La société contre nature - Free
Pour se convaincre de sa singularité, le genre humain ? ou la partie du genre ....
il y a des acquisitions qui se superposent à la nature, l'imitent sans se confondre
avec elle. ... J'ai étayé cette façon de voir par un examen de l'activité humaine qui
... Personne ne voit d'obstacle à ce rapprochement, du fait qu'ils procèdent de ...
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collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à ChicoutimiSite web: HYPERLINK "http://bibliotheque.uqac.ca/" http://bibliotheque.uqac.ca/
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, ancien professeur des Universités, bénévole.
Courriel: HYPERLINK "mailto:jmsimonet@wanadoo.fr" jmsimonet@wanadoo.fr
À partir du livre de
Serge Moscovici
La sociétécontre nature
Collection 10/18
Union générale dédition, Paris, 1972,404 pages.
Polices de caractères utilisées :
Pour le texte: Times New Roman, 14 et 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11)
Édition numérique réalisée le 24 novembre 2007 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.
Table des matières
HYPERLINK \l "introduction" Introduction
HYPERLINK \l "intro_1" I.
HYPERLINK \l "intro_2" II.
HYPERLINK \l "intro_3" III.
HYPERLINK \l "intro_4" IV.
HYPERLINK \l "p1" Première PartieÉVOLUTION ET HISTOIRE
HYPERLINK \l "p1c1" Chapitre I. Les premiers primates, promoteurs de lhistoire
HYPERLINK \l "p1c1_1" I. Mutation, adaptation et évolution : rappel succinct de deux mécanismes essentiels
HYPERLINK \l "p1c1_2" II. La société adaptative
HYPERLINK \l "p1c1_3" III. Lancien et le nouvel art de survivre
HYPERLINK \l "p1c2" Chapitre II. Des sociétés sans paroles
HYPERLINK \l "p1c2_1" I. Les hiérarchies bien tempérées
HYPERLINK \l "p1c2_2" II. Les prescriptions de la vie en commun
HYPERLINK \l "p1c2_3" III. Comment réussir à combler le fossé qui sépare les générations
HYPERLINK \l "p2" Deuxième PartieLA NATURE DE LHOMME
HYPERLINK \l "p2c3" Chapitre III. Le nouveau monde animal
HYPERLINK \l "p2c3_1" I. Dans le no mans land : hominisation ou cynégétisation
HYPERLINK \l "p2c3_2" II. Population, ressources et pressions sur lenvironnement
HYPERLINK \l "p2c3_2_1" 1. Description liminaire de deux états stationnaires
HYPERLINK \l "p2c3_2_2" 2. Les mâles surnuméraires et le petit monde menacé de la forêt
HYPERLINK \l "p2c3_3" III. La cueillette des animaux
HYPERLINK \l "p2c4" Chapitre IV. Les deux naissances de lhomme
HYPERLINK \l "p2c4_1" I. De la prédation à la chasse
HYPERLINK \l "p2c4_1_1" 1. La barrière des ressources principales
HYPERLINK \l "p2c4_1_2" 2. Une séparation maîtresse
HYPERLINK \l "p2c4_1_3" 3. Les arts de la ruse et de la mort
HYPERLINK \l "p2c4_2" II. Lhomme dénaturé
HYPERLINK \l "p2c4_2_1" 1. A lécole des anthropoïdes artificiers
HYPERLINK \l "p2c4_2_2" 2. La naturalisation des artifices
HYPERLINK \l "p2c4_3" III. Remarques finales : lélément humain et la structure humaine
HYPERLINK \l "p2c5" Chapitre V. De la sélection à la division naturelle
HYPERLINK \l "p2c5_1" I. Sur linversion des rapports entre population et milieu
HYPERLINK \l "p2c5_2" II. Faire des femmes, faire des hommes
HYPERLINK \l "p2c5_2_1" 1. Invention et croissance
HYPERLINK \l "p2c5_2_2" 2. Transmettre et conserver
HYPERLINK \l "p2c5_3" III. Le processus de division est naturel
HYPERLINK \l "p3" Troisième partieSOCIETE ANIMALE ET SOCIETE HUMAINE
HYPERLINK \l "p3c6" Chapitre VI. Les scociétés qui viennent de nulle part
HYPERLINK \l "p3c6_1" I. La nature prise en défaut
HYPERLINK \l "p3c6_2" II. Du désordre biologique et animal
HYPERLINK \l "p3c6_3" III. Les sociétés « avec » et les sociétés « sans »
HYPERLINK \l "p3c7" Chapitre VII. La chasse et la parenté : premières constatations
HYPERLINK \l "p3c7_1" I. Les trois dimensions de lentreprise cynégétique
HYPERLINK \l "p3c7_2" II. Le problème du mâle
HYPERLINK \l "p3c7_2_1" 1. Découverte de la paternité
HYPERLINK \l "p3c7_2_2" 2. Du célibat : le mariage et légalité des hommes
HYPERLINK \l "p3c7_3" III. Le principe du partage : don et réciprocité
HYPERLINK \l "p3c7_3_1" 1. Lexogamie conjugale
HYPERLINK \l "p3c7_3_2" 2. Lendogamie sociale et le pouvoir généalogique
HYPERLINK \l "p3c7_3_3" 3. La généralité du partage exogamique
HYPERLINK \l "p3c8" Chapitre VIII. Les femmes dans la société des hommes : le problème de linceste
HYPERLINK \l "p3c8_1" I. Pourquoi les femmes ?
HYPERLINK \l "p3c8_2" II. Loi naturelle ou règle sociale ?
HYPERLINK \l "p3c8_3" III. Le seul inceste vrai : celui de la mère
HYPERLINK \l "p3c8_4" IV. Les règles de parenté, règles de domination
HYPERLINK \l "p3c9" Chapitre IX. La lutte des sexes
HYPERLINK \l "p3c9_1" I. Deux sociétés en une seule
HYPERLINK \l "p3c9_1_1" 1. La société du secret
HYPERLINK \l "p3c9_1_2" 2. Les discriminations sexuelles
HYPERLINK \l "p3c9_2" II. Les hommes entre eux
HYPERLINK \l "p3c9_2_1" 1. Devenir homme
HYPERLINK \l "p3c9_2_2" 2. La ruse de la raison
HYPERLINK \l "p3c10" Chapitre X. La moitié-nature et la moitié-culture
HYPERLINK \l "p3c10_1" I. La diflérence fondamentale
HYPERLINK \l "p3c10_1_1" 1. Deux phénomènes universels
HYPERLINK \l "p3c10_1_2" 2. Le sexe avant la classe
HYPERLINK \l "p3c10_2" II. La place de la prohibition de linceste dans le partage exogamique et la division naturelle
HYPERLINK \l "p3c11" Chapitre XI. Éloge de lordre
HYPERLINK \l "p3c11_1" I. Linceste, menace de la culture
HYPERLINK \l "p3c11_1_1" 1. La Grande Peur
HYPERLINK \l "p3c9_1_2" 2. dipe et Antigone
HYPERLINK \l "p3c11_2" II. Léternel présent
HYPERLINK \l "p3c11_3" III. Conclusion
HYPERLINK \l "p3c12" Chapitre XII. Rétrospective
HYPERLINK \l "p3c12_1" I. Le paradigme en question
HYPERLINK \l "p3c12_2" II. Le thème de la rupture et de la conquête
HYPERLINK \l "p3c12_2_1" 1. Lartifice social
HYPERLINK \l "p3c12_2_2" 2. La pollution par lhumain
HYPERLINK \l "p3c12_3" III. Le thème du changement et de la création
HYPERLINK \l "p3c12_3_1" 1. La nature historique
HYPERLINK \l "p3c12_3_2" 2. La société positive et négative
HYPERLINK \l "p3c12_4" IV. Le retour dans la nature
INTRODUCTION
HYPERLINK \l "table" Retour à la Table des Matières
I.
Pour se convaincre de sa singularité, le genre humain ou la partie du genre humain qui sarroge le droit de parler en son nom élève des barrières autour de soi, se pose par contraste avec le reste des êtres animés. Certes, il a un mérite : celui dexister. Au vu des nombreux échecs quenregistrent des organismes désireux de vivre ou de survivre, ce mérite est grand. Il le renforce dans sa conviction davoir réussi un exploit, dêtre allé plus loin que quiconque, doccuper une situation privilégiée dans la longue chaîne des êtres. Pourtant se penser unique et distinct nest pas une condition de tout repos. Aussi éprouve-t-on continuellement le besoin de motiver cette unicité, daffirmer cette distinction, de sassurer quelles reflètent le cours nécessaire de lunivers et quelles sont définitives. Lexploration des espaces lointains, par les rencontres quelle suscitera, modifiera peut-être un jour cet état de choses. En attendant les groupements humains ne cessent de se définir, de dire pourquoi ils sont ce quils sont, humains et non pas animaux ou végétaux. Derrière le langage sobre des théories avancées à ce sujet, on pressent la fascination exercée par le problème des origines. La cause qui a déclenché léruption du genre humain en le séparant du monde animal et matériel, lécart qui permet à lhomme de se hausser au-dessus des autres espèces ou dautres fractions de lhumanité, primitifs, femmes, enfants, etc., réputées plus proches de lanimalité sont les facettes de ce problème. La sortie de la nature, la formation dun ordre à part, artificiel, représente maintenant la substance de sa solution, que lon sefforce de démontrer de mille façons. En même temps, la quête de ce qui est le propre de lhomme, la rupture de la société et de la nature, le rapport dexclusion par lequel on démarque leurs domaines exclusifs jouent un rôle capital. La société est le domaine des hommes, la nature, le domaine des choses. Notre civilisation, en particulier, sappuie fermement sur cette séparation. Elle la conçoit intégrée à son armature, imprimée dans la structure du monde, simposant à lensemble du réel de manière permanente. Là se dissimule la ligne de partage entre le supérieur et linférieur, le spirituel et le matériel, le produit et le donné, ce qui existe avant lhomme et sans lhomme et ce qui existe après lui, avec lui. Ce rapport dexclusion qui est tout à la fois différence et négation, autonomie et extériorité, se retrouve au fondement de nos sciences, façonne et organise nos conduites politiques, économiques et idéologiques. Le passage de lanimal à lhomme, de létat de nature à létat de société, y est un leitmotiv constant, signe dun découpage effectif des phénomènes ordonnés dans lespace et engendrés dans le temps. Certes, des doutes sont émis périodiquement sur la réalité de lopposition tranchée des deux états. Le philosophe Hume conseillait de laccepter à titre de fiction et soutenait quelle nétait rien dautre . Les réserves portant sur le détail des observations, sur lenchaînement des raisonnements, nont cependant pas entamé les systèmes didées qui lont toujours reprise en sous-uvre ou qui en découlaient, tant sa cohérence, son pouvoir de conviction et son usage sont grands. Il sagissait en effet de sauvegarder lessentiel : le caractère contre-nature de la société, le caractère exceptionnel de lhomme.
Mais nous vivons dans un siècle où lespérance de vie dune vérité sest considérablement raccourcie et où des concepts que lon estimait devoir durer indéfiniment portent les traces dune érosion qui les rend méconnaissables, quand ils nont pas purement et simplement basculé dans le néant. Même les sciences qui nous sont familières sont appelées, à plus ou moins brève échéance, à se combiner, changer ou disparaître. Les savants y contribuent sans relâche, quand ils sefforcent de mettre à rude épreuve et de démentir plutôt que de confirmer et de préserver les vérités et les théories consacrées. Les découvertes des sciences biologiques et préhistoriques font voir sous un éclairage différent de celui auquel nous sommes accoutumés le comportement et le monde animal, la chaîne des événements qui ont conduit du primate à notre présente espèce : par suite, il semble que soit considérable le volume de ce qui est à désapprendre. De leur côté, les forces historiques propres à entraîner les civilisations dans de nouvelles directions, à produire de nouvelles pratiques économiques, politiques, culturelles, minent les notions conçues antérieurement en vue dautres pratiques, rendent caduc lesprit qui les a soutenues. La rencontre sur la scène de lhistoire de sociétés ayant probablement suivi un développement divergent, rejetées par nos soins vers lextrémité « nature » de léchelle dont nous occupons doffice lextrémité « culture » est la plus manifeste de ces forces, et ses conséquences sont profondes. Par ailleurs, ce qui touche au déséquilibre écologique, à la croissance des populations et à lamendement du milieu, bref notre question naturelle, nest pas moins significatif. Savoir comment gouverner les forces matérielles, comment réduire les écarts entre lexpansion démographique et les ressources de lenvironnement, quel rôle assigner au progrès scientifique, suscite des mouvements sociaux et nous oblige à réviser nos options fondamentales. Et notamment à mettre en doute lidée que lhomme est maître et possesseur de la nature, quil conquiert, de lextérieur, lunivers des choses. On en vient même à soutenir lhypothèse contraire, cest-à-dire que lhomme intervient dans lunivers mais de lintérieur, en tant quune de ses parties. Last but not least, le plus souvent, théories, arguments, interrogations renvoient aux expériences, à la sensibilité, aux phénomènes propres à une époque et à une société, surviennent et sestompent avec elles. Ainsi la naissance de lindividualisme, avec lindividualisation des actes, des intérêts et des rapports humains, a donné une impulsion vigoureuse à lopposition de la société et de la nature. Tout est alors taillé sur ce patron : atome permanent insécable ou monade sans porte ni fenêtre, organisme luttant pour sa survie le plus fort vaincra ! animal agrégé à une horde, acheteur ou vendeur sur le marché, savant isolé aux prises avec les énigmes de lunivers. En physique, en biologie, en économie, en philosophie, partout lindividu est lunité de référence. Expression la plus complète de lessence des choses et de lhomme, il incarne la nature humaine et témoigne de son état originaire. En comparaison, la société ne saurait être rien dautre quun état antagoniste, une association dérivée de volontés diverses et de molécules indépendantes, soumises à des contraintes. Déduits de cet antagonisme, les principes des institutions et des lois politiques et sociales qui nous guident aujourdhui y sont fermement ancrés.
Pourtant la socialisation des intérêts, des actes, des rapports humains est une tendance fondamentale de notre présent. Cest une évidence à laquelle on ne peut guère échapper, même dans le domaine de la science. En physique : cest par paquets que les atomes se transforment, ont une durée de vie, se meuvent. En biologie : la survie de lespèce est fonction de la population et non pas de lindividu ; les groupements animaux sont organisés, connaissent la hiérarchie et la convention. En philosophie : la communauté des savants en tant que telle est engagée dans le travail de découverte des lois de la matière. Comme autrefois, dans la production, le travailleur collectif a remplacé le travailleur individuel, on voit aujourdhui le penseur collectif se substituer au penseur individuel. Pénétrant, sous la forme directe ou indirecte de population, de collection, densemble statistique, notre vie et nos catégories de pensée, le social émerge unité de référence, paradigme du réel. Il suffit de fort peu de chose pour que, par analogie et à la place de lindividu, il aboutisse à manifester lessence de lhomme, son état naturel. Dans ces conditions, lopposition qui nous occupe, cessant petit à petit de trouver un écho dans nos expériences, nos attitudes mentales, perd de son acuité et de sa pertinence. Il restera la tâche de reformuler les principes des institutions, des lois politiques et sociales, à partir dautres liens entre société et nature, processus déjà engagé qui ira samplifiant.
Ainsi, découvertes scientifiques et forces historiques, la rencontre nest pas fortuite, nous amènent à remiser les faits et la logique qui ont servi à formuler le problème de nos origines, à dissocier notre monde social de notre monde naturel en leur conférant des propriétés antinomiques. Mais elles nous invitent aussi à les réordonner dans un cadre différent. Nallons cependant pas trop vite. Nous touchons là en effet à un système didées et à un langage qui, bien quayant perdu le pouvoir de critiquer et déclairer, pour ne garder quune physionomie figée et opaque, restent gravés dans les esprits, résonnent aux oreilles, comme lexpression du vrai et du réel. Avant dexaminer leur valeur à cet égard, pour sassurer de leur teneur, il convient de les rappeler encore une fois, comme on rejoue un disque, comme on repasse un film, sinon pour le plaisir, du moins pour être sûr que lon parle bien du même morceau de musique ou du même personnage. Au fil des indications et des commentaires se dégageront spontanément les perspectives qui motivent le présent travail.
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II.
Dans quelles circonstances lhomme est-il sorti de la nature ? Quels sont les facteurs décisifs de la coupure avec lunivers biologique et matériel ? Ceux qui posent ces questions et sefforcent dy répondre aspirent à fixer le seuil dun commencement absolu, à résoudre lénigme de notre singularité. A un moment du processus dhominisation, semble-t-il, un changement anatomique et physiologique a eu lieu dans lorganisme pratiquement stabilisé. Ce changement cortical et soudain, du type du tout ou rien, analogue au saut dun niveau quantique à un autre, a ouvert une brèche dans lévolution. Pour le décrire, les anthropologues emploient limage glorieuse de passage du Rubicon. La faculté de parler, dabstraire, de combiner des moyens artifactuels sest introduite par la brèche produite. De là, chez lhomme, son étonnante flexibilité, ses capacités dinventer qui laident à profiter de la plupart des ressources existantes, à accumuler et transmettre les savoirs, à passer rapidement dun entourage à un autre. Dans la plupart des espèces, lorsquil sagit daccéder à des milieux différents, de sy développer, des modifications génétiques, soumises aux lenteurs de lhérédité, sont indispensables. Pas plus quil ne dépend de telles modifications ou de telles lenteurs, le développement spécifiquement humain nen connaît ni nen entraîne. Ses arts seuls, surajoutés à sa structure organique, sont affectés. Certains y aperçoivent même une enveloppe, un vernis de surface appliqué sur un être qui demeure organiquement, par de nombreux côtés, un singe, à vrai dire nu : « Il y a une nature fondamentale, écrivait Henri Bergson , et il y a des acquisitions qui se superposent à la nature, limitent sans se confondre avec elle. » Cest que, au cours du temps, les déterminismes généraux se sont vus supplantés par des déterminismes particuliers à lhomme, lui permettant de créer son cadre de vie exceptionnel dans le milieu dorigine. La nature sest dépassée en loccurrence, le libérant des servitudes communes, lui donnant la possibilité de se retrouver à lextérieur dun monde quil a pu prendre pour objet, ny participant que de manière résiduelle. Hors delle ou à côté delle, la barrière de lanimalité franchie, sest instaurée une relation, résumée dans et par lartifice ou lintelligence, quaucune autre espèce ne connaît ni na eu lavantage de connaître. Tel est du moins le schéma auquel on se rallie en général.
Les conjectures qui laccompagnent sont valides aussi longtemps que lon conçoit lorganisation biologique de lhomme comme une donnée invariante, son action sur le monde extérieur, par dérogation à la loi générale, demeurant sans répercussions anatomo-physiologiques sur elle, ses diverses opérations pratiques ou intellectuelles se bornant à reproduire artificiellement le milieu sans intervenir dans sa constitution. Or il nen est rien. La forme du corps, du crâne et des membres, les propriétés spécifiquement humaines, la station debout, le volume du cerveau, le langage, nous en sommes aujourdhui certains, sont les conséquences de lactivité de prédateur de lhomme, de son aptitude à employer les ruses et les outils nécessaires pour y réussir. Les modifications génétiques, sociales, qui lui sont propres, nont pas précédé cet état de choses : elles lui ont succédé. En gros, comme en détail, on ne le rappellera jamais assez, lhomme est son propre produit. Depuis ses premières ébauches comme entité autonome, sa réalité naturelle a toujours impliqué une connaissance, une habileté à faire, associées à un agencement finalisé de gestes et dinstruments appropriés. A aucune phase de son évolution, cette réalité na été limitée à un équipement purement organique ou instinctuel. Les paléontologues en conviennent qui interprètent de plus en plus sa biologie par sa technologie.
Il en est de même en ce qui concerne le milieu matériel. Les théories anciennes avaient tendance à le rapporter à lindividu, à le définir uniforme, constant, toujours semblable à lui-même, indépendant des influences exercées par les créatures qui lhabitent et lexploitent. Le milieu matériel se confondait avec sa dimension géographique et géologique, à quoi se ramène la nature selon une opinion répandue . Or lécologie dune espèce, les études approfondies le montrent, lui est particulière. Elle est relative à une population répandue dans une aire déterminée, aux modes opératoires de cette population qui la conduisent à sapproprier une ressource de préférence à une autre. Pour un observateur externe, la forêt semble être un milieu unitaire et distinct. Pour les animaux qui y cohabitent, elle est un univers structuré, diversifié, dont seule une parcelle leur apparaît familière et connue, le reste étant comme inexistant. Le milieu qui entoure lêtre humain, comparé à celui qui entoure lanimal, nen diffère pas simplement par sa variété et sa surface, puisquil couvre lensemble de la terre. Il contient des espèces physiques, végétales et animales que nous avons produites et qui interfèrent aussi bien entre elles quavec celles qui existaient déjà. La biosphère qui lui correspond est spécifique, étant donné les processus qui laffectent et qui lont modelée.
