée à ce point et si follement.

Madame, je vous avais obéi; j'avais attendu pour vous voir le jour où tout le monde en a le droit. J'ai changé d'idée.

Oh! si j'ai réussi à mêler quelque chose de mon existence dans la vôtre; si toute une année je me suis occupé de vous préparer un triomphe; s'il y a à moi, toutes à moi, quelques journées de votre vie, et, malgré vous, quelques-unes de vos pensées, n'était-ce pas une peine qui portait sa récompense avec elle? Dans cette soirée où je compris toutes les chances de vous plaire et de vous obtenir, où ma seule fantaisie avait mis en jeu votre valeur et la livrait à des hasards, je tremblais plus que vous-même. Eh bien, alors même, tout le prix de mes efforts était dans votre sourire. Vos craintes m'arrachaient le coeur. Mais avec quel transport j'ai baisé vos mains glorieuses! Ah! ce n'était pas alors la femme, c'était l'artiste à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là j'avais adorée de si loin.

Vous dirai-je pourtant que j'ai perdu quelque illusion en vous voyant de plus près? Non!... mais, en se prenant à la réalité, mon amour a changé de caractère. Ma volonté, jusque-là si nette et si précise, a éprouvé un moment de vertige. Je ne sentais pas tout mon bonheur d'être ainsi près de vous, ni tout le danger que je courais à risquer de ne pas vous plaire. Mes projets se sont contrariés. J'ai voulu me montrer à la fois un homme sérieux et timide, un homme utile et exigeant, et je n'ai pas compris que les deux sentiments que je voulais exciter ensemble se froisseraient dans votre coeur. Plus jeune, je vous eusse touchée par une passion plus naïve et plus chaleureuse; plus vieux, j'aurais su mieux calculer ma marche, étudier votre caractère et trouver à la longue les secrets que vous me cachez.

Si je vous fais un aveu si complet, c'est que je vous sais digne de comprendre un esprit trop singulier pour être saisi tout d'abord, trop fier pour se livrer lui-même, sans garantie et sans espoir...

VIII


Permettez-moi de me rapprocher de vous, après vous avoir donné le temps d'oublier mes folies. J'ai respecté vos ordres; j'ai évité le danger de vous écrire; j'ai mis à me calmer toutes les forces de mon âme; je n'espère, je n'attends de vous pour ce soir qu'un signe de pardon, un mot de bonté. Hé bien, Madame, j'ai respecté vos ordres, j'ai attendu, pour vous voir, le jour où tout le monde en a le droit, pour vous parler, le jour où beaucoup d'autres en ont le privilège... Ne redoutez rien de ma présence et de mes paroles, j'ai su calmer enfin des agitations, des inégalités, qu'il vous a été plus facile de comprendre que d'excuser, peut-être; j'ai appris à redevenir courageux et patient. Je ne veux plus compromettre en quelques heures, toutes les chances d'une destinée à laquelle vous avez paru prendre quelque intérêt et je me dis surtout que, dans l'affection que je vous porte, il y a trop de passé pour qu'il n'y ait pas beaucoup d'avenir.

Je voulais même ne pas vous écrire: en manquant à cette résolution, je m'expose encore à un danger dont votre bonté peut me sauver ici.

IX


Ah! Ma pauvre amie, je ne sais quels rêves vous avez faits; mais moi, je sors d'une nuit terrible. Je suis malheureux par ma faute, peut-être, et non par la vôtre; mais je le suis. Oh! peut-être vous avez eu déjà quelques bonnes intentions pour moi; mais je les ai laissé perdre et je me suis exposé à votre colère un jour. Grand Dieu! Excusez mon désordre, pardonnez-moi les combats de mon âme. Oui, c'est vrai, j'ai voulu vous le cacher en vain, je vous désire autant que je vous aime; mais je mourrais plutôt que d'exciter encore une fois votre mécontentement.

Oh! Pardonnez! je ne suis pas un [?], moi; depuis trois mois, je vous suis fidèle, je le jure devant Dieu! Si vous tenez un peu à moi, voulez-vous m'abandonner encore à ces vaines ardeurs qui me tuent? Puisque je vous avoue tout cela pour que vous songiez plus tard (car je vous l'ai dit, quelque espoir que vous ayez bien voulu me donner, ce n'est pas à un jour fixé que je voudrais vous obtenir); mais arrangez les choses pour le mieux. Ah! je le sais, les femmes aiment qu'on les force un peu; elles ne veulent point paraître céder sans contrainte. Mais songez-y, vous n'êtes pas pour moi ce que sont les autres femmes; je suis plus peut-être pour vous que les autres hommes; sortons donc des usages de la galanterie ordinaire. Que m'importe que vous ayez été à d'autres, que vous soyez à d'autres peut être!

Vous êtes la première femme que j'aime et je suis peut-être le premier homme qui vous aime à ce point. Si ce n'est pas là une sorte d'hymen que le ciel bénisse, le mot amour n'est qu'un vain mot! Que ce soit donc un hymen véritable où l'épouse s'abandonne en disant: C'est l'heure!... Il y a de certaines façons de forcer une femme qui me répugnent. Vous le savez, mes idées sont singulières; ma passion s'entoure de beaucoup de poésie et d'originalité; j'arrange volontiers ma vie comme un roman, les moindres désaccords me choquent et les mauvaises manières que prennent les hommes avec les femmes qu'ils ont possédées ne seront jamais les miennes. Laissez-vous aimer ainsi; cela aura peut-être quelques douceurs charmantes que vous ignorez. Ah! ne redoutez rien, d'ailleurs, de la vivacité de mes transports! Vos craintes seront toujours les miennes et de même que je sacrifierais toute ma jeunesse et ma force au bonheur de vous posséder, de même aussi mon désir s'arrêterait devant votre réserve, comme il s'est arrêté si longtemps devant votre rigueur.

Ah! ma chère et véritable amie, j'ai peut-être tort de vous écrire ces choses, qui ne peuvent se dire d'ordinaire qu'aux heures d'enivrement. Mais je vous sais si bonne et si sensible que vous ne vous offenseriez pas de paroles qui ne tendent qu'à vous faire lire encore plus complètement dans mon coeur. Je vous ai fait bien des concessions; faites-m'en quelques-unes aussi. La seule chose qui m'effraie serait de n'obtenir de vous qu'une complaisance froide, qui ne partirait pas de l'attachement, mais peut-être de la pitié. Vous avez reproché à mon amour d'être matériel; il ne l'est pas, du moins dans ce sens! Que je ne vous possède jamais si je ne dois avoir dans les bras qu'une femme résignée plutôt que vaincue. Je renonce à la jalousie; je sacrifie mon amour-propre; mais je ne puis faire abstraction des droits secrets de mon cœur sur un autre. Vous m'aimez, oui, moins que je ne vous aime sans doute; mais vous m'aimez, et, sans cela, je n'aurais pas pénétré avant dans votre intimité. Eh bien! vous comprendrez tout ce que je cherche à vous exprimer ici: autant cela serait choquant pour une tête froide, autant cela doit toucher un coeur indulgent et tendre.

Un mouvement de vous m'a fait plaisir, c'est que vous avez paru craindre un instant, depuis quelques jours, que ma constance ne se fût démentie. Ah! rassurez-vous! J'ai peu de mérite à la conserver: il n'existe pour moi qu'une seule femme au monde!

X


Souvenez-vous, oublieuse personne, que vous m'avez accordé la permission de vous voir une heure aujourd'hui.

Je vous envoie mon médaillon en bronze pour fixer encore mieux votre souvenir! Il date déjà, comme vous pouvez voir, de l'an 1831, où il eut les honneurs du musée. Ah! j'ai été l'une de nos célébrités parisiennes et je remonterais encore aujourd'hui à cette place que j'ai négligée pour vous, si vous me donniez lieu de chercher à vous rendre fière de moi. Vous vous plaignez de quelques heures que je vous ai fait perdre, mais mon amour m'a fait perdre des années, et pourtant je les rattraperais bien vite si vous vouliez. Mais que m'importe la gloire tant qu'elle ne prendra pas vos traits pour me couronner. Jusque-là, il y en aura une toujours dans laquelle s'absorberont tous mes efforts: c'est la vôtre; et jamais mes assiduités les plus grandes ne tendraient à vous la faire oublier. Etudiez donc fortement, mais accordez-moi quelques-uns de vos instants de repos et surtout tranquillisez-vous sur mes intentions. Je suis aujourd'hui d'une humeur fort peu tragique, et je me suis adouci comme la température; puissiez-vous avoir fait de même, je le désire sans l'espérer.

G. de N.

XI


Je vous réponds bien vite pour que vous ne me croyiez pas mécontent ou découragé. Oh! comme vous connaissez bien votre pouvoir sur moi! Comme vous en usez et abusez sans pitié! Moi, je ris à travers mes larmes, je ris par un suprême effort de courage, comme l'Indien qu'on brûle, comme le martyr qu'on tenaille; je suis content de moi, je me trouve sublime et j'excite ma propre admiration.

