La peine de mort - OER2Go
Les formes sous lesquelles se présente la névrose obsessionnelle sont variées
... ou religieuses, fanatisme de la justice ou tendance à gaspiller son temps. ... du
sujet se trouve éclairée et cela sans entente antérieure avec le médecin. ......
Cela mènerait trop loin de brosser ici le tableau psychique que présentent, dès
les ...
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Arthur Buies
Chroniques II
Voyages, etc., etc.
BeQ
Arthur Buies
(1840-1901)
Chroniques II
Voyages, etc., etc.
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection Littérature québécoise
Volume 127 : version 1.1
Du même auteur, à la Bibliothèque :
Petites chroniques pour 1877
Chroniques I : Humeurs et caprices
Lettres sur le Canada
La Lanterne
Réminiscences / Les jeunes barbares
Arthur Buies (1840-1901) a été journaliste et a publié de nombreux ouvrages, dont Chroniques, humeur et caprices et Petites chroniques pour 1877. Il a, entre autre, fondé un journal éphémère mais qui a reçu un écho extraordinaire, La Lanterne, dans lequel il donnait libre cours à ses idées républicaines et anticléricales.
La Lanterne, un hebdomadaire qui parut pendant 27 semaines, était, selon Marcel-A. Gagnon, qui publia en 1964 une anthologie dArthur Buies, « le plus irrévérencieux et le plus humoristique des journaux du siècle dernier ».
« Jentre en guerre, annonçait Buies, avec toutes les stupidités, toutes les hypocrisies, toutes les infamies. »
Chroniques II
Voyages, etc., etc.
Le premier de lan 1874
Encore une année de plus : encore une année de moins. Et quand on a répété ce calcul vingt, trente, quarante, quatre-vingts fois, on sarrête tout à coup, et lon reste muet pour léternité.
Le plus souvent même on nattend pas que lannée soit finie ; il y a bien peu de gens qui meurent le 31 décembre, de même quil y en a bien peu qui naissent le 1er janvier. Cest sans doute par un esprit de haute impartialité et pour couper court à bien des réclamations, quon a choisi spécialement deux jours, lun pour être la fin, et lautre pour être le commencement.
Ces deux jours se suivent sans aucune interruption, sans le moindre intervalle. À la minute, à linstant qui achève lun, lautre commence. Sur la route du temps, on nen peut jamais revenir ; il faut marcher, marcher sans cesse ; courbé, flétri, déchiré aux ronces du chemin, hors dhaleine, nayant plus même ce souffle de lâme qui est lespérance, sans ressort, souvent sans lumière, on marche toujours, éternel supplice, condamnation implacable !
Eh bien pourtant ! ils sont nombreux, ceux qui se hâtent, se précipitent, surtout dans notre siècle ; cest une manière de tromper la durée. Ne pouvant rien enlever au temps, ni se dérober au terme fatal, ne pouvant détacher sa vue du gouffre aux éternels mugissements, lhomme veut séblouir, il court en désespéré sur les bords de labîme, sélance vers lendroit où il doit être englouti et se jette lui-même en pâture à loubli, comme le gladiateur épuisé se jetait sur le fer pour abréger le supplice.
Pourquoi compter les années à venir ? Quoses-tu souhaiter aux amis qui tentourent ? Malheureux ! tu nas même pas un lendemain à toi ! Tu te félicites, et déjà peut-être la mort sapprête à cueillir le souhait sur ta bouche. « Tu serres la main de tes amis !... prolonge un instant cette effusion, et peut-être sentiras-tu cette main froide. Le tombeau est sous tes pas... et tu tenivres de livresse de la vie ! Eh quoi ! ton passé même, ce passé que tu appelles le tien, nest pas à toi, puisquil nest plus. Toutes tes prières et tous tes efforts réunis ne pourraient ten rendre une minute. Tu nas rien, rien, si ce nest lespérance, plus trompeuse encore que tout le reste, puisquelle fait croire à un bonheur que jamais tu ne pourras saisir.
Cette année que tu appelles nouvelle, que tu reçois avec des transports trompeurs, avec une allégresse menteuse, quaura-t-elle de nouveau pour toi avant que le premier de ses trois cent soixante-cinq jours ait apporté sa première veille ? Oublies-tu donc quelle vient à toi malgré toi ? que, voudrais-tu repousser un seul de ses dons funestes, tu nen as ni le loisir, ni le temps, ni le pouvoir ? Cest un vainqueur quil te faut accueillir à ton foyer et auquel tu souris pour quil te ménage quelques jours de plus.
Lannée nouvelle ! quelle dérision ! Et les hommes saluent cet astre qui va bientôt éclater sur leurs têtes ! Ils emplissent leur regard de ce rayon qui va les aveugler ! Ah ! sous tant de visages joyeux, sous ces rires éclatants, combien ny a-t-il pas plutôt de larmes, combien de regrets pour la pauvre année qui sen va, à toujours insaisissable, à jamais envolée !
Oui, toujours le deuil et lespérance, côte à côte dans le sentier de la vie, jumeaux éternels enlacés sur le même tombeau, lun se parant des fleurs flétries de lautre et, linstant daprès, mourant avec elles. Sur le berceau de lannée qui savance, tombe de lannée écoulée, nous restons, nous, tristes humains, comme ces crêpes qui tremblent suspendus au seuil dun foyer que le mort chéri va bientôt délaisser pour toujours.
La mort ! la vie ! deux choses qui se tiennent lune lautre, inséparables comme les deux années dont lune part en même temps que lautre arrive. La terre que nous foulons aux pieds est remplie de la poussière des générations éteintes ; nous nous agitons sur des sépulcres ; nous vivons par la mort dune foule dautres existences, jusquà ce quà notre tour nous allions engraisser de nos corps inertes ce sol quaujourdhui nous arrosons de nos larmes...
Offrez, offrez, puisque cela vous sourit, offrez vos souhaits à lannée nouvelle qui vient accumuler les ruines et hâter la chute de vos espérances. Pour moi, je me retourne vers lannée qui expire : elle seule mest chère, parce que je ne la redoute plus ; je navais pas salué son aurore, mais aujourdhui je lui crie avec toute mon âme :
« Ah ! pauvre et chère année ! ne ten va pas si tôt. Reste encore un jour, une heure : tu emportes trop de nous-mêmes avec toi ; tu emportes tout, hélas ! et tu ne laisses rien, rien que des regrets. Tu navais que trois cent soixante-cinq jours à vivre ; pour toi, le terme fatal était marqué, connu davance, et dans ton berceau tu portais ton linceul.
« Comme lannée nouvelle qui arrive aujourdhui, empressée, joyeuse, rayonnante, les mains chargées de promesses et la figure de sourires, tu tannonçais toi-même il y a un an, un an seulement, et déjà tu meurs ! Combien dentre nous qui tavaient embrassée avec des bras vigoureux, un cur plein dillusions, et qui tont précédée dans la tombe ! Jai compté mes jeunes amis disparus qui avaient plus le droit de vivre que moi, et je regarde en tremblant lannée qui te suit. Il me semble quelle porte un crêpe mal caché dans les fleurs éclatantes qui la parent.
« Non, je ne puis te saluer avec une âme joyeuse, toi qui viens mannoncer une année de moins dans la vie, une année de plus dans lamertume des souvenirs. Pour toi je ne prendrai pas cet éclat de fête dont sentourent à ton approche les malheureux que tu séduis. Va, je connais ton faux sourire ; tu viens, comme toutes tes devancières qui promettent le bonheur, et qui sen vont avec des curs brisés, des existences flétries ; jai trop longtemps salué ces trompeuses aurores ; jai trop longtemps mêlé mes souhaits et mes caresses aux réjouissances qui les accompagnent. Pour toi, nouvelle venue que tout le monde choie et adore comme un soleil levant, je naurai pas une flatterie, pas un baiser...
« Aujourdhui, lon sembrasse, on se fait tous les souhaits de bonheur ; on se réconcilie. Ceux quune vétille ou un faux amour-propre a tenus éloignés pendant des mois, saisissent cette bonne chance de se serrer de nouveau la main ; il est si bon de se rapprocher ! Mais cela dure un jour, et je nose compter les baisers que le lendemain on regrettera peut-être.
« Si, du moins, année nouvelle, tu venais apporter le pardon à tous les curs qui souffrent, si tu venais vraiment pour couvrir dun voile éternel les regrets que nous laisse lannée mourante, alors je te saluerais comme une bienfaitrice, toi que je crains de maudire.
« Qui sait, pourtant, qui sait... si tu ne portes pas lespérance ? Sur ton front vierge, que rien ne ternit encore, ny aurait-il donc place que pour le mensonge ? Ne ferais-tu que succéder à lannée qui sen va, sans ensevelir avec elle tous les maux quelle a semés ? Non, non, viens. Et quimporte après tout ! Quimporte que tu ajoutes ton poids à celui que nous traînons tous, que je traîne, moi, depuis trente-quatre ans, trente-quatre ans que je nai plus aujourdhui, et lavenir !... lavenir, quil va falloir subir !
« Jai passé lété de la vie, mais je cherche en vain maintenant le soleil qui la échauffé. Que me feraient du reste ses rayons impuissants ? Pourraient-ils arriver jamais dans la nuit de mon cur ? Avant même que les fleurs eussent paru sur larbre de ma vie, les orages en avaient déjà emporté et balayé au loin toutes les feuilles.
« Et maintenant je marrête sur le tombeau de ma jeunesse et de ma force ; je voudrais retenir un instant lheure qui fuit en ne me laissant pas même le loisir de pleurer. Mais non, non, inutiles efforts !
« Allez, passez, effacez-vous, jours à jamais perdus. Vous nêtes plus maintenant que des souvenirs. Il faut briser, nous séparer pour toujours... Toutes les images chéries que vous maviez montrées à votre aurore sont déjà depuis longtemps évanouies ; elles ne vous ont pas attendus pour senvoler loin de moi. Suivez-les, suivez-les dans leur tombe ; nous, nous restons avec notre deuil, avec nos douleurs qui, seules, vivront autant que nous. »
Lhiver en pleurs
(Au propriétaire du National)
Une pluie battante depuis deux jours, et cest le 23 janvier ! Ô Canada de nos pères ! où es-tu ? Neiges éternelles, nêtes-vous donc aussi quun mensonge ?
On dit quil pleut tant aujourdhui parce quil nest presque pas tombé de pluie lautomne dernier, et quil faut que le seau deau céleste se vide comme le sac de neige, un peu plus tôt, un peu plus tard. Belle consolation, vraiment ! Et pourquoi na-t-il pas plu lautomne dernier ? Qui lempêchait ? Qui objectait ? Ce nest pas vous, certes, qui ne vous mêlez absolument que de politique, ni moi qui ai décidé de ne plus faire que de la littérature, et cela au moment où mes amis vont devenir omnipotents, tellement omnipotents quils nous donneront un parlement inouï, un parlement sans opposition.
Ce nétait pas la peine en vérité de tant ménager la pluie durant lautomne, sil faut que nous payions ces quelques beaux jours déplacés par des rhumatismes, des catarrhes et des bronchites qui ne nous lâcheront plus jusquau tombeau. Pas de pluie lautomne dernier ! les Canadiens étaient ravis : « Quel beau temps ! » se disaient-ils avec reconnaissance, et ils remerciaient le ciel. Oui, mais ce beau temps amenait les glaces et fermait les rivières à la navigation quinze jours plus tôt que dhabitude. Ensuite, deux ou trois bordées de neige coup sur coup, qui ont enseveli la campagne et noyé la ville, puis plus rien. On demande de la neige en suppliant depuis cinq semaines ; pas daffaires. Le ciel na pas de sac cette année ; il la tout vidé lannée dernière, mais en revanche il ouvre ses cataractes. Au lieu dêtre gelés, nous sommes trempés : lété prochain, il neigera tout le mois daoût et léquilibre sera rétabli ; voilà comment il faut raisonner.
Or, avant-hier, il pleuvait à verse, cétait le deuxième jour de pluie, chacun sait ça. Nous sommes en plein hiver ; mais cela est indifférent aujourdhui. Depuis que les principes subversifs des Libéraux triomphent, on nest plus sûr de rien ! Les communeux canadiens ont bouleversé le ciel habitué à nobéir quà notre politique. Lhonorable Hector, qui voit là des signes célestes évidents, ne veut plus se présenter dans un pays qui rompt si brusquement avec la routine, et pour qui rien nest plus sacré, pas même lordre des saisons. Non, pas même cela. Le désordre est partout et le cataclysme menace toutes les têtes qui ont repris le feutre et le chapeau de castor. De minute en minute on attend le tonnerre ; un craquement terrible, un éboulement formidable à chaque instant retentit ; ce sont les toits qui rejettent leur épaisse couche de glace. Les chevaux se sauvent épouvantés, et les passants, voulant fuir, enfoncent dans des abîmes : les voitures plongent et replongent ; sous chaque pas, les cahots sentrouvrent béants ; les gouttières gémissent et ploient sous les torrents de cristaux glacés qui les entraînent dans leur chute ; le givre, en longues grappes étincelantes, pend aux arbres courbés jusquà terre, aux fils télégraphiques partout brisés et courant sur le sol, poussés par le vent, comme des serpents en déroute. Les chapeaux, les yeux, le nez, le menton, les mains, tout ruisselle et se couvre de paillettes étincelantes comme les stalactites des grottes. Au loin, tout partout, jusquaux montagnes où sassemblent les brouillards, la campagne ploie sous un large manteau de glace sur lequel glissent en bondissant les gouttelettes de pluie, comme des larmes sur le sein dune marâtre. Des vapeurs blanches pendent comme des haillons aux flancs des Laurentides, ou se déchirent sur leurs cimes hérissées en voulant senfuir avec le vent qui les fouette ; quelques-unes flottent indécises ; les autres se précipitent affolées à travers champs et ravins.
Tantôt elles dérobent le ciel sous leurs longs plis humides ; tantôt, sentrouvrant tout à coup, elles versent sur le sol les torrents condensés qui gonflent leurs flancs. La rafale balaie en vain la plaine ; elle na plus quun son étouffé, et les arbres, enfouis sous le givre, compacts, ramassés ne rendent plus ses échos mugissants. Le vent vient mourir à leurs pieds ; aucun souffle ne pénètre leurs branches inexorablement enlacées, et qui craquent, et qui tombent ensemble en jonchant le chemin de débris retentissants. Lil qui cherche lhorizon ne voit rien que les flottantes épaves des nues qui, tantôt saffaissent jusquau ras de terre, tantôt se déploient péniblement dans une atmosphère étouffant de son propre poids : la fumée des maisons ne peut sélever et tombe en couvrant la ville dun vaste bandeau quaucune brise ne soulève, quaucun regard ne peut pénétrer. Cette fumée brûle les yeux, mais tous les tuyaux la vomissent à lenvi ; il a beau faire doux, on se chauffe toujours, dautant plus que le bois a diminué de prix. Ô sagesse de la nature !
Depuis deux jours le soleil est sans éclat ; il na pas un rayon. Un disque siroteux et bistré lentoure, et la terre ne semble éclairée que par la froide et dure transparence de son linceul de glace ; des lambeaux de crêpe, déchirés et tremblants, pendent du haut des cieux ; on dirait que la nature agonise et que, nayant plus même la force de gémir, elle se dissout et sécoule en torrents silencieux. Dans la clarté éplorée du jour, on croit voir comme les longs cils chargés de pleurs dun vaste regard qui séteint ; la vie, le mouvement ont disparu, la destruction seule est active ; on entend à chaque instant le bruit de son uvre et lon se demande sil restera rien au printemps de la splendeur de nos bois, du macadam des chemins et des toits des maisons.
Dans lavenue Sainte-Foy, tous les arbres chargés darôme et de feuillage qui, durant lété, arrondissent au-dessus de la route leur dôme parfumé, et versent sur le passant les fraîches harmonies de leurs ombres, sont presque tous pliés jusquà terre, incapables de se redresser sous laverse froide qui multiplie et entasse les bandelettes de givre sur leurs branches. Ils courbent la tête sans lutte, sans frémissement, sans bruit, si ce nest lorsque leur tronc, pénétré jusquau cur, sentrouvre violemment, et que dinnombrables rameaux sen arrachent pour aller joncher le chemin de leurs débris.
Quel spectacle ! Le ravage, aussi magnifique que terrible, a fait de chaque arbre, tout le long de lavenue, comme un groupement et un échafaudage de prismes étincelants où le jour pâle vient revêtir tout à coup des couleurs aussi vives que fantastiques. On dirait quune mer de feu passait comme un torrent, balayant, brisant, ployant tout dans sa course brûlante, et que, subitement, elle sest trouvée glacée, figée dans le sein même des arbres quelle entraînait avec elle. Les ormes, les trembles, les érables descendent leurs branches chargées, comme une draperie quaucune main ne retient et qui saffaisse lentement. Ces branches, arrondies par leur propre poids, et qui ne sarrêtent quen touchant le sol, donnent à chaque arbre laspect dun grand saule pleureur gémissant avec éclat, baigné de torrents de larmes auxquels le soleil lui-même, impuissant à ranimer la nature, vient mêler de lumineux sanglots.
Seul, le haut et superbe peuplier reste droit, infléchissable ; ses rameaux, dressés vers le ciel, défient la chute des nues ; il ne plie ni ne casse ; à peine a-t-il de temps à autre un gémissement étouffé, quand tout autour de lui se brise, sarrache et tombe avec fracas ; il ne donne aucune prise à la destruction, et il la regarde impassible, dans sa dédaigneuse inviolabilité ; le givre veut en vain se fixer à ses innombrables petits rameaux qui semblent sans défense et sans force ; aussitôt il le secoue et le repousse sur les arbres voisins où le vent le jette et limprime en longs sillons.
Quand finira la douloureuse clémence de cet hiver sans charme, sans beauté et presque sans neige ? Déjà lon peut à peine marcher dans les rues, comme aux matinées davril, lorsque le soleil na pas percé les gelées étendues par la nuit sur les torrents de la veille. Les maisons, les murs, les remparts, les trottoirs sont enduits dun crépi glacé qui donne à tout ce quaperçoit le regard laspect dun vaste suaire. On nose regarder où lon marche, obligé quon est davoir toujours lil sur les toits des maisons qui nont pas encore fini de se décharger sur la tête des passants. Mais si lon fait un faux pas, on est sûr de se casser une jambe ou de se tordre les reins. Entre deux périls presque inévitables, lun menaçant les pieds, lautre la tête, que doit-on faire lorsquil faut sortir ? On ne peut pas ahurir lÉternel en lui recommandant son âme vingt fois par jour, et tout le monde na pas la ressource suprême de faire une chronique à côté dun bon feu, en narguant les caprices destructeurs de la nature.
Lappel nominal même, en plein vent, loin des toits, noffre aucune garantie. Jai vu hier, un brave habitant de la banlieue, venu pour acclamer Fréchette, et qui avait négligé dessuyer quatre à cinq gouttes de pluie qui lui étaient tombées sur le nez. Rapidement ces gouttes sétaient figées sur place ; dautres étaient venues sajouter à elles, de sorte que le pauvre homme avait fini par avoir sur le plus chatouilleux des organes une véritable corne de plus dun pouce de hauteur. Il nosait lôter, de peur de senlever le nez en même temps : « Quallez-vous faire avec cette bouture ? » lui demandai-je timidement. « Je pense bien quil va me falloir attendre le printemps pour quelle dégèle », me répondit-il.
Voilà comment notre peuple est éprouvé, même aux plus grands jours de son histoire. Voilà comment tout tourne en ce monde, par quelque côté ou par quelque fin burlesque, même la chronique qui débute par les éléments en démence et qui termine par un nez de Canadien.
Je mabstiens pour aujourdhui de vous donner des nouvelles électorales, quoiquelles soient toutes fraîches, et quoique je puisse facilement faire concurrence au télégraphe aux trois quarts démoli sur toutes les lignes. Le vent du succès, dun succès inouï, aura déjà soufflé jusquà vous. Lopposition ! on ne la voit nulle part. Déjà je signale un danger pour le parti Libéral trop puissant. Il a attendu trop longtemps et la fortune lui est venue trop subitement ; quil prenne garde quelle létouffe. Par bonheur, un parti se compose de bien des éléments, et il y en a toujours qui restent bien maigres, quand les autres gémissent dans lembonpoint.
Morituri mortuo
(Ceux qui vont mourir à celui qui nest plus)
Avant-hier matin, un télégramme de deux mots annonçait tout à coup la mort de Lucien Turcotte, lami, le compagnon de toute la jeunesse de notre ville. Pas dautre détail. Il sest éteint sans doute doucement, sans agonie, après une maladie qui, depuis près dun an, le conduisait à pas comptés et certains vers le tombeau ; sans effort, comme sans lutte peut-être, il a franchi lobstacle suprême qui sépare lhomme de léternité.
Aucun de nous ne pouvait être près de lui ; aucun de nous na pu apprendre à mourir de celui dont la vie avait été pour tous un exemple. Jusquau dernier moment nous avions espéré, quoique le dénouement fatal fût presque certain : on ne peut pas croire que la mort soit inexorable pour la jeunesse et quelle abatte la force brillante comme elle enlève dun souffle les existences flétries. Mais maintenant elle a fait son uvre. Nous avions pensé toujours quau moment de livrer le combat de la dernière heure, elle reculerait devant ce jeune homme de vingt-sept ans, armé contre elle de toutes les promesses de lavenir ! nous pensions quelle serait arrêtée violemment devant cet âge à qui la nature apporte tout à coup, dans les crises suprêmes, une force inconnue et des ressources mystérieuses.
Mais pour la mort, rien nest sacré ; pour elle la jeunesse, le talent, la vertu nont pas de privilèges : sous son terrible passage, les têtes les plus hautes sont celles qui tombent les premières, et elle se hâte de frapper les curs les plus vaillants, comme si elle craignait de sattendrir aux sanglots qui retentissent autour delle.
Pauvre cher Lucien ! Eh bien ! non, la mort na pas tout fait encore. Elle ne nous ôtera pas cette heure où nous nous rassemblons tous autour de ton lit funèbre avant quon te descende dans cette fosse glacée qui tattend. Tous, tous tes amis sont autour de toi en ce moment pour presser encore une fois ta pauvre main amaigrie par une année de souffrance ; jusquà ton dernier jour tu pensas à nous ; jusquà notre dernier jour, nous penserons à toi ; nous nous rappellerons combien tu étais bon, généreux, sympathique, discret, dévoué ; tu ne savais pas que tu avais une santé à conserver, et cest peut-être cela qui ta fait mourir. Tu te serais tué par le travail, si la mort jalouse ne se fût hâtée de mettre sur ta route un piège inattendu où tu es tombé tout entier, à lheure où lavenir tenveloppait de ses plus brillantes caresses, et tes amis de leur plus chaude affection. Tu pouvais tout espérer et atteindre à tout, car, avec lâme, tu avais lintelligence et la science ; tu brillais au premier rang dun groupe délite, et la fortune te ménageait le plus rare de ses bienfaits, celui de ne pouvoir faire denvieux.
Tu nas pas eu le temps de rien laisser de toi que le vide irréparable que fait ta mort dans nos rangs et nos éternels regrets. La renommée avait déjà promené ton nom de bouche en bouche, et la gloire tattendait avec de frais lauriers ; mais tu nas pu arriver jusquà elle, et, peut-être, Dieu dédaignait-il pour toi cette gloire profane, indigne de ses élus : tu es mort avec la gloire bien plus noble et bien plus haute, quoique moins éclatante, dune vie sans tache et dun nom aussi cher quil était pur.
Et, maintenant, ques-tu ? Un pauvre corps déjà flétri, une dépouille brisée que nous ne reconnaîtrions peut-être pas si nous la voyions, sur un lit que couvre ton linceul, à côté dune bière entrouverte, et, quelques pas plus loin, le fossoyeur courbé dans lombre, qui attend les dernières instructions de la mort.
Et voilà tout ce qui reste dune vie que tant de choses avaient faite précieuse et chère. Tu avais tous les dons de lesprit et du cur, devant toi une brillante carrière quavaient préparée de fortes études, et déjà même tu avais connu le succès à lheure où tant dautres se cherchent seulement un chemin. Tout te souriait ; lespérance te tendait ses larges bras, et pour toi cétaient ceux dune mère ; elle ne voulait pas te tromper, toi qui avais été heureux avant davoir pu à peine désirer de lêtre ; tu étais cher à lambition elle-même, cette marâtre qui étouffe sur son sein presque tous ses enfants, et elle tavait comblé alors même que tu pouvais à peine bégayer son nom.
Subitement, santé, avenir, succès, renommée, tout sest évanoui. Il ny eut dégal à cette fortune rapide que lenvahissement non moins prompt de la mort. Un an tavait suffi pour élever ton piédestal ; un an a suffi pour quil sécroulât sous tes pieds. Mais, dans le calme anxieux qui entourait ta longue maladie, dans le détachement graduel de toutes les choses dici-bas, tu avais appris à mépriser la mort, à balancer les choses périssables avec ce qui est immortel, et tu tétonnais du néant des agitations humaines.
Plus grand et plus utile exemple ne nous fut jamais donné, et nous qui te pleurons si amèrement, nous regardons encore avec une satisfaction jalouse ton entrée si victorieuse dans léternité que tu ne redoutais plus bien des jours avant ta mort. À laurore nouvelle tes yeux se sont ouverts avant même de se fermer à la pâle lumière de notre misérable vie, et, avant de quitter la terre, ton âme dégagée volait déjà libre dans les cieux. Oh ! apprends-nous les secrets de cet autre monde si redouté et qui nest pourtant quune délivrance, une éclosion au bonheur que nous cherchons en vain parmi les ténèbres que tu as franchies ; fais rayonner dans nos curs les immortelles espérances de la tombe ; reste avec nous comme la lumière de notre âme, nous qui allons maintenant te dire adieu et qui nous éloignons pour toujours de ces pauvres restes qui sont tout ce que la mort a laissé dune vie que nous avons si longtemps et si tendrement partagée.
Adieu, adieu, cher ami ; nous ne tarderons pas à te rejoindre. Notre jeunesse à nous est déjà aux trois quarts envolée ; ce qui en reste ne pourra longtemps retarder la mort et son uvre sera facile. Heureux toutefois davoir trouvé dans la tienne un enseignement et une force qui raniment nos défaillances ! Plus heureux encore si, comme toi, nous méritons de laisser après nous daussi inconsolables et daussi justes regrets ! !
Nos institutions, notre langue et nos lois
Cétait le 14 février 1874, cent douze ans après la conquête du Canada par la Grande-Bretagne et un mois après la clôture de la session locale, pendant laquelle notre langue avait reçu de nouvelles atteintes plus terribles que les précédentes, et où nos institutions et nos lois auraient sombré sans retour si un ancien honorable ne se fût hâté dêtre défait par acclamation dans tous les comtés gardés en réserve pour amortir sa chute.
Il faisait un temps doux, tellement doux, que le pont de glace devant Québec était couvert de longues nappes deau ; un vaste miroir, plein de cahots et de perfidies, sétalait sous le regard inquiet ; la route directe au dépôt du Grand-Tronc à Lévis était devenue impraticable et il fallait traverser droit en face de la ville, pourvu toutefois quon osât faire ce trajet la nuit.
Or, il était samedi, huit heures du soir, et javais à prendre le train pour Montréal. Retarder mon voyage était impossible ; lhomme ne dispose pas du lendemain, surtout quand ce lendemain est un dimanche, jour que Dieu se réserve spécialement. Je partis donc, je franchis héroïquement le noble fleuve retenu captif, et jarrivai juste à temps pour prendre le train.
Le Grand-Tronc, depuis un mois, partait exactement à lheure indiquée, ce qui avait été cause de nombreuses déceptions et récriminations. On était habitué à se plaindre, depuis quinze ans, de ce quil était toujours deux ou trois heures en retard ; on sétait formé à cette plainte, devenue laccompagnement invariable de tout départ ; et voilà que tout à coup on en était privé ; le Grand-Tronc allait être exact comme un chemin de fer dEurope ou des États-Unis, on naurait plus rien à reprocher à cette compagnie maudite, si richement subventionnée par le public pour se moquer de lui ; on naurait plus raison de récriminer, comment faire ? Rester Canadien sans se plaindre, tel était le problème, et il avait fallu le résoudre brusquement, inopinément, sans avoir reçu avis.
On avait bien essayé de reprocher au Grand-Tronc son exactitude même, pour inattendue, inespérée, dérogatoire, mais cela navait pas pris : les gens désintéressés se moquaient des voyageurs pris en flagrant délit de retard et lon était réduit à partir sans grommeler ; on évitait une heure dattente à Lévis et lon arrivait à Richmond assez tôt pour faire la connection avec toutes les autres lignes, cétait prodigieux !
* * *
Le soir du 14 février, le Grand-Tronc partit comme il avait coutume de le faire depuis un mois ; je pris un Pullman car, sorte de boîte à ressorts douillets, au mécanisme mlleux et silencieux, dans laquelle on serre un passager, jusquà ce quil ne donne plus signe de vie. Lasphyxie y est lente, réglée, mutuelle ; la chaleur, laide carbonique renvoyé par les poumons, la poussière, les chaussettes, un entassement de toute espèce dobjets presque innommables y forment les éléments variés et certains dun empoisonnement insensible. Pour deux piastres, on a la liberté de recourir à ce suicide réciproque autorisé par la loi ; il ny a quun moyen dy échapper lorsquon fait tout le trajet entre Montréal et Québec, cest de se faire réveiller par le conducteur, à Richmond, où il y a une demi-heure darrêt, et où lon peut descendre pour faire une nouvelle provision doxygène au-dehors. Cest ce que je fis.
Il était en ce moment deux heures du matin ; je laissai mes compagnons de voyage inconsciemment en proie aux derniers spasmes de lasphyxie, et je sautai sur la plate-forme de la gare qui offre une promenade denviron deux cents pieds de longueur. Au bout dune minute, mes poumons, mes jambes et mes reins avaient repris leur élasticité, et je marchais superbement à grands pas, en regardant les étoiles qui me le rendaient au centuple.
La nuit était calme, tendre, presque souriante ; ni plis, ni voiles, ni nuages descendant sur la terre comme pour épancher les tristesses dun monde inconnu ; sur un fond clair, que ne rayait aucune ride, les étoiles secouaient leur tremblotante clarté, comme des perles suspendues dans lair et frémissant au moindre souffle ; on entendait au loin les sifflets des locomotives quun écho discret laissait doucement samortir ; les trains, venus de tous les points, se faisaient chacun, dans la gare, une place tranquille, et semblaient vouloir obéir au vu de la nature qui, cette nuit-là, avait lair de se recueillir ; les cris mêmes des conducteurs nétaient quune note assoupie, et le « all aboard » réglementaire ne frappait que sourdement latmosphère languissante. De temps à autre, quand souvrait la porte dun car, quelques ronflements étouffés passaient à travers ; on voyait des allongements de jambes enchevêtrées menacer le plafond, des corps pliés en deux, tordus, renversés, et lon sentait comme des souffles rapides sagiter un moment et puis disparaître, ne laissant dautre trace quun souvenir étrange, péniblement dissipé.
* * *
La fin de la demi-heure darrêt approchait : conducteurs de tous grades, chauffeurs, garde-malles sétaient repus au buffet ; notre train, après mille déplacements et combinaisons, sétait enfin constitué, et nous allions repartir... Alors, comme je faisais une dernière fois la longueur de la plate-forme, ayant repris une merveilleuse vigueur et capable de supporter une asphyxie prolongée, je vis arriver à moi, presque en courant, un homme effaré, qui, dune voix pleine dangoisse, sécria : « Cest-il là la traîne qui descend à Québec ? celle qui monte à Montréal nest pas sur cte lisse cite ? »...
En ce moment, quelques étoiles se couvrirent, la lune passa derrière un nuage, la locomotive jeta dans lair son cri lugubre, comme une plainte aux échos du passé ; la vapeur, jaillissant des soupapes, enveloppa la gare, tout fut confondu dans un brouillard rapide, je mélançai dans le car, et seul, étendu sur un divan, je me mis à rêver.
* * *
Laccent et les paroles de lhomme qui était accouru vers moi restaient ineffaçables dans ma pensée. Pourquoi avait-il dit « la traine » au lieu du « train » ? Par quelle fantaisie ou quelle préférence bizarre un mot aussi ordinaire avait-il été si aisément féminisé ? Quy gagnait-il, que gagnait de son côté le peuple par cette corruption inutile dun mot à la portée de tous ?
Alors, je pensai que les langues en elles-mêmes ne sont que des instruments, quelles nexistent que comme lexpression de ce quon veut représenter, et que les mots nont de sens que celui quon y attache ; que ce nom de train, du reste rarement entendu dans le sens actuel par lhomme du peuple, ne signifiait rien à ses yeux ; quau contraire la traîne disait beaucoup plus et rendait bien mieux ce quil avait dans lesprit ; je réfléchis en outre que les langues ne sont pas seulement lexpression des idées, mais encore limage vivante des sentiments, des habitudes, de léducation, des manières de voir et de comprendre les choses, dorganiser et de passer la vie, propres à certains groupes dhommes, quelles sont le fruit direct du caractère ou du tempérament, quelles ne sauraient être indifféremment substituées lune à lautre ; que le français, par exemple, ne conviendrait jamais à la nature des idées et au genre de vie dun Anglo-Saxon, et, quen ce sens, le mot de nationalité est dune conception beaucoup plus étendue et plus haute que celle à laquelle on lastreint généralement.
Je pensai que le mot propre, exact et grammatical, était réservé seulement à un petit nombre délus, et que le peuple avait dautre part sa langue à lui, irrégulière, fantastique, si lon veut, mais tout aussi raisonnée que la première ; que le mot propre était à ses yeux celui qui rendait le mieux lidée, et quil navait malheureusement pas pour cela le choix varié dexpressions familières aux esprits cultivés. Je compris alors que le nom de traîne venant du mot traîneau et signifiant un véhicule quelconque glissant sur la neige ou sur des lisses, avait une signification plus saisissante que celui de train qui est tout spécial et technique ; je jugeai en conséquence, que ce qui eût été une faute dans ma bouche ne létait plus dans celle de lhomme qui mavait abordé, et quil restait tout aussi bon, tout aussi vrai Canadien français que moi qui eusse reculé dhorreur à la seule idée de ce pauvre e muet à la fin du train ; seulement jen vins à penser au titre de ce chapitre, et je sondai de nouveau les abîmes du raisonnement.
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Quest-ce qui gouverne le monde ? Cest le préjugé. La raison ny est encore pour rien, et la routine nest que le préjugé sous un nom différent. Avec des mots on conduit les hommes ; telle devise prend lautorité et la force dun principe ; elle se transmet de génération en génération, et, même lorsquelle na plus de sens, elle conserve encore une consécration poétique, un prestige qui écarte la puissance et la vertu des faits. Le souvenir a une attraction merveilleuse, et le passé, mis sous forme dadage, a un charme qui captive jusquaux esprits les plus sûrs et les plus précis. Le fond des choses disparaît sous la forme quelles revêtent, et voilà pourquoi lon se passionne pour certaines institutions, à cause du nom quelles portent bien plus que pour le principe doù elles sont sorties. Quimporte aux hommes que le pays où ils naissent et meurent soit une monarchie ou une république ? Cest lensemble de leur éducation et de leurs goûts, ce sont les murs républicaines ou les murs monarchiques qui déterminent la question. Les gouvernants ne sont en somme que ce que les font et ce que sont eux-mêmes les gouvernés. On nest pas plus libre avec une forme de gouvernement quavec une autre ; montrez-moi un pays où les hommes ont le sentiment de leurs droits et le respect de la liberté dautrui, et je vous dirai de suite que le caractère des institutions de ce pays est essentiellement républicain, quel que soit le nom quelles portent ou quelles ont gardé du passé.
Montrez-moi au contraire une république parfaitement organisée, avec tous les instruments et tous les rouages qui répondent à cette forme de gouvernement, mais où la liberté nexiste ni dans léducation ni dans les murs, et je comprendrai aussitôt quune telle république est le meilleur outil possible aux mains des tyrans, parce quil ny a pas de peuple plus avili, plus propre à lesclavage, que celui quon peut asservir avec les instruments mêmes de la liberté.
Que valent des institutions dont lessence et le principe sont bannis ? Et cependant cest pour elles, cest pour le nom quelles portent bien plus que pour la liberté, quelles sembleraient garantir, que des nations entières déchirent leur propre sein et se vouent fatalement au despotisme par lépuisement.
Voilà ce que cest que le préjugé. Voilà où mène lamour des institutions substitué à celui des principes et des droits. Les institutions en elles-mêmes sont indifférentes, elles peuvent prendre à discrétion toutes les formes ; mais ce qui nest plus indifférent, cest lobjet pour lequel elles sont faites, cest le principe quelles renferment. Les institutions peuvent changer, être remplacées par dautres suivant la nécessité des temps ; à quoi sert alors de les élever à la hauteur dun culte et den faire des fétiches ? fétiches dangereux, parce que le peuple les respecte encore alors même quelles ont perdu tous les droits au respect.
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Tout est préjugé et la fiction règne partout ; cest à peine si lon peut trouver, clairsemées dans le monde, quelques rares habitudes, quelques pratiques sociales, politiques ou autres, qui ne soient basées sur une idée fausse et maintenues par la tyrannie de la routine. Si ce nétait pas le préjugé qui gouverne le monde, ce serait la raison ; et, alors, il ny aurait plus besoin de rien établir ni de rien maintenir ; les lois et les institutions deviendraient inutiles ; la liberté, maîtresse souveraine et universelle, naurait plus à craindre aucune atteinte, enfin, toutes les formes de gouvernement se fondraient en une seule, forme idéale, étrangère aux préceptes, mais impérissable comme le bon sens et la justice mêmes, qui seraient ses seuls éléments.
Oui, tout est préjugé, tout, hélas ! jusquà ce brillant axiome devenu chez nous une vérité élémentaire quon parle mieux le français en Canada quen France. Comment faisons-nous pour cela ? Je lignore ; mais il est certain que cela est, tant de gens le croient, et puis, on le leur a dit !... Ah ! Le « on le dit », voilà encore un préjugé formidable. Quoi quil en soit, il est entendu que les Canadiens parlent mieux le français que les Français eux-mêmes. Je ne peux pas discuter luniversalité dune croyance aussi absolue : je mincline, mais je reste étourdi.
Où diable avons-nous pris la langue que nous parlons ? Il me semble que nous la tenons de nos pères, lesquels étaient de vrais Français, venus de France, et qui nont pu nous transmettre un langage plus pur, plus en usage que celui-là même quils avaient appris. Mais jentends ! cest en Canada, pays privilégié, favori de la Providence, que la langue française a revêtu cette pureté idéale qui nous étonne nous-mêmes et nous ravit, quand nous daignons nous comparer aux barbares Français. Cest depuis que nous sommes enveloppés dAnglais et dIrlandais, comme noyés au milieu deux, obligés de nous servir à chaque instant de leurs mots propres pour toutes les branches de lindustrie, du commerce et des affaires ; cest depuis que nous avons perdu jusquau dernier reste des habitudes domestiques et des coutumes sociales de la France, depuis que son génie sest retiré de plus en plus de nous, que nous en avons épuré, perfectionné de plus en plus le langage ! Ce qui serait une anomalie partout ailleurs devient, dans un pays étonnant comme le nôtre, où lon voit les enfants en montrer à leurs pères, une vérité tellement évidente quon ne sait pas comment la prendre pour la combattre.
Un tel prodige a tout lattrait du merveilleux, et voilà pourquoi tant desprits assez sérieux au fond, assez raisonnables, sy sont laissé prendre. Le merveilleux ! voilà encore un préjugé. Il ny a rien de merveilleux ; cest notre ignorance qui crée partout des prodiges, et, ce qui le prouve, cest que le plus grand des miracles aux yeux dun étranger ignorant de toutes nos perfections, nest pour nous quun fait banal, depuis longtemps reconnu.
Étant admis que nous parlons un français qui ferait rêver Boileau, je me demande pourquoi nous consentons à y mêler un tel nombre dexpressions, absolument inconnues, même des Anglais de qui nous prétendons les tirer, mais en les arrangeant à notre façon.
Ah ! cest ici que je reconnais létonnante supériorité du Canadien français. « Notre langue ! que signifie-t-elle, se dit-il, dès lors quelle ne peut plus servir aux trois quarts des choses quil nous faut exprimer journellement ? Nos institutions ! quest-ce que cest ? où sont-elles ? on ne les voit plus que dans la devise du Canadien, de Québec, devise noble, sil en fut, mais fort incomplète, puisquelle ne représente que le passé. Nos lois figurent aussi dans cette devise patriotique ; mais quest-ce encore ? Sans aucun doute les lois subsistent, tant quon ne les détruit ou quon ne les modifie pas. Mais quel est donc le peuple, dans cet âge de changements profonds et rapides, qui ne modifie pas ses lois de façon à les adapter aux conditions nouvelles de la société ? Quel est donc le peuple qui change ou détruit ses lois pour le simple plaisir de le faire ? Quest-ce quune devise peut ajouter, que peut-elle retrancher de plus ou de moins aux circonstances de la vie politique ? Les lois, les institutions, la langue, tout change ; et, si elles seules devaient rester immuables, il y aurait une confusion, une anarchie qui serait pire que le chaos, si seulement elle était possible. »
Qui songe à attaquer les lois, qui songe à attaquer les institutions existantes et utiles ? Et qui pourrait nous ravir notre langue, si nous y tenons nous-mêmes ? Préjugé, préjugé ! Pense-t-on quune devise empêche ce qui est ? Pense-t-on quelle ne forme pas un contraste brutal entre lépoque doù elle est sortie et ce qui se passe sous nos yeux depuis vingt-cinq ans ? Quelles lois, quelles institutions voulez-vous dire ? Celles du passé ? cherchez-en les débris. Quant à la langue, elle est immortelle dans son essence et par son génie propre, quelques nouveautés quon y ajoute, quelque altération quelle subisse du temps, des besoins et des créations nouvelles. Lhomme du vingtième siècle ne parlera pas assurément comme celui du dix-neuvième, et nous sommes loin de parler aujourdhui comme le faisaient nos ancêtres ; mais la langue française conservera, tant quelle existera comme forme distincte, son caractère essentiel, sa tournure, sa physionomie, lensemble de ses traits.
Le malheureux qui dit la traine pour le train, ne cesse pas dêtre français parce quil nest ni grammatical, ni exact ; et personne nempêchera le peuple de franciser à sa façon les mots, étranges pour lui, quil entend dire, pourvu quil en connaisse le sens. Nous-mêmes, gens communément appelés instruits, qui parlons une langue monstrueuse, quy a-t-il cependant de plus vraiment français que nous ?
Il en sera ainsi pendant bien des siècles encore, jusquaux dernières générations de lhomme conservant son organisation actuelle ; aucune forme ne se perd. On a beau dire que lavenir du monde appartient à la race saxonne ; il se dit bien dautres absurdités ! Autant vaudrait prétendre que la terre est le domaine dune classe dêtres spéciale, et que linfinie variété des produits de la nature ne convient quà une seule espèce. Au contraire, plus lhomme se perpétuera et multipliera, plus augmentera le nombre, la diversité des types humains. Le développement actuel de la race saxonne nest autre que la prédominance du progrès matériel ; il est utile, il est nécessaire au progrès général, mais seulement pour une période plus ou moins prolongée. Dans le mouvement ascensionnel, indéfiniment multiple de la grande famille humaine, quelle race peut prétendre longtemps à primer toutes les autres ? Déjà la race saxonne donne elle-même des signes daffaiblissement manifestes ; dans les pays où elle se propage, en dehors de son foyer propre, elle a déjà reçu des modifications profondes, tandis que des peuples nombreux, encore jeunes, ne font que poindre à lhorizon de lavenir, à peine initiés aux splendeurs scientifiques du monde moderne.
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La race saxonne, par elle-même, est très peu productive ; elle na pas une grande vitalité, et il lui manque lélasticité, la souplesse qui se prêtent à toutes les formes ou qui se les assimilent. Elle couvre le monde, parce quelle sest répandue partout, mais elle ne se multiplie guère, et, quand elle aura accompli son uvre, déjà aux deux tiers parfaite, il faudra quelle fasse place à dautres. Lavenir du monde appartient en somme à lidée, à lidée qui est la mère féconde, la grande nourrice de tous les peuples, et dont le sein est intarissable ; lavenir du monde appartient à la race dont la langue, mieux que toute autre adaptée aux démonstrations scientifiques, pourra mieux répandre la science et la vulgariser.
Lélément saxon, proprement dit, sefface rapidement, lorsquil est placé au milieu de circonstances qui le dominent ; lélément latin, au contraire, ne fait quy puiser une énergie et une vitalité plus grandes ; cest que lhomme des races celtes et latines porte en lui les traits supérieurs de lespèce humaine, ses traits persistants, indélébiles ; cest quen lui la prédominance morale et intellectuelle, qui donne sans cesse de nouvelles forces à lêtre physique, en font bien plus lhomme de lavenir que ne lest celui de toutes les autres races. Je suppose la France amoindrie de moitié, réduite aux anciennes provinces quelle avait sous Charles VII ; je suppose quelle ait perdu son prestige politique, sa prépondérance dans les conseils de lEurope, aura-t-elle perdu pour cela la prépondérance de lidée ? Que les nombreux essaims saxons envahissent lAmérique ; quils se répandent dans lAustralie, dans lInde, dans la Malaisie, dans la Polynésie, ils ne sassimilent pas les populations et ne communiquent aucun de leurs traits particuliers, tandis que le Français, par son caractère duniversalité et sa nature sympathique, attire aisément à lui tous les éléments étrangers.
Les peuples civilisés ne disparaissent jamais, quelque petits, quelque faibles quils soient, parce que leur concours est nécessaire aux modes variés du perfectionnement humain. Les plus petits ne sont pas toujours ceux qui ont le moins daction sur la marche de ce progrès, et la race saxonne aura beau avoir encore pendant longtemps le nombre, elle naura jamais lascendant réel, lascendant intellectuel et moral sur le geste des hommes.
Réjouissez-vous donc, descendants des Normands et des Bretons qui habitez lAmérique, en face de cette perspective splendide. Pendant un siècle, vous êtes restés intacts ; rien na pu vous entamer, parce que vous étiez supérieurs, comme types, à toutes les atteintes ; vous avez multiplié admirablement ; faites-en autant pendant un siècle de plus et vous serez les premiers hommes de lAmérique. Il est à cela toutefois une condition, une seule, bien simple et très facile :
Apprenez à lire.
La peine de mort
Si lexécution par la main du bourreau nétait pas définitive, irréparable, je lapprouverais peut-être. Un homme casse la tête à un autre, on lui casse la sienne et on lui en remet une meilleure, très bien ! Tête pour tête, cest la loi du talion. Belle chose en vérité que cette loi-là ! Ce nest pas la peine, si la société, être collectif, froid, sans préjugés, sans passion, nest pas plus raisonnable quun simple individu, ce nest pas la peine quelle se constitue et se décrète infaillible. Vaut autant revenir à la justice par soi et pour soi, qui a moins de formes et tout autant déquité.
Au moyen âge et plus tard, on trouvait que la mort ne suffisait point, quil fallait torturer et faire mourir un condamné des milliers de fois avant de lui porter le coup de grâce. La société moderne fait mieux ; elle admet les circonstances atténuantes, elle ninflige pas de supplices préalables, elle sest beaucoup adoucie, et cest beau de la voir balancer un pauvre diable, pendant des semaines entières, entre la crainte et lespérance, et lui accorder ensuite, sil est condamné, plusieurs autres semaines, pour bien savourer davance toute lhorreur de son supplice.
Que penser de la loi qui impose à un homme pour fonction et pour devoir den tuer un autre ? Il faut pourtant bien, dit-on, quil y ait un châtiment pour punir le crime. Eh ! mon Dieu ! si cela même était une erreur ? Doù vient cette nécessité du châtiment ? Pourquoi ne pas prévenir au lieu de punir le crime ? En médecine, on dit quun préservatif vaut mieux que dix remèdes. Il en est ainsi dans lordre moral. Mais les sociétés, encore barbares, quoi quon en dise, plongées dans une épaisse nuit dignorance, en sont encore au moyen primitif de la répression, tandis quen faisant un seul pas de plus, elles toucheraient à la vraie civilisation, qui na pas besoin dêtre armée, parce quelle na rien à craindre.
Ce quon a compris jusquà présent par la civilisation nen est pas même limage. Chaque peuple célèbre, qui a laissé des monuments de littérature et dart, navait quune surface très restreinte, ne couvrant quun petit groupe dhommes policés, pendant que la masse restait sauvage, brutale et toujours féroce. La véritable civilisation ne peut exister sans une égalité parfaite de lumières et de conditions qui détruit lenvie, cause commune de tous les crimes, qui élève et purifie lintelligence.
Niveler, dans un sens absolu, est un mot destructeur et criminel ; il faut le repousser sans merci. Aspirer doit être le mot des sociétés modernes ; aspiration des classes inférieures, des masses au niveau conquis par le petit nombre desprits éclairés qui servent comme de phare à chaque nation. Quil ny ait plus dignorance ni de couches sociales, mais que toutes les classes soient également éclairées et humanisées, et le crime disparaîtra.
Ce nest pas en donnant le spectacle du meurtre quon peut espérer de détruire le crime ; on ne civilise pas en faisant voir des échafauds, on ne détruit pas les mauvais instincts en faisant couler le sang, on ne corrige pas et lon nadoucit pas les murs en entretenant le germe fatal qui porte en lui toutes les passions criminelles. La société na plus aujourdhui lexcuse des siècles passés qui ne savaient se débarrasser dun criminel quen limmolant ; elle doit prendre sur elle le fardeau des principes quelle proclame et rendre efficaces les institutions qui ont pour objet de prévenir le crime afin de navoir pas à le châtier.
Lhorreur des échafauds sest inspirée de chaque progrès de lhomme dans sa réconciliation avec les principes de la véritable justice. La peine de mort pour les hérétiques, pour les magiciens, pour les voleurs, a disparu ; la peine de mort pour les assassins même recule de plus en plus devant la protestation de lhumanité. Les circonstances atténuantes ont marqué la transition entre une époque barbare et les efforts que la société a faits pour détruire ses vices ; il ne reste plus quà accomplir le dernier triomphe de la civilisation sur les préjugés qui seuls arrêtent encore le progrès des murs.
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Je dis que le châtiment, de même que le remède, est impuissant à guérir le mal tant que la cause de ce mal subsiste. Cest elle quil faut attaquer et détruire. Lordre moral est analogue à lordre physique. Dans les pays où la fièvre jaune entasse ses victimes, si lon ne faisait que soigner les sujets atteints, combien dautres ne tarderaient pas à succomber au fléau ? Mais ce quon cherche avant toutes choses, cest de détruire les éléments corrompus de lair ; on combat lépidémie dans ses causes permanentes, on dessèche les marais et lon entretient la salubrité par tous les moyens connus de lart. Souvent, ces moyens simples et faciles ne sont pas ou sont mal employés, parce que les préjugés, les discoureurs, les gens décole et de routine sy opposent au nom de lusage et des procédés consacrés par le temps ; il en est ainsi de létat social où le mal subsiste, parce quon ne veut pas en reconnaître la véritable cause et parce quil y a toute espèce de classes dhommes intéressés à ne pas le détruire.
« Quand un membre est gangrené, sécrient les apôtres du talion, on le coupe ; ainsi faut-il que la peine de mort délivre la société de ses membres corrompus. » Ah ! si cétait là un raisonnement sans réplique, sont-ce bien les meurtriers seulement quil faudrait conduire à léchafaud ? Mais non ; tant quil y aura une loi du talion et que la justice naura pas trouvé dautre formule que celle-ci : « il pour il, dent pour dent ;» tant quil y aura des lois de vengeance et non des lois de répression et damendement, la société naura rien fait pour se rendre meilleure et ne peut que consacrer par certaines formes ce qui redevient un crime quand ces formes disparaissent. Quon y songe bien un seul instant, en mettant de côté toutes les idées reçues, toutes les tromperies de léducation, et la peine de mort apparaîtra plus horrible que le plus épouvantable des crimes. La justice nest-elle donc que lappareil formidable dun juge, dun jury et dun bourreau, ou bien est-elle ce sentiment profond, indestructible, éternel, de ce qui doit faire la règle des hommes ?
Or, ce que je nie, ce que je nie avec toute lénergie de la pensée, cest que la société ait le droit délever des échafauds. Je dis le droit, le droit seul ; je ne mattache pas à lopportunité, aux effets produits, à une nécessité de convention, à lexemple de lhistoire, toutes choses qui sont autant darmes terribles contre la peine de mort, je ninvoque que le droit, exclusivement le droit, et voici sur quoi je mappuie :
« Personne, pas plus la société que lindividu pris à part, nest le maître de la vie humaine ; elle ne lest pas davantage sous prétexte de rendre la justice, car la justice des hommes ne peut aller jusquau pouvoir de Dieu. La société ne peut tuer non plus pour rendre au meurtrier ce quil a fait, car alors la justice nest plus que la vengeance, et retourne à la loi rudimentaire et barbare du talion qui regarde le châtiment comme la compensation du crime. Or, toute compensation veut dire représailles : cela ne résout rien, car la compensation est arbitraire et relative. Vous voulez que le sang efface le sang ; les anciens Germains se contentaient dimposer une amende à lassassin ; dun côté comme de lautre, il ny a pas plus de justice, car le châtiment ne doit pas viser à compenser, mais à prévenir le mal.
Voici un homme qui a commis un crime, deux crimes atroces ; il se trouve en présence de la société vengeresse. La société vengeresse ! voilà déjà un mot qui étonne. Le penseur se demande si une société qui se venge a le droit de juger et de condamner : il se demande si la justice, qui est éternelle, peut bien aller de concert avec la loi qui nest souvent quune convention fortuite, une nécessité qui emprunte tout aux circonstances et qui varie avec elles, parfois même au détriment de ce qui est juste.
Le criminel est en présence de son juge ; il a un avocat pour le défendre. Tout se fait dans les formes ; il a le bénéfice des circonstances atténuantes ; mais rien ne peut le soustraire au sort qui le menace. On va le condamner ; à quoi ? à la peine de mort. Il a tué ; nest-ce pas juste ?
Un instant ! Qui dit que cela est juste ? Vous, vous-mêmes, la société. Vous vous décrétez de ce droit qui nappartient quà Dieu, et puis vous le proclamez, vous lérigez en maxime, il fait loi. Vous ne voyez donc pas que vous vous faites juge dans votre propre cause ? Et si cette loi, contre laquelle la conscience humaine aujourdhui proteste, nest quun manteau qui couvre votre ignorance ou votre impuissance à trouver les vrais remèdes, nest-elle pas cent fois plus criminelle que la passion aveugle qui a poussé le bras dans un moment de colère irréfléchie ? Le meurtre est un grand crime, cest vrai : mais souvent ce crime nest que leffet dune surexcitation passagère, ou de quelque vice de nature, le plus souvent même dune éducation quon na rien fait pour corriger, et dont la société est la première responsable. Et cependant cette société, qui veut être juste, punit le criminel dun long supplice qui commence le jour de son emprisonnement et finit le jour de son exécution !
Quon ne parle pas de lexemple : cest monstrueux. Ny eût-il quun seul crime commis sur toute la surface du globe en un siècle, que cela suffirait à démontrer limpuissance de ce raisonnement. Lexemple des autres, hélas ! est toujours perdu pour soi, et cest une vérité douloureuse quon ne se corrige jamais, de même quon nacquiert dexpérience quà ses propres dépens. Non, jamais, jamais la vue dune exécution na servi dexemple ni produit autre chose quune démoralisation profonde. Et pourquoi ? Cest bien simple. La vue du sang inspire une horreur qui vient de la sensibilité, mais qui corrompt lesprit, et lon voit bientôt avec plaisir ce qui ne donnait dabord que du dégoût. Toute exécution offre le spectacle hideux dune foule avide que le sang allèche et qui se plaît à ce qui est horrible, parce que cela donne des émotions fortes que chacun aime à ressentir.
Une dégradante curiosité lemporte sur la répugnance ; chacun se presse pour voir comment mourra la victime sociale. On ne va pas devant léchafaud pour apprendre à détester le crime, mais pour se repaître dun criminel. Lexécution nest un exemple pour personne, parce que chacun se dit intérieurement quil ne commettra jamais un meurtre ; lassassin lui semble un être tellement à part, et la pendaison un fait si éloigné de lui quil ne peut sen faire la moindre application, et, du reste, ce nest pas le souvenir fortuit dune exécution qui arrêtera le bras du meurtrier dans un mouvement de colère ou dans livresse de la cupidité. De plus, lidée dominante de tout homme qui commet un crime délibérément, est déchapper à la justice ; cette idée labsorbe complètement et lui fait perdre le souvenir de toute autre chose.
Or, à quoi sert de donner un exemple, sil ne doit être utile à personne ?
Exécuter un criminel, cest entretenir chez les hommes le goût de la cruauté ; cest donner toutes les satisfactions à cet instinct mauvais qui porte à suivre avec tant dardeur les convulsions de la souffrance ; cest contenter toutes les passions honteuses auxquelles cette satisfaction momentanée donne une excitation durable. Demandez à tous ceux qui voient le condamné se tordre dans son agonie, de quitter ce spectacle dhorreur. Ils resteront jusquau dernier moment, et le savoureront dautant plus que la mort sera plus lente, le supplice plus atroce. Et cest cela, un exemple ! Je dis que cest de la férocité, que cest de la barbarie convertie en justice, autorisée, appliquée par les lois, et que la société protège au nom de la civilisation.
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Y a-t-il rien de plus horrible que de voir en plein soleil, sous le regard dune foule immobile et palpitante, un homme assassiné froidement, donné en spectacle pour mourir, entre un bourreau payé pour tuer, et un prêtre qui prononce le nom de Dieu, ce nom qui ne devrait jamais descendre sur la foule que pour apporter la miséricorde et le salut ? Quoi ! vous donnez à un homme le pouvoir den tuer un autre ; vous lui donnez des armes pour cela, et vous voulez que sa conscience ne se dresse pas en lui menaçante, quelle ne fasse pas entendre les cris dun éternel remords, et quelle lui dise quil a commis là une action légitime ! Et pourquoi, si cet homme rend la justice, inspire-t-il tant dhorreur, et ne peut-il trouver un ami qui serre sa main couverte de sang ou marquée encore de la corde du gibet ? Pourquoi cette réprobation de la société contre un homme qui la venge, et qui nest que son instrument ? Pourquoi ne pas lui rendre les honneurs dus à laccomplissement de tout devoir difficile ? Si la société a vraiment le droit de détruire un de ses membres, ce droit est sacré comme le sont tous les autres. Pourquoi alors ne pas respecter le bourreau qui ne fait quappliquer ce droit ? Pourquoi reculer dhorreur devant lui ? Ah ! jentends le cri que lui jette la conscience humaine : « Si tu fais un métier de tuer tes semblables, est-ce à tes semblables de te serrer la main ? » Ah ! cest en vain quon invoque un droit impie et une loi qui le consacre ; la nature et la vérité sont plus fortes que lui ; le sentiment universel lemporte sur cette justice de fiction qui autorise le meurtre, parce quil est légal, et parce quil porte le nom de châtiment. La justice, la vraie justice, celle qui est au fond des curs, et que les codes nenseignent pas, proteste contre le crime sous toutes les formes, et flétrit le bourreau par la haine et le mépris, ne pouvant pas latteindre avec les armes de la loi.
Quon ninvoque pas la parole du Christ : « Quiconque frappe avec le glaive périra par le glaive. » La morale du Christ, toute damour et de pardon, nenseigne pas la représaille. En parlant ainsi, Jésus navait dautre idée que de prouver que la violence attire la violence ; il ne voulait pas instituer par là tout un système de représailles sociales, ni consacrer le meurtre juridique. Il connaissait trop le prix de la vie humaine, lui qui était venu pour sauver les hommes ; et sil souffrit dêtre exécuté lui-même, cétait pour offrir, du haut du calvaire, une protestation immortelle contre liniquité de la peine de mort. Si la violence attire la violence, comment peut-on appliquer cette vérité lugubre à la société qui tue froidement, sans passion, sans haine, et au nom dune justice quelle méconnaît ? Ces paroles du Christ, on ne les a pas comprises, et lon a fait de la méconnaissance dune triste vérité le fondement dune continuelle injustice.
La peine de mort comme tous les principes dont on commence à reconnaître la fausseté et le danger, a daffreuses conséquences. On la maintient malgré les murs, malgré les protestations de la conscience publique et des esprits éclairés. Aussi, quels effets produit-elle ? elle multiplie les crimes, car rien ne séduit plus que lespoir dun acquittement, quand on sait quune peine nexiste que dans la loi et quelle répugne à ceux qui lappliquent. Cette situation est profondément immorale, comme tout ce qui est composite et se contrarie en matière de principes. Lexécution est une chose si horrible que chaque fois quun homme a commis un crime atroce, évident, et quil ne peut échapper à léchafaud, lopinion sémeut en sa faveur ; on le représente comme une victime, on provoque des sympathies insensées qui ont le triste résultat de faire oublier le crime, et de pervertir le sens moral. Chacun acquitte le criminel au fond de sa conscience, et sinsurge ainsi moralement contre la loi. Il y a conflit entre la justice naturelle et lautorité ; il faut entourer le gibet de troupes ; il faut arracher le condamné à une pitié menaçante, et risquer de finir par la violence ce quon a commencé avec toutes les apparences du droit.
Rien nest plus facile, je le sais, rien nest plus expéditif que de se débarrasser dun criminel en le suppliciant. Aux temps où la justice navait pas de règles certaines, où les notions en étaient inconnues, oblitérées sans cesse par larbitraire qui gouvernait les peuples, comme au moyen âge ; aux temps où la violence était une maxime sociale, et que le combat sappelait le jugement de Dieu, je comprends que lon cherchât le moyen le plus simple et le plus prompt pour rendre ce quon appelait la justice. Il ny avait pas alors dinstitutions qui réformassent le criminel ; on ne songeait pas au perfectionnement des sociétés. Dans un état de violence, il ne fallait pas chercher le calme et la réflexion qui conduisent aux saines idées philosophiques ; il ne fallait pas chercher la justice là où la force sérigeait en droit, et saffirmait tous les jours par de monstrueux attentats. Mais nous qui avons passé par toutes les épreuves dune civilisation qui a coûté tant de sacrifices, devons-nous hériter des erreurs de ces temps malheureux ? devons-nous les sanctionner et les maintenir ? Ah ! il a coulé assez de sang innocent durant ces longs siècles de barbarie et dignorance pour expier à jamais tous les crimes des hommes !
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On ne peut rendre un jugement irrévocable que lorsquil est infaillible, parce quil faut toujours laisser place à la réparation quand on peut commettre une erreur fatale. Ne pouvant pas rendre la vie à un homme, on nest donc pas en droit de la lui ôter.
Le châtiment na dautre objet que damender. Or on ne corrige point un homme en limmolant et lon pervertit les autres hommes par le spectacle de cette barbarie. On les pervertit ; des milliers de faits attestent la vérité de cette assertion ; et cest si bien le cas que pour échapper à linflexibilité de la logique, à une réforme radicale de la pénalité, on propose de rendre les exécutions secrètes. Cest donc le droit de pervertir les hommes que la société a réclamé jusquici.
Dieu nous a donné le droit de nous protéger ; cest pour cela quil na pu nous donner celui de tuer un criminel quon a mis dans limpuissance de nuire. Et comme corollaire, ajoutons que toute peine est injuste dès quelle nest pas nécessaire au maintien de la sécurité publique.
La peine de mort nest pas un droit, cest une institution, et ce qui le prouve, cest quelle sest modifiée. Le droit, étant éternel, ne se modifie pas. Autrefois on condamnait à mort pour vol, pour cause politique, on mutilait, on torturait ; la société disait quelle en avait le droit. Aujourdhui dans bon nombre dÉtats, on nexécute plus. La société aurait donc abdiqué un droit, et cela en faveur des criminels ! Qui oserait le prétendre ?
La notion du juste nest pas encore acquise, parce que lamour mutuel nest pas encore répandu parmi les hommes. Quand on verra dans un criminel un malheureux égaré plutôt quun ennemi, alors il ny aura plus de peine de mort.
On dit que la peine capitale a existé dans toutes les législations, et cela depuis que le monde est monde. Avant tout, quand on veut citer lhistoire, il faut la comprendre. Or, sil est un enseignement historique dont lévidence éclate, cest la complète impuissance de léchafaud à réprimer les crimes. Quoi ! voilà un châtiment que lon inflige depuis six mille ans, il na jamais produit deffet... et lépreuve nest pas encore assez longue ! Quoi ! les statistiques démontreront que partout où la peine de mort est abolie, où linstruction publique est répandue, les crimes sont moins nombreux... et lon continuera de se servir de ce moyen pour moraliser les masses ! Étranges moralisateurs quune corde et un gibet ! Et quand bien même lhistoire ne donnerait pas cet enseignement, est-ce que lexemple de tous les siècles peut être invoqué contre la vérité qui est éternelle et imprescriptible ? Ah ! la peine capitale nest pas le seul débris que nous ait laissé un passé ténébreux, et dont la civilisation et le progrès modernes se défont péniblement, pas à pas. La somme des erreurs transmises de siècle en siècle est immense ; quelques vérités surnagent à peine, et lon vient parler des enseignements du passé ! !...
* * *
Cest la misère et lignorance qui enfantent les crimes ; il ny en eut jamais autant quau moyen âge et sous lempire romain, époques où lon mettait à mort sous les plus futiles prétextes. Or, on ne détruit pas lignorance et la misère par des spectacles horribles, mais par linstruction publique qui est la condition du bien-être.
Les exécutions sont un non-sens dans une société civilisée, parce quelle a dautres moyens de châtiment et de répression. Elles sont un reste de ces temps de violence où lon ne cherchait pas à moraliser, mais à jeter la terreur dans les esprits. Aussi, de quels raffinements de cruauté sentourait une exécution.
Lhomme ignorait le droit dans lorigine, cest pour cela quil en a faussé tous les principes. Il nétait quun être imparfait, rudimentaire, incapable de chercher la vérité que de grossières erreurs lui dérobaient sans cesse. Quand il forma une organisation sociale, ce fut au milieu des dangers ; tout était un ennemi pour lui, la guerre et le carnage régnaient partout ; il ne trouva dautre remède que la mort, dautre expiation que par le sang. Quand de grands crimes étaient commis, quand de grands malheurs frappaient un peuple, on prenait linnocent et le faible, et on le sacrifiait aux dieux vengeurs. Mais à mesure quaugmentait le nombre des sacrifices, lesprit des peuples sobscurcissait, et leur cur devenait insensible.
On a fait lhistoire des siècles doppression et de barbarie ; reste à écrire celle des temps civilisés. Dans cette histoire encore à faire, jen atteste lhumanité et la raison, on ne verra pas ce mot affreux : « La peine de mort. »
À propos de vous-mêmes
Conférence publique
Mesdames et Messieurs,
Jai choisi pour cette conférence, je ne sais trop pourquoi, précisément le sujet le plus difficile à traiter. Allez-vous parler politique ? me disait-on de toutes parts. Allez-vous parler histoire ? Ferez-vous une simple conférence littéraire ? Ferez-vous enfin une conférence religieuse ? ?... Jétais abasourdi devant ce torrent dinterrogations et ne savais plus de quel côté tourner la tête, quand, heureusement, il mest venu à lesprit de parler de vous-mêmes, ce qui est toujours très intéressant pour un auditoire. Mais là encore se présentait un écueil. Comment vous satisfaire en vingt ou vingt-cinq minutes, limite extrême qui mest prescrite par crainte que je ne tombe dans les excès et vous compromette... limite bien étroite, quand on songe au grand nombre de gens qui parlent de vous depuis des années, et cela tous les jours, qui ne sen fatiguent jamais, et qui trouvent chaque fois du nouveau à dire, même quand tout semble usé, dussent-ils pour cela vous tourner à lenvers, comme on fait dun vieil habit quon veut re mettre à neuf ?
On aime bien à parler des gens lorsquils sont absents, et même alors on en abuse. Mais les convoquer exprès pour cela, répandre trois à quatre mille circulaires qui entrent par toutes les portes et jusque dans le foyer inviolable des familles, placarder des affiches de huit pieds, en concurrence avec le baume de Wistar et les vermifuges de cent apothicaires plus ou moins homicides, se démener pendant huit à dix jours comme un poisson hors deau, prendre auprès de ceux quon tente les accents les plus doucereux pour les convaincre quon est le plus grand écrivain de lunivers, souffler à perdre haleine dans ce gros instrument à vent qui sappelle la réclame, mettre sur pied un régiment damis qui battent la ville, vos cartes à la main, en comptant ce quil faut de victimes pour assurer le succès dun Mark Twain indigène, tout cela pour venir faire au nez des gens des observations sur leur propre compte, cest peut-être de laudace, et je ne men tirerai que par la protection spéciale que je demande aux dames, ces créatures si supérieures auxquelles Dieu a refusé les apparences de la force, pour leur en laisser toute la vertu réelle dans lépreuve, et lorsquil sagit de nous soutenir ou de nous encourager. Cest aux femmes que nous en appelons, nous, pauvres prosateurs, qui ne pouvons pas toujours être poètes pour les atteindre ; cest à elles, dont le cur vaut lesprit, que nous en appelons, lorsque nous affrontons la critique, parce quétant bien plus capables que les hommes de nous juger, si souvent même obligées de nous pardonner, elles ont bien plus queux le droit dêtre indulgentes.
Messieurs, moi qui ai quitté Montréal depuis bientôt trois ans je ne sais plus au juste quels sont vos qualités ou vos défauts. Je vois une ville presque métamorphosée dans ce court espace de temps, dinnombrables maisons et des rues nouvelles, qui, malheureusement, ont encore un peu trop de poussière ; des monuments qui sélèvent pour défier la splendeur de larchitecture antique, des parcs en perspective et des expropriations en quantité, une vie sociale singulièrement modifiée dans ses allures et dans son caractère ; le Grand-Tronc arrivant jusque sur les quais, quand il avait autrefois toutes les peines du monde à se rendre à la gare Bonaventure, cette magnifique construction qui nexcite pas lenthousiasme du voyageur, parce quil en a trop dépensé dans le tunnel du pont Victoria ; un havre sélargissant comme la pieuvre et qui va bientôt dévorer lîle Sainte-Hélène, imprenable par les Américains, mais sans défense contre votre irrésistible esprit dentreprise ; des palais construits par les banques et habités par des gens excessivement recherchés ; des institutions nombreuses, presque toutes florissantes, et dautres qui promettent de le devenir, tels que le haras national et la culture de la betterave ; un raffinement de vie, de richesse et de luxe quon neût jamais soupçonné au temps où, pour 20 cents, les cochers nous faisaient faire un mille à minuit ; des médecins, des avocats qui ont été étudiants et qui aujourdhui nagent dans le vil métal, quand, il y a cinq ou six ans, ils allaient à pied sec sur des gués qui semblaient navoir pas de fin ; un temple épiscopal qui veut emprunter à Saint-Pierre de Rome le secret de sa grandeur et de son immortalité ; tout, tout enfin a changé, Montréal a secoué ses ailes, il a jeté dans lespace la poussière de ses langes et sest élancé dun bond vers lavenir, comme ces jeunes lions qui sentent autour deux limmensité du désert et qui veulent le conquérir.
Cest un étrange et beau spectacle vraiment que celui de cette ville, de cette unique ville de la province saffranchissant de lapathie et de lespèce dengourdissement irrémédiable où le reste du pays semble vouloir séterniser, et dont rien ne peut donner une idée plus juste, plus saisissante que Québec, la capitale, ville fortifiée depuis cent ans et qui se démolit toute seule depuis cinquante, que des remparts de poussière et des entassements de décombres protègent contre un ennemi éternellement invisible, que des vieux canons du dernier siècle, couverts dune rouille aussi historique que peu rassurante, ne peuvent plus défendre, maintenant que ce ne sont plus des Iroquois montés sur leurs canots qui voudraient lassiéger, et quune artillerie volontaire de 130 hommes fait encore trembler parfois, lorsque, voulant sexercer au tir, elle envoie des bombes moisies éclater parmi les habitants endormis de la rue Champlain.
La faute nen est pas à coup sûr au Département de la guerre qui a à sa disposition 40,000 hommes, dont 300 à peu près sont en activité de service. Elle en est au temps qui vieillit tout et aux citoyens de la bonne capitale pour qui la moisissure représente les grandeurs de lhistoire.
Québec a cependant quelques avantages dont il faut lui tenir patriotiquement compte ; cest lendroit du Canada qui retient le mieux ses habitants, et cela pour plusieurs raisons. Dabord, lhiver, on nen peut pas sortir ; ensuite, au printemps, il y a énormément de morts subites causées par les glaçons qui tombent des toits en toute liberté, les pierres ou les briques qui se détachent des maison en ruines, la transition violente du chaud au froid entre des rues où il y a quatre à cinq pieds de neige et dautres voisines où lon étouffe dans des flots de poussière, par les bouts de trottoirs qui sautent à la figure et assomment sur place, par les accidents de toute sorte au milieu dun tohu-bohu de pavés, dernier débris du chaos antique, dornières et de fossés où lon plonge et où lon saute comme si tout le monde était pris dattaques de nerfs, par limpossibilité de traverser les rues sans recevoir dans les narines dénormes jets de boue qui vous asphyxient en deux minutes, enfin par la compagnie du gaz qui conspire avec le climat et avec la corporation pour démolir aux citoyens les quelques membres que le rhumatisme leur a épargnés, par la compagnie du gaz, dis-je, qui a fait un contrat avec la lune sans tenir compte des nuages qui la couvrent, des pluies qui la ternissent, enfin, des mille caprices de cet astre inconstant qui refuse ses rayons aux endroits impassables, vraie coquette gesteuse qui ne veut que briller à son aise et quon ladmire, au moins dans de grandes rues, quand elle se montre dans son plein.
Tout est contre ces pauvres habitants de Québec, jusquaux astres ; ils nont pas de soleil lhiver, et lété, la lune leur ménage autant dinquiétude que de lumière. Évidemment, ils ont conservé beaucoup de lhéroïsme et de la ténacité de leurs ancêtres pour navoir pas émigré déjà tous ensemble à la Colombie anglaise, ce pays unique qui, à peine né, trouve dans son berceau un chemin de fer de mille lieues, quand nous, qui sommes de beaucoup ses aînés, ne pouvons obtenir que par une lutte acharnée, presque sanglante, le chemin de colonisation du nord qui na que 50 lieues, et qui na rien à craindre des buffles ni des Sioux.
Et pourtant, cest un cher et beau petit nid, dans son désordre et dans sa pauvreté, que Québec, nid dépouillé, nid de feuilles flétries, soit, mais quon ne quitte jamais sans en être arraché et où lon revient toujours ramené par son cur. Quon aille à Montréal, à New York, à Boston, dans dautres grandes villes, pour y retremper et dégourdir ses ailes, on nen revient que plus vite vers ce glorieux petit roc de Champlain qui renferme encore tout ce que nous avons de plus cher et de plus vénéré dans nos souvenirs. Et certes, au milieu dun temps qui nous emporte avec lui dans sa course vertigineuse, ne laissant rien debout, souvent même dans nos affections, et qui nous précipite vers lavenir en naccordant au pauvre passé que dimpitoyables dédains, est-ce donc trop quil reste une ville, une seule, où lon puisse se sentir vivre un jour et se reposer à laise dans le torrent de la durée ? Au moment où tout sefface, où tout se transforme et soublie comme si lhumanité navait pas dhistoire, au moment où nos vieilles institutions, avec leur caractère propre, et nos vieilles coutumes vont se perdre, aussi elles, dans le même gouffre qui ne ménage rien, nest-ce pas consolant de savoir quil reste au moins pour notre langue un petit boulevard impénétrable, insaisissable, qui, par son inertie apparente et lobstacle immobile quil oppose, résiste à lentraînement du vertige et conserve intact ce quil ne faut perdre à aucun prix, ce qui sera toujours beau, toujours nouveau même après des siècles, notre langue, le plus précieux des trésors laissés par nos ancêtres comme aussi le plus digne dêtre conservé.
Messieurs, cest une chose incroyable vraiment, et tout à fait inexplicable, quun peuple aussi vertueux que nous le sommes trouve tant de détracteurs, quon samuse beaucoup plus de nos vieux usages, de notre manière de parler la langue, de nos quelques faiblesses vaniteuses, de notre léger penchant à la prétention, quon ne prend de peine pour découvrir la cause de ces imperfections vénielles qui se rattachent toutes à un grand fond de qualités solides sans lesquelles nous ne serions pas ce peuple durable, vigoureusement trempé, dont les rameaux sétendent sur le sol de lAmérique entière, qui a trouvé moyen de faire aux États-Unis ce que les désavantages de sa position et lingratitude de son climat lui refusaient dans ses propres foyers. Sans la religion du passé et sans cette ténacité à nous maintenir intacts, nous ne serions pas en effet ce peuple exceptionnel qui trouve à répandre, dans les innombrables rameaux quil projette en tous sens sur ce vaste continent, autant de sève et de force quil en conserve dans le tronc même de larbre. Sans nous, les États de louest et ceux de la Nouvelle-Angleterre manqueraient des meilleurs bras quil faut à leur industrie. Sans ce mélange damour-propre national qui nous rassemble en un faisceau, et desprit daventure qui permet de nous disséminer dans toutes les directions sans rien perdre de notre caractère, nous ne serions pas ce peuple vraiment indispensable aujourdhui pour léquilibre des conditions sociales faites à lAmérique. Sans nous, tout irait à la vapeur et tout suserait vite ; mais nous tempérons lentraînement du Go ahead, et nous maintenons la machine sociale dans un fonctionnement plus tranquille qui ménage ses forces.
Les Américains sont déjà vieux à notre âge ; ils ont tous les défauts dun excès de croissance ; nous, nous avons peut-être les défauts dune adolescence trop prolongée, nous nous complaisons dans cette idée de jeunesse qui paralyse nos forces, sous prétexte que nous avons bien le temps de les utiliser ; nous nous endormons dans notre berceau, sans songer que le temps marche pendant que nous rêvons, et quau réveil nous ne sommes déjà plus de notre époque. Mille illusions, mille puérilités charmantes nous enveloppent dans leurs douces cajoleries, et nous ne songeons pas que cest le beau temps de notre existence comme nation que nous dépensons de la sorte dans le dédain de nos facultés les plus viriles. Eh quoi ! nest-ce pas lorsquon est jeune, alerte, fort, quon doit pousser de lavant, et faut-il attendre que nous soyons perclus, brisés par les rhumatismes, à moitié sourds et déjà grognards, pour nous élancer dans ce vaste espace ouvert à toutes les races du monde et où nous devrions prendre la place prééminente qui est due à la grande nation dont nous personnifions en Canada le caractère et le génie ?
Messieurs, une de nos grandes qualités, celle qui vraiment prime toutes les autres et les efface presque par son intensité, cest la patience. Cette qualité, qui na pas de hauteur, mais beaucoup de longueur, semble essentiellement nationale ; elle est même limage fidèle du Dominion qui est démesurément allongé. Un vieux proverbe dit que la patience est la vertu des nations. À ce compte, nous sommes le plus vertueux peuple qui fût jamais ; nous avons même tant de vertu que nous oublions davoir beaucoup dautres choses.
Je ne saurais établir devant vous jusquà quel point nous avons de patience pour supporter, supérieurement aux autres peuples, les maux privés, mais, à coup sûr, nous en avons merveilleusement pour supporter les maux publics. La réforme, quelle quen soit la nature, nous épouvante, et nous avons un goût obstiné pour le statu quo, ce qui est pousser le conservatisme aussi loin que les Égyptiens qui sétaient fait un culte de crocodiles, et qui voulaient transmettre leurs momies à tous les peuples futurs.
Aux étrangers qui admirent nos cours deau abandonnés à leur repos éternel, nos riches mines inexploitées, nos vastes étendues sans communication, et qui sétonnent de ce spectacle au sein dune nature où tout invite au travail, au déploiement libre de toutes les forces humaines, nous répondons avec un légitime orgueil : « Eh quoi ! que voulez-vous ? Nous avons la patience !... »
Aussi loin que je puis porter mes souvenirs, depuis les bancs du collège jusquà aujourdhui même, chaque fois quun progrès était signalé comme nécessaire, un pas en avant comme indispensable, lécho de ce dicton mest arrivé de toutes parts : « Pourquoi se presser ? Nous sommes jeunes, attendez donc...»
Sans doute, messieurs, il est fort agréable de sentendre répéter souvent quon est jeune et quon a devant soi le grand avenir ; mais... les Canadiens ne sont pas tous de jolies femmes qui ne veulent pas vieillir à aucun prix ; à force de recevoir toujours le même compliment on finit par le trouver fade, surtout, lorsque, sous prétexte de jeunesse, nous sommes menacés dune tutelle indéfinie, ou, si vous voulez, dune dépendance qui saffirme dautant plus que nous grandissons davantage, et que le Dominion menace de sélancer jusquau Groenland.
À quoi sert de répéter sans cesse que le Canada est un pays jeune et que nous avons bien le temps de progresser ? À ce compte, le Canada sera un pays jeune dans trois cents ans dici, bien plus jeune quaujourdhui encore, parce quil aura été vidé des trois quarts.
Messieurs, songez-y bien. Voilà 265 ans que les Canadiens sont jeunes, à supposer que nous comptions du jour où Champlain fonda Québec, et 339 ans du jour où Jacques Cartier parut sous le cap superbe entouré de cette magnifique ceinture de remparts qui, en attendant quils démolissent par leur seul aspect tous les ennemis possibles, servent à étouffer les habitants qui sont dans leur enceinte. Si nous sommes jeunes encore à cet âge, et pour peu que notre vieillesse se prolonge autant que notre jeunesse, nous deviendrons certainement le peuple le plus sec, le plus rassis de lunivers.
Être si longs et rester si jeunes, cela forme une situation intéressante au premier degré, surtout si, une fois annexés, le Labrador, en nous rendant nos frères les Esquimaux, et le Groenland, en nous adossant au pôle, suivant une expression célèbre, demandent eux aussi, chacun à tour de rôle, des better terms.
Messieurs, il arrive pourtant une époque dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, où ils perdent la fraîcheur de la jeunesse, sinon la puissance de leurs vertus.
Chez un peuple qui a besoin de réformes immédiates, sa jeunesse est-elle donc une raison pour ne pas les adopter, et pour laisser au temps de faire luvre des hommes ?
Il est de la nature du progrès, comme de toutes choses, de saccomplir quand son heure est venue. Pourquoi donc le retarderions-nous sous prétexte que nous navons pas le développement des grandes nations ? Devons-nous persister à rester en arrière de soixante ans, anomalie vivante dans un monde métamorphosé ? Faut-il attendre que notre indifférence pour les connaissances indispensables nous apporte toute sorte dhumiliations, pour croire le moment venu de les apprendre ? Faut-il que le dégoût seul nous inspire le remède ? Nous navons pas été trop jeunes pour vouer jusquaujourdhui une grande partie de notre temps et de notre intelligence à lobservance de théories surannées qui nont guère produit dautre résultat que celui de présenter cette anomalie merveilleuse : un peuple jeune entièrement livré à la routine ! Pourquoi alors serions-nous trop jeunes pour nous adonner enfin aux branches déducation devenues indispensables ?
Quel est donc le peuple tellement enfant quon ne puisse léclairer sur ses véritables intérêts, et combien de temps encore nous tiendra-t-on dans limpuissance avec le fantôme dun mot ? Combien de temps faut-il à notre jeunesse pour arriver à lâge mûr ? Il y a cependant une limite à cette tutelle, et ne se trouve-t-elle pas dans les aspirations générales, dans le besoin des réformes universellement senti ?
* * *
Si ce tableau de notre jeunesse na rien de séduisant ni dagréable, je ne me rattraperai certainement pas en vous faisant celui de la vieillesse. Oh ! vieillir ! cest une horrible chose. On se voit rider, on voit ses dents jaunir, malgré lhéroïque résistance du Philodonte, du Sozodonte et de tous les Odonte imaginables ; on se voit avec des mèches argentées qui paraissent bien plus que les autres, les infâmes ! on saperçoit quon se fane à force de mûrir ; le front dénudé se remplit de désenchantements, le cur devient comme une vieille montre de famille qui tient encore le temps, qui bat toujours, mais quon nose plus ouvrir devant les autres. Avec cela on a des rhumatismes qui défient le Pain-killer, on se couvre de flanelles qui deviennent comme des éponges, on craint également le chaud et le froid, ce qui nest pas logique ; on sendort à neuf heures du soir, sans y penser, quand auparavant il fallait pour sendormir multiplier les night-caps à linfini ; on devient maussade, difficile, tourmenté, tourmenteur, on ne trouve plus rien de son goût, si ce nest par hasard une lecture qui ressemble à une chronique ; enfin, à vieillir, on perd tout et lon ne gagne rien, pas même lexpérience, ce fruit tardif qui ne vient à lhomme que lorsquil sen va.
Oh ! si les hommes nont pas encore trouvé le secret de la liberté et de la fraternité, ils ont hélas ! trouvé, dès en naissant, celui de légalité devant ce vieillard implacable qui sappelle le temps ; les oncles seuls échappent à son inflexible niveau, mais cest à la condition de faire vieillir davantage les neveux, ce qui revient au même.
Messieurs, si nous avons lagréable défaut dêtre jeunes à peu près trois fois aussi longtemps que les autres peuples, défaut dont, hélas ! il faudra bien nous corriger un jour, en revanche nous possédons une qualité précieuse, à laquelle beaucoup dentre nous sans doute ont dû de beaux jours ou sont en droit den attendre. Cette qualité nous caractérise spécialement, car nous en sommes prodigues et nous en avons le nom à la bouche dans presque toutes les occasions. Vous saisissez davance ce dont je veux parler, cest de notre penchant immodéré à lencouragement, cest de la passion vraiment incontentable de nous encourager les uns les autres. Ce mot encourager reçoit parfois de curieuses applications. Jai connu des gens fort à laise qui sétaient abonnés à des journaux, qui les avaient reçus des années de suite, qui navaient jamais répondu un mot aux lettres pressantes, je dirai presque suppliantes, des éditeurs aux abois, et qui, en fin de compte, lorsquils étaient mis en demeure de sexécuter par lentremise de ce personnage rébarbatif qui na pas de compatriotes et qui sappelle huissier, vous arrivaient tombant des nues de surprise, et accablaient léditeur de protestations furibondes : « Mais, monsieur, mais monsieur, sécriaient-ils, nous navons reçu votre journal que pour vous encourager, cest parce que vous êtes un Canadien, etc. » Ainsi ces messieurs recevaient un journal deux, trois, quatre années de suite, sans vous payer un sou, rien que pour vous encourager et parce que vous êtes Canadien !... Vous leur aviez donné tous les jours, ou trois fois par semaine, le meilleur de vous-même, vous leur aviez envoyé régulièrement par chaque malle des éclats de votre cervelle, vous les aviez formés, nourris intellectuellement, ils vous devaient les quelques idées quils ont, tout cela rien que pour vous encourager !
À force de vouloir encourager les gens, souvent on finit par les ruiner. Jai vu des journalistes complètement éreintés par lencouragement, jai vu de braves industriels conduits à la banqueroute bride abattue pour avoir voulu se faire encourager quand même en donnant leur marchandise à un fort rabais. Mais je me hâte de faire une réserve. Le public qui patronise les artistes et lhumble espèce des conférenciers, entend lencouragement dune façon toute différente ; il paie, lui, et comptant, pour se faire ennuyer pendant vingt-cinq minutes. Mesdames et Messieurs, il vous restera toujours quelque chose pour cette bonne action, quelque chose qui ne fera la fortune de personne, mais dont au moins chacun de vous pourra être certain toujours, cest de ma reconnaissance.
Desperanza
Je suis né il y a trente ans passés, et depuis lors je suis orphelin. De ma mère je ne connus que son tombeau, seize ans plus tard, dans un cimetière abandonné, à mille lieues de lendroit où je vis le jour. Ce tombeau était une petite pierre déjà noire, presque cachée sous la mousse, loin des regards, sans doute oubliée depuis longtemps. Peut-être seul dans le monde y suis-je venu pleurer et prier.
Je fus longtemps sans pouvoir retracer son nom gravé dans la pierre ; une inscription presquillisible disait quelle était morte à vingt-six ans, mais rien ne disait quelle avait été pleurée.
Le ciel était brûlant, et, cependant, le sol autour de cette pierre solitaire était humide. Sans doute lange de la mort vient de temps en temps verser des larmes sur les tombes inconnues et y secouer son aile pleine de la rosée de léternité.
Mon père avait amené ma mère dans une lointaine contrée de lAmérique du Sud en me laissant aux soins de quelques bons parents qui mont recueilli. Ainsi, mon berceau fut désert ; je neus pas une caresse à cet âge même où le premier regard de lenfant est un sourire ; je puisai le lait au sein dune inconnue, et, depuis, jai grandi, isolé au milieu des hommes, fatigué davance du temps que javais à vivre, déclassé toujours, ne trouvant rien qui pût mattacher, ou qui valût quelque souci, de toutes les choses que lhomme convoite.
Jai rencontré cependant quelques affections, mais un destin impitoyable les brisait à peine formées. Je ne suis pas fait pour rien de ce qui dure ; jai été jeté dans la vie comme une feuille arrachée au palmier du désert et que le vent emporte, sans jamais lui laisser un coin de terre où se trouve labri ou le repos. Ainsi jai parcouru le monde et nulle part je nai pu reposer mon âme accablée damertume ; jai laissé dans tous les lieux une partie de moi-même, mais en conservant intact le poids qui pèse sur ma vie comme la terre sur un cercueil.
Mes amours ont été des orages ; il nest jamais sorti de mon cur que des flammes brûlantes qui ravageaient tout ce quelles pouvaient atteindre. Jamais aucune lèvre napprocha la mienne pour y souffler lamour saint et dévoué qui fait lépouse et la mère.
Pourtant, un jour, jai cru, jai voulu aimer. Jengageai avec le destin une lutte horrible, qui dura tant que jeus la force et la volonté de combattre. Pour trouver un cur qui répondît au mien, jai fouillé des mondes, jai déchiré les voiles du mystère. Maintenant, vaincu, abattu pour toujours, sorti sanglant de cette tempête, je me demande si jai seulement aimé ! Peut-être que jaimais, je ne sais trop ; mon âme est un abîme où je nose plus regarder ; il y a dans les natures profondes une vie mystérieuse qui ne se révèle jamais, semblable à ces mondes qui gisent au fond de locéan, dans un éternel et sinistre repos. Ô mon Dieu ! cet amour était mon salut peut-être, et jaurais vécu pour une petite part de ce bonheur commun à tous les hommes. Mais non ; la pluie généreuse ruisselle en vain sur le front de larbre frappé par la foudre ; il ne peut renaître... Bientôt, abandonnant ses rameaux flétris, elle retombe goutte à goutte, silencieuse, désolée, comme les pleurs quon verse dans labandon.
Seul désormais, et pour toujours rejeté dans la nuit du cur avec lamertume de la félicité rêvée et perdue, je ne veux, ni ne désire, ni nattends plus rien, si ce nest le repos que la mort seule donne. Le trouverai-je ? Peut-être ; parce que, déjà, jai la quiétude de laccablement, la tranquillité de limpuissance reconnue contre laquelle on ne peut se débattre. Mon âme nest plus quun désert sans écho où le vent seul du désespoir souffle, sans même y réveiller une plainte.
Et de quoi me plaindrais-je ? Quel cri la douleur peut-elle encore marracher ? Oh ! si je pouvais pleurer seulement un jour, ce serait un jour de bonheur et de joie. Les larmes sont une consolation et la douleur qui sépanche se soulage. Mais la mienne na pas de cours ; jai en moi une fontaine amère et nen puis exprimer une goutte, je garde mon supplice pour le nourrir, je vis avec un poison dans le cur, un mal que je ne puis nommer, et je nai plus une larme pour ladoucir, pas même celle dun ami pour men consoler.
Maintenant tout est fini pour moi ; jai épuisé la somme de volonté et despérance que le ciel mavait donnée. Ôtez au soleil sa lumière, au ciel ses astres, que restera-t-il ? Limmensité dans la nuit ; voilà le désespoir. Mes souvenirs ressemblent à ces fleurs flétries quaucune rosée ne peut plus rafraîchir, à ces tiges nues dont le vent a arraché les feuilles. Je dis adieu au soleil de mes jeunes années comme on salue au réveil les songes brillants qui senfuient. Chaque matin de ma vie a vu sévanouir un rêve, et maintenant je me demande si jai vécu. Je compte les années qui ont fui : elles mapparaissent comme des songes brisés quon cherche en vain à ressaisir, comme la vague jetée sur lécueil rend au loin un son déchiré, longtemps après être retombée dans le sombre océan.
Jai mesuré au pas de course le néant des choses humaines, de tout ce qui fait palpiter le cur de lhomme, lambition, lamour... Lambition ! jen ai eu deux ou trois ans à peine : cette fleur amère que les larmes de toute une vie ne suffisent pas à arroser, sest épanouie pour moi tout à coup et sest flétrie de même.
En trente ans jai souffert ce quon souffre en soixante ; jai vidé bien au-delà de ma coupe de fiel ; à peine au milieu de la vie, je suis déjà au déclin de ma force, de mon énergie, de mes espérances. Pour moi il ny a plus de patrie, plus davenir !...
Lavenir ! eh ! que mimporte ! Quand on a perdu lillusion, il ne reste plus rien devant soi. Jai souffert la plus belle moitié de la vie, que pourrais-je faire de lautre, et pourquoi disputer au néant quelques restes de moi-même ? Sur le retour de la vie, quand les belles années ont disparu, lhomme ne peut plus songer quau passé, car il voit la mort de trop près ; il ne désire plus, il regrette, et ce quil aime est déjà loin de lui. Pour cette nouvelle et dernière lutte, jarriverais sans force, épuisé davance, certain dêtre vaincu, tout prêt pour la mort qui attend, certaine, inévitable, pour tout enfouir et tout effacer.
Non, non, je ne veux plus... je mefface maintenant que je ne laisse ni un regret ni une pensée. Si, plus tard, quelquun me cherche, il ne me trouvera pas ; mais, peut-être quen passant un jour près dune de ces fosses isolées où aucun nom narrête le regard, où nulle voix ninvite au souvenir, il sentira un peu de poussière emportée par le souffle de lair sarrêter sur son front humide... cette poussière sera peut-être moi...
8 juin 1874.
Départ pour la Californie
(10 juin)
Deux mille deux cents lieux en chemin de fer
Presque pendant toute sa vie Arthur Buies rêve dune femme idéale. « Il a maintenant trente-quatre ans. Célibataire, il a tout fait jusquici pour se prémunir contre la femme. Voici quun jour, il croit rencontrer celle qui lui assurera le bonheur. En six semaines, il séprend éperdument de madame Georges-Édouard Desbarats. Mais un léger contretemps entrave sa conquête : cette femme est mariée. »
« Arthur Buies voulut oublier son échec et effacer les traces dhumiliation quil venait de subir. Il décida une fois de plus de quitter son pays pour ne plus y revenir. Il fila en train dun seul trait vers San Francisco croyant pouvoir, au bout de sa route, noyer sa peine dans lOcéan Pacifique. »
Marcel A. Gagnon
Première partie
I
Il y a des choses qui ne sécrivent pas ; on les raconte parfois dans des heures de fièvre, lorsque les souvenirs arrivent en mugissant et se font cours eux-mêmes, lorsque la pensée est frappée tout à coup dun retour impétueux vers le torrent des choses où elle était restée dabord comme engloutie, éperdue ; alors, si cest la douleur qui a été longtemps comprimée, lâme jette quelques cris terribles, des flots furieux séchappent, lamertume jaillit et déborde, et peut-être peut-on ensuite remonter avec plus de liberté et de force le cours de tout ce quon a souffert : mais retourner, moi, encore tout brisé, tout endolori, la plume à la main, pour le raconter à des lecteurs qui ne sen doutent même pas, vers ce rêve fougueux où pendant six semaines jai passé par tous les chagrins, tous les déchirements, toutes les angoisses, cest trop me demander, cest trop attendre de moi ! Vous voulez que sur toutes les plaies vives je passe lentement le couteau et que je détache une à une chaque fibre saignante pour la montrer à des regards surpris ! Vous voulez que je fouille parmi tant dodieux souvenirs dont chacun est une blessure, eh bien ! soit, je vais vous le raconter, cet atroce et funeste voyage ; de même que je lai fait pour accomplir une promesse, de même je vais le redire parce que vous lavez espéré de moi. Maintenant, taillez et prenez ; voici mon cur, voici mon sang, ce sang qui est tombé goutte à goutte sur la longue et interminable route qui traverse tout un continent ; je vais en suivre la trace mêlée de tant de larmes... Oh ! mes amis, ce nest pas une chronique que je puis vous offrir ; mon esprit ne se prête plus, hélas ! à ces fantaisies badines, et mon imagination a perdu le souffle de ses inspirations joyeuses. Et où trouverais-je, du reste, à rire une seule heure dans le récit dun voyage rempli dinquiétudes mortelles, dhumiliations, dabattements sinistres, et parfois de pressentiments où limage de la mort revenait sans relâche comme pour mavertir que je nen verrais pas le terme ?
Pourquoi avais-je quitté mon pays, ma famille, mes nombreux amis, tant daffections qui mentouraient et qui métaient nécessaires ? Pourquoi avais-je rompu tous les liens qui, en me rattachant à une existence désolée, en faisaient encore la consolation et la ranimaient par quelques lueurs passagères ? Pourquoi partais-je sans raison, sans objet déterminé, pour suivre une destinée incertaine, après tant dépreuves, après lexpérience renouvelée de la folie des escapades et des duperies de linconnu ? Hélas ! je ne sais, et, le saurais-je, comment pourrais-je le dire ? Il y a dans la vie des heures fatales, et lhomme obéit bien plus à leur impulsion fougueuse quà tous les conseils de la raison. Je partais... il fallait que je parte ! fût-ce pour toujours, fût-ce à nimporte quel prix. Un besoin formidable déchapper à tous les souvenirs poursuivait et dominait mon esprit : cétait moi-même surtout quil me fallait fuir, oubliant que lhomme change en vain de ciel, que son âme lui reste, et quon ne peut se perdre soi-même, verrait-on le monde bouleversé prendre autour de soi toutes les formes et les aspects les plus brusquement divers. Moublier dans un tourbillon sans cesse renouvelé, me sentir emporté à toute vapeur à travers des espaces inconnus, cétait là mon illusion, et, pour la saisir, jétais prêt à tout délaisser ; je métais arraché aux embrassements de la femme qui mavait tenu lieu de mère, et qui, à quatre-vingts ans, me disait un adieu, pour elle ladieu suprême. Et quel déchirement lorsque je dus quitter ma sur, ma sueur unique, qui, ne comprenant rien à un pareil départ, menlaçait sur son cur et tâchait de me retenir par la force de la tendresse ! Oui, jabandonnais ces chères et sûres affections, les seules qui résistent aux orages de la vie comme aux assauts du temps, et, lavouerai-je ? ce nétait pas là le premier de mes regrets ; le cur est ainsi fait, hélas ! dans son aveuglement ; il ne se prend quà ce qui lui échappe le plus et na de regrets profonds et durables que pour ce qui le blesse davantage.
Mon idée fixe, idée irrésistible, plus forte que tous les liens, que tous les raisonnements, était donc de partir, daller aussi loin que possible, et je ne voyais rien de mieux à faire pour cela que de traverser le continent. Je navais pas dillusions sur ce qui mattendait si loin ; ce nest pas à mon âge quon commence une vie daventures, quon peut espérer de se refaire une existence nouvelle où vienne se perdre le souvenir de ce quon a été ; linconnu ne sourit pas à ceux qui ont épuisé la vie sous toutes ses faces et pour qui toutes les déceptions imaginables nont plus rien dinattendu ; mais je navais pas calculé les mécomptes, les déboires qui mattendaient au passage ; et, les eussé-je calculés, que je serais parti de même ; jen étais arrivé à ce point où lon ne raisonne absolument plus, où la fatalité, en quelque sorte impatiente et pressée, devient irrésistible. Où ai-je pris la force daller jusquau bout ? comment ai-je pu poursuivre une idée pareille, lorsque tout men détournait, lorsque, sur le chemin même, le regret et le désenchantement, fondant avec violence sur mon âme, me criaient de retourner, de revenir à la patrie qui moffrait de légitimes espérances et une carrière désormais assurée ?... cest ce que je ne puis ni comprendre ni expliquer. La force nétait pas en moi, puisque jai eu toutes les défaillances, elle était dans une situation bien supérieure à ma volonté ; je nai pas suivi ma route, jy ai été entraîné, bousculé, poussé, et chaque fois que jai voulu mettre un arrêt, chaque fois jai été emporté, comme si la conduite de ma vie ne mappartenait plus ; vous allez en juger aisément.
* * *
Parti une première fois, je me suis rendu à Toronto, et le lendemain je revenais à Montréal. Un accablement tel, un désespoir si grand sétaient emparés de moi, que je navais plus voulu continuer. Mais à peine étais-je de retour, que je prenais la résolution, inébranlable cette fois, daller tout dun trait jusquà San Francisco, et, en effet, le lendemain matin, je repartais. Oh ! mes amis, vous qui avez mené une vie à peu près toujours égale, vous ne connaissez pas ces terribles péripéties du sacrifice, vous ne connaissez pas les va-et-vient déchirants de lâme, les féroces exigences dune condition quon sest faite soi-même, et les ballottements douloureux dun cur laissé dans le vide.