Quand on jette un coup dil sur les facteurs internes et externes qui ont contribué à la genèse de lhomme, force est de constater quavec lui se dégage un rapport différent, un écart qualitatif. Ce nouveau rapport, il faut y insister, inclut demblée un faire et un savoir conçus par lhomme. Il nen a pas connu dautre ; il ny a pas de rapport de lhomme à son milieu qui ne résulte de linitiative humaine, non quil lait engendré, mais parce que lhomme sest constitué ce quil est, physiologiquement, psychiquement, socialement, en lengendrant. Dans un précédent ouvrage, Essai sur lhistoire humaine de la nature , jai soutenu et démontré quil était possible de concevoir la coexistence et la succession de plusieurs rapports, tous également naturels, dans lunivers. Celui qui nous concerne pose lhomme à un pôle et les forces matérielles à lautre pôle. Jai étayé cette façon de voir par un examen de lactivité humaine qui engendre des éléments physiques, chimiques, génétiques, des combinaisons inédites de ces éléments, et non seulement, comme on laffirme, des artifices. La différence classificatoire du naturel et de lartificiel, à larrière-plan de la dichotomie dune nature organique qui nous contient et dune nature inorganique que nous conquérons et transformons en technique, na pas la solidité quon lui suppose. La lutte de lhomme seul contre la totalité de la nature à présumer quelle soit distincte de la lutte entre les hommes, et plus âpre se laisse concevoir comme un affrontement dans la nature. A ce conflit, tout dabord, la société, qui est une constituante décisive de notre complexion vitale, prend part. Ensuite sy adjoignent, sans discontinuer, dautres puissances matérielles. Avec les plantes « contre » les animaux, avec lélectricité « contre » les forces mécaniques, nous participons, dune différenciation régulière du monde matériel, nous le mettons à jour en tant que système de relations. Lintervention de lhomme revêt la signification dun rapport établi dans le système avec une de ses parties. Mieux encore, les principes qui le rattachent à ses « alliés » et lopposent à ses « ennemis » sont ceux-là mêmes qui unissent les êtres physiques, biologiques, chimiques entre eux. Tout concourt à prouver que le lien homme-nature est aussi un lien nature-nature. Lhumanité avec ses bras, ses nerfs, ses cerveaux samalgame aux puissances quelle pénètre. Lhomme est donc cheval, gravité, électricité, et réciproquement. Il y a longtemps quAntiphon a énoncé cette vérité : « Par notre habileté nous conquérons la maîtrise sur les choses dans lesquelles nous sommes conquis par la nature. » Ce ne sont donc point des termes extérieurs lun à lautre. La mythologie de leur mutuelle violence, reprisée et répétée à satiété, savère tissu de notions vagues, dénuées de signification, impropre à jeter une lumière quelconque sur les faits historiques concrets. Le dilemme quelle rend plausible entre lhomme dissocié de la matière et lhomme enchaîné à la matière, spectateur et acteur dont le seul recours serait la domination comme envers de son impuissance perd rapidement son pouvoir évocateur et ses vertus mobilisatrices. Et en particulier à une époque où il est plutôt question de défendre la nature contre lhomme que de défendre lhomme contre la nature.
Lapparence de clivage entre ce qui est produit par lhomme et ce qui est produit sans lhomme sestompe chaque jour davantage. Les machines et les outils conçus en vue de prolonger directement le corps humain, dépendant pour leur fonctionnement de ses forces musculaires, ont été, pendant longtemps, les supports illustratifs de cette apparence. Les systèmes automatiques modernes jouissent dune autonomie, dune faculté dautorégulation, voire dautoproduction telles que les spécialistes les apparentent aux systèmes dits naturels. Personne ne voit dobstacle à ce rapprochement, du fait quils procèdent de lintelligence, de lingéniosité et de leffort humains. Les recherches physiques, chimiques, mathématiques, de leur côté, débouchent sur la production d« espèces » physiques ou chimiques sans équivalent dans la « nature » et ne se distinguant en rien des espèces qui se sont formées hors de ces recherches. Le lecteur du tableau de Mendéléeff les retrouve chacune à leur place, quelles soient nées dans lunivers ou au laboratoire. On abuserait du langage en les qualifiant dartefacts, étant donné que ces « espèces » scientifiques ne reproduisent aucune structure matérielle préexistante, ni ne se substituent à une telle structure. Dans le nombre des « espèces » découvertes, il faudrait inclure la nôtre, nos qualités biologiques, nos facultés intellectuelles, nos organes et leurs fonctions devant être comptés, je lai dit, parmi les résultats de nos pratiques. Les savoirs et les phénomènes quengendrent lart et les sciences (les exemples sont innombrables) vont de pair avec une conversion de nos capacités et des facteurs du milieu auxquels elles correspondent. Leur aboutissement nest pas un état antinaturel ou artificiel, mais un « progrès de la nature, en tant que lespèce humaine en a mis à profit, pour ses besoins et ses désirs, les diverses manifestations » .
Lhomme joint à la matière, voilà la définition concrète, le contenu véritable de notre état de nature. Persister à qualifier dartificiel le rapport qui sy manifeste, cela revient à soutenir que notre espèce na jamais existé et nexistera jamais que dans une nature à laquelle elle ne devrait pour ainsi dire rien. Ce qui est assurément absurde et sans fondement. La singularité du rapport en question a trait uniquement à ses modalités et éventuellement à un de ses termes. Ses points dapplication, comme pour tout rapport analogue, touchent également à la biologie et à lécologie. Certes, il diffère des relations correspondantes quentretiennent la plupart des espèces ; mais ces relations ne sont pas non plus identiques à ce que lon observe dans linteraction des forces chimiques ou physiques. En dernière analyse, la qualification semble reposer surtout sur la confusion des échanges naturels avec la manière dagir et dévoluer qui a cours dans le monde animal ; on en déduit le caractère non naturel de tous les autres échanges. On commet, en loccurrence, une erreur analogue à celle des philosophes pour qui, la société étant bâtie sur la propriété et la propriété assimilée à la propriété privée, tout ce qui lavait précédée était état de nature, de non-propriété, et non pas forme différente de propriété. Ou encore cest raisonner comme les socialistes pour lesquels la suppression de la propriété privée signifiait la suppression de toute propriété, et non pas lavènement dune de ses formes historiques, la propriété collective. Somme toute, le rabattement de la réalité sur une de ses figures explique pourquoi leffacement dun mode dexistence naturelle qui fut en partie celui de lespèce à ses débuts a été considéré comme la subversion de toute existence naturelle et non pas comme un renouvellement de celle-ci. Rien ne nous oblige à prolonger la confusion ; tout nous incite à mettre fin à la vision dune nature non humaine et dun homme non naturel. Aucune partie de lhumanité, à vrai dire, ne saurait être jugée plus proche ou plus éloignée que les autres dun état épuré, de nature, lui-même en mouvement, ni dans le passé pré-hominien ou sauvage, ni dans le présent évolué. Ce qui a eu lieu une fois se recrée continuellement, les modalités seules changent. Au poète il na pas échappé que
« Au-dessus de cet art « Qui, dites-vous, ajoute à la nature, il est un art « Que fait la nature » .
Arts que nous avons repris ensemble, combinés, substituant à ce qui aurait pu être, à ce que lon aperçoit avoir été une histoire naturelle améliorée de lhomme, une histoire humaine de la nature. Léclosion dun trait critique signalant lirruption de notre espèce, la distanciant des autres espèces nindique pas une prétendue sortie de la nature : cette rupture na jamais eu lieu. Dans le passage, tant recherché, de lanimal à lhomme, elle marque la transition de la première histoire commune où celui-ci apparaît en tant que produit, à la seconde histoire, la sienne propre, où il se produit en tant que principe actif. Le problème des origines sestompe ainsi, puisque rien ne sest ajouté qui nétait déjà présent, derrière le problème des transformations dans léchange avec le monde matériel. La direction nouvelle que prend lévolution à cette occasion en est le témoignage.
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III.
La réalité et le concept de cet état de nature représentent, par bien des côtés, quelque chose de neuf à quoi il faut shabituer si lon veut y voir le lieu dun devenir dont nous sommes un facteur constitutif, nécessaire, et non pas le lieu des obstacles suscités par les puissances matérielles, nos partenaires convenus à la suite dun accident biologique initial. Non moins important : létat de société coexiste avec lui, aux divers niveaux du règne animal. Il est désormais difficile dy voir seulement lexpression dun art de vivre de notre espèce, subversion de lart de survivre qui suffit aux autres espèces pour se nourrir et procréer. Ceci nous oblige à prendre une vue différente du rapport qui délimite ces deux états. Le discours courant de notre culture et de notre science le définit, nous le savons, comme un rapport dexclusion. Afin de létayer, il reprend le thème de la démarcation entre société et nature sur trois registres : technique, génétique et politique. Je vais les décrire succinctement.
On note dabord un fait qui paraît dobservation : la nature est un donné immédiat. Elle comprend les milieux où les individus se sentent à lunisson avec les créatures qui les entourent, où les rythmes dactivité et la dépense dénergie expriment le fonctionnement spontané des sens, les normes immémoriales et le lent écoulement du temps. Elle est peuplée dêtres familiers qui vivent au sein dune terre maternelle, en suivant leur impulsion. Là le chien connaît son maître, la cigale la fourmi ; les fleurs et les arbres couvrent abondamment la surface du sol, lhomme possède instinctivement les gestes requis pour atteindre un but, accomplir une tâche. La curiosité se nourrit de la récolte apportée par la vue, le toucher, lodorat ; les choses sont à la mesure de lindividu, prêtes à se laisser découvrir sans résistance et sans contrainte. Partout règne lharmonie préétablie entre lorganisme et le milieu ambiant ; la vie authentique est ponctuée par la naissance, la maturité et la mort, dans la continuité visible des générations. Cette nature naturelle est libre, aisée, positive, individuelle, et stable. Elle correspond étroitement à notre complexion biologique, rendant justice à nos facultés primordiales, établissant des cycles spontanés déchange entre nous et le monde. Nous sommes en elle et avec elle, dans une double relation dêtre et dappartenance.
Sur son pourtour se dresse lédifice dune autre nature, contrariée « vexée », disait Francis Bacon lointaine, difficile à appréhender, objective, universelle, en perpétuelle agitation. Dans le milieu quelle représente, nous instaurons une relation de faire, de conquête. Sa masse inerte et froide est laffaire du savant ou du technicien qui lenferme dans un système de lois et la reproduit dans son laboratoire ou son atelier. Ayant été forcés dentrer en contact avec elle, les hommes la connaissent sans la percevoir, la manipulent sans sy intégrer. Les ressources leur faisant défaut, ils sont allés les chercher là où elles se cachaient. Les moyens dont ils disposent ne sont évidemment pas ceux dune espèce ordinaire. Les animaux supérieurs, par exemple, sont parfaitement adaptés à leur écologie, grâce à un équipement biologique qui leur permet de résister aux intempéries, de se nourrir et de préserver la vie de leur progéniture. Lespèce humaine, fragile, dépourvue dun grand nombre de ces avantages a dû dès le début combler ses lacunes. Les sciences, les arts, les techniques sont nés de cet effort : prothèses sajoutant au corps et au cerveau, pour lui apporter ce dont les autres espèces disposent normalement. Dans ce processus, sa tâche essentielle consiste à vaincre les obstacles internes et externes, a soumettre le monde à ses exigences, afin dobtenir les matériaux nécessaires à la vie. Les forces matérielles qui se sont opposées et sopposent encore à ses entreprises viennent peu à peu à résipiscence. La lutte contre la nature, contre les éléments qui la composent est sans merci. Cest dans lintention de les vaincre que les individus sassocient, que la société se forme. Après tant de succès, rarement remis en cause, lhumanité sest persuadée que la victoire finale lui revenait de droit. A chaque étape, elle sest émancipée de son milieu en exerçant sa domination sur une nouvelle puissance physique leau, le feu, lélectricité, etc. et en acquérant un savoir qui rend ce milieu un peu plus artificiel. Labondance des ressources, lemprise totale sur lunivers sannoncent au terme de cette longue marche. De létat naturel, de ses mystères et de son opacité, il ne restera plus quun souvenir ou une image floue, réfractée par un monde humanisé, une nature technique.
La nature est double, scindée : originelle par son fondement, artificielle par les circonstances. Le développement historique de lindividu et de la société témoigne de larrachement au cadre primitif et à la tyrannie de la matière, origine dune dénaturation croissante qui a commencé il y a plusieurs millions dannées. A la lumière de cette stricte dichotomie et du mouvement qui la produite, les triomphes de la raison et de la science sont comptés pour autant de défaites dune humanité qui voit écarteler la réalité dont elle procède et ne sait plus bien quel est son habitat véritable. Laction par laquelle elle étend un de ses empires dégrade lautre ; à la voix qui célèbre son ascension hors des déterminismes universels vers la sur-nature quelle érige, répond en écho une autre voix qui linstruit sur la déchéance dans laquelle est tombé le terroir végétal et animal initial, ravalé à létat de sous-nature. Pourquoi sen étonner ? Le travail de la connaissance et de lart, ingrédients de la culture, a pour condition pareille rupture et pareille évolution ; il est dans lordre des choses quune fois commencé il continue sur sa lancée, indéfiniment.
Malgré tout, lhomme participe du monde animal. Les lois de lhérédité et de la sélection naturelle ont présidé à la transformation de ses organes, de la main et du cerveau, et lont préparé à sadapter au milieu. Dans ce cadre génétique, lidentité entre les hommes est profonde ; leur distinction davec les autres animaux supérieurs, les primates notamment, nest pas significative. Par le canal de cette parenté, individus et collectivités ressentent lemprise de la nature qui subsiste en eux et les soumet aux rigueurs de la structure bio-psychique. La pression des instincts, des pulsions sexuelles et agressives, le désir de satisfaction immédiate des besoins élémentaires, la faim, la soif, traduisent la présence du fonds biologique, lien universel de tout ce qui est vivant. Il suffirait donc de peu pour rappeler à la surface et à la vie les comportements, les postures archaïques.
Jusquà un certain point, la société est née et se conserve pour élever dans chacun dentre nous une défense contre lincessante menace de la nature : menace de lanimalité contre lhumanité, de lindividualité biologique contre la collectivité policée, du présent qui ne sait pas attendre contre le passé et le futur qui mettent les choses à leur place. Le prix que lhumanité paie pour construire son univers propre est souvent la guerre, la maladie, la folie, à côté de bien des malformations de lesprit et du corps. Cest pourtant de ce pénible travail de répression, et afin de lachever, que naissent les arts, les sciences, la littérature, les mythes ou les religions ; incarnations dun élan naturel renversé, uvres domestiquées canalisant une énergie qui se serait, sans cela, perdue dans les ténèbres des temps sauvages. Leur domaine délection est ce quon a appelé dun terme fort évocateur le « supra-organique ». Il synthétise un ensemble dinteractions et de comportements appris qui ont rendu les individus plus aptes à affronter la versatilité et lhétérogénéité du milieu physique, à le maîtriser. Contrôle et plasticité caractérisent les facultés humaines, sopposant à la dispersion et à la rigidité des capacités animales. Leur développement sous légide de la culture est, on la relevé, plus accéléré ; il est aussi plus efficace que le développement naturel. On comprend que, layant à sa disposition, lhomme ait renoncé à ladaptation archaïque, par voie biologique, au bénéfice dune adaptation éminemment sociale. Du coup on saisit pourquoi les formes quont prises les sociétés sont si dissemblables. Étant donné que, pour lhomme, les transformations organiques sont exclues, ou dépréciées, ce sont les institutions et les instruments techniques qui se réajustent et se remodèlent lorsquil sagit de sadapter à des conditions nouvelles et des entourages multiples. Les savants ont haussé à la dignité de principe méthodologique cette explication qui, jusquà plus ample informé, serait empiriquement fondée. Lorsque, dans le cadre de leurs travaux psychologiques, anthropologiques, ils isolent un trait ou une régularité présents dans toutes les collectivités, ils les déclarent naturels, génétiques, et les attribuent à des causes innées. En revanche, les traits ou les régularités nayant pas la même constance sont déclarés sociaux, et on en rend compte par des causes secondaires ou acquises. Léquation de lespèce humaine pose, du côté biologique, la similitude et luniversel, et, du côté social, la variété et la particularité à lintérieur et vis-à-vis du milieu extérieur.
Sur la carte du monde tel quil fut et tel quil est, le plein de la société correspond au creux de la nature, la percée et les dimensions positives de la première sont symétriques du recul et des dimensions négatives de la seconde. Ayant rompu avec les pouvoirs infus, organiques, et les ayant détournés, les hommes ont écarté les obstacles élevés de longue date devant la progression du règne animal. Parce quils sont les seuls à avoir réussi, lordre social, dont larchitecture matérielle et spirituelle est unique, est considéré comme leur élément naturel. Quant à lordre naturel proprement dit, ses limites atteintes, il nest plus que le vestige dissimulé et contingent dune association autrefois nécessaire. Il revient sporadiquement à la surface, en profitant dune faille dans la surveillance de la culture, dans le dressage des individus, ou dune tolérance inaccoutumée envers les désirs par lesquels ceux-ci sont sollicités. La parenté de lhomme avec le reste de lunivers vivant se dévoile lespace dun éclair. Mais dès que lon retourne à la réalité présente, les ponts sont coupés : alors cet ordre paraît déplacé parmi nous et artificiel.
Létat de nature vient donc du passé. Létat de société témoigne du mouvement dinclusion de lindividu dans le réseau des obligations collectives, dans une organisation déterminée de celles-ci. Lhypothèse dun état naturel de lhomme a été proposée dès le XVIIe siècle pour désigner les conditions primordiales à partir desquelles sest formée la société avec ses conventions forcément arbitraires, ses rapports de propriété et son pouvoir politique. On peut dire que cet état symbolisait, en fait, une société parfaite où régnait légalité entre individus, ayant un libre accès aux richesses et un statut personnel indifférencié. Bodin décrit ainsi la naissance du lien social : « Alors la pleine et entière liberté que chacun avait de vivre à son plaisir, sans être commandé par personne, fut tournée en pure servitude et du tout ôtée au vaincu... Ainsi les mots de seigneur et de serviteur, de Prince et de sujet, auparavant inconnus, furent mis en usage. » Locke a poursuivi cette réflexion, présentant le pouvoir politique comme le gauchissement dune situation où chacun fait ce que lui dicte son bon plaisir, dispose de sa personne et de ses biens à sa guise, sans demander lautorisation de quiconque ni dépendre dune volonté étrangère à la sienne, les seules bornes connues et reconnues étant celles des lois de la nature. La juridiction est réciproque, et le pouvoir équitablement distribué ne prend pas la figure dune violence légitimée, « car il est très évident que des créatures dune même espèce et dun même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être égales entre elles ». Lorsque se sont introduites linégalité, la rapine, la servitude et la différenciation des classes, cette « nature » a été changée en « société ». La comparaison des communautés politiques européennes avec les communautés, plus simples, dAfrique et dAmérique, connues par les récits des voyageurs, jugées proches de létat de nature, étoffait ces analyses et rendait leurs conclusions vraisemblables. Jean-Jacques Rousseau les a synthétisées de manière éclatante . Aux origines, conjecture-t-il, les individus pourvoyaient paisiblement à leurs besoins physiques et intellectuels, jouissaient de ressources indépendantes, sans se préoccuper de ce qui est à soi et de ce qui est à autrui. Ils se sentaient suffisamment outillés pour décider seuls de ce qui leur convenait ou ne leur convenait pas sans rechercher constamment lapprobation de leurs congénères. Des mécanismes spontanés veillaient à lharmonie de leurs relations. Létat de nature, dans lequel ils vivaient, connaît laisance et non pas la contrainte, le partage et non pas léchange, laccord et non pas lopposition des intérêts particuliers aux intérêts généraux, la confiance qui naît de la sécurité et non pas la peur qui répond à la menace. Cependant le désir de conservation lemportant sur les résistances rencontrées pour maintenir cet état, et la limitation des forces que les individus peuvent employer pour se défendre, les ont incités à rechercher un arrangement contractuel collectif, à faire les concessions mutuelles indispensables pour y arriver. Les hommes sont passés à létat de société en renonçant à une liberté précaire, dangereuse, au profit dun joug salutaire. Leurs instincts, dûment épurés, se sont soumis aux exigences dun ordre où chacun se voit assigner une place, un espace de vie circonscrit. La loi y distingue les droits des forts et les devoirs des faibles, tempère les abus des premiers, amène à lobéissance les seconds, tient la balance égale entre les prestations quimpose le groupe et les protections que lindividu réclame. Son ombre sétend constamment et avec elle la propriété privée, lautorité politique, pénétrant chaque parcelle de lexistence humaine, larrachant à la nature. La société est un mal nécessaire, le philosophe ou le savant motivent la nécessité de ce mal.