Jamais je n'ai été si convaincu de cette vérité, que mon amour pour vous est ma religion. Les solitaires de la Thébaïde avaient comme moi des nuits affreuses; ils se tordaient comme moi sous des désirs impitoyables et ils offraient leurs souffrances en holocaustes à l'Eternel; mais c'étaient des gens qui vivaient d'eau et de racines; c'étaient peut-être aussi des tempéraments paisibles et non de ces natures nerveuses, où la passion n'a pas moins de prise que la douleur. Oh! vous êtes bien calme et bien tranquille, vous! Vous me parlez de fidélité sans récompense comme à un chevalier du moyen âge, chevauchant à quelque entreprise dans sa froide minute de fer. J'ai bien un peu de ce sang-là dans les veines, moi, pauvre et obscur descendant d'un châtelain du Périgord; mais les temps sont bien changés et les femmes aussi! Gardez-nous la fidélité des anciens temps et nous nous résignerons peut-être à faire de même. Mais, en vérité, ce serait là bien du temps et du bonheur perdus!

Voyez-vous, je vous parle en riant; mais je tremble que votre lettre ne soit pas tout à fait sérieuse. Il y a toujours quelque niaiserie à trop respecter les femmes et elles prennent souvent avantage d'une trop grande délicatesse pour exiger des sacrifices dont elles se raillent en secret. Oh! je suis bien loin de vous croire coquette ou perfide! mais cette pensée... sacrifié!...

XII


Pauvre amie, je vous ai encore bien tourmentée et bien inquiétée! Mais c'est la dernière fois. Quand je vous verrai ainsi, froide et contrainte, je comprendrai bien qu'il existe une de ces raisons dont nous avons parlé à voix basse et que votre coeur se resserre à l'approche du mien, comme une fleur craintive. Mon Dieu! ne craignez rien; je me fais à cette idée, si pénible qu'elle puisse être. Que vous m'aimez plus qu'un autre, je ne puis en vouloir plus. Oh! nous sommes fiancés dans la vie et dans la mort! Qu'importent les hommes et les indignes obligations de l'existence? Une heure de liberté entre nous, de baisers doux et brûlants, d'effusions célestes, et tout le reste est oublié! Dans les concessions où votre amour m'entraîne, j'abdique volontiers ma fierté d'homme et mes prétentions d'amant, mais de votre côté prenez un peu pitié de mes peines mortelles et de cette terrible exaltation, dont je ne puis répondre toujours! Songez qu'elle vient moins de la jalousie que de la crainte d'être abusé... Aujourd'hui, cette crainte est moins forte: je crois en vos paroles. La permission que vous m'avez donnée de me regarder du moins comme ayant tout obtenu de vous, en attendant l'instant de votre bon vouloir, tout cela me rassure: car vous ne pouvez plus revenir là-dessus; car vous savez bien qu'il y a votre parole dans un des plateaux de la balance, et dans l'autre toute ma vie, tout l'effort d'une âme énergique qui, du point où vous lui avez permis d'atteindre, ne peut tomber qu'en se brisant en entraînant peut-être quelque destinée avec la sienne. Eh bien! maintenant, rassurez-vous donc! Je vous ai demandé une heure aujourd'hui, vous me l'auriez peut-être...

XIII


Je ne puis me remettre encore de l'étrange soirée que nous avons passée hier: que de bonheur et d'amertume ensemble dans ce souvenir! Je voudrais pouvoir m'écrier comme Saint-Preux: "Mon Dieu! vous m'avez donné une âme pour la souffrance; donnez-m'en une pour la joie!" Mais je suis aussi mécontent de moi-même que reconnaissant envers vous. Mon âme est bouleversée.. Il y a comme un cercle de fer autour de mon front; je vous demande un jour pour me reconnaître; car il me faut un jour, au moins, pour me reposer de ma nuit et que vous écrirai-je d'ailleurs? J'ai marché longtemps. Faut-il vous affliger encore de mon tourment ou vous effrayer de mes agitations? Non! j'ai tant de choses à vous dire encore, que je ne veux pas les perdre dans une froide lettre... Quoi de plus triste qu'une lettre? quoi de plus facile pour une pensée indifférente et de plus malaisé pour un coeur bien épris? La pensée se glace en se traduisant en phrases, et les plus douces émotions de l'amour ressemblent alors à ces plantes desséchées, que l'on presse entre des feuillets, afin de les conserver mieux. - Songer! que tout cela peut être lu dans un instant de contrariété, d'ennui, d'humeur légère! ou songer que ce peut être par là qu'on vous juge et que l'on peut jouer sur un morceau de papier son avenir et son bonheur, sa vie et sa mort! Non! non! Je ne vous écris pas sérieusement aujourd'hui, et garde les belles fleurs de mon amour, [qui] ne veulent plus s'épanouir que près de vous et sous vos yeux!

XIV


Mon Dieu! mon Dieu! je suis allé vous voir un instant. Quoi! vous n'êtes donc pas si irritée que je le croyais! quoi! vous avez encore un sourire pour ma personne, un doux rayon de soleil pour moi et j'emporte ce soir cette faveur de vous de peur d'être détrompé par un mot, insensé que je suis toujours, moi qui me croyais déjà plus sage. Un regard m'abat, un souffle me relève de l'humiliation où j'étais tombé et je ne me sens fort que loin de vos yeux!

Oui, j'ai mérité d'être humilié par vous! oui, je dois payer encore de beaucoup de souffrances l'instant d'orgueil auquel j'ai cédé! Ah! c'était une risible ambition que celle-là! Me croire quelque chose près d'une femme de votre talent et de votre beauté! prétendre gouverner je ne sais quelle puissance dans le monde et vous parler comme un roi couronné dans votre succès [?] au nom de cette misérable autorité! Eussiez-vous réduit trop bas l'insignifiance de la proposition d'un protecteur, j'accepte vos dédains pour ma justice.

Ne craignez rien, j'attends, ne craignez rien.

XV


Deux jours sans vous, sans te voir, cruelle! Oh! si tu m'aimes, nous sommes encore bien malheureux. Toi, tes leçons, ton théâtre, tes occupations; moi, mes journaux, mes théâtres, et une foule encore de tracas et d'ennuis. Hier, je ne sais à quoi j'ai passé ma journée. je suis allé et venu. J'ai vu une foule de figures devant lesquelles il fal[lait]... J'ai voulu rendre compte du Camp de la Mort. Ma tête était près de toi et comme tout le monde en disait du mal, je n'ai pas osé le juger si mal sans l'avoir vu. Ce n'est pas la faute de ce pauvre jeune h[ommel si je suis amoureux et si je n'ai pas vu sa première rep[résentation]. Je suis allé voir la pièce. Je l'aurai peut-être jugée avec plus d'indulgence ainsi et je viens de dire pourquoi.

Il ne faut pas rire de cela, ou rire de cet Adolphe Dumas qui est l'auteur de cette pièce.

XVI


Vous êtes bien la plus étrange personne du monde et je serais indigne de vous admirer si je me lassais de vos inégalités et de vos caprices.

Oui, je vous aime ainsi, bien plus, je vous admire et je serais fâché que vous fussiez autrement. A un amour tel que le mien il fallait une lutte pénible et compliquée; à cette passion infatigable il fallait une résistance inouïe; à ces ruses, à ces travaux, à cette sourde et constante activité, qui ne néglige aucun moyen, qui ne repousse aucune concession, ardente comme une passion espagnole, souple comme un lien italien, il fallait toutes les ressources, toutes les finesses de la femme, tout ce qu'une tête intelligente peut rassembler de forces contre un coeur bien résolu. Il fallait tout cela, sans doute, et je vous aurais peu estimée d'avoir cru la résistance plus facile et l'épreuve moins dangereuse...

Toutefois, ne craignez rien: je suis encore mal remis du coup qui m'a frappé et il me faut du temps pour me reconnaître.

XVII


Je suis plus calme aujourd'hui qu'hier; je me réveille plein d'espoir et de courage. Mon Dieu! la mauvaise saison pour aimer, que l'hiver! On ne devrait aimer qu'au printemps, comme les petits oiseaux. Moi, qui voudrais pouvoir jeter sous vos pieds un manteau de verdure et de fleurs, moi qui voudrais rêver avec vous sous les ombrages parfumés, au bruit des eaux murmurantes, je viens à vous par un temps de brume et de gelée et mon beau drame, si chaleureux et si bien.... n'a point de décoction!

Madame, si vous ne m'aimez pas un peu, je suis perdu. Si vous n'avez pas un peu de bonté, ma conduite est absurde et la votre est cruelle. Je crains bien des choses encore. J'ai peur que mon abnégation ne vous semble de la faiblesse, j'ai peur que vous ne vous lassiez d'un amour trop entier, trop ardu, pour savoir revêtir les formes variées de la simple galanterie. La conjugaison éternelle du verbe aimer ne convient peut-être qu'aux âmes tout à fait naïves. Mais je vous ai dit combien je suis jeune encore d'émotions et 'il m'a semblé qu'il y avait dans votre coeur une fraîcheur de sentiments qui n'avait peut-être été jamais comprise et ce qui est...