Ce voyage inutile à Toronto mavait coûté trente dollars, et je nen avais que trois cents en tout et partout pour me rendre à San Francisco, et, là, attendre la destinée. Je repartis donc avec deux cent soixante-dix dollars, le voyage, au bas mot, tous frais compris, devait men coûter cent quatre-vingt. Mais, que mimportait la valeur de ces chiffres ? Je songeais bien à cela ! Tout en moi était brisé ; je cherchais un coin de terre inconnu, lointain, où jeter mon reste de vie. Depuis près dun mois, je navais pu trouver deux nuits de sommeil ; une maladie obsessante, déclarée par les médecins fatale, me poursuivait de ses ombres lugubres ; deux fois le suicide métait apparu avec tout son cortège de séductions infernales ; oui, deux fois, je métais laissé aller avec ravissement à cet attrait du repos éternel qui serait une tentation irrésistible si le néant nétait pas un outrage à lintelligence comme au cur de lhomme ; je naimais plus rien, je ne désirais plus rien et je ne cherchais plus rien, si ce nest de meffacer, laissant à la mort de faire son uvre quand bon lui semblerait. Eh bien ! maintenant que je suis revenu, que jai accompli un voyage presquimpossible dexécution, je rends grâce au ciel de mavoir mené jusquau bord fatal où lhomme perd à peu près la conscience de son être et se laisse entraîner à tous les courants qui passent devant lui ; jai mesuré la plus grande profondeur de labattement, et jai connu la limite extrême de la désespérance ; maintenant, je sais de quels abîmes un homme peut remonter, et ce quil y a encore de ressource jusque dans lécroulement de ce qui seul semblait retenir à la vie.
Avez-vous remarqué ces arbres flétris, desséchés, entrouverts, qui nont pas un frisson sous leffort du vent qui les fouette, pas une plainte sous lorage ? Leurs rameaux craquent, leur tête secouée rend dans lair un bruit rapide, mais ce bruit est inerte, ce son est comme celui dossements quon agite dans leur bière. Qui peut maintenir ces arbres debout ? Quelle sève reste-t-il à leur tronc décharné ? Où est la vie dans ce cadavre dressé contre la nue ? Regardez bien ; à lextrémité de quelque branche aride, se dégageant à peine dun linceul de dépouilles, un petit groupe de feuilles tremble encore au baiser de la brise et boit avidement les quelques gouttes de rosée que le ciel lui verse dans son oubli miséricordieux. Ces quelques feuilles, cest la vie entière de cet arbre, et par elles il renaîtra ; il avait tout perdu, sa force, sa beauté, et sa fraîcheur dont senivraient les oiseaux gazouillants, il défiait lorage et lappelait à épuiser sur lui ses efforts inutiles ; le bruissement de son riche et abondant feuillage était un rire au destin, et voilà que soudain tout la abandonné et quil sest trouvé seul encore vivant, mais sans aucune des joies, sans aucun des charmes de la vie.
La vie ! la vie ! elle est souvent au fond des abîmes ; elle est dans la feuille solitaire sur sa branche inanimée ; elle est dans la goutte de rosée qui la rafraîchit, elle est encore dans la larme silencieuse qui séchappe du cur et cest par elle que le cur renaît.
* * *
Quelle étrange destinée ! Je fais onze cents lieues de chemin de fer, avec lidée que jamais peut-être je ne reviendrais, et, rendu au terme de ce long et accablant voyage, malade, affaibli de corps et desprit, à peine avais-je pris quelques jours de repos, que je préparais déjà mes malles pour le retour ! Je nose dire que jai fait un voyage : jai été emporté dans un ouragan, et le même ouragan ma ramené. Seulement, lallure nétait plus la même ; je vais tout vous dire cela.
II
Je partis seul. Or, pour partir seul, dans létat physique et moral où je me trouvais, cétait déjà un acte de désespoir ou de résolution inflexible. Jignorais ce que cétait que ce voyage et je me flattais den adoucir la fatigue et lennui par le spectacle dune nouveauté sans cesse renaissante, par la fascination dun inconnu qui, à chaque instant, changerait daspect. Tous mes amis mavaient entretenu dans cette illusion ; ils y croyaient eux-mêmes... Ah ! malheureux ! le trajet du Grand Pacifique Américain est tout ce quil y a de plus monotone, de plus misérable et de plus ingrats. Jai traversé cinq cents lieues de désert, de plaines sans horizons, dune étendue muette et inanimée. Ce nest quarrivé sur les hauteurs de la Sierra Nevada, entre lUtah et la Californie, que cette grande nature tant promise, tant attendue, sest révélée enfin. Oui, cest beau, certes, ce passage à huit mille pieds au-dessus de la mer, sur le bord de précipices effrayants, lorsquon est entouré de pics couverts de neiges éternelles et que, sous le regard, souvrent subitement des abîmes qui ont quinze cents pieds de profondeur ; mais je naurais pas donné pour tout cela le plus petit coteau de la Malbaie, ce paradis de notre pays, cette oasis oubliée parmi les rudesses grandioses et altières du Canada ; je naurais pas donné six lieues des rives du Saint-Laurent pour toutes les splendeurs terrifiantes qui se dévoilaient pour la première fois sous mes yeux.
Oh ! quand je me rappelle tout cela !... Pendant un mois jai été comme un captif tenu au silence ; je nai pas eu un ami, pas même un compagnon, pas la plus légère sympathie, alors même quune sympathie quelconque eût été pour moi un trésor inestimable.
Mais il faut pourtant bien que je commence ce récit. Allons ! passez devant moi, déserts implacables qui, pendant de si longs jours et de si longues nuits surtout, mavez accablé de votre infini muet ; passez, plaines arides que la pensée elle-même ne parvient pas à peupler et où le regard, fatigué de chercher une vie toujours absente, retombe appesanti sans pouvoir cependant trouver le sommeil ; déroulez-vous de nouveau, horizons sans cesse fuyants ; mes souvenirs du moins pourront peut-être vous rassembler, et, dans le cercle douloureux quils mont laissé, je vais tâcher de tout retenir, de rappeler une à une ces impressions toujours pénibles dont pas une ne ma donné une heure de répit, pas même un retour consolant ni une espérance furtive.
* * *
Après deux jours de chemin de fer, coupés par un intervalle de douze heures passées à Détroit, jarrivais à Chicago. Ces douze heures dintervalle étaient une moitié de dimanche ; je vous prie de remarquer ce commencement. Arriver seul, lorsquon cherche des distractions à tout prix, dans une ville américaine le dimanche, cest déjà poignant. On erre comme une bête échappée de sa cage, qui a perdu le sentiment de la liberté ; les heures sont interminables, on va, on vient cent fois par les mêmes chemins ; tous les visages, vous étant indifférents, semblent les mêmes, on voit des choses nouvelles quon croit avoir vues toute sa vie, on passe et lon repasse devant les mêmes endroits, jusquà ce quon soit épuisé bien plus par la monotonie et lennui que par la fatigue du corps ; on ne trouve rien dintéressant et lon sétonne de ne pas être environné dombres qui ressemblent à soi-même ; on se demande ce que tout ce monde qui glisse dans tous les sens peut faire dans un endroit pareil ; plus la foule est grande, plus on sent le vide ; tant de visages absolument inconnus, absolument indifférents, ont lair de grimacer à votre abandon ; et puis, on na ni lenvie ni le goût dadresser la parole à qui que ce soit ; ce quon veut, cest un large épanchement de son âme, et pour cela, il faut des oreilles heureuses de sy prêter. On cherche tous les moyens de tuer le temps, cet ennemi que rien natteint et dont tous les coups portent ; on se dirige partout où lon croit voir quelque agitation, entendre quelque bruit, et lon revient toujours également déçu, assuré davantage que le tombeau qui est au fond du cur est assez grand pour ensevelir tous les bruits du dehors ; on a comme un désespoir muet, un silence farouche. Le regard ne reçoit plus limage daucun des objets qui lentourent, et lon se meut ou lon se repose, inconscient, oublieux de toute condition physique ; cest la pensée qui travaille sans cesse, la pensée qui nest pas avec soi où lon se trouve, mais bien loin avec tout ce qui a disparu de ce quon aime, et qui fait revivre dune vie bien plus intense que la réalité ce qui semble à jamais mort pour soi. Oh ! le souvenir ! cest bien autre chose que la jouissance. Cest à lui quon reconnaît la valeur des choses perdues ; il grandit, il redouble de vie et de vigueur en raison même de ce quon le prive de ses aliments et de ce quon larrache à tout ce qui semblait seul devoir lentretenir.
Ainsi, pendant douze mortelles heures, je promenai mon absence dans les rues de Détroit, pour moi muettes, désolées, et cependant peut-être pleines de vie et danimation, si jen juge par limage qui men reste aujourdhui. Le chemin que je fis, je lignore ; je marchai tout le temps, à part quelques minutes données aux repas, et, lorsque le soir je pris le train de Chicago, jétais tellement fatigué sans le savoir que je tombai comme un poids inerte sur mon lit et ne méveillai que le lendemain matin en vue de la grande métropole de lOuest, lorsque déjà le bruit de vingt convois arrivant en tous sens et le carillon des locomotives assourdissaient lair. Je métais dit en commençant mon voyage quil métait impossible de faire huit jours continus en chemin de fer, et que jarrêterais à différents endroits sur la route. Chicago, la superbe et glorieuse métropole de lOuest, se présentait à moi ; sans doute jallais bien y rester au moins vingt-quatre heures. Mais à peine y étais-je descendu quun besoin irrépressible den sortir semparait de moi. Que peut offrir la vue des grandes villes au regard fatigué de merveilles ? Jai tout vu dans ce monde et je ne puis plus rien admirer. Que mimporte le spectacle de lactivité humaine, de cette âpreté fiévreuse qui accomplit des merveilles dont lâme est absente ? De grandes rues, de splendides édifices, eh bien ! quoi ! Tant de morceaux de pierre, tant de morceaux de brique, tant de ciment et de pavé Nicholson, tant de machines humaines qui sagitent à la poursuite folle du souverain million, voilà les villes américaines. Dans tout cela pas un souffle ; les plus grandes pensées, les plus grandes aspirations de notre temps réduites à une jauge pratique qui leur enlève toute poésie et toute grandeur ; des affaires, des affaires, business, et, après, des délassements automatiques, toujours les mêmes ; pas de liaisons ; est-ce quon a le temps de faire des amitiés quand on ne sen donne pas même pour les besoins essentiels de la vie ? Et puis, connaît-on même lami quon voudrait se faire ? Doù vient-il, qua-t-il été ? Dans ce tourbillon dêtres humains qui arrive et se déplace à chaque instant, sur qui peut-on arrêter sûrement son regard et appuyer sa confiance ? Quon admire si lon veut des villes comme Chicago qui se font en trente ans, il est impossible dy rien aimer. Ce ne sont pas deux ou trois mille tueurs de cochons, logés dans le marbre et chiffrant de quatre heures du matin à six heures du soir, qui peuvent inspirer un grand enthousiasme. Pour moi, jen veux à toutes les grandes villes où la richesse est ignorante et barbare ; je les hais, je les fuis ! leur luxe fatigue plutôt quil néblouit mon regard, et je métonne de ce quon se donne tant de mal pour être magnifique quand il en faut si peu pour être heureux. Être heureux ! je me trompe, cest là le difficile, et cest parce quils se sentent incapables darriver au bonheur que les hommes sétourdissent à la poursuite de lor.
* * *
Mais quelle science des commodités de la vie, quel art les Américains possèdent pour les plus petits détails des voyages ! Tout cela découle de ce théorème qui renferme pour eux toutes les vérités philosophiques : quune minute vaut de lor et que lhomme na pas un instant à perdre dans la vie. Voyagez aux États-Unis et vous navez à vous occuper ni de votre bagage, ni de votre parapluie, ni de votre chapeau, ni du moindre petit objet que vous jugez bon de garder avec vous, ni de votre hôtel. Tout est prévu ; on vous mènera, on vous ramènera, on prendra soin de votre mouchoir si vous le voulez, on vous renseignera sur tout, et remarquez bien que chaque chose a son prix fixe, très réduit, que vous vous épargnez ainsi beaucoup de trouble, de dépense et de temps, et quen outre vous pouvez vous abandonner avec une confiance absolue au dernier des employés qui exhibera de son droit à vous offrir ses services. Sans une honnêteté scrupuleuse et une exactitude extrême, comment les Américains pourraient-ils espérer la clientèle des voyageurs au milieu de cette confusion darrivées et de départs qui a lieu dans les grandes villes, à toute heure du jour ? Il est bon de le dire en passant ; lAméricain est, dans les petites affaires, dans celles qui tiennent aux nécessités quotidiennes de la vie, non seulement dune honnêteté rigoureuse, mais encore dune précision, dune largesse, dune obligeance et dune accessibilité qui vous le feraient aimer, si tout cela nétait pas froid, machinal, et portant, pour ainsi dire, le caractère dun calcul savant. LAméricain dédaigne de duper pour de petits objets, et surtout, il a trop de choses à faire pour samuser à compter quelques piastres quil pourrait lécher à votre porte-monnaie. En un mot, il ny a pas de pays au monde où lon puisse voyager aussi sûrement quaux États-Unis, et en même temps il ny en a pas où se trouvent tant de coquins consommés, aussi prodigieusement habiles, aussi vertueux dapparence. Cest à vous dêtre aussi adroits queux, ce quon ne peut pas espérer toujours en sortant du Canada.
* * *
Nous avions environ une heure à passer à Chicago ; je me promenai machinalement dans les abords de la gare, puis je revins prendre à la hâte mon billet pour San Francisco. Je dis à la hâte, car je me redoutais, je ne savais pas si, au moment suprême, le courage ne viendrait à me manquer. Javais déjà fait trois cents lieues seul et jen étais tellement malade que je nosais croire à une résolution définitive. Mais maintenant le sort était jeté ; la locomotive fumait avec rage, les passagers se précipitaient pour retenir leur place, il y avait un va-et-vient animé, mais lugubre ; chacun avait la secrète terreur dun si long voyage, mais presque chacun avait un ami ; des mères avaient leurs enfants, des maris avaient leurs femmes, dautres allaient rejoindre leur famille ; moi jétais seul et je quittais tout, peut-être pour ne jamais revenir. À cette heure terrible, je sentis limmense vide créé subitement dans mon existence. Je montai dans le Pullman car et pris mon siège ; devant moi une femme pleurait, je la regardai stupéfait : il me semblait que dans le monde entier il ny avait quune douleur comme la mienne qui pût tirer des larmes. Javais la passivité muette et dure dune résignation fatale ; dès lors que je perdais tout ce qui métait cher, que mimportait ce qui pouvait marriver ? Je regardai le ciel où remonte toujours lespérance, de celui-là même qui va mourir ; il sembla se détourner de moi ; de longs nuages ternes remplis de bruine le parcouraient comme des crêpes déchirés ; le même ciel, je lavais longtemps regardé deux jours auparavant, mais il flottait alors sur la patrie ! Autour de moi pas un visage connu, pas une âme qui pût approcher de la mienne ; je me tenais là, dans ce car qui allait memporter à mille lieues, sans mouvement, plongé dans lhorreur sombre de mon sacrifice. Jallais donc passer toute une semaine en chemin de fer, sans entendre une parole amie, et chaque nouvelle étape agrandirait encore labîme que je mettais entre mon pays et moi ! Je navais pas une espérance possible, puisque moi-même je me condamnais sans retour... Alors je voulus murmurer ladieu suprême, mais mon cur trop chargé de sanglots était monté jusquà mes lèvres ; je neus pas une parole, et la source bienfaisante des larmes arrivant comme un flot trop pressé, trop violent, refusa de jaillir.
Il est dans la vie de ces heures funèbres que lon ne saurait décrire ; tout disparaît devant soi et le regard interroge en vain un monde qui na plus ni lumière, ni horizons : on se sent descendre dans un tombeau grand comme la nature entière ; on respire, on sait que la vie est en soi, mais on nen a conscience que comme dun bruit sourd qui frappe dans le rêve ; tout lêtre est suspendu, aucune sensation nest plus perceptible, et lon croit entrer dans un vaste anéantissement où le ciel et la terre sont confondus.
* * *
Je ne me rappelle pas bien comment je quittai Chicago ni les premiers milles de la route ; je fus sans pensée et sans regard pendant une heure au moins ; puis je méveillai comme poussé par un ressort électrique ; tout à coup les nerfs comme la volonté se redressaient, je redevins homme en un instant, moi qui depuis un mois avais cessé de vouloir ; je regardai de tous côtés ; les longues prairies déroulaient déjà leurs flots parfumés et chatoyants, lespace se dégageait, et déjà la vaste route qui traverse un continent soffrait dans toute sa liberté et sa grandeur. Devant linfini, seul, abandonné, misérable, je me sentis des proportions inconnues, je regardai debout cette immensité, trop petite encore pour ma pensée, et jéprouvai un dédain sans nom pour toutes les chimères qui avaient fatigué et obscurci ma vie. Oui, oui, sans doute, lhomme est le roi et le maître ici-bas. Devant une destinée inexorable, souvent il se sent fléchir, mais cela ne peut durer ; quelle que soit la persistance du sort contraire, il vient toujours une heure où il reprend possession de lui-même et nargue avec empire toutes les fatalités conjurées contre lui. Lhomme naccepte jamais entièrement son malheur, parce quil ne se sent pas fait uniquement pour subir ; il résiste, il fait face à la destinée. La femme ! cest tout autre chose. Ce qui fait sa force, cest sa faiblesse. Elle plie, se résigne, accepte, se sent incapable de la lutte, et on appelle cela de la force ! Quand la nécessité empoigne la femme, elle devient un instrument fatal ; elle a alors toute la dureté, toute limplacabilité du destin ; on la croit et elle se croit déterminée ; non pas, mais elle entre dans la force des choses, elle devient un des ressorts de cette immuable volonté supérieure qui serait la fatalité si elle nétait la Providence, et alors sa volonté, ou ce quon appelle ainsi, et qui nest rien autre chose que sa soumission, devient aveugle, sourde, implacable, féroce. La véritable volonté humaine est toujours accessible par quelque côté ; la pitié est souvent une grande force, mais la femme étant faible est cruelle ; elle a besoin de se prémunir contre elle-même, et, ne sachant souvent quel moyen prendre, elle devient atroce et le monstre se révèle. Depuis Adam, lhistoire est toujours la même ; la femme tente lhomme, le séduit, lenchante par mille tromperies doucereuses, le fait tomber de chute en chute, et, lorsquelle le voit perdu à tout jamais, elle labandonne...Si la mère Ève na pas abandonné Adam, cest quelle navait pas le choix, Mathusalem ne devant venir que trop tard.
III
Depuis je ne sais combien de temps le train filait sur les prairies de lIllinois quon appelle les rolling prairies, à cause de leurs ondulations et de leur croupe flottante comme la crinière dune cavale au galop. Il fallait une journée entière pour atteindre Omaha, la plus grande ville de lOuest vierge, et qui ne se trouve encore quau tiers du chemin entre Montréal et San Francisco. Ah ! vous ne connaissez pas la longueur mortelle dun pareil trajet ! Tant que les prairies sétalent sous le regard, se balançant, ondoyant, envoyant mille senteurs qui arrivent à lodorat comme des frissons parfumés, on se sent encore vivre et lon se pénètre de cette grasse et savoureuse nature, on aspire largement et avec transport la fraîcheur odorante de lespace ; mais bientôt lennui arrive dun pas rapide, et la monotonie du spectacle augmentant dheure en heure, limagination sent peser sur elle comme un poids impossible à rejeter, les nerfs se fatiguent ou sirritent, le regard se fixe avec colère sur ces champs qui se déroulent avec la même fécondité inflexible, et lon ne tarde pas à éprouver un besoin fiévreux, impatient, brûlant, den finir. Que sera-ce donc lorsquon quittera les prairies pour les plaines, pour le grand désert américain qui a quatre cents lieues de largeur et quil faut traverser tout entier avant darriver à la Californie, cette oasis du Pacifique, cette perle humide qui jette au ciel mille rayons et qui en reçoit des splendeurs qui font rêver à lÉden... à cet Éden perdu par notre premier père, mais dont on retrouve toujours quelques morceaux, pour peu quon les cherche ?
Quatre cents lieues de désert lorsquon a déjà le désert en soi, lorsquà la solitude infinie de la nature sajoute la solitude mortelle du cur ! Trois jours et trois nuits au milieu dune désolation dans laquelle on avance sans cesse et qui sans cesse sagrandit devant soi ! Toujours, toujours la même étendue jaune, la même mer de sable endormie, les mêmes petites taches dherbe sèche, roide, dévorée par le soleil, semblables à ces flocons décume salie qui flottent après lorage sur la mer calmée ; on regarde, on regarde encore ; en vain lon voudrait fermer les yeux, on est pris par le vertige de lespace, et, même lorsque la nuit a descendu ses longs voiles du haut du ciel muet, il plane encore sur ces plaines sans bornes une sorte de clarté dure, semblable aux lueurs qui sortent des sépulcres, et lil continue den interroger encore les mornes profondeurs.
Aucun écho ne retentit jamais dans ces sourdes étendues livrées à léternel sommeil ; le sifflet de la locomotive ne rend quun son mat, aussitôt disparu que jeté dans lair, et le bruit furieux du train roule sur un sol muet qui le reçoit sans y répondre. Lantilope frappe en vain de son pied léger, dans sa course gracieuse et rapide, cette terre inanimée, il ne fait que soulever un peu de poussière qui se confond aussitôt avec les souffles éphémères que sa course seule agite. Le chien de prairie, semblable à lécureuil, debout sur sa petite meule de sable, dont le relief parsème seul laride et interminable plaine, regarde dun il qui nest plus stupéfait cette tempête de bruit et de feu qui nous emporte ; lui aussi participe à limmobilité de la nature où il a cherché un asile ; un vent affaibli fait seul parfois rouler un petit tourbillon de sable autour du trou quil habite, mais ce tourbillon ne dure quun instant et il saffaisse comme une fumée quabsorbe la flamme. Dautres fois, cest un marais isolé qui se trouve dans ce désert on ne sait par quel oubli ou quel caprice de la nature ; la vue, même de cette eau croupissante, soulage déjà le regard et lon peut voir de temps à autre quelque héron solitaire sélever avec effort des bords de ce marais où depuis de longues heures il restait pensif ; son vol lourd et mesuré agite pendant quelques minutes laccablante tranquillité de lespace ; puis, bientôt il a disparu, on nentend plus le battement prolongé de ses longues ailes et lil ne voit dans létendue béante quun point noir qui disparaît, disparaît, sefface et sabîme enfin dans le néant qui lengloutit ; et au milieu de ce silence immense, de ce désert vide doù les trois règnes de la nature semblent sêtre enfuis, la pensée, qui ne sait pas où se prendre, retombe sur elle-même comme accablée de son propre poids.
Oh ! les longues heures, les longs jours et les longues et interminables soirées que jai passés sur la plate-forme des cars, incapable doccuper mon esprit à quoi que ce fût, incapable de sommeiller, seul, seul, toujours, toujours seul ! Quand je gagnais mon lit, je ny pouvais rester vingt minutes, je me relevais et jallais me remettre sur la plate-forme, indifférent à la poussière, à la fumée de la locomotive, bientôt même indifférent à la fatigue et à lennui. Que mimportait ! La terre était désormais partout la même pour moi et ne moffrait plus nulle part quun tombeau. Ah ! je ne les oublierai pas ces heures horribles ; elles sont dans ma mémoire comme un tison ardent qui brûle toujours et ne se consumera jamais ; jai amassé là ce quune âme humaine peut contenir de fiel et de révolte contre un sort inexorable ; jai été torturé lentement, seconde par seconde, minute par minute, jusquà ce que ces secondes et ces minutes fissent des jours et des nuits entières ; jai compté chaque battement de mon cur, et cela a duré toute une semaine ; la souffrance ne se mesure pas au temps, mais à la violence ; une semaine comme celle-là, cest un siècle denfer.
* * *
Un jour après le départ de Chicago, nous étions arrivés à Omaha, dans le Nebraska. Je ne sais quel pressentiment sempara alors tout à coup de moi ; jeus envie de vendre mon billet et de men retourner en Canada ; ah ! que ne lai-je fait ? Si javais su alors tout ce qui mattendait ! Mais le destin me précipitait de lavant ; je refusai découter toutes les voix intérieures afin de ne pas laisser fléchir ma résolution, et, après une heure de marche furibonde à travers les rues et les environs dOmaha, rendu plus dispos, ranimé, secoué par le mouvement, je reprenais le train qui allait memporter à six cent cinquante lieues plus loin.
IV
Maintenant, parlons un peu de ce Ouest, de ce grand Ouest, de ce Far West qui rappelle dans lesprit tout un monde daventures et qua si bien peuplé limagination de Cooper. Allons-nous réveiller les ossements de ces innombrables tribus dIndiens qui sy livraient un combat continuel à la poursuite des buffles sauvages, ou des pionniers intrépides qui se lançaient dans ces régions inexplorées, emmenant avec eux tout ce quils possédaient, bataillant, guerroyant sans cesse, couchant sous le ciel ouvert, obligés de défendre jusquau pauvre coin de terre où ils reposaient, longue histoire de souffrances, datrocités, dhéroïsme obscur au terme de laquelle le Blanc isolé, sans protection, a fini par lemporter sur les tribus dIndiens aujourdhui anéanties ou rejetées dans les régions presque inhabitables du Nord ?
LOuest nest plus rien de tout cela, il ny a plus de Far West. Le chemin de fer a tout changé ; il fallait autrefois quatre à cinq mois pour se rendre en Californie par terre ; il ne faut maintenant que neuf jours en partant de Montréal ; cest prosaïque, mais cest plus sûr. Limagination na plus de champ ; en vain elle veut peupler cette vaste étendue de dangers, dembûches, dattaques soudaines faites par des Indiens sortant comme de sous terre, elle narrive quà se convaincre de ses puérilités et de son délire. Où il ny avait autrefois que des Territoires, il y a maintenant des États ; la civilisation, encore jeune il est vrai, grossière, trop pressée pour prendre des formes, dure et aride, a remplacé la barbarie et létat de guerre continuel de ces sauvages étendues. On ne voit plus dIndiens que des misérables en haillons qui viennent mendier à larrivée des trains ; les mineurs et les aventuriers seuls ont gardé leur aspect farouche. Le désert américain a des petits villages échelonnés sur toute la ligne du chemin de fer ; quelques-uns même de ces villages, plus grands que les autres, prennent orgueilleusement le nom de villes, comme Cheyenne, Platte, Laramée, Ogden... Rien ne les distingue les uns des autres ; sortis du désert, ils en ont tous la monotonie et laspect uniforme : un petit groupe de maisons blanches bâties sur le sable, sans un arbre, sans le plus petit ruisseau pour en rafraîchir laridité, voilà ce que cest que tous ces villages jusquà ce quon ait atteint le versant des Sierras Nevadas, cest-à-dire à cinq cents lieues de distance au-delà des prairies.
Je ne sais pas ce que sont devenus les milliers et les millions de buffles qui parcouraient autrefois les plaines comme des ouragans de cornes et de pattes, toujours est-il quaujourdhui on ne peut plus en voir un seul ; ils se sont réfugiés vers le Nord-Ouest, en attendant que le chemin de fer du Pacifique Canadien les en chasse à son tour, et alors aura disparu peut-être à jamais cette race étrange de bêtes à cornes, et avec elle la dernière tribu dIndiens guerriers. Quant au grand chemin du Pacifique Américain, sur lequel nous avons en Canada des notions si restreintes et même si fausses, il est temps sans doute que jen dise quelque chose.
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Et dabord, quon dépouille son esprit de toute idée poétique, quon sarrache à la fascination et au prestige de la distance, et quon se prépare à voir en face la plus âpre nature comme aussi les populations les plus dures daspect, de formes et de langage. Quand on a dépassé Chicago de soixante à quatre-vingts lieues, il faut absolument mettre de côté le vieil homme, oublier tout ce quon a été, ce que léducation, les relations, les habitudes et les préjugés vous ont fait. Il faut oublier quil y a de par le monde, dans des pays antiques et fort vénérables en vérité, des différences entre les hommes, des distinctions sociales, des classes étagées que lon numérote, première, deuxième, troisième, jusquà ce quon arrive au bas peuple qui, lui, na pas de numéro, qui est simplement la multitude, chose trop vaste pour quon lui mette une étiquette ; il faut oublier davoir des manières ou plutôt des façons, sortes de câlineries toutes dapparence qui, chez les peuples policés, remplacent souvent lhonnêteté, la franchise et la véritable politesse. Il faut oublier de faire ses excuses à chaque instant, davoir toujours son chapeau à la main, dêtre arrogant ou dédaigneux envers quiconque ne paie pas de mine ; dans lOuest il ny a ni société, ni manières, ni ce quon appelle communément léducation, et qui nest souvent quune perversion déplorable du sens droit et de la pente naturelle. Les hommes y sont ce quils sont, non ce quils ont été ou ce quils pourraient être, soit par leur famille, soit par leurs relations, soit par leur degré de culture ou des avantages tout dextérieur et de surface qui ont tant de prix là où la forme est un culte : quiconque soccupe et vit par lui-même est un gentleman ; le nègre qui fait votre lit dans le Pullman Car et qui frotte vos chaussures est un gentleman ; ne vous avisez pas de dire en parlant de lui : « that man » ; si vous apportez, quatre-vingts lieues plus loin que Chicago, le raffinement inutile, embarrassant et ridicule quon attache dans nos villes aux actes les plus insignifiants, on vous regardera comme un être fantastique. Mais dun autre côté, soyez poli, obligeant et avenant envers tout le monde ; vous ne trouverez pas un homme dans lOuest qui ne vous rende service, sil est en mesure de le faire, et il ne comprendra pas que vous len remerciiez ; les hommes étant dans ces régions encore fraîches, absolument et essentiellement égaux, ils sont pénétrés de leurs devoirs les uns envers les autres et il ny a pas dobligés. Si lon a confiance en vous, on vous donnera tous les moyens possibles de vous tirer daffaire, on vous aidera, on vous poussera, sans songer si cest du temps perdu ou si lon oblige un ingrat ; le caractère essentiel de tous les actes de ces rudes habitants est dêtre absolument naturel, dégagé de tout ce cortège de réflexions et de considérations avec lesquelles lhomme policé accompagne le plus petit service rendu. Dautre part, si lon a quelque raison de se défier de vous, vous ne pouvez faire un pas sans rencontrer une difficulté ; en affaires surtout, on sera dune rigueur et dune exigence féroces ; il vous faudra justifier des moindres détails, des moindres lacunes. Que voulez-vous ? LOuest est un pays où lon ne fait pour ainsi dire que passer, où les hommes sont nouveaux tous les jours, où chacun sest fait soi-même, sans antécédents, sans liaisons, et où létranger, sil prête le moins du monde au doute, ne peut être considéré que comme un aventurier de plus dans la patrie même des aventuriers. Si vous navez pas dargent, et que vous vouliez faire un travail quelconque, on vous facilitera la voie ; mais, navoir pas dargent et vouloir conserver un certain orgueil qui résiste à la nécessité, cest ce quon ne comprend pas. En un mot, lhomme de ces régions, qui sont encore en grande partie des étendues désertes, parsemées çà et là de villages et de petites villes, est avant tout lhomme de la nature ; il en a toute la rudesse, toute la bonté et en même temps toute la sauvagerie ; pour lui, cest le fait ; lapparence nest rien, pas plus que la forme et les manières ; il faut justifier de tout à ses yeux, à moins davoir de largent, qui est la première des justifications ; si ce dieu vous accompagne, on ne vous demande compte de rien et vous êtes un gentleman.
V
Mais revenons au chemin de fer du Pacifique. Grande entreprise, oui, certes ! et, comme tout ce qui est grand, dun enfantement difficile. Mais le difficile est relatif aux États-Unis. Pour le peuple américain, qui vole plutôt quil ne marche, pour qui concevoir et exécuter sont presque un même acte, les délais ne se mesurent pas à leur durée, mais à limpatience de les subir, et les obstacles sont moins par le nombre que par lintensité détonnement et dirritation quils produisent. Trois ou quatre années de retard, lorsquil sagit de construire une voie ferrée de mille lieues, ce nest rien, et cependant, cela paraissait énorme aux esprits actifs qui ont les secrets de lavenir et qui dépassent leur temps.
On ne se douterait pas évidemment que cest une raison militaire et politique qui a déterminé la construction du Pacifique Américain, après bien des démarches et des tentatives infructueuses. Cette grande route avait cela de commun avec notre Intercolonial, dont la principale destination était de nous préserver des Américains, et qui a été fait pour cet objet si solidement quau besoin ses ponts et ses remblais peuvent servir de remparts contre les attaques de toutes les armées des États-Unis. Avec un chemin de fer pareil, il nest pas besoin de soldats ; on fait des terrassements, on pose des rails, et le Canada est invulnérable. Mettez cent mille hommes contre lIntercolonial, et, en le voyant, ils seront convaincus de leur impuissance. Les initiateurs du Transcontinental américain avaient des vues presque aussi profondes, quoique moins belliqueuses : cest la nécessité seule, au milieu dune crise terrible pour le salut de lUnion, qui a décidé le gouvernement à donner son appui à la construction de la plus grande des voies ferrées qui existent.
Pendant longtemps les lointaines régions de lOuest navaient été protégées que par un système de forts isolés les uns des autres, et qui étaient loin de suffire aux besoins des settlers sans cesse poursuivis par les Indiens. Pour atteindre les territoires qui produisent les métaux précieux, il fallait traverser six cents lieues de prairies et de plaines et combattre en chemin toute espèce dennemis, de sorte que la colonisation était tenue constamment en échec, et dincalculables sources de richesses étaient perdues. Les hommes avancés songeaient bien à un chemin de fer et au télégraphe, mais allez donc faire un chemin de fer à travers tout un continent presque désert, au milieu de difficultés jugées insurmontables par les esprits posés, ces sages qui, dans tous les temps, ont servi de bornes pour attacher les chevaux du progrès.
« Quoi ! vous voulez construire neuf cents lieues de voie ferrée à peu près dans le vide ! Et où trouverez-vous les moyens pour cela ? Qui voudra courir de pareils risques ? Quel profit en retirerait-on ? Comment traverserez-vous les Sierras Nevadas, les Rocheuses, la chaîne des Humboldt ! des Wasatch ?... » etc., etc.
Voilà comment raisonnaient les hommes sérieux, les gens de bon sens qui apprécient les situations toutes faites, mais ne voient pas comment on peut en créer de nouvelles.
Cependant, le besoin devenait de plus en plus impérieux, et le nombre des esprits hardis qui réclamaient un chemin de fer transcontinental augmentait tellement que le Congrès était comme assiégé, et la clameur publique devenait presque menaçante. Il fallait toutefois, avant de se lancer dans une entreprise si pleine de hasards, quelque raison décisive, quelque nécessité tellement urgente, tellement péremptoire, que le gouvernement fût forcé dagir. Cest la guerre civile, malheureusement, qui amena cette nécessité.
La Californie, reléguée à lextrême ouest, bien plus à la portée des États du Sud en révolte que de ceux du Nord, et pour ainsi dire abandonnée, penchait déjà, malgré la loyauté de son peuple, vers la séparation, et lon parlait dun troisième démembrement de lUnion américaine qui comprendrait plusieurs États et Territoires voisins. En face de ce danger nouveau, aussi terrible quimprévu, les sages comprirent enfin la nécessité de relier la côte du Pacifique avec les États de lEst afin de pouvoir lui porter des secours rapides et soutenir sa fidélité. Cest alors, et alors seulement, quune charte fut accordée pour la construction dun chemin de fer transcontinental. Le 1er juillet 1862, le président Lincoln sanctionna un acte passé par le Congrès à cet effet, et le gouvernement sengagea à prêter à lentreprise tout lappui nécessaire.
Cet appui consistait en octrois de terres par sections alternatives de vingt milles sur chaque côté de la ligne, équivalant à 12,800 acres par mille. Deux compagnies sétaient formées, la Central Pacific et la Union Pacific, et toutes deux recevaient une étendue de terre comprenant à peu près vingt-trois millions dacres. Le gouvernement émettait en outre des bons pour trente ans à six pour cent dintérêt, dont le produit réalisé donnait aux compagnies seize mille, trente-deux mille, et quarante-huit mille dollars par mille de construction, suivant les difficultés de terrain que présentaient les différentes régions que la ligne devait traverser.
Cette émission de bons atteignait le chiffre énorme de cinquante-trois millions cent vingt-deux mille dollars, et ce nétait pas tout ; le gouvernement garantissait encore lintérêt dun égal montant de bons émis par les deux compagnies. En sengageant pour un montant aussi énorme, le gouvernement était loin encore de se considérer comme créancier, mais bien plutôt comme débiteur ; cétait pour lui non seulement une nécessité militaire et politique absolue mais encore en quelque sorte une spéculation, comme on peut le démontrer par quelques faits. Quétait-ce que cent millions pour relier ensemble les deux lignes de côtes du continent américain et livrer le vaste espace intermédiaire à une colonisation désormais assurée, rapide et productive ? Le service public, sur cette immense étendue, coûtait autrefois huit millions par année au gouvernement américain, et cette somme allait toujours en augmentant, tandis quaujourdhui le gouvernement na à payer que lintérêt de ses bons qui sélève à trois millions neuf cent mille dollars, et la subvention des compagnies qui comprend un million cent soixante-quatre mille dollars.
Ce calcul, purement matériel, est indépendant de toutes les considérations de premier ordre qui sattachent à lexécution dune aussi gigantesque entreprise.
Il faudrait tenir compte aussi du grand nombre dexistences et de propriétés détruites par les Indiens antérieurement à la construction du chemin de fer, du montant considérable dindemnités que le gouvernement payait tous les ans à ses employés sur les plaines, chaque fois que les Indiens causaient quelque dommage à leurs propriétés, des incalculables avantages que le transport des malles, le fret et les passagers retirent du chemin de fer ; il faut songer aussi que tout lintérieur dun continent, autrefois ravagé par les Indiens, a maintenant un passage facile et sûr, que les terres publiques en ont retiré une augmentation considérable de valeur, que les mines ont pris un développement prodigieux, et que la distance entre le Pacifique et lAtlantique se trouve diminuée de près de vingt jours. Rappelons aussi que le chemin de fer ne devait être livré quen 1876, et cest le 10 mai 1869, que le public en a pris possession, ce qui a sauvé au gouvernement sept années de dépenses qui ne peuvent pas être évaluées à moins de vingt millions de dollars, outre lintérêt payable sur les bons pendant ces sept années.
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Quil me soit permis ici, pour faire un historique plus détaillé et plus complet de cette merveilleuse entreprise, de reproduire lexposé quen faisait un voyageur français à la fin de 1869, alors même que la ligne entière du Pacifique venait dêtre livrée à la circulation :
« Les possessions américaines, dit Rodolphe Lindau, ne savançaient en 1845, de lest à louest, que sur une zone mesurant un millier de milles au plus. Sur les côtes du Pacifique, un seul territoire, habité par de rares colons dépendait des États-Unis. Entre les limites extrêmes sétendait un désert de 2,300 milles, embrassant dimmenses régions stériles et sillonné par deux chaînes de montagnes dont les cimes couvertes de neiges éternelles, les épouvantables abîmes, les torrents furieux, les plateaux arides, les vallées inaccessibles, formaient aux yeux du public égaré plutôt que guidé par les récits de voyages, un tableau fantastique rempli de dangers et dépouvante. On répétait de tous côtés quil était impossible de construire un chemin de fer au milieu de ces contrées inhospitalières, et quau lieu de se lancer dans de folles entreprises, il valait mieux soccuper daffaires plus pressantes et dun intérêt plus direct. Heureusement pour lhistoire du progrès, il se rencontre des hommes qui ne reculent pas devant limpossible, et lAmérique, on peut le dire à sa gloire, est peut-être la terre la plus féconde en héros de ce genre.
« En 1850, le vieux Thomas Benton présenta au Congrès le premier bill relatif à létablissement dune voie ferrée se dirigeant vers le Pacifique. Nosant toutefois aborder de front le plan, jugé irréalisable, dune ligne directe et non interrompue, il tourna la difficulté en proposant de construire la sienne dans les endroits praticables seulement, et de relier entre eux ces différents tronçons, dans les passages trop difficiles, au moyen de chaussées ordinaires. Ce bill, protégé contre loubli par lautorité du nom de Benton et soutenu plus fortement encore par les événements qui transformèrent si vite la Californie, finit par donner des résultats sérieux : en mars 1852, le Congrès vota une somme de 150,000 dollars pour létude de la meilleure route à travers le continent du nord. Dans la même année, six expéditions différentes sorganisèrent sous la conduite des ingénieurs Steven, MacClellan, Saxton, Gunnison, Becwith, Wipple, Williamson et Pope. Elles furent suivies en 1854 de trois autres expéditions, le Congrès ayant alloué une nouvelle subvention de 190,000 dollars pour achever les études commencées.
« Dix routes différentes, situées entre les 32e et 40e parallèles et partant de points qui sétendaient depuis Fulton (Arkansas) jusquà Saint Paul (Minnesota) pour aboutir toutes à lOcéan Pacifique, entre la baie de San Diego (Basse-Californie) et Puget Sound (territoire de Washington), furent ainsi simultanément étudiées. Cétait un grand pas de fait. Lentreprise, ainsi ébauchée, on en resta là pendant une dizaine dannées. Le parti du Sud, alors au pouvoir, représenté au Département de la guerre par Jefferson Davis, prétendait choisir les tracés qui se rapprochaient le plus de ses territoires ; le parti Républicain, de son côté, ne consultant aussi que ses intérêts, agissait dans le sens contraire, et pendant quelque temps on put croire que dénormes dépenses de travail et dargent avaient été faites en pure perte.
« À mesure que les années sécoulèrent, les raisons de mettre les deux océans en prompte communication devinrent de plus en plus pressantes. Limportance des États de lOuest, de la Californie particulièrement, saccrut de jour en jour. En 1861, on évaluait à 217 millions de francs le produit annuel des mines de métaux précieux exploitées dans les États du Pacifique, et des populations entières se précipitaient vers ces terres qui semblaient dispenser la richesse à tout homme hardi et intelligent. Restait cette grave question de finances qui allait fournir les premiers 125 millions jugés alors nécessaires pour faire le premier pas sur cette route dangereuse, cest-à-dire pour franchir les plateaux de la Sierra Nevada ? Les Californiens, habitués depuis la découverte de lor à compter par millions et naturellement les plus intéressés dans la question, ne désespérèrent pas de pouvoir recueillir cette somme : ce furent eux qui les premiers tentèrent lexécution pratique de la grande entreprise.
« Un ingénieur civil, Thomas Judah, homme habile et dun ferme courage, convaincu surtout et persévérant, eut ladresse damener à ses vues quelques capitalistes de Sacramento, les Huntington, Crocker et autres ; il leur persuada de lui procurer les fonds nécessaires pour étudier sur les lieux mêmes le passage des Sierras. Il partit dans lété de 1860, et, après avoir affronté des fatigues sans nombre, il revint quelques mois plus tard, plus ardent que jamais et insistant de nouveau auprès de ses amis sur la nécessité de consacrer une seconde campagne à lexploration commencée par lui. Son enthousiasme fut contagieux, et au printemps de 1861 se formait à Sacramento, daprès les conseils de Judah, la compagnie du chemin de fer Central du Pacifique ; puis Judah se mit de nouveau en route pour les montagnes. Le rapport publié par lui à son retour fut concluant sur la question qui paraissait le plus insoluble : il prouva quil était possible de traverser la Sierra Nevada à une hauteur de 7,000 pieds et avec une base de 70 milles au moyen de rampes dont les plus fortes ne dépasseraient pas 105 pieds par mille.
« À partir de ce moment, on ne perdit plus de temps ; on était bien résolu daller en avant. La froideur des San Franciscains, qui ne se rallièrent que plus tard à lentreprise, ne découragea point les capitalistes de Sacramento. Cétait le 1er octobre 1861 que Judah avait lu son rapport au comité. Le 11 du même mois, il se rendit à Washington en qualité dagent de la compagnie et chargé de pouvoirs et dinstructions pour solliciter le concours du gouvernement central.
« Le moment ne paraissait guère bien choisi pour remplir une semblable mission. LAmérique venait de se partager en deux camps, le nord et le sud. Il ny avait plus dintérêt et de passion que pour les questions politiques. Toutefois le chemin de fer du Pacifique eut la bonne fortune de fixer à ce dernier point de vue lattention publique. Les mines en quelque sorte inépuisables de lOuest étaient seules en état de pourvoir aux exigences de la guerre civile. La Californie était, à proprement parler, le coffre-fort de la République. Il importait de mettre ses trésors en sûreté, et le seul moyen darriver à ce but était douvrir au plus vite des communications directes, rapides, sûres et faciles entre les États du nord et ceux du Pacifique. Il faut ajouter aussi que lon sétait à cette époque accoutumé en Amérique à ne compter que par millions et milliards. Jamais, depuis que le monde existe, on navait dépensé autant dargent pour les entreprises les plus gigantesques, que les Américains nen dépensèrent en peu dannées pour sentretuer. Des sommes énormes dont lénoncé en temps de paix aurait fait hésiter les financiers les moins timides, et qui dans le Congrès aurait certainement soulevé des discussions interminables, passaient pour ainsi dire inaperçues. Le chemin de fer du Pacifique fut regardé comme une nécessité militaire. Cen fut assez pour justifier tout ce quon pouvait tenter ou dépenser en sa faveur. Le bill relatif à la construction de la ligne et à la subvention de lÉtat fut soumis au Congrès par lintermédiaire dAaron Sergent, représentant de la Californie ; il passa sans trop de difficulté, et fut, le 1er juillet, approuvé par le président Abraham Lincoln. Divers amendements, votés successivement le 3 mars 1863, le 2 juillet 1864, le 3 mars 1865, et le 3 juillet 1866, complétèrent lacte du Congrès. La libéralité des subventions quil accordait dut satisfaire les plus exigeants directeurs de la compagnie.
« Voici quelles étaient ces subventions et privilèges : 1° concession gratuite de 12,800 acres de terrains adjacents à la ligne pour chaque mille de voie, ce qui donnait pour le parcours entier un total de 16 millions dacres de terrain, évalués, selon lestime de 2 dollars ½ lacre, à 40 millions de dollars ; 2° un emprunt sous forme dobligations dÉtat, remboursable en trente-six ans, à 6 pour 100 dintérêt payable par le trésor public, et sélevant à près de 30,000 dollars par mille de voie. La délivrance de cette subvention ne devait pas se faire dans la même proportion sur tous les points de la ligne ; les ouvrages les plus pénibles, tels que le percement de la Sierra Nevada et celui des Montagnes Rocheuses, avaient droit à une rétribution de 48,000 dollars par mille ; ceux qui, offrant moins de difficultés dexécution, exigeaient encore des frais extraordinaires, 32,000 dollars par mille, le reste enfin à 16,000 dollars par mille ; 3° le privilège démettre des obligations pour une somme égale à lemprunt et ayant priorité sur ce dernier ; ces obligations étaient remboursables en trente ans, et portaient un intérêt de 6 pour 100 par an ; elles équivalaient comme lemprunt, à une somme denviron 55 millions de dollars.
« Les deux compagnies entraient donc en campagne pourvues ensemble dun capital nominal et dun crédit estimé au pair à 150 millions de dollars (40 millions de terrains, 55 de subvention officielle et autant dobligations à émettre). Les frais généraux de construction, y compris les bâtiment de toute sorte et le matériel, étaient évalués à 150,000 dollars par mille, cest-à-dire pour la distance totale de San Francisco à Omaha à 94,900,000 dollars (474,500,000 fr.). Ces chiffres ne sont pas dune exactitude rigoureuse, bien entendu : pour quils le fussent, il faudrait attendre la publication des comptes de la compagnie ; mais ils serviront à donner une idée suffisante de la munificence du gouvernement américain et de la situation financière des deux compagnies au moment où les travaux allaient être commencés dune manière sérieuse. Faisons pourtant remarquer que cette situation nétait pas aussi brillante quelle le paraît au premier abord : les terrains alloués aux compagnies et figurant sur leur actif pour 40 millions de dollars, ne représentaient en réalité quune valeur future, car il était impossible den disposer autrement quen faibles parcelles, et au fur et à mesure que lavancement de la voie les rendrait accessibles ; de plus le fonds demprunt et les obligations ne se vendant pas au pair, ils eurent à subir une dépréciation denviron 10 pour 100, et les obligations ne furent pas toujours dun placement facile.
« Telle quelle était, laffaire nen restait pas moins superbe ; et lon ne perdit pas de temps pour en tirer tout le parti possible. On trouva aisément des personnes honorables, dont les noms offraient des garanties solides, pour placer à la tête des deux compagnies. Le général John Dix accepta la présidence de celle de lUnion ; M. Thomas Durant en fut nommé vice-président et directeur général. Celui-ci devint bientôt lâme de lentreprise, de hautes fonctions militaires et diplomatiques ayant obligé le général Dix à sacrifier sa position aux devoirs publics. En Californie, on choisit MM. Leland Stanford et Huntington comme président et vice-président du chemin de fer Central.
« Afin de se rendre compte des obstacles que, malgré laide énergique du gouvernement, les compagnies eurent à vaincre, il faudrait parcourir les rapports des ingénieurs Judah, Montague, Gray, Dodge, Evans, Seymour, Reed, Casement et autres. Ils montrent jusquà lévidence, et plus clairement que je ne saurais le faire, lincommensurable différence des modes de construction dune voie ferrée dans les pays civilisés avec ceux auxquels on est forcé davoir recours au milieu dun désert de plus de 3,000 kilomètres détendue. Le matériel du chemin de fer Central dut être commandé dans les États de lEst, et ne put être amené en Californie que par la voie de mer, après avoir doublé le Cap Horn. LUnion, plus favorisée sous ce rapport, nen eut pas moins dimmenses frais à payer pour le transport de son matériel jusquà Omaha, qui nétait encore quun simple village dépourvu de toute ressource. Des convois de vivres et dapprovisionnements de toute espèce durent constamment suivre les ouvriers ; cétaient comme autant de villes ambulantes : on voyait dans ces campements improvisés des églises, des restaurants, des hôtels, des public houles, des bureaux de journaux, des ateliers dimprimerie, des tripots ; tout cela sarrêtait quelques jours, au plus quelques semaines, dans le même endroit, et poussait plus loin au fur et à mesure des progrès de la ligne.
« On traversa de vastes espaces sans trouver une goutte deau. Il fallait creuser sur place des puits artésiens ou pratiquer des rigoles communiquant avec des cours deau torrentiels souvent éloignés de plusieurs milles. Puis on avait à se défendre contre les agressions continuelles des tribus indiennes et à maintenir sans cesse lordre, chose peut-être la plus difficile, dans cette nuée de travailleurs. La compagnie de lUnion à elle seule nemploya jamais moins de 20 à 25,000 hommes. Et quels hommes ! il faut les avoir vus pour sen faire une idée. Assurément un grand nombre dentre eux étaient de braves et honnêtes ouvriers ; mais de quel amas de gens tarés et sans aveu ils étaient entourés ! Tout individu portait pour sa défense personnelle un et quelquefois deux revolvers, sans compter le bowie knife obligé. La loi de Lynch, la seule justice applicable en un tel milieu, régnait sans appel. On ne saura jamais ce quil y a eu de crimes et dactes de violence commis dans cet étrange monde ; il fallait une main de fer pour le diriger et maintenir dans ses rangs une apparence dordre et de discipline. Disons cependant que les Mormons et les Chinois se conduisirent en général dune manière exemplaire, et quil ny eut presque pas de plaintes à formuler contre eux ; ils se distinguaient surtout par leur sobriété, tandis que livrognerie était le vice le plus commun et le plus dangereux de leurs camarades. Ladministration du chemin de fer Central nhésita pas à recourir à la force pour supprimer le débit des liqueurs spiritueuses ; elle fit défoncer les tonneaux de whiskey, et renvoya les marchands se plaindre aux juges de San Francisco ou de Sacramento. Cétait un acte sage, mais dune illégalité flagrante. La compagnie aima mieux payer des amendes aux plaignants que de souffrir plus longtemps les ravages de lintempérance parmi les ouvriers. Chose singulière, on nest pas, sur cette terre classique de la liberté, aussi scrupuleux que nous pourrions lêtre en Europe : la violence, si elle est jugée nécessaire, ny a rien qui blesse, et on la pratique ouvertement. Je suis davis, écrivait lingénieur Evans au vice-président Durant, quil faut exterminer les Indiens ou du moins en réduire le nombre au point de les rendre inoffensifs. Pour en arriver là, on doit leur faire une guerre de sauvages et user de moyens que les non-intéressés qualifieront de barbares. Je suis persuadé quen fin de compte cette manière dagir sera au fond la plus charitable et la plus humaine.
« Je ne marrête plus aux embarras financiers que les deux compagnies eurent encore à démêler, et dont la principale cause fut la rareté du numéraire durant la guerre civile. Quil suffise de dire que ces derniers obstacles furent victorieusement surmontés, et que les travaux purent marcher lentement dabord, et plus tard avec une rapidité sans égale. Jai cité plus haut un paragraphe de lacte du Congrès en vertu duquel les subventions de lÉtat revenaient de droit aux compagnies en raison directe de la longueur de ligne construite par chacune delles. Lorsque les deux sections se rapprochèrent de plus en plus lune de lautre, cette particularité devint la cause dune véritable course au clocher. À mesure que les travaux savançaient, on voyait plus clairement dans le public que la voie ferrée du Pacifique était une noble entreprise au point de vue de lÉtat en même temps quune affaire lucrative pour les entrepreneurs. Dans les environs du point de raccord, les terrains ne pouvaient manquer dacquérir une valeur exceptionnelle. Il était important dobtenir le contrôle de la section voisine du Lac-Salé, où le trafic devait être considérable. Puis lamour-propre sen mêla ; ce fut entre les compagnies rivales à qui irait le plus vite. Les extrémités de chaque section présentaient un spectacle des plus curieux ; les parties en cours dexécution depuis Omaha et Sacramento étaient aussi animées que si elles eussent été en pleine exploitation. On ne songeait plus à la dépense : lessentiel était daller vite. Le nombre douvriers employés atteignit en ce moment son maximum ; le matériel et les provisions affluaient vers les points occupés sans relâche et naturellement pour ainsi dire. Il y eut beaucoup de gaspillage : un train venait-il à dérailler, on se contentait den retirer ce qui était entier, laissant le reste pourrir à côté de la voie. On posa deux milles de rails par jour, puis trois, quatre, cinq, et enfin dix.
« Le 10 mai 1869, sept ans en avance sur le terme fixé par lÉtat, les deux compagnies étaient arrivées au terme de leurs engagements. Des 1,775 milles formant la distance totale dOmaha à Sacramento, on en avait construit 20 en 1863, 20 autres en 1864, 60 en 1865, 195 en 1866, 271 en 1867, enfin 1,092 dans les derniers seize mois depuis janvier 1868 jusquau commencement de mai 1869.
« La section dOmaha à Ogden, construite par lUnion, a une longueur de 1,030 milles ; dOgden à Sacramento (section du chemin de fer Central), la distance est de 748 milles. Il ne faudrait pas croire cependant que, pour avoir eu moins de chemin à faire, les Californiens aient été battus par les unionistes. Cest le contraire qui est vrai, car en tenant compte des difficultés de passage dans la Sierra Nevada (les Montagnes Rocheuses, traversées par lUnion, noffrent pas les mêmes obstacles), il avait toujours été admis que la plus longue partie du tracé du Pacifique serait construite par cette dernière compagnie. Après avoir franchi la Sierra, les Californiens exécutèrent en seize mois 562 milles, tandis que lUnion nen acheva que 530 dans le même espace de temps.
« Les Américains prétendent en manière de proverbe que, pour faire bien, il faut faire vite. Toutefois il nest guère possible de construire 17 kilomètres de voie ferrée en un jour sans commettre par-ci par-là quelques fautes plus ou moins graves. On peut voir, daprès un grand nombre de faits, à quel point dinsouciance fonctionnaires et employés en étaient venus, combien ils méprisaient le danger et se jouaient de toute responsabilité. Je nen citerai quun seul exemple, relevé par M. Snow, commissaire du gouvernement. Un mécanicien reçoit lordre de faire avancer une locomotive ; il sy refuse en disant quelle est en trop mauvais état, et quelle éclatera, si on la chauffe. On le renvoie du service. Un second mécanicien reçoit le même ordre, fait la même réponse et partage le sort de son camarade. Enfin un troisième est prêt à obéir. Il part. Une heure après la machine faisait explosion, tuant du même coup lingénieur, le chauffeur et le mécanicien. Cela se passait à Rawlings Springs le 13 février 1869. »
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Les États et territoires, situés dans le voisinage de la ligne transcontinentale, ne contenaient en 1860 quune population de cinq cent cinquante mille âmes, deux cent trente-deux milles de télégraphe et trente-deux milles de chemin de fer. En 1870, il y avait onze cent mille âmes, treize mille milles de télégraphe et quatre mille deux cents milles de chemin qui, avec les lignes adjacentes, représentaient le capital énorme de trois cent soixante-quatre millions de dollars. Cétait, il y a quelques années à peine, le désert où mugissaient et ondulaient dinnombrables troupeaux de buffles, où les sauvages, cachés dans les gorges et les ravines, se précipitaient à limproviste sur les groupes isolés démigrants et les massacraient sans pitié ; aujourdhui, cest la civilisation, triomphante et tranquille, qui savance dans la vaste solitude et la peuple à chaque pas en regardant fuir au loin devant elle tous les ennemis qui, jadis, en faisaient la terreur.
Il faut que cette fuite ait été rapide, car il ny a plus trace aujourdhui de ces terribles Indiens qui, tantôt guettaient les convois démigrants sur la route, tantôt mettaient à sac leurs villages naissants ; ils ont disparu ou plutôt fondu sans retour, et la vie des plaines noffre plus rien de cet attrait formidable qui a si longtemps nourri limagination des romanciers. On peut voir encore les attelages primitifs des settlers, formés de grandes charrettes couvertes et de deux paires de bufs, sacheminer lentement dans les différentes routes qui rayonnent de chaque côté du chemin de fer jusquaux établissements les plus reculés, mais on ne voit plus dIndiens que des misérables, déguenillés, sordides, restes avilis de tribus guerrières, hommes et femmes, qui viennent eux-mêmes prendre le train ou mendier à lapproche des voyageurs. Ils nont pas conservé la plus légère teinte de cette poésie qui accompagne toujours la ruine, quelque lamentable quelle soit ; leur déchéance est hideuse et leur aspect repoussant ; ils sont tombés sans transition de létat barbare dans labrutissement abject, et lon se sent incapable de les plaindre en oubliant de suite ce quils ont pu avoir autrefois de fierté et de liberté.
Quant aux buffles, ils ne sont plus aussi quà létat de souvenir ; on ne trouve pas même de voyageurs qui se rappellent en avoir vu sur le parcours de la ligne. Quelquefois un troupeau de bêtes à cornes paissant en liberté savise de traverser la voie ; alors tout le monde regarde, le train ralentit et le sifflet de la locomotive fait rage afin de jeter quelque effroi dans les rangs de ces passants intempestifs, mais rien ne peut les émouvoir ni changer leur allure ; ils restent jusquà ce quon arrive sur eux, et alors lentement, un à un, ils défilent, comme sils avaient la conscience de narguer la supériorité humaine. Peut-être lont-ils... cest encore curieux ; la bête à cornes ayant des dérisions, cest assez fantasque et assez inattendu pour faire rêver ! Toujours est-il quil faut les attendre, et cela, pour cinq, dix, ou même quinze minutes, suivant leur bonne volonté : or, la bonne volonté dun buf, cest tout ce quil y a de plus posé, de plus impassible, de plus méthodique. Que lhomme soit obligé de la subir, cela paraîtrait irritant ; mais les passagers du Pacifique sont reconnaissants de toutes les distractions, même de celles qui les retardent. Une centaine de bufs, marchant lun derrière lautre, insensibles aux mugissements furibonds dune locomotive, cest un spectacle ! Et puis, on croit leur trouver un certain air sauvage ; il est impossible dhabiter ainsi la plaine immense en qualité de buf sans finir à la longue par avoir quelque chose de farouche, au moins dans le regard... mais cest une illusion ; la bête à cornes domestique ne se transforme pas, et cest en vain que lil avide du voyageur cherche sur elle la bosse poilue du buffle qui lui donnerait tant de jouissances !
Quand le troupeau a fini de passer, cest au tour du train qui reprend son allure, lente, aussi, oui, bien lente, car il semble que tout est calculé sur cette maudite route pour que le désespoir ait le temps de mûrir dans le sein des voyageurs. Le chemin de fer du Pacifique ne fait pas plus de dix-huit à vingt milles à lheure, depuis Omaha jusquà Sacramento, en Californie, une distance de sept cent soixante lieues.
Il ne suffit pas dêtre un chemin de fer pour aller vite, il faut être plusieurs chemins de fer, jentends quil faut la concurrence qui est toujours un surcroît de vapeur et qui fait redoubler de vitesse. Le chemin de fer du Pacifique étant la seule ligne qui traverse le continent, il le fait comme bon lui semble ; le premier point est de ménager autant que possible la machine et les ressorts et les roues ; le second point est de rendre les passagers à destination. Quon mette pour cela trente à quarante heures de plus, cest secondaire ; si le voyageur a un surcroît dénervement et dirritation, cela ne regarde pas la compagnie : on lui offrira comme consolation une ponctualité rigoureuse dans les heures darrivée et de départ.
En effet, sur cette interminable route, je ne me rappelle pas que le train ait été en retard de cinq minutes à aucun des nombreux endroits où il sarrête. Ces endroits se représentent à peu près tous les huit, dix ou douze milles ; ce sont en général de petits villages assis dans le sable sans un arbre, sans un ruisseau, et dont les trois quarts des maisons sont des saloons, expression adoucie pour bars, et lautre quart des magasins de provisions, dépiceries et de tous les objets de première nécessité ; ce sont autant de petits centres dalimentation pour les settlers qui parcourent les plaines et pour les passagers de la ligne. Les Allemands forment la plus grande partie de la population de ces villages presque tous nouveaux ; les Canadiens ny ont pas encore pénétré, cest trop loin ; et comme il est entendu que nos compatriotes qui ont émigré aux États-Unis ne demandent quà revenir en Canada, ils veulent rester à portée pour pouvoir répondre au premier appel du gouvernement.
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Toutes les six ou sept heures on arrive à une station plus considérable que les autres où les passagers ont vingt minutes pour prendre un repas. Ils se précipitent comme ils peuvent, ayant perdu en grande partie lhabitude du mouvement. Voici le restaurant de la gare à une piastre, et, de lautre côté, trois ou quatre cabanons où vous aurez du blé dInde sous toutes les formes, des tartes aux mûres qui sont mûres au-delà de toute expression, des semelles démigrants qui se déguisent en vain sous le nom de biftecks, des éclats de bombes sous le nom de gâteaux, tout cela pour le prix de cinquante cents, ce qui représente un prix réduit. Ces petits restaurants, qui font concurrence au pompeux restaurant de la gare, sont pour les voyageurs désespérés, ou ceux qui ont beaucoup despoir en lavenir, et qui, en attendant, ménagent le présent. Ils débutent toujours, à larrivée des trains, par faire un carillon de tous les diables, tandis que le restaurant de la gare, solennel et superbe, fait retentir une grosse cloche unique quon entend cinq minutes davance. Vous entrez ; sept ou huit nègres sont déjà au pas gymnastique pour vous offrir un siège et étaler devant vous une myriade de petits plats qui sont, pour les trois quarts, des variétés de maïs, des condiments et des desserts poivrés qui ont le goût de moutarde sèche. Quand il ne reste plus que cinq minutes pour le départ du train, on vous apporte la viande ; vous engouffrez la tarte avec le poivre, la côtelette et le maïs, le saucisson avec les confitures ; il se forme au dedans de vous une boule de ciment sur laquelle vous précipitez une tasse de café qui la met en fermentation. Sortant de là, votre estomac est ou paralysé, ou en ébullition ; vous éprouvez un besoin furieux du trapèze, mais la grosse cloche retentit de nouveau, et, à la course, vous rentrez dans la prison flottante. Si vous ne descendez ni au restaurant de la gare, ni aux caboulots voisins, vous aurez la chance dattraper, à quelques rares stations, une tasse de café ou un verre de lait, que vous serviront, à larrivée, des petites filles ou des petits garçons qui font, aussi eux, leur concurrence. Prenez-en ; ce café sera toujours très bon et très chaud, il ne vous coûtera que six cents, et le lait sera aussi riche, aussi pur que votre soif est intense. Du reste, sur toute la route du Pacifique, en quelque endroit que vous vous arrêtiez, vous aurez toujours du café excellent ; cest là une spécialité du désert, mais cette spécialité devient elle-même monotone, et vous en êtes énervé alors même que vous commencez à en jouir.
Doù peut venir ce goût que les Américains ont pour le grand nombre de petits plats ? Léparpillement, voilà une fantaisie ! Lhomme se reconnaît en toutes choses et ses moindres actes sont un reflet de sa personne entière. LAméricain, qui émiette sa vie en maints endroits, qui ne sarrête pour ainsi dire nulle part, qui touche à tout à la hâte, senvironne à table de petits mets lestement préparés, quil goûte plutôt quil ne mange, quil abandonne encore tout fumants pour se transporter ailleurs, impatient de précipiter lallure de son existence voyageuse. Le plat, cest limage de lhomme. LAnglais massif place devant lui un quartier de buf et le découpe méthodiquement en longues tranches symétriques ; le Canadien, que le patriotisme dévore, se complaît devant un dinde rutilant ou un gigot de mouton farci ; lAméricain veut au contraire sous ses yeux dix ou douze assiettes grandes comme le creux de la main, jetées pêle-mêle sur la table, et remplies des mets les moins sympathiques. Il na pas le temps davoir de lordre ; le potage, les viandes, les hors-duvre, le dessert, ce sont là autant de classifications, et il abomine les classifications : distinguer les aliments équivaut à distinguer les personnes, et lhomme de lOuest ne connaît ni lun ni lautre ; tout cela lui paraît une fiction des sociétés assez établies pour avoir du temps à perdre, et il entame indifféremment son repas par le mets qui est le plus à sa portée.
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Jadis je ne sais jusquoù cela remonte, mais il faut bien le croire, puisque cest passé à létat de tradition jadis, on donnait, paraît-il, des repas sur le train même du Pacifique ; dans ces temps primitifs, le voyageur avait le temps de manger, il le prenait à sa guise, il choisissait son heure et il pouvait apporter à son repas la distribution classique à laquelle nous sommes habitués ; son estomac ne souffrait point de violences ni dattaques à limproviste ; on lui laissait le droit de digérer, qui est un des droits de lhomme non inscrits dans les constitutions, mais aujourdhui la route du Pacifique est trop peuplée ; il sest établi trop de villages et trop de stations pour que lestomac ait pu conserver le premier de ses droits. Au restaurant du train on a substitué des restaurants placés de distance en distance, que ne peuvent plus saccager les Indiens, mais qui en revanche donnent une mort certaine à celui qui sy arrête assidûment. On y arrive sans appétit, mais il faut manger, et manger à la course, parce quon en aura ensuite pour six ou sept heures à attendre, à moins quon ait apporté avec soi son panier de provisions.
Oh ! le panier de provisions, parlons-en. Voilà encore une illusion ! je nai pas vu de voyageurs qui, après avoir développé et renveloppé pendant deux ou trois jours leurs petits paquets de gâteaux, de jambon, de langue salée ou de poulet froid, nen eussent par-dessus les oreilles de ce trouble vulgaire qui ajoute encore à la monotonie du voyage. Descendre au restaurant, même pour en revenir avec des spasmes et des étouffements, cela crée au moins une diversion. Manger chaud est un besoin impérieux de la nature ; voir la vapeur sélever dun plat, cest sentir des vapeurs de soulagement monter du fond de lâme ; et quand on sest bourré pendant quarante-huit heures de saucisson et de galettes, il est impossible dy résister plus longtemps, et lhomme sincline devant le rosbif qui fume. Juste ciel ! quand je pense à ces restaurants meurtriers, jéprouve encore des frémissements et des spasmes stomachiques. Vingt minutes seulement pour manger à contrecur et pas une minute pour prendre le plus léger exercice, et cela dure huit jours ! Pour suppléer au besoin de mouvement, on engloutit à la hâte deux ou trois tasses de café ; ensuite on remonte dans le train pour entendre encore cet infernal bruit des chars roulant sur la voie, bruit que rien napaise, ni ne diminue ni narrête. Il ny a pas de remède ni dissue possible, il faut continuer sa route. On est brisé, énervé au point que tout devient insupportable ; la tête est en feu, lestomac en colère ; on sent mugir en soi une irritation qui saugmente encore de son impuissance, qui grandit, grandit toujours à chaque pas quon fait sur cette implacable route dont le terme semble fuir sans cesse ; alors, on regarde autour de soi, éperdu, effaré par les premières atteintes du découragement. On est captif, on est lié, il faut suivre le train. Sarrêter où ? et pourquoi sarrêter ? Quy a-t-il autour de soi ? La plaine sétend sous le regard avide et lon ne saurait y trouver nulle part un foyer où reposer sa fatigue et consoler son ennui. Tout vous est refusé, et chaque pas que vous faites est un surcroît de souffrance ; incessamment le désert apporte un ennui qui sajoute encore à lennui des premiers jours ; labandon sappesantit en quelque sorte autour de soi : il devient intense, inconsolable ; on voudrait prier, demander grâce à la nature qui na plus pour soi ni spectacle, ni beauté, ni attrait ; on lève les yeux vers le ciel, il est muet, impassible comme la plaine ; on cherche un regard qui réponde au sien, une âme où lon devine quelque chagrin et qui, elle aussi, ait besoin de sépancher ; mais non, les hommes, comme lespérance et comme le ciel, tout séloigne de soi ; on enfonce de plus en plus dans le vide, et chaque effort quon fait pour en sortir y replonge davantage, comme lorsquon marche dans le sable mouvant. Oh ! la vraie solitude, le véritable isolement, le prisonnier condamné au cachot ne le connaît pas ; on est seul, vraiment seul, lorsquon est au milieu dhommes qui nont pour soi ni un regard, ni une pensée, ni une parole.
Oui, pendant huit jours, je me suis traîné ainsi, au milieu dun bruit sans relâche qui brisait ma tête sans lui laisser une heure de repos, pendant que des flots brûlants de souvenir lenvahissaient comme une marée toujours montante. Javais entendu dire quon shabituait à cela...non, non ; au bout de deux jours, parfois on simagine sêtre fait tant bien que mal au vacarme et au mouvement des cars ; mais vienne le quatrième ou le cinquième jour, on ny espère plus : létat moral devient absolument comme létat physique ; on éprouve cet engourdissement qui suit la violence des grandes douleurs, dans lequel on croit trouver lindifférence et le calme, tandis quil nest que la préparation sourde à de nouveaux chagrins que le moindre incident, le plus léger inattendu ramènera encore plus violemment quautrefois. Non, on ne shabitue pas à lennui, cest lennui qui shabitue à nous ; alors quon recherche les plus petites consolations, on croit en trouver une dans luvre du temps ; on prend toutes les fictions du cur malade et toutes les espérances furtives pour des remèdes certains, mais le regret veille toujours et la cicatrice durcit, mais ne se ferme jamais. .
Demandez au prisonnier renfermé pendant vingt ans sil a oublié quil était libre ; non, demandez-lui plutôt si, de jour en jour, il ne sent pas et ne regrette pas davantage la liberté. Voyez dans leur cage la morne allée et venue des bêtes fauves, arrachées au désert, altérées dhorizon, avec leur grand il ivre du souvenir du simoun, et qui dévorent tristement leur maigre provision despace ; voyez le bâillement navrant de tous ces captifs ; comme ils arpentent avec une monotonie infatigable ce plancher inflexible qui mure des pas autrefois sans bornes, qui plafonne le bond et qui encaisse des regards habitués au lever des étoiles. Ils ne vivent plus, ils meurent lentement. La vie nest pas seulement le souffle, elle est dans le bonheur ou lespérance qui lanime ; en dehors de cela il ne reste plus que la machine humaine, poussée par ses ressorts ; une seule heure de joie entière contient plus de vie que dix ans passés à la poursuite dun but quon ne sest donné que par compensation.
VI
Je crois lavoir dit plus haut : pour aller de Chicago à Omaha, il faut une journée entière ; on quitte Chicago à dix heures du matin et lon arrive à Omaha le lendemain à la même heure ; le trajet est de cinq cents milles exactement, ou cent soixante-dix lieues en chiffres ronds. Si lon prend au départ un billet pour San Francisco, on le paie cent dix-huit dollars en greenbacks ; de Montréal, le même billet coûte cent vingt-huit dollars en or. Cela ne comprend pas le lit dans le Pullman car, détail important à ajouter, le lit vous coûtera de Montréal à Chicago cinq dollars ; de Chicago à Omaha trois ; dOmaha à Ogden huit, et de Ogden à San Francisco six. En tout vingt-deux dollars. je ferai ici une remarque qui étonnera peut-être ; les Pullmans du Grand-Tronc, que lon suit de Montréal à Détroit, sont les meilleurs et les plus confortables de tout le trajet jusquà San Francisco. Comment le Grand-Tronc, qui est la plus atroce des voies ferrées qui existe, si lon en excepte le chemin Gosford, peut-il avoir eu une pareille distraction ? cest ce que je laisse à deviner. Dans les Pullmans du Grand-Tronc, outre que le voyageur est bien installé, il sent quil sadresse à un domestique quand il parle au nègre qui fait son lit et qui frotte ses chaussures ; à mesure quon avance dans lOuest, la démarcation diminue de plus en plus, et, enfin, lorsquon arrive à Ogden, le nègre nest pas seulement votre égal, il est tellement au-dessus de vous que vous avez envie de laider à sa toilette et de lui présenter toutes vos lettres de recommandation pour quil vous regarde dun bon il. Remarquez toutefois quil fera son service exactement et rigoureusement, parce quil est payé pour cela, mais il ne se rappellera pas moins quil fut autrefois esclave, quil appartient aujourdhui à la grande caste des libérés, et quil croit devoir venger sur les Blancs toutes les humiliations, les dédains et labjection quil a eu à subir.
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Rien négale larrogance de lesclave devenu subitement homme. Comme il ne connaît que léducation de la servitude, il na aucune conception de légalité et ne peut voir partout que des maîtres et des serviteurs. Devenu libre, il croit que cest à son tour dêtre maître, et, sil le pouvait, au lieu de faire votre lit, il vous donnerait la bastonnade. Chose à remarquer, le nègre reconnaît de suite le Blanc du Sud et il a pour lui un respect instinctif ; quant au Blanc de lOuest, il lui tape sur le ventre et lui demande dallumer son cigare au sien. Cest pourtant lhomme de lOuest surtout qui la affranchi ; mais dans ce rude et grossier personnage, le nègre voit bien plutôt un égal et oublie vite que cest un libérateur.
Dans les trains de lEst, le conducteur lui-même apprécie sa situation relative et comprend tous les égards quil doit aux passagers : dans lOuest, le conductor est le premier gentleman du train ; cest le mieux mis, le plus élégant, le plus propre, et, en vérité, le plus policé. Il a lhabitude de ces longs voyages où le passager finit presquinvariablement par une démoralisation complète et néglige les soins de sa personne ; il sait mieux se tenir en ordre et éviter les souillures de latmosphère, de la chaleur et de la locomotive. Pour lui les banquettes bourrelées nont pour ainsi dire pas de poussière, et le tuyau de lengin pas de fumée ; il se tient à labri dans son petit compartiment privilégié et nen sort que lorsque cest absolument nécessaire. Il ne fait jamais plus de trente-six heures de suite dans les cars, et cela deux ou trois fois seulement par semaine ; il a pu ainsi facilement shabituer à la vie de chemin de fer, sans trop de fatigue ; il en connaît toutes les ressources et se protège contre tous ses désagréments, tandis que le voyageur, qui fait dun trait huit cents à mille lieues, finit après deux ou trois jours par être las de toutes les précautions en les voyant à peu près inutiles. En outre il a un besoin invincible de mouvement, il va dun car à lautre, se tient sur la plate-forme où la suie et la poussière linondent sans quil en tienne compte ; pour se distraire, il fume à outrance dans des compartiments où les banquettes gémissent sous le poids des bottes et en retiennent toute la malpropreté ; il a beau se laver, se brosser, se peigner vingt fois par jour, rien ny fait ; plus il se débarbouille, plus il en a besoin, car la peau nettoyée prend plus vite la poussière ; enfin, de lassitude, il laisse là tous les expédients et sabandonne à lhorreur de son sort.
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Les dames évitent mieux que les hommes toutes ces misères dun long voyage. Tranquillement assises, voilées, gantées, résignées et patientes, elles échappent en partie aux inconvénients qui désolent lhomme, et peuvent les subir plus longtemps. Elles ne descendent pas à chaque station alimentaire, tant sen faut ; cest plutôt pour elles que le panier de provisions est resté un compagnon de voyage ; elles se font dresser une petite table devant leur banquette, mangent de compagnie deux ou trois ensemble, lentement, et font remplir de temps à autre leur bidon de lait ou leur carafon de vin. Elles se prémunissent tant soit peu contre lennui en ayant soin de ne pas voyager seules sur ce long trajet ; elles ont toujours quelque compagne sinon un compagnon ; en outre, tous les égards et toutes les commodités sont pour elles, ce qui offre une compensation appréciable.
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Il y a toutes les sortes de monde possibles sur ce chemin du Pacifique, qui est la seule route dun littoral à lautre du continent américain ; mais, hommes et femmes, quel que soit lhabit quils portent, quel que soit leur luxe ou leur richesse, ont presque universellement un aspect vulgaire et des façons qui sentent la boutique. Parmi les femmes, quelques-unes affectent de la hauteur et de la transcendance, surtout lorsquelles sont chargées de bijoux et quelles ont pris lun des deux compartiments réservés qui sont à chaque extrémité du Pullman car ; les maris ou les fils de ces dames cependant, restent assez unis et nont pas lair convaincus dune supériorité quelconque ; cest toujours cela.
On ne samuse pas beaucoup avec des voyageurs de ce calibre, et leur conversation, quand il leur arrive de se desserrer la bouche, manque de piquant. Lartiste et le poète se trouvent au milieu deux dans une solitude plus profonde que celle du cachot, et cette solitude saccroît encore de lirritation quon éprouve à voir autour de soi tant dêtres avec qui lon ne peut entamer le moindre sujet sympathique ou instructif. Javais entendu dire en partant de Montréal et ensuite de Détroit :
« Quel délicieux voyage vous allez faire ! il y a toujours nombre de Français qui vont de New York à San Francisco ; vous aurez des distractions à linfini ; le trajet est long et pénible peut-être en chemin de fer, mais vous y trouverez tout le confort possible ; les dames vous feront oublier la fatigue de la route, et puis vous ferez aisément des connaissances ; vous ferez même des amis qui seront peut-être les meilleurs et les plus vrais de tous ceux que vous aurez eus... » Hélas ! les amis ne se font plus lorsquon a perdu foi dans toutes les affections et que les nouvelles offrent tant de périls quon les redoute plutôt quon ne les recherche ; on ne se sent pas dattrait à lier connaissance avec des gens qui nont ni votre éducation, ni vos habitudes, pour qui tout ce que vous aimez est étranger ou puéril, dont lobjet unique de la vie est la recherche de la fortune et qui consacrent à ce soin vulgaire toute lactivité de leur esprit ; on se tient loin deux avec un pudique dédain plutôt quon ne sen approche, tant la pensée intime a quelque chose de sacré quon naime pas à ternir par de futiles liaisons.
Je nai pas vu un seul Français pendant les six jours que jai passés en chemin de fer, depuis Chicago jusquà la Californie. Peut-être était-ce un voyage exceptionnel ; à cela je reconnaîtrais un des traits de la fatalité qui me poursuit jusque dans les moindres circonstances.
Je nai pas trouvé, non, ni parmi les hommes ni parmi les femmes qui mont accompagné pendant toute une semaine, une seule personne dont la conversation moffrît un intérêt de cinq minutes. Jai en vain cherché parmi ces dernières une figure assez attrayante pour faire oublier quelques instants la disposition malheureuse de mon esprit, mais il y avait sur ma pensée je ne sais quel voile qui me dérobait la vue de tout ce qui aurait pu la distraire ou la charmer.
Une fois seulement, cest après avoir quitté Omaha je crus trouver une femme qui me ferait passer quelques heures sur les longues journées du voyage. Elle occupait la même section que moi dans le Pullman car ; elle avait un air plus distingué que les autres et, comme elle était seule en apparence, je mapprochai delle. Son accueil fut encourageant ; alors je crus devoir me faire connaître : ce fut là mon malheur. Je lui déclinai mes noms et qualités, je lui fis voir, pour dissiper toute crainte dimposture, quelques lettres de recommandation et les entrefilets des journaux au sujet de mon départ du Canada. Juste ciel ! persécution obstinée du sort ! cette femme était un bas-bleu. Le bas-bleu, lecteur, cest le hanneton, cest le vésicatoire, cest la mouche-à-miel de lhomme de lettres. Dès quelle vit que jétais un écrivain, je fus perdu. La bas-bleu de lEst, cest déjà exaspérant, mais que dire du bas-bleu de lOuest ! Le vernis de lecture et de savantisme jeté sur cette couche raboteuse ! Que faire ? jétais pincé : la résignation dans un cas pareil est sublime. Le bas-bleu est la seule femme qui ne se sauve pas de lhomme ; je jetai un regard désespéré de côté et dautre ; je crus voir une assez jolie figure, mais celle-là évidemment se serait moquée de moi ; cependant jaime mieux la femme qui me rit au nez que celle qui me fait suer à grosses gouttes dans limpuissance de men défaire. Mais il était trop tard, et puisque le ciel était contre moi, je baissai la tête et reçus en frémissant ce nouvel outrage de la destinée.
Tout le long de la route je fus condamné à un système de politesses irritantes qui heureusement, une fois remplies, me donnaient une excuse pour méchapper. Le bas-bleu est un être qui ne mange pas, qui ne dort pas, qui méprise toutes les nécessités de notre pauvre nature, et dont les caprices sont formidables par le nombre et la variété. Le mien ne tenait à la terre que par des filaments barbouillés dencre ; cette femme avait apporté avec elle toute une papeterie et elle écrivait vingt lettres par jour sans compter les impressions de voyage ; et que de notes, grand Dieu ! Elle ne dormait pas, elle était extrêmement énervée, et de la voir, et den avoir soin ajoutait à mon propre énervement qui, cependant, aurait pu me suffire.
Elle disait quune seule chose la soutenait, le café, et à chaque station où le train arrête pour les repas, il me fallait aller lui en chercher une tasse et perdre sept à huit minutes à lattendre. Parfois je mesquivais, mais comme javais bien plus besoin de mouvement que de nourriture et que je ne pouvais marcher que sur la plate-forme de la gare, elle ne tardait pas à mapercevoir et je voyais aussitôt apparaître par la croisée du car la tasse inévitable. Elle était maigre et sèche et disait que le lait fait engraisser, mais elle se gardait bien den prendre ; au reste, créature dune intelligence réelle et qui aurait pu plaire sous certains rapports comme femme, si elle avait voulu consentir à être moins homme.
VII
Nous quittons Omaha entre onze heures et demie et midi. Il reste encore six cent trente lieues à faire pour atteindre San Francisco ; désormais, il ny a plus quune seule ligne de chemin de fer, cest la Union Pacific. Le convoi est plein, tous les lits sont pris et le nombre des cars sélève bien à dix ou douze ; cest ainsi, paraît-il, tous les jours.
La ligne du Pacifique est quotidienne, comme le lecteur le sait déjà ; mais ce quil ignore peut-être, cest laménagement à lintérieur des cars. Il ny a pas, comme je lai dit plus haut, de restaurant dans le train ; il ny a pas non plus de char-salon, et quelquefois seulement il y a un char-fumoir sur une partie de la route. Le train du Pacifique est absolument semblable aux trains de lEst, à lexception quil renferme moins de confort, moins de luxe, et quil se salit bien davantage. À part le train régulier de la malle, il y a aussi des convois démigrants constamment sur la route et des trains de fret qui couvrent parfois jusquà un quart de mille de longueur.
Le billet que vous avez acheté en partant de Chicago est bon pour toute votre vie durant, et sil vous plaît de vous arrêter en chemin, vous trouverez aux principales stations, même du désert, un hôtel assez confortable où, moyennant trois dollars par jour, vous aurez des repas fort honnêtes, du maïs à profusion, sous toutes les formes possibles, du thé à la glace et surtout du café toujours excellent.
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Quelques heures après avoir quitté Omaha, on entre de plain-pied dans cette formidable région de lOuest où se commettent tant dattentats, et où, il y a quelques années à peine, la vie était si sauvage, si aventureuse, quaucun homme ne pouvait sy risquer sans son pistolet ou son couteau. Aujourdhui même, à mesure quon séloigne de la grande route du chemin de fer, les dangers se multiplient et les hommes sont de plus en plus farouches.
La loi ne saurait avoir grande force là où il ny a pas de société organisée, et le lynch est le moyen suprême. Jai entendu dire par un tout jeune homme qui avait accepté un bureau de télégraphe dans un village du Colorado, que lorsquil partait de chez lui le matin, il ne savait pas sil y reviendrait vivant le soir, et quil ne se passait guère de semaine sans quil vît pendus à quelques arbres, devant sa porte, deux ou trois mauvais diables qui en auraient fait autant à leurs ennemis, sils avaient eu le dessus sur eux.
On peut voir partir de chaque station importante des diligences traînées par quatre mulets, recouvertes dune toiture en toile maintenue par des arceaux, et remplies de hardis pionniers qui sen vont à des distances de trente, quarante, cinquante lieues, jusquaux endroits où il ny a plus détablissements. Ils vont chercher quoi ? la fortune sous toutes ses formes ; ils nont peur de rien et sont prêts à disputer chaque pas fait de lavant. Il faut voir ces rudes types, débraillés, osseux et sveltes, au pas indolent et hardi à la fois, figures anguleuses et franches, regard dont aucune inquiétude, aucun regret natténue lassurance dans la force personnelle et la foi dans laventure, pour se faire une idée de ces pionniers qui marchent bien en avant des civilisations et qui frayent des routes là où le compas na pas encore mesuré létendue.
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Vingt-six heures après avoir quitté Omaha, lon arrive à Cheyenne, petite ville bâtie dans le sable qui contient 3,000 habitants, et où il ny avait quune maison, une seule, en 1867.
Déjà lon sy trouve à une hauteur de six mille pieds au-dessus du niveau de la mer, sur un sol volcanique rempli de débris fossiles.
Dans cette petite ville, qui date de cinq à six années à peine, il y a déjà un journal quotidien, une revue mensuelle, de beaux édifices, des fabriques considérables et des ateliers où lon prépare lagate, cette jolie pierre qui, montée sur lor californien, constitue le bijou préféré des Américains. Cest à Cheyenne que se font aussi la plupart des chaussures pour les settlers de lOuest et ces selles bizarres, tout exprès pour des hommes qui passent des journées entières à cheval et qui ont souvent des trente à quarante milles à faire dun établissement à un autre. Le cheval des plaines ! Il ne faut pas, lecteur, rêver à la cavale de lArabe. Celui-ci est un petit animal, dassez maigre apparence, au galop mesuré, fait plutôt pour la fatigue que pour la course, qui ne coûte guère plus de soixante à quatre-vingts dollars et qui doit se contenter de peu par nécessité ou par nature.
Il ny a pas longtemps que Cheyenne sest débarrassé de ses cabanons de jeu et de danse, remplis du matin au soir du vacarme de lorgie ; le meurtre au couteau et au pistolet y était dune occurrence journalière. Un beau jour, quelques citoyens déterminés formèrent un comité de vigilance, semparèrent des plus hardis desperads, de ces roughs terribles qui sont encore en bien des endroits reculés la terreur de lOuest, et les pendirent sans façon sur une colline en les laissant exposés pendant des semaines entières. Depuis lors, la ville est tranquille, et lon peut y vivre à la condition de ny pas mourir dennui ou dêtre propre à toutes les existences.
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Nous avons fait ici cinq cent seize milles à partir dOmaha et il en reste autant à faire pour atteindre Ogden, près du grand Lac-Salé ; cest donc encore une journée de marche. Nous sommes dans le territoire du Colorado ; nous traverserons celui du Wyoming et nous atteindrons lUtah où se trouvent les Mormons, peuple si intéressant en ménage que les voyageurs ont presque toujours envie de rester au milieu deux et de se convaincre par lexemple combien il faut de femmes pour égaler un homme. Nous avons traversé, depuis le départ de Montréal, toute la province dOntario, les États du Michigan, de lIllinois, de lIowa et du Nebraska, et nous avons entamé le Colorado, cette perle de lOuest central, comme lappellent les settlers. Six cents lieues déjà en moins de cinq jours, cela commence à compter ; on le sent à ses articulations et à ses reins. Quant à la tête, il ny en a plus ou à peu près ; elle fait leffet sur les épaules dune terrine dans laquelle on ferait sauter des cailloux. Arriver tout bossué, tout craqué, tout moulu chez les Mormones, ne serait peut-être pas du goût de ces dames ; aussi les voyageurs, fiers de leur personne, passent-ils outre et ne prennent pas lembranchement de trente-cinq milles de longueur qui conduit dOgden à la ville du Lac-Salé.
Pour moi, javais encore bien plus de raisons de ménager ma bourse que mon extérieur, que je méprise du reste à cause du peu que jen ai toujours tiré. On ne peut en effet faire ce court trajet entre Ogden et la ville des Mormons, quand même on ny resterait quune journée, sans quil en coûte au moins vingt dollars. Le voyage seul revient à six dollars, lhôtel à cinq, et il en reste neuf qui fondent sans doute sous le regard de tant de femmes ou qui sen vont en souvenirs dune aussi intéressante visite.
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Mais suivons notre route. On laisse Cheyenne après y avoir passé une demi-heure à se restaurer et à se désaltérer tant bien que mal. Cest dici que part le chemin de fer à voie étroite deux pieds et demi seulement de largeur et cent six milles de longueur qui conduit à Denver, dans le Colorado, à travers le pays le plus accidenté, le plus curieusement pittoresque quil y ait au monde. Maintenant, nous allons voir apparaître les Indiens et les Chinois. Les Indiens ! pouah ! ce sont des Cheyennes, des Arapahoes, des Shoeshones, et même des Pawnies. Ils sont tous infects, à demi nus, repoussants ; ils viennent mendier, enveloppés dans une couverture sordide qui traîne dun côté et ne couvre quune épaule ; les femmes surtout sont horribles à voir. Et dire quon a fait tant de poésie et tant de romans sur les ancêtres de pareilles créatures !
Jai vu une Indienne dont toute la figure et le front, à lexception du nez et de la bouche, étaient couverts de goudron. Bien des voyageurs surpris la regardaient, sans arriver à comprendre ce que pouvait signifier une pareille fantaisie ; je mapprochai delle et lui demandai en anglais de mexpliquer le goudron ; elle ne comprenait ni mon langage ni mes gestes ; javais beau me porter la main dune oreille à lautre et des cheveux au menton, cétait comme si javais parlé au grand Turc. Enfin deux ou trois autres Indiennes, qui se trouvaient avec elle, après une consultation fort vive, mapprirent que ce goudron était un signe de deuil, que la goudronnée en question avait perdu son mari depuis trois ans, et, que, dans sa tribu, toute femme qui devenait veuve était tenue de se barbouiller ainsi pendant trois années exactement. Elle en avait encore pour deux ou trois jours, de sorte que jétais arrivé juste à point pour jouir de ce spectacle ; cest la seule chance que jai eue dans tout mon voyage ; aussi je lui consacre un paragraphe.
Quant aux Chinois, ce sont des êtres intéressants en vérité. Ils fourmillent sur la route du chemin de fer ; le fait est quils en ont été dès lorigine les principaux ouvriers : ces hommes-là travaillent pour presque rien et se nourrissent dun peu moins. Ce sont en général de petits hommes jaunes, anguleux, dont la longue queue tressée derrière la tête est relevée, aux États-Unis, de façon à former une toque sur la nuque. Ils sont échelonnés sur toute la ligne, la réparant au fur et à mesure des besoins, et semploient à tous les travaux généralement quelconques que nécessitent les circonstances. Leur industrie, leur probité et leur infatigabilité sont sans égales. Jamais un Chinois ne prend un verre de quoi que ce soit, si ce nest deau ou de thé, et il ne mange guère que du riz ; cependant il peut travailler quatorze heures par jour ; le fait est quil ny a pas de limite à la quantité douvrage quun pareil homme peut faire sans prendre de repos. Son objet fixe est de faire le plus douvrage possible en peu de temps, darrondir le sac décus avec lequel il retournera en Chine où il vivra comparativement pour rien. En effet, dans son pays, un repas ne lui coûtera guère que deux ou trois sous, tandis que son travail est rétribué en proportion ; mais aux États-Unis, il gagne vingt fois plus et dépense à peu près autant quen Chine, de sorte quil a bientôt constitué une forte épargne. Il napprend de langlais que ce quil lui en faut pour faire rigoureusement son affaire ; cest là son idée fixe et tout le reste ne loccupe pas. Son langage est extrêmement animé et bruyant ; trois Chinois engagés en conversation peuvent vous casser les oreilles, mais heureusement ça ne dure pas, et la pipe, qui remplit tous leurs loisirs, les rend bientôt aussi taciturnes que des chefs indiens en conseil.
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Peu après avoir quitté Cheyenne on commence à voir les premiers antilopes et les chiens de prairie. Quelle gracieuse et charmante créature que lantilope ! Le bruit du train ne leffarouche plus ; il vient jusquà deux ou trois arpents de la ligne, écoute avec sa tête fine et douce, suit longtemps du regard, et, parfois, comme sil voulait imiter le roulement du train, il part de ce galop cadencé et presque rêveur qui fait tendrement frissonner la plaine. Tantôt les antilopes sont par groupes, tantôt ils sont isolés ; le plus souvent ils sont par couples, mâle et femelle, père et mère, lun près de lautre dans la vaste solitude. Si le mâle sest éloigné tant soit peu, il se dépêche, lorsque le train arrive, de rejoindre sa compagne. On lit langoisse et la hâte dans sa course précipitée ; elle, souriante, émue joserai employer ces mots vient doucement au-devant de lui ; on les voit alors tous deux ou sarrêter ou contempler en silence, ou prendre dun trot léger le chemin sans trace du désert. On comprend, en voyant ces douces et gentilles créatures, quel crime cest que de leur faire la chasse ; aussi les voyageurs les regardent-ils, presque toujours, dun il ému et comme plein de reconnaissance pour lheureuse, quoique fugitive impression quils en éprouvent.
Le chien de prairie, lui, est un petit être fantastique ; cest un original et un railleur, guère plus gros que lécureuil ; dun jaune plus saillant, il ressort à peine sur la mer de sable, de même couleur que lui, qui lentoure. Il se tient debout, appuyé sur ses pattes de derrière, au-dessus du petit tertre où il a creusé son trou, et regarde, impassible et narquois, le long défilé du train qui ne lui cause plus la plus légère inquiétude. Les chiens de prairie sont extrêmement nombreux dans certaines parties du désert ; mais lil non exercé met du temps à les découvrir, tant ils se confondent, dans leur immobilité, avec les plus petits accidents de terrain, avec les moindres reliefs de létendue rousse et sèche où ils ont établi leur asile. Après deux ou trois cents milles on ne les aperçoit plus, et lantilope lui-même commence à disparaître, laissant au vaste désert de reprendre sa monotonie farouche et détestée.
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Quand on a fait quelques heures de marche depuis le départ de Cheyenne, on arrive au plateau des Collines Noires où se trouve le point culminant de la ligne des Montagnes Rocheuses, à Sherman, ainsi appelé du nom du général américain le plus grand de taille et peut-être aussi de talent. Nous sommes maintenant à huit mille deux cent trente pieds au-dessus du niveau de la mer ; le train sarrête et le voyageur peut lire, sur une large planche fixée dans le sol, une invitation à télégraphier à ses amis de lendroit du monde le plus élevé où passe une ligne de chemin de fer.
Sherman est du reste un tout petit endroit où il ny a guère que des débits de whiskey, et, chose étrange, un magasin de modes. Pourquoi ces modes ? on se le demande. Cest à plonger dans des abîmes de méditation. Un magasin de modes sur le sommet des Montagnes Rocheuses, cest le nec plus ultra de la fantaisie humaine, et la civilisation moderne, portée à ce degré de raffinement, na plus rien à envier à lantique Rome.
En outre de cela, Sherman, probablement à cause de son altitude, avait lavantage dêtre, lors de la construction de la voie, peut-être le poste où se faisait la plus grande consommation deau-de-vie. Cette habitude est restée, si lon en peut juger par le grand nombre déclats de bouteilles qui jonchent le sol tout autour de la station ; mais le voyageur ne se sent pas alléché, et il est bien rare quil songe à autre chose quà regarder dans tous les sens comme sil croyait voir lunivers à ses pieds.
Lair, à cette hauteur, est assez raréfié pour que bon nombre de personnes éprouvent une respiration difficile ; il y en a qui saignent du nez, quelquefois même des oreilles ; dautres se sentent comme une angoisse étrange et subite, un énervement quils ne peuvent maîtriser ; mais toutes ces sensations diverses seffacent assez rapidement, et le voyageur néprouve plus bientôt que le contentement intime déchapper, ne fût-ce quune heure, à la désolation qui a fatigué son regard pendant deux jours entiers.
On ne croirait jamais être sur la crête des Montagnes Rocheuses, tant lascension a été graduelle, et tant les divers sommets sespacent au loin de façon à ce quon simagine voir plutôt des pics isolés que les fragments hardis dune chaîne de montagnes. Le désert cède ici quelques instants la place à la nature dans sa puissance et sa fécondité ; leau reparaît sous la forme de ruisseaux où la truite abonde ; les collines et les plateaux sétalent sous le regard, et la végétation se montre çà et là par quelques taches dorées que lil contemple avec une sorte détonnement, comme sil en avait perdu le souvenir.
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Cest à ce point culminant des Rocheuses, où lon peut sattendre à toutes les excentricités de température, que commencent à paraître les Snow-Sheds et les clôtures qui préservent des ouragans de neige. Ces Snow-Sheds sont de longs abris en bois, semblables à des tunnels, bâtis avec une solidité formidable afin de pouvoir résister aux avalanches qui descendent des montagnes aussi bien quaux coups de vent qui, durant lhiver, balaient la neige et lamoncellement en bancs énormes le long de la route. Ces abris ont parfois plusieurs milles de longueur ; dans les Sierras Nevadas, où ils sont surtout nécessaires, ils se suivent presque sans solution de continuité sur une distance de quarante à cinquante milles ; mais dans les Montagnes Rocheuses, ils sont si peu nombreux et si courts quon les remarque à peine.
Quant aux clôtures, elles ont surtout pour objet darrêter la neige que le vent chasse devant lui sur les plaines. Elles forment une double rangée de palissades, bâties de chaque côté de la voie, qui ont cinq à six pieds de hauteur. Elles suivent un tracé parallèle à la ligne à une distance denviron trente pieds, avec un intervalle dégale étendue entre la première et la seconde rangée. Dautres fois ces clôtures sont des murs dune hauteur de quatre à cinq pieds, et qui sétendent sur une longueur de vingt-cinq à trente milles ; on voit ce quil a dû en coûter pour les construire ; mais, grâce à elles, le voyageur nest plus retardé aujourdhui des journées entières pendant lhiver, comme cela arrivait dans les premiers temps où le Central Pacific était en opération.
À Sherman, le thermomètre descend jusquà trente degrés au-dessous de zéro lhiver et ne sélève guère, lété, au-dessus de quatre-vingt-quatre. Dans les environs, à travers les coteaux, les ravins et sur les flancs des monts, il y a de la chasse à faire au chevreuil, à lélan, à lours gris, mais il est peu de voyageurs qui sy laissent tenter et lon quitte Sherman pour descendre le versant opposé des Rocheuses du même train quon a gravi lautre, en suivant des pentes et des courbes sans nombre sur une longueur de vingt à trente lieues.
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Cest lancienne route des émigrants, comme lattestent les ossements blanchis des buffles, des chevaux et des antilopes. Puis on traverse le pays des Eaux-Amères (Bitter Creek Country), où il ny a pas un arbre, pas même une touffe dherbe, nulle trace de vie animale ou végétale, des rochers étranges qui se dressent inopinément et isolément au milieu dune vaste plaine de sable, ou bien qui, vus de loin, ont lapparence de formidables sentinelles placées à la limite des mondes. On les nomme les Monuments des Dieux, et les légendes indiennes en attribuent lorigine aux géants qui peuplaient ces régions avant lapparition de lhomme.
En général, les passagers du chemin de fer du Pacifique sont des gens qui ne sarrêtent pas en route ; le touriste, proprement dit, est presque un mythe parmi eux, et, du reste, il faut avouer que ce nest guère invitant, pour le plaisir de se donner de la nature saisissante, que darrêter dans des endroits aussi inhospitaliers, aussi déserts, qui noffrent pas la moindre distraction ni le moindre attrait, et où lon naurait dautre compagnie que quelques rares et rudes passants quamènent et ramènent les diligences. Malgré les séductions et les promesses des Guides, quon vend dans le chemin de fer, personne ne se sent de force à tenter laventure ; le voyageur na quun désir, mais un désir brûlant, impatient, sourd à toutes les sollicitations contraires, de sortir au plus vite de sa prison roulante, de lennui qui ly dévore, de la fatigue qui ly accable, et de la poussière, de la suie, de la fumée qui cuisent ses yeux, dessèchent sa bouche, irritent ses narines, et finissent par enflammer le cerveau après avoir brûlé la figure.
VIII
Nous voici arrivés à Ogden après cinquante-quatre heures de marche depuis le départ dOmaha ; il nous reste encore trois cents lieues à faire pour atteindre San Francisco, et nous sommes à 4300 pieds au-dessus du niveau de la mer. Nous avons donc dégringolé dà peu près quatre mille pieds depuis le sommet des Montagnes Rocheuses ; heureusement que cette chute a pris deux jours, ce qui la rend aussi insensible que celle dun gouvernement local de Québec.
À Ogden, nous restons une heure et quart pour transférer le bagage dans la nouvelle ligne qui sappelle Central Pacific et qui doit nous conduire jusquau terme du voyage. Ceux qui ont besoin de se restaurer trouvent un excellent hôtel à la gare et plusieurs autres dans les environs ; ce que jappelle ici environs, cest ce qui se trouve immédiatement à portée du voyageur. Ogden nest pas une ville incommensurable ; on en ferait le tour en quinze minutes ; mais elle est mignonne, parsemée de bosquets, sillonnée par de petits ruisseaux qua amenés lirrigation, et qui exhalent une fraîcheur dautant plus suave et délicieuse quon y est moins préparé et que la tête est encore remplie de la brûlante atmosphère du désert.