Claude Lévi-Strauss a ajouté une dimension anthropologique au problème de la démarcation des liens sociaux. Son point de départ est relativement simple. La nature biologique est le domaine du spontané et de luniversel chez les hommes et chez les animaux. La promiscuité qui se manifeste dans le choix des partenaires sexuels et les rencontres propres aux groupes biologiques, notamment les primates, donne la preuve dune grande versatilité, dune absence de normes susceptibles de guider sélectivement le comportement. A lopposé les processus culturels laissent voir, en permanence, laction des règles, étayées par le langage et par les structures de lesprit, qui impriment une trajectoire précise aux relations entre les membres dune collectivité et entre collectivités. Le contraste de la nature à la culture est coextensif au contraste des rapports sexuels promiscus et des rapports sexuels codifiés. La prohibition de linceste, du commerce sexuel avec ses géniteurs, ses frères et ses surs, leur sert de support et en garde les traces. Elle est universelle, a un champ dapplication instinctuel, comme tout phénomène naturel, et inaugure une classe de règles particulières à lhomme, comme tout phénomène culturel . Sa portée nest pas négative. Car sa signification ne réside pas dans linterdit dépouser sa sur ou sa fille, mais bien dans lobligation de donner sa sur ou sa fille à autrui. Les individus qui circulent, sous son empire, assurent lalliance de leur groupe avec un autre groupe, la communication des biens à lintérieur du système social et léquilibre de ses capacités productives. Les règles de mariage prescrivent avec qui une communauté préfère échanger richesses, prestations, personnes, ou avec qui elle est tenue de les échanger. Parce que la famille est lunité constitutive dans toutes les sociétés, la prohibition de linceste, partout et toujours, accomplit les mêmes fonctions : empêcher leurs membres de retomber sous lemprise de linstinct, témoigner du dépassement de la nature grâce à la prééminence du collectif sur lindividuel, intégrer les organisations plus simples de la vie animale aux organisations plus complexes de la vie humaine. Mais la règle présuppose, perpétue, une subordination des femmes aux hommes. Le mariage, en tant quéchange, a lieu entre deux groupes dhommes ; la femme est lobjet à échanger, lindice physique et symbolique médiant la relation qui sétablit ou se renouvelle à cette occasion. Le jeu social comprend uniquement des acteurs masculins, la donnée féminine offrant les matériaux dont il a besoin.
Nous ne sommés pas très loin des théories de Jean-Jacques Rousseau et des penseurs politiques qui lont précédé. Aux yeux de ceux-ci, létat de société met fin à la discontinuité, à labsence de discrimination, à la libre décision des individus et à leur union accidentelle. La fortune, le rang, le savoir, instruments sociaux, créent, à la place, la continuité, la différenciation, la conduite orientée par la pesanteur des traditions et les exigences collectives. Claude Lévi-Strauss, de son côté, pose, en sappuyant sur des observations, que la femme est un objet, vivant, certes, appropriable comme une ressource rare. Les donneurs et les récepteurs de femmes les incluent dans leurs transactions, soit à la place dautres biens, soit mêlées à eux. La prohibition de linceste fixe les titres des échangeurs (on ne se marie pas dans sa famille) et fournit sur le « marché » les produits requis. La circulation de lélément féminin dans les veines du corps social, à chacune de ses stations, contribue fortement à faire respecter lascendant du groupe des hommes sur la collectivité. Les règles de mariage sont des règles de répartition de la propriété et du pouvoir selon un critère sexuel. Le sauvage comme le civilisé souscrivent, sous des formes variées, à la formule de James Boswell : « La chasteté des femmes a une importance primordiale, comme toute propriété en dépend. » Ainsi sébauche déjà le prototype du moins si lon entend ce que la théorie veut dire de la longue chaîne de maîtres et desclaves. Le signe qui les pose et les sépare se confond avec le signe qui pose et sépare létat de société de létat de nature. Plus exactement, les hommes qui se réservent le premier et les hommes qui sont identifiés au second sont inconciliables et soudés comme la force et la faiblesse, la richesse et le dénuement, lélément mâle et lélément femelle.
Je nai pas fait ces rapprochements à cause de leurs résonances éthiques. Jai voulu souligner la permanence dun courant de pensée pour lequel la réalité ultime de la vie naturelle est légalité, et la réalité ultime de la vie sociale à travers luniversalité de la propriété et du pouvoir, de la prohibition de linceste linégalité. Sans celle-ci, il ny a ni famille, ni classe, ni statut « de seigneur et de serviteur », situation qui signifierait la fin de la culture et le retour à la nature. Cest probablement afin de se prémunir contre une telle éventualité que lhumanité sest ingéniée à accumuler règles restrictives, interdits et différences, au lieu den alléger la charge et den diminuer le nombre. Le reste étant utopie, animalité ou archaïsme.
Quel que soit le registre technique, génétique, politique auquel elles ont recours, ces conceptions suivent un programme logique commun. Elles atteignent lexclusion quelles visent en combinant une complémentarité et une négation. Lordre social sinscrit dans lespace où sourd le désordre naturel rareté des ressources, poussée des instincts, promiscuité sexuelle. Le principal est de garantir la stabilité en réintroduisant les uniformités. Cest le rôle de lordre social, affirmant ses droits face au monde biologique, matériel, qui les reconnaît pour siens, mais a cessé dagir, ayant perdu son autonomie à un certain niveau de déséquilibre ou dévolution. Dautre part, on découvre, et cest le plus important, les lignes de forces suivant lesquelles est pensée, pour lhomme, la société (ou la culture).
Par le faire, travail ou connaissance, elle complète son équipement organique, le distingue des pouvoirs matériels, lui donne le moyen de les soumettre. Par les systèmes symboliques langages, rituels et lapprentissage, elle le prémunit contre les dangers que lui font courir son fonds animal et les lenteurs du développement biologique, et elle introduit la diversité dans lidentité brute des êtres vivants. Par linstitution loi ou règle elle met un frein aux mouvements incontrôlés des individus et enchâsse ceux-ci dans un réseau de droits et de devoirs collectifs.
La coupure provoquée par la société avec ce qui est réputé demeurer hors de lhomme, elle la reproduit en lui. Ainsi le dédoublement de la nature qui lui est donnée et de celle quil se donne ; la division de lindividu en ce qui est contraint, interdit, civilisé, et ce qui correspond à la spontanéité, à la jouissance, à la force indomptée de ses pulsions affectives ; la division, encore, mais entre les classes dhommes, les unes étant les piliers de lalliance communautaire les mâles, les maîtres, les peuples den haut sur léchelle historique les autres les femmes, les esclaves, les peuples den bas sur léchelle historique évoquant la menace dun désordre et dune indifférenciation possibles. Lopposition du monde social au monde naturel est alors opposition de lhomme à la matière animée ou inanimée, de lindividu à soi-même, être de culture et être bio-psychique, dune fraction de la collectivité entre les mains de laquelle sont déposées les clés de la parenté, de la propriété et de lÉtat à une seconde fraction des mains de laquelle on les a enlevées par un contrat fondateur. Ce qui est dans lopposition se forme comme opposé. En se donnant létat de société, lhumanité sest donné le moyen dengendrer le milieu dartifices qui lui convient. Elle y a aussi trouvé un substitut à la nature qui se parachevait : la communication symbolique à la place de lhérédité, ladaptation culturelle à la place de ladaptation biologique. Mais surtout elle a imaginé, construit cet état à linstar dun artifice, où tout ce qui était sauvage est domestiqué. De chacune de ses composantes, on peut écrire ce que Claude Lévi-Strauss écrit au sujet de linstinct sexuel et de la famille : « Si la société a eu un commencement, celui-ci na pu être que dans linterdit de linceste, puisque linterdit de linceste est en fait une sorte de remodelage des conditions biologiques de laccouplement et de la procréation (qui ne connaissent pas de règle, ainsi quil ressort de lobservation de la vie animale) les forçant à devenir perpétuelles seulement dans le cadre artificiel des tabous et des obligations ». La vie de lhomme est ainsi tout entière contenue dans son artifice suprême.
En définitive, par quelque bout quon la prenne indice de différenciation davec le monde animal et matériel, instance intériorisée par les individus, terme dune opposition ou uvre dart la société est radicalement une contre-nature. Je résume dans cette proposition la quintessence des opinions qui ont été émises et ré-émises maintes fois et qui sont devenues progressivement les catégories stables de notre entendement, de notre éducation et de notre action. Les philosophies, les sciences psychologiques, économiques, anthropologiques ou naturelles, les ont incorporées à leurs théories et leur ont ajouté des preuves empiriques. Elles ont toutes coopéré afin de métamorphoser une croyance très ancienne en un fait dobservation. A savoir que lespèce humaine est le terme absolu où sarrête la nature et son couronnement, la forme supérieure de toute existence présente, passée ou à venir dans lunivers.
Aux attendus qui justifient cet événement et cette consécration sopposent des constatations troublantes. Je ninsisterai guère sur toutes les raisons qui les rendent telles et me bornerai à indiquer les plus remarquables du point de vue théorique.
La foi dans lexistence dune seconde nature, culturelle, surajoutée au substrat intact dune première nature, biologique, est des plus tenaces. On figure, en loccurrence, une substance organique, structurée par des impulsions autonomes et stéréotypées, sur laquelle est apposée, au cours de léducation, la matrice dactivités réglées, de normes rationnelles, de mouvements rythmés par les outils ou les machines. Enlevée, la matrice laisse voir la substance dans son état originel. Toutefois, à y regarder de plus près, ce qui est supposé primitif, purement biogénétique, demeure à jamais inaccessible. Les analyses poussées et les comparaisons approfondies que lon a faites avec les enfants et les préhominiens nous permettent uniquement didentifier des adaptations à un milieu, physique, social, devenu intérieur par rapport au milieu encore extérieur ; adaptations impliquant des élaborations déjà secondaires. Les réflexes auxquels nous conditionnent les outils ou le raisonnement ne sont que des modifications de réflexes antérieurs, établis à dautres fins. Aussi loin que nous puissions remonter la chaîne des filiations, nous ne reconnaissons que des secondes natures succédant les unes aux autres, sans aboutir à une nature vraiment première. Lhomme sans art, sans technique gestuelle et mentale, nous est inconnu et inconnaissable. Les enfants nouveau-nés ou dits sauvages ne font pas exception. Certes, une organisation biologique préexiste partout ; elle nest pas directement améliorée ou remplacée en tant que telle. On agit continuellement sur ses qualités transformées qui sont obligatoirement un produit. La seule étape authentiquement « naturelle » serait celle de lhomme-animal ou de lanimal-pas-encore-humain. Les spécialistes se demandent encore, par habitude, où se trouve la limite entre le dernier primate et le premier hominien. On a cru fermement à son existence. Les découvertes des dernières décennies dissipent tout espoir de lidentifier. Elles témoignent de la grande ancienneté, trois millions dannées, de notre branchement évolutif. Plusieurs espèces dhommes, ayant des traits anatomo-physiologiques distincts, se sont succédé dans les mêmes sites. Leur mode de vie et leurs occupations, les artefacts inclus, sont voisins. Des créatures analogues à lhomme daujourdhui, sachant courir mais non pas marcher sur deux pattes, et au cerveau aussi gros, ou aussi petit, que celui des simiidés actuels, communiquaient peut-être au moyen dun langage élémentaire et se livraient à la prédation armées doutils quelles avaient confectionnés. Il en découle que ces formes simples de connaissance, de signalisation et dopération ont modelé notre corps et nos sens du point de vue somatique, et quelles ont provoqué des métamorphoses biologiques visibles. Pour quelles aient eu de telles répercussions, il nest pas indispensable que les caractères acquis aient été héréditaires. Dès linstant où elles produisaient une différenciation du milieu, influaient sur la capacité de reproduction des populations, elles avantageaient ou désavantageaient la transmission de certaines combinaisons génétiques. Ainsi, à lintérieur du genre humain, lhomo sapiens par rapport à lhomo erectus, lhomo erectus par rapport à laustralopithèque, etc., apparaissent nature première ou nature seconde, suivant le terme auquel on les compare. Chacune recèle à la fois une composante biologique et une composante culturelle, la superstructure technique dune phase de lévolution se manifestant dans linfrastructure biologique de la phase ultérieure. Ceci enlève toute vraisemblance à lopinion si répandue dun développement organique complet des individus, auquel sont venus sajouter, résultats dune invention brusque, les instruments, les artefacts, les savoirs et bien dautres prothèses. Corrélativement, laxiome dune uniformité naturelle des hommes au cours de lhistoire naturelle contrastant avec leur variété sociale ne résiste pas davantage à lexamen des faits. Leurs origines sont multiples et se sont renouvelées à plusieurs reprises. Chaque espèce signale moins une naissance quune évolution, non pas léclipse de la nature et son débordement par la société, mais leur transformation conjointe. Les différences qui se sont dessinées successivement ne furent jamais du ressort de lune sans être du ressort de lautre. Le paléontologue et lanthropologue de nos jours sont conduits à reconnaître la simultanéité des distinctions biologiques et culturelles par une comparaison de leurs séries dobservations dans le temps. Lorsquils regardent autour deux, à moins dêtre racistes, ils constatent, comme le veut la conception courante, lhomogénéité psychologique, physiologique et anatomique des individus et lhétérogénéité de leurs comportements sociaux. Le paléontologue et lanthropologue dil y a six cent mille ans (il en existait sans quils fussent professionnels) pouvaient comparer leurs séries dans lespace et proposer leurs théories, pour expliquer le sens de lhétérogénéité qui existait sur les deux plans, puisque coexistaient alors plusieurs espèces dhommes et plusieurs types de sociétés. Les conceptions les plus actuelles renouent donc avec les plus anciennes et contestent celles qui les ont précédées immédiatement, parce que celles-ci se sont contentées de mettre en paroles ce que chacun croyait voir de ses yeux.
Alors la société est une nature seconde lorsquelle écarte lhumanité du règne animal, et représente son signe distinctif. En dessous, elle laisserait subsister une communauté biologique, instinctuelle, avec les espèces composant ce règne. Si lart est lhomme ajouté à la nature, lhomme est la culture ajoutée au primate. Malgré les apparences, les hommes, qui ont fait des progrès impressionnants pour ce qui est de quelques-unes de leurs techniques ou sciences, ne seraient que des singes prédateurs quant aux conduites essentielles qui sont demeurées, depuis ces temps reculés, sous contrôle génétique. Ces assertions les ouvrages qui les illustrent, dus à la plume de savants éminents, surabondent ont le clinquant de lindigence. Elles envisagent des qualités et des traits séparés sans rapport avec la structure qui les englobe au moment où elles émergent. Or il est évident quun élément même ancien dans un ensemble nouveau ne reste pas identique à lui-même, pas plus que ne le reste, par ses effets, un élément chimique dans les diverses combinaisons où il entre. Les sciences biologiques et anthropologiques sont des sciences de lorganisation ; leurs praticiens ne pensent pourtant pas souvent en termes dorganisation. Sinon ils se seraient abstenus de conjecturer des changements de parties qui naffectent pas le tout ou vice versa. Pris dans le réseau de ses échanges, de son développement, lhomme ne descend pas du singe ainsi que le veut le fameux aphorisme, ni ne sen sépare uniquement par la culture. Voici ce que nous savons à ce sujet. La lignée hominienne sest dissociée de celle des anthropoïdes il y a environ vingt millions dannées. Ses caractères génétiques distinctifs, résultat dune évolution parallèle , peuvent être attribués à des facteurs sélectifs qui ont permis ladaptation et la survie. Les primates contemporains qui descendent dune autre lignée sont aussi éloignés de leur souche « naturelle » que nous le sommes de la nôtre. Pour atteindre le niveau qui est le sien, lhomme navait pas à vaincre ou à transformer ses pulsions, sa structure anatomo-physiologique de primate ; il lui a probablement suffi de développer la sienne qui était devenue différente. Les circonstances sociales ont joué, mais il faut croire que les mutations successives sont intervenues, elles aussi. Aucune des espèces passées qui ont lancé le mouvement ayant abouti à nous na été ni plus « animale » cest-à-dire biologiquement identique aux espèces de la branche voisine ni significativement moins humaine que lespèce qui règne à présent. La parenté étroite avec le singe est une parenté de plaisanterie. Lécart qui sépare les hommes du reste des anthropoïdes a, en définitive, autant de racines dans lordre organique que dans lordre social. Impossible de faire un choix à cet égard, de décider lequel est le plus important : il faut les garder tous deux, au même titre.
Amalgamés, lindividu, lanimal, linstinct, dun côté, le collectif, lhomme, la raison ou la loi, de lautre côté, rendent manifeste la cloison étanche qui sépare la fonction biologique de la fonction sociale. Distinctes, antagonistes, exprimant des tendances divergentes, il semblerait à première vue que ces fonctions ne puissent coexister ni dans un même temps, ni dans un même être, ni dans une même évolution. Présente dans un ordre de réalité, chaque fonction manquerait dans lordre de réalité complémentaire ou y serait refoulée. La fragilité de ce partage commence à nous apparaître. Tant quon sintéressait aux mécanismes physiologiques, aux appareils sensoriels, aux squelettes, en prenant lindividu pour unité danalyse, chez lhomme comme chez lanimal, les groupements établis par ce dernier étaient tenus pour curieux et ponctuels. Les ruches dabeilles et les colonies de fourmis ont davantage servi de thème à des discours moraux que de matière à des conclusions scientifiques. Néanmoins, les informations affluent, engrangées et classées avec beaucoup de soin par de très nombreux chercheurs. La recension des associations stables à bénéfice réciproque, dans de nombreuses espèces, a montré la corrélation entre les exigences du milieu et les régularités dun comportement éminemment social. Bref, la société existe partout où existe la matière vivante relativement organisée : elle na pas commencé avec notre espèce et rien ne laisse supposer quelle disparaîtra avec nous. Ces études ont également fait voir que les créatures non humaines sont capables daccomplir des tâches que lon croyait exclusivement humaines, notamment apprendre et inventer. Primates, dauphins, oiseaux même possèdent des facultés dapprentissage et de création de conduites nouvelles, et en dépendent pour leur nourriture et leur reproduction. Contrairement au cliché dune maturation biologique individuelle, les animaux, à linstar des enfants, à létat sauvage, cest-à-dire seuls, isolés, ne se développent pas normalement, et le contact avec la mère et les congénères leur est indispensable. Il y a environ un siècle on recherchait de tels enfants-loups afin de prouver que, sans la société, lindividu retombe dans lanimalité, incapable de parler, de penser ainsi quil le devrait. Des expériences bien menées ont démontré quil en était de même pour les singes et les autres espèces. Sans lappui du groupe et les soins de sa mère, lindividu jeune voit satrophier ses capacités de maîtriser les émotions, de se déplacer, dinteragir. Il rechute dans son animalité, comme lhomme était censé rechuter dans la sienne. Aussi bas et aussi loin que lon descende sur léchelle de lévolution, on narrive pas à déceler lexistence dun individu biologique, totalement non social. On note en revanche, chez les mammifères supérieurs surtout, des comportements et des rôles traditionnels transmis dune génération à lautre par une initiation individuelle et collective. La reproduction sexuelle des populations prolonge leur reproduction sociale ou est prolongée par elle. Phénomène capital, sur lequel je reviendrai, les structures des sociétés de primates varient à lintérieur dune espèce particulière, témoignant dune indépendance possible envers le substrat génétique.
De grands efforts intellectuels ont été dépensés pour trouver les racines de la société, système exclusivement humain, dans la nature : on limaginait comme un ordre triomphant du désordre, celui-ci animal, sentend. Les observations auxquelles je fais allusion nous informent que lhomme, sil est arrivé autrement que la majorité des êtres vivants à instaurer un tel système, na pas pour autant accompli un acte exceptionnel ; il a suivi une tendance commune à tous. La plupart des espèces se donnent une organisation collective afin de régler le volume de la population, la transmission de certains caractères spécifiques, ou de pallier les déséquilibres éventuels avec le milieu favorable à la survie. Cette organisation est un facteur nécessaire et non pas une simple extension extrasomatique, un appendice artificiel surimposé aux mécanismes génétiques. Sa capacité de canaliser les interactions des individus pèse sur le sens des adaptations, la reproduction des groupes, lemploi des ressources. Pour les primates et les hominiens, nous en sommes certains. De la sorte, ce qui se passe dans le domaine social a des répercussions sur ce qui se passe dans le domaine naturel. On a conçu le premier dans la dépendance stricte du second. Nous observons que le second dépend aussi du premier pour son évolution et sa structure. Longtemps jugés incompatibles et non communicants, nous constatons quils sont compatibles et communiquent, par leurs éléments et par leurs effets. La société est vécue et pensée comme défense contre limpétuosité du vivant, le dos tourné à la nature. Voici quelle se découvre appui de la nature, partie indispensable à son fonctionnement, appelée à préparer et à provoquer ce qui advient dans le cours ordinaire des choses. On est en droit dy apercevoir « une option biologique fondamentale au même titre que dans la symétrie bilatérale par opposition à la spécialisation du membre antérieur pour la préhension » . Le constat entraîne une conséquence qui mérite mention. On a prétendu expliquer notre singularité et notre genèse par un coup déclat extraordinaire, nous arrachant à la nature pour nous enfermer complètement dans la société, qui est aussi sa contrefaçon. Dès linstant où celle-ci nest pas apparue avec nous, où elle se retrouve sur toute léchelle des êtres vivants, le lien de succession postulé, la justification de la césure qui aurait eu lieu, à notre propos, à une époque, déterminée, perdent leur raison dêtre, scientifiquement parlant.
