Modèle de format 11x17cm - Association Eveil Plumes
Certes, il peut encore le retoucher, mais de façon insensible, pour corriger
quelque défaut ou ...... C'est comme un Rêve au quotidien, un feu qui réchauffe
chacune des cellules. .... Mes ancêtres ont pétri la pâte de la vie afin de la rendre
meilleure, voire plus ...... Ce n'est pas qu'il y ait beaucoup de circulation, mais
enfin?
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et leur donnons rendez-vous lannée prochaine !
Abracadabra
Véronique Macabéo
Surtout, ne pas penser à tout à lheure. Rester ainsi, recroquevillé dans le noir, dans la moiteur poudrée de la loge.
Alex serrait obstinément ses paupières, tentait de détendre ses nerfs et ses muscles en feu, en vain. Sous la table, les tourterelles roucoulaient faiblement dans leur cage, serrées les unes contre les autres, comme épouvantées par la noirceur de ses pensées. Quelque chose le grattait depuis tout à lheure, quelque part entre le coude et le poignet. Ah oui, le neuf de trèfle, trop neuf, justement, et dont un coin meurtrissait la chair fine et blanche de son bras. Et ces maudits foulards, tassés derrière son plastron, qui lui tenaient si chaud
Heureusement quil commençait son numéro avec eux, il en serait promptement débarrassé. Allons, tout cela cesserait bientôt, maintenant.
Comme chaque soir avant dentrer en scène, Alex vérifia soigneusement, une dernière fois, son matériel et ses accessoires : son petit guéridon noir fatigué, ses anneaux scintillants, sa grande cape doublée de satin grenat et de toutes sortes dappendices et de replis sombres plus ou moins avouables ; le chapeau claque à facettes, la malle égyptienne, les fleurets, la scie, et bien sûr Augustine, sa fidèle baguette. Bien quil neût que cinquante- sept ans, Alex faisait déjà un peu figure dancêtre dans ce monde de la prestidigitation désormais dominé par les illusions spectaculaires, où il fallait réunir au minimum cent cinquante témoins, cinq trente-huit tonnes, et si possible une navette spatiale. Non, lui, Alex, cétait un magicien à lancienne, mi-Mandrake mi-Houdini, un grand monsieur sec qui se tenait très droit derrière sa fine moustache grise, silencieux et concentré. Ce quil aimait par-dessus tout, cétait faire entrer son public, mine de rien, dans un univers étrange, sans que celui-ci y prête dabord attention, un monde peuplé de verres se remplissant au fur et à mesure quon y buvait, de flacons sagement rangés dans le vide, de souris blanches débordant négligemment dun chapeau ; ici, pas deffets appuyés, de dramatisation annoncée par des roulements de tambour, ceût été trop vulgaire, non, il fallait regarder, juste regarder attentivement
Instiller discrètement un parfum insolite dans les actes les plus insignifiants, pervertir une apparente normalité par une pincée dimpossible, ça cétait son domaine, son défi quotidien, et pour tout dire son art.
Il avait commencé ce métier - qui nen est pas un - tout jeune : déjà au collège, il faisait rire et sébahir ses camarades avec des tours de cartes, des cordes facétieuses, des papiers de soie senflammant sous leurs yeux pour réapparaître intacts quelques instants plus tard. Bien sûr, cela navait pas été une mince affaire que de convaincre ses parents darrêter le lycée, lorsquil avait eu lopportunité dentrer comme garçon de piste dans un grand cirque, où il avait gravi peu à peu tous les échelons de la prestidigitation. Le milieu des illusionnistes nest pas un univers professionnel accueillant et chaleureux, comme peuvent lêtre dautres corps de métiers : ici, pas de compagnonnage attentif, de banquets réunissant lhonorable corporation, et encore moins de syndicat ou damicale des anciens, mais beaucoup de chacun pour soi, de rivalités silencieuses, de méfiance réciproque. Un monde de secrets farouchement gardés, où les ficelles des tours les plus fameux nétaient divulguées, quand elles létaient, quà la toute fin, après le passage du curé et juste avant celui de la mort.
Devenir magicien, cétait accepter de vivre en solitaire, toujours un peu sur ses gardes, de casinos rutilants en music-halls miteux, en tête-à-tête avec ses pigeons dans une chambre dhôtel anonyme, sitôt le rideau retombé. Jamais de beuveries entre collègues, après le turbin : il aurait eu trop peur de révéler quelques secrets professionnels sous lemprise de lalcool
Cette vie-là, Alex lavait cependant choisie. Une passion pour lillusion lavait retenu en lisière de tout ce qui fait le bonheur de vivre de la plupart des mortels : un logis douillet, des chaussettes propres dans un tiroir, la certitude de ce quon fera le lendemain, et encore le jour daprès, de saines courbatures après un dimanche de jardinage
Il avait beaucoup voyagé, mais plutôt entre Vesoul et Clermont-Ferrand que de Tanger à Hawaï. Il avait beaucoup appris, aussi, et mis lui-même au point quelques tours dont il était très fier, comme celui de la malle égyptienne, le clou du spectacle quil sapprêtait à donner pour la cent-deuxième fois ce soir. Ce soir
Un grand frisson le parcourut, révélateur de la tension irrépressible qui montait en lui.
Le numéro de la malle égyptienne supposait la présence dun - ou plus généralement dune - partenaire sur scène, et combinait en fait le célèbre tour de la caisse transpercée dépées, et celui du déplacement mystérieux dun individu entre deux espaces hermétiquement fermés et distants lun de lautre. Le rituel était immuable : un, il enfermait Suzy, sa partenaire, vaguement grimée en Cléopâtre dans une sorte de sarcophage pailleté quil entreprenait immédiatement de perforer avec entrain en plusieurs endroits, armé de ses fleurets (le sang dégoulinait lentement par les trous de la caisse
) ; deux, il essuyait soigneusement son épée en sifflotant gaiement, donnant limpression que le tour était terminé, tout en tournant le dos au fond de scène ; trois : dune énorme malle hermétiquement close et remplie deau - sur laquelle on voyait très bien le gros cadenas double quAlex avait pris soin de faire verrouiller en début de numéro par un spectateur, en priant celui-ci de conserver les clefs dans sa poche - émergeait une Suzy entortillée dans des bandelettes, criblée de plaies, le cou raide et la démarche saccadée, qui sapprochait silencieusement dAlex et létranglait par derrière, rideau, noir, applaudissements.
Le petit scénario de ce tableau final nétait pas pour déplaire à Alex ; il mettait le tour un peu au-dessus de la simple démonstration de virtuosité, et surtout, il instillait sournoisement chez les spectateurs un trouble, un malaise, le soulagement de voir le crime puni se mêlant dinquiétude face à cette momie glaçante. Il faut dire que Suzy incarnait de manière très convaincante une messagère de lau-delà, ses bras maigres tendus devant elle, dans une gestuelle qui nétait pas sans rappeler certains films muets.
Mais ce soir, le tour se terminerait autrement, ainsi en avait décidé Alex ; le cadenas extravagant, déniché quelques années auparavant dans une brocante (le vendeur le lui avait vendu comme ayant été confectionné par Louis XVI lui-même !), ne se laisserait pas ouvrir, comme les autre soirs : la veille, Alex avait confectionné une réplique de la petite clef quactionnait habituellement Suzy, de lintérieur de la malle, pour déverrouiller le cadenas par larrière de celui-ci, avant démerger, pantelante et trempée, et clore la scène ; une réplique de la clef, pas un double : celle-là nouvrait rien, il lavait dûment vérifié. Quant au chemin quelle avait pris pour pénétrer dans la malle et que vous imaginez que, peut-être, elle aurait pu emprunter à rebours, je ne puis rien vous en dire, naturellement, et me bornerai à vous préciser quil est strictement à sens unique, et donc absolument impraticable pour un trajet retour.
Non, la pauvre Suzy serait vraiment prise au piège sans espoir de retour à la vie et à la lumière : Alex lavait condamnée à finir ainsi, noyée sur scène devant un parterre de spectateurs qui pourraient témoigner plus tard de ses mines discrètement inquiètes pendant ce tour ne se déroulant pas tout à fait comme dhabitude. The show must go on, nest-ce pas ?
Eh bien, ce serait le cas ce soir
Ensuite, après un tomber de rideau un brin maladroit -linquiétude dAlex finirait par gagner les machinistes du théâtre -, ce serait, il le savait déjà, un moment de totale confusion, pendant lequel il avait prévu de se ruer sur la malle, de louvrir précipitamment (il avait toujours un double des clefs sur lui), et de faire semblant dy découvrir avec horreur une Suzy inerte et aux poumons foutus, irrémédiablement gorgés deau. Dans la panique, il aurait tout loisir de glisser dans la main de Suzy la clef habituelle et de faire disparaître celle quil lui avait spécialement préparée pour ce soir. Après tout, il était magicien, oui ou non ?
Ainsi, lors des reconstitutions avec la police, il aurait beau jeu de démontrer que sa malchanceuse partenaire avait dû succomber par suite dun accès de panique, dun moment de rare maladresse, qui lavait empêchée de se libérer comme les cent-une premières fois. On évoquerait Houdini, enchaîné et jeté à sa demande dans la froide Tamise
Puis il serait libre, enfin. Libre doublier cette fichue garce qui avait gâché sa vie ces six derniers mois ; car cétait bien elle, nest-ce pas, qui chaque semaine lui envoyait une missive anonyme lui enjoignant de virer une coquette somme, toujours la même, sur un compte numéroté au Luxembourg, à défaut de quoi seraient révélés au grand jour les secrets de ses numéros les plus fameux ? Et ce nétaient pas des paroles en lair : son correspondant mystérieux joignait à chacun de ses envois une notice très détaillée prouvant quil maîtrisait avec une totale exactitude les ressorts cachés de son art. Il avait eu la certitude que lignoble maître-chanteur qui empoisonnait sa vie nétait autre que Suzy lorsquelle avait, le mois dernier, laissé échapper que son fiancé avait été promu Percepteur en chef au Centre des Impôts de Vierzon, avant de sinterrompre tout à coup en rougissant lorsquelle sétait aperçue quAlex était entré dans la pièce. Un fiancé ? Doù sortait-il, celui-là ? Et puis, doù venait ce petit air canaille quelle affichait de plus en plus souvent, lorsquelle lui amenait sur scène son guéridon, ses cerceaux, la cage des tourterelles ?
Bref, il devait se débarrasser au plus vite, et définitivement, de cette Suzy qui se constituait sournoisement une jolie dot à ses dépens, et il avait décidé que ce serait pour ce soir : petit théâtre de province, morne soirée dhiver, les formalités judiciaires seraient vite expédiées
Allons, il était vingt et une heures, dans quinze minutes il entrerait en scène, enfin.
Au début, tout alla de travers ; comme dans un nuage, il fit surgir les foulards, les tourterelles, les cordes enchantées dun air absent, tant il se sentait nauséeux et hagard, répétant mécaniquement des gestes appris depuis longtemps sans les comprendre vraiment ce soir. Heureusement, tout se passa bien, seule une souris blanche resta coincée dans la doublure de son haut-de-forme et ne se priva dailleurs pas de lui mordiller les oreilles, pendant quil transpirait sous les projecteurs. Puis il retrouva peu à peu son calme, et aborda le tableau final avec sa maîtrise habituelle.
Il ne put sempêcher de jeter un dernier coup dil vaguement apitoyé à la Suzy vivante, et confiante, qui sallongeait docilement dans le sarcophage avant dêtre transpercée par les épées. Ensuite, tout se passa comme dhabitude. Tournant le dos à la malle et au fond de la scène, il astiquait tranquillement ses épées avec un grand chiffon blanc, et prévoyait de ne donner les premiers infimes signes dinquiétude que dans une vingtaine de secondes.
Il nentendit pas la démarche chancelante de Suzy qui sapprochait de lui, et ne vit pas davantage ses bras tendus devant elle, prêts à létrangler : cela ne pouvait pas exister, elle était morte, ou du moins elle agonisait, là-bas, derrière le cadenas. Quand elle lempoigna, il prit même cette désagréable sensation pour un mirage, une hallucination, tant cela lui semblait impossible. Cependant, Suzy ne relâchait pas sa pression, et ce fut avant tout par incrédulité, bien quà contrecur, quil sabandonna, jusquà arrêter tout à fait de respirer et mourir sur-le-champ. Le public, croyant voir le tour habituel, ne réagit dabord pas ; ce ne fut que lorsque le haut-de-forme dAlex roula sur le sol, et que la souris blanche sauta dans la fosse dorchestre, que les spectateurs senfuirent de la salle en poussant des cris dépouvante.
Après, la pauvre Suzy fut entendue par les policiers pendant plus de trois heures, avant dêtre autorisée à quitter le théâtre; elle ne pouvait oublier limage dAlex seffondrant sur la scène. Son patron, toujours aux petits soins pour elle, qui lui avait fabriqué la veille une nouvelle clef pour la malle égyptienne, « par sécurité, si tu perds lautre, on ne sait jamais », avait-il dit
Heureusement, par un réflexe de prudence, elle lui avait piqué au dernier moment la clef habituelle au fond de sa poche, sans quil sen aperçoive. Hé, ça sert, de côtoyer un magicien
Et ça lui avait sauvé la vie dêtre prévoyante, quand elle sétait retrouvée dans la malle remplie deau avec une clef qui nouvrait pas, elle avait pu actionner lautre, la bonne. Mais ce quelle navait pas pu prévoir, cest quil claquerait de saisissement à son apparition. Le médecin lavait bien dit : « commotion cérébrale foudroyante ayant entraîné une mort instantanée » ; bref, une mort subite, imprévisible. Les formalités dinhumation furent vite expédiées, les affaires dAlex dispersées, et au bout de trois jours, Suzy se dirigeait vers la gare, impatiente de retrouver lélu de son cur, et de commencer une nouvelle vie.
A peu près au même moment, les contribuables de Vierzon, de leur côté, eurent la surprise de trouver obstinément closes les portes du Centre des Impôts, et ce pendant plusieurs jours daffilée. Pendant quils se perdaient en conjectures sur les raisons de cette subite défection des forces vives de ladministration française, un curieux individu débarquait à laéroport de Las Vegas, dans la plus grande indifférence dailleurs. Affligé dun épouvantable accent français, ainsi que dune lourde valise remplie de foulards multicolores, de bouts de cordes et de cartes truquées, il intrigua beaucoup les douaniers avec lénorme cadenas curieusement doté de deux serrures, une grosse à lavant, une petite à larrière, qui fermait ses bagages. Mais comme il transportait par ailleurs une sacoche remplie de grosses coupures à leffigie du Grand Duc du Luxembourg, tout fut mis en uvre pour faciliter les premiers pas de ce sympathique visiteur au pays de la libre entreprise. Ce dernier remercia poliment les douaniers, referma sa valise et tourna rapidement le coin de la rue. Cinq semaines plus tard, il se faisait embaucher par un des plus fameux casinos de la ville, pour y présenter un numéro dillusion époustouflant, chaque jour de dix-sept à dix-huit heures.
Il y est toujours, il paraît que ça marche bien pour lui. En tous cas, son bureau du premier étage de la Perception ne lui manque pas, pas plus que cette brave gourde de Suzy, qui lui révélait tous les tours dAlex avec un seul verre dans le nez, et qui lattend peut-être encore, sur le quai de la gare de Vierzon. Le numéro de la malle thaïlandaise fait un tabac chaque soir ; mais ce que Jenny, sa partenaire ignore, cest quil a soigneusement gardé, au fond de sa poche, une réplique en toc de la clef quelle actionne chaque soir à tâtons pour sortir indemne de la malle.
On ne sait jamais, nest-ce pas ?
Lalliance de fer entre la terre et leau
Laurent Hyafil
On navait jamais vu cela !
Pourtant, voilà déjà longtemps que les murs avaient commencé à changer.
Mais ça ! Cela paraissait incroyable !
Comme si limmuable sétait mis à bouger, comme si, ce qui paraissait avoir toujours été, était toujours, mais létait un peu différemment.
Il faut dire que le lieu porte en lui-même une sensation déternité. Sorti du néant, de la terre et de leau mélangés, il sest construit pendant des siècles, en symbiose entre ces éléments, puis, sest figé.
Un peu comme un tableau de maître, au moment où, le peintre décide quil est terminé. Certes, il peut encore le retoucher, mais de façon insensible, pour corriger quelque défaut ou pour donner un peu plus de relief à un détail falot.
Du haut de leurs piédestaux, les lions empierrés veillent à la tranquillité des lieux, tandis quà leurs pieds, les amoureux roucoulent comme des pigeons trop nourris. Le chocolat coule à flot au milieu des violons déchaînés. Les chevaux dorés attendent, immobiles, que le carillon vienne les réveiller.
Plus un soupir, plus un murmure, pas un falot ne bouge, seul le clapotis régulier de leau vient rythmer le temps, comme un concert de harpes qui ne se terminerait jamais.
Lendroit sest même iconisé, dégorgeant de souvenirs clinquants. Les marchands, présents depuis toujours, sont toujours à la fête, déballant leurs étoffes qui arrivent de Chine et dailleurs.
Nul ne souhaite le moindre changement, tant lagencement de chaque détail fait partie de luniversel. Le lieu nappartient plus aux habitants, il appartient au monde entier. Un monde entier qui ne se prive pas den profiter à satiété.
Les cartes postales sont déjà imprimées pour les cent années à venir.
Et dans cet univers quasi statique, une espèce de tsunami.
Non pas ces vaguelettes arrivées de la mer, qui viennent épisodiquement faire penduler les embarcations.
Non pas ces poussées hivernales qui passent outre les bottines les mieux chaussantes, quand les planches viennent tenir lieu de trottoir.
Non, un bouleversement, encore inimaginable il y a peu, qui perturbe tous les esprits parce quil signifie, quelque part, que les temps ont changé. Quune ère nouvelle sest peut-être installée.
Tous sont venus y assister. Mais si les premières loges ont été assaillies dès laurore, la foule se tient à distance, par respect.
Ils sont là, côte à côte, à la fois serrés lun contre lautre, mais, dans le même temps éloignés dun espace suffisant pour que leurs gestes ancestraux sexercent avec la grâce, lélégance et la puissance requises. Leurs mouvements sagencent dans une harmonie parfaite, symbolisant la communion de leurs corps, comme en réponse à la communion de leurs êtres. Son voile est de paille, un ruban rouge sy accroche en guise de traîne. Le seul stigmate de son état est la joie intense et triomphante qui jaillit de son visage comme si elle sortait dune peinture de Tiepolo.
Les fonts qui ont porté leurs vies depuis leur naissance, oscillent avec lamplitude et la discrétion qui simposent à la circonstance. Ils viennent de décider de tout partager, mais depuis longtemps ils partagent tout avec cette eau, plus grise que bleue, qui dégage parfois un parfum putrescent, mais dont lodeur leur est tellement familière quelle leur est finalement agréable. Car cette odeur, ils ne lont retrouvée nulle part. Cest leur odeur. Cest lodeur de leur ville. Cest lodeur de leur vie.
Une barcarolle rythme la danse nuptiale.
Les musiciens entourent les mariés, et leur chant est régulièrement assourdi par le ronflement régulier de leurs alter-egos dépoétisés.
La foule des suivants, tous dans le même uniforme, tous outillés des mêmes objets, façonnés des mêmes mains depuis bien longtemps déjà, produisant tous le même mouvement du corps, le même balancement des bras, vient renforcer la composition scénique, dont la chorégraphie est impeccable tant elle est improvisée. Chacun a trouvé son rythme et sa place de façon tellement naturelle, que lon peut imaginer quil passe depuis des lustres entre eux des courants qui leurs permettent de résonner à lunisson. Que les pas de deux quils mènent quotidiennement, pour partager un espace le plus souvent exigu, les conduit à savoir se positionner respectivement et intuitivement avec une précision millimétrée.
On songe à ces danses africaines, où les danseurs improvisent depuis tellement de siècles, que le meilleur des chorégraphes ne saurait aboutir à un tel réglage du ballet.
De simples bateliers, ils sont devenus bateleurs. Leurs gestes, perfectionnés au fil des ans pour la plus grande efficacité, sont regardés comme le mouvement, mille fois travaillé, dun danseur étoile, sur la grande scène du Bolchoï.
Ils passent maintenant sous le grand pont de pierre, dont la majesté relie les deux parties de la ville. Comme au moyen-âge des échoppes meublent le milieu du pont, clinquantes de vrais et de faux bijoux, de verreries colorées qui scintillent à la lumière du soleil. Au bout de quelques secondes, deux longs fuseaux noirs émergent, dans un parallélisme impeccable, laissant enfin apparaître les deux impétrants.
Le gondolier et la gondolière manuvrent, avec la dextérité ancestrale, chacun avec le style qui lui est propre, la longue rame qui fait avancer ces petits sièges recouverts dun capitonné grenat.
Dans notre monde où lextraordinaire nourrit lappétence médiatique du quotidien, lentorse à la tradition séculaire, est quasi banale. Nul nimagine les années de combat dIsabella devant la Cour Européenne de Justice pour que la Compagnie des gondoliers laccepte en son sein.
Pour la première fois depuis que le Doge est Doge, pour la première fois depuis que la séculaire Compagnie des gondoliers a été créée, deux jeunes mariés sont à luvre. Pour entrer dans un petit canal, Isabella passe en premier. Elle change déchancrure pour faire un virage court. Elle passe juste devant le fero de prova de Cesare. Il a blanchi la deuxième des six barres horizontales parallèles qui symbolisent les six quartiers de Venise, car cest dans ce quartier quils sont nés. Cest dans ce quartier que son père lui a transmis les secrets ancestraux de gondolier. Cest là que le père dIsabella lui a aussi révélé ce quil tenait de père en fils de ses ancêtres.
Ils avancent maintenant lun derrière lautre, sans se toucher, dans le calme et le recueillement qui tranche avec le bouillonnement du grand canal. Ils passent sous un petit pont où quelques badauds les regardent, sans commune mesure avec lexcessif Rialto.
Ils sapprochent de ce qui sera désormais leur future demeure et que la famille a inondé de fleurs.
Ils viennent tous les deux accrocher leurs gondoles, avec les deux cadenas qui sont, pour la première fois, attachés ensemble, au même anneau.
Un anneau de fer qui prend lallure dune alliance nuptiale.
Un anneau de fer qui les lie pour toujours à leau saumâtre doù ils sont nés et aux murs de cette cité où ils ont grandi.
Cette cité née de lalliance originelle entre la terre et leau.
Un Amour illégal
Louis Akiki
Nous nous ressemblions et nous nous rassemblions par notre amour du Cheval et de lEquitation. Elle gagnait avec « Limonade » et moi, je finissais par gagner avec « Gamin ».Nous étions unis lun à lautre comme seraient liés deux cadenas mais lun des cadenas serait également attaché, par lintermédiaire dun anneau métallique par lequel il y serait fiché, à un mur en pierre. Moi je serais le cadenas « libre » et elle, celui qui serait lié par lanneau métallique au mur de pierre. Cet anneau et ce mur seraient tour à tour Manuel son mari et le Mariage ; le premier quelle exècre et le deuxième quau contraire elle a toujours semblé ménager.
5 Août 1984. 19h15. Ch 6. Thouars. Internat (Ancienne Maternité) :
« Elle (AD) sentait lhomme. Mais je métais gardé de le lui dire. Elle avait une odeur fade dhomme, son mari ou Thierry, mari de Véronique (ou un autre : Pascal, lambulancier).Cest une odeur fade mais aussi lodeur dun after-shave fut perçue par mes narines pourtant toujours bouchées. On sapproche sans doute de la fin. LEquitation lintéresse probablement moins. Elle la fatigue. Les distances. Puis sans doute lhostilité dOrbé.
Lundi 12 Décembre 1983. Ch 4. Internat. Thouars. 7h40 :
Rappel : Dimanche 11 Décembre 1983 :
8h30 : Messe à St Laon
10h : Orbé, pour une promenade à cheval.
Annie Delaunay (AD), entre autres cavaliers et cavalières.
10h30 : La Présidente (du club hippique) sur Titus; Sa fille Valérie sur le demi-poney, Monseigneur.
AD se fait embarquée (et remarquée) par Gerbe. Annie, la monitrice, laisse le groupe et va à sa recherche avec son destrier
12h : retour au club.
12h15 : Avec AD à lInternat. « En copains et non en amants » devait elle préciser !
Ici même elle se tenait près du radiateur. Moi allongé sur le lit. On parle du coma et de sa clinique et de son diagnostic : sa mère, allemande, en meurt à 40 ans. Elle incrimine un médecin de Loudun (Barbinet ?) qui a un château et des chevaux et dont la femme est Radiologue à Saumur. (Jai toujours remarqué que pour les filles parler de la mort est une introduction à lamour)
En bas des gens : Thierry , Catherine Contanceau
nous avaient vus à larrivée. Sylvie est restée en Maternité. Laurence (LM) aura été invitée à déjeuner (chez Thierry).Thierry, le plus ancien des internes, en tous cas qui semble le plus sûr de lui, mévite : il navait pas digéré le fait que je laisse ma garde ici pour aller, dans un autre site de Thouars, aider Yassine lun des gynéco-accoucheurs , à sa demande. Déjeuner seul à seul avec AD. Remontée ici. « Sieste » ici. Elle (AD) doit être à Loudun à 16h : elle avait téléphoné. Pas de bouche à bouche. Mais on était allongé tout habillés sur un lit de camp à peine suffisant pour une personne « Ich liebe sie sehr » (javais commencé à apprendre lAllemand). « Je croyais quon se tutoyait ».(Je ne savais pas encore que le tutoiement existait aussi dans la langue de Goethe !). « Mon mari a 24, moi 22
Il est malin, bien quil nait pas fait détudes. Cest affreux ce quil boit ! ». 7h45.
Samedi.10 Décembre 1983 :
A Saumur : Voltige sur Krack.
Après la reprise de 17h. Là bas ch n°1 (pavillon Chauvenet où javais une autre piaule). Là il y eut un « bouche à bouche ».Elle se rappelait toujours de mon numéro : 666645. Mais elle navait pas téléphoné. Quand elle avait vu ma piaule : « je ne le quitterai pas ; je ne veux pas être déloyale ».
Vendredi 9 Décembre 1983 :
Kyste de lovaire en Mat : Blanchard demande à Yassine de faire appel à moi pour laider.
Jeudi 8 Décembre : ras.
Mercredi 7 Décembre :
Annie, la monitrice, est à lenterrement du parachutiste tombé car son parachute ne sétait pas ouvert. (Les cavaliers étaient en visite à laérodrome voisin où le mari dAnnie est aviateur). La reprise se faisait sans elle : enfin on me donne un excellent cheval : « Il a lil ».
Mardi 6 :
Saumur : dressage avec Krack. Jétais inscrit dans deux club à Thouars et à celui de Saumur où jamenais avec moi de temps en temps AD.
Jeudi 15 Décembre. 9h30 :
Une partie de Tennis hier avec Laurence (LM).
Samedi 17 décembre 1983
22h45 :
Et AD qui est-elle ?
Que veut-elle de moi ?
« Après » la Ch 4, il y a quelques heures (19h), elle sortit de suite : « jai fait une connerie ». Pour elle, moi , je serais une connerie ! Je navais donc pas su la satisfaire. Elle nest pas du tout une pucelle ! Mais comment pouvais-je avancer une telle affirmation puisque on était resté habillés ? Cest la première fois, je crois que je dis à une femme « ma chérie, ma chérie, ma chérie ».Or elle navait jamais voulu me donner sa bouche.
Je métais précipité : Il fallait procéder par étapes. Les étapes cest la logique. Une première « mauvaise » impression est par définition une mauvaise chose. Mais elle, nétait-elle pas trop passive ne disant rien notamment ? Se culpabilisant tout le temps. La circonstance se reproduira-elle pour que je fasse mieux ? Viendra-t-elle une autre fois ?
Premier Janvier 1984. 18h45. Rue Ernest Renan. Thouars :
Elle (AD) croyait mavoir utilisé comme objet et mavoir déjà jeté comme objet déjà usité. Elle ne sait pas peut-être quen même temps, et peut-être à mon propre insu aussi, je lutilisais.
Mais elle se dérobe et se dit bloquée entre son mari et moi ; ça veut dire quoi bloquée ?
Annie, la monitrice, est excédée, mais ne sait comment se débarrasser, ne sait plus, comment se débarrasser de moi.
Il est 19h30. Je lai attendue depuis 14h30. (Elle serait venue mais naurait pas trouvé ma voiture).Elle ne viendra pas. Et peut-être quelle ne viendra plus jamais. Je laurais déçue (éjaculateur précoce ? Ou elle-même insatiable nymphomane ?... Ou plutôt à cause de mon impuissance « matérielle » : chambrette à lhôpital ou à lInternat
Ses dernières paroles, après notre dernière rencontre : « jai fait une connerie, je ne veux pas être déloyale, il veut me tuer - cest descendu bas, très bas ». Et moi je ne sais pas je ne sais plus sil faut que jinsiste pour sublimer ce quil y a déjà entre nous ou sil sagit vraiment dun cul de sac, voire dun sac à nuds ?
Cest devant cette vraie impuissance de la connaissance, du diagnostic, de la vérité de la mort, la vraie mort, celle de lâme que se trouve indispensable, Dieu notre Père le vainqueur de la Mort mais aussi du Mal
Jai la seule grâce de pouvoir toujours se fier à Lui. Merci mon Dieu pour cette Grâce, Toi la seule vie, le seul Chemin, la Seule vérité. (Celui qui est Miséricordieux).
Je vais à lInternat où il y avait Laurence (LM), Martine et Sylvie (Pédiatre, Psychiatre et Gynécologue) qui pourraient être chacune une bonne épouse pour moi. Pourquoi je ne me laisserais pas aller dans cette voie ? Mercredi prochain je joue contre LM à 14h30 (Tennis).A 17h,jirai à Orbé (Equitation).19h45
Lundi 4 juin 1984 :
Thouars, Rue Ernest Renan. 9h du matin : (javais également loué une piaule en ville chez une mémé de 80 ans) :
Et AD quest-ce quelle est ?
La pilule elle la prend depuis 6 ans.
Pourquoi ?
Elle est « obligée » de faire lamour de temps en temps avec son mari. Elle na pas dit non.
Je lui ai demandé si elle maimait toujours, ou un peu moins ou comme avant. Elle na pas répondu.
Je lui ai demandé de venir avec moi au Liban en Août septembre. Elle a décliné loffre.
Elle sera en juin à Loudun et elle habitera chez sa belle mère.( Elle vit et travaille avec son mari à Paris en semaine et ne viennent en Poitou que les week end et jours fériés).
Son mari est tout content : il a son bateau. Je ne lavais jamais vu.
Ses beaux parents ont commandé une nouvelle voiture (pour elle ?) une Panda couleur bleue.
Elle a parlé de divorce avec son mari, mais elle veut quil en prenne linitiative , autrement si elle la prend cest toute la famille quelle quittera ;or elle adore sa famille. Sa belle famille faudrait-il dire.
Je peux encore reculer avec un certain honneur.
Au départ rappelle-toi, il ne sagissait point daller jusquau bout.
Il sagissait de la sortir dune période dinsomnie. Son mari ne faisait pas deffort pour la mériter
Je lui tenais des propos comme par exemple : il peut changer, il vous (au tout début « vous ») aimera alors ou essaiera mieux.
Puis je me suis installé en elle. Elle ma apporté une force (cest ce que je lui disais hier) que jessaie de conserver. Cette attitude est-elle honnête ? Est-elle juste ? Sans un nouvel essai de mise au point.
Est-ce que je laime ? Est-ce quelle maime ?
Quest-ce que lamour ?
Mardi 17 Avril 1984.6h30 du matin. Hôtel du Donjon. Vincennes :
Voyons le futur prochain et lointain :
Elle me disait déjà ci-dessus : « je ne le quitterai pas ».Cétait il y a 3 mois tout au début de nos « rapports ». Et hier elle me disait dans le Phénicien (le faux phénicien) : quelle était prisonnière de « sa » famille, à lui.
Mercredi 23 Janvier 1985 :
Paris, Hôtel « Villa Henri IV » 2 h du matin :
Jai une preuve presque chiffrée. MB est ingénieur, la cause.
Cest le patron parisien où elle travaille comme secrétaire.
Quand nous devions partir en Allemagne, ils partirent
en Allemagne. Quand nous devions partir en Tunisie, ils partirent en Grèce.
Quel est le chemin ?
Est-ce que je laime ?
Au départ de lhôtel, en voiture, elle me dit demblée : « jai repris le contact (traduisez lamour
) avec mon mari
» ; elle ajoute même cest curieux quand jy pense maintenant
« ça na pas marché
» Puis il y a eu un hiatus (traduisez jessaie avec MB, ça marche
)
« et je voudrais, entre nous, arrêter pour linstant
Emmène-moi chez moi »
Au-delà du voile
Chantal Falletto
Octobre 2025
Je me décide enfin. Après 10 ans de notes accumulées au jour le jour, il mest devenu essentiel de faire un récit structuré et de dégager les différents aspects de ce que je peux nommer « la grande aventure de ma vie ».
Cétait au printemps 2015. Il y a dix ans maintenant. Mais par quoi commencer ?
En me présentant dabord, puisque je suis à la source de tous les évènements survenus depuis lors. Non pas que je sois quelquun dexceptionnel, moi ou un autre naurait rien changé à la découverte. Mais il se trouve que ce fut moi
Jétais donc, à lépoque, médecin naturopathe, passionné par mon métier, mais peu à peu pris au piège dune insatisfaction latente, attisée par une soif daller au-delà de mes connaissances et de ma compréhension des nouvelles maladies toujours plus nombreuses qui affectaient mes semblables. Je pressentais que des solutions existaient dans dautres civilisations, dans dautres contrées, des hommes aux savoirs puissants à rencontrer, à écouter.
Ce besoin sintensifia au point de menvahir tout entier. Je pris la décision de partir, ma quête sous le bras. Cétait au printemps 2015.
Javais entendu parler dune île encore mystérieuse, au centre du pacifique : « Isola Alta » quon ne pouvait atteindre que par avion privé. Cest là-bas que je décidai daller vivre pour quelques mois au moins, accompagné de ma femme Joanne et de mes deux enfants encore petits Loan et Myria, ces derniers ravis de changer datmosphère et de manquer lécole. Quant à Joanne et moi, nous rêvions de nous échapper des nuées caustiques stagnant en permanence au-dessus de notre mégalopole surpeuplée. Je savais que lîle était raisonnablement habitée par un peuple dont la langue, très particulière, avait des racines voisines du finnois. Leur implantation sur lîle datait de plusieurs millénaires et leur nombre sétait stabilisé au cours des siècles derniers. On parlait de cette île comme dune sorte de dernier paradis où la nature et lhomme séquilibraient parfaitement. Avaient-il un secret ? Doù tiraient-ils leur savoir aux plans médical et psychologique, eux qui vivaient en totale autarcie, après avoir refusé ce qui avait peu à peu envahi toutes les civilisations de la terre; je parle bien sûr de la technologie domestique qui, il avait bien fallu le constater, nous avait tous asservis et fragilisés.
Notre environnement sétait peu à peu dégradé au vingtième siècle et à partir de 2010, il avait fallu sadapter bon gré mal gré à un climat de plus en plus instable, qui mettait à mal une nature déjà affaiblie, devenue sensible à latmosphère épaisse et souillée au-dessus des continents, où les paysages sappauvrissaient à toute allure. Les villes grouillaient, où se nourrir de produits frais était devenu un luxe rare et coûteux. Les moyens écologiques mis en uvre timidement étaient impuissants en face de la globalisation dune économie rendue folle et qui ne concernait plus quune poignée dhommes qui vivaient dans des endroits protégés et fermés au monde extérieur. Lhumanité sétiolait. Tout cela mincitait à partir.
Nous laissions derrière nous et sans regret, télévisions, ordinateurs et autres gadgets, chargeant par contre plusieurs valises de cahiers, crayons, livres de toutes sortes et quelques radios pour recevoir les nouvelles du monde et communiquer avec lui. Il nous fallut presque une semaine pour arriver sur Isola Alta où nous fûmes accueillis par tous les curieux de lîle, groupés autour de Naoutu avec qui javais correspondu pendant les quelques mois de préparation de notre voyage. Une petite maison typique nous attendait. Loan et Myria nen croyaient pas leurs yeux de tout ce vert, de ces arbres immenses, du ciel enfin bleu, de ces bouquets de couleurs auxquels ils nétaient pas habitués. Javais les larmes aux yeux face à cette splendeur. Jétais submergé par des émotions enfouies depuis trop longtemps. Cétait comme un plongeon au milieu dun rêve bienfaisant.
Inutile de dire que quelques jours suffirent pour nous habituer à notre nouvelle vie. Nous découvrions les joies de la vie au grand air, à respirer à pleins poumons de lair transparent, à jouer avec des vents chargés dembruns et les brises légères nous avaient vite teinté la peau et affiné le corps.
Comment les hommes avaient-ils pu en arriver là ? Pourraient-ils survivre encore longtemps au milieu dune nature raréfiée et de plus en plus stérile ?
Séjour sur Isola Alta.
Vivre ici rendait ces questions plus urgentes, plus douloureuses aussi. Y découvrir des réponses me hantait. Je me mis donc au travail en privilégiant deux axes de recherche. Le premier, que je partageais avec ma famille, consistait à communiquer avec les Altéans, en apprenant leur langue, leur histoire, les savoirs transmis oralement, vivre avec eux, vivre comme eux et le deuxième, plus personnel, mincitait à découvrir lîle et ses trésors, chercher des informations en observant cette nature encore intacte, qui, je le sentais, dépassait en richesse tout ce que je pouvais en attendre.
Je pris lhabitude de partir plusieurs jours à la découverte de lîle, accompagné de Naoutu, devenu un ami précieux et parfois dun ou des deux enfants, selon leurs envies
Aujourdhui, en feuilletant tous ces cahiers étalés autour de moi, les notes prises au jour le jour, les croquis, mon cur se serre. Comment échapper à la nostalgie qui minonde, des journées intenses vécues en pleine nature où je retrouvais foi en lhomme, dans sa capacité à créer son bonheur sans les dépendances aliénantes quil avait mises en place et dont je mesure clairement les conséquences dramatiques
Mais revenons à mon séjour et à la fameuse découverte.
Javais parcouru presque toutes les côtes de lîle et me restait à découvrir le centre, composé de quelques montagnes escarpées, couvertes de forêts denses, séparées par des vallées ondoyantes et fraîches où les innombrables nuances des verts les plus subtils se juxtaposaient, créant à mes yeux de savants tissages où lil et lesprit vagabondaient à lenvie. Il suffisait de contempler et de sen nourrir.
Au cours dune des ces sorties de plusieurs jours, nous étions arrivés presque au centre géographique de lîle, dans une plaine bucolique, entourée de reliefs qui la fermaient de toutes parts, lisolant du reste du monde. Un étrange sentiment de paix flottait dans lair, le soleil jouait avec des bouquets de nuages légers et avec la lumière, tour à tour éclatante et voilée. Nous étions silencieux, même Naoutu était pris au piège de limmuable. A force de regarder tout autour de moi, à me rassasier des couleurs et des bruissements feutrés, mon regard se fixa sur un endroit doù, semblait-il, émanait une sorte de lumière
pas précisément
lueur plutôt, qui paraissait venir dun point précis, tout près dun bouquet darbres magnifiques. Je mapprochais, la lueur était bien là, je mapprochais encore, elle sembla frémir et je le vis
. Oui, cétait un livre mais si petit, un livre bleuté à labri dun coffret transparent, un vrai livre de poupée par la taille et la lueur douce quil émettait. Je remarquai alors les deux petits cadenas imbriqués lun dans lautre qui le protégeaient , gardiens immuables dun secret à perpétuer. Aucune clé nétait visible, les deux cadenas, comme lustrés, semblaient avoir été posés récemment. Mon regard scotché à lincroyable, un arrêt sur image au milieu de pensées en ébullition.
Naoutu restait sans voix, puis comme revenu à lui, me raconta une histoire qui se perpétuait de génération en génération, lhistoire dun livre déposé il y a très longtemps par un peuple disparu, sorte de livre de sagesse qui réapparaîtrait un jour, quand le temps serait venu. Il nen revenait pas. Mais alors ? Toutes ces histoires transmises depuis la nuit des temps sur Isola Alta, toutes ces histoires étaient peut-être vraies !
A la stupéfaction de Naoutu sajoutait mon étonnement grandissant face à ce mystérieux « cadeau». Jen frémissais. Toutes sortes de questions, de sensations sentrechoquaient : est-ce le hasard ? Pourquoi moi ? Pourquoi étais-je venu sur cette île ? Pourquoi avoir suivi mes intuitions, à laveugle ? Mais je sentais quune pièce importante trouvait sa place dans limmense puzzle de ma vie et quil y en aurait dautres et avec elles des réponses doù émergeaient enfin un futur, un après, une suite à notre histoire en voie de disparition.
Je me tournais vers Naoutu, linterrogeant du regard. Alors ? je compris quil sen remettait à ma décision, quelle quelle soit. Nous allions emporter le livre pour létudier
Je maccroupis, mon cur bat la chamade, non de peur mais dune émotion intense faite dintuitions profondes et, sur le point de le toucher, le livre prend une taille normale ; sa protection transparente a disparu. Sans réfléchir à ce phénomène inexplicable, je le prends, étonné par sa légèreté et me rends compte que je peux lire la couverture où des lettres bleutées dansent pour former ce titre :
LIVRE DES AZULEENS
« le peuple de lau-delà du voile »
Jessaie de louvrir pour le feuilleter mais cest impossible avec les cadenas, plus brillants encore, comme sils avaient gagné en puissance. Décidément
Naoutu rompt le silence
« emporte-le et nous verrons bien »
Jai du mal à me souvenir de notre retour au village ; je marchais sans rien regarder, complètement absorbé par cette extraordinaire découverte dont la nouvelle se répandit sur toute lîle. Les vieux contes devenaient réalité et un sentiment de fierté succéda très vite à la stupeur initiale. Après concertation générale il fut décidé que je serais « le gardien » du livre, chargé den découvrir les clefs. Je lui trouvai sa place dans une petite pièce de la maison, à la lumière douce, filtrée par des stores. Je le posai sur un bureau, la lueur vacilla pendant quelques minutes puis se stabilisa
Inerte, il semblait attendre. Je passais du temps à lobserver, à le ressentir, mais sans succès, quand, quelques jours plus tard, alors que jétais assis, le livre juste devant moi, la lueur frémit et sintensifia, et les deux cadenas avaient disparu, avaient-ils jamais existé ? Etait-ce un signe ? Une invitation ? Cétait peut-être le moment de louvrir ; je touchai sa couverture et essayai de la soulever, ce que je fis sans problème. Puis une, deux, trois feuilles se détachèrent
le reste nétait quun bloc inerte.
Je reconnais les mêmes battements de cur sous le coup de la surprise et de la présence physique de ce livre quune force inconnue habite et rend presque vivant.
Et jouvre la première page.
Puisque tu peux lire, cest que tu es prêt et quelle que soit ta langue, les mots apparaissent dans celle qui test familière. Le livre ne te sera révélé quau fur et à mesure, « au moment voulu» lorsquil peut être utile. Le temps ne compte pas. Plusieurs années seront peut-être nécessaires
Cest sans importance
Puis la deuxième page.
Nous sommes le peuple de lau-delà du voile. Nous étions physiquement là où tu te trouves, il y a longtemps, peut-être
Mais votre civilisation est devenue terne (le caractère des hommes est instable et léducation impuissante. Vous vous êtes trop multipliés et vivez au milieu des guerres et des destructions massives de lenvironnement). Nous avons donc décidé de nous protéger et avons traversé le voile dimensionnel. Nous voilà de lautre côté, si loin et si près à la fois
Nous ne reviendrons quune fois les hommes apaisés. Mais avant de disparaître, nous avons transmis des histoires et laissé ce livre, au cas où
Maintenant quil est en ta possession, fais de ton mieux. Il te sera difficile de te faire entendre, car vous devez descendre encore et encore, au bout de labsurdité qui vous dirige !
A cela, nous ne pouvons rien
Nous sommes les « Azuléens » : difficile de traduire le sens littéral de ce mot. Il signifie à la fois bien-être et présence dénergie-lumière, caractéristique de notre peuple. La lumière bleutée que tu es capable de voir est dominante ici ; chaque être en possède dès sa naissance et au fur et à mesure quil « sensagit » (quil prend de la sagesse en grandissant) sa peau-lumière évolue aussi. Il nous est donc facile de reconnaître les « Sages » à leur éclatante nuance bleutée. Nul n'a besoin détaler son savoir ou de faire semblant, la lumière, elle sait
Les Azuléens sont des hommes dune autre lignée qui ont développé des qualités spirituelles, de là vient leur peau de lumière, présente dans chaque individu et qui évolue tout au long de sa vie, en lui donnant son sens. La quête de conscience et laspiration au bien-être sont les éléments primordiaux de notre éducation.
Ainsi va notre peuple.
Nous nous sommes mis à labri, car vous les hommes vous êtes maintenant dépassés par des problèmes de plus en plus nombreux que vous avez créés. Vous êtes devenus opaques et nengendrez plus que le mal-être, lorgueil et la violence. Et malgré la présence doasis de conscience éparpillées ça et là et impuissantes à faire basculer lensemble des forces négatives, vous êtes arrivés aux portes du Néant
Je tente de tourner une nouvelle page, mais cest impossible. Le reste du livre forme un bloc compact dont la lueur faiblit jusquà ne devenir quà peine visible.
Je suis comme anesthésié, dans un flou total doù émergent quelques phrases du livre :
Fais de ton mieux
. Il te sera difficile de te faire entendre
. Nous reviendrons
Que faire ?
Quelques temps plus tard, javais trouvé des réponses : Ma vie avait pris un sens. Ma femme transcrivait les histoires racontées oralement par les vieilles femmes de lîle, gardiennes de la mémoire collective et je mettais au point des remèdes qui apaisaient les corps et les esprits, bien mal en point des habitants du monde.
Loan et Myria grandissaient. Sur lîle javais pris lhabitude de former des gens venus de tous les coins de la terre pour créer « ces fameuses oasis » qui résisteraient mieux à la pollution généralisée et qui deviendraient peu à peu parfaitement autonomes et gardiennes de semences, de forêts et deau douce.
Le livre, lui, restait muet.
Cinq années passèrent encore.
Nous étions revenus sur le continent dans la pollution généralisée. Le nombre des malades de tous âges était exponentiel et, tiraillé entre mon travail et les conférences que je donnais dans le monde entier, le temps courait. Le livre était reconnu et les oasis de résistance à la folie économique mondiale se développaient lentement.
Alors vint le moment où jeus envie de retourner sur Isola Alta, définitivement cette fois. Le livre bleu, jamais très loin de moi, frémit, et je sus quune fois là-bas, il me reparlerait
Automne 2025
Cest aussi lautomne de ma vie et je suis heureux. Je suis devenu Altéan moi-même. Jy ai planté mes racines et jy suis attaché par le livre dAzur.
Aujourdhui, je passe un moment avec lui, comme souvent, et, dans le soleil rougeoyant du soir, je le sens frémir doucement, puis la lueur sintensifie.
Jai le cur qui bat
.
Je le feuillette, une, deux et trois, puis deux nouvelles feuilles se détachent :
Nous somme le peuple de lau-delà du voile ; nous sommes issus de la part que vous avez rejetée, cette part de lumière qui était en vous et que vous avez fini par nier : Doù votre opacité et votre aspiration aveugle vers le néant.
Nous réapparaîtrons
. Un jour
.
Je nai pas besoin de lire la suite
une suite, il y en a une, oui
Mais, peut-être sans nous.
Balade en pays perdu
Michel Le Duff
Brusquement, en proie à une panique irraisonnée, Hubert sassit dans son lit. Il avait limpression de manquer dair. Son cur battait la chamade. Il inspira profondément, sefforça au calme. Ce rêve obsédant, toujours le même, qui le poursuivait depuis des mois... Entré dans une maison ordinaire, il voyait celle-ci prendre vie, se transformer en labyrinthe. Il passait de pièce en pièce, cherchant désespérément une issue, empruntait des couloirs interminables et finissait immanquablement par se heurter à une porte fermée par deux cadenas entrelacés.
Hubert se remettait peu à peu, sa respiration redevenait normale, son angoisse se dissipait. Il sobligea à chasser de son esprit toute trace de son rêve pour penser au futur proche. Dans deux jours
Il sendormit paisiblement.
Il aurait dû le savoir : le vendredi 13 ne lui avait jamais porté chance. La journée avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices : un départ à laube, par une radieuse matinée de printemps, avec la perspective dune randonnée de trois jours aux confins du Jura et de la Franche-Comté, dans ce « pays perdu » quil avait découvert vingt ans plus tôt, alors quadolescent, il était allé camper là-bas avec sa troupe de scouts. Sébastien lui avait donné rendez-vous à Dornicourt, petit village niché au fond dun vallon, à deux ou trois kilomètres de marche.
Pour lheure, Hubert goûtait pleinement sa solitude. La transparence de lair glacé du matin, les senteurs indéfinissables de la forêt, les bruits furtifs qui lui parvenaient des sous-bois, tout lenchantait. Après tant dannées dun travail hors normes, de déplacements incessants aux quatre coins du monde, la fréquentation de personnages douteux voire dangereux, à quoi sajoutait la pression permanente du résultat, il ressentait le besoin impérieux de sarrêter. Ici, dans cette nature encore préservée, il se sentait renaître. Il éprouvait une sensation de liberté depuis longtemps oubliée. Il avait limpression presque palpable de briser ses chaînes, de sortir dun carcan de contraintes, de renoncements, de compromissions parfois. Il fallait que cela cesse. Il était décidé. Cétait maintenant ou jamais. Il fallait, avant quil ne soit trop tard, couper les ponts, changer radicalement le cours de sa vie. Le mot délivrance lui vint à lesprit. Et, bizarrement, par un enchaînement incontrôlé de la pensée, des images du film du même nom simposèrent à lui. Un sentiment diffus de malaise lenvahit. Il se ressaisit aussitôt. Il nallait pas se laisser dominer par sa rêverie.
La pente, maintenant assez raide, lui coupait le souffle. Le soleil commençait à chauffer et à détendre agréablement ses muscles engourdis. Il pensa brusquement à Sébastien. Quinze ans, cela faisait quinze ans quil ne lavait pas revu. Ils étaient ensemble à luniversité. Sébastien lavait subitement quittée avant la fin de ses études, sans donner dexplications, si ce nest pour lui dire, avec une certaine agressivité, quil nétait pas nécessaire dêtre diplômé pour réussir dans les affaires. Depuis, il navait plus entendu parler de lui, jusquà ce coup de téléphone la semaine dernière. Il avait reconnu presque immédiatement la voix ironique, un rien condescendante qui lagaçait tant autrefois. Cest lui qui avait eu lidée de cette randonnée. Hubert, en plein désarroi, avait accepté avec enthousiasme.