La population dOgden est de trois mille cinq cents âmes en chiffres exacts : il faut être précis lorsquil sagit dune ville peuplée aux deux tiers par des femmes ; en effet, Ogden est une petite ville mormone dont les écoles et les églises sont sous la direction des Saints du dernier jour. Les Saints du dernier jour ! quelle appellation ! je crains bien que les Mormons ne sen lassent dans lattente. La sanctification par la polygamie est un de ces paradoxes délicieux qui font venir leau à la bouche des gentils, et sils ne se convertissent pas davantage au mormonisme, cest que lexcès du bonheur effraie encore plus les constitutions délicates que celui des mortifications.
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Nous sommes ici en plein dans le territoire de lUtah qui a vingt-deux mille lieues carrées et qui abonde en mines dor, dargent et de fer ; je ne veux pas appuyer sur ce dernier détail toujours navrant pour des voyageurs comme moi. LUtah fut dabord établi en 1847 par les Mormons cherchant un refuge contre la persécution dont ils étaient lobjet, et en 1849 eut lieu la première élection du gouverneur qui nétait autre que Brigham Young. LUtah sappelait alors territoire de Deseret à coup sûr bien nommé ; il était absolument inconnu aux Blancs ; aujourdhui sa population est de cent trente mille âmes.
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Ogden a été fondée, il y a vingt et un ans, par un des disciples de Brigham Young, et daprès le nom dun aventurier qui, après avoir pénétré dans cette région avant larrivée des Mormons, était parvenu à sy maintenir au milieu de tribus hostiles dIndiens. Cette ville est adossée à une muraille naturelle denviron deux mille pieds de haut, dont le sommet est presque toujours couvert de neige. Il serait peut-être curieux de citer encore une fois ici, au sujet du mormonisme, les impressions du voyageur à qui jai déjà emprunté de nombreux détails sur le chemin de fer du Pacifique. Quon se rappelle que M. Rodolphe Lindau faisait le voyage en 1869, et quil était imbu des erreurs qui avaient alors cours à peu près généralement :
« Le mormonisme, dit-il, est intolérant, despotique, jaloux ; cest au milieu de la République américaine une monstruosité politique et religieuse tout à la fois. Nul doute que lisolement ne soit pour cette secte une condition essentielle dexistence, nul doute que létablissement du chemin de fer du Pacifique, qui met en rapport direct le territoire dUtah avec les grands États de lEst et de lOuest et qui tend à replacer les habitants sous le droit commun, ne lui ait porté un coup dont elle ne se relèvera pas. Brigham le pressent bien ; déjà même on lui prête le dessein dabandonner le pays que linvasion des gentils menace dinfester, et de chercher un dernier refuge dans de nouvelles et inaccessibles solitudes ; mais le père des saints est vieux, il a soixante-dix ans, et lénergie dont il a fait preuve pendant de longues années commence à lui faire défaut. Des dissensions religieuses ont éclaté au sein même de la cité où naguère il régnait en maître absolu : deux hommes éminents de leur pays, David et Alexandre Smith, fils de Joseph Smith, le fondateur du mormonisme, ont commencé à lattaquer publiquement, lui et son système. Les défections ne sont plus isolées, elles deviennent de plus en plus fréquentes ; on prévoit le jour prochain où les membres de la congrégation chrétienne du Sait Lake City formeront une minorité imposante que les saints ne pourront plus mépriser et avec laquelle il faudra compter. Ces schismatiques seront dautant plus à craindre quils se sentent appuyés par la majorité des citoyens des États-Unis. Les Mormons ne comptent en effet quune faible proportion dAméricains dans leurs rangs. Cest surtout en Angleterre, dans le pays de Galles, en Norvège, en Suède, en Danemark, quils recrutent les plus nombreux et les plus fervents prosélytes. Lantagonisme qui sépare les disciples de Brigham Young et les gentils de lAmérique a ses racines dans les antipathies de races aussi bien que dans les haines religieuses ; ces différences doivent tôt ou tard disparaître devant la force dassimilation et de nivellement, résultat naturel des institutions démocratiques, et la principale, sinon lunique cause de la grandeur politique des États-Unis.
« En Amérique, le mormonisme na jamais été pris en sérieuse considération. Les hommes dÉtat qui se sont occupés de cette question, lorsquelle simposait à lattention publique, lont toujours traitée avec ce dédain superbe que leur inspirait le sentiment de la force de la République. Ce petit mouvement religieux, grandement exagéré en Europe, ne les a jamais inquiétés ; ils le regardaient avec chagrin et pitié plutôt quavec colère, sachant que dans une société fondée sur la morale chrétienne, dans un État qui sadministre au nom de la liberté, un système religieux et politique invoquant les principes de la polygamie et du despotisme ne pouvait pas devenir dangereux. Ces hommes dÉtat, si prévoyants, si calmes, ne se sont point trompés ; le mormonisme sachemine rapidement vers la décomposition, il déploie en ce moment même une activité plus quordinaire, et ses missionnaires se multiplient. Il ne faut pas voir dans ce redoublement defforts un signe de puissance, et cette secte, née dhier, nen est pas moins fatalement vouée à une ruine proche et certaine. Peut-être quelques milliers de fanatiques donneront-ils au monde le spectacle dune résistance quils soutiendront jusquà la mort ; mais il est impossible de concevoir des doutes sur lissue de ce combat, prévu et nullement redouté par les Américains.
« La ville du Lac-Salé, qui doit sa fondation à Brigham, na rien de bien remarquable, et ne répond que dune manière très imparfaite à lidée que lon sen fait généralement. Les rues sont larges, bien alignées ; mais elles ne sont ni pavées, ni éclairées au gaz, et lentretien en est encore plus mauvais que celui de la plupart des villes américaines. Aussi la salubrité publique laisse-t-elle beaucoup à désirer, et les enfants y meurent-ils en grand nombre. Il nest pas difficile dêtre présenté au père des saints, Brigham Young. Létranger fait alors connaissance avec un homme qui paraît ennuyé de la singulière renommée quon lui a faite, et qui, après avoir débité dun air indifférent quelques phrases banales, adresse poliment deux ou trois questions sans autrement se soucier de la réponse quil reçoit, sempresse enfin de reconduire son hôte jusquà la porte dès quil manifeste la moindre envie de le quitter. Cela sexplique, et lon ne peut lui en vouloir. Lhomme célèbre a dû grandement souffrir dans son amour-propre de lavide et indiscrète curiosité des touristes ; mais, dun autre côté, quel triste et affligeant spectacle présente dans sa personne cet ancien spéculateur enrichi, ce trafiquant en religion, que des milliers dhommes crédules vénèrent comme lapôtre vivant de lhumanité ! Les femmes mormones que jai eu loccasion de voir ne mont paru se distinguer des Américaines que par leur laideur et par le manque délégance dans leur toilette. Daprès les voyageurs que jai consultés, la beauté féminine serait ce quil y a de plus rare parmi ces sectaires. »
Je reprends.
Ceux qui veulent aller dOgden à la ville du Lac-Salé nont quà prendre un embranchement de chemin de fer de trente-cinq milles qui les y conduit en deux heures et qui les ramène le lendemain ; là ils verront un petit Éden de fleurs et de parterres, et peut-être aussi Brigham Young, dont il me faut dire un mot à mon tour.
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Brigham Young, le plus heureux des hommes, a déjà soixante-treize ans passés et presquautant de femmes. Cest à faire venir leau à la bouche. Pour être de bon compte il faudrait lui donner au moins trois cents enfants, ce qui pourtant nest rien à comparer avec la postérité dAbraham qui fait concurrence aux sables de la mer. Mais un patriarche moderne, venu dans un monde trop vieux, comme dit Musset, ne saurait avoir autant de prétention. Pour montrer jusquà quel point tout est contraste dans la vie, le chef des derniers saints fut dabord un méthodiste ; mais à peine avait-il lu le livre des Mormons quil embrassait avec ardeur la religion nouvelle et était déjà, en 1835, sacré lun des douze apôtres. On voit quil était prédestiné. Il partit alors pour lAngleterre où il fit quelques milliers de prosélytes, et publia le Milenial Star, le premier des journaux mormons, qui paraît encore aujourdhui. À son retour, il trouve ses coreligionnaires établis à Nauvoo, dans lIllinois ; la persécution ne leur y laissait pas un jour de repos, ils étaient à toute heure menacés dextermination et même plusieurs dentre eux avaient déjà été assassinés.
Brigham comprit alors quil fallait à tout prix quitter Nauvoo et chercher un asile où lui et les siens seraient désormais à labri de tous les dangers. Ils se dirigèrent dabord vers le Missouri et passèrent deux ans à Council Bluffs, puis atteignirent en 1847 le lac Salé où Brigham Young, devenu président de sa secte, organisa immédiatement une communauté. Comme ce territoire appartenait alors au Mexique et quil ny avait aucune sorte de gouvernement établi, les Mormons y constituèrent un État provisoire sous le nom de Deseret, et Brigham en fut élu gouverneur, position quil occupa jusquen 1850, époque à laquelle ce territoire ayant été cédé aux États-Unis, changea son nom pour celui dUtah, tout en demeurant sous la loi du gouverneur Young.
Telle est en deux mots lesquisse biographique dun des hommes certainement les plus extraordinaires de notre temps. Ce quon a dit de sa puissance de volonté et de son inflexible détermination na rien dexagéré ; un amour extrême de domination et labsolutisme de ses principes lont parfois même poussé jusquà des crimes horribles, crimes qui resteront impunis par raison dÉtat sans doute ; mais ce quon ne connaît pas assez de lui, ce sont ses bons côtés et les services véritables quil a rendus. Loin de vouloir fermer, comme on la prétendu, la ville du Lac-Salé à toute atteinte de lextérieur, Brigham Young a fait tout en son pouvoir pour développer les communications de tout genre, voies ferrées et télégraphiques, compagnies dexpress et de diligence, etc. À son appel les Mormons ont travaillé en masse au chemin de fer du Pacifique, et ont construit en entier lembranchement qui mène à leur ville ; ils en sont les propriétaires et Brigham Young ladministrateur.
Depuis quelques années toutes les dénominations religieuses ont réussi à simplanter dans la ville du Lac-Salé, mais les écoles libres nont pas eu le même succès. On y compte trois journaux quotidiens, dont un seul est gentil ou profane, sur une population denviron dix-huit mille âmes.
Le Tabernacle, dont la renommée est aujourdhui universelle, est un immense édifice de forme oblongue, ayant une longueur de deux cent cinquante pieds et une largeur de cent cinquante : quarante-six piliers soutiennent son immense voûte, la plus grande de tout le continent américain, si lon en excepte le Grand Union Depot, récemment construit à New York. La hauteur de la voûte est de soixante-cinq pieds, et elle semble nêtre quune seule et même pièce, comme un dos de tortue.
Le Tabernacle peut contenir huit mille personnes assises ; il ne sert pas seulement aux exercices religieux, mais à toutes les solennités et à toutes les réunions des Saints, qui nont rien de mieux à faire en attendant le dernier jour.
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Peu après avoir quitté Ogden, on côtoie les bords du lac Salé pendant deux ou trois heures. On y arrive par de nombreux détours au milieu de souriantes vallées dominées par des promontoires qui sélèvent jusquà une hauteur de dix à douze mille pieds au-dessus du niveau de locéan, et qui sont couverts de neiges éternelles. Le Grand Lac Salé est un phénomène de la nature. Il a quarante-deux lieues de long sur quinze de largeur et renferme plusieurs îles qui sont de véritables oasis. Ses eaux sont si salées quaucune espèce dêtres ne peut y vivre et que les gibiers de mer nen approchent pas ; ils se tiennent dans les joncs et les marais qui lavoisinent.
Le lac noffre pas de débouché et cependant il reçoit les eaux de plusieurs rivières ; cest lévaporation qui absorbe cet énorme volume deau qui finirait par inonder plusieurs territoires à la fois si aucune cause ne venait le diminuer.
Cependant, malgré lactivité incessante de lévaporation, on a constaté depuis la colonisation de lUtah, depuis que le sol aride a été changé en terrains productifs et florissants, que les eaux du lac se sont élevées tranquillement de douze pieds en moins de vingt ans. Voilà certainement un fait digne de toute lattention des géologues. Le lac voudrait-il reprendre son ancien empire qui sétendait jadis jusquà une hauteur considérable des monts qui lentourent ? À quelle époque des temps géologiques avait-il atteint cette altitude ? cest ce que rien nindique ; peut-être les montagnes se sont-elles élevées elles-mêmes par laction volcanique au-dessus de leur niveau primitif ; quoi quil en soit, cest un fait certain que les eaux du lac ont haussé de douze pieds depuis vingt ans, mais cela na rien changé à leurs propriétés qui sont éminemment salutaires aux baigneurs, surtout dans les maladies chroniques ; elles sont chaudes et si denses quon peut flotter à leur surface sans presque aucun effort ; il y a de nombreux valétudinaires qui vont tous les ans y chercher la santé et la vigueur, et qui en reviennent robustes, assurés dune longue vie ; cest une véritable fontaine de jouvence ; seulement il ne faut pas en boire, à moins quon veuille se mariner tout vivant.
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À neuf milles dOgden se trouve Promontory Point, endroit à jamais célèbre pour linauguration solennelle qui sy fit, le 10 mai 1869, de la grande voie ferrée du Pacifique. Comme cest là un des événements les plus considérables de notre époque, et quil est fort intéressant den suivre le récit, je laisse encore la parole à M. Rodolphe Lindau qui en fut le témoin oculaire :
« Au mois de mars, les travailleurs du Central Pacifique avaient posé dans un seul jour 10 kilomètres de rails. Aussi avaient-ils nommé lendroit où le soir le travail sétait arrêté Challenge-Point, provoquant ainsi les ouvriers de la compagnie de lUnion à en faire autant. Ceux-ci navaient pas tardé à répondre au défi par un travail plus surprenant encore : une journée leur suffit à poser 11 kilomètres 2/3 de rails. De leur côté, les Californiens, ne voulant admettre aucune supériorité lorsquil sagissait de lutter de vitesse dans la construction de la grande ligne, réunirent toutes les forces capables dêtre employées sur un seul point, et en onze heures de travail posèrent et fixèrent, à la satisfaction de la commission officielle chargée de la surveillance des travaux, dix milles, cest-à-dire près de 17 kilomètres de rails. Ce fait sans précédent fut accompli le 28 avril 1869, sous la direction de linspecteur-général Charles Crocker. Un témoin oculaire, le correspondant de lAlta California, rapporte que les premiers 240 pieds de rails furent posés en 80 secondes, les seconds 240 en 75 secondes. On ne va guère plus vite à pied lorsquon se promène sans se presser.
« Voici dautres faits authentiques ayant trait à ce travail extraordinaire : un train contenant 2 milles de rails, cest-à-dire environ 210 tonneaux de fer, fut déchargé par une escouade de Chinois en 9 minutes et 37 secondes. Les premiers 6 milles de rails furent posés en 6 heures 42 minutes, et pendant ce temps, où chaque travailleur mettait en jeu toutes ses forces, pas un deux, sur 1500, ne demanda un instant de repos. Ce qui donne encore une plus saisissante idée de lenthousiasme qui sétait communiqué à cette armée douvriers, cest le fait que tous les rails, formant ensemble une longueur de 17 kilomètres et pesant environ 1,000 tonneaux, un beau chargement de navire, furent posés par huit hommes seulement, choisis comme les plus expérimentés et les plus durs à la fatigue dans un corps de 10,900 travailleurs.
« Tout louvrage se fit, ce jour-là, en courant. Un wagon chargé de fer se dirige en tête de la ligne, apportant les rails nécessaires à la continuation de la voie. Il est traîné par deux chevaux attelés en tandem et lancés au galop. Un wagon vide, qui vient dopérer sa livraison de rails, se porte à sa rencontre. Ceci a tout lair dun contretemps, car deux wagons allant en sens contraire ne pourraient circuler sur une seule voie ferrée. Cependant le wagon chargé poursuit son chemin sans ralentir son allure ; le wagon vide a été arrêté, et des bras dhommes lont soulevé et rangé à côté de la ligne. Le wagon chargé passe outre, les conducteurs échangent un hurrah avec leurs compagnons de travail. À la dernière limite de la ligne, deux hommes mettent des blocs de bois en avant du wagon, qui sarrête aussitôt. Quatre autres ouvriers, placés des deux côtés de la voie, tirent à laide de crochets une paire de rails du wagon, la posent et lajustent sur les traverses en bois installées à lavance par les coolies chinois, qui passent à bon droit pour dexcellents terrassiers ; puis le wagon est posé en avant de la longueur du double rail qui vient dêtre posé, et la même opération recommence. Les trachlayers (poseurs de rails) sont suivis par une brigade douvriers qui assurent le rail avec toute lexactitude nécessaire et qui le fixent au moyen de rivets et de boulons. Ce sont des mécaniciens qui sont chargés de ce travail, exigeant beaucoup dexpérience et un certain jugement. Une bande de Chinois savance derrière eux pour compléter louvrage quils ont commencé. Enfin vient larrière-garde, encore composée de Chinois, travaillant sous linspection de surveillants irlandais et allemands ; armés de pioches et de pelles, ils recouvrent les extrémités des traverses de terre fortement tassée, afin de leur donner plus de solidité.
« Pendant ce temps, les ingénieurs, inspecteurs et sous-inspecteurs des travaux se montrent sur tous les points. On les voit à cheval courir sans cesse le long de la ligne, corrigeant, louant, encourageant, sassurant enfin que tout est vite et bien fait. Au bout de la ligne, dans une voiture découverte, se tiennent M. Charles Crocker, linspecteur en chef, et M. Stonebridge, son premier aide de camp ; ils sont là, attentifs et soucieux, la lorgnette à la main, surveillant laction comme des généraux darmée. À midi, lon est à peu près certain de la victoire. Le gouverneur Stanford, président du chemin de fer central, perdra 500 dollars, quil a pariés avec M. Minckler, le chef des tracklayers, touchant la possibilité daccomplir en un jour le travail proposé. Le boarding-houle train (train-hôtel), composé de maisons en bois montées sur des roues et où les ouvriers blancs mangent et dorment, vient darriver. Les Chinois forment bande à part ; mais leur dîner aussi (ils le prennent en plein air) est préparé davance, et tous, Caucasiens et Asiatiques, attaquent le repas avec la vigueur que donne la satisfaction dune grande tâche bien remplie. Le repas est terminé, et lon se remet à louvrage avec une ardeur nouvelle. Les jours ne sont pas encore bien longs, et le soleil sapproche visiblement de lhorizon. Les ombres sallongent et prennent des formes fantastiques ; mais on ira jusquau bout. Tout le monde semble électrisé : de lourdes masses de fer sont enlevées, portées, posées, ajustées avec autant daisance que si le poids en avait miraculeusement diminué ; les clous, rivets, boulons, semblent trouver deux-mêmes leurs places ; les marteaux volent, les chevaux galopent leur plus grand train. En avant, John Chinaman ! Du courage, Paddy ! Allons, allons, nous navons pas de temps à perdre ! Ainsi crient les surveillants, excitant les hommes au travail comme on les exciterait au combat ; mais cest inutile : chacun fait de son mieux. Soudain tout sarrête. Une grande clameur, des hurrahs formidables, sélèvent du bout de la ligne. Cest fini. Les derniers rails ont été posés, et luvre que lon sétait proposée le matin a été accomplie avant la tombée de la nuit. Peu sen faut que Caucasiens et Chinois ne sembrassent.
« Pour se faire une idée des difficultés vaincues en cette mémorable journée, il ne faut pas oublier que lon se trouvait au milieu dun désert, loin de toute ville et même de toute habitation. Lorsque les ouvriers, réunis ce jour-là au nombre de quinze cents sur un seul point, abandonnèrent le travail pour prendre le repas de midi, ils étaient arrivés à 10 kilomètres de lendroit où ils avaient déjeuné le matin et laissé leur attirail de campement. Les provisions, tentes, ustensiles, instruments, effets, le feu et leau, tout avait été porté en avant, sans confusion, à mesure que les travaux du chemin de fer avançaient. Cette armée douvriers fut donc pourvue régulièrement de tout ce qui lui était nécessaire pour la nourrir et labriter, et cela dans des endroits où le matin il ny avait pas vestige de route ou de provisions.
« Le lieu où sarrêta le travail le 28 avril fut nommé Victory Point, ce qui voulait dire quen fin de compte les Californiens avaient battu les unionistes, sans leur laisser même lespoir dune revanche. Ces derniers ne se découragèrent cependant pas, et continuèrent à travailler avec une telle diligence que le 10 mai, quarante-huit heures plus tard seulement que les Californiens, ils eurent atteint lextrême limite de leur embranchement et touchèrent à Promontory Point, aux ouvrages les plus avancés de chemin Central. Le dernier rail, unissant les deux sections de la grande ligne, allait donc être posé.
« Promontory Point, territoire de lUtah, est un groupe de huttes provisoires élevées sur la pointe nord-est du Grand Lac Salé, à environ 800 milles de San Francisco. Cest en cet endroit que, le 10 mai 1869, un millier de personnes représentant toutes les classes de la société américaine se trouvaient réunies pour célébrer lachèvement de la grande ligne nationale, formée par la réunion des deux sections.
« Les envoyés du chemin de lUnion du Pacifique, MM. Thomas Durant, vice-président, Dillon et Duff, directeurs, arrivèrent dans la matinée du 10 mai. Les préparatifs pour poser dune manière solennelle les derniers rails furent bientôt faits. On avait laissé entre les deux extrémités des lignes un espace libre denviron 100 pieds. Deux escouades, composées dhommes blancs du côté des unionistes et de Chinois du côté des Californiens, savancèrent en correcte tenue douvriers pour combler cette lacune. On avait dans les deux camps choisi lélite des travailleurs, et cétait plaisir à voir comme ils sacquittèrent vivement de leur besogne. Les Chinois surtout, graves, silencieux, alertes, sentraidant adroitement lun lautre, furent lobjet de ladmiration et de lapprobation générales. Ils travaillaient comme des prestidigitateurs, dit un témoin oculaire.
« À onze heures, les deux troupes se trouvèrent face à face. Deux locomotives savancèrent de chaque côté lune au-devant de lautre, pour exhaler dans un jet de vapeur un salut qui déchira les oreilles. En même temps le comité expédiait à Chicago et à San Francisco une dépêche télégraphique adressée à lAssociation des journaux des États de lEst et de lOuest et ainsi conçue : Tenez-vous prêts à recevoir les signaux correspondants aux derniers coups de marteau. Par un procédé très simple, les fils télégraphiques de la ligne principale correspondant avec les États de lEst et de lOuest avaient été mis en communication électrique avec lendroit même où le dernier boulon allait être placé. À Chicago, à Omaha, à San Francisco, les trois principaux bureaux télégraphiques les plus rapprochés de Promontory Point, on sétait arrangé de manière à correspondre directement avec New York, Washington, Saint Louis, Cincinnati et autres grandes cités. Dans ces dernières enfin, on avait pris des dispositions particulières à laide desquelles la grande ligne télégraphique communiquait avec les signaux électriques à incendie établis dans ces villes. Grâce à ces ingénieuses précautions, les coups de marteau frappés à Promontory Point pour fixer le dernier rail du Grand Pacifique trouvèrent un écho immédiat dans tous les États de la République.
« La traverse sur laquelle devait reposer le dernier rail était en bois de laurier, le boulon qui devait unir la traverse au rail en or massif, le marteau dont on devait se servir en argent. Le docteur Harkness, député de la Californie, présenta ces objets à MM. Stanford et Durant. Cet or extrait des mines et ce bois précieux coupé dans les forêts de la Californie, dit-il, les citoyens de lÉtat vous les offrent pour quils deviennent parties intégrantes de la voie qui va unir la Californie aux États frères de lEst, le Pacifique à lAtlantique. Le général Safford, député du territoire dArizona, offrit un autre boulon fait de fer, dor et dargent. Riche en fer, en or et en argent, dit-il, le territoire dArizona apporte cette offrande à lentreprise qui est comme le grand trait dunion des États américains, et qui ouvre une nouvelle voie au commerce. Les derniers rails avaient été apportés par ladministration de lUnion. Le général Dodge, député, prononça en les désignant un discours qui se terminait ainsi : Vous avez accompli luvre de Christophe Colomb. Ceci est le chemin qui conduit aux Indes. Le dernier enfin, le député de Nevada offrit un troisième boulon, celui-là en argent, et dit : Au fer de lEst et à lor de lOuest, Nevada joint son lien dargent.
« MM. Stanford et Durant, les présidents des deux chemins de fer, auxquels était échu lhonneur de fixer le dernier rail, savancèrent alors pour procéder à luvre. Au même moment, la dépêche suivante fut transmise à San Francisco et à Chicago : Tous les préparatifs sont terminés. Ôtez vos chapeaux. Nous allons prier. Chicago, prenant la parole au nom des États de lAtlantique, répondit : Nous comprenons, et nous vous suivons. Tous les États de lEst vous écoutent. Quelques instants après, les signaux électriques, répétant de par lAmérique entière chaque coup de marteau frappé en ce moment au milieu du continent, apprirent aux citoyens, qui écoutaient dans un silence religieux, que luvre venait dêtre accomplie. Cette communion simultanée dans une grande et belle pensée produisit un effet dont les assistants seuls peuvent se faire une idée. Cette voix venant des régions mystérieuses du centre du continent, annonçant au monde lachèvement dune grande uvre, fit vibrer les plus nobles cordes du cur humain : il y eut des larmes démotion et des cris de joie. Enfin les chapeaux volèrent en lair, et ce furent des hurrahs, des vive lAmérique ! vive la grande République, comme on nen avait jamais entendu en plus belle occasion. Dans les principales villes des États-Unis, lévénement fut célébré par des saluts de cent coups de canon ; à Chicago et en beaucoup dautres endroits, il y eut des fêtes dans le genre de celle de San Francisco. »
IX
Nous allons maintenant parcourir au pas de course le chemin qui nous reste pour atteindre la Californie. Voici dabord la chaîne des Wahsatch que lon franchit dun bond, puis le désert encore une fois sous le nom dAlcali Plains. Rien négale la désolation qui entoure ici le regard de tous côtés ; des petits coteaux montagneux coupent seuls luniformité des longues et épaisses couches de sable qui gisent sur le sol comme un linceul gris ; çà et là la plaine semble saffaisser et mouille timidement le bas de son manteau sablonneux dans les marais qui se détachent successivement jusquà une longue distance du Lac Salé ; on en a conclu avec raison quautrefois le désert alcalin nétait quune partie du lit du grand lac ; du reste, de nombreux faits le démontrent et la géologie na guère eu de champ plus assuré ; mais laissons-la aux savants, létude des transformations terrestres nétant pas absolument un élément de ce récit.
Plus loin, nous atteignons la chaîne des Humboldt, plus considérable que celle des Wahsatch qui ne sont guère quun encadrement au bassin primitif du Lac Salé ; le chemin de fer parcourt ici des vallées et des méandres souvent riches en pâturages, arrosés de temps à autre par de petites rivières serpentant au milieu de berceaux darbustes au feuillage scintillant. Cest dans une de ces vallées que se trouvent ces étranges puits naturels à peine visibles à lil du voyageur, et dont une légère bordure dherbe indique seule la présence. Ces puits sont au nombre denviron une vingtaine, et offrent un orifice presque exactement rond, dun diamètre de six à sept pieds. Rien nagite la surface de leur eau immobile, et jusquaujourdhui tous les sondages les plus obstinés et les plus complets nont pu en faire découvrir le fond. Évidemment ces puits sont danciens cratères volcaniques depuis longtemps éteints, et leau qui les remplit a dû sourdre tranquillement à travers les profondeurs du sol ; toute la surface de la région qui les entoure porte la trace de puissantes commotions de la nature ; la lave sous toutes les formes et dénormes blocs de granit brisés, épars, jetés çà et là dans un désordre fougueux, en sont une attestation frappante. La vallée où se trouvent les puits naturels est toute petite ; le train y arrête, sy alimente deau et continue jusquà ce quon atteigne les Palissades, murailles de pierre énormes, coupées à vif, entre lesquelles il ny a guère que la largeur de la voie ferrée, et qui ont lair de se menacer les unes les autres. On dirait des titans antiques voulant se précipiter dans une dernière lutte et arrêtés subitement au milieu du suprême effort ; ils se regardent, ils frémissent, ils grondent, mais restent impuissants, cloués sur le sol, qui va les retenir pour léternité. Les Palissades sont à cinq mille pieds au-dessus de la mer et donnent leur nom à un petit village situé dans leur sein, doù les diligences rayonnent de tous côtés jusquà des distances de cent milles.
* * *
Marchons, marchons encore quelques heures, et nous allons atteindre les premiers contreforts des Sierras Nevadas. Enfin, nous voilà définitivement sortis du désert, et nous allons entrer dans la vigoureuse et resplendissante nature qui sétale sur le versant occidental du continent américain. Le premier phénomène auquel on initie le voyageur, en arrivant dans le Nevada, cest la grande caverne de Shell Creek Range. Shell Creek est un maigre chaînon des Sierras, dans les flancs duquel souvre la caverne. Lentrée en est basse et obscure sur un espace denviron vingt pieds, puis, graduellement, elle sélargit en même temps que la voûte sélève. De nombreuses chambres se découvrent à droite et à gauche du passage, dune dimension variable ; lune delles, appelée la salle de danse, a soixante-dix pieds sur quatre-vingt-dix : le plafond est à une hauteur de quarante pieds et le sol dun beau sable compact : une source deau, fraîche comme la lèvre dune vierge, y coule au milieu des gravois, puis, à mesure quon avance, souvrent de nouvelles chambres dont les parois ruissellent de stalactites étincelantes. Jusquoù cette caverne plonge-t-elle dans le ventre des monts, cest ce quon na pu déterminer encore ; elle a été explorée jusquà une profondeur de quatre mille pieds, mais on na pu pénétrer plus avant à cause dun large précipice qui souvre subitement sous les pas à cette distance.
Nous allons, nous allons toujours ; le train semble avoir hâte, aussi lui, de secouer la poussière entassée de trois jours de désert. À travers les gorges et les défilés des montagnes, la locomotive plonge et replonge, tourne et retourne, frémissante, allègre, joyeuse, jetant des cris qui font dresser loreille aux échos étonnés, contournant les rochers, descendant avec les pentes, puis se redressant lentement pour gravir quelque plateau, comme un baigneur qui émerge de londe. Nous montons, nous montons sans cesse et sans nous en douter, tant il y a de détours et dévolutions, jusquau sommet des Sierras qui bientôt vont apparaître dans toute leur grandeur sauvage et luxuriante à la fois. Nous passons le Pic du Diable, un seul bloc de pierre haut de mille pieds, aux arêtes vives, semblable à un géant pétrifié au moment où il voulait escalader les nues ; nous passons la tombe de la Vierge, tertre solitaire surmonté dune croix de vingt pieds, qui renferme la dépouille dune jeune fille morte à dix-huit ans dans cet endroit même où elle accompagnait une troupe démigrants, alors quil y avait à peine un chemin tracé dans limmense solitude. De temps à autre, les plaines dalcali apparaissent encore sous forme de taches de cinq, dix et quinze milles de longueur, mais on sent que la nature fait enfin un effort suprême pour secouer son enveloppe aride et quelle sagite dans son sépulcre de sable. Les Sierras Nevadas sont le fruit de ce travail formidable ; aussi elles jaillissent, imposantes et splendides, poussant dans tous les sens leurs rameaux altiers, et jettent au désert un défi que mille échos répètent, à mesure que le train poursuit sa course retentissante.
Nous ne sommes encore quà cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, mais lascension est continue, les sommets des montagnes se rapprochent, les forêts qui bordent leurs flancs envoient à tous les vents de lair leurs puissants parfums ; la solitude inanimée a disparu ; on sent que lhomme est près, et quil apporte à lintarissable richesse minérale de cette région toute la vigueur de son activité.
* * *
Au point du jour, le dernier jour de ce voyage tant de fois maudit, dès que laurore commencera denvoyer quelques feux blêmes sur les cimes blanches des Sierras, et que ses rayons timides courront comme des souffles sur les pentes boisées, au milieu des gorges sabandonnant à ses baisers féconds, nous aurons atteint Truckee, le premier endroit qui mérite le nom de ville depuis le départ dOmaha, et nous sentirons déjà les premiers effluves du paradis californien venant à nous sur laile de la brise gonflée de parfums.
À Truckee, nous resterons une demi-heure ; cette petite ville est située à peu près au commencement des snow-sheds qui, maintenant, vont sétendre presque sans discontinuité sur une longueur de quarante à cinquante milles. Nous sommes au milieu même des montagnes qui, de tous côtés autour de nous, dressent leurs sommets couverts de neiges éternelles et entrouvrent sous nos pieds des ravines formidables où brillent tous les feux, où sépanouissent toutes les caresses de la végétation rendue à la liberté. Nous arrêtons, et maintenant, jusquà ce que nous ayons descendu le versant opposé des Sierras, les plus sublimes grandeurs de la nature vont se prodiguer sous lil insatiable du voyageur : nous en aurons, pendant une demi-journée, de quoi compenser peut-être pour les cinq mortels jours que nous venons de subir.
Je veux me recueillir un moment pour chercher limage des impressions encore si vivaces, si profondes, peut-être uniques dans ma vie errante, que jai éprouvées sur tout le parcours des Sierras Nevadas ; je ne pourrai pas les retracer, mais si jarrive seulement à en retrouver quelques reflets, jaurai fait beaucoup pour le lecteur, et pour moi-même qui en ai conservé un impérissable souvenir...
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La petite ville de Truckee est entourée de neige pendant toutes les saisons de lannée, sous un soleil radieux et piquant. Mais à côté de la neige sont les fleurs ; les glaciers des montagnes creusent leur lit et y restent, mordus en vain par le soleil qui ne peut percer leur épaisse couche, tandis que tout auprès la végétation revêt ses plus scintillantes couleurs.
Quatorze milles plus loin est le Sommet, le point le plus élevé quatteint le chemin de fer dans les Sierras. Nous y sommes à une hauteur de sept mille pieds, avec la perspective lointaine des plus hauts pics qui sélèvent jusquà dix et onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cest ici la ligne de séparation des eaux qui descendent des montagnes et qui toutes vont grossir une seule rivière, la Sacramento, qui débouche dans le Pacifique. Il nous reste deux cent quarante milles à faire pour atteindre San Francisco.
Nous touchons au terme ; chacun le sent à la figure épanouie des voyageurs, à leur regard brillant despérance. Le ciel, où courent des franges dazur et de pourpre, envoie mille rayons qui éblouissent le front argenté des Sierras. Sur ces hauteurs qui touchent aux nues, la nature prend un air de fête grandiose qui éclate comme une immense fanfare céleste ; la joie et la délivrance rayonnent dans ces superbes élans des montagnes qui cherchent à atteindre, chacune, le plus haut point possible de lespace : avec elles sélève lâme des voyageurs enfin affranchie de la pesante étreinte du désert ; le transport de la nature se communique à tout ce qui respire, et en la voyant si glorieuse et si fière de sexercer dans toute sa puissance, on se sent soi-même renaître et grandir sur les ailes infinies de limagination.
Oh ! quel spectacle et quel enchantement ! Ici vous tournez quelque cap gigantesque qui se dresse au-dessus dun abîme de quinze à dix-huit cents pieds ; à peine y a-t-il la largeur de la voie ferrée ; le train passe lentement, mesurément, un rien suffirait pour le précipiter dans labîme entrouvert ; le regard du voyageur, à la fois épouvanté et charmé, contemple avec ravissement et se détourne avec terreur ; cest que cet abîme est à la fois terrible et délicieux. Dans cette horreur béante la nature a enfoui, comme dans un refuge, ses plus brillants trésors ; elle la recouverte dun tapis de feuillages dorés et de fleurs ; on dirait une couche du paradis glissant aux sombres entrailles de la terre. Les vallées et les gorges des Sierras ont une grandeur magique et en même temps puérile, quelque chose de nouvellement éclos, frais, riant et formidable à la fois ; que dire en effet de ces immenses précipices qui nont rien de farouche que leur profondeur, et qui de tous côtés envoient au regard les mille rayons de leurs jardins, de leurs parterres émaillés ? Sur les flancs et jusquau fond des abîmes on peut voir de jolis petits villages de dix, quinze ou vingt feux, doù les habitants gravissent jusquaux plateaux à travers des sentiers bordés de plantes et darbustes aux feuillages de toutes les nuances ; on y voit aussi des rivières coulant au milieu dinnombrables détours, comme des serpents effrayés ; léclat fugitif de leurs flots se mêle avec celui de la végétation quils reflètent et quils animent, pendant que le spectacle de lindustrie humaine qui, même dans ces profondeurs, cherche des éléments à son activité, vient sajouter encore aux magnificences de la nature.
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Les pentes et les vallées des Sierras sont couvertes de pins exploités sur une grande échelle, en même temps que retentissent de toutes parts les travaux des mineurs disséquant les inépuisables mines dor et dargent.
On conçoit quun chemin de fer ne peut traverser une chaîne de montagnes en droite ligne, quil contourne sans cesse et suit chaque détour ; il ne peut pas escalader les pics ni plonger dans des gorges, et par conséquent la route à faire se trouve de beaucoup allongée, mais qui sen plaindrait dans les Sierras ? On ne se lasse jamais dun pareil spectacle. Le véritable beau a le privilège dêtre de plus en plus nouveau, de même quun sentiment profond puise de nouvelles forces dans sa durée et ne saltère jamais à aucun contact.
Lorsquon a descendu le versant opposé des Sierras, on commence à voir se dérouler dans un lointain magique les glorieux champs de la Californie. On entre en plein dans la vallée féconde de la rivière Sacramento ; tout ce que la nature produit sétale sous le regard ; les céréales de toute espèce, le maïs, les vignobles, les champs de moutarde et de betterave, des vergers qui contiennent tous les fruits imaginables, jusquaux plants de caféiers et de mûriers pour les vers à soie, tout cela flotte et se balance avec orgueil sur les mamelles gonflées du sol ; mais aussi, comme contrepartie, la poussière devient intense et les mouches intolérables. Le ciel est plein dazur et le soleil joyeux ; déjà quelques souffles affaiblis du Pacifique viennent toucher le front du voyageur qui sent sa vie renaître et lespoir sagiter dans son sein.
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À une heure de laprès-midi lon atteint Sacramento, capitale de la Californie, petite ville de dix-huit mille âmes, ravissante, lumineuse sous un ciel de pourpre qui, pendant des mois entiers, ne change point. Nous navons plus maintenant que quarante-six lieues à faire pour atteindre San Francisco, où nous serons le soir même à huit heures.
Sacramento est enveloppé darbres, de vergers odorants, et repose sur les bords de la rivière qui porte son nom ; on y arrête une demi-heure pour prendre le dîner, puis on se remet en route pour le Pacifique dont on voit au loin les rivages montagneux bleuir à lhorizon.
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Maintenant, nous allons traverser de nombreuses petites villes dont la population varie de deux mille à dix mille âmes ; nous sommes dans lÉtat le plus riche de lUnion américaine ; nous allons passer par lEldorado, dont le sol fourmille des ossements accumulés des chercheurs dor. Aujourdhui cest la culture de la vigne et des fruits qui fait la principale occupation de ses habitants ; la récolte du vin et du cognac donne jusquà trois cent mille gallons ; une colonie de japonais y a même introduit la culture du thé qui a réussi admirablement ; celle des vers à soie donne de forts beaux résultats, et lon voit arriver promptement le jour où cette terre favorisée du ciel produira également les épices de lAsie et les fruits des tropiques.
Nous atteignons Galt, doù un service de diligences conduit aux grands arbres de Calaveras, à soixante-dix milles plus loin sur le versant occidental des Sierras Nevadas. Ces arbres sont fabuleux ; ils sélèvent en moyenne à une hauteur de deux cent cinquante à trois cent vingt pieds, et leur circonférence, à la base, varie de soixante à quatre-vingt-quinze pieds. Ces rois de la forêt ont été pour un bon nombre baptisés ; le plus majestueux de tous, appelé le Père, maintenant abattu, mesure 435 pieds de long sur 110 de tour ; il faut une échelle pour monter sur son large tronc couché ; puis vient la Mère, haute de 321 pieds, lHercule, lHermite, lOrgueil des bois, les trois Grâces, le Mari et la Femme, la Vieille Fille, le Vieux Garçon, les Frères Siamois, les deux Gardes, tous des géants dont pas un na moins de deux cent soixante pieds de haut sur une circonférence moyenne de soixante-dix pieds.
Plus loin, sur la route du chemin de fer, se trouve Mariposa, doù le voyageur peut se rendre, sil le désire, à cheval, jusquà la vallée du Yosemite, la plus grande merveille naturelle qui soit au monde.
Cette vallée fut découverte pour la première fois en 1856 ; elle a huit milles de long sur un mille et demi de large... La rivière Merced y pénètre par une série de chutes qui tombent entre de véritables murailles de granit dune hauteur de deux mille à six mille pieds. Ce nest pas saisissant, cest magique, cest inconcevable, cest un rêve de limagination dans un monde fabuleux. Lune de ces chutes, la Ribbon, a jusquà trois mille trois cents pieds de hauteur, une autre deux mille six cents pieds, le Voile de la Vierge mille pieds, la Nevada sept cents pieds, la Vernal six cents pieds... etc... toutes encaissées étroitement entre des blocs formidables et tombant à pics comme si quelque main puissante les précipitait avec colère dans les entrailles sans fond de la nature.
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À six heures du soir on atteint Brooklyn, petite ville formée surtout des résidences privées des marchands de San Francisco. On traverse une rivière étroite et voilà Oakland avec ses chênes verts, ses vergers, ses parcs, ses jardins et ses vignobles. Oakland est noyé dans un océan de feuilles et de fleurs ; cest la ville des cottages délicieux, parfumés, paisibles, enfouis sous lombrage. Sur le rivage, qui est celui de la baie même de San Francisco, aboutit une longue jetée de deux milles environ, que suit le chemin de fer, et au bout de laquelle attend le ferry qui va traverser les voyageurs à la grande métropole du Pacifique. Cest à cette jetée que dinnombrables navires, de toutes les parties du monde, viennent charger et décharger leur marchandise ; cest aussi là le terme extrême de toutes les lignes de chemins de fer de lOuest ; après, cest lOcéan, limmense mer du sud, le Pacifique qui ne sarrête plus que sur les rivages du berceau du monde, lAsie, le plus vaste des continents, le plus peuplé, le plus ancien, et cependant peut-être encore le moins connu.
Enfin, nous voilà arrivés, cest fini. Il est sept heures et demie du soir ; à huit heures, nous serons dans San Francisco ; il ny a plus quà traverser la baie qui nous en sépare. Nous avons fait un voyage plein de fatigues et de déceptions ; maintenant, en quelques minutes, tout ce rêve de poussière et de sable sest enfui ; limplacable ennui sest dissipé par enchantement ; les passagers se reconnaissent à peine entre eux ; leur figure sest épanouie et leur regard éclate ; cest la délivrance qui leur est apportée ; ils sont sortis de leur prison de fer et de feu, et maintenant ils aspirent avec une poitrine bruyante et enivrée les puissantes senteurs du Pacifique.
* * *
San Francisco apparaît sur le rivage opposé, vaguement enveloppé par les dernières lueurs du crépuscule. Lamphithéâtre inégal de ses collines, que les rues gravissent en ligne droite, semble une image brisée dans le rêve ; tout le monde regarde avec un il ardent la ville tant désirée ; la brise fouette en plein les visages, et court en frissonnant dans les voiles et les mantilles ; il y a comme un tressaillement de vie nouvelle, et à mesure que le bateau avance, le tumulte qui sétait fait à lembarquement sapaise par degrés. Dans ces arrivées aux ports lointains, il y a quelque chose de solennel qui simpose à toutes les imaginations. Seul, accoudé sur lavant du bateau, sourd à tous les mouvements et à tous les bruits, je regardais se dessiner petit à petit la ville à qui jallais demander un refuge, loubli, et peut-être une rénovation. Maintenant un abîme me séparait de tout ce qui mavait aimé, un abîme que je croyais ne pouvoir plus jamais franchir. À quoi bon ? On ne met pas à plaisir onze cents lieues entre sa patrie et soi, et quand on a eu la force de faire un pareil voyage malgré toutes les peines morales et physiques, on ne songe guère à le recommencer. Je croyais larrêt de ma vie désormais irrévocable, et ma condamnation prononcée sans retour.
Jétais parvenu à ce rivage lointain, épave brisée, reste mutilé et sanglant dune vie sans cesse portée daventures en aventures. A cet âge où la plupart des hommes ont trouvé une carrière définitive ou du moins une base pour le prochain édifice de lavenir, moi, proscrit volontaire, jerrais encore et jallais demander à linconnu de nouveaux mystères et sans doute aussi de nouvelles douleurs. Ah ! seulement deux mois auparavant, je naurais pas cru devoir être ainsi jeté en proie à de nouveaux souffles du destin ; javais tout fait de cur et de tête, pendant plusieurs années, pour prévenir le retour des orages ; je métais assis à lombre dune espérance bien chère, et javais cru que cela me suffirait pour donner un objet désormais bien déterminé à tous mes travaux ; jétais las des secousses et des ballottements continuels dune vie que rien navait pu ni fixer ni contrôler.
Malgré tous les désenchantements, javais encore assez de jeunesse pour abandonner toute mon âme aux illusions du sentiment et de lidéal ; il me restait tout ce quil fallait pour construire, même avec les matériaux flétris dune existence désabusée, un avenir digne encore de mon ambition et des espérances que lon fondait sur moi. Soudain, en un jour, tout sétait écroulé ; il y a des hommes marqués dun sceau fatal, et le noir génie ne les abandonne jamais. Près de toucher au rivage, une tempête men arrachait tout à coup sous un ciel plein dazur et de promesses.
Repoussé, désespéré, convaincu enfin que le bonheur, ou du moins le repos, ne moffrait quun mirage et que toutes les déceptions se hâteraient de me frapper lune après lautre, je métais enfui, ne demandant plus rien à la Providence, ni à lespoir, ni à ma propre volonté. Je me sentais mort avec toutes les apparences de la vie, et le quelque bruit qui se faisait autour de mon nom résonnait en moi comme les coups frappés sur une tombe muette.
À quoi bon donner au public et à mes amis le spectacle dune chute aussi profonde et dun désenchantement si inattendu, si inexplicable quon leût pris pour une dérision ? Jétais donc parti, cadavre pensant, agissant, qui navait plus de conscience que pour souffrir, et à qui le souvenir restait seul pour arroser de larmes le sépulcre de lâme. Jarrivai à San Francisco brisé, accablé de fatigue, tellement vaincu par la souffrance que je me demandais sincèrement combien de jours il me restait à vivre. Cette belle ville, cette splendide nature, cette baie glorieuse, coupée de promontoires hardis... que mimportait tout cela ? Est-ce quil est quelque chose de beau pour celui qui na plus que le regret, et quelles magnificences de la nature peuvent arrêter ou sécher une seule larme ? En débarquant avec le flot des passagers joyeux, agités, impatients de revoir leurs amis, leur serrant la main avec transport, retrouvant les uns une patrie, les autres lobjet de longues convoitises, ce que jéprouvai je ne puis le dire, je nai plus de pensée pour cela, et toutes les paroles seraient stériles ou vides.
* * *
Je pris machinalement lomnibus qui menait à lhôtel, je traversai plusieurs rues brillantes, animées, où la lumière se déversait comme un ruisseau dargent, je vis pour la première fois cette foule bigarrée, si diverse, si curieuse, si remuante, qui remplit jour et nuit la ville la plus cosmopolite au monde, et jarrivai au bout dun quart dheure à un somptueux édifice, situé dans la plus belle rue de San Francisco. Cétait le Lick Houle, où jallais minstaller et attendre... quoi ? je nen savais rien, car je navais ni ambition, ni but, ni désir ; il me semblait nêtre plus quune machine obéissant à une impulsion inconnue, mais fatale, irrésistible.
Je montai et pris ma chambre qui donnait sur un vaste carré de lhôtel ; il ny avait donc devant moi ni vue, ni horizon, rien que la morne silhouette de quatre murs percés de croisées. Lorsque je me vis seul, bien seul dans ce tombeau, et que je pensai que vraiment douze cents lieues me séparaient de ma pauvre patrie, de mes amis, de ma famille perdue sans retour... Oh ! pardonnez-moi, vous tous qui me lisez, pardonnez-moi si tant de faiblesses viennent à chaque instant interrompre le cours de mon récit... en ce moment le monde se déroba sous moi, des ténèbres poignantes menveloppèrent de toutes parts, le vide immense, le vide affreux sentrouvrit brusquement, je maffaissai sur mon lit, et là, un torrent de sanglots comme jamais nen versa âme humaine jaillit de ma poitrine brisée.
Hélas ! où étais-je donc, moi qui, quelques semaines encore auparavant, croyais lavenir si sûr et tenais sous ma main de si faciles espérances ? Perdu, isolé comme le dernier des hommes au milieu dun monde absolument étranger, il ne me restait aucune ressource, pas même celle de lamitié pour les mauvais jours, pour les épreuves qui sans doute ne tarderaient pas à naître. Cétait donc pour cela que javais, depuis deux ou trois ans, ramassé péniblement les ruines encore intactes de mon passé pour en refaire une vie nouvelle ! Cétait pour cela que javais tant subi, tant lutté, tant vaincu de préjugés, tant remonté de courants ! Cétait pour cela que je métais détourné des portes désormais largement ouvertes pour moi dans mon pays, cétait pour venir entre ces quatre murs nus, froids, sans un souvenir, sans un regard, et doù peut-être je ne sortirais jamais !
Cette heure fut pour moi la plus terrible depuis mon départ du Canada. Tant que javais été secoué, emporté dans le chemin de fer, le bruit et le spectacle toujours nouveau avaient pu de temps à autre métourdir ; mais maintenant, jétais seul, seul dans le silence, dans la nuit et dans lexil... Eh bien ! jai traversé cette heure comme bien dautres depuis, et cest aujourdhui seulement que je sais tout ce quil y a encore de vigueur et de ressources dans une vie que lon croit à jamais détruite.
Deuxième partie
I
Lhôtel où jétais descendu était tout simplement princier ; il marrive de faire de ces plaisanteries. Quand le destin massaille outre mesure et que je nai plus dautre ressource, je le stupéfie par quelque boutade qui le met en déroute. Cest le système de Gavroche. Il ny a pas de philosophie qui vaille un pied de nez, et la chiquenaude est la plus grande des forces.
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Il y a dans San Francisco trois grands hôtels qui sont des édifices étonnants. Rien, dans les autres villes américaines, napproche de ce luxe et de cette splendeur : ces trois hôtels sont le Grand, lOccidental et le Lick. On y marche sur des tapis bondés qui étouffent le bruit des pas ; on y est enveloppé dans une atmosphère de velours et de draperies flottantes qui ont lair de vouloir vous porter ; les salles et le passage principal sont peints à fresques ; la salle à dîner resplendit comme un vestibule de lEden. Lampleur et les dimensions sont en proportion du luxe ; le grand escalier du centre est monumental, et il y a des centaines de chambres donnant toutes sur de larges et lumineux corridors. Évidemment le propriétaire du Lick House devait être un demi-dieu couvert dune armure dor, peu accessible, si ce nest peut-être, par curiosité, à des voyageurs venus de très loin, et je calculais que douze cents lieues constituaient peut-être une distance raisonnable. Dès lors, jeus une idée fixe ; connaître à tout prix ce mortel surhumain, lui faire apprécier mon éloquence, et lamener par la force des choses, sinon par celle de la parole, à quelque concession qui lui fit honneur.
Mais avant daller plus loin, je veux de suite faire connaître San Francisco à mes lecteurs dans tous les détails que jai pu saisir, avec toute lobservation que jai pu mettre en cinq jours seulement que jy suis resté.
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San Francisco est bâti à peu près en amphithéâtre sur des collines sablonneuses de plusieurs centaines de pieds de hauteur. Ses rues sont droites comme celles de toutes les villes américaines, ce qui détruit en grande partie leffet de la situation et choque lil du voyageur qui sattend au pittoresque dans toute sa liberté. Cette ville de cent soixante-quinze mille âmes aujourdhui, navait quune maison en 1835. Son climat est le plus beau qui soit au monde, remarquable par son uniformité, la température ne variant que denviron dix degrés dans tout le cours de lannée. On ny distingue guère que deux saisons, la belle saison et la saison pluvieuse. Celle-ci commence avec le mois de novembre et finit avec le mois davril ; mais la pluie ne tombe guère que la nuit, de sorte que les jours restent beaux et clairs, avec une température moyenne de cinquante-quatre degrés. En janvier, toute la Californie est couverte de fleurs, et au mois de mai les céréales commencent à mûrir. Durant toute lannée les nuits sont fraîches. À San Francisco, vers quatre ou cinq heures de laprès-midi, la brise de la baie sélève et de légères brumes courent dans lair jusquà laurore du lendemain. On voit alors les hommes revêtir le pardessus et les dames senvelopper les épaules dans délégantes fourrures.
Grâce à un climat aussi favorisé du ciel, lactivité et le mouvement de San Francisco se prolongent bien avant dans la nuit. Cest la ville américaine qui ressemble le plus sous ce rapport aux villes dEurope : lheure où lon voit le plus de monde dans les rues principales est entre onze heures et minuit, à la sortie des théâtres, de lopéra et des restaurants. Cest alors que toute la gent fashionable déborde sur les trottoirs au milieu de torrents de lumière : les hôtels, les cafés, les restaurants, les saloons resplendissent. Ce quil y a de saloons et de débits de tabac dans San Francisco est inimaginable ; on les trouve à chaque vingt-cinq ou trente pas. La Californie produisant sa propre bière, ses vins et son brandy, ces boissons coûtent moins cher que dans le reste des États-Unis. Pour dix cents on a un verre de tout ce quon peut désirer ; mais, chose singulière, rien ne coûte moins de dix cents, si ce nest le laper beer, lunique laper qui en coûte cinq. Le Californien ne samuse pas à compter des sous, dautant plus que chez lui les cents américains nont aucune valeur et ne sont pas reçus.
Voici quelque chose qui va surprendre le lecteur. Dans un État de lUnion Américaine, la monnaie légale, le papier des États-Unis nest daucun usage ! les Californiens ne se servent jamais que dor ou dargent, ils ignorent les greenbacks. On ne serait pas admis parmi eux à payer quoi que ce soit avec du papier. Celui qui voudrait se prévaloir de la loi et forcer son créancier à recevoir des greenbacks, aurait peut-être raison devant les tribunaux, mais il serait perdu dans lopinion. Si vous navez que du papier, hâtez-vous de le faire changer chez le premier courtier venu ; vous recevrez indifféremment de largent ou de lor, largent ne subissant quun escompte dun demi pour cent. LÉtat qui produit à profusion tous les métaux précieux, peut, à bon droit, se passer dune monnaie fiduciaire soumise à toute espèce de fluctuations.
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Les maisons de San Francisco sont en brique ; beaucoup sont en bois, surtout les belles résidences éloignées du centre des affaires : dautres sont en fer peint. Il ny a quun seul édifice en pierre dans toute la ville, cest la Bourse. La raison en est quil ny a pas de carrières jusquà une grande distance dans lintérieur : pour bâtir la Bourse, on a fait venir de la pierre de Chine ; mais comme les pierres de lédifice étaient taillées et numérotées davance, on a dû faire venir en même temps les ouvriers qui les avaient préparées, pour quils les plaçassent eux-mêmes. Si la plupart des maisons sont en brique, ça ne se voit guère, attendu quon recouvre généralement la brique dune couche quelconque, que lon peint ensuite de façon à lui donner lapparence de la pierre de taille. Les habitants de San Francisco nont pas lair de tenir essentiellement à léclat extérieur de leurs bâtisses, si ce nest pour leurs écoles dont ils sont particulièrement fiers, et quils dotent à qui mieux mieux avec une émulation jalouse.
Les loyers sont énormément chers, et cependant les hôtels, les restaurants et les cafés pullulent. Cest que la vie, à San Francisco, comme dans les villes européennes, est presque toute extérieure ; le chez-soi est secondaire, le San-Franciscain étant généralement un homme venu dailleurs, dont lexistence, toujours à la poursuite de la fortune, est dune activité incessante. Sa ville ne lui offre pas de traditions et lidée de famille ny est encore quen germe. Vous entendrez des gens qui ont vécu dix, quinze ans à San Francisco, dire quils ny sont quen passant, et que bientôt ils retourneront chez eux. Mais ce bientôt ne vient presque jamais, tant lhomme, une fois lancé à la poursuite de lor, ne peut plus sarrêter dans cette course. Le Californien ne saperçoit pas des années quil vit ; il nen a pas le temps ; il les dévore et en est dévoré lui-même, et lorsquarrive le terme, il tend encore la main vers lavenir doré. Les Français surtout, qui vont en Californie, nont pas la moindre idée de séjour, et cependant ils y meurent presque tous, après de longues années passées dans laccumulation des richesses.
De tous les Français émigrés aux États-Unis, ce sont ceux de San Francisco qui ont le mieux prospéré. Ils sont au nombre denviron quatre à cinq mille, dont une bonne partie est riche et quelques-uns cinq à dix fois millionnaires. Ils sont généreux, paient de leur bourse dans toutes les occasions, et souscrivent surtout pour la France avec une libéralité passée en proverbe qui fait voir combien le patriotisme est obstiné et survit à tout dans lâme du Français.
Ce sont eux qui ont fondé les plus beaux restaurants et cafés de la ville et qui ont inculqué à San Francisco les murs et les habitudes de leur pays. Mais ils nont aucune prétention à y former un groupe à part, comme ils le font à New York et dans dautres villes américaines. San Francisco étant une ville essentiellement cosmopolite, formée des éléments les plus nombreux et les plus divers, il ne saurait y exister de distinctions nationales ; tous les groupes se confondent dans lensemble et chacun nest quun passant au milieu dautres passants courant sur une mer de sable.
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Rien ne frappe comme ce caractère nomade imprimé en quelque sorte sur la physionomie de chaque habitant de San Francisco ; il semble aussi étranger dans sa ville que celui qui y est arrivé de la veille. Il va et se déplace sans cesse, court dans lintérieur ou suit le littoral de la Californie où partout lappellent des affaires et des entreprises ; il semble ne garder San Francisco que comme un pied-à-terre, comme une base dopérations où il vient de temps à autre pour se procurer tout ce dont il a besoin ou tout ce quil désire. Les hommes de toutes les parties du monde se donnent incessamment rendez-vous dans cette ville unique qui offre des types à profusion ; mais il ne faut pas y avoir lair de sétonner de quoi que ce soit, attendu quon passerait son temps à sétonner et quon aurait lair naïf. Il nest pas permis à San Francisco de trouver rien de curieux, parce que tout y est curieux et que le lendemain varie déjà davec la veille.
Les Chinois y abondent ; on dirait quils forment la grande moitié de la population ; ils remplissent les petites industries, celle du blanchissage surtout dans laquelle ils sont passés maîtres. À chaque coin de rue presque, vous trouvez une petite blanchisserie chinoise où 7 à 8 hommes, jour et nuit, lavent, empèsent et repassent. Chose singulière ! on voit rarement des Chinoises dans les rues ; que font-elles ? je nai pas eu le temps de lapprendre : mais toujours est-il que la vue continuelle de mon sexe, même sous la forme nouvelle et fantasque dun Chinois, commençait à magacer, lorsque, tout à coup, quarante-huit heures au moins après mon arrivée, je vis passer une créature quelconque avec deux longues tresses de cheveux pendant jusquaux genoux de chaque côté de la tête. Son costume différait peu de celui des Chinois que jétais habitué à voir ; le pantalon seulement avait plus dampleur, la jaquette était plus large, le pied beaucoup plus petit et la figure moins écrasée. Cétait une Chinoise... enfin ! Je regardai cette fille du Céleste Empire, qui avait déjà le dos tourné et qui fuyait sans se rendre compte de lintensité de mes regards qui la parcouraient en tous sens. Sans ses deux tresses de cheveux jaurais passé droit, mais que faire devant cette révélation inattendue ? Je nen étais pas encore à mécrier : « Voir une Chinoise, et puis mourir ! » mais javoue que je désirais vivement en avoir le cur net, et que ce nétait pas trop de la vue dune seule Chinoise contre tant de Chinois dont je commençais à être blasé. Du reste, cest la seule que jaie aperçue ; mais jai appris ensuite que la seule différence apparente qui existe entre le Chinois et la Chinoise est dans les deux tresses de lune et la queue de lautre. Cela suffit probablement, mais il est bon dêtre prévenu. Un dernier détail. Ces deux tresses sappellent des ailes et sont portées dans toute leur longueur, tandis que le Chinois remonte ordinairement sa queue et la roule en toque sur le derrière de la tête comme un épais chignon.
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Jai parlé plus haut dhôtels et dédifices publics. Il nest pas permis à ce sujet de passer sous silence le nouvel hôtel de ville en voie de construction. Cest quelque chose de merveilleux qui fait voir la richesse et la libéralité des citoyens de San Francisco : cet édifice ne coûtera pas moins de dix millions et aura la forme dun triangle ; lun des côtés de ce triangle aura huit cents pieds de front, lautre six cent soixante, et le troisième cinq cents. Le corps de lédifice aura une hauteur de quatre-vingt-dix pieds et sera surmonté dun dôme, de clochetons et de flèches, en même temps que flanqué de tours dune structure vraiment monumentale ; le dôme, entre autres, aura une circonférence de deux cents pieds et sera supporté par douze colonnes massives en fer dune hauteur de soixante pieds, à partir du deuxième étage. Tout le milieu de lédifice sera laissé libre depuis le rez-de-chaussée jusquau sommet de la voûte, une hauteur de 120 pieds, et lon y pénétrera par un large vestibule circulaire dun diamètre de 80 pieds débouchant à un portique de vingt-cinq pieds de largeur. Cet hôtel de ville est lorgueil des San Franciscains, et cest la première chose quils montrent à létranger surpris des dimensions et du luxe dun pareil édifice dans une ville si jeune et comparativement si peu peuplée.
Quant aux hôtels, cest un autre sujet détonnement. Il y en a trois principaux que jai nommés ci-dessus ; mais à part ceux-là, il y en a une quantité dautres de deuxième et de troisième classe, et ainsi de suite jusquau boui-boui de lémigrant sur les quais. Les trois hôtels de premier ordre se touchent presque, et il sen bâtit un quatrième à deux pas deux qui les rejettera tous dans lombre : à ce compte, il faudra que ce soit un palais des mille et une nuits. On se demande à la vue de ces immenses et somptueux édifices ce qui peut les alimenter et les entretenir dans un luxe pareil. San Francisco nest en somme quune ville de 175,000 âmes, et les voyageurs qui y viennent, tout nombreux quils soient, ne le sont pas encore cependant assez pour justifier tant de millions jetés dans une industrie qui doit avoir des bornes.
Piqué de curiosité à ce sujet, je minformai directement au propriétaire du Lick House, que javais réussi à aborder : « Les grands hôteliers de San Francisco, me dit-il, ne font pas dargent, tout au plus deux ou trois pour cent. Mais comme ils ont déjà leurs capitaux placés dans toutes les entreprises de la Californie, dans les compagnies de tout genre qui ont un objet sérieux, et quil leur en reste dont ils ne savent que faire, ils construisent des hôtels en vue de lavenir. Ce qui, aujourdhui, ne donne que deux pour cent, en donnera vingt dans dix ans. Il sagit de bâtir notre ville, et cest là un des moyens que nous employons.
Comment ! lui dis-je, vous êtes à ce point millionnaire que tous les grands travaux qui se font dans un pays merveilleux comme le vôtre ne vous suffisent pas et que vous avez encore de largent dont vous ne savez que faire ? Eh morbleu ! avec ce que vous a coûté le Lick House, on pourrait faire chez nous le chemin du Lac Saint-Jean... Le Canada ! voilà, par exemple, un pays où vous trouveriez à placer vos capitaux...
Oui, il en est ainsi, reprit mon propriétaire, et ce nest pas tout. Savez-vous que tous les ans je donne vingt à trente mille dollars aux institutions de la ville, à part tout ce que je me laisse prendre pour une foule de petites charités que je ne compte pas et qui me coûtent bien de dix à quinze mille dollars ? »
Que pouvais-je dire ou demander de plus à un pareil homme ? Je minclinai profondément, en murmurant à part moi combien était heureux le pays dont les institutions méritaient un pareil dévouement et un pareil enthousiasme. Le Canada était alors à dix mille lieues de ma pensée.
II
On ne sattend pas sans doute à trouver dans une ville qui date de trente ans à peine beaucoup de monuments, de curiosités historiques ou dantiquités. Cependant, si lon se donne la peine de gravir lamphithéâtre de sable qui domine la ville et quon pousse droit devant soi vers le rivage opposé du Pacifique, on arrive à une vieille construction âgée exactement dun siècle, et qui nest autre que la célèbre Mission Dolores. Mais pour y arriver, il faut passer à travers une brise glaciale qui souffle tous les jours de la mer, et qui soulève des nuages de sable tout autour de soi.
Cet établissement a été fondé en 1775 par des missionnaires espagnols qui, pendant soixante ans, exercèrent une autorité presque absolue sur les indigènes sauvages de la Californie. À son époque de gloire et de prospérité, la Mission possédait jusquà soixante-seize mille têtes de bétail, trois mille chevaux, huit cents mules, quatre-vingt mille moutons, cinq cents paires de bufs à labour, cent quatre-vingt mille boisseaux de froment et dorge, et pour soixante-quinze mille dollars de marchandises.
Cétaient là des missionnaires qui gagnaient le paradis par un chemin assez agréable : heureusement que les flots de poussière qui les enveloppaient sans cesse leur rappelaient lorigine et les fins dernières de lhomme ! !...
La plus grande partie de cette immense fortune fut confisquée jadis par le Gouvernement Mexicain, de sorte que lorsque la Californie devint partie intégrante de lUnion Américaine, en 1848, il ne restait de lantique Mission que lédifice proprement dit, avec ses murs en adobe, léglise qui était contiguë et le terrain qui lentourait. Cest ce quon peut voir encore aujourdhui, malgré que le temps ait détaché du vêtement de lédifice bon nombre de pièces dadobe, sorte de brique faite avec de la terre pétrie, séchée et durcie au soleil.
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Plus loin, en revenant vers la ville, on atteint les Woodward Gardens, jardins zoologique et botanique, où se trouvent en outre une galerie des arts et un musée ornithologique.
Je ne crois pas quil existe au monde rien daussi complet en son genre. Sans doute quil faut laisser de côté les grands musées et les jardins publics de lEurope, où depuis des siècles la science rassemble toutes les variétés possibles des trois règnes de la nature ; mais rappelons-nous que le jardin Woodward est une propriété privée ouverte au public seulement depuis 1866, et que déjà il renferme, par le nombre et le choix des espèces, de quoi faire lorgueil dune grande ville.
Il y a quatorze ans que M. Woodward a conçu la création de ce jardin, simplement pour embellir les environs de sa demeure. Mais entraîné bientôt par lesprit dentreprise des hommes de sa race et de son pays, il ne tarda pas à lagrandir et à le meubler des sujets les plus curieux et les plus rares de lhistoire naturelle. Pour cet objet il fit creuser des grottes, des lacs, élever des collines artificielles, dresser une ménagerie et un aquarium, préparer des terrains pour les grands pachydermes de lAsie et de lAfrique, construire un musée de fossiles, un autre pour toutes les espèces doiseaux connus, une galerie de peinture, de sculpture, et enfin des serres chaudes où étincellent, sous les baisers dun soleil toujours égal et le reflet ardent des vitres, les plantes les plus brillantes des deux hémisphères.
Ce jardin est une promenade en même temps quune étude, et lon peut y passer des journées entières sans avoir tout vu. Il y a des retraites ombragées, parfumées et discrètes, pour le visiteur qui vient se reposer et recueillir ses notes, sil appartient à la catégorie de ceux qui visitent pour apprendre. Il y a aussi une salle de musique, un grand café, et des fontaines et des bassins et des jets deau qui retombent sur des tapis de verdure émaillés des fleurs et des plantes les plus rares.
Le musée ornithologique surtout est des plus complets. Laquarium renferme une variété fort curieuse des poissons, mollusques et zoophytes du Pacifique, et la ménagerie est peut-être aussi considérable que celle de Barnum lui-même : cest une bonne partie de larche de Noé qui est enfermée dans ces boîtes à barreaux de fer où lhomme pourrait bien souvent prendre place au lieu du tigre ou de lhyène. Oui, certes, je trouve quil y a un être encore plus féroce que le fauve le plus cruel, cest lhomme qui lemprisonne. Il mest impossible quand je visite une ménagerie, de me défendre dun serrement de cur. Si la science a des droits, quels peuvent être ceux de la simple curiosité et que peut avoir à faire la science elle-même avec ces pénitentiaires danimaux ?
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Pour étudier les murs des bêtes, il faut les avoir libres sous les yeux. Lanimal prisonnier se dénature, lanimal féroce surtout. Quest-ce quun aigle sur un perchoir ? Limmensité en prison, cest la chose la plus triste, et jajoute la moins instructive qui soit. Cette énorme poésie des solitudes vastes prises au piège par lhomme, le hérissement orageux de la crinière du lion se heurtant aux planches dune boîte de six pieds carrés, nest-ce pas odieux ?
Quel sombre supplice pour le lion superbe, toujours indompté, que la canne dun passant qui le taquine à travers les barreaux de sa cage ! Le désert en proie aux curieux, quelle ironie lugubre ! La prison pour les malfaiteurs, ça nest pas déjà bien attrayant, mais que dire dune prison qui collectionne ! En voyant ces grands muets effarés, quaucun dompteur ne parvient jamais à abrutir complètement, je me sens pris dun attendrissement réel, et jai envie de consoler le tigre, dembrasser le léopard.
Puisquil faut absolument des collections vivantes à la curiosité bête et cruelle, pourquoi ne pas les rendre instructives en plaçant lanimal enfermé dans un milieu où il puisse se ressembler davantage à lui-même ? Pourquoi ne pas lui creuser de vastes fosses, des antres profonds, un simulacre de solitude, où il puisse trouver la nuit quil aime au lieu de la foule qui lahurit ? Ce lion, condamné au soleil forcé, quon lui rende au moins son droit à lombre. Alors, vous le verrez moins peut-être, mais vous létudierez mieux. Il reprendra en partie sa vie et ses murs. Ce sera toujours un peu cruel, mais au moins ce ne sera pas tout à fait inutile.
Mais à quoi bon sétendre là-dessus et que dire ? Léducation de lhomme vis-à-vis de lhomme est à peine commencée, comment veut-on que léducation de lhomme vis-à-vis de la bête soit faite ?
III
Jétais arrivé à San Francisco un samedi soir. Cest là mon sort ; le dimanche mattend partout ; que je fasse cent milles ou douze cents lieues, je le trouve toujours au bout de ma route. Mais pour le moment je ny songeais guère ; le contentement physique davoir enfin terminé le plus monotone et le plus fatigant des voyages me faisait oublier tout le reste. Revenu de ma première émotion, je me mis à contempler létat de ma personne ; je ressemblais dassez près aux Indiens que javais vus le long de la route. Le soleil vif, la suie, la poussière avaient imprimé sur moi et sur mes habits toute espèce de couleurs qui étaient devenues avec le temps comme des couches superposées sur mon épiderme. Je courus me jeter dans un bain où je restai deux heures à me frotter avec rage, mais cest à peine si jarrivais jusquà moi-même ; ce nest pas en deux heures quon se débarrasse de neuf jours de poussière accumulée. Mes cheveux surtout étaient imprégnés jusque dans leurs racines, et javais beau plonger et replonger ma tête, je ne faisais que délayer sans enlever. Toutefois je sortis du bain réconforté et rafraîchi, mais encore loin du résultat voulu ; cétait à recommencer plus dune fois. Il était alors onze heures du soir.
Je sortis ; les théâtres, les cafés, les restaurants vomissaient sur les rues leur élégante clientèle. Une troupe dopéra française faisait alors fureur et attirait la population de toutes les races. Latmosphère était fraîche et la lumière joyeuse ; de tous les saloons, de tous les hôtels, on sortait et on y entrait à chaque instant ; cétait un va-et-vient bruyant et divers. Je regardais passer et repasser à mes côtés ce flot incessant ; jallais jusquau bout dune rue, puis je revenais. Je marrêtais et jécoutais ; je cherchais quelque visage connu, quelque voix qui me rappelât un souvenir. Fût-il au fond dun désert, lhomme prête ainsi loreille instinctivement : il ne peut pas se croire seul dans la solitude même, tant est poignante et répugnante la pensée de lisolement absolu.
Jentrai dans plusieurs saloons et pris un verre chaque fois, jallumai quatre à cinq cigares ; la marche ne pouvait me lasser, jen étais au contraire insatiable ; mes membres roidis par neuf jours de chemin de fer se délassaient avec bonheur. Enfin, bien après minuit, le mouvement commença de sapaiser, bon nombre de lumières séteignirent, les musiques des cafés-concert et des basements se turent, la foule samincit, puis se dispersa, et il y eut comme un silence pénible, semblable au rêve dun sommeil agité.
Je songeai à rentrer chez moi. Chez moi, cétait chez tout le monde. Ce qui mattendait au bout de ma course, cétait lhôtel où deux à trois cents personnes, toutes étrangères, toutes indifférentes, avaient pris comme moi un domicile dun jour. Javais déjà vu beaucoup de choses dans ces deux heures passées sur les trottoirs. Jentrai, mais je ne sais quel froid me saisit subitement au cur ; lexcitation fébrile avait disparu ; il me sembla en mettant le pied sur le marbre froid du vestibule de lhôtel que je foulais les dalles dune vaste tombe. Et, en effet, quétait-ce pour moi que ce splendide édifice, sinon comme un décor somptueux à mon abandon ?
Je montai. Les vastes corridors étaient silencieux ; çà et là un bec de gaz affaibli jetait une lumière mélancolique à langle dune allée ; presque tous les hôtes avaient regagné leurs chambres ; quelques fenêtres brillaient bien encore, mais aucun bruit ne se faisait entendre. Jarrivai au numéro 65 ; ce numéro, cétait chez moi. Jentrai, je ne savais pas au juste ce que je venais faire là. Une espèce de terreur vague, pleine de fantômes et dimages où se confondaient langoisse et les souvenirs, avait soudain envahi mon cerveau. Jallumai le gaz de ma chambre et jattendis... quoi ? que pouvais-je attendre ? Je ne sais. Il est des heures dune angoisse telle que lhallucination est irrésistible. Il me sembla que ma sur était près de moi et quelle allait ouvrir ma porte pour se précipiter dans mes bras ; il me sembla que ma mère, que je navais jamais connue, écartait le plafond de ma chambre et venait doucement vers moi pour me prendre dans ses ailes : je revis la patrie absente, les amis perdus pour toujours, je prononçai quelques noms chers entre tous, des noms que ma pensée retenait quand même, et que mes lèvres ne peuvent désapprendre, et puis je ne sais, je ne me rappelle pas... un bourdonnement subit emplit mes oreilles et la nuit tomba sur mes yeux. Mon corps épuisé et mon cur brisé succombaient : quand je revins à la vie, lentement, il me sembla que tout oscillait autour de moi, je me sentais porté comme sur un navire flottant ; puis quand jeus recouvré tout à fait connaissance, je me trouvai étendu sur le parquet de ma chambre avec des filets de sang déjà caillé le long de mes joues. Je regardai avec peine ma montre ; il était deux heures. Javais froid, un tremblement convulsif magitait des pieds à la tête et mon cur battait à me sortir de la poitrine. Jétais pris dune attaque formidable de la maladie qui mavait inspiré à son début de si mortelles angoisses, et qui revenait subitement avec une violence rendue terrible par tant démotions répétées.
Ah ! quelle nuit affreuse ! Pendant deux heures je sentis les soulèvements répétés et violents de ma poitrine, que rien ne pouvait calmer ; je crus que jallais mourir, mourir là, seul, loin de tous les miens, sans un ami pour entendre ma dernière parole !
Alors, je pris rapidement une feuille de papier et jécrivis quelques mots ; mais ma main tremblante ne pouvait tenir la plume ; jessayai de me mettre au lit, et linstant daprès je me relevai ; aucune posture ne métait supportable. Enfin vers le jour seulement, brisé, anéanti, je massoupis sur une chaise et trouvai quelques heures de sommeil. Quand je méveillai, la matinée était déjà avancée ; le soleil glissait de longues franges dor sur les murs de lhôtel et tombait comme une pluie sur les toits scintillants. La ville était pleine de murmures et semblait me convier à la fête éternelle de lactivité humaine. Je mhabillai à la hâte et je sortis.
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Toute la journée du dimanche, je la passai à battre la ville ; chemin faisant, à droite et à gauche, et dans un café français que je venais dadopter, je pris des renseignements.
Javais cinq à six lettres de recommandation extrêmement flatteuses et qui meussent beaucoup servi, je nen doute pas, mais déjà je commençais à ne plus me soucier de leur utilité.
Quand jétais parti du Canada, je métais dit machinalement, et comme pour avoir une raison, que je tirerais au moins le plus grand parti possible de mon voyage et que je me caserais aisément au Courrier de San Francisco, un journal qui a fait gagner quelques centaines de mille dollars à son propriétaire. Mais maintenant, une fois arrivé, après vingt heures à peine passées dans cette ville étrangère, sans un ami, sans même un compagnon de circonstance, jen avais déjà horreur ; jessayai toutefois pour la forme, et sans la moindre intention den tirer parti, de présenter mes lettres de recommandation.
Après trois jours de démarches, dallées et venues de toute sorte, jen étais arrivé à découvrir que sur cinq personnes à qui je devais madresser, deux demeuraient bien loin de San Francisco, une troisième voyageait dans le Pérou et les deux autres étaient en tournée dans lintérieur du pays.
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Restait le propriétaire du Courrier ; mais il était aussi absent. Je parvins à maboucher avec un des rédacteurs qui me mit complaisamment au courant de ce que jaurais dû savoir plus tôt, cest-à-dire que ce journal navait guère besoin de rédaction proprement dite, quil nétait à peu près quun résumé de faits et de nouvelles, un écho darticles de France et une feuille dannonces. Les Français de San Francisco le soutenaient libéralement, parce quils tenaient à avoir un journal de leur langue, et surtout parce quil y a, dans lintérieur de la Californie, un certain nombre de leurs compatriotes absolument sans nouvelles de la patrie et encore étrangers à la langue anglaise. Cest un besoin pour ces derniers quun journal français, mais ça nen est plus un pour les résidants de la ville.
Au reste, il faut remarquer ceci. Les Français, en quelque nombre quils soient, qui habitent les villes américaines, ne constituent pas un groupe national. Ils se considèrent toujours comme à létranger, avec intention de retour, et ceux, bien rares, qui sy fixent permanemment, saméricanisent, et nont plus guère souci que des deux grands journaux français de New York, le Courrier des États-Unis et le Messager Franco-Américain.
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Nous, en Canada, nous formons au contraire une véritable nationalité avec ses traditions et son histoire, possédant le sol, remontant à bien des générations en arrière ; nous avons la famille et le foyer, celui de nos ancêtres ; nous avons une littérature propre, qui nous est chère, qui exprime lensemble de nos idées, de nos habitudes, qui recueille et représente nos traditions ; nos journaux sont des organes et non pas seulement les échos dune patrie lointaine ; enfin, nous sommes un peuple avec un caractère essentiellement distinct, un passé qui lui est propre, des affections et des aspirations qui nous tiennent étroitement liés. Cest pour cela que, chez nous, la littérature française a sa place marquée et même large parmi les autres éléments intellectuels ; elle remplit un rôle et elle a un avenir vers lequel elle marche en étendant de plus en plus ses ailes ; mais dans tout le reste de lAmérique, il ny a pas de nationalité française, ni peut-il y avoir par conséquent de littérature française.
Je métais donc trompé du tout au tout en croyant me faire une carrière littéraire à San Francisco. Cest ce que me démontra du reste surabondamment le rédacteur avec qui jétais entré en relations. Assurément, je nallais pas me faire chercheur de nouvelles ou traducteur de dépêches. Toute chance de ce côté sétait donc évanouie pour moi en un clin dil ; et, dautre part, je ne voulais me faire ni garçon épicier, ni commis à six piastres par semaine, ni mineur, ni mitron, ni blanchisseur dans une boutique de Chinois. Avec un capital de quelques cents dollars, jaurais pu attendre peut-être, nouer des relations et arriver... à quoi ? je me le demande encore et je ne vois rien.
Heureusement, je navais pas même cent piastres. Un ami denfance, établi à la Californie depuis des années, riche, et chez qui javais compté me rendre et passer quelques semaines, était précisément alors en Europe. je me trouvai donc, au bout de trois ou quatre jours, dégarni de toutes mes espérances et ne voyant devant moi ni perspective, ni amis à faire, ni possibilité même darriver à quoi que ce fût.
Cependant javais fait, pour ma propre satisfaction, toutes les démarches et toutes les tentatives, mais sans aucun désir, je lavouerai, de les voir réussir. À mes autres chagrins, la sombre nostalgie, ce mal poignant auquel il ny a pas de remède et qui rend tout ce que lon voit à létranger amer, douloureux, insupportable, était venue sajouter, et grandissait dheure en heure dans mon cerveau déjà en proie à tant dautres tourments.
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La nostalgie, cest comme le mal damour. À celui qui en est atteint, il faut la patrie absolument, de même quà lamoureux il faut la femme quil aime. Tous les raisonnements sont puérils et tous les remèdes impuissants devant cette douleur que tout alimente et quune seule chose peut guérir instantanément, la patrie ou la femme. Ah ! qui pourrait dire jamais tout ce quil y a dans ces deux mots ? Lun et lautre sont un monde et chacun deux suffit à remplir le cur le plus infini dans ses désirs. La patrie, cest lensemble de tout ce qui se rattache à lhomme depuis le berceau jusquà la tombe ; cest le foyer, la famille, les amis, les douces habitudes de chaque jour, cette multitude de petites choses qui font comme partie de soi, et quon ne peut remplacer ailleurs. Dans la patrie, un arbre, un rocher, une rivière, un bocage, nont plus le même sens quà létranger ; ils vous parlent ; ce sont de vieilles connaissances intimes, habituées à vos rêveries et à vos confidences. Ainsi, les bois quon a vus dès lenfance gardent comme un parfum de notre âme ; en eux nous nous sentons vivre et ils prennent de nous tous les jours quelque chose ; chaque rue de la ville natale est pleine de souvenirs aimés ; les pierres elles-mêmes nous parlent ; il ny a rien qui soit indifférent et presque tout nous y est cher. Les amis sont un trésor dès longtemps acquis, que les circonstances et les orages de la vie peuvent nous dérober parfois, mais quon retrouve toujours tôt ou tard. À létranger, au contraire, les plus belles choses restent muettes, sans couleur, sans expression, sans une pensée pour soi ; on les regarde et on les admire peut-être, mais on ne les sent pas ; notre cur nest pas avec elles et on les quitte sans leur donner un regret, sans même songer quon les a vues. Rien ne peut remplir le vide qui sest fait dans lâme, qui grandit sans cesse et qui enlève le goût des choses les plus attrayantes. Lhomme nexiste en vérité que par le cur ; cest le cur qui fait la vie complète, cette vie que lon sent avec toutes ses fibres, toutes ses veines et tous ses nerfs, sans plus rien demander à Dieu ni à la nature ; et cest pour cela que la patrie ou la femme seules peuvent le satisfaire en le remplissant tout entier.
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Jour et nuit jerrais de par les rues de San Francisco sans pouvoir rester en place une heure ni marrêter à quoi que ce fût, sans pouvoir lire une ligne, devenu étranger à toutes les choses de ce monde, ne trouvant aucun intérêt aux plus grands événements, rongé dennui et cependant fuyant les distractions avec une sorte de terreur, regardant la foule se porter aux théâtres, à lopéra, aux cafés, mais sans aucune envie de ly suivre, mangeant à mon hôtel afin de dérober au temps vingt minutes deux ou trois fois par jour, puis repartant aussitôt, seul comme jétais arrivé, sans dire une parole à qui que ce fût. Pour moi les hommes qui mentouraient nétaient plus des hommes, et ce que jentendais dire regardait un autre monde. On ma demandé depuis si les femmes de San Francisco sont belles ; je nen sais rien, je ne me rappelle pas même en avoir vu, mais ce que je sais, cest quau bout de quatre jours passés de la sorte, la fièvre de mon cerveau était devenue si intense, si brûlante, quil me fut impossible de résister plus longtemps. En un clin dil je résolus de retourner au Canada, comme une heure mavait suffi pour me décider à en partir.
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Je courus à mon hôtel frémissant dimpatience. Je ne me contenais plus. Jallais donc revoir mon Canada, mon beau Saint-Laurent qui na pas son égal au monde je le sais maintenant que jai vu le Mississipi qui nest quune guenille serpentante et le Missouri qui nest quun grand égout boueux. Jallais retrouver ma famille, mes places deau, mes amis qui me riraient au nez en me serrant dans leurs bras, jallais revoir tout cela, et avant deux semaines peut-être, moi qui nétais parti que depuis quinze jours ! Était-ce croyable ? Je sautais dans ma chambre en préparant la malle que javais dépaquetée seulement quatre jours auparavant...Mais tout à coup une question terrible se dressa devant moi, question à laquelle je navais pas songé dans le premier transport, fantôme menaçant qui me suit toujours en voyage et même souvent me harcèle au repos.
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Rapide comme léclair, ce fantôme fondit sur moi... Javais seulement 90 dollars en greenbacks, et il en fallait 150 en or, rien que pour payer le chemin de fer, et une cinquantaine de plus pour pouvoir partir de San Francisco et me nourrir en route. Déficit net, $130, et jallais partir ! Alors, je rentrai profondément en moi-même ; cest toujours comme cela quon fait lorsque largent manque. Il me fallait des ressources immédiates et je ne connaissais personne. Chaque jour de plus passé à San Francisco maurait épuisé davantage. Je marrêtai à ce plan-ci, qui nest pas absolument neuf, mais quil faut toujours répéter dans des circonstances semblables.
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Javais emporté en quittant le Canada, avec lidée que je ny reviendrais pas de sitôt, toute une malle supplémentaire contenant les restes dune prospérité relative. Il y avait là des trésors dhabillement et de chaussures, peut-être modestes en Canada, mais dun prix réel dans la Californie où tout est si cher à lexception des vivres et des liquides. Pour la première fois depuis mon départ, jentrouvris cette malle respectable où sétageaient chaudement les plus nobles pièces de ma garde-robe, surmontées dune rangée de talons qui avaient lair de vouloir les protéger. Je contemplai longtemps cet ensemble de tant de souvenirs, qui mapparaissait tout à coup avec une éloquence muette, plus vive que celle de la parole ; il me fallait faire un sacrifice parmi ces seuls compagnons de mon voyage qui ne mavaient pas quitté, et dont quelques-uns me rappelaient des heures ineffaçables. Ma pauvre malle mavait suivi partout, et jallais la dépouiller afin de revenir sans elle ! Je pouvais faire un choix peut-être, mais je nen eus pas le courage ; je la fis porter tout entière chez un marchand de vêtements doccasion, et la débattis pas par pas, pouce par pouce, avant de pouvoir la livrer.
Elle me rapporta quarante dollars. Cétait bien peu, mais cela représentait sept cent milles de chemin de fer ; cela me rapprochait de la patrie de près de deux cent cinquante lieues. Pour me retrouver avec les miens, pour entendre une parole amie, pour revoir les lieux où mon âme était restée tout entière et que la distance ne pouvait arracher au souvenir, jaurais sacrifié les objets les plus chers, jaurais vendu ma liberté, je me serais fait misérable et jaurais accepté toutes les hontes.
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À vingt ans on est chez soi partout. La patrie est un nom quon ne connaît que par les livres ; lavenir est si long devant soi ! et lon brûle denvie de voir, de connaître, de courir de par le monde. On se fait aisément de nouvelles habitudes ; le passé na pas de traces, les souvenirs nont pas eu le temps de prendre racine, denvahir, de dominer le cur qui a gardé toute son indépendance et toute sa force. Mais à trente-cinq ans, on a atteint lâge où lon noublie plus, où lavenir est déjà à moitié entamé, et où ce quil en reste ne suffit pas à rien effacer, encore moins à édifier à neuf. Lavenir, à cet âge, ne présente que des images décolorées et des illusions sans vigueur où lâme napporte plus ni foi, ni ardeur, à peine un vulgaire intérêt qui a pris la place des sentiments élevés.
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Je revins à mon hôtel et jobtins du propriétaire une réduction de moitié sur mon compte en ma qualité de journaliste. Il me restait assez dargent pour me rendre jusquà Cheyenne, dans un wagon de première classe, plus une trentaine de dollars dargent de poche pour les besoins de la route. Arrivé à Cheyenne, jaurais fait exactement la moitié du chemin qui me séparait de Montréal, et cela me paraissait à cette heure une perspective délicieuse. Jadressai immédiatement un télégramme à un ami dévoué de Montréal pour le prévenir de mon retour et lui demander de menvoyer cent dollars à Omaha. Je calculais que cet argent arriverait avant moi, et quune fois parvenu à Omaha, je naurais quà aller le toucher et continuer ma route sans retard. Omaha, on se le rappelle, est à une journée de Cheyenne ; mais pour faire le trajet entre ces deux villes, je comptais prendre un train démigrants à prix réduit. La fatigue ne mimportait plus ; jallais revoir la patrie et cela me donnait une force surhumaine ! Je méprisais davance la lassitude du corps, et les privations et les humiliations mêmes.
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Le lendemain matin, à six heures, je prenais le ferry, je traversais à Oakland, et à sept heures, je montais de nouveau dans le « Central Pacific », qui, cette fois, me ramenait dans mon cher vieux Canada quil me semblait avoir quitté depuis déjà longtemps.
Je fis les premières cent lieues sans presque mapercevoir que jétais parti ; javais en dedans de moi des ailes qui memportaient bien plus vite que la vapeur. Je traversai comme une flèche les beaux champs de la Californie en leur donnant à peine un regard ; je revis les Sierras Nevadas et je neus pas une émotion ; je me serais trouvé nimporte où avec la même indifférence, la même inconscience de ce qui mentourait ; je ne pouvais regarder que devant moi, à huit jours de distance, la patrie qui semblait mattendre ; tout le reste ne me paraissait quun mirage.
Javais dû cette fois faire des provisions davance et javais mis dans une petite malle à la main du fromage, du saucisson, un morceau de langue, un pain et une bouteille de cognac. Cela devait me suffire jusquà Cheyenne. En ai-je mangé de ce ratafia ! Le deuxième jour jen étais déjà malade ; il me semblait que je tournais rapidement en boudin, et que je ne verrais plus le Canada que sous la forme dune tourtière. Mais je tins bon. Cependant ce nétait pas amusant que ces repas faits dans le coin le plus obscur que je pouvais trouver, à la dérobée, car jétais réellement honteux, et comme javais oublié de macheter une fourchette et un couteau, jétais obligé de mordre à même mon gros saucisson qui me rentrait jusque dans le nez et mon morceau de langue qui avait fini par ne plus avoir de forme. Cétait ma bouteille de cognac qui en souffrait ! En effet, pour pouvoir digérer tant de carton mâché, il me fallait larroser violemment ; aussi, dès la fin du deuxième jour, ma bouteille était-elle évaporée et je dus la renouveler à un prix fabuleux. Le côté moral de la question nétait guère plus réjouissant. Un homme qui voyage dans des conditions pareilles ne se fait pas damis ; en effet, il est difficile de traiter les gens avec du saucisson, et quand on a fait plusieurs repas de cette victuaille compacte, on devient tellement farouche et avide de viande fraîche quon prendrait volontiers une bouchée de son voisin.
Donc, le saucisson est antipathique aux relations sociales.
IV
Nous avions fait environ deux cent cinquante lieues et nétions plus quà quelques heures dOgden. Le train sarrêtait à un village dont jai perdu le nom, et qui est, paraît-il, le centre dopération des joueurs de Monte, des dévaliseurs de toute espèce, de ces rowdies terribles des régions minières, dont il reste encore un certain nombre aujourdhui, quoique lexercice de leur profession devienne de plus en plus difficile.
Je descendais du train, suivant mon invariable habitude à chaque station, lorsque je me vis abordé avec une courtoisie particulière par un homme qui descendait, aussi lui, dun des cars, et qui me demanda si je connaissais la localité et sil pourrait sy procurer une bonne bouteille de cognac. I dont even know the name of the place, lui répondis-je : je suis aussi étranger ici que vous le seriez peut-être à Kamouraska ou à Lévis. Lévis ! Lévis ! reprit mon personnage dont les manières me plaisaient réellement, quoique jen fusse un peu surpris, Lévis, cest un nom canadien, cela, est-ce que vous seriez du Canada par hasard ? Ma foi, repris-je, oui, un peu, beaucoup même, passionnément ; à ce point que jen arrive et que jy retourne... Oh ! alors, faites-moi le plaisir de venir essayer le cognac avec moi ; nous allons causer cinq minutes de votre pays.
Je mexécutai avec grâce et suivis mon individu qui entra, indifféremment en apparence, dans le premier saloon qui se trouvait devant nous. Nous nous fîmes servir chacun un verre. Ce saloon navait pas une physionomie très respectable, et jen avais été frappé un instant, mais quest-ce que cela me faisait après tout ? Dans un petit village perdu de lUtah, on aurait mauvaise grâce à soccuper beaucoup des apparences. À une table près de la bar, était assis un homme presque déguenillé, qui remuait un tas dor et laissait tomber en outre, à droite et à gauche autour de lui, à même une liasse de greenbacks, quelques billets de vingt et de dix dollars. Il semblait complètement ivre ; il parlait à tort et à travers avec une langue épaisse et roulait des yeux cailles en demandant à tout le monde de tirer aux cartes avec lui.
« Je me moque bien de perdre, sécriait-il ; prenez, ramassez mon argent, je vous le donne... Quand je bois, je bois pour six mois, vive Jupiter ! Je viens de faire cent lieues. Give me a glass of gin... » Et il allongeait ses longues jambes, se renversait en arrière, bavant, frappant le plancher de ses talons boueux. Mon compagnon, comme fatigué de ses instances, me dit à loreille : « Voici un gaillard qui va se faire dévaliser ici, cest sûr. Jaime autant le soulager de quelques centaines de dollars en un tour de main, vous allez voir cela. » Et, sans prendre la peine de regarder leffet de ses paroles sur ma physionomie, il prit les cartes. En moins dune minute il avait gagné plus de trois cents dollars. Chaque carte tirée sur trois lui donnait raison. Je restais, malgré moi, cloué sur place, comme ahuri. À qui donc avais-je affaire ? Ce malheureux diable divrogne allait perdre jusquà son dernier sou, si le train restait seulement cinq minutes de plus !
* * *
En ce moment, deux ou trois autres individus débouchèrent dune pièce voisine. « Jouez-vous ? me dirent-ils. Venez, venez donc, vous allez gagner toutes vos dépenses de voyage. » Et ils mentouraient, me pressaient, me sollicitaient de mettre qui dix dollars, qui vingt, qui trente... etc... jétais abasourdi et je cherchais à me dégager. Mais le cercle se resserrait autour de moi. « By God, you must play », dit lun des hommes en me tirant violemment par le bras. Le prétendu ivrogne venait de se raffermir sur ses jambes et me lançait un regard clair, net et menaçant. « Je suis dans un coupe-gorge, pensais-je en moi-même ; je ne pourrai pas même prendre le train ». Le temps darrêt expirait et je sentais une angoisse mortelle me serrer le cur. Jétais en effet dans un de ces bouges terribles où se réunissent à certains jours et pour certains desseins les Desperadoes de cette région dangereuse. Je navais pas une arme sur moi, et puis, quen aurais-je fait contre cinq à six gaillards qui jouent tous les jours avec leur propre vie ? Heureusement, quen ce moment même, le conducteur du train passa devant nous, accompagné de deux voyageurs : il rejoignait le train qui allait partir. Je lappelai vivement ; il se retourna, comprit sans doute, et savança jusquà la porte. Jétais sauvé ! Par un mouvement rapide, je me précipitai en dehors du bouge avec des jambes dorignal et le cur me battant comme une cloche.
Mon compagnon mavait suivi et montait en même temps que moi dans le char-fumoir. Il avait repris ses manières affables et son langage agréable. Je voulus avoir le cur net à son endroit et je pris un siège près de lui pour le faire causer. Il me parla de tous les pays du monde, minterpella en allemand, en italien, en espagnol, pour voir si je connaissais ces diverses langues, écarta avec une habileté prodigieuse toutes mes questions, me ramenant toujours à quelque sujet nouveau, et me fit même la politesse dun magnifique cigare que jacceptai tout ahuri.
* * *
Une demi-heure après, le train arrêtait de nouveau pour dix minutes. Mon individu prit congé de moi sous un prétexte quelconque et descendit. Jallai dans le Pullman car prendre une bouchée et revins aussi vite que possible ; mais le compagnon avait filé ; il nétait plus trouvable. Alors, comme saisi dune pensée subite et par je ne sais quel instinct monitoire, je portai la main à la poche de mon gilet. Elle était vide ! Vingt-cinq dollars, toute, toute ma fortune, sétaient envolés ! Il me restait seulement cinq piastres que, par hasard, javais laissées dans ma petite malle. Pour atteindre Cheyenne il fallait encore trente heures de marche, doù vingt-quatre heures de plus pour atteindre Omaha. Je navais un billet que pour Cheyenne, et de lit que jusquà Ogden où nous allions arriver dans quatre ou cinq heures. Pour aller de Cheyenne à Omaha, je métais pourvu heureusement dun ticket démigrant ; mais les trains démigrants mettent deux jours à faire ce trajet que le train de la malle fait en vingt-six heures. Je me trouvais donc navoir que cinq dollars à neuf cents lieues de mon pays, et cela en plein désert, avec la perspective de trois jours de chemin de fer avant darriver à lendroit où je comptais toucher de largent pour continuer ma route.
Dire que mille pensées poignantes se précipitèrent à la fois dans mon cerveau, serait inexact. Pour le moment, je restai froid comme un bloc de pierre. Je savais davance que si quelquun devait être volé sur le train, ce serait moi. Le guignon ne moffre plus rien dimprévu ; jai reçu tant de coups dans ma vie que jen ai pris lhabitude. Quand je sors sain et sauf des circonstances les plus ordinaires, jai toutes les peines du monde à me remettre de mon étonnement. Sans doute il y avait là des millionnaires qui eussent pu perdre vingt-cinq dollars comme moi jaurais perdu une épingle ; mais ça neût pas été dans les règles, et je naurais pu reconnaître le sort qui meût épargné seulement une fois.
Contre ce coup de massue jessayai de faire bon cur ; je me dis que je me nourrirais de pain, de fromage et de lait pendant trois jours, et quune fois arrivé à Omaha, je serais sauvé. Le conducteur du train vint à moi ; « Savez-vous, me dit-il, quel est lhomme avec qui vous êtes allé prendre un verre à la dernière station ? Cest le chef de toute une bande de joueurs organisée pour dévaliser les voyageurs sur la route du Pacifique. Depuis un an nous essayons de le prendre en quelque délit flagrant qui le mette à notre merci, mais il nous échappe toujours. Voyez leffronterie de cet homme. Il a été jusquà offrir à la compagnie du chemin de fer de lui payer trente mille dollars par an, à la condition quelle lui laisse exercer son industrie dans le train même ; mais comme il a été remercié, il en est réduit à attirer les voyageurs, comme il la fait de vous, dans quelquun des repaires qui sont sur la route. Il se fait de cette façon peut-être cent mille dollars par an ; il ny a pas plus dun mois, il a pincé un Européen à qui il a fait perdre vingt mille dollars en une heure. Vous navez donc pas remarqué les placards affichés dans chaque wagon et qui prémunissent les passagers contre le péril qui les attend ? »...et il me montrait des pancartes où était écrit en gros caractères cet avertissement que je navais guère remarqué, parce quil ne me semblait propre quaux gens qui ont de largent à perdre « Beware of the card monte players, you will surely be robbed if you dont Gardez-vous des joueurs de monte ; sinon, vous serez volé pour sûr. » « Mais je nai pas joué, mécriai-je, je me suis trouvé pris inopinément dans une caverne de voleurs et ils ont vidé mes poches. Comment ? Je nen sais rien ; mais toujours est-il que je suis rasé à net. »
Et je racontai mon histoire, jexpliquai à peu près ma situation.
* * *
Déjà bon nombre de passagers avaient appris ce qui métait arrivé ; mais quand ils surent quil avait fallu si peu de chose pour me dépouiller complètement, ils commencèrent, du moins pour quelques-uns dentre eux, à me regarder dun air de défiance. Je vis bien quils me soupçonnaient vaguement dêtre de connivence, peut-être, avec les bandits qui mavaient pillé, et que toute cette affaire, petite en apparence, nétait quune comédie montée pour faire quelques victimes dans le train. « Est-ce quil va nous emprunter de largent ? avaient-ils lair de penser. Il faut se défier de tout et de tous dans un pays pareil. Ces brigands de lOuest ont toutes les manières possibles de prendre les gens, et celui-ci en est peut-être un, plus habile que les autres, qui fait semblant dêtre dépouillé afin quon vienne à son secours... etc... » Tels étaient les soupçons, je le sentais presque avec certitude, qui sagitaient sur la figure de certains de mes compagnons de voyage ; et cette pensée de la réprobation et de la défiance outrageante sajoutant à tant de maux déjà subis et à craindre, fut pour moi bien plus cruelle, bien plus douloureuse que la perte même que javais essuyée.