Mais j'y songe: je suis sûr que vous allez beaucoup rire de ma lettre et de mes terreurs et que nous en rirons ensemble ce soir. Si elle devait vous déplaire, songez à notre traité. J'ai votre parole, que vous deviez tenir, pourvu que je vous écrive une lettre un peu longue; prenez celle-ci pour un rêve. Ecoutez! je ne demande qu'à vous voir un instant.

XVIII


Vous,

Je me réveille en sautant et en poussant des cris de joie! Mon amie, le bonheur est une chose noble et sérieuse, et il n'y a de gaieté folle que pour les plaisirs de l'enfant. J'ai la joie du ciel dans le coeur; vos bontés me ravissent, et c'est de l'enthousiasme aujourd'hui que j'éprouve pour vous. Que vous soyez aussi bonne que belle, aussi sensible que charmante, ah! voilà ce que je n'avais jamais osé espérer, voilà ce qui m'aurait donné cent fois plus de force encore; mais j'ai manqué de confiance en vous et en moi-même et j'en ai été puni par de bien longues douleurs.

Maintenant, que viens-je vous offrir? Mon âme abattue, endolorie, qui peut à peine comprendre que ses mauvais jours sont passés et qui se remet encore de temps à autre à s'attrister par habitude. Oh! les transports de la jeunesse, les éclairs des yeux qui se rencontrent, l'imagination qui déborde en de ravissantes extases, voilà ce que je perds de jour en jour! Serez-vous assez récompensée de vous sacrifier par l'ivresse d'un pauvre coeur, où le bonheur revêtira peut-être des apparences moins séduisantes que le désir de la... Oh! tout cela me reviendra-t-il comme au temps où mon amour, inconnu de vous, était pur et céleste?...

Nous avons maintenant à nous garder d'une chose; c'est de cet abattement qui succède à toute tension violente, à tout effort surhumain; pour qui n'a qu'un désir modéré, la réussite est une suprême joie qui fait éclater toutes les facultés humaines. C'est un point lumineux dans l'existence qui ne tarde pas à pâlir et à s'éteindre... Mais pour des coeurs plus profondément épris, l'excès d'émotion mêle pour un instant tous les ressorts de la vie; le trouble est grand, la confusion est profonde et la tête se courbe en frémissant, comme sous le souffle de Dieu. Hélas! que sommes-nous, pauvres créatures, et comment répondre dignement à la puissance de passion que le ciel a mise en nous! Je ne suis qu'un homme et vous une femme, et l'amour qui est entre nous pour...

[Ne dérangez personne de chez vous par le temps qu'il fait...

XIX


Madame, puisque le malheur veut qu'une circonstance insignifiante vienne tout à coup m'arracher à ce peu de calme que j'avais retrouvé enfin et qui me servait à préparer l'avenir, puisque tout un passé qu'il fallait oublier revient gronder à mes oreilles et me rapporter à la fois ses émotions et son vertige, écoutez donc quelques mots encore et vous y gagnerez peut-être des mois de résignation et de silence de ma part.

Que vous ayez, en un seul jour, oublié tant de dévouement, dont vous aviez des preuves, tant de loyauté et de bonne foi qui se trahissaient dans mes moindres rapports, que vous ayez même flétri d'un doute une proposition qui honorait mon coeur, même en admettant que mon amour-propre en eût mis trop haut l'importance, - je ne vous en veux pas, j'accepte cette punition cruelle d'une imprudence probable dont j'ai peine à me rendre compte même aujourd'hui... Mais je ne vois dans tout cela rien d'irréparable. Je ne suis coupable d'aucun de ces crimes qu'une femme ne peut pardonner et, vous l'avouerai-je, l'excès même de votre ressentiment m'a découragé moins que n'eût fait le dédain d'une âme indifférente. J'aurais perdu tout espoir si vous m'eussiez quitté par ennui, par fatigue, ou par la diversion d'un autre attachement; mais rien de tout cela! Mon amour a été tranché dans le vif; il y a une blessure et non une plaie. Je ne puis me rappeler ce jour fatal sans penser à la veille, si belle et si enivrante qu'il eût fallu mourir après. Mon Dieu! notre pauvre lune de miel n'a guère eu qu'un premier quartier... et vous me connaissez si peu encore, que vous ne m'avez ni bien compris jusqu'ici, ni bien jugé. Vos injustices en seraient une preuve déjà. Oh! daignez interroger votre coeur et vous vous direz qu'il y a malgré tout quelque chose qui bat encore pour moi, que tous ces hommes qui vous ont entourée depuis quelque temps sont plus riches et plus beaux, mais n'ont pas cette âme, cet esprit même que vous aviez su distinguer, qu'ils sont frivoles surtout et aussi incapables d'aimer que de sentir en eux l'ambition des grandes choses. Ah! l'amour et l'art nous réuniront malgré tout! Vous sentirez que toutes ces relations brillantes laissent un côté vide dans le coeur, que c'est beaucoup d'avoir rencontré un ami fidèle, soumis, dont l'affection se conserve pure, à travers toutes sortes d'amertumes. Pourquoi vous risqueriez-vous à choisir quelque autre que moi? Je sais vos habitudes; vous pouvez me rendre prudent par beaucoup de confiance. Quel intérêt aurais-je à vous compromettre aujourd'hui? Je sais maintenant de quoi il faudra se garder et je tiens, d'ailleurs, à m'isoler de plus en plus, à vivre tout à fait pour vous. Ce n'est pas difficile pour qui ne pense qu'à vous seule... Eh bien! vous me verriez aussi rarement qu'il vous plairait. Nous trouverions les précautions les plus sûres. Puisque vous avez tant à craindre, votre secret sera sous la garde de mon honneur. Mais j'ai besoin de vous voir un peu de temps en temps, de vous voir à tout prix; je vous ai aperçue hier et vous étiez si belle, vous aviez l'air si doux!... J'ai retrouvé dans vos traits quelque chose de cette expression de bonté qui me charmait tant, quand vous m'étiez favorable.

Ah! cruelle femme, ne dites pas que vous ne m'avez pas aimé! autrement, vous auriez été bien trompeuse! Si vous m'aimiez, vous m'aimez toujours. Vous êtes touchée de cette passion qui survit à tout, qui garde pour elle toute l'humiliation et tout le malheur et qui vous laisse à vous toute liberté, toute fantaisie, qui ne se plaint pas même de votre inconstance, mais seulement de votre injustice...

Vous serez bien avancée quand vous m'aurez fait mourir! Que diriez-vous, si j'allais me tuer, comme D...!

XX


Pendant qu'on chante cette mauvaise musique je veux vous écrire. Tout à l'heure, en sortant je tâcherai de vous remettre...

Que je vous aime! mais vous le savez bien.

Serez-vous demain au concert populaire?

Avez-vous lu les lettres d'amour dans le journal l'Art?

Tenez, si je pouvais vous écrire seulement. S'il y avait un moyen, je vous dirais bien des choses qu'il serait nécessaire que vous connaissiez.

De grâce, pas un mot, pas un geste, dites-moi quand, comment, où je pourrais vous écrire. Vraiment, il le faut et sérieusement, pourquoi ne répondriez-vous pas au journal? Sous le nom d'Olivier? Si vous m'aimez encore tout n'est pas encore perdu.

Moi, je vous aime tant, oui tant. Comme c'est bon et horrible de vous voir. A demain, n'est-ce pas? à demain. J'aimerais bien que vous eussiez demain un tout petit bouquet de violettes à la main.

Mais enfin, pourquoi ne jetteriez-vous pas un mot à la poste?

Je loge 16, rue de Douai.

Autrefois vous sembliez m'aimer. Vous le disiez, tu le disais, - méchante, je t'aime toujours.

A demain, oui, mais après, quand?

Ayez donc une fois un peu de bon courage!

Mais, toujours à vous à jamais.

G. N.




Lettre à Cavé


(Extraits)

Je serais bien aise aussi de pouvoir prendre les eaux du Mont d'Or, ce qui m'arrêterait en Auvergne pendant un mois...

C'est comme je vous l'ai dit l'histoire des deux races gothiques ou visigothiques et austrogothiques que j'espère poursuivre complètement dans ces diverses provinces; c'est l'antique croix de Lorraine tracée à travers la France par les fils de Charlemagne et qui peut nous servir à reconnaître nos frères d'origine en Allemagne, en Russie, en Orient et surtout encore en Espagne et dans l'Afrique; puisque là sont nos intérêts immédiats. L'étude que j'ai faite depuis quinze ans des histoires et des littératures orientales, m'aidera à démontrer dans les patois mêmes de nos provinces celtiques des affinités extraordinaires avec les langues portugaises, arabes (de Constantine), franques, slaves et même avec le Persan et l'Hindoustani.