Arrivé en haut de la côte, il sarrêta, hors dhaleine. Le paysage était superbe. En contrebas, dans la vallée, sattardaient quelques lambeaux de brume qui empêchaient de distinguer clairement le village. Dun pas alerte, Hubert entama la descente. Malgré son manque dentraînement, il atteignit Dornicourt en moins dune heure.
Sébastien était déjà là, devant la petite église comtoise, quil examinait, semblait-t-il, avec intérêt. Hubert lobserva à la dérobée. La silhouette navait pas changé, mais quand il sapprocha, il constata à quel point son visage était marqué. Des rides barraient son front, deux plis verticaux soulignaient le rictus amer de la bouche et son regard, surtout, terne, fuyant, avait perdu son éclat et la pointe dinsolence avec laquelle, autrefois, il toisait le genre humain.
Il accueillit pourtant Hubert avec cordialité et avec la même aisance que sils sétaient quittés le veille.
Alors, vieux, que deviens-tu ? Je ne te dirai pas que tu nas pas changé. Je mentirais. Mais je suppose que tu penses la même chose de moi.
Eh oui
Que sont nos vingt ans devenus ?
Mais dis-moi, jen suis resté à ton départ précipité de la fac et à ton intention affichée de te lancer dans les affaires. Quen est-il advenu ? Tu as fait fortune ?
Ce serait beaucoup dire. Mais parlons plutôt de toi. Jai appris, à lépoque que tu avais brillamment bouclé ton cursus de langues ? Jimagine, te connaissant, que tu nen es pas resté là.
En effet. Jai suivi une formation assez poussée en informatique.
Et ensuite ?
Ensuite, jai travaillé pour le gouvernement.
Ah, ah ! Dans les films, cette expression a une signification particulière. Ne me dis pas que tu es dans le Renseignement !
Quelque chose comme ça, oui. Mais plus pour longtemps.
Ah bon, pourquoi ?
Cest une existence de fous, qui empêche toute vie personnelle. Pas de famille, pas dattaches. Tu te transformes sans ten rendre compte. Tu deviens dur, cynique, sans états dâme. Jai décidé darrêter.
Que feras-tu ?
Je ne sais pas encore. Mais laissons cela. Que me proposes-tu dans limmédiat ? Jimagine que tu nous as concocté un périple intéressant dans ce pays de « contes et légendes » que jai découvert à quinze ans et qui me faisait tant rêver à lépoque.
Oui, bien sûr. Je ten parlerai. Pour linstant, lheure du déjeuner approchant, nous allons nous diriger vers ce petit monticule boisé où se trouve, si jen crois les prospectus que jai consultés, une vieille cabane de bergers. Nous pourrons y faire une halte avant dentamer les choses sérieuses.
Ils se mirent en route. Le soleil, haut maintenant, les mettait en sueur. La conversation, tout dabord enjouée, séteignit peu à peu. Il est vrai que la pente était raide et le chemin malaisé. Il semblait à Hubert que la cordialité initiale de Sébastien était un peu forcée. Il se demanda brusquement pourquoi il lavait contacté. Après tout, à la fac, ils nétaient pas si proches. Intrigué, Hubert se retourna pour lui poser la question. Mais Sébastien était assez loin et semblait parler dans un appareil genre talkie walkie. Il aurait bien le temps de lui en parler plus tard.
Dun coup, à un détour du chemin, la maison apparut. Cétait une de ces vieilles masures utilisées autrefois par les bergers, très nombreuses dans la région. En ruine pour la plupart. Celle-ci, sous une apparence vétuste, semblait en bon état et, quand il sapprocha, Hubert, à son grand étonnement, remarqua que la porte en bois était récente et lunique fenêtre garnie de solides barreaux. Il voulut faire part de sa surprise à Sébastien mais celui-ci nétait pas encore visible. Intrigué, Hubert entreprit de faire le tour de la bâtisse, sans rien remarquer danormal. Il revint à la porte quil poussa avec circonspection. Lintérieur était sombre. Il laissa son sac au dehors, franchit le porche, fit quelques pas et sentit brusquement le sol se dérober sous ses pieds. La chute nen finissait pas. Affolé, Hubert essayait de saccrocher aux aspérités de létroit boyau mais ne parvint quà se meurtrir les bras et à sarracher la peau des mains. Un violent coup sur la tête lui fit perdre connaissance. Quand il revint à lui, il était allongé sur un sol sablonneux. Tout son corps le faisait souffrir. Il remua bras et jambes. Rien de cassé, apparemment. Il parvint péniblement à se relever, craqua une allumette et regarda autour de lui. Il se trouvait vraisemblablement dans une de ces excavations naturelles qui parsèment le sous-sol de cette région... Celle-ci paraissait immense. Le silence était total. Pourtant, après quelques minutes, Hubert perçut un léger bruissement. Lentement, à tâtons, il marcha quelques dizaines de mètres dans cette direction. Bientôt, il neut plus de doutes. Là, quelque part, leau coulait. Il avança encore, le bruit devenait plus fort. Il frotta une deuxième allumette et ce quil vit ne létonna quà moitié : une véritable rivière, gonflée par les crues du printemps coulait quelques mètres plus bas. Cette vision le réconforta et il en était à supputer ses chances dutiliser au mieux cette opportunité quand il entendit dautres sons, des voix, semblait-il, en même temps quune faible clarté apparaissait au loin.
Hubert chercha un endroit pour mieux voir. Il remarqua sur sa droite un amas de rochers qui surplombait la rivière. Avec difficulté il se hissa jusquau sommet et ce quil vit alors le stupéfia : dans une sorte de halo, cinq ou six barques apparaissaient. A lavant de chacune delle, une silhouette tenait un fanal, une autre à larrière devait diriger lembarcation. Portées par le courant, les barques arrivaient rapidement et la surprise de Hubert saccrut encore : cétaient des enfants qui les occupaient. A lavant de la première barque, un adulte, jeune, qui paraissait être le chef, donna un ordre bref. Une mélopée étrange, lancinante, séleva sous la voûte. Fasciné, Hubert contemplait cette scène irréelle. Il se secoua et sapprêtait à appeler à laide, quand un obscur pressentiment lincita à nen rien faire. Méfiant soudain, il se rejeta vivement en arrière. Ce brusque mouvement lui fit perdre léquilibre. Dans sa chute, sa jambe heurta violemment un rocher et une douleur atroce le traversa. A demi-inconscient, il se retrouva sur le sol et tenta de se relever. Un hurlement lui échappa. Aucun doute, cette fois la jambe était cassée. Désespéré, il appela de toutes ses forces, mais seul lécho lui répondit. Les barques étaient déjà passées et, entre le bruit du courant et le chant de leurs occupants, ses appels navaient pas été entendus.
Au début, Hubert ne sinquiéta pas outre mesure. Sil navait rien à manger, il avait de leau en abondance et, de toute façon, Sébastien donnerait lalerte. Létat de sa jambe le préoccupait davantage. Il se traîna péniblement au bord de la rivière et but avidement.
Les heures passaient et rien ne venait. Sa jambe le faisait terriblement souffrir. La fièvre le faisait grelotter. Il avait froid, il avait mal. Bientôt, il eut des hallucinations. Il finit par sombrer dans un sommeil comateux et, à nouveau, se retrouva à errer dans sa maison de cauchemar, de pièce en pièce, de couloir en couloir, jusquà la fameuse porte. Une lueur éblouissante laveugla. La porte, la porte était ouverte ! Il savança dans la lumière, libre enfin. Libéré.
Cette lumière soudaine, oncle Hubert, cest une métaphore ou la matérialisation dune réalité ?
Les deux, mon cher Albert. La lumière provenait, en fait, du faisceau dun projecteur dirigé sur mon visage par un de mes sauveteurs. Mais elle est aussi le symbole dune rupture avec mon existence antérieure, tant sur le plan professionnel que personnel et ce qui en découlera : changement dactivité, fondation dune famille etc
Ce fut également un tournant dans la vie de Sébastien. Il avait vécu jusque là dexpédients, de combines plus ou moins louches. Après cette aventure, il a pris sa vie à bras le corps.
Mais je suppose que tu es impatient de connaître la conclusion de lhistoire.
Sébastien, arrivé au sommet de la colline, étonné de ne pas my trouver, mappela. En vain évidemment. Il ne jeta quun bref coup dil dans la maison, vit quelle était vide et fouilla les environs immédiats. Alarmé par la présence de mon sac, craignant le pire, il descendit en courant jusquau village. Bien entendu, les secours, qui ne pouvaient venir que dune agglomération plus importante, mirent des heures à être sur place. Ils ne trouvèrent pas immédiatement la trappe qui fermait lespèce de toboggan qui mavait projeté dans la caverne. Doù cette attente interminable.
Mais, me diras-tu, ces barques menées par des enfants, cette scène surréaliste, ce chant ?
Eh bien, figures-toi quaprès une enquête approfondie, les services de police et des douanes permirent de mettre au jour un vaste trafic de stupéfiants. La rivière passant sous la frontière, les trafiquants avaient trouvé ce moyen ingénieux pour faire passer, en toute tranquillité, leurs paquets dhéroïne, cachés dans un double fond aménagé dans les barques, de Suisse en France. Les enfants, recrutés par un intermédiaire, en loccurrence le jeune homme qui guidait le convoi, dûment endoctrinés par celui-ci, prenaient cette aventure comme un grand jeu plein de mystère et de dangers. Et secret, bien entendu.
Le bonheur est dans le pré
Emmanuelle Cart Tanneur
Pour sûr, je n'imaginais pas que ce serait tout rose. Mais je ne m'attendais pas non plus à devoir en arriver là. Enfin, quand la chance tourne, il faut savoir le reconnaître, dire merci et ensuite s'en accommoder même s'il y a des petites choses qui ne vont pas. Parce qu'il y en a toujours. Personne n'est parfait.
C'est que je suis devenu philosophe, moi, depuis le temps. Quarante années au milieu de rien, dont les vingt dernières tout seul dans une ferme plus que centenaire, avec juste douze vaches et trois chiens, ça vous laisse du temps pour réfléchir. Et puis, moi, quand je pense, j'entends plus le silence.
Ça me fait comme qui dirait de la compagnie.
Pour meubler le vide, y'a bien la radio. Je branche le poste chaque soir quand je rentre, et il reste allumé toute la soirée; je me fiche pas mal de ce qui passe, le monde peut bien crever, ça changera point ma vie. Moi, tout ce que j'écoute, c'est la musique qu'ils donnent de temps à autre et surtout, une fois l'an, ce concert du Nouvel An, à Vienne
Ah ! La grande musique ! Ce jour-là, j'arrête tout. Je me pose devant le poste et je n'en bouge plus; je reste les yeux fermés et là, je me sens comme qui dirait en communion avec la beauté du Monde j'avais lu ça une année sur l'Écho du Centre et il faut le dire, ben c'est vrai que ça fait c't'effet.
La grande musique
ça oui, moi j'aime ça. Enfin, j'aimerais encore mieux si j'en avais à écouter, mais à part ce concert-là, faut bien le dire, ils passent rien qui vaille le reste du temps; mon radiocassette a rendu l'âme y'a des années déjà, et j'ai pas eu de quoi en racheter un. Quand bien même, j'ai que des cassettes, et on peut plus les lire avec leurs nouveautés technologiques
C'est ça le progrès ? Y'a des jours, je me dis qu'heureusement que je vis pas à la ville, parce que tout ça, ça me monterait à la tête, ça me rendrait fou, pour sûr.
Puis la ville, le monde, c'est pas quelque chose qui me manque. J'aime pas ce que je connais pas.
La campagne, c'est la tranquillité, c'est la simplicité, c'est l'air pur
C'est ce qu'ils ont dit quand ils ont présenté l'émission « L'amour est dans les champs » : je suis tombé dessus, un soir, par hasard, y'avait la bande annonce juste quand j'ai poussé le bouton. J'ai reconnu les bruits, de ferme, de tracteur, un chien qui aboyait, des cloches de village qui sonnaient, j'ai tendu l'oreille et compris qu'ils lançaient un nouveau programme qui parlait de nous, les gens d'ici, et aussi, disait la voix, de notre « solitude parfois si pesante dans une vie vouée au travail » je me rappelle bien les mots, parce que j'avais trouvé que c'était pas mal dit, tout ça, même si ça m'a d'abord fait hausser les épaules.
C'est vrai que, quand même, ça me parlait, comme on dit, parce que la solitude, pour sûr que je sais ce que c'est. C'est pas que j'en souffre, comme on entend à la radio, mais bon, faut avouer que ça me pèse un peu quand même, surtout le matin quand je me lève, y'a personne pour me faire chauffer l'eau du café, et le midi, quand je rentre manger un bout, c'est encore tout seul; et puis le soir, c'est juste la radio qui me tient compagnie. Sûr que si y'avait une femme en face de moi, ça serait plus agréable, enfin c'est ce que j'ai pensé sur le coup. Je le pense toujours va juste falloir que tout le monde le comprenne bien.
Et puis, pour les mômes, faut bien une bonne femme. Et moi, j'en veux, avant de ne plus pouvoir.
Ils attendaient des candidatures, qu'ils disaient. Fallait envoyer un courrier, électronique si on voulait, j'ai pas compris ce que c'était alors j'ai juste posté en ville un mot avec ma photo, et mon adresse ; ils m'ont répondu le mois qui a suivi, y'avait plein d'autres papiers à remplir et à renvoyer, bon, ça m'a toujours occupé une soirée, enfin après tout ça j'ai su que j'étais sélectionné pour l'émission. J'avais plus trop envie de continuer c't'affaire, je me demandais ce qu'il m'avait pris d'aller me fourrer là-dedans, mais j'avais comme qui dirait pas le choix, parce qu'à partir de là ils m'ont plus laissé tranquille du tout.
Je vais pas tout raconter, parce que ça prendrait trop de temps. Ça m'en a pris déjà beaucoup à moi, toutes leurs histoires, avec tous ces gens qui sont venus chez moi, qui ont installé plein de matériel, des micros, des câbles, y'en avait plein par terre dans tous les sens, ça va bien que je suis pas trop regardant côté ménage, mais je me disais, une bonne femme là-dedans, elle apprécierait pas, enfin ils ont mis tout leur bazar en place, et puis ensuite il a fallu faire les enregistrements, toute une série : ma vie, depuis que je suis gamin, la jeunesse, tout ça, jusqu'à la reprise de la ferme à la mort du père, et puis voilà, mes conditions de vie et mes aspirations d'aujourd'hui ? Quand ils m'ont posé la question j'ai rien compris, heureusement y'avait un petit gars bien gentil qui m'a expliqué et m'a dit en gros ce qu'il fallait que je réponde; que je ne serais vraiment heureux que si je pouvais partager mon bonheur avec une femme, que j'avais beaucoup à lui donner et que je l'attendais avec confiance. Je peux le redire parce que j'ai gardé le papier où je l'avais noté. Ils ont eu l'air satisfait, ils ont tout remballé, et ils sont partis en me disant que j'aurais bientôt des nouvelles.
Les jours d'après j'ai écouté l'émission presque tous les jours, c'était assez émotionnant d'entendre ma voix dans le poste ! Mais j'ai repensé qu'ils m'avaient dit que j'avais fait de l'authentique et ils avaient l'air de trouver ça bien, alors ça m'a pas trop étonné que ça marche au final leur truc, parce que pas plus tard que le mois dernier, j'ai entendu le présentateur dire en direct au poste qu'ils m'avaient trouvé une femme ! Ils ont passé sa voix, ma foi elle était plutôt attirante, enfin une vraie voix de femme, avec un joli accent de je sais pas où, étranger ou quoi, en fait j'ai jamais mis les pieds à l'étranger mais je pouvais dire qu'il ressemblait pas à celui des filles du village ou des vieilles des fermes d'à côté, ça m'a fait tout drôle de penser que c'était pour moi qu'elle avait parlé sur la bande, elle disait qu'elle avait été touchée par mon témoignage, qu'elle était heureuse de pouvoir bientôt faire ma connaissance et qu'elle était sûre que l'amour serait au rendez-vous.
Ca, c'est ce qu'elle disait.
On devrait pas laisser les gens être faux comme ça.
Et j'en veux pas mal aux gens de l'émission de m'avoir laissé comme ça une fois l'affaire réglée, tout seul à me débrouiller avec elle.
Parce que, qui c'est maintenant qui va devoir se l'éduquer, la gamine ? Oui, c'est une gamine, à peine vingt ans, qui a débarqué ici comme si c'était chez elle maintenant
Pas un talent pour la cuisine, elle sait rien faire, pareil pour le ménage, elle a jamais vu un seau ni une serpillière, quant à me faire la conversation, je vois guère comment elle aurait pu avec son machin sur les oreilles, et puis j'ai vite vu qu'elle avait pas trop de vocabulaire, en tous cas pas le même que moi
J'ai tenu deux semaines comme ça, en me disant qu'elle allait prendre le pli, qu'elle comprendrait pourquoi elle était là. J'attendais pour rien, plus le temps passait plus j'en étais sûr. L'autre dimanche, la torgnole est partie, j'ai pas pu la retenir. Elle s'est mise à hurler, et puis elle a détalé comme un lapin, je l'ai revue dix minutes plus tard traverser la salle avec sa valise et prendre la porte.
Elle est pas allée loin, croyez-moi. Je l'ai attrapée par le bras et elle a pu hurler tout ce qu'elle savait, ici y'a personne pour l'entendre. Je te l'ai foutue au cabanon, un cadenas sur la porte, et je suis allé me coucher.
Le lundi, elle était plus docile. Mais le soir elle a encore tenté de se sauver. J'ai été obligé de la remettre au cabanon.
Le mieux ça serait qu'elle y passe toutes les nuits. Et puis je me dis que, pour le peu qu'elle fait la journée, je pourrais même bien l'y laisser le jour aussi.
Je pourrai toujours lui rendre de petites visites quand moi, j'en aurai besoin.
C'est ça les gens de la radio : ils vous balancent dans une situation, et après c'est bien pas leur problème, ce que ça donne, une fois leur émission passée. La loi de l'Audimat, comme j'ai entendu un jour, ça doit être ça.
Bah. Elle m'est pas bien utile, mais au moins je me sens moins seul.
En tous cas, deux précautions valent mieux qu'une. Je suis ressorti, ce soir, poser un deuxième cadenas sur le premier.
Je sais pas si l'amour est dans les champs ; mais ma femme, maintenant, je l'ai.
Cauchemar ultime
Michel Collati
Sous la pluie froide de novembre qui griffe et rougit les visages, la casquette enfoncée jusquaux sourcils, javance tête baissée dans la nuit, avec pour seul horizon lespace de mon prochain pas.
Traversant furtivement la place aux dalles luisantes balayées par les rafales, jarrive enfin vers la bouche du métro.
Soulagé de ne plus entendre les gouttes crépiter sur ma visière, je descends lescalier lorsque je croise un gros chien noir au regard las et pitoyable.
Un foulard rouge noué autour du cou retombe en pointe sur son poitrail.
A lautre bout de sa chaîne il tire un vagabond au jean sale et troué, aux chaussures éculées, lesté dun sac à dos qui lui courbe léchine.
Ces deux êtres visiblement inséparables partageant un misérable destin, enchaînés dans la même galère, se pressent pour nulle part, avec pour seul réconfort leur fidélité réciproque.
Compagnons dinfortune, leur raison même dexister repose sur cet attachement, matérialisé par la lourde laisse métallique.
Ces frères siamois qui ne se ressemblent pas, aux liens affectifs verrouillés par dindestructibles cadenas, mémeuvent et minterpellent.
Ont-ils choisi ? Sont-ils aussi malheureux quils en ont lair ? Accepteraient-ils une douloureuse séparation pour une vie plus confortable ?
Cette errance quotidienne nest-elle pas la forme la plus brutale dun certain idéal de liberté ?
Avant de pouvoir répondre à ces questions, je suis déjà sur le quai.
Dans un bruit feutré, la rame ralentit et sarrête à ma hauteur. Les portes souvrent et déversent un flot danonymes qui inonde rapidement les couloirs souterrains.
Jentre à mon tour et reste debout près de la porte, appuyé au dossier dune banquette.
Brusquement la rame redémarre.
Déséquilibré, un homme vient heurter mon épaule.
Je tourne la tête et cest alors que je laperçois :
« Cest pas possible, tas la berlue ! »
Il est là, à côté de moi, qui me touche.
Mon sosie vient dentrer dans mon univers jusque là lisse et banal.
Tandis que son regard fixe se perd sur la vitre embuée du compartiment, je le dévisage, croyant me voir dans un miroir.
Oui cest moi, jen suis certain !
Ses mêmes petits yeux dun bleu délavé et ses lèvres minces et pincées distillent un identique maigre sourire désenchanté.
Avec son dos voûté, ses bras ballants aux bouts desquels pendent des mains aux longs doigts décharnés, ses genoux à demi fléchis, il ressemble comme moi à une marionnette.
Son front bas et plissé dentêté, ses joues mal rasées noircies par la barbe, tout, absolument tout mappartient.
Comme moi je le trouve mal fichu, comme moi je le trouve laid.
Pas de doute, me voilà deux
Abasourdi, la gorge sèche, je narrive pas à détacher mon regard de ce terrible inconnu qui vient de bouleverser ma vie.
Dans le compartiment rempli dindifférents englués dans leurs pensées, personne na remarqué ce couple de faux frères plus ressemblants que les plus monozygotes des jumeaux.
Soudain le métro sarrête, lhomme descend et je me lance à sa poursuite, oubliant ma destination.
Dans les petites rues désertes et mal éclairées aux pavés ruisselants, je suis de loin cette frêle silhouette que je connais si bien.
Cet autre moi avance dans la nuit, lentement, si lentement que progressivement je me rapproche à pas feutrés, les mains au fond des poches.
Il est là, à quelques pas de moi, marchant stoïque sous la pluie, sans se retourner, vers son destin.
Pressentant le pire, je le supplie dans ma tête de sengouffrer sous une porte cochère et de disparaître.
Mais non, il continue, et bientôt nos deux ombres semblent enchaînées comme le chien à son maître.
Seulement eux, qui ont accepté de sceller leurs pauvres destinées, sont bien différents de moi et de cette copie conforme que mimpose malgré lui cet étranger.
Son existence est une entrave à ma liberté. Je ne veux pas me partager avec ce clone et encore moins me sentir attaché à ce boulet qui me ressemble.
Cet imposteur venu rompre, sans le savoir, lharmonie de mon ego, fait monter en moi une colère froide et cynique.
Ma gorge se noue, mes mains tremblent nerveusement.
Ma respiration saccélère, mon cur bat la chamade.
Egaré dans de funestes desseins, jarrive derrière lui. La buée de mon haleine le frôle et je perçois le bruit de son souffle.
Au fond de la poche gauche mes doigts endoloris serrent le manche de mon opinel à virole.
Lun de nous deux est de trop !
Je sens une force terrible memporter. Je ne contrôle plus ni mes pensées ni mes actes.
Comme un robot mon bras se lève, armé du couteau et retombe violemment.
Tout se brouille alors autour de moi
Des larmes et des gouttes embuent mes yeux tournés vers le ciel.
Mes jambes se dérobent
Je tombe lentement, face contre terre, la joue sur le pavé glacé.
Tout à coup, une violente bourrasque vient siffler à mes oreilles, un claquement sec me fait sursauter
Brutalement je me redresse.
Assis dans mon lit, je vois la fenêtre de ma chambre ouverte qui laisse sengouffrer une bise aigre et humide.
A travers les volets japerçois la lueur blafarde dun jour gris et pluvieux.
Hagard et fourbu, je reste figé.
Petit à petit, le souvenir de mon cauchemar resurgit.
Je frissonne de froid et de peur.
Dans ma tête ça défile, je revois tout, comme dans un film au ralenti : la pluie, le métro, linconnu, la filature, le couteau, la bagarre, la glissade sur le pavé mouillé et puis plus rien, le néant, inquiétant et ravageur.
Avec précaution je me lève.
Le miroir du corridor me renvoie limage dun visage aux traits tirés, aux yeux cernés, aux lèvres exsangues. Je me fais peur, comme ma fait peur linconnu du métro.
Mais la peur de lautre ne résulte-t-elle pas dune mauvaise image de soi ?
Est-ce lui ? Est-ce moi ? Comment savoir ? Ces questions me hantent.
Sur ma pommette droite, une grosse bosse violacée et douloureuse :
« Tiens, on dirait un coup de poing ! »
Péniblement, je me traîne jusquà la cuisine. Sur la table une bouteille de whisky, vide, et un cendrier débordant de mégots coiffé dun paquet de cigarettes froissé
« Allons bon, tas encore trop picolé en rentrant hier soir ! Cest toujours la même chose quand tes seul et désemparé
La sanction immédiate, cest ce cauchemar qui va te gâcher la journée
Retiens la leçon pour ta prochaine solitude ! »
La machine à café qui crachote distille un arôme qui envahit bientôt la maison, masquant lécurante odeur du tabac froid.
En trempant mes lèvres dans la tasse, je regarde machinalement par la fenêtre : les feuilles jaunies des platanes squelettiques jonchent les rues et les caniveaux. La pluie tombe, droite et serrée. Les trottoirs sont déserts. Sur la chaussée, quelques voitures roulent lentement en soulevant des gerbes deau.
Je broie du noir.
Le rêve est toujours là, incontrôlable, obsédant, fixé dans mon cerveau fatigué, comme un mauvais souvenir récent.
Des courbatures et de violentes douleurs diffusent dans mon corps.
Le cur au bord des lèvres, dinsupportables bourdonnements me vrillent les tympans.
« Dring ! Dring ! » La sonnerie de la porte dentrée me ramène à la réalité.
A travers le judas je reconnais la frêle silhouette de Lily
Lily, il ne manquait plus quelle ! Que vient-elle faire à cette heure ? Comment la recevoir en pyjama avec cette tronche de déterré ?
Je ne bouge pas
le silence sinstalle
Peut-être va-t-elle sen aller ?
« Dring ! Dring ! Dring ! » Les coups de sonnette intempestifs montrent clairement quelle a senti ma présence et na pas du tout lintention de repartir.
Ouais, ouais, voilà, jarrive !
Jouvre la porte. Sur le seuil Lily, perchée sur ses talons et serrée dans un imperméable noir esquisse un sourire puis me regarde, médusée, de ses grands yeux écarquillés, comme si jétais un extra terrestre :
Quelle tête ! Quas-tu fait ? Tu es malade ?
Heu
non, juste un peu de fatigue
et puis une mauvaise nuit, un cauchemar, mais ça va aller
Veux-tu un peu de café ?
Tes-tu regardé dans la glace ? insiste-t-elle, je ne tai jamais vu pareille mauvaise mine !
Puis se tournant vers la table de la cuisine et montrant du doigt la bouteille :
Tu ferais mieux de faire du sport au lieu de boire en cachette ! Continue comme ça et tu vas te ruiner la santé !
Je renonce à lui raconter lenfer de ma nuit démentielle, elle ne comprendrait pas ; je ne veux pas non plus laffoler ni lui faire de la peine.
Je feins donc lassurance de celui qui maîtrise, je minimise, je plaisante avec désinvolture et notre conversation se poursuit, banale, lourdement hypocrite.
Soudain, visiblement bouleversée, elle se jette contre moi et mentoure de ses bras, sa tête au creux de mon épaule.
Surpris et ému, je sens la chaleur de son corps envahir ma poitrine.
Mes mains remontent vers ses joues puis vont se perdre dans sa chevelure noire et frisée.
Un long moment nous restons ainsi enlacés, silencieux et apaisés.
Le temps semble suspendu.
Ce bref instant déternité se déchire brutalement avec le hurlement de Lily : horrifiée, elle me repousse et fixe ses mains maculées de sang.
En reculant, elle se dirige vers la porte et senfuit. Jentends ses talons qui claquent dans lescalier.
Pendant dinterminables minutes je reste immobile, incrédule et désorienté, le regard rivé sur cette porte si brusquement refermée.
Imperceptiblement, une douce chaleur veloutée glisse le long de mes jambes.
Baissant la tête, japerçois une flaque rouge qui sélargit entre mes pieds.
Et puis soudain une fulgurante brûlure irradie dans mon dos.
Quand mes mains parviennent à la source de la douleur, elles rencontrent le manche du couteau que Lily a sans doute déplacé en menlaçant.
Chancelant, jesquisse un pas en avant, mais mes jambes ne me portent plus.
Je tombe à genoux. Mes mains se serrent sur ma poitrine.
Peu à peu, mes forces mabandonnent ; les paupières de mes yeux qui ne voient plus se ferment.
Je nai plus mal
Et puis plus rien
Depuis midi, la pluie a cessé.
Dans le square, le vagabond est assis sur un banc. Le gros chien noir a posé la tête sur ses genoux.
Dans le métro, la rame emporte lhomme au dos voûté, aux lèvres minces et pincées. De ses petits yeux bleus, il regarde fixement la vitre embuée, perdu dans ses pensées
Ce que voit le Seigneur est indéfinissable
Sylvain Le Braz
Lordinateur était vraiment un objet de torture. Sur Patricia ny comprenait rien ; « Mais quelle idée la Mère Supérieure avait-elle eu de faire installer un appareil de ce genre dans toutes les chambres du couvent ! », pensa-t-elle. Certes, lidée de pouvoir communiquer avec lextérieur était un grand pas pour la communauté
Néanmoins, sur Patricia restait perplexe : les jeunes de la paroisse lui avaient décrit cet objet comme une uvre révolutionnaire. Mère Annabelle avait de surcroît rajouté une connexion Internet, de sorte que, premièrement, les religieuses puissent commander des fournitures nécessaires à la fabrication des petits trains miniatures quelles tentaient de vendre tous les dimanches après-midi, quelques heures après la messe, et deuxièmement, pour communiquer plus facilement avec les autres couvents.
Patricia réalisa quà première vue, lidée était plutôt enchanteresse. Elle demanda même pardon à Dieu pour avoir, lespace dun instant, eu des pensées déplacées : et si cet engin était capable de lui permettre de rentrer en relation avec le beau moine Anthony, qui résidait au monastère Saint-Joseph de lautre côté de la ville ! Ce serait vraiment excitant !
Malheureusement, il ne sagissait sans doute que dun rêve ; il était fort possible quelle narrive jamais à envoyer un e-mail, ou même chatter sur un groupe de discussion. Il fallait quelle se rende à lévidence ; elle avait choisi sa voie : son corps et son âme appartenaient à Dieu.
Cétait son choix, et même si elle navait vu la porte dentrée du bâtiment où elle se trouvait quune seule fois dans sa vie, cest-à-dire le jour de son arrivée au couvent Sainte-Marguerite-Des-Prés, elle se rappelait comme si cétait hier de cette porte vétuste et lugubre fermée par un double cadenas, dont chaque pièce sentremêlait comme deux maillons dune chaîne, faisant fuir presque tous les visiteurs car traduisant une idée denfermement permanent, voire de prison.
Sur Patricia navait pu réfréner lapparition dun rictus sur son visage, lorsquelle avait découvert ces deux bouts de métal en forme de P : elle sétait écriée « Me voici arrivée à la Prison Paroissiale ! ». Le regard de Mère Annabelle en disait long sur la première impression que la nouvelle pensionnaire avait fait à sa supérieure. Il lançait des éclairs et ça allait durer pour léternité !
Il était maintenant dix heures du matin, et après avoir passé quatre heures à la prière, Patricia se sentait exténuée. Soudainement, Mère Annabelle informa ses religieuses quelle allait donner un cours dinformatique dès à présent. Sur Josiane et sur Huguette en étaient enchantées : il y avait enfin de laction au couvent !
Pendant exactement trente-deux minutes et quarante-trois secondes, Patricia avait fait du dessin ; elle navait écouté que dune oreille les recommandations et conseils de Mère Annabelle. Certes, elle avait bien compris comment envoyer et recevoir un courrier électronique, mais rien dautre dans le discours de la Supérieure ne lavait intéressée ; cest pourquoi elle sétait mise à dessiner sur une feuille de papier : Anthony nu au presbytère, Anthony assis sur son missel, Anthony allumant un cierge, Anthony fumant dans les toilettes
Elle se laissa aller dans les abysses de son imagination quand soudain une règle en bois vient lui toucher le bout du nez
Cétait Mère Annabelle qui sétait aperçue du manque dintérêt de la jeune fille. Puis cette dernière laissa malencontreusement tomber ses chefs-duvre artistiques au pied de la Mère Supérieure ; mais elle ne lavait pas fait exprès ; en levant la tête, son coude avait frôlé le bout de papier, qui, après avoir virevolté, avait atterri entre les deux chaussures de Mère Annabelle. Celle-ci avait un problème de dos et ne voulut pas tenter le Diable en se baissant. Mais si elle avait des problèmes de vertèbres, elle nen avait pas moins de très bons yeux.
Mère Annabelle éclata de rire et dit : « Je vois, ma fille, que votre amour pour Dieu est plus fort que votre amour de linformatique » ; ce à quoi, Patricia répondit : « Oh oui, ma mère, Il est constamment dans mes pensées ».
Puis Mère Annabelle décréta que le cours était fini et que si elles le désiraient, les filles pouvaient prendre deux heures pour sentraîner aux rudesses du monde virtuel. Patricia se précipita dans sa cellule et alluma son portable. Ensuite, elle cliqua deux fois sur le petit E bleu à gauche de lécran. Mère Annabelle avait dit que lorsque lon cherchait quelque chose dimprécis, il fallait se rendre sur un moteur de recherche. Mais quel était le nom de celui que la Mère Supérieure avait présenté ? Elle se creusa la tête et une image lui revînt en mémoire ; en effet, pendant la démonstration, beaucoup de surs avaient ri car elles avaient cru quAnnabelle les insultaient. « Oui, cétait quelque chose comme Ta Gueule. Ah oui », se souvint-elle, « cest Google ! ».
Patricia sextasiait. Elle entra dans le petit rectangle blanc les deux mots « monastère » et « Saint-Joseph » et lordinateur linforma quil avait trouvé pas moins de cinq mille neuf cent soixante douze réponses en rapport avec sa demande. Patricia ne se résigna pas et regarda le premier lien, tout en ignorant que le premier lien était justement le plus souvent celui que lon voulait. Elle cliqua donc une fois à laide de sa souris sur le premier trait bleu.
Très vite, des photos de moines dont elle avait fait la connaissance lannée dernière lors dun barbecue inter-ecclésiastiques organisé pour la célébration de la fête de Pâques apparurent à lécran ; Patricia en fut tout excitée. Quelle ne fut pas sa joie de le voir en tailleur en train de croquer vigoureusement dans une saucisse ! Non pas le Seigneur, bien entendu Patricia nétant pas illuminée à ce point -, mais bien le moine Anthony, qui avait omis de se tailler la barbe pour loccasion
Il était vraiment trop craquant ! Ses cheveux bruns ébouriffés et sa barbe hirsute ne le rendaient que plus séduisant !
Soudain, un énorme bruit retentit dans le couvent. Sur Patricia crut un instant quune bombe venait dexploser dans la chapelle ou alors quune des surs samusait à péter devant un porte-voix.
Patricia se leva, laissa son ordinateur allumé, et se précipita dans le hall où la cinquantaine de religieuses du couvent Sainte-Marguerite-Des-Près furent bientôt toutes réunies. On aurait dit un troupeau de vaches ayant aperçu un agriculteur susceptible de leur distribuer du foin.
Sur Huguette, la plus âgée du couvent, avait les larmes aux yeux ; sa coiffe se mouvait en fonction de la force du vent, car désormais, on pouvait dire que le couvent était ouvert au public mais également sur lextérieur ; en outre, il était possible dapercevoir les trois plaisantins (les moines Christophe, Stéphane et Anthony) de lautre côté de la rue. Leurs rires résonnaient dans toute la rue
Sur Huguette en était toute émoustillée : « Seigneur, ils ont posé une bombe ! Ils ont fait sauter la porte du couvent ! Oh, Seigneur ! »
Patricia se retenait de rire. La porte en pierre et ses deux lettres P avaient cédé. Elle ne put sempêcher de faire un signe de la main au moine Anthony, qui, complètement hystérique, lui répondit dun bras dhonneur. Sur Huguette, quant à elle, était dans tous ses états ; elle hurlait : « Mère Annabelle, Mère Annabelle, cest lapocalypse ! Les moines de St-Joseph ont tout fait sauter ! » au loin, on entendit un murmure et quelques personnes à louïe fine purent entendre « Cest toi quon veut sauter, Huguette ! ».
On ne sut jamais qui des trois jeunes moines prononça cette phrase insultante, qui, naturellement, néchappa pas à la Mère Supérieure. Cette dernière était en train de succomber à une tentation lorsquavait retenti la déflagration ; en effet, Annabelle, dite « Belle » pour ses intimes, savourait du camembert dans la chapelle du couvent. Sa leçon dinformatique passée, elle sétait permis un petit plaisir et sétait laissée aller aux délices de son pêché mignon. Elle napprouva pas dêtre dérangée alors quelle navait pu engloutir quune demi-portion que le père Laurent qui dirigeait le monastère Saint-Joseph lui avait fait livrer en cachette.
Annabelle se mit à crier : « Petits voyous ! Je téléphone de ce pas à Père Laurent
Vous allez voir ce que vous allez voir ! Vous allez vivre les travaux forcés, messieurs ! Cette porte coûte à elle seule soixante mille euros ; pour nous rembourser, vous viendrez récurer les toilettes du couvent tous les jours jusquà la Noël, ça, je vous le promets ! ». Et elle partit dans linstant se saisir du combiné téléphonique le plus proche. Quelle ne fut pas sa stupeur de constater quil ny avait aucune tonalité. Furieuse, elle se précipita à lextérieur et traversa la chaussée. Les moines Christophe, Stéphane et Anthony avaient tout prévu car ils étaient autour du bâtiment à couper tous les fils électriques
Annabelle sinsurgea : « Mais que faites-vous ? Ma parole, vous êtes complètement fous ! », puis elle sapprocha furtivement des trois hors-la-loi ; une forte odeur dalcool lui émoustilla les narines. Elle nen croyait pas ses yeux, et encore moins ses narines. Il semblait évident que les trois plus jeunes moines du monastère se trouvant à lautre bout de la ville sétaient alcoolisés et avaient décidé de faire une blague à leurs consurs du couvent Sainte-Marguerite-Des-Près. Cen était trop ! Mère Annabelle sapprocha dun des garçons et lui donna une baffe. Christophe, un jeune homme plutôt grassouillet, poussa Mère Annabelle contre le mur, la coinça avec son gros ventre et lui cracha au visage. Puis, Anthony sortit une petite fiole remplie dalcool de sa poche et en versa le contenu sur la tête de Mère Annabelle.
Patricia en profita pour sortir du couvent. Elle jeta un il sur les restes de la porte dentrée et ne put sempêcher de penser que lentrée du couvent était beaucoup moins triste désormais. Sur Josette suivait Patricia comme laurait fait un chien voulant rattraper son maître. « Mais où allez-vous, sur Patricia ? Pourquoi partez-vous alors quil y a tant dactions au couvent ? » demanda-t-elle. Patricia répondit : « Suivez-moi, et vous comprendrez ! ».
Sur Josette à ses trousses, Patricia arriva à la boulangerie et acheta deux baguettes. Elle ordonna à Josette den prendre une et de la suivre. Soudain, Josette reconnaissant le chemin comme étant un parcours familier sexclama « Mais on retourne au couvent ! ». Patricia acquiesça et une dizaine de minutes plus tard, elle arrivèrent aux côtés de Mère Annabelle. La pauvre était toujours martyrisée par les trois intrus, Anthony sen donnait à cur joie (il essayait de décrocher le soutien-gorge de Mère Annabelle), tandis que Christophe lui donnait des coups de pieds, quand Stéphane, quant à lui, lui jetait des cailloux au visage.
Patricia hurla « Attendez, on vient vous aider ! » et à laide de sa baguette dont elle se servit comme dune batte de base-ball, elle frappa sa Supérieure au ventre, puis elle dit à Josette « Allez, cest à vous ! Défoncez-vous, Josette, et tant que vous y êtes, défoncez-la au passage ! ».
Ils étaient maintenant cinq à faire souffrir la pauvre Belle, qui, écorchée, défigurée, létait beaucoup moins. Puis le massacre sarrêta. Annabelle se recroquevilla et se mit à pleurer, quand Patricia, Josette, Anthony, Christophe et Stéphane partirent en courant vers le bourg dArcachon.
A partir de ce jour, plus rien ne fut jamais comme avant. Mère Annabelle demanda sa mutation dans un couvent à Strasbourg (quelle obtînt immédiatement, des suites de son témoignage sur lagression) ; sur Josette ne fut pas inquiétée ; quant aux quatre autres protagonistes de lhistoire, ils furent invités à annuler leurs vux, ce quils firent avec le plus grand plaisir.
La première chose que fit Patricia à lannonce de sa « libération » du couvent Sainte-Marguerite-Des-Prés fut de sacheter une mini-jupe. La première chose que fit Anthony lorsquil quitta définitivement le monastère St-Joseph (environ deux semaines avant que Patricia ne redevienne une citoyenne normale), il sacheta un maillot de bain. Néanmoins, malgré leurs âges respectifs qui étaient sensiblement similaires, ils ne se fréquentèrent quen amis. Anthony prit goût à se rendre à la piscine et devint au bout deux ans maître-nageur à Arcachon.
Lobsession de Patricia ne sarrêta pas pour autant ; elle croyait toujours en Dieu mais elle se rendait compte quelle avait fait ce quelle avait fait pour recevoir les faveurs dAnthony. Après avoir passé un mois de repos en Bretagne chez sa grand-mère afin de se remettre des événements, elle revint discrètement à Arcachon où elle prit des cours de natation. La piscine Saint-Corentin était une piscine privée où un énorme crucifix jouxtait les sept plongeoirs du grand bassin.
Patricia, malgré son jeune âge, ne savait toujours pas utilisé Internet, mais elle savait au moins deux choses : elle savait nager et elle aimait Anthony.
Un samedi après-midi, elle prit un cours particulier de deux heures avec Anthony et au bout dun moment, elle plongea jusquau fond du bassin et ota intégralement son maillot une pièce ; puis elle nagea jusquaux petits escaliers qui permettaient de sortir de leau, à droite du plongeoir numéro sept, se dirigea vers la croix, se mit bien en face du Christ et se retourna. Puis elle écarta les bras et dit : « Anthony, je taime ! Je suis à toi ! », ce à quoi, Anthony répondit « Rhabille-toi, jai jamais vu une fille aussi moche » et il sévanouit, le spectacle horrible que Patricia lui avait offert layant complètement abasourdi.
Lorsquil chuta, Anthony se cogna la tête contre le rebord de la piscine ; sa tempe droite se mit à saigner, et il perdit connaissance ; le sol humide fit glisser son corps dans leau javellisée, corps qui se mit à flotter à la surface
Patricia, complètement nue, courut jusquà laccueil où une vieille femme proche de la retraite comptait tranquillement les billets de banque qui se trouvaient dans sa caisse. Horrifiée à la vue du corps de la jeune femme et croyant apercevoir un monstre, elle sempara dune perche avec laquelle elle empala lancienne religieuse. Patricia, touchée au cur, mourut sur le coup, pareil à Anthony qui, sil avait quitté les ordres deux semaines avant elle, quittait cette fois-ci le monde deux minutes après elle.
La vieille Chantal ne put jamais partir à la retraite. Elle fut condamnée à quinze ans de prison ferme pour les deux meurtres. Elle mourut en cellule en priant Dieu
Cinq mille un
Dominique Descors
Ah ma mia !!! Ce cadenas me transporte direct en Italie, on entend souvent les gens dire « LItalie, cest le pays de lamour ». Alors, je pense à un endroit très précis
Le pont de Ponte Vecchio à Florence. Ce lieu est magique, a su garder intact son charme, il attire les visiteurs fascinés par la vieille pierre, cest le pont qui a la réputation dêtre « le pont de lamour ». Des visiteurs arrivent de tous pays, attachent une attention particulière à sa réputation légendaire.
Les amoureux inscrivent leurs prénoms sur un cadenas et accrochent leurs curs, via le cadenas, sur la grille du pont de Ponte Vecchio. Il détient le pouvoir du passage vers lEternel. Ils y voient un signe, comme une bénédiction, pour que leur amour dure toujours, mieux pour léternité.
La clé est alors jetée par les amoureux, dans les eaux du fleuve Arno, pour quaucune autre personne ne puisse trouver le chemin du cur de son autre.
Cest un engagement solennel, profond, déterminé. Ils sengagent, le montrent aux yeux du monde entier, délivrent un message à tous ces passants qui verront ici un signe damour puissant, comme un témoin, que cela existe. Cest une forme dencouragement, une espérance que ces personnes donnent aux autres, ça leur est arriver, ça peut vous arriver aussi.
Je crois en lamour, lamour avec un Grand A mais je pense sincèrement que lon ne peut pas le rencontrer tous les jours, il est unique.
On peut aussi aimer plusieurs fois, de plusieurs manières. Cette manière là, unis par les anneaux du cadenas, anneaux de lInvisible Eternel, permet à lamour de trouver la route de lEternité. Cet amour là, jen suis sûre, ne peut être vécu quUNE seule fois dans une vie, voire plusieurs vies.
Je pourrais comparer cet amour à un trésor. Beaucoup daventuriers possèdent la carte du trésor mais un seul le trouve.
La légende de lamour dépose en ce lieu la trace de lEternel et les eaux du fleuve détiennent à tout jamais le secret de cet amour, garde lalchimie puissante de ce lien.
Les flots portent la force, le fluide, la compréhension de tous les évènements quils vivront pour les aider au mieux à les traverser, ils seront portés par la force de leur amour.
On ne peut faire aussi facilement un tel engagement, le cur doit avoir une certitude profonde davoir trouvé son autre, sa moitié. Beaucoup croient aimer et on saperçoit au bout de quelques mois, quelques années que ce nétait pas ça.
Alors comment peut-on reconnaître ce bel amour éternel, pour être sûrs de ne pas se tromper où être trompé(e), de donner une part de son trésor à une personne à qui il nest pas destiné et de ce fait, diminuer la valeur de soi, son trésor aux yeux de son véritable autre. Mal aimer ou être mal aimé(e) abîme lêtre dans les profondeurs.
Les silences pleurent ce mal aimer, le temps panse, répare mais nenlève pas la trace de lexpérience, celle qui laisse un goût amer après le soi disant amour. Le vide sinstalle, le manque résonne dans les cellules comme une déchirure sans retour et pourtant, on était sûr
Dès le premier regard, on a tous limpression que lon va rester ensemble pour la vie, on vit linstant présent profondément, on ne simagine pas quil puisse y avoir une partie mauvaise dans le lendemain ou dès le lendemain, on espère le meilleur à cette nouvelle énergie damour.
Peut être est cela lennemi de notre éternité, croire limpossible que lon veut possible. Notre esprit, le conscient intervient pour pouvoir dater, programmer lamour dans le temps, sempare du trésor comme si on devait le déposer dans une banque pour le faire fructifier au but de dividendes futurs. Quel dommage !
Nest-il pas plus beau daimer tout simplement, sans demander à son autre une notion dinfini comme une preuve damour. Sil ou elle est là, cest quil ou elle le désire ; sinon, il ou elle sen va, rien ne peut le ou la retenir. On ne peut pas faire semblant longtemps ou alors cest nous-mêmes qui mourront dans notre personnalité. Lamour est tout simplement un cadeau de lunivers, on aime et on ne sait pas pourquoi. Ce petit déclic, cette petite étincelle qui scintille dans le cerveau, le cur qui bat la chamade, cest cadeau, cest merveilleux. On se sent soulevés par une force extraordinaire, on se sent irrésistible, comme si on venait dêtre touchés par une grâce inexplicable, une onde de vie, lamour.
On vit ce que lon doit vivre. Je pense sincèrement que le destin est tracé.
Que faire ? Quand on a essayé une fois, maintes fois daimer, sans retour ou compréhension mutuelle, quand il nest pas authentique ou ne correspond pas au chemin de son cur, quil ny a pas ou plus décho, espérer encore cette alchimie qui permet tout, le désir de fonder le couple, dêtre son autre pour le reste de ses jours, mieux pour léternité, quand son cur transcende lamour, a envie de lui donner une notion dinfini, quil puisse traverser le temps, la mort et se retrouver encore dans une prochaine vie, se donner déjà rendez-vous, lui redonner la vie au-delà dune prochaine mort physique.
Cest donner une dimension mystique, une magie spéciale à lamour, le transporter avec aisance dans lespace temps
être des nouveaux magiciens, ici de lamour.
La porte fermée de la photo a un accès sur un monde inconnu à notre vision actuelle, il y a quelque chose de caché, on ne sait pas ce quil y a derrière la porte. Il faut louvrir pour découvrir qui ou quoi se cachent derrière, cest la marque de la confiance en son lendemain amour, cest se nouer à lautre dans la certitude de ne pas être déçu(e), ils savent quils traverseront tout ensemble.
On ne peut quêtre admiratif devant la contemplation des multiples cadenas accrochés sur ce pont de lamour. Ils viennent avec conviction accrocher leur cadenas, cest mieux que la signature dun acte de mariage à la mairie, ils viennent saccrocher pour léternel. Ils font le voyage, ils ont eu le temps dy penser, de le méditer.
Ca marque aussi une volonté déterminante de vivre lamour à deux, ensemble
lun et lautre sont imprégnés de lamour, ils veulent quil dure pour toujours, léternité.
Cest leur sentiment au moment présent.
On dépasse lamour humain et on accède ici au monde divin, cest un amour sacré
croire aux forces supérieures, cette onde fluide qui nourrit lâme.
Ici les anneaux du cadenas sont liés à une porte, ils ne sont pas le moyen de fermeture. Lanneau est lAmour avec un grand A dune personne avec une autre.
Si le cadenas devait prendre la parole, je suis sûre quil dirait : « je suis le prêtre des temps nouveaux, je marie, scelle ce lien si puissant pour traverser lespace temps, y apposer une notion dinfini, une certitude de saimer pour léternité.
Lamour est plus fort que tout, il traverse les épreuves, accompagne les joies.
Cest comme un Rêve au quotidien, un feu qui réchauffe chacune des cellules.
Je suis le témoin matériel dune onde intarissable, lamour. Je détiens la clé, le mystère qui lie deux êtres
Son autre a trouvé le chemin de son cur, lun connaît son autre dans son entier comme une découverte magique, a la clé de son jardin dEden.
Quimporte ma couleur, je suis fait pour les unir dans un lien sacré, privilège dêtre élus, choisis par lAmour, lalchimie de leurs curs.
Je remplace le rituel anneau du mariage religieux. Mon moteur, lessence de ma mission est lAmour au-delà des limites, le meilleur de tout, le plus de tout à deux. Je suis comme une couronne emblématique de lamour éternel ».
Si je devais écrire un poème, ce serait :
Anneaux Suprêmes dun attachement royal,
Croyance en lAmour divin, sublimé, révélé.
Faire dun Lien, une concorde, fusion totale
Qui traverse les temps : passé, présent, avenir.
Ici, tout ne fait quun et lEternel dépose ici son empreinte.
Ce cadenas damour est symboliquement une belle lampe dAladin qui permet daccéder au vu de lamour Eternel.