* * *
On peut supporter le malheur, on ne supporte pas le mépris. Le premier nest après tout quun accident du sort ; le second est toujours une humiliation, quil soit ou non mérité. En me voyant lobjet non avoué, mais presque évident de soupçons aussi injustes, je sentis comme une diminution de moi-même. À la série des regrets cuisants, des déceptions de toute nature allait succéder la série des humiliations, cétait trop sur une seule tête. Pendant plusieurs heures je restai silencieux, réfugié dans un coin du car, dévorant avec un serrement de poitrine ce nouveau souci qui matteignait jusque dans ma fierté la plus légitime, dans ce quil y a de plus sacré et de plus digne, linfortune. Peut-être ceux qui me regardaient de cet il oblique étaient-ils de tristes aventuriers enrichis par tous les moyens ; je le crois maintenant. Lhonnête homme, lhomme de cur réserve toujours son mépris, qui nest souvent quune pitié hautaine, et quil considère comme un châtiment déjà trop grand pour lobjet qui linspire : le parvenu malhonnête ne peut avoir que des soupçons, mais cest la première chose qui lui vient à lesprit. Jaurais pu regarder du haut en bas ces écus vivants qui essayaient du superbe ; mais jétais pauvre, jétais absolument inconnu, je mangeais presque honteusement un morceau de pain quand eux ne se refusaient aucune des jouissances du voyage, et la première connaissance que javais faite, le seul homme à qui jeusse parlé, était précisément un bandit ! !
Je sentis et je mesurai toute la portée de circonstances pareilles, et, ne pouvant les dominer, je parvins à trouver juste assez de force pour my soumettre.
* * *
En passant à Ogden, je fis quelques provisions, et surtout de tabac ; jen étais arrivé à un énervement tel quil me fallait fumer à outrance pour mengourdir et trouver cette espèce de calme plein dagitations sourdes qui deviennent fiévreuses au moment de la réaction. Jessayai de vendre quelques menus objets afin de me procurer un lit dans le Pullman jusquà Cheyenne, mais je nen eus pas le temps, et je repartis de nouveau avec la perspective de passer trois nuits debout ou assis avant darriver à Omaha.
La première nuit, je la supportai tant bien que mal ; jétais encore heureusement dans un wagon de première classe ; je dormis à peu près trois heures dans des postures que je dus changer dix fois, et le matin je méveillai bien avant tous les coqs de lOuest. À deux heures de laprès-midi, nous devions être à Cheyenne. Je ne dirai rien de cette partie de la route qui noffrit du reste aucun incident, et pas dautres désagréments que de me rencontrer à toutes les stations avec mes anciens compagnons du Pullman car, et de les éviter de mon côté aussi réellement quils avaient lair de le faire du leur.
À Cheyenne, le train de la malle resta une demi-heure et me laissa. Quatre heures plus tard je prenais un convoi démigrants qui devait me rendre jusquà Omaha en un peu moins de deux jours.
* * *
Un train démigrants nest pas précisément un train spécial. Il ne faut pas sen exagérer la splendeur ni les agréments, encore moins la rapidité. Le train démigrants met quarante heures à faire le trajet que le train de la malle fait en vingt-six ; ainsi donc, le train que javais laissé allait arriver à Omaha quatorze heures avant moi. Et puis, je pensais que si, au lieu de me faire voler vingt dollars, je les avais encore en ma possession, jaurais pu me rendre jusquà Chicago et me rapprocher ainsi de cinq cents milles de plus ! On va voir par la suite de ce récit quelle différence énorme cela aurait fait, mais je ne men doutais pas alors... Il fallait que jépuisasse toutes les fatalités ennemies dans ce voyage qui, même en le supposant le plus heureux du monde, restait dépourvu pour moi de tout attrait et de tout contentement moral.
Le convoi que je montais ne contenait pas moins de cinq wagons remplis dAllemands et dAllemandes en cherche dune nouvelle patrie, plus deux wagons pour les bufs, un wagon de fret quelconque et un car à bagages. Je pris place entre les Allemands et les bufs, à lextrémité du cinquième wagon.
* * *
Quand mes compagnons de voyage se furent installés comme moi, ils commencèrent, les uns à défaire leurs paquets, les autres à semer sur les banquettes de bois toute espèce deffets mêlés de comestibles ; dautres se déchaussèrent, dépouillèrent leurs épaules dépais gilets pour les mettre sous leurs têtes, dautres enfin se firent un oreiller de leurs femmes en allongeant les jambes sur leurs voisins. Les têtes et les pieds formaient une ligne à peu près horizontale, un niveau remarquablement uniforme, avec peu de différence daspect ; ces têtes carrées dAllemands sont, en effet, comme des talons de bottes.
Deux heures environ se passèrent au milieu dun tohu-bohu bizarre où saccomplirent tous les actes ordinaires de la vie ; jomettrai des détails pour le lecteur qui nest pas trop avide. Déjà quelques-uns ronflaient, dautres étaient littéralement encaissés dans des échafaudages de paquets, de boîtes et de paniers de provisions. Ils fumaient, ils crachaient ; ils suaient, ce qui était bien pire. Ces bons Allemands étaient tous vêtus, sous une température de cent degrés, comme nous le sommes en hiver, avec des pantalons, des vestes et des gilets de grosse laine, et jusquà des cache-nez, oui, de véritables cache-nez roulés deux ou trois fois autour du cou, et dont aucun de ceux qui les portaient navait encore songé à se défaire. Tout cet amas de laine, entassé sur des corps fondants, sen était rapidement pénétré et se dissolvait dans latmosphère du car avec une liberté que rien ne gênait, si ce nest la concurrence que faisaient les émanations de bottes, de saucissons et de jambons presque confondus ensemble. Il y avait là un parfum que Dante neût pas dédaigné pour un des cercles de son enfer ; et remarquez bien quil y en avait pour quarante heures de ces émanations teutonnes sans autre remède que de sétablir sur la plate-forme du car, ce qui était se mettre entre deux courants également chargés ; les bufs en arrière et les Allemands devant, il ny avait pas déchappatoire possible et lon était fatalement asphyxié.
Ah ! je la connais aujourdhui, lodeur tudesque, et je mexplique bien des désastres de larmée française dans sa dernière guerre. Combien de canons « Krupp » ont dû être chargés de bottes de fantassins ! Cest là une statistique quil serait curieux de relever et qui amènerait peut-être détonnantes révélations.
Je ne suis pas mort, non, cest évident, mais ce nest guère explicable. On ne pourrait jamais dire ce quil y a délasticité dans un poumon dhomme, il faut des épreuves pareilles pour être révélé complètement à soi-même ; mais, grand Dieu ! combien il est préférable davoir une constitution délicate et de succomber plutôt que de résister à une telle expérience !
* * *
Tout à larrière du train il y avait un petit car que je navais pas remarqué, grand environ comme la moitié des autres wagons, et où, pour soixante-quinze cents de plus par nuit, on avait droit de sallonger sur une espèce de banquette bourrée et couverte en cuir de rhinocéros.
Il y avait huit banquettes semblables, probablement toutes plus dures les unes que les autres ; je ne voulus pas en essayer une seconde nuit ; je craignais quil ne me rentrât dans le corps quelque mâchoire de crocodile ou quelque tibia déléphant. Dans ce petit car, réservé à laristocratie des émigrants, il y avait pour boire une eau tiède, couleur de vase, et pour se laver une petite terrine en fer blanc, dans laquelle tour à tour cinq ou six Allemands de haute origine vinrent se plonger le museau en se servant de la même serviette, qui nétait autre chose, je crois, quun restant de voile de navire désemparé. je nétais pas encore parvenu à ce degré de communisme et, du reste, à raisonner juste, je ne voyais pas pourquoi je me fusse sali davantage.
Vous ne savez pas, lecteur, ce que cest que de passer près de deux jours dans un état pareil. Je ne pouvais toucher à rien qui ne fût crasseux ou graisseux, et, par suite, jen étais arrivé, à force de dégoût, à ne plus vouloir masseoir nulle part. Pas de nettoyage ni de toilette possible ; la suie, la poussière et la sueur se mêlaient avec une heureuse aisance sur ma figure et y dessinaient toute sorte de couleurs queût enviées un chef sauvage se tatouant pour la guerre ; je rôdais dun wagon à lautre, cherchant partout quelque petit coin moins souillé où je pusse au moins me reposer une heure ; cest ainsi que je passai toute une journée et une nuit ; mes forces étaient à bout, ma tête pleine de bruits et de vapeurs, et je commençais à ne plus pouvoir distinguer les objets. En outre, les stations étaient innombrables et interminables ; on dirait que ce maudit train démigrants les crée au fur et à mesure quil avance. Si un sentier se dessinait furtivement en travers de la route ou sil apparaissait quelque misérable cabane perdue, vite la locomotive sifflait et le train arrêtait ; il fallait tenir le temps réglementaire, cest-à-dire ne pas arriver à Omaha avant quil se fût écoulé quarante-huit heures exactement depuis le départ de Cheyenne.
Enfin, le samedi, vers trois heures de laprès-midi, nous touchions au terme du grand désert américain que je venais de traverser pour la deuxième fois en quinze jours, et nous atteignions Omaha situé au commencement des belles prairies de lOuest. Le pire du voyage était fait, mais restait encore le pire des épreuves. Cest maintenant que jai besoin de forces pour continuer ce récit ; heureusement que jen ai repris beaucoup depuis mon retour, et que je vais tenter un effort, le dernier afin de finir, ce qui me délivrera moi-même encore plus que le lecteur.
* * *
Omaha est une petite ville de dix-huit mille âmes environ, aussi ennuyeuse quon peut le désirer lorsquon veut faire quelque temps de pénitence pour mériter le ciel. Pour moi, il me semblait que si javais commis beaucoup de fautes dans ma vie, lexpiation terrible que je subissais depuis mon départ du Canada suffisait amplement à me les faire pardonner. Sous ce rapport donc, il me semblait superflu darrêter à Omaha, mais la nécessité est une marâtre qui ne sarrête à aucune considération.
En arrivant, voici de quoi jétais nanti : deux petites malles qui contenaient les objets les plus rigoureusement indispensables, parmi lesquels figurait un pistolet acheté dans les circonstances les plus terribles et dont je naurais voulu me défaire à aucun prix, plus trois cents américains qui avaient survécu à toutes les extravagances de mon voyage. Pour me transporter à lhôtel, il fallait payer cinquante cents à lomnibus. Je montai dedans sans hésiter. Mais avant de descendre, le conducteur me demanda le prix de la course ; je lui dis quil fallait absolument que je me rendisse à lhôtel, que je navais pas de monnaie sur moi, et, quaussitôt arrivé, je le paierais avec enthousiasme. Il sinclina. Rendu à lhôtel, je madressai directement au manager qui me donna de suite cinquante cents ; le moyen pour lui de simaginer quun homme arrivant de Californie, et sarrêtant en route, navait pas le sou ! Javais pris à dessein le premier hôtel dOmaha, une maison presque fastueuse ; dans ces sortes dendroits, on cache mieux son dénuement, ou du moins, on ne le laisse pas autant soupçonner. Avec les pauvres il est difficile de ne pas passer pour pauvre ; avec les riches, le toupet peut remplacer largent, et lapparence est toujours victorieuse, pourvu quon sache sen parer avec art.
Je montai à ma chambre où je passai trois heures à me laver ; je fis la toilette la plus imposante possible avec les débris de vêtements qui me restaient, puis je descendis, superbe, avec lintention de prendre le train le lendemain dimanche, pour me rendre en droite ligne à Montréal. Remarquons en passant que, dans lOuest, le dimanche est à peu près inconnu, et que les chemins de fer y circulent ce jour-là absolument comme tous les autres jours de la semaine. Je navais pas le moindre doute quune lettre de change mattendît au bureau de poste, et jy courus avec toute la vitesse de limpatience. En arrivant, je trouvai les portes closes ; le bureau venait de fermer depuis cinq minutes. « Bon, me dis-je, comme je ne puis toujours bien pas partir avant demain après-midi, à trois heures, il sera toujours temps davoir mon argent dans la matinée. » Mais je ne songeais pas que le lendemain étant le dimanche, je ne pourrais pas faire négocier ma lettre de change, au cas où elle fût arrivée, et que jen aurais nécessairement pour une journée de plus à Omaha. Chemin faisant, jappris que le bureau de poste ne serait ouvert le lendemain quentre midi et une heure ; cela métait à peu près égal pourvu que mon argent y fût, mais ce qui ne métait pas indifférent, ce qui était même absolument impossible, cétait de passer deux grandes journées à Omaha sans un sou dans ma poche.
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Comment les passerais-je, ces deux grandes journées ? Comment surtout passer le dimanche, ce jour fatal, toujours à laffût, pour ainsi dire, de mes stations forcées sur la route, avec limpatience fiévreuse qui bouillonnait dans mon sang, la hâte, la hâte brûlante den finir de cet exécrable voyage dont le terme venait encore dêtre reculé ? La chaleur intense et le sable, sur lequel Omaha est bâti, menvoyaient à la gorge comme des bouffées suffocantes qui me desséchaient le gosier. Il était, cependant, plus de six heures du soir ; javais une soif ardente, mais quoi boire ? De leau à la glace ? Il men aurait fallu un pot, et cétait peut-être mortel. Du reste, leau à la glace ne désaltère pas ; depuis Noé, tous les hommes savent à quoi sen tenir là-dessus. Sur mon chemin, de minute en minute, paraissaient des saloons dont lodeur me provoquait et mattirait ; jétais devenu comme furieux de soif ; le besoin le plus pressant était de la satisfaire... Javais gardé avec amour, avec religion, une pauvre petite montre bien modeste, mais pour moi dun prix inestimable : je songeai que je pouvais la mettre en gage et que jen retirerais quelques dollars qui me mettraient en mesure dattendre le lundi. Cétait un temps bien court, et, du reste, je pourrais la racheter si facilement !... Je vis devant moi lenseigne dun prêteur sur gages : je marrêtai ; allais-je offrir à ce juif le dernier objet qui me rappelait des heures ineffaçables, pour toujours consacrées dans mon souvenir ? Il le fallait, cétait la seule ressource dont je pusse disposer ; jentrai en pâlissant dans cette boutique cruelle où jallais laisser ce qui me restait à cette heure de plus cher ; je marchandai, je débattis et je touchai quatre dollars.
Cétait là ce que me rapportait toute ma bijouterie, quatre dollars ! Javais gardé ma chaîne de montre pour entretenir lillusion, et aussi un peu parce que je nen aurais pas retiré trente cents. Après avoir avalé un pot de bière, je me rendis à lhôtel. Rien, dans les temps modernes négala le mouvement superbe avec lequel je remis au manager les cinquante cents quil mavait prêtés. Jétais si confiant, si convaincu davoir une lettre de change le lendemain, que je me sentais dhumeur à faire des extravagances. Quatre cent soixante lieues seulement me séparaient désormais de Montréal, une enjambée ! Javais envie de mépriser lespace ; il me semblait que la moitié des États-Unis était à moi et que je faisais un grand honneur aux citoyens dOmaha que de daigner rester deux jours au milieu deux. Avec trois piastres dans sa poche... et lespérance, cest à devenir fou !
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Jentrai dans la salle à dîner dun pas olympien ; il y avait là une dizaine de filles qui passaient et repassaient avec des plateaux contenant tous les petits plats quon mange dordinaire dans lOuest ; celles qui, pour le moment, navaient rien à faire, se tenaient à lécart, un journal à la main et lisant : cest comme ça. Dautres se promenaient autour des tables avec un éventail et chassaient les mouches ; celles-ci étaient de beaucoup les plus occupées. Nous croyons communément quil y a des mouches dans le Canada, notre pays ; cest là un préjugé qui a parfois sa raison dêtre ; mais, grands dieux ! quest-ce donc en comparaison dOmaha ? Là, les mouches naissent delles-mêmes : cest la génération spontanée dans toute sa liberté et sa puissance. Sous un soleil qui marque cent degrés et plus à lombre, au milieu de sables qui brûlent les pieds, dans une atmosphère que nagite aucun souffle, elles sépanouissent et flottent comme ces milliards de grains de poussière que fait apercevoir un rayon de soleil glissant tout à coup à travers les persiennes dune croisée. Chaque hôte a devant lui, à table, un éventail quil secoue dune main, tandis quil essaie de manger avec lautre ; sil soublie ou sarrête un instant, les mouches auront couvert son assiette et bouché ses narines et ses oreilles. Les portes et fenêtres sont doublées de treillis extrêmement fins pour les empêcher de pénétrer dans les maisons, mais elles se forment delles-mêmes à lintérieur et naissent pour ainsi dire sous les yeux. La nuit, lobscurité les tranquillise ; mais dès quapparaît le premier rayon daurore, elles séveillent comme électrisées, dansent sur vos paupières, sur vos lèvres, dans vos cheveux, et commencent un bourdonnement qui, répété de chambre en chambre, de corridor en corridor, suffit à réveiller tous les hôtes à la fois. Ajoutez à cela que les nuits sont suffocantes et quil est impossible détablir le plus léger courant dair, même en tenant toutes les issues ouvertes.
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Au sortir de table, je me demandai ce que je pourrais bien faire pour tuer le temps ; jallai me faire raser et couper les cheveux, puis je repartis, en marchant droit devant moi. On est bientôt sorti dune ville comme Omaha et lon ne tarde pas à se trouver au milieu des habitations qui lentourent comme une ville nouvelle, parsemée de villas et de cottages noyés dans les bosquets. Toute la banlieue dOmaha est délicieuse ; ce sont des collines qui sélèvent capricieusement dans toutes les directions, couvertes dune verdure luxuriante, des ravins et des petites vallées qui conservent un ombrage humide, et doù séchappent des sentiers pleins de mystères aboutissant aux prairies qui envoient les mille parfums de leur sol exubérant. Cest un singulier contraste que cette ville bâtie absolument sur le sable, sans un arbre et sans ombres, avec cette ceinture ruisselante de fraîcheur embaumée, répandant avec un abandon plein de tendresse et une prodigalité délicate ses senteurs vivifiantes.
Devant, coule le Missouri, longue artère vaseuse, tortueuse, aux bords insipides et plats, qui, seul, alimente la ville dune eau impossible à clarifier. Au loin flottent et senflent, sous la fermentation du sol, les longues prairies, semblables à de grosses vaches laitières, aux mamelles toujours gonflées. Du haut des collines les plus élevées, on découvre une vaste étendue dans laquelle percent çà et là, vaguement, quelques villages perdus dans la mer des plaines ; cest un spectacle dune grandeur calme et assouvie ; on dirait que la nature, satisfaite et replète, entrouvre mollement ses seins où sabreuvent ses innombrables nourrissons. Les routes sablonneuses sétendent à perte de vue, et lon voit fumer, à tous les points de lhorizon, les locomotives des chemins de fer gagnant les villes, grandes et petites, qui, désormais, ne se compteront plus jusquaux rivages de lAtlantique.
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Après une heure dune marche contemplative, je revins à la ville et me mis à parcourir les deux ou trois rues principales. À part les magasins, les banques et quelques hôtels, il était impossible de trouver là autre chose que des saloons où entraient et doù sortaient tour à tour des consommateurs flegmatiques, à la figure ennuyée. Je me rendis à lhôtel et me dirigeai vers la salle de billard ; là, même spectacle, mêmes physionomies : évidemment, Omaha nétait pas une ville dune gaîté étourdissante. Vers minuit, je songeai que javais à peu près tout vu, et que je pourrais bien aller me coucher, en attendant le lendemain qui serait mon jour de délivrance.
À midi précis, dimanche, je me trouvais au bureau de poste et je demandais ma lettre de change, tout prêt à signer mon nom dans le livre des lettres enregistrées : There is no registered letter for Mr. A. Buies, me répondit un des commis du bureau de poste. Cette parole tomba sur moi comme une douche deau froide sur un corps baigné de sueurs. Je navais pas de lettre ! Pendant quelques minutes je restai comme abasourdi, cloué sur place ; puis je songeai quil pouvait bien y avoir un retard dun jour et que, sans doute, le lendemain, ma lettre marriverait. Je repartis : chemin faisant, jentrai dans un bureau de télégraphe et envoyai une dépêche pressante à Montréal, pour demander au moins des nouvelles de mon argent et savoir sil était en route. Ce télégramme me coûta deux dollars et me laissa de nouveau complètement à sec. Je comptais avoir une réponse au bout de quelques heures. Dans la soirée je me rendis au bureau du télégraphe ; on navait encore rien reçu pour moi ; je me rendis à deux autres bureaux où la réponse à ma dépêche pouvait peut-être se trouver ; même néant. Jusquà deux heures du matin, jallai ainsi dun bureau à lautre sans être plus avancé. Une inquiétude mortelle commençait à me serrer le cur ; je me faisais toute espèce de consolations « Cest un peu cher quun télégramme de deux dollars, me disais-je, et mon ami considère quil est inutile de menvoyer un message, puisque mon argent est sur le point de marriver. »
Je passai un bout de nuit fiévreuse, sans sommeil, pendant lequel javalai cinq à six verres deau à la glace. Au matin, à huit heures, javais déjà parcouru les trois bureaux de télégraphe. Pas une réponse encore. Jattendis louverture de la malle : « Nous ne recevons pas de lettre enregistrée le lundi », me répondit le commis à qui javais parlé la veille. Jen avais donc encore pour une journée de plus. Cette journée, je la passai à aller dun bureau de télégraphe à lautre ; que pouvais-je faire et quavais-je à faire ? Mon inquiétude était telle que je ne pouvais pas rester assis un instant pour lire une ligne, pas même les nouvelles des journaux. Le mardi, pas encore de lettre, pas encore de message. Le lecteur ne peut pas comprendre, et, moi, je ne saurais lui dépeindre ce que cest quune pareille situation.
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Il faudrait quil eût vu Omaha, quil sût lennui accablant qui règne dans cette petite ville peuplée uniquement de gens arrivés depuis seulement quelques années et tous occupés daffaires ; il faudrait quil se rappelât que jétais seul, constamment seul, que de dix heures du matin à cinq heures du soir, la chaleur était telle que personne ne se montrait dans les rues, que je ne pouvais trouver aucun remède à mes embarras et quil me fallait attendre les mains liées, incapable de faire un pas, incapable dune distraction quelconque, de la moindre petite promenade dans quelque endroit avoisinant, parce que je navais pas seulement vingt cents pour payer un omnibus, que jétais comme emprisonné, sans raison apparente, depuis trois jours, dans une ville où les voyageurs narrêtent jamais plus de quelques heures, que ma soif constamment alimentée par une chaleur accablante, par linquiétude et par le mouvement incessant que je me donnais, était devenue insatiable, et que pour chaque verre que je prenais, il me fallait misérablement demander crédit, que tout cela devait sans doute commencer à paraître étrange au manager de lhôtel qui, dun moment à lautre, pouvait me demander de largent, que mon humiliation grandissait déjà presque à légal de linquiétude, que je craignais presque de me montrer aux repas, quil me semblait que tout le monde lisait sur ma figure le dénuement profond où je me trouvais, que je navais absolument aucune ressource, de quelque côté que je me tournasse, pour sortir du cercle de fer qui métreignait : enfin, que je ne pouvais vivre, passer une journée que par lespoir du lendemain qui sans cesse reculait.
« Si une heure dattente expire lentement », a dit le poète, quest-ce donc que vingt-quatre heures dune angoisse qui me laissait à peine quelques instants dun sommeil douloureux ? Le mercredi vint ; ni message ni lettre encore. Je ne sais pas au juste comment je revins de la malle ce jour-là : ma pauvre tête avait été si bouleversée depuis deux jours que je la sentais rapidement gagnée par la folie. Évidemment jétais abandonné par tout le monde ; je navais plus un ami et lon avait vite oublié labsent qui ne devait plus revenir : « Puisquil est parti, cest son affaire, ce nest pas à nous de le tirer dembarras » : cétait là sans doute ce que lon disait de moi... La souffrance rend injuste ; joubliais en ce moment que javais laissé derrière moi des amis qui ne meussent jamais fait défaut dans aucune circonstance de la vie ; à lheure même où la perte de toute espérance allait peut-être me porter le coup fatal, eux songeaient au meilleur moyen de me faire parvenir mon argent sans retard, et ils navaient pu le trouver quavec beaucoup de peine, comme on va le voir.
V
Il y a aux États-Unis un système de mandats par télégraphe analogue au système de mandats que nous avons sur la poste. Il suffit de déposer à un bureau de télégraphe telle somme à destination de tel endroit pour que le destinataire la touche une heure après ; mais ce genre dopération ne se fait point entre les États-Unis et le Canada ; je lignorais encore, on ne men avait pas prévenu, et, comme javais demandé dans ma première dépêche quon menvoyât un mandat par télégraphe, et quil y avait déjà quatre jours depuis lors, javais quelques raisons de ne plus espérer. Autre chose : en supposant quon meût envoyé une lettre de change, je naurais pu en toucher le montant sans faire constater rigoureusement mon identité. Oh ! les gens de lOuest sont féroces sur ce point, et ils ont bien raison, car ils habitent un pays où toutes les précautions sont utiles. Ils ne vous admettent en affaires que lorsque votre identité est certifiée par quelque personne connue ; les meilleurs papiers du monde ne vous serviraient de rien, car qui peut affirmer quils sont authentiques ? Comme jétais le plus étranger des hommes dans Omaha, je naurais pu en aucune façon me faire reconnaître pour Arthur Buies, chroniqueur, voyageur spasmodique, que le sort a fait par ironie seigneur et pour tout de bon bohème incurable.
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Or, pendant que je me désespérais, mes amis avaient songé à tout cela ; ils sétaient informés, et après tous renseignements pris, ils avaient convenu de faire un dépôt dans une agence commerciale, laquelle télégraphierait à une agence semblable à Omaha de livrer cent dollars en or à la personne qui viendrait les réclamer dans certaines conditions bien définies. Mais pour le moment jignorais tout cela, et les malheurs répétés avaient fini par menlever la confiance aussi bien que lespoir. Avant de renoncer à tout, je résolus denvoyer un nouveau télégramme, un télégramme pressant, suppliant, qui dît en dix mots ce que jaurais écrit en cinq pages. Pour ce télégramme, il fallait deux dollars. Jengageai mon pistolet qui men rapporta cinq, et je courus au bureau du télégraphe.
Mon message partit, et toute la journée jattendis en vain une réponse. Jétais allé peut-être trente fois dun bureau à un autre, et les opérateurs avaient fini par être tellement fatigués de moi quils me regardaient à peine et me répondaient après la troisième ou la quatrième question. Les ai-je ahuris, les ai-je ennuyés, tannés, fendus, sciés dans tous les sens, ces pauvres opérateurs ! Ils tenaient bureau de jour et bureau de nuit ; à deux heures, à trois heures du matin, jarrivais et je demandais une dépêche, et toute la journée en outre je les harcelais. Enfin, je voulus frapper un grand coup, jallai trouver le surintendant lui-même dune des lignes et lui déclarai quil me fallait absolument une réponse, que jy avais droit, que je soupçonnais mes dépêches de navoir pas été régulièrement expédiées, et quil était tenu de sinformer si, au moins, elles avaient été livrées à leurs destinataires à Montréal.
Le surintendant me fit justice : il envoya lui-même une dépêche au bureau de Montréal et réclama une réponse catégorique, en me disant de revenir le lendemain. Il était alors onze heures du soir ; je me rendis à mon hôtel un peu tranquillisé. Dès huit heures, le lendemain matin, je me trouvais à louverture du bureau de jour. Il ny avait pas encore de réponse, mais je navais pas de raison de men étonner ; un opérateur mexpliqua que toutes les dépêches envoyées des États de lOuest au Canada devaient subir un temps darrêt à Détroit, doù elles étaient réexpédiées dans mon pays par des lignes canadiennes ; il me donna à entendre que la réponse au message du surintendant pourrait bien ne pas arriver avant le soir.
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Ce jour-là était le jeudi. Dès onze heures, cest-à-dire à lheure de la distribution de la malle venant de lEst, je me trouvais au bureau de poste : « Il y a une lettre enregistrée à votre nom, me dit le commis. De qui lattendez-vous et de quel endroit ? » Ces formalités étaient nécessaires ; heureusement quelles ne moffraient aucune difficulté. Je répondis nettement ; il ny avait pas derreur possible, et lon me livra ma lettre... Je nosais y toucher, ma main tremblait, il me semblait marcher sur des fils électriques ; le bonheur trop longtemps attendu est comme le bonheur inattendu ; il vous surprend avec autant de violence et vous nosez y croire. Javais donc là cent dollars et jallais sortir de ce trou maudit où, depuis cinq jours, jéprouvais des humiliations, des déceptions et des découragements sans nombre ! Je courus à lhôtel sans ouvrir ma lettre ; le train devait partir avant deux heures et demie, et javais une foule de petites choses à faire. Je préparai ma malle et je mhabillai pour le voyage. Je descendis et demandai mon compte ; je devais avoir lair de Napoléon à Austerlitz. Il y avait dans Omaha un brave Allemand, propriétaire dun saloon, qui mavait fait souvent crédit sur ma bonne mine ; je pensai à lui dabord ; je courus à la banque la plus voisine, jentrouvris en frémissant ma lettre... il y avait dedans un billet de dix dollars !...
Non ! cela ne pouvait être. Je tournai et retournai vingt fois le billet entre mes mains : mes yeux me trompaient sans doute : il ne pouvait y avoir tant dironie et tant de perfidie dans un simple billet de banque... Pourtant, il fallait bien se rendre à lévidence du chiffre ; la lettre ne contenait quun mot : « Mon cher ami, je vous envoie les dix dollars que vous mavez demandés par votre télégramme de San Francisco ; que Dieu vous bénisse ; très pressé. » Cétait lopérateur qui sétait trompé et qui avait demandé pour moi dix dollars au lieu de cent, et cette lettre marrivait huit jours après son départ du Canada : cétait alors le deux juillet, et elle était datée du vingt-cinq juin. Comment cela se faisait-il ? Il ny avait pourtant que trois jours de chemin de fer entre Omaha et Montréal ; pourquoi cette lettre en avait-elle mis sept à me parvenir ? je courus au bureau de poste minformer. Un des employés me fit savoir que les lettres venant du Canada étaient toujours retardées de quelques heures à Détroit, ce qui leur faisait perdre une journée, et quelles étaient ensuite régulièrement retenues une autre journée à Chicago pour la redistribution dans les États de lOuest ; quen outre il était très rare que, pour une cause ou une autre, sur cette longue distance, les lettres ne fussent retardées dun jour ou deux de plus.
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Tous ces retards meussent été indifférents, pourvu que jeusse reçu cent dollars au lieu de dix. Mais cela était par trop fort, et il me semblait que le destin abusait : avoir pris la peine denvoyer un télégramme à onze cents lieues de distance, et le payer trois piastres pour en avoir dix, cela me paraissait une fatalité de mauvais goût ; il y avait bien dautres farces à faire que celle-là, et le sort aurait pu attendre un autre moment pour me jouer un pareil tour. Néanmoins, javais dix dollars dans ma poche et je pouvais faire figure avec cela pendant quarante heures au moins ; je pourrais dans tous les cas au moins payer mes cigares et mes verres et ne pas renouveler vingt fois par jour les mêmes petites humiliations ; jaurais une physionomie tout comme un autre homme, des joues que la honte ne ferait plus rougir à chaque instant et des yeux qui oseraient en regarder dautres.
La première chose à laquelle je pensai fut daller retirer ma montre. Comme je la tins longtemps sur mon cur, bien serrée, bien close dans cette petite poche de gilet où, depuis tant dannées, elle en avait senti chaque battement ! il me semble que lorsquelle y rentra de nouveau, après cinq jours de séparation, elle frétillait daise et cherchait à se blottir dans le petit fin fond du coin afin de ne plus en sortir. je la regardais, je lembrassais et je la remettais vite dans son trou de peur de la perdre encore. Que voulez-vous, lecteurs ? ceci est peut-être puéril à vos yeux ; cest que je ne puis donner aux choses leur valeur et leur véritable expression. Cette petite montre était pour moi dix années de ma vie qui me revenaient tout à coup, dix années pendant lesquelles elle ne mavait pas quitté un instant, et dans lhorrible abandon où je vivais depuis un mois, une heure de conversation muette et attendrie avec le seul objet qui me rappelât tant de choses envolées, mais toujours chères, était-ce donc trop ?
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Je retournai au bureau du télégraphe : cest ainsi que je passais la journée entière, ou bien encore, jallais à larrivée de tous les trains, et le soir, entre sept et huit heures, je faisais une promenade dans les bois et les vallées serpentantes qui entourent Omaha. Cette fois encore, il ny avait pas de réponse au message du surintendant qui, cependant, avait été envoyé depuis déjà dix-huit heures. Alors je compris que cen était fini de moi. Je navais pas voulu madresser à ma famille, parce que tous les membres en étaient dispersés à droite et à gauche à la campagne, et quil aurait fallu trop de temps pour en recevoir une réponse ; je navais pas voulu davantage écrire, parce quà tout compter il ne fallait rien moins que dix jours pour quune réponse marrivât, et javais toujours pensé que le langage du télégraphe étant plus énergique, plus pressant, mon horrible position serait plus vite comprise. Mais, pour le coup, je résolus de tout tenter ; jenvoyai quatre à cinq lettres dans toutes les directions et un télégramme que je payai trois dollars, et qui devait arracher les entrailles de mes amis, sils en avaient encore.
Lorsque jeus fini, il était six heures du soir. Je soupai lentement, posément, je relus mes lettres, les affranchis tout comme aurait fait un capitaliste, puis me rendis de nouveau au Telegraph office, déterminé cette fois à commettre quelque crime inouï si je navais pas de nouvelles : « There is an answer for you and a right one also », me dit un des opérateurs que javais particulièrement ahuris. « Wait a moment, I will write it down for you ; it is just arrived. »
Tout mon sang avait reflué en une seconde vers mon cur ; mes jambes tremblaient et mon gosier naurait pu laisser passer une aiguille. Sans doute on avait mis toutes les banques du Canada à sec pour men expédier les dépôts.
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Deux minutes après, lopérateur me remettait un télégramme ainsi conçu : « Demain, Bradlaugh, 28, rue Farnham, recevra instruction de vous donner cent dollars en or. » Un prisonnier, au fond dun noir cachot, que lon rend subitement à la lumière et à la liberté, éprouverait le même éblouissement que moi à la vue de ce télégramme qui méclatait en pleine figure : « Demain, demain, je quitterai Omaha ; demain, je sortirai de ce tombeau brûlant ; demain, je secouerai ce sable de feu ; demain, je serai libre. Ô argent ! se peut-il quon tappelle vil métal, toi qui me rends une patrie, toi qui me donnes en une heure autant de joie que jai eu de chagrins en un mois ! ! ! » Et je mélançai dans la rue comme un cerf dans les vallons, bondissant presque à chaque pas, soulevé par des flots élastiques.
Javais encore quelque menue monnaie : « Nous allons arroser le télégramme », me dis-je, et je courus demander à tous les employés de télégraphe de me suivre à un saloon quelconque. Quelques-uns dentre eux étaient sur le point de devenir idiots à force davoir été tracassés par moi, et je leur devais bien au moins un cocktail. Ils me suivirent au nombre de trois ou quatre, et nous ébauchâmes une pochardise qui aurait pu devenir légendaire, si je navais songé aux graves événements du lendemain.
* * *
Ce lendemain était vendredi, 3 juillet, jour où jallais me montrer pour la première fois dans toute ma gloire aux citoyens dOmaha, mais pour leur dire un éternel adieu. À dix heures jarrivais au bureau de M. Bradlaugh, rue Farnham, avec une magnifique assurance et un front superbe. Il me semblait que tout ce quil pouvait y avoir demployés dans ce bureau se précipiterait vers moi pour moffrir cent dollars. Je tenais à la main ma dépêche et je la chiffonnais avec une nonchalance caressante. On me dit de revenir à onze heures ; je revins à onze heures. On me dit de revenir à midi, je revins à midi ; M. Bradlaugh ny était pas encore ; alors jexpliquai comme quoi je devais prendre le train sans faute à trois heures et que je navais pas de temps à perdre. « M. Bradlaugh sera certainement ici à 1½ heure », me dit-on ; va pour 1½ heure, me dis-je ; ma malle était toute prête, je naurais eu quà toucher mon argent, payer mon hôtel et partir. À lheure indiquée, je paraissais de nouveau rue Farnham, 28, et jentrais en pourparlers avec un homme qui était le chef du bureau. Je lui montrai ma dépêche et lui demandai sil avait reçu instruction de me donner les cent dollars qui sy trouvaient indiqués. « Non, me répondit-il ; du reste, je nai pas dinstructions à recevoir de Montréal. Nous représentons ici une agence de la maison Bradlaugh dont le siége général est à New York, et tous les ordres doivent nous venir directement de ce dernier endroit. Si lon a fait un dépôt pour vous à Montréal, il faut que lagence de Montréal en ait donné avis à New York, doù instruction nous parviendra ensuite directement de vous payer ; sinon, nous ne pouvons agir. Mais comment se fait-il que vous nayez pas encore vos instructions ? mécriai-je ; le dépôt est fait depuis plus dune journée, et il me semble que le télégraphe a eu le temps de fonctionner depuis lors. Sans doute, mais je ne pense pas recevoir un télégramme de New York ; je recevrai plutôt une lettre de Montréal contenant la somme déposée sous forme de chèque payable par une banque dOmaha, vu que vous êtes absolument inconnu, que personne ne peut vous identifier, et que, même en recevant un télégramme de New York, je serais encore embarrassé de savoir que faire. Comment ! monsieur, repris-je, dès lors que vous recevez un ordre formel du siège général, où est donc votre responsabilité, et nêtes-vous pas tenu de me faire justice ? Je ne vous connais pas, monsieur, me répliqua-t-il ; je ne sais pas du tout qui vous êtes ; il y a déjà plus dun exemple de dépêches falsifiées ; et, quant à moi, je ne puis rien faire pour vous sans une dépêche que je reconnaîtrai à certains signes de convention pour émaner directement du bureau général de New York. Revenez ici à sept heures ce soir ; jaurai peut-être reçu linstruction que vous espérez ; sinon, il est probable quelle ne viendra que par la malle. Demain est le 4 juillet, grande fête nationale ; je prends le train ce soir même et mabsente pour un mois, mais je vais laisser pleins pouvoirs à un jeune homme qui me représente ici en mon absence et qui vous paiera, sil y a lieu. »
Que pouvais-je répondre à cela ? Rien. Jétais convaincu du reste quune instruction précise viendrait de New York, dans la journée, puisque ma dépêche le comportait expressément, et que je pourrais partir le lendemain. Je me retirai. Dheure en heure je revins, puis toutes les demi-heures, puis tous les quarts dheure. À sept heures, il ny avait pas encore de message envoyé de New York. Jusquà minuit, jallai dun bureau de télégraphe à lautre demander sil ny avait pas de dépêche pour lagence Bradlaugh. Rien, rien, rien. Le lendemain était le 4 juillet, et tous les bureaux seraient fermés ; le surlendemain, cétait le dimanche ! Toutes les craintes et toutes les inquiétudes revinrent à la fois en grossissant dans mon cerveau. La dépêche que javais reçue était-elle apocryphe ? Que signifiaient tant de retards ? Pourquoi me donner une espérance qui, se changeant en déception dans létat où je me trouvais, pouvait me faire perdre la raison ? On ignorait sans doute que toutes mes nuits et mes jours se passaient dans une angoisse mortelle, que je ne vivais pas, que la fièvre seule me soutenait, que jétais à bout de tous les moyens factices dentretenir mon énergie. À deux heures du matin je me rendis à lun des bureaux de nuit, et jadressai une dépêche suppliante : « Au nom du ciel, disais-je, tirez-moi de cet enfer ; dites-moi comment mon argent doit me parvenir, je ne puis plus vivre ainsi. »
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Toute la journée du 4 juillet se passa, les gamins tirèrent un nombre infini de pétards dans les rues ; les drapeaux sétalèrent sur les édifices publics, les magasins furent fermés et tous les bureaux désertés. Le lendemain, dimanche, se passa encore et le télégraphe resta muet. Le lundi, jétais devenu farouche, le désespoir grandissait en moi et je sentais les premières atteintes de cet état affreux qui conduit vite aux plus terribles résolutions. Je passai toute cette journée dans un énervement indicible ; un fauve pris subitement au piège et renfermé dans une cage devait avoir mon regard et la même haine contre tous les hommes. Enfin, vers six heures, comme je sortais encore une fois de mon hôtel, je vis venir à moi le jeune commis de lagence Bradlaugh ; il tenait à la main une dépêche lui enjoignant de payer cent dollars en or à la personne qui exhiberait un télégramme daté de Montréal, signé de tel nom et comportant la mention de pareille somme à lui être payée : « Enfin, mécriai-je, me voilà sauvé ! » Et je faillis prendre le jeune homme dans mes bras et le soulever à trois pieds de terre. Il était ahuri ; les Yankees nont pas lhabitude de pareils transports, et ils sont plutôt disposés à sen défier quà sy laisser prendre. Mais il était difficile de ne pas croire à la sincérité des miens : « Venez demain au bureau, me dit-il, entre 10 et 11 heures, et jaurai votre affaire. » Ces paroles étaient grandes comme le monde, et je ne voyais rien dans les temps modernes qui fût aussi éloquent.
* * *
Le temps que je passai jusquau lendemain na de nom dans aucune langue ; je me levai six fois pour épier laurore ; je bus un gallon deau à la glace, je fumai à outrance, je déjeunai comme Jupiter au milieu des déesses, et, à dix heures, jarrivais comme un conquérant dans le bureau de lagence Bradlaugh. Il ny avait personne ; jattendis, puis je sortis, puis je revins. Pendant deux heures, le bureau resta vide : lévêque dOmaha venait de mourir deux jours auparavant et on lenterrait ce matin-là même ; tous les bureaux étaient déserts en son honneur et les banques fermées. Enfin, à midi, mon jeune homme parut. Je me précipitai au-devant de lui : « Je nai pas encore dargent, me dit-il, revenez à une heure et demie. »
Comment ! vous navez pas dargent, mécriai-je ; quest-ce que cela signifie ? Voulez-vous vous jouer de moi ? Remarquez que je veux absolument prendre le train aujourdhui à trois heures, et que je vous tiens responsable de tous les délais. Le chef du bureau ma laissé sans un sou, répliqua-t-il, je nai en ma possession que trois chèques à ordre représentant exactement le montant qui vous revient ; il faut les faire styler au porteur pour pouvoir les négocier dans une banque et jai en vain cherché leurs signataires toute la matinée ; ils doivent être absents. Enfin, revenez à une heure et demie, jespère que jaurai alors réussi à les trouver. »
À une heure et demie précise jétais de retour : « Mon argent, mon argent, mécriai-je dune voix terrible ; il me le faut de suite, je nai plus quune heure devant moi ; lomnibus quitte lhôtel à deux heures et demie juste, cest le dernier délai que je vous accorde. Je nai pu trouver personne encore, répondit le jeune homme avec une espèce de honte mêlée de crainte. Ah ! vous navez pu trouver personne ; eh bien ! je vais les trouver, moi, vos faiseurs de chèques ; venez avec moi de suite, je lexige »... Et je lentraînai violemment au bas de lescalier qui menait à son bureau. Nous allâmes au pas de course chez les trois signataires en question ; tous trois étaient absents.
* * *
Jusquà deux heures un quart, démarches et courses furent inutiles. Javais fait descendre ma malle pour quelle fût toute prête à mettre dans lomnibus ; ma détermination de partir ce jour-là même était effrayante : « Venez avec moi à lhôtel, dis-je au jeune homme, peut-être le propriétaire voudra-t-il négocier vos chèques. » Nous arrivâmes, nous nous adressâmes au propriétaire qui nous répondit quil ne connaissait rien à tout cela et quil ne pouvait y remédier ; Il restait encore une demi-heure pour le départ du train ; lomnibus vint et emporta tous les bagages excepté le mien. Mon affaire était montée à la hauteur dun événement ; les hôtes me regardaient, les uns avec défiance, les autres avec surprise ; une sueur froide coulait sur tous mes membres, et en voyant partir lomnibus, jeus comme un mouvement de colère féroce : « Par tous les diables, dis-je au jeune homme en lui sautant presque à la gorge, vous allez venir avec moi de nouveau ; Omaha nest pas grand heureusement ; peut-être trouverons-nous cette fois vos individus ; un quart dheure me suffit pour me rendre à la gare dans un cab ; vite, courons », et je le tirai par le bras et nous arrivâmes tout haletants chez le plus voisin des signataires. Il venait de rentrer, il modifia de suite son chèque ; nous courûmes chez le second qui, lui aussi, était de retour, et qui fit comme le premier.
Ces deux chèques réunis représentaient soixante-quinze dollars ; il fallait maintenant aller les toucher à la banque ; nous y courûmes et nous reçûmes largent. Un quart dheure sétait passé ; je navais pas le temps daller chez le troisième signataire, et plutôt que de ne pas partir immédiatement, jaurais préféré être rôti vif.
Jentraînai avec moi le commis de Bradlaugh tout essoufflé, tout hors de lui, presque pris de vertige. Nous arrivâmes à lhôtel ; mon compte était fait davance avec une réduction dun dollar par jour, ce qui ne mempêchait pas davoir encore à payer une note fort respectable. Je mentendis avec le propriétaire qui devait toucher pour moi, dès le lendemain, le montant du troisième chèque et me lexpédier à Détroit où jattendrais quelques jours. Je partis tambour battant dans un cab retenu à tout hasard, et jarrivai à la gare au moment même où la locomotive sifflait ; je neus que le temps de jeter ma malle dans le compartiment des bagages et de sauter dans le premier car venu. La sueur minondait des pieds à la tête et javais le gosier comme un étau chauffé à blanc : heureusement que le train arrêtait à trois milles plus loin, de lautre côté du Missouri, à Council Bluffs, et que, là, jaurais le temps de me désaltérer et me remettre de tant démotions violentes.
Maintenant, je veux faire connaître un détail curieux, qui en vaut la peine, et que lentraînement du récit ma forcé domettre.
* * *
On se rappelle quil y a trois lignes de chemins de fer dOmaha à Chicago. Les trains de ces lignes partent à la même heure, sans séloigner de beaucoup les uns des autres. La concurrence quelles se font est acharnée, ingénieuse, fertile en ressources de toute espèce ; elles ont des agents qui parcourent sans cesse les hôtels et qui sadressent directement aux voyageurs pour leur vendre des tickets. Les propriétaires dhôtel les mettent au courant de tous les départs et de toutes les destinations sans avoir de préférence pour aucune des lignes ; cest aux agents de persuader les voyageurs. Or, lun deux, celui du Rock Island Company, avait appris le matin que je devais partir ; un passager pour le Canada, ça ne se voit pas tous les jours dans ces parages. Il accourut à moi, me sollicita, mattira, me convainquit que je devais men retourner à Chicago par le Rock Island R.R. Il fit tant que je le suivis jusquau bureau de sa compagnie pour prendre mon ticket et retenir mon lit, mais je navais pas encore un sou en ce moment-là : « It is all right, me dit lemployé du bureau en me remettant mes tickets, notre agent se rend lui-même sur le train tous les jours et accompagne jusquà Council Bluffs, pour veiller à leurs bagages et les renseigner, les voyageurs qui nous font lhonneur de passer par notre voie. »
Ainsi donc, je me trouvais nanti dun ticket de voyage et dun lit dans le Pullman, sans quil men coûtât rien, libre de tous mes mouvements et pouvant méchapper dans une autre direction, sil mavait plu de le faire. Chose à remarquer. Je vis lagent dès le départ du train ; il passa devant moi peut-être vingt fois, jetant un coup dil de-ci, de-là, voyant à tout, ne me disant pas un mot, ayant lair davoir autre chose à faire chaque fois que je mapprochais de lui pour le payer, enfin, ne se laissant approcher quà Council Bluffs même, après avoir vu à tous les détails, comme si le paiement des billets était le dernier objet dont soccupât la compagnie quil représentait.
Cétait très fort, en vérité très fort, et archi-yankee.
* * *
Donc, le 7 juillet 1874, je quittai Omaha pour revenir à Montréal doù jétais parti vingt-huit jours auparavant. Jétais allé jusquà San Francisco doù je revenais en moins dun mois ; javais passé par toutes les épreuves, toutes les misères, toutes les souffrances, et je revenais victorieux de ce qui aurait suffi à tuer dix hommes. Je compris alors pour la première fois que mon découragement était une faiblesse impie et quil restait peut-être encore bien des choses à faire pour moi dans lavenir...
VI
Je partis avec trois piastres et demie dans ma poche pour me rendre jusquà Détroit, à trente heures de distance ; mais jétais dans le Pullman et mon lit était payé ! Dieu ! quel admirable trajet ! quel manteau soyeux et luxuriant que ces prairies de lIllinois et de lIowa ! Et les bois, et les jardins, et les villas ! quelle puissance, quel luxe de végétation ! Le chemin de fer semble courir sur des flots lentement balancés, ou plonger et replonger avec eux suivant les caprices de la brise... Mais je ne veux plus marrêter en route pour peindre ou raconter quoi que ce soit ; limpatience darriver gagne jusquà ma plume qui galope et tremble à la fois sur le papier ; la patrie est là à lhorizon, je cours, je vole. Déjà jai senti comme des souffles échappés du Saint-Laurent et qui ont franchi les montagnes et les plaines... non, non, pas encore... il va me falloir attendre cinq jours de plus à Détroit. Mais quimporte ! Une fois là, je naurai plus que deux cents lieues à faire pour atteindre Montréal ; trente heures de marche et jaurai retraversé le continent, jaurai fait deux fois onze cents lieues comme un éclair glissant sur un nuage ; encore une semaine pour compléter le mois et demi dans lequel sest accompli ce double voyage.
* * *
Il était exactement quatre heures, mercredi soir, une journée après le départ dOmaha, quand nous arrivâmes à Chicago. Javais cinq heures à y passer avant que le train du Michigan Central ne partît pour Détroit, à treize heures de distance. Il restait au fond de mon gousset deux piastres qui me mettaient à labri de toute tentation, mais il me fallait cependant occuper à quelque chose les heures dattente. Je résolus de pousser devant moi au hasard de la marche et de pénétrer jusquau cur de la métropole de lOuest, devenue si rapidement célèbre, et qui déjà fatigue la renommée.
En voyant cette ville à qui je navais pas songé à donner même un regard la première fois, en parcourant les grandes avenues et les rues merveilleuses, peuplées de 400,000 habitants, là où il ny avait pas une maison il y a un demi-siècle, en voyant se mouvoir, glisser et se disséminer dans toutes les directions un peuple infatigable, en entendant le bruit immense, le bourdonnement confus, lointain, répété, incessant, de cette cité prodigieuse qui toujours travaille, toujours fermente, toujours produit pour concevoir encore linstant daprès, où les mille échos dune activité multiple, de lindustrie et de lentreprise sous toutes les formes, frappent assidûment loreille, où lon voit des merveilles de construction élevées en un clin dil au prix de millions de dollars, où les ruines des fléaux destructeurs, à peine écroulées, sont remplacées par des édifices plus vastes et plus somptueux encore, où le ciel, chargé nuit et jour de la glorieuse fumée dun travail que rien ne ralentit, brille encore néanmoins, joyeux et éclatant, sur les innombrables toits de la métropole, je ne pus mempêcher dune admiration vertigineuse et de me sentir dominé, rapetissé, comme en présence de tout ce qui est véritablement grand.
Certes, je noserai pas dire que ce soit beau encore, ni remarquable, ni saisissant, au point de vue de lart et de larchitecture savante, que la ville naissante de Chicago, mais cest mâle et fier. On aperçoit là lempreinte des enfants de géants, on ne sétonne plus de ce que les habitants de Chicago se croient les premiers hommes de lunivers, on leur pardonne une infatuation que justifient tant de prodiges accomplis, on les laisse appeler leur ville le « grenier du monde », la « cité des jardins du continent » et on lit sans sourire un paragraphe comme celui-ci, que jextrais dun auteur américain :
« Les Mille et une Nuits ne contiennent rien de plus merveilleux que le développement de Chicago. Rien au monde nest plus miraculeux, plus étrange, plus incroyable que ce développement. Si par un seul exemple nous voulions prouver la supériorité de lAmérique sur tous les autres pays du monde, si nous étions appelés à démontrer la puissance de ses institutions, laccroissement de son commerce, lénergie irrésistible de son peuple, lextension de son industrie, son aptitude à se servir de tous les avantages que la nature lui a départis, si nous étions appelés à démontrer cela, nous naurions autre chose à faire quà citer Chicago, la ville modèle (the standard city) de lAmérique. »
* * *
Ce qui fait avant tout la grandeur des Américains en général, cest la liberté. Ces fils de létendue sont libres comme lair. Rien ne forme plus vite, rien ne fait les hommes plus mûrs et plus complets que lusage de la liberté. Cependant, il faut admettre quen dehors des grandes choses quelle inspire, les Américains sont les plus puérils et les plus futiles des hommes ; ils sont jeunes, voilà pourquoi ils sont enfants. Mais laissons là les appréciations et revenons à Chicago que je ne crois pas devoir laisser ainsi sans appuyer sur certains détails vraiment surprenants.
Lhabitant de cette ville presque fabuleuse nadmet pas limpossible ; il est persuadé que Chicago peut tout faire et finira par tout faire. Cest provoquer son sourire que de lui parler de Babylone, de Carthage, de Rome ou de Paris ; il na aucun doute que Chicago ne devienne rapidement la première ville du monde entier, et il le démontre par des calculs de recensement qui seraient très exacts sils suivaient toujours une marche régulière et sils gardaient des proportions invariables. Ainsi, cette métropole qui navait que trente habitants en 1829, en avait huit mille en 1844, quatre-vingt mille en 1855, cent cinquante mille en 1863, et enfin deux cent soixante mille en 1866, trois ans après seulement : doù il résulte, les proportions étant suivies, que Chicago devrait avoir un million en 1880, et en 1900 le double de la population actuelle de New York. En moins dun demi-siècle, la population de Chicago dépasserait celle de Londres et atteindrait celle de la Rome des Césars, qui comptait cinq millions dâmes. Le Dominion tout entier nen contient pas encore autant.
Si jallais maintenant exposer quelques statistiques de commerce, en regard de celles de la population, le lecteur serait épouvanté de leur développement énorme :
« Pour tout homme qui a une notion quelconque des résultats généraux du commerce dun État ou dune ville, dit un auteur moderne, les statistiques de Chicago ont quelque chose de fantastique, dincroyable même.
« Les Illinois qui habitent Chicago sont très fiers de leur ville. Ce sont les Marseillais des États-Unis. Ils ont la réputation dêtre vantards ; la vérité est quils sont les citoyens les plus entreprenants de la République ; ils aiment les gros chiffres, et, comme pour beaucoup dintelligences vives et peu cultivées, la statistique a pour eux un charme tout particulier. Ils tournent et retournent les sommes de leur commerce dans tous les sens et arrivent à faire des rapprochements insensés. Ils savent combien de fois le bois importé annuellement à Chicago pourrait faire le tour du monde, et ils se frottent les mains dun air provocant en énonçant cette singularité. En parlant dun riche industriel, un Illinois me dit Il a autant de dollars de revenu quil entre de briques dans la construction de telle église. »
Après vingt-quatre heures de séjour à Chicago, ce style hyperbolique na plus rien qui surprenne un Européen, mais pour moi, jy étais préparé, je le connaissais davance, je lavais entendu bien souvent, et, du reste, le temps me manquait pour faire une nouvelle étude sur place ; je me contentai dadmirer, à la hâte, les merveilles dont javais tant de fois entendu parler, et, cinq heures après mon arrivée dans la « cité des jardins du continent américain », je prenais le train qui allait memporter à Détroit, où je voulais rester quelques jours pour me remettre avant de revenir au Canada.
VII
Jarrivai à Détroit le jeudi matin et je dus attendre jusquau mardi suivant que le reste de mes cent dollars me fût expédié dOmaha. Le mercredi soir, à six heures, jarrivais à Montréal. Cétait bien vrai ! jétais de retour, mais je ne pouvais pas y croire et je nosais me montrer. Les circonstances de mon départ avaient été telles quun retour aussi subit devait ou me rendre ridicule, ou paraître comme une fantaisie exorbitante ; heureusement que javais eu assez de malheurs, assez dépreuves et assez de souffrances, pendant ce court espace de temps, pour me protéger contre tous les sarcasmes. Je me réservais décrire mon voyage, de faire voir quon ne fait pas deux mille lieues par caprice, dans des conditions aussi douloureuses, quon ne sexpatrie pas, et quon ne revient pas surtout, sans avoir puisé dans lexcès même de ses maux un courage qui élève au-dessus de la raillerie et qui en impose aux plus incrédules.
Mais à peine avais-je mis le pied dans les rues de Montréal, à peine la patrie métait-elle rendue, que la moitié de ce que javais souffert était déjà envolée dans loubli, et je nen étais que plus hésitant. Il me semblait que je navais pas assez la physionomie de tant de cruelles épreuves, que jaurais dû avoir une figure émaciée, de grands yeux enfoncés dans leur orbite, toutes les apparences dune agonie prochaine ; et, au lieu de cela, je revenais avec une contenance, une vigueur et une allure que jétais loin davoir eues en partant ! Cela était pourtant facile à expliquer ; la joie du retour et lespérance en lavenir, substituées à la douleur du départ et à un désespoir profond, avaient opéré ce rapide changement. Il est des maladies terribles, dont la violence est extrême, mais dont on guérit en vingt-quatre heures lorsquelles nont pas amené la mort. Lexcès de la fatigue physique est toujours salutaire lorsquil sarrête à la limite où il peut devenir fatal ; il en est ainsi de la douleur, semblable à une fièvre intense qui, lorsquelle est vaincue, équivaut à un renouvellement complet du système. Chez les natures élastiques, douées dune sensibilité et dune mobilité telles que les impressions de toutes sortes sy succèdent comme autant de coups de foudre non interrompus, la souffrance et le bonheur ne peuvent jamais être calmes ; les transports de lun élèvent jusquaux nues, les abattements de lautre précipitent dans des abîmes pleins de ténèbres.
Mais maintenant, revenu dans la patrie, tout étonné de sentir encore en moi la vie et lespérance, je ne tardai pas à mesurer les résultats futurs et la portée dune épreuve que, pendant deux mois, javais regardée comme mortelle. Je crus découvrir en moi un autre homme, sorti du creuset du malheur, avec une faculté nouvelle, la seule qui pût désormais bien gouverner ma vie, et dont le défaut avait causé tous mes malheurs jusqualors. Je me demandai si cette succession précipitée, brutale, dévénements tous tournés contre moi, et agissant comme avec une intelligence féroce jusque dans les plus petits détails, était bien simplement une fatalité, sil ne fallait pas remonter à une loi plus haute, loi dune volonté inflexible, pour qui tout est préconçu et déterminé davance. Je me demandai si cétait bien un sort aveugle et inconscient, celui qui sétait acharné sur moi avec cette suite et cette précision implacables, et pour la première fois, impuissant révolté, toujours vaincu, jentendis les accents de la grande voix intérieure, de la conscience, et je compris cette fatalité divine qui sappelle lexpiation, aussi nécessaire, aussi juste quelle est universelle, et à laquelle on croit en vain pouvoir faire exception. Je courbai mon front devant Dieu en le sentant inexorable et je reconnus limmensité de sa miséricorde dans cette torture salutaire qui, au lieu de me rendre méchant, mavait éclairé et soumis ; je reconnus surtout que si je ne pouvais encore espérer le bonheur, qui ne vient quaprès lexpiation, du moins javais déjà la résignation qui est le commencement de la force.
* * *
Jétais parti le désespoir dans lâme, je revenais presque victorieux de moi-même : lamertume de mes regrets se changeait rapidement en un mélancolique retour vers les choses du passé, qui nabandonne pas un instant mon esprit, mais qui ne le tourmente plus, qui touche mon cur, mais sans le déchirer, qui me donne une paix de jour en jour plus profonde, si ce nest loubli qui est au-dessus de tous les efforts, et que je ne cherche pas dailleurs, parce quil nest pas autre chose que le tombeau de lâme ou le vide dans la vie. Enfin je revenais transformé, tout prêt à commencer une existence nouvelle, et plus digne peut-être cette fois den atteindre lobjet.
Mes amis que je craignais tant dabord de revoir et dont je voulais à tout prix éviter les rires, vinrent tous au-devant de moi comme sils ne mavaient pas vu depuis longtemps déjà et comme si jétais réellement un ressuscité. Mais, au milieu des joies et des transports du retour, javais toujours devant moi limage de Québec, ce cher vieux Québec, dont jai tant ri et que jaime tant, ce bon petit nid quon ne quitte jamais tout entier et que lon retrouve toujours intact au retour.
Seulement cinq semaines après je pus y revenir, et de suite jallai faire une longue marche sur le chemin de Sainte-Foy, cette avenue incomparable où tant de soirs javais été promener mes rêves et mes plus douces illusions. Là, je rassemblai tous mes souvenirs, et des larmes chaudes comme celles des premiers âges de la vie, des larmes dune source toute nouvelle, jaillirent de mon âme consolée. Puis je pris la route du Belvédère, je longeai le chemin Saint-Louis et jarrivai sur la plate-forme, à lheure où je pouvais être seul, où le flot des promeneurs ne viendrait pas troubler lattendrissement de mes pensées.
* * *
Ah ! que vous dirai-je, que vous dirai-je, lecteurs, en terminant ce long et douloureux récit pendant lequel plus dun dentre vous peut-être a partagé mes cruelles angoisses ? Je restai bien longtemps, bien longtemps sur cette plate-forme doù mon regard embrassait un si magnifique morceau de la patrie. À cette hauteur, mon âme sélevait avec le flot de ses innombrables souvenirs, mêlé cette fois à celui des espérances dont le cours semblait sêtre si longtemps détourné de moi. Je revis mon passé disparu, comme si cétait pour la dernière fois ; jen regardai séloigner une à une les ombres muettes qui me quittaient tristement ; il y avait là bien des regards et des sourires qui mattiraient encore, mais je nen pouvais, hélas ! retenir un seul : ils senfuyaient... et pourtant je les voyais toujours. Oh ! non, non, chères et douces choses envolées ; il ny a pas de nuit ni de passé pour le souvenir ; vous êtes toujours vivantes, toujours présentes, et vous me resterez quand même. Ce nest pas moi qui mettrai sur vous le linceul et le temps ne peut rien dans mon cur. Ce qui me reste à vivre ne vaut pas ce que jai vécu ; je vous suivrai toujours et jamais aucune ombre ne vous dérobera à mes yeux. Toutes, toutes, désormais, vous mêtes chères ; vous à qui je dois mes bonheurs fugitifs, je vous bénis, et vous à qui je dois mes longues angoisses, je vous pardonne. Laissez, laissez au moins la trace de votre fuite pour quelle éclaire les tristes années qui me restent ; lombre de ce qui fut cher a encore plus de clarté que léclat de lespérance, de même quun souvenir heureux vaut souvent plus que le bonheur.
Quimporte que vous soyez le passé ! Est-ce que des fleurs qui tombent ne sort pas le germe qui fécondera les plants nouveaux ? Cest à vous, à vous qui ne pouvez mourir, que je dois le meilleur, le plus vivant et le plus vrai de moi-même.
Lorsque je vous crus perdues pour toujours, je poussai un cri funèbre qui retentit dans bien des curs ; aujourdhui je vous retrouve décolorées, pâlies, devenues à peine un fantôme de vous-mêmes, mais cela suffit désormais au fantôme de ce que jai été. Le passé qui séchappe en laissant à lhomme une dernière illusion est une force de plus ; il sy retrempe, il mesure létendue de ce quil a souffert, et, en se voyant sorti des épreuves, il conserve toute la confiance et toute lénergie de lattente.
* * *
Ô mon pauvre vieux Québec ! je te retrouve donc, toi que je croyais pouvoir fuir ; je te retrouve avec le parfum, avec le sourire encore empreint de tout ce que nous avons été lun pour lautre pendant quatre années ; je te retrouve, toi qui nas pas une rue, pas une promenade, pas un jardin, pas un bosquet qui ne furent les confidents de mes solitaires rêveries et de lépanchement intarissable de mon âme. Tu avais eu tout, tout de moi ; je tavais même engagé lavenir et javais juré de ne jamais te quitter, en récompense de ce que tu mavais inspiré de touchantes et de délicieuses chimères. Et pourtant ! je tai raillé, je tai bafoué, jai redoublé sur toi les traits et les rires ; loutrage a été public et mes livres le gardent tout entier, mais je taime, je taime !
Rien nest beau dans le monde comme toi, mon pauvre Québec, et le monde, je le connais. Ladmiration que tu inspires est encore bien au-dessous du langage que tu parles au cur. Létranger, qui voit tes débris entourés du cadre majestueux de montagnes qui sétendent bien au-delà du regard, te contemple encore moins dans la grandeur prodiguée par la nature que dans les innombrables souvenirs enfermés dans ton sein. Tu es vieux, décrépit, tu fatigues dans ta ceinture de remparts, mais tu as la majesté sainte des grandes choses que le temps seul, après de longs efforts, parvient à effacer. Pour moi, désormais, tu es sacré, et dans toute cette Amérique si jeune et si fière de sa jeunesse, je nai encore rien vu daussi jeune que tes ruines.
Oh ! quand je me reporte vers mes rêves si violemment et si cruellement interrompus, je me demande ce que je puis croire désormais ici-bas et sur quelle poussière nouvelle je vais essayer de bâtir pour lavenir. Tout est donc déception, illusion, chimère ! Jusquau bonheur lui-même qui me trompait.. Et pourtant il ny a rien de vrai sans lui, et en dehors de lui quy a-t-il, que me restera-t-il après lavoir rêvé ?
Je vais me mêler à la foule des ombres qui sagitent, je vais me laisser prendre aux passions vulgaires et me faire aussi ma place dans le vide. Je vais descendre dans le flot bourbeux des intérêts et des mesquines ambitions où la plupart des hommes noient leur âme et achèvent de perdre ce qui leur reste de lempreinte divine ; je vais retomber, positif et réel, sur cette terre où je nai jamais pu prendre racine, et que je peuplais sans cesse des fantômes de mon imagination...
Adieu, adieu, illusions, charmes, transports, enivrements de ma jeunesse à jamais disparue. Je menfuis loin de votre tombeau, comme le marin quitte le navire perdu où il a essuyé tous les dangers et qui était tout son monde, son foyer, sa famille, sa patrie entière. Adieu ; je vais désormais flotter sur lépave de ma vie jusquà ce que jatteigne le port immortel, et personne nentendra plus les accents de ma voix dans le ciel brumeux qui sassombrira de jour en jour autour de moi... personne, jusquà ce que je touche à la rive où tous les bruits séteignent, où tous les orages sapaisent. Alors seulement, je pousserai un dernier cri, celui de lespérance éternelle qui, seule, ne trompe jamais.
De la réciprocité avec les États-Unis
Conférence faite à la salle Victoria, le 18 avril 1874
I
Messieurs,
Quiconque voudrait raisonner aujourdhui comme il leût fait il y a quatre ou cinq années seulement, tomberait dans un désordre didées plus déplorable que linintelligence complète des événements et le défaut de toute prévision. En revoyant ces jours-ci quelques notes écrites vers cette époque sur les événements et les questions du jour, je me suis étonné des aventures de limagination et de la témérité de lesprit qui ose indiquer un point quelconque de lavenir dans un monde où, tous les dix ans, a lieu une grande révolution sociale ou politique. Oui, messieurs, presque tous les dix ans, il se fait un remuement prolongé sur ce vaste sol où logent pêle-mêle des hommes venus de partout, par centaines de mille, assez nombreux pour former des groupes imposants, des nationalités en germe, pas encore assez pour former des peuples. Ces révolutions, pour la plupart paisibles, nen sont pas moins profondes, et, pour nêtre pas éclatantes, sont peut-être plus décisives. Cest grâce à cette situation unique qui fait du continent américain le rendez-vous et souvent lasile de tous les peuples, que les questions ne sont plus seulement nationales, mais en quelque sorte humaines, intéressant les États du monde entier.
Dans le vieux monde, les révolutions sociales, je ne dis pas politiques, sont des ères qui marquent pour plusieurs siècles des conditions nouvelles de société ; le développement y est successif, restreint, ou tout au moins graduel ; en Amérique, cest par immenses enjambées et par soubresauts que les choses marchent. Les événements arrivent presque imprévus ; leur rapidité déroute même les penseurs qui croyaient les voir venir alors quils en sont tout à coup frappés et comme éblouis. Ainsi, qui eût prévu seulement quelques années davance, la soudaineté tragique de la grande guerre américaine qui éclata en 1861 et qui a embrassé le monde dans ses incalculables résultats ? Dix ans à peine plus tard, voilà une nouvelle grande forme de lavenir qui se dessine, à peine entraperçue et déjà dominant lhorizon. Les États de lOuest au berceau sont devenus un monde géant tout à coup, comme ces grands arbres des tropiques qui, en quelques mois, grandissent de trente pieds. LOuest sest non seulement dressé en un jour sur sa couche denfant, étendant ses jeunes et vigoureux membres sur la moitié de lUnion américaine, mais le voilà déjà trop à létroit dans sa vaste sphère ; ses bras déployés enserrent et absorbent presque les plus vieux États, et lui, à peu près le dernier venu dans la grande République, il en est maintenant le plus fort, le dominateur. Il commande, il plie la législation fédérale à sa volonté aussi impérieuse que ses besoins ; il agrandit à sa taille les portes du Congrès pour y passer en maître et dicte les lois qui feront sa force, dussent-elles faire la faiblesse ou linfériorité des États de lEst et du Sud.
* * *
Cette prodigieuse croissance, due à des centaines de mille de nouveaux venus, poussés comme un immense raz-de-marée sur les plaines de lOuest, renverse un équilibre savamment assis et alarme les vieilles populations de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, des Carolines. Lassociation, connue sous le nom de Granges et qui compte dans ses rangs cent cinquante mille fermiers, prépare une révolution économique dont il est impossible de prévoir létendue et les conséquences.
Qui peut dire la destinée prochaine réservée au Dominion canadien par lénorme grandissement de lOuest qui se trouve uni à nous par les lacs, par le Saint-Laurent, le Nord-Ouest et la Colombie anglaise, plus étroitement encore quavec les autres États de lUnion ? Cest à cause de cette croissance inattendue, et qui a renversé tout équilibre, que les combinaisons politiques et les prévoyances dil y a quelques années à peine sont maintenant en déroute, et quil faut avoir une autre vue pour discerner les choses.
* * *
Qui ne se rappelle le cri général dannexion poussé en 1849 et le manifeste signé à ce sujet par la plupart des hommes politiques éminents, plus tard convertis à un loyalisme ombrageux et farouche ? Le traité de réciprocité de 1854 vint jeter pendant dix ans une eau de plus en plus froide sur cette ardeur quon appellerait irréfléchie si elle navait pas envahi les plus fortes têtes. Puis vint la guerre américaine, puis les sympathies sudistes de notre gouvernement dalors qui creusèrent tout simplement un abîme entre nous et les États-Unis. Ceux-ci se hâtèrent de révoquer le traité de réciprocité, et le gouvernement canadien y répondit en établissant un système de représailles dans la mesure de ses moyens.
Le système de représailles ! ce mot fait sourire douloureusement, quand on songe à la richesse, au bien-être, à lexistence même dun jeune peuple quil exposait par sa puérile arrogance. Cest depuis les représailles en effet que nous avons perdu tous les ans vingt-cinq à trente mille bras, des plus vigoureux.
De ce système provocateur, cest notre propre pays qui a été la première et la principale victime, et qui sest coupé les vivres pour jeter une pâture à lappétit toujours féroce des loyaux.
Savez-vous bien, messieurs, que les chemins de fer canadiens dalors nétaient des exploitations possibles et ne pouvaient être sustentés que par le commerce de fret quils commandaient tout le long de la frontière américaine ? Savez-vous que cétait le commerce américain qui, seul, avait nécessité le creusement des canaux Welland et du Saint-Laurent, et qui continuait den payer tous les frais de construction ? En 1869, le trafic local sur le canal Welland, entre les ports canadiens, nemployait que 195,417 tonneaux, pendant que le même commerce, soit dun port américain à un autre, soit entre des ports américains et canadiens, exigeait 1,040,000 tonneaux, six fois plus.
De 1854 à 1865, les États-Unis ont admis chez eux, libres de droits, presque toutes les productions des provinces. Nous étions reçus à leur faire concurrence sur leurs propres marchés, et nous leur avons ainsi exporté, en moins de douze ans, pour deux cent quarante millions de produits, tandis quils ne nous en envoyaient que pour cent vingt-cinq millions à peines. De tous les articles que le Canada pouvait exporter, 96 pour 100 pénétraient dans les États-Unis sans payer de droits, tandis quils ne nous en expédiaient que 58 pour 100 dans les mêmes conditions, cest-à-dire quil restait encore 42 pour cent de produits américains frappés dimpôts à nos frontières.
Et encore, daprès le témoignage de M. Wilkes, délégué de Toronto à la Chambre de Commerce du Dominion, les exportations que se faisaient mutuellement le Canada et les États-Unis, sous le traité de réciprocité, étaient de 36 pour cent en notre faveur.
* * *
Lorsquil y a trois ans, pendant les négociations du traité de Washington, la question de la réciprocité se présenta de nouveau, les Américains, formés depuis leur guerre civile à une nouvelle école, celle dune protection impitoyable qui leur a valu un vaste déploiement dindustrie, des usines et des manufactures élevées sur tous les points du sol, les Américains, dis-je, ne semblaient prêts à rien concéder, même après labandon de nos pêcheries, à moins que le Canada nadoptât leur tarif, même contre lAngleterre, ce qui équivalait à un Zollverein, ou Union douanière, expression provisoirement employée pour celle dindépendance.
Il semblait alors que toute solution des difficultés existant entre lAngleterre et les États-Unis était impossible, à moins quon posât dabord comme base des négociations, comme condition inévitable, imposée par les relations des deux pays et nos circonstances particulières, lindépendance des colonies britanniques. M. Sumner, le grand homme dÉtat américain qui vient de mourir, avait même proposé au Congrès lacceptation de cette base préalablement à toute négociation, et si sa proposition fut rejetée, ce nest pas quon en contestât le principe, mais parce que le Congrès navait pas voulu exercer de pression sur les commissaires du traité ou porter atteinte aux usages internationaux.
LAngleterre, cependant, cela ressortait avec évidence de la voie dans laquelle elle sétait engagée, était prête à admettre toutes les réclamations américaines, et son parti était pris de vider une bonne fois toutes les questions, déponger lardoise, de nettoyer pour toujours ce passé hargneux qui divisait deux grandes nations, et de se débarrasser de lavenir. Or, se débarrasser de lavenir, saffranchir de ses périls toujours imminents, toujours malaisés à prévoir, signifiait alors pour la Grande-Bretagne se détacher à jamais de ses colonies américaines. Sans cela, les difficultés pendantes seraient à peine résolues quil sen présenterait de nouvelles. Linconséquence, lanomalie dune dépendance coloniale à côté des États-Unis, dans un temps où toutes les sociétés cherchent leur place fixe et ne la trouvent que dans lharmonie entre eux de leurs rapports géographiques et commerciaux, de leurs aspirations avec leur destinée manifeste, frappaient si vivement les esprits quon avait lair de chercher des deux côtés le moyen de faire aux colonies une situation nouvelle qui réalisât le but sans que les noms fussent changés.
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Il y a trois ans, messieurs, on sortait encore à peine des grandes époques de crises : les traditions et les animosités étaient vivaces ; les souvenirs couvaient sous la cendre chaude ; on ne pouvait presque parler des États-Unis sans quimmédiatement fût éveillée lidée dannexion, et avec elle le cortège bouillant des antipathies et des tendances mises en lutte. Entre plusieurs ordres de choses qui cependant ne présentent aucune corrélation nécessaire, sétablissait immanquablement une confusion déplorable qui paralysait tout. La politique, qui na souvent que des voies tortueuses et des inspirations funestes, qui introduit les injustices et laveuglement des partis dans les questions les plus indépendantes, semble navoir dautre objet, en se mêlant à tout, que de jeter le désordre dans les esprits et dembrouiller les choses les plus claires. Pour un bon nombre, la réciprocité ou une union douanière ne signifient autre chose que labsorption des provinces britanniques par lUnion américaine : de là le cri immédiatement poussé de loyauté, de dignité nationale, et cette politique qua voulu faire prévaloir le gouvernement Macdonald, politique consistant à ne dépendre que de nous-mêmes, « to fall back on our own resources ».
Depuis trois ans, que les choses ont changé ! La Confédération qui, jusqualors, navait été quun essai et même plutôt un expédient, une dernière ressource politique dans la pensée de ses fondateurs, est aujourdhui solidement assise ; les provinces se tiennent entre elles comme une chaîne dont les anneaux se resserrent de plus en plus ; le Canada, comme un jeune aigle qui essaie ses ailes avant de les livrer à lespace, et sarrête un instant, au seuil des mystérieuses profondeurs, entre la certitude de son vol, la liberté des airs et linquiétude vague de limmensité, le Canada sest soulevé sur son nid flottant entre deux ,océans, vaste comme un monde ; il a déployé ses bras avec ces tressaillements, pleins dassurance à la fois, de la force qui ne sest pas encore exercée ; il a pressenti, puis reconnu la destinée incomparable que lavenir lui réserve, et il sest élancé pour la conquérir 13. Non, le Canada na plus peur maintenant dêtre dévoré ou englouti chaque fois que le nom des États-Unis se prononce ; le grand fantôme étoilé ne se dresse plus dans un ciel menaçant, la politique, avec ses meutes criardes, sest sauvée des champs quelle avait envahis, les préjugés et les inspirations dun chauvinisme comique seffacent à la hâte devant les nécessités de situation et la volonté impérieuse des circonstances : les questions purement commerciales ont repris leur domaine libre, et les deux Confédérations, les plus grandes au monde par létendue et peut-être par leur puissance future, vont pouvoir traiter sans ombrageuses défiances de leur bien-être intérieur et des moyens de se rendre mutuellement prospères.
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Oui, pour pouvoir aborder la question de la réciprocité commerciale, il fallait la dégager de la politique, de cette lèpre qui sattache à toutes les entreprises les plus étrangères à son action. Les déclarations des Chambres de commerce américaines, depuis le traité de Washington, celles de leurs délégués, venus spécialement aux réunions annuelles de la Chambre de commerce du Dominion, ont précipité les négociations qui se poursuivent à cette heure, ont aplani le chemin devant elles, et réduit les politiciens aboyeurs à leur rôle impuissant. Je rappellerai ici ce que M. Hazard, délégué de Buffalo, disait en 1872 : « La frontière qui sépare les États-Unis du Canada est une frontière idéale. Le peuple américain est prêt à faire la moitié du chemin, et même plus que cela, au-devant du peuple des colonies, sil peut, par ce moyen, arriver à un résultat amical de la question commerciale. En ce qui concerne lannexion, je ne pense pas que le peuple américain la désire : quant à lindépendance, ce nest pas une affaire qui nous regarde ; mais ce que nous voulons ardemment, cest que les deux peuples américain et canadien soient bientôt unis socialement et commercialement. »
De son côté, M. Hamilton Hill, délégué de Boston et secrétaire de la Chambre nationale des États-Unis, disait lannée dernière à Ottawa : « Il ne suffit pas que nos bons rapports et notre amitié réciproque soient bien reconnus, mais il faut prendre encore toutes les occasions de manifester ces sentiments. Il se peut quil y ait quelques manières de voir différentes dans les détails dun traité de réciprocité, et quant à son étendue et à ses éléments, mais nous sommes tous daccord aux États-Unis, comme vous lêtes probablement en Canada, sur la nécessité dun traité qui rende libre le commerce entre les deux pays et qui les unisse plus étroitement quils le furent jamais. Un fait remarquable, continue M. Hill, cest que, depuis labolition du traité, le commerce nait pas cessé daugmenter tous les ans ; il avait reçu, durant lexercice du traité, une telle impulsion, que cette impulsion a suffi pour maintenir son allure pendant de longues années après. On pourrait conclure de là quil vaut mieux laisser les choses telles quelles sont et les affaires se développer suivant leur propre mouvement ; et cest là en effet ce que bon nombre disent. À cela il ny a quune réponse ; cest que, si dans les circonstances actuelles, le commerce continue daugmenter, ne le ferait-il pas encore bien davantage si on lui laissait un libre cours à travers la frontière et toutes les facilités possibles demploi et de direction ? Si, malgré les désavantages de la situation actuelle, les relations entre les deux pays sont si étroites quil leur faille absolument faire des affaires ensemble, que sera-ce donc quand tous les obstacles auront été écartés et les rapports rendus absolument libres ? Personne ne peut regarder une carte dAmérique sans reconnaître de suite que la nature a placé les deux pays voisins des États-Unis et du Canada dans une connexité si intime que les plus bienveillantes et les plus amicales relations de chaque jour leur sont impérieusement commandées. »
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Maintenant, reportons-nous par la pensée aux séances de la Convention internationale du commerce qui eut lieu à Saint-Louis, Missouri, il y a bientôt trois ans.
Le rapport du Conseil exécutif de la Convention, après sêtre entendu sur la « malheureuse condition des choses existant entre les États-Unis et le Dominion », présentait les propositions suivantes comme une base sur laquelle on pût établir quelque règlement définitif entre les deux pays :
1( Introduction libre en Canada des produits bruts et manufacturés des États-Unis, et concession réciproque faite aux produits bruts et manufacturés du Dominion.
2( Uniformité des lois passées dans les deux pays pour le règlement des droits sur les importations et pour la taxation intérieure ; le revenu de ces impôts devant être placé dans une caisse commune et divisé proportionnellement à la population ou suivant tout autre moyen équitable.
3° Inscription sur le registre américain des navires construits en Canada et mêmes privilèges accordés aux dits navires que ceux dont jouissent les navires américains pour le commerce intérieur et étranger.
4° Élargissement des canaux du Saint-Laurent et creusement du fleuve, le Dominion sengageant à construire de nouvelles lignes de chemins de fer internationaux auxquels les citoyens américains auront aussi bien accès que ceux du Canada, les États-Unis sobligeant à accorder en échange aux habitants du Canada les mêmes droits et privilèges que leurs propres citoyens exercent sur les lignes construites dans les limites de leur territoire.
À la suite de ces propositions venait la demande formelle faite au Congrès de nommer une Commission qui sentendît avec une autre commission également nommée par le Dominion, pour négocier des relations commerciales fondées sur les quatre propositions ci-dessus ou sur toutes autres de même nature et de même portée.
Ce sont ces propositions, messieurs, qui comportaient plus que la réciprocité, mais une véritable union douanière ou zollverein entre nous et les Américains, qui ont été, depuis, lobjet de discussions approfondies dans les Chambres de commerce, jusquà ce quenfin elles aient pris une forme pratique et soient entrées dans la voie de laction par la mission qua reçue lhonorable George Brown de négocier les bases dun nouveau traité avec les États-Unis.
Les Américains sont déterminés à trouver une solution également avantageuse pour eux et pour nous, et les réductions successives de leur tarif ont fait faire à la question des progrès considérables. Mais tout nest pas aplani encore, comme on va le voir, et la difficulté consiste précisément dans ce tarif que les Américains veulent maintenir et que le Canada ne semble pas encore prêt à adopter, parce que de suite surgissent des susceptibilités et des défiances nationales.
II
M. Howland, délégué de Toronto à la Chambre de commerce du Dominion en 1872, disait au sujet des quatre propositions fondamentales que je viens dénumérer :
« Le Canada ne peut consentir à létablissement dun zollverein pour plusieurs raisons. La première consiste en ce que ce serait faire à la Grande-Bretagne une grande injustice que dadopter contre elle des droits différentiels, aussi longtemps que subsistera la dépendance coloniale. Si lunion douanière était effectuée, il ny aurait plus pour le Canada quà rompre les liens qui lattachent à la métropole, ce quil nest nullement disposé à faire. La deuxième raison, cest quen abandonnant aux États-Unis le pouvoir de prélever les droits et de déterminer eux-mêmes la nature de ces droits, le Canada renoncerait à la première des prérogatives dun peuple libre, celle de faire ses propres lois.
« Lintention de la convention internationale nest pas tant détendre les relations commerciales que de précipiter lannexion des provinces anglaises : tel serait en effet le résultat nécessaire dun zollverein, résultat auquel le peuple des colonies est positivement, décidément opposé. Le Canada a été livré depuis quelque temps à ses propres ressources, à son propre travail ; ses habitants sont industrieux et patriotiques, ils ont la ferme conviction quils peuvent former pour toujours une nation distincte, ils ont le culte de leur nationalité et ne sont pas prêts à la sacrifier pour faire plaisir aux Américains ; enfin, leur devise est Le Canada pour les Canadiens. »
Je répondrai à cette argumentation en me tenant uniquement sur son terrain, qui est celui dune union douanière, et en laissant de côté la question de la réciprocité pure et simple qui est indépendante du tarif.
* * *
Lorsque les petits et grands États de lAllemagne résolurent den finir avec le système tracassier des douanes établies à chacune de leurs frontières et de fonder un zollverein, lAngleterre crut dabord que son commerce en éprouverait un grand préjudice, mais le résultat a été tout différent, comme lont admis eux-mêmes les publicistes de la Grande-Bretagne, parce que, plus un peuple devient riche, plus sagrandit le cercle de ses affaires, plus son commerce avec lAngleterre est considérable. Le rêve des économistes a toujours été leffacement des barrières qui séparent les peuples : ce nest pas grâce aux résultats obtenus par le zollverein que les Allemands ont fondé leur union politique ; cette union est tout simplement le fruit des aspirations et des idées de toute lAllemagne, les États qui la composent nétant en somme que les parties dune même nation, et les divisions qui existaient parfois entre eux ne provenant que de lantagonisme et de lambition de leurs princes. En ce qui concerne le Canada et les États-Unis réciproquement, leurs aspirations et leurs vues ne sont pas les mêmes. Quoique leurs habitants aient en général une origine commune, ils nont pas les mêmes traditions ni le même entraînement vers lunité politique, ils ne sont pas un seul et même peuple divisé en petits États distincts, et leur fédération purement commerciale ne conduit pas nécessairement à lunion politique. Il nen est pas entre le Canada et les États-Unis comme des provinces anglaises entre elles qui, placées dans la même dépendance et sous la même autorité, ont établi une union à la fois politique et commerciale. Le libre-échange, qui nest quune forme du zollverein, peut parfaitement exister entre deux États que rapproche seule la similitude des intérêts, sans que pour cela lun sacrifie à lautre sa nationalité ni son indépendance. Mais, par malheur, nous sommes tellement habitués dans notre pays à mêler la politique aux choses qui en sont indépendantes, quelle devient un obstacle continuel à tous les développements et à toutes les entreprises.
Eh ! messieurs, puisque cest là un besoin, je ne répugne nullement à le satisfaire, sous forme de digression, et à jeter en passant un regard sur la question politique.
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Lannexion ! ah ! lannexion ! question bien brûlante il y a quelques années à peine, aujourdhui bien éteinte.
Lannexion ! on en a parlé beaucoup à diverses époques de notre histoire, mais rarement en se fondant sur lesprit véritable qui anime les groupes si divers de la population des provinces. Elle a été presque toujours lexpression dun désir ardent chez les uns, dune nécessité inévitable aux yeux des autres, mais sans quon voulût se rendre compte des modifications et des tempéraments que le temps pouvait apporter à cette nécessité et à ce désir. Parce que les uns désiraient lannexion et parce que les autres la croyaient nécessaire, il eût fallu, daprès eux, la faire sans délai, au risque de la mal faire et détouffer, pour un temps peut-être bien court, des répugnances qui auraient pu devenir par la suite fatales à lUnion américaine.
Ce nest pas ainsi que lenvisageaient les grands hommes dÉtat américains. Jefferson, Adams, Everitt prévoyaient la réunion éventuelle de toutes les parties de lAmérique du Nord, mais ils ne voulaient pas devancer les événements. Pour eux, précipiter la destinée, cétait la contrarier, et, au lieu de fruits mûrs, ne recueillir que des fruits amers et semer des germes de démembrement futur. Ils comptaient par demi-siècles et quarts de siècles et comprenaient toute la nécessité dune éducation préalable qui habituât les jeunes peuples environnant la République, à ses institutions, à son esprit public, à ses murs. Nous, au contraire, nous navons presque jamais parlé dannexion quà la manière des enfants qui crient après un joujou, à la manière des affamés qui se jettent sur un morceau appétissant, ou bien à la façon de ceux dont les espérances déçues ou lexistence déclassée ne leur font plus trouver de remède et davenir que dans une révolution.
Un des faits dominants de lhistoire des États-Unis, cest ladmission successive dans leur sein de tous les territoires de ce continent qui leur ont été nécessaires. En général, ces acquisitions se sont faites paisiblement, le plus souvent par voie dachat. Ainsi, en 1803, la Louisiane, embrassant toute la vallée du Mississipi, et dont les Américains avaient besoin comme dun débouché pour leur grand fleuve sur le golfe du Mexique, est achetée de la France pour quinze millions de dollars. En 1819, la Floride est achetée de lEspagne pour sept millions ; en 1845, le Texas, du Mexique, sans conditions autres que le paiement de sa dette ; en 1848, la Californie, le Nouveau-Mexique et lUtah sont acquis moyennant quinze millions de dollars. En 1854, cest le tour de lArizona, acheté encore du Mexique pour quinze millions aussi ; et, enfin, en 1869, lAlaska vient grossir la Confédération républicaine en laissant, entre lui et le reste de lUnion, la Colombie anglaise, qui, il y a quatre ans à peine, demandait au Parlement britannique la permission de figurer sur le drapeau étoilé des États-Unis.
Le Canada échappera-t-il à cette attraction que semblent rendre irrésistible sa situation géographique et lesprit des temps modernes qui pousse aux grandes unités politiques ? Le travail dagglomération qui se fait en Europe pour tous les peuples ayant quelques traits communs, quelque affinité de race ou une étroite liaison dintérêts, se poursuivra-t-il dans le nouveau monde jusquà ce quil atteigne ses dernières limites ? Ne semble-t-il pas que cette lisière comparativement étroite qui sépare la grande masse du continent nord-américain davec les régions inhabitables, et qui comprend toutes les possessions anglaises, doive graviter autour des États-Unis comme les moindres astres autour du foyer lumineux qui donne son nom au système solaire ? Lannexion nest-elle pas plus quun fait politique, mais encore et par-dessus tout un fait géographique et physique ? Nous sommes annexés déjà par nos rivières, par nos lacs et nos chemins de fer avant de lêtre par une convention que ratifieraient des deux parts les vux du peuple. Tout contrat politique de cette nature ne ferait que sanctionner un état de choses préexistant et napporterait dautre changement à notre condition que celui de la développer merveilleusement. Nous sommes Américains déjà par nos murs quune démocratie progressive a rapidement envahies ; nous le sommes par tous nos intérêts et par les tendances des sociétés modernes qui germent parmi nous comme des fruits naturels. Vouloir arrêter ce mouvement, cest remonter le cours des choses, cest élever à frais inutiles une digue artificielle contre un torrent qui emporte tout sur son passage, cest vouloir reconstruire, à lexemple des vieillards puérils, des illusions depuis longtemps disparues.
Oui, messieurs, on peut à bon droit peut-être et à coup sûr argumenter de cette façon, mais il est des considérations dun autre ordre et dune portée toute politique, que personne ne peut négliger et dont loubli mènerait droit à la déception.
* * *
Et dabord, sommes-nous sûrs que les Américains désirent lannexion de nos provinces à leur jeune et déjà vieille République ? Non, non ; ils veulent notre indépendance, oui, tous ; mais lannexion ! cest autre chose. Il y a deux grands partis aux États-Unis, deux partis formés par la nature et qui dureront comme elle malgré les victoires passagères de lun sur lautre, deux partis indépendants du mouvement des choses politiques et qui subsistent, parce quils sont pour ainsi dire inhérents au sol et résultent de la situation géographique qui crée des murs et des intérêts essentiellement distincts ; ces deux partis sont ceux du Nord et du Sud.
Les États du Nord ne veulent pas des annexions faites au Sud, et les États du Sud ne veulent pas des annexions faites au Nord, mais tous ils se réunissent sous la même bannière quand il sagit déloigner lEurope de ce continent et de voir les colonies, qui sy trouvent encore, affranchies de leurs métropoles. Cette volonté, ils la poursuivent régulièrement, sans emportement, sans ardeur belliqueuse, sans violence diplomatique, mais avec obstination, avec toute la persistance dun droit incontesté. Cest pour cela quils nont pas craint, il y a huit ans, de payer à la Russie jusquà sept millions pour le territoire désolé, stérile et glacé dAlaska dont ils ne savent en vérité que faire, mais dont lacquisition a éloigné pour toujours une grande puissance de lAmérique du Nord. Si jamais les États du Nord voulaient nous annexer à eux, ce nest que lorsquils y seraient contraints par la nécessité politique, celle de parti, ou par limpossibilité de continuer leurs relations avec la Grande-Bretagne, tant quelle garderait un pied à côté de lUnion Américaine. Or, je crains bien que cette impossibilité ne soit démontrée davantage à quelque occasion prochaine, malgré le grand apaisement apporté de part et dautre par le traité de Washington.
Dautre part, il semble que si lannexion du Canada était désirée par le peuple américain, la presse ne tarderait pas à en faire une question débattue par tous ses organes, à créer à ce sujet une agitation universelle, comme cest la pratique invariable aux États-Unis. Mais nos voisins comprennent parfaitement quils nont aucun besoin de cela, que si lannexion doit avoir lieu, ce sera par la gravitation naturelle, par la marche irrésistible des faits, que la navigation libre du Saint-Laurent, lélargissement de nos canaux, laccès aux eaux canadiennes pour y faire la pêche et le commerce libre sont tout ce quil leur faut. En hommes pratiques, ils ne veulent pas précipiter sans profit les événements, ni faire une agitation qui réveillerait de nombreuses susceptibilités et retarderait indéfiniment le résultat au lieu de le hâter. Nous devrions faire comme eux, avoir leur sagesse, savoir discerner, ne pas voir partout des intentions machiavéliques, laisser ces puérilités aux esprits étroits, consulter les intérêts du pays, quelque haut que retentissent les criailleries intéressées, et répondre à ceux dont les préjugés malfaisants résistent à toutes les démonstrations possibles, comme M. Hugh McLennan, délégué de Montréal, répondait dans la Chambre de commerce du Dominion, à M. Imlach, délégué de Brantford (Ontario) : « Les appels constants à la loyauté sont comme les cris quon pousse pour ranimer le courage ; le Canada est en mesure de conserver son existence indépendante comme nation, si cest là son vu ; et si les Américains désirent nous annexer, ils ne pourront jamais le faire sans un consentement entier et libre de notre part. »
* * *
En attendant, quon rétablisse donc la réciprocité qui est lintérêt actuel des deux pays et que tous deux ils réclament.
« Si, disait lhon. John Young, à la réunion de la Chambre de commerce du Dominion tenue en janvier 1872, si notre charbon, dont la Nouvelle-Écosse contient des milliards de tonnes, si notre minerai de fer et de cuivre, si le pétrole, le sel, lardoise et le gypse pouvaient être exportés librement aux États-Unis, la prospérité du Canada en recevrait une impulsion merveilleuse. Quand je porte les yeux sur la province de Québec, quand je contemple les vastes rivières qui coulent du Nord dans le Saint-Laurent, toutes pourvues de magnifiques pouvoirs deau, et que je vois un peuple impuissant en face de ces dons de la nature, quand je songe que vingt-huit mille Canadiens ont émigré lannée dernière aux États-Unis pour y chercher de lemploi, je me sens près de désespérer ; tandis quavec un Zollverein, la province de Québec ne tarderait pas attirer le travail et limmigration... »
Ces paroles de lhomme qui, depuis vingt-cinq ans, se consacre à létude de notre situation commerciale et aux moyens délever le Canada rapidement au niveau des grandes nations, doivent donner pour le moins à réfléchir. Il nest pas une classe dhommes aujourdhui qui, débarrassée des préjugés et des mobiles mesquins dun faux loyalisme, ne soit prête à lui faire écho.
Parlant du lac Michigan dont le traité de Washington nous ouvre la libre navigation pendant huit années, au bout desquelles nous nous trouverons exactement dans la même position quauparavant, lhon. John Young a émis lidée que le Canada devrait négocier lui-même les traités où ses intérêts propres sont en jeu. Cest là lindépendance établie en fait et en droit, si ce nest de nom. Sans doute, la question se trouverait de la sorte extrêmement simplifiée et ce serait infiniment mieux sous tous les rapports ; mais à ceux que ce mot dindépendance effraie, nous pouvons répondre que la prérogative exercée par lAngleterre de conclure avec dautres nations des traités où le Canada est spécialement en jeu, ne devient dans la plupart des cas quune simple formalité. Cette formalité est désagréable, elle entraîne des délais, elle est fastidieuse, elle nous expose à recevoir le contrecoup de toutes les difficultés qui peuvent sélever entre la métropole et les États-Unis, mais enfin elle nest pas un empêchement absolu, et quand bien même on donnerait en faveur de lindépendance les raisons les plus concluantes, ces raisons resteraient toujours sans effet tant que lesprit du peuple ny serait pas préparé.
Il faut donc rester dans les limites restreintes, mais précises, de la question commerciale, aller aussi loin que possible dans notre sphère daction, aussi loin que le permet la dépendance coloniale, dégager la réciprocité de toutes les combinaisons politiques qui ny ont pas un rapport nécessaire, en démontrer les innombrables avantages, tant pour nous que pour les Américains, et se hâter de létablir en dépit de cette loyauté inintelligente qui examine avant tout les questions au point de vue britannique, plutôt quau point de vue du pays même qui doit être notre premier intérêt.
* * *
Quand on considère que les États-Unis sont de beaucoup le principal marché du Canada, quil y exporte ses produits pour une valeur qui dépasse trente-cinq millions, et quil est obligé daccepter le prix que les Américains veulent en donner, on ne tarde pas à apprécier les bienfaits de la réciprocité commerciale. Ce nest pas sur le consommateur américain que pèse limpôt douanier, mais bien sur le producteur des colonies qui est obligé de payer cet impôt à même le prix de vente ; voilà la situation exceptionnelle dans laquelle nous sommes. Or, en 1870, le Canada a payé de cette façon aux États-Unis pour près de six millions de droits sur une exportation qui natteignait pas tout à fait vingt-neuf millions. Lannée dernière, le Dominion a exporté pour onze millions de produits agricoles seulement, sur lesquels les États-Unis ont retiré $2,200,000 de droits, tandis que de notre côté, nous ne percevons aucun droit sur les produits agricoles des États-Unis. Le charbon, dont les gisements couvrent dans lAmérique anglaise une superficie de 6000 lieues carrées, 1,500 lieues carrées de plus que dans la Grande-Bretagne même, est aussi frappé de droits exorbitants à la frontière américaine. Les principaux articles que nous exportons sont lorge, lavoine, le seigle et le bois qui, tous, sont frappés dun droit de vingt pour cent au moins. Il y a dautres articles, tels que les étoffes et les vêtements confectionnés, sur lesquels existe un droit si élevé quil équivaut à la prohibition ; il suffirait cependant à ces articles dun marché libre pour que leur fabrication prît un rapide développement dans un pays où tout le favorise. Il en est ainsi du commerce de chaussures et des constructions navales, de même que pour le charbon dont il y a dénormes dépôts dans les provinces maritimes. Toutes ces diverses branches dindustrie ne peuvent prendre lessor dont elles sont susceptibles sans la réciprocité ; la construction des navires surtout en recevrait une impulsion magnifique, parce que les Américains trouvent plus avantageux de se servir de navires construits à létranger et inscrits sur leurs registres maritimes, que de les construire eux-mêmes.
III
Une raison étrange que donnent, afin de faire contre mauvaise fortune bon cur, ceux qui affectent de la répugnance à renouveler les relations commerciales avec les États-Unis, cest que labrogation du traité de réciprocité nous a obligés à compter sur nous-mêmes et à ne dépendre que de notre propre industrie. Sans doute il faut bien se consoler avec quelque chose et se faire une raison quand on a perdu sa fortune. Mais la question nest pas de savoir ce que nous pouvons en étant livrés à nous-mêmes, mais ce que nous ferions avec un marché libre ; et cela une fois établi, limmense disproportion qui existe entre les deux conditions une fois bien comprise, faire tous ses efforts pour reconquérir le bien perdu et assurer la prospérité future.
Les statistiques du commerce démontrent que depuis labrogation de la réciprocité, notre commerce avec les États-Unis a été beaucoup plus considérable que durant lexercice du traité. Sans doute il nous a bien fallu écouler coûte que coûte nos produits, et, notre commerce général augmentant, lindustrie et la population prenant de lessor, il en est résulté que nos exportations ont grandi et multiplié avec elles. Du reste, quelles que soient les conditions désavantageuses dans lesquelles se trouve le Canada, son commerce doit toujours augmenter, parce quil est un pays jeune qui se développe sans cesse. Mais ce nest pas sur laugmentation du commerce telle que lexposent les statistiques, quil faut mesurer la prospérité réelle du pays ; celui qui ferait ce calcul tomberait dans une dangereuse illusion. Si notre commerce a augmenté de trente ou quarante pour cent depuis labrogation de la réciprocité, que naurait pas été cette augmentation avec la réciprocité ? Voilà le calcul quil faut faire et qui expliquera facilement comment tout ce que nous aurions pu accomplir avec le libre-échange, constitue une perte sèche pour la production nationale. Si notre commerce a augmenté de quarante pour cent, et, si dans dautres conditions, il eût augmenté de quatre-vingts pour cent, cest quarante pour cent de perdus pour nous, sans compter toutes les pertes indirectes qui résultent pour les diverses branches dindustrie de ce que leur production est forcément limitée.
* * *
Sil ne sagissait pas dans cet écrit de la réciprocité commerciale purement et simplement, je pourrais répondre à une objection souvent faite au Zollverein ou union douanière, objection fort plausible et qui consiste dans lénorme disproportion apparente entre la condition financière des États-Unis et celle du Dominion.
Les Américains ont une dette de $2,200,000,000 qui, répartie sur une population de 40,000,000 dâmes, donne $55 par tête tandis que la dette du Canada nest que de $150,000,000. Mais le Canada na quune population de trois millions quatre cent mille âmes, ce qui fait au moins $30 par tête dhabitant. Si nous ajoutons dix-huit millions pour améliorer la navigation de nos canaux comme elle doit lêtre, nous nous trouvons à avoir une dette qui représentera $40 par tête : on voit de suite que la disproportion diminue considérablement. En outre, limmigration qui se fait chez nous est comparativement insignifiante, tandis quelle est de plusieurs centaines de mille âmes tous les ans aux États-Unis ; de sorte quavant quil sécoule un long temps, les Américains se trouveront devoir moins que nous. Ajoutons que les États-Unis diminuent leur dette, tandis que la nôtre ne fait quaugmenter.