Du reste ce sont là des travaux spéciaux qui voudraient de longues recherches et que je me contenterai d'indiquer à des plus savants. Pour vous, Monsieur, pour la direction des Beaux-Arts, j'espère réussir à retrouver les premiers monuments des migrations celtiques dans l'Egypte, dans la Perse et dans la presqu'île des Indes, où sont encore quelques-uns de nos comptoirs.

Le Cantal d'Auvergne correspond au Cantal des monts Himalaya. Les mérovingiens sont des Indous, des Persans et des Troyens. Le peu de statues et de portraits que nous possédons à Paris l'indique suffisamment. Mais les premiers rois de Gothie et d'Aquitaine, ceux qui ont régné pendant quatre cents ans avant toute histoire de France (depuis J.C.) sur les meilleures provinces de la vieille France, ceux que nos premiers historiens poètes faisaient remonter à la race des Troyens et des Carthaginois, quels sont leurs noms, leurs monuments, leur descendance directe? L'Auvergne et l'Ancienne Navarre en gardent encore le secret. Rama, Annibal, Roland et Duguesclin ont traversé les Pyrénées plus heureusement que les derniers Bourbons et que Napoléon lui-même, et la maison de Castille gouvernait et défendait des deux mains la Navarre française et la Navarre espagnole. Ces rapports, ces migrations, ces filiations ne sont-ils pas bien importants à définir, du moins avec plus de soin et d'étude qu'on ne l'a fait jusqu'à présent. Je suis moi-même originaire de ces pays j'en sais presque les divers dialectes ou du moins je les retrouve par le Grec et l'Allemand; vous comprendrez donc, Monsieur, combien une pareille mission m'intéresse et combien je me sens digne de la remplir...




Panorama. Voyage d'Italie


Les aigles glapissaient, les colombes gémissaient - le bec des aiglons s'émoussa sur mon front chauve.

En vérité mieux vaudrait laisser tomber ce berceau comme l'aigle (laisse tomber les dragons) de peur de souiller son bec de leur sang venimeux.

Tu concevrais... comme lorsque les filles (de Cécrops) les nymphes agrauliennes découvrirent dans une corbeille Erésichton aux pieds de serpents.

Que cette enfant est belle.

Le lac du sang mort.

Le choeur des chasseurs Melu (ou Mélusine)

Les Troglodytes - qui se cachent. - Ils ne veulent pas voir le soleil.

Ceux qui se dévouent au culte de la nuit (Vierge noire).

Nous l'avons vouée au culte de la nuit et nous l'élevons pour le sacrifice. - On le laisse avec trois autres.

Les galères de Salomon vont partir par la mer (rouge). Le Roi - de par son chemin - maintenant loi.

Il n'y a qu'un Dieu - Myrilla ou Mylitta - jeune homme.

Cette caverne a été pétrie dans la terre encore molle.

Oui, nous sommes soumis à Salomon le prince des génies.

Notre peuple n'est pas mort. Le Roi - Le peuple est en diamants - Ses Dieux sont dans des vases de plomb scellés.

On cherche le berceau du Mage Zoroastre (Zerdust). Le marbre était encore mou.

Et Babylone s'élève dans l'ombre gigantesque de Babel ruinée.

Les deux villes - Et quand Saba - quand Rama ce conquérant de race boréenne réduisit toutes les nations sous son sceptre - Les flots qui - C'est alors qu'on creusa les villes souterraines où le peuple se retire.

Les races noires furent repoussées jusqu'aux déserts de l'Afrique.

Les Vieillards le tentent par des richesses.

Les 2 jeunes (feroër) insoucieux, (ciance) amoureux tous deux de la Reine.

Les Vieillards leur ont dit que l'un l'épouserait sans la posséder et que l'autre la posséderait sans l'épouser.

Confondons nos deux chances... Il y a ici un étrange mystère.

Il donne à son frère le papyrus - Quand tu frapperas la p. (porte?) tu ne l'auras plus.

Ceux de Méroé arrivent, tu as cru surprendre - tu vas tout perdre.

Elle ne voudra pas épouser cet esclave et je serai dégagé.

Si elle refuse - oui - elle accepte.

Il embrasse son frère et lui remet son moyen.

Les cheveux poudrés de limaille d'or... Les oranges et les cédrats.


Les 3 vieillards viennent pendant l'entracte et arrêtent le roi qui vient sur un rapport...

4e a. C'est une Nécropole - La Reine descend sur leur invitation... Veux-tu nous livrer l'enfant de Salomon!

Dors dans ta bière et bois ta coupe. (Le Nègre etc... Le Nègre à moitié mort qu'on nourrit).

Elle s'est réfugiée. Ils lui donnent de l'or. Rien.

Memnon... Les Dieux nabots.

Toutes les splendeurs de la Reine, toutes les beautés de la femme.

Medjnoun porte la tristesse rêveuse des hommes marqués par le destin.

Il y a dans mon coeur des armées - La Judith. -

- Je me suis pris le coeur dans les cheveux blonds de tes filles - ô ma mère, Héva!

Vintimiglia - Les Génoises et les Florentines aux épaules blanches qui montent...

Changer tous deux - s'aimer toujours.

La fille blonde qui mange des citrons... Oh fille blasée. La Duchesse de Berri. - Les dames Romaines qui...

Le jeune homme désire que...

En venir aux serrements de main le soir quand on n'a pas encore allumé, près d'une fenêtre.

Si le Pape lui pardonnait...

Une larme de Marie qui tombe sur son front.

Je voudrais la laver dans une piscine grande comme l'Océan - des idées d'expiation - Le Monde ne pardonne pas.




[Sur un carnet de Gérard de Nerval]



Il me semble que je suis mort et que j'accomplis cette deuxième vie de Dieu.

Que faut-il? se préparer à la vie future comme au sommeil. Il est encore temps. - Il sera peut-être trop tard.

L'Ecriture dit qu'un repentir suffit pour être sauvé, mais il faut qu'il soit sincère. Et si l'événement qui vous frappe empêche ce repentir? Et si l'on vous met en état de fièvre, de folie? Si l'on vous bouche les portes de la rédemption?

...

Il y en a qui tuent les lions, je les admire; mais j'aime mieux ceux qui les domptent. - Les lions s'en vont, comme les rois et les forêts.

Le sang des anges rebelles, répandu sur la terre, est dans les boissons dont on s'enivre.

Les bouteilles que tu vides, tu les remplis de ton esprit.

Le règne de Dieu est passé, il va renaître. - Le Christ c'est le second amour.

Vous êtes bien bêtes à Paris même les plus forts, - d'abord d'y rester: ensuite de ne pas croire qu'on en sorte.

L'argent qu'on me donnait, je le donnais à d'autres: Je n'ai rien dans les mains, - regardons dans les vôtres.

Les fleurs les plus belles ont perdu leur odeur: elles la retrouveront en paradis. - Les plus laides brilleront d'un éclat singulier. - Les oiseaux - le cygne et le paon - chanteront délicieusement.

Toutes les fois que tu fais quelque chose de bien, selon ta conscience, tu prolonges ton bail et tu reprends quelque chose du passé.

On ne vous demande plus de macérations: c'était bon au moyen âge... La chair renaît - Cette grande débauche qu'en avaient faite les Romains s'est réparée...

Les grandes idées ne viennent pas du mauvais esprit.

L'argent du diable bien employé devient l'argent de Dieu.

Il te faut une femme de race pour faire des enfants. - Mais où est le signe de la race? - Cherche-moi une bonne femme que je l'aime.

Le père qui produit au monde une race malsaine et misérable renaît dans ces malheureux qu'il est forcé d'assister.

Il y a toujours quelqu'un au-dessus de vous, quand ce ne serait que votre mère.

Ce que c'est que les choses déplacées! - on ne me trouve pas fou en Allemagne.

Ce n'est que par la conscience qu'il faut évoquer les morts. - Leur vue est toujours triste et redoutable, car ils souffrent de nos fautes.

Nous sommes tous parents de Dieu, et la terre a besoin qu'aucun de nous ne souffre: car ce sont les imprécations des malheureux qui s'amassent et causent les désastres.

N'en pas vouloir à ceux à qui on doit des obligations. - Songe que l'oeuvre de Dieu n'est pas parfaite.

Chassons les mauvaises pensées; chassons nous-mêmes les démons. Puisqu'il n'y a plus de saints ni même d'inquisition, soyons-les à nous-mêmes.

S'accommoder de la marotte d'un fou, c'est prudent en certain temps.

Si tu es sage, ne le dis pas et n'en montre pas les raisons, car on dira que tu veux tromper.

Il ne faut pas dire que tu portes bonheur car à tous les maux on t'accusera.

Les bons nous soutiennent mais doutent. - Les satans veulent nous entraîner car ils ont besoin de grossir leur révolte. Ils espèrent se sauver à nos dépens.

Les frères de Jésus-Christ l'ont condamné à mort. - Ses apôtres l'ont renié: aucun ne s'est fait tuer pour lui... qu'après. - Ils doutaient tous.