Et si un jour
Un des amoureux venait avec une cisaille couper lanneau du cadenas, ait envie de rompre son serment damour, puisquil na plus la clé pour le détacher, il naurait pas dautres solutions ? Cest une pensée, une interrogation.
Il y a une responsabilité énorme à sengager de telle façon car si un jour, le destin venait à tourner sa roue dans le sens inverse ; détacher son lien, son cadenas impliquerait que tous les cadenas venus sattacher sur la confiance de votre lien se verraient détacher doffice de leur ancrage principal et verraient leurs liens basculer dans le vide, le néant.
Tout ce que lon crée par la pensée, lesprit, le concret se matérialise. Ce cadenas nest que le témoin matériel du lien, le casser un jour revient à casser ce lien puissant damour désiré éternel.
Je pense sincèrement quil y a très certainement des engagements, des serments damour sur les 5 000 cadenas du Pont de Ponte Vecchio qui ont du traverser des tempêtes. Sont-ils toujours en route vers le paradis de leur éternité damour ?
Ce serait un rêve fou aujourdhui, mais 10, 20 ans après, peut être plus dailleurs, jaimerais bien connaître le nombre concret des amours, toujours en lice vers cet éternel amour parmi tous ces 5 000 partants.
Quel bonheur de pouvoir penser quil y aurait toujours ces 5 000 arrivants aujourdhui à la porte de leur éternité damour.
Ce cadenas ma fait beaucoup méditer. Jai aimé de plusieurs façons, avec mon cur, mon corps
Jai cru aimé plus fort que je naimais aussi.
Jai rencontré un homme qui voulait absolument que je lui dise « je taime » mais mes lèvres ne pouvaient lui délivrer ce message tant attendu, je ne laimais pas assez pour lui donner ce cadeau, je lui aurai menti.
Je lui donnais un silence en réponse
Il me disait : je taime, il désirait son je taime retour, soulignait que je ne lui répondais pas. Et alors, que faire, mentir lui donner une lueur dans son cur, une espérance qui sera gâchée demain ou respecter lêtre en face de vous pour le don de sa présence, vous êtes là aussi, il vous plaît mais pas assez pour ce voyage damour éternel.
Des fois, cest lun ; des fois, cest lautre
A ce moment là, on dira : la vie est mal faite
Mais elle est bien faite. Quand cest parfait, quon aime à deux, on le sait de suite, pas besoin de parler, les énergies subtiles de lamour ont parlé sans un mot. Il suffit découter les paroles de la chanson dEmmanuel MOIRE « sans dire un mot »
lamour cest cela.
On parle daimer. Aimer cest silencieux et puissant, il est invisible mais très visible par le chamboulement quil procure. Cest un délice, un bonheur que rien ne peut égaler dans la vie.
Je vais surnommer 5 001 Rêveline et Victor. Ca commence comme un Rêve. Ca commence par un regard, celui de Victor, un échange invisible dondes magnétiques puissantes, comme un aimant qui attire dune façon inexplicable ceux qui doivent être assemblés, unis. Tout est tracé, écrit dans les lignes de son Destin.
Elle a traversé le désert de ses trente six années, en cherchant inexorablement sa moitié. Un écho à pourcentages divers se sont présentés mais nont pas touché son cur au 100%.
Elle cherche lamour suprême, ne sest pas menti à elle-même, arrive aux pieds de ses trente sept ans, authentique, affirmée dans sa quête, plus belle que jamais.
Sa longue chevelure blonde enveloppe une partie de sa silhouette galbée, on pourrait limager à une déesse emblématique de lAmour, beauté callipyge dans toute sa splendeur.
Nous sommes au mois de mai
elle flâne dans les rues de Florence, nous sommes en Italie. On ne distingue plus que sa silhouette et ses longues jambes, elle marche en direction du vieux pont de Florence, le Ponte Vecchio. Elle parcourt le corridor de Vasari, ce petit passage qui permet de prendre connaissance dune façon très intime avec les énergies du pont.
Elle sapproche de la statue de Benvenuto Cellini, célèbre orfèvre, dessinateur, sculpteur, écrivain
Une barrière chargée de cadenas linterpelle, elle vient admirative contempler la vue de tant de cadenas damour, les gens saiment, cest une évidence. Elle vient ici dans sa solitude, chargée despoirs comme laboutissement dun chemin de croix.
Totalement absorbée dans ses pensées, elle semble ailleurs
Peut être est ce cela la solution, la clé pour le trouver, pensa t elle en souriant
elle lâche prise sur ce passé enrichi dexpériences ; et puis, tout dun coup
Cest comme dans un rêve, elle le voit arriver, savancer vers elle.
Une onde légère le pousse vers elle, cest une évidence, linvitation céleste, unique de lamour vient de frapper à sa porte.
Cest lui et pas un autre
Il est beau, comment peut-il bien sappeler ? Une petite interrogation invisible opère en elle un chamboulement, un tsunami émotionnel réveille ses sens de femme. Elle le cherche dans ses espaces, ses prochaines respirations, il fait déjà partie delle sans savoir pourquoi.
Une petite idée dinfini, de déjà le connaître, dans son ressenti
Je lai déjà connu dans une vie antérieure, ce nest pas possible autrement.
Le contact est immédiat, sans détours, le dialogue sengage facilement, il pressent ses mots, devance ses désirs, la charme avec délicatesse.
Il étend la roue de son charme pour la séduire et elle assiste avec finesse à ce délicat ballet de lamour, flattée dune attention chargée de beauté, de gestuelle sacrée ; elle est tout à coup enveloppée, ensorcelée par son fluide puissant qui traverse toutes les cellules de son corps.
Il comble son attente, elle nattend plus rien, cest lui dans son entier, dans la représentation splendide du beau mâle. Il incarne cette force titanesque dimposer le soleil de ses sentiments.
Pourquoi repousserait-elle la chaleur de ses beaux rayons lumineux, la lumière touche maintenant son âme, y dépose une sensation de sérénité, de paix. Ses traits se détendent, son visage devient angélique, comme touché par une grâce virtuelle qui exerce ici sa magie, elle affiche son plus beau sourire comme un OUI magistral, celui dentrer volontairement dans son espace, lui dire OUI avec son cur, elle accepte son invitation de vivre lAmour au vibrato le plus haut.
Le premier toucher de mains laisse le doux présage dun amour puissant, géant
toutes les cellules du corps sont en révolution, bousculées, chahutées. Elles éclatent un feu dartifice géant damour ; à deux, il devient le bouquet final, le triomphe de leur rencontre. Elle est unique, un seul instant a suffi pour permettre le souffle de leur amour dentrer dans toutes leurs cellules, leurs curs, leurs âmes au plus profond. Aucun espace nest oublié. Tout est comblé.
Seront-ils tous deux les futurs amoureux éternels, le n° 5001 au pont Ponte Vecchio ?
Si je devais accrocher le cadenas de mon futur amour éternel, je laccrocherais sur la porte de notre maison familiale, avec laccord de ma moitié éternelle.
On accrocherait nos curs à lEternel mais je le laisserai libre de maimer, de ne plus maimer, quil puisse reprendre à ce moment là sa liberté, ne pas lobliger, face à un serment fait un jour avec une profonde sincérité du moment, à demeurer emprisonné à un amour qui nest plus sa vérité profonde, dans la mutation de sa vie ou de ma vie, si la roue du destin tournait sa roue dans une autre direction.
Fermer ensemble le cadenas sur la porte dentrée de la maison comme le signe quotidien de notre engagement terrestre, comme un rappel inconscient de notre « je taime » et aussi comme un acte de confiance en son autre, quon place en lui pour vivre lEternel, que lon garde tous deux la conscience de lalchimie puissante de notre amour, de lintensité de notre premier regard, garder intacte cette belle énergie puissante de SAIMER.
Pourquoi aller alourdir le pont de Ponte Vecchio ; notre maison semblerait le plus bel endroit pour abriter, au quotidien, notre amour désiré éternel.
Le plus beau cadeau serait de partager cette idée à deux
encore mieux, pour léternel et nos enfants garderaient cette maison comme un joyau de lamour de leurs parents.
Et puis, les générations, tour à tour, pourraient accrocher leurs cadenas sur la base solide de leurs anciens
A leur mort, chacun emportera la clé du cadenas dans son cercueil pour ne pas être seul(e) dans la traversée, le passage vers lautre vie et garder sa clé pour pouvoir ainsi retrouver le chemin du cur de son élu(e) dans la prochaine vie.
La commode de monsieur Proudhon
Eric Gabriel
Le lascar qui se tenait assis devant moi ce matin là, ne minspirait aucune compassion. Pour autant aucune haine non plus, et cela mintrigua. Armand Bender devait avoir la quarantaine. Son port de tête légèrement dominant trahissait une supériorité du regard. Ses ongles impeccablement lissés terminaient des doigts fins et entretenus. Sa mince moustache que je qualifierais, non pas de démodée, mais de décalée, barrait un visage anguleux mais agréable. Jaurai apprécié de porter un tel visage. Je me nomme Proudhon, Joseph Proudhon, comme le fondateur de lanarchie. Sauf que moi je suis juge. Juge dapplication des peines. Et des peines, jen ai donné et jen ai reçu. Et si certains accusés les méritaient vraiment, dautres en revanche les subissaient doublement.
Vos états de services ne sont guère brillants ! Mexclamai-je à la lecture du dossier. Vol, escroquerie, faux
Deux ans cest plutôt bien payé ?
Monsieur le juge, je fais confiance à la justice de mon pays. Même si en loccurrence elle sest fourvoyée !
Malin, songeai-je, et hypocrite. Il avait dû amadouer le juge pour obtenir une peine si faible.
Bien, pour deux ans, vous allez vous tenir correctement, jespère ?
Vous pouvez compter sur ma collaboration, monsieur le juge.
Je nen demande pas tant, Bender. Juste que vous vous teniez à carreau. Je ne veux pas dhistoires de vols en cellule, vous êtes tous dans la même galère !
Il se gaussa.
Monsieur le juge, je ne suis pas de ceux qui volent dans les vestiaires, tout de même.
Je ne pus mempêcher de sourire. A ça non, je ne limaginais pas en train de voler un tee-shirt plein de sueur. Ses faits de gloire se situant plutôt dans lescroquerie à la veuve éplorée. Là, il était un caïd. La plainte le concernant fût pratiquement arrachée à une pauvre vieille de 88 ans à qui l'aigrefin avait promis des merveilles après lavoir dépouillée.
Bien, je compte sur votre sens du discernement pour une éventuelle sortie pour bonne conduite, Bender ?
Comptez sur moi, monsieur le juge, comptez sur moi.
Mon intérieur est on ne peut plus bourgeois. Ma famille est dans la justice comme dautres dans la boulangerie. Mes ancêtres ont pétri la pâte de la vie afin de la rendre meilleure, voire plus moelleuse pour le bon citoyen. Jai hérité du poids des traditions, mais aussi dune multitude de portraits, de livres anciens, de cartes, dobjets inutiles. Mais jai aussi hérité de mes ancêtres des meubles de toutes sortes, mais rares surtout. Ma famille avait bon goût et surtout le sens des affaires. Les guerres leur ont toujours été profitables. Mon petit faible, se loge dans les meubles anciens, et je nai pas craint de vendre des pièces rares de ma collection familiale afin den acquérir dautres plus à mon goût.
Mon salon est dinfluence néo-classique, où quelques colonnes ioniques aux pilastres dorés offrent un aspect solennel. Un piano trône en son centre et je ne puis mempêcher dy caresser les touches le soir venu. Jaime Schubert, Schoenberg, Sati
Jaime surtout mon confort bourgeois et la sécurité de my retrouver.
Mon trésor se situe, entre deux hautes fenêtres. Près dun mètre de large, flanquée de quatre pieds en forme de colonnes, des sphinx en feuilles dor veillent sur ses portes. Tout en palissandre verni, le plaquage est parfait et ne présente pas le moindre défaut. Une commode de Guillaume Beneman lui-même comme tous les musées aimeraient en posséder. Divine et hautaine dans le plus pur style renaissance.
Mais voilà, elle avait un défaut, un seul défaut. Si les deux grands tiroirs souvraient par une poignée, les deux petits eux, souvraient par des clefs. Et un seul tiroir en possédait. Seul celui de gauche pouvait souvrir. Lautre était demeuré fermé depuis des dizaines dannées ou depuis plusieurs siècles et aucun aïeul navait pu louvrir ou se procurer une clef. Lidée que ce tiroir pouvait receler quelques secrets de famille, ou plus encore de familles royales ou impériales, me hantait. Je métais juré la veille de ma mort de louvrir à coup de pied de biche sil le fallait.
Le dossier Bender me revint en main quatre mois plus tard. Son avocat sollicitait une sortie pour bonne conduite. Aussi ny fis je pas obstruction. Mais en reprenant son dossier de plus près, mon regard saccrocha à un détail. Ce Lupin avait le don douvrir les serrures les plus revêches et des exemples étayaient ses exploits. Je le convoquai aussitôt.
Où irez-vous pendant ces deux jours ?
Ma maman est malade et
Assez de boniment, voulez-vous ! Jemployai un ton plus sec.
Après une hésitation, il reprit.
Ma maîtresse possède un petit studio
Plutôt une chambre de bonne vers la gare de lest. Je pense que je ly rejoindrai.
Je préfère cette version. Bon quest-ce que je fais, je vous libère ?
Je vous promets dêtre présent, lundi matin.
Hum daccord ! Mais jaurai un service à vous demander
Armand Bender pénétra le premier dans mon appartement cossu. Il franchit le couloir et entra dans le salon. Dun rapide coup dil, il examina la pièce. Il venait den faire linventaire, puis se tournant vers moi.
Cest coquet chez vous et de bon goût.
Et jentends bien que cela le reste Bender. Fis-je soupçonneux. Quavez-vous remarqué de particulier dans ce salon ?
Il me semble avoir aperçu un meuble en acajou ou en merisier, une commode peut-être ?
Vous avez bon goût, vous aussi. Approchez !
Nous nous dirigeâmes vers le meuble. Il le scruta en connaisseur, en examina chaque détail.
Belle pièce ! Je connais quelques amateurs si vous veniez à vous en séparer
Suffit Bender ! Je pourrais la vendre cent fois si je voulais et en toute légalité et ce jour là je naurais pas besoin dintermédiaire. Je vous ai fait venir pour le tiroir de droite.
Cette fois Bender comprit. Il avait apporté avec lui sa mallette du parfait cambrioleur.
Ca ne va pas être simple. Cette serrure a plus de deux cents ans. Et à lépoque elle était très complexe. De plus, je nen connais pas létat.
Faites ce que vous pourrez, vous serez payé de toute façon.
Il ne sagit pas simplement dargent ! Jaime réussir ce que jentreprends et je nai jamais travaillé sur une pièce aussi rare.
Pendant près dune heure il était en parfaite osmose avec le meuble. Bender examina longtemps la clef du tiroir dà côté et en conclut que le dessin devait en être tout autre. Ce qui était remarquable, cétait cette patience qui accompagnait ces gestes dix fois, vingt fois répétés.
Je lui proposais un cognac quil refusa poliment. Il ne souhaitait que le silence et un peu de chance.
Elle survint de façon inattendue par un claquement sec, feutré mais audible. Une pièce venait de casser ou de tourner. Je me levai prestement et me collai à lui.
- Une merveille me susurra-t-il. Cette serrure est une merveille. Elle a été créée pour que lon ne louvre pas. Tout le visage de Bender était en sueur. Je ne sais ce que renferme ce tiroir, mais son créateur la voulu ainsi.
Je regardai sa main posée sur le tiroir, comme sil voulait le protéger ou plutôt protéger son secret.
- Il faut louvrir Bender. Lui glissai-je à loreille.
- En êtes vous sûr ?
Jhésitai avant de répondre. Etait-il sincèrement touché ou feignait-il ?
Oui. Je crois.
Alors lentement, nous nous redressâmes. Il lâcha le meuble et me regarda.
Ma main savança vers le tiroir que je tirai calmement.
Il coulissa délicatement. De la poussière tomba au fur et à mesure. Nous étions silencieux, nos yeux rivés vers louverture qui grandissait. Lorsque le tiroir fut ouvert complètement, nous restâmes encore muets. Quelque fût notre attente, notre espoir, nous ne nous attendions pas à cela. Bender tourna son regard dans ma direction et me sourit. Il plongea la main dans le tiroir et décrocha la petite languette de métal qui fixait lobjet depuis des années, puis sen empara entre son pouce et son index.
Alors il défit ses pinces et enfila la clef mystérieuse dans la serrure et referma le tiroir.
Il éclata aussitôt dun rire libérateur.
Conscience de métal
Jean-Pierre Chiron
Les habitudes familiales sont souvent tenaces. Chaque année, à la Toussaint, je rends visite à ma grand-mère comme lont fait mes parents toute leur vie avant davoir la mauvaise idée de mourir dans un accident de voiture dans le sud de lEspagne.
Elle vit dans un petit village du Vercors, juste au-dessus de la Drôme. Cest beau, cest vert, cest sauvage.
Je pars de Grenoble, tôt le matin afin davoir devant moi une longue journée. Un jour arthritique se lève sur lIsère, lautomne est là. Le ciel est dun gris mauvais mais jattaque les arabesques gracieuses de la montagne avec entrain. La nature semble en faire des tonnes sur ce plateau automnal. La rousseur flamboyante des arbres fait patte de velours avant larrivée de lhiver qui va suspendre le temps de longues semaines durant.
Deux petites heures plus tard, je suis attablé dans sa cuisine devant un bol de café noir aussi vaste que les mares que jai aperçues en chemin.
Je ne suis pas croyant mais jaime laccompagner à la messe ce jour-là. Cest loccasion de penser et de reparler des disparus de la famille : mes parents, mon grand-père. Les anecdotes se succèdent, plus ou moins exactes mais vivantes.
En rentrant de léglise, lidée du repas quelle ma préparé, me réjouit et cette joie lui rend le sourire, faisant plisser ses yeux de cèdre. En traversant le village, bras dessus-bras dessous, jessaie comme, chaque année, de la convaincre de faire rafraîchir un peu sa maison, sa chambre ou sa cuisine au moins. Alors, autant par jeu que par fierté, elle se drape dans un manteau de silence, ignorant superbement mes tendres doléances.
Si tu ne veux pas te lancer dans des grands travaux, débarrasse-toi au moins de tout ce fatras encombrant qui déborde de ta cave et de la grange. Regarde ces deux cadenas enchâssés lun dans lautre depuis toujours, cest vilain sur ce mur de pierre, enlève au moins ce qui est inutile.
Je ne comprends pas quel mot jai pu prononcer pour la froisser ainsi car elle veut rentrer chez elle sur-le-champ, sans un mot.
Le repas est sinistre. Jai beau mextasier sur chaque plat, rien ny fait. Elle est vexée, blessée même et je ne comprends pas pourquoi.
Je mapprête déjà à avancer mon départ, quand elle me fait rasseoir en posant sur mon bras sa main doisillon.
Attends, sil te plaît. Jai quelque chose à te raconter.
Sa voix dalcôve mintrigue.
Excuse-moi pour ce silence durant le repas, tu sais que ce nest pas dans mes habitudes.
Je
Laisse-moi parler, sil te plaît, sinon je naurais pas la force daller jusquau bout. Tout à lheure pendant que nous traversions le village, tu mas parlé, une fois encore, des travaux que je pourrais envisager et tu as fait allusion à la grange ainsi quaux cadenas sur le mur.
Oui
?
Ces deux cadenas ne sont pas des objets oubliés sur un mur, pas seulement
Je ne savais pas.
Bien sûr, personne ne ten a jamais parlé. Javais espéré que ton père le ferait un jour mais le pauvre
il na pas eu le temps.
Mais enfin
Avec une infinie tendresse elle me sourit. Ses yeux humides et son front labouré par les épreuves et le temps me font taire. Je baisse mon regard sur mes mains entrecroisées entre mes genoux. Elles semblent paralysées, inutiles.
Pendant la guerre, tu sais toutes les horreurs qui ont eu lieu ici. Les maquisards, les planques, les exécutions, les Allemands
Oui bien sûr.
Les Allemands occupaient le village et sen servaient comme base pour leurs opérations
La grange de ton grand-père servait alors de geôle et de salle dinterrogatoire. Je me souviens encore des cris et des plaintes qui en sortaient
pourtant je nétais alors quune petite fille et ton grand-père devait avoir douze ou treize ans. Chaque matin en menant les bêtes au champ il passait devant. La porte était toujours fermée de lintérieur. Quand ils ny étaient pas les Allemands la fermaient avec une grosse chaîne et deux cadenas
les deux cadenas
Bien sûr ton grand-père nétait pas à proprement parlé un résistant, il était trop jeune, mais il portait des messages, des choses comme ça tu vois ?
Je hoche la tête, médusé par cette histoire dont je nai jamais entendu parler.
Un jour de printemps, au petit matin, il est passé devant la grange avec ses bêtes
cette fois-ci, il na pas supporté ce quil a entendu. Des cris de femmes, denfants peut-être. Or les Allemands dans leur précipitation et leur rage avaient oublié denlever les clefs sur les deux cadenas qui traînaient par terre. Alors
il sest approché tout doucement de la porte fermée, a glissé la chaîne dans la serrure, a fermé les deux verrous à clefs et est reparti chez lui en courant. Cinq minutes plus tard il était de retour, les Allemands étaient toujours à lintérieur, ignorant ce qui se tramait. Ton grand-père à pris le temps darroser la porte dessence puis est monté sur le toit pour vider le bidon sur les planches
enfin il a jeté une allumette enflammée avant de repartir avec son troupeau.
La grange a brûlé en dix minutes
à lintérieur il y avait deux ou trois prisonniers mais aussi deux gradés allemands ainsi quune demi-douzaine de soldats.
Cest incroyable cette histoire mais alors
Alors ce geste incroyable de ton grand-père, ce geste héroïque sest révélé être un cauchemar.
?
Les Allemands sont devenus complètement fous et encore plus cruels. Six soldats tués cela faisait partie des pertes éventuelles, mais deux gradés sen était trop. Persuadés quil sagissait là dun acte perpétré par les maquisards de la région, ils ont voulu faire un exemple. Tous les hommes du village ainsi que ceux des hameaux les plus proches ont été raflés dans la journée, trente-deux exactement.
Jai entendu parler de ça.
Bien sûr, tout le monde sait ça par ici. Ce que tu ignores cest que cest ton grand-père qui a provoqué cela.
Mais
Nous avons tous été contraints de nous rendre sur la place du village, tous
Ils ont soulevé les bâches de leurs camions et les ont fait descendre pour les aligner contre le mur de lancienne école. Je men souviendrai toute ma vie
il y avait des adolescents de quinze ans, des vieux et les quelques hommes dâge mûr qui nétaient pas à la guerre. Cest un miracle que ton grand-père ait échappé à cela. Il na pas assisté à lexécution, on lavait chargé de creuser une fosse avec les autres garçons de son âge.
Là où il y a le monument aux morts ?
Exactement. Les Allemands ont fusillé les trente-deux hommes en prenant leur temps, sans précipitation
cétait horrible, cela nen finissait pas. Ils les ont fait agenouiller les uns derrière les autres
jai encore en tête le bruit des coups de feu, la douille qui retombe par terre dans un bruit mat, le claquement du fusil quon réarme inlassablement dans un silence de plomb. Ils voulaient faire un exemple, cétait réussi. Nous sommes tous rentrés chez nous pétrifiés à jamais. Quelques temps plus tard, les gens ont commencé à parler de ce fameux jour et leur haine se partageait entre les Allemands bien sûr et les maquisards quils pensaient responsables de lincendie de la grange.
Et grand-père ?
Tu imagines la peur et la honte qui lhabitaient. Il se sentait observé et suspecté par tout le monde alors que personne ne savait que cétait lui lincendiaire.
Comment las-tu appris ?
Il ne men a parlé que bien plus tard quand nous étions mariés. Un soir, on a évoqué ce massacre, il a craqué et ma tout raconté. Cela devait être, peut-être quinze ans après, nous étions mariés depuis quelques années déjà.
Quelquun dautre la-t-il su ?
Ton père, je lui ai tout dit à la mort de ton grand-père. Il fallait que je lui explique pourquoi son propre père était parfois si solitaire et dur avec lui-même.
Comment a-t-il réagi ?
Cela la laissé dans un océan de détresse, il a compris à quel point son père était malheureux de porter cet impossible fardeau mais cétait trop tard pour essayer de partager la peine, il nétait plus là, sans doute aurais-je du lui en parler plutôt
Elle continue avec une voix douce, presque un murmure, comme pour elle-même.
Voilà, maintenant tu sais, alors ne compte-pas sur moi pour enlever ces deux cadenas que tu trouves si vilains. Ils sont comme moi, comme nous tous. Ils ont eu leur propre vie. Dabord réduits à un simple rôle de fermeture, ils ont connu leur heure de gloire si je puis dire, maintenant ils doivent vivre avec cela, ils se débrouillent avec leur conscience de métal, en attendant que le temps les délivre, en attendant la rouille. Ils resteront là jusqu'à ce que je disparaisse, tu comprends ?
Jacquiesce dun hochement de tête, presque honteux. Le silence est serré comme un poing, lair ne bouge plus. Que dire après cela ?
En début de soirée, il a fallu de longues heures pour nous parler à nouveau dune manière naturelle, anodine. En quittant la maison de ma grand-mère, je ne suis plus tout à fait le même homme.
En passant devant la grange, je ne peux mempêcher de mapprocher. Je pousse la porte qui souvre dans un gémissement dacier. Lintérieur nest pas perceptible, la nuit masque tout mais jessaie dimaginer ce qui a pu se dérouler dans cette chapelle de douleur
Lhorreur métreint et je regagne rapidement ma voiture.
En redescendant sur Grenoble, la nuit menveloppe comme pour prolonger ce jour si étrange. Je repense à mes grands-parents qui ont vécu avec ce terrible secret toute leur vie. Jessaie de trouver des traces de cet incident dans les épisodes heureux que jaie vécus avec eux. Rien ne fait écho à cela. Je nai eu conscience de rien et jen suis presque honteux.
Je revois ma grand-mère éternellement gaie, tellement souriante, trop sans doute. Derrière son visage avenant se cache un malheur terrible, le drame dune vie depuis toujours.
Je dois être plus attentif avec les gens qui semblent aller toujours bien. Les éternels souriants, ceux qui ne se plaignent pas. Être plus vigilants envers les épaules larges et solides, les sourires pudiques, les destins bien tracés.
Les plus grandes failles sont souterraines, tapies.
Demet
Marie-Thérèse Visentin Lamorthe
Lundi 3 septembre
C'est ma première rentrée scolaire, oui ! Mais comme maîtresse spécialisée ! Je suis très heureuse de démarrer cette nouvelle fonction. J'accueille douze élèves en CP d'adaptation. Je fais ainsi la connaissance de Leila, Bryan, Dylan, Aoutef, Mélanie, Farid, Youcef, Can, Karim, Coralie, Medhi et Demet. Tous ont un cartable neuf, mis des habits neufs et du gel dans les cheveux. Ils sont contents de se retrouver à l'école. Je repère tout de suite Karim, Farid et Dylan qui n'ont qu'une envie, rigoler et faire rire les copains ! Les deux fillettes Aoutef et Demet se montrent très réservées, elles osent à peine sourire aux blagues des garçons.
Vendredi 7 septembre
Une semaine pour installer quelques règles de vie, instaurer un dialogue avec ces enfants qui rencontrent tous quelques difficultés qui les empêchent d'entrer dans un CP, dit normal.
Jeudi 20 septembre
Presque trois semaines d'école : Dylan et Karim commencent à s'intéresser au travail proposé. Je n'ai pas encore entendu parler Demet. J'ai rencontré sa maman à la sortie de l'école. Elle m'explique dans un français laborieux que sa fille parle normalement à la maison. « Tout va bien ! Tout va bien ! Pas de problème ! ». Elle est souriante, détendue, d'un abord presque amical.
Vendredi 21 septembre
Je rencontre la collègue de maternelle qui avait les enfants l'an passé dans la classe. Elle me parle de ces enfants, le ton des paroles traduit encore son investissement auprès d'eux. « Les garçons, ce sont encore des bébés ! Ils ne sont pas mûrs pour apprendre ! ». « Leila, Aoutef et Mélanie sont timides, elles ne sinvestissent pas dans un travail scolaire, elles ne savent pas pourquoi elles sont à l'école ! » Et puis Demet. « Elle refuse de parler, depuis son entrée en maternelle ! Elle parle normalement à la maison, sur le chemin avec sa maman, puis se tait dès que l'école est en vue !»
Personne n'a jamais entendu le son de sa voix ici !
Que s'est-il passé lors de sa rentrée à l'école ? Qu'est ce qui lui reste coincé dans la gorge, au point de ne plus parler ? Son origine en est-elle la cause ? Est-ce uniquement un problème de maîtrise de la langue française ? Demet est peut être perfectionniste et refuse de parler, plutôt que se tromper ? Est ce une très grande timidité ? Peut être que l'attitude dans laquelle elle s'est enfermée, l'arrange ? Mais en quoi ? Comment faire sauter ce cadenas fermé à double tour qui lui empêche d'émettre le moindre son à l'école ?
Lundi 8 octobre
Les niveaux, les motivations, les comportements des élèves sont très différents.
Comment évaluer leurs progrès en les impliquant dans les apprentissages ? Il faut que je sois le plus explicite possible quant à la tâche demandée et aux critères de réussite.
Je mets en place un système d'évaluation de type ceinture de judo regroupant des compétences en mathématiques, lecture et langage oral. Demet devra parler...enfin, peut être ? Chaque vendredi, les élèves devront évaluer leurs acquis en entretien individuel.
Vendredi 12 octobre
Premières rencontres en tête-à-tête, un climat de confiance s'installe. Cette relation privilégiée avec chacun d'eux est un vrai bonheur ! Tous sont heureux de réussir et colorier le petit rond correspondant au travail exécuté. Demet réussit toutes les compétences de la ceinture blanche sauf une : lire les prénoms de ces camarades !
Vendredi 26 octobre
Demet comprend les consignes et la tâche à réaliser. Elle a une écriture appliquée et sûre, elle réussit parfaitement tout travail écrit, mais se refuse à parler. Quand je m'adresse à elle devant ses camarades, ils disent en chur : « Demet, elle sait pas parler ! ».
Il ne lui manque que les compétences orales des ceintures jaune et orange.
Ce soir, les enfants partent en vacances de la Toussaint, et moi aussi !
Jeudi 8 novembre
Retour des vacances, les enfants se bousculent pour raconter ce qu'ils ont fait, on en écrit même des petites histoires. Demet, me regarde de ses grands yeux noirs, pas de sourire, pas de mots. On ne saura rien de ses vacances.
Comment faire pour amorcer un début de dialogue ? Elle reste silencieuse, en retrait, elle ne laisse échapper aucune de ses émotions. Je ne la vois pas rire, ni en classe, ni dans la cour. Pourtant, elle participe, elle observe ce qui l'entoure, elle s'applique dans son travail, elle saute à la corde, à l'élastique avec quelques camarades, toujours en silence ! Même dans le jeu, elle ne laisse rien échapper ! Pourquoi ce silence ?
Les cours de psychologie, les grandes théories sur le développement de l'enfant ou de la construction du langage ne me donnent aucune clé. Je suis seule, tenue en échec par une petite fille droite aux yeux profonds et sérieux. Je pense à elle le jour, m'invente des scénarios la nuit.
Vendredi 30 novembre
La classe a repris son cours, ces enfants ont besoin de temps pour reprendre les rituels de la classe.
Elle sait lire ! Demet a réussi brillamment tous les exercices écrits. Sa maman me répète qu'elle est bien, qu'elle parle et lit à la maison et surtout qu'elle aime bien venir à l'école. Je ne sais pas quoi penser. Peut être lit-elle toutes les phrases de son cahier le soir, à sa maman ? Peut être joue -t-elle à la maîtresse avec ses poupées et son petit frère, en mimant chacun de mes gestes, en répétant chacun de mes tics de langage et les expressions ripagériennes que j'utilise généreusement ? Peut être maîtrise -t-elle également l'accent de Rive de Gier ! Elle est vraiment très forte ! Moi, je suis désemparée, découragée, frustrée ! Je doute, je ne sais pas comment faire, les conseils que je reçois ne m'ouvrent guère de perspectives de travail.
Vendredi 14 décembre
Demet arrive au bout des compétences exigées par les ceintures. Elle vient de passer la ceinture noire, tout est validé sauf la lecture à haute voix !...
Je lui propose de lire les quelques phrases nécessaires à la réussite de la ceinture. Elle prend un temps, ses yeux suivent les mots, les lignes du petit texte, quand elle a terminé, elle me regarde, droite, digne, avec le sentiment du devoir accompli. « Je vois que tu sais lire ! Tu ne veux pas me dire ce que tu as lu ? »
Elle me regarde, le regard posé sur moi, droit, ferme. Je comprends son message.
« Tu vois bien, ma grande que je sais lire ! Alors, pourquoi vouloir à tout prix me faire parler ? Je suis d'ailleurs la plus forte de la classe, les autres n'en sont qu'à la deuxième ou troisième ceinture ! De toute façon, c'est moi qui décide ! »
Elle est très forte ! Je me sens presque ridicule de m'arrêter sur un détail aussi insignifiant ! Après tout, ça ne l'empêche pas d'apprendre, de ne pas parler !
Jeudi 20 Décembre
Ce matin, je n'ai pas fini de contrôler les exercices des enfants, c'est l'heure de la récréation, déjà !
Les élèves sortent, je garde Demet et Coralie un moment en classe. Coralie lit rapidement les petites phrases complétées avec un mot de son choix, je la félicite et elle s'en va rejoindre les copines dans la cour. Je propose à Demet le même exercice, et là, maintenant, une toute petite voix s'élève dans un murmure ! ... Je sens mon cur battre à tout rompre, une vague m'envahit, me monte dans la gorge, dans les oreilles, j'ai chaud, je ne peux plus dire un mot, surtout ne rien faire voir, rester naturelle, ne pas bouger. Je lui réponds par un mouvement de tête, lui montre d'autres phrases, elle lit. Sa voix prend même de l'assurance. Je lui souris, je l'encourage à continuer ! Peut-être n'est ce qu'un rêve ? Elle est là, à côté de moi, bien droite, ses yeux noirs, son air sérieux, Je crie en silence « oh, parle encore, s'il te plait ! », je suis sans doute écarlate, je vais exploser, ...puis m'entends dire :
« C'est bien Demet ! Continue ! »
Elle se fait plaisir, elle est sans doute étonnée de s'entendre parler, d'oser, d'avoir fait lâcher toutes ces barrières, tous ces interdits !
Je reste avec elle en classe, je ne me lasse pas de l'entendre. Elle lit ! J'entends sa voix, elle est belle, sûre, douce.
La récréation se termine, les autres enfants reviennent en classe. Je reprends le fil de la matinée, normalement, enfin presque... Comment agir maintenant ?
Nous faisons des petits problèmes de mathématiques. Les enfants lèvent le doigt ou parlent de façon spontanée. Je demande à Demet, le plus naturellement possible, de me donner une réponse, un nombre seulement. « Elle ne sait pas parler, Demet ! » répondent en chur les enfants.
Je la vois hésiter à prendre la parole devant les autres.
« Mais bien sûr, qu'elle parle ! Demet, veux-tu me donner la réponse ? »
Une seconde d'hésitation, que va-t-elle faire ? Va-t-elle oser ?
D'une toute petite voix, elle répond à ma question. Un silence profond s'installe. Les enfants si bavards d'ordinaire découvrent eux aussi, la voix timide de Demet et se taisent. Merci ma belle !
Quel pouvoir ! Arriver à les faire taire !
Vendredi 21 décembre
Ce soir, les enfants partent en vacances. Nous nous activons pour finir ça et là des exercices, des leçons, Je prends Demet, seule au fond de la classe. Elle lit tout ce qui lui manquait pour valider toutes les ceintures. Elle est fière, contente de ses résultats, elle sourit enfin ! Je peux afficher ses réussites dans la classe. Ses camarades en restent bouche bée. Je lui explique, que si elle le désire, elle pourra aller travailler de temps en temps avec les CP, dès la rentrée de janvier. Là, elle pourra apprendre plus vite avec d'autres enfants, être dans un CP « normal » ! Elle me regarde sans rien dire, toujours grave.
Dans quelques jours, c'est Noël. Je viens de recevoir le plus beau des cadeaux de Noël ! Merci, Demet !
Début janvier
Les enfants sont là, c'est la fête dans la cour. On se souhaite une belle année, enfants et maîtresses s'embrassent. On se regroupe pour monter en classe. Mais où est Demet ? Il me semble l'avoir vue tout à l'heure
Je la vois, elle est dans le rang avec les CP, droite, hautaine. Elle avance pour rentrer dans sa nouvelle classe. Pas un regard pour moi, pas un bonjour, pas un sourire. Elle avance sans se retourner, ne me connaît plus...elle va travailler avec les CP, elle a choisi, tourné la page.
Un grand vide me traverse les entrailles.
Je n'ai fait que mon travail, lui donner la main, un court instant, pour franchir un obstacle. Je le sais. Pourtant j'aurais bien aimé
Deux précautions valent mieux quune
Marie-Hélène Meunier
Rémy se présenta à son travail ce matin de septembre, un peu las, comme tous les matins depuis quelques semaines. Il se sentait stressé, dormait mal. Il ouvrit sa messagerie Internet. Plusieurs e-mails saffichèrent dont un, qui l'intrigua. Monsieur Torne, son directeur, le convoquait pour le matin même à 10 heures 30. Rémy était inquiet. Cette journée avait de toute façon, mal commencé. L'horoscope sur les ondes de sa radio préférée, avait été formel pour le signe des gémeaux : il devait vivre une journée remplie de nouvelles aussi inattendues que décevantes !
Rémy entreprit la saisie dun rapport sur les dernières livraisons. Son travail consistait à gérer les commandes, pour la même société depuis trente ans, dans sa vile natale. Au fil des années, il avait gravi les échelons. Tout d'abord magasinier, puis préparateur de commandes, il intégra le service de gestion en mille neuf cent quatre vingt dix, quil dirigeait à présent depuis cinq ans. Ses supérieurs lappréciaient autant que ses employés. Vers neuf heures trente, Rémy descendit à l'atelier pour répartir le travail, vérifier les colis au départ. Comme d'habitude, il serra la main de tous ses collègues. Ils discutèrent de choses et d'autres en buvant un café, avant de reprendre le travail. Cette pause conviviale lui plaisait. Il n'aimait pas le café, mais ce moment de répit donnait l'occasion à chacun, de parler un peu de soi, de sa famille. Des liens se tissent forcément, après tant d'années passées au même endroit.
Le café terminé, Rémy remonta dans son bureau, plongea dans le suivi de ses commandes. Un peu plus tard, il leva la tête vers la pendule, il était dix heures vingt. Il rangea alors ses affaires, comme s'il pressentait quelque chose, ferma ses applications informatiques, mit en route sa messagerie téléphonique. Sa secrétaire lui adressa un sourire compatissant.
Monsieur Torne était un homme strict et froid, un autodidacte, dur avec lui-même, dur avec les autres. Cet homme ne sépanchait que rarement sur sa vie privée et ne quittait que quelques jours par an la sphère professionnelle, pour se reposer dans sa villa du Cap-Ferret. Grand, sec, ses lunettes lui durcissaient le visage. Ses employés le craignaient. Rémy l'appréciait pour sa franchise, mais ne se sentait pas à l'aise avec lui, malgré son ancienneté dans la maison. Il arriva à l'ascenseur, ajusta sa veste gris souris, qui donnait une certaine intensité à son regard bleu ciel, passa sa main droite dans ses cheveux pour les recoiffer, appela l'ascenseur. Son collègue Gilbert en sortit après avoir passé un quart dheure dans le bureau du directeur. Rémy le salua, mais neut pas de réponse. Son air triste létonna. Gilbert était dune nature plutôt joviale. Rémy se demandait bien ce que son supérieur allait lui annoncer, en appuyant sur la touche numéro cinq. Le cinquième étage, le bureau de Monsieur Torne, lieu de toutes les nouvelles, les bonnes et les moins bonnes
Les quelques fois où Rémy avait été convoqué, c'était pour une promotion. Là, n'attendant rien, bientôt en fin de carrière, il commençait doucement à penser à la retraite. Alors, que lui voulait cet homme inflexible ? Rémy se présenta devant la porte du bureau, une élégante porte en chêne garnie de cuir capitonné. Il frappa délicatement sur le bois qui résonnait joliment, et entendit " entrez ", lancé sur un ton fort, clair, déterminé. Anxieux, Rémy poussa doucement la porte, se dirigea vers le fauteuil en cuir noir très confortable, muni d'accoudoirs bas, sassit. Sur le bureau dont la surface brillait, peu d'objets, l'ordinateur, le téléphone, un agenda marron, un stylo plume de valeur et derrière le bureau, Monsieur Torne, qui, cette fois, avait l'air anormalement humain. Celui-ci prit des nouvelles de Rémy, de sa santé, de sa famille, parla du bon vieux temps dans l'entreprise. Puis, son visage se ferma. Il commença à aborder le sujet principal de lentretien, la crise économique qui sévit depuis plusieurs mois et puis les difficultés de l'entreprise, enfin les deux mots que Rémy redoutait le plus : licenciement économique. Ces deux mots résonnèrent dans sa tête comme le tam-tam du djembé. Il n'entendit pas le reste du discours. Un tsunami submergea son cerveau. Il s'en doutait, n'avait pas voulu se l'avouer mais maintenant les mots étaient posés. La situation et la réalité le rattrapaient. Rémy sortit du bureau, abasourdi. Il ne retourna pas à sa place mais alla faire un tour à lextérieur du bâtiment pour prendre lair. Il se dirigea vers le jardin des Prés Verts et sassit sur un banc, regardant dans le vide, ignorant même les dahlias à pompons dun rouge peu commun, ses fleurs préférées, quil admirait lorsquil venait déguster son sandwich le vendredi midi, aux beaux jours. Comment allait-il faire pour annoncer cette nouvelle à Eliane, sa femme et aux enfants ?
Eliane travaillait pour une société de nettoyage. Le couple avait déjà du mal à boucler ses fins de mois. Pour leur fils handicapé à charge, ils avaient recours à une aide médicale. Son allocation adulte handicapé, environ six cents euros par mois ne suffisait pas. Ils en avaient fait des sacrifices pour lui ! La famille comptait aussi deux autres enfants, plus jeunes qui terminaient leurs brillantes études. Rémy aurait encore pu travailler jusquà soixante cinq ans sil avait fallu, ses cinquante huit ans avaient été fêtés en avril dernier.
Il se ressaisit et rentra chez lui, sinstalla dans le canapé fleuri beige et vert, au milieu des vitrines emplies de bibelots de toutes sortes. Eliane, qui préparait le repas, sétonna de le voir rentrer si tôt, comprit à son regard que quelque chose dinhabituel sétait produit. Rémy linforma alors, sans la ménager, comme sil voulait quelle aussi, ressente la violence avec laquelle il avait appris la nouvelle.
Eliane seffondra en larmes en imaginant les conséquences directes sur leur vie. Après un moment, elle lui conseilla de faire la paix avec son père Albert, daller le voir et de tout lui dire sur leur situation. Il pourrait sûrement les aider.
Rémy, trop fier, ne voulait pas envisager cette solution. Ses relations avec son père avaient toujours été conflictuelles. Albert était un homme pingre, dur, parfois violent. Avec lâge, la force physique lui manquait, il était devenu moins alerte mais ses paroles, elles, continuaient à blesser. Il avait travaillé dur toute sa vie et aigri, avait économisé de façon drastique. Il ne sétait jamais occupé de son fils unique et se complaisait à le couvrir de réflexions humiliantes, chaque fois quil en avait loccasion. Elevé lui-même «à la dure », il avait reproduit cette forme déducation avec son propre enfant. Rémy ne lavait jamais aimé ; les seuls contacts physiques quil avait pu avoir avec lui étaient des coups. Encore jeune, il avait quitté la maison familiale pour essayer de construire sa propre vie. Malgré tout, Albert était son père. Depuis le décès de sa mère, il passait le voir une fois par semaine, le samedi après-midi, dans la petite maison de famille à Valay, petit village de quelques âmes, sans commerce, au milieu des champs où paissent tranquillement des vaches. Il lui demandait simplement sil avait besoin de quelque chose, lui apportait quelques courses, que, dailleurs, son père ne remboursait jamais !
Les premières semaines sans travail furent comme des vacances, même si la date de reprise nétait pas fixée. Rémy bricolait, se reposait. Il soccupait de la maison et des enfants, pour soulager son épouse. Il voyait, de temps à autre, quelques-uns de ses anciens collègues, se promenait dans le parc. Il pouvait maintenant admirer à loisir le travail des jardiniers. Cétait sa bouffée doxygène. Il nespérait plus guère que la situation saméliorât.
Les mois passèrent, les journées se ressemblaient toutes, le manque dargent devenait sensible. A cinquante neuf ans bientôt, retrouver du travail était une gageure. Le conseiller de lASSEDIC lui avait remis le certificat de dispense de recherche demploi, en lui suggérant dattendre la retraite. Mais comment faire sans salaire, avec de si maigres subsides ? Ils navaient plus déconomies. Le plan de surendettement à la Banque de France ne suffisait plus à leur maintenir la tête hors de leau. Les dettes avaient été certes, étalées, mais continuer sans revenu ou presque, nétait plus possible. Tout lhiver, ils avaient profité des Restaurants du Cur mais cétait fini. De plus, Rémy supportait mal dêtre coupé du monde du travail, il ne pouvait faire aucun projet, ni pour lui, ni pour ses enfants. Les restrictions budgétaires ne pouvaient être pires. Les antidépresseurs laidaient à tenir le jour, les somnifères à passer la nuit. Très amaigri, il souffrait de terribles maux destomac. Les relations avec son épouse sétaient dégradées, ils ne se parlaient plus. Lui, se laissait aller, ne quittait plus son canapé. Les canettes de bières jonchaient la table basse du salon. Ne voyant plus personne, il ne savait plus comment envisager lavenir.
Un épisode dun film policier, quil adorait, lui donna lidée de ce qui semblait être la dernière chance de sen sortir. Rémy se sentit pousser des ailes et ne pensa plus quà une chose, mettre à exécution le même plan que dans la série. Il croyait avoir trouvé la solution pour régler définitivement ses problèmes. Son père avait dû amasser une fortune depuis quil mettait de largent de côté !
Un samedi après-midi, pas nimporte lequel, le dernier samedi après-midi, il prit la direction de Mérié. Les champs de colza le long de la route distillaient une odeur forte, désagréable. La chanson de Daniel Guichard « Mon vieux » passait à la radio. Rémy se souvint quil empruntait la même route à vélo pour se rendre à lécole et se surprit à penser que presque rien navait changé. La laiterie du Père Roux, à droite, la route de Fonnand à gauche, la ferme de son copain denfance, le gros Régis. Puis, à lentrée de Valay, il se gara dans la cour de la maison de son père, une cour commune comme il en existe beaucoup dans ce village, avec une allée desservant plusieurs habitations.
Rémy entra dans la maison. La peinture des murs était souillée par les traces dune tapette à mouches. Les sols de tomette rouge étaient peu ragoûtants. Des écuelles avec des restes de pâtée pour chats attiraient une nuée de moucherons. De la vaisselle poisseuse, empilée dans lévier attendait une hypothétique ménagère. Il entra dans le salon. Le bruit régulier du tic-tac de la grosse horloge comtoise près de la cheminée résonnait dans la pièce. Albert sétait assoupi dans son fauteuil. Sur la table basse, une bouteille dun excellent vin rouge, à moitié vide, trônait au milieu de catalogues de jardinage. Rémy prit le tisonnier et frappa, un seul coup, franc, mortel. Il y mit toutes ses forces. Le sang coulait de la tête du malheureux aussi rouge que la couverture, qui lui protégeait les jambes.
Rémy se précipita ensuite dans le bureau, à la recherche des clefs du cadenas de la remise au fond du jardin. Il trouva les clefs, cachées dans un petit tiroir du secrétaire, arriva devant la porte fermée par deux gros cadenas entrelacés, deux précautions valent mieux quune. «Ça ne métonne pas de lui ! » pensa Rémy. Il ouvrit les cadenas, trouva une boîte en fer rouillée sur une étagère. Il louvrit, elle contenait le testament dAlbert et une enveloppe.
La Société Protectrice des Animaux était légataire universelle de tous ses biens et avoirs. Dans lenveloppe, se trouvaient un billet de cinq euros, ainsi quun petit mot très soigneusement écrit : « Besoin dargent, fils ? »
Double lien
Elizabeth Jolivet
Mardi 8 décembre, lhiver était vif cette année là. Emma attendait avec impatience. Sa décision était prise, son départ organisé et sa valise prête.
Emma était là depuis plus deux heures. La soirée battait son plein. Cela se passait à la salle des fêtes du village, une fois lan lassociation « A Cur Joie » organisait un dîner dansant. Emma y venait plus par contrainte que par plaisir. Alain son mari laccompagnait bien sûr. La salle était vaste, des guirlandes jaunes, rouges, violettes, bleues, faites en papier crépon ornaient les murs et pendaient du plafond en grandes arabesques. Au fond de la salle, un orchestre, deux guitares, un violon, un accordéon, une batterie et deux chanteurs. Des airs des années 80 et 90 senchaînaient.
Tout autour de la salle, des tables recouvertes de nappes en papier blanc et dessus des victuailles. Cela sentait la charcuterie et le fromage. Sur chaque table, des bouteilles, eau, jus de fruits et puis ce vin blanc à volonté. Emma se tenait près de la porte, elle serrait le bras dAlain.
Emma, professeur de lettres au lycée Rimbaud, ne lisait que des romans policiers. Cétait une grande femme, un mètre soixante dix huit et corpulente, quatre vingt dix huit kilos. Elle avait toujours eu peur de ce corps, de cette masse de chair lisse, rebondie, impossible à maîtriser, à masquer par les vêtements. Dans les cabines dessayage elle tournait toujours le dos au miroir. Une vraie fellinienne disait son amant, mais elle, se trouvait horriblement fellinienne.
Elle était vêtue dun tailleur en pied de poule rose et noir, des escarpins noirs vernis, le vêtement la serrait, lengonçait. Ses talons beaucoup trop hauts pour elle, risquait de la déséquilibrer à tout instant. Mais son mari tenait à ce genre de tenue en public. Lui était banquier, il était toujours vêtu de la même façon, costume gris anthracite, coupe anglaise, cravate au ton discret et toujours une écharpe bordeaux en cachemire lhiver, en soie lété. Grand, svelte, élégant, le port altier, il se tenait sur la réserve, légèrement à lécart des gens, il participait volontiers aux conversations mais dune manière anodine, .une sorte de ton entre le respect et le mépris.