La dette publique américaine ayant baissé de près dun tiers, la plupart des États du Sud ayant retrouvé leur ancienne prospérité, à ce point que la récolte du coton a été lannée dernière plus forte quelle ne le fut jamais, il ny a plus raison pour les États-Unis de maintenir le système formidable de protection établi pour acquitter les obligations de la guerre civile. Aussi, depuis trois ans, les droits ont-ils diminué de beaucoup sur les matières premières ; chaque année, de nouveaux articles sajoutent à ceux qui sont admis en franchise ou à une forte réduction de droits ; mais on sent bien que cest là un moyen beaucoup trop long darriver à la réciprocité, et quon ne peut pas attendre que le libre-échange soit établi article par article jusquà ce que la liste en soit complétée peut-être dans un quart de siècle. Ce quil nous faut, à nous comme aux États-Unis, cest la réciprocité dans le plus bref délai ; protection contre tous les autres pays, libre-échange avec les Américains ; détruire les douanes à lintérieur, les élever partout sur la frontière maritime. Par ce moyen seul, notre jeune industrie prendra un vaste essor, et les inépuisables produits de nos forêts, des eaux et du sol, auront un libre cours sur un marché qui, avant dix ans, sera le premier marché du monde.
* * *
Notre fortune est inséparable de celle des Américains ; nous ne pouvons pas, traînés à la remorque de lAngleterre, nous réjouir ni profiter de leur affaiblissement ou de leurs divisions. Frères jumeaux venus sur le sol dAmérique, mais séparés en naissant, eux ont grandi dans une atmosphère vigoureuse ; nous, retenus au maillot, bercés dans nos langes avec le refrain des commères et sous le souffle languissant dun long passé, nous ne faisons que commencer à croître, nous apparaissons au grand jour après deux siècles denfance, étonnés que tant de grandeurs entourent un berceau et quun avenir aussi illimité que lespace soffre à des yeux à peine entrouverts. Nous avons vécu toujours, toujours en tutelle, dans la dépendance sous toutes ses formes ; peuple géant de lavenir, notre berceau a été celui dun nain subissant pendant deux siècles larrêt de son développement ; aux rayons de la clarté scientifique, nous avons été le dernier appelé peut-être des peuples modernes. Où sont nos écoles spéciales pour former des hommes de lart spéciaux ? Où sont les grandes entreprises publiques pour lesquelles nous nayons pas été obligés daller quérir à létranger des ingénieurs et jusquà des hommes de métier ? Nous avons vécu de songes, de refrains vieillis depuis plus dun demi-siècle : nous nous sommes contemplés dans notre immobilité béate et souriante encore au sein de son isolement ; nous nous sommes laissé faire par la destinée toujours débonnaire aux peuples qui ne cherchent pas à forcer ses secrets, et nous avons tissé en bâillant la trame monotone de notre existence assoupie, pendant que tout autour de nous retentissait le vacarme glorieux du monde en travail.
Mais aujourdhui la « Claire Fontaine », « Roulis, roulant, ma boule roulant » et « Vive la Canadienne », tous ces refrains charmants et aimés, dont la fraîcheur est éternelle et qui dérident la vieillesse, ne suffisent plus, hélas ! Nous entrons dans lâge de fer, et nous y entrons brusquement, à pieds joints ; nous ne pouvons être exempts de la grande loi du travail, imposée à tous les peuples et surtout aux jeunes ; nous voici devenus hommes, arrivant rapidement à lheure de la majorité ; il faut en être dignes et par conséquent sy préparer davance. Si jamais le destin nous appelle à former partie dune grande nation, ny arrivons pas comme des bambins qui nont pas encore appris leurs lettres ; ou, si nous devons vivre de notre vie propre, que cette vie soit mâle et pleine de clartés au lieu dêtre noyée dombre ; pour être nous-mêmes et rester tels, il faudra que, pour le moins, nous soyons autant que les autres.
Le chemin de fer de la rive nord
Conférence prononcée à Québec le 26 mars 1874
I
Messieurs,
Ce quil faut, ce qui est un besoin essentiel, une condition absolue dexistence pour les peuples modernes, ce sont les grands travaux industriels, lapplication vaste et répétée de la science, et des voies de communication aussi nombreuses quétendues. La vie matérielle est analogue à la vie animale ; il faut quun pays soit sillonné de chemins de fer comme un membre est sillonné de muscles et de nerfs. Les voies de communication rapides sont comme les artères et les veines où se précipite le sang : sans elles, pas de circulation, pas de vie possible. Or, le sang dun peuple aujourdhui, cest le commerce, ce sont les produits de son activité quil fait circuler dans tous les sens et qui, incessamment, se renouvellent. Sil refuse de se frayer des routes vers les grands centres et les ports de mer qui servent de débouchés à son travail et à son industrie, il saffaissera, il périra au milieu même de sa richesse. Les parties éloignées succomberont les premières, puis la tête et le cur suivront.
Cest à cette agonie, agonie de lui-même que le peuple de notre province assiste depuis vingt-cinq ans. Il a vu une à une ses plus belles régions sappauvrir et se dépeupler : il a vu la plus belle ville du monde, sa capitale, accumuler lentement ses ruines et sen aller vers les choses du passé ; il sest vu, lui, un des peuples les plus vigoureux et sans nul doute lun des mieux doués de la terre, contraint de déserter ses foyers et de chercher du travail sur un sol lointain, quand le sien propre regorgeait de trésors. Ce que nous avons de richesses ferait la fortune dun continent, et cependant nous navons pas pu nourrir un million dhommes ! Nos mines sont inépuisables et, cependant, où sont les bras qui les exploitent, où les chemins de fer qui en transportent les produits capables dalimenter lindustrie de toute lAmérique ? Ladmirable vallée du Saint-Maurice offre en vain son sein intarissable à quiconque voudrait le presser, mais à peine quelques milliers dhommes séchelonnent sur cet espace que devraient couvrir les puissantes machines de lindustrie. La vallée du Saguenay, si brillante de promesses, il y a quelques années à peine, maintenant se dépeuple, languit et mesure, dans un abandon douloureux, ce qui lui reste de forces pour retarder sa chute.
Et nous, habitants de Québec, où en sommes-nous ? Depuis vingt-cinq ans, Québec na pas fait un pas ; au contraire, il a vu disparaître graduellement tout ce quil avait acquis jusqualors. Cette fière cité nest plus quune suite de ruines, et tout leffort de ses citoyens se perd à étayer, à soutenir debout des maisons qui sécroulent, à rapiécer, à combler des crevasses, à refaire du neuf avec du vieux et à blanchir des loques. Quelques petites industries ont pris naissance, mais les grandes ont disparu, et dautres plus grandes encore, que réservait à la capitale son développement naturel, nont pas même vu le jour. Oui, depuis vingt-cinq ans, nous diminuons, nous cédons du terrain tous les jours, la propriété tombe dannée en année et ses possesseurs perdent de plus en plus les moyens de la rétablir ; tous, en général, nous perdons ce que nous aurions pu acquérir durant ce quart de siècle de merveilleux progrès qui a vu sélever par centaines des cités dans des régions inconnues, et des villes au berceau devenir de grandes métropoles.
* * *
Si le génie actif de notre époque, si lesprit dentreprise eussent fait pour nous ce que la nature les conviait à faire, si nous avions seulement suivi une marche proportionnée à celles dautres villes placées dans des conditions bien inférieures, Québec serait en voie de devenir aujourdhui le premier port de mer de lAmérique du Nord, si lon en excepte New York quil est impossible datteindre, même à pas de géant. Quoi ! Québec, capitale dun pays constitutionnel depuis 1791, na pas même les édifices publics nécessaires. Les ministères sont à loyer et ils y seront encore jusquà...jusquà ce quon les réunisse dans une vieille caserne rafistolée pour les recevoir. Le parlement nest quune masure de briques et détoupe que le feu avertit tous les trois mois, et que la neige envahit par vingt ouvertures au moindre vent. Les deux ou trois rues commerciales de la ville offrent en maints endroits de misérables taudis lézardés, crasseux, noircis, suintant la moisissure, pendant que des espaces entiers, et de vastes espaces, restent vides de toute construction ; à chaque pas, on heurte des décombres ; des restes de maisons, et dautres devenues inhabitables et abandonnées, se dressent partout sous les yeux ; des vieilleries de toute espèce jonchent ce sol si jeune où devraient souvrir les vastes avenues et les vivantes artères dune ville de cent cinquante mille âmes ; nous vivons, nous, habitants dun monde nouveau, comme les fossiles dun monde ancien ; nous desséchons sur pied et nous restons renfermés dans nos murailles comme des momies dans leurs bandelettes, attendant que nous nayons plus absolument rien à faire que de pleurer sur tant de débris quun souffle de volonté et de détermination suffirait à convertir en splendeurs.
Voyez nos hôtels, ils sont vides ; les rues ne montrent jamais que les mêmes figures, le plus souvent oisives, comme fatiguées de leur monotonie réciproque ; rien ne vit, pas danimation, on nose remuer de crainte de faire des faux pas. Le capital est défiant, jaloux, toujours sur ses gardes, détestant le nouveau, ne voulant rien favoriser : le commerce est craintif, il suit son sillon tête baissée, yeux fermés, avec leffroi des routes inconnues. La hardiesse et la conception sont des témérités bien près dêtre des folies ; ceux qui peuvent beaucoup ne font rien, et ceux qui feraient beaucoup ne peuvent rien... et, tout cela pourquoi ? Pourquoi ? parce que Québec, privé de communications lhiver, avec le monde extérieur, vit durant six mois de sa propre substance, absolument improductif pendant cette morte saison qui dure la moitié de lannée, incapable même de rien préparer pour la belle saison qui suivra.
Et ici, plaçons, au sujet de Montréal, une réflexion dont le cours de cet écrit démontrera la justesse. Qui a fait le Montréal daujourdhui, le Montréal quon connaît, cette ville florissante, magnifique, qui, dans un quart de siècle, rivalisera avec New York lui-même, lorsque les canaux auront été élargis et que les chemins de fer y viendront de toutes les directions ? Cest le pont Victoria. Avant que fût construit ce pont qui met Montréal en communication non interrompue, lhiver comme lété, avec tout le continent américain, Montréal nexistait pas ou existait comme Québec, ce qui revient au même. Depuis, des relations constantes avec les Américains, un échange quotidien didées, une émulation toujours entretenue, des projets succédant aux projets, des entreprises nouvelles chaque jour mises en avant, un courant énergique et vigoureux, sans cesse renouvelé, passant à travers tous les rangs de la population, lui ont versé un sang riche et allumé un esprit dune hardiesse telle que les plus fastueuses conceptions lui semblent aisément réalisables.
Or, ce qua fait Montréal, il y a vingt ans que Québec aurait dû commencer à le faire, il y a vingt ans que tous les citoyens de la capitale auraient dû faire un sacrifice intelligent et intéressé qui assurât la construction du Chemin de fer du Nord ; toutes les fortunes auraient dû se réunir et soffrir pour cette uvre patriotique qui était en même temps une uvre pleine de récompenses, et Québec serait en voie de devenir, comme nous le disions plus haut, le second port de mer de lAmérique.
Nous ne voulons rien risquer, rien dire au hasard dans cet écrit qui est avant tout une étude serrée et précise de la question quil sagit dexposer. Quon veuille nous suivre dans notre démonstration, et lon se convaincra quil ny a pas de destinées trop hautes auxquelles Québec ne puisse espérer atteindre.
II
On peut considérer aujourdhui lentreprise du chemin de fer du Pacifique Canadien comme définitivement abandonnée, à cause de son irréalisation telle quelle avait été originairement conçue. Ce chemin projeté se réduit maintenant à une ligne partant du lac Nipissingue et aboutissant au Sault-Sainte-Marie, près du lac Supérieur, doù un embranchement le reliera au Northern Pacific américain qui sera bientôt en pleine opération jusquà quarante milles de Fort Garrys. De ce dernier point, la ligne canadienne sétendra jusquà un port de la Colombie Anglaise, sur lOcéan Pacifique, de sorte quà part lespace compris entre le Sault-Sainte-Marie et la frontière de Manitoba, le Dominion aura une ligne directe depuis la Colombie Anglaise jusquau lac Nipissingue.
Maintenant, à partir du lac Nipissingue, une autre ligne vient toucher Ottawa, en passant par Pembroke ; cest lextension du chemin de Colonisation du Nord qui reliera directement la capitale fédérale avec Montréal ; vient ensuite le Chemin de fer du Nord qui nest que le prolongement, et pour ainsi dire, une section de la grande ligne du Pacifique. De Québec, par le moyen du Grand-Tronc et de lIntercolonial, on arrive jusquà Halifax, de sorte que voilà une ligne unique au monde, traversant le continent américain dans sa plus grande largeur, et dont Québec sera, comme on va le voir, le principal entrepôt.
Il suffit de jeter un coup dil sur la carte pour se convaincre quune ligne suivant la rive sud du lac Supérieur depuis Duluth, à son extrémité ouest, jusquau Sault-Sainte-Marie, à son extrémité est, pour de là se prolonger jusquà Québec, est presque droite et par conséquent plus courte quaucune autre ; avec un pont traversant la rivière Sainte-Marie, le fret et les passagers peuvent être transportés de Duluth à Québec sans transbordement, sur un chemin de fer dune largeur uniforme, en trente heures de moins que par toute autre route allant de la tête du lac Supérieur jusquà New York ou Boston, attendu que la distance est de 300 milles moins grande. Il est donc établi, par ce seul fait, que les convois de chemins de fer peuvent être conduits à travers le Michigan, le Wisconsin et le Minnesota, le long du lac Supérieur, sans transbordement ni changement, jusquà Québec qui est à 480 milles plus près de Liverpool que ne lest New York.
Et non seulement cela. Mais, lorsque le chemin de fer qui doit atteindre le littoral de la Colombie Anglaise, en suivant la ligne américaine, depuis Duluth jusquà Pembina, et de là à travers Manitoba, la Saskatchewan et les Montagnes Rocheuses, comme nous le disions plus haut, sera construit et relié au Chemin de fer du Nord, on verra que la ville de Québec est, par cette route, à 340 milles plus près de la côte du Pacifique que par toute autre route sans compter que le point où elle devra aboutir sur cette côte est à 500 milles plus près du Japon et de la Chine que ne lest le port de San Francisco, qui a déjà avec lAsie un commerce si considérable.
Ainsi donc, par une voie absolument canadienne, en exceptant lespace compris entre le Sault-Sainte-Marie et la frontière de la Rivière Rouge, la distance entre lAsie et lAngleterre est raccourcie de 1300 milles.
Maintenant, quil sagisse de transporter les produits de lextrême ouest à un port quelconque sur locéan Atlantique, il ny a pas le moindre doute que le commerce prendra de préférence la voie qui suit tout le nord des provinces dOntario et de Québec, depuis le Sault-Sainte-Marie, comme étant la plus courte et exempte de transbordements, et qualors le plus impérieux des intérêts, la nécessité commerciale, obligera de construire un pont qui relie Québec avec la côte sud, de telle sorte quil se trouvera exister une ligne non interrompue depuis lextrême ouest, ou, si lon veut, la côte du Pacifique, jusquaux ports de lAtlantique, ligne unique, incomparable, incontestablement destinée à devenir la plus grande artère commerciale du Nouveau Monde.
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Autre chose. Une nouvelle ligne, en voie de construction, devra relier avant longtemps Toronto à Ottawa. Cette ligne amènera le commerce de Toronto, dHamilton, de Détroit et de Chicago à Québec, sur une largeur de voie uniforme et par une route 25 milles plus courte que la route actuelle du Grand-Tronc. Le fret de toute nature pourra ainsi être expédié à Québec des extrémités de la province dOntario et placé dans les navires en partance pour lEurope, pendant que le fret arrivant dEurope sera également expédié de Québec à Toronto, ou bien au Sault-Sainte-Marie doù il sera écoulé dans les États du Michigan, du Wisconsin, du Minnesota, dans le Manitoba et jusquau Pacifique. Cette route sera à la fois la meilleure pour les émigrants, car, à leur arrivée à Québec, ils pourront être dirigés vers leurs destinations respectives sans changer de train.
Entre lEurope et lAsie, Québec placé comme au centre, comme point daboutissement des voies ferrées et des voies maritimes qui relieront entre eux trois continents, quelle splendide perspective ! La province de Québec devenue, non seulement le pivot de la Confédération, mais encore de lAmérique du Nord, et sa capitale réalisant enfin la destinée infinie pour laquelle la nature la créée ! Les innombrables produits de lOuest, les cargaisons du Japon et de lAngleterre passant sous ses pieds, et cela, grâce au Chemin de fer du Nord servant de prolongement à la grande ligne du Pacifique, chemin tant désiré, tant attendu, quon croyait nêtre plus quun rêve, et qui, avant trois ans peut-être, sera une réalité !
La ville des souvenirs, de lhistoire et des ruines, ne se contentera plus du passé pesant sur elle de lamas accumulé dune poussière séculaire ; elle ne se contentera plus de la poésie de son site et de la pompe grandiose du vaste panorama qui lenveloppe en sécartant comme pour agrandir lespace autour delle ; elle ne se contentera plus davoir de magnifiques débris et dêtre belle encore dans son dénuement et sa déchéance, elle deviendra, aussi elle, une ville du nouveau monde, elle se tournera vers lavenir et en aspirera le souffle puissant qui flotte sur tant de cités naissantes et déjà merveilleuses ; elle prendra sa place, éclatante et superbe, dans les splendeurs de ce monde encore inconnu et cependant si près de nous ; la cité de Champlain et de Montcalm secouera les langes épais de son berceau, devenu presque une tombe ; elle jettera au vent sa poussière et, sans rien perdre des gloires attachées à son nom, sélancera dans la clarté de lavenir, plus fière encore de ce quelle peut être que de ce quelle a été.
Nous, la génération actuelle, nous verrons le commencement de ces grandes choses, nous verrons les lueurs grandissantes de cette splendide aurore ; et, ce qui mieux vaut, nous aurons écarté les voiles qui la couvrent, nous aurons fait le grand effort pour déchirer le nuage qui sappesantit depuis si longtemps sur nos têtes, et nous aurons livré aux générations futures, spectacle inouï, une ville enfant sortie de ruines, avec une jeunesse dont nul ne peut prévoir le terme. Pour avoir attendu un quart de siècle, Québec prendra un quart de siècle davance ; il suffira de vingt ans pour faire une ville nouvelle sur des remparts démolis, tristes vestiges du passé, avec de larges avenues conduisant à des campagnes rayonnantes, au lieu de tristes ruelles où nous traînons aujourdhui péniblement nos pas. Tout le Québec de lavenir est dans luvre accomplie du Chemin de fer du Nord, et ce Québec-là naura rien à envier au passé auquel il apportera, au contraire, une majesté nouvelle.
Maintenant que nous avons devant nous lensemble de cet avenir magnifique, voyons en détail ce qui contribuera à le former. Laissons la place aux faits seuls, ils sont assez éloquents pour convaincre en même temps que pour éblouir.
III
La position géographique de la ville de Québec est telle que, fût-elle abandonnée et ses habitants fussent-ils atteints dune léthargie incurable, le grand courant de lOuest sy fraierait forcément un passage, un nouveau peuple viendrait lhabiter et les besoins du commerce y créeraient en peu dannées un entrepôt immense. Québec est une ville nécessaire. Nous sommes arrivés à cette époque où certaines entreprises, longtemps retardées, longtemps combattues, mais cependant inévitables, simposent à tous les esprits et les entraînent avec une force irrésistible. On voudrait reculer encore la construction du Chemin de fer du Nord que personne ne loserait, que personne ne le pourrait. Ce chemin est aussi nécessaire aujourdhui que des rues et des maisons lont été jusquà présent, et aucune force dinertie ne saurait lempêcher dêtre fait. Il se ferait, pour ainsi dire, malgré nous : ce qui ne signifie pas quil ne faille pas sen mêler ou ne pas seconder par leffort de toute une population le vaillant esprit dentreprise de lhomme qui sest définitivement chargé de son exécution, nous voulons seulement établir la puissance de nécessité avec laquelle cette entreprise se présente, et son succès plus certain que toute volonté humaine, plus grand peut-être que toutes les espérances.
Le port de Québec peut contenir toutes les marines du monde réunies et donner passage au commerce de lunivers ; la capitale nest pas seulement située de façon à être un entrepôt immense, mais encore une cité manufacturière de premier ordre : sa dette consolidée ne sélève quà un peu plus de $2,600,000, auxquels il convient dajouter le million quelle a souscrit pour le Chemin de fer du Nord, et une dette flottante de sept cent quarante-cinq mille dollars. Cette dette, peut-être assez lourde aujourdhui, quoique bien insignifiante, comparée à celle de la plupart des villes américaines, sera à peine sentie dans quelques années, alors que la population aura pris un accroissement rapide et que le développement du commerce sera tel que la seule différence des fortunes suffira à effacer lintérêt de la dette avant dix ans.
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Une dette nest jamais lourde, du reste, lorsquune population est prospère ; la Grande-Bretagne, malgré sa dette énorme de cinq milliards, ne sen aperçoit que pour sen glorifier ; elle y puise même son principal élément de puissance et se fait une richesse de ce qui leût menée à la banqueroute, sans le prodigieux essor que prit son commerce dès la fin des guerres de lEmpire. Les États-Unis, pourtant si taxés, ne se plaignent de leur dette que lorsque les désastres financiers viennent fondre sur eux ; et quand leur industrie aura, grâce à la protection, pris le vaste élan de celle de lAngleterre, ils se rappelleront à peine lénorme fardeau que la génération précédente leur aura laissé. Montréal, chargé dobligations, ne demande quà doubler la charge par toute espèce de grandes entreprises publiques. À ce propos, quon nous permette une vérité qui a tout lair dun paradoxe :
Un pays jeune doit sendetter avec plaisir, avec empressement, quand cest pour souvrir des communications et se créer des débouchés, et que ses ressources propres sont au-dessus du capital quil emprunte. Toute dette est alors une fortune en germe, parce que lavenir est là, non seulement qui la solde, mais qui en centuple encore les effets bienfaisants. Pour devenir un grand pays et un grand peuple, il ne faut donc pas craindre de sendetter : nos enfants paieront et ils en seront bien contents.
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La valeur moyenne des exportations faites annuellement du port de Québec sélève à onze millions, et, sur ce chiffre, le bois seul prend une part de neuf millions, tandis que la valeur des exportations sélève pour Montréal à près de treize millions, quelque chose comme $1,500,000 de plus. Les bateaux de la Compagnie du Richelieu, qui transportent une grande partie du fret local, ne voyagent que pendant six mois et demi de lannée, et le Grand-Tronc ne peut suffire aujourdhui aux besoins toujours croissants du commerce ; il en résulte que le Chemin de fer du Nord aura au moins sa part légitime du commerce qui se fait entre les deux villes, outre quil desservira une région où aucune concurrence nexiste.
Le pays qui sétend sur la rive nord du fleuve, entre Montréal et Québec, est très riche en productions agricoles et minérales, outre quil offre à lindustrie toutes les ressources et tous les moyens de grande exploitation industrielle.
La terre en culture, qui sétend sur une profondeur variable de vingt à cinquante milles et comprend environ deux millions sept cent trente mille acres, donne de magnifiques récoltes de foin, davoine, de blé, dorge, de pois et de patates ; les pâturages y sont incomparables et la population y dépasse deux cent vingt-cinq mille âmes. Il sy trouve plus de vingt-cinq grandes scieries qui produisent trois cent cinquante millions de pieds de bois par année ; les forges donnent huit mille tonneaux de fer ; les fabriques de laine, de machines, de clous et de papier, ainsi que les moulins à farine, tous sur une grande échelle quoique peu nombreux, sont situés dans le voisinage immédiat de la ligne.
Trois-Rivières, situé à égale distance des deux grandes villes de la Province, augmente sensiblement depuis quelques années ; le commerce de bois surtout lui a donné une impulsion considérable. Tout le monde sait que la vallée du Saint-Maurice est une des futures vaches grasses du pays ; à lextrémité du chemin des Piles se trouve un magnifique pouvoir deau, où les bois variés qui sétendent sur la vaste région du Saint-Maurice peuvent être travaillés et transportés immédiatement en chemin de fer, soit à Québec, soit à Montréal, soit à un endroit quelconque des États-Unis, sans rompre charge. Les billots, qui descendent aujourdhui le Saint-Maurice et qui fournissent deux cents millions de pieds de bois aux moulins de Trois-Rivières, avec beaucoup de frais et de risques dans leur passage à travers les rapides, pourraient être bien plus aisément découpés aux Piles et transportés de là directement sur le train. Depuis les Piles jusquà soixante-dix milles plus haut, la rivière na pas de courant, de sorte que rien nest plus facile que dy retenir et classer les billots ; en même temps, les bois durs quon ne peut faire porter à la dérive ni transporter daucune façon, et qui par conséquent ne rapportent encore rien, trouveront immédiatement dans le chemin de fer un instrument dexpédition pour eux sur les divers marchés du monde ; de plus, le transport des ouvriers et de leurs provisions, et lemploi dun steamer sur le Saint-Maurice, au sein même de cette vaste région forestière, apporteront un aliment considérable à lembranchement des Piles et suffiront, en peu de temps, à lui donner de beaux bénéfices.
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À part Trois-Rivières, il y a des chefs-lieux considérables sur la rive nord du fleuve, tels que Lorette, Cap-Santé, Rivière-du-Loup, Berthier, LAssomption et surtout Joliette, qui est situé à onze milles de la ligne, et dont la population sélève à trois mille âmes.
Ces chefs-lieux fourniront par eux-mêmes un joli appoint au commerce local, cest-à-dire à celui qui se fera sur la ligne même ; mais il est impossible détablir ni même de concevoir ce que lindustrie seule du bois apportera de ressources à ce commerce. La région forestière, située sur la rive nord du fleuve, est presque infinie ; de nombreux pouvoirs deau la traversent, de sorte quil sera extrêmement facile de conduire ce bois jusquau chemin de fer, de le préparer et de lexpédier sur place dans tous les pays où il trouve un marché.
Le fer deviendra aussi un des aliments principaux du commerce local ; on sait en quelles quantités il existe, non seulement dans la vallée du Saint-Maurice, mais encore en divers autres endroits sur la rive nord ; ce fer serait transporté des mines à la ligne principale par de courts embranchements, de sorte que lun des plus riches et des plus abondants produits de la province trouverait bientôt un moyen de transport qui lui a manqué jusquici, et lexploitation en ferait une source de richesse inépuisable.
Le général Seymour, ingénieur en chef du Chemin de fer du Nord, en estime le revenu annuel à un million quatre cent cinquante-trois mille dollars en basant ses calculs sur létat de choses actuel, seulement pour le commerce local, et à sept cent trente mille dollars pour le transit, ce qui donne un revenu total de plus de deux millions. La Compagnie du Richelieu fait, elle, en chiffres ronds, cinq cent mille dollars par année, et de bénéfice net, à peu près cent cinquante mille dollars ; lannée de la Compagnie Richelieu, ne loublions pas, ne dure que six mois ; et, à ce sujet, quil nous soit permis de dire un mot en passant sur la jalousie quinspirerait, prétend-on, à la compagnie Richelieu et au Grand-Tronc, la construction du Chemin de fer du Nord.
IV
Cette jalousie, si elle existe, est absolument inintelligente, et il faut de bien fortes preuves pour y croire ; le Grand-Tronc a peut-être plus de motifs pour la ressentir, mais ces motifs sont insuffisants, comme on peut sen convaincre. Il se peut que quelques individualités, dans ces deux grandes compagnies, voient notre chemin de fer dun mauvais il ; mais, comme corps, elles nont rien à en craindre : au contraire.
La Compagnie du Richelieu fait un commerce tout à fait à part ; aucun chemin de fer au monde ne pourrait lui enlever son fret et quune très faible partie de ses passagers, ceux qui sont en retard ou trop pressés. Tout le monde sait que le transport par eau est beaucoup plus économique que par terre, et que, dans la belle saison, les voyageurs préfèrent de beaucoup les bateaux aux chemins de fer. Et puis, cest un bien grand préjugé que celui qui fait redouter la concurrence ; cest elle qui fait vivre le commerce au lieu de le tuer ; ce quelle tue cest le monopole, lui-même souvent son propre ennemi. La concurrence multiplie les moyens de transport, les met à la portée de tous, stimule lenvie de produire par la facilité de lexpédition, poursuit le producteur partout où elle peut latteindre, lui offre les moyens à son choix de vendre ou dacheter, triple, décuple pour lui les occasions détendre ses affaires, apporte en toutes choses le mouvement et disperse la circulation qui est la vie. Deux marchands, deux industriels, deux hôteliers font plus dans un endroit quun seul ; ils répandent certains goûts qui deviennent des besoins, et ces besoins en créent dautres à linfini : on veut des méthodes nouvelles, des étoffes meilleures et à meilleur marché ; on veut des plats différemment apprêtés ; de là, la concurrence qui, sous une foule de formes, se prête aux goûts ou aux besoins des consommateurs et en grossit incessamment le nombre.
Sil y a une ligne par eau, faites une ligne par terre, et vous êtes certain que la première augmentera ses profits. Cela est bien simple. Le surplus du commerce nouvellement créé ne peut pas tout sécouler par la même voie, le choix du producteur varie, il prend le moyen de transport qui convient le mieux suivant les lieux et les circonstances, et il se trouve que lancienne ligne hérite dune partie du commerce et du mouvement qui résultent de létablissement de la nouvelle ligne. Tous les hommes qui ont la véritable intelligence des affaires et qui connaissent les lois de la production, sont daccord là-dessus ; la Compagnie du Richelieu na donc rien à perdre, et même beaucoup à gagner par la construction du Chemin de fer du Nord.
* * *
Quant au Grand-Tronc, ah ! sil est vrai que le Grand-Tronc mette des bâtons dans les roues, cest autant en pure perte que cest étroit et aveugle de sa part. Il ne peut pas empêcher jamais quil sétablisse une ligne sur la rive nord, pour une vaste région de pays en grande partie déjà ancienne, cultivée, importante, et qui est totalement privée des chemins de fer dont elle a un besoin absolu. Il ne peut pas faire en sorte que toutes les villes principales de la province étant du côté nord du fleuve, cest précisément ce côté-là qui nait pas ses moyens de communication, que la moitié du pays soit complètement négligée et abandonnée au profit de lautre moitié, et que des garanties plus que suffisantes étant offertes aux capitalistes, ceux-ci ne voient et nentendent rien, et ne comprennent dans lunivers que les exposés du Grand-Tronc. Il ne peut faire que le fleuve Saint-Laurent nait quune seule rive et que, du côté opposé, ce soit le néant au lieu dun pays extrêmement riche, mais qui, tant quil naura pas de chemin de fer, sera comme sil était extrêmement pauvre.
Non ; au point où en sont aujourdhui les choses, toute lopposition du Grand-Tronc ne ferait rien, et lévidence de sa maladresse le contraindrait peut-être le premier à la reconnaître. En travaillant contre le Chemin de fer du Nord, le Grand-Tronc travaillerait contre ses propres intérêts. Jamais deux lignes de chemin de fer nécessaires ne se sont nui réciproquement ; au contraire elles sont utiles lune à lautre. En 1870, pendant que les canaux du Saint-Laurent ne recevaient que quinze pour cent du commerce de lOuest, le canal Érié, passant à travers lÉtat de New York, en recevait quatre-vingt cinq pour cent. Et cependant, de chaque côté du canal Érié, il y a une ligne de chemin de fer. Voulez-vous savoir quels sont les chemins de fer qui réalisent les plus beaux bénéfices aux États-Unis ? ce sont précisément les deux chemins qui suivent chacun une rive du canal Érié. Là où la production est égale aux moyens de transport ou les dépasse, toute nouvelle ligne qui sétablit ne peut prendre le surplus du commerce, et, en contribuant à le développer et à le stimuler, réagit sur les anciennes lignes qui profitent de cette augmentation.
Du reste, les actionnaires du Grand-Tronc en doivent être convaincus. Ils savent fort bien que leur chemin de fer a plus de fret aujourdhui quil nen peut transporter, que, par conséquent, létablissement dune nouvelle ligne, loin de lui nuire, ne ferait que satisfaire un besoin quil est, lui, dans limpossibilité de satisfaire et que, dailleurs, il y a, sur le côté nord du Saint-Laurent, toute une région à peu près inexploitée, dont les produits, ne pouvant être transportés par le côté sud, ont absolument besoin dune ligne sur leur propre terrain.
V
Cela étant établi, gardons-nous soigneusement de prêter loreille à toutes ces rumeurs, à tous ces rapports venus de sources toujours impossibles à tracer, et qui fuient invariablement devant le point dinterrogation clair et net.
M. McGreevy nétait pas plus tôt arrivé en Europe depuis deux ou trois jours que déjà les nouvellistes faisaient connaître quil navait reçu que des échecs de tous côtés et quil allait revenir à sa courte honte. Où ces messieurs puisaient-ils tant de science ? on se le demande ; à coup sûr, ils ne sont pas inspirés et lEsprit Saint, dans les temps de crise, ne se confie pas à tout le monde. La meilleure réponse à faire à tous ces mauvais contes, cest que nous navons plus à nous occuper des moyens ni des instruments, quil sagit pour nous de vivre ou de mourir, et que si nous voulons vivre, il faut de suite, énergiquement, immédiatement, rejeter toutes les causes du mal ; il faut nous défaire de lenvie et de lanimosité mutuelle qui ont toujours fait à Québec plus de mal que tous les chemins de fer au monde ne pourraient lui faire de bien.
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Comment ! messieurs, nous habitons la capitale de la plus ancienne et de la plus riche province du Dominion, et cest précisément cette capitale qui a, de toutes nos villes, le moins de communications avec lextérieur ! Montréal, Ottawa, Trois-Rivières et Québec sont situés sur la rive nord de deux fleuves qui, pour ainsi dire, nen font quun, et cest précisément cette rive qui na pas de chemins de fer ! Entre la capitale du Dominion et la capitale de la province il ny a pas de communication directe ; cette chose inconcevable, inexplicable, nous la voyons tous les jours, nous en gémissons, et depuis vingt ans, toutes les fois quil sest agi dy porter remède, quest-ce donc qui en a empêché ? quest-ce qui empêche davancer dun pas ? Ah ! cest que pour toutes les entreprises publiques on se divise par coteries ; ce nest plus laffaire de tout le monde, cest laffaire de tel ou tel qui a ses partisans ; ainsi, un entrepreneur devient un véritable candidat. Si Québec était privé de pain, et que deux boulangers fussent sur les rangs et se fissent concurrence pour lui en fournir, de suite ils diviseraient la ville en deux et tout le monde mourrait de faim plutôt quune moitié cédât à lautre.
Nous navons pas desprit public, cet esprit qui fait fléchir lintérêt personnel devant le bien général, le bien général auquel tout le monde participe.
On croit quon na rien à gagner personnellement à voir une ville en bon état, prospère, avec de larges rues, toutes les facilités et tous les débouchés pour le commerce, et voilà pourquoi dune ville, dont la nature a fait un chef-duvre, nous avons réussi à faire comme une vieille mâchoire pleine de trous où sagitent encore quelques dents branlantes.
La Corporation a toutes les peines du monde à faire de petites améliorations indispensables ; pourquoi ? Parce quil suffit de quelques propriétaires fossiles, dans une rue ou dans un quartier, pour tout retarder, pour tout empêcher. Si un quartier a besoin dune chose, un autre quartier intervient immédiatement pour lempêcher de lavoir ; de même pour une rue, pour un simple bout de rue ; on a dans lidée que ce qui peut être lavantage de lun est nécessairement au préjudice de lautre, et voilà pourquoi lon navance à rien.
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Quest-ce qui a fait les villes américaines, messieurs ? cest lesprit public. Chacun est dabord citoyen dune ville entière, avant de lêtre de tel quartier, de telle rue, lhabitant de telle maison. Quand il sagit dun intérêt général, le citoyen des États-Unis soublie momentanément, parce quil sait bien que plus tard il y trouvera son compte. Aussi, vous voyez là des hommes riches qui font des cadeaux de cinquante, soixante, cent, deux cent mille piastres à des institutions publiques ; vous en voyez comme cela dans toutes les villes américaines. Ici, nous possédons lInstitut Canadien qui na pas encore reçu de cadeaux de $50,000. Chacun pour soi, et voilà pourquoi Québec navance à rien. Que jentreprenne une chose évidemment utile à tout le monde, mon voisin de suite me mettra des bâtons dans les roues, et sil ne trouve pas de bâtons, il se mettra le corps en travers pour mobliger à rester sur place. Aujourdhui, voilà quon est en voie dentreprendre un chemin de fer qui est le sang, la mlle, le pain de Québec ; tout le monde est daccord là-dessus. Eh bien ! le croirait-on ? Il y a encore là deux partis ; les adhérents de lun seraient enchantés que lautre échouât, et ils ne prennent pas la peine de penser un instant que ce nouvel échec serait la ruine définitive de lentreprise ; ils simaginent quils pourraient revenir, eux ensuite, avec dautres moyens, dautres combinaisons, dautres hommes, et que les supplantés les laisseraient tranquillement faire la chose à leur gré et en cueillir tous les fruits. Ils ne voient pas quils ne font quéterniser de cette sorte une lutte qui est la ruine de tous, une lutte qui, si elle réussit encore, nous forcera à plier bagage et à quitter pour toujours ce pauvre Québec qui ne sera plus quun tas de poussière dans dix ans.
Comment ! vous nen avez donc pas encore assez des ruines daujourdhui ! Faut-il que toute la ville y passe ? Eh pardieu ! que le diable en personne vienne construire le Chemin de fer du Nord, et laissez-le faire. Les habitants seuls de Champlain y trouveraient à redire : pour moi, quoique le diable soit mon plus grand ennemi, je naurais pas dobjection à prendre de lui un sous-contrat.
Finissons-en une fois pour toutes.
Lexécution du Chemin de fer du Nord est maintenant entre les mains dun homme qui offre des garanties sérieuses ; pour assurer cette exécution, le gouvernement a fait des sacrifices réels, de nature à satisfaire les capitalistes les plus exigeants. Entendons-nous, entendons-nous pour seconder cette uvre ; ajoutons tout le poids et tout lélan du patriotisme à laction du gouvernement et même aux calculs intéressés. On nobtiendra jamais quun entrepreneur, fût-ce même sir Hugh Allan, cet homme désintéressé au point de donner en pure perte 350,000 dollars, soffre en sacrifice sur lautel de la patrie et nous fasse des chemins de fer qui le ruinent. Sachons donc être contents et satisfaits quand nous avons un entrepreneur qui remplit toutes les conditions désirables et qui, déjà, a donné pour cent cinquante mille dollars de contrats et sous-contrats. Il me semble que cest aller assez rondement en besogne et, quà moins dêtre résolu à sensevelir sous les ruines de sa ville, on ne peut en demander davantage en si peu de temps.
Sachons voir un heureux prélude dans ce commencement, et ayons confiance pour le reste. Si notre confiance est encore une fois trompée, eh bien ! nous naurons plus quà remettre notre cause à Dieu et à en appeler aux puissances célestes pour faire ce quil semble quaucune puissance humaine ne peut accomplir.
Le petit cap
Sept hivers ont passé sur la grève déserte
Du vieux cap solitaire où je venais rêver.
Là, sous la pierre inerte,
Sous les sapins ombreux où le vent vient jeter
Les murmures du soir ; sous la mousse endormie
Qui pend comme un long crêpe aux flancs du roc brisé,
Mon âme est enfouie
Comme sous la forêt un rameau desséché.
Jerre depuis sept ans comme un flot sur la plage
Arrive, puis repart, poussé, puis repoussé,
Retournant à labîme et par lui rejeté,
Pour moi pas de rivage
Où reposer mon cur ; je vais, quoique abattu,
Brisé, je marche encor ; si parfois je marrête,
Je ne vois à mes pieds quune rive muette
Près dun port inconnu.
Le fardeau pèse en vain sur mon âme accablée,
Je nincline pas plus vers la terre glacée
Où maspire loubli.
Ma vie est un désert où souffle un vent aride,
Sans éveiller déchos... mon cur est dans le vide
Et le vide est en lui.
Je porte mon néant ; mon tombeau, cest moi-même ;
Et lombre du sépulcre est comme un diadème
Qui mentoure vivant ;
Tel un arbre flétri sous les coups de lorage
Se prépare un linceul de son propre feuillage,
À sa mort survivant !
Ô rêves dautrefois ! ô mes jeunes années !
Dans le flot éternel qui donc vous a poussées
Si loin de mon regard ?
Oh ! revenez vers moi, quun instant mon cur souvre
Que jécarte un seul jour le deuil qui vous recouvre
Avant quil soit trop tard !
Venez, mes souvenirs, que je vous voie encore,
Passez devant mes yeux comme la fraîche aurore
Qui dorait mes vingt ans.
Passez, souffles ardents où flottaient les ivresses
De mes jours enchantés, et qui de vos caresses
Attendrissiez le temps.
Quel accent triste et doux sort de la nuit tombante ?
Est-ce le bois qui pleure en courbant ses rameaux ?
Ou les échos du soir qui glissent sur les eaux
Avec lombre rêvante ?...
Non, je suis seul, hélas ! le sentier frissonnant
Ne rend plus de ses pas le fugitif murmure.
Je reviens seul, errant.
Avec le souvenir, vivante sépulture,
Où le bonheur sengouffre en laissant le regret,
Semblable à ce reflet
Quagite le soleil sur une feuille morte,
Et qui la suit au loin dans le vent qui lemporte.
Son parfum vole encor parmi les noirs rochers,
Jentends gémir sa voix au sein des flots amers
Et son souffle qui passe, et loiseau sur la branche
Qui chante ses douleurs.
Et la brise, en fuyant sur lherbe qui se penche,
Y recueille ses pleurs.
Que jétais jeune alors ! le temps navait pas daile ;
Sans vieillir je vivais, et la nuit et le jour
Lorsque jétais près delle,
Se confondaient ensemble, et cétait un amour
Qui toujours renaissait ; je vivais dans un rêve,
Oublieux de cette heure où tout songe sachève,
Le mien était trop beau !
Soudain je méveillai, jétais près dun tombeau !
Elle est morte, emportant mon rêve dans son âme,
Le destin prit son souffle à ma lèvre flottant
Comme un baiser de flamme,
Je la tenais encore !... et son il expirant
Séteignait dans le mien ; elle neut quun instant
Pour mourir, et quun jour pour aimer et le dire,
Comme la fleur naissante au vent qui la déchire
Seffeuille sans effort,
Elle effeuilla sa vie au souffle de la mort.
Tadoussac, 10 août 1871.
Le préjugé
Voici le roi de lunivers. Devant lui tous les fronts sinclinent. Souverains de tous les pays, chapeau bas ! voici votre maître à tous ; cest le roi des rois, le seigneur des seigneurs. Justice, lois, institutions, tout cela passe ou change avec le temps, les murs ou les pays : lui seul, le préjugé, est universel, toujours absurde, souvent odieux, mais impérissable. Il y a bien quelque chose, comme le bon sens, pour lequel les hommes ont un culte idéal, quils invoquent à chaque instant, mais, dans la pratique, ils nen tiennent aucun compte.
Le préjugé ne connaît aucun obstacle, aucune résistance, aucune froideur ; les plus sages et les plus vertueux des hommes lui obéissent ; il a plus de prix que tous les liens, que tous les devoirs. Cest quil nexiste rien au monde, parmi toutes les choses qui portent des noms chers et vénérés, daussi profondément humain, je veux dire daussi contradictoire, daussi capricieux, daussi égoïste, daussi déraisonnable, daussi despotique que le préjugé. Il est le résumé de toutes les petitesses, de toutes les hypocrisies et de toutes les lâchetés, et voilà pourquoi il lemporte sur les conseils de la raison, du devoir et du sentiment.
Anomalie, contresens, dérèglement monstrueux, doù vient quil est irrésistible ? Comment naît-il ? quelle est sa raison dêtre et surtout de durer ? Pourquoi, lorsque la vérité est si facile, si accessible, à la portée de tous, pourquoi, lorsque le bon sens serait si commode, a-t-on recours à ce tissu de fictions, dinégalités et dinjustices qui constituent le fond de toutes les sociétés humaines ? Pourquoi, lorsque la pente naturelle soffre delle-même, ouverte devant tous, sûre et facile, préfère-t-on prendre mille détours, ségarer dans toute espèce de sentiers épineux et pleins dembûches ? Cest que lhomme, ce petit sot ridicule, ce fat incorrigible, veut toujours faire exception. Suivre la loi naturelle, ce serait être comme tout le monde devrait être, et il suffit que tout le monde doive être ainsi pour que personne ne le veuille.
Sortir du commun, cest là la source de tous les travers, de tous les ridicules, disons le mot, de tous les préjugés. Dun homme seul, le préjugé gagne souvent un groupe, une classe, un peuple, un pays, des pays tout entiers. De là viennent une foule dusages, de manières de faire, de juger, de se conduire, qui sont aussi détestables quinsensés. Eh bien ! le croirait-on ? Sans toutes ces bêtises, érigées en autant de maximes sociales, en code dhabitudes et de rapports mutuels, lhomme ne serait pas gouvernable.
* * *
Cest la convention qui est la règle commune. On la met en axiome, en proverbe, et, une fois devenue proverbe, qui oserait lattaquer ? Un proverbe ! nest-ce pas le résumé en quelques mots de la sagesse et de lexpérience des nations ? Ce quon prend la peine de formuler avec une concision et une netteté dogmatiques, ce qui se transmet de bouche en bouche et dâge en âge pendant des siècles, ce qui semble faire partie du fonds de vérités élémentaires commun aux hommes de tous les pays, les plus distants comme les plus différents entre eux, évidemment cela est incontestable, fondé en droit et en raison, appuyé de lassentiment de tous. Il est convenu quil ny a plus à en discuter, de même que de ces bonnes expériences physiques qui, répétées dans des lieux et des temps divers, produisent toujours les mêmes résultats.
Hélas ! et dire que ce sont précisément les choses les plus anciennes, les mieux établies, qui sont presque toujours les plus fausses et souvent les plus injustes. Montrez-moi une grosse erreur, quelque grande iniquité, et je vous dirai quelle a lâge du genre humain. Cest la vérité qui est récente ; et la vérité, chose très claire, très évidente, très facile à découvrir pour des êtres qui sauraient conduire leur raison, devient introuvable par lhomme, si ce nest à force détudes et de labeurs. Cest sa simplicité même qui la rend difficile à établir ; il y a tant de choses insensées et injustes, qui sont nécessaires, que le pauvre bon sens ne peut plus se faire une place.
* * *
Avant que les hommes se fussent décidés, il y a guère plus de trois siècles, à diriger létude scientifique par la méthode et par lexpérience renouvelée sur la matière, le préjugé avait envahi jusquà la science même.
La recherche assidue de la cause, lexamen persistant du fait semblaient être trop audacieux pour lhomme. Il devait sincliner devant un pouvoir supérieur sans chercher à comprendre les lois quil avait établies, comme si elles étaient en dehors de son atteinte. Une nuit noire enveloppait le monde qui sen rapportait au préjugé, cest-à-dire à lerreur érigée en doctrine. Il était convenu que le soleil tournait et non pas la terre ; il était convenu quil ne fallait pas disséquer un cadavre, et de même, dans toutes les branches possibles des connaissances humaines. Lexpérience semblait interdite comme une profanation de la nature. Cétait le secret de Dieu et lhomme ny devait pas pénétrer. On ne savait rien de la chimie et la physique était pleine de tâtonnements puérils ; la géologie était encore à naître, et personne neût même osé soupçonner la paléontologie qui a refait des mondes disparus.
Il en était de même dans lordre moral. Lhistoire nétait guère quune suite de fictions et de légendes, et les plus ridicules récits étaient admis sur la foi dauteurs qui se copiaient les uns les autres. On suivait dans cette branche importante les mêmes errements que dans tout le reste : dès quune chose était affirmée et écrite, elle prenait cours et personne ne se fût avisé de la contester. De là tant dabsurdités régnantes. Mais vint la critique, qui apporta dans lhistoire la méthode scientifique ; elle y introduisit lexpérience, sans se soucier de la croyance générale et des opinions reçues ; elle analysa le fait, le plaça en face des témoignages indépendants, létudia sur les lieux, appela à son secours la lumière des probabilités et des circonstances environnantes ; elle le confronta avec la raison, et, non rassurée encore, elle saida de toutes les découvertes de la science. Ce fut comme une révélation, et lhistoire légendaire dut senfuir avec un cortège énorme denfantillages, qui avaient été jusqualors autant de choses reconnues, incontestées et incontestables.
* * *
Lorsque le grand Bacon, fatigué des incertitudes et des incohérences grossières au milieu desquelles se traînait péniblement la science, affirma quelle navancerait à rien sans la méthode et sans soumettre la nature entière à une expérience illimitée ; lorsque Newton, se plaçant résolument en face dun simple fait, peut-être le plus ordinaire dentre tous, eut laudace den rechercher la cause et quil y découvrit la grande loi universelle, celle de lattraction ; lorsque Galilée, faisant, aussi lui, de lexpérience indépendante des textes et du préjugé commun, trouva la marche de notre planète en arrêtant pour toujours le soleil, ils ne savaient peut-être pas, tous ces grands hommes, quils enfantaient un monde infini, quils donnaient naissance à une humanité nouvelle pour qui le merveilleux et la fiction, cest-à-dire le préjugé dans la science, allaient disparaître pour toujours ; ils ne savaient pas quelle impulsion ils donnaient tout à coup à lhomme lancé librement dans limmensité, pouvant fouiller à son gré tous les mystères de la nature. Ils avaient révélé une loi ; cette loi appliquée a fait découvrir un monde de choses qui épouvantent limagination : ainsi, le soleil, que lon regardait comme le satellite de la terre et qui est douze cent mille fois plus gros quelle, le soleil, avec son énorme cortège de planètes, dont une, Uranus, roule à 732 millions de lieues de lui, sans compter les comètes qui se meuvent aussi dans sa sphère dattraction et qui mettent des siècles à parcourir leur orbite (celle de 1680 nachève sa révolution quau bout de 88 siècles et séloigne à trente-deux milliards de lieues), eh bien ! le soleil, avec tout son système qui nous paraît à nous, pauvres humains, limmensité même, noccupe quun tout petit coin de lespace ; il nest rien en comparaison dune multitude infinie dautres astres tous des milliers et des millions de fois plus grands que lui et dont la lumière, celle de certaines nébuleuses par exemple, mettrait, en parcourant 77 mille lieues par seconde, cinq millions dannées à parvenir jusquà nous !...
Pour révéler à lhomme un pareil infini, pour lui faire comprendre et admirer la création, pour donner une idée exacte de la puissance et de limmensité de Dieu, on voit quil valait bien la peine de détruire quelques préjugés, de placer la science dans sa voie véritable et de lui donner ensuite libre carrière.
* * *
Depuis lors, il est tombé une foule de choses, et léchafaudage de puérilités arrogantes sur lequel la plupart des sociétés se basaient, a été ébranlé de toutes parts. Les peuples, encore à létat denfance, quoique les arts et les lettres eussent brillé dun vif éclat chez quelques-uns dentre eux lâge mûr de lhumanité étant celui de la science les peuples, dis-je, avaient besoin du merveilleux pour être dirigés et contenus ; ils ne se fussent soumis à aucune loi purement humaine ; aussi les législateurs et les souverains se donnaient-ils presque tous une origine divine ; les uns, même, se disaient fils de dieux et lobéissance quils réclamaient tenait du culte ; dautres prétendaient simplement exercer leur autorité en vertu dun droit divin, dune délégation directe de la divinité qui avait fait choix pour chaque peuple dun homme unique et lui avait départi, à lui et à ses descendants, la possession absolue et éternelle de ce peuple.
* * *
Il ne reste plus rien aujourdhui de ces tristes enfantillages qui ont coûté tant de larmes et de sang à bien des peuples ; et le préjugé, banni de la science, de la philosophie et de lhistoire, sest réfugié dans les murs, dans les habitudes, dans les goûts, dans la conduite, gardant encore un empire considérable dans les lois. Son domaine est partout dans les actes de la vie et dans les usages de chaque peuple, et tant que les hommes auront de limagination, le préjugé sera souverain. Sans lui, que de choses déraisonnables, mais charmantes, que dabsurdités délicieuses disparaîtraient ! Cest à lui quon doit la plus grande quantité de poésie qui reste encore à la pauvre humanité : cest à lui quon doit bien des héroïsmes et bien des dévouements qui font sourire la raison, mais qui exaltent et embrasent le cur. Toutes les sublimes folies, qui produisent souvent de très grandes choses, viennent du préjugé, et cest pour cela quil se maintient, malgré tout le mal quil a pu faire en revanche.
Le préjugé, cest lillusion ; de là son charme, de là sa vertu, de là son empire universel. Il est plus nombreux que les sables de la mer, attendu quil se multiplie dans chaque homme qui est un membre de la postérité dAbraham. Aussi, comment passer en revue cette armée innombrable ? Il y a quelques préjugés pourtant que jaimerais bien à attaquer de front, là, de suite, hardiment, puisque nous y sommes, et parce quils sont bêtes, raison de plus pour être tout puissants :
« Il fait toujours prendre un juste milieu dans les choses », disent... toute espèce de gens. Ah ! et indiquez-moi, sil vous plaît, où vous en arriverez avec cela. La vérité est absolue ; elle ne comporte pas de juste milieu, elle est à lun ou à lautre des extrêmes ; tout le reste nest que tolérance et convention. Pour vous former une idée exacte, une opinion que vous croyez saine, entre deux opinions diamétralement opposées, vous prenez un juste milieu ! Vraiment, ceci dépasse toute sottise ! De ces deux opinions, à coup sûr, lune est juste et basée sur le fait tel quil sest réellement passé. Votre juste milieu, tout arbitraire, tout idéal, nest basé sur rien. Que diriez-vous dun homme qui, placé entre deux chemins dont lun mène directement à lendroit où il veut se rendre, et dont lautre conduit exactement à lopposé, prendrait un troisième chemin entre les deux afin darriver plus sûrement ? Cest là le juste milieu, la plus sotte erreur qui ait jamais été imaginée, et lune des plus dangereuses surtout, parce quelle se présente avec un caractère de modération et de conciliation qui attire et en impose. Le tout, dans la vie, est de savoir lequel des deux chemins mène au but quon veut atteindre ; pour cela, il faut bien des recherches, bien des obstacles renversés avant que lévidence éclate ; mais on arrive presque toujours en se servant de sa raison, tandis que, par le juste milieu, on narrive jamais à rien.
Cet axiome, cependant, tout stupide quil est, a la prétention dêtre sage ; être sage, cest-à-dire être ni lun ni lautre. Il est surtout en grand honneur parmi nous, peuple de gens modérés, sil en est. Et en quoi, je vous prie, le milieu est-il plus juste que les extrêmes ? Je voudrais bien savoir comment, flottant entre deux erreurs, je les rectifierais et je trouverais la vérité en me plaçant exactement entre elles deux. Ayez horreur du juste milieu comme de leau tiède ; soyez extrêmes ; il vaut mieux être complètement dans lerreur que de traiter la vérité comme si elle se partageait. Ceux qui la traitent ainsi ne laiment pas, ne la cherchent pas, et ne peuvent ni la trouver ni la défendre.
* * *
Il y a un autre préjugé passablement ridicule et injuste, familier surtout aux gens de collège, ce qui nempêche pas quil se répande aussi beaucoup dans le monde : « Un tel a beaucoup desprit, ou dimagination, ou de mémoire, donc il na pas de jugement. »
Cette manière dexclure la raison chez les hommes brillants me paraît un peu péremptoire. Parce que vous avez des dons agréables, il faut absolument que vous nen ayez aucuns de sérieux ! Cest bizarre et cest prétentieux que de vouloir réformer ainsi luvre de la création. Je ne sache pas, pour moi, que les facultés de lesprit sexcluent entre elles, je ne vois pas quun homme dun bon jugement soit fatalement lourd et obtus, ni quun autre, ayant lesprit, limagination ou la mémoire en partage, soit un écervelé, un exalté, et quon ne puisse reposer aucune foi dans son bon sens. Il en est ainsi cependant, et vous vous trouverez invariablement victime de lune ou de lautre défiance, suivant que vous avez lun ou lautre de ces dons.
Je marrête ici dès le commencement de cette revue des travers humains, pour ne pas me laisser entraîner sur une pente sans fin. Que de choses il y aurait à dire sur les préjugés de race, de secte, de classe !... etc. Beaucoup, beaucoup de choses... pour et contre : car si les préjugés sont des écarts de la raison, certaines conditions sociales étant données, ces écarts sont nécessaires, légitimes, louables même. Sans eux, les hommes ne sattacheraient ni ne se dévoueraient à rien ; il ny aurait plus ni patriotisme, ni conviction, ni amour, la plupart des vertus mêmes disparaîtraient, et lhumanité serait tirée au cordeau, scientifiquement dressée, mais tout prestige, toute illusion, tout charme en seraient bannis. Saint Paul disait : « Il est nécessaire quil y ait des hérésies » ; de même pouvons-nous dire : « Il est nécessaire quil y ait des préjugés. » Bien des erreurs sont douces et chères ; et bien des travers, bien des ridicules apportent plus de joies et de consolations au pauvre genre humain quils ne lui causent de souci.
Tant que nous ne serons pas parfaits, ayons des préjugés ; mais efforçons-nous de les borner exclusivement au domaine des murs, des usages, des habitudes, et bannissons-les de celui de lintelligence ; attaquons surtout ceux qui se parent de la raison elle-même pour la défigurer et défions-nous bien des proverbes.
Quelques pensées
Pourquoi voit-on tant de bassesses tous les jours et qui peut rabaisser ainsi le caractère des hommes ? Cest la faiblesse de penser que les autres sont meilleurs que nous-mêmes et de croire que leur estime au dessus de notre mérite. Cest la lâcheté de vouloir paraître non pas ce que nous sommes, mais ce que dautres veulent que nous soyons, nous effaçant ainsi sans cesse au point de nous croire indignes du bien même que nous faisons.
Ce nest pas notre propre fonds que nous cultivons, ce sont les jugements dautrui ; ce sont ses erreurs, ce sont ses préjugés, ses jalousies et ses envies.
Nous navons plus même de vertus qui soient à nous en propre et nous ne voulons que celles quon nous reconnaît ou quon nous prête.
Le propre du respect humain, cest de vouloir paraître vertueux au prix de la vertu elle-même. Il faut quon soit loué, et dès lors on se croit homme de bien ; mais ce ne sont pas les hommes qui font la vertu, cest la vertu qui fait les hommes.
* * *
Un peuple est toujours jeune tant quil conserve lesprit de progrès. Lhomme qui est sur le retour de lâge saffaiblit de jour en jour ; mais les peuples, qui se composent de générations, se renouvellent sans cesse. Seules, les nations qui interdisent la critique sur les choses qui les intéressent le plus, comme la religion, le gouvernement et lois, ne peuvent échapper à la décadence.
Il se peut quun peuple diminue ou sefface, mais il se retrouve toujours plus tard chez le peuple qui lui succède et qui fait une étape de plus en avant.
Cest nous qui sommes les vieux, et ce sont les anciens qui étaient les jeunes. Il ne faut pas se renfermer dans le sens de nation, mais se mettre au point de vue de lhumanité, pour être dans le vrai.
* * *
Sylla fit voir aux Romains qui commençaient à être énervés tout ce que peut faire celui qui ose. Plus tard, Auguste montra aux Romains devenus esclaves tout ce quon peut faire sans rien oser.
Quand on veut établir la tyrannie, cest du peuple quon se sert. On a toujours vu les ambitieux commencer par attaquer ou par corrompre les lois établies dans les états qui ont perdu leur liberté ; puis plonger le peuple dans une licence sans bornes, état qui ne peut durer à cause de son excès même ; et comme on ne peut rendre à un peuple corrompu le respect des lois, il ny a plus que la tyrannie qui puisse faire cesser la licence.
La Liberté consiste dans le pouvoir de faire tout ce quautorisent les lois qui ne peuvent avoir dautre but que de la garantir. Dans les états asiatiques, les lois semblent destinées à fortifier le despotisme ; cest pourquoi elles y sont si peu respectées. On y voit un pouvoir qui peut tout entreprendre, et un troupeau dhommes qui ne peut jamais assez sabaisser. Nul pouvoir intermédiaire pour protéger les uns et pour réprimer lautre. En effet, si vous ne savez pas employer le seul moyen propre à vous défendre, si vous navez jamais connu lexercice des lois, vous nêtes bons quà servir.
Cest le respect aveugle de lautorité qui fait le soutien et la force du despotisme. On nose contester ce qui est établi depuis si longtemps : lusurpation, larbitraire, les excès de tout genre deviennent des droits ; car le despotisme ne peut se soutenir sans créer toute espèce dabus, sans violenter la pensée, les instincts, sans diriger sans cesse les hommes vers lobscurcissement et sans porter incessamment la corruption dans les murs ; il lengendre comme leau stagnante produit la boue.
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Le mobile des progrès modernes, cest la liberté individuelle. Cette liberté, sans les associations, est inféconde. Les associations, sans la liberté, sont des engins de tyrannie.
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Les républiques ont besoin de progrès et dactivité continuels ; car rien nest ardent comme les passions des hommes libres. La liberté est comme le volcan qui se consume quand il ne peut éclater au dehors.
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Les sciences positives naissent des rapports quil y a entre les choses ; cest parce que ces rapports sont absolus que les sciences positives présentent un objet sûr à étudier.
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Lespace étant infini, la durée doit lêtre. Lun implique nécessairement lautre. On ne conçoit pas un espace qui na pas de bornes sans une durée corrélative qui sétend à tout ce quil renferme.
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La vie ne se mesure pas au nombre de jours quon a vécus, car cela, ce nest rien, rien, mais à la quantité et à la valeur des choses quon a faites.
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Ce qui est divin ne peut se démontrer par des moyens humains ; cela simpose, éclate par lévidence. Dieu se manifeste et ne se démontre pas. Si lon pouvait le discuter, il nexisterait plus.
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La marche lente du progrès est sans doute celle qui convient le mieux, car les intérêts quelle blesse ne sont que passagers et se confondent bientôt dans les résultats généraux. Il en coûte trop de détruire brusquement tout un système ; les révolutions violentes ne peuvent naître quà la suite de nécessités impérieuses trop longtemps méconnues.
Le dernier mot
31 décembre 1874.
Lorsque je fis mes adieux à lannée « 73 », je ne savais pas que cet adieu dût commencer un volume et bien des mois encore après, jétais loin dy penser. Cétait par une nuit douce, étoilée, mélancolique. Jétais rentré bien tard dans ma chambre solitaire, après avoir essayé en vain de secouer un pressentiment sinistre qui métreignait comme langoisse serre le cur au sentiment dun danger invisible, mais qui plane sur soi, qui enveloppe et menace de toutes parts. Je ne savais si cétait la mort ou quelque chose de pis qui savançait avec cette nouvelle année dont je franchissais tant à regret le seuil ; au prix de toutes les joies à venir, jaurais voulu arrêter le temps ; jattendais avec épouvante la première heure de « 74 » comme on regarde venir, dans un navire sans défense, un orage plein de ténèbres.
Et maintenant, voilà que cette année tant redoutée a déjà disparu ! Que reste-t-il de ce souffle qui a passé dans linfini de la durée ? Pas la plus petite trace, pas même un souvenir, puisque les hommes sont tout entiers à lannée nouvelle. On croit vivre, on compte pour quelque chose cette miette du temps qui est donnée à notre globe, lun des plus petits parmi les milliards dastres qui peuplent lespace ; dans sa prétention enfantine, lhomme a divisé cet atome en années, en mois, en jours, en heures et jusquen secondes, comme si la vie tout entière de lhumanité était seulement une seconde même pour le reste du temps !
Sait-on bien ce que cest que notre histoire ? Soixante siècles ! Prenez soixante hommes qui ont vécu chacun cent ans, et chaque siècle en produit dassez nombreux, mettez-les côte à côte et vous aurez là toute lhumanité ; à un bout, « 75 » ; à lautre bout, Adam et le paradis terrestre. Lhomme daujourdhui, lhomme moderne qui croit en savoir long, parce quil a trouvé la vapeur, lélectricité, le parafoudre et quelques secrets des autres mondes, pourrait parler au père commun de tous les hommes ; un espace de soixante-quinze pieds seulement len séparerait, en donnant au buste de chaque homme une moyenne dun pied et quart. Adam entendrait la voix du dernier centenaire et chacun deux aurait vu la soixantième partie de tout ce qui sest passé dans le monde !
Quauraient-ils à se dire ? Résumez toute lhistoire et voyez si cela vaut la peine dêtre raconté. Des folies, des guerres, des massacres, des impostures puériles et séculaires imposées à limagination effrayée, des persécutions, des atrocités de toute nature, la haine continuelle, toutes les plus mauvaises passions à peine mitigées par quelques correctifs, sil est vrai que nos vertus elles-mêmes sont faites de vices et de bassesses, si lorgueil joint à lavarice engendre lambition, si lamour vient de la concupiscence, si lamitié naît de légoïsme, si la prudence vient de la peur, et si la folie ou larrogance enfantent le courage.
Maintenant, combien dhommes en chaque siècle ont été les flambeaux de lhumanité, lont dirigée dans une voie sûre, portée vers de nouvelles connaissances, ont agrandi et éclairé ses horizons ? Comptez-les. Reportez ensuite vos yeux sur cette masse confuse, épaisse, énorme, qui se débat dans les ténèbres de la vie, en augmentant tous les siècles par dizaines de millions, et voyez tout ce qui reste à faire et quon aurait fait si lhomme nétait pas le triste jouet de toutes les erreurs et de toutes les petitesses.
Et cependant on sagite, on prépare, on dispose à lavance, à lavance ! quel mot illusoire ! on se bat, on se tue, on aime, on espère. Quoi ! est-ce que lhomme a le temps despérer ? Entre la conception du vu et linstant de sa réalisation, quest-ce qui sécoule et cela vaut-il la peine dêtre compté ? On avance péniblement, douloureusement. Chaque conquête de la science est débattue, contestée, repoussée souvent et condamnée. On ne peut faire un pas de lavant sans des luttes mortelles, et ainsi, en supposant que lhomme, par des transformations multipliées indéfiniment, arrive à la perfection, ce ne serait quau prix dune souffrance incessante.
* * *
Voilà notre lot. Il faut le prendre et vivre. Vivre ! que dis-je là ? Eh quoi ! nous mourons à toute heure, à chaque instant de ce que nous appelons la vie. Lhomme commence à mourir du moment où il naît à la lumière ; chaque jour, il perd quelque chose de lui-même et chaque instant est une souffrance, souvent inconsciente, mais toujours réelle, qui hâte pour lui lheure solennelle où il doit devenir un être tout différent, tout nouveau. Il lui suffit de sept années pour se renouveler entièrement, après quoi il ne reste plus une seule fibre, une seule molécule de ce qui constituait auparavant son organisme. À chaque instant il a perdu et gagné de la matière ; pas une seconde de la vie où il ait été absolument lui-même, si ce nest par la pensée, par la conscience individuelle qui le sépare du reste des hommes.
Eh bien ! quest-ce que cest que la pensée ? Cest la seule chose grande quil y ait en nous. Par la pensée lhomme est au-dessus et plus grand que tous les mondes réunis, et il y en a des milliards de milliards auprès desquels la terre nest pas même comme un grain de sable. Par la pensée lhomme embrasse en un instant tous les astres qui parcourent des millions de lieues par seconde dans lunivers infini. Si limmensité na pas de bornes, il nen existe pas non plus pour la pensée humaine qui la conçoit et qui peut sélever à toutes les hauteurs, se répandre dans toute létendue. Que dans un être qui nest rien, il y ait une chose qui soit plus grande que tout ce qui existe, voilà la merveille ! On reste confondu, éperdu, devant linanité de tout le reste.
Sait-on bien quil meurt par semaine trente-cinq millions de créatures humaines ? Calculez le total que cela fait au bout de trois cent soixante jours, et voyez la folie des hommes qui saluent la nouvelle année. Le tour de chacun viendra, et ce qui serait risible si ce nétait lugubre, cest le mal que chacun se donne pour échapper à ce qui est inévitable. Tout passe, et limmortalité même du génie repose sur la plus fragile des bases, sur le souvenir des hommes. Cinquante, cent hommes de génie ne sont rien, parce que le torrent du temps passe et emporte tout.
Alexandre, Platon, Cicéron, César sont morts, il y a déjà vingt siècles et plus. Ces hommes-là en général vivent moins longtemps que les autres, mais ils vivent plus longtemps après leur mort. Quest-ce qui fait les hommes grands ? Cest le souvenir plus long quils laissent ; ils prennent plus de place dans le vide. On mesure et on pèse le crâne de chacun deux ; il contient plus de poussière que celui de la plupart des humains ; cet excédent de poussière fait limmortalité.
Diogène fut le plus sage des hommes. « Je ne demande quune chose, disait-il à Alexandre, cest que tu tôtes de devant mon soleil. » Et ce philosophe chrétien à un grand empereur : « De tout ce que vous moffrez, je ne désire quune chose, le salut de votre âme. » Ces deux hommes comprenaient que tout est rien.
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Ah ! penser, espérer, aimer, dévouer toute sa vie à un objet ou à une affection, jeter les germes de choses qui dureront des siècles, avoir des aspirations infinies, rêver constamment des cieux, de léternité, de limmensité, quand on est un pauvre petit être qui ne peut seulement pas sélever à un pied de terre, sentir le monde comme trop petit pour le bonheur quon peut avoir dans une minute de ravissement, avoir des désirs qui, réalisés, feraient de chaque homme un dieu éternel, omniscient, omnipotent ; tout concevoir, tout embrasser, tout vouloir, tout espérer, et savoir quun jour on sera sous six pieds de terre, pourrissant, et de sa mort même donnant la vie à des milliers de vers hideux... Allez donc maintenant, tristes mortels, allez vous embrasser, vous serrer lun à lautre les mains, vous faire tous les souhaits possibles de succès, de félicité et de longue vie... malheureux ! vous avez déjà sur les traits les reflets anticipés de la tombe. Vous faites un jour dallégresse, de bruit, de mouvement animé et joyeux de celui-là même qui devrait être un jour de regrets et de tristesse. Tous ces dehors de fête, toutes ces réjouissances par lesquels on salue le nouvel an ne sont quune lamentable imposture : chacun, en effet, a perdu là une année, une année quil ne retrouvera jamais, dont le deuil est éternel, et que gagne-t-il ? que peut-il attendre ? Ce complaisant mensonge ne saurait attendrir le temps, et lon a beau parer un jour la vieillesse qui savance, il lui reste trois cent soixante-quatre jours pour faire son uvre et pour détruire tous les souhaits, toutes les illusions qui lont saluée à son aurore.
Lannée qui vient de finir est pavée de jeunes tombes encore à peine fermées, et les fleurs quon eût déposées peut-être au jour de lan sur des fronts pleins de fraîcheur et despérance, on va les mettre tristement sur des linceuls ! Ah, oui, certes ! pour beaucoup de ceux et de celles qui ne sont plus, on neût jamais songé à faire des souhaits ; ils semblaient porter une vie pleine de force autant que de jeunesse et pouvoir tout attendre de lavenir. La mort elle-même ne se doutait pas de ce quelle allait accomplir ; elle navait pas marqué davance ces victimes égarées sur son chemin ; sa moisson de têtes blanchies et de curs usés lui semblait suffisante, et lorsquelle emporta dans son noir manteau tant dexistences de vingt ans frappées à limproviste, ce fut comme lorage détourné brusquement de sa course dans les forêts et sabattant sur les parterres pleins déclat et de rosée.
Maintenant, il en reste encore à atteindre et la mort peut choisir. Cette année aussi il y aura bien plus de deuils que de joies, et les hommes se lasseront peut-être enfin de se féliciter pour tous les chagrins qui les attendent. Oui, je nose en calculer le nombre de ceux qui tomberont cette année comme les épis verts sous une faulx avide ; il me semble que, maintenant, plus on a de jeunesse, plus on brille, plus on soffre aux coups de la mort jusquà présent aveugle et indifférente. Ce quil fait désormais à ce bourreau blanchi par les siècles, ce sont les printemps ; il est las dune uvre monotone et de ramasser sans passion des victimes signalées davance : à sa fantaisie lugubre il faut se soumettre ; lhomme, le maître de la nature, ne lest pas dun souffle de vie, et toutes les prières, toutes les supplications, tous les soins et toutes les résistances ne sont rien pour cette ombre qui passe, insaisissable, inexorable, toujours fuyante et jamais disparue. Fantôme éternel, il promène son énorme faulx sur la terre entière dans le même moment, abat tout ce qui se trouve sur son passage, et linstant daprès il recommence ; il moissonne, moissonne sans cesse, sans jamais rien semer, si ce nest la pâture quil offre de nos corps à la terre qui les a nourris et quils vont nourrir à leur tour. Ainsi, plus de cent générations ont en vain rempli la terre de leurs ossements ; elle en a rendu la poussière à lespace ; il ne reste plus rien de palpable de ce qui a vécu, aimé, joui pendant soixante siècles. Que sommes-nous, chacun pris à part, dans cet épouvantable effacement, et à quoi bon nourrir des projets, des ambitions, des espérances ? Cette protestation éternelle des aspirations de lhumanité contre le néant a quelque chose qui échappe à lanalyse et qui est au-dessus de la science. Nous savons que nous ne sommes rien, que notre vie nest pas même une minute dans la durée, et, cependant, nous aspirons à linfini. Rien ne prouve davantage la certitude pour lesprit dune vie sans limites.
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Non, je ne croirai jamais mourir tout entier ; si cela était, je naurais plus ni bonheur, ni transports, ni élans, ni dévouement, ni rien de ce qui exalte lhomme dans labnégation, dans le témoignage de la conscience et du devoir accompli. Or, si le devoir, la conscience et le sentiment existent, il faut quils servent à quelque chose en dehors de cette vie qui ne leur offre aucune compensation valable. Que me donnent lestime, laffection ou le respect dun être périssable, aussi chétif, aussi fragile que moi-même, dont la vie est moindre que celle de la plupart des choses animées ? La considération dune créature que je sais nêtre rien, puisque le néant lattend, qui nest quune illusion, qui revêt quelques instants une forme afin daccomplir certains actes qui sont autant de fictions, ne vaut pas beaucoup la peine dêtre recherchée ; et, ainsi, toutes nos vertus, dépouillées de ce qui seul fait leur grandeur et leur mérite, ne conservent plus même les mesquins et vulgaires mobiles du respect humain et de lamour-propre.
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La mort, qui nouvre pas une vie future, est terrible, épouvantable, pleine dhorreurs et dangoisses. Quel courage, quelle force dâme peut la faire regarder de sang-froid, si elle doit être suivie du néant ? Avoir été tout, du moins par la pensée, avoir été créé pour linfini, léternel, puisque lesprit lembrasse toutes les fois quil sy porte, avoir été un dieu par les aspirations et le sentiment invincible de limmortalité, et savoir que dans un instant on ne sera rien, quil suffit pour cela dun souffle de moins... non, non, il ny a pas un homme qui se soumette à un pareil destin, et le blasphème naît immédiatement sur les lèvres. Il ny a plus de Dieu possible ; on ne pourrait plus supposer que lexistence éternelle dun génie du mal procréant sans raison, sans objet, des êtres à qui il ferait sans cesse tout espérer afin de tout leur enlever, à qui il donnerait des aspirations infinies qui ne seraient que des déceptions et des chimères, des êtres faits uniquement pour souffrir, sans compensation après en avoir espéré une toute leur vie, dune souffrance stérile parce quelle naurait ni objet ni récompense. Si cela était, lhomme maudirait sans cesse le jour de sa naissance ; il en voudrait à la vie qui ne lui donne que des jouissances factices, et il serait sans force contre les dernières douleurs parce quil serait sans espoir. Son agonie serait horrible, inexprimable. Si cela était, la vie serait le plus grand des fléaux, et de la donner le plus grand des crimes.
Matérialistes insensés ! Quand bien même votre système serait irréfutable, démontré à lévidence, de le prêcher vous ferait encore les plus odieux, les plus abominables des hommes. Vous enlevez à la pauvre humanité le seul bien quelle possède, et encore ce bien nest-il quune espérance ; vous lui enlevez la source de toutes les belles et grandes choses, laiguillon, le mobile le plus certain des bonnes uvres. En effet, du jour où je nai plus aucune raison dêtre honnête, dévoué, vertueux, de croire enfin ! il ne me reste plus rien.
Mais non, non, vous natteindrez jamais jusquau fond des âmes, vous ne saisirez jamais ce qui échappe à lanalyse, ce qui me fait vivre en dehors et dans une autre vie, bien plus quen moi-même. Votre science monstrueuse, qui mettrait fin du coup à toutes les sociétés humaines et renverrait lhomme à un état plus hideux que celui de la brute, sarrête au seuil de la conscience, devant la même aspiration, universelle et inébranlable, de lhumanité entière. Que tous les hommes soient convaincus quils nont plus rien à attendre en dehors de leur existence présente, et de suite lamour entre eux disparaît, lamour qui est le fond même, lunique source de tout bien. Un désir effréné de jouissances exclusives sempare de chacun et, pour y parvenir, tous les crimes deviennent permis et légitimes ; car dès lors quil ny a plus de conscience, il ny a plus de crimes.
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Voyez les pays où lon remarque un développement excessif des choses matérielles. Un appétit féroce de richesse qui absorbe et consume toute la vie, le lucre violent et sauvage, une soif brûlante de plaisirs grossiers, aucun frein à la nature bestiale qui a déjà une si grande part de nous-mêmes ; lhomme y perd rapidement toute conscience, tout sens moral, jusquà la plus vulgaire honnêteté ; on nest plus sûr de qui que ce soit ; la confiance réciproque disparaît avec les autres vertus ; et, si des lois antérieures nexistaient encore qui préservent la société dune barbarie complète, on y verrait tous les crimes impunis. Le niveau général des sciences et des qualités morales diminue : dans ces pays il ne saurait y avoir de penseurs ni de grands hommes en aucun genre, car on ny apprend que ce quil faut pour nêtre inférieur à personne, savoir protéger ses intérêts et atteindre à cette hauteur commune où sarrêtent également tous les fronts, où battent également tous les curs.
Hélas ! hélas ! les hommes navaient donc pas encore assez de moyens dabréger et de souiller leur vie, ils navaient pas fait assez encore pour effacer en eux tout vestige de lempreinte divine, de ce caractère glorieux qui les sépare du reste de la nature et leur donne quelque chose de Dieu même, il fallait quune école maudite vînt leur démontrer savamment quils nont pas même de pensée, que tout en eux est une fonction, que leur libre arbitre nest quun mot chimérique, quils ne veulent pas ce quils font, que le système complet de lunivers nest quune machine aveugle, inconsciente, dont lhomme est une des innombrables molécules. Ah ! périsse la création entière sil en est ainsi, si nous navons pas dâme, nous qui aimons, nous qui espérons, et dont les désirs sélèvent vers une perfectibilité indéfinie. Alors mettons au plus vite un terme à cette existence pleine dhorreurs, de craintes et de souffrances, ne la propageons pas, ne la transmettons pas à dautres, rentrons au plus vite et de nous-mêmes dans le néant doù nous sommes sortis par un cruel mystère, rendons à la nature son perfide cadeau, et, afin de ne plus être quelque chose au prix de toutes les douleurs, ne soyons plus rien : voilà la seule solution conséquente et sensée du matérialisme. Ce système est lennemi de tout ce qui constitue lhomme spirituel, eh bien ! quil le détruise, et, avec lui, lhomme physique qui en est inséparable. Quand notre pauvre planète sera ainsi dépeuplée, soyons tranquilles ; lhumanité a encore bien dautres lieux de refuge, à part ce petit morceau de lunivers froid, dur, noir et stérile, quelle arrose de ses sueurs depuis des milliers dannées.
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Il ny a quune chose dont il vaille la peine que lhomme soccupe, la vie éternelle, et cest précisément la seule quil ne pourrait atteindre ! Il na quun seul objet sérieux, un seul désir réel, et cet objet et ce désir ne seraient quune chimère de son imagination ! Toute son existence depuis le berceau nest quune marche plus ou moins rapide vers la limite qui le sépare du monde des esprits, un monde quil sait lui appartenir, vers lequel il tend avec une conviction qui peut être ébranlée, mais jamais détruite dans aucun homme, parce quelle est au-dessus de lui, au-dessus de son analyse et de sa science, et il ne trouverait au bout de cette marche, une fois finie, que le néant ! Non, un destin aussi horrible pour une aussi frêle créature est impossible. Il y a au terme de lagonie un moment inexprimable, que nul ne saurait franchir sans tout le renfort, sans tout lappui des espérances futures. Que dis-je ? La vie entière ne serait quune agonie continuelle, et quelle pourrait être notre mission, notre uvre ici-bas ? Quels progrès, quels perfectionnements pourrait-on désirer ? À quoi servirait de travailler pour une succession dêtres qui ne sont rien, dont les générations se poussent les unes les autres dans le vide ? Naître uniquement pour mourir !... Je défie quil y ait un seul homme au monde qui ose affirmer cela nettement et qui en soit convaincu. Si ce monstre existe, on ne peut lui répondre quune chose, cest quil le mérite.
« Rien ne meurt et tout se transforme », dit le matérialiste. Soit : mon corps, je labandonne ; quon le brûle, quon lembaume, quil serve à létude médicale ou quil aille engraisser la terre, peu mimporte ! mais mon âme... « Il ny a plus dâme quand la vie est détruite » ah ! vraiment. Eh bien ! si cela est, si cet esprit qui est en moi, pour qui limmensité elle-même nest pas trop grande, si cet esprit qui na de bornes dans aucun sens, qui conçoit tout, les choses même les plus en dehors de son atteinte, qui se porte en un instant au sein de tous les mondes, si cet esprit nest pas autre chose que le morceau de boue, que la poussière accumulée qui a revêtu quelques jours une forme humaine, il ny a plus rien de vrai, je nexiste pas, rien nexiste, il ny a même de Dieu, car lesprit de chaque homme ne peut être quune émanation de celui de Dieu, tout ce qui est de la pensée est divin les milliards dastres qui peuplent létendue ne sont quune fiction, la grande âme universelle est effacée et ainsi la nature entière est anéantie.
Mais il faudra peut-être leffort de bien des matérialistes réunis pour renverser la création ; il en faudra bien autant pour quavec une raison infirme, pleine de ténèbres, qui erre sans cesse, ils puissent formuler quelque chose dabsolu.
Ajouts
Quand il a édité ses trois livres de chroniques Chroniques canadiennes, humeurs et caprices ; Chroniques, voyages, etc., etc, et Petites chroniques pour 1877 Buies a écarté plusieurs chroniques publiées entre 1871 et 1873 et pendant lannée 1877. Peut-être méritaient-elles dêtre lues. Les voici réunies.
Aux Canadiens français
La Patrie, 24 juin 1884.
...Canadiens, vous nétiez entourés naguère encore que par lhorizon dune province, aujourdhui vous avez devant vous lhorizon de tout un continent. Vos destinées se jouaient sur un coin de terre ; maintenant elles se jouent au sein même de riches et populeux États, pépinières des essaims nombreux qui ont reculé la fortune et la grandeur de lAmérique. Comme un arbre beaucoup trop vigoureux et trop plein de sève pour létroite écorce qui lenveloppe, vous avez poussé partout des rejetons, et vos racines ont gagné rapidement le sol de toutes les régions environnantes.
Maintenant, il faut que vous soyez à la hauteur de lavenir qui vous attend, et pour être dignes de votre avenir, il faut que vous soyez dignes de votre passé. Vous avez derrière vous une humble, mais glorieuse histoire, comparable à celles qui ont immortalisé plus dun peuple antique ; vous avez plus dune Thermopyle inscrite dans les fastes longtemps ignorés, et les héros qui ont fait du nom canadien le synonyme de dévouement, dindomptabilité, de grandeur dâme, dintrépidité et de patriotisme, ne le cèdent en rien à ceux qui ont fait resplendir à travers les âges la gloire dAthènes et de Rome.
Sur la moitié dun continent encore sauvage, livré jusqualors à des tribus errantes et farouches qui portaient partout devant elles la terreur et les massacres, nos pères, sans même songer à la renommée ou à lillustration, loin des regards du monde, ont accompli des prodiges de courage et daudace dautant plus sacrés aux yeux de la postérité quils combattaient pour la civilisation contre la barbarie. Cent ans et plus de sacrifices constants, de luttes incessantes pour se maintenir, pour ne pas laisser périr ce qui était la race franco-canadienne, vous donnent lexemple et le modèle à suivre. Ils nétaient que quelques mille, vous êtes maintenant deux millions. Ils nétaient quun groupe, une petite colonie perdue aux extrémités du monde, vous êtes maintenant un peuple. Vaincus un jour, ils ont été traités en vaincus, mais, peu à peu, les générations suivantes ont reconquis tous les droits des hommes libres, et maintenant, vous, vous jouissez de ces droits dans leur plénitude et leur splendeur.
Noubliez pas au prix de quels sacrifices et de quel sang versé ils ont été conquis pour vous qui les possédez aujourdhui comme par privilège de naissance ; et en vous rappelant les longues épreuves, les longues souffrances soutenues par vos pères pour vous faire ce que vous êtes aujourdhui, vous comprendrez mieux la tâche quil vous reste à accomplir, vous comprendrez mieux combien vous êtes loin encore du terme de votre mission et tout ce que vous avez à faire pour compléter le rôle spécial, unique, peut-être décisif, que vous remplissez dans les vastes destinées de notre continent.
Ralliez-vous, comptez-vous, multipliez-vous ; tendez la main à tous vos frères dorigine et de race, et vous formerez une grande famille dont aucune autre ne dépassera léclat et la vigueur sur la libre terre dAmérique...
Chroniques pour « Le Pays »
Le Pays, 29 avril 1871.
Avez-vous remarqué la transformation qui sopère dans le parti libéral ? Autrefois, cest-à-dire hier, le clergé et lui étaient à couteaux tirés ; libéral voulait dire révolutionnaire, subversif, destructeur, impie, contempteur de toutes les lois sociales ; aujourdhui, le clergé et le parti voué à toutes les malédictions se rapprochent, se regardent, se sourient un peu, et sils ne joignent pas encore les mains, cest moins par un esprit de défiance indomptable que par un reste de gêne qui provient des anciennes habitudes.
Ceci est sensible surtout dans le district de Québec où, grâce à lUniversité Laval, le clergé plus éclairé, plus instruit comprend tout ce quil y a dinoffensif dans les tendances du libéralisme canadien et prévoit les dangers dune polémique religieuse à outrance. Il a fallu les lumières des jeunes prêtres, étrangers aux luttes de la génération écoulée, pour convaincre leurs confrères quils avaient été jusquaujourdhui dupes des hypocrites et des charlatans de religion et il sera désormais comme impossible aux candidats des bons principes de se servir de lexcommunication comme dune arme à leur usage particulier.
Aussi comme tout change de face dès lors que le charlatanisme, masque de piété, nen impose plus. La lutte cesse dêtre entre la foi de nos pères et le libéralisme moderne, pour se faire entre le patronage gouvernemental et les désirs incontestables de la population. Mais ce patronage est une puissance formidable qui sexerce sous tous les aspects et de mille manières ingénieuses. Pour le combattre, il ne suffit pas de sen rapporter à ce qui se dit et à ce quon sait être clairement la tendance de lopinion, il faut encore une organisation vigoureuse et surtout de laction.
Laction, laction ! voilà le grand moyen toujours incompris, toujours dédaigné du parti libéral. On sen rapporte à la bonté de sa cause, comme si les hommes étaient mus par des principes et des idées plus que par des intérêts, et surtout lintérêt personnel, ce premier de tous les mobiles. À la veille des élections, voyez en particulier chaque candidat libéral, il est invariablement sûr de son succès, et en effet il aurait dû lêtre, sil se donnait la peine de lassurer, sil voulait se remuer, opposer les moyens aux moyens, la contre-intrigue à lintrigue, et cela dans tous les lieux, à toutes les heures, sur tous les points, sil consentait enfin à prendre les hommes avec toutes leurs faiblesses, tous leurs appétits, toutes leurs petites passions, tous leurs préjugés.
Cest cette connaissance et la culture assidue des petits côtés de notre nature qui fait la force du gouvernement conservateur depuis tant dannées. Prenez un exemple ! Voici un bureau de poste nouveau qui va se construire à Québec. M. Langevin, le candidat de Québec-centre, sest bien gardé de donner à un seul et même homme, lentreprise de tout lédifice ; non, il la divisé et subdivisé de façon à avoir le plus de créatures dépendantes de lui, le plus dhommes exerçant une petite influence, dévoués à son succès. Ainsi, il a donné un contrat pour la menuiserie, un autre pour la maçonnerie, un autre pour les tuyaux, un autre pour la toiture, un autre pour les appareils, etc., etc. ; il tient déjà dans la main une masse de fils argentés et il est bien certain quils ny resteront pas.
M. Pelletier, le candidat de lopposition, pourrait compter cependant sur les deux-tiers des électeurs, mais il a le tort den être certain, il laisse agir les autres pour lui et attend le résultat. Il est déterminé à ne pas dépenser un rouge liard pour son élection, comme si les électeurs de Québec étaient des séraphins. Or, la bonne moitié dentre eux sont des gens qui savent compter et ils le prouveront. Cette décision fait, sans doute, honneur au caractère et à lhonnêteté politiques de M. Pelletier, et les libéraux ne manqueront pas de sen enorgueillir, mais il ne faut pas oublier le poil, ni le chemin qui y mène ! Le comité libéral sest réuni lundi soir, et en ce moment une réquisition favorable à sa candidature se signe dans la ville.
Il sen fait autant en faveur de lhonorable M. Langevin, qui a, entrautres mérites, celui dêtre compagnon du Bain et frère de Noé, sans parler de Balthazar dont la célébrité nest pas encore immense, mais qui le deviendra. Ce que lon redoute, cest que le bref délection pour Québec-centre ne tombe comme un coup de foudre aussitôt que lhonorable compagnon du Bain aura distribué tous les sous-contrats, ce qui nest pas une petite besogne sil veut compenser par ce moyen la persistante impopularité qui le poursuit depuis quil est dans la vie publique. À son sujet, laissez-moi vous raconter un bruit qui court.
Il aurait été invité dernièrement à un dîner donné pour lui dans son comté de Dorchester. On dit que les instigateurs de ce dîner sont les curés du comté, et quà la nouvelle de cette participation directe dans les choses politiques, larchevêque de Québec aurait fait une sorte denquête suivie dune admonestation, condamnant toute action directe ou indirecte des prêtres de Dorchester dans les élections pour notre parlement. Mgr Taschereau semble vouloir suivre rigoureusement la ligne de conduite que sétait tracée son prédécesseur, lévêque Baillargeon ; vous avez pu voir du reste, par sa circulaire publiée aujourdhui, quil désapprouve entièrement le programme posé par les journaux ultramontains de la province, et quil veut laisser aux électeurs le choix libre de leurs candidats. Au surplus, ce nest pas dans le district de Québec quil saurait être question un moment de candidats cléricaux et de candidats anti-cléricaux, et si les journaux ultramontains tiennent absolument à leur programme, ils auront toute faculté pour le faire lire, mais aucune pour le faire adopter.
À Lévis, la lutte est engagée entre M. Louis-Honoré Fréchette qui vient daccepter la candidature, et le Dr Blanchet qui renouvelle la sienne. Ce dernier a subi, pour une cause ou pour une autre, une dépopularité considérable mais le combat sera rude. On a déjà commencé à donner à quelques paroles de M. Fréchette une interprétation injuste, méchante, dangereuse ; on soulève des préjugés qui naissent on ne sait doù, mais le poète a une carrure robuste et des épaules qui ne fléchissent pas facilement, je lui ai parlé ce matin ; il est vigoureusement comme un jeune chêne, et sa parole est pleine, vibrante, on sent que cet homme porte en lui le succès et quil a lattrait invincible qui rapproche les foules.
M. Fournier est demandé à cor et à cri par les électeurs du comté où il a échoué tant de fois, par le comté de Montmagny. Dimanche il est allé à Saint-Thomas, le château-fort de lhonorable M. Beaubien, et le chef-lieu du comté. M. Biais, le représentant actuel, est entraîné dans la lutte par suite dune promesse faite au gouvernement provincial qui a engagé tous les anciens membres à se représenter. En 1868, lorsque fut inaugurée la Confédération, les électeurs de Montmagny avaient une répugnance invincible à accorder le double mandat à M. le Dr Beaubien. Il y eut alors un compromis par lequel M. Biais censé représenter les principes libéraux, aurait le mandat local, et lhonorable M. Beaubien le mandat fédéral. Cest en vertu de ce compromis que ce dernier vient aujourdhui soutenir la candidature de M. Blais, mais les choses ont changé.
M. Blais, loin de soutenir lopposition, a presque toujours voté pour le gouvernement, de sorte que léquilibre quon voulait garder est rompu. Vous savez que le comté de Montmagny a presque toujours été également divisé, et que cest cette quasi égalité des votes qui avait nécessité le compromis dont je viens de faire mention. M. Blais layant rompu, les électeurs cherchent une autre manière de le rétablir. Lhonorable M. Beaubien, commissaire des terres publiques, veut à tout prix le sauvegarder. Aussi a-t-il déclaré devant les membres auditeurs réunis à la porte de léglise de Saint-Thomas, dimanche dernier, que sa propre élection était enjeu et que tout vote donné contre M. Blais était donné contre lui-même. « Eh bien ! cest cela, ont répondu les électeurs, cest ce que nous voulons. » Remarquez que je parle de Saint-Thomas, où est domicilié lhonorable commissaire, et qui est précisément son château-fort. Il a rappelé alors tous les services quil avait rendus. « Oui, lui répliqua-t-on, moyennant mille louis par année. » Cela est dur, mais ce serait encore bien doux pour ceux qui, dans leur vie publique, ne se sont guère entendu dire que des mensonges.
La partie semble donc extrêmement compromise pour lhonorable docteur et son candidat. Une réquisition formidable, par le nombre des signataires, se prépare en ce moment en faveur de M. Fournier qui nattend que cela pour se mettre sur les rangs.
Dans la Beauce, il ne paraît pas que M. Pozer trouve dopposition.
Dans le comté de Québec, M. Évanturel va faire à M. Chauveau une opposition qui promet dêtre victorieuse.
À lIslet, lhonorable M. Letellier se présente définitivement. Le député actuel, M. Verrault, se voit abandonné de lhomme le plus influent du comté, son beau-père, M. Dupuis, qui est en même temps le beau-frère par alliance de M. Letellier ; il est probable que M. Verrault se retirera devant limpossible.
À Rimouski, il y a quatre candidats sur les rangs, M. Hudon, avocat libéral de vieille roche, M. Garon, dégustateur de plus vieille roche, M. Bégin, candidat incolore, insipide et insignifiant, enfin M. Gosselin, négociant de Malone, un inconnu qui aspire et soupire. Ces trois dernières candidatures sont impuissantes devant celle de M. Hudon, homme remarquable, avocat distingué, légiste de renom, et lune des plus belles intelligences de notre parti. Des hommes de très haute position qui ont des intérêts considérables dans Rimouski, et que je viens de consulter, mont assuré que le succès de M. Hudon était une chose naturelle, allant de soi, a matter of course.
Voilà, en résumé, les nouvelles les plus authentiques et les plus certaines que jaie pu recueillir. Je ne me suis pas amusé aux rumeurs des rues et aux cancans ordinaires qui précèdent toujours les élections, jai voulu me rendre compte des faits, vous écrire pour vous éclairer sur la situation politique de ce district et non pour donner à nos amis des illusions dangereuses, leur montrer partout des succès et augmenter ainsi leur dangereuse indifférence. Il y a de grandes chances, mais il y a encore de plus grands efforts à faire, quon ne sabuse pas, que ces efforts soient tentés, quils soient ardents, incessants, et les prochaines élections feront disparaître cette représentation pitoyable qui est une disgrâce pour notre race et une cause dhumiliation quil tient à nous deffacer à jamais.
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Joubliais de vous dire que dans Bellechasse, M. le Dr Lebel, de Saint-Gervais, va probablement faire la lutte contre M. Pelletier, le représentant actuel qui na rien représenté du tout ; M. Pelletier disparaîtra sans quon sache sil a paru, comme M. Bergevin de Beauharnois. Un autre astre qui va aussi séclipser, paraît-il, cest M. Clément du comté de Charlevoix. M. Adolphe Gagnon, lancien représentant, entre de nouveau en lice, et daprès les assurances que me donne le représentant de Chicoutimi, M. Tremblay, sa victoire ne peut être un instant douteuse. Je suis plus porté à croire ceci que bien dautres victoires électorales que nous gagnons, les bras croisés dans nos bureaux. Quant à M. Tremblay, il naura pas, je crois, dopposition ; ce serait du reste une bien ridicule idée que celle de lui en faire.
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On me dit que le député de Kamouraska, M. Roy, va probablement se ranger du côté de lopposition, sil la voit devenir imposante par le nombre ; cest encore là probablement une illusion, quimporte ! si elle devait donner un redoublement dardeur et inspirer une victorieuse confiance.
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Les campagnes autour de Québec ont encore leurs champs à moitié couverts de neige. Cest un spectacle attristant, que le vent du nord, soufflant sans cesse, ne vient pas égayer. Dans la ville, des rues nombreuses ont encore un ou deux pieds de glace, et les calèches, lantique véhicule qui ne disparaîtra quavec les remparts, sautent comme des bonhommes de bois sur les planchettes. La capitale se déserte de plus en plus, les marchés nont plus la même affluence quautrefois, et lon a cessé de croire à lapparition de nouvelles industries, cette chimère tant caressée il y a quelques mois à peine. Quelques goélettes sont dans le port, mais elles ont lair gelé, comme tout ce qui les entoure du reste, et moi-même je sens que mon encre se fige ; au revoir donc, je tâcherai de rassembler en moi assez de calorique dici à deux jours pour vous envoyer une longue et animée correspondance.
Le Pays, 13 mai 1871.
Lévis est une fournaise, la lutte y brûle, je nose en approcher. Quel jouteur que Fréchette ! Où le prendre ? nulle part. Où est-il ? partout. Assemblées sur assemblées, discussions sur discussions, voyages, courses, il népargne rien ; il se multiplie, se prodigue sur tous les points. Ah ! voilà une campagne électorale. Lundi soir cétait la partie anglaise des électeurs qui était convoquée au chantier Gilmour ; le docteur Blanchet est obligé de suivre notre ami partout ; celui-ci ne le laisse pas une minute en repos ; il faut quil vienne rendre compte du moindre de ses actes politiques, et comme il ne lose pas toujours, comme il va jusquà falsifier des textes, aussi quil la fait à lassemblée de dimanche dernier, pour se tirer daffaire, Fréchette aussitôt sonne lalarme, désabuse lauditeur prêt à tomber dans le piège, et renverse les mensonges trop faciles avec lesquels le député de Lévis a jusquà présent captivé son peuple.
Pauvre docteur ! il ne sattendait pas à cette rétribution si subite, à ces formidables représailles de la destinée aveugle. Vous rappelez-vous ce bon, ce digne, ce généreux et si populaire M. Lemieux qui représentait autrefois le comté de Lévis ? Il est mort maintenant depuis des années, lingratitude des hommes a brisé sa vie avant son terme. Nul nétait plus aimé que lui, nul nétait plus prodigue de tout ce quil avait, nul cur nétait plus compatissant, plus sensible à toutes les infortunes. Il était le père en même temps que le représentant de son comté ; de plus il était libéral, ce quil ne faut pas oublier, et tout le comté létait avec lui. Soudain, apparaît un jeune homme à la figure aimable, à la voix onctueuse, au geste captivant. Il se dit plus libéral mille fois que M. Lemieux, il est rouge, du rouge le plus vif, il est radical même, enfin ; il na que le peuple dans le cur et sur les lèvres ; il multiplie ses grâces, il prodigue sa personne qui séduit le sexe facile à éblouir, et par un de ces inexplicables caprices du sort, il enlève à M. Lemieux ce comté qui lavait jusqualors non seulement élu, mais béni. Ce jeune homme, cétait le Dr Blanchet. Quelques mois après, M. Lemieux, frappé au cur, miné par le chagrin, accablé de cette ingratitude qui lui semblait un mystère douloureux, était atteint dune maladie mortelle qui ne devait pas tarder à le conduire au tombeau.
Depuis lors le docteur a marché de succès en succès, a écrasé tous ses concurrents ; la destinée, amante aveugle comme toutes les autres, la inondé de ses bienfaits, a semé sa carrière de fleurs toujours renaissantes, mais aujourdhui !... Aujourdhui est un mot formidable pour celui qui regarde dans un passé trop heureux, demain est un mot plus terrible encore ; demain, cest le jour des angoisses, cest déjà celui du remords pour le docteur Blanchet. Il a abusé de ceux qui croyaient en lui, il les a amusés, cajolés, bercés, trompés, maintenant lheure de la rétribution sonne et la destinée se venge de sa longue aberration.
Le député de Lévis est maintenant obligé de rendre compte ; il navait eu jusquaujourdhui quà se montrer. Et quel compte ! Demandez aux électeurs dont les yeux se sont ouverts ; demandez aux amis dautrefois maintenant détrompés et détournant les yeux de leur idole, ils vous diront que ce compte est trop lourd et quil faut que justice soit faite.
Combien de ceux qui servaient autrefois le docteur se sont tournés contre lui ! On ne les compte pas. Pour les chefs, tous les notables de Lévis ont déclaré leur adhésion à Fréchette, et cest avec eux quil fait la lutte redoutable où il sest engagé jeune, presque inconnu, nayant avec lui que son superbe talent, et la force des principes. Les propriétaires de bateaux à vapeur, et citons surtout parmi eux M. Barras, ont résolu de faire élire Fréchette, et ils se donnent du mal pour cela. On avait craint que lentreprise du chemin de Kennebec, dont le docteur Blanchet est président, et qui va donner de louvrage à près de mille hommes, ne fût un instrument redoutable entre ses mains pour les fins électorales, mais japprends de source certaine, mais que malheureusement je ne puis faire connaître, que des influences puissantes vont agir, dans cette même entreprise, contre celle du docteur. Celui-ci, toutefois, ne néglige pas les autres moyens, et vous allez voir par ceux quil emploie déjà, que la lutte va lui coûter cher.