Le geôlier est une autre sorte de captif. - Le geôlier est-il jaloux des rêves de son prisonnier?

C'est une erreur de croire que la présence seule prouve l'amitié. En amitié, comme en amour, il faut liberté et confiance. - Les bêtes s'aiment de près, les esprits s'aiment de loin.

Gens de premier mouvement dont le second est mauvais, que la réflexion glace sous prétexte d'expérience et de déception... J'aime mieux les autres.

J'ai toujours distingué deux sortes d'amis: ceux qui exigent des preuves et ceux qui n'en exigent pas. - Les uns m'aiment pour moi-même et les autres pour eux. - Tous deux ont raison mais je n'ai pas tort.

L'enfant qui naît voleur, gourmand, ingrat, est sorti des bêtes et peut monter.

Celui qui naît bon, affectueux, est sorti des anges mais il peut devenir démon.

Tout est dans la fin.




La mer


I


Je contemplais la danse des blanches vagues, ma poitrine se gonfla toit à coup comme la mer, et je fus pris d'une profonde nostalgie en songeant à toi, douce image, qui plane partout au-dessus de moi et partout m'appelle, partout, partout, dans le bruit du vent, dans le rugissement de la mer et dans les soupirs qui s'échappent de ma poitrine.

Avec une frêle roseau j'écrivis sur le sable: "Je t'aime!" Mais les méchants vagues s'épandirent sur ce doux aveu et l'effacèrent.

Fragile roseau, sable mouvant, flots dissolvants, je ne me fierai plus à vous! - Quand le ciel s'obscurcira, mon coeur sera plus farouche, et, d'une main vigoureuse, j'arracherai le plus haut sapin des forêts de la Norvège, et je le plongerai dans la gueule enflammée de l'Etna, et avec cette gigantesque plume imbibée de feu, j'écrirai à la voûte obscure du ciel: "Agnès, je t'aime!".

II


La mer a ses perles, le ciel a ses étoiles, mais mon coeur, mon coeur, mon coeur a son amour.

Grande est la mer et grand le ciel, mais plus grand est mon coeur, et plus beau que les perles et les étoiles brille et rayonne mon amour.

Petite, jeune fille, viens sur mon vaste coeur; mon coeur et la mer et le ciel se consument d'un pur amour.

A la voûte azurée du ciel où brillent les belles étoiles, je voudrais coller mes lèvres dans un ardent baiser, et verser des torrents de larmes.

Toutes ces étoiles sont les yeux de ma petite bien-aimée, ils brillent mille fois, et m'envoient de gracieux saluts de la voûte azurée du ciel.

Vers la voûte azurée du ciel, vers les yeux de la bien-aimée, je lève dévotement les bras, et je prie et j'implore:

Doux yeux, gracieuses lumières, donnez le bonheur à mon âme, faites-moi mourir, et que je vous possède, vous et tout votre ciel.

Des célestes yeux qui brillent là-haut tombent en tremblant des étincelles d'or à travers la nuit, et mon âme s'ouvre à l'amour de plus en plus.

O célestes yeux qui brillez là-haut! vous répandez des larmes dans mon âme, et mon âme déborde des pleurs étincelants des étoiles.

Bercé par les vagues et par mes rêveries, je me couche tranquillement dans un coin obscur de la cahute.

A travers la lucarne ouverte, je regarde là-haut les claires étoiles, les chers et doux yeux de ma douce maîtresse.

Les chers et doux yeux veillent sur ma tête et ils brillent et clignotent de la voûte azurée du ciel.

A la voûte azurée du ciel, je regardai heureux durant de longues heures, jusqu'à ce qu'un voile de brume blanche me dérobât les doux yeux.

Contre la cloison où s'appuie ma tête rêveuse viennent battre les vagues, les vagues furieuses. Elles bruissent et murmurent à mon oreille: "Pauvre fou! ton bras est court et le ciel est loin, et les étoiles sont solidement fixées là-haut avec des clous d'or, - vains désirs, vains soupirs! tu aurais mieux fait de t'endormir."

Je rêvai d'une vaste lande toute couverte de froide et blanche neige, et sous la neige blanche, j'étais enterré et je dormais du froid et solitaire sommeil de la mort.

Pourtant, là-haut, de la claire voûte du ciel, les étoiles, doux yeux de ma bien-aimée, contemplaient mon tombeau, et elles brillaient d'une sérénité victorieuse et calme, mais pleine d'amour.

III


La tempête fait rage et fouette les vagues, et les flots, écumant de fureur, s'irritent et se cabrent, et il se forme une blanche montagne liquide; le petit navire l'escalade d'un bond vigoureux, et il retombe tout à coup dans l'abîme sombre et béant de la mer.

O mer! mère de la beauté, de Vénus sortie de ton sein couverte d'écume! Grand-mère de l'amour! épargne-moi! Déjà volette, flairant les cadavres, la blanche et fantasmatique mouette; elle aiguise son bec au grand mât, et convoite, affamée de proie, ce cœur qui retentit de la gloire de ta fille, et que ton fripon de petit-fils a choisit pour jouet.

Vainement je prie et j'implore! Mes cris se perdent dans le fracas de la tempête, au milieu des assauts du vent. Cela bruit et siffle et hurle comme un hôpital de fous philharmonique! Et à travers tout cela, je distingue les sons enchanteurs d'une harpe, des chants langoureux qui charment et déchirent l'âme et je reconnais la voix.

Au loin, sur les falaises d'Ecosse, à la fenêtre ogivale de ce petit château gris qui domine la mer, se tient une belle et mélancolique jeune femme, dont la peau délicate a la transparence de l'opale et la blancheur du marbre; elle joue de la harpe et chante, et le vent déroule ses longues boucles de cheveux, et porte sa chanson incertaine sur l'immensité de la mer orageuse.

IV


La mer est calme; le soleil reflète ses rayons dans l'eau, et sur la surface onduleuse et argentée le navire trace des sillons glauques.

Le bosseman est couché sur le ventre, près du gouvernail, et ronfle légèrement. Près du grand mât, raccommodant des voiles, est accroupi le mousse goudronné.

Sa rougeur perce à travers la crasse de ses joues, sa large bouche est agitée de tressaillements nerveux et il regarde tristement avec ses grands beaux yeux.

Car le capitaine se tient devant lui, tempête et jure, et le traite de voleur. "Coquin! tu m'as volé un hareng, sur la tonne!"

La mer est calme! un petit poisson monte à la surface de l'onde, chauffe sa petite tête au soleil et remue joyeusement l'eau avec sa queue.

Cependant, du haut des airs, la mouette fond sur le petit poisson, et, sa proie frétillante dans le bec, s'élève et plane dans l'azur du ciel.

J'étais couché au bord du vaisseau et je regardais, les yeux rêveurs, dans le clair miroir de l'eau, et je regardais de plus en plus avant, lorsque au fond de la mer j'aperçus, d'abord comme une brume crépusculaire, puis peu à peu avec des couleurs distinctes, des coupoles et des tours, et, enfin, éclairée par le soleil, toute une antique ville belge remplie de vie et de mouvement. Des hommes âgés, enveloppés de manteaux noirs, avec des fraises blanches et des chaînes d'honneur, de longues épées et de longues figures, se promènent sur la place du marché, près de l'hôtel de ville auquel conduit un grand escalier, et où des empereurs de pierre veillent avec des sceptres et des épées. Non loin de là, devant une longue file de maisons aux vitres brillantes, sous des tilleuls taillés en pyramides, se promènent, avec des frôlements soyeux, de jeunes femmes, de sveltes beautés dont les visages de roses sont décemment enveloppés de coiffes noires et dont les cheveux blonds ruissellent en boucles d'or. Une foule de beaux messieurs, costumés à l'espagnole, se pavanent près d'elles et leur lancent des oeillades. Des femmes âgées, vêtues d'habits bruns et hors d'âge, un livre d'heures et un rosaire dans les mains, se dirigent à pas menus vers le grand dôme, attirées par le son des cloches et le bruit de l'orgue.

A ces sons lointains, un secret frisson s'empare de moi! D'infinis désirs, une profonde tristesse, envahissent mon coeur, mon coeur à peine guéri; - il me semble que mes blessures, pressées par des lèvres chéries, saignent de nouveau, - de chaudes, de rouges gouttes tombent lentement, une à une, sur une vieille maison au pignon élevé qui semble veuve de tous ses habitants, et à une fenêtre basse de laquelle, cependant, une jeune fille assise appuie sa tête sur son bras, comme une pauvre enfant oubliée! - et je te connais, pauvre enfant oubliée!

Si loin, au fond de la ruer même, tu t'es cachée de moi, dans un accès d'humeur enfantine, et tu n'as pas pu remonter, et tu t'es assise, étrangère parmi des étrangers, durant un siècle, pendant que moi, l'âme pleine de chagrin, je te cherchais par toute la terre, et toujours je te cherchais, toi toujours aimée, depuis si longtemps aimée, toi que j'ai retrouvée enfin. Je t'ai retrouvée et je revois ton doux visage, tes yeux intelligents et aimés, ton cher sourire, et jamais je ne te quitterai plus, et je viens à toi, et, les bras ouverts, je me précipite sur ton coeur.