Enfin, les bons et les mauvais sauvages dAfrique, dAmérique ou dAustralie disparaissent. Les collectivités longtemps figées se mettent à bouger. Dans le tableau de lhumanité, dessiné à grands traits, ces hommes occupaient une place à part, symbolisaient son état naturel. Hors du courant historique significatif, on les décrivait menant une existence originelle et exotique, sans histoire. LÉtat, la propriété, du moins ceux quils auraient dû avoir pour être semblables à leur découvreurs, leur faisaient défaut. Les individus composant ces communautés pensaient autrement que ne le stipulent la logique et la philosophie. Leurs institutions morales échappaient aux normes et aux lois puisque le code judéo-chrétien ne sy appliquait guère. A tous égards ils paraissaient dominés par une pré-pensée sauvage, un ordre social réduit à sa plus simple expression, et soumis aux aléas de laffectivité et de linstinct. La distance les séparant de nous les fixait dans le statut dobjets dun développement où leurs protecteurs, colons, scientifiques ou administrateurs, jouaient le rôle de sujets. omparés au cadre de référence civilisé, ils manifestaient une fraîcheur, une absence étonnante de disciplines et de valeurs indispensables à un être humain évolué. En les rencontrant, les missionnaires et les voyageurs dabord, les anthropologues ensuite eurent limpression de toucher là à un état primitif, proche de celui de lanimal ou de lenfant, vis-à-vis duquel les nations du continent européen figuraient létat social ou culturel, dans son éclatante maturité.
Linassouvie intolérance à laltérité, passion nourricière de notre pensée, nous a poussés à voir un néant dans ce qui ne nous reflète pas, à restituer le différent comme lacunaire. Démarches parfaitement justifiées à partir de lerreur initiale commise en identifiant les collectivités aborigènes, par exemple, à une ébauche barbare du système social à son point de jonction avec le système naturel, quand tout nous montre quelles ont suivi une évolution remarquable, distincte de la nôtre. Cette dernière, comparée à la leur, se révèle en fin de compte moins résistante au temps qui lengendre et quelle engendre. Couverte par cette erreur, luvre de la culture a pu être uvre de destruction, parce que ses protagonistes se sont toujours donné le droit dannihiler les débris dun passé quelle estimait avoir mandat dassimiler et deffacer. Par ce moyen létat de société sest installé partout où existait lhomme blanc.
La majorité des peuples qui habitent le globe se retrouve aujourdhui interdépendante, convergeant vers un cycle commun déchanges. Ceux qui étaient parlés, pensés et étudiés parlent, pensent et étudient. Ils abordent ce qui était réservé à une partie de lhumanité en tant que possibilité de vie, dorganisation sociale à venir. La fonction de lespace (et de lespèce) concédée à la primitivité sort de la claustration, les acteurs qui avaient pour rôle dillustrer la nature cessent de le faire. On croyait tenir solidement les deux bouts de la chaîne, matérialisant les deux pôles de toute existence. On se retrouve avec un seul, le pôle social, mais différencié. Le contraste des deux mondes humains, auparavant hétérogènes, se vide de son contenu, tandis que lhistoire suniversalise. A la faveur de ce rapprochement, lautre de la société nous instruit quil est une société autre. Léchafaudage que nous avons élevé sur des bases différentes est désormais inutile et inutilisable.
Lhomme est un primate différent, et non pas une variante domestiquée de la biologie des primates ; les écarts entre hommes et ceux qui les séparent des autres animaux sont sociaux, mais aussi génétiques ; lantinomie de lartificiel et du naturel parait satténuer, et son caractère illusoire saffirme ; la fonction sociale est générale et inhérente au règne animal ; le renouvellement du contexte historique nous oblige à reconnaître combien est passagère et particulière à notre culture occidentale lopposition tranchée de la société à la nature ; telles sont les constatations troublantes auxquelles jai fait allusion. Les sciences qui ont découvert les unes, et les événements historiques qui ont provoqué les autres, nont pas, pour linstant, touché la terre ferme. Des incertitudes subsistent, il faudra du temps avant que les controverses sapaisent. Les évidences dhier ont toutefois perdu leur consistance et commencent à rejeter les théories et les concepts, sinon le langage, qui, de par sa vocation, résistera plus longtemps. Je nen veux pour preuve quune coïncidence qui ma frappé. Lors de la publication, en volume , environ quarante ans de distance, de son article sur le Supra-organique, Alfred Kroeber a fait machine arrière et a avoué son doute quant à la valeur dune séparation entre social et organique et des arguments qui la justifiaient. De même, Claude Lévi-Strauss, à loccasion de la réédition, près de vingt ans après sa parution, de son ouvrage Les structures élémentaires de la parenté , note quil est malaisé de démarquer la culture de la nature. Il pense devoir ajouter que lopposition des deux termes ne serait probablement ni une donnée originelle, ni une propriété inhérente à lordre du monde, mais une création « artificielle » des hommes.
Que deux savants de cette importance aient eu à revenir sur des conclusions quils avaient formulées avec vigueur et regardées comme fondamentales pour leur science ne saurait être attribué à quelque manque dinformation ou à une erreur de déduction décelée par la suite. Les prémisses sur lesquelles ils se sont appuyés semblent être seules en cause et avoir été mises en question par lexpérience et les connaissances qui sont les nôtres en ce moment. Parmi celles-ci, lexistence antérieure supposée dindividus ou de groupes purement biologiques, devenus brusquement avec le langage, les institutions politiques, la prohibition de linceste, etc. des groupes culturels, sociaux, est des plus touchées. Ces individus et ces groupes ont toujours eu une vie collectivement policée, réglée. On la décrite informe, chaotique. Ne nous étonnons pas : tout ordre est désordre aux yeux des tenants dun ordre différent, humain, en loccurrence. Lopinion suivant laquelle notre espèce a connu un état bionaturel identique à celui des animaux pour sinstaller dans son état social doù leur opposition résulte dun effet doptique. Sil y a eu, indubitablement, une rupture, celle-ci porte les traces dun bouleversement de comportements déjà sociaux, propres aux anthropoïdes. Là encore il convient dêtre circonspect. La société dite humaine na pas débuté avec lhomme, ni vice-versa. Nous pouvons soutenir, sans risquer dêtre contredit, que les premiers hominiens ont eu une organisation collective semblable à celle des primates supérieurs et quils ont survécu, progressé, grâce à elle. Dans la perspective dun développement général, le lieu de naissance de notre société est une autre société. Nous tenons là un de ces constats dont jai déjà fait mention. On a trop longtemps hésité à ladmettre, sinon dans les travaux concrets, du moins dans la perspective de la révision de concepts quil appelle. Le prenant pour acquis, notre enquête doit porter sur le devenir humain du social et non pas sur le devenir social de lhumain, vers quoi on était conduit dhabitude lorsquon voulait trouver, dans la nature, le lieu de naissance de la société.
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IV.
Nature et société ne sexcluent pas mutuellement. La première nous comprend, résultant de notre intervention. La seconde existe partout : elle nest pas née avec lhomme, et rien ne laisse supposer quelle mourra avec nous. Lhomme se situe à la confluence de leur structure et de leur mouvement : biologique parce que social, social parce que biologique, il nest pas le produit spécifique de lune ou de lautre. Dégagée du problème de ses origines, de lopposition de ses deux ordres de réalité, la discontinuité postulée à leur propos se déplace du plan horizontal au plan vertical. Elle nest plus entre nature et société, elle est à la fois dans celle-ci et dans celle-là, conséquence des changements que nous y avons introduits. Événements, faits et phénomènes se disposent dune manière différente sur la grille ainsi déplacée. La transition assidûment recherchée de la première à la seconde se découvre, en fait, transition parallèle, solidaire, dun état naturel commun à un état naturel propre à lhomme, dun état social commun à un état qui lui est particulier. Ces conséquences simposent dès linstant où lon reconnaît le caractère concomitant, historique, du lien que lon envisageait séquentiel, statique, qui unit les processus sociaux et les processus bionaturels. Mais les matériaux sur lesquelles elles sappuient offrent un intérêt supplémentaire : ils contiennent les éléments dune solution aux questions soulevées par la transformation, que je viens dindiquer, de ces processus. Mon travail est consacré à lélaboration de cette solution. Le lecteur qui ma suivi jusquici a cependant le droit de savoir où je veux en venir. Dabord, en ce qui concerne le passage dune nature qui nous a faits à une nature que nous faisons, je montrerai la substitution, au cours de lévolution,
dune division naturelle des hommes, suivant les ressources et les savoir-faire quils engendrent par leurs activités, à la sélection naturelle dont elle reprend les fonctions ;
de mécanismes de croissance aux mécanismes dadaptation de la population et des facultés, en relation avec le milieu matériel.
Sur les traces de cette substitution a eu lieu ce quon appelle lhominisation : éclosion des propriétés anatomo-physiologiques qui nous sont propres à partir des propriétés anatomo-physiologiques anthropoïdes. On lattribue dordinaire à des mutations génétiques ou à une modification dramatique, externe, de lenvironnement, en lui assignant des causes précises dans la structure de lorganisme ou du milieu. Dans linterprétation qui prend corps ici, nous la verrons résulter dun développement du potentiel prédateur et fabricateur doutils des primates. Développement dû aux tensions provoquées dans leur organisation sociale par la présence de sous-groupes de mâles surnuméraires non-reproducteurs. La découverte de ces phénomènes a provoqué ces dernières années la floraison dune littérature qui tend à abuser des analogies partielles entre les groupements animaux et les groupements humains, jusquà assimiler les processus sociaux aux processus biologiques. Les rapports entre hommes et femmes, entre générations et entre sociétés, le contrat social, les pratiques cynégétiques, la guerre ou le mariage sont décrits comme des effets de la sélection naturelle, qui passe pour être le principe explicatif de tout ce qui arrive là où il y a des êtres vivants. Le zoomorphisme remplace lanthromorphisme comme cadre de pensée. Un examen attentif de ces phénomènes bouleverse au contraire notre vision du biologique et nous amène à accorder une importance plus grande au dynamisme social dans linteraction avec le milieu, mettant notamment en lumière ce que lhominisation présente de particulier. Le fait capital, jy insisterai, nest pas la spéciation des primates, lhomme descendu du singe, mais la séparation à lintérieur dune population vivant de la cueillette, léruption hors dun groupe de collecteurs dun groupe de prédateurs-chasseurs ayant son mode propre déchange avec les forces matérielles. Les limites dapplication de la sélection naturelle deviendront claires, la signification de ce qui lui est subrogé aussi.
Ensuite, pour ce qui est de la société humaine succédant à la société des primates, reprise et remodelée à lintérieur de ce nouveau mode déchange, je proposerai des éclaircissements basés sur la modification des rapports entre générations et entre sexes : lindividuation de la fonction paternelle, lavènement de la famille en tant quunité constitutive de lorganisation sociale traduisent cette modification des formes dassociation des adultes et des jeunes, des mâles en particulier.
La prohibition de linceste règle la position respective des hommes et des femmes, devenus groupes distincts quant à leurs activités, leurs savoirs, leurs ressources. Elle na rien dun interdit contrôlant le débordement des instincts, mettant fin à une promiscuité dont lexistence dans le monde animal est douteuse ; elle est, comme la pensée, loutil, le cerveau, le langage, etc., une invention que lhomme a élaborée pour articuler la société dans laquelle il vit avec la nature quil se donne. Lindividuation de la paternité, lavènement de la famille, la prohibition de linceste sont les facettes dun même passage des sociétés daffiliation propres aux primates et aux hominiens à la société de parenté, la première que nous ayons conçue sur les débris de celles qui lont précédée.
Lanalyse du jeu de létat de nature et de létat de société, le premier reconnu à son espèce, le second accordé aux autres espèces, ouvre une brèche dans leur concept. Cela na rien détonnant ; plus étonnant est le fait que lon y ait prêté aussi peu dattention et moins encore cherché à y porter remède. De même quune notion physique est remise sur le chantier à loccasion dun nouveau problème qui oblige à réordonner les connaissances à cet égard, lhistoire de latome est exemplaire de même le concept en question appelle une refonte analogue. Tout ce quil nest possible de faire ici est de tenter de définir, de situer les deux ordres fondamentaux de réalité, den préciser la signification. Janticipe : dans la délimitation de leurs domaines respectifs, ce que lon a cru qui obéissait au rapport de négation et de complémentarité savère être le reflet partiel dun rapport de réaffirmation et de réciprocité. A létage au-dessus, contemplant un horizon plus vaste, lidée largement répandue, résumée dans le titre, apparaît renversée : la société nest pas hors nature et contre nature, elle est dans la nature et par la nature. Et tout le livre semploie à démentir son titre, dialogue quun contenu engage avec la vision, la chaîne de catégories dont il est à la fois le prisonnier et le gardien.
Pour donner corps à ces conjectures, il me faudra recourir à des informations et à des théories appartenant à plusieurs branches de la science. Jen userai avec discrétion, ces informations et ces théories tirant leur solidité et leur valeur essentiellement de leur contexte dorigine. Hors de ce contexte, ce que javancerai et ce quon peut avancer a un caractère approximatif et spéculatif. Les renseignements relevant de lévolution des primates, de la civilisation non occidentale, nont ainsi quune valeur potentielle ; les déductions que jen tire ne prétendent rendre compte ni de lévolution, ni de ces civilisations, mais simplement des parentés directes impliquées par les conjectures que je développe. Il ne saurait en être autrement lorsquon désire mettre à contribution plusieurs ordres de connaissance pour les faire coopérer à la solution de problèmes communs. Les spécialistes seraient mal venus de sélever contre pareille tentative, puisque, les premiers, ils se sont aventurés au-delà du domaine de leur compétence, avec raison. On peut regretter quils laient fait dans la précipitation, sans la prudence dont ils témoignent en présence de juges plus sévères, et ce pour recueillir lapprobation dun public dont ils ont plutôt fortifié québranlé les préjugés. Des travaux révolutionnaires de paléontologie, danthropologie ou déthologie ont ainsi manqué de produire leffet escompté.
Je veux espérer que, entre les opinions que je formulerai, un petit nombre pourra être considéré comme vrai et représentant un point de vue nouveau. Je présenterai, dans chaque cas, les raisons qui me font adopter une conception et méloignent des autres. Je ne pense pas que ces raisons soient les seules ou quelles soient définitives. Le scepticisme serait, après tout, une réaction saine, car il est normal de mettre à lépreuve avec sérieux ce qui risque de ne pas avoir une consistance suffisante, et de réserver son jugement devant ce qui nest québauché. Ce scepticisme serait toutefois regrettable sil devait jaillir de la rencontre avec le non-familier, être motivé par la non-conformité de ce que je propose et de la réalité immédiate. Le seul reproche que lon soit en droit de faire à une construction théorique, ce nest pas de séloigner trop du réel mais de ne pas sen éloigner assez ; ce nest pas dabuser du pouvoir de limaginaire et du langage mais de ne pas en user pleinement. A mon grand regret, jestime ne pas lavoir fait, par respect pour les idées et les données empruntées aux divers champs du savoir que je sais être dans un état de transition. Cette situation nencourage pas une combinatoire très poussée permettant de reculer aussi loin que possible les limites de nos conceptions habituelles et de surprendre les aspects les plus saisissants des phénomènes qui nous entourent. Ce sera un jour la tâche dune science qui se proposera danalyser laltérité et non pas de justifier lopposition de laspect social à laspect naturel des groupes humains, qui, mettant en pleine lumière ce quelle a étouffé hâtivement sous lappellation, ancillaire, de civilisation matérielle, rendra la place qui leur revient aux informations et aux processus par lesquels un groupe humain se constitue et constitue sa nature. Elle renoncera alors à se concentrer uniquement sur les origines de la religion, de la famille et de lÉtat. Donc ce sera la tâche dune telle science dêtre rigoureuse là où je ne suis que spéculatif, de pousser à fond le travail de création théorique, là où je mefforce surtout de faire converger quelques vues sur lévolution du comportement humain et ses relations avec le monde qui lenvironne.
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Première partie : Évolution et histoire
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Pour comprendre lessence de la culture, il faudrait donc remonter vers sa source et contrarier son élan, renouer les fils rompus en cherchant leur extrémité libre dans dautres familles animales et même végétale. Finalement, on doit considérer peut-être que larticulation de la nature et de la culture ne revêt pas lapparence intéressée dun règne hiérarchiquement superposé à un autre qui lui serait irréductible, mais plutôt dune reprise synthétique permise par lémergence de certaines structures cérébrales qui relèvent elles-mêmes de la culture, de mécanismes déjà montés mais que la vie animale nillustre que sous la forme disjointe et quelle alloue en ordre dispersé.
Claude Lévi-Strauss, les Structures élémentaires de la parenté, 2e éd. Paris-La Haye, 1967, p. XVII.
Chapitre Ier. Les premiers primates, promoteurs de lhistoire
I. Mutation, adaptation et évolution : rappel succinct de leurs mécanismes essentiels.
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Jai déjà eu loccasion den avertir le lecteur : je me vois obligé, dans cette première partie, douvrir une parenthèse, afin de poser un certain nombre de faits et de notions dont lintérêt apparaîtra plus tard. Jestime que sans cela il serait impossible davancer, et que leur exposé constitue un solide point de départ à la réflexion sur les processus spécifiquement humains. Jajoute que faits et notions ne sont pas lexpression exacte ni la reconstitution scrupuleuse dune réalité qui aurait été, dans le passé, celle de notre espèce . Pour linstant nous ne disposons cependant pas dautres moyens ni dautres informations nous permettant de peindre, avec plus de rigueur, de richesse et de verve un tableau qui doit demeurer incomplet à jamais.
Les organismes se sont développés dans le temps, ils ont changé et continuent à changer. La mutation et la sélection déterminent ce phénomène biologique universel, la première en assurant la transmission des caractères particuliers dun être vivant, la seconde en infléchissant ses relations avec le milieu ambiant. Les mutations représentent, on le sait, des variations brusques et héréditaires de lorganisme au cours des générations successives. Pour les comprendre, il faut se rappeler que lhéritage biologique dun individu est constitué par des gènes quil a reçus de ses parents. Lensemble des gènes qui se trouvent dans les cellules sexuelles forme un « génotype ».
Le gène est une quantité de matière susceptible de se séparer du chromosome qui le renferme pour être remplacée par une fraction correspondante, et par aucune autre, du chromosome analogue des cellules sexuelles. Les chromosomes de tous les organismes, des plus simples aux plus complexes, ont une composition similaire. Par ailleurs les divers gènes dun même organisme et les gènes dorganismes différents comprennent des substances chimiques faisant partie de la même classe : les nucléo-protéines. Leur partie acide nucléique se compose essentiellement dune substance très remarquable, lacide désoxyribonucléique (ADN). Les qualités de celui-ci lui permettent de faire une copie exacte et détaillée de la structure moléculaire, à partir des matériaux offerts par la cellule et le milieu ambiant. Lautoreproduction, il ne faut pas loublier, est la fonction fondamentale dun gène. Il a donc pour activité essentielle de confectionner une sorte de calque de lui-même dans lintervalle séparant deux divisions de la cellule qui le porte. Sans cette opération, les cellules dun organisme ne seraient pas munies dun équipement génétique complet. La structure moléculaire de lADN expliquerait comment a lieu cette duplication. Les molécules de lacide sont des doubles hélices de chaînes polynucléotides. Chaque nucléotide est formé dun phosphate, dun acide spécial du sucre (désoxyribose) et dune base purine ou pyrimidine. Ces bases sont, pour les purines, ladénine et la guanine, et pour les pyrimidines la cytosine et la thymine. Les deux chaînes de lhélice sont tenues ensemble par des liaisons hydrogènes qui joignent les bases ; les études expérimentales ont montré que la base adénine dune chaîne est associée à la thymine de lautre chaîne, et que la guanine est associée à la cytosine. Les deux chaînes se complètent donc parfaitement. Lorsque la double hélice se sépare en deux fils isolés, chacun est capable de reconstituer une copie identique de la structure double initiale, en appariant les quatre bases de manière appropriée. A laide de ces quatre bases, on spécifie, par permutation, les différences existant entre dinnombrables gènes, de même que les vingt-six lettres de lalphabet, en se combinant, permettent de constituer une variété immense de mots, de phrases et des textes. Le code génétique, à linstar du code linguistique, est en mesure de fabriquer un grand nombre de « textes ». Il ne produit pas, dans tous les cas, une succession de bases ayant pour résultat un gène fonctionnel, pas plus que le code linguistique ne produit uniquement des mots ou des phrases ayant un sens. Concrètement, quand même la plupart des permutations théoriquement concevables seraient extravagantes, il nen reste pas moins quune infinité de structures de gènes deviennent effectives, si le gène est une section de lhélice comprenant des milliers de nucléotides.