Dans la salle des fêtes, les gens sagitaient, les couples se formaient et se reformaient sans ordre bien précis. Eloïse, la femme du médecin, se tenait au milieu de la piste de danse. Elle avait mis une robe en lamée noir pour loccasion, son chignon pendait dun côté, son visage virait au rouge. Elle dansait seule, un verre de blanc à la main, son corps tanguait et swinguait. Emma lobservait à la dérobée confuse, elle baissait la tête et portait son regard entre ses pieds, se concentrait sur une tache du carrelage, essayait den comprendre la provenance, frottait son pied dessus pour la faire disparaître mais dun mouvement irraisonné, elle relevait la tête vers Eloïse, cette ivresse elle la sentait couler en elle, sa déglutition se faisait malgré elle, son visage sempourprait alors elle resserrait un peu plus fort le bras dAlain.
Lorchestre jouait « Femme » de Nicole Croisil Elle essayait de lire létiquette de la bouteille de blanc. Du chablis. Elle avait envie de rentrer. Enlever ce tailleur qui la boudinait, mettre ses savates.
Clara, son amie denfance, était venue la rejoindre. Emma savait davance les remarques quelle allait lui faire. Comme tous les ans, elle déplorerait le laisser-aller de certains. Cette tendance à boire plus quil ne faut. Emma écouterait, hocherait la tête, se rapprocherait un peu plus dAlain et ne répondrait rien.
Estimant lheure correcte, Emma avait dit à son mari quelle était fatiguée et souhaitait rentrer. Une fois couchée, Emma avait attendu quAlain sendorme pour se relever.
Enveloppée dans sa robe de chambre, elle était descendue à pas feutrés. Une fois au salon, elle avait allumé la veilleuse et comme à son habitude, sétait assise sur le canapé, le cuir en épousait parfaitement ses formes, ainsi contenu, son corps se détendait. Sur la table basse, verres et bouteilles étaient à portée de main. Encore cinq heures dattente. Elle avait le temps
Son chien, Gadsby était monté près delle, sallongeait, posait sa tête sur ses cuisses et poussait un profond soupir de soulagement.
Les coudes sur les genoux, la tête dans ses mains, Emma fixait ses pieds et revoyait Eloïse danser, boire, rire, séduire.
Derrière elle, lhorloge scandait les secondes, le son était mat, sec, il emplissait toute la pièce. Cette horloge était dans sa famille maternelle depuis le dix-huitième siècle. Elle se transmettait de mère en fille. Emma était laînée des filles et quand elle sétait mariée, sa mère lui avait remise lhorloge comme le voulait la coutume. Cette nuit ce son lui frappait aux tempes, la douleur était insupportable, elle sétait levée et avait arrêté le balancier. Le silence coulait dans tout son corps, elle sétait rassise et enlaçait son chien, il soupirait, frottait sa tête contre sa joue. Le temps sallongeait.
Du côté maternel, ils étaient tous banquiers de père en fils. Sa mère en épousant son père, un simple cheminot, avait en quelque sorte trahie le clan. Ils navaient jamais pu faire couple. Sa mère avait toujours fait sentir à son mari son rang social inférieur. Cétait une maîtresse femme, sèche de corps, rigide desprit. Son père sétait mis en retrait au fil du temps. Sa mère avait accueilli le futur époux avec joie et depuis leur mariage, elle prenait toujours le parti de son mari lors de conflits conjugaux. « Tu dois comprendre la charge professionnelle de ton mari ! ». Emma se taisait à tel point quil ny avait plus aucun conflit.
Une fois par semaine, elle retrouvait Matéo, son amant, un italien venu en France pour travailler. Il creusait des tranchées toute la journée avec un marteau piqueur. La rencontre avait eu lieu un mardi de décembre, un jour de grand froid. Il avait sonné à sa porte au moment du déjeuner pour chauffer son repas. A la sonnerie, elle avait caché la bouteille. Matéo lavait regardé, elle chancelait et avait failli perdre léquilibre en lui laissant le passage. Il lavait retenu par les épaules. Elle lui avait proposé de prendre son repas au chaud dans la cuisine. La conversation avait été agréable, ils avaient partagé le risotto de Matéo, Emma navait jamais mangé quelque chose daussi goûteux, il fondait dans sa bouche, elle en appréciait lonctuosité, reconnaissait lolive, le parmesan et cherchait doù venaient ces saveurs inconnues pour elle. Cétait lui qui cuisinait et il avait expliqué. Emma se sentait bien, le risotto la réchauffait. Elle sétonnait, questionnait sur lItalie, sa vie en France. Matéo racontait, il était drôle, vivant et il regardait Emma comme aucun homme ne lavait encore fait. Un mois plus tard Matéo lavait invité pour le mardi suivant à dîner chez lui des pennés au basilic. Depuis trois ans, tous les mardis, Emma retrouvait son amant. Ils saimaient.
Matéo lui avait demandé plusieurs fois de venir vivre avec lui et mardi dernier Emma avait accepté.
Et ce soir, un sentiment de liberté la submergeait, encore quelques heures dattente et les liens seraient rompus. Elle était consciente quelle commettait lirréparable et quaucun moyen de retour nétait possible. Et cette idée lui plaisait. Son corps se détendait, elle avait ouvert une bouteille de chablis, du 2005 pour loccasion. Ne plus avoir à baisser les yeux devant sa mère, à craindre ce respect dédaigneux si caractéristique dAlain. Leuphorie la gagnait, elle avait étendu ses jambes et posé ses pieds sur la table basse entre le chablis et le verre à pied. Gadsby relevait la tête, la regardait et lui léchait les mains et sassoupissait à nouveau.
Le corps dEmma se faisait de plus en plus léger, ses bras pendaient mollement de chaque côté. Sa main droite posée sur le dos de Gadsby allait et venait dun geste tendre. La tête rejetée en arrière, les paupières closes, Emma souriait, comme une petite fille en plein rêve.
Comme chaque jour à sept heures, Alain avait descendu les escaliers, il était déjà douché et rasé de prêt. Il appuya dun geste brusque sur linterrupteur, le plafonnier avait éclairé le salon. Il avait vu Gadsby allongé sur le canapé et avait senti lodeur du café frais.
Dans sa robe de chambre rose, Emma se tenait droite devant la table de cuisine, elle confectionnait les tartines dAlain.
Un espace de liberté
Cécile Meyer Gavillet
Tiens, comme cest bizarre ! Murmura Louanne, qui avançait lentement sur le sentier qui se faisait de plus en plus raide pour atteindre la cabane de «Pierre-à-feu». Je comprends maintenant pourquoi les randonneurs appellent ce chemin la rota
.
Oh ! Nelson ! Regarde contre le mur ! Quest-ce que cest ?
Quoi encore ? Arrête de traîner ! Avance ! Il faut que nous arrivions à la cabane avant la nuit ! Dailleurs à cette heure, cela ne va plus tarder. Viens dépêche-toi !
Écoute Nelson, ne fais pas ta mauvaise tête, ce nest pas une minute de pause qui va nous retarder
De mauvaise grâce Nelson revint sur ses pas.
Dun geste de la main Louanne désigne deux cadenas entrelacés et fixés à un anneau sur un mur lézardé
Ben quoi ? Ce sont deux cadenas que certainement des cyclistes ont accrochés ici !
Cest étrange quand même, tu le reconnaîtras ? Ces cadenas ne sont pas accrochés là tout simplement ! Ne penses-tu pas que cest peut-être un signe pour avertir dautres randonneurs !? Et si cétait un appel de détresse, une marque pour attirer lattention !? Et si
Avec des si on mettrait Paris en bouteille
cest bien connu ! Nelson termina lobservation dune remarque bougonne, qui ne satisfaisait aucunement et narrêta pas pour autant la réflexion de Louanne qui reprit :
Je tassure, cela me semble vraiment étrange. Le mur de cette bergerie va tomber en ruine
un simple anneau tout rouillé qui date certainement de la construction de la bâtisse où sont accrochés deux cadenas presque neufs, cest vraiment bizarre
Tu reconnaîtras tout de même que les cadenas sont accrochés de manière inhabituelle ? Et puis cette petite marque, tracée au rouge à lèvre
Et te voilà partie dans des élucubrations dignes de Colombo ! lui répond Nelson en sénervant ! Quest-ce que tu vas chercher là ? Quest-ce que tu vas imaginer encore ? Avance, bon sang, il se fait tard
Plongée dans ses réflexions, tête basse, elle accéléra le pas. Ici, le sentier se faisait de plus en plus étroit et son imagination samplifiait de plus en plus, lui donnant un rythme cadencé qui la fit avancer à grand pas
Aïe !
Quest-ce quil y a encore ?
Oh ! Ce nest rien. tu marches tellement vite, que, pour te suivre, je me suis tordue le pied !
Regarde où tu poses le pied. Resserre tes chaussures. Regarde devant toi et avance. Fais attention, le pierrier est de plus en plus glissant
A vos ordres chef ! Murmura Louanne pour se donner un peu de courage et essayer deffacer de sa mémoire les questions qui linterpellaient.
Soudain sans quelle sen rende compte, une petite humeur monta à ses lèvres
décidément on ne me comprendra jamais
Tandis que le soleil déclinait lentement, à peine lasse de cette ascension, elle admirait éperdument le spectacle grandiose qui se dévoilait peu à peu à sa vue.
Allons, il est temps de repartir. Noublie pas que jusquici ce ne fut quune mise en bouche. Tu voulais voir de la glace, tu vas en avoir
Pris de remords, Nelson sétait occupé delle avec des attentions qui la surprenait et la ravissait, vérifiant ses lainages, refaisant le laçage de ses souliers, de telle manière que les pieds ne fussent pas comprimés. Il la déclara prête à aborder la suite de lascension, elle lui obéit avec un aveuglement plein de confiance. Avec docilité, elle avait écouté les conseils de son guide, mis ses pas dans les siens.
Peu après, ils arrivèrent au but que Nelson avait assigné à leur course, la cabane de «Pierre-à-feu».
Cette halte était livresse nécessaire à calmer la fatigue. La neige enfin rencontrée, toute fraîche tombée et mince encore. Pour Louanne le refuge représentait le but atteint victorieusement, la pause, la détente et la récompense de tous ses efforts depuis le matin.
Cétait sans compter sur sa détermination. Alors que le soleil glissait derrière le sommet, il lui sembla voir des traces de pas dans la neige fraîche. Des empreintes de chaussures très rapprochées qui devaient correspondre au passage dun couple
Et si les personnes qui ont laissé les cadenas au pied de la montagne se trouvaient dans cette région, dit-elle à haute voix, surprise elle-même de cette réflexion spontanée !
Et bien, on les rencontrera à lintérieur, et tu auras tout loisir de leur poser toutes les questions qui cogitent dans ta tête depuis notre départ !
Quand Nelson ouvrit la cabane, elle sétonna de ne voir personne à lintérieur. Mais son regard à laffût de tout indice lui révéla que quelquun était passé par là
Elle sétonna, les sourcils hauts, devant le minuscule espace restant entre lâtre qui occupait la cabane et la table qui se dressait de lautre.
Tu mas dit quelle pouvait accueillir huit personnes ! Eh bien ! On doit être plutôt serrés !
Bah ! La nuit ça tient chaud. Ici dès que le soleil disparaît, il fait un froid de canard, à cause du courant dair qui vient dItalie
DItalie ? Répète-t-elle stupéfaite.
Il se mit à rire.
Mais oui, elle est là lItalie à la sortie du refuge. Nous sommes ici exactement à la frontière
Alors, fit-elle, déçue, nous nallons pas plus loin ?
Devant cette visible déception, il éclata dun rire heureux. Assis sur le bord de la table il balançait une jambe, pendant quil surveillait la fondue qui tout doucement mijotait sur le réchaud à alcool.
Une pour toi, une pour moi ! dit-il en samusant. Cela me rappelle le petit jeu auquel se complaisent tous les enfants devant la nourriture
Ce fut à ce moment que, sans que rien nait pu le laisser prévoir, Louanne sécroula en sanglotant, le visage caché dans son bras posé sur la table.
Nelson en demeura un instant sidéré, tenant en lair la fourchette piquée dun croûton. Avec autant deffarement que de désolation, il contemplait la silhouette écrasée de chagrin. Devant ces larmes dont il ne devinait pas exactement la cause, mais dont il sattribuait avec infiniment de regret la responsabilité, il ne savait que faire, ni que dire, redoutant une nouvelle maladresse inconsciente qui ne ferait quaggraver les choses.
Là
là
calme-toi ma chérie. Ce qui doit excuser ma maladresse, cest quelle est bien involontaire, je tassure.
Elle reniflait maintenant, un peu calmée, mais toujours sans relever la tête. Il en profita pour dire très vite ce quil neût jamais osé proférer sous son regard :
Oui, Je tassure que si maintenant je te fais de la peine ou du mal, jen souffre moi-même comme dune injustice. Parce que je te crois quand tu me parles de tes impressions. Je sais que tu es très sensible à tout ce qui nous entoure, mais il faut bien reconnaître que parfois, jai de la peine à te suivre dans tes débats.
Il la senti tressaillir et, très vite :
Je sais bien
ce sont de grands mots qui ont lair idiot en plaine, mais ici, il semble quil ny ait pas de sentiments ni de mots démesurés face à toute cette grandeur.
Ses larmes soudain taries, Louanne releva la tête et montra un petit visage infiniment jeune et émouvant, marbré de rouge et encore mouillé de pleurs et ses yeux, à travers leurs prismes brillants, avaient une lueur heureuse et presque incrédule.
Lentraînant au dehors, il lui fit grimper larête de neige à laquelle sépaulait le refuge.
Et voici lItalie ! Dit-il gaiement en désignant la pente neigeuse du versant italien qui étincelait sous la lune
Ils étaient revenus à lintérieur. Il lavait installée pour la nuit avec dinfinies précautions
A tout à lheure ! Dit-il, du seuil de la cabane. Bonne nuit.
Elle avait entendu ses pas séloignés en faisant crisser la neige. Tous ses muscles lui faisaient mal. La paillasse était dure. Les couvertures empestaient le moisi et le renfermé, bien que Nelson ait pris soin de les étendre à lair pendant leur repas. Finalement elle les rejeta et se leva pour prendre lanorak quelle avait quitté pour la poser sur elle.
Avant de se recoucher, elle entreprit de ranger les objets utilisés sur les rayons prévus à cet effet. Avisant une boîte toute rouillée sur laquelle se lisait mal linscription «café», elle remarqua :
Il doit être éventé !
Machinalement, elle avait ouvert la boîte et constata non sans surprise, quau lieu de café, elle contenait une sorte de bourse en peau brune.
Une blague à tabac ? Constata-t-elle. Quel drôle dendroit
Mais la blague lui semblait bien lourde quand elle la tira de sa boîte et, sous ses doigts, elle sentit rouler à travers la peau, des corps durs, comme des petits cailloux.
Irrésistiblement avisée, sa curiosité ne recula pas devant les nuds compliqués des cordons qui fermaient la pochette. Assise sur la paillasse, elle sescrima un moment, puis, avec un soupir de triomphe renversa la blague enfin ouverte.
Un léger cri lui échappa, tandis que ses yeux contemplaient avec une stupeur incrédule la pluie détoiles scintillantes, rouges, vertes et blanches qui sen échappaient, rebondissaient, roulaient sur lanorak transformé par elle en couvre-pieds.
Quest-ce que cest que cette pacotille ? se demanda-t-elle qui, au premier abord, on eu put croire. Mais très vite, elle corrigea son jugement. Son élégance et sa féminité lui permettaient de distinguer léclat de vrais brillants.
Elle remit tout en ordre et décida de se recoucher pour trouver le sommeil.
Allez debout paresseuse ! Avale ce thé. Le plus chaud possible et avec du sucre à volonté.
Nelson, commença-t-elle impulsivement, il faut que je te raconte
Mais à sa grande surprise, il ne la laissa pas poursuivre :
Pas de temps à perdre en parlotte, il est temps dentreprendre la descente, avant que le temps ne se gâte
Ils entreprirent la descente dun long couloir.
Pas de danger ! Assura-t-il. Tu nas quà bien poser le pied et de tappuyer sur ton piolet. Il est là pour ça
Ces derniers mots semblaient avoir été prononcés, comme pour mettre un dérivatif dans lesprit de sa partenaire qui néchappa pas à la sensibilité de Louanne.
La descente alla mieux quil ne le pensait et lorage se mit à gronder quand ils arrivèrent au chalet, fourbus, mais ravis.
Maintenant, peu importe la pluie ! dit Nelson en se laissant tomber assis sur le sol, au bord du maquis de rhododendrons mêlés de quelques genévriers, abrité dun magnifique sorbier des oiseleurs. Nous allons faire un casse-croûte, jai une faim de loup, en mimant le grognement du loup, tout en sapprochant de la jeune femme
Elle lui lança, du fond de ses orbites creusées par la fatigue, un regard ébloui :
Oh ! Nelson, cétait
merveilleux. Dis, tu memmèneras encore, plus loin
plus haut !
Peste ! Dit-il en riant. Plus haut ? Tu rêves du Mont-Blanc, je parie ?
Et comme elle lui rendait son rire dun petit air complice, il reprit plus sérieux :
Jai bien peur quil ne soit un peu tard dans la saison
Plusieurs jours étaient passés depuis leur algarade en montagne. Louanne ne savait que penser. A peine avait-elle aperçu Nelson de loin. Avait-il donc décidé de la fuir. Et pour quelle raison !
Désemparée, ne sachant que faire de sa solitude, car le temps sétait subitement gâté, elle se cloîtrait dans sa chambre, rangeant ses vêtements, pendant que de longues rafales balayaient les rues. Tout en remâchant ses questions, elle secoua lanorak, en retourna les poches
et demeura sidérée par ce quelle vit tomber de lune des poches.
Un diamant ! Encore un diamant, murmura-t-elle, en ramassant avec une sorte de respect, la pierre étincelante. Un instant elle se demanda comment celui-ci se trouvait là. Mais lexplication était simple. Il avait du rouler dans la poche de lanorak étendu sur la paillasse, quand elle avait renversé dessus la fameuse bourse
et elle ne sen était pas aperçue.
Comment, et pourquoi, avait-il été aussi soigneusement dissimulé à plus de trois mille mètres daltitude sur la frontière qui sépare lItalie de la France. Il y avait là quelque chose danormal pour ne pas dire de louche. Cela suscitait lidée dun trafic quelconque où Louanne risquait dêtre compromise
La rendre ! Bien sûr, elle était décidée à le rendre mais à qui ? Comment ? Elle regretta maintenant de ne pas en avoir parlé à Nelson. Lui au moins aurait pu lui indiquer lattitude à adopter
Elle quitta sa chambre pour regagner la salle à manger. Dès quelle fut dans le hall, elle aperçut Nelson accoudé sur le comptoir, semblant guetter lascenseur tout en devisant avec le personnel. Dès quil aperçut la jeune femme, il se dirigea rapidement vers elle et sinclina. Louanne qui, en lapercevant, avait pensé avec joie quenfin elle allait pouvoir obtenir sa justification, neut pas le temps douvrir la bouche pour la réclamer. Tout de suite avec son caractère direct et franc, Nelson entra dans le vif du sujet.
Comment vous dire mes regrets ? Murmura-t-il chaleureusement. Et mes excuses
Je suis
Vous êtes un homme comme les autres ! Coupa-t-elle en soupirant, une ombre de regret dans la voix
Vous croyez à ce que vous voyez
Il est donc dit que vous ne me croirez jamais sur parole ?
Son accent si sincère sembla lébranler un peu. Dun air gêné, presque malheureux, il secoua la tête.
Hélas ! Que veux-tu, je ne peux pas. Cest plus fort que moi. Parfois, je le voudrais de toutes mes forces, mais
je ne peux pas !
Elle resta un moment à le considérer, à lécouter plus attentivement. Soudain, toute sa révolte sétait muée en une sorte de résignation nuancée dindulgence. Elle soupira
En effet, je ne te connais pas vraiment, même ta profession
Ton travail quel est-il ?
Je suis dans les assurances
As-tu une cigarette ? demanda-t-il, comme pour couper court à la discussion qui prenait un ton élevé
Se baissant, elle ramassa la sacoche quelle avait posée par terre et le lui tendit dans un geste familier.
Ah ! là là ! Ça en trimballe des choses inutiles les femmes !
En prenant les cigarettes, un petit paquet emballé de soie suivait son geste
Madame a craqué pour une pierre ! Améthyste ou aigue-marine ? laisse-moi deviner dit-il en écartant délicatement les plis du papier.
Ce ne fut pas de la surprise, mais de la stupeur qui se peignit sur son visage. Presque sans voix, il demanda sourdement :
Comment as-tu eu ça ?
Ah ! voilà ! Dit-elle, taquine, jouissant de la situation. Moi aussi jai mes petits secrets.
Je te prie de me répondre. Comment ceci est-il en ta possession ?
Je lai trouvé à 3 349 mètres daltitude, dans le refuge de «Pierre-à-feu». Devant le regard dubitatif de Nelson, elle se mit à lui détailler sa trouvaille
Ouf ! Tu mas fait peur ! Jai bien cru un moment que
Pris au piège à son tour, il lui révéla sa situation professionnelle et le pourquoi de cette course en haute montagne
En emmenant une débutante, je pensais que je ne risquais pas déveiller les soupçons sur cette expédition. Cétait sans compter sur la curiosité, la sensibilité, la perspicacité dune femme
Je tai vu dans la cabane ! Jai également suivi du regard, les deux protagonistes qui, certainement avaient déposé leur butin à la cabane
Dès notre retour, la police informé a fait surveiller les allés et venus du sentier qui conduisait à la cabane. Deux jours plus tard, deux individus ont été arrêtés devant le vieux mur. Ils creusaient lendroit marqué au rouge à lèvre
pensant trouver le butin à cet endroit, alors quil avait été déposé à la cabane, pour déjouer un curieux plan
Nelson avait repris son sérieux et, avec une infinie tendresse dans le regard, poursuivit :
Aussi vais-je texpliquer : ma compagnie assure les plus riches collections du monde et en particulier les « écrins » des plus anciennes familles
Jai très vite compris que ton intuition féminine rendait notre escapade périlleuse. Doù ma mauvaise humeur, voire mon attitude bougonne, afin de ne pas éveiller la curiosité déventuels randonneurs dans la région
Je te demande pardon davoir gâché notre excursion, dit Louanne. Et puis reprit-elle, son inquiétude soudain éveillée. Tu dois courir de grands risques, ta personne est souvent en danger, jen suis sûre !
Oh ! Ça, dit-il en riant, cest plutôt le joli côté qui rachète lautre. Et de tavoir rencontré, soupira-t-il, extasié comme devant le plus magnifique des présents
Glacines-sur-Floqueuse
Pierre Bernard
Là-haut, cest le plateau battu par les vents qui se conjuguent à produire un climat extrême, si froid lhiver, si chaud lété. La végétation, pauvre dherbes courtes et courageuses, de buissons dépines éparpillés ça et là, abrite des créatures que lhomme réprouve à rencontrer telles que vipères, crapauds, lézards, bref toute sorte de bestioles cousines de ce que les citadins appellent les nouveaux animaux de compagnie (N.A.C.) mais dont les gens dici se méfient. Autrefois, avant lexode rural, ce vaste territoire connu sous le nom de Causse Pellevent, était parcouru par les moutons, les chèvres et quelques loups que des bergers vigilants parvenaient à éloigner. Puis, il y eut tout un réseau de clôtures, en pieux de châtaigniers refendus et de fils de fer barbelé, tellement aptes à retenir les animaux et même les hommes. Plus de bergers, ces êtres bizarres à mi-chemin entre nomades et sédentaires, mais toujours quelques loups et grâce à ce fil de fer hérissé dépines tant utilisé dans les tranchées de la première guerre mondiale, les bêtes furent parquées. Maintenant, les « temps modernes » sont arrivés et il est de plus en plus difficile, avec de moins en moins de main-duvre, de maintenir une vie agricole sur des lieux aussi inhospitaliers.
Le versant sud de ce plateau est planté de châtaigniers qui, de toutes les forces de leurs racines, agrippent la terre acide cachée sous la rouille de leurs feuilles qui se décomposent. Ils semblent une frontière entre le monde rude des frimas et les doux moutonnements de la vallée et sont heureux de ne plus être transformés en piquets de pâture. De petits torrents strient de leurs éclairs de vif-argent la pénombre des arbres. Leurs eaux de printemps débarrassent les pierres des mousses apparues lors de la dernière sécheresse. Ils se calment en apportant leurs eaux fraîches à la Floqueuse, la rivière qui serpente dans la vallée. Ici, cest le pays den bas, le pays abrité où pousse le village de Glacines. Les paysages sont doux et verts dherbes tendres propices aux nourritures terrestres dont raffolent toutes sortes de vaches ou de moutons. Ici, pas de clôtures artificielles, les prés sont petits et entourés de haies régulièrement taillées en largeur par les dents des ruminants, en hauteur par celles des tronçonneuses. Aubépines, églantiers, cytises, acacias, frênes, charmes, sureaux annoncent chaque année le printemps, qui par leurs inflorescences, qui par la sortie de leurs bourgeons, qui par leurs senteurs enivrantes. Lhiver ils chauffent les maisons et les fumées sortant des cheminées embaument jusquau plateau.
Très longtemps, les barrières de bois étaient bloquées par un collier de fer, une barre entrant dans un anneau ou tout autre subterfuge de la science rurale inconnue de linstinct dévasion des troupeaux. Tout le monde pouvait ouvrir les barrières et rejoindre la rivière pour une partie de pêche, le temps dattraper quelques truites et de vider une bouteille de blanc mise au frais dans leau qui murmure à loreille des pêcheurs.
Et se développa le tourisme. Quelques bâtisses abandonnées furent transformées en gîtes ruraux pour vacanciers fuyant les lieux dexode massif. Des chemins furent nettoyés, des sentiers défrichés, les branches basses coupées.
Au fur et à mesure, les touristes furent plus nombreux. Vallée bucolique, violence du plateau et transition par la forêt de châtaigniers firent de la contrée un cocktail très prisé des urbains en manque doxygène. Il y eut dabord des marcheurs de tous âges, des sportifs, des contemplatifs, des férus de science la loupe à lil, examinant les fleurs, les herbes, les pierres ou les animaux qui sy cachent. Puis, vinrent des vététistes, puis des cavaliers. Les habitants du village ny virent aucune objection, un peu danimation ne fait pas de mal. Cela rappela aux anciens lépoque où le village regorgeait de vitalité. Des commerces se développèrent, lhôtel « LAuberge du Soleil Levant » fut rénové. Mais, car il y a toujours un mais, on commença à courir après les bêtes qui avaient tendance, de plus en plus souvent, à errer dans les rues. Lexplication était simple : des promeneurs, les chemins étant encore peu nombreux, traversaient les pâtures et ne refermaient pas les barrières ou les refermaient mal. Au début, cela faisait une animation supplémentaire. De toute façon, tous les paysans connaissaient leurs bêtes, elles auraient pu se promener toutes ensemble, chacun aurait retrouvé les siennes ; mais, de temps en temps, il est tout de même nécessaire den isoler quelques-unes, malades, en gestation ou déloigner les béliers, les taureaux après quils ont accompli le pourquoi de leur existence. Sans compter quun accident est toujours possible ! Ce nest pas quil y ait beaucoup de circulation, mais enfin
Justement linévitable sest produit. Grand-père Baptiste rentrait de la pêche, zigzagant sur son vieux vélo. Dabord, ça navait pas mordu alors, petit à petit, la bouteille de blanc sest épuisée. Heureusement elle avait une sur dans un premier temps, solide au poste puis, tout à coup, cinq ou six truites mordirent à lhameçon, alors Baptiste, pour fêter ça, lépuisa également. Puis, heureux de sa matinée, il rentra au village avec lidée den boire un petit dernier « Chez Marcelle », Bar -Articles de Pêche Journaux Tabac. Il lui restait encore une dizaine de coups de pédales à donner quand il y eut mésentente entre les deux moutons qui se promenaient dans les rues et le vélo de Baptiste. Il essaya de se faufiler entre les deux mais, comme il ny en avait quun, le Baptiste sest retrouvé les moustaches dans le caniveau avec les truites qui tentaient de renouer avec lélément liquide.
A la suite de ce fait divers, le Conseil Municipal fut convoqué à une réunion extraordinaire pour trouver une solution à la divagation toujours plus fréquente des animaux, normalement cantonnés derrière leurs enclos. Etait présent le père Broudard, conseiller municipal et par ailleurs éleveur, qui disait avoir trouvé, dans sa grange, il y a longtemps, une caisse pleine de cadenas. Dabord, il ny avait pas prêté attention. Dans cette caisse se trouvaient une cinquantaine de cadenas, mais seulement une dizaine de clés. Il navait jamais pensé à les utiliser, ni à assortir les clés aux cadenas. Leur forme était bizarre, la partie où lon met la clé ressemblait à un obus mais, comme ils étaient en cuivre, et que ça vaut quelque argent au kilo chez le ferrailleur, il les avait gardés. Le matin de la réunion du Conseil, il sétait souvenu de leur existence et il avait tenté den ouvrir quelques-uns. Il saperçut que les clés étaient toutes identiques, avec une empreinte en demi-lune, et quelles pouvaient ouvrir tous les cadenas car ils avaient également tous la même empreinte. Il suffisait de dévisser avec la clé pour ouvrir et de visser pour fermer, comme sil sagissait dun boulon. Il en avait apporté un exemplaire.
Tout le Conseil Municipal, Monsieur Delarue, le maire y compris, hocha la tête en signe dagacement. On avait du mal à fermer à clé les granges et même les maisons et il faudrait fermer les barrières des pâtures ! Mais là, ce nétait pas vraiment des cadenas comme les autres, avec une clé il était possible douvrir rapidement nimporte quelle pâture. Il suffisait simplement de lavoir en poche avec lindispensable couteau à tout faire. Comme cela si un voisin avait une bête en mauvaise posture rien nempêchait de la secourir. Lentraide existerait toujours à lintérieur de la petite communauté déleveurs. Au vu de ces arguments, le Conseil vota à lunanimité la fermeture des pâtures. Chacun aura des cadenas et une clé, celles en supplément resteront en réserve à la mairie. Celle-ci nétant pas ouverte à toute heure, les cadenas inutilisés seront, en cas de besoin, accrochés aux portes des granges à un anneau extérieur lun dans lautre cadenassés formant un chapelet dutilité. Le Conseil se termina, comme tous les Conseils, par un petit verre pris en commun. Juste avant la première gorgée, Monsieur Berlemont, premier adjoint et instituteur séclipsa. Un quart dheure passa puis il revint avec un gros dictionnaire en disant :
Je savais bien que cela me disait quelque chose : ces cadenas sont des cadenas dartillerie utilisés depuis 1859 pour les coffres, les caisses de munitions. Il existe une clé pour 3 cadenas. Lencyclopédie reprend même le plan à léchelle en trois dimensions des cadenas et des clés. De nos jours, les pompiers lutilisent encore.
Puis, se parlant presque à lui-même, il ajouta :
Bon, les artilleurs savent bien de quoi il sagit, les éleveurs du village également, ça joue dans le communautaire : largot des bouchers était connu par les seuls bouchers, le verlan par ceux de la cité, les marins, les cheminots les financiers ont chacun leur propre vocabulaire spécialisé, tout ça finit par faire un monde ; ça serait rigolo un gars du village parlant le verlan la casquette à lenvers fermant la barrière de son enclos avec un cadenas déleveur. Oui, je préfère « cadenas déleveur » à « cadenas dartillerie ». Tiens, de la même manière que les gens situés sur les fronts de la première guerre mondiale appellent « ronce » le fil de fer barbelé. La poésie gagne à être démilitarisée.
Vous qui passez par le village, observez lanneau qui égrène ses cadenas comme des pendentifs. Lhiver, il y en a quelquefois une dizaine se balançant dans le vent des ruelles, lété ils nen restent quun ou deux, car les bêtes sont dans leurs enclos. Tout va bien.
Lhistoire dAlan Chareau
Olivia Mandas
Chers lecteurs et chères lectrices, cest précisément ce mardi 1er avril que doit enfin sortir Alan Chareau, le poisson deau douce, attrapé puis incarcéré pour meurtre passionnel il y a maintenant vingt-cinq ans. Il a purgé sa peine sans bavure ni entrave au règlement. Il prendra le large cette après-midi à 14h30 précise.
Quels changements pour Alan ! Plus de famille, plus damis non plus. Une solitude pesante lattend à lextérieur de la prison. De ce fait, cette sortie imminente représente-t-elle pour lui une réelle liberté daction ? Ou bien ne va-t-elle pas lui nuire en faisant remonter à la surface linsécurité, le vide qui se cache hors de ces quatre murs ?
Chers lecteurs et chères lectrices, nous le saurons bientôt. Observons tout dabord comment Alan séveille à son nouveau monde au bout de vingt-cinq années.
Finalement, lheure tant attendue arrive. Alan fait alors un pas dehors puis un autre, un autre
il avance
et sarrête. Il sort son étui à cigarettes, en allume une avec un briquet grisâtre et regarde ou plutôt observe son nouvel environnement. Pensif, il a le visage que chacun revêt lorsquil songe à lexistence. Cest évident quen vingt-cinq ans la vie a changé, les gens, les rues, les magasins
Il ne semble pas reconnaître grand-chose. Tout nest que souvenirs poussiéreux.
Il sest décidé maintenant à marcher dans la rue. Il est attentif au moindre détail que sa vue et son cerveau lui permettent de déceler et danalyser. Cette ville a pris un coup de vieux ! Un peu comme moi se dit-il en sexaminant dans un rétroviseur : il ne sest pas vu de près depuis bien longtemps ! Des rides sont apparues sur son visage, des cheveux gris-blancs font office de coiffure et sa barbe de même couleur plus que développée nest pas pour arranger la situation. En bref, chers lecteurs et chères lectrices, nous éviterons de dire un mot de plus concernant ce qui lui sert de vêtements.
En somme, le temps carcéral la considérablement vieilli. Ce nest plus ce beau jeune homme fougueux, passionné, débordant de projets et dimagination. Ces vingt-cinq ans ont calmé ses rêves les plus fous. Il ne souhaite à présent quune seule chose, trouver la sérénité au plus profond de lui-même.
Alan resta un bon moment assis sur un banc planté au beau milieu dun parc de jeux pour enfants. Il méditait.
Il méditait en observant la jeunesse : bonne humeur sur les visages enfantins, énergie à revendre, courir, sauter, crier, pleurer, rire, inventer, sexprimer, vivre quoi ! Il méditait en observant cette jeunesse qui affichait son insouciance face à la terrifiante avancée du temps.
Enfin, il revint à son objectif : trouver la sérénité au plus profond de lui-même. Il lui fallait inéluctablement atteindre cet objectif, cette ligne dhorizon à suivre afin de ne pas sombrer dans le cercle vicieux du début de lanéantissement de son entendement.
Cependant, quallait-il pouvoir bien faire de cette nouvelle vie si extraordinairement déserte ? Comment reconstruire un semblant de vie personnelle et professionnelle après tant dannées ? Et puis ce passé qui reste gravé à jamais, jai choisi de nommer avec mon plus grand respect madame la Mémoire ! Comment amorcer un nouvel envol en occultant les méandres de madame la Mémoire ? Cela paraissait tout de même pour Alan chose impossible à réaliser : madame la Mémoire se trouve partout, elle nous suit à la trace. Elle nous traque à linstar du prédateur face à sa proie. Aussi vicieuse soit-elle, elle feint de nous donner liberté de penser et daction. Comment ? Me direz-vous ! En nous donnant tout simplement une illusion dindépendance, en effet notre comportement, nos pensées sont vraisemblablement quelque peu cautionnées par la puissante reine du contrôle de lêtre humain que nous sommes.
Chers lecteurs et chères lectrices, jose espérer que cette impromptue et vertigineuse descente au cur des secrets de lêtre humain ne vous a pas fait perdre léquilibre. Javoue moi-même être légèrement déconcentré par ce que je viens décrire. Cest ainsi que je vous propose de revenir à des propos plus terre à terre.
Notre ancien meurtrier nétait donc pas au bout de ses peines. Mais, attention, le voilà qui entre maintenant dans une banque avec une mine complètement désabusée.
Assurément, il ne doit pas se sentir à son avantage accoutré et coiffé de cette façon. Bref, il se rend au guichet, présente ses papiers. On lui remet bientôt tout le nécessaire servant à consommer dans notre société capitaliste confirmée. A présent, direction coiffeur, magasin de costumes, il est temps darborer une apparence physique un peu plus décente. Quelques tours de passe-passe et voilà notre acolyte prêt à faire son entrée nouvelle dans le monde du travail.
En effet, il lui faut maintenant sans plus tarder un poste, une activité rémunérée pour subsister dans ce monde asservi par la consommation. Avant daller « tout droit en prison sans passer par la case départ », Alan uvrait comme croupier dans un casino pendant ses fins de semaine ; la passion du jeu, il connaissait. Son métier lui faisait dailleurs perdre la tête, il faut dire que le jeu et largent restent pour nous autres êtres humains deux domaines de corruption incontestable. Alors, il rentrait souvent tard le soir, imprégné des comportements convulsifs des joueurs. Ses nuits étaient par conséquent troublées de visions cauchemardesques de ses clients qui prenaient lapparence de démons abondamment riches et sarcastiques.
Alan ne souhaitait pas du tout retrouver ses vieilles histoires passées via les casinos. Il lui était de toute manière interdit dapprocher « ce genre dendroit impur pour son mental » avait estimé judicieusement le psychologue de la prison. Non, il désirait trouver un travail plus calme, moins agressif pour son psychisme finalement faible pour une personne du milieu carcéral : ny avait-il pas ici une contradiction ? Décidément, veuillez excuser chers lecteurs et chères lectrices mon verbiage précipité mais tellement naturel chez moi ; ce nest pas le moment opportun pour avancer laxiome de la contradiction. Nous y reviendrons plus tard.
Alors Alan voulait reprendre une activité, très bien. Toutefois, il restait à savoir quoi. Quel travail serait assez calme pour lui ? Quel travail ne serait pas agressif pour lui ? Question difficile : de nos jours, travailler dans des conditions idéales pour son épanouissement psychologique devient quasiment impossible. Celui-ci requiert justement avant toute chose une certaine stabilité de létat intellectuel du travailleur. Toute personne instable sur le plan mental ira à la rencontre de maux affectifs et ceci en exerçant nimporte quel travail.
Chers lecteurs et chères lectrices, une nouvelle fois ma plume sest égarée au milieu de détours abordant une réflexion « socio-psycho-économico» quelque peu improvisée. Malgré tout, poursuivons notre nouvelle en compagnie de son vieil héros rocambolesque qui semble finalement être tout simplement à la recherche de lataraxie, endroit paradisiaque sans douleur morale.
Ainsi Alan convoitait-il un travail pouvant satisfaire sa recherche dun bien-être moral. Mais en avait-il la force ? Raisonner, cétait une première chose, agir, cétait une deuxième chose. Alan était devenu davantage un être pensant quun être actant. Il était à la merci de ses raisonnements philosophiques et ne parvenait plus à rester connecté à la réalité concrète du monde. Son esprit sélevait de jour en jour, laveuglant, léblouissant, lempêchant de réaliser des actes simples tels que : se lever le matin, shabiller, déjeuner, se rendre aux différents entretiens pour un éventuel travail. Alan devenait peu à peu un fantôme pensant et vivant, privé de contrôle physique. Le corps ne répondait plus vraiment aux commandes du cerveau.
Cest pourquoi il ne mit pas les pieds dehors pendant quelques jours. Il en était incapable. Jétais vraiment attristé de ne plus le voir déambuler dans les rues et de le suivre à la trace comme le fait si bien madame sa mémoire. Au bout dune semaine, la concierge commença à sinquiéter de ce locataire fantomatique. Elle monta à son étage, frappa, appela mais aucune réponse némana de lappartement. Elle se décida à prévenir les secours durgence appropriés, elle eut raison : Alan avait atteint son objectif, il était désormais en paix. La paix quil avait choisie délibérément de saccorder pour mettre fin à ses troubles. Il ne faut pas émettre de jugements, même si lon pense quil aurait pu trouver une autre forme de paix.
Il avait choisi également de laisser cette romance comme explication, à qui la trouverait, la prendrait et la lirait.
Ma chère Alice,
Le meurtre que jai commis mest insupportable.
Je ne puis me reconstruire un psychisme dépourvu dangoisses, de séquelles émotionnelles, de regrets amers, de visions négatives relatives à ma personne. Je me déteste et narrive pas à trouver la paix intérieure avec cet acte inhumain dans ma tête. La terreur se voit encore sur ton joli visage sans vie, cette image ne cesse de hanter mes nuits, mes journées
De plus, je nai toujours pas découvert la raison de mon geste meurtrier. La seule version que mimpose ma pauvre pensée philosophique, démasquée avec laide de mon psychologue, est l « amour ». Malheureusement pour toi, il ne sagit pas du bel amour pur et désintéressé qui élève le couple à la hauteur des dieux mais de lamour dans sa forme la plus destructrice.
Jaurais ainsi frappé à mort lange de ma vie à cause de cette deuxième forme damour qui souffre dincompréhensions et de malentendus psychosomatiques. Je me suis engouffré dans le grand tunnel de la jalousie et de lagressivité.
Jai donc été jugé et incarcéré durant vingt-cinq années avec lobligation deffectuer une psychothérapie. Cela ma permis danalyser ma personne et de conclure à quel point jétais malade. Ne pouvant pas vivre avec cette idée dexistence gâchée, je soulage mon être par facilité certes mais aussi par choix.
Je te demande pardon Alice, je ne savais pas ce que je faisais, ni qui jétais.
Je taimais, je taime et je taimerai.
Signé moi, Alan Chareau,
criminel masculin, mélange de force et de faiblesse.
Vous aurez donc réalisé ou pas, chers lecteurs et chères lectrices, que lambivalence de lexistence peut sincarner sous des formes inattendues.
L'histoire sans histoire
Nicole Sismond
Madame, vous avez vu passer le lapin ?
Plantée de devant moi se trouvait une jeune personne les cheveux noirs en bataille, des piercings au nez, au sourcil, les yeux charbonneux.
Elle répéta d'un ton impatient :
Alors, est-ce que vous avez vu passer le lapin ? ... c'est son heure.
Je répondis :
Non je n'ai rien vu,
tu as perdu ton lapin ?
Ce n'est pas «mon» lapin ! Je vous parle du lapin qui passe là tous les soirs.
Je restais sans répondre. Cette jeune fille m'importunait, j'avais autre chose en tête que son lapin.
Arrivée depuis peu, j'attendais devant la gare, l'unique car qui devait me mener au village. Je percevais que beaucoup de choses avaient changé comme dans toutes les villes, mais le bar était toujours là ainsi que la place et sa fontaine qui continuaient d'échanger leur impression d'ennui. Il me fallait attendre pour voir si mon village était toujours le même.
Le lapin n'est pas passé c'est étrange !
Tiens, je l'avais oubliée
mais que me voulait-elle avec son lapin ?
J'allais lui dire que j'avais bien d'autres soucis, que de toute façon des lapins il y en avait de partout à la campagne, quand me fixant dans les yeux elle lança :
C'est à cause de vous qu'il est pas passé !
L'arrivée du car mis un terme à ses réflexions insensées et sans plus m'occuper d'elle je montais pour prendre mon ticket auprès du chauffeur, pourtant je ne pus m'empêcher de me retourner
Elle était là sans bouger continuant à me regarder fixement.
- Ne faites pas attention, me dit le chauffeur, c'est Alice elle n'est pas méchante !
Ah
parce qu'en plus elle s'appelait Alice. Donc Alice cherchait son lapin et moi je cherchais mes souvenirs. Finalement nous allions bien ensemble ! Cela me fit sourire.
En une demi heure de route je passais par trois sensations, la première de tristesse car jallais assister à un enterrement, la seconde d'émotion, mon enfance était restée là, collée à chaque arbre, à chaque barrière, à chaque pierre qui défilait devant mes yeux et la troisième d'inquiétude ... une sourde inquiétude qui montait en moi et me mettait mal à l'aise.
Le car qui freinait me remit dans l'instant présent. J'étais seule à descendre et personne n'était venu me chercher, quoiqu'il faille reconnaître que la maison n'était pas loin. Cette vieille maison ou j'avais grandi gaie et insouciante et dont chaque pas me rapprochait de la minute des retrouvailles.
Claire était là, devant le portail, me regardant de la tête aux pieds, cherchant à l'évidence une partie de moi sur laquelle s'arrêter, une partie qui n'aurait sans doute pas changé et qui lui prouverait que c'était bien moi. J'esquissais un sourire et son visage s'illumina. Oui, elle reconnaissait ce sourire, c'était bien le mien.
Enfin ! Dit-elle comme parole d'accueil, et je me précipitais dans ses bras.
Après un court passage entre rires et larmes, j'accédais à ma chambre par l'escalier qui grinçait maintenant à chaque marche mais résistait vaillamment aux années.
Je jetais ma valise sur le lit, pressée d'ouvrir cette fenêtre à laquelle, adolescente, j'attendais que Bruno vienne me chercher pour nos folles évasions. Refaire ce geste, ouvrir la fenêtre, regarder au loin en imaginant sa silhouette, c'était mon dernier hommage à Bruno car c'était lui que l'on enterrait demain.
L'intrusion soudaine de Claire me fit sursauter.
Et alors, ça fait dix fois que je t'appelle !
Installée dans la salle à manger, je suivais Claire des yeux. Malgré son âge avancé elle avait suivi les temps et les modes, les robes fleuries et les tabliers étaient maintenant remplacés par un jean et un immense tee-shirt. Elle préparait le café avec des petits gestes nerveux et précis et quand elle me présenta la tasse avec un seul sucre sur le bord de la soucoupe je me revis enfant où tout était compté et distribué uniquement sur demande, ainsi l'on devait réclamer ses deux petites feuilles de papier toilette avant de se rendre au WC. Il en était de même pour l'eau que l'on ne devait pas gaspiller et pour tant d'autres choses
l'anti-gaspi s'invitait à chaque consommation. Personne ne songeait à s'en plaindre c'était simplement une autre manière de vivre qu'elle continuait à pratiquer.
J'écoutais avec plaisir les naissances, les mariages et les décès depuis mon départ. A mon tour je lui racontais mes enfants, mon mari, mon travail.
Claire était dans le temps notre cuisinière, femme de ménage, jardinière
à la mort de mes parents elle s'était installée ici pour prendre soin de moi, j'avais 16 ans. Nous ne sommes pas restées ensemble longtemps, un an plus tard je partais la laissant brusquement seule pour entretenir la maison.
Dans la soirée, une fois que Claire se fût couchée, je descendis pour prendre le chemin de la vieille remise abandonnée dans laquelle j'avais connu l'amour pour la première fois avec Bruno. Nous en avions fait notre maison d'amoureux et pour être plus tranquille nous avions acheté un cadenas avec une clé pour chacun.
La remise était toujours là, mais la grande porte en bois avait disparue laissant place à un trou béant et noir dans lequel je m'engouffrais. J'avais pensé à prendre une lampe torche que je m'empressais d'allumer, le rayon lumineux se mit à danser sur une multitude de toiles d'araignées faisant briller ça et là les fils qui pendaient comme une chevelure de fée. Un vieux vélo se mourrait dans un coin face au sourire figé d'un harnais de cheval. Rien d'autre ! Tout avait disparu
même mes souvenirs avaient du mal à ressurgir devant ce manque de décor. Je ne revoyais que mon départ précité, les vêtements jetés en hâte dans la valise, le mot bref et sans explication que j'avais laissé sur la table pour Claire :
« Je pars, je vais voir ailleurs si le ciel est plus bleu. Je ne reviendrai pas. Merci d'avoir pris soin de moi. Je t'embrasse ».
J'avais tenu parole, je n'étais pas revenue, me contentant de deux à trois coups de téléphone par an afin de prendre des nouvelles de Claire et de la maison, mais jamais de Bruno ni d'autres personnes du village. J'avais refermé le livre de mon enfance sur mes premiers sentiments déçus, bafoués, ma vie ne pouvait pas commencer comme ça, c'était une erreur du destin, ça ne pouvait pas être ainsi ! Il me fallait tout effacer et recommencer.
En sortant de la remise je vis quelque chose briller sous le faisceau de ma lampe, je m'approchais et mon cur sauta un battement, c'était le cadenas, du moins je voulais le croire
notre cadenas qui était resté là, accroché à un anneau, je tendis la main pour le caresser mais ma main retomba; je rentrais me coucher.
Claire m'avait entendue sortir et s'était relevée pour m'attendre dans la cuisine. Je sentis que le moment des explications était arrivé, que la nuit allait être longue et blanche.
On ne peut pas fuir toute sa vie
je suppose que c'est à cause de Bruno que tu es partie, il est passé me voir le jour de ton départ, il te cherchait, mais tu étais déjà loin.
Je pris une chaise pour m'asseoir en face d'elle, mais restais sans répondre. Elle poursuivit :
Que s'est-il passé exactement entre vous ce jour là ?
J'éludais encore une fois la question et lui demandais :
Il me cherchait
qu'à t'il dit ?
Qu'il fallait absolument qu'il te parle, qu'il n'avait pas voulu te blesser.
Et puis ?
Et puis
pas grand chose, il n'a rien dit de plus ... il est repassé plusieurs fois et la vie à suivi son cours. Quelques mois après il s'est marié avec une fille que nous n'avions jamais vue par ici. Il y a deux ans elle s'est tuée dans un accident de voiture et maintenant c'est lui qui s'en va
Eh bien, il ne m'a cherchée très longtemps !
Le silence de la nuit s'installa entre nos deux chaises. Je ne savais quoi penser. Je murmurais :
C'est drôle je n'ai même pas mal
Claire ne me quittait pas des yeux et son regard me disait : Allez raconte
raconte-moi, parle enfin !
Je le fis simplement sans presque m'en rendre compte, comme un vase qui déborde impuissant à retenir l'eau qui s'écoule.
Tu vois Claire, j'ai toujours connu Bruno, il faisait partie de ma vie, enfant nous étions toujours ensemble. Pour moi il ne pouvait y avoir que lui, j'étais littéralement folle de lui. Comme la semaine je n'étais pas là, nous nous retrouvions les week-ends dans la vieille remise. Nous avions tout nettoyé puis apporté quelques meubles, un vieux canapé, une table deux chaises, des posters pour décorer, un transistor pour la musique et même un peu de vaisselle pour boire et manger
nous avions aussi acheté un cadenas pour fermer la remise, c'était chez nous, enfin je le croyais
j'étais jeune et amoureuse.
Je fis une pause pour prendre un verre d'eau, Claire silencieuse et attentive attendait.
Je repris :
Ce jour là deux professeurs étaient absents au lycée, c'était un vendredi, la fin de la semaine, ils ont donc décidé de nous laisser partir. J'ai pris le car de 14 heures et au lieu de rentrer à la maison, je décidais de passer à la remise. J'arrivais donc heureuse quand je remarquais que la porte était entrouverte et surtout qu'un autre cadenas était accroché au nôtre. Je restais étonnée avec ma clé dans la main me demandant pourquoi Bruno en avait acheté un second. Cest à ce moment que j'entendis parler à l'intérieur. Je me figeais, c'était la voix de Bruno:
Qu'est-ce que tu fais là ! Ce n'est pas ta cabane, nous on se voit à l'autre.