Mais le capitaine me saisit à temps par le pied et, me tirant sur le bord du vaisseau, me dit en riant d'un ton bourru: "Docteur, êtes-vous au diable?"

V


Reste au fond de la mer, rêve insensé, qui, autrefois, la nuit, as si souvent affligé mon coeur d'un faux bonheur, et qui, encore à présent, sous la forme d'un spectre marin, viens me menacer en plein jour. - Reste là, sous les ondes, durant l'éternité, et je te jette encore tous mes maux et tous mes péchés, et la marotte de la folie, qui a si longtemps résonné autour de ma tête, et la froide et luisante peau de serpent de l'hypocrisie qui m'a si longtemps entouré l'âme, mon âme malade, reniant Dieu et les anges, mon âme maudite. - Hoïho! Hoïho! Voici le vent! Dépliez les voiles! Elles flottent et s'enflent! Sur la surface paisible et meurtrière le vaisseau glisse, et l'âme, délivrée, pousse des cris de joie.

Enfin, je m'embarque pour l'infini!




Pandora


Suite des Amours de Vienne





I


Deux âmes, hélas! se partageaient mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre: l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes de demeures nos aïeux.

Faust

I


Vous l'avez tous connue, ô mes amis! la belle Pandora du théâtre de Vienne. Elle vous a laissé sans doute, ainsi qu'à moi-même, de cruels et doux souvenirs! C'était bien à elle, peut-être, - à elle en vérité, - que pouvait s'appliquer l'indéchiffrable énigme gravée sur la pierre de Bologne: AELIA LAELIA. - Nec vir, nec mulier, nec androgyna, etc. "Ni homme, ni femme, ni androgyne, ni fille, ni jeune, ni vieille, ni chaste, ni folle, ni pudique, mais

tout cela ensemble..." Enfin, la Pandora, c'est tout dire, - car je ne veux pas dire tout.

O Vienne, la bien gardée! rocher d'amour des paladins, - comme disait le vieux Menzel, - tu ne possèdes pas la coupe bénie du Saint-Graal mystique, mais le Stoik-im-Eisem des braves compagnons! Ta montagne d'aimant attire invinciblement les pointes des épées, - et le Magyar jaloux, le Bohême intrépide, le Lombard généreux mourraient pour te défendre aux pieds divins de Maria Hilf.

Je n'ai pu moi-même planter le clou symbolique dans le tronc chargé de fer (Stock-im-Eisen) posé à l'entrée du Graben, à la porte d'un bijoutier, - mais j'ai versé mes plus douces larmes et les plus pures effusions de mon coeur le long des places et des rues, sur les bastions, dans les allées de l'Augarten et sous les bosquets du Prater. J'ai attendri de mes chants d'amour les biches timides et les faisans privés; j'ai promené mes rêveries sur les rampes gazonnées de Schoenbrunn. J'adorais les pâles statues de ces jardins que couronne la gloriette de Marie-Thérèse et les chimères du vieux Palais m'ont ravi mon coeur pendant que j'admirais leurs yeux divins et que j'espérais m'allaiter à leurs seins de marbre éclatant.

Pardonne-moi d'avoir surpris un regard de tes beaux yeux, auguste archiduchesse, dont j'aimais tant l'image, peinte sur une enseigne de magasin. Tu me rappelais l'autre... rêve de mes jeunes amours, pour qui j'ai si souvent franchi l'espace qui séparait mon toit natal de la ville des Stuart! J'allais à pied traversant plaines et bois, rêvant à la Diane valoise qui protège les Médicis, et quand au-dessus des maisons du Pecq et du pavillon d'Henri IV, j'apercevais les tours de briques cordonnées d'ardoises, alors je traversais la Seine qui languit et se replie autour de ses îles, et je m'engageais dans les ruines solennelles du vieux château de Saint-Germain. L'aspect ténébreux des hauts portiques, où plane la souris chauve, où fuit le lézard, où bondit le chevreau qui broute les vertes acanthes, me remplissait de joie et d'amour. Puis, quand j'avais gagné le plateau de la montagne, fût-ce à travers le vent et l'orage, quel bonheur encore d'apercevoir au-delà des maisons à la côte bleuâtre de Mareil, avec son église où reposent les cendres du vieux seigneur de Monteynard.

Le souvenir de mes belles cousines, ces intrépides chasseresses que je promenais autrefois dans les bois, - belles toutes deux comme les filles de Léda, m'éblouit encore et m'enivre.

Pourtant je n'aimais qu'elle, alors!

Il faisait très froid à Vienne le jour de la Saint-Sylvestre, et je me plaisais beaucoup dans le boudoir de la Pandora. Une lettre qu'elle faisait semblant d'écrire n'avançait guère, et les délicieuses pattes de mouche de son écriture s'entremêlaient follement avec je ne sais quels arpèges mystérieux qu'elle tirait par instant des cordes de sa harpe, dont la crosse disparaissait sous les enlacements d'une sirène dorée. Tout à coup elle se jeta à mon col et m'embrassa, en disant. avec un fou rire:

- Tiens, c'est un petit prêtre! il est bien plus amusant que mon baron.

J'allai me rajuster à la glace, car mes cheveux châtains se trouvaient tout défrisés, et je rougis d'humiliation en sentant que je n'étais aimé qu'à cause d'un certain petit air ecclésiastique que me donnaient mon air timide et mon habit noir.

- Pandora, lui dis-je, ne plaisantons pas avec l'amour ni avec la religion, car c'est la même chose, en vérité.

- Mais j'adore les prêtres, dit-elle, laissez-moi mon illusion.

- Pandora, dis-je avec amertume, je ne remettrai plus cet habit noir, et quand je reviendrai chez vous je porterai mon habit bleu à boutons dorés qui me donne l'air cavalier.

- Je ne vous recevrai qu'en habit noir, dit-elle.

Et elle appela sa suivante:

- Roschen!... si monsieur que voilà se présente en habit bleu, vous le mettrez dehors et vous le consignerez à la porte de l'hôtel. - J'en ai bien assez, ajouta-t-elle avec colère, des attachés d'ambassade en bleu, avec leurs boutons à couronnes, et des officiers de Sa Majesté impériale, et des magyars avec leurs habits de velours et leurs toques à aigrettes. Ce petit-là me servira d'abbé. Adieu, l'abbé, c'est convenu, vous viendrez me chercher demain en voiture et nous irons en partie fine au Prater... mais vous serez en habit noir!

Chacun de ces mots m'entrait au coeur comme une épine. Un rendez-vous, un rendez-vous positif pour le lendemain, premier jour de l'année, et en habit noir encore. Et ce n'était pas tant l'habit noir qui me désespérait, mais ma bourse était vide. - Quelle honte! vide, hélas! le propre jour de la Saint-Sylvestre!... Poussé par un fol espoir, je me hâtai de courir à la poste pour voir si mon oncle ne m'avait pas adressé une lettre chargée. O bonheur! on me demande deux florins et l'on me remet une épître qui porte le timbre de la France. Un rayon de soleil tombait d'aplomb sur cette lettre insidieuse. Les lignes s'y suivaient impitoyablement sans le moindre croisement de mandat sur la poste ou d'effets de commerce. Elle ne contenait de toute évidence que des maximes de morales et des conseils d'économie.

Je la rendis en feignant prudemment une erreur de gilet, et je frappai avec une surprise affectée des poches ni ne rendaient aucun son métallique; puis, je me précipitai dans les rues populeuses qui entourent Saint-Etienne.

Heureusement j'avais à Vienne un ami. C'était un garçon aimable, un peu fou, comme tous les Allemands, docteur en philosophie, et qui cultivait avec agrément quelques dispositions vagues à l'emploi de ténor léger.

Je savais bien où le trouver, c'est-à-dire chez sa maîtresse, une nommée Rosa, figurante au théâtre de Léopoldstadt. Il lui rendait visite tous les jours de deux à cinq heures. Je traversai rapidement la Rothenthor, je montai le faubourg, et dès le bas de l'escalier, je distinguai la voix de mon compagnon qui chantait d'un ton langoureux:

"Einen Kuss von rosiger Lippe,

Und ich furchte nicht Sturm nicht Klippe!"

Le malheureux s'accompagnait d'une guitare, ce qui n'est pas encore ridicule à Vienne, et se donnait des poses de ménestrel; je le pris à part en lui confiant ma situation.

- Mais tu ne sais pas, me dit-il, que c'est aujourd'hui la Saint-Sylvestre...

- Oh! c'est juste, m'écriai-je en apercevant sur la cheminée de Rosa une magnifique garniture de vases remplis de fleurs. Alors, je n'ai plus qu'à me percer le coeur ou à m'en aller faire un tour vers l'île Lobau, là où se trouve la plus forte branche du Danube...