On voit comment les molécules dacide désoxyribonucléique fonctionnent pour communiquer, dun organisme à lautre, le matériel héréditaire. Le processus exposé est conservateur, il assure le succès de lhérédité, qui est principalement une autoreproduction des gènes. Lévolution serait impossible si le processus nétait contrecarré de temps en temps par un raté : le gène produit une copie imparfaite. La mutation correspond à un défaut de fonctionnement. Elle aurait pour cause, suivant lhypothèse de la double hélice, des substitutions, des suppressions ou des réarrangements portant sur une ou plusieurs paires de nucléoprotides composant les chaînes dADN des chromosomes A côté de ces mutations dues à une erreur de décodage, on rencontre des mutations structurelles consécutives à la multiplication, à lélimination et à la réorganisation de séries de chromosomes, de parties de chromosomes ou de chromosomes entiers. Une cellule sexuelle humaine contiendrait plusieurs dizaines de milliers de gènes. Ceux-ci mutent de nombreuses façons, mais même sils ne mutaient que dune seule façon, on voit que des dizaines de milliers de mutations seraient possibles. Les mutations sont des événements rares, car les gènes sautoreproduisent exactement. Toutefois, étant donné le nombre de ceux-ci, il y a constamment en présence des gènes mutants qui nexistaient pas dans la souche qui les a produits et qui finalement se manifestent par une mutation. Celle-ci est souvent délétère et se traduit par des malformations ou maladies congénitales, mais ce nest pas toujours le cas. Les mutations représentent la source dernière des transformations qui préparent les étapes de lévolution organique, du fait quelles créent des alternatives à partir desquelles sopèrent les choix décisifs qui assurent la survie dune espèce.
Le mécanisme dautoreproduction la mutation notamment est, on le remarque, un mécanisme aléatoire ou non dirigé. La raison de cet état de choses est claire. Les copies et les erreurs de copiage obéissent à des principes inhérents. Les mutations ont lieu en fonction dune structure matérielle donnée, indépendamment de leur utilité pour lorganisme, dans les circonstances où il se trouve. Lorsque, dans une population, la petite stature est un avantage biologique, les mutations inhibant la croissance de la taille ne seront ni plus ni moins fréquentes que dans une population qui aurait intérêt à avoir une grande stature. De même, si une population émigre dans une zone plus chaude que celle où vivaient ses ancêtres, les mutations conférant une résistance au froid ne seront pas moins fréquentes quauparavant. Le caractère aléatoire du mécanisme de transmission signifie, somme toute, que ses résultats ne sont pas déterminés par une fin qui leur est extérieure ; il ne veut pas dire que tous les résultats possibles sont également, probables. Les modifications chimiques qui ont leur siège dans un gène dépendent de la composition établie du génotype. Cest leur impact sur la faculté de lorganisme à sadapter qui est aléatoire. Dans ce sens, on peut dire que lhérédité crée une population dindividus éventuels entre lesquels elle ne fait pas de tri préalable ou définitif.
La sélection naturelle introduit une direction dans les changements organiques. Les êtres vivants ont une tendance à lexpansion. Ils procréent plus de descendants quil nen survit pour procréer à leur tour la génération suivante. Ils se propagent et colonisent les territoires et les milieux disponibles. Leur réussite est fonction de leur rapport au milieu ambiant. Parmi les individus qui naissent dans une population particulière, seule une fraction possède les attributs exigés pour pouvoir se nourrir, exercer lactivité qui est indispensable à la défense contre lagression, à la protection des congénères, etc. Une population na pas demblée toutes ces qualités. Les facteurs du milieu ambiant, et ils ne sont pas les seuls, exercent une pression sur elle qui aboutit à un changement de la composition génétique. Les individus survivants sont ceux qui possèdent un arrangement de gènes porteurs de propriétés conformes aux exigences. Ce changement peut entraîner des mutations ou des combinaisons de gènes ayant des conséquences favorables au sein de la population envisagée. Il est bien entendu que les gènes ne sont pas détruits ni ne disparaissent complètement : seule leur répartition est affectée. A cet égard il y a sélection. La constitution réelle dun groupe, dune espèce, le sens dans lequel ils se modifient et ce quils conservent, reflètent, tant du point de vue du nombre que des caractères, leur adaptabilité. Celle-ci saméliore de génération en génération, le groupe ou lespèce arrivant peu à peu à réduire les écarts avec le milieu ambiant et à y vivre dans de meilleurs conditions. Les individus qui sont trop aberrants ou qui ne possèdent pas léquipement nécessaire sont éliminés et leurs chances de se multiplier diminuent en même temps. Le degré dadaptabilité sexprime par la correspondance entre les impératifs de lexistence dans le milieu défini, la niche écologique, et lorganisation génétique à laquelle est parvenue la population considérée. A cela sajoute une dimension temporelle, car il faut quil subsiste un certain rapport entre le rythme des transformations de la population et la transformation inhérente au milieu ambiant. Le déséquilibre entre les deux séries de transformations entraîne la disparition, le remodelage ou la division de lespèce. A moins que les individus en surplus ne quittent lhabitat ancien pour aller en coloniser un nouveau. Ce mouvement dit de préadaptation suppose que le modèle de comportement, créé à cette occasion, assume une nouvelle fonction dans le nouveau contexte, sans interférer avec la fonction originelle ni faire obstacle à son développement.
La sélection naturelle exprime donc la relation entre le dynamisme interne de la structure génétique et celui des forces matérielles, le rapport entre les propriétés génétiques et le milieu ambiant. Cest à celui-ci que revient, en dernière analyse, le rôle déterminant, en raison de ses changements incessants et de sa diversité ; il contraint les êtres vivants à « accepter » ou à « refuser » les mutations, à se regrouper dans des entourages différents, et, finalement à se filtrer afin de pouvoir « croître et se multiplier ». Cest lui aussi qui les oblige à diverger, se diversifier, former des espèces, sans quil faille toutefois surestimer son importance. Supposons une source donnée de mutation dans une espèce qui sétend depuis la forêt jusquà la savane. Le mécanisme qui rend ladaptation possible produira une fréquence de certains gènes chez les individus vivant dans la forêt différente de leur fréquence dapparition chez les individus vivant dans la savane ; il y aura cependant des types intermédiaires et lécoulement des gènes se fera régulièrement dune extrémité à lautre. Maintenant, il suffit dun événement géologique ou climatique pour dresser une barrière qui coupe une fraction de lespèce du reste. Les mutations, faute de circulation des gènes, donc de croisements, produiront des écarts par rapport au type commun aux deux régions, écarts qui seront dautant plus marqués que le milieu lui-même aura changé. Le taux de modification dans une petite population sera mathématiquement plus élevé que dans une grande. Au cas où la barrière disparaît et si lécart nest pas trop accentué, on assistera à une réunification de lespèce, accompagnée dune flexibilité accrue dadaptation au milieu ambiant, due à la diversification des gènes. Il arrive aussi que les deux groupes, exploitant mieux leurs ressources respectives, même sils peuvent reprendre des relations, aient avantage à se spécialiser chacun dans sa direction propre, augmentant ainsi leur isolement reproductif. Ceci bien entendu à condition que les deux fractions de lespèce naient pas atteint le point de non-retour ; dans ce dernier cas en effet, elles ne sont plus aptes à saccoupler entre elles, celle qui est la mieux adaptée survit seule et lautre disparaît : Transposé à lensemble du monde organique, ce schéma de déroulement des événements nous montre que ce qui a été, pour lévolution, une seule unité, se scinde, laisse la place à de nombreuses unités devenues indépendantes. La diversité biologique est accrue, lunivers se peuple dorganismes disparates. Par ailleurs, une espèce prise seule, pour se modeler sur le milieu ambiant, se reforme progressivement sous langle génétique. Elle garde, à nos yeux, son unité évolutive. Pourtant les transformations qui ont lieu sont telles que les populations sont classées en tant quespèces ou genres différents, apparus au cours du temps.
La sélection a ces trois conséquences : elle optimise la structure des populations, améliore leurs rapports au milieu ambiant, et les diversifie dans lespace et dans le temps. Elle travaille par ajustements comme lhérédité travaille par décalque. Les disparités du milieu ont des conséquences analogues aux erreurs de copiage des processus physicochimiques. La sélection na pas trait à lindividu mais à la population dans son ensemble. En effet, ce qui évolue ce nest pas lindividu il ny a pas hérédité des caractères phénotypiques, les gènes mutants sont répartis sur un grand nombre dindividus mais le groupe au sein duquel se produisent les mutations adaptatives et les croisements qui les stabilisent. Dans une population, la sélection conditionne le seul processus génétique qui, daprès ce que lon sait, ne soit pas aléatoire : la reproduction. Laugmentation de fréquence de facteurs génétiques propres à la survie dune génération à lautre est une fonction directe de la reproduction différentielle, de la corrélation entre les facteurs génétiques chez les parents et leur capacité plus grande à laisser des descendants. Lévolution sera orientée vers les traits les plus adaptatifs, les plus reproductibles. Pendant longtemps on a embrassé une conception « élitaire » : le vainqueur dans la lutte pour la vie est lindividu qui survit. Suivant la conception « démocratique » qui prévaut actuellement, la sélection naturelle ne se rapporte pas à la survivance des membres « les plus forts » du groupe, mais à la capacité davoir des descendants. Le vainqueur est celui qui subsiste à travers labondance de sa progéniture, non pas celui qui vit mais celui qui se reproduit.
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II. La société adaptative.
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Les êtres cherchent à se conserver ; ils débouchent sur le changement. La double inconstance du monde quils enferment et de celui qui les renferme provoque des événements rares et décisifs. Ce qui leur paraît important et quils poursuivent sans discontinuer nest pas essentiel ; ce qui est essentiel, opère à leur insu parce que mal repérable ou peu important. Lévolution banalise, apure les contretemps, elle efface les dispositions stables et régulières. Les espèces sautoproduisent comme matière vivante et se reproduisent comme organismes afin de se garantir contre les aléas quelles finissent par produire. Ainsi cest la vie qui juge la vie et non pas la mort. Reliant la routine nécessaire et les résultats arbitraires des phénomènes, la sélection naturelle tire le meilleur parti des dispositions dune population, dun groupement dindividus dans la parcelle dunivers qui est la leur. Elle commande un système déchanges de linformation génétique susceptible de convenir à un certain agencement du milieu. Mais de cette manière on lenvisage uniquement en ce quelle met en rapport une structure déterminée des êtres vivants, la population génétique, et un ordre défini des forces matérielles avec leur distribution dans lespace et dans le temps. Ce qui est insuffisant. Les individus dune espèce ont, certes, un fonds héréditaire commun. Ils ne sont pourtant pas identiques ni plongés dans un agrégat informe. La collectivité qui les comprend est toujours plus ou moins réglée. Cest à la fois une combinaison variée déléments discrets et une organisation de relations. La reproduction est leur plus grand dénominateur commun. Celle-ci, on lobserve fréquemment, nest pas une activité sans frein et le travail adaptatif des populations, pour survivre, a trait à leur nombre autant quà leurs qualités individuelles. Le volume et létendue dune espèce dépend du volume et de létendue de ses ressources. Elle ne saurait se multiplier au-delà de certaines limites sans mettre en danger lexistence de chaque individu et le fonctionnement de lensemble. Savoir qui survit et combien dêtres survivront, ajuster le modèle biologique et « calculer » sa multiplication, ces opérations sont liées. La reproduction différentielle qui favorise un génotype au détriment de lautre double dune reproduction discriminative qui contrôle, dans le génotype dominant, la procréation des individus. Elle agit soit en exerçant une influence sur le nombre de jeunes que chaque couple de parents peut procréer, soit en instituant une proportion entre le nombre dadultes qui entrent dans le cycle reproducteur et ceux qui en sont exclus. Le malthusianisme serait une nécessité permanente dans les populations animales insérées dans un milieu donné et conditionnées par une structure génétique. Suivant une hypothèse séduisante et conformément à des observations répétées, le long de léchelle des êtres vivants, toute une série de comportements sociaux parade, agression, déploiement de caractères secondaires attirants ou répulsifs semble être consacrée à la régulation du nombre dindividus qui saccouplent, naissent ou meurent. La limitation rituelle ou saisonnière du commerce sexuel, les territoires dans lesquels les individus interagissent, la hiérarchie qui ouvre à une partie du groupe laccès aux ressources et aux partenaires sexuels, le type de compétition qui accompagne un degré de densité optimale, sont des moyens employés dans tout le règne animal pour obtenir un taux défini de fécondité, distinguer les individus indispensables des individus surnuméraires, ou pour lutter contre la perte de ressources due à une mortalité excessive. Quel que soit le groupe, les animaux ninteragissent pas au hasard, ni sur le plan de la sexualité, ni sur le plan de la nourriture ou des soins quils reçoivent de leurs congénères. Le réseau des liens collectifs affecte par conséquent la répartition du matériel génétique. Lutilité dun comportement pour la communauté prévaut sur lutilité de ce comportement pour un de ses membres. Le bon fonctionnement de lensemble en dépend et permet à la survie de tous de prendre le pas sur la survie de chacun. On donne, à ce propos, lexemple frappant du comportement territorial des oiseaux mâles, qui les rend plus visibles et plus exposés à la prédation. Il a pour effet un partage des territoires daccouplement qui garantit une nourriture plus abondante aux nouveau-nés. Conjointement, en attirant, par leurs atours, les prédateurs, les mâles les écartent des femelles et des jeunes oiseaux.
Les formations sociales de la plupart des espèces animales interfèrent avec les mécanismes sélectifs, ladaptation concerne les individus par le truchement de la société . Paradoxalement, la révolution mendeléenne qui a amené la biologie à penser en termes de populations et non pas en termes dindividus, a simultanément donné un relief extraordinaire aux dynamismes physico-chimiques internucléaires et aux dynamismes collectifs trans-individuels. Quant aux individus eux-mêmes, ils apparaissent de plus en plus comme le produit et non pas comme la donnée dont tout dérive et dans laquelle sopèrent les transformations significatives. Létude des sociétés animales, de leur fonction et de leur fonctionnement, est encore dans lenfance. Nous sommes plus riches en conjectures quen expériences ou observations destinées à les vérifier. En voici encore une rendue possible autant par notre ignorance que par notre connaissance. Il serait préférable que les recherches ultérieures, loin de la confirmer, la démentissent. Pour linstant nous pouvons supputer que le poids relatif des facteurs qui infléchissent le comportement dune espèce, sa reproduction le mécanisme directionnel par excellence varie avec sa situation du point de vue évolutif. Dans lensemble, chez les animaux, les composantes biogénétiques dominent les composantes biosociales ; le milieu étant décisif, un surplus dindividus ou une déviation des caractères adaptatifs a pour conséquence la destruction ou la spéciation. Ce qui est avantageux ou désavantageux, génétiquement, se traduit immédiatement par une pression sur le réseau des relations qui enserrent les individus. Une espèce biologique est capable dinstituer une organisation sociale et une seule. Du reste aucune autre ne lui est indispensable.
Dans lévolution, le substrat génétique est une cause nécessaire, le milieu ambiant une cause suffisante, et la société une cause occasionnelle. Les simiens ébrèchent cet ordre. Les éthologues lont relevé lorsquils ont renoncé à observer des animaux captifs dans les jardins zoologiques, en les traitant comme du matériel comparatif, porteur de fonctions humaines diminuées, pour commencer à entrer en contact avec eux dans leur habitat dorigine, là où ils mènent une existence pleine, méritant dêtre considérée en elle-même. La progression des connaissances étant toujours proportionnelle au respect de lautre, fût-ce un animal ou un caillou, et au détachement vis-à-vis de soi, fût-on un homme civilisé, on devait sattendre que les résultats obtenus soient dun intérêt extrême. Jugeons-en immédiatement. Les collectivités de primates je parle ici uniquement de simiens ont pour unité constitutive le groupe basal se composant, en général, de femelles, de jeunes des deux sexes et dau moins un mâle adulte. Lactivité sociale et procréatrice a lieu dans son sein, et il témoigne dune stabilité et dune cohérence relatives. A côté, suivant les circonstances, on rencontre des groupes appendiculaires, dont le rôle sera bientôt défini, comprenant uniquement des mâles. Les sociétés sont une combinatoire de ces groupes. Je ne décrirai que deux types purs. Le premier type de société est la société de clique. Kummer et Kurt ont donné à leur groupe le nom de « groupe à un seul mâle ». La dénomination nest pas heureuse, parce quelle se réfère au caractère sexuel des individus et non pas à leur fonction, et aussi parce que souvent le mâle dominant est accompagné dun ayant-droit qui lui succède et le remplace dans ses tâches reproductives. Cependant, effectivement, dans ces sociétés, lunité constitutive est formée dun mâle adulte entouré dun « harem » de femelles avec leurs nourrissons et de jeunes. Ces unités sont associées par des liens extérieurs plutôt lâches. Chez les geladas, elles sagrègent temporairement afin dexploiter un territoire riche en nourriture. Chez les hamadryas, grands singes cynocéphales, remarquables par leur crinière, animaux sacrés de lÉgypte antique, les divers groupes se réunissent très régulièrement et leurs relations sont ordonnées avec assez de rigueur. Ni chez les geladas ni chez les hamadryas les territoires ne sont strictement partagés. En marge, il y a fréquemment des groupes appendiculaires, monosexuels, formés surtout de mâles sub-adultes. A lintérieur du groupe basal, la régulation des comportements est très stricte. Le mâle dominant, maître de céans, contrôle létendue des déplacements de ses femelles et réprime les conduites attentatoires à son autorité et à lintégrité du groupe, quel que soit celui qui les manifeste, jeune ou adulte. Les jeunes singes, en le rencontrant, font les chattemites, pour détourner son agressivité, entrer dans ses bonnes grâces. Pourtant ce mâle nagit pas en chef, tant il est vrai que les femelles, qui sont seules à prendre soin de la progéniture, sarrangent entre elles dans le cours ordinaire de la vie. Son rôle est celui dun gardien et dun tuteur, ayant pour mission de veiller au bon fonctionnement de la petite collectivité à sa charge. Lexpérience acquise, la force, le respect quil commande, sont indispensables en cas de menace ou de migration. Le dosage de punitions et de cajoleries auquel il procède renforce les liens dinclusion et dexclusion qui lunissent aux autres membres de la collectivité. Aux yeux de lobservateur, le groupe basal apparaît fermé sur lui-même (dans ce sens il est une clique), avec un haut degré de solidarité ; et il sarticule avec dautres groupes, en tant que tel.
Le second type de société, la société de compagnonnage, comprend des animaux qui partagent occasionnellement ou habituellement des activités communes. Elle présente le spectacle dune congrégation de plusieurs mâles adultes, de femelles, plus nombreuses, avec leurs jeunes, et aussi dadolescents. Les barrières qui séparent les différents groupes constitutifs sont plus lâches ; on constate une circulation des mâles dun groupe à lautre. Mais lensemble, vivant à la lisière de la forêt, sur un terrain boisé ouvert ou dans la savane, se déplace à des distances relativement grandes, suivant un ordre assez bien défini. Quelques espèces défendent leur territoire, néanmoins les chevauchements sont tolérés. Les disputes ont lieu dans les zones frontières : habituellement groupes ou bandes sévitent et coexistent en signorant. A lintérieur de chaque société, on relève la présence de sous-systèmes sociaux, avec regroupement temporaire des classes dâge ou de sexe dans les sites de couchage ou de nourriture, par exemple. Les sous-systèmes ne sont pas clos et les individus passent de lun à lautre lorsque les circonstances lexigent ou le permettent. Létude des macaques et des babouins de la savane ou des terrains boisés ouverts en Afrique et en Asie a montré une grande régularité en ce qui concerne leurs occupations journalières et linterdépendance qui règne parmi eux. Ainsi les individus ne vont pas boire les uns sans les autres et se déplacent toujours ensemble. La crainte des prédateurs semble être la raison essentielle de limpossibilité de sisoler ou de chercher sa nourriture loin du groupe. La cohésion sociale est maintenue aussi par une hiérarchie complexe entre les mâles qui détermine leur accès aux ressources et à la vie sexuelle. Les individus dominants ont à tous égards la priorité. Les femelles des babouins et des macaques rhésus sont servies par des animaux subordonnés, généralement jeunes, au début de lstrus. Toutefois, au point culminant, elles saccouplent avec les animaux occupant une place élevée dans la hiérarchie. La promiscuité porte donc une marque sociale. Le groupe des mâles de rang supérieur commande à lensemble de la société, dirige ses activités et définit la place qui revient à chacun de ses membres.
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III. Lancien et le nouvel art de survivre.