Une voix féminine lui répondit :
Oui, mais tu ne passes plus à l'autre et j'ai un truc important à te dire...
Je me suis ruée à l'intérieur en hurlant :
C'est qui cette fille ? Et le cadenas il est à elle ? Tu as une deuxième cabane ?
Après une seconde de stupéfaction, Bruno se retourna pour donner un coup de poing dans le mur, mais il ne répondit pas à mes questions. Nous restions tous les trois à nous regarder en silence attendant la réponse que nous connaissions déjà mais qui une fois dite tout haut tomberait comme un couperet pour trancher un morceau de nos vies. Un grand froid montait en moi comme si quelqu'un aspirait tout le sang de mon corps, je n'arrivais pas à supporter cette sensation, il fallait que ça s'arrête, il fallait que je sorte d'ici, « ici » c'était la mort de ma jeunesse, la mort de mes sentiments, la mort de mon cur. Je me suis enfuie en courant... tu connais la suite.
Je m'aperçus que Claire avait posé sa main sur la mienne, comme pour m'aider, me soutenir et je réalisais soudain l'inutilité de ce geste, j'avais parlé sans souffrance, sans regret. Tout était devenu si simple tout à coup. J'avais gardé cette histoire au fond de moi tant d'années sans me rendre compte que le temps avait fait son uvre et guérit la blessure. J'avais à présent envie que mon mari soit là, j'étais venu seule suite au coup de téléphone de Claire m'annonçant la mort de Bruno et c'était ridicule de ma part. Claire ne le connaissait toujours pas et lui ne connaissait pas l'endroit ou j'avais grandi. Mais qu'étais-je donc venu chercher ?
Tout le monde cache une histoire triste au fond de son cur, dit Claire.
Une histoire
quelle histoire ? La mienne m'apparaissait ce soir sans début, j'avais toujours côtoyé Bruno je ne saurai donc dire à quel instant cela c'était transformé en amour. Sans fin non plus, j'étais partie sans savoir qui était cette fille, ce qu'elle représentait pour lui. Pourquoi ce jour là avait-elle accroché son cadenas au nôtre ? Qu'avait-elle à lui dire ? Était-ce elle qu'il avait épousée ensuite ?... je ne le saurai jamais... et moi l'avais-je réellement aimé ou bien m'étais-je laissé emporter par le romantisme de cette cabane à deux ? Cette impression d'avoir un amour et un chez nous ? J'étais bien obligée de reconnaître que j'avais vite refait ma vie moi aussi. Mon histoire s'évaporait au fil des minutes pour devenir une histoire sans histoire.
Alice me revint en mémoire, elle cherchait son lapin et moi aussi j'étais venue chercher le mien, celui qui dans le temps m'avait ouvert la porte du monde des adultes. Mais le lapin était parti depuis longtemps et ne reviendrait pas, il avait ouvert la première porte me laissant ouvrir les autres, ainsi va la vie.
Je me levais tout à coup en disant :
Allez Claire, on va dormir, dans quelques heures on est d'enterrement !
Pendant la messe de nombreuses têtes se sont retournées, les jeunes se demandant qui je pouvais bien être, les autres me gratifiant d'un demi-sourire en signe de reconnaissance : « Tiens, elle est revenue »
Dans la longue file qui se rendait au cimetière je me sentis légère et heureuse, j'en avais presque honte, jamais je n'avais été ainsi à un enterrement et quand je m'approchais pour jeter la terre sur le cercueil, ce fut plus qu'un adieu que j'adressais à Bruno. Ce qui me glissait entre les doigts ce n'était pas seulement de la terre mais ma colère, ma rancur qui allait être enfouies avec lui à tout jamais. En sortant de la vie il reprenait sa place dans la mienne, sa juste place, celle de mon ami d'enfance.
Claire était venue avec moi jusqu'à l'arrêt du car, elle ne cessait de me répéter :
Alors je vous attends pour les vacances, tu viens bien avec ton mari et tes enfants hein ? Vous serez en voiture vous pourrez faire de grandes virées dans la région
et je m'occuperai bien de vous. Tu m'appelles avant de venir que je prépare tout
Le car arriva et jusqu'au premier virage je regardais Claire me faire des grands signes de la main.
Sur la place je reconnus Alice, elle était assise sur le bord de la fontaine. Je m'approchais, j'avais quelque chose à lui dire :
Tu sais, ce n'est plus la peine d'attendre le lapin. Les lapins partent un beau jour et ne reviennent pas, celui-ci est allé voir quelqu'un d'autre pour l'aider à franchir la porte.
Alice leva la tête, son regard était vide, elle était ailleurs et m'avait oubliée. Elle me dit seulement :
T'as une cigarette ?
Je lui en donnais une et en souriant je repris le chemin de la gare.
Un homme sur deux est une femme
Florence Girard
Madame Ferguson ? Entrez, je vous prie, le docteur va vous recevoir.
Le docteur Mérine fit une entrée silencieuse, sinstalla dans un large fauteuil de cuir noir et de ses doigts fins, tortura un malheureux trombone. Il se mit à parler si doucement que Lisa Ferguson dû se pencher plus en avant pour saisir lessentiel.
Oui madame Ferguson, vous avez bien entendu. Maintenant nous en avons la certitude. Je regrette
Vous êtes stérile
Lisa Ferguson nétait plus en mesure dentendre le reste.
Les allées de part et dautre de la brocante sont si noires de monde quil est difficile de sy frayer un chemin. Les brocanteurs, en cette fin de journée, livrent leur mine de papier mâché à la foule faisant une pause juste pour souffler un peu. Les badauds se réchauffent dans lâme des objets chargés dun passé qui se côtoient sans distinction de provenance, de prix ou de richesse en souvenirs. Cette gravure de Chardin à terre vaut-elle moins que cette pendule sise sur son socle en marbre ? Cette soupière ébréchée rend-elle vivace lesclandre dune famille au demeurant bien rangée ? Et ce pichet de manufacture campanienne nommé communément « pot à surprises », combien dinitiés a-t-il fait hurler de rire devant la gaucherie de ceux qui nen connaissent pas lutilisation ?
Lisa Ferguson arrive à séclipser en sengouffrant dans une échoppe et en cherchant dun il hasardeux lobjet insolite, celui que personne nosera acquérir par manque de connaissance. Ses poches sont vides, elle le sait, et sa progression de plus en plus cahoteuse est entravée par la masse de chalands aux poches aussi sûrement vides que les siennes.
A la vue de la soupière les narines de Lisa cherchent la bonne odeur disparue. Au lieu du breuvage chaud à la consistance épaisse, elle ne sent que le grillé savoureux des châtaignes sur la plaque métallique. Lodeur la réchauffe et donne au récipient de porcelaine sa fonction initiale même si Lisa sait que ce nest quun leurre. Elle avance alors vers un ailleurs rempli dobjets qui ont cessé dexister ; des objets qui ont cessé de plaire. Elle continue et se fraye un chemin dans cette masse de souvenirs dansants. Tout à coup, les yeux de Lisa sarrêtent. Elle se met à lécart comme pour mieux comprendre et visualiser la scène dans son ensemble. La foule semble ne pas voir ce quelle voit. Et ce quelle voit est une silhouette humaine assise sur un tabouret bas au beau milieu de lallée et formant une masse incertaine.
Lamoncellement de couvertures protégeant cet être du froid empêche Lisa den voir distinctement le visage. Les gens lignorent et passent sans même jeter un il sur sa table où sont posées avec minutie et ordre une vingtaine de petites boîtes triangulaires en argent. Lisa sapproche encore pour voir dun peu plus près le motif en argent repoussé et ciselé. Toutes, sans exception, portent ce même motif dolive sur le dessus du couvercle. La vue de ces boîtes lui rappelle tout à coup Stefano.
Dès lors, elle revoit ce fameux samedi, jour où Stefano avait fait le mauvais choix de disparaître une bonne fois pour toute. Seul le salon était éclairé aux chandelles, la table recouverte dune nappe rouge flamboyant et deux couverts dressés pour loccasion. Lisa ressent alors le courant deffroi qui lavait traversée au moment où elle avait compris quil ne reviendrait plus. Elle sent ce vent de panique de nouveau si présent, quelle relève machinalement plus haut le col de son manteau, tandis que la foule continue à venir de toutes parts et à se transformer en un courant fluvial.
Lisa ferme les yeux et se laisse submerger par lodeur des châtaignes qui plane au-dessus de la brocante. Elle lui parait si semblable à celle du poulet brûlé qui avait attendu, comme elle, la douceur de partager ce dîner avec Stefano, et que, Stefano avait gâché, encore une fois. Mais elle sut, au plus profond delle-même, que des dîners gâchés, il ny en aurait plus. La porte était fermée à clé. La clé était introuvable, quavait-elle fait de la clé ? Pourquoi la trouver là, à terre ? Il lui fallait la ramasser pour savoir si Stefano était éventuellement dehors, nosant plus faire le premier pas. Mais il ne viendrait plus, pas à cette heure-ci. Et la porte qui sétait ouverte et cette odeur de poulet trop grillé, si présente, si tenace comme cette solitude si soudaine.
Lisa senfonce encore un peu plus dans son col de manteau comme pour sobstruer le nez et pour ne plus avoir cette image entrebâillée dans sa mémoire. Lisa replonge dans ses pensées. En plus de labsence de Stefano, elle venait de sapercevoir que son chat Gaspard sétait enfui.
Ce soir-là de pleine lune tout était si blafard mais tellement perceptible. Mais elle navait rien vu, aucune silhouette, ni celle de Stefano, ni celle de Gaspard qui sétait échappé, encore une fois, par la fenêtre ouverte. Lisa a de plus en plus froid. Le vent sest maintenant engouffré dans les allées de la brocante. Elle ne bouge toujours pas malgré la foule qui parfois la bouscule. Gaspard depuis ce soir-là, nest toujours pas revenu, lui aussi. Cela fera deux semaines maintenant. Mais Gaspard nest quun chat, il reviendra quand il sera affamé.
Lisa ressent alors lagacement du moment. Le poulet cramé, cest ça que ça sentait. Le four nétait pas éteint, elle avait oublié le poulet dans le four. La fenêtre était restée ouverte ce nétait pas normal. Sans doute pour lodeur asphyxiante du poulet, mais le four, lui, était toujours en mode marche. Sa tête cognait fort. Que faire ? Quitter son poste, aller à la recherche de Stefano ou de Gaspard ? Fermer la porte, fermer la fenêtre, éteindre le four, voilà ce quil lui restait à faire. Mais dans quel ordre ? Cétait trop de choses qui découlaient les unes des autres. Cen était trop et Lisa, ce soir-là, était vraiment épuisée et il fallait que son angoisse cesse.
Ses jambes, Lisa ne les sent plus. Elle veut fuir la brocante, cette femme, ces souvenirs qui lui donnent un goût âpre dans la bouche. Lodeur des châtaignes grillées fait renaître instantanément des images au contour flou. Elle revoit Stefano lui offrant une boîte triangulaire argentée semblable à celles posées sur la table, devant cette femme. Elle se souvient, avec un pincement, que cétait à une période où tout allait encore si bien entre eux.
Cest une petite boîte « porte-bonheur » renfermant un message secret. Si tu es sage, Lisa, je texpliquerai comment louvrir. Et le vu inscrit à lintérieur se réalisera !
Cette boîte, en argent repoussé. Elle le voyait bien. La ciselure ? Bien entendu quelle en devinait la finesse et la minutie. Lisa se souvient avoir sourit devant la franche naïveté de Stefano qui aimait croire aux légendes, mais lobjet lui plaisait vraiment. En cachette de Stefano elle avait bien tenté de louvrir, mais en vain, et navait même pas réussi à trouver le système douverture. Et le message, que la boîte détenait jalousement, Lisa ne souhaitait finalement pas en connaître le contenu, pas tout de suite en tout cas.
Voyant tout à coup un chaland se pencher sur les boîtes et la femme lui parler, Lisa revient à elle et prend le risque de sapprocher plus près pour entendre les propos échangés. Elle croit comprendre que la fonction de ces boîtes est de garder bien secret le message que lon y glissera. Seul celui qui en fait lacquisition est tenu au courant de son ouverture à double serrure. Lisa se sent chanceler et cherche son air parmi une foule qui se fait encore plus dense tandis que la femme explique la présence du motif sur le couvercle.
Celui qui cherche à louvrir de façon brutale le fait à ses risques et périls. Et pour lolive, vous ne voyez pas monsieur ?
Très honnêtement non !
Observez-le bien ce couvercle. Voyons ! Lolive, cest lorgane générateur de la femme !
Et que se passe-t-il au moment de louverture ?
Si on louvre en respectant bien le mécanisme, cest simple ! Le message inscrit à lintérieur de la boîte se réalise !
Cest pas un peu de la superstition ?
Faites lessai monsieur. Mais attention, la légende comporte une autre facette !
A savoir ?
Dans mon village, on raconte que si le mécanisme est forcé, alors cest leffet inverse du message qui se produit !
Lisa qui a tout entendu de la conversation, décide de quitter sur le champ la brocante.
A peine rentrée, elle jette ses gants et son manteau sur le divan et sempare aussitôt de la boîte. Il ne fait aucun doute, le motif est bien semblable à celui quelle venait de voir sur les multiples couvercles. Le tremblement de ses mains trahit son émotion et sa perplexité. La boîte semble résister sous la pression de ses doigts qui se font de plus en plus pressés, nerveux. Elle qui na jamais su ouvrir ne serait-ce quun paquet de café sans en éventrer le contenant, se trouve à un tel point désemparée quelle éloigne la boîte de sa vue et court chercher refuge dans la préparation dun thé au Jasmin.
Tout en déambulant dans le salon, sa tasse entre les mains, elle lorgne du coin de lil lobjet triangulaire qui brille sur la table basse. Elle se surprend à en aimer sa forme et la minutie de son ornement ciselé. Comment expliquer sa peur tangible face à cette femme à qui elle aurait simplement pu demander de linitier ? Hormis son ouverture insoluble, elle ne possède sûrement pas une symbolique aussi forte que cette femme veut bien le laisser entendre. Lisa se rassure, autant quelle peut et cherche par tous les moyens la solution pour venir à bout du mystère.
Armée dune fine paire de ciseaux et dun marteau, elle sattaque au petit boitier dont elle sait quelle na quun choix, celui de faire sauter le couvercle. Sa cigarette pincée entre les lèvres, la fumée lui plissant les paupières, elle sacharne sur lobjet dont seul le métal est précieux. Au quatrième coup de marteau Lisa voit un petit rouleau de papier se projeter contre le mur pour venir ensuite se glisser sous le divan. Dans un élan de protestation déversé comme un cri de guerre visant à soulager les troupes, Lisa sélance à terre et sétire de tout son long afin darrêter net le rouleau de papier blanc. A la lecture des quelques mots rédigés sur le papier, son teint devient blême, ses lèvres se crispent et laissent échapper une déception en éructant une succession dinjures. Lisa se lève, hurle et peste à voix haute en se défendant bec et ongles.
Jpeux pas y croire. Non, pas ça ! Je suis trop rationnelle pour croire à de telles conneries ! Comment ça Stefano ?
Pourquoi tas écrit ça ? Tu me voulais femme mais enceinte à tout prix ! Tavais besoin de lécrire ? Tavais besoin de le coller dans une boîte malfaisante ? Et puis merde, jy crois pas moi à ces foutues légendes ! Cest pas possible. Je veux être enceinte, un jour, mais quand jle voudrai ! Cest moi qui décide à la fin ! Cest pas une boîte de malheur ouverte sauvagement et pas comme il faudrait, qui va me prouver le contraire !
Les derniers mots de Stefano résonnent en elle. Cest un fait, ils avaient eu cette conversation des centaines de fois. Elle lui avait bien dit, elle ne voulait pas être un objet. Elle voulait maîtriser sa fécondité. Avec lui, pourtant, elle avait été claire dès le début de leur relation. Des enfants ? Pourquoi faire, pas tout de suite ! Ses promesses, elle les connaissait ! Des enfants à deux, foutaise. Cétait une certitude, personne encore moins Stefano, réussirait à lenfermer dans un rôle dasservissement domestique ! Elle choisirait le moment venu pour enfanter et la conversation était close et il ny avait rien dautre à ajouter ! Car tout était dit : Un jour elle aurait des enfants mais ce jour cest elle qui le déciderait !
Ici-bas
Laurent Adamof
Aussi loin que remontent les souvenirs de nos ancêtres, notre existence a été relativement tranquille, notre mode de vie agréable. L'entretien régulier du jardin potager sous le climat océanique avec son cortège de croustillants parasites, assurait largement notre subsistance. Après le départ au Paradis de Ninie Goubert ce fut presque le paradis pour nous aussi : le jardin ne fut plus cultivé et les rares chausse-trappes, coups de bêches accidentels, assauts de binettes tranchantes, sespacèrent puis disparurent. Depuis toujours, la nature sablonneuse facilitait la maintenance de nos voies de communication et la continuité de notre approvisionnement. Nul problème existentiel ne troublait cette quiétude si ce n'est l'évolution du trou noir, le mythe de la caverne et même la nuit sexuelle qui hantaient certains. Le noir n'était pas perçu comme « un bûcher éteint » ni comme la face occulte de Dark Vador, mais d'autant plus beau qu'il y en avait davantage.
Cet âge d'or ne dura pas : nos conditions de vie changèrent avec léclosion dune myriade de résidences secondaires et la mode de la pelouse étendue d'herbe rase ne souffrant aucun défaut, fût-ce un petit cône de terre fine d'un joli brun. C'était un des effets de la culture du paraître qui s'installait Là-Haut. Alors surgirent des entraves réelles à nos déplacements et sinstalla la pénurie alimentaire. Une grande prudence et des trésors d'ingéniosité devinrent nécessaires. L'Irlandais, amateur de chapeau-claque et de moleskine, de l'Autre Côté du Mur- lui qui avait passé sa vie à fabriquer des insecticides en Inde- salopait nos menus avec de la poudre de curry
(and what else ?) au mépris de la loi française qui interdit l'usage des produits bricolés maison depuis 2006. Le horsain, passionné de tout temps par les mystères du sous-sol, marié à la petite fille de Ninie Goubert, lui, heureusement pour nous, essayait un tas de manipes rigolotes à base deuphorbe épurge, de branchettes de rosier jusqu'au jour où il jeta son dévolu sur les pinces mortelles, responsables de tant de malheurs dans la communauté ; mais avec un rendement très moyen grâce à Dieu, comme d'ailleurs, Bill, le nouvel Anglais, fin connaisseur de malt, de l'Autre Côté du Mur, et ses pièges pyrotechniques.
Finalement en respectant les règles de prudence élémentaires, la situation était tout à fait vivable. Bien sûr, notre sort aurait été meilleur en Allemagne où nous avions été déclarés espèce protégée, mais de là à émigrer... Quant à attendre que les Allemands reviennent chez nous où ils avaient passé cinq bonnes années, heureux comme Dieu en France... oui, des précautions particulières sétaient alors avérées indispensables dans la préparation des cheminées d'évacuation des matériaux des galeries supérieures. Une andouille avait cru voir une aurore boréale à cause d'un plafond trop mince. Elle n'en était jamais revenue. Sa tête fichée dans les étoiles, on lavait retrouvée pantelante.
Plus sérieusement, c'est lors des travaux de surface qu'un chanceux, il y a quelque temps, entendit parler de réchauffement de la planète et la nouvelle fut confirmée de l'Autre Côté du Mur : « global warming » annonçait la BBC.
Ce fut la plus grande nouvelle, la meilleure, du siècle commençant. En effet sous nos latitudes cela signifiait la montée des eaux dans le Grapillon donc la plénitude de nos nappes phréatiques. Si ce nétait pas une boutade ! Plus de crainte de sécheresse ni de raréfaction des vers, lombrics, larves dinsectes que nous grignotions avec gourmandise et encore moins de leur disparition : l'avenir était radieux. On invita nos cousins, nos amis, moins bien lotis, persécutés par les progrès fracassants de la culture sous perfusion chimique des domaines alentours. Il fallut bien évidemment créer une nouvelle infrastructure : de nouveaux espaces à vivre, de nouvelles voies de communication. Cela se fit avec ardeur, dans l'enthousiasme. C'était l'opulence, la Terre promise et sans les colonies, bien quon ait cru comprendre à un moment, que nos voisins de Là-Haut auraient généreusement encouragé le projet que nous partions coloniser des territoires chez les autres.
Et brutalement, contre toute attente sous notre climat doux et humide, le froid s'abattit, un froid rigoureux, glacial, résultat d'un abaissement dramatique de la température. La violence de ces frimas, produisant les effets du feu, fit des ravages parmi les petits représentants, bien tendres, du règne animal. Véritable hécatombe : les insectes mouraient en grand nombre, restaient leurs larves congelées. Ce refroidissement s'accompagna de chutes de neige importantes. Alors que cette neige tombait très rarement d'habitude du fait du climat océanique, on en compte aujourd'hui plusieurs décimètres sur le toit de la chaumière de Ninie Goubert et quarante cinq centimètres dans le jardin. Des problèmes d'alimentation cruciaux vont se poser. En effet, bientôt, la plupart des bestioles qui font nos délices risque de disparaître. Dans l'immédiat la solution sera d'aller trouver refuge et nourriture au coeur des haies, sous ces levées de terre que l'homme tatillon s'ingénie d'ailleurs souvent à supprimer. Mais pour combien de temps ?
Au fait... et si cette théorie du changement climatique n'était qu'une fable sans support scientifique sérieux, comme le claironnent allègrement les climato sceptiques? Et si ses gourous n'agissaient que par intérêt personnel, servant des opérations économiques, financières, politiques avec pour corollaire notre anéantissement, à nous, les taupes. D'autant plus qu'aux dernières nouvelles une machine infernale vient d'être découverte sous le grand lilas : deux cadenas fermés l'un dans l'autre.
La légende de lAbbaye
Pierre Platroz
Non, ce nest pas une légende, mais tant de choses se sont passées et les vagues de loubli nont pu tout ensevelir
La voix tonne derrière nous. Elle a jailli dentre les pans de mur et nous fait sursauter, car nous croyons les lieux dépourvus de tout autre visiteur. Notre regard interroge la demi-pénombre, curieux de découvrir qui a pu nous interpeller ainsi.
Nous lapercevons, assis sur un chapiteau tronqué, hors de la pâle clarté du jour finissant : un vieillard est là, accoudé sur un bâton. Une capuche dissimule partiellement son visage. Ses traits mapparaissent ridés, tout comme ses mains qui tremblent légèrement.
En randonnée, avec mon cousin, par cette fin dautomne, dans cette agréable région ardéchoise, nos pas nous ont conduits à lAbbaye de Mazan, dont les ruines sélèvent au centre dune forêt domaniale de résineux à 1450 mètres daltitude, non loin des sources de lArdèche.
Touristes, de passage, nous fûmes attirés par les restes de cette basilique érigée au XII ème siècle par des Cisterciens. Ceux-là mêmes qui durent fuir lors des diverses invasions barbares et des guerres de religion. Bien plus tard et même jusqu'au XX ème siècle les pilleurs sétaient chargés demporter colonnes, chapiteaux et pierres sculptées. Le temps avait fait le reste ; de labbaye, de son cloître comme de tous les bâtiments, il ne reste aujourdhui que des murs en ruines, des colonnes et des frontons disparates qui laissent pourtant deviner la beauté et la grandeur des lieux. Cest après avoir lu un panneau dinformation implanté à lentrée du site et se terminant par cette phrase: «
La légende raconte que lors dun pillage, un moine aurait pu préserver une partie des richesses de labbaye en lenfermant dans une cloche qui fut enfouie dans la forêt vis-à-vis et en face de lil-de-buf de la basilique, à la portée du chant du coq » que nous sommes interpellés par ce vieil homme, qui répète :
Non, croyez le bien, ce nest pas une légende !
Mais certainement, rétorque ironiquement mon cousin, certainement, toutes les abbayes ont des trésors cachés, mais où est-il celui là ?
Lhomme ne répond pas.
Vous êtes du pays ? Lui demandais-je, en mapprochant.
Oui, cest cela.
Elle est très belle votre région et ces ruines sont splendides.
Mazan est un endroit merveilleux, je viens masseoir ici dès que je le peux, jécoute le silence, je hume les odeurs, je respire la tranquillité qui se dégage toujours de ces saints lieux, je ne me lasse pas de regarder ces vestiges. Jai toujours vécu ici.
Vous êtes le gardien ?
Cest à peu près ça, mais je ne peux rien contre le temps qui passe !
Puis il ajoute : Les gens du village sont très gentils, mais pour eux Mazan nest quune belle abbaye ruinée par les ans, pour moi cest bien autre chose
Vous nêtes pas dici, affirme t-il ! Et sans attendre notre réponse il conclut :
Il faut que je rentre maintenant.
A ce même instant, à léglise du village, carillonne langélus. Il se lève lentement, et sen va le dos voûté, la démarche hésitante, en traversant la nef de labbaye.
La ferme auberge du village nous accueille pour le repas du soir. Nous questionnons la serveuse, une gracieuse brunette répondant au nom de Kathy :
Qui est ce vieux monsieur qui erre dans les ruines ?
De qui me parlez-vous ?
Dun monsieur âgé, un peu voûté, avec une capuche comme celle dun moine !
Un vieux monsieur ! A part Papet Mathurin, je ne vois pas dautres personnes, mais il nest pas du tout voûté ; au contraire il est bien droit pour son âge, cest lancien maire du village, il a plus de 90 ans.
Et cette anecdote concernant le trésor, vous y croyez, vous ?
Ha ben non alors, cest un attrape touristes.
Le Monsieur que nous avons rencontré a lair dy croire, lui. Risquais-je.
Peut être, je ne sais pas, on nen cause pas, ce sont de vieilles histoires ! Mais papet Mathurin sera là ce soir, vous pourrez lui en parler, si vous voulez. Il vient, comme tous les jeudis après le souper avec quelques amis faire son tour et boire un verre.
Un peu plus tard effectivement, trois messieurs dun certain âge entrent dans la salle du café, lun mince et élancé, les deux autres plus petits et un peu rondouillards. Aucun des trois ne ressemble au personnage rencontré en fin daprès-midi.
Papet Mathurin, cest le plus grand, celui avec la casquette, à carreaux. Nous indique Kathy, tout en criant à son intention : Té, Papet ces messieurs veulent vous parler.
Ainsi, autour dun verre sengage la conversation. Papet Mathurin a un contact agréable, tantôt sérieux, tantôt plaisantant.
Mais, cest une légende tout ça ; une légende ! Et on peut en dire des choses sur les légendes. Ainsi, tel que le dit la légende, il faut, paraît-il, tirer une ligne droite, partant du sommet de lautel de la basilique, passant par le centre de lil de buf et qui indique le lieu précis où est enterré le trésor. Seulement voilà, lautel nexiste plus depuis cinq siècles, donc le sommet de lautel où est-il ? Et lil de buf, il ne reste que la base de lovale, alors où est son centre ? Je vous dis cela, mais comprenez que je plaisante. Tout ceci fait partie de la légende il ne faut pas trop chercher à comprendre et encore moins espérer trouver un hypothétique trésor. Et puis ce serait quoi ce trésor vieux de plus de 800 ans ? Des objets en or, ciboires ou autres, des bijoux, des armes, des écus
? Tant de monde est passé par là avant nous ! Cest bien de rêver, nest ce pas ? Est-ce tout ce que vous vouliez savoir ? Après un silence, il continue : - La région a subi de telles transformations, surtout ces derniers temps; les terres ont été retournées, les villageois se sont copieusement servis des pierres pour bâtir leurs maisons ; ils ont presque tout démonté. Sil y avait eu encore quelque chose à découvrir ce serait fait depuis longtemps. Mais rien ne vous empêche de chercher ; bien que personne nait jamais voulu passer du temps à vérifier cette légende. Vous pouvez essayer, et surtout quand vous atteindrez le but noubliez pas de me prévenir
lance-t-il dans un grand éclat de rire avant de nous saluer et de quitter la salle.
Allez, viens, on sen va. Dis-je en me levant à mon tour.
Dormons ici, dans le gîte ! Répond mon cousin.
Cest un peu après huit heures que jentends frapper à la cloison :
Lève-toi, il fait beau, on va se balader ! Me crie loccupant de la chambre voisine.
Et tout en déjeunant la conversation revient naturellement sur la discussion de la veille.
Ce père Mathurin est sympathique, et ses affirmations sont bien différentes de celles du petit vieux. Faut dire aussi que le petit vieux il doit perdre complètement la boule.
On a le temps ; si on retournait voir cet espèce de moine, ça nous ferait toujours passer un moment, proposais-je, tout en feuilletant le journal du jour déposé sur le comptoir.
Quelques instants plus tard, nous déambulons dans le cloître, puis dans le vieux cimetière, avant de nous rendre à la basilique. Un couple de touristes, quun teckel indifférent tire en tous sens, sy promène déjà ; mais pas de vieux monsieur au dos voûté. Après lavoir attendu un long moment nous décidons de nous avancer dans les prés, aux alentours de labbaye.
Tout en marchant, nous pensons à la ligne droite évoquée par Mathurin. Cette ligne qui traverse lil-de-buf et senfonce dans la campagne « à la portée du chant du coq ». Au XIIe siècle est-ce que les coqs chantaient fort ? Et à combien de lieues les entendait-on ? Toujours dans nos réflexions, nous nous dirigeons vers ce que pourrait être ce tracé imaginaire.
La brume légère qui sestompe peu à peu semble, à chacun de nos pas, nous ouvrir un paysage nouveau. Les hautes herbes cachent ça et là de minuscules ruisseaux qui courent en tous sens. Les mélèzes encore dégoulinants de rosée agitent mollement leurs branches à notre approche. Au loin, se devinent quelques fermes doù séchappent de minces volutes de fumée. Elle est belle la campagne ardéchoise lorsque le soleil pointe à travers les nuages puis sétale rayonnant sur les champs multicolores.
Nous avançons en silence, nous laissant envahir par la douce quiétude environnante, et passons ainsi le reste de la matinée à flâner par les petits sentiers.
Nous suivons maintenant un chemin de terre ; à un carrefour nous découvrons un magnifique calvaire : à lombre dun sapin multi centenaire sabrite une croix soigneusement sculptée, dressée sur une assise en pierres de taille. Les branches de larbre forment une parabole, dans laquelle se niche parfaitement le monument. Sur le socle, est gravée une date bien lisible : 1682.
De hautes herbes envahissent la base du calvaire. Je maccroupis pour écarter ces encombrants végétaux et voir si dautres inscriptions apparaissent. En grattant la terre à la base de la face arrière de la stèle, je découvre une grande pierre plate qui occupe toute la longueur du socle et senfonce dans le sol. Un anneau métallique avec un système de fermeture, solidaire de la pierre, nempêche apparemment pas de mouvoir cette dalle. A deux, nous faisons pivoter ce qui semble être une porte, et sans trop de difficulté, nous parvenons à lextraire de lemplacement dans lequel elle semboîte parfaitement
Ainsi apparaît une cavité plongeant dans le sol et nos regards sy précipitent.
On a trouvé le trésor ! Jubile mon cousin en se roulant dans lherbe.
Attends un peu, faut pas rêver, ce serait trop beau. Lui répondis-je, sans trop vouloir croire à mes propres paroles.
Le trou béant nous offre sa pénombre aux contours imprécis.
La lampe de poche, sortie de notre sac, illumine cet espace qui se révèle être une excavation peu profonde aux parois rocheuses. Le rayon lumineux la parcourt sans déceler ni faille, ni autres ouvertures. Il y a de nombreux avens dans la région, celui-ci en est un de taille bien modeste. Outre quelques concrétions calcaires, sélevant du sol irrégulier, lendroit est entièrement vide. Cest une petite caverne sans particularité.
Nous nous regardons surpris et déçus, puis après un instant dhésitation, nous éclatons de rire.
Nous restons encore un long moment, à chercher dans les alentours sil existe dautres cavités semblables. Mais en vain.
Laprès-midi étant déjà bien avancée, nous décidons de retourner à Mazan. Il est presque dix-neuf heures lorsque nous parvenons à labbaye. Alors que nous avançons dans la nef, nous apercevons le vieux monsieur au dos voûté et à létrange capuche. Il est appuyé sur une colonnette. Nous nous approchons en linterpellant :
Bonsoir
Monsieur -
Bonsoir, mais appelez-moi frère Johan
Frère Johan, pouvez-vous nous parler encore de la légende que
La légende
Il ny a pas de légende, le trésor nest pas une légende
vous avez vu le calvaire et sa caverne ; hélas, les fils du diable ne respectent ni les gens ni les choses et la vigilance de lEsprit ne peut pas tout. Mais je demeure là. Laissez-moi maintenant, il est lheure, mes frères, il faut que je men retourne.
Sans rajouter un mot il se redresse, et, de sa démarche chancelante senfonce dans lobscurité. Nous demeurons interloqués, immobiles et silencieux. Les quelques notes de langélus, provenant du clocher, couvrent le martèlement de la canne de frère Johan sur le sol.
A lauberge, questionnant à nouveau Kathy, au sujet de cet étrange personnage aux paroles bizarres, elle nous répond incrédule :
Je ne sais pas de qui vous voulez parler, Mazan est un petit village et je ne connais aucune personne correspondant à votre description. Vous avez vu hier le Papet et ses amis, ce sont des messieurs âgés, certes, mais ils sont droits et bien portants et ne racontent pas de fadaises. Dailleurs, tenez, il est revenu cette après-midi le papet Mathurin ; il voulait vous voir et il a griffonné ceci en me demandant de vous le donner si vous repassiez.
Elle nous tend un papier plié en quatre, que nous ouvrons aussitôt :
« Mes amis, vous mavez paru très intéressés par les légendes qui circulent à Mazan, comme je vous lai dit ce ne sont que de vraies légendes quil faut prendre comme telles. Mais jai omis de vous dire cette autre histoire, pour compléter votre collection de récits. Il est rapporté aussi quaprès les guerres de religion, des pilleurs venus du Nord, ont convoité le trésor restant. Ceci se passait en 1682. Ce serait à cette date que la Confrérie aurait désigné un abbé chargé dassurer la garde des lieux et de ses richesses, et de les préserver dans les siècles à venir. La légende précise également que ce religieux qui apparaît à la sonnerie de langélus, se nommerait Frère Johan. Ces dernières années, quelques illuminés affirment même lavoir aperçu et lui avoir parlé. Tout ceci ne tient pas
mais les légendes sont tenaces et appartiennent à ceux qui veulent bien y croire. Signé M. Sauvadon, dit : Papet Mathurin »
Mogador
Christine Brunel
Tout louest dEssaouira, du bastion Nord à la Squala du port, tourne crânement son regard vers lAtlantique, comme en témoignent le long de la batterie, les canons de bronze braqués sur locéan. De grands goélands argentés, campés en ligne sur le rempart, veillent et surveillent. Leur corps fuselé luttant contre le vent, les rémiges frémissantes, un il sur les vagues violentes et écumantes, lautre sur leurs congénères, les oiseaux attendent le moment propice à lattaque. Quand leau couleur de plomb se retire après lassaut des rochers, la houle recule, mousseuse et épuisée, avant de reprendre ses forces au large. Les goélands plongent alors dans les tourbillons en criant, arrachant de la mer des éclats frétillants. Le ciel semplit de leur nuée stridente et querelleuse, avant quils ne retrouvent leur place de guetteurs maritimes sur les vieux murs de pierre.
Certains jours dhiver, la brume de locéan sétale, un brouillard gras se répand sur le port, dissolvant dans une même nébuleuse larmada des chalutiers de bois et les barques bleues des pêcheurs.
La ville se replie alors sur lintérieur, sur sa médina et son mellah. Les matins y sont silencieux et paisibles, baignés dune lumière jaune pâle. Le bleu doux des huisseries, évoque les champs de lin en fleur sous dautres cieux. Locéan si proche pourtant, pourrait être oublié, on nentend plus son grondement permanent.
Dès lappel du muezzin, une effervescence tranquille reprend. Hommes et femmes sortent des maisons terrasses aux murs de chaux immaculés. Sans engins à moteurs, juste à laide de quelques charrettes tirées par des ânes, la ville est nettoyée, récurée dans ses moindres recoins, avant que lanimation des rues blanches ne recommence.
En ce jour davril, lancienne Mogador ne sest pas laissée envahir par les embruns et un parfum de printemps réveille les sens. Dans le souk aux grains, le vieux fondouk ouvre ses grandes portes de bois. Entre les arches de pierre grise, des échoppes salignent, là où logeaient autrefois commerçants et animaux de passage. Étroites et profondes, elles sont remplies du sol au plafond de marchandises, rivalisant dans lachalandage et les couleurs pour capter lattention des touristes.
Dans ce phalanstère oriental, chacun joue un rôle, chacun a trouvé son mode dexpression, sa façon de gagner un peu dargent. Idir sculpte le bois de thuya à la fragrance acide, Larbi martèle les feuilles de fer-blanc et Omar les plaques de cuivre, Moussa coud les cuirs et Nadir peint le bois tourné.
Les femmes ? Leurs silhouettes discrètes traversent le fondouk, un enfant sur le bras, lautre accroché au caftan. A la maison, elles sont les âmes du foyer, lavent et nourrissent, commandent et crient parfois pour que les hommes admettent leur autorité. Dans la rue, elles leur laissent le pouvoir, le panier chargé est bien assez lourd sur la tête
Latelier de babouches a déballé au centre de lancien caravansérail une montagne de raphia multicolore. Jusquau soir, Ahmed et ses fils y puiseront les longs fils rêches qui, tissés, noués finement, servent à confectionner des espadrilles et des mocassins raffinés. Il est souvent copié par les plus grands chausseurs, à Milan, à Paris. En tout cas, cest ce quAhmed affirme à ses clients.
Rida, le jeune herboriste, a repris la boutique de son père. La mise en place matinale a été minutieuse. Les cônes dépices odorantes et colorées, les savons et onguents, les flacons dhuile dargan et quelques herbes étranges sempilent, serrés sur les bancs de bois, à labri des arcades. A laide dun plumeau, il termine le dépoussiérage des fioles deau de rose quon lui a livré la veille.
Salaam alaikoum, Abdul! Tu nous amènes le soleil ?
Un petit bonhomme est entré, qui traîne un peu la jambe, les pieds nus dans ses babouches. Abdul, le musicien des rues, cherche un endroit pour commencer sa journée. Rida salue le vieux violoniste, sa main droite sur le cur, lautre posée sur lépaule du vieil homme.
Coiffé de son tarbouche rouge, Abdul sourit. Plus une dent. Un sourire denfant sur son visage plissé de vieux berbère, des petits yeux malicieux. Il parle peu, préfère conter des histoires, accompagné par son misérable violon à trois cordes quil tient comme sil allait offrir un bouquet de fleurs, droit devant sa djellaba blanche. Il est toujours digne et propre, Abdul, malgré sa vie rude.
Dans le quartier, tous prennent soin de lui.
Un verre de thé, Abdul ?
Cest Omar le dinandier qui offre sa tournée et chacun souffle sur son verre, sirote doucement le thé brûlant en écartant les feuilles de menthe. On discute, on refait le monde. On observe les premiers touristes du matin, ceux qui te donnent la baraka, inch Allah, ceux qui achètent sans trop marchander. Cest quils sont devenus durs en affaire, surtout les Français ! Les Américains étaient plus faciles mais on en voit moins depuis la crise. Et les Espagnols ? Ils viennent à quarante, comme des voleurs, ils te prennent pour dix dirhams dépices ou une minuscule boîte de thuya et walou ! Rien, cest toujours trop cher ! Tiens, lautre jour
Cesse de jacter, Omar, tu vas nous apporter le mauvais il! Dailleurs, de quoi tu te mêles, tu vends du cuivre ! Vas toccuper de ceux qui tournent autour de ta boutique, au lieu de gémir, safi !
Omar séloigne en bougonnant. A quoi servent les amis si on ne peut pas se plaindre un peu ? Les autres samusent. Il est gentil, Omar, mais il voit toujours tout en noir
Un jeune couple profite de lheure calme avant larrivée de la foule pour visiter tranquillement le vieux caravansérail.
Abdul est venu sappuyer contre le contrefort de pierre, à côté de chez Rida, sa place favorite. Il commence à jouer de son violon en chantant. Les cordes grincent sous larchet qui frotte, la voix du vieil homme se fait nasillarde et sa mélodie lancinante. Les jeunes gens sarrêtent à distance pour lécouter. Le jeune homme observe la posture maladroite du musicien, ses doigts déformés, les veines de ses tempes qui gonflent sous leffort. Anne, la jeune femme, écoute rêveusement, laisse son regard se promener sur les vieux murs, le fixe tout à coup sur un anneau étroit fiché dans le bloc de pierre.
Tu as vu, Paul ? On dirait des cadenas damour, comme sur les grilles du jardin Boboli, à Florence !
Ici, des cadenas damour ? Tu es trop sentimentale!
Deux cadenas identiques, au long corps cylindrique, étaient accrochés, lun glissé dans lanneau, lautre la boucle passée dans celle du premier, verrouillés tous les deux. Une gravure illisible intrigue la jeune femme qui nose pourtant pas les soulever.
Abdul sest approché, se plante devant les jeunes gens et leur parle. Que dit-il ? Anne et Paul sont perplexes. Le vieux musicien reprend son chant, cette fois, plus lentement, comme une mélopée. Entre deux couplets, il touche de son archet les cadenas, doucement, avec respect. Les enfants du quartier qui courraient en piaillant dans les ruelles alentour, se tiennent maintenant à ses côtés, en cercle silencieux. Tous écoutent lhistoire racontée par Abdul.
Le plus grand sadresse à Anne.
Ci pas ine histoire, Lalla. Ci vrai.
Quoi donc ?
La chanson. Li cadenas
Tu nous expliques ?
Ladolescent se met à traduire au rythme de la musique les mots dAbdul
Les deux frères Ben Youssef vivaient seuls dans le mellah. Le cadet, Moulay, allait encore de temps en temps à lécole, il avait quatorze ans. Laîné, Idriss, allait sur ses dix-sept ans et entretenait le rêve de devenir pêcheur, dacheter lune de ces barques bleues alignées dans le port. Il arrivait quun ancien cédât la sienne pour une somme raisonnable.
Depuis longtemps, il traînait du côté des chalutiers bâtis à la façon des boutres. Parfois, on lembauchait pour quelques heures ou quelques jours. Il avait commencé par livrer aux restaurants les paniers de poisson aux ventres blancs. On lui avait peu à peu confié la réparation des filets, puis appris à nettoyer les cales des bateaux, à calfater.
Lautomne dernier, pour la première fois, il avait trouvé une place parmi ceux de lAgadir, le chalutier qui partait pour la campagne de pêche, en face dEssaouira, aux Iles Purpurine.
La pêche au murex avait fait la fortune de ces îles jusquà la fin de lEmpire romain. Des coquillages broyés jaillissait, au contact de lair humide, la belle couleur pourpre destinée à teindre les toges des plus riches. Mais la convoitise des hommes avait fait leur malheur. La ressource dantan sétait faite si maigre que les siècles suivants durent se contenter de butins plus modestes. Il fallait manger. La pêche à la sardine était certes moins lucrative mais nourrissait encore son homme et ceux de Mogador étaient vaillants.
Idriss lui aussi, était courageux et fort. Il fit le serment à son frère de gagner en une saison largent nécessaire à lachat dune embarcation. Ils pourraient alors tous les deux vivre de la pêche, en allant à la sardine, au large dEssaouira.
Moulay promit à son frère dêtre assidu en classe, dapprendre la comptabilité qui serait indispensable à leur future entreprise. Ils scellèrent leurs promesses en accrochant deux cadenas sur le piton des arcades du fondouk, celui de Moulay dabord, témoin de celui qui reste à terre, et crocheté par-dessus, celui dIdriss, le cur retenu par cette seule amarre, cet amer, ce dernier lien.
Les deux frères sembrassèrent sur le quai le dernier soir doctobre et Idriss sauta sur le pont du chalutier avec son maigre baluchon à lépaule. Un dernier signe de la main, et il suivit léquipage dans la cale, plein denthousiasme pour sa nouvelle vie.
Le bateau était équipé pour le chalutage de fond, pour la pêche au merlu, de jour comme de nuit. Le travail était dangereux et harassant. La mise à leau du chalut était toujours une opération délicate et il fallait veiller à ce quil nentraînât pas un homme au cours de la manoeuvre. Ensuite, toutes les deux heures, on le remontait pour le vider, le poisson était découpé en filets, mis en glace. Les pantalons waders étaient lourds, les doigts gourds, leau salée brûlait les yeux, ruisselait, sinfiltrait. Mais léquipe était soudée autour du capitaine et Idriss se sentait heureux, utile. Après le quart, il allait sécrouler sur sa couchette, et sendormait en quelques instants, happé par un sommeil lourd, malgré le roulis.
Le mal de mer avait cédé au bout de quelques jours à peine. Il avait eu de la chance. Parmi ses compagnons, certains plus aguerris que lui pourtant, luttaient encore pour shabituer.
Le vingt-huit novembre dans la journée, locéan fut très calme. Une mer dhuile. Ils nétaient pas loin des côtes et les oiseaux marins qui souvent, les rejoignaient sur les mâts ne vinrent pas les saluer comme dhabitude. Le capitaine était nerveux, il fit réduire la vitesse du bateau, se tenait à la proue en réclamant des relevés de profondeur plus fréquents. Tout à coup, en début de nuit, une longue bourrasque fit vibrer la coque et gîter le bateau. Les ordres fusaient, chacun tentait de regagner sa place. Les moteurs furent lancés à pleine puissance pour reprendre le cap. Une onde de choc parcourut le bateau, de la poupe à la proue. Le chalut navait pas pu être remonté à temps et, prisonnier des récifs, il entraîna lembarcation par le fond en quelques minutes.
Il ny eu quun survivant pour raconter laccident, un jeune marin, le voisin de couchette dIdriss. Lépouvante de cette nuit ne la pas quitté et il a dû fuir la ville et son port pour Tafraout, dans les montagnes, loin de cet océan meurtrier.
Moulay naccepte pas la mort de son frère. Les soirs de tempête, vous le croiserez dans le mellah, silhouette fantomatique cachée sous le capuchon de sa djellaba. Il monte à grandes enjambées sur la Squala et sinstalle à califourchon sur lun des canons portugais pour hurler sa colère à locéan, faisant même peur aux mouettes.
Abdul a fini de chanter, de psalmodier. Les enfants sont repartis comme une volée de moineaux, sauf celui qui a raconté.
Anne frémit et se rapproche de Paul qui passe son bras autour de son épaule.
Et cela vient juste darriver ? Quelle histoire terrible !
Eh bien, je ne regarderai plus lAtlantique de la même façon
Moi non plus. Les cadenas non plus dailleurs
Donnons quelque chose à ce vieux monsieur et à ce garçon, ils nous attendent, on dirait.
Abdul sétait figé, son tarbouche sur le cur, le violon toujours vertical.
Paul sort quelques dirhams de sa poche et les lui tend.
- Choukrane, Sidi, choukrane, Lalla.
Anne se tourne vers le jeune garçon :
Pour toi aussi.
Il remercie :
Vous êtes les bienvenus !
Les jeunes gens sortent lentement du caravansérail. Devant la grande porte bleue, Anne se ravise :
Attends, je veux faire une photo des cadenas. Tu vois, cétait des cadenas de vux, en fait.
Elle revient sur ses pas et cadre dans le viseur larcade de pierre, zoome sur lanneau et les deux objets, très émue.
Paul lattend. Lui si souvent ironique, pour une fois, ne se moque pas. Il propose :
Montons sur les remparts maintenant, le ciel est dégagé, nous verrons peut-être jusquaux Iles Purpurine
Rida a fini de préparer sa boutique. Il sapproche dAbdul qui sest de nouveau calé contre le mur.
Tu leur as encore raconté ton histoire, nest-ce pas ? Et comme chaque fois, ils tont cru !
Abdul riait de toute sa bouche édentée. Il montre les pièces dans sa main.
Rida sesclaffe :
En plus, ils ont été généreux, ceux-là ! Dis donc, quest- ce que tu aurais à raconter si je nutilisais pas deux cadenas pour fermer les portes de ma boutique tous les soirs ?
Le mur de lesprit
Charles Henri Royer
Maintenant... Là... Tout de suite...
Tant de questions défilent dans mon esprit que je mimagine ce quont ressenti dautres en voyant ce cliché dans divers lieux et à différents instants temporels.
Qu'est-ce que cette situation invraisemblable ?
Pourquoi cette photographie sans queue ni tête ?
Qui détient sa traduction ou son sens ?
Aujourd'hui à dix heures, une femme et un homme se baladent, main dans la main, dans un parc tranquille. Ils s'arrêtent, ils sont interpellés par une image posée sur un banc. La femme regarde avec un grand intérêt tandis que l'homme lui montre son impatience et son envie de filer au plus vite. Puis, elle lui pose la question suivante : « dis-moi mon amour, qu'est-ce que cela t'évoque ? ». Il regarde furtivement et un « Heu... » sort de sa bouche. Lhomme disparaît de mon champ visuel, ce qui enclenche naturellement la poursuite de la démarche de la femme, comme si elle était seule depuis le début
Avant-hier à neuf heures, dans un lieu inexistant, un homme obscur est face à moi. L'homme sadresse à moi en finissant sa phrase comme pour me convaincre par «
c'est une opportunité, ne néglige pas son pouvoir ! » Dubitatif, je lui demande quelle est l'utilité de cette photographie qui représente un mur sur lequel deux cadenas sont attachés lun à lautre. Content, l'homme me répond : « il sagit dune interface communicante qui peut être reliée à toute technologie ! » Après réflexion, je lui annonce que je men servirai avec mon ordinateur. Empli de satisfaction, l'homme décrète : « Qu'il en soit ainsi ! Je reviendrai dans moins d'une semaine ! »
Progressivement, je me retrouve en train de faire la queue dans une boulangerie
Aujourd'hui à midi, dans la rue, une retraitée circule difficilement tout en regardant le sol. Puis, elle s'arrête pour observer une photographie à ses pieds. Au moment où elle relève sa tête, elle disparaît.
En me repassant sa disparition au ralenti soit cent fois moins vite, je constate que la retraitée a été tout simplement absorbée par la photographie...
Hier à sept heures, dans un logement, une personne pianote sur le clavier de son ordinateur. Tout dabord, il exprime des phrases explicites d'agacements. Quelques instants plus tard, il s'arrête et espère que cela va fonctionner. Sur l'écran, japerçois le programme suivant :
10 REM Programme de l'interface communicante
20 CLEAR RESERVE
30 QUANTITE = 0
40 INPUT PHOTO
50 IF PHOTO = 'INTERET' THEN GOTO 40
60 SAVE PERSONNE
70 RESERVE = RESERVE + PERSONNE
80 QANTITE = QUANTITE + 1
90 RESET WORLD
100 GOTO 40
Aujourd'hui à quatorze heures, des enfants jouent dans un bac à sable. La photographie est trouvée par deux fillettes qui la regardent discrètement tout en extrapolant
Puis, deux autres enfants s'approchent pour la découvrir et repartir en commençant à se moquer. Mais ces derniers disparaissent comme les autres.