- Attends encore, dit-il en me saisissant le bras.

Nous sortîmes. Il me dit:

- J'ai sauvé ceci des mains de Dalilah... Tiens, voilà deux écus d'Autriche; ménage-les bien, et tâche de les garder intacts jusqu'à demain, car c'est le grand jour.

Je traversai les glacis couverts de.neige et je rentrai à Léopoldstadt, où je demeurais, chez des blanchisseuses. J'y trouvai une lettre qui me rappelait que je devais participer à une brillante représentation où assisterait une partie de la cour et de la diplomatie. Il s'agissait de jouer des charades. Je pris mon rôle avec humeur, car je ne l'avais guère étudié. La Kathi vint me voir, souriante et parée, bionda grassota, comme toujours, et me dit des choses charmantes dans son patois mélangé de morave et de vénitien. Je ne sais trop quelle fleur elle portait à son corsage, et je voulais l'obtenir de son amitié. Elle me dit d'un ton que je ne lui avais pas connu encore:

"Jamais, pour moins de zehn Conventionsgulden! (de dix florins en monnaie de convention)."

Je fis semblant de ne pas comprendre. Elle s'en alla furieuse, et me dit qu'elle irait trouver son vieux baron, qui lui donnerait de plus riches étrennes.

Me voilà libre. Je descends le faubourg en étudiant mon rôle, que je tenais à la main. Je rencontrai Wahby la Bohême qui m'adressa un regard languissant et plein de reproches. Je sentis le besoin d'aller dîner à la Porte-Rouge, et je m'inondai l'estomac d'un tokkai rouge à trois kreutzers le verre, dont j'arrosai des côtelettes grillées, du wurschell et un entremets d'escargots.

Les boutiques, illuminées, regorgeaient de visiteuses, et mille fanfreluches, bamboches et poupées de Nuremberg grimaçaient aux étalages, accompagnées d'un concert enfantin de tambours de basque et de trompettes de fer blanc.

- Diable de conseiller intime de sucre candi! m'écriai-je en souvenir d'Hoffmann, et je descendis rapidement les degrés usés de la taverne des Chasseurs. On chantait la Revue Nocturne du poète Zedlitz. La grande ombre de l'empereur planait sur l'assemblée joyeuse, et je fredonnais en moi-même: "O Richard!..." Une fille charmante m'apporta un verre de baierisch-bier, et je n'osai l'embrasser, parce que je songeais au rendez vous du lendemain.

Je ne pouvais tenir en place. J'échappai à la joie tumultueuse de la taverne et j'allai prendre mon café au Graben. En traversant la place Saint-Etienne, je fus reconnu par une bonne vieille décrotteuse qui me cria, selon son habitude: "S... n... de D...!" seul mot français qu'elle eût retenu de l'invasion impériale. Cela me fit songer à la représentation du soir, car autrement je serais allé m'incruster dans quelque stalle du théâtre de la porte de Carinthie où j'avais l'usage d'admirer beaucoup Mlle Lutzer. Je me fis cirer, car la neige avait fort détérioré ma chaussure.

Une bonne tasse de café me remit en état de me présenter au palais, les rues étaient pleines de Lombards, de Bohêmes et de Hongrois en costumes. Les diamants, les rubis et les opales étincelaient sur leurs poitrines, et la plupart se dirigeaient vers le Burg pour aller présenter leurs hommages à la famille impériale. Je n'osai me mêler à cette foule éclatante, mais le souvenir chéri de l'autre... me protégea encore contre les charmes de l'artificieuse Pandora.




II


Je suis obligé d'expliquer que Pandora fait suite aux aventures que j'ai publiées autrefois dans la Revue de Paris, et réimprimées dans l'introduction de mon Voyage en Orient, sous ce titre: Les Amours de Vienne. Des raisons de convenance qui n'existent plus, j'espère, m'avaient forcé de supprimer ce chapitre. S'il faut encore un peu de clarté, permettez-moi de vous faire réimprimer les lignes qui précédaient jadis ce passage de mes Mémoires. J'écris les miens sous plusieurs formes, puisque c'est la mode aujourd'hui. Ceci est un fragment d'une lettre confidentielle adressée à M. Théophile Gautier, qui n'a vu le jour que par suite d'une indiscrétion de la police de Vienne, - à qui je pardonne, - et il serait trop long, dangereux peut-être, d'appuyer sur ce point.

Voici le passage que les curieux ont le droit de reporter en tête du premier article de Pandora.

"Représente-toi une grande cheminée de marbre sculpté. Les cheminées sont rares à Vienne, et n'existent guère dans les palais. Les fauteuils et les divans ont les pieds dorés. Autour de la salle, il y a des consoles dorées; et les lambris... ma foi, il y a aussi des lambris dorés. La chose est complète comme tu vois. Devant cette cheminée, trois dames charmantes sont assises: l'une est de Vienne; les deux autres sont, l'une Italienne, l'autre Anglaise. L'une des trois est la maîtresse de la maison. Des hommes qui sont là, deux sont comtes, un autre est un prince hongrois, un autre est ministre, et les autres sont des jeunes gens pleins d'avenir. Les dames ont parmi eux des maris et des amants dévoués, connus; mais tu sais ne les amants passent en général à l'état de maris, c'est-à-dire ne comptent plus comme individualité masculine. Cette remarque est très forte, songes-y bien.

"Ton ami se trouve donc seul d'homme dans cette société à bien juger sa position; la maîtresse de la maison mise à part (cela doit être), ton ami a donc des chances de fixer l'attention des deux dames qui restent, et même il a peu de mérite à cela par les raisons que je viens d'exposer.

Ton ami a dîné confortablement; il a bu des vins de France et de Hongrie, pris du café et de la liqueur; il est bien mis, son linge d'une finesse exquise, ses cheveux sont soyeux et frisés très légèrement, ton ami fait du paradoxe, ce qui est usé depuis dix ans chez nous, et ce qui est ici tout neuf. Les seigneurs étrangers ne sont pas de force à lutter sur ce bon terrain que nous avons tant remué. Ton ami flamboie et pétille; on le touche, il en sort du feu.

Voilà un homme bien posé; il plaît prodigieusement aux dames; les hommes sont très charmés aussi. Les gens de ce pays sont si bons! Ton ami passe donc pour un causeur agréable. On se plaint qu'il parle peu; mais, quand il s'échauffe, il est très bien!

Je te dirai que, des deux dames, il en est une qui me plaît beaucoup, et l'autre beaucoup aussi. Toutefois l'Anglaise a un petit parler si doux, elle est si bien assise dans son fauteuil; de beaux cheveux blonds à reflets rouges, la peau si blanche, de la soie, de la ouate et des tubes, des perles et des opales; on ne sait pas trop ce qu'il y a au milieu de tout cela, mais c'est si bien arrangé!

C'est un genre de beauté et de charme que je commence à présent à comprendre; je vieillis. Si bien que me voilà à m'occuper toute la soirée de cette jolie femme dans son fauteuil. L'autre paraissait s'amuser beaucoup dans la conversation d'un monsieur d'un certain âge qui semble fort épris d'elle et dans les conditions d'un patito tudesque, ce qui n'est pas réjouissant. Je causais avec la petite dame bleue; je lui témoignais avec feu mon admiration pour les cheveux et le teint des blondes. Voici l'autre, qui nous écoutait d'une oreille, qui quitte brusquement la conversation de son soupirant et se mêle à la nôtre. Je veux tourner la question. Elle avait tout entendu. Je me hâte d'établir une distinction pour les brunes qui ont la peau blanche; elle me répond que la sienne est noire... de sorte que voilà ton ami réduit aux exceptions, aux conventions, aux protestations. Alors je pensais avoir beaucoup déplu à la dame brune. J'en étais fâché, parce qu'après tout elle est fort belle et fort majestueuse dans sa robe blanche, et ressemble à la Grisi dans le premier acte de Don Juan. Ce souvenir m'avait servi, du reste, à rajuster un peu les choses. Deux jours après, je me rencontre au casino avec l'un des comtes qui étaient là; nous allons par occasion dîner ensemble, puis au spectacle. Nous nous lions comme cela. La conversation tombe sur les deux dames dont j'ai parlé plus haut, il me propose de me présenter à l'une d'elles: la noire. J'objecte ma maladresse précédente. Il me dit qu'au contraire cela avait très bien fait. - Cet homme est profond."

De colère, je renversai le paravent, qui figurait un salon de campagne. - Quel scandale! - Je m'enfuis du salon à toutes jambes, bousculant, le long des escaliers, des foules d'huissiers à chaînes d'argent et d'heiduques galonnés, et m'attachant des pattes de cerf, j'allai me réfugier honteusement dans la taverne des Chasseurs.

Là, je demandai un pot de vin nouveau; que je mélangeai d'un pot de vin vieux, et j'écrivis à la déesse une lettre de quatre pages d'un style abracadabrant. Je lui rappelais les souffrances de Prométhée, quand il mit au jour une créature aussi dépravée qu'elle. Je critiquai sa boîte à malice et son ajustement de bayadère. J'osai même m'attaquer à ses pieds serpentins, que je voyais passer insidieusement sous sa robe. - Puis j'allai porter là lettre à l'hôtel où elle demeurait.