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Les sociétés de clique et les sociétés de compagnonnage sont des types extrêmes entre lesquels on trouve des variantes intermédiaires . Le fait important nest cependant pas lexistence de cette diversité, mais son caractère intra-spécifique : une même espèce connaît plusieurs formes dorganisation sociale. Les recherches faites sur les macaques et les babouins, les plus extensives, lont amplement prouvé. Ceci soulève trois questions : Par quoi est déterminée la vie collective des primates ? Quelles sont les causes de la variation des rapports sociaux dans un groupe ou entre les groupes ? Que signifient, du point de vue évolutif, les différences sociales ? La plupart des théoriciens ont supposé que linstinct sexuel était responsable de la tendance des individus (à vrai dire, primates ou non) à demeurer dans le groupe, à être attirés les uns par les autres. Leurs conclusions étaient fondées sur létude du comportement danimaux prisonniers, arrachés à leur habitat, dispensés de pourvoir à leur subsistance. Des partis pris extérieurs ont induit, de surcroît, une sélection particulière, mettant laccent sur le commerce sexuel, en vue de la procréation. Les observations danimaux à létat sauvage ont situé les comportements sexuels et agressifs dans un entourage plus large et leur ont attribué une position plus subordonnée dans la constellation globale des comportements. Au-delà de ce poids relatif, le schéma conceptuel lui-même est en cause. En effet, si la satisfaction de instincts, notamment des instincts sexuels, explique la sociabilité des animaux, il faut en tirer trois conclusions. La relation au milieu ambiant est secondaire, dépendant exclusivement de la structure génétique ; la capacité de procréer, de répondre aux exigences pulsionnelles, conditionne le contenu des relations sociales ; enfin, la reproduction est un acte et non pas un processus, cest-à-dire quelle médie les rapports des individus dans le groupe mais ne médie pas ladaptation du groupe à son milieu normal. Bref, cest la société qui est sexuelle, et non pas la sexualité qui est sociale.
On pouvait sen tenir là, tant que lon prenait lindividu pour unité danalyse et que lon envisageait la société animale hors de lévolution, en se désintéressant des mécanismes généraux qui règlent le volume dune population (la séparation des individus reproducteurs et non-reproducteurs étant un accident du point de vue instinctuel), et tant que lon ne connaissait pas lexistence dune différence sociale intra-spécifique. La remise en question sest imposée sous la pression des observations et devant la nécessité dinsérer la fonction sociale dans lévolution. A cet égard lévidence empirique nest pas sans défauts. Elle nous laisse cependant voir une correspondance entre les sociétés de primates et le milieu où ils vivent. Dans un travail théorique qui appelle de sérieuses retouches, mais qui nen est pas moins en tous points remarquable, par sa démarche, John Crook et Stephen Gartlan ont essayé de ranger les systèmes sociaux en cinq classes, le système de clique et le système de compagnonnage étant aux deux extrémités. Ils ont dressé un tableau de corrélations entre la taille du groupe, le type dunité constitutive, lorganisation des activités diurnes, les préférences alimentaires, la dispersion de la population et lhabitat avec ses propriétés biotiques. Les cinq classes sont rattachées respectivement à la forêt, à la lisière de la forêt, à la savane et aux divers terrains arides. La similitude de système social chez des primates appartenant à plusieurs espèces mais vivant dans des milieux similaires, le parallélisme de ces systèmes et des milieux, témoignent dun phénomène dadaptation. La cause de lhétérogénéité sociale ne réside pas dans léquipement génétique ou instinctuel de lanimal mais dans le rapport population-milieu ambiant. Comme partout où sexerce la pression sélective, la survie est associée à la reproduction du groupe, et non à la procréation des individus. Sur ce fondement, il a été possible de formuler quelques hypothèses, encore fragiles comment en serait-il autrement dans un domaine nouveau ? afin de rendre compte de ladéquation dune organisation sociale particulière à un environnement. Les sociétés de clique se trouvent surtout dans les régions arides, où les risques de prédation sont moindres et la disponibilité en nourriture relativement réduite. La densité de la population est faible, comparée à celle des régions plus riches. Ce fait qui ne surprend guère a été confirmé par plusieurs observateurs. Un tel milieu décourage la formation de congrégations de grande taille ; les animaux vivant dans des collectivités trop nombreuses par rapport aux possibilités de salimenter réussissent moins bien à se reproduire. Les groupes constituant ce type de société sont effectivement plus petits. On peut se demander pourquoi ces groupes ne comportent quun seul mâle. Un mâle peut féconder plusieurs femelles. Dans le cas où la population connaît une disette chronique, il devient avantageux de réduire le nombre dindividus masculins reproducteurs, datténuer la concurrence pour les ressources alimentaires rares. Au cours du temps, les sociétés qui ont pu survivre sont celles qui ont réalisé ce schéma, optimisant la taille du groupe et la proportion numérique de mâles et de femelles. La structure sociale préserve ces attributs en éliminant, en rendant non-reproducteurs les jeunes mâles qui se réunissent dans les groupes monosexuels appendiculaires. Cette conjecture na pas été démentie par les données empiriques. La proportion dindividus de chaque sexe chez les primates hamadryas, geladas, patas, vivant dans des zones arides, montre la disparité de nombre que lon attendait entre les mâles et les femelles. En revanche, les sociétés de compagnonnage se répandent dans les savanes, à la lisière des forêts, où les variations climatiques sont moins sévères et les ressources plus abondantes. Les mâles de grande taille et dominateurs peuvent y subsister avec les femelles plus petites et leur progéniture. Les communautés plus nombreuses peuvent atteindre plusieurs centaines dindividus. Elles se déplacent dans un espace plus vaste sans que la rivalité entre leurs membres, leurs unités constitutives, dépasse un seuil au-delà duquel la collectivité souffrirait. La discrimination entre mâles reproducteurs et non-reproducteurs est moindre, et il nest pas rare quun individu passe dun groupe à lautre. Les risques de prédation étant assez grands, la taille du groupe et la coordination obligatoire entre ses membres constituent une défense efficace. Selon les divers témoignages, les animaux sont plus adroits, ont une faculté de communication vocale et faciale plus complexe que leurs congénères des régions arides et pauvres.
Ces explications ont beaucoup de force et entraînent notre adhésion par leur familiarité. Malheureusement elles se bornent à sérier des corrélations ayant trait au phénomène de variabilité sociale, sans fournir un corps dhypothèses où causes et effets soient rigoureusement définis. Cette carence nous empêche daffirmer que nous tenons là une réponse aux problèmes soulevés. Nous nen sommes pas moins sûrs que lorganisation sociale des primates non humains agit au niveau des génotypes. Chaque individu a son rôle, un programme dinteraction qui laccompagne, un certain champ dexpériences auquel il est censé faire face et un espace qui lui est alloué. Sa capacité daccomplir ce qui est requis de lui décide de ses chances de se reproduire ou non, donc de laisser une descendance. Ce qui est vrai au niveau de lindividu lest aussi au niveau du groupement. La conformité aux exigences sociales et par là écologiques conditionne le degré dadaptation et la perpétuation des propriétés anatomo-physiologiques appropriées. Dans la mesure où leur réussite est assurée, les différentes sociétés cherchent à se maintenir, à stabiliser les relations entre leurs membres, à préserver les comportements qui les renforcent ainsi que la fréquence et le type dinteraction sociale : Les modèles et les normes appris sont légués dune génération à lautre, imités des compagnons et imposés par les adultes aux jeunes. De la socialisation dépend la possibilité du groupement de se renouveler et celle des individus de se procurer les ressources qui leur sont indispensables en occupant une certaine place dans la hiérarchie, de se développer ou de rester confinés dans une position subalterne. Paradoxalement, les nécessités de la vie en commun ont eu pour effet de forger des individualités, de rendre les animaux dissemblables, du point de vue phénotypique ; elles nont pas conduit à luniformité, à leffacement de la personnalité. Le sexe, lâge, le statut fixent des limites très larges : le destin de chacun nen est pas pour autant prédéterminé. Quand on examine par le détail la vie dune communauté de primates (les comptes rendus minutieux des éthologues sont révélateurs) on remarque une grande diversité de moyens, de comportements, qui permettent darriver aux mêmes fins. Les changements écologiques ont, certes, imprimé à la plupart des espèces coexistant dans un milieu semblable des schémas dorganisation, dinteraction voisins. Les écarts qui conditionnent les degrés de liberté des individus et des groupes nous font supposer que la dynamique sociale sous-jacente diffère. Le poids de celle-ci doit être très grand. A telle enseigne que lon peut se demander si le milieu est seul à imprimer sa marque, si les types sociaux décrits se sont toujours formés par réaction aux facteurs externes. On est en droit dimaginer que, parfois, linertie du système oblige les animaux à chercher le milieu qui contribue à leur conservation, à éviter les conséquences délétères qui résultent dune modification de celui-ci. Le jeu des adaptations du système social au milieu ambiant et du milieu ambiant au système social justifie lapparition de solutions de compromis, de structures collectives intermédiaires, courantes parmi les primates. La correspondance des deux termes nest pas en cause : leur corrélation, Ronald Hall la souligné, nest pas très grande. Les macaques rhésus et les babouins vivent aussi bien dans les arbres des forêts galeries quen terrain découvert dans la savane. Leurs groupements très organisés, agressifs, leur versatilité sont ce que lon attend dune espèce bien adaptée à son milieu. En revanche, lentelle, espèce plus paisible, subsiste dans un milieu analogue et aussi varié. Les chimpanzés dominent indiscutablement leur habitat, dans la forêt, avec une efficacité comparable à celle des babouins et des macaques rhésus. Cependant leurs sociétés de compagnonnage témoignent dun faible degré dintégration des individus, dune grande labilité et dune relative indifférence au contrôle du territoire où elles se déplacent. Lécologie détermine ainsi la forme globale dune collectivité, elle ne module cependant pas entièrement les normes et les comportements particuliers. De là, déjà chez les primates, une certaine autonomie de la fonction sociale et des structures quelle revêt. Leurs rapports naturels sen ressentent qui soumettent le substrat génétique à lemprise du monde social, intervenant à côté du monde physique ou interférant avec lui. Les changements dans lun comme dans lautre se répercutent de concert sur le plan des propriétés adaptatives de lespèce et sur le plan des ressources matérielles nécessaires à la survie. Les limites, quant à ce dernier, sont étroites, puisque les activités et les moyens des primates supérieurs non humains sont grossièrement identiques. Relativement à la plupart des espèces animales, elles sont suffisamment larges et la flexibilité de lorganisation sociale sy ajoute pour réduire la tendance à la spéciation, cest-à-dire à lisolement reproducteur des populations et à la circulation de 1« information » génétique. La gamme des combinaisons de traits biologiques possibles, les chances de survie sont accrues, les espèces se propageant dans des milieux qui, aux yeux de lobservateur, sont dissemblables. En réalité lécologie des primates a une dimension dynamique, une complexité qui les mettent en contact avec des espèces et des conditions de vie offrant une grande variété. Ils exploitent donc plus largement leur potentiel biogénétique et biosocial. Les babouins, les macaques rhésus, les chimpanzés, nous lavons constaté à plusieurs reprises, utilisent diverses niches écologiques, en forêt et en terrain découvert, au sol, sur les arbres et les buissons. Les remaniements de la taille, de la densité, des comportements et des interactions de la population à lintérieur du groupe, de la répartition des individus reproducteurs et non-reproducteurs, se substituent à la spéciation avec le succès que lon connaît. Ils ont dû faciliter la préadaptation, linsertion des individus surnuméraires dans un milieu nouveau, modifiant plutôt leur mode dinteraction que leur génotype qui a pu ainsi se conserver ou varier dans de faibles limites. Dans ce sens, la sélection naturelle a atteint ses limites. Chez les primates, la pression directe du facteur écologique sur le facteur génétique, la dépendance où les relations existant dans une population se trouvent par rapport au milieu, facteurs propres à lévolution, cessent dopérer seules, davoir une valeur adaptative. La dynamogénie largement autonome de la reproduction sociale, des populations ordonnées et spécifiées par des rôles, des hiérarchies et des subdivisions en classes, impose elle aussi ses exigences quant aux facultés et à lart de vivre de lespèce. Par un renversement de priorités, les traditions et les liens qui prédominent à lintérieur du groupement animal quant à la procréation, à la nourriture, à la délimitation des déplacements et au genre dactivités réservées à chacun, viennent à imprimer partiellement leur marque sur la quantité et la disparité des échanges avec le monde matériel. Le processus historique se greffe de la sorte sur le processus évolutif. Les primates contemporains nous permettent dentrevoir ce quavaient dû être ses modestes débuts. Mais guère davantage.
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Chapitre II. Des sociétés sans paroles
I. Les hiérarchies bien tempérées.
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Les primates marquent dans le développement des relations avec le monde matériel un tournant que les hommes ont prolongé et définitivement affirmé. Ayant fixé dans le chapitre précédent les conditions préliminaires, je reviendrai sur les circonstances qui ont amené ce passage. Je marrête pourtant encore sur lorganisation sociale des singes cynocéphales et anthropoïdes pour mieux tracer les contours de la réalité qui lui a probablement correspondu il y a plusieurs millions dannées. Les descriptions que lon donne de cette organisation sont saisissantes. Les interactions, les comportements utilitaires et symboliques ont un air de famille avec les comportements et les interactions observés dans certaines sociétés humaines. La tentation est très forte de dire quil ne manque aux acteurs que la parole. Afin de tirer tout le fruit de cette similitude, il est souhaitable de combattre le penchant répandu à envisager ces organisations comme des ébauches primitives dune structure plus achevée, la nôtre. Une telle attitude nous amènerait à négliger loriginalité de leurs mécanismes, à minorer le fait que nous avons affaire à des ordres sociaux tardifs, établis au cours dun long processus évolutif. Leur particularité ne réside pas dans lidentité biologique de leurs membres, primates non humains, mais il semble que les premiers hominiens aient partagé un mode de vie analogue. De plus, nous ne sommes pas très avancés, théoriquement, lorsque nous qualifions une société dhumaine ou danimale, tant sont grandes les disparités des institutions ou des configurations sociales que les hommes ou les animaux connaissent ou ont connues. Dans un souci de clarté conceptuelle, définissons les sociétés en question comme des sociétés daffiliation, au vu de leurs caractères communs. Les individus y recherchent constamment la présence dautrui et le contact avec lui, afin de se rassurer quant à leur position et à leurs possibilités dagir ou de réagir. Leur association, directe, ne passe pas par lintermédiaire dorganismes sociaux spécialisés. Les conduites manifestes réduisent lincertitude concernant la situation respective des groupes et des individus, le partage des ressources et les échanges hiérarchiques. Les rôles existants, prescrits par un système dincitations, sont clairs. Ils ne sont ni rigides ni constamment attachés à un seul individu. Ainsi un babouin hamadryas peut être le coryphée dun groupe, passer dans un groupe appendiculaire non reproductif et retrouver, éventuellement, son statut antérieur. A chaque étape de sa vie, lanimal remplit une fonction précise, avec un répertoire de comportements spécifiques, dans un cadre cohérent lui indiquant comment il doit sapprocher dune partie de ses congénères et en éviter dautres. Lisolement est dangereux, privant lindividu de la protection et de la stimulation de lenvironnement social. La nécessité de saffilier est un facteur plus prégnant et plus général de congrégation chez les diverses espèces étudiées que la pression écologique ou territoriale. Mais elle a un sens déterminé.
Dans un ouvrage remarquable, Social Groups of Monkeys, Apes and Men , Michaël Chance et Clifford Jolly décrivent la structure de souche (stem structure) des sociétés daffiliation. Ils y distinguent trois sous-groupes caractérisés. Le premier se compose des femelles et de leurs progéniture, réunies en assemblées de femelles, qui comprennent aussi les sans progéniture. On les observe surtout quand la troupe est au repos, nest pas occupée à se nourrir ou fuir un assaillant. Elles donnent loccasion aux jeunes et aux femelles sans descendance de soccuper des enfants, de les surveiller, de les épouiller, de jouer avec eux. Ces assemblées constituent le trait saillant des collectivités de primates, une modalité de groupement spécifique, bien que leur organisation soit moins rigide que celles des mâles. Elles reproduisent aussi la hiérarchie qui règne dans ces dernières et qui se traduit par le désir de fuite des inférieurs devant les supérieurs. Ce trait social est davantage marqué lorsque les mâles ninterviennent pas dans les affaires des femelles ; il satténue et disparaît pour les espèces où les rapports entre sexes sont plus accentués, ainsi chez les rhésus qui forment quelquefois des couples, ou chez les gibbons dont les couples sont permanents. Chez les hamadryas, on ne peut parler dassemblées de femelles, puisque celles-ci se groupent autour dun seul mâle, et de même chez les macaques à bonnet, pour qui lépouillage ne traduit pas de relations de préférence.
Les bandes de jeunes regroupent plusieurs classes dâge, unies dans la recherche de nourriture et les jeux ; les plus jeunes se font porter par les aînés, attitude qui signale la peur devant un membre influent lorsquils sont menacés. Leur grande mobilité sociale amène parfois les jeunes issus de deux groupes à un seul mâle dominant chez les babouins geladas ou les hamadryas à se rencontrer. Certaines sociétés rejettent les jeunes à la périphérie, dautres ne sopposent pas à ce quils jouent près des adultes à condition de ne pas les déranger. Chez les patas, on note toutefois que les bandes de jeunes sagglutinent aux assemblées de femelles, tandis que, chez les gorilles, les jeunes peuvent aussi bien aller et venir parmi les adultes que se grouper en bandes pour leurs jeux.
Les mâles adultes, eux, forment une cohorte ordonnée par rang dont les membres se séparent rarement. Elle inclut les mâles de la hiérarchie reproductive chez les macaques, les gorilles ainsi que dans les groupes hétérosexuels des babouins vivant dans la savane. On est moins bien renseigné en ce qui concerne les mâles périphériques « célibataires » ; tout ce quon sait, cest que, même lorsquils se rapprochent des mâles reproducteurs, leur groupe ne se disloque pas. A la vérité, on a fort peu étudié ces bandes de célibataires considérées comme un élément accessoire. On na pas non plus examiné avec assez dattention les conditions qui entraînent la dislocation de la cohorte et son regroupement en fractions bisexuées, chez les chimpanzés, par exemple. Suivant les espèces, les cohortes de mâles sintègrent plus ou moins à la société. Chez le pata et lentelle, la cohorte ne fraie pas avec le groupe constitué par un animal coryphée et ses femelles, alors que chez le babouin gelada il y a un rapprochement sans fusion. Chez les chimpanzés, lisolement de la cohorte peut durer plusieurs jours, tandis que, chez les gorilles, la fusion est complète entre la cohorte des mâles et le groupe hétérosexuel. Pour dautres espèces, le degré dintégration est plus ou moins marqué.
La lecture du plan de nombre de villes ou de villages nous renseigne rapidement sur les groupes qui en composent la population et sur la manière dont ils se combinent. Lobservation des groupements spatiaux des primates nous donne de même une idée de la physionomie des rapports qui unissent leurs parties composantes : un ordre déterminé entre les individus et les sous-classes y est omniprésent. Quelques exemples sont suffisamment évocateurs.
Le comportement des singes japonais est délimité par une série de cercles concentriques idéaux. Les animaux noccupent pas, dans cet espace, nimporte quel emplacement. Au centre sont les « coryphées » comme je propose dappeler les mâles dominants, de préférence à « chefs » ou « leaders » les femelles adultes et les nourrissons, surtout femelles. Dans le second cercle, autour de ce foyer sont dispersés les seconds et les jeunes mâles. Plus loin à la périphérie, demeurent les mâles adultes solitaires.
La stabilité de cette disposition est remarquable. A Takasakiyama, où cette étude a été faite, le nombre des singes a pratiquement triplé en cinq ans. Le coryphée-alpha, le mâle principal, est resté tout ce temps dans sa fonction et dans sa position. Les mâles adultes subordonnés ou seconds ainsi que les jeunes mâles sont demeurés au même échelon social. Les premiers nont pas eu accès au foyer du groupe, les derniers ne sont pas devenus les seconds des animaux coryphées. Les barrières sociales paraissent être à la fois élevées et efficaces. En échange, deux des cinq mâles coryphées, occupant un emplacement au centre de la hiérarchie, de même que cinq sur huit des anciens jeunes mâles, se sont retirés de la congrégation pour sagglutiner aux mâles solitaires. Quelques femelles avec leurs nourrissons ont aussi quitté le foyer pour aller vers la périphérie, devenant ainsi plus autonomes.
Les convois à escorte des babouins, comprenant de 12 à 87 membres, sont peu ordonnés à première vue. On se détrompe immédiatement lorsquon observe leur façon de se déplacer en terrain découvert. Les mâles adultes subalternes avec un ou deux adolescents ouvrent la marche. En seconde ligne viennent les femelles et la majorité des adolescents. Au centre se trouvent les mâles coryphées, les femelles ayant des nourrissons et les jeunes. Larrière-garde est symétrique de lavant-garde : femelles et adolescents, puis, tout à la queue, les mâles subalternes. Spontanément le cortège sorganise de telle sorte que les femelles, les nourrissons et les mâles coryphées soient protégés de toute attaque de la part des prédateurs. Réciproquement, lensemble des membres de la collectivité est sous la surveillance des animaux qui ont pour fonction de les guider et de les entraîner, et à qui revient la décision en cas dhésitation ou de danger.