Un charpentier de Lévis vient de perdre un procès dont les frais se montent à treize piastres ; cest peu de chose, si lon veut, mais le pauvre homme était incapable de payer. Il se plaignait et se désolait : « Comment ! lui dit le docteur, ce nest que cela ; viens donc chez moi, mon ami, je vais te donner cet argent. » Le lendemain, le pauvre diable venait payer lavocat de la poursuite et lui racontait ingénument de combien il était redevable à son candidat.
Mais je laisse le comté de Lévis, quoiquà regret, car ici lon respire la fumée enivrante du combat, et lon séchauffe vite. Les nouvelles des autres comtés sont bonnes cependant, meilleures quelles ne létaient la semaine dernière. Il ny en a pas un aujourdhui où lopposition namène de lavant un candidat. À Portneuf, le fils de lhonorable Antoine Juchereau Duchesnay, se présente contre M. Brousseau, le député qui, depuis dix ans, ne parle pas, mais nen pense pas moins. Ce quil a pensé, on le saura peut-être un jour, mais comme il ne parle jamais, on devra lapprendre de quelque ami bienveillant et loquace, car ça sera sans doute une lourde tâche, une longue chose à raconter. Vider cette tête-là qui depuis dix ans se bourre de pensées sans jamais en laisser sortir une, cest une entreprise ! Enfin, nous verrons peut-être ce quil y a de profondeur dans ce mutisme prolongé, et qui paraîtrait calculé, si lon ne savait pas quil est naturel.
Dans le comté de Chicoutimi, M. Price, que lon disait se présenter contre M. Tremblay, na pas même fait un pas en ce sens. Au contraire, il se retire dignement de la lutte, non pas quil ne puisse la faire rigoureusement, mais en homme de cur et de sens, il ne veut pas priver le comté dun représentant qui sest tant dévoué à son bien, dun député indépendant et intelligent comme M. Tremblay.
À Rimouski, toutes les chances sont pour M. Hudon, dont je vous ai déjà parlé.
À Kamouraska, il est question de faire venir de lavant M. Pelletier, qui représente le comté au parlement fédéral. Ce serait une maladresse. M. Pelletier na eu quune quarantaine de voix de majorité à la dernière élection ; le comté est toujours et restera encore longtemps également divisé. Or, risquer de perdre lélection au parlement local, ce serait assurer la défaite lan prochain à lépoque des élections fédérales. M. Pelletier, du reste, ne commettra pas cette imprudence, il ne fera pas cet acte de témérité dangereuse. En homme intelligent et sage, il sait quil ne faut pas fatiguer les électeurs par le renouvellement inutile de luttes acharnées dont ils se dégoûtent à la longue pour tomber ensuite dans un état dindifférence politique qui est la mort de toutes les opinions et la condamnation anticipée de toute réforme.
Je veux commettre des indiscrétions. On est correspondant pour cela, et il ny a rien, du reste, que le lecteur aime autant. Donc, hier, je rencontrais le représentant de Témiscouata au parlement fédéral : « Est-ce bien vrai, me demanda-t-il, tout ce que les dépêches rapportent au sujet de la Haute-Commission ? Mais cest probable, lui répondis-je ; quand il sagit de choses non controversées, les dépêches ne disent généralement que ce qui est vrai. Eh bien ! répliqua-t-il, cela devient un gâchis dont il faut absolument sortir, et le plus tôt lAngleterre quittera ce continent, le mieux ce sera. » Je regardai avec une émotion contemplative ce digne et téméraire émule de Sumner ; il ne paraissait nullement effrayé de ce quil venait de dire ; au contraire, le sourire esquissé sur sa bouche se prolongeait complaisamment et sépanouissait jusque dans son regard ; il semblait répéter une chose déjà dite maintes fois, mais dont limposant aspect du baronet canadien arrêtait lexpression dans le parlement dOttawa : « Et voilà pourtant bien ce que les trois quarts dentre eux répètent tous les jours dans la vie privée à qui veut lentendre, » me dis-je, en manière de réflexion qui na pas absolument le cachet de la nouveauté, mais qui nen est pas moins très vraie pour tout cela.
Ces jours derniers, le Medmay, steamer parti de Londres et consigné aux Mrs. Ross de Québec, était retenu en quarantaine à la Grosse Isle, parce quil avait à son bord trois cas de petite vérole. Cest fort bien, mais pourquoi la quarantaine nest-elle pas imposée également à tous les steamers ou à toutes les lignes de steamers ? Pourquoi la compagnie Allan, par exemple, en est-elle exempte ? Qui lui a donné ce privilège, cette puissance élevée au-dessus des lois ? Lautre jour, un steamer de la compagnie, ayant à son bord des cas épidémiques, mouillait en pleine rade de Québec, puis continuait ensuite sa route vers Montréal. Est-il donc vrai quil ny a pas de lois en Canada pour les compagnies puissantes, et quen dehors du monopole commercial, elles nous imposent encore leur mépris de toute contrainte légale, de toute nécessité sociale ? Voilà cependant un fait rare et il faut que toute la presse le signale ; le Chronicle de Québec avait hier un article indigné à ce sujet ; espérons quil trouvera de lécho. Cest déjà bien assez davoir le typhus à létat endémique ; davoir des faubourgs comme Saint-Sauveur, des rues comme la rue Saint-Jean, davoir la majorité ministérielle à Ottawa, davoir le gouvernement local, sans avoir encore la picotte par dessus le marché, donnée gratis par la compagnie Ahan.
Hier en montant la rue Sainte-Ursule, je vis sélever une maison en pierres de taille ; je restai saisi. Une heure après, passant dans la rue de la Fabrique, je vis poser devant un magasin trente pieds de trottoir en dalles de granit : deuxième saisissement. Et comme jarrivais près de la porte Saint-Jean, je vis quon démolissait le premier étage dune maison qui nen a que deux pour le refaire à neuf : troisième et dernier saisissement. Pour me remettre de ces émotions répétées, je courus chez moi me plonger dans la brochure sur la colonisation publiée par « ordre du gouvernement » dont je vous ai parlé dans ma dernière correspondance. Jouvre à la page 75 : « Avant de sembarquer pour les États-Unis, dit la brochure, que le cultivateur y réfléchisse donc sérieusement. Quil noublie pas quil court dix chances sur cent de ne pas réussir, quil perdra dans ce cas son passage aller et retour... » « Courir dix chances sur cent de ne pas réussir, cest en avoir quatre-vingt-dix sur cent de réussir » fis-je à part moi, et je fermai léloquente, mais dangereuse brochure, en faisant cette réflexion amère : « Évidemment, le gouvernement local veut dépeupler le pays. »
Le Pays, 20 mai 1871 Québec, 18 mai 1871.
Hier jétais à Sorel : Sorel est un endroit où il y a beaucoup de sable et peu de candidats. Du sable partout comme dans le désert et qui se soulève comme les vagues. Il faisait un vent à déraciner toutes les cornes imaginables, jentends celle des bestiaux, car il en est dautres qui tiennent, malgré tous les éléments conjurés.
Sorel a une population de sept à huit mille âmes, rassemblée dans une fort jolie petite ville qui a des places publiques plus grandes que celles de Montréal, et plus grandes surtout que celles de Québec, où il ny en a pas excepté léternelle Terrace Durham où lon gèle en juin et où lon se fossilise tout le reste de lannée.
La population de Sorel doit être prodigieusement douée et naturellement très intelligente, puisquelle ne sent aucun besoin de culture intellectuelle. Dans cette ville de huit mille âmes, il ny a pas la plus petite salle de lecture, pas le moindre club de journaux. Tous les efforts faits pour en établir ont été perdus. En outre, Sorel a lavantage dêtre un rebus. Jy ai interrogé tout le monde, et nai pu trouver une conclusion au milieu du conflit de toutes les idées. Les uns disent quil ny a plus de parti Guévremont, dautres que Guévremont commande la moitié de la ville et que M. Marchesseau ne peut devoir son élection quà son alliance avec lui ; dautres affirment quil ny a plus et ne peut y avoir désormais quune lutte de principes, tandis que bon nombre soutiennent que la lutte est entre les paroisses, entre Saint-Aimé et Saint-Ours par exemple, « Ainsi, disent-ils, M. Barthe na dû son élection quau rapprochement quil a réussi à faire entre ces deux paroisses en prodiguant des promesses à chacune delles. « Saint-Ours veut absolument avoir son candidat et Saint-Aimé le sien. » Il en est qui ne veulent plus de M. Barthe à aucun prix, de M. Barthe qui a voté pour lannexion de la Colombie Anglaise et qui sont prêts à tout faire, à accepter nimporte quelle alliance pour lui enlever son siège au parlement fédéral.
M. Gauthier, lun des prétendants, na, paraît-il, aucune espèce de chance, il naura pas trois cents voix dans tout le comté ; la candidature de M. Marchesseau est encore incertaine, celle de M. Gélinas plus que risquée ; mais de lensemble des rapports qui mont été faits, il résulte aussi près que possible que M. Marchesseau sera lélu du comté ; il a besoin cependant de déployer une grande activité.
À Trois-Rivières, la lutte se fera entre le député actuel, M. Genest qui a signé le programme catholique, sans savoir ce quil faisait, comme ceux qui lont rédigé, et M. Gouin, marchand de bois très influent. La candidature de M. Lucien Turcotte est remise à lannée prochaine, pour le parlement fédéral. La population anglaise de Trois-Rivières était auparavant très divisée, et ses votes létaient de même ; aujourdhui, elle est réunie comme un seul homme contre celui qui a signé le programme catholique. Il est assez difficile de dire à quelle nuance politique appartient M. Gouin ; ce nest pas à Trois-Rivières quil faut chercher un candidat positivement libéral, mais il se présente contre le candidat du gouvernement, cela suffit. La première chose à faire, cest de combattre le gouvernement dans les hommes de son choix et de son cur ; cest là la véritable tactique électorale dune opposition bien conduite : on nest pas toujours libre de mettre de lavant un candidat de sa couleur, mais on peut toujours faire de lopposition à la couleur diamétralement opposée à la sienne, et cest à cela quil faut viser avant tout.
On massure quà Nicolet, M. Gaudet, lhomme si populaire jadis, mais qui a eu le malheur, lui aussi, de signer le programme catholique anti-épiscopal, on massure, dis-je, quil est perdu. M. Méthot aura incontestablement la victoire sur lui. Vous voyez quil ny a pas de coin du monde tellement éloigné du mouvement général du progrès où les idées ne finissent par se frayer une issue.
Arrivons vite à Québec. Ici, les nouvelles fourmillent, foisonnent. M. Évanturel, et je ne fais pas de réclame, je ne me crée pas de chimères afin de donner aux libéraux de fausses espérances, et la sécurité trompeuse dun triomphe anticipé, M. Évanturel gagne énormément de terrain ; tout porte à croire quil sera probablement lélu du comté de Québec. Les gens ne veulent pas de la Colombie, et du chemin de fer de deux cents millions de piastres ; cest inutile, on a beau leur faire les plus magnifiques sourires, ils retombent toujours là-dessus, ils reviennent toujours au chemin du Pacifique à travers huit cents lieues de désert. Ils comprennent que le gouvernement na fait quune mauvaise plaisanterie en disant quil ne se chargerait pas de cette entreprise et quil labandonnerait aux compagnies particulières, comme sil existait des compagnies assez insensées pour consacrer un dollar à une pareille folie. Ils ne se soucient pas davantage de loctroi de terres fait par le gouvernement sur toute la ligne du chemin projeté ; ils savent que ces terres sont sans valeur, puisque sur six à sept cents lieues de désert il ny a que trois à quatre milles de sol cultivable, tandis que sur toute la ligne du Pacifique nord-américain aujourdhui en voie de construction près de notre frontière jusquà la Colombie, les terres sont partout dune fertilité merveilleuse. Les électeurs savent quà côté dune pareille ligne, la nôtre serait tout simplement absurde, et ils enverront en conséquence M. Évanturel en parlement.
Il me faut vous annoncer une nouvelle douloureuse. M. Joseph Bossé, avocat de Québec, se présente dans Montmagny contre M. Fournier. On devait sattendre dautant moins à cette résolution de sa part que M. Bossé est un jeune homme très intelligent, possédant une des meilleures clientèles de la ville, et jouissant à tous les égards dune considération méritée. Quun homme appartenant à la génération actuelle, connaissant son temps, ayant sans doute les mêmes aspirations que nous vers lavenir, entreprenne une telle lutte contre M. Fournier pour le soutien dun état de choses comme celui qui nous afflige aujourdhui, cest ce qui paraît dabord inconcevable ; ordinairement, lorsquon est jeune, on ne se jette dans la politique que parce quon est pauvre, que les clients sont rares, quon se sent du talent et quon veut percer au plus vite.
Mais M. Bossé qui a du talent et qui nest pas pauvre, tant sen faut, que rien ne rattache indissolublement aux hommes qui ont le pouvoir, qui nest lié par aucune tradition, aurait pu, il me semble, être mieux inspiré.
Il y a plus dun comté autour de Québec où il aurait pu se présenter avantageusement ; quel délire le pousse donc à faire obstacle à M. Fournier le candidat si populaire de Montmagny. Est-ce simplement lamour de la lutte ou leffet dune ambition qui se trompe dans ses voies ? Que peut-il espérer, qua pu lui faire espérer lhon. M. Beaubien qui na plus lui-même despérance ? M. Blais, patronné par M. Beaubien, a dû se retirer de la lice ; on ne veut plus entendre parler dans Montmagny du commissaire des travaux publics. Il y a bien des raisons à cela ; citons entre autres la taxe impopulaire dun écu imposée comme droit préalable sur chaque habitant qui veut faire du sucre sur les terres publiques, plus un écu par cent érables taillées. Le pauvre diable qui est obligé daller jusquà la dixième ou onzième concession, à huit ou dix lieues de son village, pour faire quelques livres de sucre, et qui les rapporte sur son dos, nest guère en état de payer une aussi forte redevance ; ensuite, il y a la taxe dune piastre par billot sur ceux qui veulent faire du bois ; cela paraît dabord un peu raide ; je ne discute pas ces mesures en elles-mêmes, mais jen constate leffet sur la population. M. Beaubien na plus réellement aucune influence dans Montmagny, les principales paroisses lui sont fortement opposées, et comme conséquence le sont contre tout candidat qui paraîtrait sous ses auspices.
Quel mauvais génie pousse donc M. Bossé dans ce guêpier ? Largent ne fera pas grand chose pour lui en supposant que le gouvernement le répande à flots ; il y a des comtés qui ne sachètent pas ; savez-vous quelles étaient les majorités contre M. Fournier les différentes fois quil a perdu son élection dans Montmagny ? sept voix, vingt-sept voix trente-six voix ; voilà par quel nombre de votes il a perdu ; et aujourdhui que le comté est unanime en sa faveur, cest M. Bossé qui vient lui faire opposition ! je ne marrêterai pas plus longtemps sur ce fait que tout à lheure jai appelé douloureux. Plaise au ciel quil ne le soit pas trop pour M. Bossé, et quil ne trouve dans la solution inévitable des événements quune leçon qui lui sera profitable.
Dans Québec-Est, cela marche magnifiquement. La requête présentée à M. Paré est signée par toute la classe respectable, aisée et instruite de Saint-Roch, et présente déjà un chiffre si formidable que M. Tourangeau a résolu de ne pas se mêler du tout de lélection locale. M. Rhéaume, qui était déjà très-maigre, semble diaphane : ses rhumes, qui ne le quittent pas de lhiver, se prolongent obstinément dans cette saison-ci, comme pour lavertir de ne pas abuser des hustings. Il paraissait bien confiant il y a huit jours ; maintenant il paraît avoir autant dincertitudes quil a de rhumatismes.
En somme, vous le voyez, les nouvelles sont excellentes ; partout lopposition saccentue, gagne du terrain, prend des forces. Fréchette continue toujours à Lévis sa lutte héroïque qui bientôt deviendra triomphante. On me raconte un fait inouï ; je ne puis y croire. Il paraît que Gilchen, condamné à sept ans de pénitencier, a été libéré dernièrement et quil est en ce moment à Québec où il fait de la cabale en faveur de lhonorable Hector Langevin. Si cela est, il ny a quune chose à faire pour les libéraux, cest de prendre un malfaiteur bien connu, et le présenter en opposition à M. Langevin le jour de la nomination.
Puisque le cynisme est devenu aujourdhui comique, amusons-nous.
Le Pays, 23 mai 1872 Québec, 21 mai.
Jarrive de Trois-Rivières et jai des nouvelles à vous apprendre. Nallez pas croire que ce sont des cancans darrière-boutique, non, ce que je vous annonce est positif, solide et sûr.
Pas un candidat, pas un de ceux qui ont signé le programme catholique ne pourra être élu, même dans le district de Trois-Rivières. Où en sommes-nous grands dieux ! est-ce que nous devenons des païens ?
Je métais trop avancé en vous annonçant que M. Lucien Turcotte se retire de la lutte ; on ne sait pas encore lequel des deux se présentera contre M. Genest, le représentant actuel M. Gouin na nulle envie dêtre membre, et sil se présentait, ce ne serait que pour détruire le parti de M. Genest, après un an ou deux en chambre ; il résignerait pour faire place à M. Turcotte qui serait alors élu par acclamation. Ses nombreuses affaires ne lui permettent pas de sabsenter longtemps de son domicile, et il est prêt, aujourdhui même, si M. Turcotte se décide, à le soutenir de toutes ses forces. Voilà la position, position dexpectative, mais qui ne peut tarder à être nettement établie.
Dans Champlain, une forte majorité est pour M. Normand.
Dans Saint-Maurice, le titulaire M. Désaulniers, ne peut plus se présenter : il est presque mourant. Le nouveau candidat, M. Gérin-Lajoie, avait soutenu le Dr Lacerte dans lélection pour le parlement fédéral, à la condition que celui-ci le soutiendrait à son tour pour lélection au parlement local. Mais le Dr Lacerte, ayant manqué à cette condition, M. Gérin se présente contre lui, et tous assurent quil va être élu.
À Nicolet, encore mieux. M. Gaudet est sur les dents. Il voit la candidature de M. Méthot devenir de jour en jour si formidable que dimanche dernier, il a été obligé de capituler, et a fait des offres magnifiques à M. Méthot sil voulait se retirer, mais nix ! Tout cela pour rien, et dire que M. Gaudet a signé le programme ! Il ny a plus décidément que des hérétiques au Canada. À Nicolet, ce sont des metho...sittes.
À Lévis, oh ! Lévis ! quel foyer incandescent ! Il y coule des flots dor. Voilà une élection qui va coûter $10,000 au candidat du gouvernement ; les auberges, les hôtels sont ouverts partout, et lon ne paie pas. On entre, on prend son verre, on demande « Combien ? Monsieur, cest payé. Comment ! payé ! mais il me semble que... pourtant, cest possible »... (ce sont là de ces choses dont on nest jamais certain) : on regarde, on admire, on comprend un peu, et lon finit par être convaincu. Les cochers sont déjà tous retenus, ils ont été lobjet dune cabale gigantesque. « Comment veut-on que ces gens-là ne prennent pas de limportance et ne se mettent pas en grève conte la société, comme à Montréal. » En outre, M. le Dr Blanchet, que je respecte profondément, malgré quil soit conservateur, est président du chemin de Lévis et Kennebec, pour lequel la municipalité de Lévis a voté $50,000 ; cet argent est à sa disposition, et sa signature, jointe à celle de son secrétaire, suffit pour retirer des fonds au fur et à mesure des besoins. Vous comprenez que cette position lui donne du poids, et comme à mesure quon prend de limportance et de la grandeur, on devient plus digne, il ninsulte plus comme autrefois M. Fréchette sur les hustings ou dans les assemblées ; mais en revanche, celui-ci ne le ménage pas ; il le fait aller et venir de tous côtés, réunions sur réunions, discours sur discours de deux heures, trois heures, cest une course à perte dhaleine ; hier soir, encore, il y avait une assemblée des Irlandais à Saint-Romuald (New Liverpool). Toujours Fréchette a lavantage dans ces assemblées. Que voulez-vous ? Le bon droit a aussi ses jours, et il arrive que la vérité triomphe de temps à autre malgré la perversité humaine. Cependant, de puissantes influences sexercent contre Fréchette, et le résultat sera terriblement contesté.
À Montmagny, quel désastre ! Comment diable M. Bossé a-t-il pu se résoudre à entrer dans ce guêpier ? On massure que le gouvernement lui a offert la place de solliciteur-général ou de juge à la première vacance. Mais comment na-t-il pas compris que ce petit gouvernement local nen avait pas pour un an dexistence ? Tout sébranle, se décompose, seffondre autour de lui ; ses meilleurs partisans même reconnaissent que ses jours sont comptés, que lopposition, grâce au bill de la Colombie Anglaise et au traité de Washington, va entrer formidable en parlement. Lopinion se forme avec la rapidité foudroyante qui précède les grandes catastrophes, et lon entend déjà de tous côtés le craquement de lédifice. On va jusquà dire même que M. Cauchon est sur le point de faire alliance avec les grits du Haut-Canada.
Pour revenir à M. Bossé, jamais candidat na eu des débuts plus déplorables. Dimanche dernier, il est allé à Saint-Thomas, le chef-lieu de Montmagny : lhonorable M. Beaubien la présenté aux électeurs à la sortie de la messe. Eh bien ! il na même pas pu parler ; on na pas voulu lentendre. Alors il sest dirigé vers une maison privée où il a essayé de rallier un groupe ; mais inutilement ; des témoins massurent même quon les aurait descendus tous deux, M. Beaubien et lui, du perron de léglise. Que dites-vous de cela ? M. Beaubien repoussé, culbuté jusque dans son château-fort à lui, dans lendroit de son domicile ! Signe des temps. Après les vêpres, M. Bossé a tenté de prendre la parole à Saint-Pierre ; là, ça été pis encore ; on lui a dit que sil ne se taisait pas, on allait le... boucher..., jhésite devant lexpression, mais mon devoir de chroniqueur fidèle moblige à répéter les choses telles quelles ont été dites. À Berthier et à Saint-François, les électeurs disent quils nont pas besoin dêtre instruits, quils savent à quoi sen tenir, et quils ne veulent écouter que M. Fournier. « Je ne puis pas suivre mes adversaires partout où il plaira au gouvernement de men susciter, » a dit celui-ci ; « quils mindiquent les endroits où ils devront se trouver, et je my rendrai. Cest inutile, ont répondu les auditeurs, on na pas besoin deux autres ; pas daffaires, cest vous, M. Fournier, cest rien que vous quil nous faut. »
Vous voyez quil y a unanimité complète. Le comté de Montmagny donne à peu près seize cents votes ; M. Fournier, dit-on, en supposant que M. Bossé maintienne sa candidature, aura au moins cinq cents voix de majorité.
M. Henri Taschereau ne se présente pas à Dorchester, mais nous ny perdrons rien au point de vue du parti ; je puis vous affirmer, et croyez men sur parole, parce que je naventure rien, que M. Larochelle, le seul candidat sur les rangs, suivra le parti libéral ; cest à cette condition-là seule que M. Taschereau se retire. Noble dévouement, splendide exemple, glorieux sacrifice !...
Dans le comté de Québec, M. Chauveau perd de plus en plus du terrain ; cest inutilement que le Chronicle, le Budget et lEvénement le soutiennent, il faut quil cède la place. M. Évanturel, grâce au Canadien, fait une lutte féroce. Pour convaincre les électeurs, il parle autant aux sens quà la raison ; ainsi chaque numéro du Canadien paraît régulièrement avec les noms de tous les membres qui ont voté lannexion de la Colombie en caractères énormes, suivi dun TABLEAU ÉLECTORAL où est indiqué en gros chiffres le coût du chemin de fer du Pacifique, 180,000 millions, la part à payer par le Bas-Canada, 60,000,000, la dette mise à la charge de chaque famille, $300, ce qui représente un intérêt annuel ou capitation de $18. Puis le Canadien accompagne ce tableau de la petite vignette que voici.
LA PESANTEUR DU VOTE
$180,000,000 donnent 11,250,000 livres pesant dargent dur. (La livre de Troie).
Il faudrait donc 11,250 voitures, chargées chacune de mille livres dargent, pour transporter le montant du coût du chemin du Pacifique.
Cela ferait une procession de voitures dune longueur de 18 LIEUES, 60 ARPENTS et 9 PIEDS, en allouant une distance de 25 pieds pour chaque voiture.
Un billet de banque a 7 pouces de longueur ; les 180 millions mis en billets dune piastre, à la suite des autres, formeraient un RUBAN de piastres de six mille neuf cent quarante-quatre lieues, trente-sept arpents et un tiers de longueur.
« La politique du gouvernement, dit le Chronicle, a eu pour principe régulateur la justice envers toutes les croyances et toutes les sections du pays. Les sociétés de colonisation et les chemins de fer ont reçu des allocations libérales, beaucoup de terres nouvelles ont été ouvertes, et la province a largement profité du mouvement que lui a imprimé le ministère. »
Quel charlatanisme ! Ce nest donc pas assez de contempler notre misère, de voir tous les jours les Canadiens quitter le pays par centaines, sans que nous ayons encore des plaisants comme le Chronicle pour rire de tout cela ! Des sociétés de colonisation ! Mais quont-elles fait ces sociétés ? Quel résultat ont produit les allocations du gouvernement, si ce nest de payer des brochures ineptes pour gagner des journaux à la cause ministérielle ? Et quant aux chemins de fer, à qui en sont dues la conception, lentreprise et lexécution, si ce nest aux efforts gigantesques des particuliers qui ont eu à vaincre mille obstacles ! Quoi ! lon va donner crédit au gouvernement pour des travaux publics que le développement naturel du pays et les besoins impérieux de la population exigeaient sans retard ? Autant vaudrait louer le gouvernement dOttawa pour avoir donné cinq millions dacres au chemin de fer du Pacifique afin de nous mettre sur les épaules une dette de $180,000,000 de plus.
Mais je marrête, je vous laisse à discuter ces choses-là vous-même. Le premier rayon de soleil a enfin paru sur la bonne ville de Québec, transie par huit mois de froid et de vents ; il a fait tout à coup une chaleur tropicale, image des revirements des conservateurs quand ils voient lopposition gagner du terrain. Nous respirons enfin, le ciel est radieux, latmosphère complaisante et la nature semble jouir. Je veux en faire autant, cela est bien permis au bout de deux colonnes de correspondance.
Le Pays, 31 mai 1871 Québec, mai 1871.
Je cours la province à perte dhaleine, tantôt ici, tantôt là, je mexténue pour les lecteurs du Pays, ces ingrats qui ne men sauront jamais gré, je me condamne au plus cruel supplice, celui de voyager dans le Grand Tronc, je fouille tous les comtés, jinterroge tout le monde, et, comme une commère de Québec, je livre tout ce que je sais, je divulgue les plus intimes secrets, sans songer à la perte de ma popularité qui est grande, mais qui me rapporte peu, absolument comme le nord-ouest.
En ce moment, jarrive à peine depuis une heure dArthabaska, chef-lieu de deux immenses comtés réunis en un seul pour le désespoir des candidats. En effet, les deux comtés dArthabaska et Drummond ont une longueur totale de trente-cinq lieues sur une largeur qui figure limmensité. Originairement ils avaient une très petite population, ce qui a donné lidée de les réunir au législateur prévoyant qui se disait : « Comme tous les Canadiens sen vont aux États-Unis, il est évident que plus nous irons, moins il y en aura, donc amalgamons ». Je crois que cest cette idée-là qui est au fond de la Confédération canadienne, appelée Puissance, parce quelle est complètement impuissante.
Donc, je viens dArthabaska, village où il y a beaucoup dofficiels et dofficieux, comme dans tous les chefs-lieux de comtés, il y a aussi beaucoup de sable comme à Sorel, énormément de bois tout autour, du bois qui fume à propos de rien, de jolies femmes et un petit journal qui pousse là comme un champignon vénéneux. Ce petit journal, cest lUnion des Cantons de lest, un des adhérents du programme catholique auquel il nentend goutte, et à cause de cela même, un soutien de M. Hemming, le candidat protestant.
Jignore si cest parce quil soutient M. Hemming que celui-ci est réservé à une défaite écrasante, mais ce que je puis affirmer sans crainte, cest que M. Laurier, le candidat libéral, qui nest soutenu que par sa popularité, aura une majorité dau moins cinq cents voix.
La plupart des lecteurs du Pays connaissent M. Laurier, un des plus brillants avocats de la génération actuelle, une intelligence remarquable jointe à un caractère éminemment sympathique. Lorsque M. Eric Dorion fut emporté si subitement dans tout léclat de sa carrière, cest M. Laurier qui lui succéda à la rédaction du Défricheur. Depuis, le Défricheur est mort aussi, mais les idées quil avait répandues ont porté leurs fruits, et ce sont ces fruits que le parti libéral va cueillir maintenant. Livré désormais sans réserve à lexercice de sa profession, M. Laurier sest fixé définitivement à Arthabaska où, en moins de trois années, il sest créé une popularité immense qui fait taire la voix des partis, ou plutôt qui les rassemble tous en sa faveur. Cest ainsi que toutes les paroisses du comté dArthabaska sont pour lui à lexception peut-être de Buistrode sur lequel il est impossible de se former encore une opinion. Tingwick, paroisse où il ny avait autrefois que des conservateurs, est presque unanimement en faveur de M. Laurier. Ce résultat est dû peut-être aussi un peu à lantipathie naturelle quinspire M. Hemming, homme rébarbatif qui a le talent de se créer des ennemis et de vexer à tout propos les siens, mais il est dû surtout à la sagesse qua eue M. Laurier déliminer toutes les vieilles traditions, aujourdhui surannées, de rouge et de bleu, et de comprendre que, dans des circonstances profondément modifiées, à la veille dévénements et de conditions politiques tout à fait indépendantes de lancien ordre de choses, il faut des idées neuves.
Jeudi avait lieu une assemblée générale des électeurs à Kingsey, dans lancien comté de Drummond. Mais les partisans de M. Hemming se sont plaint quon les prenait par surprise, que le délai de convocation avait été trop court, de sorte que pour les satisfaire, lassemblée a été remise au 3 juin. Dans le comté de Drummond, en majorité composé dAnglais qui font de la lutte actuelle une question de nationalité, le plus grand nombre sera peut-être en faveur de M. Hemming ; il ny a guère à compter pour nous que sur trois paroisses, Saint-Bonaventure, Saint-Guillaume et Saint-Germain, mais cette majorité sera plus que compensée par limmense poids quapportera dans la balance le comté dArthabaska où, je le répète, M. Hemming naura pas deux cents voix. La nomination doit avoir lieu à Drummondville, et lon sattend aux scènes de violence qui y sont traditionnelles. Cette population de Drummondville est batailleuse et se tient unie contre les rares électeurs qui ne partagent pas ses opinions ; cest ainsi quun de nos partisans, vieillard de soixante-cinq ans, reçut quatre coups de couteau aux dernières élections, avant de pouvoir atteindre le poll ; il les porta stoïquement, et se rendit sans broncher jusquà ce quil eût donné son vote, après quoi il tomba sans mouvement. Mais cette fois, il est probable que les tueurs de Drummondville vont avoir maille à partir, car on est bien décidé à ce que la force brutale nannule pas le vu de lopinion.
Comme presque partout, à part quelques villages où les officiels prônent, les électeurs dArthabaska sont annexionnistes, et M. Laurier aurait eu plaisir à se présenter sous cette couleur, si sa santé lui permettait de parcourir les campagnes et de sadresser droit aux habitants pour qui les États-Unis sont la terre promise. Mais cest une entreprise gigantesque que de visiter toutes les paroisses dun pareil district électoral ; feu Éric Dorion en est mort à la peine, et M. Laurier qui est affligé de fréquentes hémorragies des bronches na positivement pas la force dentreprendre une pareille campagne. Mais le temps nest pas loin où il sera inutile de parler dannexion, puisquil est convenu que, dans ce pays-ci, on ne peut parler de rien ; la chose se fera delle-même par un autre traité comme celui de Washington ; lAngleterre ne se préoccupe guère des pusillanimités des libéraux canadiens, et les événements marchent ici plus vite que les hommes qui ne marchent pas du tout. Lannexion viendra comme un arrêt du destin.
Dans le comté de Québec la lutte est formellement engagée entre lhon. P. Chauveau et M. Évanturel. Celui-ci a posé sa candidature hier, dimanche, devant les électeurs de Sainte-Foy, au milieu dun enthousiasme général. Après la messe les deux concurrents sétaient rencontrés à Sillery où lon prétendait que M. Chauveau avait presque tous les votes ; le Chronicle sétait même avisé de faire une liste de quatre cents et quelques individus, tous, daprès lui, favorables au premier ministre mais, quarriva-t-il ? À peine les deux candidats eurent-ils pris tour à tour la parole que de grandes acclamations sélevèrent en faveur de M. Évanturel ; quelques personnes voulurent faire crier « hourrah pour M. Chauveau », et le faire suivre par la foule, mais inutilement, le gros de lassemblée se réunit avec empressement autour de M. Évanturel et lacclama de nouveau. De même et mieux encore à Sainte-Foy, la paroisse natale de M. Évanturel. Le premier ministre voulut y parler du Canadien et le railler, en disant que cétait un journal quon lisait à peine, qui se donnait pour rien, qui navait aucune valeur... « Il en a toujours assez, répondit M. Évanturel, pour que vous ne puissiez lacheter comme tant dautres. » Cet heureux trait acheva denfoncer le premier ministre qui se retira penaud, déconcerté, alarmé, presque découragé.
On se remue dans le district de Québec, que diable faites-vous donc dans celui de Montréal ? Jy vois à peine un semblant dopposition. Dans Montréal-Est, M. David na pas de concurrent ; de même dans Jacques-Cartier, de même à Beauharnois où Sir Georges, le baronet de nos curs, a enfin trouvé une planche de salut ; de même dans les Deux-Montagnes, où Jean-Baptiste Daoust, trouvé coupable par le jury, a été trouvé innocent par le peuple, assez innocent pour céder son mandat au procureur général Ouimet. Cela fait pitié, et je commence à être heureux de vivre dans Québec, ville en ruines, où il y a au moins une âme qui vibre.
Hier, dimanche, les deux candidats de Lévis se sont rencontrés à Saint-Nicolas où ils ont parlé tour à tour pendant deux heures. Pas un seul applaudissement, pas un seul ne sest fait entendre pour le docteur Blanchet : ce malheureux perd de plus en plus du terrain ; il na plus laudace confiante, le ton, le verbe dautrefois ; Fréchette le démolit dans chaque rencontre. Les gens sérieux affirment que la victoire dans Lévis dépend dune cinquantaine de voix : que lon déplace cinquante voix, et lun ou lautre des candidats sera élu : « Si M. Fréchette était venu six mois plus tôt, disent-ils, et quil eût été mieux connu, peut-être le docteur naurait-il pas pu se présenter contre lui. »
Hier aussi, M. Henri Taschereau est allé adresser la parole aux électeurs de Bellechasse qui lui ont demandé dêtre leur candidat. Qui pouvait sattendre à ce que le comté de Bellechasse donnât le premier exemple de la déroute ministérielle et sonnât le glas de lancien régime ! Il a commencé, il y a un an, en élisant par acclamation M. Fournier, et il continue aujourdhui en promettant ses suffrages à M. Taschereau.
« Nous voulons des hommes sérieux qui aient des opinions et qui soient capables de les défendre », me disaient, ils y a quelques jours, quelques-uns des hommes influents de Bellechasse. Quelle révolte au sein de notre population ! Quoi ! voilà un comté qui exige de son représentant quil ait des opinions à lui ! Cest inouï, et cela donne à réfléchir. Est-ce que le vent révolutionnaire commencerait à souffler sur nous ?...
Une des dernières spécialités de Québec, ce sont les listes électorales. On y voit figurer une foule de noms qui ne sont pas ceux de voteurs. Cest ainsi quon a présenté une liste de 430 signataires en faveur de M. Chauveau, dans Sillery où il ny a pas 250 électeurs ; cest ainsi encore quon a obtenu 1500 signatures pour M. Langevin, dont cinq cents sont des noms de gens habitant en dehors du quartier-centre. Cela donne une idée de ce que va être le recensement.
Le Pays, 3 juin 1871. Québec, 1er juin.
À bas les incapacités, place aux gens de mérite. Voilà le cri jeté par lÉvénement dhier dans un article sur les élections locales. Je mempresse de le répéter, car ce cri nest que lécho de celui poussé par toute la jeunesse intelligente du Canada qui se révolte enfin contre son propre effacement devant lhumiliant spectacle dune représentation comme celle dont on a fait limage de la race canadienne dans le dernier parlement local. Depuis plusieurs années déjà que jassiste à la déroute de toutes les opinions politiques, à létouffement des meilleures et des plus fortes convictions, à linutilité de tous les efforts pour ouvrir une brèche dans lépais nuage dignorance qui enveloppe notre peuple, jai tristement reconnu que pour garder du moins un semblant dattitude devant les autres races dont la destinée est la nôtre, il fallait quelques dehors et ne pas avoir honte les premiers de nous-mêmes.
Or, quel est celui de nous tous qui puisse sempêcher de rougir après avoir assisté aux séances du dernier parlement local ? À part quelques hommes, assez médiocres au fond, ayant fort peu didées, ou sils en avaient, nosaient pas les émettre, tous les autres se tenaient cois, regardaient, comme des moutons surpris par lorage, le premier ministre foudroyant lopposition des 7, puis, allaient au comité de la pipe parler des patates, doù ils revenaient au premier signal de la sonnette voter pour le gouvernement. Ils navaient pas dautre fonction et surtout pas dautre idée que celle-là, voter de confiance. Le jour où un député sérieux et téméraire eût voulu aborder quelques-unes des nombreuses questions quil faudra tôt ou tard résoudre dans notre ordre social seulement, tout ce troupeau se serait mis à bêler et à fuir comme devant les loups Aussi, contraint en ma qualité de correspondant, dassister tous les jours au spectacle de ces timidités bucoliques dans un corps législatif du dix-neuvième siècle, je métais depuis longtemps convaincu quil ny avait quune réforme politique de possible, de tentable aujourdhui dans notre province : cétait celle de la représentation. Avec cette réforme-là, me disais-je, on peut au moins espérer les autres.
Ces vux que je formais navaient rien dexalté, comme on dit généralement parmi nous pour les choses les plus simples, et ce sont les premiers, je crois, que je pourrai voir réaliser. Il est bien certain que la représentation va changer au-delà de toutes les espérances ; le gouvernement commence à craindre pour sa majorité. À LIslet, Mon. Letellier de Saint Just, à Montmagny, M. Fournier, à Bellechasse, M. Henri Taschereau, à Lévis, M. Fréchette, à Québec, M. Évanturel, à Rimouski, M. Hudon, à Bagot, M. Langelier, à Shefford, Mon. M. Laframboise, sont plus quil nen faut pour faire perdre le sommeil aux plus robustes ministres. Aussi dans quelles transes ils sont ! Ils auraient bien voulu se coaliser entre eux et faire peser toute linfluence du gouvernement à la fois dans un seul comté, puis dans un autre, puis dans un troisième... et... mais il se trouve que chacun deux a plus quil nen peut faire dans son propre comté, de sorte que la lutte va se faire presque partout entre deux forces à peu près égales, celles des candidats respectifs.
Il ny a pas le moindre doute que la puissance du besoin, si ce nest celle de lopinion, a fait faire un grand pas en avant à la majorité des électeurs sur qui la corruption aura moins de prise cette fois.
Un plus grand nombre dhommes comprend quil ne suffit pas de vivre aujourdhui, mais quil faut encore vivre demain, et que, sils continuent de soutenir le régime actuel, ils ne pourront plus vivre du tout. Ils comprennent aussi que pour que létat de choses actuel disparaisse, il faut faire disparaître en même temps les fossiles politiques, attachés aux traditions, usés dans la routine, inaccessibles aux réformes, effrayés de tout mouvement, de toute agitation, incapables dinitiative, et non seulement les fossiles, mais encore les hommes douteux qui se suspendent tantôt à un parti, tantôt à un autre, et qui sont les plus dangereux obstacles, avec leur prudence inquiète, lorsque les circonstances deviennent décisives comme aujourdhui.
Nous allons, nous sommes plutôt dès maintenant placés en face de conditions dune extrême gravité ; notre sort comme colonie va se décider dans le cours de cette année-ci, nous avons besoin dhommes forts, intelligents, jeunes, à la hauteur de la situation.
Jai dit jeunes, cest le grand point. Il sest formé depuis dix ans, dans les luttes dune polémique ardente, souvent injuste, diffamatoire, odieuse, mais inévitablement féconde en idées, une phalange de jeunes gens sérieux, qui ont beaucoup étudié, qui ont pressenti lavenir, et qui apportent aujourdhui sur le terrain électoral toute la force de lâge, des ressources nouvelles, et le sentiment quil faut marcher vite si nous voulons atteindre les peuples qui nous entourent. Des hommes nouveaux, cest essentiel ; des jeunes aidés de lexpérience de ceux qui auraient pu faire aussi bien queux dans des temps meilleurs, mais des jeunes surtout ! Aussi, lorsque je vois grandir la candidature de jeunes gens comme M. Langelier, M. Rainville, M. Fréchette, je me sens de nouveau plein despoir, malgré les mille déceptions du parti libéral depuis quinze années ; je ne demande pas à des nouveaux lutteurs quel est leur programme, je ne moccupe pas de cela, je sais quils marcheront avec leur temps, parce quils sont de leur temps, je sais quils sont intelligents, instruits, désireux de réforme et prêts à les accomplir, cest tout ce quil faut. Au sein de leffacement des anciens partis, et avant quil se soit dessiné des couleurs nouvelles, tout le monde devrait comprendre que la lutte devrait se faire avant tout entre les nullités dhier et les hommes de mérite qui apparaissent aujourdhui. Pour moi, je ne demanderais pas dautre programme à un candidat de cette année que dêtre intelligent, instruit, sans préjugés et indépendant de caractère.
Maintenant, je passe aux nouvelles générales ; je fais une chute, je ladmets, mais il est impossible de toujours tenir le lecteur dans le troisième ciel de la pensée. Donc, je vous annonce que les directeurs de la compagnie du chemin de fer du nord ont encore eu une réunion ces jours-ci, et quils ont renommé, suivant lusage, lhon. M. Cauchon président. Avant que le chemin de fer commence, on annoncera ainsi périodiquement dans les journaux de Québec que les directeurs se réunissent ; cela prendra quelques années, puis tout à coup, les directeurs ne se réuniront plus, et le chemin de fer du nord en sera réduit à se construire tout seul. Cela marchera alors plus vite. Je ne veux pas déprécier mon peuple, mais il est des axiomes de mathématique quil est bon de rappeler de temps à autre, comme celui-ci. « Plus un Canadien se mêle dune entreprise, moins elle avance. » Nous avons un genre, cest celui de nous réunir beaucoup, dagir peu ; il suffit davoir été mêlé quelque peu à la vie publique pour savoir cela. En dehors de ce défaut caractéristique de notre race, nous sommes le premier peuple de lunivers. Ce nest pas moi qui dis cela, cest la Minerve, et elle a raison, puisque nous avons la Colombie Anglaise.
La compagnie des steamers du golfe prend une extension considérable, non parce que ses directeurs se réunissent bien souvent, mais parce quelle augmente le nombre de ses bateaux et prolonge sa ligne dopérations. Cest ainsi quelle vient de faire lacquisition dun nouveau steamer de mille tonneaux « lAlhambra », qui devra faire le service entre Montréal et Terreneuve. Cest la première fois quun service régulier à la vapeur est organisé entre ces deux endroits : il aura lieu une fois par mois, et le voyage aller et retour ne prendra que deux semaines, assez pour les gens daffaires qui veulent se rafraîchir, assez même pour les simples promeneurs qui ne veulent que se déplacer.
Le Courrier du Canada, journal anti-religieux de Québec, dit que la candidature de M. Langelier à Bagot est soutenue par le Pays, la Gazette de Saint-Hyacinthe et toutes les sommités rouges. Vous voyez que nous gagnons jusquau respect des pleutres depuis que nous sommes daccord avec le clergé contre ceux qui ne cherchaient quà lexploiter sous prétexte de dévouement. Du reste, le Courrier, quoiquil ait des principes subversifs et soit en en révolte ouverte contre son évêque, est un petit journal très-bêtement rédigé. Je ne dis pas cela pour lui faire tort, puisque je napprends rien à personne et que le Courrier nest pas lu. Je reste bon chrétien, même avec les hérétiques.
La Nulson, tant de fois annoncée, si longtemps attendue, ne viendra pas donner un concert dans notre bonne ville ; il y a trop de poussière et pas assez dargent. Il est bien vrai que Québec possède de vieux millionnaires encroûtés qui ne savent où mettre leurs bank notes, mais quand une occasion se présente den disposer, ils ne savent plus quils en ont. La vieille expression les capitaux dorment nest pas tout à fait exacte, ce sont les capitalistes qui dorment, ce qui fait quil y en a tant dautres qui baillent, faute de pouvoir faire autre chose dans la vieille capitale. Japprends que vous nêtes pas plus heureux à Montréal, ce qui ne suffit pas à me consoler, comme le seraient tant dautres égoïstes, et je mexplique maintenant la prévoyance de nos financiers, qui nest quun hommage rendu à la grande métropole du Canada.
Le Pays, 10 juin 1871. Québec, 8 juin.
Le ciel politique est en feu, les têtes se montent, les questions et les nouvelles courent rapides dans les bouches, les regards saniment quand on saborde, on sent les frémissements nerveux qui précèdent la crise ; cest demain pour les uns, dans deux, trois jours pour les autres, tout se prépare, se précipite, les armées sont en ligne de bataille et le choc va avoir lieu.
Savez-vous quà Lévis, cest terrible. je vous annonçais dernièrement que le sort de lélection dépendait dune cinquantaine de voix jetées dun côté ou de lautre, mais aujourdhui il ny a pour ainsi dire plus de doute que cest Fréchette qui remportera la victoire par une bonne majorité. Fréchette a toutes les paroisses, et il faudra au docteur Blanchet trouver sept cents voix de majorité dans Notre-Dame de Lévis pour défaire son concurrent ; or il ne peut en avoir plus de trois cents, en mettant les chiffres au plus haut. Il y a telles paroisses, comme à Saint-Nicolas et à Saint-Henri où sur 350 voix, le docteur nen peut compter que 30 à 40 ; des partisans de Fréchette ont offert de parier ces jours-ci $200.00 quil serait élu, et nont encore trouvé personne pour tenir le pari. Notre ami est soutenu, porté par des hommes influents, riches, déterminés, qui népargnent rien, et qui le feront entrer en chambre, dûssent-ils y laisser la peau et les os. La nomination a lieu lundi, et les mesures sont admirablement prises.
Dans Québec-Est, il y a eu avant hier un caucus à leffet de faire venir de lavant le docteur Rousseau contre M. Rhéaume. Il est rumeur que des intrigues ont lieu pour donner la place de commissaire de police à M. Rhéaume qui, au jour de la nomination, résignerait en faveur dun sieur Hamel, notaire de Saint-Roch. Les amis de M. Rhéaume, qui ont eu vent du projet, sont, paraît-il, indignés, et cest pour cela quon voit surgir à la dernière heure, la candidature du Dr Rousseau.
Vous avez pris létrange dénouement qua eu la contestation dans Bellechasse. Le Dr Pelletier (il ny a plus que des docteurs sur les rangs, les avocats sy sont tous ruinés) a signé lengagement solennel de faire opposition au ministère, et cest à cette condition que M. Henri Taschereau sest retiré. Mais des nouvelles de ce matin annoncent que le docteur déclare avoir signé sans savoir ce quil faisait, et quil veut revenir sur son engagement. Quoi quil en soit, et comme le ministère ne peut plus compter sur lui, il soccupe de lui trouver un adversaire qui ira jusquau bout. Des démarches ont été faites dans ce but auprès de M. Forgues, de Saint-Michel, mais celui-ci qui na jamais pu vaincre limpopularité qui sattache à son nom, refuse de laugmenter encore, de sorte que le gouvernement a recours à M. Rémillard, ancien représentant du comté, à demi libéral, qui doit venir de lavant cette fois encore. Il est assez difficile de prévoir le résultat de cette lutte et encore plus difficile peut-être de former des espérances. Entre M. Rémillard, candidat ministériel, et le Dr Pelletier qui ne sait pas ce quil fait quand il signe, il ny a évidemment pas de choix possible.
Je reçois à linstant des nouvelles de Trois-Rivières. M. Genest, le candidat catholique, est ici où il intrigue de toutes les manières pour trouver de largent ou dautres ressources quelconques pour faire triompher le fameux programme abandonné aux instincts terrestres des électeurs. Les gens de Trois-Rivières sont décidés à enterrer le programme mis au monde surtout chez eux par ladhésion de MM. Genest, Gaudet, Ross et Trudel. Il est probable que M. Gérin-Lajoie ne trouvera pas dopposition dans le comté de Saint-Maurice. Dans celui de Champlain, M. Normand passera à travers ses deux adversaires sans même les sentir, et à Nicolet, M. Gaudet est certain dêtre battu, parce que le bas du comté est en masse pour M. Méthot, et que le haut a déclaré ne plus vouloir du double mandat. Voilà ce quil faut entendre par les triomphes du programme catholique annoncés dans le Nouveau-Monde.
À Rimouski, il y a toujours deux candidats sur les rangs, deux en in, MM. Gosselin et Bégin, et deux en on, MM. Hudon et Garon, ce qui rend la lutte à peu près égale. M. Bégin nest là que pour faire figure et cest précisément ce qui le tue. « Voyez-vous, disait lautre jour M. Garon, lex-député, à un personnage de lendroit, voyez-vous ce qui fait du tort à Bégin, cest sa face, il a une face de benêt, comment envoyer ça en chambre ? »
On prétend que M. Gosselin a quelque chance, mais ce nest pas lavis de M. Garon. M. Gosselin, négociant de Matane, prend en grande partie ses marchandises chez les Hamel, de Québec, lesquels sont, du reste, les fournisseurs de presque tous les marchands du bas du fleuve. En outre, ce sont les plus dévoués et les plus actifs soutiens du gouvernement conservateur depuis vingt ans. Or, M. Garon est au fait de tout cela : « Gosselin, dit-il, cest encore là une des ficelles des Hamel, eh bien ! je men vais lui couper la ficelle, moi. » Cest dommage que M. Garon nait pas mis son esprit dans ses votes. Il ne resterait que M. Hudon qui ne soit pas la victime de son jovial sarcasme ; mais M. Hudon ne prête pas à la raillerie quand il est sur les rangs ; cest le seul candidat sérieux du comté, et si lon peut douter de son succès, on ne peut du moins douter de son immense supériorité sur ses trois concurrents. Mais personne ne doute quil ne soit élu ; il exerce une trop grande influence par son talent, sa vieille réputation, son caractère et sa popularité depuis longtemps acquise, pour quaucun de ceux qui lui font opposition puisse balancer un instant la fortune contre lui.
Le bruit a couru que le procureur général Ouimet allait être nommé juge. À mesure que le cabinet se désorganise, les Irlandais veulent le réorganiser, cest dans ce but quils ont envoyé une députation à M. Chauveau pour lui demander de faire entrer un de leurs nationaux dans le cabinet. Lhonorable premier a reçu la députation avec beaucoup de politesse (il ny a pas de mal à ça) et lui a dit quil prendrait en bonne considération les vux quelle exprimait. Personne ne doute que M. Chauveau ne se hâte de se constituer une force nouvelle en faisant justice aux réclamations des fils dÉrin : la nécessité est un grand maître.
Dans le comté de Kamouraska, il y a demain samedi, une grande assemblée générale pour déterminer ce quil faut faire, et décider si M. Pelletier doit ou non venir de lavant.
Le vent du nord-est a repris de plus belle à Québec, et ses mugissements remplissent la ville de craquements sinistres. Quand ce vent-là vient frapper en face le rocher nu sur lequel sagenouillent la citadelle et les remparts qui nous enveloppent, on croit que le roc va sentrouvrir ; ses rafales sont formidables, terribles, mais quest-ce encore comparé au souffle de lopinion ?
Il y a deux mois, Fréchette arrivait à Lévis, ne sachant pas encore sil allait se présenter contre le Dr Blanchet ; il était inconnu, sans soutien, il avait quitté son pays depuis quatre ans et il y revenait tout à coup au milieu dune population qui ne connaissait rien de lui, si ce nest quil avait été chercher fortune aux États-Unis, et quil en repartait de dégoût. Mais il avait un but en revenant au Canada ; un fort vent dannexion soufflait parmi les Canadiens établis aux États-Unis ; chez nous, la lassitude de létat colonial gagnait rapidement tous les esprits, la certitude dêtre abandonnés par lAngleterre détournait jusquaux loyaux mêmes dun attachement jusqualors aveugle ; des journaux ont arboré carrément le drapeau de lindépendance, la question était débattue partout dans toutes les conversations, les circonstances semblaient décisives, et Fréchette voulut être un des premiers à entrer dans la voie, à se faire un apôtre de lidée qui allait bientôt dominer toutes les autres. Dabord, il ne songea pas un instant quil pût faire une lutte avec la moindre chance de succès, mais il voulut proclamer le principe devenu un besoin de notre population ; il voulut le proclamer dans la vie militante pour lui donner une forme pratique, et il parut résolument sur larène. Deux mois se sont passés depuis lors, et le poète revenu de son exil volontaire, qui navait eu dautre pensée que dempêcher le Dr Blanchet dêtre élu par acclamation, va daprès toutes les apparences, être élu lui-même par une majorité de deux cents voix.
Voilà le souffle de lopinion.
Javais interrompu ma correspondance au dernier feuillet pour aller une fois de plus à Lévis apprendre les dernières nouvelles et vous les transmettre. Quand bien même le Dr Blanchet aurait six cents voix de majorité à Lévis, Fréchette lemporterait encore par lénorme majorité de toutes les paroisses réunies. Lévis a une population de huit à neuf mille âmes qui donnent à peu près 1800 électeurs. Le docteur y est très populaire, et lon évalue à 1,000 ou 1,200 les voix qui y seront données pour lui ; mais ce sera là un suprême effort. Vous ne sauriez croire ladmiration qua inspirée dans tout le comté, le magnifique talent oratoire de notre ami Fréchette ; on ne parle que de lui partout, et il nest personne qui ne dise que cette lutte de Lévis est la plus belle qui se fasse cette année. Sil arrivait quelle ne répondît pas entièrement aux légitimes attentes quelle a fait naître depuis quelques semaines, au moins elle fait présager avec certitude un succès tel pour lannée prochaine que M. Fréchette serait élu par acclamation.
Le Pays, 15 juin 1871. Lévis, 12 juin.
Quelle journée ! jamais je nai rien vu de pareil : Fréchette est un héros. Ah ! si le parti libéral avait eu des chefs comme celui-là, il serait arrivé bien haut aujourdhui. Il y avait là deux mille cinq cents hommes au moins, la place était vaste et eût pu en contenir dix mille de plus ; un vrai champ de bataille. Le Dr Blanchet était dans son château-fort ; dès le matin il avait parcouru toutes les maisons de Lévis pour amener ses partisans ; on avait conseillé à Fréchette den faire autant, mais il le dédaigna « Je veux, disait-il, une expression libre de lopinion publique », et comme il la eue ! grands dieux ! quel triomphe, quel glorieux jour ! Moi qui suis pauvre comme un correspondant doit lêtre, jai offert de parier $20 que son élection était assurée.
Aussitôt que lofficier-rapporteur eût lu son grimoire et proposé les candidats, les cris retentirent de côté et dautre « Blanchet, Fréchette ». Le docteur voulut prendre la parole sous prétexte quil était lancien représentant du comté, mais les cris linterrompirent immédiatement. « Cest à moi, à moi, en ma qualité daccusateur, quil appartient de parler le premier, sécria Fréchette, et du reste nous sommes préparés au tour de jarnac que vous voulez jouer. Si je vous laisse parler, vos gens ne voudront plus mentendre ensuite. » « Cest cela, hourrah, hourrah, » cria la foule, et les chapeaux jaillirent au bout des bras et les mains sagitèrent dans lair. Les gens de Blanchet étaient à droite, massés, cousus ensemble, compacts, ils pouvaient être mille ; ceux de Fréchette venaient de toutes parts, séchelonnaient partout par groupes, sétendaient au loin, on pouvait mieux les compter, ils me firent leffet dêtre à peu près quinze cents. Mais quand ils furent réunis et que de toutes leurs poitrines sortit le cri hourrah pour Fréchette, ce fut formidable. Celui-ci voulut parler, mais un tonnerre de non partit de la droite ; le docteur essaya encore à se faire entendre impossible. Alors il sadressa à son adversaire même, mais Fréchette fut dairain et resta inflexible. Sil cédait, cen était fini ; cétait lélection qui se jouait là, tout le monde le sentait et tout le monde était déterminé à ne pas risquer le succès.
Je nai jamais rien vu de si tenace, de si opiniâtre que cette lutte qui se fit pendant une demi-heure pour empêcher que lun des deux candidats pût ouvrir la bouche. Fréchette était souriant, le triomphe brûlait dans ses yeux avec cette audace fière quallume en un clin dil lenthousiasme du peuple qui a les yeux sur soi. Le docteur semblait abîmé de tant dhumiliation, le jour même de lappel nominal et dans lendroit où il compte cinq cents voix de majorité. On ne savait plus si cela allait finir, les têtes séchauffaient, les cris devenaient plus fréquents, plus agressifs, la colère fermentait et lon frémissait en songeant à ce que deviendrait une bataille entre une pareille masse dhommes. Tout à coup une vingtaine de partisans de Blanchet sélancent sur le husting dont la seule ouverture donnait de leur côté ; ils veulent saisir Fréchette et le précipiter en bas, ils se ruent sur lui, létreignent, le serrent, jeus un moment dangoisse terrible, je crus quil allait être massacré. Mais cest un lion que cet homme ; seul il lutta quelques instants, jusquà ce quune quinzaine de ses gens sautent à leur tour dans le husting. Alors ce fut une confusion indescriptible ; on ne pouvait rien voir, lestrade trop petite pour tout le monde chancelait sous le poids. Du reste, plus un cri, des deux côtés on regardait ; il ny eut pas de coups, cétait impossible, les bras nauraient pu se lever pour frapper. Enfin, après cinq minutes dattente mortelle, nous vîmes reparaître Fréchette radieux, dégagé, sans une égratignure pour saluer son monde qui répondit par une immense acclamation. Cétait vraiment beau, et il y avait quelque chose dentraînant dans cette réapparition virile et puissante du jeune combattant quon ne sattendait plus guère à voir. Mais désormais il était à labri dun coup de main ; ses défenseurs étaient là, se serrant autour de lui, le protégeant. Le docteur avait aussi de son côté reparu sur le devant de lestrade. Mais quallait-il se passer désormais ?
Ce fut alors quon voit arriver le curé de Lévis, M. Deziel. Dabord, il mit rudement la main sur le bras de Fréchette comme pour le repousser, puis je le vis lui parler avec une animation qui ressemblait à de la colère, sans doute pour lengager à céder la parole au docteur. Mais en ce moment les esprits étaient trop montés, et toute concession impossible. Alors le curé élevant la voix : « Que chaque candidat se retire avec ses partisans », demanda-t-il à la foule. Ce fut en vain. Pour en finir, Blanchet et Fréchette se prirent la main et voulurent se jeter ensemble en bas du husting, mais leurs partisans cramponnés à eux les retinrent de force ; on les voyait presque tombant, penchés en dehors de lestrade, ny tenant plus du pied, mais arrêtés par des mains vigoureuses qui ne lâchaient pas. Alors le curé se mit entre eux, les prit chacun par le bras et voulut sauter avec eux en bas du husting. Tentative encore inutile. Les deux candidats suppliaient quon les laissât sauter ensemble. Rien, on ne voulait rien entendre. Comment cela finirait-il ?
Deux ou trois coups de pied vigoureux firent voler quelques madriers de lestrade, puis les coups de poing sabattirent qui en firent tomber dautres ; en un clin dil tout ce frêle édifice jonchait la terre, et les deux candidats sécroulant avec les ruines, tombèrent dans les bras de leurs partisans respectifs, Blanchet se rendant avec les siens à une maison voisine, et Fréchette porté sur vingt épaules jusquà sa demeure où le suivit la foule ivre denthousiasme. Là, il ne dit que quelques mots, sa voix fatiguée par deux mois de joutes oratoires, pouvait à peine se faire entendre, mais le peuple lacclama comme dans ses plus beaux discours.
Voilà un homme qui est désormais une idole pour les habitants de Lévis ; rien ne séduit le peuple comme laudace et le courage, et Fréchette avait payé de sa personne comme un héros des anciens jours. Quelle lutte, quelle action ! En ce moment encore jai peine à contenir ma main tremblante des émotions fiévreuses de cette journée. Fréchette sort des bornes ordinaires et je puis désormais prédire au pays quil vient enfin de surgir un homme, ce dont il avait tant besoin depuis longtemps. Il a montré une énergie, une force, une opiniâtreté qui indiquent lhomme inébranlable, sûr de lui-même. Il ira loin, car il a tout pour cela, un corps robuste qui promet une longue vie, et une intelligence vigoureuse qui promet un orateur transcendant. Les gens sont émerveillés de lui et lui vouent presque déjà une espèce de culte.
Après son petit speech, notre ami Aurèle Plamondon, prit la parole et fit un discours touchant avec cette éloquence sympathique que vous lui connaissez. Puis il fut suivi de M. François Lemieux, neveu de lancien représentant du comté, jeune homme de dix-neuf ans, mais qui parle déjà comme un orateur rompu aux joutes populaires. Je vous mentionne tout particulièrement ce jeune homme qui promet dêtre un des espoirs de notre parti. Dautres personnes appelées prirent aussi tour à tour la parole ; combien de temps cela a duré, je ne sais trop, je partis après la première heure, jen avais vu et entendu assez pour savoir à quoi men tenir. Ce que jai vu je viens de vous le dire, ce que jai entendu, et dans plus de cent bouches, cest que cette journée-ci a fait faire un pas énorme à Fréchette et quil est désormais sûr de son élection.
Ah ! ce nétait plus lavilissant et honteux spectacle de la nomination de Québec, un ministre fédéral parlant devant cent cinquante personnes muettes, et escorté dune soixantaine de malfaiteurs ivres, cétait un jeune et superbe orateur acclamé par quinze cents hommes, qui avait emporté le comté dassaut par son éloquence en moins de deux mois, et qui terminait une série de triomphes par la plus cruelle des humiliations infligées à son indigne adversaire. Les partisans de Fréchette sont déterminés et je vous jure quon nescamotera pas les polls.
En même temps avait lieu à Charlesbourg la nomination des candidats du comté de Québec. Avant dix heures, M. Chauveau quittait la ville suivi de quatre-vingts à cent voitures pleines de bandits soudoyés, de ces vauriens horribles aux gages du premier acheteur, de ces fiers-à-bras hideux qui tuent pour quatre piastres et dont Saint-Roch est rempli depuis que les ouvriers honnêtes lon déserté. Oui, cest le sort et le châtiment du régime de honte sous lequel nous croupissons depuis quinze années de ne pouvoir tomber que dans la boue. Les hommes de ce régime, à force de corrompre et davilir le peuple, ont cru quil ne lui restait plus un souffle dopinion, et ils lui distribuent les coups en faisant mine de demander ses votes. Parvenus par le mensonge, ils veulent se maintenir par la violence à présent que leurs mensonges éclatent à tous les yeux et révèlent labîme où nous sommes plongés. Cest aujourdhui quon peut voir à nu dans quelles profondeurs dabjection nous étions contraints de vivre, et comment il se fait que depuis quinze ans les voix courageuses nont pu percer les couches empoisonnées de notre atmosphère sociale.
Cétait donc avec une centaine de vauriens armés que M. Chauveau, premier ministre, se rendait à lappel nominal de Charlesbourg, village paisible sil en fût jamais, mais dont les habitants avaient été prévenus toutefois quil se tramait contre eux de nombreuses violences. Sur quoi sappuyait donc ce parti conservateur qui nous gouverne depuis quinze ans, puisquil na rien aujourdhui pour étayer sa chute quun ramassis de ruffians auxquels il met les armes à la main ? Mais cette fois les ruffians allaient trouver forte affaire. Dès que les deux candidats eurent fini de parler, à un signal convenu, donné, dit-on, par M. Simard, lex-représentant de Québec, ils se ruèrent sur le peuple qui entourait le husting, et dont les deux bons tiers étaient favorables à M. Évanturel. Sans être des fiers-à-bras de profession, les habitants de nos campagnes ne sont pas toujours manchots. Transportés dindignation à la vue de cette canaille, qui venait les attaquer chez eux, pour leur enlever par la violence leur droit le plus sacré de citoyens, ils se rejetèrent à leur tour sur les reîtres de Saint-Roch qui, malgré leur organisation et leurs armes, durent se replier battus à plate couture, quelques-uns dentre eux superbement éclopés.
Vous dire lhorreur dont a été saisi le comté de Québec à la nouvelle de cette odieuse tentative préparée par M. Chauveau est chose impossible. Pas une voix, non, pas une ne sélève pour le disculper, et un sentiment de honte longtemps contenue, de colère blessée éclate de toutes parts. Le premier ministre est une homme fini, et sil se fait en faveur de M. Évanturel la moindre organisation, si les mesures les plus élémentaires sont prises pour les jours de poll, il aura une forte majorité. Mais le malheur veut que dans Québec, ville déchue, il y ait des hommes riches à millions, qui se disent libéraux, de gros imbéciles repus que nous avons fait la sottise dadmettre dans nos rangs, et qui, aujourdhui, ne voudraient pas mettre un sou pour le triomphe du droit et de la justice populaires. Nous avons trop longtemps gardé parmi nous ces butors égoïstes et stupides qui font bien plus de mal que de bien à un parti, et il est juste de le dire enfin, à la vue des humiliations auxquelles ils nous condamnent.
Dans Bellechasse, M. Rémillard na aucune espèce de chance. Le comté de Bellechasse est le seul, vous vous le rappelez, qui ait protesté en 1867 contre la Confédération, malgré que M. Rémillard voulût la lui faire accepter, et cest lui cependant qui ose aujourdhui briguer de nouveau ses suffrages. Quoique son concurrent soit un homme désormais déconsidéré, on peut être certain quil sera élu rien que par la force de lopinion qui ne veut plus de candidats ministériels.
À Montmagny, le jour de la nomination nest pas encore fixé. Il faut prendre le temps dacheter, de corrompre, et lon retardera jusquau dernier moment pour attendre les résultats. Mais les électeurs ressentent vivement cette tyrannie qui leur est imposée, quand ils ont manifestement exprimé leurs vux, et ils se préparent à en renouveler lexpression dune manière irrésistible et définitive cette fois, lorsquils seront convoqués à lappel nominal.
Le Pays, 17 juin 1871. Québec, 15 juin.
Il faut que je vous raconte un fait héroïque. Les candidats de lopposition se changent en titans. Comme il leur faut démolir un mur de Chine pour arriver jusquaux ministres, ils accomplissent des travaux dHercule. Le demi-dieu du jour, cest M. Langelier, candidat de Bagot. Vous savez que le Courrier de Saint-Hyacinthe et le Journal de Québec ont dit à lenvi que, pour les révolutionnaires de cette espèce, tous les moyens étaient bons ; vous allez voir que cest vrai.
Samedi dernier, M. Langelier quittait Québec à 7 1/2 heures du soir, pour prendre à Lévis le train de 8 heures qui devait le conduire à Acton, pour le jour de la nomination. Mais depuis deux ou trois jours, les heures de départ du convoi avaient été changées, et celui qui devait conduire le candidat de Bagot partait une demi-heure plus tôt. Arrivé à Lévis, M. Langelier voit fumer au loin le train quil voulait prendre et qui senfuyait à toute vitesse. Il était trop tard. Cétait le samedi ; il ne restait plus même un train de fret pour faire le voyage, le dimanche les chars ne marchent pas, et la nomination devait avoir lieu lundi ! Que faire ? Songez un peu à ce que dut être ce quart dheure dangoisse.
Dabord, Langelier voulut prendre une voiture, aller jour et nuit, changer de chevaux comme dans les temps antiques, et payer au besoin des prix fous. Mais il lui fallait être dans son comté le dimanche même après la messe ; on lattendait et il y avait cinquante lieues à faire. Quoi que les Saint-Laurent soient une race de chevaux supérieurs, ils ne sont pas encore comme le Grand Tronc, même à petite vitesse, ce qui ne suppose pas quil y ait jamais grande vitesse, on pourrait sy méprendre, mais enfin il y avait impossibilité, impossibilité matérielle, absolue, irrémédiable. Alors Langelier eut une idée grande comme le monde, rapide comme léclair, je me sers de comparaisons homériques. Napoléon premier disait quimpossible nest pas français, quoique Napoléon III ait rétabli ce mot dans le dictionnaire. Langelier voulut le bannir des faits. Il aperçut tout à coup une locomotive arrêtée près de la gare ; en un clin dil, il fut auprès du chef de service, et le prix débattu en deux mots de part et dautre, la locomotive est mise à ses ordres. Il part aussitôt, brûlant les lisses, et est emporté à la poursuite du train qui fuyait devant lui ; une demi-heure après, il le rejoignait à la Chaudière, au milieu de lébahissement, de la stupéfaction des voyageurs qui se demandaient quel pouvait être limmense personnage au service de qui, seul, le Grand Tronc mettait ainsi ses locomotives.
Le lendemain, après la messe, Langelier était à Saint-Dominique, dans son comté et le surlendemain, à lappel nominal. Vous savez le reste. Vous savez quelle multitude énorme sétait rassemblée pour lentendre ; vous savez que M. Gendron dut quitter le husting et senfuir de honte, incapable de soutenir le choc terrible de son adversaire, et que Langelier fut porté en triomphe, littéralement dans les bras de la foule enthousiasmée davoir un pareil homme à sa tête. Ah ! si lopposition nest pas encore aussi nombreuse quelle devait lêtre, au moins cette fois elle sera grande et puissante, au moins elle comptera des hommes qui, à eux seuls, valent une phalange. Et que sera le ministère devant eux ? un orgue à marionnettes quils feront sauter comme ils voudront. Je vois ici MM. Chauveau et Ouimet en face de Letellier, Fournier, Langelier, Fréchette et Joly. Quel aplatissement ! Quel éreintement sur toute la ligne !
En regard des actes héroïques que viennent daccomplir Fréchette et Langelier, voyons ceux des ministres. Ici, nous tombons dans le troisième dessous. Savez-vous quels sont les moyens de M. Chauveau pour assurer son élection ? Écoutez-moi ça : je ne fais pas de déclamations vaines et je ne répète pas les rengaines communes à toutes les élections, voici des faits. M. Chauveau est allé trouver M. Hall, grand propriétaire de moulins à scie dans différents endroits de la province. M. Hall est un homme faible, cest pire que dêtre vicieux ; il fait de grandes affaires, mais il paie rarement, je ne len blâme pas, cest une disposition trop fréquente chez ceux qui ont de largent, presque aussi fréquente chez ceux qui nen ont pas. Avec sa connaissance profonde du cur humain, M. Chauveau a dit à M. Hall : « Vous devez une forte somme au gouvernement, vous aurez donc à faire voter tous vos hommes pour moi, sans cela vous serez poursuivi. » Cest net, carré par la base, et M. Hall a compris. Revenant de cet exploit, lhonorable Premier a rencontré une autre personne soumise également au tsarisme gouvernemental : « Il faudra que vous alliez donner votre vote, lui dit-il, sinon... vous savez ce que cela signifie. » Oui, certes, on sait ce que cela signifie, mais ce que M. Chauveau ne sait pas, lui, cest quun pareil régime de tyrannie, dodieuse petitesse de moyens, quels quils soient, se détruit de lui-même par la décomposition, et que deux ou trois faits de plus comme ceux-là le mettront en proie aux vers, ou en a déjà lodeur.
M. Évanturel vient davoir recours contre le Premier à un moyen de répression beaucoup trop simple pour réussir. Il est allé tout bonnement faire sa déclaration au magistrat de police sur les violences préparées, organisées, conduites, dit-il, par M. Chauveau et la sommé, là-dessus, de faire son devoir. Sil est possible quil résulte de là une enquête, nous verrons les faits curieux, et nous apprendrons peut-être combien de mains hideuses et infâmes un premier ministre a dû prendre dans la sienne pour laider à retenir le pouvoir. M. Évanturel ne pouvait avoir dautre recours pour traduire le Premier devant lopinion dune façon impartiale et convaincante pour tous ; on fait ce quon peut, mais ce nest pas toujours ce quon fait de mieux.
À Lévis, ce sont les grands industriels qui emploient les moyens dintimidation. Cest ainsi quun M. Patton, manufacturier, a donné lordre à ses deux cents hommes de voter pour le Dr Blanchet ; ils se sont immédiatement mis en grève, de sorte que le patron, pris au dépourvu, a dû subir leurs propres conditions et les laisser libres de voter comme bon leur semblerait. Un autre industriel, M. Brunet, a été victime également de sa propre tentative de crcition ; ses ouvriers ont quitté latelier, et force lui a été de les reprendre en baissant pavillon. Au point où en est la lutte aujourdhui dans ce comté, tout ce qui était achetable sest vendu, les esprits sont trop montés de part et dautre et le caractère de la lutte trop tranché. Il y a un large fossé qui sépare les partisans de Blanchet de ceux de Fréchette, et nul ne pourra le faire franchir quen le remplissant dor.
À propos de cette élection, jai un fait pénible à vous faire connaître. Trois élèves de lUniversité Laval qui, sur les instantes prières de la foule, avaient cru devoir prendre la parole chez M. Fréchette, ont été expulsés de cette institution en vertu de larticle XI du règlement qui défend aux élèves de se mêler en rien aux choses de la politique. Personne ne blâme le recteur de lUniversité davoir fait son devoir en cette circonstance, mais tous espèrent que la sentence dexpulsion sera mitigée, et que les trois élèves, victimes de lenthousiasme facile de leur âge, seront admis à suivre de nouveau les cours lan prochain.
Vous ne sauriez croire quelle organisation magnifique les partisans de Fréchette ont faite à Lévis. Cela na lair de rien, et à un moment donné, cela devient formidable. Pour que le Dr Blanchet nait pu prendre la parole à Lévis même où il compte quatre à cinq cents voix de majorité, il faut que les mesures les plus actives, les plus décisives soient bien concertées davance. Tous les jeunes se sont réunis et font une propagande acharnée, chacun deux paie de sa personne et de sa bourse, cest une affaire denthousiasme, tout le monde est à son poste et soyez certain que, jusquà ce que le dernier vote ait été donné, personne ne désertera.
À Montmagny, le succès de M. Fournier est de plus en plus certain ; tous ceux qui pouvaient y être achetés, et parmi ceux-là lon compte principalement les pêcheurs, sont partis pour le golfe au nombre de deux à trois cents : mais on ne sait pas encore quand aura lieu la nomination. Quel aveu dimpuissance !
À Bellechasse, M. Rémillard, me dit-on dune manière certaine, se retire.
Dans tout le district de Trois-Rivières, lexaspération contre le programme catholique est arrivée à son comble. Personne ne veut en entendre parler. M. Lucien Turcotte, professeur à lUniversité Laval, a, dans un superbe discours fait en faveur de M. Mailhot le jour de la nomination, déclaré quil était opposé formellement, absolument au programme, et a trouvé moyen de dire que lévêque Laflèche y était opposé lui-même. Ce tour de force a excité les rires et les bravos de lassemblée, et sans doute il provoquera aussi la reconnaissance de lévêque qui doit être désenchanté du programme aujourdhui, désenchanté surtout dy avoir mis une main si malheureuse.
Dans le comté de Champlain, il y a eu des violences fatales ; un certain nombre dhommes ont été gravement blessés ; on a dû les transporter à bord des bateaux mouillés près de la rive ; M. Normand, ladversaire des deux Trudel, est resté maître du champ de bataille.
Dans le comté de Charlevoix, la nomination a lieu le 20. Les chances y sont devenues dernièrement plus favorables à M. Clément, le candidat ministériel, qui est du reste un honnête homme et qui a voté contre lindemnité de $600.00 allouée à chaque membre du parlement local.
On ne sait pas encore quand aura lieu la nomination dans le comté de Rimouski où lex-député, M. Garon, ne peut plus même se faire entendre quand il veut prendre la parole. Des nouvelles reçues à linstant confirment la victoire facile quy remportera M. Hudon contre le seul des trois candidats qui puisse lui faire un semblant dopposition, je veux parler de M. Gosselin.
Vous avez pu voir par les résultats déjà obtenus que très peu des anciens députés reprendront leur siège dans la chambre locale. Ses remplaçants ne seront pas tous des membres de lopposition, mais ils seront du moins des hommes beaucoup plus éclairés et plus instruits que ceux quils supplantent. Or, cétait là le premier point à obtenir ; linstruction donne lindépendance desprit, et nous nassisterons plus à ce spectacle honteux dun troupeau mené de droite et de gauche sur un signe des ministres, sans même quil ose bêler. Combien y a-t-il de membres aujourdhui qui sont tout à fait incertains du côté où ils siégeront en chambre, et quune opposition vigoureuse et déterminée suffira à attirer à elle ! Comptons beaucoup là-dessus ; il y aura encore des moutons au bercail. Le principal est maintenant de remporter des victoires significatives, essentielles, comme celles de Lévis, de lIslet, de Montmagny, de Rimouski, de Montréal, dHochelaga, jallais dire aussi du comté de Québec, mais il est douteux que M. Evanturel, quon laisse absolument à ses propres ressources, puisse y supplanter M. Chauveau qui pèse à son gré de toute linfluence du gouvernement.
Cest vraiment une honte pour les riches libéraux de Québec de laisser M. Évanturel se débattre ainsi seul contre la puissance redoutable de son adversaire. Un fait certain, cest quil a la majorité des électeurs, mais quelle pourra bien lui échapper, faute de quelques moyens propres à la retenir. Et cest en face dune pareille perspective et dune victoire qui serait facile, que des hommes riches et influents que nous avons toujours eu lhabitude dappeler nos amis, restent inertes, insouciants, refusent même dapporter le plus léger concours à une uvre dont ils ne savent pas mesurer les conséquences.
Que M. Évanturel soit battu, cest à eux quil le devra, mais cest à nous de les en accuser dès aujourdhui, et de les faire rougir du moins si nous ne pouvons les faire agir.
Le Pays, 28 juin 1871. Québec, 24 juin.
Combien pour Holton ? Combien pour Carter ? telles étaient les questions quon entendait hier dans toutes les rues, à tous les instants. Qui lemporterait ? À trois heures, Holton avait encore le dessous et lon disait quil ny avait plus de votes à prendre, lanxiété des libéraux était frémissante, ils commençaient à avoir peur. Enfin, à 7 heures, la nouvelle arriva que M. Holton avait gagné par onze voix, ce fut une jubilation indescriptible. « Voilà qui va décider du reste », sécriait-on, et la confiance ébranlée par les dernières défaites, reprit vigueur ; on oubliait M. Dorion, on se disait que M. Holton en valait dix ; bon nombre damis mêmes du ministère se réjouissaient, ils craignaient davoir à se manger entre eux, et ne se sentaient pas dappétit.
À lIslet, la nomination a eu lieu mercredi, et tel est le mystère dont elle est restée enveloppée quon ne sait quune chose, cest que M. Letellier y avait les trois quarts des assistants ; on considère son élection comme certaine. M. Letellier a une tactique, qui est de ne jamais rien dire, mais dagir ; il dépense en action ce que dautres mettent en paroles ; il ne se fait pas dillusions fatales, mais il prépare et assure le succès.
À Montmagny, les calculs sont faits. Les paroisses de Berthier, Saint-François et Saint-Pierre donneront certainement à M. Fournier une majorité de 350 voix, Saint-Thomas en donnera une de cinquante, quoiquon évalue à plus de cent, mais je mets les chiffres au plus bas, parce que jai appris à le faire par lexpérience, ce fruit amer qui rapporte toujours beaucoup moins quil ne coûte. Restent encore deux localités, le Cap où peut-être M. Bossé aura le plus grand nombre de voix, et le township Montminy qui compte à peu près 130 électeurs. Tous ces électeurs doivent au gouvernement pour leurs terres. Aussi le commissaire des terres publiques, M. Beaubien, est-il sur les lieux avec lagent, M. Breau, et il offre à tous une quittance de leurs dettes ; grâce à ce moyen, M. Bossé parviendra peut-être à diviser les votes dans cette localité. Ce nest pas tout. Dans Saint-Thomas, le chef-lieu, habite un riche cultivateur qui commande à peu près cinquante voix ; il doit aussi au gouvernement pour sa part $600. On lui a offert pareillement une quittance afin de lengager à user de son influence contre le candidat libéral. « Montrez-moi la quittance » a-t-il répondu. Lagent Breau alla immédiatement sentendre avec lhonorable M. Beaubien et rapporta la quittance. M. Abraham Talbot, tel est le nom du cultivateur dont je parle, la prit, et la déchirant en mille morceaux, la jeta au nez de Breau. Voilà un fait ; mais ce nest pas tout encore ; plus le péril est grand pour le ministère, plus il descend dans labîme des moyens honteux, odieux, infâmes.
Il y a quelque temps, une goélette du nom de « Notre-Dame de Bonsecours », commandée par le capitaine Lamarre, de lIslet, avait fait voile pour Saint-Pierre Miquelon où elle avait pris un chargement darticles de contrebande, tels que vins, eaux-de-vie, etc. etc., puis sétait rendue à Antigonish, île du Cap Breton, pour compléter son chargement avec du plâtre, et y avait reçu ses papiers qui nindiquaient que ce dernier article. En revenant, le capitaine Lamarre avait débarqué quelques-uns des objets de contrebande sur la côte de Gaspé, puis à la Rivière-du-Loup où il en vendit une autre partie à M. Côté, négociant de lendroit. Le collecteur des douanes, M. Dunscomb, informé de ces faits, envoya immédiatement un de ses officiers, M. Wheeler, saisir chez M. Côté les objets de contrebande et les rapporter à Québec. À son retour à Québec, on dépêcha sur-le-champ un autre officier de la douane, avec les forces nécessaires pour saisir la goélette qui était en route. Cet officier la rejoignit à un endroit appelé « Trou de Saint-Patrice », vis-à-vis lîle dOrléans, la saisit avec toute sa cargaison qui fut mise sous les scellés, et quatre gardiens installés à son bord. La goélette, subséquemment, fut mise à lancre devant la douane, et défense faite, même au capitaine, dy pénétrer. Puis, M. Dunscomb se prépara à prendre les procédures nécessaires pour la faire vendre avec toute sa cargaison, comme cest de droit en pareil cas. En se voyant pris dans cette affaire qui pouvait le ruiner, le capitaine Lamarre eut recours à un de ses amis, courtier de douane, nommé Joncas. Ce capitaine Lamarre est un homme assez influent dans lIslet et un partisan de M. Letellier. « Ne tinquiète donc point, lui dit Joncas, nous sommes dans le temps des élections, et je suis certain quon pourra tarranger ton affaire. » Immédiatement, il sadresse à M. Simard, lex-député de Québec centre, et le chef suprême des corrupteurs. Ensemble ils se rendent auprès de M. Dunscomb et lui demandent de relâcher la goélette en faisant valoir la raison dÉtat. Mais M. Dunscomb est un honnête, ferme et digne vieillard, il nentend rien à tous ces tripotages. Il répondit par un refus péremptoire.
Alors MM. Simard et Joncas résolurent de soulever une difficulté de juridiction et den appeler au commissaire général des douanes. M. Bouchette, par lentremise de lhonorable Langevin, compagnon du Bain, ce qui ne peut le laver de toutes ses souillures. Aussitôt une dépêche est préparée pour ce dernier et signée par M. Chauveau, à ce quon maffirme. La réponse ne se fait pas attendre, contenant lordre de relâcher la goélette et de remettre la cargaison. Munis de cette dépêche, les conspirateurs se rendent de nouveau auprès de M. Dunscomb qui ne veut pas entendre davantage et déclare nettement quil retiendra la goélette sous saisie. « Ah ! sest écrié M. Simard en présence de ce refus, en voilà un qui na quune jambe ; eh bien ! je vais lui faire perdre lautre et le mettre à la pension. » M. Dunscomb, vous le savez, a perdu une jambe lan dernier, il a été huit mois au lit, et cest à peine sil est convalescent aujourdhui.
Ne pouvant réussir à lui faire commettre une infamie, on eut recours à un moyen terme, celui de faire donner caution par le capitaine Lamarre pour la valeur des objets de contrebande mais cette caution étant illusoire, M. Dunscomb est resté inflexible et laffaire en est là aujourdhui. Les faits ne font que commencer à se révéler, ils ne sont pas encore connus du public et je les tiens de source officielle ; les affidavits ont été donnés, et cest sur lattestation dune dizaine de témoins que je prends sur moi de vous les faire connaître hardiment. Attendez-vous de moi que je commente de pareils faits ? Ce serait superflu, sans doute. Il vient à lesprit une telle surprise douloureuse et au cur un tel dégoût quon se demande ce qui va rester debout de lordre social, et si la vénalité, la fraude, ne vont pas devenir la règle de toutes les actions humaines. Voilà la loi et la justice devenues de simples instruments de corruption, de coercition, au lieu dêtre la sauvegarde et la protection des citoyens ! Un officier public menacé de destitution par un coryphée autorisé du gouvernement, pour avoir fait son devoir ! M. Simard aspire à la charge de commissaire des douanes de Québec, mais ce nest pas une raison pour que la propriété publique soit soumise à ses préférences politiques et à sa soif dune haute position administrative. Quelles conclusions tirer de là ? Il serait bien puéril den chercher, et lon arriverait pas même à éclairer les naïfs pour qui la morale, telle que pratiquée en Canada, nest plus même un poison déguisé.
Nous croupissons dans une fange sans fond et cest lenlisement qui nous menace à mesure que nous cherchons à nous dépêtrer. Tant que le Canada sera gouverné par des hommes à bons principes, on peut être sûr quil faudra aller chercher les principes dans la lune ; ici, il ny a plus quun marché et des consciences qui sy débattent comme des jambons. Croiriez-vous que ce sont les charretiers qui font les élections dans Québec ? Eh bien ! oui, on les achète tant davance, et ce sont eux qui procurent les voleurs. On dit que lélection par acclamation de lhonorable Hector a coûté $3,000, rien que pour cette gent voiturière avec laquelle seule on compte désormais.
Je me sens pris de vertige et je me demande quelle est cette atroce comédie de conscience et de vertu qui se joue partout et pourquoi lon invoque sans cesse des mots qui ne représentent rien. Il y a effondrement complet de toutes les maximes, de toutes les saintes illusions, et lon cherche avec effroi ce que pourront transmettre à leurs fils les hommes qui vivent aujourdhui sur cette terre devenue un marais fétide. Voilà que je me perds dans le Byronisme, dans les pesantes obscurités du désenchantement, revenons à Montmagny.
La nomination doit avoir lieu mercredi, le 28 courant, et toutes les mesures sont bien prises de notre côté, lorganisation est solide et active, les souscriptions vont bon train. On massure que M. Bossé aurait dit ceci : « Ou je gagnerai par 80 voix, ou Fournier lemportera par 550. » Doù peut venir une pareille disproportion ? On ne lexplique que par le défranchisement dont sont menacées deux paroisses de comté. Si cela se fait, on verra à Montmagny ce quon a vu à Kamouraska ; les électeurs sont prévenus et ils ont juré de maintenir leurs droits. Cest un moyen commode que le défranchisement. Vous avez un adversaire, vous lui enlevez son vote, et tout est dit. Non, tout nest pas dit. Lélecteur quon a voulu priver de son droit le plus cher de citoyen, garde encore ses poings, il trouve un bâton, au besoin un fusil, et lon voit les scènes terribles quon vit il y a trois ans à Kamouraska, où près dune vingtaine dhommes furent presque tués.
M. Clément, candidat à Charlevoix, a fait demander la police, qui est partie au nombre de vingt hommes. Le gouvernement est prodigue de ce moyen de pacification quand il ny a rien à pacifier du tout ; il y a quelques jours on envoyait la police à Trois-Rivières pour regarder ce qui se passait ; aujourdhui on lenvoie aux Éboulements pour varier le spectacle ; il faut bien lutiliser au dehors, en somme cest la saison dété ; mais les électeurs ne trouvent pas cela de leur goût, et vous ne sauriez croire combien ils en sont humiliés ; ils simaginent quon les prend pour des malfaiteurs, et se refusent à comprendre pourquoi on leur expédie la police quand ils peuvent faire leurs affaires eux-mêmes. Si cette manie de faire voyager la police, sans doute peut-être pour en imposer et inspirer une terreur salutaire du gouvernement, ne courait risque de devenir une tradition dangereuse pour la liberté, je men réjouirais, car le ministère se fait avec cela un tort énorme et perd dans les campagnes tout prestige quil simagine gagner.
Voilà enfin le beau temps ; le ciel est déchargé de trois semaines dorages, le soleil est chaud et piquant, mais lémigration de la ville na pas encore commencé. On sattend à ce que de nombreuses familles partent la semaine prochaine ; je serai du nombre, mais pas encore pour les eaux, hélas ! mais pour Montmagny et lIslet doù vous recevrez mes prochaines correspondances.
Le Pays, 3 juillet 1871. Québec, 29 juin.
Jarrive de Montmagny où la nomination vient davoir lieu. Quelle journée glorieuse pour nous ! Il y avait là près de quinze cents électeurs, une masse énorme pour M. Fournier, sur laquelle son adversaire pouvait peut-être prendre cent cinquante hommes. Cétait splendide dun côté, attristant et douloureux de lautre. Cependant M. Bossé soutint la situation avec un courage, un aplomb qui lui mériteraient le succès, si sa cause ne méritait pas tous les revers. Jai admiré vraiment quil pût parler en face dune pareille disproportion : cest là que jai reconnu jusquoù peut aller la confiance et combien lillusion rend inébranlable devant lévidence. M. Bossé a parlé pendant ses trois quarts dheure convenus et ses vingt minutes de réplique comme sil avait été porté sur le courant caressant de la faveur populaire ; je lui rends cet hommage, il porte la défaite absolument comme un triomphe. Était-ce parce quil ne sest jamais fait un instant illusion sur le résultat de la lutte et quil ne la entreprise que dans un but détourné, pour dautres raisons que pour se faire élire ? Je lignore. Poussé à la candidature par le gouvernement et surtout par le commissaire des terres publiques, il na pas dû laccepter sans avoir dabord quelque peu mesuré les forces et sans se rendre compte du rôle quil allait jouer. Lhon. M. Beaubien qui se voit à tout jamais perdu comme ministre, comme simple représentant même, a voulu tenter un effort suprême et risquer au moins une bonne carte, puisque cétait sa dernière ; cest pour cela quil sest adressé à M. Bossé. Mais les faibles mains de lhomme sont impuissantes à repousser le courant qui se précipite du haut des sommets ; quand les hommes ne font que décroître, ils sont lancés comme dans le vide, sans même trouver un obstacle où se prendre.
Les événements se précipitent depuis un an comme une avalanche ; ils arrivent irrésistiblement sur les frêles appuis dun régime qui sécroule ; cest la voix formidable qui retentit à certaines époques marquées de lhistoire, cette voix du peuple, voix de Dieu, qui fait tomber tout devant elle, comme les murailles de Jéricho au son des trompettes. Lheure a sonné du réveil et de la vision, même pour les esprits les plus obscurs ; cest ce quexprimait hier dans son langage vulgaire, mais bien significatif, un électeur de Montmagny. « Il y a assez longtemps quon nous mène, cest à notre tour. » Tout est là ; le peuple reprend ses droits.
Parler dachat de votes, de corruption, dintimidation aux électeurs de Saint-Pierre, Saint-Thomas, Saint-François et Berthier cest soulever une colère terrible. Devant cet impossible, on avait bien songé à défranchiser deux de ces paroisses, mais on ne la pas osé et le poll a été accordé partout. Vous parler de lenthousiasme, de la détermination en quelque sorte farouche des gens de Montmagny, cest chose inutile. Et cela date de loin, M. Fournier a été battu trois à quatre fois dans ce comté, mais jamais plus que par 20 voix ! malgré la pression assujettissante du gouvernement, malgré la violence des préjugés soulevés comme une tempête contre lui. Sil a été battu si souvent, avec sa popularité bien connue, incontestable, cétait surtout grâce à cette guerre unique, odieuse, quon a faite pendant quinze ans aux libéraux en les représentant comme les destructeurs de la religion et de lordre social. Mais ces temps ne sont plus, et il est impossible de les faire revivre dans bien des comtés désabusés.
M. Fournier a parlé hier devant son peuple comme il eût parlé en chambre, avec cette dignité, cette précision, cette noblesse et cette sobriété de geste, cette connaissance profonde des moindres détails de notre politique qui ont fait mon étonnement en même temps que mon admiration. Il est au fait de tout ; en vain son adversaire a voulu lattaquer en ressuscitant des petits faits obscurs, ignorés, perdus dans le flot des événements et dans loubli du passé, il na réussi à rien quà faire mettre sous une vive lumière les connaissances minutieuses et la mémoire étonnante de notre ami. M. Fournier a passé en revue toute la politique depuis la Confédération, et chaque fait ministériel devenait une arme terrible entre ses mains. Peut-être confus du rôle dinstrument de M. Beaubien quon lui prête, M. Bossé a voulu secouer par un suprême effort la main appesantie sur lui, et a déclaré, il a crié presque avec une sorte dangoisse quil était indépendant et quil se glorifiait dêtre indépendant, que son passé ne le rattachait à aucun parti et que son avenir ressemblerait à ce passé.
Mais comment croire à ces paroles, lorsquon sait que depuis un mois cest lhonorable M. Beaubien qui distribue ces promesses et son argent sans compter en faveur du candidat quil a comme imposé à Montmagny, lorsquon le voit laccompagner partout, payer de sa personne, se consumer en efforts surhumains pour changer une situation où il entrevoit labîme ? Comment M. Bossé peut-il saffranchir de la solidarité qui lui est imposée par les circonstances et par lattitude désespérée de ceux qui le soutiennent ? Que de caractère et dopinion il soit indépendant, je le concède, je dirai plus, je le sais ; mais il lui serait impossible de lêtre dans les actes et les électeurs le comprennent bien. Aussi toutes ces professions dindépendance paraissent-elles ridicules et sont-elles immédiatement repoussées par le bon sens populaire. Quelle différence avec M. Fournier ! « Je suis libéral, a-t-il dit avec force, avec orgueil, avec entrain, je suis libéral, je lai toujours été, jaccepte la solidarité de tous les actes accomplis par les libéraux, jen réclame une part, et je veux la garder intacte à lavenir. » Puis il a fait voir ce quétaient les libéraux, ce quils avaient fait, ce quils avaient essayé de faire, et surtout ce quils auraient essayé de faire pour le pays si lopinion publique faussée, tourmentée, étouffée, ne les avait pas si longtemps retenus loin du pouvoir. Et un immense applaudissement a répondu à ces fières et énergiques paroles.
Quelle figure faisait pendant ce temps lhonorable commissaire des terres publiques ? Abattu, humilié, courbé sous larrêt du destin, perdu au fond du husting, presque invisible, il ne sest pas levé une fois et ne fait pas entendre une seule dénégation des accusations précises serrées, sévères auxquelles le soumettait M. Fournier qui lavait pris à partie, heureux de pouvoir enfin rencontrer en face lhomme qui depuis un mois pénètre toutes les maisons en cherchant à y glisser lor, ce dieu moderne qui fait prendre aux hommes toutes les formes et leur donne tour à tour ou en même temps les opinions les plus contradictoires. Mais il faut croire que les gens de Montmagny ne connaissent pas le prix de lor ou bien quils estiment lélection de M. Fournier au-dessus de tous les trésors. Faisons une réserve toutefois, il en faut toujours, hélas ! et lon ne saurait trouver un comté, quelque athée quil soit, où il ny ait quelques adorateurs de la divinité aurifère. Cette réserve, je la fais pour un endroit appelé le Buton près de Saint-Thomas, qui renferme à peu près 140 électeurs. Ces 140 électeurs doivent tous au gouvernement pour leurs terres ; ils sont bien en faveur de M. Fournier, mais que répondre au commissaire même des terres qui leur donne quittance de leurs dettes au nom de la province, sils votent pour M. Bossé ? Ces pauvres gens ont une famille, sils votent mal, ils perdront leur lot, on les poursuivra et ils seront obligés de laisser leurs foyers pour la terre étrangère. Il y a tant de liens qui rattachent les hommes à la patrie, même au sein des plus dures privations, quils sont prêts à bien des sacrifices pour ne pas la quitter. Or, ces sacrifices ont été mis dans la balance, comptés, pesés et M. Beaubien qui tient le plateau, met dans chacun deux la quantité de métal nécessaire à le faire pencher du bon côté. De cette façon le candidat ministériel qui sen lave les mains, et qui est indépendant, bien entendu, enlèvera peut-être une centaine de voix à M. Fournier, mais ce sera tout, et le résultat nen reste pas moins incontestable, assuré davance.
Je nai jamais vu les choses se passer à une nomination avec autant dordre et de tranquillité. Chaque candidat a parlé rigoureusement trois quarts dheure et a eu vingt minutes de réplique, puis chacun deux sest dirigé avec les siens à la maison traditionnelle où étaient préparés ces rafraîchissements. Ce fut un spectacle comique, sur lhonneur, que celui de la séparation des assistants. Une foule énorme suivit M. Fournier, tandis quun petit groupe incertain, vacillant, presque furtif, accompagna son adversaire. MM. Plamondon, Fréchette, Frenette et Lavergne adressèrent tour à tour la parole à nos gens, et lenthousiasme fut indescriptible. Pendant quils parlaient, deux conducteurs de chantiers qui venaient dêtre renvoyés de leurs fonctions parce quils étaient en faveur de M. Fournier, arrivèrent furieux dans un état de surexcitation dangereuse ; on eut toutes les peines du monde à les calmer, et ce ne fut quen leur assurant une vengeance facile et prompte, comme ils purent sen convaincre en voyant le nombre immense de ceux qui avaient suivi le candidat libéral.
Je reçois à linstant des nouvelles de Charlevoix. M. Gagnon y a, paraît-il, une majorité de près de 400 ;encore une victoire pour nous.
À lIslet, le succès de M. Letellier nest plus mis en doute par personne ; samedi soir le 1er juillet, il sera reconnu lélu du comté.
Il nous arrive détranges rumeurs de Rimouski. On affirma que tous les candidats se sont retirés pour faire place à M. Alexandre Chauveau, fils du premier ministre, qui serait élu par acclamation. Cette nouvelle est probablement vraie simplement parce quelle est absurde. Il faut sattendre à tout. Celui qui sétonnerait aujourdhui, après les merveilles accomplies par la corruption, serait un naïf plaisant. Quon répugne à croire que des candidats fassent si bon marché de lintelligence et du caractère des électeurs devant lesquels ils épuisent les protestations, quon se refuse à admettre, quils sen croient les propriétaires parce quils ont leur votes, et quils veuillent les vendre comme des bufs, quon repousse comme une noirceur lidée quune administration en soit arrivée à cet excès de cynisme qui lui permet de tout oser dans la honte et dy entraîner avec elle à son gré, les populations quelle réserve pour cela, cest un légitime sentiment dindignation, mais qui indique une expérience bornée. Quoi quil en soit, si le comté de Rimouski accepte dêtre troqué ainsi et de passer de main en main comme un lot vendu par le shérif, sans quon le consulte, je trouve quil ne mérite même pas davoir un député et quil serait encore trop honoré que M. Chauveau, fils, voulût jouer le rôle ridicule de représentant dun comté sans voix.
M. Alexandre Chauveau est parti pour Rimouski il y a deux jours, et lon massure que cest afin de se montrer aux électeurs avant la nomination, et de terminer les dernières négociations pour lachat des candidats, lequel voudrait celui des électeurs inutiles. Mais cest là quon pourrait bien se tromper, et je métonnerais moins dune explosion de colère qui renverrait Alexandre à son papa que de la tentative monstrueuse de ce dernier en faveur de son fils.
Le comté de Rimouski, vous le voyez, avait été réservé pour la fin, et pour cause ; le gouvernement voulait se ménager une réparation in extremis dans le cas où lopposition gagnerait trop de terrain, et reprendre ainsi quelque force à la clôture des élections. Mais un gouvernement qui en est rendu à de pareils brocantages reconnaît sa faiblesse avant daffronter les chambres et résigne moralement avant dêtre battu.
Une dernière nouvelle. Un certain nombre dentrepreneurs du chemin intercolonial auraient, paraît-il, souscrit cinq mille louis pour les candidats ministériels, en considération de plusieurs déviations au tracé du chemin que le gouvernement aurait autorisées, et qui apporteraient aux entrepreneurs un bénéfice de cent à cent cinquante mille dollars. Vous le voyez, cest de mieux en mieux. Quels éclaircissements va jeter sur tous ces tripotages la formidable opposition qui se prépare pour la session prochaine ! Et combien M. Chauveau aura encore bien plus de comptes à rendre que son collègue des finances !
Chroniques pour « La Minerve »
La Minerve, 24 mai 1872.
Croyez-vous que ce soit une chose facile que décrire ? Oh ! certes, la difficulté nest pas de tenir une plume et dexprimer des idées ; mais il faut surmonter lapathie, lamertume quon éprouve en face de lindifférence et, peut-être, du dédain public. Ce nest pas au lecteur quil faut en faire le reproche ; mais il y a tant de choses à lire, et moi-même, entouré comme je le suis en ce moment de journaux de France, dAngleterre, des États-Unis et du Dominion, je me demande ce quil peut me rester à dire qui intéresse, et si tous mes efforts naboutiront pas à du remplissage.