Sur quoi je retournai à mon petit logement de Léopoldstadt, où je ne pus pas dormir de la nuit. Je la voyais dansant toujours avec deux cornes d'argent ciselé, agitant sa tête empanachée, et faisant onduler son col de dentelles gaufrées sur les plis de sa robe de brocart.

Qu'elle était belle en ses ajustements de soie et de pourpre levantine, faisant luire insolemment ses blanches épaules, huilées de la sueur du monde. Je la domptai en m'attachant désespérément à ses cornes, et je crus reconnaître en elle l'altière Catherine, impératrice de toutes les Russies. J'étais moi-même le prince de Ligne, et elle ne fit pas de difficulté de m'accorder la Crimée, ainsi que l'emplacement de l'ancien temple de Thoas. - Je me trouvai tout à coup moelleusement assis sur le trône de Stamboul.

- Malheureuse! lui dis-je, nous sommes perdus par ta faute, et le monde va finir! Ne sais-tu pas qu'on ne peut plus respirer ici? L'air est infecté de tes poisons, et la dernière bougie qui nous éclaire encore tremble et pâlit déjà au souffle impur de nos haleines... De l'air! de l'air!. Nous périssons!

- Mon seigneur, cria-t-elle, nous n'avons à vivre que sept mille ans! Cela fait encore mille cent quarante!

- Septante sept mille? Lui dis-je et des millions d'années en plus: des nécromanciens se sont trompés.

Alors s'élança, rajeunie des oripeaux qui la couvraient, et son vol se perdit dans le ciel pourpré du lit à colonnes. Mon esprit flottant voulut en vain la suivre: elle avait disparu pour l'éternité.

J'étais en train d'avaler quelques pépins de grenade. Une sensation douloureuse succéda dans ma gorge à cette distraction. Je me trouvai étranglé. On me trancha la tête qui fut exposée à la porte du sérail, et j'étais mort tout de bon, si un perroquet passant à tire d'aile n'eût avalé quelques-uns des pépins que j'avais rejetés.

Il me transporta à Rome sous les berceaux fleuris de la treille du Vatican, où la belle Imperia trônait à la table sacrée, entourée d'un conclave de cardinaux. A l'aspect des plats d'or, je me sentis revivre et je lui dis: "Je te reconnais bien, Jésabel!" Puis un craquement se fit dans la salle. C'était l'annonce du Déluge, opéra en trois actes. Il me sembla alors que mon esprit perçait la terre, et, traversant à la nage les bancs de corail de l'Océan et la mer pourprée des tropiques, je me trouvai jeté sur la rive ombragée de l'île des Amours. C'était la Plage de Taïti. Trois jeunes filles m'entouraient et me faisaient peu à peu revenir. Je leur adressai la parole. Elles avaient oublié la langue des hommes. "Salut, mes soeurs du Ciel", leur dis-je en souriant.

Je me jetai hors du lit comme un fou; il faisait grand jour; il fallait attendre jusqu'à midi pour aller savoir l'effet de ma lettre. La Pandora dormait encore quand j'arrivai chez elle. Elle bondit de joie et me dit: "Allons 'au Prater, je vais m'habiller." Pendant que je l'attendais dans son salon, le prince*** frappa à la porte et me dit qu'il revenait du château. Je l'avais cru dans ses terres. Il me parla longtemps de sa force à l'épée, et de certaines rapières dont les étudiants du Nord se servent dans leurs duels. Nous nous escrimions dans l'air quand notre double étoile apparut. Ce fut alors à qui ne sortirait pas du salon. Ils se mirent à causer dans une langue que j'ignorais; mais je ne lâchai pas un pouce de terrain. Nous descendîmes l'escalier, tous trois ensemble, et le prince nous accompagna jusqu'à l'entrée du Kohlmarkt.

"Vous avez fait de belles choses, me dit-elle, voilà l'Allemagne en feu pour un siècle."

Je l'accompagnai chez son marchand de musique; et, pendant qu'elle feuilletait des albums, je vis accourir le vieux marquis en uniforme de magyar, mais sans bonnet, qui s'écriait: "Quelle imprudence! Les deux étourdis vont se tuer pour l'amour de vous." Je brisai cette conversation ridicule, en faisant avancer un fiacre. La Pandora donna l'ordre de toucher Dorothee-Gasse, chez sa modiste. Elle y resta enfermée une heure, puis elle dit en sortant:

- Je ne suis entourée que de maladroits.

- Et moi? observai-je humblement.

- Oh! vous, vous avez le numéro un.

- Merci! répliquai-je.

Je parlai confusément du Prater, mais le vent avait changé. Il fallut la ramener honteusement à son hôtel, et mes deux écus d'Autriche furent à peine suffisants pour payer le fiacre.

De rage, j'allai me renfermer chez moi, où j'eus la fièvre. Le lendemain matin, je reçus un billet de répétition qui m'enjoignait d'apprendre le rôle de la Vieille pour jouer la pièce intitulée: Deux mots dans la forêt.

Je me gardai bien de me soumettre à une nouvelle humiliation, et je repartis pour Salzbourg, où j'allai réfléchir amèrement dans l'ancienne maison de Mozart, habitée aujourd'hui par un chocolatier.

Je n'ai revu la Pandora que l'année suivante, dans une froide capitale du Nord. Ma voiture s'arrêta tout à coup au milieu de la grande place, et un sourire divin me cloua sans forces sur le sol. - "Te voilà encore, enchanteresse, m'écriai-je, et la boîte fatale, qu'en as-tu fait?

- Je l'ai remplie pour toi, dit-elle, des plus beaux joujoux de Nuremberg. Ne viendras-tu pas les adorer?"

Mais je me pris à fuir à toutes jambes vers la place de la Monnaie. - "O fils des dieux, père des hommes! criait-elle, arrête un peu. C'est aujourd'hui la Saint-Sylvestre comme l'an passé... Où as-tu caché le feu du ciel que tu dérobas à Jupiter?"

Je ne voulus pas répondre: le nom de Prométhée me déplaît toujours singulièrement, car je sens encore à mon flanc le bec éternel du vautour dont Alcide m'a délivré.

O Jupiter! quand finira mon supplice?

Appendice. On me fit remarquer au palais de France que j'étais fort en retard. La Pandora dépitée s'amusait à faire faire l'exercice à un vieux baron et à un jeune prince grotesquement vêtu en étudiant de carnaval. Ce jeune renard avait dérobé à l'office un chandelier de prix dont il s'était fait un poignard. Il en menaçait les tyrans en déclamant des vers de tragédie et en invoquant l'ombre de Schiller.

Pour tuer le temps, on avait imaginé de louer une charade à l'impromptu. - Le mot de la première était Maréchal. Mon premier c'est marée. - Vatel, sous les traits d'un jeune attaché d'ambassade, prononçait un soliloque avant de se plonger dans le coeur la pointe de son épée de gala. Ensuite un aimable diplomate rendait visite à la dame de ses pensées; il avait un quatrain à la mai. et laissait percer la frange d'un schall dans la poche de son habit. - Assez, suspends! (sur ce pan) disait la maligne Pandora en tirant à elle le cachemire vrai-Biétry , qui se prétendait tissu de Golconde.

Elle dansa ensuite le pas du schall avec une négligence adorable. Puis la troisième scène commença et l'on vit apparaître un illustre Maréchal coiffé de chapeau historique. On continua par une autre charade dont le mot était Mandarin. Cela commençait par un mandat qu'on me fit signer, et où j'inscrivis le nom glorieux de Macaire (Robert), baron des Adrets, époux en secondes noces de la trop sensible Eloa. Je fus très applaudi dans cette bouffonnerie. Le second terme de la charade était Rhin. On chanta les vers d'Alfred de Musset. Le tout amena l'apparition d'un véritable Mandarin drapé d'un cachemire, qui, les jambes croisées, fumait paresseusement son houka.

Il fallut encore que la séduisante Pandora nous jouât un tour de sa façon. Elle apparut en costume des plus légers, avec un caraco blanc brodé de grenats et une robe volante d'étoffe écossaise. Ses cheveux. nattés en forme de lyre se dressaient sur sa tête brune ainsi que deux cornes majestueuses. Elle chanta comme un ange la romance de Déjazet: je suis Tchinka!

On frappa enfin les trois coups pour le proverbe intitulé Madame Sorbet. Je parus en comédien de province comme le Destin dans le Roman comique. Ma froide Etoile s'aperçut que je ne savais pas un mot de mon rôle et prit plaisir à m'embrouiller. Le sourire glacé des spectateurs accueillit mes débuts et me remplit d'épouvante. En vain le vicomte s'exténuait à me souffler les belles phrases perlées de M. Théodore Leclercq, je fis manquer la représentation.

Source: http://www.poesies.net