Demain à dix neuf heures, dans le bus, lhomme qui était hier dans son appartement utilise son ordinateur. Ensuite, il décide de voir le chiffre contenu dans QUANTITE. Alors, il saisie « PRINT QUANTITE » pour voir s'afficher « 256 ». Dans la surprise, il renouvelle l'opération pour obtenir « 261 ». Emballé, il regarde le paysage défiler avant de pianoter frénétiquement sur son clavier. Quelques instants après, il voit sur son écran s'afficher automatiquement et en direct le contenu de cette variable
qui évolue au fil du temps.
Aujourd'hui à seize heures, devant l'entrée d'un collège, une adolescente montre la photographie à ses amis. A tour de rôle, quelques-uns disparaissent dans les mêmes conditions que leurs prédécesseurs. Dès que la sonnerie annonçant le début des cours retentit, la mère de la collégienne récupère la photographie sans la regarder pour la ranger dans son sac.
Après-demain à vingt et une heures, je suis dans mon lit avec mon ordinateur, je vois l'incrémentation du chiffre de la « QUANTITE » sur mon écran. Ensuite, je me lève et me dirige à ma fenêtre. De là, je prends le temps de regarder le paysage urbain. Jhallucine ! La photographie est énorme, elle est placardée sur le mur den face ! D'un coup, je vois le décor disparaître pour laisser place à un flot de couleur, puis plus rien, me voilà dans le noir, jentends des voix...
L'homme obscur mapparaît. Il me dit : « il est l'heure pour moi de récupérer mon prêt. » Je lui demande où je me trouve et ce quil se passe. L'homme me répond « Voyons : Là où vous le désirez pardi ! ». Je manifeste alors mon incompréhension. Avant de disparaître à son tour, cet homme me lance : « Pour faire court, je suis content que cela vous ait plu
Au revoir ! ». Malheureusement, malgré mes appels, je ne parviens pas à le retenir pour en savoir davantage.
Aujourd'hui à dix huit heures, dans une rue quelconque, des gens passent à côté d'un arbre sur lequel il y a la photographie de clouée. Quelques-uns regardent celle-ci furtivement et chacun à leur tour, ils disparaissent
En mode accéléré, le temps chronologique défile jusquà dix huit heures du lendemain, la photographie voyage de lieux en lieux, les disparitions augmentent ainsi que le chiffre de la « QUANTITE »
Est-ce une fin réellement cruelle ?
Comment concilier cette possibilité à l'impensable ?
Pourquoi avoir oublié ELSE IF PHOTO = 'MOI' THEN END à la fin de la ligne 50 ?
Cette photographie est un vrai cauchemar !
Jouvre un il, puis lautre, me voilà réveillé !
Je métais endormi avec mon magazine informatique préféré dont la couverture est cette photographie
chose qui a inspiré ce rêve particulier.
La fermeture d'esprit provoque en moi un sentiment fort désagréable or on ne peut pas faire disparaître tous ceux qui nont pas un minimum d'ouverture !
À chacun sa vision des choses...
Noces de diamant
Catherine Pin
Cher Papitou, chère Maminette,
Je vous envoie cette photo à loccasion de la célébration de vos Noces de Diamant.
Savez-vous quil existe un rituel célébré à travers le monde par les couples amoureux qui élisent des endroits romantiques pour y enchaîner leurs curs avec des « cadenas d'amour », des « love locks » ? Promesse d'amour éternel, ces offrandes sont un défi optimiste à l'usure du temps. Amour rime avec toujours ! On trouve ces curs enchaînés à Paris, sur le Pont des Arts, on les trouve à Florence, on les trouve à Moscou sur les parapets du Pont Luskov où ils sont si nombreux quil a fallu installer sur la chaussée des arbres de métal dont les branches ploient sous le poids de ces fruits symboliques. Il y en a en Chine, au mont Huans-Gshan, la montagne jaune, la montagne sacrée. On gravit cette montagne à pied, non pas sur un sentier tortueux, mais par un immense escalier de pierre, accroché aux flancs escarpés, et qui escalade les falaises par des séries de marches entrecoupées de paliers. Une rambarde protège les randonneurs du vide. Et tout le long de cette montée qui dure bien quatre à cinq heures, on trouve quantité de petits cadenas accrochés à la rampe. Au sommet, un hôtel est réputé pour accueillir de nombreux couples pour leur lune de miel
A Niigata, au Japon, les cadenas sont si nombreux quils forment un véritable mur
Partout le rite est le même : Les amoureux ferment la serrure et jettent ensemble la clef dans l'eau ou dans le vide.
Ce rite amoureux viendrait dItalie, inspiré dun roman à leau de rose, de Federico Moccia où deux tourtereaux accrochent un cadenas sur le troisième lampadaire du Pont Milvio de Rome, avant den jeter la clé dans le Tibre. Si lécrivain pouvait toucher des droits dauteur pour chaque cadenas verrouillé en gage damour, il serait millionnaire. Voilà ce quon appelle un produit dérivé à grande diffusion!
Les cadenas que jai photographiés vous ressemblent un peu. Pas de laiton au brillant factice, pas de gravure tapageuse de vos prénoms enlacés. Ils ont la rondeur et la patine des années parcourues. Je ne les ai pas découverts parmi quantité dautres agglutinés sur un pont romantique. Ils étaient comme vous, discrets, un peu à lécart, mais solides et bien présents, sur ce crochet planté dans le mur de pierre dun refuge de montagne. Jai pensé que le symbole vous plairait, et je vous ai un peu imaginés tous deux, montant dun pas régulier vers le col de Maljassé, en Ubaye, dans les Alpes de Haute Provence, avec vos grosses chaussures, les bâtons de marche sculptés et le sac de montagne un peu lourd sur vos épaules.
Vous nous avez donné, à nous vos petits enfants, le goût des choses simples et vraies, le sens de leffort et du travail accompli.
Nous sommes très fiers et très heureux de pouvoir fêter vos soixante années de mariage. Je serai loin, ce dimanche davril où vous serez presque tous réunis, mais du fond du désert dans le sud marocain, je penserai à vous et à toutes ces petites et grandes choses que vous mavez transmises. Je vous embrasse tendrement.
Votre petit-fils Théo
Cher Théodore,
Je ne sais pas si cest vraiment nous qui tavons donné le goût de parcourir le monde ! Tu es sans conteste, le plus voyageur de nos petits-fils. Cela nous époustoufle complètement. Traduis cela par émerveillement et inquiétude pour les deux vieillards que nous sommes devenus. Cest vrai, quavec ta grand-mère, nous avons cheminé longtemps, côte à côte, mais nos pas ne nous ont jamais emmenés beaucoup plus loin que nos territoires mille et une fois parcourus. Pas vraiment desprit aventurier chez tes grands-parents, aucune capacité à parler dautres langues non plus !
Mais nous avons un grand atlas, et nous suivons tes voyages, que dis-je tes expéditions avec beaucoup dintérêt.
Revenons-en à ton histoire de cadenas. Le symbole est intéressant, mais laisse-moi te dire que jamais tout au long de ces soixante années, nous navons vécu cet engagement comme un enchaînement ni un verrouillage ! Est-ce ce type dimage qui dissuade les jeunes gens de ta génération à sengager ?
Tu vas nous manquer, le jour de notre anniversaire de noces. Bois un coup à notre santé. Nous espérons ta visite lors dune prochaine escale !
Je te serre dans mes bras.
Ton grand-père
Mon grand Théo,
Encore une fois tu as trouvé une idée charmante et pleine dhumour, sur ta route de grand explorateur du monde ! Tu sais que je garde précieusement les récits et tous les croquis que tu nous envoie lors de tes voyages. Nous sommes un peu émus de réunir tous nos descendants (enfin presque, vous serez quelques absents, retenus loin de nous par vos métiers et la distance
) pour cette grande occasion. Les années ont passé si vite, et notre plus grande joie est de vous voir tous, si grands, si indépendants. Chacune de vos visites nous redonne un peu de jeunesse ! Nous en avons bien besoin, tous les deux. Jai un peu de mal à suivre tous les évènements de vos vies si remplies et si agitées. Nous ramèneras-tu de tes voyages une compagne pour lavenir ? As-tu déjà imaginé de jeter toi aussi une clé dans le Tibre, ou la Volga ? Je te le souhaite de tout mon cur. Pardonne à mon grand âge, la liberté de te parler ainsi. Mais soixante ans de vie commune avec ton grand-père, mautorisent à te dire que malgré les bas et les hauts, les épreuves et les passages arides, la route est belle lorsquelle est parcourue côte à côte.
Je tembrasse tendrement
Maminette
De notre correspondant à Magnac sur Touvre.
Noces de diamant
Charmante célébration ce dimanche 4 avril, au-dessus du « Bouillant », la célèbre résurgence souvent confondue avec les sources de la Touvre dans la commune de Touvre dans le département de La Charente.
Monsieur et Madame Jean de K., du village de Bouëx, entourés de leurs enfants, petits enfants et arrières petits enfants ont symboliquement jeté dans le gouffre la clé dun petit cadenas, en signe du renouvellement de leurs vux de mariage. La main de la mariée tremblait un peu démotion, mais le bras de son époux la maintenait solidement au-dessus de la nappe deau à limmobilité trompeuse.
A notre correspondante, Jean de K. expliqua limportance de ce geste solennel, image forte pour les générations montantes. On déboucha ensuite le champagne, et lon but aux amours qui durent, aux amours qui se construisent et aux amours à venir.
La Charente libre, le 6 avril 2010
Loiseau blanc
Geneviève Verdier
Mona séveilla en sursaut, submergée par une sensation de malaise, détouffement
Le rêve
encore une fois
toujours le même lapparition brutale, en gros plan, dun vieux mur gris couvert de cicatrices, et, dans ce mur, un crochet de fer sur lequel sancrent deux anneaux massifs entrelacés
deux anneaux seulement, comme une chaîne ébauchée, interrompue.
Puis, dans un second temps, tapie au pied de ce mur, on distingue une forme palpitante, la silhouette dun grand oiseau blanc retenu aux anneaux par un fil transparent qui le jugule, létouffe.
Mona se leva et ouvrit tout grand sa fenêtre sur le spectacle de Paris au petit matin, encore illuminé des feux de la nuit. Elle aspira une grande goulée dair pour chasser son malaise, reprit son souffle et secoua la lourde masse brune de ses cheveux bouclés, sillonnés de belles mèches blanches quelle arborait avec coquetterie, comme pour mieux mettre en valeur une silhouette restée fine et souple en dépit des années.
Puis elle se prépara rapidement, boucla sa valise et partit pour Orly. Ce matin-là, elle senvolait pour une dernière mission, pour le ministère où elle arrivait au terme dune longue carrière, une intervention dans le cadre dune politique dassistance qui lavait conduite dans un grand nombre de pays et qui lamenait aujourdhui dans un pays de soleil, dazur et de mer, où senracinaient les origines de sa famille et sa propre enfance, où elle nétait jamais revenue et sur lequel le voile opaque de loubli était tombé peu à peu.
Elle aborda ce pays, qui avait été le sien il y a bien longtemps, comme elle avait abordé les autres et sabsorba dans son travail avec limplication et lefficacité avec lesquelles elle avait mené toutes ses missions, sans état dâme particulier, avec une sorte de détachement par rapport à un passé lointain qui semblait ne plus la concerner.
Pourtant, au terme de son séjour, mue par une soudaine curiosité, elle décida tout à coup de louer une voiture et daller à la découverte de lendroit où elle avait vécu les premières années de sa vie, endroit que les siens avaient quitté lorsquelle était encore une toute petite fille et dont elle navait plus de souvenirs.
Elle partit donc vers le sud, longea dabord la mer et de longues plages de sable roux encore épargnées par le tourisme, franchit des reliefs arides à la végétation rabougrie où se tordaient de vieux oliviers chétifs et finit par déboucher sur une vaste plaine, brune à perte de vue, relevée ça et là par les tâches jaunes des champs de blé mûrissant, piquée de gros bouquets vert sombre deucalyptus sous lesquels se devinaient de maigres hameaux.
Et, barrant lhorizon, comme un grand fauve allongé au soleil, sétirait une montagne aux reflets bleus sous le beau ciel de juin.
Cétait ici que se situait le berceau de sa famille. Elle contempla attentivement ce panorama, cherchant à retrouver des bribes de souvenirs. Mais en vain : ce paysage néveillait rien en elle et elle poursuivit sa route.
Elle arriva enfin à ce qui avait été la grande ferme familiale, au milieu des terres défrichées par ses aïeux, au bout dun long chemin, sec à cette saison, sur lequel la voiture souleva un nuage de poussière.
Du domaine dantan, il ne restait que des vestiges : un lieu désert, des bâtiments aux toitures écroulées, une maison vide comme un coquillage sur la plage, des bassins asséchés que le vent avait remplis de terre, un jardin disparu sous des herbes folles et sous dimmenses chardons toutes griffes dehors
Seuls subsistaient, rescapés du passé, de grands eucalyptus, des haies de cactus et dénormes agaves aux feuilles vastes et charnues.
Mona descendit de voiture et parcourut ce qui avait été le décor de son enfance. Elle marcha de ci de là, tourna et vira, lentement, longuement, examinant avec attention tout ce qui survivait dans ce site désolé.
Elle avait beau se dire que son chemin avait commencé ici, que toute sa famille y avait ses racines, elle se sentait étrangère, sans émotions, et se demandait ce quelle était venu faire dans ce lieu ingrat qui néveillait rien en elle.
Cependant elle continuait à le parcourir et narrivait pas à se décider à repartir, comme si une chaîne invisible la retenait malgré elle.
Elle finit par sasseoir sous un eucalyptus, sur une grosse dalle de pierre qui avait dû être un banc de jardin. Elle se laissa envahir par la douceur de cette fin daprès-midi et par le silence environnant
un silence seulement troublé par des aboiements de chiens au loin dans la plaine, par le pépiement de moineaux bagarreurs dans les arbres et par le bruissement des feuilles au-dessus delle. Une tourterelle se mit à roucouler, une brise légère se leva apportant des senteurs de terre chaude, le soleil descendit à lhorizon, le ciel se para de couleurs flamboyantes
Elle resta longtemps ainsi à contempler ce qui lentourait. Peu à peu, imprégnée de latmosphère particulière de ce lieu, elle lâcha prise, sabandonna et se laissa couler doucement dans un état quasi hypnotique.
Alors, comme par magie, des images, des couleurs, des parfums, des rumeurs, des bruits, enfouis au plus profond de son être depuis sa plus petite enfance, surgirent de son inconscient. Ses pensées glissèrent et recréèrent la vie telle quelle se déroulait jadis dans ce vieux domaine. Les êtres qui y avaient vécu se matérialisèrent, sincarnèrent et se mirent à évoluer. Les souvenirs affluèrent à travers une succession de séquences qui arrivaient dans le désordre, se superposaient, sévanouissaient, et réveillaient en elle, avec une force insoupçonnée, un passé oublié.
Le décor était redevenu accueillant, riant, les bâtiments en ruines sétaient relevés
.Des hommes partaient pour le travail des champs, des moteurs ronronnaient et le fer battu sous la forge résonnait sous le lourd marteau
Un troupeau de vaches malingres se hâtait vers labreuvoir, mené par un enfant juché sur un petit âne gris quil maltraitait, pour le faire avancer plus vite, en lui donnant des coups de bâtons dans les flancs et en criant.
Une femme, vêtue selon la tradition des campagnes dalors, pieds nus mais couverte de bijoux dargent, passait dun démarche balancée, courbée sous le charge du fagot de bois quelle est allé ramasser sous les arbres
Sa maison lui apparût soudain telle quelle était dans ce passé lointain, si blanche sous le soleil piquant et sous le ciel dun bleu éblouissant, entourée de tamaris, de mimosas et de faux-poivriers
avec, ouverte à tous les vents, sa grande véranda aux colonnes envahies par de lourds asparagus et de fragiles volubilis, et, au pied de laquelle, des roses veloutées et odorantes se pavanaient avant que lété cruel ne ternisse leur éclat
Et le jardin
objet de tant de soins pour que les plantations résistent à la sécheresse, entouré de grilles, couvertes au printemps par des pois de senteur multicolores qui retombaient en cascades à lextérieur et que grignotaient des chèvres mutines, échappées dun troupeau qui passait par là.
Elle distingua la voix claire de sa mère toujours la première levée , vaquant à ses occupations dans la fraîcheur du petit matin
et aussitôt après, des cavalcades denfants, des rires exubérants, des disputes
Et là, sur la véranda, elle revit les repas du soir
son père, fatigué par une journée commencée avant laurore, mangeant sans dire mot au milieu de leffervescence des enfants, de leurs échanges taquins, de leurs cris si un papillon de nuit ou un hanneton, attirés par la lumière de la lampe, les frôlaient en atterrissant lourdement sur la table
Et les longues veillées dété à lire dans le calme de la nuit
Et là, sur sa petite chaise, perdue dans ses pensées, sa grand-mère, toujours de noir vêtue, les cheveux blancs serrés dans un maigre chignon
Et les amis qui passaient, souvent à limproviste mais toujours les bienvenus, et qui sattardaient jusquà ce que la lune apparaisse dans le ciel criblé détoiles.
Elle distingua le crincrin du vieux phonographe à manivelle, qui crachotait des airs hétéroclites, des rondes enfantines, des chansons damour populaires, des marches militaires
Elle ressentit la touffeur des étés où on ne sait que faire, terrassé par lardeur dun soleil accablant et par le vent du sud qui brûlait la plaine, grillait le jardin et desséchait les hommes
Et les printemps arides où lon guettait, le nez en lair, la pluie qui tardait à tomber, le découragement quand elle venait trop tard pour faire verdir les champs, ou la joie quand elle arrivait enfin, faisant lever les blés, refleurir les narcisses et les grandes marguerites jaunes.
Revinrent en même temps à son esprit, les années de fiel, les heures dangoisse et de tristesse. Pour des raisons impossibles à comprendre pour lenfant quelle était alors, tout le quotidien, insouciant et joyeux, se grippa et bascula une période trouble, dominée par les humiliations, les malveillances, les hostilités. Et simposa aussitôt le souvenir des ombres inquiétantes qui rôdaient parfois quand le soir tombait, comme des fantômes maléfiques, tandis que montait chez sa mère une peur palpable qui sinsinuait par ricochet parmi les enfants
Les rires ne résonnaient plus dans la maison, la gaîté avait disparu, cédant la place à laccablement, lincompréhension, langoisse du lendemain quand la famille se décida à fuir et à tout laisser derrière elle. Lui revint alors la vision terrible de son père terrassé, les épaules soudain voutées sous le poids dune vie cassée et dun avenir incertain
Elle revécut le temps des adieux, le moment où il fallut franchir une dernière fois le seuil de la maison familiale, le moment de la voir disparaître à jamais par la vitre arrière de la voiture
et le grand départ, toute la famille accoudée au bastingage dun beau paquebot tout blanc, regardant séloigner le rivage de leur pays sous un ciel éblouissant de lumière, immobile, digne, silencieuse, les yeux secs, jugulant son chagrin, chacun refusant de se laisser aller pour ne pas alourdir la peine des autres.
Mona émergea alors de son rêve éveillé, le mirage disparut, les fantômes senfuirent et elle revint à la réalité environnante, étonnée de se retrouver là sur ce banc, bouleversée par ces souvenirs revenus et par la soudaine prise de conscience des liens qui lattachaient à ce lieu et dont elle ignorait lexistence et la force.
Elle quitta son banc de pierre, jeta un regard autour delle puis vers larbre sous lequel elle sétait réfugiée : un eucalyptus magnifique, touffu, doté dun tronc puissant et de branches robustes, à la splendeur surprenante dans cet environnement désolé.
Ses yeux se dessillèrent alors et elle réalisa que cet arbre avait une place à part dans le cur de la famille : cétait un arbre maintenant centenaire, planté en lhonneur de la naissance de son père et qui avait toujours été le plus beau de tout la plaine. Et il létait demeuré malgré la solitude et la désolation.
Il restait magnifique, vigoureux, solidement enraciné dans cette terre comme y était enracinée lenfance lointaine de Mona.
Une vague démotions submergea alors cette dernière et elle sabattit sur son large tronc, et dans la chaude senteur quil exhalait, elle se mit à pleurer avec de longs sanglots qui venaient du fond de son être.
Elle pleura son enfance oubliée , elle pleura tous ceux qui avaient vécu là, qui avaient dû émigrer dans la douleur, aujourdhui dispersés et pour la plupart disparus, elle pleura toutes les larmes quelle et tous les siens navaient pas versées
Car ils avaient voulu tout oublier, chasser les souvenirs pour éviter quils ne fassent souffrir, ils avaient voulu tourner la page, passer à autre chose
Et puis il avait fallu se retrousser les manches, tout apprendre de ce monde inconnu dans lequel ils avaient demandé asile, un monde froid quil avait fallu apprivoiser
Il leur avait fallu mobiliser toute leur énergie pour sortir la tête hors de leau et se refaire une place au soleil . Il ny avait pas de place, pas de temps pour les larmes. Alors ils avaient cadenassé tout ça au fond de leur cur et ils avaient pris la vie à bras le corps pour se fondre dans ce monde nouveau quils avaient fini par faire leur.
Elle pleura jusquà lépuisement de ses larmes, jusquà ce que se libère tout le chagrin enfoui. Alors, vidée, brisée, elle se laissa glisser au pied de larbre et sendormit dans la fraîcheur du soir qui tombait.
Et son vieux rêve récurrent revint alors avec force. Mais il nétait plus tout à fait le même : il y avait toujours le vieux mur mais du lierre vert tendre et du chèvrefeuille aux fleurs odorantes sy accrochaient et recouvraient ses cicatrices.
Il avait toujours le crochet de fer et les deux anneaux mais ils nétaient plus cadenassés, ils étaient largement ouverts et brillaient dans le soleil couchant.
Et, au pied du mur, plus rien, à part quelques petites plumes blanches que soulevait la brise du soir.
Mona séveilla doucement, légère et sereine, elle leva les yeux vers le ciel et elle vit alors le grand oiseau blanc déployer ses ailes et senvoler à jamais dans lazur et dans la splendeur du soleil couchant.
Le pacte
Raphaëlle Badel
Il nétait pas revenu depuis son enfance. Et ça lui rappelait ce jour de janvier 1960 où François et lui sétaient juré une amitié éternelle. Ils avaient pris leurs cadenas de bicyclette, les avaient enlacés et accrochés à la boucle du vieux mur. Ils sétaient ensuite coupé la paume avec un canif puis avaient mélangé leurs sangs. Sur le mur de cette ruine au fond du parc de la vieille Adèle. Une promesse les liait dorénavant : celle de se retrouver un demi-siècle plus tard, ici.
Depuis, le temps avait passé. Cinquante ans. Tout avait changé. Mais le mur de la vieille Adèle était toujours là. La date, il lavait conservée depuis toujours comme un secret bien gardé. 4 janvier 2010. Que serait devenu François Mailleux, le costaud, le beau, le drôle, le brillant François ? Celui qui avait tout pour réussir. Toute sa vie, il s'était senti comme guidé intérieurement par lui. François était resté son modèle, son grand frère, son alter ego. Son repère pour lui qui était dune famille éclatée, son référent masculin dans un foyer rempli de femmes.
Avec du recul ou peut être avec ce que lon peut appeler la maturité - il ne gardait pas un très bon souvenir de son enfance. Quand il y pensait, il revoyait sans cesse ce gamin fragile et peureux. Mais il se souvenait aussi qu'il avait François. Il le voyait deux à trois fois par an quand il venait voir ses grands-parents pour les vacances.
Après, tout était allé très vite : le déménagement à Paris, le collège... Et plus de François. Pas de lettre, pas de coups de fil, juste quelques grains oxydés sur de la paraffine et quelques souvenirs. Le temps avait fait son uvre. Il avait grandi, pris de lassurance, rencontré Jeanne, lamour de sa vie et la mère de ses enfants. Il avait construit une vie formidable sur les vestiges dune enfance chaotique.
Revenir ici lui rappelle combien il est heureux maintenant et ça le rend serein. Mais sa vraie interrogation - au delà de ses préoccupations sur le pourquoi du bonheur ou des blessures de l'enfance - est bien de savoir si Francois Mailleux « Ma vai lla veux » - ou encore « Mais vla lvieux » - comme il samusait à lappeler - sera là aujourdhui.
Quelle idée il avait eu dêtre là. Par ce temps glacial au milieu dun hiver qui nen finissait pas. Pierre Monteil. Un nom sorti de nulle part. Il avait limpression de lavoir complètement occulté depuis cet après-midi de janvier où Pierre et lui sétaient retrouvés vers le tas de pierre
Comment sappelait-elle déjà cette vieille folle du village ? Ah oui Adèle cétait donc ça.
Pierre le timide, Pierre le fragile, surprotégé par sa magnifique maman qui le prenait à longueur de journée dans ses bras alors quil avait près de dix ans. Pierre le timoré qui avait peur de tout et surtout de lui-même.
Le hasard parfois propose des choses bien saugrenues. Pourquoi avait-il fallu quil ait « Libé » entre les mains trois semaines avant... Sans doute parce quil était daté du 8 décembre, jour de son anniversaire. Chacun ne rêve-t-il pas secrètement d'un message damour laissé à son attention sur une petite annonce ?
« Mavaillaveux ! 4 janvier 1960 4 janvier 2010.
Promesse tenue si les cadenas sont toujours là ? Mavontaveil. »
Ca ne pouvait être que lui.... Quoi quil y avait sans doute beaucoup de gamins qui parlaient en javanais dans les années 60. Non cétait pas possible, cétait forcément le ptit Pierrot. Celui à qui il navait jamais vraiment dit au revoir quand il était parti précipitamment à Paris parce que sa mère avait suivi à la capitale un vieux garçon bête et moche. Mais riche.
La date. Il se souvenait bien de ce 4 janvier 1960. Pierre et lui avaient fait un tour de vélo en fin daprès-midi, il faisait un froid de canard. Ils avaient terminé leur balade sur ce terrain vague, à lorée du parc de la vieille Adèle. Ils avaient eu cet espèce de délire de gamins « Amis pour la vie. Croix de bois, croix de fer, si jmens jvais en enfer !!! » et sétaient même tailladé les paumes en accrochant des cadenas l'un à l'autre sur un vieux mur. En rentrant, il savait quil allait se prendre une belle raclée pour être sorti sans prévenir. Lui le gamin prétentieux, la grand gueule qui navait peur de rien, était rentré tout penaud chez ses grands-parents. Mais Albert Camus avait eu la bonne idée de se tuer en voiture ce jour-là
Et ses aïeux, effondrés par cette mort soudaine, navaient même pas pensé à le disputer.
Ce nétait vraiment pas le moment pour lui de tomber dans le délire des retrouvailles denfance et du « Alors qu'est-ce tu racontes depuis toutes ces années, heureux ? » Lidée davoir à faire le point sur une existence branlante, au bord de lécroulement même, entre deux divorces compliqués, des enfants absents et une retraite imminente qui finirait de le rendre complètement inutile.
Mais Paul Eluard avait peut être raison « Il ny pas de hasard, il ny a que des rendez-vous ». Alors il s'était décidé et avait pris la route.
Ca lui fait tout drôle de revenir là. Plus il avance et plus les souvenirs de son enfance résonnent comme des images dÉpinal à jamais envolées. Il y est presque. Encore quatre ou cinq kilomètres puis ce sera le petit chemin de terre qui menait jadis chez Jeannot « le rigolo », celui qui l'accueillait avec un bon cacao et quelques petits-beurres. Au carrefour ce sera à droite, après le prunier.
18 heures 30. Cela va bientôt faire trois heures qu'il attend. Le vieux mur est toujours là. Il a survécu à sa propriétaire. Les cadenas n'ont pas bougé. Ils ont rouillé, ils sont marqués par les années et les intempéries mais restent bien reconnaissables. Comme les hommes. L'épreuve du temps comme on dit. Le vent se lève, cela devient bizarre d'attendre comme ça un vieil ami qui ne viendra sans doute jamais.
François se souvient-il ? A-t-il seulement lu ? Est-il toujours vivant ?
Pourquoi attendre ici dans le froid et la solitude un être qui ne viendra jamais et dont finalement il n'a plus besoin ? Pourquoi s'accrocher à ce fantôme de l'enfance alors qu'il a les deux ingrédients les plus essentiels à une vie heureuse : une famille extraordinaire et des amis merveilleux... Ceux d'aujourd'hui, de la vraie vie, de la vie en 2010.
Il reprend la route avec autant de déception que de culpabilité. Quelle naïveté il a eu de croire que François serait là ? La route est verglacée et la nuit noire en ce début d'année. Il n'y a pas grand monde sur la petite route communale, les gens sont terrés chez eux avec un froid pareil.
Au loin il aperçoit des gyrophares. Au croisement de l'autre côté de la chaussée une voiture encastrée contre un arbre, quelques pompiers, des gendarmes et deux-trois badauds. L'année commence mal pour certains songe-t-il. Il ralentit mais ne regarde pas. Il abhorre ces curieux qui se délectent du malheur des autres et du sensationnel.
Quelques heures de route et le voilà chez lui. Le sapin scintille encore de mille feux dans l'entrée et les papillotes traînent ça et là comme pour rappeler qu'il y a quelques jours encore la maison était pleine de monde, de joie et de chaleur.
Sur la table de la cuisine une pile de courrier. Parmi elle, une enveloppe à son attention. Il l'ouvre.
« J'y serai.
Mavaillaveux »
Point de chaînette
Anne-Marie Dichtel
Le jour se lève sur un point de chaînette posé là, point par point, par des doigts engourdis de nuit.
Imaginez un ouvrage en filigrane dont la lecture doit plus à la nuit quau jour.
Au-delà du visible, dans une pénombre éclatante, deux êtres à demi endormis séveillent. Pour elles, mère et fille, en tout point semblables, samorce une séquence dont la répétition immuable, chaînette après chaînette, parvient à effacer le temps. Lhuis clos maîtrisé mais non consenti abrite en son sein deux chenilles ouvrières filant le temps maillon après maillon. Aucun regard indiscret nest autorisé à pénétrer cet univers peuplé et compris delles seules.
Le moindre bruit, la moindre variation de lumière, pourrait anéantir louvrage qui coule, inlassable.
Vous est-il arrivé de broder un point de chaînette ? La conscience peut vous avoir quittés et cependant vous permettre cet enchaînement brodé aux fils du temps.
Le travail silencieux à limage de deux natures presque éteintes, condamnées au silence de leurs points , peut paraître stérile et permet pourtant la palpitation de deux curs à lunisson.
Comme leur ouvrage, à labri des regards et à lombre du monde, une vie se tisse et senchaîne invariablement chaînette après chaînette.
Une pomme
Eva Péquery
Il y a un monde où personne ne va jamais. Sûrement parce que peu de gens le connaissent. Un monde secret, caché derrière de géants et infranchissables murs de pierre. Seul un puissant portail fermé à double tour par un cadenas en argent pourrait vous laisser passer. Il suffirait juste de trouver la clef...
Ce monde abrite une forêt remplie de cerisiers, qui donnent chacun de magnifiques fruits. Chaque été, les arbres fabriquent une à une leurs petites cerises qui finissent par tomber... Cet été pourtant il y a un changement. Un vieil arbre sec, un unique pommier qui se trouve au milieu des cerisiers donne naissance à pomme verte sur une de ces branches. Une pomme parfaitement ronde, parfaitement verte.
Un beau jour, un oiseau s'est avancé là et a commencé à picorer le fruit. Le rouge-gorge s'est acharné sur la pomme quand celle-ci s'est tortillée et a explosé d'une telle force, que l'oiseau n'a pas survécu. Parmi les débris, se trouvait une petite créature verte, un peu plus foncée que les restes du fruit. Elle ne mesurait pas loin de trois centimètres, était munie de deux bras, de deux jambes. Ses cheveux n'étaient en fait que de petites brindilles, ses paupières étaient, pour le moment, clauses. Son nez était tordu et long, sa bouche si mince qu'il était difficile de l'apercevoir parmi les sillages qu'avait formé le temps sur son visage. Ses mains ne possédaient que trois doigts, ses pieds six. Ses ongles si longs s'entortillaient sur eux-mêmes, s'arrondissant.
La chose oscilla, secouant légèrement la tête. Elle sappuya sur les coudes et ouvrit un il qu'elle referma aussitôt. Le soleil lui brûla les yeux. Elle se leva péniblement en s'appuyant sur un gigantesque caillou. Elle chancela mais parvint à se maintenir debout. Elle fit quelques pas, les paupières toujours clauses.
Regarde Elenarta ! Un autre de notre espèce !
Par les oreilles de Bendruck ! Mais oui, tu as raison !
La créature se retourna vivement et tenta d'ouvrir les yeux. La douleur était si intense qu'elle s'effondra, évanouie parmi les cerises qui jonchaient le sol.
Dragutyr, fais quelque chose, il vient de s'évanouir !
Elenarta, évite de me hurler dans les oreilles, s'il te plaît.
Les deux visiteurs s'écartèrent de la feuille derrière laquelle ils étaient cachés et s'approchèrent du corps.
Dragutyr lui ouvrit une paupière, et hurla en se reculant vivement.
Que se passe-t-il ?! Demanda Elenarta, affolée, en s'éloignant elle aussi.
Ses... Ses yeux..., articula Dragutyr, choqué.
Quoi ses yeux ?
La femelle le secoua vivement.
Réponds-moi !
Ils ont...
Qu'est-ce qu'ils ont Drag' ?
Le mâle fixa le vide de ses yeux violets.
- Ils ont l'Eclair...
Elenarta resta figée et se tourna vers le corps.
Par les oreilles de Bendruck... L'Eclair... Souffla-t-elle.
Elle s'approcha de l'être et souleva à son tour une de ses paupières.
Un tourbillon de couleur et de lumière lui virevoltait dans l'il. Ce mélange s'agita, comme sil était vivant.
Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau... Pensa-t-elle à voix haute.
Dragutyr se trouvait toujours derrière la femelle, dans un état second. Elenarta contempla toujours son oeil, fascinée. Elle finit par reprendre ses esprits et gifla le mâle. Il sortit de sa transe et lui lanca un regard noir.
Comment oses-tu me gifler ?
Navrée mais tu n'étais pas dans ton état normal. J'ai bien essayé de te secouer mais ça ne changeait rien...
...
Ne fais pas ta tête de mule, je t'en supplie !
On ne gifle pas et on n'emploie pas ce ton avec son grand frère !
Oui ça je le sais, tu me le répète constamment !
Elenarta ?
Oui ?
Tais-toi donc deux petites secondes, tu veux ? Et allons inspecter ce... Cet... Euh...
On peut l'appeler Saraguzar, qu'est-ce que tu en penses ?
Va pour Saraguzar !
Ils s'approchèrent à nouveau de son corps.
Et dire que l'Eclair est en lui... Il fait donc parti de la famille royale... Comment est-ce possible ? S'interrogea le grand frère.
Aucune idée ! Mais si on le ramenait au village ? On ne va tout de même pas le laisser là !
Tu te sens capable de le porter avec moi ?
Bien sur !
Ils soulevèrent la créature et partirent en direction de leur village, sachant tous deux que lavenir prenait une tournure intéressante
La nuit tomba lentement sur le village, les habitants examinaient Elenarta et Dragutyr. Chacun sortait des troncs darbres dans lesquels des logements avaient été créés. Cétait surtout la charge des deux porteurs qui attirait leur attention. Des chuchotements se faisaient sur leur passage; ils se dirigeaient vers la maison du guérisseur.
Il pèse de plus en plus en lourd ! Se plaignit Elenarta.
Je te lavais bien dit
ricana son frère.
La femelle ne répondit pas au sarcasme de Dragutyr et frappa à la porte du guérisseur, Tannetoom.
Entrez, répondit-il de sa voix grave.
Tannetoom était quelquun dimposant il ne mesurait pas loin de quatre centimètres et demi. Sa longue barbe grise léchait le bout de ses souliers.
Ah vous voilà vous deux ! Avez-vous récolté ce que je vous avais demandé ?
Drag émit un sourire crispé.
Non Tanne. Mais nous avons bien mieux !
Pose-le sur la table, Drag ! Je ne sens plus mes bras, gémit Elenarta.
Ils posèrent le corps, le guérisseur parut surpris mais ne dit rien et lexamina. Les deux trouveurs contèrent alors leur découverte.
Laissons-le se reposer, conclut le guérisseur. En attendant, allez prévenir le roi !
Les deux frère et sur inclinèrent la tête et sortirent.
Quelques heures plus tard, l'être reprit connaissance.
Un gémissement sortit de sa gorge, rauque, ses yeux le brûlaient.
Saraguzar ? Essaie douvrir les yeux, la luminosité est faible ici.
Il ne savait pas vraiment si cest à lui que sadressait cette voix mais il ouvrit tout de même les yeux, sans beaucoup de difficulté.
Comment te sens-tu ? Lui demanda un vieil homme.
Bien, articula-t-il dune voix brisée.
Excellent, tu parles notre langue, lui sourit-il.
Il regarde autour de lui.
Bienvenu à Tadanitron ! Lui lança-t-il. Arrives-tu à te lever ?
Saraguzar se sentait comme dans un épais brouillard. Ses pensées n'étaient pas claires, ses mouvements lui paraissaient lents et pénibles à effectuer. Il parvint tout de même à rester debout, grâce au soutien du vieillard.
On frappa à la porte.
Tannetoom ? appela Elenarta ! Où es-tu ? Saraguzar sest réveillé ?
Je suis dans la chambre, avec notre nouveau compagnon !
La femelle s'approcha, toute pimpante dans sa petite robe bleue.
Oh, tu es réveillé ! Dit-elle tendrement au nouvel arrivant qui ne pouvait s'empêcher de la regarder.
Elle avait des yeux magnifiques, gris, tels des miroirs qui permettaient de se voir à lintérieur.
Saraguzar, je suis Elenarta lui dit-elle en prenant sa main. Et lui, cest Tannetoom, le guérisseur.
Le cur de Saraguzar battait la chamade ; elle était dune beauté presque fictive. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et ses mains devenaient moites.
Bon, je dois partir ! Je passais juste voir si tout allait bien, dit-elle. A plus tard Saraguzar !
Et elle sortit dans un tourbillon deffluves parfumés.
Cest une sacrée petite, rigola le guérisseur.
Oui mais
je ne comprends pas, quand Elenarta est là, je me sens
bizarre ?
Bizarre ?
Il acquiesça. Tanne éclata de rire.
Sûrement lamour
ha l'amour ! Dit-t-il, pensif.
Je t'expliquerai
dit-il en se dirigeant vers la porte et en tentant de masquer un sourire.
Il se munit dune canne.
Vous allez quelque part ?
Oui et tu viens avec moi ! Nous allons rendre visite à ta famille !
Le nouvel arrivant se leva, surpris.
Mais monsieur Tannetoom, je suis un inconnu pour eux ! Pourquoi aller les voir ?
Tu as lEclair mon petit, on ne plaisante pas avec ces choses-là. Et appelle-moi Tanne.
LEclair ?
Tu comprendras plus tard.
Il ouvrit la porte et poussa le jeune mâle à lextérieur.
Tu peux supporter la lumière du soleil ?
Oui, ça peut aller.
Les gens le dévisagèrent.
Cest un prince, chuchotaient certains.
Il est envoyé par le ciel, soufflaient dautres.
Il décida de leur sourire amicalement ; ils marchèrent encore une vingtaine de minutes.
Nous voilà arrivés, bonhomme.
Devant eux, un palais se dressait, impressionnant.
Il souffla et se dirigea vers lentrée.
En franchissant la grille incrustée de rubis, Saraguzar eu comme une impression de déjà-vu.
Alors, dis-moi Saraguzar, que faisais-tu dans cette forêt ? Se renseigna Tannetoom en saluant les gardes et en marchant solennellement sur l'allée bordée d'érables.
Saraguzar se tordit les mains, anxieusement.
Pour être, honnête... Je... Je ne me souviens pas.
Tannetoom stoppa sa marche et frappa le sol avec sa canne en bois d'ébène.
Même pas un seul souvenir ?
La jeune créature frotta son front de ses doigts rugueux.
Je me suis réveillé entouré d'un parfum de pomme. Oui, c'est ça. C'était très fort...
Tanne se remit à marcher en frottant une parcelle de sa barbe, en pleine réflexion.
Ils ne dirent plus un mot jusqu'à atteindre l'entrée principale du palais. Deux mâles leur bloquèrent la route ; on emmena Saraguzar à l'écart et on fit venir le guérisseur personnel du roi. Celui-ci lui attrapa le menton sans ménagement et inspecta méthodiquement ses yeux. Il en resta bouche bée. Il fit un signe aux gardes et Saraguzar fut emmené dans une salle immensément dorée. Il y retrouva Tanne.
Je me suis demandé ce qu'ils allaient me faire ! Qui sont ces gens ? Chuchota le jeune à son ami.
Au centre, c'est le roi Primero. A sa gauche, Joannela, sa femme la reine et à la droite du roi, c'est Saltouto, le prince. Tu es probablement des leurs. Regarde dans leurs yeux, tu possèdes exactement la même chose. Cela se transmet de génération en génération ; tu fais forcement partie de la famille royale de notre peuple.
Saraguzar admira les traits de leur visage, leurs mimiques, leur façon d'être.
Approche ! Ordonna Primero.
Le jeune hésita et s'avança jusque devant le roi, en déglutissant. L'imposant mâle l'examina de la tête aux pieds, se retourna vers sa femme et lança :
Ca ne fait aucun doute. Il a cette tâche au niveau du cou, comme mon grand-père ! Ca alors !
Le roi se mit à rire de bonheur et fit virevolter sa cape de fourrure. Il cria, ria de plus belle, sauta en tous sens. Saraguzar, gêné, regarda Tannetoom qui lui sourit.
Le roi se calma rapidement et s'approcha du petit pour le serrer dans ses bras :
Bienvenue à la maison !
Saraguzar était serré si fort qu'il crut étouffer ; il réussit à lancer un il en direction de la reine qui avait le sourire jusqu'au bout de ses oreilles pointues, le prince, lui, lui lança un regard noir, plein de haine et de reproches.
Quand l'étreinte fut terminée, le roi lança :
Préparez des appartements pour le nouveau membre de notre famille !
Le prince se leva, passa à côté de Saraguzar :
Toi, je ne sais pas d'où tu viens ni qui tu es réellement mais sache que je ne te laisserai pas prendre le trône, c'est clair ?
Sans attendre la réponse, Saltuto sortit de la pièce d'un pas rapide.
Saraguzar fut accosté par les courtisans présents qui l'adoptèrent immédiatement. Le roi s'approcha, accompagné de sa femme qui serra longuement le nouveau venu dans ses bras.
Saraguzar n'avait peut-être pas de passé mais il comptait bien vivre pleinement son futur, rempli d'amour, certes, mais aussi semé d'embûches...
Portes ouvertes
Laurence Mercier
Ctrl+Alt+Suppr. 12h38. La suite attendra 14h00. Lhorloge interne de son estomac est formelle, pas besoin daffichage numérique pour savoir que lheure cest lheure. Ça râle, renâcle, grouille là-dedans. Il fait rudement faim. Pas la peine dessayer de pousser plus avant la machine. Elle verrouille le clavier. Un coup dil rapide sur les dossiers en pile, les bannettes alignées, tout est en ordre, le répondeur activé. Du lundi au vendredi, entre 12h30 et 12h45, son organisme très précis, interrompt la marche dune pichenette, met le travail sur la touche de deux doigts fermes. Tout le service connaît le pointillisme de leur collègue, égal à celui dont elle fait montre pour choisir ses sacs à mains ou ses desserts au buffet. Premier coup de fil à Marjorie « Coucou, cest lheure » et lappel se répand dans létage. Toute léquipe rit du métronome qui se cache dans ce corps quon dirait loin de toutes contingences fonctionnelles, tellement sa finesse paraît diaphane et fragile. 3 mots magiques dans un combiné et la petite troupe dans 2 minutes viendra la délivrer de son bocal vitré pour regagner la cafétéria dans le bâtiment voisin. La jeune femme trépigne. Comment a-t-elle réussi à patienter jusquà 12h38? Lasagnes au saumon - elle consulte le menu sur le tableau daffichage en arrivant tous les matins - elle adore, pêtre même une petite mousse au chocolat, elle a envie de faire des folies ce lundi 15 juin. Tout ce quelle a à leur raconter
Quel week-end quand même ! Ils en oublieront lépisode de la série dhier, cest sûr, ils ne vont pas en revenir. Elle bondit de son siège, attrape au passage son sac à mains posé sur la table. Sa couleur printanière lui donne subitement envie de balades dans de verdoyants vergers et de grandes rasades de jus de pommes. Elle file rejoindre ses joyeux compagnons du déjeuner.
14h00. Retour au bureau N°9458. Cest ce qui apparaît en lettres grisées et brillantes sur le haut de sa porte. A quoi peut bien servir un tel numéro pour se retrouver dans le dédale du bâtiment ? Est-il possible quil y ait au moins 9458 pièces dans si peu despace ? Cliquetis de clés et la porte souvre, un champ de tournesols flamboie tournoie sur la fenêtre de lordinateur. Le soleil jaillit de lécran. Cliquer sur nimporte quelle touche pour faire apparaître linterface de gestion des tâches. Ah, lempreinte familière et confortable de ses jambes sur son fauteuil ! Ses fesses retrouvent sous sa robe le galbe moelleux de la mousse. Position ergonomique de travail, les talons compensés de ses sandales rouges bien à plat sur la moquette beige, les avant-bras posés sur la tablette, lécran à portée de vue. Pour rouvrir votre session, saisissez votre mot de passe. Diable, 4 mois quelle travaille ici et quelle ne parvient pas à se le mettre en tête. Sous le vieil annuaire papier de 2004 se cache le code, sésame griffonné et chiffonné à force dêtre manipulé et consulté. Lécran est déverrouillé. 1 message téléphonique, 2 mails et 1 plage horaire de 4 heures. Cest parti !
Une culotte verte sur des sandales à brides rouges.
Jamais il naurait cru que puisse exister pareille couleur de sous-vêtements. Un vert pomme très vif criard même, pourtant aussi très doux comme un fin coton. Pour autant que Marc ait eu le temps de voir, tellement a été imprévisible et rapide cette vue en contre-plongée, offerte à lui, par hasard, une fois la poignée des toilettes tournée.
Il en a pourtant vu de toutes les couleurs. Des rouges, des noirs, des blancs virginaux, des violets mystérieux. Et puis des strings, des shorties, des culottes et dautres formes dont ils ignorent le nom mais dont il connaît bien la forme sur le cul. Mais aucun de cette couleur-là, de celle qua jetée à ses yeux ce carré entraperçu. Jamais de cette intensité, avec cette vérité, dans cette liberté-là.
Cest vrai que Marc na pas eu 36 copines, entre 3 et 6 serait plus juste, il ne voit pas lintérêt de faire des comptes dans ce domaine-là. Sans doute na-t-il donc pas connu un échantillon très représentatif de la population féminine. Elles ont toutes plus ou moins le même style, tenté quon est souvent de piétiner les mêmes plates-bandes, attiré toujours chez les autres par les mêmes atouts.
Et en parlant de cadeaux de la nature, le jeune homme a encore dans le cerveau, ou précisément, dans les pupilles, ce qui, dune image fixe devant la tête devient une idée derrière la tête. Limage des pieds dune jeune femme qui na de corps que du bas, puisque son regard, dès la porte ouverte, a été happé par le carré de pelouse verte jonchant et tranchant sur le carrelage grisâtre et par contraste encore plus éteint encore. Cest ensuite, de façon involontaire, ou plutôt inconsciente, quil est remonté jusquau pubis. Quelques micro-dixièmes de secondes, ténus mais tenaces, sur la toison brune foisonnante, bouclée, légèrement ambrée. Jamais il na vu autant de poils à cet endroit-là. Les filles de son âge ont lhabitude de sépiler, toujours soigneusement, en tickets de métro ou de toutes autres formes géométriques, régulières ou pas. Leur espace pileux autour de leur douce fente ne dépasse jamais la taille dune carte bancaire.
Une tache vert pomme clignote en alternance avec un buisson châtain quelque part sous ses paupières. Comme un tatouage permanent persistant derrière la barrière rétinienne. Quelle idée de se rendre aux toilettes et de ne pas sy enfermer ! Alors quil y a au bas mot, une quinzaine de personnes qui, dans la pièce à côté, mangent, boivent et peuvent à tout moment avoir envie dépancher leurs besoins naturels, exacerbés par une consommation parfois très importante de liquides et de solides, dans le lieu communément conçu pour ça, étudié, programmé pour être verrouillé de lintérieur et permettre à qui se trouve là de vaquer à labri du regard à des fins les plus personnelles, à ses plus intimes occupations.
Marc na aucune idée de ce à quoi peut bien ressembler la jeune femme. Elle nest pas blonde, cest tout ce quil peut affirmer. La demoiselle semble pour le moins naturelle et étourdie. Quoique. Il est le premier à ne pas senfermer dans les waters chez lui, mais il habite seul. Il ne met pas sa main à couper que cela ne lui est jamais arrivé domettre de tirer le verrou chez quelquun, mais il ne sen souvient pas, vu que cela est passé inaperçu, du fait quil na pas été surpris ou pris en flagrant délit
Le tout est de ne pas se faire surprendre, pas de ne pas le faire. Et voilà, en loccurrence, il est bel et bien tombé presque nez à nez sur une inconnue dans les toilettes de sa copine denfance.
Il est incapable de se souvenir de la couleur ou de la forme de ses vêtements. Pas de jean, puisquil se serait retrouvé par terre autour de la culotte. Alors, sûrement un jupon, une jupe, une tunique. Encore une extravagance dont fait montre linvitée, car quelles filles de nos jours portent encore des robes ? Aucune de celles, en tout cas, que le jeune homme a serrées dans ses bras, il est vrai cela remonte à plus dune année. Au moins, ne sagit-il pas dune de ses ex
« Pardon, pardon », réussit-il à bredouiller en refermant le battant précipitamment. Un rire cristallin et enjoué jaillit alors de derrière la porte et pourtant devant lui, mais caché, en même temps que le bruit caractéristique du jet de lurine direct contre lémail du sanitaire. Tout cela ne semble pas avoir lui coupé ses effets.
Sa gorge, à lui, ne réussit quà émettre un raclement gêné. Sur la porte de bois fermée devant laquelle il se trouve maintenant, apparaissent en relief 2 petits rectangles brillants de feux bicolores. Pas moyen de les éteindre, il a beau se frotter les yeux, fixer son regard sur la peinture murale, elle passe de coquille duf à jeune poussin, sur la reproduction picturale dune marine, elle vire à une peinture forestière.