Les cantonnements de chimpanzés correspondent à leur organisation sociale plus floue et plus composite. Les groupes sont instables et les individus les quittent assez facilement, les échanges étant fréquents. Dans la forêt de Budoryo les observations ont relevé lexistence de congrégations comprenant uniquement : a) des mâles adultes ; b) des adultes mâles et femelles et, parfois, des adolescents ; c) des mères et leurs jeunes enfants ; d) des mères et leurs enfants, dautres femelles, des adolescents et des adultes mâles. Dans dautres endroits on a constaté que les troupes de mâles vont tantôt ensemble, tantôt se séparent. Par moments elles se joignent aux jeunes et aux femelles. Sous cette apparence de variété et danarchie, on retrouve un peu partout la domination du sous-groupe des mâles sur les autres membres de la société.
La distribution dans lespace dune telle organisation attire lattention à plus dun titre, mais fait essentiellement ressortir lexistence dune hiérarchie. Toutes les collectivités de primates la mettent en évidence, mais elle ne fonctionne pas partout dans les mêmes conditions ni en vue des mêmes fins. Il est difficile de savoir en quoi elle consiste exactement, dautant plus quelle revêt des formes très diverses et synthétise trois fonctions : le contrôle, la domination, linfluence. Les écarts de rang qui contribuent au maintien du contrôle social affectent les relations entre mâles et femelles avec leur progéniture. Il est avéré que, dans toutes les espèces étudiées, la prééminence revient aux animaux de sexe masculin ; on ne relève aucune concurrence entre les sexes à ce propos. La position des mâles nétant pas contestée, ils sont pour leurs compagnes à la fois un point de ralliement et un point de repère qui détermine leur orientation et leurs liens et un agent qui les oblige à se tenir à leurs rôles respectifs.
Les mouvements daffiliation se cristallisent à partir deux et leur comportement concentre, à chaque instant, les lignes de force et de communication dans le champ collectif. La manière dont se diffusent les innovations illustre bien la direction de ces communications dans un groupe de primates. Les savants japonais ont dabord observé que les jeunes singes de lîle de Koshima, à linitiative dune femelle de 18 mois, avaient pris lhabitude de laver les patates douces avant de les manger. Cette pratique ne fut jamais adoptée par les mâles plus âgés, normalement sans contact avec les jeunes. Doù lidée, afin dêtre certains de leur fait, de proposer une nourriture aux jeunes : des caramels. Peu à peu les jeunes y prirent goût, suivis par les mères et les plus petits, les mâles sabstenant. Par contre, lorsque du blé fut offert au mâle-coryphée, il en mangea aussitôt, et fut imité par la femelle du rang le plus élevé, puis par les autres membres de la bande ; ceci en lespace de quelques heures ; il avait fallu dix-huit mois pour que la moitié du groupe shabitue à manger des caramels. Lempreinte de la hiérarchie sur linhibition et la facilitation des comportements semble donc être très forte. Ceux qui sont au sommet dessinent un gradient de participation ou de non-participation à la vie du groupe et veillent au maintien dune dépendance qui est gage de stabilité. Chez les geladas, le mâle coryphée laisse une certaine liberté de déplacement à ses femelles. Toutefois, elles se réunissent régulièrement autour de lui, quil les ait ou non invitées à le faire. Dès quil manifeste lintention de changer de lieu, les membres du groupe qui ne cessent de le surveiller se rapprochent de lui pour le suivre. Avec la même constance il circule parmi les femelles afin de prendre note de leur position. Lorsquil est séparé delles, on le voit prendre une attitude imposante, la tête levée, la queue dressée, scrutant la compagnie rassemblée avec une expression sévère sinon menaçante. Si quelque chose dans lattitude dune femelle lui paraît incongru, il va vers elle, et lorsquil est tout proche elle saccroupit et pousse un cri perçant en le regardant. Alors il sassied et la femelle se met à lépouiller.
Chez les babouins hamadryas, les femelles suivent le coryphée tout le temps, sans sen éloigner à plus de quelques mètres. Elles ne connaissent quun seul protecteur, et si, par hasard, elles sen écartent, il les amène à résipiscence par une morsure au cou. Dans ces groupes, le souci du mâle adulte est de préserver lunité et de sassurer de la loyauté des membres, surtout femelles, envers lui. Ses rapports avec une femelle ou avec un jeune, surtout de sexe féminin définissent son degré de participation, le contrôle quil exerce en tant que mâle. Les conflits entre femelles et leurs diverses interactions sont dominées par leurs relations avec le coryphée. En courant pour arriver la première auprès de lui, une de ses compagnes vient à occuper un lieu qui lui confère une sécurité évidente. Elle se permet alors dattaquer ses rivales ou de les écarter de lui. Il nintervient pas activement dans ces querelles. Toutefois, sil devait le faire, cest lanimal le moins proche qui serait sanctionné par une morsure. Dans les diverses espèces, lordre du rang corrélatif au contrôle est plus ou moins strict : il contribue partout à rendre cohérent le comportement réciproque des femelles vis-à-vis des mâles et entre elles. La hiérarchie de domination voit sopposer et se séparer les mâles adultes. Les privilèges des animaux-coryphées leur garantissent des avantages enviables par rapport au reste de la société, sources de tentation pour les animaux qui, ayant atteint un certain âge, en sont privés. Les jeunes adultes ressentent aussi les inconvénients de cet état de choses.
Les geladas et les hamadryas vivent en société de clique ; chez eux le problème est plus simple ; les mâles défavorisés sont repoussés vers les groupes appendiculaires monosexuels. Quelques-uns dentre eux échappent à cette rigueur en formant équipe avec un coryphée vieillissant. Lanimal plus jeune, subordonné, lors du déplacement du groupe prend la tête du mouvement et rapporte à son aîné des informations sur la situation densemble. Celui-ci, à la lumière de son expérience, décide de létendue ou de la direction du déplacement projeté. Les différences hiérarchiques sont encore plus visibles chez les babouins. Elles sexpriment très directement à loccasion des rencontres. Lorsquun animal dominant sapproche dun animal qui ne lest pas, celui-ci sécarte. Dans la vie ordinaire, le coryphée a aussi une liberté de choix relativement plus grande en ce qui concerne les sites de couchage. Lhégémonie, dans une société de compagnonnage comme celle des babouins, revient à une « chefferie », à plusieurs mâles coryphées associés. Le statut de chacun ne dépend donc pas exclusivement de ses aptitudes physiques, force, agilité, mais aussi du réseau dalliances quil a nouées. Comme, dhabitude, ces animaux sortent ensemble, ils sont en mesure de sentraider en cas de menace et de vaincre un individu qui, venant du dehors, essayerait de déloger lun deux de la position quil occupe. On attribue la constitution de ce commandement collectif par opposition au commandement individuel des hamadryas et geladas au danger accru de prédation. Il est patent quil permet de maintenir une discipline assez stricte. Les combats sont rares et les chercheurs japonais nen ont relevé que dans 15 % des collectivités étudiées. Lorsque des querelles éclatent, les animaux composant le noyau dominant accourent pour y mettre fin. La permanence de la hiérarchie de domination est remarquable, probablement parce quelle représente laction collective dune sous-classe de la communauté et non pas la force dun seul individu.
La différenciation sociale afférente à linfluence est plus malaisée à cerner et caractérise surtout les rapports entre mâles adultes et jeunes. Le problème est ici dassurer de la part de ces derniers une conformité aux règles implicites du groupe et de les amener à respecter les cadres de vie. A lencontre des mâles adultes surbordonnés, ces jeunes mâles représentent un facteur de perturbation potentielle et non pas actuelle. Paradoxalement, les interactions entre ces classes danimaux dans une société nont pas été analysées, observées de manière très approfondie. Si la présence de jeunes mâles est un facteur de tension, cest que chaque société, une fois instituée, tend à garder ses traits et ses rapports constants, à résister aux efforts qui pourraient les changer prématurément. Or léclosion dun sous-groupe important de mâles qui demande sa part de ressources et de participation à la vie sociale met en question lordre existant. En particulier lorsque fait défaut à celui-ci un mécanisme ostensible de renouvellement. Une chose est certaine : dans la plupart des sociétés daffiliation, les jeunes femelles sont gardées dans le groupe basal et les jeunes mâles risquent généralement den être chassés. Les premières nont pas une très grande liberté de mouvements, les seconds sont nécessairement des migrants. De cette façon ils font lapprentissage de la rupture et de lisolement par rapport à leur unité dorigine. Des chercheurs japonais ont signalé la fréquence de ce phénomène chez les macaques. Ceci suppose quils sortent de lorbite des animaux-coryphées et que leur interférence avec le reste de la collectivité, leur capacité de linfléchir est diminuée, sinon nulle. Mais le lecteur pourra se demander pourquoi je parle dune hiérarchie dinfluence alors quon a limpression quil sagit dune interaction parent-enfant. Nous navons aucune raison de transposer à une société daffiliation des catégories décrivant ce qui a lieu dans une société où la famille existe. Lorganisation collective des primates est fondée sur lexistence dune distance entre les mâles et le reste du groupe, et ipso facto entre eux et la progéniture en tant que leur progéniture. Elle ne reconnaît du mâle à ses descendants masculins dautre lien que celui qui sétablit au moment de modeler le comportement de ceux-ci, lien destiné à tempérer leurs initiatives et à réduire les risques de leur intrusion dans la routine des relations sociales quotidiennes. Il est par conséquent impossible, étant donné cette distance et ces rapports, « de retrouver les liens du sang entre père et enfants ; non seulement il en est ainsi objectivement, mais aussi, de la part de lenfant, il ny a aucune connaissance de son « père » .
Les différentes formes de hiérarchie nont rien de gratuit, et les conséquences quelles entraînent pour ceux qui en bénéficient sont certaines. Les animaux qui occupent une place élevée sont aussi ceux qui ont une chance de survie, au sens strict comme au sens sélectif, puisquils peuvent avoir des liens hétérosexuels et se reproduire. Par contre, les individus subordonnés, les jeunes mâles adultes ou sub-adultes en particulier, sont forcés de quitter le foyer du groupe. Sur eux sexerce une pression à lhomosexualité, au sens littéral aussi bien que dans le sens dune sorte dinitiation à une vie qui se déroule surtout avec leurs congénères du même sexe. Leur réunion avec des femelles est difficile et implique pour eux un risque dagression. Même quand cette possibilité leur est offerte, la surveillance des animaux hégémoniques ne se relâche guère et il est hors de question de former un couple normal. Laccès à la nourriture obéit à un modèle analogue. Les coryphées, les études le montrent, ont une priorité incontestable sur ce plan. Malgré le caractère plausible de cette proposition ou observation, javoue ne pas avoir eu connaissance de données empiriques incontestables. Si, elle se confirmait, il faudrait en conclure que la poussée des animaux vers la périphérie de la société et surtout vers les groupes monosexuels se traduit par une mortalité plus grande que celle constatée chez les animaux de rang supérieur demeurant dans les groupes bisexuels. Jusquà présent rien ne nous autorise à laffirmer. Mais tous les chercheurs sont daccord sur un autre indice de hiérarchisation des membres dun groupe, à savoir lépouillage. Cette opération permet de débarrasser la fourrure des saletés et des parasites, sa fonction biologique est patente. On a observé que de nombreux animaux des régions explorées étaient infestés de tiques ; en revanche les babouins en sont exempts, car ils consacrent beaucoup de temps à sépouiller. A travers lactivité à finalité hygiénique, contribuant au bien-être de lindividu, se tissent des liens sociaux plus subtils et plus complexes. Dans une collectivité de primates, tous les animaux reçoivent et effectuent lépouillage. La quantité dépouillage reçue, elle, dépend du rang : un mâle de rang élevé en reçoit plus quun mâle de rang inférieur. Le réseau des animaux qui leffectuent envers un animal donné décrit la carte de sa clientèle et de ses affiliés.
La réalité, il sen faut, ne coïncide pas avec les descriptions que lon vient de lire. Les structures hiérarchiques dun groupe de capucins, dune congrégation de chimpanzés ou dentelles aux Indes sont très peu accusées. Souvent lanimal-coryphée a une fonction essentiellement de garde : il disperse les individus engagés dans un combat ou réagit à un danger externe, singes étrangers ou hommes.
Larticulation des trois fonctions autour desquelles se constitue la hiérarchie contrôle, domination, influence nest pas uniforme à travers les espèces ou les types de société. Les sociétés de clique, comparées aux sociétés de compagnonnage, les intègrent mieux en les subordonnant les unes aux autres à lintérieur dun schéma cohérent. Je ne saurais cependant en dire davantage, car les recherches dont jai pu prendre connaissance ont jusquà ce jour soulevé plus de questions quelles nen ont résolu, sur ce plan comme sur dautres.
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II. Les prescriptions de la vie en commun.
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La vie en commun ne connaît pas de règles clairement énoncées : elle nen obéit pas moins à un ensemble dinstructions rigoureuses quun membre doit respecter sil tient à rester dans le groupe, à y occuper une position particulière. Ce cadre est bâti suivant deux dimensions principales : le sexe et lâge. Plus que par leurs caractères anatomo-physiologiques, cest par une série dindices et de comportements sociaux que les individus sont inclus dans lune de ces classes. La classe des femelles est, par définition, dans une situation de soumission. La signification de cette relation est subtile : dun côté elle sencastre dans lordre hiérarchique, dautre part elle connote plutôt une non-domination, un non-contrôle du système social quune véritable subordination. Lassociation dune ou de plusieurs femelles avec un mâle les fait participer dun certain statut inférieur ou supérieur. Mais ce nest pas toujours le cas. Chez les singes rhésus on a constaté que le rang des femelles adultes conditionnait le rang du groupe par rapport aux groupes voisins. Les babouins voient se former une hiérarchie lâche, indépendante de celle des mâles. En revanche, chez les patas, les interactions entre femelles traduisent leurs différences hiérarchiques, fortement marquées, et qui simposent à lensemble de la collectivité, y compris le mâle. Lorsque celui-ci menace lenfant dune femelle de haut rang, elle réagit promptement, appuyée par ses compagnes. Léthologue anglais Ronald Hall estime que le rôle du mâle-coryphée se borne à contrôler le groupe, à lentraîner et à le défendre contre les prédateurs, mais que ce sont les femelles, déjà organisées et ordonnées entre elles, qui le choisissent. Larticulation des deux classes manifeste lautonomie relative de chacune et lexistence dun certain degré de liberté. Elle correspond à un clivage ou à une distinction des fonctions. Dans lensemble, la classe des mâles représente la partie la plus mobile et la classe des femelles, adultes sentend, la partie la plus stable du système social. Les études faites sur les singes rhésus ont montré que, dans le développement dune collectivité, les femelles se réunissaient en une unité plus facilement que les mâles. Elles forment le noyau auquel sajoute le mâle, la congrégation nétant possible quune fois le groupe basal institué. Si le comportement des animaux de sexe féminin crée la possibilité dune permanence de la vie sociale, la présence dun animal-coryphée mâle est indispensable à la survie de lunité sociale dans son ensemble. Les animaux qui ne trouvent pas de place dans la trame collective ainsi dessinée restent solitaires ou saffilient à une bande monosexuelle masculine. Chez les Papio anubis, les vervets et dans la plupart des sociétés de compagnonnage, les mâles vont facilement dun groupe à lautre, tandis que les femelles, liées entre elles, semblent être la fraction la plus constante de la communauté. On observe un phénomène analogue chez les babouins hamadryas. Le coryphée les surveille et les attaque si elles séloignent. Les mâles sub-adultes, par contre, peuvent rejoindre ou quitter le groupe à leur convenance, sans grand risque, sils nattentent pas aux statuts et privilèges existants. La dissymétrie des deux classes se retrouve dans les actes essentiels de la vie. Les mâles sont pratiquement obligés de vivre dans le groupe appendiculaire, non reproducteur, du moins lorsquils sont jeunes. Ils passent donc dune série de relations homosexuelles à une série de relations hétérosexuelles et vice versa. Chaque fois ils doivent faire la preuve de leur capacité à adhérer ou à participer à un groupe dont la structure et la finalité sont particulières. Le changement qui leur est imposé ou quils recherchent affecte à le fois leur statut et leur mode de vie. Le conflit entre lappartenance à un cycle dinteractions homosexuelles et la participation à des relations hétérosexuelles, les tensions engendrées par lagression qui marque les rapports de domination, expliquent létat anachorétique choisi par de nombreux mâles. Les femelles demeurent pendant toute leur vie dans un groupe basal, hétérosexuel, donc reproductif. Pour des raisons diverses, elles cherchent parfois à se retirer à la périphérie de la collectivité, mais nen sortent jamais. Les mâles adultes sopposent à une telle migration. Les femelles sont cependant des individus-charnières dans ces société. Elles participent à deux couples : le couple nucléaire, formé par la mère et sa progéniture, et le couple reproducteur, formé par la femelle et le mâle. Ces deux couples sont distincts, parce que fondamentalement les enfants sont les enfants de leur mère jusquà un certain âge et quelle fournit le schéma daffiliation des individus jeunes dans lorganisation sociale. Le lien de la mère et du nourrisson dure au moins dix mois. Au cours de cette association, elle lui fournit la sécurité affective dont il a besoin, lui apprend à explorer le milieu ambiant pour se nourrir et aussi comment réagir au comportement des adultes. Les mères-babouins ou macaques résistent habituellement à la séparation davec leurs enfants, tandis que les mères-entelles enrôlent dautres femelles pour les aider à élever leurs rejetons après la naissance.
Assurément léloignement des jeunes mâles est la règle et ce sont eux qui sortent le plus rapidement de lorbite des soins maternels, du couple nucléaire. Le temps que celui-ci a duré semble suffisant pour créer des liens. Des observations détaillées des singes rhésus à Cayo Santiago (Porto Rico) ont mis en évidence que les jeunes entretiennent une relation avec leur mère même lorsquils atteignent la maturité physique. Les enfants appartenant à une lignée ont des rapports préférentiels entre eux. Ainsi ils sépouillent, en grande partie, les uns les autres. Par ailleurs, si un jeune mâle sapproche dun groupe monosexuel périphérique, il est attaqué, à moins dêtre protégé par un mâle qui en fait partie. Les mâles qui les appuient paraissent être des membres du même groupe que le « protégé ». Le mâle adulte du couple reproductif ne soccupe quépisodiquement des jeunes. Les études faites jusquà ce jour prouvent quil est difficile de parler dun comportement « paternel » dans les sociétés daffiliation. Il serait plus exact de dire que les mâles-coryphées soccupent individuellement plutôt des mères que des enfants. Le savant japonais Itani a constaté des soins que lon pourrait qualifier de paternels dans 3 des 18 groupements étudiés. Les singes rhésus adultes naccordent aucune attention aux enfants, et sils ne font pas preuve dhostilité, ils sen désintéressent lorsque lun deux sapproche. Ceci ne veut point dire que la collectivité, dans sa totalité, néglige le bien-être et la survie de la progéniture. Au contraire on remarque fréquemment des individus qui sy consacrent en qualité d« oncles » et de « tantes ». Il nen reste pas moins que les mâles adultes contrôlent plus longtemps les jeunes femelles que les jeunes mâles ; ceux-ci sont poussés vers la périphérie de la collectivité au fur et à mesure quils approchent de la maturité et de lindépendance.
La continuité du couple reproducteur et la continuité du couple nucléaire sopposent donc. Labsence de lien particulier entre le mâle et sa progéniture en est cause. Le couple reproducteur jalonne clairement laire de protection, de contrôle, du mâle, il démarque les prestations de service auxquelles il a droit ainsi que le réseau des choix sexuels qui sont limités aussi bien que leur régularité. Il saffirme élément essentiel de lorganisation sociale ; participant à la fois du statut du mâle et de celui de la femelle, discriminant entre le centre de la collectivité et sa périphérie. Le couple nucléaire a une existence plus cachée, plus implicite, parce quil est tout entier inclus dans lunivers des femelles. Sa vocation est de tisser des liens interindividuels perdurables en partant principalement dune femelle ou dun groupe de femelles. Pour cette raison il nest ni passager ni purement biologique. On a pu voir quil produisait de véritables lignées qui se retrouvent hors du groupe où elles ont pris naissance. Bien entendu, on ne peut pas être très affirmatif à ce sujet ; il est cependant logique que les choses se passent ainsi.