Les sujets abondent, les événements sont nombreux, saccumulent, et cependant la plume reste aride, inféconde. Oh ! quel est lécrivain de nos jours qui na pas senti cette pénurie au sein de labondance et qui ne sest demandé cent fois comment il pourrait flotter dans le déluge de la presse quotidienne ? Vous croyez avoir des idées ! il y a longtemps quelles ne sont plus à vous, il y a longtemps que toutes les formes de la publicité les ont reproduites et quelles sont le patrimoine commun dune foule dhommes qui ont lu, pensé, médité, appris comme vous. Et cependant, vous êtes journaliste, cest-à-dire que vous avez cette besogne de vous émietter vous-même tous les jours, et de servir, chauds ou froids, des morceaux de cervelle qui ne sont pour la plupart, que des réminiscences. Être original ! comment le voulez-vous, à moins de tomber presque dans labsurde et dirriter des nerfs déjà fatigués ? Il ny a plus de ressources aujourdhui, et les plus grands génies tombent dans la démence en voulant créer. Oh ! quil est heureux lavocat qui na à faire que des déclarations et des factums, besogne idiote qui paie admirablement !
Quil est heureux le médecin qui ne rédige que des prescriptions et ne varie ses formules que pour empoisonner avec moins de monotonie ! Mais lécrivain ! voilà le pélican des sociétés modernes ; il se donne à manger lui-même, et ce quil offre nest souvent pas mangeable. Cest précisément alors quil en offre le plus. Il y a des gâte-métiers partout.
Que je voudrais avoir la vanité puérile, lorgueil ridicule des commerçants ! je croirais le monde entier suspendu à chacune de mes phrases ; mais jai trop délayé dencre, trop martelé ma pauvre tête fatiguée denfantements, pour croire à ladmiration.
Ladmiration ! quelle immense plaisanterie ! quy a-t-il dadmirable, et où sont les grands hommes ? Les fétiches de lenfance, les objets dun culte passionné, les idoles dune prédilection enthousiaste, tout cela a disparu sous le souffle de la critique et de lanalyse historiques. Les grands sont devenus petits, les inconnus ont pris place, les obscurs ont jailli, les événements qui semblaient décider du sort des mondes sont devenus lettre morte, tout sest effacé, amoindri, dénaturé, laissant derrière soi la trace de la fragilité humaine et la mortelle semence de la désillusion.
Où allons-nous ? quelle épave restera-t-il aux derniers croyants dans le naufrage de la littérature, des arts, de la poésie, de ce qui faisait lidéal des temps passés ? Tout se chiffre ; la littérature est un métier, les arts vont à lencan et la poésie, oh ciel ! ce nest ni Lemay, ni Fréchette qui réchaufferont son linceul. Il ny a plus quun cri, celui de la locomotive, et lâme ne sélève plus que par secousses électriques. Le télégraphe seul inspire, et limagination cherche en vain où est linconnu quelle peut peupler de rêves et enchanter. Il ny a plus dinconnu et les cieux sont dépeuplés de leurs secrets. La science a tout envahi.
Soyons de notre temps et livrons-nous au réel. Le réel, cest le chemin de fer du nord. Cette définition na pas encore été faite et jen réclame loriginalité. Le chemin de fer du nord a été longtemps une illusion, et qui le croirait, même pour des Québecquois, il est devenu une chose tangible, assurée, inévitable. Inévitable ! oui voilà un grand mot ; mais il ny a que ceux-là qui frappent ; je voudrais vous faire une causerie composée uniquement de mots de cinq syllabes et je verrais tous vos lecteurs bouche béante devant moi. Jai prononcé le mot lecteurs. Quest-ce quun lecteur ? lêtre le plus capricieux, le plus difficile, le plus incorrigible qui existe. Que faut-il pour le contenter ? des riens et des choses colossales. Il samusera à un fait divers mal rédigé pendant que son voisin se plongera dans des statistiques qui ressemblent à lantique dédale : lun dévore la cour du recorder, lautre épluche léditorial, tandis quun troisième soupire après la suite du feuilleton, que reste-t-il pour lauteur des causeries ? Les indifférents, les oisifs déclassés et ceux qui ont essayé en vain de tous les narcotiques.
En être là avec un talent de chroniqueur qui charmerait toute la race latine, et ne pouvoir faire autre chose que présider à la toilette de Morphée, que préparer le sommeil des gens fatigués de leurs affaires ou de leurs plaisirs !
Cest désespérant, mais je men moque comme de lan douze. La suprême ressource dun écrivain comme moi, cest de pouvoir rire de ses lecteurs ; il est vrai quil est seul contre tous, mais cest là ce qui le délecte, et il se flatte de sa glorieuse impuissance.
Avez-vous la passion des autographes ? ne craignez pas de lavouer ; cest une passion ridicule mais honnête ; il ny en a même pas qui soit plus inoffensive, et, en certains cas, plus frénétique.
Il y a des collectionneurs qui vendraient leur droit daînesse pour lA majuscule dun homme célèbre ; les éditeurs, en général, nont pas cette folie, puisquils paient le moins cher possible des manuscrits entiers, mais en revanche, il y a des amateurs qui commettraient un crime pour ajouter un autographe à leur collection. Que jenvie le sort de celui qui a trouvé, parmi les papiers des Tuileries, le billet suivant, écrit de la main de mon cousin, Pierre Bonaparte :
À LEMPEREUR.
Sire,
La prose élégante, nerveuse et concise de lHistoire de Jules César ne pouvait que perdre à être mise en vers. Ce petit travail naurait donc pas sa raison dêtre, si la mesure et la rime nétaient pas les meilleurs auxiliaires de la mémoire, même la plus rebelle. Je voudrais que tous les Français apprissent par cur la préface-événement du nouveau livre de Votre Majesté. Le Pape, en signant sa malencontreuse encyclique, sest écrié à tort : Exegi monumentum. À bon droit, lEmpereur peut sappliquer cet adage.
« Quant à moi, je serai largement payé de mon labeur, si ces vers pouvaient servir aux exercices mnémoniques de notre jeune prince impérial.
« De Votre Majesté,
« Sire,
« Le tout dévoué cousin,
« Pierre-Napoléon Bonaparte. »
Cest monumental. Ni Gagné, le poète universel, ni Grandperret, lauteur de toutes les complaintes connues, na atteint cette hauteur. Voyez-vous ce que lhistoire eût perdu, sans les chercheurs atrabilaires, institués par le gouvernement du 20 septembre, pour faire le dépouillement des papiers laissés aux Tuileries ?
Parmi ces papiers se trouvait aussi le texte de certaine consultation du docteur Sée, qui donnait, sur létat physique et mental de Napoléon, les détails les plus circonstanciés. Je nose en reproduire un seul, mais cest bien dommage. Quil me suffise de dire que lorsquil eut terminé son travail, le docte médecin insista pour que dès lors lex-empereur, fort affaissé et affaibli, suivît son traitement.
Oui, oui, répondit M. Conneau, le médecin particulier, mais plus tard.
Plus tard ?
Oui ; nous entamerons ce traitement, lorsque Sa Majesté sera de retour de Berlin ! ! !
Dans une vente publique dautographes, qui vient de se faire à Paris, on a trouvé ce billet dHelvétius
« Voyez, dit lauteur de lEsprit, voyez en tout temps « avec quel acharnement on a persécuté les grands hommes... « Ce quil y a de mieux à faire dans ce pays, cest dêtre bête, ignorant et fripon... »
Je noserais jamais dire cela du Canada, je verrais trop de gros furieux contre moi.
Une des pièces les plus importantes de cette collection est certaine lettre de Lammenais, datée du 28 février 1835, et quon dirait écrite dhier :
« Jai, dit Lammenais, lintime conviction quil se prépare une révolution intellectuelle, qui coïncidera avec la révolution sociale que tout le monde attend, et qui déterminera la révolution future. Il me semble voir les éléments de cette première révolution se développer progressivement dans les esprits, presque à leur insu. Ce que je crains par-dessus tout, cest que les hommes trop pressés et sans profondeur réelle ne procèdent par voie de schisme, ce qui produirait de très grands maux. Je voudrais que ce qui doit se faire se fit par un travail de formation et non de destruction, de sorte quen ce qui touche à un sujet si grave, je mets, par conscience, une extrême réserve dans lexposition de mes vues sur lavenir.
« Dans la politique, au contraire, je pousse en avant, parce que la société me semble acculée, avec beaucoup dart, par le despotisme, dans une espèce de cul-de-sac, doù elle ne sortira quà laide dun puissant effort.
« Je suis, dailleurs, persuadé, comme je lai dit, que la république est le seul gouvernement qui puisse sétablir en France dune manière durable, le seul qui ait des conditions dordre et de stabilité : non que je me dissimule labus quon peut faire de ce nom de république et que jattache à cette forme de police une valeur absolue ; mais, toute idée théorique à part, elle me paraît une invincible nécessité de fait, et, dès lors, il importe souverainement, à mon avis, darriver à ce fait nécessaire par la route du droit, afin que les bases mêmes de lassociation humaine ne soient pas dangereusement ébranlées... »
Les collectionneurs ont donc encore quelque mérite de conserver ces pièces inédites qui servent, les unes, aux petits côtés de lhistoire, les autres denseignement et de révélation.
Quel temps avez-vous à Montréal ? Lété, je suppose, puisque dans notre beau pays, il ny a pas de printemps. Quant à nous, Québecquois, nous sommes encore en hiver ; le vent de nord-est est venu avec les grandes mers du 9 mai et nest pas reparti avec elles, voilà dix jours de cela ! Ses lourds tourbillons, pleins des vapeurs glacées du golfe, sabattent sur la ville et la font frissonner, les vitres tremblent et les passants ondulent, incertains sur leur base ; les trottoirs craquent et se disjoignent, les toits antiques des maisons frémissent, et lon entend à peine le sifflet des bateaux à vapeur emporté dans les rafales. Les citoyens ahuris, abasourdis, tournés bout pour bout comme des navires dans la tempête, parlent de remettre leurs casques et déjà les par-dessus de janvier ont recouvert toutes les épaules.
Mais si tout gèle et se fige, les langues au moins conservent leur chaleur et leur pointe acérée. Quelle délicieuse boîte à cancans que la vieille capitale ! Si un Québecquois, qui vous connaît dhier, ne vous aborde pas aujourdhui, en vous parlant de toutes ses petites affaires de ménage et de celles des autres, retenez-le comme lami le plus précieux que le ciel vous envoie, cest un homme unique. Qui nest pas cancanier dans Québec na pas droit de cité, et celui qui ne soccupe pas incessamment de son voisin perd tout son temps, outre le thème favori de la conversation quotidienne. Mais, en somme, un défaut, quelque général quil soit, ne devient sensible ou dangereux que par ses effets. Or, à Québec, les cancans ne font de mal à personne ; on sait presque gré aux gens de prêter au scandale ou à la médisance, et dans une ville où les deux tiers du temps se passent à séplucher mutuellement, on est reconnaissant envers ceux qui vous donnent le plus de besogne.
Toutefois cette bonne capitale a du caractère et une physionomie ; cest beaucoup, cela seul compense tout le reste. Québec ne ressemble à rien de ce que lon voit en Amérique, contrairement à Montréal qui ressemble à toutes les villes du continent. Vous nêtes, vous, que des gens daffaires et de spéculation, il ne vous manque que les rings ; nous sommes, nous, des gens de paresse, de lecture, de calembours, de promenades, de petites veillées, de petits cercles, de parties de plaisir, de soulographie joyeuse, de galanterie élégante, de murs épicées, de dîners charmants à trente cents pièce, et surtout nous sommes des jaloux féroces. Oh ! pour la jalousie, jen réponds, cest une véritable manie. Ce nest pas quon déteste la supériorité ou les avantages dautrui, mais cest une manière dêtre ; on est ombrageux comme les chevaux rétifs, sans savoir pourquoi.
Me voilà arrivé à la fin de cette causerie sans avoir parlé des grandes choses de notre époque, du canal du Suez, de celui de Tehuhantepec, de celui de la Baie Verte, du tunnel des Alpes, du chemin du Pacifique et du traité de Washington. Je men flatte ; jai trouvé le moyen décrire deux colonnes sans rien dire, ou plutôt jai dit agréablement des riens ; je serais fort aise que tous les orateurs parlementaires en fissent autant ; nous naurions pas une opposition ridicule et vos frais de traduction et de dépêches seraient considérablement diminués. Auriez-vous la bonté den reporter une part sur lauteur des causeries ?...
« Las-tu vu
« La comète, la comète,
« Las-tu vu
« La comète à Plantamour. »
La Minerve, 24 juin 1872.
Enfin, il est donc vrai, bien sûr, quon ne la verra pas la comète, et Plantamour sest mis le doigt dans lil. Cela retarde encore la fin du monde ; pourtant, bien des vieilles femmes avaient déjà préparé leurs paquets ; il faudra tout défaire et arranger sa malle, simplement comme dhabitude, pour aller à Murray Bay ou à Kamouraska, au lieu de la vallée de Josaphat. Ceux qui méditaient le suicide et qui lavaient ajourné, dans la prévision du 20 août, date fatale où la comète devait nous mettre en poussière, vont être obligés de sexécuter. Que de craintes et despérances évanouies ! Que de calculs dissipés !...
Comme si nous navions pas assez de déceptions sur notre petit globe, sans que les astres viennent encore nous en apporter de nouvelles ! Décidément, limmensité est pleine de tours.
Pour moi qui ai toujours vu venir en philosophe les plus grands cataclysmes, je ne me suis occupé depuis deux mois que de connaître la nature de cet astre meurtrier qui prenait sur lui de tout renverser dans lordre de la création, et jai découvert les quelques faits suivants que je communique à vos lecteurs.
Cest de la haute science.
Et dabord, « La comète nest pas ce quun vain peuple pense. »
Quoiquelle ait les formes les plus terrifiantes, elle est au contraire lastre le plus inoffensif, le plus bénin avec lequel la terre puisse venir en contact, si jamais il lui prend cette fantaisie. En effet, la substance dune comète ne pourrait être évaluée, en densité, à une quantité aussi élevée que celle de latmosphère diminuée par lénorme diviseur, 45 millions de milliards. « La queue dune grande comète, dit Herschell, pourrait bien ne consister quen un très petit nombre de livres ou même de quelques onces de matière. »
Le choc dune substance si peu compacte serait tout à fait nul ; il nen pourrait pénétrer aucune parcelle, même dans les parties les plus dilatées de notre atmosphère. Elle serait à la terre ce que le plus petit moucheron est à léléphant ou à la baleine, et sa queue, fût-elle formée du poison le plus violent, ne pourrait nuire aux existences les plus éphémères de notre globe.
Doù lon peut conclure aisément que toute la substance dune queue de comète ne fournirait pas assez de matière à la médecine homéopathique.
Les chances pour la rencontre dune comète avec la terre sont à peu près dans le même ordre que celles de la rencontre de deux grains atomiques de poussière qui volent au vent, lun à Paris et lautre quelque part en Amérique.
Cependant les comètes ont un volume énorme. Celle qui a paru en Septembre 1853 était à 26,700,000 lieues de la terre ; elle parcourait 9000 lieues par heure ; sa queue avait 1,500,000 lieues de longueur et une largeur de 83,330 lieues, à peu près la distance qui existe entre la terre et la lune.
Depuis les premiers âges de lastronomie jusquà linvention du télescope, on na pu remarquer que les plus brillantes comètes ; il ne se passe guère dannées maintenant sans quon en observe une ou deux. Un certain nombre de ces astres échappent à lobservation lorsquils traversent le ciel pendant le jour ; ils ne peuvent devenir visible que par le rare événement dune éclipse totale de soleil. Au rapport de Sénèque, cest ce qui arriva soixante ans avant Jésus-Christ ; une éclipse totale permit de voir une énorme comète près du soleil.
Mais avant daller plus loin dans les profondeurs mathématiques, je vais faire ce que jaurais dû faire dabord, cest-à-dire donner une simple définition du sujet qui nous occupe.
Le mot comète est tiré du grec, et veut dire étoile chevelue. Le point lumineux qui saperçoit ordinairement vers le centre sappelle noyau, et lauréole lumineuse qui entoure le noyau de tous les côtés porte le nom de chevelure. Le noyau et la chevelure réunis forment la tête de la comète, tandis que les traînées lumineuses, dont la plupart des comètes sont accompagnées, sappellent leurs queues.
Les comètes furent, dans les siècles dignorance, des sujets de terreur et deffroi, soit à cause de la rareté de leur apparition, soit à cause de leur figure extraordinaire qui présente souvent un aspect menaçant. Leur existence, pour ainsi dire, à part sous les régions sidérales, la singularité de leurs mouvements, la bizarrerie de leur forme, étaient en effet de nature à faire naître des terreurs mystérieuses. Les peuples les regardaient comme le présage de grandes calamités, et justifiaient de si puériles frayeurs en leur attribuant les sinistres événements qui les précédaient où les suivaient immédiatement.
On prétendit que la mort de jules César fut annoncée par la comète qui parut lan 44 avant notre ère ; les cruautés de Néron par celle de 64 ; lorigine du mahométisme par celle de 603 : on trouvait que sa queue avait la forme dun cimeterre turc ; léruption de Tamerlan par celle de 1240, et la chute de lempire par celle de 1456.
« Seul, ou presque seul, dit lastronome Babines, Sénèque opposa sa puissante logique aux idées superstitieuses de ceux qui avaient vécu dans les siècles antérieurs. Les comètes, suivant lui, se meuvent régulièrement dans des routes produites par la nature ; et, jetant un regard vers lavenir, il affirme que la postérité sétonnera que son âge ait méconnu des vérités si palpables. Il avait raison contre le genre humain tout entier, ce qui équivaut à peu près à avoir tort. »
Par les travaux théoriques de Newton et par les calculs de Halley, la prédiction de Sénèque se trouve accomplie. Les comètes, ou du moins quelques-unes dentre elles, suivant des orbites régulières, leur retour peut être prévu ; elles cessent dêtre des existences accidentelles ; ce sont de vrais corps célestes à marche réglée. Le merveilleux disparaît, ou, du moins, il passe au génie qui a percé le mystère de la nature.
Les comètes que lon a aperçues dans notre siècle, au milieu de grands événements politiques, nont pas été accusées de les avoir produits : au contraire, dabondantes récoltes ont accompagné celle de 1811, dont laspect fut cependant terrible.
La comète de 1664 devait causer la mort de tous les souverains, daprès un dicton vulgaire ; cependant aucun ne mourut cette année-là.
La comète, soi-disant annoncée par M. Plantamour pour le 20 août 1872, était tout simplement une invention du parti national, transformé en parti religieux, qui veut rendre le ciel complice de lépouvante quil va jeter parmi les populations, aux prochaines élections fédérales.
La comète de Charles-Quint, attendue de 1856 à 1862, et qui, suivant une opinion généralement répandue, devait bouleverser le monde, est oubliée ; on désespère de la retrouver. Quand on pense à la terreur profonde et fabuleuse que cette attente a causée en plein dix-neuvième siècle, il ne nous est plus permis de sourire en considérant la crédulité des siècles que nous appelons, à tort peut-être, siècles dignorance.
Eh quoi ! lignorance est de tous les temps, et la superstition qui laccompagne durera tant que les éléments de la science ne seront pas vulgarisés, mis à la portée de tous. Ne voit-on pas aujourdhui, dans les provinces rhénanes, une superstition des plus étranges, et qui consiste, suivant un journal français à qui jemprunte ces détails, « à se mettre en contemplation devant les vitres des fenêtres où se forment, par leffet combiné de lhumidité, de la lumière et des poussières légères en suspension dans latmosphère, des traits, des linéaments, des dessins capricieux et bizarres ? Les vitres ne montrent plus que croix, têtes de morts, ossements entrelacés et épées vengeresses.
« Parmi les populations du haut et du bas Rhin, où cette épidémie contemplative na pas tardé à se répandre, on distingue sur les moindres vitres, des madones irritées, des turcos sélançant contre lennemi, des zouaves terrifiants, des canons, des chassepots, en un mot tout larsenal de la revanche, y compris les vaisseaux cuirassés. Ces figures dans lopinion de bien des gens, ont un caractère miraculeux et prophétique. On prétend même que, par leffet de cette puissance mystérieuse, les signes, inscrits de tout temps sur la fleur des fèves, ont représenté cette année la figure du zouave vengeur. »
Voilà une légende toute formée maintenant. Le zouave, devenu à peu près inutile désormais sur les champs de bataille, va se réfugier dans les potagers. On le mettra en soupe, en salade, on lécrasera dans du lait, et dun bout de la France à lautre, on entendra retentir, dans le gosier de tous les garçons de restaurants, ce cri du guerre et de vengeance : « Servez chaud, le zouave demandé. »
Sic transit gloria mundi.
Ô mon siècle, tu nes, comme tous les autres, quune immense blague.
Enfin, nous lavons, cet été tardif qui a fini par triompher des vents et de la pluie. Oui, mais à peine est-il venu que déjà lon commence à se plaindre. « Quil fait chaud, quil fait donc chaud », est le mot que répètent toutes les bouches. Sans doute on voudrait voir reprendre le pont et mettre ses patins ; que lhomme est oublieux ! Il a gémi tout un hiver sous lépaisseur des fourrures, et le voilà déjà qui les regrette. Nous navons que deux pauvres petits mois pour que le sang figé dans nos veines se remette à couler, et dès le premier jour nous étouffons.
Il est vrai que ce premier jour est toujours chez nous un coup de foudre ; le climat du Dominion est brutal, il ne ménage rien, il ne connaît ni nuances ni transitions et ne procède que par surprises, mais nous avons besoin dêtre galvanisés. Le tempérament canadien nécessite de fréquentes secousses électriques, et je crois, Dieu me pardonne, que la nature en nous prodiguant les coups imprévus, nous traite en bonne mère de famille.
Cest ainsi que je fais de vos lecteurs et je les quitte au moment où ils sy attendent le moins.
Lappel nominal à Charlevoix
Le National 10 août 1872.
Dès la veille, le 4 courant, dimanche au soir, quelques électeurs des paroisses environnantes étaient arrivés aux Éboulements, chef-lieu du comté ; il y avait deux maisons de pension louées par le candidat ministériel, M. Cimon, et deux par le candidat national, pour la journée du lendemain. M. Cimon avait passé deux jours auparavant, dans la nuit, avait donné ses ordres pour la boustifaille et distribué de largent aux principaux meneurs ; il parcourait ainsi le comté depuis quinze jours en annonçant à qui voulait lentendre quil avait de largent autant quil en désirait et quil navait pour cela quà écrire à Québec. Selon lui, M. Tremblay devait résigner avant lappel nominal, et il avait stationné deux de ses partisans à la Baie-Saint-Paul pour épier le départ de M. Tremblay sen allant en désespoir de cause, à Chicoutimi. Le candidat national ne pouvait pas, évidemment, résister à la double influence du gouvernement et de M. Price, venu récemment dans le comté, et qui avait juré de faire élire M. Cimon.
Or, M. Price est un homme qui, jusquà présent, sest fait fort de gouverner les Laurentides, et de faire accepter par les deux comtés de Charlevoix et de Chicoutimi lhomme de son choix ; il veut non seulement tenir dans sa main tous les intérêts industriels et mercantiles de ces deux comtés, mais il veut de plus y régner, y gouverner suivant son bon plaisir. On citait des circonscriptions entières qui ne pouvaient lui échapper, parce quil y fait des affaires considérables ; cest ainsi que Saint-Urbain, Saint-Fidèle et lîle aux Coudres devaient se courber sous sa férule et donner bon gré mal gré toutes leurs voix à M. Cimon. Or, il arriva que le samedi, 3 août, jour fixé par M. Cimon pour la fuite précipitée du candidat national, les bonnes gens qui voulaient vérifier de leurs yeux cette retraite mystérieuse, trouvèrent avec ébahissement que cétait M. Price, au lieu de M. Tremblay, qui sen allait confus, humilié, en disant quil ny avait rien à faire. Lautocrate navait pu détourner ni même neutraliser un seul électeur.
Je ne veux rapporter ici que les choses qui sont à ma connaissance personnelle les paroles que jai moi-même entendues, les faits que jai moi-même constatés : je sais trop à quelles exagérations et à quelles duperies les électeurs de chaque côté sont exposés, souvent sans sen rendre compte, même dans les luttes les moins douteuses.
Quelques jours auparavant, M. Cimon avait emphatiquement déclaré quà lappel nominal ses partisans seraient dans la proportion de six contre un, et que, sil arrivait seulement à partager la Baie-Saint-Paul, lappel nominal ne serait pour lui quune pure formalité triomphante. Laissez-moi vous dire en passant que la Baie-Saint-Paul est une paroisse énorme qui compte près de sept cents électeurs. Dans les calculs de M. Cimon, il nétait nullement question des Éboulements qui comptent 442 électeurs, et qui étaient absolument, entièrement, infailliblement à lui ; il ne redoutait quun seul endroit, et encore faisait-il semblant de la craindre, cétait la Baie-Saint-Paul. « Mais, disaient ses partisans, la Baie-Saint-Paul, quoique favorable au candidat national, voterait nécessairement pour le candidat ministériel parce quelle avait besoin dun quai, et que M. Cimon seul pouvait le lui faire avoir. »
Je navais pas vu M. Tremblay une seule fois depuis louverture de la campagne électorale, et je ne savais pas par conséquent quelles étaient ses impressions ni ses ressources. Javais bien entendu un certain nombre de ses partisans de la Malbaie qui prétendaient que son élection nétait pas seulement contestable, mais, jétais porté à les prendre pour des dupes en face des assertions catégoriques, des déclarations absolues de ses adversaires. Cest donc en tremblant que je me rendis le dimanche soir, veille de lappel nominal, à la maison louée par M. Tremblay ; jy portais un cur défaillant et comme une certitude douloureuse de la défaite qui nous attendait. M. Tremblay était arrivé depuis quelques minutes ; il y avait là à peu près une vingtaine de personnes réunies en cercle ; la lumière était faible et une espèce de consternation semblait répandue sur tous les visages. « Allons, cen est fait, me dis-je, le comté de Charlevoix est perdu pour nous. » Javais mal vu ; ce que je prenais pour de la consternation était simplement lincertitude blafarde répandue par la lumière de la chandelle sur des figures radieuses et confiantes.
Aux premières paroles décourageantes sorties de ma bouche, un bruyant éclat de rire minterrompit. « Mais comment, mais comment ! sécrièrent toutes les voix, nous avons au moins les trois quarts du comté, la paroisse de Saint-Paul tout entière, moins peut-être cinquante voix, toute lîle aux Coudres, Saint-Urbain, moins une voix neutre, et les deux tiers de la Malbaie. Dans les Éboulements, que les bleus croient tenir tout naturellement, nous avons un peu plus de la moitié ; depuis deux ans, vous ne sauriez croire, monsieur, combien les Éboulements, paroisse qui autrefois votait en masse et quand même pour le candidat du ministère, se sont divisés ; ce sont aujourdhui les rouges qui lemportent. Le curé de la paroisse est opposé à eux, mais les curés de toutes les autres paroisses sont favorables à M. Tremblay. »
La voix et le geste de ceux qui me parlaient ainsi avaient un accent si certain, respiraient une conviction si inébranlable que je ne trouvai pas une objection. Mais je gardais mes doutes ; lexpérience de tant de défaites inattendues ne me permettait aucune espèce de confiance puérile. Prenant M. Tremblay à part « quelle est votre opinion, lui dis-je, parlez-moi sérieusement. » Il ne me répondit que ces quelques mots : « Je ne vois pas du tout ce qui peut mempêcher davoir pour moi les deux tiers au moins des votes. » Là-dessus, je partis. Le lendemain matin, à huit heures, jétais dans le village, interrogeant les groupes qui commençaient à se former, regardant venir les voitures des paroisses voisines. Jusquà neuf heures et demie, la plupart des voitures arrivées sétaient arrêtées devant la maison louée par M. Cimon ; celui-ci avait déclaré, deux jours auparavant, quil avait retenu et payé davance cent voitures de la Malbaie et autant de la Baie-Saint-Paul, et que M. Tremblay ne verrait venir de ces deux endroits quune cinquantaine de voitures en tout, conduites par de vieux partisans incorrigibles.
Ce que jéprouvai à cette heure-là de craintes et dangoisses, je ne saurais vous le dire. Tout à coup, et comme par enchantement, je vois une file presque interminable de cabriolets et de calèches venir du côté de la Malbaie, dépasser au petit trot la maison des bleus et se rendre à celle où les attendait M. Tremblay. Puis ce fut au tour des gens de la Baie-Saint-Paul, de lîle aux Coudres, des townships et des concessions. En moins dune heure, il y eut plus de deux cent cinquante voitures des partisans nationaux, tandis que plus rien narrivait du côté opposé. Une masse, une masse énorme de nos gens, se concentrait autour de notre candidat, et cétait vraiment pitié à voir que le groupe mince et chevrotant de ceux qui attendaient M. Cimon.
Lheure de lappel sonna ; nous partîmes, nous étions entre sept et huit cents. « Cest une vraie farce, disaient les uns, ils noseront pas se montrer ; il ny aura pas de poll ; cest écurant, disaient les autres, nous allons prendre toute la place, ils nauront plus que le poulailler du bedeau où se mettre. Ce nest pas de la lutte, ça, ajoutaient quelques farceurs, il faut que la moitié de nous autres sen aille pour que ça ait lair dêtre contesté. »
Ce fut au milieu de ces plaisanteries, tantôt grotesques, tantôt vraiment spirituelles, que nous arrivâmes au husting. En moins de dix minutes lofficier rapporteur avait lu cette incomparable pièce déloquence qui sappelle un writ électoral, puis des cris étourdissants, poussés par huit cents poitrines, demandèrent Tremblay, Tremblay. À ce cri répondirent les partisans de M. Cimon au nombre denviron trois cents, grosse mesure. Je ne vous raconterai pas les péripéties de cette joute de husting ; elle ressemble à toutes celles quon a pu voir depuis vingt-cinq ans ; les mêmes scènes, les mêmes coups de poing parmi quelques partisans des deux côtés qui se trouvent sur la lisière de la foule, les mêmes vociférations, les mêmes enfantillages. Les électeurs canadiens, à quelque parti quils appartiennent, nen sont pas encore arrivés à ce degré dappréciation du droit électoral qui leur commande découter au moins les candidats, chacun leur tour, de comprendre quil faut quil y en ait un qui parle le premier, et que, sils veulent se porter réciproquement quelques calottes, ils doivent attendre pour cela que les formalités nécessaires soient accomplies.
Les électeurs de notre pays sont encore de grands enfants pour qui un jour dappel nominal nest autre chose quun prétexte à tumulte et souvent à violence ; ils ne sen corrigeront quavec linstruction nécessaire répandue largement dans les campagnes, au lieu de lêtre à doses homéopathiques comme aujourdhui.
Les discours de part et dautre ont été cette fois relativement courts ; deux heures ont suffi pour épuiser toute la discussion, puis chaque candidat séloigna avec ses partisans respectifs. On ne vit aucun homme ivre et tout se passa généralement avec une tranquillité rare. M. Tremblay remercia en quelques mots ses partisans dune élection assurée davance, et M. Cimon jura à ses désespérés quil remporterait la victoire, dût-il mettre le comté de Charlevoix sens dessus dessous. Deux heures après, il partait pour Québec chercher, dit-on, des flots dargent pour tout mettre sens dessus dessous, et M. Tremblay prenait la route de la Malbaie pour empêcher, autant que possible, cette uvre destructrice.
Le comté de Charlevoix est à nous.
Lélection de Rimouski
Le National 27 août 1872.
Ça été enlevé, emporté, lancé. Lorganisation du parti national était parfaite dans tous les détails, rigoureuse, animée dun souffle ardent. M. Letellier était accouru, et avec lui un nombre damis suffisant à faire face aux conservateurs mal conservés dans toutes les paroisses et à tous les polls. Deux jours avant la votation, quelques parasites officiels, fretin vorace qui est devenu une espèce particulière, qui vit des élections en simposant au parti le mieux payant, sétaient rendus dans le comté à la suite dun individu quon a vu dernièrement dans les comtés de Bellechasse et de Montmagny, faisant je ne sais quelles uvres ténébreuses, mais à coup sûr très pratiques et très expéditives, puisquil passe à la course partout, ayant un soin infini de dissimuler ses traces.
Ce nétait pas sans des craintes sérieuses que les nationaux attaquaient le comté de Rimouski, depuis longtemps enrégimenté dans les cadres dun immobilisme officiel, à ce point quon le croyait le dernier refuge du régime expirant dans sa décrépitude. La lutte pour eux était dautant plus difficile que M. Fiset ne se plaçait sous aucun drapeau et répudiait toutes les couleurs politiques connues ; mais on le savait opposé aux ministres du jour, quoique conservateur en principe, et cest sur cette conviction seule que les nationaux étaient venus à sa rescousse et lui ont apporté une aide puissante. M. Fiset condamnait les actes du gouvernement en présence dun homme qui les a toujours appuyés aveuglément, docilement, comme un agneau qui na même pas la force de bêler. Cela suffisait pour que les nationaux lui donnassent leur concours contre M. Sylvain.
Le nouvel élu de Lislet, M. Cassegrain, était aussi accouru, et son étonnante activité, une puissance de séduction qui tient quelque peu de lensorcellement, navaient pas peu contribué au succès de la campagne. Je nai jamais vu dhomme aussi habile à manier un électeur, à sinsinuer dans sa pensée et à la convaincre. Il avait pris le Bic, résidence même de M. Sylvain, pour le centre de ses opérations, et il a si bien fait quil y a obtenu pour M. Fiset une majorité de quarante voix. Toutes les paroisses moins trois, dans ce comté immense qui a quarante lieues de front, ont donné une majorité considérable au candidat de lopposition, et il fallait cela absolument pour lemporter sur Rimouski, le chef-lieu, qui était aux trois quarts favorable au candidat ministériel.
On reprochait à M. Fiset de ne se présenter sous légide daucun parti et lon essayait, par ce moyen de détourner de lui les efforts des nationaux. Cétait manquer absolument de sens politique et de lintelligence de la marche que doit suivre toute uvre de transformation. Cest en effet la tactique traditionnelle des Anglais, tactique passée à létat de doctrine, pour les oppositionnistes de combattre le candidat officiel quelle que soit la couleur politique de celui qui lui dispute les suffrages dun comté. Mais, en dehors de cette simple manuvre de parti, il y avait ici une grande question politique à déterminer et des résultats sérieux à conquérir pour lavenir. Le premier point, le point essentiel, était de jeter le trouble et la division dans la masse compacte de conservateurs qui, depuis vingt ans, fait toutes les élections dans le comté de Rimouski. Ce premier point acquis décidait du second qui était la défaite du candidat officiel, et le troisième, celui de rattacher le candidat oppositionniste au parti national, par des liens indissolubles, suivait comme une conséquence naturelle. Tel était le point de vue large doù il fallait envisager la lutte et le caractère de gravité quil lui fallait donner pour en faire une uvre durable.
Cest ainsi que M. Letellier a présenté la question à lesprit des électeurs ; il sest placé uniquement sur le terrain de lopposition, laissant de côté toute discussion de principes libéraux ou conservateurs, et lon voit quil na pas trop compté sans lintelligence de ceux qui lécoutaient.
La veille de la votation, dimanche dernier, ce célèbre lutteur, lhomme qui, depuis vingt-cinq ans, associe son nom à toutes les espérances comme à toutes les déceptions des libéraux, adressait la parole aux habitants de Rimouski. Une cabale sétait formée pour lempêcher de parler et, certes, cétait là une uvre facile, puisque les trois quarts de lendroit étaient défavorables à M. Fiset. M. Letellier, prévenu, avait décidé quil se ferait entendre ; aussi, dès avant la fin de la messe, avait-il gagné un certain nombre de personnes et les avait-il disposées à lécouter au nom de lhonneur de leur paroisse et de leur propre dignité personnelle.
Dès quil parut sur le perron de léglise, il y eut bien quelques chuchotements, quelques grognements, quelques petites poussées, tentatives honteuses et impuissantes qui avortent en naissant, mais cela dura peu, et M. Letellier, monté sur une chaise, parvint en peu dinstants à dominer le bruit sourd de la foule et à lui parler de cette voix qui a retenti sur tant de hustings, avec cette parole puissante, énergique, expression animée de convictions qui nont jamais fléchi.
Des interruptions grossières éclatèrent ça et là, des injures brutales se firent entendre, mais enfin, lhonorable sénateur réussit à parler, à la satisfaction du grand nombre et aux applaudissements des nôtres jusquà la limite du temps convenu. Il parla des grandes questions du jour et les discuta en homme qui sadresse à des électeurs intelligents, ce qui était peut-être un excès de déférence.
LHonorable M. Tessier, sénateur, seigneur de la moitié du comté, prit la parole après son collègue, et sattacha exclusivement à démolir M. Fiset et à remettre sur pied ce malheureux M. Sylvain qui, depuis trois ou quatre jours, se tenait chez lui, tranquille, découragé, résolu à laisser les choses suivre leur cours. M. Tessier parla plus dune demi-heure dans ces termes-là, et, lorsquil eut fini, M. Letellier voulut avoir sa réplique. Ce fut alors que la bande des criailleurs entonna des vociférations, le tumulte alla croissant et plus fort, au point que M. Letellier dut attendre que le calme se fit ; mais ce fut en vain ; les braillards, déçus dans leur première attente, avaient décidé cette fois de rester maîtres. Cet outrage inqualifiable, odieux, fait à lun de nos premiers hommes publics qui ne réclamait quun droit partout reconnu et généralement respecté, restera comme une tache ineffaçable pour les habitants de Rimouski et ne retombera que sur eux-mêmes.
Incapable de se faire entendre, M. Letellier convia les personnes raisonnables à le suivre chez un partisan politique. La foule sébranla à linstant et un grand nombre dhommes, avides dentendre de nouveau le célèbre orateur, le suivit. Mais cela ne faisait pas le compte des glapisseurs et des clapotiers qui voulaient le train quand même ; ils suivirent donc la foule avec des injures, des menaces brutales et des poings dirigés vers lendroit où M. Letellier sétait arrêté de nouveau. Là encore, il fut impossible de prendre la parole, mais M. Letellier, apostrophant le groupe des engueuleurs : « Ce ne sont pas quelques polissons, dit-il, qui décideront de la campagne entreprise ici ; la rage seule, la rage vous fait crier, vous savez que vous avez perdu par au moins trois cents voix, et vos cris sont des cris de douleur ; continuez, vous nen avez pas pour longtemps. » Un applaudissement frénétique de tous les partisans de M. Fiset accueillit ces paroles, et M. Letellier sen alla fièrement, dun pas ferme et tranquille, au milieu des forcenés dont pas un nosa venir trop près de lui.
Le lendemain, avait lieu la votation, et à quatre heures, on savait que lénorme majorité de presque toutes les paroisses était en faveur de M. Fiset. Celui-ci arrivait à Rimouski vers onze heures du soir, escorté de plusieurs amis politiques, et, entre autres, de M. Aurèle Plamondon, célèbre dans les fastes oratoires, le plus agréable, le plus chaleureux et le plus spirituel des avocats de la bonne cause. Alors, les réjouissances, les petits discours et les santés commencèrent. Cela dura jusquà deux heures du matin, et le jour suivant, eut lieu le triomphe. Pour jeter une ombre au tableau, quelques vauriens ou quelques imbéciles mal avisés simaginèrent de voler deux livres de poll, de sorte que ce nest quaujourdhui que lofficier-rapporteur a pu obtenir un état exact, grâce aux certificats de ses députés. La majorité, telle que maintenant établie, sélève à deux cents trente-et-une voix. Hourrah ! !...
Vous voyez que les électeurs de la côte sud du Saint-Laurent ont fait leur devoir ; en effet, le parti national, à peine organisé, possédant à peine les premiers éléments dune existence propre, a emporté tous les comtés depuis Lévis jusquà Bonaventure. Faites-en autant dans le district de Montréal, et vous aurez bien mérité de la patrie.
Il faut que je vous signale un résultat presquinstantané de cette nouvelle victoire. Le Courrier de Rimouski, organe accrédité, quoiquimpuissant de M. Sylvain, en a reçu son coup de mort ; le dernier numéro de cette feuille étique paraît demain ; je ne sais pas sil aura même un linceul pour senvelopper, ni de mémoire qui se souvienne de lui. Triste dépouille de lautomne, il est emporté par le vent sans même faire un frisson dans lair, et, en annonçant sa mort, je serais bien en peine de dire seulement sil a vécu.
Il est déjà question de le remplacer par une feuille libérale dici à quelque temps ; mais cette entreprise rencontrera des difficultés sérieuses ; cest peut-être pour cela quelle sera plus durable.
LHonorable Hector est ici ; il était venu pour assister au triomphe de M. Sylvain. Se voyant déçu de ce côté, il a déjà, paraît-il, fait des démarches auprès de M. Fiset pour lenjôler ; cest sa dernière intrigue, puis il ira retrouver son collègue, M. Chapais, dans loubli profond qui se faisait autour des tombes.
Chroniques pour « Le National »
Le National 15 juillet 1872.
Suez, soufflez, soyez rendus et morfondus, gens de la ville, esclaves du temps, courtisans du dollar. Cherchez haletants, poussiéreux, lombre brûlante des maisons, cette ombre qui donne cent cinq degrés, battez vos flancs dans latmosphère embrasée, faites vos comptes, dressez vos budgets malingres, rassemblez sous un ruisseau du sueurs, les quelques écus gagnés ce jourdhui, moi, libre, fier, superbe et indompté je me dilate le thorax sur la grève retentissante et thalassée, jouvre mes deux poumons aux vigoureuses senteurs du varech ; sous un ciel limpide, tapissé de longues franges dazur, profond comme la tactique de Sir George et vaste comme mes espérances, je mépanouis à linstar de la corolle que chatouille le zéphyr.
Le Saint-Laurent, tumultueux et calme, tour à tour soulevé et amorti, plein décueils et dhygiène, propice aux dyspeptiques et mortel aux poitrinaires, gluant et glaiseux avec la mer montante, limpide et froid avec le baissant, sillonné de mille navires dont pas un ne laisse de trace qui dure seulement une minute, troublé ça et là par le plongeon du baigneur qui lagite comme ferait un moucheron dans la crinière dun lion, portant sur son dos à la fois perfide et complaisant les mille petits bateaux qui volent au plaisir, rugissant sous un ciel dorage comme une caverne qui semplit déchos, ou bien se traînant avec des caresses sur le rivage charmé quand le ciel se tait, le Saint-Laurent, dis-je, le plus majestueux des fleuves jusquau chenal Saint-Pierre, la meilleure voie de transport pour les produits du Far West, vient mourir à mes pieds en métalant ses longues draperies pleines de soleil et danimalcules.
Salut à toi, noble coursier des abîmes, superbe allongement océanique qui perds ton sel à lIslet, dans le comté de ce nom dont les listes électorales nont jamais été modifiées de mémoire dhomme, salut à toi, grand paresseux qui mets cinq heures à couvrir les battures, et qui en prends sept pour te retirer, toi qui frémis encore de loutrage fait à tes ondes par les quais Baby, construits en 1855, dont pas un na moins de huit arpents de long, et dont pas un ne sert même aux chaloupes, salut à toi, grand et sceptique qui te prêtes à toutes les blagues ministérielles comme aux plus ardents désirs des nationaux abrutis par la canicule, salut à toi qui portes sur ton sein des terres qui sappellent lîle aux Oies, lîle aux Grues, lîle aux Lièvres, le Brandy Pot..., à toi qui as reçu sans fléchir le lourd fardeau de lémigration belge et qui baigne quatre provinces surs qui se tiennent aux cheveux, salut, salut, moi, chroniqueur désenchanté, mais immortel, je mincline sur ta rive, en face de tes promontoires, de tes caps sourcilleux, de tes baies, de tes Laurentides pleines de fer, de plomb et de cuivre, devant tes abîmes remplis de harengs, déperlans, de marsouins et sardines, je reconnais mon néant, devant ton immensité captive durant six mois dhiver, et je minspire de tes orages pour promener avec eux ma pensée, orage éternel.
Où est-il, où peut-il bien être, notre chroniqueur, notre causeur du mardi, se demande le lecteur ahuri, essoufflé, éperdu ? Mes amis, je suis dans des anfractuosités, jhabite des creux de rochers sauvages où le sapin gémit et où la grive roucoule. Jentends tous les bruits de la nature, le vol acéré de lhirondelle, le clapotement de la mouette sur la vague et le bourdonnement du maringouin, ennemi de lhomme, jentends la plainte du zéphyr qui me court dans les cheveux et gonfle mon pantalon de toile, le bruissement des flots qui me jettent aux yeux leurs mille gerbes étincelantes et jusquau chant du rossignol qui me plonge dans toutes les harmonies du jubilé de Boston.
Ici, les angoisses quotidiennes, les soucis du lendemain et les fièvres brûlantes des passions ne matteignent pas ; je vis dans la plénitude de mon être, débarrassé de mon prochain qui a le tort dêtre mon semblable et des cancans de la ville qui mont criblé comme un papier dépingles. Lendroit où je suis na pas dégal au monde si ce nest peut-être le rocher de Saint-Malo que lon voit sur leau ; devant moi, à mes pieds, coule le grand fleuve qui a sept lieues de largeur, bordé au nord par la chaîne noirâtre des Laurentides qui assombrit les nuages. Je suis seul, fatigué des hommes, des choses et surtout des femmes, blasé, éreinté, parvenu à la dernière cime du dédain pour le lecteur en particulier et pour ceux qui ne savent pas lire en général. Je nai plus dopinions, mais seulement des certitudes, comme, par exemple, la certitude que Sir George Étienne ne sera pas élu dans Montréal-Est et que le National qui reçoit ma prose est un papier hors ligne.
Dans les mille petites gorges, sur les mille saillies dun cap désert qui savance à deux milles au large, je promène mes rêveries et mes longs regrets dun passé qui na rien préparé pour lavenir ; je songe aux années perdues, aux quelques heures de félicité que le destin ma jetées comme une décevante illusion, et je me détache petit à petit, agrandissant mes ailes pour fuir davance vers les mondes que jhabiterai un jour. Ici, il ny a pas de bureau de poste, pas de télégraphe, pas de journaux, mais des goélands qui décrivent de longs cercles au-dessus de ma tête, des loups marins qui montent sur les rochers perdus et les fouettent de leur queue en baillant, des marsouins qui plongent à chaque minute en montrant un vaste dos, blanc comme de la craie, et des navires qui passent, silencieux, voiles gonflées, bientôt disparus comme les figures dun rêve.
Il vient un moment tout de même où cela est ennuyeux ; la solitude nest pas faite pour lhomme, quoiquil soit le roi de la nature, comme le désert est fait pour le lion qui est le roi des animaux. On nest bien sur un roc pendant une semaine que lorsquon est très mal ailleurs, lorsque les pensions sont trop chères et les chroniques improductives, ou bien lorsquon a un désespoir damour, qui pousse jusquà loubli de son barbier. Navoir dautre distraction et toute une journée durant, que de regarder lombre de son nez grandir avec le soleil baissant, sur lardoise dun roc, ce nest pas absolument récréatif, surtout lorsquon a un nez, comme le mien, qui prête à toutes les hyperboles. Quand on a joui de ce spectacle pendant deux heures et quil se répète plusieurs jours de suite, on finit par avoir envie de voir jouer les amateurs de la troupe française de Québec ou par soupirer après un article de lUnion des Cantons de lEst. Mais que dheures gagnées pour la physiologie intime, pour la rentrée en soi-même, pour lexamen du moi. Pour que lhomme se juge bien, il faut quil soit seul, débarrassé de lenvie de la comparaison et de se croire supérieur à tous ; alors, sil examine une à une toutes les politesses qui composent sa nature, il reste épouvanté de ce que tant dimperfections puissent former un si étonnant ensemble.
Oui, lhomme, lhomme seul présente ce phénomène singulier que la réunion des instincts les plus misérables, de toutes les faiblesses, de tous les égoïsmes, de toutes les perfidies, produise cette résultante admirable, une aspiration universelle vers limmortalité.
Je descends des cieux et retourne au lecteur qui ma perdu de vue.
Devant moi sétendent de magnifiques champs davoine et de foin, mais les propriétaires se demandent qui viendra faire pour eux la récolte ; tous les travailleurs disponibles ont disparu ; ils ont disparu avec les émigrants européens qui remplissent nos ports sans y rester. Le peu quil y en avait, et cétait lécume, le fond de bouteille, est allé aux camps, ils en reviennent, right about face, ayant pris lhabitude pendant quinze jours de toucher une journée de travail pour sétendre sur lherbe, gris comme des Polonais, et crier Boswell pour all is well quand ils étaient de garde. Ce nétaient que des gamins, les seuls ouvriers agricoles qui restassent encore dans les campagnes, et on les avait à prix dor pour faire la moitié moins douvrage que les ouvriers dautrefois, et maintenant on ne les aura même plus.
Ils prennent le stand at ease pour une position éternelle. Impossible de faire travailler les jeunesses dans lendroit où je suis, et cependant ce monde là vit ; comment ? cest un mystère. Il se font avancer une ou deux journées douvrage quand le besoin les presse trop fort, et ensuite on ne les voit plus. Avec cela les affaires diminuent ; les avocats disent que la profession nest plus même un gagne-pain, et les médecins font de la charcuterie gratuite.
À Kamouraska, cette année, lon sattendait à une vaste entreprise pour la préparation de la sardine : beaucoup de familles sy préparaient, lentreprise a manqué et toutes ces familles émigrent. Pourtant, la sardine est innombrable dans ces parages ; elle est grasse, rondelette, piquante et prête à tous les essais, on en prend plus quil en faut, mais tout de même lentreprise a fait jour. On la renouvelle à quelques lieues de là, dans un endroit appelé la Pointe-aux-Orignaux, simplement à titre dessai.
Les matériaux et tous les éléments de préparation sont installés sur une échelle modeste ; un ouvrier français, expert dans cette industrie, conduit les opérations ; jai visité lusine, il y a quelque mille boîtes de préparées, cest parfait ; sous aucun rapport, cette sardine ne le cède à celle qui est importée de France et lui est même souvent supérieure, parce que la plupart des boîtes que nous faisons venir dEurope ont quatre ou cinq années de vieillesse, tandis que pour avoir tout son goût et toute sa saveur, la sardine préparée ne doit compter que quelques mois. Aussi, les fondateurs de cette industrie nouvelle dans notre pays se proposent-ils de létablir lan prochain à Kamouraska même, et de lui donner le développement dont elle est susceptible et qui peut-être est illimité. Réussiront-ils ? ce nest pas douteux. Le Canadien des vieilles paroisses nest paresseux que parce que la vie lui a été jusquaujourdhui trop facile. Maintenant, les conditions dexistence sont changées ; le travail est devenu une nécessité impérieuse, et déjà lon voit bon nombre de gens sadonner à la pêche dans lattente des opérations qui se feront sur place lan prochain.
Le National 16 juillet 1872.
La grandconscience du bon Dieu, je nai jamais vu de pays comme la province de Québec ; il ny en a pas où il soit aussi difficile et aussi facile à la fois de vivre ; presque personne ny fait dargent et il y en a à faire en quantité, de toutes parts. On a dit que cétait linitiative individuelle qui manquait : sans doute ; mais les entreprises publiques se font encore moins vite et plus mal. Prenez-moi, par exemple, le chemin de fer Intercolonial qui va bientôt passer à létat de scie légendaire ; voilà un an que sur la première section, partant de la Rivière-du-Loup, les travaux sont finis, les rails posés, les ouvriers débandés, eh bien ! il ny a pas encore de contrats passés pour la construction des dépôts. Dannée en année, lépoque de linauguration du chemin est remise ; des chefs-lieux dune importance considérable sont aussi laissés indéfiniment sans communication régulière et prompte avec les autres centres ; tous les genres daffaires en souffrent ; la colonisation qui allait prendre un essor marqué dans toute la région de Témiscouata et de Rimouski se trouve non seulement arrêtée, mais encore détournée ; les fils aînés des familles, las dattendre, ont pris le chemin des États-Unis ; cest ainsi que dans une seule seigneurie, plus bas que Trois-Pistoles, on a compté déjà plus de cent familles qui ont émigré depuis deux ans.
On dirait que cette émigration des Canadiens est devenue maintenant une loi constante, générale, inévitable ; toutes les exploitations se trouvent par cela seul paralysées ; en certains endroits, la main-duvre manque au point que des gens entreprenants, qui ont des capitaux et le désir de les faire valoir, sont obligés de renoncer à des exploitations dun profit certain et dune exécution facile. Et cependant, il y a toujours en quantité des agents des terres publiques : moins il y a de terres plus il y a dagents ; plus le colon sappauvrit, plus le département devient vexatoire sous prétexte dexécuter les lois. De toutes les fautes coupables quon peut reprocher à ladministration malfaisante qui appelle gouvernement lart de réviser, il ny en a pas daussi grande que celle davoir laissé libre cours à cette émigration lamentable poussée par la misère dans un pays qui offre tous les avantages possibles au travail. Et cest en présence de cette plaie mortelle, de ce fléau qui nous décime, quon ose concevoir encore des folies ruineuses comme le chemin du Pacifique !
Quoi ! avant de construire cette immense voie ferrée qui ne servira, pendant cinquante ans, quà épouvanter les buffles, ny a-t-il donc pas dautres travaux publics dont la nécessité est pressante, dont lurgence est impérieuse, si nous voulons conserver le peu qui nous reste encore de la population agricole ? Avant de faire un chemin de mille lieues dans le désert, ne pouvez-vous pas rapprocher par des voies ferrées ou autres moyens de communication les colonies éparses et isolées dans des territoires fertiles, qui nont même pas de rapports avec les villes et qui manquent par suite de marchés ? Ne pouvez-vous pas rattacher aux ports de mer les magnifiques vallées du Saguenay et du Saint-Maurice ? Ne pouvez-vous pas relier la Rivière-du-Loup au Nouveau-Brunswick par un chemin de fer facile où se déverserait un immense commerce intérieur, et qui ouvrirait en même temps à lexploitation les superbes régions forestières et agricoles qui gisent maintenant, dans leur opulente inertie, entre les deux provinces ?
Vous voulez faire le Pacifique ! Eh morbleu ! faites donc dabord lAtlantique, cet Intercolonial interminable qui devient une plaisanterie indigeste ; faites donc de simples routes pour relier les concessions aux paroisses riveraines ; narrêtez pas les habitants qui veulent reculer les limites de la terre cultivée pour le seul plaisir de refouler le vent des prairies et remplir loreille surprise des hérons solitaires par les sifflements aigus de la vapeur. Faites-nous le chemin de fer de Kennebec qui nest aujourdhui quun moyen électoral, quune pompe aspirante pour absorber lélecteur, prolongez celui de Gosford jusquau Saguenay, renversez le tarif qui ne protège aujourdhui que lAngleterre et les gros importateurs, au détriment des propriétaires de la campagne qui ne peuvent tirer aucun profit de leurs lainages, qui sont obligés de laisser improductifs dénormes capitaux naturels et par suite ne peuvent retenir les Canadiens qui émigrent, dans limpuissance de fonder des industries domestiques.
Quand vous aurez arraché toute une province à une ruine inévitable, et vous en avez les moyens, alors vous pourrez, si vous laimez, faire retentir les échos de la Puissance jusque dans les marais de la Saskatchewan et faire sauter toutes les grenouilles dun continent au seul aspect dun train spécial pour lhonorable Langevin se dilatant dans le vide.
Faites le chemin du Pacifique ! mais, sacrebleu ! donnez-nous au moins un chemin à lisses pour aller jusquà la Baie des Ha ! Ha ! chercher de lavoine et porter quelques dollars aux malheureux qui lhabitent, et dont le plus grand tort est de ne pas vivre à six cents lieues dici pour mériter toute votre sollicitude.
Faites le Pacifique, soit. Mais ne commencez pas avant cent ans ; vous aurez du moins le bonheur de mourir au sein de votre famille, au lieu daller vous éteindre à Beauport, parmi les aliénés incurables.
Voilà les élections qui approchent. On y verra le doigt de Dieu ; cest le châtiment, longtemps attendu, qui va enfin frapper les impénitents. Croiriez-vous que la misère est telle dans certaines paroisses que bon nombre de gens attendent les élections pour en faire leur gagne-pain, pour pouvoir acheter de quoi nourrir leurs familles durant lhiver ? Dire que nous en sommes arrivés là ! Aussi, plus nous allons, moins il y a de principes ; il ny a plus de drapeau, plus dopinions ; celui qui saura le mieux bourrer les ventres affamés sera le candidat élu. Cette épouvantable nécessité de la corruption rend les candidats excessivement réservés. Dans un comté comme celui de Kamouraska, où la lutte est par tradition très chaude, M. Routhier hésite énormément à se présenter. Sil fait ce sacrifice, ce sera lépée dans les reins, mais ce sera le dernier. Tout porte à croire jusquà présent que M. Pelletier sera unanimement élu.
Comme je ne veux pas parler trop de politique, parce que jen aurais trop à dire et que vous en aurez de reste vous-même, je marrête à temps pour que le lecteur, accablé de cette longue causerie, ne rende pas le dernier soupir. Mourir en lisant le National, cest encore un sort digne denvie, mais je ne me consolerais jamais de contribuer, quoique agréablement, au dépeuplement de mon pays. Lélite de notre population suffit à peine à maintenir le reste dans lespérance ; lui enlever un seul membre serait un crime, et quoique je me sois montré sans pitié, je ne veux pas du moins me priver moi-même de ma dernière ressource.
Le National 30 août 1872.
Je ne veux pas quitter Rimouski sans vous donner quelque aperçu de ce quest cette petite ville naissante qui sera avant peu dannées lun des endroits les plus importants de la Confédération.
Lorigine du développement, de lextension rapide que prend Rimouski remonte à environ quatre années. Cest à cette époque que fut intronisé le nouvel évêque, Mgr Langevin, frère du ministre des travaux publics. On ne se doutait pas, on ne se serait jamais douté, il y a cinq ans, de la croissance subite que prendrait ce chef-lieu éloigné, et lon se contentait volontiers de léclat nouveau que lui apportait linstallation dun siège épiscopal. Mais il y a des endroits prédestinés ; pourquoi ? on nen sait rien. Les hommes se portent ici plutôt que là, et voilà comment se fondent les grandes villes. Rimouski était déjà le chef-lieu dun vaste district avant que les belles paroisses, situées en arrière de celles qui bordent le fleuve, lui eurent apporté leur contingent dalimentation, et versé chez ses marchands les produits de leurs fécondes récoltes.
Maintenant, des perspectives inattendues, inespérées, sont ouvertes à lesprit actif et industrieux des gens de Rimouski ; lhorizon se dévoile et recule tous les jours devant leur activité, des magasins nombreux ont surgi de toute part, la propriété acquiert une valeur qui, déjà, prête des appas à la spéculation, les terres se divisent en lots, en emplacements, des industries locales sétablissent, et le commerce de provisions, surtout, prend un accroissement de plus en plus considérable.
Le grand chemin de fer qui, dans un an, reliera toutes les provinces britanniques, passe sur la lisière même de la ville, à quelques pas en arrière ; tous les travaux de construction, de maçonnerie et de terrassement seront finis avant deux mois, et il ne restera plus quà poser les rails, à consolider (ballast) le sol et à élever les stations qui seront, daprès les plans que jen ai vus, remarquablement belles, dun style gothique, original et frappant, sinon de la plus grande pureté. Dès le mois de juin prochain, il est certain quon ira de la Rivière-du-Loup à Métis, distance de trente lieues, sans interruption ; il ne restera plus alors à compléter que la section difficile de Restigouche qui a quarante-cinq milles de longueur, et qui présente des obstacles considérés longtemps comme insurmontables.
À la rivière de Trois-Pistoles qui coule entre deux collines très élevées, il a fallu construire un pont de douze arpents, et, les fondations de la maçonnerie une fois posées, on a dû faire des travaux accessoires pour les protéger contre laction lente et continue de leau, ce qui en a longtemps retardé lachèvement. Maintenant, ce pont est aux trois quarts fini, et lon a réussi à maintenir les terrassements sur lesquels sappuie chacune de ses extrémités.
Au Bic, on a littéralement coupé tout le flanc dune montagne, sur une longueur dun mille et demi ; ce travail, déjà très difficile et très long de sa nature, na pas été sans dangers ; dix ou douze ouvriers y ont trouvé la mort, et lon cite une petite maison, située à quelques dix arpents de là, qui a été presque démolie par les éclats de rochers volant sous leffort de la mine.
Sur la rivière de Rimouski sélève un pont de quatre arpents pour lequel il a fallu faire venir de la pierre dune distance de trente lieues, et dont la construction a été de beaucoup ralentie par la difficulté de se procurer la main-duvre nécessaire. Comme la plupart des artisans canadiens émigrent aux États-Unis, il en reste à peine pour travailler aux entreprises nationales, et cest ainsi que la main-duvre devient chez nous, non seulement très rare, mais encore dun prix excessif. Lémigration persistante des Canadiens, devenue un désastre public, est de plus un fait inexplicable aujourdhui pour certaines classes de travailleurs. Quon aille dans nimporte quelle partie de la province, on voit une quantité dentreprises de toutes sortes dont lexécution est tristement retardée, sinon rendue impossible, faute de bras. À la Malbaie, à la Baie-Saint-Paul, jai vu deux belles églises en construction, les maçons manquaient. À Rimouski, les fondations dun magnifique collège sont posées ; ce collège aura deux cent soixante pieds de longueur sur une largeur, au centre, de soixante pieds, et aux ailes, de cent cinq pieds, et bien ! il ny a en ce moment que trois maçons qui y travaillent, et encore a-t-il fallu se contenter douvriers médiocres qui ne reçoivent que $1,75 par jour, tandis que pour élever les piliers du pont qui traverse la rivière, les constructeurs ont dû faire venir, jusque de Montréal, des tailleurs de pierre tout jeunes gens, qui reçoivent quinze dollars par semaine.
La ville de Rimouski proprement dite, lenceinte de la cité municipale, est située sur le bord du Saint-Laurent, et savance tellement sur le rivage que plusieurs maisons sont obligées, pour se protéger contre leau, davoir de petits quais en arrière delles. À mer haute, cest un des plus jolis sites de la côte sud. Jusquà, il y a deux ou trois ans, la longue série des maisons du faubourg était toute sur une seule ligne ; mais depuis lors, la ville a eu besoin de sétendre ; aussi, tout le long dun charmant petit coteau qui longe ses derrières, des maisons nombreuses commencent-elles à sélever ; cest ce qui va prendre bientôt le nom de haute-ville, espace réservé aux maisons privées, tandis que la partie inférieure ou basse-ville, restera consacrée au commerce. Ce commerce vaut la peine quon en dise quelques mots.
En tête de tous les magasins de lendroit, qui sont au nombre dune quinzaine, se distinguent ceux de MM. L.-A. Dastous et Couillard, frères. Pour vous donner une idée de ce que peut faire lesprit dentreprise, joint aux circonstances favorables où se trouve Rimouski depuis quelques années, je citerai pour exemple M. Dastous, tout jeune homme, qui na pas encore complété ses établissements, et qui, cependant fait des affaires pour un montant de trois mille et quelques cents piastres par mois, et cela au milieu dune concurrence formidable. Mais déjà ces brillantes opérations ne lui suffisent plus, et il est obligé de faire construire à côté de son magasin une vaste épicerie qui ne le cédera en rien aux premiers établissements de ce genre quon voit à la ville. M. Dastous vient encore dêtre nommé président du comité dorganisation formé pour létablissement dune chambre de commerce de tout le district, et dont la première assemblée aura lieu le 31 de ce mois-ci. Vous voyez que les marchands de Rimouski ne se sont pas fait tirer loreille pour répondre à lappel du Négociant Canadien.
Maintenant, il faut que je vous dise quelque chose du fameux havre de refuge dont il est tant parlé depuis deux ans, et qui semblait devenir impraticable, tant il y avait dendroits qui se le disputaient à des titres à peu près égaux. Il est enfin décidé quil sera construit à la Pointe-aux-Pères, à six milles de Rimouski, et quun embranchement de trois milles le reliera au chemin de fer intercolonial. Ce nest pas là une entreprise locale ; elle intéresse toutes les provinces et la navigation océanique. Deux cents cinquante mille dollars ont été votés à Ottawa pour ce havre qui consistera dabord en un quai de trois arpents construit à la partie la plus avancée de la Pointe-aux-Pères, et que viendront flanquer ensuite deux autres quais de façon à ce que, dans leur enceinte, les plus grands navires puissent trouver un asile. La profondeur de leau, à mer basse, sera, à cet endroit, de trente pieds, de sorte que les vapeurs océaniques du plus fort tonnage pourront sy arrêter, prendre et déposer leurs passagers, de même que les bateaux de la Compagnie du Golfe. En outre, la navigation pourra facilement être prolongée dun mois lautomne, et avancée dun mois au printemps. Les convois démigrants surtout y trouveront leur compte. En débarquant à la Pointe-aux-Pères, ils se rendront par lIntercolonial à Québec en six heures, tandis quil leur en faudrait au moins quinze par la voie du fleuve.
Mais, voyez-vous dici la vaste importance que la construction de ce havre va donner à Rimouski, et quels développements vont en résulter pour le commerce ? Cette petite ville, de quinze cents âmes à peine aujourdhui, va devenir le seul port de mer de la province pendant deux mois de lannée, et ses communications avec les Provinces Maritimes seront à peine interrompues pendant trois mois dhiver. Il y a là le germe de toute une révolution dans lavenir de la région inférieure du Saint-Laurent ; on calcule que la construction du havre ne prendra pas plus de deux années et que la somme votée à cette fin sera amplement suffisante. Cest ce quon naura pas encore vu dans notre pays pour aucune entreprise publique faite par le gouvernement.
* * *
Je reviens à la politique comme on revient à ses moutons. Aujourdhui, 26 août les partisans de M. Fiset, de toutes les campagnes environnantes, ont voulu lui faire un grand triomphe. Ils sont venus processionnellement, panaches, rosettes et couleurs au vent, et se sont réunis dans un endroit indiqué où le nouvel élu leur a adressé la parole. Jai assisté à cette nouvelle manifestation, et voici les paroles que jai entendues tomber de la bouche de M. Fiset : « Je vous remercie, messieurs, de mavoir aidé à arracher le beau comté de Rimouski à la corruption administrative, à la servitude gouvernementale. On a déjà fait des tentatives auprès de moi pour me rattacher au char officiel, mais elles seront inutiles, je veux garder ma libre et souveraine indépendance, jai une dette de reconnaissance à remplir envers le parti national qui a tant fait pour le succès de notre cause et je men acquitterai.
Comptez sur moi ; je voterai sans crainte contre le gouvernement toutes les fois que je le jugerai utile à vos intérêts et quoique je naie pas voulu signer de programme politique, vous pouvez être convaincus que je ne faillirai pas aux devoirs de tout membre indépendant que la voie des intrigues ministérielles a définitivement séparé du parti qui en est la source et linstrument.
Pour ceux qui savent ce que parler veut dire, il y a là tout un programme signé moralement par le Dr Fiset, et je commence à croire que les journaux officiels ne sauront plus décidément dans quelle colonne placer le député de Rimouski. Pour nous, il a pris sa place définitivement, et il la gardera, je vous en réponds. Si le docteur na pas fait de déclarations plus catégoriques, cest quil y a beaucoup de susceptibilités à ménager dans un comté qui a toujours été conservateur. Il ne faut pas traiter un malade affaibli par des moyens héroïques ; quil prenne dabord de la vigueur et quand on pourra lui parler le langage des hommes forts, on le fera au nom des principes réformistes et il les acclamera.
Le National, 31 août 1872. Rimouski, 24 août.
Jai un trésor de choses à vous dire et le fait est que jen ai trop ; cest incommensurable, inénarrable, jen ferai une maladie.
Vous avez pu voir que les journaux ministériels (je leur pardonne, car ils ne savent ce quils font) ont réclamé à grands cris, avec toute espèce de preuves, telles queux seuls savent en tirer de la lune, le Dr Fiset comme conservateur par essence et partisan assuré du gouvernement fédéral. Que lélu de Rimouski ait remporté son élection envers et contre les efforts multipliés de lhonorable Langevin, en dépit de toutes les intrigues montées pour assurer sa perte, en dépit dune légion de bavards et de cabaleurs venus pour dérouter les électeurs du comté, en dépit de largent expédié de Québec par un agent spécial porteur de $3,000 et quon le proclame après cela un appui dévoué du ministère, cest dépasser cette limite où laudace se change en délire et en folie furieuse.
Les assertions du Canadien à ce sujet sont, entre autres, très précieuses pour les médecins aliénistes, et si la Minerve navait pas dit déjà que Charles Thibault est un grand orateur, il faudrait réserver pour le Canadien seul, lindulgence quinspire la démence ; mais le fait est que les ministériels surpris, bouleversés par les triomphes inattendus de lopposition, sont devenus tous également insensés.
Donc, depuis huit jours, le Dr Fiset était attiré, tiraillé en tous sens par les journaux officiels, et placé honteusement dans la colonne des moutons de Panurge dont la race est aujourdhui mortellement atteinte. Ne pouvant trouver aucun appui parmi les indépendants, les organes cartiéristes avaient jugé à propos den chercher parmi les oppositionnistes mêmes ; de cette façon les choses étaient simplifiées, et une seule colonne devenait nécessaire dans le tableau électoral. Cela ressemblait beaucoup à la manière de codifier de lhonorable M. Ouimet, procureur local.
Mais à quoi tiennent les plus profondes combinaisons ! ! Vous savez que lhonorable M. Langevin est en ce moment à Rimouski ; cest lui qui a été le grain de sable qui a renversé une si savante opération. Sûrs de leur coup, convaincus que le Dr Fiset, mis au pied du mur, noserait se déclarer ouvertement, formellement contre le ministère, les conservateurs de Rimouski avaient concerté de lui faire signer une adresse à M. Langevin, une adresse qui était non seulement une déclaration de principes, mais encore de la plus docile soumission et du dévouement le plus inaltérable.
Il sétait agi dabord de ne présenter quune adresse de bienvenue, simple acte de courtoisie auquel tout le monde de lendroit, nationaux et conservateurs, aurait sans doute participé. Mais, emportés par le délire qui marque chacun de leurs pas depuis quils se sentent perdus, les attachés du pouvoir commirent limprudence de substituer à cette adresse celle que je vous transmets sous ce pli, dans lespoir, comme je viens de le dire, de limposer au Dr Fiset, et, par là, de le lier irrévocablement à leur cause.
Aujourdhui donc, le porteur de ladresse en quête de signatures, a rencontré dans la rue le Dr Fiset et lui a demandé dapposer sa griffe à ce document panurgitique ; je nétais pas présent, mais quelques minutes après, jai rencontré le Dr Fiset ; il avait encore la rougeur au front et sa lèvre tremblait à lidée de linsulte qui venait de lui être faite : « Cest par trop daudace et de cynisme, sécria-t-il ! Me demander de signer une pareille adresse, à moi contre qui le ministère, et M. Langevin en particulier, ont dirigé leurs plus violents efforts, à moi qui ai reçu tous les outrages et toutes les insultes durant la campagne électorale, à moi que ces gens là ont flétri de toutes espèces de vilenies odieuses, et que, dun autre côté, le parti national a appuyé de toutes ses forces et de tout son dévouement, cest me faire le plus sanglant outrage que jaie reçu de leur part. Je vous autorise, M. le correspondant du National, à reproduire textuellement ma réponse que voici : « Jai dit que, sil sétait agi dune simple adresse de bienvenue, probablement je laurais signée par politesse, mais que, POLITIQUEMENT, je ne pouvais mettre mon nom au bas de celle quon me présentait. Je vous déclare en outre que si lon était venu me faire cette proposition chez moi, jen aurais mis le gérant à la porte. »
Est-ce que, désormais, cela paraîtra suffisant aux journaux subsidiés, et persisteront-ils à maintenir le Dr Fiset dans la colonne néfaste où salignent tristement tous les ramollis ? jen doute ; ils prétendront que M. Fiset a encore fait là acte de dévouement au ministère, et que cette nouvelle preuve de sympathie le classe plus que jamais parmi les conservateurs aussi aveugles quencroûtés qui forment seuls, maintenant, les rangs de leur parti. Soyez certain que vous verrez éclore de leurs bureaux de rédaction une explication favorable de ce refus indigné du Dr Fiset, et quils ne sen montreront que plus convaincus de lattirer à eux.
Voici ladresse en question, et dont je me suis procuré le brouillon immortel, pour linscrire dans nos archives politiques. Je vous lenvoie la veille du jour où elle doit être présentée, comme primeur et comme régal.
À lhonorable Hector-Louis Langevin, C. B., ministre des Travaux Publics de la Puissance du Canada.
Monsieur,
Votre arrivée en cette ville, quoique inopinée, est une occasion que saisissent avec empressement les soussignés habitants de cette ville et des paroisses environnantes, pour vous exprimer leurs sentiments et vous adresser en même temps une cordiale bienvenue.
Nous continuons de voir en vous un membre actif et dévoué du gouvernement fédéral, auquel, depuis lépoque de la confédération des provinces, nous devons une prospérité générale et croissante, justement attribuée à la politique ministérielle approuvée des représentants du peuple, et dont vous êtes, à notre louange, lun des adhérents les plus fidèles.
Les résultats de cette politique véritablement populaire ne peuvent être méconnus ; et ils sont proclamés comme vrais et comme faisant honneur au parti conservateur qui les a produits.
Le comté de Rimouski est fier davoir toujours embrassé avec conviction et confiance les vues du parti conservateur, et ladministration actuelle est en droit de croire, comme par le passé, que personne ne déviera jamais en rien de la ligne de conduite dictée par cette conviction et cette confiance.
En cette occasion, permettez-nous de vous dire que nous sommes heureux davoir à vous remercier de ce que, tout en contribuant comme membre de ladministration fédérale, au bien du peuple de la puissance, vous ayez songé aux améliorations publiques que requièrent dans notre comité les intérêts du commerce et de la grande navigation ; car nous avons lieu dêtre satisfaits de participer aux améliorations de ce genre en autant que le réclament les intérêts publics et locaux.
Cest en formulant ces pensées et ces sentiments, en commun avec la majorité des citoyens électeurs de ce comté, que nous nous souscrivons, honorable Monsieur ? Vos serviteurs très humbles.
Rimouski, 24 août.
Vous comprendrez quaprès avoir enfanté un pareil document, les conservateurs aient été justement fiers deux-mêmes. Rimouski, comme tous les chefs-lieux importants de campagne, regorge de petits chercheurs de places, dabonnés de gouvernements, de petits officiels, daffamés de toutes sortes, qui simaginent que le ministère aura une bouchée pour chacun deux, et qui ne se doutent pas que le patronage est limité si la vénalité ne lest pas. Jen ai rencontré un bon nombre aujourdhui. Ils font semblant de triompher, ils bondissent de joie de ce que le Dr Fiset ait refusé de signer : « Cest ce que nous voulions, sécrient-ils, il nous fatiguait de ne pouvoir compter définitivement le Dr Fiset parmi nous ; maintenant il sest prononcé ; le voilà à jamais compromis. » Compromis ! ! ce mot me fait reculer de dix pas en lécrivant. Voilà donc M. Fiset compromis parce quil sest déclaré formellement, ouvertement fidèle à ceux qui ont appuyé et fait triompher sa candidature ! Compromis, parce quil a brisé les derniers liens qui lattachaient à un parti politique abîmé dans sa chute ! Compromis, parce quil a repoussé un piège grossier et remis à leur place des intrigants fourvoyés par leur effronterie ! Cest impayable, sur lhonneur, et si je navais pas une belle situation au National, une situation enviée de tous les chroniqueurs canadiens, je voudrais être député pendant une quinzaine pour me compromettre comme cela une fois par jour.
À part laffaire de ladresse qui prend une très petite part de la préoccupation publique, toute lattention des Rimouskiquois et Rimouskichiens est dirigée vers la lutte que M. Jetté fait à Montréal si glorieusement et, jespère le dire bientôt, victorieusement. Il ny a pas de paris ouverts, parce quon ne trouve plus de conservateurs qui veulent parier ; on en trouve seulement qui rient jaune, de ce jaune néfaste, indice de tant de perturbations domestiques, et qui est maintenant épandue sur toutes les physionomies de conservateurs mis en déroute. M. Sylvain, le candidat évincé, est le seul qui ait pris son parti dignement, convenablement. Il va se remettre à ses affaires, poursuivre ses débiteurs et triompher devant les tribunaux. Il faut toujours se rattraper dune manière ou dune autre.
Dimanche, 25 août.
Ce matin, à la sortie de léglise, M. Langevin a reçu ladresse qui lui était présentée. Je suis incapable de vous transmettre sa réponse qui remplit six pages de grand papier et qui, du reste, na pas un intérêt tel quil faille faire des frais pour la reproduire. Lhonorable ministre la accompagnée dun petit speech horriblement mal dit. Ce que je ne conçois pas, cest quun homme habitué à parler depuis vingt ans sur les hustings, aux assemblées publiques et dans les chambres, ne soit pas encore capable de faire une phrase. Il a dit entre autres choses quil espérait que les représentants du comté de Rimouski continueraient la politique traditionnelle de ce comté et ne se sépareraient pas du gouvernement qui ne demande quune chose, lunion. Vous savez que les Russes sont très unis sous le spectre du czar, et que dans la Tartarie, les sujets du grand Lama nont pas la moindre velléité de discordes. Le petit discours de circonstance, détestable en la forme, expression, quant au fond, des banalités ordinaires, a laissé les auditeurs figés.
Heureusement quun petit cochon de lait quun habitant promenait dans une poche, a eu la bonté de nous distraire par ses cris, et, quimmédiatement après le speech du ministre, un marchand de drogues, de panacées et de tous les poisons connus pour guérir tous les maux, a débité les plaisanteries habituelles aux empiriques, car, sans cela, les trois quarts des auditeurs seraient encore sur place à attendre au moins un prétexte pour avoir de lenthousiasme.
Le Dr Fiset na pas daigné répondre au discours du premier apothicaire, et il sest bien amusé de celui du second. Lhonorable ministre part demain pour Ottawa avec M. Brydges qui lui donne un train spécial de Trois-Pistoles, à la Rivière-du-Loup, quoique les trains ne circulent pas encore sur cette section de lIntercolonial.
Le National 30 septembre 1872.
Savez-vous que cest une chose très difficile que de travailler dans Québec ? On nest environné de tous côtés, que de sinécuristes, demployés de tous grades, de buralistes et davocats-aspirants, ou aspirants-avocats, dont la besogne est terminée dès quatre heures de laprès-midi, et qui ne songent quà se battre les flancs tout le reste du jour. Le nombre des flâneurs qui côtoient incessamment les vieilles maisons et les murs lézardés de lantique capitale, bâillant à un rayon de soleil et suivant dans les airs la fumée de leur cigare, est incroyable dans une ville dont la population est si bornée. On ne songe véritablement ici quaux plaisirs, les affaires viennent ensuite. Quon mette à la place des matrones qui dominent la société québecquoise, des femmes de goût, dune certaine culture, dune instruction passable, de quelque indépendance desprit, et vous en ferez un petit paradis social. Malheureusement, les salons de conversation, cette atmosphère indispensable aux gens de pure vocation intellectuelle, manquent généralement ici ; on va les uns chez les autres, mais pour débiter des cancans, se raconter les petits épisodes du dernier bal, faire des remarques vulgaires, dire des médisances sans sel qui ne touchent quà des particularités sans intérêt, raconter la couleur de la livrée domestique, le nombre des plats servis, lattitude de tel ou telle, lheure du départ de chacun, les petites satisfactions personnelles, enfin toutes les mesquineries desprit et de cur dune société qui soccupe dobjets infinis.
Le nom de Son Excellence, Lord Dufferin, est dans toutes les bouches. « On na jamais eu un gouverneur comme celui-là », répètent à lenvi les mères de famille, et toutes les jeunes filles qui envient le sort de Milady. En effet, chaque soir, cest un festival brillant, une réception sans cérémonie, mais étincelante de luxe, à la citadelle. Les gourmets ne portent plus à terre et les physionomies sallument. Cest le service surtout qui stupéfie les descendants de nos ancêtres : quarante à cinquante valets à livrée éblouissante, galonnée dor, une table couverte dargent massif, de cinquante couverts seulement, mais qui se dessert et se ressert comme par un coup de baguette pour les invités qui suivent un orchestre continuel de quarante exécutants payés chacun $5.00 par jour, des cavalcades, des jeux athlétiques, le lendemain pour faire digérer la salade mayonnaise et la charlotte russe de la veille, des danses, des courses, des sauts, un sport, une liesse de tous les jours.
Comment voulez-vous quen face de ces réjouissances, avec un pareil spectacle sous les yeux, les pauvres diables de soldats qui gardent ou simplement regardent la citadelle, ne perdent pas la tête ? Lautre jour, lun deux, de faction, a été surpris en flagrant délit de sommeil à son poste, et traduit, à la suite de cet exploit militaire, devant une cour martiale. La sentence qui le condamne probablement à être pendu haut et court entre deux dindes truffées a été transmise à Ottawa pour ratification. Se trouvera-t-il des ministres assez impitoyables pour faire exécuter ce malheureux, qui naura fait que lécher des fonds de bouteille ? Cest ici que lon va bien voir si le ministre de la milice est un homme de bronze. Ce serait du reste une mauvaise politique que de trancher les jours de ce fils de Bellone dans un temps où la citadelle ne compte que cinquante défenseurs. Oui, cinquante seulement, dont le temps se passe en corvées, en factions, outre celui quils mettent à tirer le canon de midi et de neuf heures du soir.
Que sur ces cinquante hommes il y en ait un qui ronfle à une heure indue, cest bien le moins quon offre au tribunal de Genève, ce témoignage de la sécurité profonde où sa décision arbitrale vient de plonger les deux hémisphères. Conservons les jours de ce pochard de la Puissance comme un emblème vivant de la fraternité de deux grands peuples, et quen face de ce sommeil illégitime toutes nos haines sapaisent, toutes nos craintes des Fenians sévanouissent.
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On dit que Québec est une ville littéraire et Montréal une ville de commerce. Cela est assez vrai, mais ce qui lest davantage, cest que la capitale est plutôt une ville daspirations littéraires, de prétentieux littéraires. Je vois ici bon nombre de jeunes gens qui se croient sérieusement des écrivains, parce quayant beaucoup de loisirs, ils barbouillent du papier à discrétion.
Jen vois dautres, pris démulation, qui veulent débuter à leur tour, sans avoir rien appris, sans rien savoir, qui ne se doutent pas que le style est un art laborieusement, patiemment acquis, que personne ne naît écrivain, mais quil faut se former à lêtre, que le plus beau génie du monde nécrirait que des monstruosités, sil nétait pas aidé par une science profonde et une longue observation jointe à un exercice continuel de la forme, que les plus grands écrivains ont toujours été les plus grands travailleurs, quil ne suffit pas de sortir du collège et dentrer à un journal pour tenir décemment une plume, quenfin, dans notre siècle surtout, pour occuper les derniers rangs de la phalange nombreuse qui distribue le pain intellectuel de tous les jours, il faut savoir quantité de choses, et quun simple correcteur dépreuves ferait bien mieux coller des affiches sil ne possède de tous points lhistoire et la géographie.
Si la jeunesse canadienne voulait enfin se bien convaincre quun écrivain nest pas un casseur de pierres, nous ne verrions plus le spectacle déplorable que nous donnent nos journaux, nous ne verrions plus des individus parfaitement ineptes, absolument incapables, sy chercher une carrière comme un pis-aller, et nous serions débarrassés une fois de cette espèce prétentieuse autant quignorante qui rend impossible la lecture de nos journaux à létranger, et nenseigne à notre peuple que le moyen le plus rapide de perdre sa langue. Nous ne verrions plus des traductions dont chaque alinéa est un outrage au sens commun, des noms de ville pris pour des noms dhomme, des portions entières de continent déplacées, la capitale du Japon transportée en Afrique, les deux pôles intervertis, des dépêches qui plongent le Groënland dans la mer des Indes et qui donnent au czar pour sujets tous les habitants de la Polynésie.
Je demande que la liberté de la presse ne soit plus tolérée en Canada jusquà ce quil se soit formé des journalistes, et quon établisse un bureau de censure qui jette au feu invariablement tous les livres ou pamphlets écrits en algonquin. Il est déjà trop difficile, dans notre pays, de gagner sa vie avec du style, pour quon y tolère les gâte-métiers qui nont pas encore fini leur apprentissage de maçons.
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Mest avis, pour faire une nouveauté piquante, daborder la colonisation et lémigration. Cest là un sujet conjoint qui na jamais été traité dans notre province. Comment vous trouvez-vous à Montréal des émigrés français qui y ont pris refuge ? On dit que vous avez maintenant des boulangers et des cuisiniers ; ici, nous ne mangeons encore que du mastic et des semelles de bottes sauvages. La graisse à flots dans les mets joue le même rôle quau temps où nos ancêtres parcouraient les bois et arpentaient en trappeurs tous le continent américain. À propos démigrés français, il court de curieuses histoires. Un certain nombre dentre eux, gens sans métier, mais déducation, séduits par de fallacieuses peintures de notre pays, induits à y venir par lidée que les loyers et les vivres ne coûtaient quun prix nominal, ont quitté la France avec la conviction de devenir grands seigneurs dans la province au bout de quelques années. Plusieurs dentre eux ont déserté des positions honorables, et les voilà maintenant sans le sou, à la recherche de navires pour retourner en qualité de matelots dans leur patrie. Nous sommes habitués à un peu dexagération chez les émigrés français, nous savons même avec quelle facilité ils rejettent sur autrui le blâme pour tout ce qui leur arrive, mais quand on voit dhonnêtes gens, absolument étrangers les uns aux autres, venir faire le même récit des leurres dont ils ont été dupes, des splendeurs quon a fait miroiter à leurs yeux cela donne à réfléchir sur les moyens employés pour capter le public français.
Loin dencourager lémigration, de pareilles manuvres auront pour effet certain de larrêter court, et notre pays, qui nest pas déjà trop séduisant par lui-même, deviendra un véritable sujet dhorreur. Ce quil nous faut, cest une immigration dartisans, douvriers et dindustriels. Nous manquons absolument dhommes spéciaux pour les nombreuses industries qui nen sont encore quà leur berceau, et dont le développement est assuré. Que cette classe dhommes vienne en Canada, elle y trouvera presquinvariablement laisance et bientôt une petite fortune ; mais quon y envoie indistinctement tous les individus sans métier ni profession, simplement pour faire nombre et toucher la commission de tant allouée par tête, cest le pire service quon puisse nous rendre, cest grossir encore les difficultés déjà trop nombreuses que nous avons à coloniser la province. M. Vannier, lagent de la société forestière de France, est le seul qui ait compris les besoins de notre pays, et qui ait adopté un plan de colonisation pratique, grâce auquel mille familles alsaciennes, lorraines, champenoises et belges vont être transportées en Canada dici à trois ans.
Ce plan est déjà même en plein commencement dexécution ; je vous en parlerai au long, dans ma prochaine correspondance ; les détails en sont intéressants et méritent dêtre connus. Jy vois tout un germe dune nouvelle colonie française en Amérique. Nous avons besoin de la France moderne, de la France modifiée, nous qui ne vivons que de souvenirs et qui perdons de plus en plus notre langue, faute de pouvoir ladapter aux conditions de notre époque, faute de connaître tous les termes scientifiques, industriels, commerciaux, que nous empruntons aux Anglais, et qui constituent un langage à part dans léconomie moderne.
LUniversité Laval fait de louables efforts dans le sens que jindique en ce moment. Elle a institué, pour le public des cours spéciaux, gratuits, où quatre fois par semaine, des professeurs éminents mettent la science à la portée de tous. Cette institution véritablement éclairée, progressive, forme des hommes ; et, certainement, il ne se passera dix années sans que les résultats sociaux sen fassent merveilleusement sentir, sans que le niveau intellectuel nait été de beaucoup rehaussé.
Le National 23 janvier 1873.
Je remarque avec une irritabilité croissante combien peu ou point les journaux canadiens soccupent des événements importants. Ils donnent bien à lenvi quantité de reproductions qui servent de bouche-colonnes, mais dont la plupart ne contiennent aucun aliment et ne laissent rien dans lesprit. Ce qui intéresse, ce qui donnerait des idées, ce qui formerait une éducation convenable, semble étranger à mes confrères. Je ne sais si cest parce que la malle est tous les jours trois ou quatre heures en retard une semblable excuse a du bon, mais ne peut valoir toute une semaine, malgré la meilleure volonté possible chez le lecteur et je suis porté à croire quavec beaucoup defforts, on pourrait se rendre passable deux fois sur six.
Or, voilà le Hic. Le niveau ordinaire de la presse exempte les journalistes canadiens de se donner de la peine, et le chroniqueur, bête de somme sublime, est obligé de tout faire. Autant je méprise mes confrères, autant je suis prêt à donner quatre ou cinq heures tous les jours aux nationaux, les plus beaux types de notre race. Jai donc depuis lundi ramassé un trésor de faits et de choses qui me permet de matteler en pompe comme pour un mariage du high life, et il y a tout à parier que la présente chronique va devenir la huitième merveille du monde.
Vous avez souvent entendu parler, lecteurs, de ces fameuses merveilles quon cite à tout propos dans les livres et dans la conversation, mais vous ignorez absolument en quoi elles consistent. Du temps que les hommes étaient imbéciles, cest-à-dire jusquà tout récemment, on ne comptait que sept merveilles, évidemment le parlement de Manitoba était inconnu mais depuis la Confédération surtout, le nombre de ces merveilles sest accru étonnamment. Il y a entre autres le Drill Shed, le dernier rapport sur lémigration dans la province de Québec, lAlbum de la Minerve, linvention du grecian bend et les poésies de William Chapman qui vont paraît-il, être mises en volume, malgré les protestations de tous les éditeurs connus.
Je ne dirai rien des sept merveilles de convention, telles que 1° les Pyramides, ce mystère du passé, cette énigme du présent et cette provocation faite à la durée destructive ; 2° ni des jardins suspendus de Babylone, 3° ni de la statue de Jupiter Olympien, la plus grande uvre de Phidias, faite dor massif et posée sur un trône de 70 pieds de hauteur ; 4° ni du temple de Diane, à Ephèse, quon mit 220 années à construire, qui avait 425 pieds de long sur 225 de large et que supportaient 127 colonnes de marbre dune hauteur de 60 pieds ; 5° ni du mausolée dHalicarnasse, élevé à la mémoire de lépoux Mausolus par sa veuve Artémise ; 6° ni du phare placé à lentrée du havre dAlexandrie, qui avait 450 pieds de hauteur et quon pouvait voir à une distance de cent milles ; 7° ni enfin du colosse de Rhodes, image en bronze dApollon, qui avait 105 pieds de hauteur et entre les jambes duquel passaient les plus gros navires sans que jamais il lui prît envie décarter les dites jambes.
Tout cela, cest de lhistoire ancienne, et a été du reste dépassé par le Saint Patricks Hall dont les ruines encore fumantes, style de fait divers, attestent linstabilité de la glorieuse institution des pompiers. Les hommes sont ainsi faits ; quand ils ont des merveilles, ils ne savent pas pomper dessus, et le fléau dévorant les calcine. Mais jen reviens à mon trésor de faits et de choses.
Le Japon ma particulièrement intéressé cette semaine. Jai constaté que le horse disease, parti des rives du Canada, avait pénétré jusque dans ce pays des queues chevelues, et que les Japonais avaient remplacé leurs chevaux par des chameaux. Le mikado, empereur spirituel et temporel, a de plus fait donner avis aux acteurs et lutteurs que lexercice de leur profession ne serait plus toléré que pendant trois ans. Les Japonais cessent dêtre astreints à se raser la tête, mais la huppe reste obligatoire. Des commerçants indigènes ont reçu lautorisation de construire des chemins de fer et des lignes télégraphiques ; enfin, le jour de ses noces, lempereur de Chine a reçu en présent deux énormes chandelles rouges pleines de poudre et de balles. Il paraît que le rouge est la couleur nationale en Chine, ou du moins la couleur impériale. Aux noces dont dit est ci-dessus, il y avait une vingtaine dindividus portant des parapluies écarlates couleur du soleil dans les pays chauds, puisque lempereur est le fils du soleil ; en dehors de ces parapluies, tout était jaune, couleur néfaste et de circonstance, endossée par dévouement et par analogie par un certain nombre de mandarins tous plus porteurs de queues les uns que les autres. Il y avait encore des éventails de toutes les couleurs pour corriger léclat trop décisif des premières.
Dans les pays civilisés, on se marie sans parapluie et sans éventails, mais le nombre des mandarins ne tarde pas à devenir tout à fait alarmant.
Cette observation maide à passer au grand événement du jour qui est lacquisition de la baie de Samana par une compagnie américaine, aux lieu et place du gouvernement des États-Unis. Le diable nest pas pire que ces Yankees-là ; il ne leur a fallu que trois semaines pour négocier un acte dont les conséquences seront incalculables, et déjà ils le mettent à exécution, déjà le drapeau américain est planté sur la presquîle de Samana qui contient le plus magnifique port de mer des Antilles, un port qui est la clé de lAmérique Centrale. Je ne rappellerai pas en détail les clauses de cette convention extraordinaire qui rend une compagnie privée maîtresse absolue dun territoire étranger, ces clauses, on peut les voir dans nimporte quel journal américain, mais je citerai, à titre de curiosité ce que dit à ce sujet le Herald de New York, journal dordinaire annexionniste :
« Nous ne voulons pas de nouvelles possessions dans le Pacifique ni nulle part ailleurs. Notre territoire est suffisant en étendue, et pendant de longues années nous avons assez à faire pour le développer. Mieux vaut employer notre énergie sur notre propre continent que dintroduire dans nos affaires de nouveaux éléments propres à détourner notre attention et à troubler les relations sociales et politiques de notre peuple. Les îles Sandwich, de même que toutes autres possessions insulaires, seraient plutôt une charge quun profit, et deviendraient de toute façon un fardeau pour la République. »
Non seulement la compagnie en question a pris possession immédiate de la presquîle Samana, aussitôt cédée, mais elle sest de suite mise à luvre pour y organiser des établissements dinstruction. Des bureaux démigration sont établis à Boston et à New York, et lon compte sur un nombre considérable démigrés de la Nouvelle-Angleterre. À Boston seulement, il paraît quil y a une quarantaine de familles prêtes à partir, et lon fera place à tous ceux qui voudront concourir par leur travail à développer les ressources de lîle. Voilà comment les Américains font marcher les choses. Ici, lon discute pendant trois ans sur une charte de chemin à lisses de bois, et, quand la charte est obtenue et les actions souscrites, on lève une pelletée de terre et tout est dit.
À propos de la mort de Napoléon III, le Herald, que je citerai encore, publie des réflexions que joserai dire inspirées, tant elles portent une lumière certaine sur létat de la France actuelle :
« Pour lobservateur impartial il est presque inutile de faire remarquer que lAngleterre a fait à peu près tous les frais de ce quil y a eu de pompe autour de sa tombe... Or il importe peu que lAngleterre rie ou pleure, en tant que cela concerne la république française. Il est devenu de mode parmi les impérialistes et les royalistes de dire : « la république de Thiers ». La manifeste indifférence de la France, en face de la mort de Napoléon, répond à cela. Cest une nouvelle affirmation de la croyance du peuple dans ce qui est, croyance qui a donné sa première manifestation dans les milliards que la France a fournis à la République pour payer « la gloire », les oripeaux et les folies du second empire. Le fait que les Bourbons et les dOrléans nont pas saisi loccasion que leur offrait cette mort, est une nouvelle preuve non seulement de la faiblesse de leur cause, mais aussi de cette vérité que la République est la seule chose possible, au moins quant à présent. Dans la sagesse et la modération de ceux qui sont à la tête du vrai républicanisme en France résideront les chances de sa stabilité.
Si les Français ont dans leur nature une légèreté qui les fait sans cesse courir après les choses nouvelles, ou si, au contraire, les soulèvements et les répressions depuis 1789 sont dus à la persistance de ce peuple à poursuivre le self gouvernment chaque fois quune chance se présentait, cest une question à résoudre. Les traits nationaux ne se forment pas en un jour. Avant la Révolution, les Français nétaient pas plus légers en politique quaucun autre peuple. Le reproche quon leur fait saffaiblit singulièrement lorsque nous nous souvenons que toutes les royautés et la féodalité de lEurope ont conspiré contre les républiques de France. Quand les Français ont été livrés à eux-mêmes, ils ont saisi toutes les occasions de revenir à la République. »
Sil reste encore quelquun qui nest pas convaincu à la lecture de ces lignes, quil soit anathème.
Le célèbre Hepworth Dixon qui a publié un livre remarquable sur les États de lOuest où il a séjourné trois ans, vient de faire un voyage en Russie, et il révèle les grandeurs inconnues de ce peuple quon se plaît à appeler barbare. Parlant des privilèges que les czars ont toujours prodigués dans leur empire aux Allemands, il sexprime ainsi :
« LAllemand veut en toute chose de lordre et de la méthode, il a foi dans limportance des détails. Lexpérience lui a fait comprendre que tel homme est propre à fabriquer des voitures, tel autre apte à écrire un poème ; celui-ci saura former des soldats, celui-là diriger un navire. Il aime à voir ses entreprises marcher avec la régularité dune machine ; il se lève de bonne heure et se couche tard. La pipe à la bouche, une pinte de bière sur sa table, une paire de lunettes sur le nez, il travaille seize heures par jour sans simaginer que la tâche est au-dessus de ses forces. Il ne sabsente guère de son bureau et noublie jamais le respect quil doit à son chef. Dans les emplois de confiance, il est la probité, lintelligence incarnées. » Ce sont là des qualités réelles quon ne lui conteste pas, mais pourtant des qualités demployé. Certes, elles lui appartiennent ; de temps immémorial, il est mercenaire et domestique de tout le monde. Il a toujours été, en France comme en Russie, soudoyé, garde du corps, suisse de cathédrale, concierge, balayeur de rues, cireur de bottes, agent de police, commis aux écritures. Il a le tempérament convenable à ces divers offices. Malgré sa fortune récente, les qualités maîtresses de lhomme lui font défaut : il est étranger au génie, à la vertu, à lexercice du pouvoir ; il est fait pour obéir et non pour commander. Il est dailleurs lourd, grossier, servile, insolent dans la prospérité, et justifie en ce moment le proverbe villageois quil vaut mieux voir une cathédrale sécrouler quun pauvre homme devenir riche. »
Pour moi, ce que jaime chez les Allemands, cest quils quittent lAllemagne. Des deux seuls ports de Brême et dHambourg, il en est parti, dans le cours de lannée dernière, cent quarante mille pour les États-Unis. On dirait presque des Canadiens. Aussi, je métonne à bon droit de ce que M. de Bismark, que le Canadien comparait dernièrement à Sir George Étienne, nait pas encore affirmé que ce sont les Américains qui émigrent en Allemagne, et non les Allemands qui émigrent en Amérique.
Pour parler de ce qui regarde plus particulièrement le Canada, je dirai quil serait temps den finir avec cette scie atmosphérique qui déroute tout le monde et retient tous les chemins de fer depuis un mois. Sans doute je ne saurais en vouloir à lÊtre Suprême de ce quil nous fait geler et fondre tour à tour sans la moindre transition ; cest son droit. Jadis, si lon en croit les géologues, il y eut la période glaciaire, puis le déluge, mais à des intervalles excessivement distants. Aujourdhui cest tout autre chose ; nous sommes figés et frits conjointement ; dans les vingt-quatre heures ce sont des glaçons, durs comme le granit en des avalanches de neige potée qui vous tombent sur locciput. Cest blessant À lheure quil est les gouttières déversent ; dans deux heures, on se cassera le cou et tout le monde aura longlée. La conscience dun député ministériel a seule cette tergiversation, cette inconstance et cette perfidie.
Ô mon pays, pourquoi nes-tu pas lAllemagne ? au moins on pourrait te quitter, mais allez donc partir par le Grand-Tronc dans ces temps de misère et dincertitude ; parvenus à Saint-Lambert, vous resteriez deux jours, bloqué, comme on dit, à moins que vous soyiez une semaine à la Pointe-Saint-Charles, espérant à tout moment continuer et nosant pas descendre du train de peur de nen pas trouver dautre de lhiver.
Le National 6 février 1873.
Je pars, jarrive. Toute la vie est dans ces deux mots ; lhomme est un atome toujours en mouvement, cest là seul ce qui le distingue du grain de sable dont limmobilité même nest quapparente. En effet, si notre organe visuel nétait pas si imparfait, nous verrions aisément le grain de sable se mouvoir, mais nous ne le voyons pas ; cest par la même espèce daveuglement quon ne voit jamais la poutre quon a dans lil.
Ce qui prouve combien parfois le mouvement nous échappe, cest que lorsque vous êtes dans le Grand Tronc, vous ne le voyez pas du tout avancer ; cest par un effort dimagination quon arrive au terme de son voyage. Je viens daccomplir un prodige ; jai réussi à me rendre de Montréal à Québec, sur cette voie ferrée qui est tous les jours quatre ou cinq heures en retard ; si lon additionnait toutes ces heures, on arriverait au bout de lannée à un retard de trois mois. Je propose que le Grand Tronc prenne en bloc ces trois mois et que le reste du temps il soit exact ; tout le monde y gagnerait, et surtout les lecteurs du National, gens impatients outre mesure de lire mes chroniques.
Il est donc vrai que jai quitté Montréal et mes amis dautrefois devenus propriétaires, rentiers, spéculateurs et autres turpitudes inabordables, mes amis mariés dont aucun ne ma offert même la perspective dune belle sur ; ils mont fait jouer au baccarat, à lécarté, ont dévoré mes chroniques avec leurs atouts et ont souscrit entre eux pour me renvoyer à Québec parce que je refusais dêtre leur hôte et leur amphitryon jusquà extinction complète ; jai quitté Victor, Durat et Philippe, cafés et restaurants français, mes délices, mes coupes divresse où je buvais loubli de mon maigre passé et les caressantes duperies de lavenir ; jai quitté mon propriétaire pliant sous le poids de ses cinq mille abonnés insatiables, jai quitté les tables surchargées où Durat nous fait avaler douze à quinze plats sans quon sen aperçoive, et pourquoi ? pour venir ici sur ce cap désolé, battu par tous les vents, manger de la morue sèche, du fromage raffiné, du boudin et des crêpes, en compagnie de sept à huit pauvres diables qui boivent de leau pure et passent les vingt-neuf derniers jours du mois à se rappeler les extravagances du premier.