Une seule suite à cette histoire simpose à lui pour atténuer son trouble oculaire. Regagner le salon, retrouver sa place parmi les autres, étancher sa soif soudaine deau pétillante et lattendre paisiblement sur le canapé. Mais comment aborder cette belle dont il na vu que la toison sacrée, les brides rouges de ses sandales chanter avec sa culotte, quil rêve de toucher, humer, sentir de façon déjà obsessionnelle?
9458 A. Aucune réaction. Aucun déclic. 5894 A. Rien ne bouge.
9854 A. La porte reste muette, désespérément, immobile, morte. Fermée, un rempart. Dyslexie numérique, maladie dAlzheimer, trouble de la mémoire, étourderie ? Le fait est bien là, la jeune femme se retrouve fermée dehors en bas de lallée 3 du 6 rue des Charmettes, aux pieds de la fête, dont elle entend distinctement la musique, les éclats de voix et les rires, 4 étages plus haut.
Comment pourrait-elle apprendre par cur des codes numéraires qui nont dexistence pour elle que quelques secondes de sa vie ? Le temps de se rendre chez sa copine. Ces nombres, cela elle sen souvient distinctement, quand Sylvie les lui a donnés, ne lui ont rien inspiré qui vaille. Ne lui ont rappelé ni âge, ni date de naissance, ni département familiers. Apprendre à se rappeler ! Oui, mais elle ne se rappelle jamais, alors, peine perdue ! Aucun moyen mnémotechnique ne marche. Alors, elle oublie. Et puis, tous ces chiffres dont il faut se rappeler de nos jours ! Tant de codes que ça en devient absurde. Même pour pisser, il en faudra bientôt, déjà quil faut payer ! Il ne lui paraît pas plus juste ni logique de devoir échanger de largent contre le boire et le manger. Quun besoin aussi naturel que celui duriner soit monnayable la met hors delle. Inconcevable. Que cette société fasse de la fonction la plus basique une occasion de senrichir la laisse sans voix. Elle ne comprend les dépenses monétaires que pour les biens inutiles, superflus, de luxe. Comme ses nouvelles sandales rouges, dont les brides blessent légèrement ses orteils. Elle les porte pour la première fois, fêtant à sa façon lanniversaire de Sylvie.
Le champagne lui semble bien froid contre son ventre. Elle a limpression que sa robe se recouvre dune fine couche de buée au contact de la bouteille. Quel est donc ce Sésame qui peut amadouer le pont-levis ? Qui déverrouillera ce portail, qui ouvrira le lourd battant de bois ? Poignée imposante, moulures savantes, façade ornée. Elle reconnaît que cest un ouvrage de belle facture et, quen un autre lieu, une autre heure, elle aurait pu admirer le savoir-faire de lébéniste. Mais voilà, elle a faim, elle a soif et ses pieds gémissent. Sans parler dune envie de faire pipi qui pointe son nez pour couronner le tout
Les effluves cacophoniques et festives qui descendent le long du mur commencent à lui donner des fourmillements incontrôlés jusquau bout des doigts. Elle a beau retourner dans tous les sens les 10 chiffres et les associer raisonnablement, puis intuitivement, rien ny fait. 4 et 4 font 8, aussi sûrement que la porte demeure close. Larithmétique à ce stade-là ne lui est daucun secours. De toutes façons, elle a toujours été une littéraire pur jus et na jamais rien entendu aux sciences dites exactes, aux formules et aux équations. Les chiffres, cest une chose, mais pour corser laffaire, il y a aussi les lettres et ce quelle nignore pas, cest que bien de ces satanés codes sont des alliances incongrues de chiffres et de lettres (imaginez un loto pour lequel il faudrait trouver la combinaison formée par les 2 groupes et dans lordre, qui plus est). Ainsi, en toute impunité, les humains les marient sans vergogne, en dépit de la différence de leur nature, réduisant lart de les retenir pour le tout venant au laborieux exercice des neurones ou au simple, mais difficile, appareil de la mémoire ou de son pense-bête. Sauf que voilà, elle a oublié son carnet dadresses chez elle. A trop vouloir réduire le contenu de son sac à mains, elle en a oublié le précieux grimoire qui protège du temps et de loubli, grâce à limmortalité du papier, ce quelle ne peut apprendre par cur, des numéros, des chiffres, des téléphones, des codes. Ce code qui lui fait tellement défaut pour linstant. Elle a pris ce quelle a estimé alors essentiel : carte didentité, cigarettes, carte bleue, bloc-notes et stylo, car si elle na pas pris de quoi lire - le trajet à pied depuis chez elle ne lui en donne pas loccasion - elle prend toujours de quoi écrire, des numéros, des chiffres, des téléphones, des codes
Dans son sac à mains vert pomme liseré à dentelle brune, se trouve toujours son « carnet de vue », comme elle lappelle, dans lequel elle note tous les soirs ce quelle a fait, pensé, imaginé dans la journée. Cest lexacte réplique de son premier cahier intime lorsquelle avait 6 ans. Avec le petit crayon en bois qui se glisse dans la reliure et le petit cadenas. Elle a abandonné à jamais lidée davoir un portable, ayant par 3 fois bloqué son téléphone faute de se rappeler le code « Pin ». Punition sans appel, appareil verrouillé et déverrouillé par un spécialiste, enfin verrouillé à jamais, paix à sa carcasse. Ses amis ne comprennent pas quelle puisse se rappeler où elle cache la clé de son carnet, alors quelle est incapable de se rappeler 4 malheureux chiffres dun mobile. Ce à quoi elle répond quelle vit très bien et sans doute même mieux queux, à labri des ondes nocives et des appels intempestifs aux toilettes. Car cest bien toujours à ces moments-là que surgit le Requiem de Mozart ou la Toccata de Prokoviev. Quant à la cachette, personne ne la connaît. Elle ne se lexplique pas vraiment, mais elle devine que son cerveau différencie lapprentissage dun code numérique du mystère dun lieu gardé secret et que les possibilités de limagination dépassent largement lentendement humain.
Las, se gratter la tête ne fait pas avancer lhistoire, pas plus que lever les yeux au ciel ou vers cette fenêtre reconnaissable entre mille - les lumières rythmées et chaotiques dune boule à facettes, des ombres qui vont et viennent - mais résolument fermée comme verrouillée de lintérieur sur un secret. Elle crie 3 ou 6 fois le nom de son amie, pour la pure forme mais avec conviction, car elle doute quon puisse lentendre dans ce vacarme convivial mais rageant vu den bas
Elle a, pour lheure - il est 21 heures, cest le début de la nuit - fait tout ce quil est possible de faire quand on est une jeune femme juchée sur de hautes sandales à brides rouges, narguée par une porte dentrée qui ne veut pas souvrir. Il ne lui reste quà attendre que quelquun entre ou sorte de lallée pour sy engouffrer à son tour, monter 4 à 4 lescalier jusquau 4ème étage et se précipiter aux toilettes.
La révélation
Marielle Favard
Tout a commencé un samedi matin de septembre, je men souviens comme si cétait hier. Après avoir réveillé toute la famille avec sa guitare et ses arpèges, mon père est entré comme une tornade dans ma chambre et a ouvert la fenêtre et les volets en lançant :
Léo ! Tu as vu lheure ? A ton âge, cela faisait bien longtemps que jétais debout ! Ce réveil fut une sorte délectrochoc : je ne fonctionnais pas comme lui. Je ne lui ressemblais en rien ou presque
Il a hurlé à toute la maisonnée quil partait courir avec ma mère. Chaque samedi, une sorte de rituel simposait, ils sen allaient, baskets aux pieds vers 9h30, proposant toujours à mes frères et moi de les accompagner. En général, à peine mes parents sortis, Jo mon frère aîné et Sam, le cadet, nétaient jamais très loin. Un regard complice, ils laissaient quelques minutes sécouler, donnant ainsi un peu davance à mes parents et se faisaient plaisir en les rejoignant très rapidement. Mais ils revenaient toujours tous ensemble. Certes, pas tous dans le même état, mais en riant et se chahutant. A leur retour, ce samedi là, javais quitté mon lit, pour minstaller sur le canapé, et, toujours en pyjama jouais au football, manette en mains, devant ma console-TV. Jallais marquer le plus beau but de ma vie, quand mon père minterrompit :
Le sport, cest pas ça mon bonhomme ! Il faut se bouger ! Il nen finissait pas de jogger devant moi, peut-être pensait-il quainsi, le temps et ses ravages ne le rattraperaient pas
Mais son corps encaissait les années malgré tout. Il était pitoyable, rouge, en nage, essoufflé. Son côté sportif avait déteint sur moi, certes en dégénérant un peu. Jadore le sport mais préfère regarder ceux qui le pratiquent.
Le temps de se doucher et la tribu à nouveau au complet se retrouvait, comme aujourdhui, dans la cuisine pour déjeuner.
Quest-ce quon mange maman ? a lancé mon père dun air vorace. Je me demandai à cet instant, pourquoi il lappelait lui aussi maman
Saucisses et purée de pois cassés !
Yes ! Sécrièrent-ils ensemble.
Alors à table !
Je me sentais tellement seul, presque étranger à cette famille. De qui pouvais-je bien tenir cette aversion pour les pois cassés ? Je regardais avec désolation mon père qui sempressait de me servir, le remerciais en contemplant le monticule vert qui simposait dans mon assiette. Tout le monde avait lair heureux, chacun racontait ses histoires, pendant que japprenais le grand principe de la discrétion. Je mastiquais longuement une bouchée de pain, jen graissais une autre de purée, que je présentais sous la table, à ma complice préférée. Ma chienne, déjà assise contre mes jambes, savait quelle pouvait compter sur ma générosité et mon sens aigu du partage. Pendant que mon assiette se vidait doucement, son estomac, se remplissait tranquillement.
Ma mère ma jeté un regard satisfait et a dit :
Cest bien mon fils, tu vas devenir grand et fort comme Papa !
Cette réflexion et mon regard exagérément empli dadmiration pour mon géniteur, le firent très vite se redresser et gonfler le torse. Du haut de ses 1m70, ce nétait quand même pas un Mastodonte ! Est-ce que maman voulait, par là, me dire quelque chose ? Mes doutes grandissaient, je devenais le plus triste des enfants.
Plus tard, lors dun rendez-vous chez le dentiste avec mes frères, je tombai sur un article de presse indiquant des statistiques sur les familles du 21ème siècle. Une source soit disant « fiable » signalait que la majorité des enfants nés en troisième position, étaient souvent issus dune liaison extra conjugale. Je demandai à Jo de mexpliquer ce que cela signifiait, il fut très clair sur le sujet. Sam, ne put sempêcher de rajouter une couche en étalant sa science, concluant ainsi, que, dans mon statut de benjamin, il ne métait plus permis de douter
Depuis ce jour, le fossé se creusa davantage entre mes frères et moi, je ressentais une connivence entre eux, ils savaient quelque chose à mon sujet, que jignorais encore.
Au fil des jours, mes inquiétudes et mes angoisses amplifiaient, je ne travaillais plus à lécole. Je cherchais des réponses aux questions existentielles, quun garçon de 10 ans est en droit de se poser surtout lorsquil est entouré principalement denfants, issus de familles recomposées. Etant de la fin de lannée, je mis à profit cette année davance, vacances comprises pour chercher des indices, des preuves, comprendre, mûrir et accepter enfin les surprises de la vie. Mon seul centre dintérêt était de prouver que mon père nétait pas mon père.
Après mûres réflexions, je décidai de mettre dans la confidence, Romain, mon meilleur copain de classe et compris très vite, quun secret nest jamais si bien gardé, que lorsquil nest pas dit. Romain, avait lui aussi un meilleur copain. A la mi-journée, toute la classe savait que je nétais pas le fils de mon père ! Et en soirée, la rumeur disait que ma mère avait eu une liaison avec mon professeur de français, lequel, me considérait comme son « chouchou », en me donnant des notes plus que satisfaisantes, qui me prédestinaient ainsi un bel avenir littéraire. CQFD. Eux avaient des réponses à leurs interrogations, les miennes restaient en suspens
Toutes ces déductions mamenaient à revoir ma façon de penser. Mon père avait perdu ma confiance
Lui, qui navait peut-être jamais douté de sa paternité, était-il seulement en mesure de me donner plus de détails ? Je doutais à présent de ma mère
Convaincu de son infidélité, je me sentais bel et bien, le fils dun autre. Déchargé à lécole du poids de ce terrible secret, je décidai de protéger la réputation de mon professeur de français, et changeai radicalement de comportement. Lors de ses cours, je devins exécrable. Mes notes chutèrent vertigineusement. En fin dannée, il ne me supportait plus, je nétais plus son « chouchou » : Mission accomplie. Le doute réapparaissait dans lesprit de mes camarades de classe, la rumeur changeait de ton. A leurs yeux, il ne pouvait plus être, celui qui mavait engendré, mais je perdais le bénéfice de mon avance et redoublais mon année de 6ème.
Cest en rentrant de lécole, un soir, que je surpris une conversation entre mes parents. Mon père soulignait son goût prononcé pour le français, les livres, les mots, et ma mère lui suggérait alors décrire un journal intime.
Parce que tu crois que je tai attendue ? Il y a longtemps que je le tiens mon journal intime !
Ah oui ? Est-ce que tu me le feras lire ?
Peut-être
un jour
Cet homme que jappelais encore PAPA écrivait donc son histoire. Il me suffisait de trouver ce journal, et jaurai enfin la preuve de ce que je redoutais le plus
Je profitai du sérieux de leur conversation qui me laissait un peu de temps. Je me rendis dans son bureau en cachette, je ne mis pas longtemps à trouver lobjet de tous mes désespoirs. Mon cur voulait sortir de ma poitrine. Les mains moites, tremblantes et la peur au ventre, je délivrai dun tiroir du secrétaire, un gros cahier à spirales. Deux petits cadenas entrelacés étaient suspendus à un ruban blanc qui maintenait le cahier dégorgeant de photos et de dessins denfants. Un gros cur rouge en feutrine masquait pratiquement toute la couverture. Jôtai délicatement cette décoration et découvris une photo soigneusement collée, un peu jaunie de nous cinq réunis. Moi, bébé, dans les bras de mon père, et ma mère en arrière plan, enlaçant ses quatre hommes, comme elle disait.
Jai ouvert le cahier, et, presque aveuglé par les larmes, je nai lu que la première phrase, qui, à elle seule a dissipé tous mes tourments :
« Je considérerai toujours les enfants dHélène comme mes fils, aujourdhui, 27 décembre 1990, elle me comble en me donnant Léo, mon premier enfant ! »
Secret de famille
Ginette Mazoyer
Sa grand-mère vient de mourir. Violette se retrouve seule devant la maison de ses grands-parents, une vieille maison en pleine campagne. Violette ouvre son sac et en sort un trousseau de clés, une dizaine de clefs accrochées sur une ficelle usée. Mais, elle hésite à ouvrir la porte. Après un long moment passé sur le perron, dans la froidure de ce matin d'hiver, elle fait le tour de la maison. Elle va rentrer par la cuisine, comme autrefois quant elle passait ses vacances dans cette maison entre son grand-père en bleu de travail et sa grand-mère en tablier fleuri. Violette s'arrête sur le palier de la porte de la cuisine, puis se retourne vers le cabanon. Elle n'y est jamais rentrée du vivant de ses grands-parents. Son grand-père la grondait chaque fois qu'elle s'en approchait et qu'elle passait son nez à l'intérieur. Il lui criait que c'était dangereux, qu'il y avait des outils dangereux pour les enfants. Elle repartait alors se réfugier dans les jupes de sa grand-mère, fâchée contre lui, très en colère et souvent les larmes aux yeux. A la mort de son mari, sa grand-mère a mis un cadenas sur la porte du cabanon, il est toujours là sur la porte. D'ailleurs, quelle bizarrerie, il y a deux cadenas, dont l'un ne sert à rien.
Violette recherche la clef correspondante sur le trousseau et la trouve, une vieille clé un peu rouillée. Enfin, elle va pouvoir rentrer dans l'antre de son grand-père, après vingt ans à essayer d'apercevoir ce qu'il y avait à l'intérieur, vingt ans de frustration.
C'est un moment important pour elle. Le cadenas est rouillé, la clef rentre difficilement dans la serrure, Violette force un peu et tourne lentement la clé, elle ne veut pas la casser si près du but. Le cadenas cède, Violette le retire de l'anneau et pousse la porte en bois grinçante. La lumière du jour éclaire l'intérieur, tout est bien rangé, les outils de jardin contre le mur, des étagères au fond, une table de jardin au milieu et quelques chaises pliées appuyées sur le table.
Elle se dirige vers le fond et contemple les étagères, des dizaines de boîtes à chaussures sont posées dessus, bien étiquetées. Elle commence à lire, tournevis, clous, pinces... tous les outils et toute la quincaillerie digne d'un grand bricoleur.
Ensuite se sont des outils de jardins, des graines de légumes, de fleurs... tout le nécessaire pour entretenir un jardin. Et puis, au bout de la rangée une boite anonyme, rien n'est inscrit dessus. Elle parait beaucoup plus récente que les autres. Violette la prend et la pose sur la table de jardin, elle déplie l'une des chaises et s'assoit devant la table. Elle retire délicatement le couvercle et regarde à l'intérieur. Elle plonge la main et en ressort une dizaine de photos, des photos en noir et blanc. Elle les regarde l'une après l'autre, toujours le même couple, une jeune fille et un militaire.
Elle ne les connaît pas, mais la jeune fille lui ressemble, la même forme de visage, les mêmes cheveux bouclés. Elle est désorientée. Elle retourne les photos, l'inscription est effacée en partie ou illisible. Soudain, Violette ressent un grand froid, la neige s'est mise à tomber et le vent s'engouffre par la porte ouverte, elle est gelée. Elle pose les photos dans la boite, puis referme le couvercle.
La boite sous le bras, elle referme la porte sans verrouiller le cadenas. Maintenant ça ne sert plus à rien. Elle rentre dans la cuisine et pose la boite sur la table, se fait chauffer de l'eau dans bouilloire de sa grand-mère, vieille bouilloire pleine de calcaire. Elle ouvre la boite à thé et se choisit un sachet de thé au citron, elle a bien besoin de se réchauffer, elle a si froid. Enfin l'eau est chaude, elle remplit la vieille tasse ébréchée de sa grand-mère et y plonge le sachet. Son thé est prêt, elle va pouvoir se remettre à ses investigations. Elle renverse la boite, fouille dans le tas épars sur la table : des photos, des papiers jaunis écrits en allemand, une bague plutôt une alliance très abîmée. Sur les papiers, elle peut lire des noms, enfin plutôt un nom, Hagen. Mais qui sont ces personnes ? Les autres photos ne lui amènent aucune réponse. Elle boit son thé à petites gorgées, les yeux fixées sur les photos. Sa tante pourrait peut-être la renseigner, c'est la soeur de sa grand-mère. Bien sûr, elle est très âgée et a perdu la mémoire. Mais avec un peu de chance, quelques souvenirs lui reviendront. Demain, elle prendra le train pour rendre visite à sa tante Marianne, dans sa maison de retraite et lui apportera la boite avec tous ses secrets.
Assise dans ce compartiment gris, Violette ne voit personne, les yeux dans le vague, elle pense à sa grand-mère. Que lui a t'elle cachée durant toutes ces années. Enfin, elle arrive dans cette maison, qui lui semble si triste sous la neige. La vieille porte de bois grince, comme les marches de l'escalier. Elle monte dans la chambre de sa tante et frappe doucement à la porte. Pas de réponse, alors elle rentre. Sa tante est un peu sourde, elle ne l'a pas entendu. Violette la trouve lasse et très fatiguée. Elle l'embrasse tendrement, s'assoit près d'elle et ouvre la boite, qu'elle renverse devant elle, attentive à ses réactions. Sa tante regarde les photos et ne semble pas surprise. Elle sait, Violette le voit bien dans ses yeux. Mais elle reste muette, alors Violette la supplie de lui dire qui sont ses personnes.
Sa tante se met alors à parler de son enfance, en Alsace, entre un père boulanger et une mère couturière. C'était avant la guerre, la grande guerre. Violette et elle étaient très jeunes, deux petites filles comme toutes les petites filles de cette époque, très espiègles. Elles courraient dans la cour de la maison, avec leurs petits tabliers à carreaux, cousus par leur mère. La vie n'était pas facile mais elles ils étaient heureux tous les quatre. Les yeux de Marianne brillaient, tous les souvenirs enfouis en elle depuis si longtemps remontaient du plus profond de sa mémoire, elle souriait. Qu'ils devaient être beaux ces souvenirs ! Puis elle repris son récit, après quelques minutes.
La guerre a éclaté, son père est parti comme soldat dans l'armée allemande. Il était allemand. Il était beau dans son uniforme neuf, elles étaient impressionnées.
Marianne ne l'avait vu qu'une seule fois dans cet uniforme. La photo avait dû être prise ce jour là, le jour de son départ, la dernière fois qu'elle l'avait vu. Elles étaient alors parties toutes les trois dans une grande ville, à Paris. Elles avaient vécu là dans un tout petit appartement durant des années, dans la pauvreté et le dénuement.
Puis leur mère était décédée, elle était encore jeune, les filles avaient chacune pris un chemin différent. Violette avait épousé un fonctionnaire, elle ne travaillait pas. Elle, elle était restée seule, couturière comme sa mère dans une grande maison parisienne.
Voilà c'est tout ce dont elle se souvient, ou, tout ce qu'elle veut bien dire à Violette, qui tente vainement de lui poser quelques questions, en essayant de ne pas trop la fatiguer. Mais les réponses restent très vagues. Sa sur a peut-être fait des recherches, mais Marianne ne s'en souvient plus, elles n'en ont jamais parlé. Mais c'est sûr, elle n'a jamais revu son père, l'arrière-grand-père de Violette. Et puis, il ne faut pas remuer le passé, surtout celui-là, une mauvaise guerre qui a séparé bien des familles.
Violette remet tous les souvenirs dans la boîte et la referme. Elle pourra tout à loisir regarder les photos chez elle, et, peut-être, faire des recherches. Mais pour l'instant elle n'en éprouve pas le besoin, sa tante a peut-être raison, pourquoi remuer le passé.
Et puis, si sa grand-mère ne lui en avait jamais parlé, c'est qu'elle pensait aussi que c'était inutile.
Ce qui compte maintenant c'est l'avenir, son avenir. Elle est la seule famille qu'il restait à ses grands-parents, après la mort de ses parents. Dans le train qui la ramène à Paris, elle prend une décision importante, elle va vendre la maison de ses grands-parents.
Elle passera prendre quelques souvenirs auxquels elle tient, et, refermer définitivement le cadenas du cabanon, qui a désormais perdu tout son mystère.
Comme son arrière-grand-mère, elle allait changer de vie, mais pour elle ce n'était pas une fuite, mais un nouveau départ. Avec l'argent de la vente, elle allait réaliser son rêve, travailler pour elle, pour son propre compte, ouvrir son propre salon de coiffure en Bretagne, à Saint-Malo, la ville de son enfance.
La serrure invisible
Françoise Lafont
Cela faisait au moins trois fois que je faisais ce rêve, toujours le même.
Jétais devant une porte en bois, solidement fermée par un double cadenas, de facture récente, en inox, tout simple. Les deux cadenas étaient reliés comme pour mieux souligner limpossibilité douvrir. Ce matin-là, quand je me réveillai, javais encore à lesprit la vision du cadenas, jétais entre deux eaux. Je sentais encore dans mes doigts le désir de bouger pour toucher le cadenas mais mes doigts étaient restés gourds. Plus tard dans la journée, la signification du rêve simposa à moi : cétait un rêve dimpuissance. Javais en moi un potentiel créatif que je négligeais. Je devais trouver la clé de mon refoulement.
Une semaine après, environ, quand je refis ce rêve, la situation avait légèrement changé. Je réussis à lever la main droite qui explora le cadenas. Je me rendis compte dun fait étrange : il ny avait pas de serrure. La découverte en soi nétait pas surprenante. Dans un rêve lesprit sait une chose et la conscience la sait aussitôt, comme si lesprit était le moteur du scénario.
Quand je fus sortie des limbes nauséeux que ce rêve déclenchait en moi je me fis une tasse de café que je bus avec délice. Puis la journée senclencha avec son cortège de rituels, de tâches et de plaisirs.
Le soir même je ne pus trouver le sommeil et je décidai daller un de ces jours dans une quincaillerie voir si ce type de cadenas existait. En fait je ne mis cette idée à exécution que bien plus tard, dans une grande surface de bricolage. De mon cadenas il ny avait pas trace.
Plus je pensais à ce cadenas et plus je me disais que sa force résidait non pas tant dans labsence de serrure que dans limbrication des deux anneaux. Cela me faisait penser à ces énigmes dont la solution paraît impossible à trouver mais se révèle être dune simplicité désarmante. Par ailleurs si ce cadenas navait pas de serrure cest quil souvrait par un autre artifice qui ne relevait peut-être pas de la matière physique. Et jéprouvai alors une sensation familière. Selon le principe des arts martiaux on arrive à se défendre parce quon cède complètement devant lattaque de lautre. Et dans la vie on peut résoudre un problème de la même façon. Mais jétais loin davoir acquis ce niveau.
Et peu à peu joubliai mon rêve récurrent, je ny pensais plus. Ce nétait quun rêve, après tout. Mais il revint à moi. Et la couleur de la porte était plus vive ; je sentais presque la texture du bois. Le cadenas était toujours là, brillant et paraissant plus gros quavant.
Cest alors que je fis dans mon rêve ce dont je me croyais incapable. Mon corps, ma conscience et mon souffle acceptèrent lexistence de ce cadenas et lidée quil soit impossible à ouvrir. Et la moitié du cadenas tomba à terre avec un bruit mât. Et lautre partie pendait toujours à la porte qui sentrebâilla légèrement. Jaurais pu entrer et voir ce qui se trouvait derrière la porte mais je rompis le charme par un léger sursaut de mon corps, je me réveillai. Je nétais pas prête à entrer.
Quy avait-il derrière la porte ? Avais-je envie de le savoir ? Il ny a rien derrière les portes des rêves, me disais-je. Seulement soi. Javais réussi à pénétrer le secret du cadenas et cétait suffisant
Au moins un mois plus tard le rêve vint me visiter pour la dernière fois. Cétait comme la première fois, jétais dans lentre-deux du sommeil et de la veille. Devant cette porte à peine ouverte je me tenais. Lhésitation à pousser la porte me procurait une sensation désagréable, je voulais me réveiller. Mais je me repris et je poussai la porte le plus naturellement du monde. Il y régnait un noir lumineux. Mes yeux et mon esprit saccommodèrent à ce lieu inconnu, je navais plus peur et je regardais. La vision imprégna mon esprit et commença à se dissoudre à mon réveil.
Ce que javais vu dépassait lentendement. Les images et les certitudes auxquelles javais eu accès étaient dune précision remarquable. Javais vu des tableaux anciens, des statues, des manuscrits
Toutes ces uvres dart coexistaient dans un désordre apparent mais elles dégageaient cependant une harmonie naturelle. Elles attendaient. Je savais aussi que ce lieu se trouvait à R
, rue de S
, dans le sous-sol du numéro 21. Je voulus écrire ladresse avant quelle sévapore dans ma mémoire. Mais à quoi bon ? Qui croira que je sais où se trouve le sanctuaire des uvres volées, disparues et soustraites au regard de lhumanité ?
Si seulement
Sarah Gabrielle Farjon
« La Pie du Lubéron a encore frappé » ; « La Pie a fait son nid sur Paris » ; « Encore un vol commis par la Pie » ; « Loiseau est sur la capitale ».
Depuis plusieurs mois les titres des journaux se répétaient et se ressemblaient. La Pie du Lubéron cambriolait la capitale et ses environs, créant une vague de panique au sein de la population. Célèbre voleuse et tueuse, personne ne connaissait son visage ni son nom. Ses vols avaient commencé huit ans plutôt dans le Sud, et depuis des centaines de policiers étaient sur sa trace mais lenquête naboutissait pas. La plupart des enquêteurs avaient baissé les bras ; pourtant, en une douce nuit du mois de mai, le bureau du commissaire Mortier était allumé. Pas un bruit ne sortait de la pièce mais Rubine, ladjointe de Mortier, aurait voulu crier à tout Paris que la célèbre Pie venait dêtre arrêter. Cela faisait une heure que la jeune fille brune les toisait de ses yeux aciers. Elle ne parlait pas, jetant un regard envenimé au commissaire à chaque fois quil tentait de lui poser des questions. Las, Mortier sétait assis tandis que, par la fenêtre, Rubine regardait la ville se réveiller petit à petit. Le silence lourd et pesant qui régnait en maître dans la pièce les inquiétait, les troublait. Se mêlant à la joie davoir enfin mis fin aux activités de la voleuse, ce silence installa un étrange malaise parmi les policiers. Il se dissipa peu à peu quand une voix douce mais sûre delle et de ses propos, séleva. Rubine sursauta, renversa son café et se retourna pour voir que la prisonnière parlait. Elle les regardait droit dans les yeux et rien ne semblait pouvoir larrêter.
« Je me nomme Rebecca Roto, jai 27 ans. Je suis celle que lon appelle La Pie du Lubéron. Ce futile sobriquet de Pie que lon mattribue provient de mon attirance pour les bijoux. Du Lubéron ne sert quà situer la région où jai commencé, les gens sont pathétiques, dépourvus dimagination. Enfin, je ne vais pas vous parler de létymologie de mon surnom ! Non ! Je veux vous expliquer la raison qui ma poussée à commettre ces meurtres et ces vols. Tout cela navait quun seul et unique but : venger mes parents. Vous connaissez la haine ? Celle qui sinstalle en vous à jamais ? Qui se manifeste à la moindre de vos pensées, de vos gestes ? Moi, je lai en moi. Ce nest pas une fierté, cest un fardeau. Un poids que je traîne depuis bien des années
quinze pour être exacte. Cette haine associée au besoin de vengeance sest déclarée quand mes parents furent assassinés par la Gestapo. Mon frère et moi eûmes juste le temps de nous cacher derrière une armoire et nous vîmes nos parents se faire égorger en ce faisant traiter de « Cochon de Juifs ». Leurs assassins volèrent les bijoux de ma mère, pillèrent la maison puis partirent. Jentendis le nom du chef : Maurice Rodant. Il résonna en moi tel un écho. Ce nom fut le point de départ de ma vengeance.
En lespace dune seconde, ces hommes avaient anéanti mon enfance, ma vie, mon innocence. Et cest en lespace dune seconde que je décidai quun jour, je leur rendrais la monnaie de leur pièce. Je voulais quils souffrent autant que moi. Emmenant mon frère avec moi, je quittai la maison de mon enfance en emportant le peu quil nous restait. Nous marchâmes des semaines durant, puis un jour fûmes recueillis par des fermiers. Nous étions épuisés de notre voyage. Nos habits étaient des loques et nos visages si noirs quon aurait cru que nous venions dune mine. Emus par notre triste aventure, ce couple sans enfant nous proposa de vivre à leurs côtés. Je restais six ans avec eux, les aidant aux travaux journaliers tout en allant à lécole. Pendant ces six années, mon esprit sapaisa quelques peu, mais sans oublier mon but. Puis à 18 ans, je décidai de monter à la capitale. Javais médité six ans. Six années au cours desquelles javais pu préparer ma vengeance minutieusement. Je savais exactement ce que je voulais. Cest donc déterminer que je pris le train pour Paris. Jétais jeune, jolie et fraîche et je neus aucune difficulté à me faire employer comme secrétaire au service des renseignements. Nous étions en 47, la guerre sétait finie deux auparavant mais il restait de nombreux documents datant de lOccupation. Jentrepris alors de chercher le nom de Rodant, je cherchais nimporte quoi qui puisse me mettre sur la piste de cet homme, un numéro, une adresse, dautres noms
Au fil des mois, je perdais espoir et jallais renoncer quand je trouvais un classeur au fond de divers cartons. Dans ce classeur poussiéreux, je trouvais ce que je cherchais et même plus. Jeus lordre de mission de Rodant et ses subalternes qui devaient aller en Auvergne, assassiner plusieurs familles juives. Javais passé sept mois à chercher. Je démissionnai du jour au lendemain et descendis dans le Lubéron, dernière adresse connue de Rodant. Je lobservai quelques semaines, mettant mon plan au point. Puis un soir, je passai à laction. Je mintroduisis dans sa chambre sans faire de bruit, le réveillai et lui rappelai ses crimes passés. Il tenta dappeler au secours mais je len dissuadai. Je ressentis de la joie à le voir mortifié, à voir ses traits crispés dans une expression horrifiée. Cétait la même quavaient eu mes parents. Jobtins les quelques noms qui me manquaient en le torturant et le tuai avec un coupe-papier qui traînait sur son bureau, après avoir volé ses bijoux. Je restais quelques temps dans la région, vivant grâce aux vols que je commettais dans des familles suspectées de collaboration. Grâce à mon poste de secrétaire, javais découvert de nombreux noms de famille dites « collabos » et javais donc décidé de les punir à ma façon. Je signais mes forfaits en laissant une plume de pie, animal pour lequel jai beaucoup dadmiration. Sa grâce, son agilité et surtout sa liberté me séduisent. Malgré tout cela, je tiens à vous dire que je ne me considérais pas comme Robin des bois ! Non, cétait juste une vengeance personnelle qui débordait sur des familles qui semblaient loin de linnocence. Pour faire le deuil de ses parents, chacun à sa manière ; la mienne consistait à tuer leurs meurtriers. Pendant deux ans, je cherchais donc les assassins de mes parents, les tuant par arme blanche, après leur avoir rappelé leurs crimes. Des que je leur parlais de leurs victimes, une expression dhorreur se peignait sur leur visage, ils devenaient dune pâleur extrême et je me demandais comment ils avaient pu tuer tant de personnes aussi froidement. Lorsque je voyais comment ils me suppliaient de les épargner, javais pitié deux : aucun deux ne mourait dignement, sans une supplique. Personne ne connaissait ni mon visage ni mon nom, et cela me permettait de circuler librement. Je me faisais des relations, étais invitée à des soirées par mes futures victimes
Jallais souvent rendre visite à mon frère qui était resté à la ferme et apportai de largent à ces gens qui pour moi étaient une deuxième famille. Javais presque accompli ma vengeance et décidais de disparaître de la circulation pour quelques temps. Jétais fatiguée et mélancolique. Je partis donc en Italie où jeu le coup de foudre pour un beau jeune homme châtain aux yeux vert émeraude. Il sappelait Jules Dolant, son nom me disait quelque chose mais je ne cherchai pas à approfondir cette impression. Javais vu tellement de noms défiler devant moi que ce sentiment de déjà vu senvola très vite. Nous passâmes un mois de pur bonheur auquel je mis fin. Cela me rendit malade mais je navais pas terminé ma vengeance, la haine était toujours en moi, se faisant sentir à chaque mouvement, à chaque respiration, puis je vivais dangereusement. Si jamais je me faisais arrêter, Jules souffrirait inutilement. Je rentrais donc en France, le cur gros et maperçus que jétais enceinte. Pendant quatre ans, je restais donc à la ferme où personne ne mavait posé de questions. Mathilde maidait à moccuper de mon fils quelle considérait comme le sien. Mais je devais finir de faire justice, laissant Gabriel aux fermiers je partis. Il me restait deux noms sur la feuille et mon cur se serra à la vue du premier : Dolant. Jespérais de tout cur que ce ne fut pas un membre de la famille de Jules. Ne connaissant pas ladresse du dernier, je commençai par ce nom si familier. Lorsque jarrivai au château des Dolant, je passai par un portillon oublié et me trouvai devant deux cadenas accrochés lun à lautre, que je narrivai pas à ouvrir. Pourtant, cela faisait bien longtemps que je descellais ceux des coffres-forts contenant des bijoux et je métais crue experte en la matière. Je décidais donc de passer par larbre qui donnait sur la rue. Je courus dans la propriété pour me cacher de léclat de la lune et grimpai à la chambre de Jean Dolant et alors que jallais le tuer, il ouvrit les yeux et je sursautai.
Bonsoir ! Mademoiselle la Pie, si je ne mabuse ? Je suis le dernier quil vous reste à tuer. Jai la tristesse de vous apprendre que Yann Pic ne vous a pas attendu, il est mort le mois dernier. Jai compris que vous viendriez me voir un de ces jours, quand bon nombre de mes compagnons de guerre moururent par vos mains. Je ne sais pas ce qui vous motive mais javoue avoir de ladmiration pour vous. Pour votre courage et votre ténacité. Mais ce soir, vous avez un adversaire à votre taille. Vous avez mis du temps à venir, ce qui ma permis de morganiser. Je vous présente donc mon fils, Jules.
A ce nom, mon cur se brisa et je reculais. Si seulement, ce nétait pas lui
Non ! Pas lui. Je métais jurée de ne plus le voir, jamais. Je ne voulais plus souffrir. Mais il semblait que nos destins étaient liés comme deux cadenas entrelacés dont on a perdu la clé ! Peut-être que les deux cadenas découverts au portillon étaient un avertissement, un signe de ce qui allait ce produire ? Malgré tout, jétais aimantée par cet homme. Mon premier amour, celui qui hantait mes nuits depuis si longtemps. Et en dépit de mes efforts pour loublier, mon cur se remit à battre pour ces yeux qui mavaient emmenée au paradis. Jules navait pas changé. Il était toujours aussi beau et je sentis la flamme de mon amour sintensifier ! Des frissons me parcoururent et je crus défaillir. Malgré ma haine, je ny arrivais pas. Jamais je ne pourrais tuer le père de lhomme que jaimais. Le grand-père de mon fils. A reculons, je me dirigeai vers la fenêtre et descendis prestement. Je courus, sautai le mur et menfuis loin, très loin de la souffrance.
Le cur meurtri, je recommençais ma vie errante. Je navais plus dobjectif, plus rien. Je continuais à voler et donnais aux pauvres mais cela ne mapportait plus rien. Je faisais de longs séjours avec mon fils, cétaient les seuls moments où je me sentais bien. Où javais envie de continuer à vivre. Limage de Jules me revenait sans cesse. Mais tout était fini, terminé ! Et cela était entièrement de ma faute. Un jour, je décidai de retourner à Paris. Une idée suicidaire mavait traversée. Je voulais me faire arrêter afin de raconter mon histoire, pouvoir me décharger dun fardeau qui devenait lourd au fil du temps. Je voulais finir ma « carrière » dans la plus belle ville du monde. Je continuais mes vols, attendant que vous marrêtiez. Vous avez mis du temps, huit mois
Chaque soir je mattendais à être prise ! Mais javoue, commissaire, que votre adjointe ma surprise quand je suis descendue de larbre. Javais tellement attendu que je ne my attendais plus.
Maintenant, vous savez tout. Je ne sais ce que vous allez faire de moi, jaurais sûrement droit à la prison à perpétuité, mais jaimerais que vous postiez cette lettre. Elle est pour Jules, à qui jexplique tout. »
Le commissaire posa son revolver avec lequel il jouait, prit la lettre, la posa sur la pile de courrier puis sortit avec son adjointe. Dans le couloir ils discutèrent de cette histoire triste mais qui semblait vraie. Cette histoire trop pleine de haine sanglante qui semblait tracer le destin de la jeune fille. Mortier posa sa main à son étui et remarqua quil navait plus son arme. De lautre côté du couloir, dans son bureau on entendit une détonation et un bruit de verre brisé.
Sur une plage de la côte dAzur, une jeune dame surveillait son fils qui faisait un château de sable. Elle regardait fréquemment lheure et à un moment se leva, appela son fils et ramassa ses affaires. Prenant lenfant par la main, elle se dirigea dune démarche élégante vers un café, sassit à une table et observa les personnes qui se prélassaient sur la terrasse. Elle baissa ses lunettes de soleil et ses yeux gris aperçurent un homme dune trentaine dannée qui longeait la croisette. Elle se rassit confortablement et attendit. Elle avait rendez-vous avez lamour de sa vie, le père de son fils, celui quelle attendait depuis si longtemps.
Soleil doutre tombe
Francis Vanhonnacker
Dimanche
rien en ville
soleil, nuages en relief, parfums dacacias
Sortir !
Les rues sont chaudes, errance, à droite, à gauche
quelques rires proviennent de jardins clos, dépaisses fumées passent les murs, barbecues... Les rues sont vides. Au loin un bruit de tondeuse, encore un parigot qui se démerde pour échapper à une sieste canaille ! Quel con ! « Métro boulot dodo » la semaine, le dimanche « apéro boulot solo » ! La tondeuse pouffe. Hurlement !
« Germaine » où tas encore planqué le mélange deux temps ! »
Errance
je tourne à la suivante. Trottoir de droite plombé par le soleil, jemprunte lombragé. Silence, vide, la tête vide ; réflexe, jallume une cigarette. Une cigarette ? Pour me concentrer ? Sur quoi ? Jai envie de ne penser à rien.
Attirants rayons que ceux qui dessinent une fourche de Neptune, floue à la base, nette au milieu diffuse à mi chaussée. La grille nest pas fermée. De la porte dentrée entrebâillée vient la source de lumière vive. Silence total. Attirance. Il ny a personne ; un trou dans le volet révèle une pièce vide, sombre. Appelé, je me sens comme appelé.
Je pousse la grille, grincement, grincement pas inconnu. Les quelques mètres de jardinet de devanture franchies, je pénètre dans un couloir vide, violemment éclairé par la porte den face souvrant sur un jardin. Je ne suis pas à mi-couloir que la porte dentrée se claque, il ny avait pourtant aucun courant dair, je me retourne, personne ! Même silence quauparavant.
La pièce de gauche est grande ouverte, elle me paraît noire tant je suis aveuglé par le soleil provenant du jardin. Vide, elle est vide. Mes yeux shabituent à la pénombre. Sur un mur nu apparaît la grille de lentrée, réverbération du soleil sur une vitre à létage de limmeuble den face, le trou dans le volet faisant office dobjectif. Devant moi, deux grands placards encadrent une cheminée. Curiosité, je me dirige vers le plus éloigné, mes pas résonnent sur le parquet. Jentrouvre le placard, il grince, vide. Je mapprête à le refermer, deux trois gravures tombent du rayon du haut. Stupéfaction, Les étagères se remplissent, une odeur de santal me monte au nez, une douce musique orientale se fait entendre, je me retourne, lentement, petite lumière bleue de lecteur de CD, précipitamment, je fais un tour sur moi-même, la pièce est meublée, salon, table basse, aquarelles, tissus aux murs, sculptures modernes de grande taille, petites dans des niches, sur la cheminée, décor néo colonial, un mélange dAfrique et dAsie, un plaid sur un canapé, un brûle encens sur une table basse où se consume la tige de santal.
Eh Oh ! Ya quelquun ?
Personne, seul un écho sur une cage descalier, écho vers lequel mon regard se tourna, me faisant découvrir un escalier en colimaçon, large, en marbre, style renaissance, mais sobre. Le temps de me remettre la tête dans laxe de mon corps, de la poussière se pose sur les meubles, les objets, comme si elle tombait en pluie, virevoltant sous les effets de la lumière provenant du volet. La poussière sépaissit, sépaissit, des toiles se forment dans les angles du plafond, un fil se forme entre le canapé et le lecteur de CD devenu silencieux.
Réflexe, ma main effleure lépaule de mon blazer comme pour en chasser un plâtre blanc. Rien, je nai aucune poussière sur moi. Je pique le nez vers mes chaussures, cirées, les bouts sont seulement légèrement blanchis par ma marche dans la rue.
Je me dirige vers lescalier. Il mintrique. Je nentends plus mes pas sur le parquet, je me retourne, pas de traces de pas sur cette poussière qui en a pourtant amorti le bruit.
Les marches majestueuses me conduisent à létage. Il ny a pas détage. En haut, les traces dune porte. Il y a bien eu une porte autrefois, les craquelures sur le mur peint
Je colle loreille, bruits de fonds, lointains, des cris, cris dune femme battue, dun enfant qui pleure devant la scène
Je frappe le mur, je hurle : « Ya quelquun ? ». Aucune réponse, sinon celui du silence. Je recolle loreille, rien, plus rien
Descendre, descendre, il ne me reste que cela à faire. Arrivé au niveau zéro, je relève la tête, jentends à nouveau les coups, les cris, les pleurs de lenfant surtout, je veux remonter, mais le marbre se ternit, la poussière de plus en plus épaisse tombe en pluie, des moutons se forment sur les marches, des croisillons de fils emplissent les alvéoles de la rampe. Monter ! Je remonte, me retourne à la troisième marche, aucune trace de pas. Inconsciemment jai compris, cest inutile, je renonce et fais demi-tour.
La cave ? Jy descends. Cette partie de lescalier est plus sobre, simple pierre de taille, la rampe est en fer forgé, jallume mon briquet pour me retrouver en face dun mur de briques. Flash ! Le mur entier est en briques ! Aïe, le briquet me brûle. Je léteins, le rallume, stupeur, une porte existait, elle a disparue, des briques dune autre teinte révèlent que la porte a été murée. Je place loreille contre la paroi, bruits de fer, bruits de lance, une femme gémit, une autre dit : « Oui, cela fait mal, mais nous navons pas le choix, vous ne voulez pas garder lenfant alors
, rassurez-vous, tout va bien se passer
», pleurs, pleurs, mélange de douleurs, de joie, despérance. « Ya quelquun ? ». Je navais pas encore compris que mes questions étaient idiotes, quelles ne pouvaient être entendues dans un autre monde.
Besoin dair ! Je remonte rapidement, et me dirige vers une pièce éclairée avec éclat, fenêtre tournée vers le jardin, je louvre. De lair, de lair ! La pièce est évidemment vide. Que fallait-il attendre dautre ? Je mappuie sur le rebord de fenêtre, grille quelques cigarettes, le regard vague se tournant indifféremment vers les rosiers de bordure, quelques statues, des bambous bien groupés, des vasques de géraniums, une glycine
paradis bien entretenu, non conventionnel, un aspect sauvage dans un ordre harmonieux. Bizarre ce silence, pas doiseau, pas dinsecte
cette nature mattire, je veux rejoindre le couloir qui y mène, en me retournant
!
La chambre sest meublée, lit à baldaquin, commode, immenses panneaux sculptés en déco, chevet, photo dun homme sur le chevet
couette défaite, trace de sperme sur drap de dessous
Le mien ? Frissons ! Est-ce mon frissonnement qui provoque louverture dun placard ? Quelques esquisses de nus féminins sen échappent, volent, se posent sur le sol, la même poussière que dans les autres pièces commence à se répandre.
De lair ! De lair, je veux filer dans le jardin mais ma curiosité me fait pousser une porte, une salle de bain, vide bien sûr, quelques tuyaux accrochés à un mur, pas de lavabo, pas de douche, rien, sinon que les vagues restes dune fresque acrylique : une geisha peinte sur le carrelage du mur qui me fait face semble me sourire. Bruit deau, des vapeurs chaudes sélèvent, douche, lavabo apparaissent, sur une petite coiffeuse au tiroir entrouvert, traînent un slip de femme, noir, une brosse, un peigne
un flacon deau de toilette, dans le miroir japerçois une corbeille à linge, couvercle en rotin décalé, un peignoir y a été jeté, peignoir blanc, mi pendant sur lequel se détache un soutien gorge, noir, tombé dessus, mi entortillé. Le bruit deau sarrête, je crois entendre le rire de la geisha aguicheuse, les vapeurs deviennent neige, il fait froid, mes pas ne laissent pas de trace sur cette neige. Où suis-je ? Jai envie de vomir, je me précipite dans le jardin, négligeant dautres pièces.
Essoufflé, une fois dans la cour, je mappuie sur le mur chaud, près de la porte qui se claque. Cette porte vitrée qui avait canalisé les rayons du soleil jusquà la rue, cette porte vitrée
ses carreaux étaient devenus panneaux dacier ! Je veux saisir la clenche, elle nest plus là, remplacée par une poignée métallique où deux cadenas sentrelacent comme deux corps. Ils ne verrouillent rien, lun est attaché à lautre, le premier à la poignée. Je tire sur la poignée de la porte blindée. elle me reste dans la main avec ses deux cadenas qui deviennent brûlants et mempresse de laisser tomber lensemble. Condamné, oui, je suis condamné à avancer. Je me dirige bien vers la fenêtre de la chambre, elle sétait fermée, opacifiée.
Impossible de reculer. Devant moi, charmant jardin, mélange de nature sauvage apprivoisée et de cordeaux à la française souvrant sur une pelouse, bordée de troènes, haies cachant des murs. Au milieu de lherbe fraîchement tondue une pierre, décalée, laisse apparaître une cavité, noire. Cénotaphe ? Je veux en avoir le cur net, du pied gauche je pousse vers lextérieur la dalle, prudemment campé sur la jambe droite, la pierre glisse. Quelques efforts encore. Stupeur ! Un caveau, deux squelettes sans trace de cercueils, de linceuls. La réverbération du soleil sur les plaques dacier qui se sont substituées aux vitres de limmeuble éclaire. Nul doute, squelettes intacts, au-dessous, celui dun homme, allongé sur le dos, sur lui celui dune femme, légèrement décalé, lenlace. Les cadenas, oui, les cadenas sont là liant leurs poignets. Figé ! Je sens un lent courant froid descendre le long de ma colonne vertébrale.
Je cours, je cours, dans tous les sens, je franchis un buisson, un autre
trompe lil ? Je me retrouve dans le même jardin. Mon cur a cessé de battre la chamade. Je rationalise, tentant de reprendre mes esprits. Voyons, à gauche ces troènes taillés au carré, des espaces entre les plans, à droite des buis de haute taille, taillés de la même façon, en face des cyprès alignés au cordeau, mêmes parallélépipèdes. Seuls les feuillages permettent de les différencier. Derrière
larrière de la demeure, blindé. Je mavance lentement vers les troènes, je ne remarque pas que les murs, les murs que javais vus en pénétrant dans le jardin avaient disparu. Ligne franchie, je me retrouve au même endroit, face à moi les mêmes troènes légèrement rougis, à droite les cyprès bien verts, derrière moi le buis, vert noir. Paysage dautomne
Même soleil pourtant, mêmes lumières, au milieu la plaque ouverte. Je men approche, lui, semble me sourire.
Fuite vers les cyprès, je me retrouve dos au mur de limmeuble, à gauche, plus de feuilles, à droite, elles sont noires, en face elles sont vertes, le sol est blanc de neige. Lumières et soleil sont inchangés. Attiré par cette maudite plaque, je mavance, mes pas ne laissent pas de traces sur la neige. Il me sourit, les os de la main gauche sarticulent, se ferment, souvrent en alternance, jentends « viens, viens
» dun ton ricanant, le poignet droit de la femme sécarte et tel le geste dune danseuse balinaise, fait un signe de revers, et jentends « écarte-toi, écarte toi ». Non ! Trop facile ! Non, je ny descendrai pas !
Tentative que je sais inutile, je traverse les buis, en les traversant je sens le parfum des fleurs de troènes, cyprès et buis ont des petites pousses vertes la pelouse se tapisse de pâquerettes, rien na changé en ce printemps, aucune taille na été nécessaire, rien na poussé, rien na pourri
Je marche, lentement, sans savoir
en oublie la présence du caveau toujours ouvert, je trébuche sur la plaque et tombe dedans, sans fracas.