Vous savez que lemployé du gouvernement est un être mensuel, qui ne fait rien quen vue du premier du mois, qui rapporte tous ses actes à cette date éloquente, et qui ne sendette, ne se grise, ne commet des débauches inouïes que parce que, douze fois dans lannée, il y a un mois qui commence vingt-quatre heures durant. Quelle bonne pâte quun employé public et comme la croûte ne tarde pas à la couvrir ! Lemployé québecquois surtout a tant de loisirs quil en est comme ennuyé et a presque envie de sen prendre au gouvernement qui le rend utile en lassujettissant. Jai beau tourner les yeux de tous les côtés, je ne vois ici que des fonctionnaires à tous les degrés et à tous les titres, grands joueurs de whist, de billard, buveurs de cocktails, les meilleurs garçons du monde, nayant quune aversion, ces vingt-neuf jours dont je vous parlais tout à lheure, fraternisant bien, sans doute parce que toute concurrence entre eux est impossible et que leur état nadmet pas les jalousies de métier, enfin, pouvant vous prêter par ci par là quatre piastres jusquau lendemain, qui est le jour critique pour tout le monde.
Quelle vie végétative que celle de la capitale lhiver ! Québec est un banc de mollusques gelés. Ne sachant que faire, en dehors du mouvement humain, isolés de la civilisation pendant six longs mois de lannée, les citadins de la ville historique se font mutuellement leurs portraits dans les deux ou trois journaux quils possèdent et se dévisagent sous tous les pseudonymes possibles. Ce sont là les tristes et chétifs passe-temps quils préfèrent ; ennuyés, oisifs, ne pouvant occuper que leur langue et ne trouvant pas de sujets qui lexercent, ils se rejettent lun sur lautre et nourrissent leur public de toutes les médisances ramassées chez toutes les commères, de toutes les petites histoires inventées par le dépit des uns et des autres et exhumées du tombeau de deux ou trois générations. Ces productions misérables, côtoyant le libelle et la diffamation, sans sel, sans intérêt, sans portée et sans observation, forment partie de cette masse aussi confuse quinsipide quon est convenu dappeler la littérature de Québec. Au moins, dans les portraits de Placide Lépine, que publiait lan dernier lOpinion Publique, y avait-il une forme assez soutenue, des aperçus semés ça et là, une certaine élévation qui leur méritaient laccès dans une sphère secondaire des uvres de style, mais aujourdhui les portraits sont dégénérés en caricatures sous la plume de Pique-fort, et en grimaces sous celle de Laurent.
Cependant, les Québecquois samusent à ces niaiseries venimeuses ; quils apprennent une petite histoire ignorée sur le compte de tel ou tel, ou quils lisent imprimés dans un journal des cancans odieux quon se répétait discrètement à loreille avant quun barbouilleur quelconque eût pris la plume, cest ce qui les charme et les intéresse avant tout. Grands dieux, que peuvent-il faire, me direz-vous ? Les uns, enfermés dans leurs boutiques, que visitent cinq ou six clients par jour, les autres guettant dans leurs bureaux déserts, ne sachant que devenir après quatre heures du soir, lorsquils ont monté et descendu trente fois la rue Saint-Jean, nayant quun seul endroit de réunion, qui est le cercle de Québec, ne possédant aucun des éléments de la vie sociale, ne voyant autour deux aucun mouvement, mais des gens désuvrés, ennuyés et figés, privés de la malle même au moins deux fois par semaine, nétant pas formés encore à cette vie intellectuelle qui est un creuset quotidien pour les idées, ne recevant aucun contact du dehors, livrés à la maigre et monotone ressource deux-mêmes, se voyant implacablement tous les jours, comment veut-on que cela ne finisse pas par leur porter sur les nerfs, et quils ne sen veuillent pas mutuellement de se trouver aussi ennuyeux, aussi vides, aussi pitoyables les uns que les autres. Le cancan et les portraits de toute provenance nont pas dautre origine.
Je lisais dernièrement une fort intéressante et fort ingénieuse étude sur le suicide. Toutes les causes de cet acte étrange par lequel on porte les mains sur soi-même y sont clairement indiquées. Le suicide, outre quil est souvent épidémique, vient presque toujours à la suite des mêmes circonstances déterminantes, des mêmes conditions fatales, comme une maladie dont les symptômes sont constants et reconnus.
Il se produit toujours autour de lidée dominante dune époque, une sorte de groupement de toutes les intelligences faibles ou mal équilibrées, qui sont attirées par cette idée et viennent perdre leur raison dans son empire, comme les papillons quattire la lumière viennent y brûler leurs ailes. Lors des premiers travaux sur lélectricité, tous les fous ne voyaient plus partout que des influences électriques. Plus tard, nous savons tous à combien de malheureux le spiritisme a fait tourner la tête ; je me rappelle les expériences spirites que mes amis et moi, nous faisions à Montréal il y a sept ou huit ans, avec des pendules, avec des tablettes armées de crayons, avec des plumes, par des invocations de toutes sortes.
Nous savons tous combien de dupes les professeurs de spiritisme firent alors parmi les innombrables insensés de notre pays ; il mest arrivé, à moi, chroniqueur, de me tenir les yeux fixes pendant vingt minutes, au risque davoir une congestion cérébrale, pour voir si je napercevrais pas dans un coin de ma chambre lesprit dAlfred de Musset, enterré à Paris il y a quinze ans ; et dès que léblouissement me prenait, que la tête me tournait, que je ne voyais plus clair, il me paraissait incontestable que cétaient les doigts dAlfred de Musset qui me passaient dans les cheveux. Le spiritisme a fait de nombreuses victimes, non seulement parmi ceux quil a rendu fous, mais encore parmi ceux dont il a causé le suicide.
On peut voir par une rapide observation des phénomènes moraux que les causes du suicide sont presque toujours identiques à celles que produisent la folie. De nos jours, le nombre des pauvres malades qui vont communiquer au président de la République française un moyen infaillible de payer lindemnité de guerre à peu de frais, est considérable ; de sorte que chaque époque a eu sa folie prédominante, ou plutôt un cachet particulier quelle imprimait à toutes les variétés daliénation mentale. Qui ne se rappelle entre autres cette épidémie de suicide qui sempara des Anglais après que Philippe Morduant et sa femme se furent tués en disant que lorsquune maison nous déplaît, on la quitte. Cette phrase humoristique eut un succès prodigieux et lacte beaucoup dimitateurs.
Cette digression sur le suicide, à propos des gens et de la vie de Québec, nest pas aussi hors-duvre quon serait porté à le croire. Rien ne serait moins surprenant que de voir cette terrible maladie gagner notre capitale après avoir fait son temps en Europe. Déjà les Québecquois subissent toutes les causes imaginables qui mènent à la folie, dont la principale, celle qui semble navoir plus aucun remède, est un ennui insurmontable ; comme le suicide est le corollaire de laliénation, rien ne soppose à ce quil y ait cette année une quantité de pendus et dempoisonnés volontaires. Autrefois Québec était la ville des élégants, de la jeunesse dorée, des plaisirs innombrables, des femmes irrésistibles ; on vantait dans toute lAmérique ses murs enjouées, sa sociabilité attrayante ; aujourdhui ce nest plus quun tombeau, la jeunesse remue à peine, les jeunes filles sont toujours roses, mais nont plus lagacerie pétulante que leur donnait la gaieté de jadis ; enfin, toutes les maisons qui recevaient naguère avec tant déclat sont devenues mornes, les quelques soirées qui se donnent encore ne sont plus quun misérable écho de la verve, une imitation boiteuse et impuissante du brio qui les animait autrefois.
Attendez-vous donc à ce que je vous envoie prochainement de la corde de pendu.
Le National 12 février 1873.
Je suis furieux, là, cest bien simple. Dire quil ny a moyen de rien dire ! Il est des gens qui songent au libre échange, dautres à la protection, dautres aux changements de ministres, dautres en Khan de Khiva ; pour moi, tout mennuie, tout me dégoûte et mexaspère. Si jétais empereur de Russie, je ferais mettre à mort les trois quarts de mes sujets, certain quil y en aurait de reste dans le dernier quart pour me faire prendre le genre humain en grippe. Jai le spleen, faut-il te le dire, lecteur qui ne comprends jamais que lorsquon te met les points sur les i, jai le spleen et jenrage, je voudrais voir Québec brûler de fond en comble, y compris le pont de glace. Il ny a jusquaujourdhui que le palais de justice qui ait pris feu cette année ; cest une dérision dans une ville de paille. Une foule de mes confrères avocats sont aux abois, cest tout ce qui me console ; on prétend quon sauvera quelques oripeaux de cette ruine ; hélas ! rien ne se perd dans ce monde ; il y a des choses qui subsistent quand même, comme les dents jaunes de nos grands-pères. Nous naurons donc pas un deuxième déluge qui vous lave lhumanité, là, mais, à ny plus revenir. Le premier a été une affaire manquée ; cest pour cela que je minsurge.
Si au moins nous avions le contrat, si seulement je pouvais le voir ! La Minerve lannonce encore dans son numéro de lundi dernier ; cest bien, mais cela commence à devenir comme le refrain de mirliton, ton, taine, ton, ton. Quand on a annoncé un contrat cinquante fois, cest le moins quon lexhibe. Jexige la production dicelui ; quon méblouisse au moyen de cet instrument. Cest toujours Sir Hugh Allan qui est président de la compagnie formée, bien entendu : ce pauvre Sir Hugh, il va finir par devenir légendaire...
On chantera longtemps
Dans la vallée de la Saskatchewan
Sir Hugh Allan
Sur lair de... pseut, pseut, pseut... enlevez.
La Minerve veut à tout prix blesser mes susceptibilités gauloises. Non contente de déclarer que Sir Hugh Allan est le président, elle nous annonce en outre que Montréal sera le terminus virtuel du chemin de fer du Pacifique. Oh ! virtuel, terminus virtuel ! ! je demande quon mexplique ; je ne dis pas que cela ne soit du plus pur atticisme et que les trois quarts des lecteurs ne le comprennent comme ils comprennent tout le reste ; mais, pour moi, cette expression, chérie des contacteurs, me laisse déconfit. Quand lIndien tête plate ou pied noir aura quitté les rivages flottants de la Colombie Anglaise qua illustrés Achintre, quil aura traversé limmense désert qui le ravit à nos embrassements, et quil aura pris le central railroad à Ottawa, il arrivera virtuellement à Montréal ! Ô Confédération, ce sont là de tes coups. Un terminus virtuel ! Il ne manquait plus que ce couronnement à la gloire du grand homme détat et de bronze ; le baronet, pour se venger de Montréal qui a été le terminus virtuel de sa carrière, en fait ce terminus virtuel du chemin de fer du Pacifique. Tout se tient dans un État bien organisé. Mais, encore une fois, je me déclare ébahi par ce terminus, et je demande à Oscar et à Alfred, mes confrères minervichiens, avec lesquels jai passé dheureux moments, dêtre très précis et très catégoriques dans leur explication.
Ce qui me répugne chez les hommes presque autant que chez les femmes, cest la contradiction constante entre les paroles et les actes. Cest sur cette disposition universelle de notre nature quest fondée la diplomatie, cette école du mensonge contourné. Que deux États projettent secrètement ensemble un mauvais coup contre un troisième, vite vous voyez leurs ambassadeurs démentir formellement et solennellement toute intention hostile ou même désobligeante. En fait de propos de ce genre, rien nest amusant à lheure quil est comme le langage des journaux russes et anglais : je ne parle pas de celui des ambassadeurs qui est onctueux, insaisissable, doux comme une couche de miel sur un lit de chardons. Or donc, la Russie, se poussant de lavant tant quelle peut dans lAsie Centrale, de façon à pénétrer bientôt jusquà lHimalaya qui protège lInde Anglaise, et tout cela aussi discrètement quelle a pu le faire, a des journaux qui font patte de velours, protestent de linnocence de leur gouvernement et rejettent toutes les fautes sur les hordes pillardes des Turcomans et des Kirghis ; la Russie, vis-à-vis de ces pirates des steppes, est rien que sur la défensive, et, si elle sempare de lAfghanistan, ce sera pour se protéger. Vous voyez dici quel agneau cest que le cosaque, et, en vérité, on ne comprend pas pourquoi au lieu de se battre contre les Kirghis, il ne sest pas contenté de bêler.
De leur côté, les journaux anglais font feu et flamme. Le Morning Post surtout est furieux. LAngleterre, pour cacher son dépit et son effroi, comme tous les faibles, fait un vacarme du diable. « La Russie nest pas une puissance, sécrie le Morning Post ; ce nest quun grand cadavre ; son armée nest pas organisée, na pas de cadres, na pas de canons ; sa marine est nulle, elle ne peut ci, elle ne peut ça... » Eh morbleu ! si la Russie ne peut rien, pourquoi la craignez-vous tant ? Contradiction, contradiction ! Et omnia contradictio.
Cette pauvre Russie, elle est bien mal prise ! Voilà jusquà la grosse Grèce qui lui tombe dessus ; en effet, ce sont des journaux dAthènes qui lui jettent toutes espèces de cailloux à propos, je suppose, de quelque palissade mal plantée sur une frontière quelconque. Heureusement que le gouvernement grec a désavoué le langage des dits organes ; autrement nous avions une nouvelle question à lhorizon politique, un nouveau point noir dans le blanc des yeux.
Avez-vous connu le baron Charles Frédérick de Blixen-Finecke ? Cétait un brick. Il vient de mourir ; sa femme était la sur de la reine du Danemark. Si vous voulez en savoir plus long, consultez lalmanach de Gotha ou lAlbum de la Minerve ; vous passerez une heure délicieuse et vous en apprendrez assez pour men vouloir.
À part le baron Charles Frédérick de Blixen-Finecke, est mort encore récemment le duc de Médina-Cli qui descendait en ligne droite des premiers rois dEspagne. Vous savez quil faut en prendre et en laisser de ces lignes droites qui ne sont pas toujours le plus court chemin dun point à un autre. Enfin, quimporte ! jadmets que le duc de Médina-Caeli descend en droite ligne, tout dun trait, dun seul jet, des premiers rois de la vieille Castille ; mais ce qui métonne dans ces conditions-là, cest que le duc ait été un homme supérieur et ait eu de lesprit comme un démon. On sait quune race trop vieille, et qui na pas été mélangée, tourne à lidiotisme ; peut-être y a-t-il des exceptions et du reste les constatations scientifiques ne sont pas comme le pape. Le duc était quatorze fois Grand dEspagne, cest-à-dire quil avait le droit de se mettre quatorze chapeaux sur la tête en présence du roi, mais il ne voulut jamais user de ce privilège. Voici un trait original qui peint lhomme. Tout récemment, une loi votée par les Cortès espagnoles a imposé des taxes assez élevées sur les titres nobiliaires et sur les décorations :cétait un bon moyen de supprimer la fausse monnaie, et si lon en faisait autant en France et en Italie, on ny verrait pas autant de barons et de chevaliers créés de leurs propres mains : une taxe de ce genre, entre parenthèses, va devenir presque nécessaire en Canada. Par suite de cette mesure, la plupart des nobles dEspagne avaient décidé de renoncer à leurs titres respectifs ; le duc qui vient de mourir, avait conçu, lui, lidée de faire mettre dorénavant sur ses cartes de visite : Lex-duc de Médina-cli. Il appelait en outre Dieu le gentilhomme de là-haut. Il nest pas dit sil gardait son chapeau sur sa tête quand il priait, en sa qualité de Grand dEspagne.
Pour moi, je ne suis pas un démocrate, comme daucuns seraient peut-être portés à le croire ; je suis un aristocrate, dieu merci, et je men flatte ; je le proclame afin quon ne me confonde pas avec les chercheurs de popularité et les démagogues envieux. Cest pour cela que je mempresse de signaler une belle action, quelque chose dinouï, dincompréhensible, que vient daccomplir la famille royale de Portugal.
En conséquence de la gêne du trésor public, le roi de ce petit État a lancé deux décrets en vertu desquels il diminue sa dotation personnelle de 65,500,000 réis, celle de la reine de neuf millions, et celle de ses deux fils, de 45 millions, en tout 70,000 douros. Son père cède pour sa part, sur la dotation assignée dans son contrat de mariage, la somme de quinze millions de reis. Avez-vous jamais rien vu de pareil ? Dire que je suis, à part le roi du Portugal, le seul homme au monde capable de semblables actes et que tout moyen de les accomplir mest refusé ! Donnez-moi des réis, mon Dieu ! donnez-moi des réis.
Ce qui me désole le plus dans la vie, cest quelle se passe à attendre. On attend toujours, toujours, une chose ou lautre, jusquà ce quenfin vienne la mort qui, elle, ne se fait pas attendre. « Ô mort cruelle, dit un article nécrologique dun journal québecquois, tu ruines tout, tu ruines la santé, tu ruines lespérance, tu ruines la vie. Tu détruis tout ce qui existe dans le royaume de lexistence... » Adieu.
Le National 13 février 1873.
LImbroglio est la loi du monde, il y a imbroglio partout et tout est imbroglio, jusque sur le chemin de fer Gosford. Aux États-Unis il y a limbroglio louisianais et celui dit des Modocs, sauvages curieux qui se battent comme les bandits corses et qui habitent des gorges et des cavernes, comme les anciens peuples troglodytes. Entre lAngleterre et la Russie, il y a limbroglio Khiva, qui va finir bientôt, espérons-le. En Espagne cest limbroglio carliste, petite guerre de partisans circonscrite aux montagnes dune province, mais qui fait énormément de mal, grâce à la douceur avec laquelle on la réprime et à létat précaire du gouvernement.
Cette insurrection carliste donne le jour à des documents curieux. Dans son ordre du jour aux Catalans, le prince don Alphonse de Bourbon, qui sest mis à la tête des insurgés, aux lieux et place de Don Carlos, démissionnaire, sexcite comme un candidat ministériel apostrophant les rouges sur un husting.
« Catalans, sécrie-t-il, la religion de nos pères opprimée ; la patrie que nous aimons tant, outragée ; la société dans laquelle nous sommes nés, près de sa dissolution ; la famille prostituée ; notre indépendance dégradée ; la monarchie légitime, symbole de la loi et sauvegarde de lordre, vilipendée et proscrite ; la propriété menacée de mort ; en un mot, tous les intérêts légitimes, toutes les grandes aspirations, toutes les idées généreuses et toutes les pensées honnêtes arrêtées dans leur développement, réclament aujourdhui notre concours, sollicitent nos efforts, attendent notre coopération et exigent nos sacrifices. »
Et plus loin :
« Vos faits glorieux, vos entreprises héroïques et vos magnanimes sacrifices ont rempli despérance les vrais Espagnols et attiré vers la Catalogne ladmiration et les sympathies de tous les hommes dhonneur.
« Descendants des courageux champions qui durant des siècles entiers combattirent contre lhérésie, lislamisme, le protestantisme, vous avez inauguré une lutte titanique et inégale contre les monstrueuses erreurs que limpiété moderne a produites et que la révolution a déroulées.
« Fils des courageux soldats qui vainquaient dans le Bruch ou mouraient à Gerone, vous avez su combattre aussi pour lindépendance de la patrie en conquérant les lauriers dArbucios et des Graus, de Vidrô et de Balaguer. »
La vertu commune à tous ces prétendants, cest lhumilité. Ils combattent toujours pour la patrie, lordre, la vérité et la justice. Ils mettent toujours Dieu de leur côté, sans le consulter dabord, comme si cela allait de soi ; on dirait vraiment que Dieu na pas autre chose à faire dans ce monde que de marcher derrière Don Alphonse au son du tambour et de laider à faire dérailler les trains. Tant de présomption, même légitime et de droit divin, stupéfie les gens pratiques, esprits ordinaires, sans gagner les curs ni les bras, et cest ce qui arrive notamment en Espagne où les carlistes font tout le mal possible, mais toujours dans les mêmes limites de territoire.
On a cru quelques jours quun nouvel imbroglio surgirait peut-être de lacquisition de la baie de Samana qui met naturellement lîle de Saint-Domingue sous linfluence et le contrôle des États-Unis, sinon sous leur autorité explicite. On disait à ce sujet que cette acquisition, faite par une compagnie privée, nétait que pour masquer la véritable acquisition faite par le gouvernement américain, et lon ramenait comme une conséquence la question des îles Sandwich à celle de Samana.
Comme les Américains ont depuis longtemps des intérêts considérables dans ces îles, quils y font la loi du commerce et que leur population y égale presque celle des indigènes diminuée de beaucoup depuis une dizaine dannées, on a cru que lacquisition de Samana nétait quun prélude à celle encore plus grave peut-être des îles Sandwich.
En effet, pour se faire une idée de limportance quelles peuvent avoir pour les États-Unis, il suffit de savoir quon ne peut établir de relations entre divers États de la Chine, du Japon, de la Colombie Britannique, de la Californie, de tous les pays enfin que baigne le Pacifique, au Nord de léquateur, sans y faire participer les îles Sandwich ; nous dirons plus, cet archipel est indispensable au développement de chacun deux. La raison en est simple et facile à comprendre ; la voici : les îles Sandwich étant sur la route et à moitié distance de la Californie au Japon, sont, par cela même, le point de relâche obligé des bâtiments à vapeur qui veulent aller de la côte dAmérique à celle dAsie et vice versa. Cette position géographique unique est le gage de la richesse future de larchipel hawaïen. Honolulu nest pas seulement un rendez-vous pour les baleiniers de locéan arctique, cest une place de commerce qui reçoit son impulsion des développements de la navigation à vapeur entre la côte occidentale dAmérique et les ports de la Chine et du Japon. Entrepôt provisoire de tous les pays du globe, succursale de toutes les places marchandes, Honolulu peut réunir à la fois pour le transit les articles fabriqués de lancien monde et les matières premières du nouveau. Terrain neutre du commerce, il peut devenir lintermédiaire entre vendeurs et acheteurs des deux continents. Là où lon parle toutes les langues, on peut traiter toutes les affaires : Honolulu est le pays polyglotte par excellence.
Depuis lachèvement du chemin de fer du Pacifique, qui relie sans interruption New York et San Francisco, le service maritime entre la Californie et la Chine est devenu bi-mensuel, et les paquebots qui le font, relâchent régulièrement à Honolulu qui les approvisionne de charbon et de vivres frais. Par suite de létablissement de cette ligne, Honolulu ne se trouve plus séparé de San Francisco, son port dattache et de commerce, que par sept jours de traversée. On comprend après cela que les États-Unis shabituent aisément à regarder les îles Sandwich comme une de leurs annexes nécessaires, comme un morceau détaché temporairement de la côte américaine, et devant y retourner bientôt par la seule force des choses, par la nécessité de situation.
Quel pays est-ce que le Japon ? En vérité, cest une question à se faire, devant les surprises réitérées quil nous cause depuis deux ou trois ans. Dabord il a renversé en quelques jours tout un ordre politique séculaire, encore très puissant et très vivace, qui tenait aux murs, aux traditions encore plus chères aux peuples dAsie, quaux Anglais, lordre des daïmios, ligue de princes qui possédaient le véritable pouvoir politique, et cela sans la moindre révolution. Puis, le Mikado, empereur spirituel devenu par ce coup dÉtat chef temporel, a rendu immédiatement une foule darrêts pour faciliter le commerce et les relations de toutes sortes avec les pays étrangers ; depuis, il assimile de plus en plus le Japon aux États européens ; il a envoyé un certain nombre de jeunes gens étudier dans les collèges de France, dAngleterre et des États-Unis ; une ambassade ambulante a été instituée pour connaître à fond le mécanisme et lesprit des institutions étrangères ; enfin, les derniers avis portent quun parlement électif va être établi ; six cents députés seront élus ; il y a jusquaux magistrats de police qui deviendront électifs ; et ce qui dépasse tout, ce qui est plus hardi que tout le reste, cest que des avertissements ont été publiés enjoignant aux individus de ne plus se raser les cheveux sur le sommet de la tête, mais de les laisser croître selon la mode européenne et américaine.
Ici peut-être vont commencer les épreuves pour le mikado et la résistance à son autorité. Tant que les hommes ne se sont pas pris aux cheveux, ça peut encore aller, mais quand ils en sont rendus là... il ny a plus de mikado.
Le dernier événement du jour est la réunion du parlement dAngleterre illustrée du traditionnel discours du trône qui, comme tous les discours du trône, ne signifie et ne contient rien. En fait de documents de ce genre, il ny a que les messages des présidents des États-Unis qui veulent dire quelque chose. Ces messages sont des exposés instructifs, quoique succincts, de la politique, de la situation financière, commerciale et sociale de lUnion. On y sent que le chef de lÉtat doit rendre des comptes et quil est responsable ; on y sent que tout le monde soccupe de la chose publique, que le message nest pas seulement une formalité, mais un véritable rapport sur létat général de toutes les questions américaines, et que ce rapport constitue la première des pièces officielles sur lesquelles rouleront les discussions de la presse durant toute lannée.
En France, la grande question du jour est celle de léducation et de la formation du conseil supérieur denseignement. Jamais on ne vit cette question brûlante abordée dune façon plus sensée, mieux raisonnée, plus conciliante. Il y a évidemment en France un esprit nouveau qui sest éclairé des derniers désastres et qui tient compte de toutes les opinions. Un bon résumé des débats auxquels donne lieu cette question, serait éminemment instructif ; mais comme ce résumé demande une étude spéciale et un article distinct, nous nous contenterons aujourdhui de donner un aperçu succinct de la position respective dans laquelle se sont trouvés depuis le premier empire enseignants et enseignés. Cet aperçu est emprunté au Courrier des États-Unis.
Le conseil supérieur (ancien conseil royal) ne représentait guère que lUniversité elle-même et nétait composé que de lélite de ses hauts fonctionnaires. Les parents navaient pas le droit de confier à qui bon leur semblait léducation de leurs enfants, et le baccalauréat nétait accessible quaux jeunes gens munis dun certificat attestant quils avaient fait leur rhétorique et leur philosophie dans un collège de lÉtat. En dehors de léducation donnée par les établissements universitaires, on ne tolérait que celle qui avait pu être donnée particulièrement aux candidats dans leurs familles respectives.
La loi Falloux fit cesser cet état de choses. Elle admit que les familles avaient le droit de faire élever leurs enfants par les maîtres quelles préféreraient ; elle rendit à tout le monde, particuliers ou corporations, le droit douvrir des établissements dinstruction primaire ou secondaire ; elle supprima le certificat détudes qui établissait, au profit de lÉtat, un monopole insoutenable. Dès lors, le Conseil supérieur ne pouvait plus représenter exclusivement lÉtat enseignant.
Les représentants de lUniversité, nommés par le président de la République, y formèrent une section très importante, puisquelle était seule permanente et avait la surveillance des écoles publiques ; mais on lui adjoignit quatre archevêques ou évêques, un ministre de lÉglise réformée, un ministre de lÉglise de la confession dAugsbourg, un membre du Consistoire israélite, trois conseillers dÉtat, trois membres de la Cour de cassation, et trois membres de lInstitut, tous ces représentants de ces diverses religions ou de ces diverses forces sociales élus par leurs collègues respectifs, et enfin trois membres de lenseignement libre, désignés par le pouvoir.
Telle est à peu près lorganisation du Conseil supérieur que M. le duc de Broglie et ses collègues proposent de rétablir. »
Le National 10 juin 1873.
Savez-vous une chose ? Québec devra être avant longtemps une des plus grandes villes commerciales du monde. Cela tient à un plan, plan que le Canadien du 4 courant expose avec lenthousiasme du connaisseur devant une belle uvre, et quil recommande comme sil ny avait plus quà se dépêcher pour voir se réaliser ce projet magnifique.
Vous savez que la nature a admirablement doué Québec, mais que les hommes ont tout fait pour amoindrir ou gâter tous ces dons. Quand un intérêt pressant, irrésistible, leur commandait certains travaux publics, ils les ont accomplis à la dernière heure et le cur serré, comme lavare à qui son confesseur recommande, au lit de mort, de faire quelques charités afin davoir au moins quelque chose à produire pour sa défense.
À côté de ces travaux limités autant que possible et qui ont servi juste à prévenir un complet anéantissement, sen trouvaient une foule dautres absolument indispensables et dont lexécution, retardée dannée en année, saccomplit aujourdhui par misérables petites tâches, à pas mesurés craintivement, avec toutes sortes de précautions pour ne pas blesser les droits acquis des ruines. Cest ainsi quil y a quelques années, on a démoli une porte, il y a deux ans une autre, et enfin cette année les deux dernières qui menaçaient de se démolir delles-mêmes sur la tête des passants. Ces portes avaient, paraît-il, un grand attrait historique, mais aussi un insupportable inconvénient de tous les jours : lattrait historique la emporté pendant un quart de siècle, jusquà ce que enfin, un beau jour, le gouvernement militaire, à peu près rassuré sur les démangeaisons annexionnistes des Américains, accordât la permission de démolir une des portes.
Mais cela fut alors considéré comme si hardi, quà peine avait-on jeté la porte à terre, on la reconstruisait à neuf, on y dépensait trente-cinq mille dollars et on la faisait voir aux étrangers comme un modèle de pierre de taille. Plus tard, on se familiarisa avec le danger ; il ny a rien qui rende brave comme lhabitude de navoir rien à craindre. Les Américains nayant pas songé, pendant cinq années de suite à sintroduire en vainqueurs par la nouvelle porte Saint Jean, on crut pouvoir tenter une autre expérience, celle de démolir une deuxième porte sans la reconstruire. Au grand ébahissement, puis au grand soulagement des Québecquois, la porte Prescott tomba, sans que rien sélevât vers les ruines pour éterniser le souvenir de cette mémorable disparition.
Jugez un peu comme les hommes sont faits ; il na pas fallu six mois pour quils oubliassent la porte Prescott et jusquau sentiment des dangers que cette ouverture subite, pratiquée dans lenceinte de leur ville, pouvait attirer sur eux. De là à accomplir de véritables extravagances, il ny avait quun pas. Ce pas a été franchi le mois dernier par la démolition des deux dernières portes restantes. Ces deux débris tant redoutés de larmée américaine ayant été renversés par nos propres mains, il était prudent de sarrêter. Aussi voit-on maintenant, à la place des anciennes portes du Palais et de la Canoterie, deux échancrures béantes, noires, à travers des murs déchirés, laissés tels que la démolition les a faits, encadrant un chemin qui na pas été nivelé, où des débris de mortier et de pierres se reposent de leur chute, où les voitures ne passent quen tremblant et que fuit le piéton, déjà pourtant bien habitué aux accidents de terrain dans la capitale.
À chacune de ces portes est resté debout un ancien corps de garde, historique aussi, mais horriblement hideux, plus sale quun fond de chaudron dEsquimaux, véritable foyer dinfection, et quon ne peut démolir, savez-vous pourquoi ? Parce quil faut pour cela la permission spéciale de lAngleterre ! Oh ! grands dieux ! je ne demande quune chose, cest que lAngleterre sache quon laisse pourrir en paix ces deux ordures par respect de son autorité, et elle serait capable de nous punir de notre insondable bêtise en donnant lordre exprès de les garder jusquà ce que le vent les emporte.
Cette permission spéciale du gouvernement anglais est du moins ce que prétexte lhonorable Hector Langevin qui a plus le goût des requêtes que des dîners, et qui veut quon le supplie humblement et respectueusement pour la démolition des corps de garde comme on la fait pour celle des portes. On le suppliera donc pour les corps de garde, puis on le suppliera pour une partie des remparts qui se détachent et qui, si on ny met ordre, iront démolir la moitié du Palais en se démolissant eux-mêmes. Déjà lartillerie volontaire, juchée à la citadelle, a commencé de bombarder le Foulon, dans ses exercices au tir ; si lon ne se hâte de supplier M. Langevin tout le bas Québec disparaîtra, sans quon y touche, par luvre seule des remparts impatients de tant de délais officiels.
Mais il faut revenir au plan merveilleux dont je vous parlais en commençant, et que le Canadien expose dans les lignes suivantes :
« Lidée de construire des docks sur la rivière Saint-Charles, dit-il, a été ces années dernières lobjet dune excellente étude faite par M. Charles Baillargé, ingénieur de la corporation. M. Baillargé a soumis au Conseil de ville un plan qui ferait de Québec une des plus grandes villes commerciales de lAmérique, sil était exécuté. Ce plan consisterait à barrer lentrée de la rivière Saint-Charles, pour y laisser entrer leau absolument comme dans un bassin de radoub. Aux deux extrémités, il y aurait des portes pour faire entrer les navires à mer haute et les faire sortir.
Tout lespace compris entre les quais du Palais jusquà lHôpital de la Marine et peut-être au-delà, serait couvert dimmenses quais, sur lesquels seraient construits les magasins et les dépôts entre lesquels circuleraient les navires. Inutile de dire que la construction de ces quais serait dautant moins dispendieuse quelle se ferait sur un terrain sec. Cet endroit deviendrait le grand centre commercial de Québec ; les navires dun tonnage ordinaire y trouveraient un abri très sûr et très commode contre les vents, offrant en même temps la plus grande commodité pour le chargement et le déchargement. Quant aux très gros navires, ils pourraient accoster aux quais en eau profonde de la commission du Havre.
Il est évident que cette amélioration ferait de Québec un des plus beaux ports du monde.
Elle entraînerait comparativement peu de dépenses et pourrait même occasionner de très belles spéculations. Le gouvernement impérial donne une subvention de $300,000 aux colonies qui construisent des bassins de radoub capables de recevoir les navires de Sa Majesté, comme le seraient les docks dont nous parlons. De son côté le gouvernement canadien, nous en sommes convaincu, céderait volontiers et gratuitement le lit de la rivière Saint-Charles à la compagnie qui entreprendrait de faire cette amélioration. Il ne resterait donc que les frais de construction des quais dont une partie serait payée par $300,000 du gouvernement impérial, en sorte quune compagnie pouvant disposer dun million de piastres aurait nécessairement les ressources nécessaires pour exécuter ce beau projet. Puis nous croyons que la corporation fournirait aussi une bonne partie des fonds nécessaires, elle préférerait probablement employer là des sommes quon voudrait lui faire dépenser pour ouvrir à la basse-ville une nouvelle rue qui serait loin de répondre aux besoins toujours croissants du commerce de notre port. »
La Corporation ferait ci, la Corporation ferait ça, le gouvernement ferait autre chose, lAngleterre sen mêlerait, tout le monde aurait la main à luvre ; métropole et colonie suniraient pour envoyer fort dans la rivière Saint-Charles ; cest à qui des deux y mettrait le plus dargent...et cest superbe, cest étincelant, cest fantastique, et puis, ce quil y a de plus beau, cest que ça se ferait à peu près tout seul, tant ça lair simple.
Mon cher rédacteur, connaissez-vous lhistoire du chemin de fer intercolonial, du chemin de Kennebec, de celui de Gosford, de celui de Drummond, de celui de Sorel, lhistoire de nos canaux, et celle beaucoup plus récente, la palpitante, lémouvante histoire du chemin de fer du nord ? Vous connaissez tout cela mieux que moi ; aussi êtes-vous fixé de suite sur le sort des docks de la rivière Saint-Charles. Il faudra en parler au moins vingt ans avant quil se forme une compagnie pour exécuter ce travail, puis vingt autres années avant que les directeurs et actionnaires de cette compagnie sentendent entre eux ; et au moins dix années encore pour trouver les fonds nécessaires, malgré le subside impérial, malgré les largesses de notre gouvernement, malgré les nouveaux sacrifices de la Corporation de Québec.
La Corporation ! eh ! grands dieux ! sil fallait établir le compte de tout ce quelle a à faire durgent, dindispensable, simplement pour lhygiène de la ville avant de prêter son chétif concours à de grandes entreprises problématiques, on serait émerveillé de voir que des hommes aussi intelligents, aussi instruits que M. Baillargé puissent rêver des plans pour Québec et avoir la moindre idée quun jour ils reçoivent exécution.
Des docks ! ventre-saint-gris, des docks dun million quand les rues restent dix ans sans être balayées une fois, quand il faut attendre que la pluie délaie six pouces de boue pour échapper à une poussière mortelle, quand à chaque cinquante ou soixante pas on trouve un chat, un chien ou une demi-douzaine de rats morts qui disputent aux vivants la possession de la ville historique, quand on voit rafistoler, replâtrer des masures, boucher à chaque printemps de nouvelles lézardes à des maisons jaunies, comme courbées et ridées par lâge, qui nen peuvent plus et qui suintent lodeur moisie du dernier siècle, au lieu den bâtir de neuves, quand on na pas seulement le moyen de boucher les immenses ornières et de niveler les monticules de la principale rue de la ville, quand on se heurte à chaque instant à un esprit de routine, à un encroûtement, à une paresse stupide qui depuis longtemps ont envahi le sang et la moelle des citoyens historiques ; des docks dun million quand on na pas même lénergie ni le vouloir de construire un marché pour la haute ville, ni de ramasser, quand ça ne serait que pour en faire un autre monument historique, les débris éparpillés, les déchets de toute nature qui encombrent les rues et arrêtent la circulation, cest à faire rêver vraiment, et si je ne savais pas M. Baillargé un homme sérieux, je lui demanderais raison de la stupeur où ma plongé son grand projet, sans doute fort grand, sans doute magnifique, sans doute réalisable dans toutes les rivières Saint-Charles du monde mais à condition que ce soit bien loin de Québec, cette capitale qui tue tout ce quelle enfante, qui étouffe dans son germe tout ce qui naît en elle.
Aujourdhui pourtant, à côté des démolitions inachevées que fait lhomme et celles beaucoup plus complètes et plus nombreuses que fait la nature, on voit des tentatives dembellissement, ou plutôt des améliorations, ce qui est un terme euphorique pour rafistolage, rapiéçage ; Québec se sauve de la décomposition par le procédé du raccommodage ; aussi ny a-t-il pas une ville au monde où lon voit autant de morceaux ajoutés, autant de neuf sur du vieux, autant de pièces qui jurent, ce qui est pittoresque disent les gens qui passent et qui nont pas eu le temps dêtre asphyxiés par la poussière des débris. Cest ainsi quen fait daméliorations, on entoure aujourdhui le Parlement dune grille en fer percée dans un mur de trois pieds de hauteur. Déjà lon a planté des arbres tout autour de lédifice pour en dérober la pauvreté ; ces arbres accusent pour la plupart une vigueur exotique ; dautres restent secs comme les discours ministériels. Quimporte ! il y aura toujours assez dombre pour cacher la bâtisse, cest le principal, létranger aura une stupéfaction de moins ; et, quant aux mystères de lintérieur, la voie tonnante de lopposition ne tardera pas à les annoncer au peuple frémissant.
Le National 21 juin 1873.
Ils lont donc élu à la fin du compte le nouveau chèfre, le deuxième grand chèfre du grand parti conservateur. Le chèfre de bronze étant mort, ils ont pris un chèfre détain. Hector le taciturne est proclamé. Cest juste, cest exact ; pour un parti mort, il faut bien un chef muet ; ce sera un spectacle en vérité que cette armée dagonisants dirigée par cette ombre ! Que fera Sir Hector, chef ? car il sera Sir incontestablement ; on nest pas compagnon du Bain pour des prunes, et tant quà succéder à Sir George Étienne, il faut au moins lui ressembler en quelque chose. Le gouvernement anglais reconnaîtra toute la convenance de baronetiser lhonorable Langevin, et, ainsi, la tradition établie depuis vingt ans en faveur de chaque chef restera intacte et entière, bien que ceux qui la représentent soient une diminution des trois quarts sur leurs devanciers.
Ils lont élu en petit comité, dans une chambre dhôtel, assez nombreux pour former un quorum de municipalité de village ; ils lont hissé sur un pavois, fort bien ! mais que fera un chef sans soldats ? Où conduira-t-il ses débris épuisés, expirants ? Et en supposant même quil trouve quelques recrues affamées, quelques soupirants de crèche, quelques conscrits des concessions qui ne connaîtront pas lhistoire des deux dernières années, que voulez-vous quil en fasse ? Pourra-t-il les commander par signes ? A-t-il seulement un panache à montrer comme ralliement dans les grandes occasions où non seulement on ne lentendra pas mais où on le perdra même complètement de vue ? Sil na pas de panache, sil est muet, sil na pas de soldats, que voulez-vous quil fasse comme chèfre ? Il eût bien mieux fait de se faire enterrer avec Sir George que daccepter lagaçante fonction de commander une armée invisible. De cette façon, les quelques soldats qui restent se seraient faits chefs entre eux, absolument comme dans la milice où il ny a que des officiers, au nombre de cent trente, ce qui coûte quinze cents mille dollars par an ; doù lon voit quun officier sans soldats est encore plus coûteux quun chef sans partisans.
Il est juste de dire quil fait encore moins de besogne.
Manitoba et la Colombie Anglaise nont pas encore élu leurs chefs ; elles attendent sans doute des better terms. Mais dès lors que le Bas-Canada a élu lhonorable Hector, je ne vois pas pourquoi les deux provinces-surs susnommées y mettraient des façons ni en quoi elles seraient tenues davoir de la pudeur dans leur choix. Puisque les conservateurs bas-canadiens en sont arrivés là, il ny a aucune raison pour que les Métis de la Rivière-Rouge nélisent pas un Pawnee ou un Cri quelconque pour conduire leur phalange dans les luttes parlementaires. Ce qui est bien certain, cest que cest là le coup de grâce de Sir John. Lui qui a résisté aux plus terribles désastres, qui a vu fondre sur son corps les plus cruelles maladies, qui a survécu, on ne sait comment, à toutes les atteintes morales et physiques, ne survivra certainement pas à ce coup de foudre. Il pouvait sattendre à tout, lui qui connaît les hommes, si ce nest à ce que ceux pour qui il a toujours combattu, lui portassent une pareille botte sur ses vieux jours. Il en mourra, il en mourra, croyez-le bien, à moins quil ne résigne et naille vivre en Angleterre de ses cinq mille livres de revenu, ce qui vaut encore mieux.
On dit que les places deau vont être étourdissantes dentrain cet été ; quil y aura une affluence inouïe, que les voyageurs seront entassés les uns sur les autres, que les hôteliers allongent, étirent, gonflent en tous sens leurs maisons pour nêtre pas pris au dépourvu, et lon accuse Lord Dufferin de cette averse qui va fondre sur les campagnes. Lord Dufferin a résolu de rendre de nouveau populaire un endroit qui commençait à être absolument déserté à cause de sa situation difficile, de limpossibilité de le rattacher à dautres endroits, si ce nest par la seule ligne des bateaux du Saguenay, de son manque absolu de communications par terre, de sa solitude et de son isolement qui, en moins de huit jours, en font envoler les plus acharnés pêcheurs et chasseurs, Tadoussac en un mot, leffroi du touriste, malgré son magnifique hôtel, ses bains, sa situation archi-pittoresque, et lobligation de sy arrêter pour tous ceux qui se rendent à la Baie de Ha ! Ha ! Cest à Tadoussac que Lord Dufferin va planter sa tente en véritable explorateur ; on assure quil va y passer quelques semaines ; évidemment il médite quelque nouvelle expédition au Spitzberg.
Si Tadoussac devient lendroit fashionable cette année, il y aura foule à Cacouna, à la Malbaie, à Kamouraska et à la Rivière-du-Loup, tous points doù il ny a quun bond à faire pour atteindre Tadoussac. Les dames vont affluer : les toilettes bruyantes et les longues robes aux reflets satinés vont ruisseler sur les galets du rivage et dans les sentiers du cap, car Tadoussac, sachez-le bien, nest quun rocher coupé de mille petits ravins, crépu, barbu, moucheté ça et là de bouquets de broussailles, avec une quinzaine de villas quombragent des touffes de sapins et quelques jardinets qui ont poussé en fendant le roc ; cest là quon voit la plus belle des petites baies qui soient au monde, un vrai chef-duvre de contours, tout ce quil y a de gracieux et de perfide à la fois, car rien nest plus tentant que les petites vagues azurées qui battent les flancs de la baie, mais rien aussi nest plus glacial ni plus impénétrable au plus hardi baigneur.
La Compagnie des Remorqueurs a établi cette année un double service de paquebots qui vont sillonner le bas du Saint-Laurent en tous sens depuis Québec jusquà Rimouski. Aux endroits où les années précédentes il nallait pas de bateaux à vapeur, il y en aura désormais trois par semaine, et à ceux où les bateaux nallaient que tous les deux jours, ils iront maintenant chaque jour de la semaine, excepté le dimanche. Les Canadiens nauront plus de raison après cela de se tenir enfermés dans leur intérieur comme des rats dans leur fromage, et de laisser admirer aux seuls étrangers nos délicieuses places deau et les splendeurs sauvages de notre nature.
Ô progrès ! que tu menchantes ! Cest grâce à toi que les quais Baby vont enfin pouvoir être utilisés ; les quais Baby ! ces constructions déjà historiques qui sont presque une époque de notre vie nationale, du moins un chapitre impérissable où la féconde idée des jobs politiques fut pour la première fois émise avec cette grandeur quont en vain cherché à dépasser depuis lors tous les contacteurs et jobbeurs réunis. Ces quais Baby avaient coûté plus dun million et navaient dautre objet que de mettre au service du gouvernement un nombre considérable de bras ; ils ont tous de sept à douze arpents de long ; véritables pointes qui hérissent le rivage et savancent dans le fleuve au nombre de cinq ou six.
Les élections de 1854 une fois terminées, on perdit de vue tout à coup que les quais Baby devaient avoir une utilité maritime quelconque, et on les laissa dans leur repos pour ramasser les glaces lhiver et briser les lames lété, monuments commémoratifs de lépoque de bronze qui allait commencer pour le Canada avec Sir George Étienne sur le seuil.
Depuis, on a vu sélever les édifices dOttawa, commencer lIntercolonial railway, pour ne jamais le finir, il est vrai, mais enfin lintention y est ; on a vu sur une échelle moins grande, linstitution des agents démigration pour faciliter le transport des émigrants européens aux États-Unis par les voies canadiennes ; on a vu lachat du Nord-Ouest, de Manitoba, de la Colombie Anglaise ; on a vu lenfantement gigantesque du Pacifique qui coûte déjà cinq cent mille piastres avant de naître, enfin toute cette glorieuse politique de bronze si facilement convertible en argent. Les quais Baby, rappelons-le sans cesse, ont été le point de départ de la métallurgie politique ; ils ont rempli leur premier objet en une saison, et depuis lors, pendant dix-huit ans, ils sont restés ignorés, inconnus, si ce nest par quelques goélettes cherchant un abri ou par des chaloupes fuyant le Nord-Est. Aujourdhui, le progrès, ce grand voyageur, les amène à leur vraie destination et leur rend leur utilité pratique.
Oui, il est donc vrai quon va se promener cet été, quon pourra aller du sud au nord en vapeur et dun point à un autre du sud sans être obligé de subir ce détestable Grand Tronc qui ne va plus quen boitant ; on ira de Kamouraska à la Malbaie, chose inouïe ! deux fois par semaine, en une heure et demie, et, par une ligne correspondante, on atteindra Tadoussac et Rimouski, puis le Golfe, toujours par eau, sans quil en coûte dautres embarras que le mal de mer si lon va trop loin. Aussi toutes les places de bains, tous les summer resorts saniment pour cette saison, se préparent et se font une toilette inaccoutumée ; des hôteliers, qui allaient fuir, restent encore un été, dautres commencent, dautres enfin vont voir quadrupler leur énorme clientèle ; les voyageurs pouvant à discrétion se déplacer, aller dun endroit à un autre, il y aura une affluence continue, un va-et-vient incessant dont Tadoussac sera le centre, le point convergent.
Cela, cest à la condition, bien entendu, quil y ait un été. Dans notre cher, mais détestable pays, on est toujours certain quil y a un hiver, mais on nest jamais certain que lété lui succède, même en faisant abstraction du printemps qui, pour nous, nest quune expression mythologique. Voilà que depuis deux jours, le froid à peu près oublié vient de reprendre et nous entre jusque dans la moëlle des os pour se rattraper dune absence qui nous était bien douce ; il pleut aussi, absolument comme dans tous les étés canadiens, au moment où lon sy attend le moins, et à peu près toutes les trente-six heures. Mais quimporte ! Lord Dufferin est déjà parti, est rendu même à Tadoussac ; il faudra quil pleuve du pétrole enflammé et quil gèle en plein midi pour empêcher les fashionables, les élégantes, limmense foule des badauds et des faufileux de se précipiter jusque dans la poussière de ses pas. Le chroniqueur jouira de ce spectacle en homme au-dessus des grands de ce monde, et il en fera part à ses lecteurs qui représentent pour lui la perfection humaine.
Avant-hier, 17 juin, lUniversité Laval célébrait par une grande solennité, le deux-centième anniversaire de la découverte du Mississipi par LaSalle sur le programme on lisait par Marquette et Joliette ce qui ne tire pas à conséquence, attendu que LaSalle, aujourdhui, ne sen occupe pas plus que sil ny avait pas de Mississipi du tout, et que pour nous, il est bien indifférent que ce soit tel ou tel qui lait découvert, pourvu quil soit navigable et quon puisse passer dessus à bon marché. Il y avait bien au-delà de deux mille personnes dans la grande salle de lUniversité Laval ; Fréchette et Routhier, ne vous en déplaise, réunis pour la circonstance, ont déclamé de fort beaux vers, et inspirés à la même source encore... ; malheureusement pour eux, cela ne peut leur arriver quune fois tous les cent ans !
À part cette solennité que je ne décrirai pas, parce que je ne lai pas vue, et quhélas ! je ne compte plus revoir, je ne trouve rien qui maide à terminer, avec éclat, cette chétive chronique commencée par le plus mince des sujets.
Javais cru pouvoir échapper à lhonorable Hector après la première page ; mais linfluence pesante de ce conservateur-en-chef na fait qualourdir, de plus en plus, ma pauvre tête déjà ramollie. Ajoutez à cela, que le ciel se couvre de nouveau après vingt heures de pluie, que les nuages se rassemblent et assombrissent encore cette pauvre voûte qui reste terne avec le soleil dans son sein, et vous comprendrez combien je dois avoir le diable bleu, et que je puis être funèbre au besoin.
Adieu, adieu, mon cher rédacteur, je veux finir avant darriver aux larmes, je ne me pardonnerais jamais davoir tourné en lamentation un essai quoiquinfructueux de gaieté. Sans doute, vos lecteurs doivent avoir aussi guère envie de rire, tant que ne se sera pas calmé le douloureux regret que leur a causé une mort récente, une perte irréparable. Remettons donc les joyeusetés à plus tard si la coupe nen est pas tout à fait vidée. Les beaux jours rafraîchiront peut-être la chronique, à moins quil nen reste plus pour moi que de tristes et de lugubres. Si je le constate, je ferai alors un arrangement pour mettre mes chroniques dans le Courrier du Canada.
Le National, 19 mai 1877.
La Chronique est quelque peu tombée en défaveur depuis deux ou trois ans ; cest à qui en effet a voulu essayer de ce genre en apparence fort aisé, et qui, cependant, est peut-être le plus difficile de tous, parce que son extrême délicatesse lui fait côtoyer les défauts ridicules du style, telles que la recherche, la préciosité, la mièvrerie. Se tenir à lécart de ces défauts pour le chroniqueur est aussi malaisé que de voyager en ballon semé daiguilles sans le faire crever. Et cependant, cela ne tient quà une fausse interprétation du mot Chronique, qui est bien certainement le mot le plus bénin, le plus débonnaire quil soit possible dimaginer. Quest-ce en effet que la chronique, si ce nest le récit, au jour le jour, des événements quon voit de près, des faits intimes auxquels on se trouve mêlé ou qui se passent sous nos yeux, un aperçu piquant et rapide de ces petits côtés de lhistoire de son temps, dont la critique historique, pour être sérieuse, ne peut plus se passer aujourdhui ? Cest en ramenant la Chronique à sa fonction modeste que je ne crains pas de laborder ; de cette façon, je ne serai pas tenu davoir de lesprit quand même, je nobligerai pas mon lecteur à un éblouissement continuel, je ne le tiendrai pas sous le feu dune illumination impitoyable, mais je lintéresserai peut-être à ce que je lui raconterai, et il marrivera de temps à autre dêtre instructif.
Instruisez, instruisez ; notre siècle est avide dapprendre sous toutes les formes ; nous sommes en plein âge de fer, et le nombre des messagers rapides qui sillonnent la terre ne suffit plus à limpatience toujours croissante de connaître. En vain lon multiplie les réseaux de chemins de fer, les lignes télégraphiques et les câbles sous-marins, cela nest pas assez. Le plus humble des hommes qui, autrefois, restait longtemps sans savoir ce qui se passait à quelques lieues de lui, apprend aujourdhui en moins dun jour ce qui se passe aux extrémités du monde, et il nest pas encore content ! Pour lui on augmente, on développe et on perfectionne tous les moyens de connaître, sans jamais voir le terme de cet incessant effort. Journaux, pamphlets, revues, brochures pleuvent sur le monde, et, non seulement les faits, mais leurs plus petits détails y sont étudiés, controversés, exposés sous tous les aspects possibles ; la lumière vient de tous les côtés a de mille manières différentes ; les opinions, parties de cent pays divers, se croisent comme des jets de flamme dans une atmosphère chargée délectricité, et vont frapper toutes les intelligences ; il semble quil ne reste plus rien à faire à la pensée déjà pliant sous le faix, et ce quelle fournit de pâture intellectuelle, chaque jour, peut suffire aux trente ou quarante millions dhommes qui lisent sur les quatorze cents millions dêtres humains qui peuplent le globe. Mais non ; elle est encore loin, bien loin du but ; les moyens, loin dêtre épuisés, naissent à peine, et chaque progrès survenant fait voir combien ces moyens étaient grossiers à lorigine ; nous sommes tous au travail, au travail sans trêve ; à nul il nest permis de laisser son intelligence inactive et ses forces oisives ; il ny a personne qui soit inutile, et cest pourquoi, loin de meffrayer du nombre infini de journaux et de revues où les lecteurs de mon pays peuvent choisir à discrétion, ce quil leur convient dapprendre, japporte au National ma modeste chronique hebdomadaire qui aura lavantage de résumer bon nombre de choses disséminées dans toutes sortes de publications, et doffrir aussi un aliment préparé à propos, facile à digérer.
Jetons sans plus tarder un regard sur le monde. Le monde ! il est bien vaste et bien des choses sy passent ; Cham, limmortel ! Cham qui, depuis trente ans, tient lunivers au bout dun pied-de-nez, sennuie de tant apprendre tous les jours, et il représente lEurope impatientée, les bras croisés, sadressant à un Turc : « Mon ami, vous êtes bien embêtant », lui dit-elle. Voilà de la diplomatie en chemise, bien supérieure, paraît-il, à lautre, à lofficielle, à celle des niais et des collets montés, si lon en croit Bismark qui écrivait à sa sueur en juin 1857 : « Personne, pas même le plus méchant des démocrates, ne peut se faire une idée de ce que la diplomatie cache de nullité et de charlatanisme. »
Cest là laveu dun homme qui sy connaissait et que la pratique des chancelleries avait mis à même de peser, à leur juste valeur, la plupart de ces oracles quéchangent entre eux les gouvernements, et dont une parole imprudente ou un mouvement de travers suffisent à mettre le feu aux quatre coins de lEurope.
Ce nest pas à dire que le sort du monde dépende absolument des diplomates ; non, les peuples daujourdhui ont trop appris à se gouverner eux-mêmes, et les bévues dun ambassadeur ne peuvent créer que des malentendus ou des terribles passages mais il nen est pas moins vrai quils sont rares les représentants de telle ou telle puissance qui nont pas à saccuser du massacre de plusieurs milliers dhommes. Savez-vous quil ny a pas une nation de lEurope qui nait été en guerre presque continuelle depuis vingt-cinq ans, si lon en excepte les petits États, tels que la Belgique, la Suisse et la Suède ? Nous laisserons de côté, dans cette énumération, la République de San Marin et la principauté de Monaco qui nont pas la prétention de bouleverser les empires ; quant aux autres, voici leur bilan de tuerie depuis un quart de siècle.
En 1853, lAngleterre et la France font la guerre à la Russie, pour les beaux yeux du Turc, et le petit royaume de Sardaigne, qui a besoin de se faire valoir, se joint à elles. Cette guerre dure deux ans, et à peine est-elle finie quéclate la terrible insurrection de lHindoustan qui mit lAngleterre à deux doigts de la perte de cet immense et splendide empire. Il y eut là des boucheries dhommes comme on en voit aux époques les plus barbares de lhistoire, et, comme toujours, pour les luttes les plus sanglantes, le prétexte en était des plus frivoles ; il avait suffi pour mettre les armes aux mains des cipayes de la rumeur subrepticement répandue que les Anglais voulaient forcer les Hindous à faire usage de la graisse de porc (abhorrée parmi eux) au moyen des cartouches quils leur distribuaient, et que lon sait enduites de cette graisse. Ainsi, des quociennes de lard étaient la cause que de nombreuses garnisons anglaises avaient été massacrées dans les principales villes de lHindoustan, et que la plus féroce des insurrections couvrait de sang un des pays les plus beaux, les plus fertiles et les plus peuplés du monde.
À peine cette guerre était-elle finie que Napoléon III était en campagne contre lAutriche et décidait, par les victoires de Solferino et de Magenta, la prochaine unité de lItalie avec Rome en perspective pour capitale. Puis en 1860 vint Garibaldi qui renversa le royaume de Naples, puis la guerre de Chine, conduite par le général de Montauban qui en tira le titre de comte de Palikao pour avoir pillé les trésors de Pékin ; puis lalliance de lAngleterre, de la France et de lEspagne contre le Mexique, campagne des plus désastreuses, des plus absurdes, des plus injustifiables, qui aboutit à lexécution de lempereur Maximilien ; puis, lécrasement et la spoliation du Danemark par lAutriche et la Prusse réunies ; puis, la guerre entre ces deux dernières puissances qui ne peuvent sentendre sur le partage des dépouilles. LAutriche, la Saxe, la Bavière et le Wurtemberg dun côté combattent la Prusse qui détermine le sort de la campagne et la célèbre bataille de Sadowa. Pendant ce temps, la Russie conquérait une à une les diverses provinces de lAsie qui la séparaient de lInde Anglaise, et tout à coup éclatait comme la poudre la guerre de 1870 qui enlevait à la France lAlsace et la Lorraine. Dans lintervalle avait lieu la guerre dAbyssinie faite par lAngleterre contre lempereur Théodorus et la lutte obstinée des Hollandais dans lîle du Sumatra qui dura jusquen 1875, année où le Monténégro et lHerzégovine commencèrent à lever de nouveau les armes contre la Turquie ; et maintenant, voilà deux autres puissances engagées dans un duel épouvantable qui va nécessairement entraîner tous les États de lEurope.
Voilà où nous en sommes. « Dans cinquante ans, lEurope sera républicaine ou cosaque », avait dit Napoléon ; il ne se trompait que de date ; sil eût mis vingt-cinq de plus seulement, il eût prédit à coup sûr. Il y a des solutions politiques, des destinées évidentes que lon peut établir comme des théorèmes de mathématique ; la politique a ses axiomes que lon peut formuler et démontrer avec précision malgré les démentis que les événements paraissent leur donner de temps à autre. Ainsi, que lEurope entière marche rapidement à la république, quil faille que les Ottomans retournent en Asie, que la France retrouve sa limite naturelle aux bords du Rhin, que le vieux monde cesse de posséder des colonies en Amérique, voilà ce qui semble devoir arriver dune façon si manifeste que jen ferais volontiers des solutions inévitables. Il ny aura dEurope pacifique que lorsquil y aura une Europe républicaine ; les Turcs, qui constituent un non-sens parmi les nations civilisées dont ils nont pu prendre depuis cinq siècles ni les institutions, ni les murs, ni les progrès scientifiques, et grâce auxquels léternelle question dOrient est remise sur le tapis tous les dix ou quinze ans, les Turcs, dis-je, devront retourner en Asie, doù ils sont venus ; cest là la seule solution possible, et vingt Angleterres réunies ne pourront maintenir en Europe cette gangrène et cette honte, ni empêcher les Slaves ou les Grecs dêtre tôt ou tard les maîtres de Constantinople. De son côté, la France ne désarmera pas avant davoir obtenu sa frontière du Rhin, ou bien elle sera anéantie et disparaîtra, ce qui équivaudrait à enlever aux nations leur âme ; enfin, le maintien des colonies européennes en Amérique, là où tout parle dindépendance, de démocratie, de self-government, de colonies situées à douze ou quinze cents lieues de leurs métropoles, avec lesquelles elles peuvent navoir aucun intérêt commun, aucun lien autre que celui de la dépendance, devient de jour en jour dune absurdité si flagrante que lon peut prédire quavant la fin du siècle toute autorité européenne aura disparu de notre continent.
Mais je maperçois que ce nest pas absolument de la chronique que je vous fais en ce moment ; je ne pensais pas en commençant me lancer ainsi dans la carrière... ; cest malheureusement fait, je ne puis me résoudre à jeter mes feuilles au feu, mais je puis vous promettre dêtre plus modeste à lavenir et de me restreindre à la chronique locale. Pourvu que les événements dici me fournissent de quoi remplir une colonne du National une fois par semaine !
Le National, 4 juin 1877.
Sil est un événement bien fait pour étonner les hommes politiques du monde entier, un événement tellement inattendu quil a plongé dans une stupeur profonde le pays même où il sest accompli, cest à coup sûr lespèce de coup dÉtat quil a plu au maréchal MacMahon dexécuter, sans rime ni raison, du jour au lendemain, par pur caprice personnel.
Cet homme dont lépée a été impuissante à défendre son pays, veut, paraît-il aujourdhui, le désorganiser pour le livrer plus sûrement en proie à un voisin hostile et puissant. La France cheminait paisiblement, reprenant petit à petit sa vigueur, étonnant le monde par la reconstitution de ses forces, rétablissant par un travail magnifique son ancienne prospérité, et tout à coup, voilà un homme, le président de la République française, celui qui plus que tout autre devrait sattacher à suivre lopinion nationale, qui vient dire à la face du pays : « Jusquà ce jour jai écouté les conseils ; je nen veux plus ; jai ma politique, je la suivrai. Je suis un homme de droite et on veut me conduire à gauche. »
Voilà les édifiantes paroles échappées de la bouche de celui dont le premier devoir serait de calmer les partis et de sélever au-dessus de leurs luttes mesquines de toute la hauteur du vrai patriotisme. Mais non, ce premier magistrat dune République apprend au contraire à son pays stupéfait quil est un homme de parti. « Je suis un homme de droite », dit-il. Il ne se contente pas de cela, il a sa politique à lui, tout comme le plus personnel des souverains ; il veut substituer ses propres opinions à celles de la majorité de la Chambre qui représente la majorité de la nation, enfin, ce vétéran à lesprit étroit, se considère comme le sauveur de lordre social que seul il menace par ses actes arbitraires et ses coups de tête séniles.
Quelle différence est entre la conduite politique du nouveau président des États-Unis élu notoirement par un parti ; M. Hayes déclare quil nest pas un homme de parti ; il croit que celui qui sert le mieux son pays est aussi celui qui sert le mieux son parti ; il repousse formellement lidée dune politique personnelle ; il atteste ne suivre que celle qui est indispensable à la paix et à la prospérité du pays et ses actes en sont de sûrs garants. Quand la France aura à la tête du pouvoir des hommes nourris daussi saines et hautes maximes, elle pourra envisager sans crainte lavenir et entrer dans une voie dapaisement politique qui lui rendrait inévitablement son influence dans le monde.
À propos de la question dOrient, les Turcs ont trouvé, au point de vue financier, une inspiration lumineuse qui doit faire ladmiration de lEurope. Ils ont envoyé une délégation chargée de demander au collège des santons, qui gardent le tombeau du prophète, une partie du trésor de lIslam, formé des offrandes annuelles des pèlerins accumulées dans la casbah de la Mecque, la cité sacro-sainte des musulmans. Trois sépulcres servant de troncs sont placés dans lenceinte de la mosquée. Chaque année il vient à la Mecque 100,000 pèlerins qui y séjournent un mois, et qui jettent chaque jour une offrande métallique plus ou moins considérable dans les dits troncs. Lun des troncs a été ouvert en 1828, lors de la guerre Russo-turque, lautre en 1854, mais le troisième na pas été ouvert depuis 1815, cest-à-dire depuis 62 ans. Il doit sy trouver des sommes énormes. Il faut être arrivé au degré dabrutissement transcendant des musulmans, pour laisser ainsi dormir des sommes pareilles. Se figure-t-on ces bons hommes vivant à côté de millions sans avoir lidée de sen servir ; voilà certes une idée qui ne germerait jamais, dans le cerveau dun fils de la Grande-Bretagne ; mais que ne peut-on pas obtenir dun homme qui est sûr daller voir les houris au céleste séjour.
Cependant je ne serais pas étonné, eu égard à la faiblesse humaine, que le trésor ne fût pas aussi considérable quon lespère. Pour peu quun de ces braves santons ait eu lidée, pour se donner un avant-goût des joies qui lattendent au paradis de Mahomet, dentreprendre la conversion dune houri comme celles qui se trouvent dans lEurope Occidentale, il a dû faire de fortes brèches au trésor de lIslam.
La question dOrient qui met en émoi lEurope entière na pas un moindre effet dans les Indes. Les indigènes, travaillés dune part par une proclamation partie de Constantinople, de lautre par les agents russes, sont profondément agités entre les deux : leurs curs balancent.
Les officiers anglais, se souvenant des massacres de Cawnpore, renvoient leurs femmes et leurs enfants en Angleterre, et lun deux constate avec amertume que bien que lAngleterre ait déjà perdu une trentaine de Nana-Sahib, elle nest pas encore sûre davoir perdu le véritable. Et puis même en admettant cette hypothèse hasardée, il a pu faire des petits.
Croira-t-on que les Indous, qui ont le mauvais goût de préférer leur indépendance à la domination étrangère, ont de charmantes légendes dune grande portée philosophique et satirique ; en voici une : Un prince indien meurt le soir même de ses noces avec une jeune fille quil aimait dun ardent amour ; après avoir passé dans le purgatoire (car les Indiens ont un purgatoire tout comme un honnête catholique) une année de douleurs atroces, il senvole vers le ciel et demande à lange gardien lautorisation de retourner une heure sur la terre. Tu le peux, cur infidèle, répond lange, mais cette heure te coûtera dix mille années de ces tortures dont tes membres se tordent encore. Sans hésiter, le prince descend sur la terre et trouve son ex-bien-aimée murmurant de doux serments damour à un autre indigène, sous les frais ombrages de la vallée de Cachemire. Quand il revint au purgatoire : Monte droit au ciel, lui répondit lange ; ce que tu viens de voir est plus affreux pour toi que dix mille années de douleurs, de flammes et de grincements de dents.
Que dites-vous de celle-là, ami lecteur ; il faut avouer que cet Indien avait le diable au corps, cétait un enragé, un maudit comme nous disons au Canada et nous ajouterons irrévérencieusement un cornichon. Il est vrai que sil eût été musulman, laspect enchanteur des houris leût probablement arrêté au paradis, mais que voulez-vous ? Dans le ciel indou, paraît-il, on ne peut avoir à la fois le ciel et la terre, Dieu et la créature.
Le ministre de lIntérieur de France vient de prendre une excellente mesure qui consiste à faire remettre gratuitement aux époux, lors de la célébration du mariage, dans chaque mairie, un livret de famille. Ce livret destiné à recevoir les énonciations principales des actes de létat civil intéressant chaque famille, doit être représenté à la mairie chaque fois quil y aura lieu de faire dresser un acte de naissance ou de décès.
Ces livrets de famille offriront ainsi un duplicata des registres de létat civil et si ceux-ci venaient à se perdre par un accident quelconque, les livrets deviendraient une véritable mine de renseignements aussi indispensables à ladministration quaux familles elles-mêmes. Bien quau Canada le mariage se fasse par les ministres des différents cultes, on ne pourrait que gagner à adopter une mesure de ce genre. Le desservant de chaque paroisse pourrait délivrer au moment du mariage un livret aux époux ; le dit livret ne porterait certes nulle atteinte à la lune de miel.
La soumission des Indiens hostiles des Black Hills continue aux États-Unis. Cette race intrépide, qui dans les derniers spasmes de sa fière agonie, fait encore trembler souvent les conquérants venus de lest, est obligée de se rendre faute de vivres, ce qui est une raison capitale.
Ils sont affamés, dit un journal américain, quelques-uns dentre eux sont trop faibles pour pousser le cri de guerre ou pour scalper, mais quand la distribution des rations se fait, ils déploient plus dénergie quun train de mulets. Le confrère en parle à son aise, nous voudrions bien quon le mît 48 heures à la diète et quon le plaçât ensuite en face dun de ces biftecks grandioses et de ces majestueux plum-puddings si chers à tout Yankee qui se respecte un peu. Il déploierait probablement la même énergie que les Indiens ; croit-il donc que dans des cas semblables, lestomac dun blanc se remplit de philosophie ?
Le Texas est dune ingénuité adorable, il vient de formuler modestement ses désirs par la voie dun de ses organes de la presse ; les désirs sont faciles à satisfaire, comme on va voir. Les Texans trouvent quils ont deux fois trop de médecins et neuf fois trop davocats. Ils proposent un échange à raison de 40 avocats pour un fermier du nord. Ils aimeraient aussi avoir un peu plus de bons prédicateurs. Mais leur grand désir, le but de leur rêve, ce sont les fermiers. Cinq millions de fermiers, disent-ils, recevraient un bon accueil dans les plaines du Texas. Mais ils les voudraient matineux, sobres et économes. Malepeste ! messieurs les Texans, vous ny allez pas de main morte ; je connais certains pays et entre autres une belle contrée située sur les rives du Saint-Laurent, où lon pourrait peut-être formuler avec plus de retenue les mêmes vux. Nous terminons, par un extrait découpé, dans un roman feuilleton, en cours de publication :
« Raoul, étroitement chargé de chaînes et plongé dans le cachot où avant lui le capitaine avait si longtemps gémi, resta huit jours sans manger et se vit réduit à dévorer sa colère et sa honte. » Demandons que ce passage monumental soit inscrit sur des tables dairain pour dilater la rate des générations futures, et souscrivons davance à tout projet ayant pour but de transmettre lauteur à nos petits-neveux, soit sous forme de morue, soit flottant dans un gigantesque bocal desprit-de-vin.
Lettre particulière
Le National, 22 juin 1877.
M. le Rédacteur,
Je vois que vous publiez depuis plusieurs semaines une chronique hebdomadaire, mais il me semble que tout journal, pour être complet, doit avoir aussi chaque semaine une lettre particulière. « On nous écrit dici, on nous écrit de là », sont des formules banales ; le lecteur ny fait guère attention ; mais quand il voit « Lettre particulière », oh ! diable, il ouvre lil et se dit : « Voyons un peu, quest-ce quil peut donc y avoir de si intéressant dans cette lettre pour quelle revête un qualificatif aussi arrêté, aussi péremptoire », et il lit de confiance, décidé presque de ne pas être trompé dans son attente.
Je profite de cette disposition et vous envoie ma « Première aux Canadiens », concurremment avec votre chroniqueur dont je complète la besogne. Sil se trouve un troisième personnage qui savise de vous apporter lui aussi sa contribution, veuillez lélaguer, mon cher rédacteur ; assurément il sera de trop, et la concurrence, dépassant ses limites, deviendrait désastreuse. Sans plus tarder je débute.
Nous ne concevons pas, nous habitants de lAmérique, quel étrange et merveilleux pays nous habitons. Sans doute, la chute du Niagara, la vallée du Yosemite, les arbres géants de la Californie sont assez connus, mais pas à un égal degré la caverne prodigieuse du Mammouth, dans lÉtat de Kentucky, qui a trois lieues de longueur et quarante lieues de parcours dans deux cent vingt-trois couloirs, des salles si vastes et si élevées que lobscurité des parois et des voûtes nest que faiblement dispersée par léclat des flambeaux, et sous ses dômes, des lacs buvant ou versant leau dautres lacs par des rivières tordues dans de ténébreux corridors. Ajoutez que cette caverne est traversée par un fleuve, un véritable fleuve, un fleuve des enfers grecs. Des animaux étranges, un poisson aveugle, des lézards et des grillons hideux, des rats gigantesques, et sans doute bien dautres bêtes horribles auxquelles aucune mythologie noserait donner de noms, vivent dans les flots sombres et sur les rives que le Styx abandonne dans son recul de lété. Ces rives, il les noie quand les grandes pluies arrivent en cascades par leurs mystérieux chemins et remplissent le fleuve jusquà la clef de ses voûtes. On ne sait où courent ces flots sinistres entrevus à la torche dans les mille grottes de la caverne ; beaucoup se laissent glisser jusquà la mer sur les côtes de la Floride, de la Georgie et de la Caroline, où elles arrivent avec une telle masse et une telle force quelles soulèvent leau salée et viennent jaillir à la surface de locéan.
Nous ne connaissons pas non plus assez bien les merveilles de lArizona, territoire semé dantiquités qui remontent à des époques indéterminables et qui attestent une civilisation indienne fort avancée. Nous ne connaissons pas encore, comme il mérite de lêtre, le Colorado, non pas parce quil a donné le jour au potato bug, le doryphora, vulgairement appelé par les journalistes, qui veulent se rendre populaires, la mouche à patates ; non pas encore pour ses mines étonnantes qui menacent de détrôner celles du Nevada et de la Californie, mais pour lintérêt historique quil offre à ceux qui veulent chercher lhistoire de lhomme dans les temps antérieurs à ceux dont parlent les livres. Depuis plusieurs années, les explorations géographiques et scientifiques ont fait de remarquables progrès dans les différents territoires des États-Unis. Les plus curieuses de ces explorations sont celles qui viennent davoir lieu dans la vallée de lAnimas, située dans la partie sud-ouest du Colorado. On y a trouvé des ruines de maisons, de fermes, de fortifications, des poteries, des dessins, des esquisses, et sur les murs des caractères qui paraissent être de lécriture. Tout ce quon sait de lâge auquel appartiennent ces ruines, cest quelles remontent à plus de quatre à cinq cents ans, parce quelles présentent un caractère tout différent de ce qui sest fait en Amérique depuis la découverte de Christophe Colomb. Elles sont nombreuses ; les plus belles et les mieux conservées sont celles qui ont été construites en pierres. La vallée dAnimas a été, dans un temps, presque entièrement couverte dédifices, dont deux de dimensions considérables, et les autres de proportions très variées. Les deux plus grands de ces édifices mesurent environ trois cents pieds de large sur six mille pieds de long. Les matériaux consistent en petits blocs de grès reliés par un mortier dargile. Les murs ont quatre pieds dépaisseur et sont à quatre étages, et beaucoup de chambres intérieures sont restées entières ; les portes et les poutres sont en bois de cèdre ; quelques-uns des murs à lintérieur sont peints ou blanchis à la chaux, dautres sont couverts dornements, de dessins et de caractères qui ressemblent à une écriture ; ces dessins représentent des animaux, des insectes ; et, chose remarquable, cest que presque toutes ces maisons du Colorado préhistorique sont situées à des hauteurs presque inaccessibles, sans doute pour être à labri des invasions et des ennemis de toute nature. On y a découvert aussi des documents écrits, dont les caractères peuvent être alphabétiques ou hiéroglyphiques, très nettement gravés, et qui ne sont pas sans ressemblance avec le sanscrit, vieille langue de lInde ; mais malheureusement, on nest pas encore parvenu à les déchiffrer.
Comme on le voit, lhistoire complète de lAmérique est encore à faire, et on ne la fera bien que lorsque les antiquaires lauront explorée dans tous les sens, en auront déblayé les ruines et déchiffré les monuments.
Passons aux choses modernes.
Je trouve que notre presse a un défaut ; elle ne soccupe pas assez de ce qui se passe et se fait sur notre continent. Nous avons lair dêtre des exilés sur lantique sol des Hurons et des Abénaquis, et sans cesse nos regards sont tournés vers les mères patries ; sans doute nous agissons ainsi par un sentiment tout à fait naturel ; mais cet intérêt devrait être moins exclusif. À part les articles de polémique dans lesquels les rédacteurs se disent les choses les plus aimables au monde, on voit bien rarement figurer, dans nos feuilles publiques, des articles spéciaux sur les questions et les choses qui nous intéressent immédiatement. Je sais bien quil y a grande lacune décrivains, que la carrière des lettres nest pas encore ouverte et quil est bien difficile de faire des études suivies et patientes, dans un pays où ces études ne portent pas en elles leur récompense, mais il me semble quon pourrait bien ne pas les écarter entièrement et quun journal qui offrirait, une fois ou deux par semaine, des articles de fond, solidement faits, sur des sujets étrangers à la polémique habituelle, remplirait une lacune déplorable. Dieu me garde de faire retomber la faute sur nos rédacteurs ; ils ont trop à faire, et les journaux français de la province nont pas assez de moyens pécuniaires pour subventionner régulièrement une rédaction spéciale comme cela se fait en Europe et aux États-Unis ; néanmoins, il y a quelque chose à tenter dans ce sens, jen ai lintime conviction, et une fois le public formé à cette innovation pleine davantages pour lui, je crois quil ne tarderait pas à lapprécier et à en rémunérer convenablement les initiateurs. Essayons, et si nous en sommes pour nos frais, eh bien ! nous enverrons le lecteur canadien à tous les diables, manière connue des plaideurs qui ont perdu leurs procès.
Malheureusement, ce qui gâte tout chez nous, cest lesprit de parti, lesprit de parti quand même, qui persiste en labsence des principes fondamentaux, dont le caractère divergent entraîne les hommes, soit dans un sens, soit dans un autre. En Europe, la lutte subsiste encore, plus acharnée que jamais, même entre lancien régime qui se tord dans une agonie formidable, et lidée moderne qui avance comme un flot lentement, mais irrésistiblement grossi. La question politique est loin dêtre résolue encore, et la question sociale y est à peine ébauchée ; il est donc tout naturel que les hommes sy divisent en partis de tous les degrés et de toutes les nuances, suivant les tendances de leur esprit et leurs aspirations. Aux États-Unis, il y a eu, jusquà lavènement de Hayes, des questions politiques dune gravité telle quelles ont mis en péril lexistence même de la république ; il y a encore la question internationale, les relations de lUnion Américaine avec les États étrangers, dans lesquelles il y a souvent matière à des différences dopinion radicales ; il y a enfin la question économique qui joue, à lheure quil est, le rôle prépondérant, et la question difficile entre toutes, qui se rattache à cette dernière et qui nest encore quà létude, je veux dire la question sociale.
Mais nous, nous navons rien de tout cela ; cest à peine si nous pouvons effleurer la question économique ; notre condition de dépendance empêche quil y ait au Canada des questions fondamentales en jeu, parce que nous ne pouvons rien résoudre par nous-mêmes, et par conséquent les conclusions se trouvent faussées, quand nous voulons conclure, et la lutte est absolument stérile. Nous ne pouvons débattre les questions, qui nous intéressent le plus, quà un point de vue purement idéal, et comme un exercice intellectuel ; mais cest pour nous surtout que cet exercice est nécessaire pour nous arracher à lesprit de parti, à cet esprit déplorable, inutile, infructueux, qui, comme les Harpies de la fable, ne dévore que ceux quil atteint, mais souille tout ce quil touche ; fléau de notre pays, plaie que nous alimentons sans cesse et qui est la ruine des plus belles comme des plus saines intelligences.
Cherchons à réagir contre ce mal endémique ; montrons à la jeunesse quelle a un champ devant elle, en dehors des luttes stériles et souvent indignes où va sabîmer le journalisme canadien ; montrons-lui des questions à étudier pour lavenir, et dont la solution dépendra probablement delle lorsquaura cessé notre état de dépendance ; faisons-lui voir, au point de vue de ce quon peut appeler les forerunners, ce que sera notre pays avant la fin de ce siècle ; montrons-lui ses destinées dans létude des questions du jour et de celles qui percent à lhorizon, et nous aurons fait plus par quelques bons articles de ce genre, que par trois volumes de chicanes sur les contrats du gouvernement ou sur les divagations de la Minerve.
Le National, 14 juillet 1877.
Nous navons pas lair de nous occuper beaucoup dune question qui, cependant, est, pour tout le Dominion, la plus importante du jour, je veux parler de la question des pêcheries quune commission anglo-américo-canadienne soccupe de régler actuellement, et, espérons-le, définitivement, à Halifax. Et les États-Unis, et le Canada confédéré ont un intérêt égal à ce que cette difficulté, qui dure depuis plus de cent ans, soit enfin résolue. Voici quelle est en quelques mots la position réciproque des deux pays.
Daprès le traité de Washington, conclu en 1871, les pêcheurs américains ont le droit de prendre le poisson dans les eaux canadiennes, de le préparer et de le saler sur nos côtes, libres de tout droit, pour le terme de dix années, et les pêcheurs canadiens jouissent du même privilège sur les côtes des États-Unis, au nord du 39e degré de latitude. Mais comme ces deux avantages ne se balancent pas, que celui accordé par le Canada aux États-Unis dépasse de beaucoup en valeur celui que les États-Unis accordent au Canada, il a été décidé quune commission représentant les deux pays intéressés et présidée par un arbitre européen, déterminerait la somme que les États-Unis devront payer au Dominion à titre de compensation.
Le Dominion réclame de deux à trois millions de dollars, en se basant sur des faits et des témoignages irrécusables, entre autres sur le rapide développement des pêcheries, attesté par le rendement de 1876, lequel a dépassé de $661,917 celui de lannée précédente ; en outre sur limmense différence qui existe entre lexportation de poisson que nous faisons aux États-Unis, et limportation que nous faisons du leur, la première se chiffrant par $1,475,330, et la seconde par $692,895 seulement pour la même année 1876.
Pendant que le Dominion réclame de deux à trois millions dindemnité, le gouvernement américain ne semble pas disposé à donner plus de cinq cent mille dollars, et ses organes nous posent les problèmes suivants : 1( Quels avantages les pêcheurs américains ont-ils sur les pêcheurs anglais en ayant le droit de pêcher dans les eaux canadiennes, et de préparer leur poisson sur les rivages et dans les ports du Dominion ? 2( Résulte-t-il pour les Canadiens un préjudice de ce quils accordent ce droit aux pêcheurs américains ? 3° Laccès libre aux marchés des États-Unis pour la vente du poisson en toute saison de lannée, est-il un avantage pour les pêcheurs du Dominion ?
Une chose incontestable, cest que, depuis le traité de Washington, les pêcheurs canadiens nont pas cessé de prospérer ; la concurrence avec les pêcheurs des pays voisins leur a réussi ; dans tous les cas, ils nont rien perdu ; mais, dautre part, quest-ce que les Américains ont gagné ? Toute la question est là, et il faut reconnaître quelle nest pas trop facile à résoudre. Comment évaluer en effet en tenant compte du développement progressif des pêcheries, létendue du privilège que nous avons concédé aux Américains ? On ne peut établir quune moyenne extrêmement arbitraire à cet égard, et la différence entre ce que réclame une partie et ce que lautre consent à payer ne peut manquer dêtre considérable. Cest en présence de ce problème qui menace de faire traîner la contestation en longueur quun journal fort autorisé de New York, le Journal of Commerce, propose la réciprocité commerciale comme un moyen de trancher immédiatement toutes les difficultés pendantes entre les deux pays :
« Si des hommes daffaires, dit-il, dirigeaient le gouvernement de Washington, on pourrait éviter de payer une compensation au Dominion. Les Canadiens, depuis plusieurs années, ne demandent quà renoncer à leur réclamation en échange dun traité de réciprocité, et un semblable traité nous est indispensable à nous-mêmes. On leût renouvelé en 1874, neussent été lignorance et lindifférence des politiciens qui ne connaissaient rien de la question et ne se donnaient pas la peine de létudier. Il nest pas encore trop tard cependant pour la reprendre ; la commission finira probablement ses travaux de bonne heure cet été, et le montant accordé au Canada sera peut-être plus grand quon ne sy attendait dabord. Quoi quil en soit, le Dominion sera prêt, nous nen doutons pas, à y voir le prix dun nouveau traité, et si le secrétaire dÉtat Evarts voulait entreprendre la négociation dès maintenant, il pourrait avoir un projet de traité tout préparé pour la session extraordinaire du Congrès qui aura lieu en octobre. Quand le Sénat sera parvenu à comprendre que la somme due au Canada nous serait remise à la ratification dun nouveau traité, peut-être cette assemblée trouvera-t-elle la chose digne de considération... »
À cela un grand journal de Chicago répond : « Nous navons pas dobjection à un traité de réciprocité, pourvu que ce traité fût limité au Dominion seulement ; mais, avec une ligne de côtés de près de quatre cents lieues, un semblable traité équivaudrait à jeter nos ports tout grands ouverts au commerce entier de la Grande-Bretagne. Lorsquon voit jusquen Chine des produits de fabrique anglaise portant des marques de commerce américaines, combien ne serait-il pas plus aisé pour la même catégorie darticles de sintroduire sur le marché américain avec une marque de fabrique canadienne ? Rien ne presse donc pour conclure un nouveau traité et il vaut mieux attendre la marche des événements... »
Nous avons là la clef de lobjection peut-être la plus formidable que les Américains feraient à un nouveau traité de réciprocité commerciale, la crainte de voir une énorme quantité de produits anglais envahir les États-Unis en passant par le Canada. Cest ici quon voit bien quun Zollverein ou Union Douanière, joint à ladoption du tarif américain contre tous les autres pays, y compris lAngleterre elle-même, résoudrait immédiatement cette difficulté ; mais comment proposer ce moyen dans notre état de dépendance coloniale ? Il ny faut même pas songer. Si cétait là encore la seule épreuve à laquelle nous soumet la condition absolument anormale, absolument absurde de dépendance coloniale, malgré la situation géographique et lorsque tous nos intérêts sy opposent !... Mais ce nest ni le lieu ni lheure de discuter une semblable question, dautant plus quelle ne tardera pas peut-être à se présenter avec toute la force de lévidence, et alors tout le monde sera daccord.
On na pas entendu parler depuis assez longtemps du chemin de fer Northern Pacific quune puissante compagnie américaine avait entrepris de construire depuis le Minnesota jusquau Pacifique, il y a déjà plusieurs années. Interrompue pendant longtemps, cette uvre gigantesque a été reprise, et 585 milles de chemin, entièrement livrés au public, ont donné un profit net de $300,000 lannée dernière ; les établissements se fondent rapidement tout le long de la ligne, et lon calcule quelle sera complétée aussitôt que Boston pourra envoyer ses chemins de fer la rejoindre à travers le tunnel Hoosac dont le percement sera achevé avant la fin de la présente décade. Il ne serait pas mauvais de savoir si, en présence de cette ligne parallèle à celle que le Canada projette détendre aussi lui du lac Supérieur à la Colombie Anglaise, nous voudrions essayer encore de la concurrencer.
Si lon veut se faire une idée des conséquences épouvantables qua amenées le prolongement de la crise commerciale en Amérique, quon ouvre les yeux sur les chiffres suivants. Le nombre total des pauvres qui ont eu recours à lassistance publique, en 1876, dans lÉtat de New York, sest élevé à 374,124, et la somme consacrée à les secourir a dépassé deux millions. Un vingtième de la population de tout lÉtat se compose de pauvres dénués de tout, et un vingt-cinquième des taxes municipales se dépense à leur venir en aide sous toutes les formes. Cela est simplement effrayant et lon ne voit pas ce que le paupérisme des grandes villes américaines aura désormais à envier à celui des grandes cités dEurope. Il va se dresser aux États-Unis, avant longtemps, un problème redoutable pour les économistes et les hommes dÉtat, et ils auront besoin de toute leur sagesse pour empêcher des révolutions sociales.
Maintenant que lAngleterre fait mine dentrer sérieusement en lice pour protéger ses intérêts asiatiques, demandons-nous quelle est la puissance maritime réelle de cette nation qui prétend tenir le sceptre des mers. Dans limmense océan Pacifique, où les Russes, les Américains et les Chinois eux-mêmes ont développé leurs forces navales, la Grande-Bretagne est laissée absolument sans défense, faute de bases dapprovisionnements et de ravitaillements, de points de repère où elle puisse concentrer ses vaisseaux, et de ports où elle les répare et les mette à labri. Elle ne pourrait pas défendre un instant la Colombie Anglaise contre une légère escadre des États-Unis qui ont, eux, un poste militaire à San juan, en face de lîle de Vancouver, un autre à Port Townsend, 40 milles plus haut, un autre à Puget Sound, et un autre enfin à la rivière Columbia, dont lembouchure est gardée par de nombreuses fortifications. Depuis lîle de Vancouver jusquau cap Horn, cest-à-dire sur toute la côte ouest du double continent américain, lAngleterre a un certain nombre de vaisseaux disséminés, très utiles en temps de paix, mais sans aucun pouvoir de ralliement, sans base dopérations, sans moyens de se porter secours, de se réparer ou de sapprovisionner. De nos jours, cest le charbon qui est lélément essentiel des flottes : eh bien ! si la Grande-Bretagne entrait demain dans une guerre maritime, elle se trouverait, sur les rivages innombrables que baigne le Pacifique, sans un seul dépôt de charbon, et ses communications avec les autres mers seraient en grand danger dêtre coupées, outre que laction de ses flottes serait paralysée immédiatement par le nécessité de protéger ses bases dopération.
Sans doute, lAngleterre est mieux protégée dans lAtlantique, dans la Méditerranée et locéan Indien ; mais il ne faut pas perdre de vue que les conditions de la guerre maritime moderne sont bien changées, que la lutte ne se fait plus sur les hautes mers, mais guère que sur les côtes, dans lattaque et la défense des ports, et que les vaisseaux cuirassés, dun faible tirant deau, ont une utilité et une efficacité plus grandes que les énormes vaisseaux, véritables forteresses maritimes que lAngleterre fait construire depuis un certain nombre dannées. Des hommes compétents prétendent que la superbe Albion ne pourrait pas défendre ses propres côtes contre une attaque combinée des flottes russe, allemande et française.
Le dernier mot nest pas dit encore.
Le National, 27 juillet 1877
Ah ! quil est bon dêtre juif ! Voilà une exclamation peut-être un peu inattendue ; aussi, je ne demande quà mexpliquer.
Nous vivons dans un temps où toutes les têtes semblent avoir été cultivées en serre chaude ; jamais on ne vit un pareil déploiement de passion religieuse fausse ni de fanatisme ambitieux ; tous les moyens servent à ceux qui exploitent lignorance, les préjugés ou les animosités des masses. Plus lhomme devient nerveux, grâce à lalimentation moderne, plus on lirrite à plaisir, plus on le tient dans une surexcitation funeste. À propos de religion, on se déchire avec une fureur apparente ; il ny a en effet sorte de choses plus effroyables que celles que se disent entre eux ceux qui ne font quexploiter les convictions ou les croyances des autres. Voyez les provocations, les injures réciproques auxquelles a donné lieu la fête des orangistes du 12 juillet dernier, et ça nest pas encore fini. À ce sujet, jouvre une petite parenthèse pour vous dire combien lattitude du National a été remarquée et combien ont été appréciés ses sages conseils, pendant que la plupart des journaux faisaient feu et flammes, que les plus mauvaises passions étaient surexcitées, et que des hommes dangereux cherchaient à entraîner dans le conflit les Canadiens français qui ne sont rien moins que turbulents et fanatiques.
Eh bien ! pendant quon était encore pris aux cheveux, au plus chaud de la bataille de plumes, une autre fête religieuse avait lieu, fête tranquille, modeste, et qui passerait inaperçue si les journaux nétaient pas sans cesse en quête de faits divers. Cest la fête des juifs, qui avait lieu jeudi dernier, pour commémorer la destruction du temple de Jérusalem. Il est vrai que cette fête na pas une physionomie bien terrible ; sous un rapport elle est tout à fait à linverse des fêtes chrétiennes ; ainsi les juifs, les vrais, les traditionnels, car, hélas ! tout se modifie et dégénère petit à petit dans ce monde sabstiennent de boire et de manger pendant vingt-quatre heures pour mieux célébrer cet anniversaire mémorable. Ils ne font pas de procession et ne paraissent pas désirer den faire ; mais ils lisent lhistoire juive dans les synagogues et récitent les lamentations de Jérémie.
Voilà à quoi se réduit cette fête dont aucun journal ne parle à lavance, et qui est à peine signalée comme un fait des plus ordinaires. Eh bien ! je trouve quon est injuste à légard des juifs, et quils méritent bien pour le moins quon parle deux une fois par année. Cela se présente dautant mieux quils ont fait pas mal de bruit à New York dernièrement. Vous vous rappelez que le juge Hilton a voulu les bannir du grand hôtel de Saratoga, sous prétexte quils devenaient envahisseurs, et que là où un juif arrivait, il était toujours suivi dune légion de ses coreligionnaires qui prenaient toutes les places. Il y eut à ce sujet, une véritable croisade entreprise contre les Israélites, et rien nétait plus comique, en vérité, que de voir, dans le pays même de la tolérance, ce que certains journaux débitaient de choses désagréables et provocantes à ladresse de ce pauvre petit peuple qui sarrange comme il peut dans le monde pour ne pas être trop dispersé.
À lire ces journaux, on se serait cru transporté au siècle dernier, alors que les juifs ne pouvaient même pas se faire naturaliser en Angleterre, après y avoir vécu trois ans, où à lannée 1826, alors quil ne pouvait pas y avoir plus de douze courtiers juifs dans la ville de Londres, et que chacun deux était obligé de payer mille livres sterling au maire pour exercer sa profession ; on se reporte au temps où les juifs ne pouvaient posséder foncièrement, ni exercer au barreau, ni remplir aucune fonction municipale, comme cela était encore la loi en 1845, ni être député au parlement, privilège quils nont obtenu quen 1858. Cest étrange et tout à fait inexplicable, si vous voulez : mais cest comme cela. Il est vrai que les quelques journaux qui ont débité contre les juifs toutes sortes dinepties, ne le faisaient pas par fanatisme, mais ils ont été aussi loin par parti pris, parce quils avaient cru devoir embrasser la cause du juge Hilton.
Les Israélites sont au nombre denviron 75,000 dans la ville de New York et ils y représentent la plus grande partie du capital de banque et de commerce. Quelques-uns dentre eux, extrêmement riches, habitent la cinquième avenue, où ils sont en relations très intimes avec de puissantes familles chrétiennes ; mais ceux-là sont ce quon appelle des juifs hétérodoxes, attendu que les vrais juifs, ceux de lancienne façon, refusent davoir tout commerce social avec les gentils ; ils vivent entre eux et ont leurs cercles particuliers ; il ny a donc que les Juifs progressistes ou modernes, qui fréquentent la société fashionable chrétienne de New York. Ce sont eux qui ont fait profondément modifier la forme du culte dans le temple Emmanuel où ils suivent en majorité loffice religieux ; il y a même beaucoup de Juifs américains qui ne vont pas du tout à la synagogue ; et ceux-là, on les rencontre fréquemment dans les salons fashionables ; ils ne sont juifs que de nom ou même encore moins ; cest déjà beaucoup, mais ce nest pas assez ; espérons que le temps viendra où les Juifs seront tout à fait gentils.
Après la reine dAngleterre, les princes, ducs, marquis et comtes qui ont bourré le général Grant de rosbeef et de pudding, voilà que les interviewers lassiégent à leur tour. Une grande partie de la politique moderne se fait par les interviewers, cela est connu ; aussi on ne sarrête pas toujours à ce quils disent pour se former une opinion, pas plus quon ne se base sur des protestations ministérielles pour juger des intentions réelles dun cabinet monarchique ; mais il arrive quelquefois à un reporter dobtenir lopinion exacte et sincère dun homme dÉtat, surtout lorsquil sagit de choses jugées ou qui ne sont plus matières à conflits entre deux puissances. Cest la bonne chance que vient davoir un reporter du Times qui interrogeait le général Grant sur la distribution faite aux réclamants américains des quinze millions que lAngleterre a été condamnée de payer aux États-Unis pour les déprédations de lAlabama. On sait quil est resté une somme assez ronde en caisse, et que les Américains nont pas présenté de réclamations se montant au chiffre de quinze millions de dollars, de sorte quon accuse les États-Unis davoir fait une spéculation ! Cest là-dessus que le général sexplique.
« En premier lieu, dit-il, le Congrès pensait que la somme accordée ne suffirait pas à satisfaire les demandes les plus pressantes dindemnité, celles qui navaient pas été couvertes par les assurances ou toute autre garantie. Cest pourquoi le Congrès dit aux compagnies dassurance : Vous ne pouvez avoir une partie de cette somme, parce que vous vous êtes déjà remboursées au moyen des fortes primes que vous établissiez durant la guerre et aux personnes dont les propriétés avaient été détruites par lAlabama ou autres croisières, mais qui avaient reçu le montant de leurs assurances : Vous nen aurez pas davantage, parce que vous avez été payées. De cette façon bon nombre de réclamations ont été écartées. Mais les taux dassurance étaient si élevés à cette époque que presque personne nassurait sa propriété pour toute sa valeur ni pour rien qui en approchât ; cest cette dernière catégorie de réclamants qui a droit à une indemnité, et quand on leur aura fait pleinement justice, il ne restera pas gros des quinze millions. Le Congrès, au commencement, a limité les réclamations à un petit nombre, et voilà ce qui explique le surplus resté en caisse. Dailleurs, il faut bien remarquer que la somme de quinze millions a été donnée pour préjudice porté aux États-Unis, dans leur commerce général, et non à des particuliers, et personne ne saurait mettre en doute que ce préjudice ne représente une somme plus grande que celle accordée par le tribunal de Genève. Ça nest pas une tâche facile que de distribuer ce montant entre tous ceux qui y ont droit ; mais ce qui est incontestable, cest que nous avons éprouvé des dommages que ne peut compenser une pareille somme ; comment nous la partagerons entre les réclamants est une autre question. Vous pouvez être certains que le Congrès fera ce qui est juste à cet égard dès sa prochaine session. »
Telles sont les paroles qua répondues le général Grant à son interviewer, et je les ai trouvées si importantes, elles expliquent si bien une situation équivoque, dont les États-Unis portent le fardeau, que jai cru devoir les traduire pour le bénéfice de vos lecteurs.
Maintenant, passons dans une autre partie du monde, en Afrique par exemple, oui, en plein au milieu des nègres, ça nous rafraîchira.
LAfrique ! voilà un continent quon ne connaissait pas avant les explorations de Bartle Frere, de Livingstone et de Stanley. Je veux parler de lAfrique centrale, pays qui jouit du plus délicieux climat quon puisse rêver et qui est peuplé presque autant que la Chine. Cest le pays des grands lacs et des terres fertiles par excellence, et, comme pour former les reins de ce continent, il sy étend un immense plateau dominé par des montagnes de 18,000 pieds de hauteur doù sécoulent de puissants fleuves, et qui possède, à ses diverses hauteurs, comme le plateau mexicain, les variétés de climats les plus salubres.
Cette terre à laquelle la nature avait prodigué tant de bienfaits, est devenue, par le trafic des nègres, une terre de servitude, de misère et de désolation. Cest sur le riche plateau de lAfrique centrale que la chasse à lhomme est le plus largement organisée. Quarante mille captifs par an y sont enlevés, sans compter ceux, en bien plus grand nombre, qui succombent dans les attaques des villages, dans les massacres et les incendies. Sir Bartle Frere a évalué la destruction de la vie humaine dans lintérieur de lAfrique, par suite de la traite, au minimum de 400,000 personnes par an.
Il est grand temps que lEurope et lAmérique se coalisent pour venir au secours de ces malheureuses populations et les arracher à la barbarie. Tel est le but de lassociation internationale africaine, fondée par le roi des Belges, et dont lobjet est de commencer par établir des stations hospitalières et scientifiques dans lAfrique équatoriale. Des comités nationaux, faisant partie de lassociation, se sont formés dans tous les pays, celui de France a élu pour président M. de Lesseps, et en Allemagne, de même quen Angleterre, on a déjà recueilli des sommes considérables pour seconder lentreprise.
Voilà une croisade pacifique qui va peut-être apporter au monde dimmenses richesses nouvelles, outre quelle affranchira des millions dhommes.
Table
TOC \o "1-1" \h \z \u HYPERLINK \l "_Toc216009352" Le premier de lan 1874 PAGEREF _Toc216009352 \h 6
HYPERLINK \l "_Toc216009353" Lhiver en pleurs PAGEREF _Toc216009353 \h 13
HYPERLINK \l "_Toc216009354" Morituri mortuo PAGEREF _Toc216009354 \h 21
HYPERLINK \l "_Toc216009355" Nos institutions, notre langue et nos lois PAGEREF _Toc216009355 \h 26
HYPERLINK \l "_Toc216009356" La peine de mort PAGEREF _Toc216009356 \h 43
HYPERLINK \l "_Toc216009357" À propos de vous-mêmes PAGEREF _Toc216009357 \h 60
HYPERLINK \l "_Toc216009358" Desperanza PAGEREF _Toc216009358 \h 77
HYPERLINK \l "_Toc216009359" Départ pour la Californie PAGEREF _Toc216009359 \h 83
HYPERLINK \l "_Toc216009360" De la réciprocité avec les États-Unis PAGEREF _Toc216009360 \h 307
HYPERLINK \l "_Toc216009361" Le chemin de fer de la rive nord PAGEREF _Toc216009361 \h 342
HYPERLINK \l "_Toc216009362" Le petit cap PAGEREF _Toc216009362 \h 372
HYPERLINK \l "_Toc216009363" Le préjugé PAGEREF _Toc216009363 \h 377
HYPERLINK \l "_Toc216009364" Quelques pensées PAGEREF _Toc216009364 \h 390
HYPERLINK \l "_Toc216009365" Le dernier mot PAGEREF _Toc216009365 \h 396
HYPERLINK \l "_Toc216009366" Aux Canadiens français PAGEREF _Toc216009366 \h 415
HYPERLINK \l "_Toc216009367" Chroniques pour « Le Pays » PAGEREF _Toc216009367 \h 418
HYPERLINK \l "_Toc216009368" Chroniques pour « La Minerve » PAGEREF _Toc216009368 \h 508
HYPERLINK \l "_Toc216009369" Lappel nominal à Charlevoix PAGEREF _Toc216009369 \h 527
HYPERLINK \l "_Toc216009370" Lélection de Rimouski PAGEREF _Toc216009370 \h 535
HYPERLINK \l "_Toc216009371" Chroniques pour « Le National » PAGEREF _Toc216009371 \h 543
Cet ouvrage est le 127e publié
dans la collection Littérature québécoise
par la Bibliothèque électronique du Québec.
La Bibliothèque électronique du Québec
est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
Sur la mort de Lucien Turcotte, arrivée le 12 janvier.
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