Métamorphose, en même temps que je me sens me décharner, sans douleur, les squelettes senrobent de chair, bougent, je me décharne de plus en plus sans que cela naltère mon regard, les cadenas se désintègrent ; elle sort la première, grande, grande. souriante, jeune, elle tend la main à celui dont le crâne est maintenant presque totalement regarni de cheveux gris, il saisit ce bras qui laide à faire surface ; le vieillard se retourne vers moi, dans son ricanement, il murmure « merci ! ».
Trou noir. La plaque sest refermée sur moi. Je perçois une légère odeur dencens, jasmin, une petite lueur bleue flottante, jentends quelques phrases du requiem de Mozart, conscient de toucher lessentiel, de ma mâchoire sortent ces mots au goût de fruits rouges :
« Je veux dans mon cimetière qu'on m'enterre auprès d'une femme »
Stockholm
Laurence Argoud
Dabord cette pensée constante de lui, cet attachement, avant même la peau, cet attachement à lui
En 1984, en 1984 je nétais presque personne, à peine naissante, à peine en vie. Il avait 20 ans. Déjà 20 davance, je ne les rattraperai jamais.
Je ne sais pas, où et comment, ni même avec qui
ça na pas dimportance, il était, cest tout et je lignorais. Je buvais du lait dans des biberons de verre froid, ma mère nen ayant jamais eu assez pour me nourrir...
Je ne sais plus si je régurgitais souvent et si ma courbe de croissance suivait la moyenne nationale. Je ne faisais pas mes nuits, les passais à pleurer, il perdait les siennes dans la pénombre et le corps dautres.
La première fois que jai eu peur, réellement peur, parce quil faisait noir ou bien à cause de la solitude, parce quil faisait froid ou bien était-ce de compter jusquà dix un long et interminable cache-cache au fond de la cave, un corps trop lourd à soulever pesant de tout son poids sur mes bras. La première fois que jai eu peur de la peur elle-même, de labsence et de lenfermement
comme un forçat, ou une prisonnière de mille tortures internes. Où était-il ? Quel pseudo bonheur berçait sa vie ? Quel malheur la hantait ?
Il ne savait pas. Il était, mais où ? Dans quelle vie enchevêtrée ? Noué à quelle ombre ? Endormi auprès de quel corps, serré contre qui ?
Et puis un jour il tenait son premier enfant dans ses bras, et moi, moi je la quittais lenfance, justement, je la quittais définitivement, chacun son tour
dy entrer, den sortir, dy rester
Où était-il ? Chez qui passait-il le nouvel an ? Dans quelle fête ? A-t-il bu ces soirs là autant dalcool que moi ? Sest-il ennuyé ? Sen souvient-il ? Les réveillons mennuient toujours un peu, les différents degrés des bouteilles éclusées me rendent un brin nostalgique, alors je finis toujours seule. Je pars, rêve pendant des heures même imbibée, musique de la radio à fond, rien ne me calme autant.
Souffrait-il de peine inconsolable loin de moi ? Il divorçait et devait laisser sa fille pendant que jallais au collège mennuyer un peu plus chaque jour.
Le collège était un monde à part, un monde coincé entre les cours inintéressants les petites pimbêches dans les classes ou la cours de récréation. Les premiers amours qui se forment et se déforment comme les corps qui se changent et ne se reconnaissent plus, la grande aventure hormonale au premier rang de tout.
Le collège est une souffrance de plus dans ladolescence.
A 17 ans je faisais lamour pour la première fois, il en avait 37 et ce nétait pas avec lui, mon corps sen serait souvenu, le corps se souvient toujours. Il faisait lamour depuis un nombre incalculable de mois et de jours, jarrivais à peine sur le marché. Il ne savait pas que jexistais, il ne mavait jamais vu, nous étions inexistant lun pour lautre, sa vie métait indifférente puisque inconnue. Il aurait pu mourir alors que ça ne maurait rien fait, aucune douleur aiguë dans la poitrine, rien. Je ne crois en rien, rien de précis, pas dobligation du destin de se connaître, ni de sattacher, je ne crois pas
pourtant, il y a beaucoup de choses que je ne mexplique pas.
Je nattendais personne, lui non plus, cest pour cela que lon se rencontre, la rencontre cest toujours quand on ne sattend plus, quand on croit avoir déjà trouvé, on saperçoit que lon se trompe. On ne sest encore jamais vu, mais on doit se rejoindre au moment venu, à lheure dite.
On se retrouve par hasard, au détour dune rue, perdus dêtre lun sans lautre, tellement éloignés mais si proches
On choisit ses propres prisons, la cigarette, lalcool, lamour, les passions seulement les passions
On senferme de plein gré, presque avec délectation.
Dabord cette pensée constante de lui, cet attachement, avant même la peau, cet attachement à lui
Et la peau, même le peu quil donne, le peu que lon puisse se toucher devient irrationnellement présent, lenvie de lavoir contre soi, en soi, devient abominable, la passion ? La folie ? Ou autre syndrome ? La vie est dépendance affective
Dans une heure, jentendrais ses pas derrière la porte, un bruit feutré, il ouvrira le cadenas et descendra doucement les quelques marches qui le séparent encore de moi. Je sais comment il se tiendra debout devant moi, avec quel sourire, avec quel manque. Je sais comment il membrassera et comment nous saurons enlacer nos corps, les doigts crispés dans la chair de lautre à ne plus vouloir se défaire. Je sais aussi comment il sen ira, comment il me tournera le dos et passera à nouveau par la même porte mais de lautre côté et quil noubliera pas de refermer derrière lui
Je ne sais que lattendre et cela depuis toujours.
Difficile destimer le temps dici
Difficile de savoir depuis combien de temps je suis enfermée là pour lui, volontairement pour lui, non je ne sais pas
. Seulement je voudrais quil me garde pour toujours, alors soyez gentil, partez et nalertez personne, remettez simplement en place les deux cadenas entrelacés comme nos vies, même sils ne ferment pas, même sils ne servent à rien. Laissez les en place quil ne saperçoive pas de votre visite.
Le Stradivarius
Marie-Claude Saby
« Pourquoi lhomme sattache-t-il à ses chaînes,comme sil sagissait de son salut ?»
Pascal.
Comment la trouvez-vous aujourdhui ?
Agitée, plus agitée quà lordinaire. Pouvez-vous attendre un instant avant dentrer dans sa chambre ?
Certainement.
Maciej Sueyski sassied toujours sur le même banc, adossé au mur blanc, appuie ses avant-bras sur ses genoux légèrement écartés. Sa tête, penchée en avant, semble porter le poids dune indicible souffrance. Dans ce moment dincertitude lui reviennent ses premiers échanges avec Johanna, au tout début de leur rencontre.
Johanna lui avait confié quelle se nommait Süssman et quelle était née le 15 janvier 1916 à Varsovie, dans des conditions particulières.
Le futur père, David Süssman, professeur de violon, attendait dans la pièce voisine de celle où reposait sa femme. Il avait entendu la sage femme dire à Martha Süssman : poussez Madame, poussez encore, je crois quil y en a un 2ème !
David sétait épongé le front avec son mouchoir de coton blanc, avait retenu son souffle, poussé en même temps que la future accouchée, tendu loreille derrière la porte de la chambre. Il navait entendu que le frôlement des étoffes sur le parquet et le bruit ouaté des tissus éponge. Des odeurs déther sétaient faufilées par les interstices du bois quand, soudain, le double cri des bébés sétait fait entendre, strident.
Ainsi avaient vu le jour les jumelles Süssman : Johanna et Sarah.
Dès que David avait été autorisé à entrer dans la chambre, il avait bondi vers le lit ne sachant où diriger son regard : vers sa femme encore épuisée ou vers ses filles, rouges et chiffonnées.
Comme elles sont belles Martha ! Tu as fait du beau travail ma chérie ! Comment te sens-tu ?
Merveilleusement bien David, donne-les-moi sil te plaît ?
Le jeune père avait marqué un temps, visiblement gêné, ne sachant pas de quel bras se servir avant de prendre conscience que, désormais, lun et lautre lui seraient simultanément nécessaires. La sage-femme, venue à son secours, avait déposé Johanna et Sarah contre la poitrine gonflée de Martha.
Elle avait caressé ses bébés du regard avec une infinie tendresse, les avait serrés contre son flanc afin de libérer sa main droite et, de son index, avait parcouru lovale des visages tout neufs.
Martha et David, qui avaient fait vu de fonder une nombreuse famille, étaient au comble du bonheur en regardant leur progéniture, parfaite réplique lune de lautre, gesticulantes, mais si jolies !
Mais, comment allons-nous les reconnaître ?
Ça viendra vite mon chéri, pour le moment, je suggère que nous mettions, autour du poignet de chacune, des petites attaches en laine, de couleurs différentes. Quen penses-tu ?
Cest parfait Martha !
Très vite les jeunes parents navaient plus eu dinquiétude. Ils différenciaient leurs filles avec aisance, grâce à la vivacité plus marquée de Sarah.
Maciej se redressa en entendant les pas feutrés de linfirmer, releva une mèche rebelle tombée sur son front. Linfirmier passa, indifférent. Maciej replongea dans ses brisures de rêves. Sa douleur cognait contre les murs froids.
Johanna lui avait fait part que, quelques années plus tard, étaient nés Simon puis Josef et enfin Clara. Les époux Süssman avaient réalisé leur projet dans la sérénité et lharmonie dune vie sans histoire.
Devenues adolescentes, les jumelles avaient joué de leur ressemblance auprès des jeunes gens qui les courtisaient mais Sarah prenait toujours lascendant sur sa sur. Leurs différences de comportement les distinguaient lune de lautre et leurs prétendants ne sy méprenaient pas. Sarah était pétillante et sûre delle.
Johanna, plus effacée, plus faible aussi, dégageait néanmoins une certaine douceur, ajoutant à son charme naturel.
Les soirées en famille, se disputaient rires et musique. Johanna se plaisait à regarder la finesse des doigts de son père sur son Stradivarius, savourait les rires bruyants de ses jeunes frères et les fausses colères de leur mère jusquau moment où David venait déposer un baiser dans le cou de Martha ; tout nétait que ravissement pour la jeune fille. Seule Sarah lagaçait un peu. Elle ne prenait jamais au sérieux la tiédeur de ces jours dégoulinant comme une résine sur le tronc des arbres. Les soirées sétiraient dans la quiétude dun foyer polonais ordinaire. Les dimanches se remplissaient de senteurs vanillées et des vapeurs tièdes du « makowiec aux graines de pavot » derrière lesquelles sétouffaient les rires des plus jeunes. Tandis que Sarah passait un index gourmand au fond du plat pour récupérer la pâte froide, Johanna jouait des coudes pour avoir les restes. Après le repas, Martha, penchée sur son ouvrage, brodait dans un rassurant silence. Venait alors le moment où David caressait sa fine moustache blonde avant de prendre le violon hérité de son grand-père. Cétait le signal. Martha souriait, le geste suspendu, son aiguille arrêtée à lextrémité de son dé à coudre.
Johanna et Sarah qui avaient, elles aussi, montré des dispositions pour la musique et le violon prenaient à leur tour leurs instruments. Johanna se taisait, calfeutrée dans lapplication tandis que sa sur se plaisait dans le tumulte. Ce dimanche là, Johanna avait mal supporté lagitation de sa jumelle, cest la pointe de sa chaussure dans les chevilles de Sarah qui lavait rappelée à lordre tandis que son regard avait été plus blessant que des mots. Les garçons sétaient allongés, à plat ventre sur le tapis, le menton entre les mains. Clara avait grimpé sur les genoux de Martha et sétait blottie contre la poitrine maternelle. Le grincement des derniers accords sétait évanoui sous les soupirs impatients. La soirée musicale pouvait commencer. David sétait insurgé contre la dissipation de Sarah, avait réclamé le silence tandis quun dernier roucoulement roulait dans la gorge de la jeune fille. Il exigeait beaucoup de rigueur et délégance dans lexécution du mouvement n° 6, opus 20 de Haydn. « Ça doit toujours bien se passer avec Haydn, cest tellement beau ! » prétendait-il. Les applaudissements avaient ponctué ce moment que les jumelles avaient prolongé un peu en se chamaillant, gagnant ainsi du temps sur lheure du coucher.
Au printemps 1939, latmosphère changea. Un après-midi, les jumelles étaient entrée sans véritable enthousiasme au « Café Sueyski ». Elles avaient pris lhabitude de fréquenter létablissement dAbraham Sueyski que chacun appelait familièrement : M. Abraham. Cest à cette époque que Maciej avait fait la connaissance des surs Süssmann. Il secondait son oncle au café, échangeait volontiers avec les clients et plus souvent avec les jumelles. Il avait été immédiatement attiré par létrangeté de leur ressemblance et leur coquetterie. Elles portaient, à lidentique, de drôles de petits chapeaux cloche en feutre vert. Le rouge à lèvres carmin était la seule fantaisie que sautorisait Johanna, à la différence de Sarah dont le rose suffisait à son assurance. Mais, ce printemps là, quelque chose dinquiétant flottait dans lair. Leur élégante jeunesse sétait soudainement ternie et les volutes de café noir étaient moins odorantes quà lordinaire. Les consommateurs ne parlaient plus, ils murmuraient. Sans doute craignaient-ils que soit entendu le bourdonnement de leurs pensées. Des bruits couraient que larmée allemande pourrait envahir la Pologne et que les juifs seraient rassemblés au cur de Varsovie.
Trois années avaient passé, douloureuses. Tout sétait tu chez Süssman. Ils navaient plus rien à dire, ils nosaient plus dire. Seuls leurs yeux témoignaient de leur terrifiante angoisse. Au printemps 1942, la huitième ordonnance allemande leur avait imposé le port de létoile jaune. Même Clara navait pas été épargnée. Puis, une nuit, on avait frappé à leur porte. Ils avaient tous été « embarqués » pour Treblinka, à une centaine de kilomètres de Varsovie. Ils navaient pris quune maigre valise et les violons. Ce choix était comme un espoir dans la désespérance.
Maciej se leva pour calmer son impatience et, tout en marchant, il se rappela le retour de Johanna.
Il lavait à peine reconnue après son terrible voyage tant elle sétait voûtée. Amaigrie, le teint pâle, Johanna avait poussé la porte du café de M. Abraham. Le visage fermé et les lèvres serrées, elle sétait installée à la table où, 10 ans plus tôt, elle sasseyait si souvent en face de sa sur. Depuis la « nuit de cristal », le bonheur avait volé en éclats, le café avait été cadenassé, rasé puis reconstruit à lidentique et rebaptisé « LE RESCAFÉ » par Maciej Sueyski, seul survivant de la famille. Le neveu de M. Abraham avait pu lire une tristesse teintée de culpabilité sur les traits prématurément vieillis de Johanna. Elle portait le même rouge à lèvres carmin et le même chapeau en feutre couvrant son front et sa honte. Seule, devant sa tasse de café, le regard perdu, elle avait abandonné ses mains dans celles de Maciej puis elle sétait épanchée et avait raconté dune voix blanche, dépourvue dintonations, dune seule traite, pour ne pas oublier. Elle avait plongé son regard dans la glace du café, en face delle, mais elle ne se voyait pas. Ses yeux semblaient passer à travers le miroir derrière lequel elle ne voyait que les traits de Sarah, leurs poignets décharnés enchaînés au même clou et sécurisés par deux cadenas, jumeaux eux aussi, enchâssés lun dans lautre et cette trace de sang restée sur le mur
A ce moment Maciej essuya dun revers de manche une larme venue sécraser sur sa joue à la pensée de ses mots tendres qui avaient alors ricoché sur les murs du « Rescafé ». Johanna ne les avaient pas entendus. Elle nentendait que les hurlements de Sarah, que ses sanglots accompagnés de lodeur âcre de la fumée des chambres à gaz.
Les jumelles avaient pourtant connu quelques répits au camp de la mort. Répits dont les souvenirs, dévorants comme une fièvre, ne laissaient jamais Johanna en paix. Dans ses oreilles laboiement des chiens, le cri de ralliement au Führer : « Heil Hitler ! » rythmé par le claquement des bottes ; dans ses yeux larrestation des familles, la séparation, Martha soutenue par David, Simon, Josef et la jeune Clara, en larmes mais dignes avec leurs petites mains levées en signe dadieu et enfin leur départ vers lincertitude.
Sarah était restée aux côtés de Johanna, forte pour deux. Leur gémellité sétait prolongée jusque dans les attaches les retenant de force dans un bâtiment vétuste où les kapos faisaient régner la terreur à grands coups de cravaches. Johanna avait tenté à plusieurs reprises de protéger sa sur en effectuant pour elle les tâches les plus sordides mais en vain. Alors elle avait utilisé dautres moyens
Dans la glace en face delle, elle ne voyait plus son inutile rouge à lèvres, seuls sy reflétaient les yeux bleus de lofficier allemand. Il avait exigé des deux surs quelles vinssent jouer du violon dans ses appartements privés. Sarah avait résisté aux pressions du jeune SS quand il avait ordonné de poursuivre la soirée en leur compagnie, mais à quel prix ?
Sarah sétait révoltée. Chaque soir elle refusait de jouer et de sattarder, quoi quil lui en coûte ! Elle rentrait souvent au baraquement, chancelante, des hématomes sur le visage et sur les bras.
Johanna, pour lépargner, rentrait plus tard avec, pour seules blessures, de leau dans les yeux et du sel sur les cils.
La première fois, Johanna avait pleuré, sétait débattue puis avait obéi et, finalement, sétait plue entre les bras du grand jeune homme blond aux yeux clairs. Chaque soir elle lui jouait le morceau quil avait choisi. Il aimait Chopin et le mode mineur de sa « Marche Funèbre ». Larchet de Johanna faisait sangloter les cordes de son violon. Grâce à sa soumission et au Stradivarius de David abandonné aux caprices de lOfficier Allemand, la jeune femme avait eu la vie sauve.
Depuis Johanna ne pouvait plus se regarder dans une glace sans y revoir son cauchemar endeuillé et son dégoût delle-même. Double image, double vie et double jeu. Coupable et seule, désespérément coupable et tellement seule quelle ne prêtait pas attention aux regards caressants du neveu de M. Abraham.
Elle revint plusieurs fois au « Rescafé » se contentant de demander inlassablement à Maciej quon veuille bien lui rapporter le violon de son père.
Une fin daprès-midi elle sortit du café et disparut. On ne la revit plus.
Seul Maciej sait. Il lui rend inlassablement visite à lasile situé au cur de Varsovie et, chaque soir, le cur rempli despoir, il ouvre devant elle une boîte de velours grenat contenant deux anneaux dor enchâssés lun dans lautre.
Sublime geôle
Peggy François
Monsieur Sore paraissait avoir une trentaine d'années mais il était difficile de lui donner un âge précis. Il ne faisait pourtant pas de doute qu'il était beaucoup plus vieux. Les années qui passaient semblaient n'avoir aucune prise sur lui. Tel un sage qui aurait traversé les siècles, il donnait l'impression qu'il existait presque depuis la Nuit des Temps. Probablement que son métier, altruiste, lui permettait de rester jeune. Son travail, en apparence fort simple mais indispensable, consistait à soigner les blessures, panser les plaies et apporter un peu de bonheur aux autres. Cet homme avait un véritable don de la nature, que beaucoup lui enviaient : à son contact, les gens devenaient presque miraculeusement heureux, euphoriques, rêveurs
et jeunes. Lorsque l'on était à ses côtés, l'âge n'avait soudain plus d'importance. Vieux ou jeunes, filles ou garçons, il ne laissait personne indifférent. C'est pourquoi nombreux étaient ceux qui recherchaient sa compagnie. Pas une minute ne passait sans qu'on ait besoin de lui aux quatre coins du monde. Ses journées étaient extrêmement chargées. Quand il n'était pas infirmier, il jouait les confidents et amis, avait toujours une oreille attentive pour les autres. « Indispensable » était le qualificatif que les gens employaient le plus souvent lorsqu'ils parlaient de lui. Il avait en lui l'un des plus beaux dons que Dieu pouvait accorder à un mortel : il n'avait de cesse d'illuminer la vie des autres, de transformer un quotidien morose en cascades de joies. C'était un soleil qui répandait de la couleur, de la chaleur et du bonheur autour de lui. Mais sa mission était digne du tonneau des Danaïdes. Comment Monsieur Sore aurait-il pu tenir compagnie à autant de gens en même temps ! Cela ne lui aurait pourtant pas déplu ! En effet, il craignait la solitude par-dessus tout. La présence des autres lui donnait l'occasion de partager ses goûts, ses idées, ses joies, ses peines. Toujours est-il qu'il se montrait très exigeant : ceux qui voulaient faire partie de son entourage devaient consentir au don de soi, à une remise en question permanente.
Etre un ami de Monsieur Sore se méritait et demandait, malgré tout, de nombreux efforts. Ennemi de la médiocrité, il ne se suffisait jamais de « l'à peu près ». Il exigeait des sacrifices, des efforts permanents auxquels certains ne voulaient pas se soumettre, préférant faire mine de n'avoir aucun besoin de lui : « Je peux vivre sans lui, entendait-on, sa compagnie demande beaucoup trop de sacrifices, de concessions auxquels je ne veux pas consentir ! ». Telle fut la première réaction de Madame Mistrust. Il est vrai que la vie ne l'avait pas épargnée. A force de déceptions et déchecs, elle était devenue aigrie, solitaire et cynique. Les premiers temps, quand Monsieur Sore était à ses côtés, elle manquait de naturel et ne se laissait pas aller. Il faut dire que ses déboires passés l'avaient rendue très méfiante. Mais la patience légendaire de notre homme avait fait des miracles et avait fini par avoir raison d'elle. Progressivement, son comportement avait changé : elle avait retrouvé confiance en elle, avait appris à lever le voile. Elle revenait de ses entrevues avec lui, grandie. Il avait réussi à embellir les plus petits détails de sa vie jusqualors quotidienne et morose. Auprès de lui, elle se sentait unique. Attendant alors sa visite avec impatience, Madame Mistrust passait maintenant successivement par des moments intenses de joie, d'espérance, de bonheur - sentiments qu'elle n'avait plus éprouvés depuis trop longtemps.
Mais l'euphorie que Monsieur Sore provoquait quand il arrivait quelque part était parfois de courte durée. En effet, aussitôt quil quittait la compagnie des hommes, ceux-ci devenaient maussades, abattus et semblaient vieillir en l'espace de quelques secondes. « Je me sens las » disait l'un. « J'ai l'impression, tel un Atlas, que le poids du monde pèse sur mes épaules » gémissait l'autre. « Ma poitrine semble s'enflammer, j'ai l'impression qu'elle va imploser » se plaignait un troisième. Une certaine douceur envahissait le cur quand Monsieur Sore approchait mais langoisse étreignait quiconque sen éloignait. Le voir était un bonheur incommensurable, le quitter une souffrance terrible. Or, les moments d'abattement étaient fréquents car Monsieur Sore ressemblait à un bateau qui vogue au gré du vent et n'a ni port, ni ancre : il pouvait être très instable.
En tous cas, que l'on recherche sa compagnie ou pas, les piqûres de notre infirmier ne restaient pas sans conséquences, elles pouvaient même s'avérer dévastatrices et causer des ravages. Si l'on n'y prenait garde, elles étaient capables de nous pousser à commettre les pires atrocités. Monsieur Sore était une sorte de magicien, d'enchanteur ou de sorcier : il pouvait, à sa guise, soigner toutes les blessures ou inversement provoquer les souffrances les plus horribles et cela pouvait entraîner, chez certains, des comportements vraiment irrationnels. Il s'était donné pour mission d'apporter de la poésie à la vie, de rapprocher les êtres et de favoriser la paix dans le monde mais encore fallait-il qu'il daigne jeter son ancre quelque part durablement. Là était toute la difficulté, car lAmour est bien ce qui fait tourner le monde mais cest aussi la chose la plus insaisissable !
Voile burka
Eric Sauvat
Depuis 1962 j'ai vu pratiquer cet accessoire en son pays, avant qu'il ne vienne faire débat chez nous. Au fait quel est la raison de son existence?
A l'époque de la naissance de l'Islam, les orientaux étaient si ombrageux concernant la fidélité des femmes de leur harem qu'ils leur interdisaient de sortir. Ils en avaient les moyens: palais, bassins, eunuques, servantes.
Quand cette jalousie pathologique se démocratisa, l'homme longtemps consigna sa moitié à la maison, faisant lui-même les courses ; mais celle-ci devint si insupportable ainsi enfermée qu'il lui fallut se résigner à la laisser sortir.
C'est alors qu'il lui vint l'idée d'exiger qu'elle se camoufle pour sortir, idée qu'il fit avaliser par la loi coranique où le voilage exigé fut plus ou moins rigoureux selon le taux de civilisation atteint par la contrée.
Je n'ai connu pour ma part que des pays bienveillants et civilisés où le voile était devenu plus coquetterie que camouflage, hormis pour quelques irréductibles machos.
A Oran après l'indépendance s'en fut fini du voile jusqu'à l'arrivée de Boumédiène, excepté pour les vieilles femmes ce qui arrangeait tout le monde.
Lorsqu'il revint ce fut le voile blanc que l'on ramenait sur le visage, ne laissant qu'un il apparaître pour pouvoir marcher, d'où le surnom impertinent donné par nous mêmes et nos jeunes amis aux femmes voilées de « n'a qu'un il »
Nous pûmes constater que ce voile était accessoire du cocuage pour les jeunes et jolies femmes auxquelles il permettait l'anonymat pour leurs escapades.
Tel est pris qui croyait prendre
Une jolie femme ne se cadenasse pas.
Autre utilité constatée au voile par trois mille E.G.A un jour de rétribution des veuves de guerre par un bureau proche de chez eux. Les pauvres venues de leur lointain djebel firent la queue, la durée de celle-ci dépassant leur capacité de rétention, nous en vîmes une escouade déboucher dans la cour de nos bâtiments en U, heureusement gazonnée, et sans façon rejeter robe et jupons pardessus leur tête pour compisser comme elles l'auraient fait dans leur campagne, nous montrant leurs fesses tandis qu'elles urinaient copieusement face à face devisant entre elles.
Tu peux montrer ton cul si tu te voile la face
Et puis veuve quel mari s'en offusquerait ?
Pour l'Algéroise ce voilage de la face devenait coquetterie. Je pus le constater lors d'une aventure avec ma secrétaire, jolie jeune fille pas encore fiancée me rendant un sentiment que je lui vouais après l'avoir sauvée d'une chute dans l'escalier. A notre premier rendez-vous, elle me rejoignit un joli fichu parisien sur les cheveux et le voile en dentelle des algéroises couvrant élégamment son joli nez et sa bouche pulpeuse.
Pour ne pas être reconnue dans le quartier ! Me susurra-t-elle.
Tandis que je la dévisageait ébloui par ses yeux de braise qui m'avaient déjà enflammé. Quelques instants plus tard arrêtant la voiture, je pus constater que judicieusement relevé, il n'empêchait pas de brûlants baisers,
Le voile d'Alger
est le piment des baisers.
J'aime Homs, cette ville carrefour en Syrie à égale distance de Damas, Palmyre, Alep et Lattaquié. Les marchands de la route de la soie y donnèrent le goût de l'échange et le sens de l'hospitalité. Les turcs bien qu'ils en déboisèrent les abords, respectèrent son souk de ville agraire, aux vergers et champs, avec ceux d'Hamma, seuls greniers du pays. Nous français après y avoir développé la mécanique par l'entretien de nos stamps et autres avions militaires l'avons préparée, au prix de la pollution, à devenir la ville industrielle de la Syrie.
J'aime Homs pour y avoir entretenu une amitié de trente ans avec Jawdat Marrash, philosophe lettré et débonnaire qui m'y maria et m'aida à y refaire ma vie quand je sortis avant terme du monde du travail.
J'aime tant Homs que comme lui, je veux y finir mes jours, isolé de ce que je ne veux pas y connaître par ma méconnaissance de l'arabe.
Le voile y est interdit à l'école, ne reprenant ses droits qu'à l'université, les étudiantes pouvant y être déjà mariées. Les filles y sont tant jolies que son port peut s'avérer bénéfique aux études des garçons.
L'histoire que je vais maintenant vous conter est arrivée au père de Jawdat, donc durant la Grande Guerre chez nous en Europe qui n'affecta nullement les syriens non incorporables aux termes du Protectorat.
Bel homme, comme j'ai connu son fils, il plaisait aux femmes et ça lui plaisait. Aussi n'était-il pas sans chercher la femme aux souks qu'il sillonnait souvent en quête d'une bonne fortune, bien que marié à une fort jolie femme bien remise de ses couches, Jawdat ayant alors trois ans.
Ce jour, se délectant de leur foule de chalands émaillée de jolies silhouettes, bien entendu rigoureusement voilées à l'époque, il crut surprendre une illade de l'une d'elle, élégante à ravir. Il la détailla sans vergogne, richement vêtue sous une djellaba atteignant des bottines noires vernies à hauts talons, suggérant de longues jambes galbées ; sa burka noire traditionnelle dévoilait un regard de feu qui continuait de le dévorer quand il pouvait seul le sentir.
Il lui sembla qu'elle abrégeait ses courses, n'achetant que quelques primeurs vite engouffrées par son cabas pour rentrer chez elle, sachant qu'il lui emboîterait le pas.
Elle sortit des souks en direction du quartier chrétien où lui-même habitait. A chaque croisement, elle s'assurait qu'il la suivait. Elle atteignit bientôt une riche nouvelle maison bourgeoise au discret portail.
En ayant ouvert la lourde porte, elle le fixa, mit un doigt sur la bouche et lui fit signe de la suivre. Il entra derrière elle dans un salon coutumièrement meublé de ses trois sofas sur un luxueux tapis et des petites tables pour y servir thé et gourmandises aux visiteurs. La maison était apparemment vide.
Lui s'apprêtait à la prendre dans ses bras, quand elle se dévoila et stupéfait il découvrit sa femme qui éclatant de rire lui dit:
Eh bien! Monsieur mon mari, me voilà fixée sur vos agissements devant le premier jupon venu.
Tandis qu'il bafouillait tentant maladroitement de se justifier, elle continua de se déshabiller, expliquant:
Nous sommes chez mon amie Fatima aujourd'hui à Damas. Personne ne nous dérangera, donnons un peu de piment à notre relation.
Comme mon histoire l'affaire se terminait bien.
Les yeux de mon père
Jérémy Brossard
Jai du mal à le croire. Le regard fixe sur le cadenas je tremble. Quelquun a dû le faire exprès
Je suis né à Surobi. Mon père était le délégué syndical des paysans. Il cultivait un peu de blé, des pommes de terre, des navets, du raisin, du melon et nous avions même deux vaches. Mon père était immense, des mains épaisses qui me soulevaient si haut, il était né là dans cette vallée. Celle-ci était verte et blanche en hiver. Les températures descendaient régulièrement en dessous de 5°c. La neige rendait difficile tout déplacement mais lon pouvait aller glisser sur la glace du lac en retrait de la ville. Ces jours-là, le soleil plein les yeux, mon père et moi, nous avons ri, des heures.
Ici, Afghanistan est un mot qui fait peur. Moi, il me réchauffera toujours le cur, car il porte le sourire de mon père sur la glace du lac de Nurobi.
Lété nous quittions peu les champs, nous constituions les réserves pour lhiver. Jaimais travailler là avec en face de moi ces géantes au chapeau blanc. Tout lété restait sur les pointes, sur les crêtes de scintillantes crêpes de neige.
Le soir, nous rentrions à la maison avec mes deux frères et mes deux surs. Je suis laîné dune famille afghane, ceux qui connaissent un peu nos traditions comprendrons limportance de ce détail. Autour de la table, nous nous réchauffions avec la soupe que préparait ma mère. Elle était si belle. Ses cheveux bruns séchappaient en mèche du châle qui recouvrait sa tête, son regard était si puissant que le meilleur dentre nous ne pouvait lui mentir plus dune seconde. Elle avait parfois de ces sourires qui vous certifient que vous êtes sa chair.
Demain Ali tu iras seul aux champs. Je ne ty rejoindrais quà lheure du repas. Expliqua mon père en mâchant difficilement un morceau de galette trop sèche.
réunion syndicale
ajouta-t-il en regardant ma mère.
Sahil
fait attention, soupira ma mère avec un regard sombre.
Ne tinquiète pas Zohre, au pire ils interdiront la réunion. Dit mon père dans un sourire rassurant.
Sois prudent, je ten prie, tu as déjà reçu des menaces.
Nous devons absolument obtenir de la ville des fonds pour le système dirrigation : il faut quil soit en état de marche au printemps. Expliqua mon père dune voix claire et calme que je le voyais utiliser parfois en réunion avec dautres paysans comme Azïz notre voisin.
Le lendemain, je mextrayais difficilement de sous ma couverture, me lavai les mains, le visage et le torse avec la bassine deau, je mhabillai, bu un bol deau chaude et sortis de la maison. Arrivé aux champs je commençai le travail. Lautomne, les labours. Il ne suffisait pas de suivre notre vache pour réaliser les sillons et il marrivait souvent de mégarer dans mes pensées et de perdre le contrôle. Le calme de cet endroit y était propice. Nous avions enfin retrouvé un peu de paix, après les évènements qui avaient eu lieu un peu après ma naissance. Javais peu connu ces troubles mais seulement les restes, cest à dire, les reproches et les regards de certains. Je nen comprenais pas tous les fondements et au fil du temps les rivalités sestompaient. Je savais simplement que mon père était un Hazara et ma mère une Pachtoune. La réalité de ces mots méchappait un peu et je savais seulement que ma famille sétait divisée sur ces sujets notamment avec ma grand-mère maternelle, Salima.
Monadjat ma sur me sortît de mes pensées, elle gesticulait à lautre bout du champ. Elle me disait de mapprocher. Jattendis davoir fini le sillon, attachai la vache et me dirigeai vers elle. Elle était affolée du haut de ses dix ans.
Que se passe-t-il Monadjat ? Minquiétai-je.
Papa
ils
lont
bafouillait-elle.
Qui a fait quoi ! Ménervai-je. Puis reprenant mon calme et essayant de gagner celui de ma sur : Raconte moi, ça va aller.
Maman a dit que les Hezb-e-Islami ont arrêté papa
Je gardais le silence.
Les réunions syndicales avaient lieu en plein centre de Surobi. Bien que notre ville ne fût pas grande, la distance qui séparait le champ du centre était de plus dune heure de marche. Il pleuvait. Alors que mes pieds commençaient à se fondre dans la boue, je pensais aux discussions que javais eues parfois aux champs avec mon père à lheure du repas.
Ils sont fous ! Ils ne comprennent rien ! Entre les paysans de la vallée qui pensent quils ny a pas dargent pour nous au gouvernement et ceux qui travestissent Allah !
on nest pas près de sen sortir. Sinsurgeait-il.
Travestissent ? Interrogeais-je.
Ce que je veux dire, cest que Dieu est là pour toi mon fils, pas contre toi
il est puissant oui mais bon
il nest pas guerrier
ces gens là lutilisent pour le pouvoir
Mais tu es croyant papa ? Dis-je, inquiet.
Tu sais mon fils, ta croyance, ton origine, cest important. Mais le plus important cest ton bonheur, ces choses là doivent te rendre heureux sinon il y a un problème et alors il faut le combattre. Après un silence il ajouta :
Toute notre vie avec ta mère Zohre, nous avons combattu les gens qui voulaient nous enfermer dans des cases à cause de notre origine, de nos revenus ou de nos croyances
je continuerai mon fils, pour toi et pour notre pays.
Cette phrase résonnait dans ma tête, il avait, en le disant, eu lair tellement empli dune ferveur. Jallais comprendre plus tard, bien plus tard. Arrivé devant le local syndical, jétais stupéfait, une pancarte sur laquelle était inscrite « Dieu est grand » recouvrait lhabituelle enseigne : « Syndicat agricole de Nurobi ». A lentrée un véhicule et des hommes armés qui me regardent. Soudain :
Ne reste pas là !
me chuchote une voix connue.
Azïz ! que se passe-t-il ? Dis-je en me retournant. Il memmène à lécart dans la ruelle aux épiceries.
Ces gens là sont dangereux Ali. Ton père a été arrêté, ils lui reprochent de déstabiliser le régime et de ne pas respecter les textes fondamentaux du Coran. Mexpliqua-t-il.
Mais
il na pas fait cela ! Mexclamai-je.
Chut ! Je sais. Dit-il à voix basse. Nous allons laider, reprit-il. Mais jusquà quil sorte de prison il faut que tu toccupes de la famille à la maison, tu es en charge maintenant.
Jacquiesçai de la tête sans réellement comprendre ce que cela représentait. Le soir je consolai ma mère et donnai des instructions pour le travail à ceux de mes frères et sur qui pourraient maider aux champs. Il y avait peu de temps que mes surs avaient été autorisées à aller à lécole mais cétait fini pour linstant.
Je rendis visite à mon père la semaine suivante. Nous navions pas plus de nouvelles que lui sur ce qui allait se passer. Dautres avant lui avaient été arrêtés sur les mêmes principes et mon père avait bien essayé de les défendre. Certains étaient sortis au bout de quelques mois ou années, dautre non. Nous ne vivions pas sous un régime totalement autoritaire mais les revendications sociales locales indépendantes et les libertés individuelles étaient de plus en plus malmenées avec la montée des groupes communistes et de lislam radical. Ces deux entités sétaient retrouvées de plus en plus en conflit et aspiraient partout à maîtriser le pays.
Deux ans plus tard, mon père sorti de prison sans que lon sache pourquoi
Il ne sera plus jamais immense. Il meurt quelques mois après être sorti
de fatigue. La fatigue gagna tout le monde sous la sécheresse de notre vallée à cette époque. De nombreuses familles quittèrent la région pour aller en ville. Tout bascula en ces temps, même le gouvernement. Ma mère perdit progressivement la vue et mes surs occupaient leurs journées à laider et la remplacer à ses tâches. Mon frère Akbar était malade, il crachait du sang
et était trop faible pour travailler aux champs. Seul Moktar restait avec moi pour nourrir cinq personnes.
Nous avons une République à présent Ali ! sexclamait-il.
Les mots recouvrent parfois dautres réalités que celles quils supposent
» répondais-je soucieux. « La religion doit être là pour te rendre heureux non pour organiser ta vie
ajoutais-je.
Quand même une république
disait Moktar, songeur.
Une république où tous les pouvoirs vont au même
pensais-je.
Javais avec Aziz développé mon acuité syndicale. Je comprenais à présent la lutte que mon père avait menée et dont il avait fait les frais. Je minquiétais des visites à la maison de ceux qui lavaient enfermé. Je me méfiais aussi de ceux qui en réunions syndicales faisaient parfois taire les travailleurs pour des intérêts nationaux. Cétaient eux, les communistes qui allaient plonger le pays dans lobscurité neuf ans plus tard.
Jétais là avec Moktar, le soleil de printemps se couchait sur notre vallée qui commençait à peine à sortir des années de sécheresses. Aziz arriva effrayé et effrayant :
Les communistes ont pris le pouvoir à Kaboul !
Nous connaissions avec mon frère la signification de ceci. Ils allaient se débarrasser de tous ceux qui représentaient le peuple pour les remplacer par de loyaux serviteurs du régime soviet. Nous avions pu le constater au moins en parole lors de réunions syndicales où se trouvaient certains de leurs émissaires.
Prépare tes affaires, dis-je à Moktar, nous partirons demain.
Nous laissons nos surs ? Senquit-il.
Oui, il ne leur sera fait aucun mal si nous ne sommes pas là.
Jamais je ne partirai ! Dit Aziz dans un sanglot. Il fit demi-tour et partit en courant.
Jappris plus tard, lors de mon passage en Iran, quAziz et sa famille ainsi que toutes celles des représentants syndicaux avaient été emprisonnées ou assassinées. Ce que je navais pas prévu et ce dont je suis responsable est la perte de ma famille. La réaction à la prise de pouvoir des communistes fut pour les islamistes une politique de conquête religieuse. Imposant par la force la religion et ses règles, ils étaient un jour arrivés chez moi pour « instruire » mes surs. Ayant eu léducation de ma mère, qui était morte depuis, elles refusèrent toutes deux de se voir imposer ce traitement, ce qui leur valut dêtre lapidées.
En Grèce, quatre ans plus tard, jai fait ma première demande dasile. Autour de moi, des médecins, des architectes et des ouvriers de Kaboul principalement se recroquevillaient pour oublier ce qui leur arrivait, ce qui les entourait. Ils avaient fui, à pied, par bus ou barque, la barbarie de ceux qui ont soif de pouvoir. Cest là que jai rencontré lEurope et ses centres de rétention. Nous vivions à 70 dans une chambre de 40m², avec les lits superposés, les draps sales, lodeur durine contre les murs et ces enfants, au milieu, de 5 à 16 ans
A cette époque la sécurité de ces centres laissait autant à désirer que leur hygiène. Une nuit, las de ces conditions et de cette attente, nous partîmes, Moktar et moi, dans la douce nuit grecque. Nous navions rien dautre quune couverture du centre. Nous marchâmes longtemps jusquà laube qui fut suivie dinnombrables autres. Parfois nous trouvions un peu de réconfort en croisant des gens de notre région qui avaient eux aussi dû partir. LEurope ne nous accueillerait-elle pas ? Nous, qui avions été victimes des soviétiques et des islamistes ? La réponse nous était donnée tous les jours par de simples regards fuyants, par de violentes attaques de groupes racistes ou de la police. LAfghanistan est un mot qui fait peur ici et Moktar en mourut. Après 7 ans, nous nous trouvions près de Sarajevo, nous dormions sous un pont de la ville lorsque je suis réveillé par une douleur atroce dans le dos : les coups pleuvent sur moi. Je me retourne pour voir le visage dun homme blanc me sourire, je tombe inconscient sous un dernier coup. Mon frère, la dernière personne dont javais la charge est morte noyée cette nuit là.
Jai passé par la suite quatre ans en Italie, où jai travaillé dans le bâtiment. Je faisais de la peinture. Cétait une période heureuse en quelque sorte. La plupart des gens avec moi étaient des « immigrés » comme on nous appelle. On travaillait beaucoup mais on était logés dans des hôtels et cétait mieux que les centres de rétention. Je ravalais alors mes convictions syndicales à chaque seconde
Sauf le jour où le contremaître nous a dit de partir. Il nous devait deux mois de salaire. Sans contrat, il était dur de justifier notre dû.
Nous avons travaillé dur et honnêtement, tentai-je dans un italien mauvais.
« Tu te casses toi et les bronzés ou cest les flics » mindiqua cet homme petit et chauve dun air méprisant.
Nous avons organisé un sitting, il a appelé les flics, nous nous sommes fait arrêter. Une décision de justice a apparemment été prise pour nous expulser si nous nétions pas partis dans les deux mois, nous sommes donc partis.
La prochaine étape pour moi était la France. A Marseille, jai trouvé un job dans le ramassage de fruits de toutes sortes. Nous étions logés dans des hangars en tôles sur le site. En 2001, les télévisions françaises parlaient de la guerre en Afghanistan ce pays qui fait peur, ici. Deux tours étaient tombées aux USA, les islamistes seraient les coupables
Ils avaient dû bien changer depuis quils avaient mis mon père en prison. A lépoque leurs armes se limitaient à des fusils de chasse ou des armes de poing
A ce moment javais envie de dire ce quest lAfghanistan pour moi, je revoyais cette vallée blanche et verte et le soleil sur le lac, les yeux de mon père.
Ensuite, Marseille est devenue inhospitalière et la chasse à ceux qui ne peuvent pas prouver leur identité européenne, a provoqué mon départ pour le Nord avec pour projet de rejoindre lAngleterre. A Calais, les gens vivent dans la boue, sans rien à manger ni à boire. La mairie a fait détruire, enlever ou grillager les fontaines pour que nous ne puissions pas boire dans les lieux publics. Jexiste et je ne vais pas disparaître, alors nous allons parfois dans le jardin des gens qui habitent ici pour un peu deau. Cela les éloigne encore plus de nous et le rejet est plus grand. Deux mondes se rencontrent, à lautre bout de la chaîne. Quaurais-je pensé si javais vu un malheureux habillé de nippes demander de leau chez moi ? Peut-être aurais-je appelé la police locale
Jai du mal à le croire. Le regard fixe sur le cadenas de la cellule je tremble. Quelquun a dû le faire exprès
Il ny a personne dans le couloir
et la porte au bout
la porte sur lextérieur
Après 24 ans dexil, aujourdhui ils veulent me faire revenir, mexpulser sur ma terre. Celle-ci même qui a connu aussi 25 ans dexil dans la guerre, où se trouvent des armées de nombreux pays, ceux-là mêmes qui me ferment leurs frontières. Cette porte est ouverte devant moi, avec lincertitude du lendemain, la constante crainte du contrôle et du retour en centre de rétention, le froid et la faim, langoisse de cette vie qui passe sans que lon ny fasse rien
Ai-je encore envie de cela ? Peut-être quau moins là-bas jaurais la certitude de mourir après avoir vu ma vallée, mon lac, les yeux de mon père une dernière fois
Table des matières
TM \o "1-3" Abracadabra RENVOIPAGE _Toc262717465 \h 7
Lalliance de fer entre la terre et leau RENVOIPAGE _Toc262717466 \h 22
Un Amour illégal RENVOIPAGE _Toc262717467 \h 30
Au-delà du voile RENVOIPAGE _Toc262717468 \h 42
Balade en pays perdu RENVOIPAGE _Toc262717469 \h 58
Le bonheur est dans le pré RENVOIPAGE _Toc262717470 \h 72
Cauchemar ultime RENVOIPAGE _Toc262717471 \h 81
Ce que voit le Seigneur est indéfinissable RENVOIPAGE _Toc262717472 \h 95
Cinq mille un RENVOIPAGE _Toc262717473 \h 110
La commode de monsieur Proudhon RENVOIPAGE _Toc262717474 \h 128
Conscience de métal RENVOIPAGE _Toc262717475 \h 138
Demet RENVOIPAGE _Toc262717476 \h 150
Deux précautions valent mieux quune RENVOIPAGE _Toc262717477 \h 162
Double lien RENVOIPAGE _Toc262717478 \h 174
Un espace de liberté RENVOIPAGE _Toc262717479 \h 183
Glacines-sur-Floqueuse RENVOIPAGE _Toc262717480 \h 202
Lhistoire dAlan Chareau RENVOIPAGE _Toc262717481 \h 212
L'histoire sans histoire RENVOIPAGE _Toc262717482 \h 223
Un homme sur deux est une femme RENVOIPAGE _Toc262717483 \h 239
Ici-bas RENVOIPAGE _Toc262717484 \h 252
La légende de lAbbaye RENVOIPAGE _Toc262717485 \h 258
Mogador RENVOIPAGE _Toc262717486 \h 273
Le mur de lesprit RENVOIPAGE _Toc262717487 \h 288
Noces de diamant RENVOIPAGE _Toc262717488 \h 295
Loiseau blanc RENVOIPAGE _Toc262717489 \h 303
Le pacte RENVOIPAGE _Toc262717490 \h 317
Point de chaînette RENVOIPAGE _Toc262717491 \h 325
Une pomme RENVOIPAGE _Toc262717492 \h 327
Portes ouvertes RENVOIPAGE _Toc262717493 \h 343
La révélation RENVOIPAGE _Toc262717494 \h 358
Secret de famille RENVOIPAGE _Toc262717495 \h 367
La serrure invisible RENVOIPAGE _Toc262717496 \h 376
Si seulement
RENVOIPAGE _Toc262717497 \h 381
Soleil doutre tombe RENVOIPAGE _Toc262717498 \h 394
Stockholm RENVOIPAGE _Toc262717499 \h 407
Le Stradivarius RENVOIPAGE _Toc262717500 \h 413
Sublime geôle RENVOIPAGE _Toc262717501 \h 427
Voile, burka RENVOIPAGE _Toc262717502 \h 433
Les yeux de mon père RENVOIPAGE _Toc262717503 \h 441
Index par auteur TM \t "Auteur;1"
Véronique Macabéo RENVOIPAGE _Toc262801131 \h 7
Laurent Hyafil RENVOIPAGE _Toc262801132 \h 22
Louis Akiki RENVOIPAGE _Toc262801133 \h 30
Chantal Falletto RENVOIPAGE _Toc262801134 \h 42
Michel Le Duff RENVOIPAGE _Toc262801135 \h 58
Emmanuelle Cart Tanneur RENVOIPAGE _Toc262801136 \h 72
Michel Collati RENVOIPAGE _Toc262801137 \h 81
Sylvain Le Braz RENVOIPAGE _Toc262801138 \h 95
Dominique Descors RENVOIPAGE _Toc262801139 \h 110
Eric Gabriel RENVOIPAGE _Toc262801140 \h 128
Jean-Pierre Chiron RENVOIPAGE _Toc262801141 \h 138
Marie-Thérèse Visentin Lamorthe RENVOIPAGE _Toc262801142 \h 150
Marie-Hélène Meunier RENVOIPAGE _Toc262801143 \h 162
Elizabeth Jolivet RENVOIPAGE _Toc262801144 \h 174
Cécile Meyer Gavillet RENVOIPAGE _Toc262801145 \h 183
Pierre Bernard RENVOIPAGE _Toc262801146 \h 202
Olivia Mandas RENVOIPAGE _Toc262801147 \h 212
Nicole Sismond RENVOIPAGE _Toc262801148 \h 223
Florence Girard RENVOIPAGE _Toc262801149 \h 239
Laurent Adamof RENVOIPAGE _Toc262801150 \h 252
Pierre Platroz RENVOIPAGE _Toc262801151 \h 258
Christine Brunel RENVOIPAGE _Toc262801152 \h 273
Charles Henri Royer RENVOIPAGE _Toc262801153 \h 288
Catherine Pin RENVOIPAGE _Toc262801154 \h 295
Geneviève Verdier RENVOIPAGE _Toc262801155 \h 303
Raphaëlle Badel RENVOIPAGE _Toc262801156 \h 317
Anne-Marie Dichtel RENVOIPAGE _Toc262801157 \h 325
Eva Péquery RENVOIPAGE _Toc262801158 \h 327
Laurence Mercier RENVOIPAGE _Toc262801159 \h 343
Marielle Favard RENVOIPAGE _Toc262801160 \h 358
Ginette Mazoyer RENVOIPAGE _Toc262801161 \h 367
Françoise Lafont RENVOIPAGE _Toc262801162 \h 376
Sarah Gabrielle Farjon RENVOIPAGE _Toc262801163 \h 381
Francis Vanhonnacker RENVOIPAGE _Toc262801164 \h 394
Laurence Argoud RENVOIPAGE _Toc262801165 \h 407
Marie-Claude Saby RENVOIPAGE _Toc262801166 \h 413
Peggy François RENVOIPAGE _Toc262801167 \h 427
Eric Sauvat RENVOIPAGE _Toc262801168 \h 433
Jérémy Brossard RENVOIPAGE _Toc262801169 \h 441
agents d'Electrité et Gaz d'Algérie
Partage du M.O entre anglais et français après l'éviction des turcs 1920-1946
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