Le passage dun couple à lautre est assuré, socialement, par la mère qui est le foyer affiliatif en même temps quun agent par lintermédiaire duquel se transmet le rang du mâle à ses descendants. Il faut ajouter, à son insu. Les recherches sur les macaques ont établi que les mâles adolescents sont forcés de passer du centre à la périphérie, accédant ainsi à un rang social inférieur. Les enfants de femelles ayant un rang élevé font exception, ils restent au centre et peuvent occuper à leur tour un rang élevé, sans être astreints à un séjour au « purgatoire », séjour qui peut durer de 3 à 5 ans pour les autres. La dispense de stage à la périphérie de la collectivité a plusieurs conséquences qui assurent la transmission davantages du point de vue de la domination. Les enfants des mères hégémoniques ont acquis des attitudes plus agressives, plus assurées et se conduisent en accord avec ce qui leur a été enseigné comme étant naturel et nécessaire. Les enfants des femelles subordonnées ont acquis, pour la plupart, des attitudes de soumission, de peur. Au cours de leurs futures rencontres, les premiers auront nécessairement le dessus sur les seconds. Même avant, probablement, les jeunes étant soignés et protégés par leur mère pendant trois ans ; ils sont perçus, lorsquils demeurent auprès de lanimal-coryphée et de sa femelle, comme faisant partie de la zone centrale de la société. A ce titre, ils suscitent des comportements conformes de la part des autres qui, pour leur part, shabituent à manifester et continuent à manifester, à lâge adulte, les mêmes postures de soumission. Enfin, les animaux subordonnés ayant intérêt à prendre soin de tout ce qui touche à lautorité, la sollicitude et la protection du groupe accroissent le bien-être physique, améliorent les facultés indispensables à la survie. Ceci démontre que, dans ces sociétés, les positions sociales, en général, ne reviennent pas à des individus de façon aléatoire, discontinue ou seulement biogénétique. Il y a un processus de reproduction sociale, reproduction du nombre aussi bien que des attributs requis par les divers rôles qui attendent un individu désigné à lavance par sa naissance, et un aménagement des situations qui a pour effet de placer lanimal dans une niche de lorganisation globale proche de la niche de ses géniteurs. La commutation des générations a pour opérateur la mère qui, là encore, assure la stabilité de lensemble en transmettant aux jeunes lhéritage des adultes. Les mécanismes mis en jeu garantissent la communication des différences statutaires et avec elles la solidité de lédifice social.
La société daffiliation, dans sa totalité, est structurée à partir des diverses modalités de hiérarchie des mâles. Descendant au niveau du groupe basal nous voyons maintenant quil est impropre de parler, comme on le fait, de « famille » on retrouve une répartition assez rigoureuse des fonctions de chaque individu et des normes qui définissent leurs comportements réciproques. Les transgressions sont parfois très sévèrement punies. Le comportement sexuel néchappe certainement pas à pareille régulation. A vrai dire, ce problème na pas été suffisamment étudié pour que lon puisse dégager un code précis concernant laccouplement. Il ressort cependant des études faites que les relations sexuelles chez les primates non humains nont pas un caractère général de promiscuité. En tenant compte des circonstances démographiques, on constate dans certains cas, notamment dans les sociétés de clique, un quasi-exclusivisme des rapports entre un mâle et ses femelles, avec des aménagements dus à lâge ou à létat de lstrus de la femelle. Les chimpanzés mâles, comme tous les autres mâles vivant dans des sociétés de compagnonnage, sont plus tolérants envers les autres individus adultes subordonnés ou envers les jeunes. Les cas de promiscuité ne manquent pas. Un éthologue a cru bon de décrire la scène suivante dont il a été témoin : sept chimpanzés mâles (dont un adolescent) ont copulé successivement avec une femelle sans manifester dagressivité. Mais ce fait divers est bénin, comparé à ce que lon lit dans les journaux ou dans les annales criminologiques. Les sociétés de primates, comme les sociétés humaines, diffèrent par le degré de promiscuité quelles tolèrent. Si lon comparait le comportement sexuel des cynocéphales et des anthropoïdes avec le comportement humain réel, et non pas avec son travestissement juridique, religieux ou moral, on serait enclin à opposer leur vie presque vertueuse à la nôtre qui apparaîtrait dissolue et versatile. De même quil y a peu de promiscuité, il ny a pas non plus de rapports sexuels fréquents dans le couple nucléaire, cest-à-dire entre la mère et ses fils. Ces rapports sont pratiquement impossibles, car le mâle-coryphée chasse les jeunes avant leur maturité. Sade a noté labsence ou lévitement des liens incestueux quels quils soient. Il ne saurait en être autrement : lappariement hétérosexuel est le canal de la distinction et de lindividualisation sociale. Le laisser au hasard plongerait les animaux dans la grisaille de lindifférenciation des fonctions, des comportements et des liens. Ainsi, sur ce plan comme sur dautres, la société animale est bien une société.
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III. Comment réussir à combler le fossé qui sépare les générations.
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Les collectivités sans conflits ne sont pas utopiques : elles sont impossibles. Les éthologues ou les biologistes qui réduisent ces conflits à lagressivité ou se bornent à compter les actes hostiles, quand il sagit danimaux et par extension dhommes aplatissent un phénomène quil faut saisir par référence à un système ayant des répercussions individuelles et inter-individuelles. Ils étudient la société comme un individu à lintérieur duquel ils projettent la totalité de lappareil social. Principe dordre, la hiérarchie est aussi principe dantagonisme, créant des conditions auxquelles il est difficile de se résigner, ou des privilèges dont on ne peut jouir indéfiniment. Dans les sociétés formées par les primates non humains, la statique est fournie par les rapports entre les classes sexuelles et la dynamique par les classes dâge. Il y a une contradiction flagrante entre le fait que les mâles sont dominants en tant que mâles et dominés en tant que jeunes, la jeunesse étant, pour la plupart dentre eux, cause dune situation subordonnée. Mous avons vu que les individus occupant une place élevée dans la hiérarchie sont aussi ceux qui bénéficient de lappui du groupe et ont une chance de survie, au sens strict comme au sens sélectif, car ils peuvent procréer et se reproduire. Par contre, les individus subordonnés, les jeunes mâles subadultes en particulier, sont expulsés du centre du groupe. Leur accès aux ressources et aux femelles est difficile et comporte pour eux des risques. Même sils ont accès à ces femelles ou à une partie plus favorable du territoire, ils ne sont autorisés à le faire quà certains moments. Donc, de ce point de vue aussi, les relations entre mâles adultes et sub-adultes sont tendues.
Les mâles-coryphées sont constamment préoccupés de leurs prérogatives. Ils savent que lon cherche à les leur ravir et ils sont, lobjet de nombreuses attaques. Dans une étude sur les entelles aux Indes, on a remarqué que les individus appartenant à des groupes monosexuels attaquaient sans cesse les groupes bisexuels. Au cours dun de ces combats, un assaillant a ravi presque toutes les femelles de lanimal-coryphée. Dautre part, une bande de sept mâles a attaqué un grand groupe pendant dix jours, réussissant à éliminer le mâle dominant et plusieurs jeunes. Quelques jours plus tard, les six mâles surnuméraires furent éliminés, lanimal victorieux gardant les femelles avec lui. Des cas semblables ont été observés plusieurs fois. Il convient dajouter que la reprise en main du groupe saccompagne dinfanticide, les mâles et les jeunes défiant le conquérant. La mise à mort des jeunes et la procréation dautres enfants permettent aux femelles comme au reste de la collectivité daccepter sexuellement et socialement le nouvel animal-coryphée. Le changement du couple reproducteur, par cette voie, a des effets délétères pour le couple nucléaire, le renouvellement du premier impliquant la reconstitution presque totale du second. Lexistence dune fraction reproductrice et dune fraction non reproductrice est source de conflits ; les combats qui naissent entre elles représentent un des modes dascension dans la hiérarchie sociale, de transformation du statu quo. La recherche de faveurs en est une autre. Les animaux subordonnés tentent de gagner les bonnes grâces des mâles dominants, soit pour accéder au pouvoir, soit pour atténuer les rigueurs de la domination ou du contrôle. Le comportement de « tante » ou d« oncle » correspond fréquemment à une telle intention. Hinde et Spencer-Booth décrivent la façon dont les mères rhésus acceptent les services dune femelle à qui elles confient la garde de leur nourrisson. Elles la choisissent généralement parmi les compagnes dautrefois pour la surveillance et lépouillage. Et autant que possible de statut social inférieur. Les mères de haut rang commandent les interactions avec le nourrisson par des menaces voilées, tandis que les mères de rang moins élevé « sourient » ou « se présentent » aux « tantes » potentielles de rang plus élevé quelles. Lintérêt dune femelle « inférieure » sans enfant est clair : elle peut participer par ce moyen du statut de la mère de rang plus élevé, ou être protégée par elle. Les macaques japonais mâles adultes sapprochent des jeunes animaux lorsque ceux-ci ont un an. Ils étreignent lenfant, lépouillent, laccompagnent dans ses déplacements et le défendent. Ce comportement est développé chez les animaux-seconds des bandes fortement organisées. De cette façon ils sont tolérés par les animaux-coryphées, et les femelles qui leur sont associées, et à titre d« oncles » ils peuvent sélever socialement. On retrouve une stratégie analogue chez les babouins hamadryas. Un mâle plus jeune entre dans le groupe en adoptant un comportement non agressif, soumis, et sans prétendre à saccoupler avec les femelles. Lanimal-coryphée laccepte et lassocie à ses différentes tâches. A mesure que ladulte vieillit, le jeune se voit autorisé à accéder à la vie sexuelle, tandis que son compagnon garde la direction des déplacements et des activités quotidiennes.
A côté de ces comportements utilitaires, on observe des comportements cérémoniels qui visent à atténuer lantagonisme des générations, à différer lhostilité des adultes envers les jeunes. Être toléré plutôt quattaqué par les animaux de rang élevé ouvre la possibilité dune ascension ultérieure, du maintien dans le cercle privilégié de la société. Le modèle de comportement symbolique par lequel on y parvient est celui de la féminisation du jeune ou du subordonné. Toute la cérémonie a pour objet détablir une relation de non-agression où le dominant traite le dominé comme une femelle. Lanimal de rang inférieur, ce quest le jeune par définition, découvre son arrière-train, adopte la posture sexuelle féminine, croupe tendue et se présente pour être monté. Lanimal de rang supérieur sapaise et parfois fait le simulacre de laccouplement, manifestant par là sa bienveillance et son consentement au lien quon lui demande détablir. Lépouillage est un autre moyen employé en vue de la même fin. Lanimal subordonné ou jeune fait comprendre à ladulte son désir de le toiletter en émettant un claquement des lèvres, perçu comme un signal : ce bruit accompagne en effet lépouillage, dans lequel lanimal porte à sa bouche les divers détritus et les peaux mortes quil enlève. Lagresseur potentiel renonce à ses intentions belliqueuses et accepte loffre de service, au bout dun temps plus ou moins long, ou bien tolère la présence de celui qui cherche ainsi à lamadouer.
Tous ces subterfuges comportement d« oncle » ou de « tante », ou de « successeur », cérémonies de soumission ouvrent la voie à la montée dans la hiérarchie pour les uns, évitent aux autres dêtre rejetés vers la périphérie. La mobilité sociale a lieu dans le cadre existant, les tensions étant diminuées par des concessions réciproques et des atermoiements qui préparent une cohabitation et une succession sans que les contradictions viennent à la surface. La fission du groupe ou le recrutement de femelles sont également possibles, donnant aux individus subordonnés loccasion de reconstituer le groupe basal dont ils ont besoin et de saffirmer au sein de lorganisation sociale élargie. Létude de Takasakiyama déjà mentionnée, met en évidence, avec laccroissement de la population, la formation dun groupement danimaux se détachant de lancienne unité. Les animaux dominants de la nouvelle unité sont des mâles jeunes, de 12 à 13 ans, qui ont occupé auparavant le second, le troisième et le cinquième rang dans leur classe dâge. Les autres sont devenus anachorètes avant la scission. Les femelles qui les ont rejoints ont vécu à la périphérie de la collectivité, et la moitié dentre elles ont fini par sintégrer au nouveau groupement tandis que les autres oscillaient entre celui-ci et le groupement dorigine. Une fois différenciée, la collectivité des jeunes sest organisée sur le patron de la collectivité-mère, avec son centre, sa périphérie, etc. A lencontre de la fission, le recrutement sapparente au vol. Les mâles sub-adultes prennent les jeunes femelles à leur mère et leur prodiguent des soins de type maternel. Ils les surveillent et les empêchent de séloigner. La jeune femelle accepte rapidement ce traitement et épouille son ravisseur. Les rapports, à cette phase, nont rien de sexuel et conduisent surtout à préparer une future affiliation plus stable. Suivant un plan analogue, les jeunes mâles choisissent pour protégés des jeunes des deux sexes. Rapidement ils délaissent les mâles pour soccuper uniquement des femelles et jeter les bases du groupe bisexuel quils contrôleront par la suite. Quil sagisse de combat direct, de recherche de faveurs, de fission ou de reconstitution, la contradiction qui est au fondement de lorganisation sociale nest jamais entièrement résorbée ni la vie complètement pacifiée. Il reste toujours une partie de la population mâle on aimerait cependant avoir des renseignements plus précis sur ce point qui se retire ou qui est obligée de subsister en marge, parfois en cherchant à échapper à sa condition et parfois en sy résignant. Elle synthétise et rend visible la menace qui pèse constamment sur la collectivité : celle dune remise en question des positions acquises et dune chute sans rémission.
Les études portant sur les sociétés de simiens sont fascinantes par les perspectives quelles nous ouvrent et les similitudes quelles nous font pressentir. Qui, à leur lecture, nest pas tenté de rapprocher tel comportement anthropoïde de tel comportement humain ? Les cérémonies de soumission avec leurs connotations homosexuelles nous rappellent que la souveraineté, en paroles ou en actes, est souvent associée à un coït anal symbolique. Le vol des femmes, le mariage avec des filles impubères ou de très jeunes gens sont dune pratique courante dans certaines sociétés, tandis que la polygamie saccommode fort bien dune cohorte de célibataires auxquels est refusé lexercice de leur pouvoir viril. Pour ne rien dire de la signification de la hiérarchie et des relations entre les femelles et les mâles qui la sous-tendent. Mais ces associations sont surtout suggestives, et lon aurait tort de suivre lexemple des auteurs qui inclinent à identifier complètement ce qui se passe dans les sociétés dites primitives et ce qui a lieu dans les nôtres. Les distinctions sont notables. Si la vie des primates non hominiens est socialisée, cela est surtout vrai pour le domaine des liens interindividuels, de la reproduction du groupe et de ses conditions de survie. Lexistence demeure complètement individuelle en ce qui concerne les ressources, la nutrition. A partir du sevrage, chaque individu cherche seul les aliments dont il a besoin, sans sassocier ou se coordonner avec ses congénères pour se les procurer. La consommation de la nourriture est aussi affaire individuelle, le groupe nintervenant pas pour le partage. Les animaux sont retenus dans les zones riches ou rejetés vers les zones pauvres suivant quils sont ou non reproducteurs : lintervention collective ne va pas au-delà. De même, il est évident que labus dun langage métaphorique qui fait parler de « famille », de « leadership » ou de « harem » concourt à obscurcir les concepts et les réalités. La parenté, au sens strict, est absente. Certes, on relève des échanges entre mâles, femelles et jeunes ; des éléments identiques ne forment pas nécessairement une structure identique. Or la « famille » en tant que telle est une unité constitutive dans bon nombre de sociétés créées par les hommes, elle ne lest pas dans celles des primates non humains. On oscille dhabitude entre lidentité complète et lhétérogénéité complète, les sociétés animales servant soit de prototype des sociétés humaines ultérieures, soit offrant des variantes du substrat biogénétique sans point de comparaison possible. Pour ma part je constate seulement des différences qui les séparent en tant quelles combinent autrement les comportements, les liens propres aux individus et aux classes, et qui les rapprochent en tant que sociétés, ayant des exigences souvent communes. Par ce dernier biais elles participent dune série historique qui transforme les unes dans le devenir, hypothétique, des autres. Et si, me pliant à la coutume, je fais précéder les sociétés sans écriture par des sociétés sans parole, cest pour souligner lunité que motive pareil devenir, et non pas le hiatus que constituerait la sortie de la nature.
Accepter un tel hiatus, Georges Bataille nous en a avisés il ny a guère, « cest aller dune vue abstraite à lautre, cest exclure le moment où la totalité de lêtre est engagée dans un changement. Il me semble difficile de saisir cette totalité dans un état, ou des états énumérés lun après lautre, et le changement donné dans la venue de lhomme ne peut être isolé du devenir de lêtre en général, de ce qui est en jeu si lhomme et lanimalité sopposent en un déchirement exposant la totalité de lêtre déchiré. Nous ne pouvons en dautres termes saisir lêtre que dans lhistoire : dans des changements, des passages dun état à lautre, non dans des états successifs envisagés isolément » .
Jai essayé de dégager les traits de la transition quopèrent, dans la nature, les primates, entre lévolution et lhistoire, et ceux qui déterminent lexistence de ce quil faut bien reconnaître comme représentant les premières sociétés historiques : les sociétés daffiliation. Après ce détour indispensable, on sera mieux préparé à aborder les questions soulevées initialement et à juger de la valeur des réponses proposées. Ce qui signifie concrètement insérer lhomme dans un mouvement déjà en marche dans le règne animal, découvrir linstant où il reprend ce contre quoi il a dû se constituer. Nous savons maintenant quel héritage il y a eu à reprendre et contre quoi il sest constitué.
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Deuxième partie : La nature de lhomme
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Examen de la question de savoir si la nature ne sest pas profondément transformée à mesure que croissait la culture.
Novalis, Werke, t. III p. 221.
Chapitre III.Le nouveau monde animal
I. Dans le no mans land : hominisation ou cynégétisation.
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Lart de la restauration du passé est le plus ancien et le plus audacieux . Avec peu déléments, il arrive à peupler tout un univers, à lanimer, bien que rien ou presque ne subsiste des acteurs qui ont effectivement occupé la scène. Deux ou trois dizaines de groupements étudiés sont la base de toutes nos connaissances sur les sociétés de primates. Si on leur ajoute quelques centaines de fragments de crânes et de squelettes, un millier de tonnes de pierres et dossements, une centaine de sites explorés, on a dressé linventaire à peu près complet des témoignages dont nous disposons pour parler dun accident aussi capital à nos yeux que la venue à lêtre de lhomme. Il a eu lieu dans une zone incertaine du temps et de lespace, sur laquelle nous pouvons faire des conjectures à loisir, et où plusieurs espèces ont tenté, selon toute vraisemblance, une aventure analogue. Notre espèce y a parcouru la distance à la fois courte et infinie qui la sépare des créatures avec lesquelles elle avait et continue à avoir tant de choses en commun. De quelle façon décrit-on le mouvement propre à une grande partie des anthropoïdes alors vivants qui les a détachés du monde animal, la frontière invisible quil a instituée ? Le changement du climat, de la faune et de la flore, poussant une partie de nos ancêtres simiens à quitter lhabitat riche et protecteur de la forêt pour les zones moins clémentes de la savane paraît avoir joué le rôle de cause première. Lentement, ils ont dû rompre avec leurs congénères et garder par devers eux uniquement les facultés propices à la poursuite dune existence plus diverse et plus dangereuse. Le processus de sélection naturelle y a conduit par le moyen ordinaire des mutations génétiques favorables et des adaptations écologiques heureuses. Seul laboutissement, quil sagisse du pouvoir cérébral, technique ou intellectuel, sest avéré exceptionnel. Autour dune de ses facultés, lorsquelle eut atteint sa pleine maturité, se sont individualisés les hominiens, sest formé un ensemble organique original. Les savants sefforcent avec patience de définir celle qui a été déterminante et a marqué, par son unicité, la transition vers une nouvelle classe dêtres vivants. Ils ont successivement proposé : le volume du cerveau, la station debout, le langage, la capacité de fabriquer des outils. La créature layant manifestée en premier fut vraiment humaine. Depuis, en lélaborant, les hommes se sont éloignés à grands pas du règne animal et ont enrichi leur équipement anatomo-physiologique dun équipement culturel : « adaptation biologique, dont les modes de transmission ne sont pas génétiques, et qui complète dans une grande mesure lévolution somatique » .
Chacune de ces facultés a ses partisans. Les faits réunis et les arguments théoriques que lon expose afin de montrer que lune delles prédomine sont censés prouver son absence dans la plupart des espèces et sa présence dans la nôtre, donc la discontinuité radicale ainsi introduite. Lorsque les contrastes lemportent sur les analogies avec les primates actuels ou disparus, on est sûr de tenir une démonstration définitive en faveur de celle pour laquelle on a pris une option. Un pelvis rectifié pour marcher, une pierre cassée à côté dun fémur, une voûte crânienne suffisamment grande donnant a penser que son possesseur a pu prononcer une parole, font déclarer : voici lhomme ! Sa spécificité bipède, pensant, faiseur doutils, langagier, etc. est du coup assurée. Lhominisation coïncide, dans cette optique, avec lémergence, au sein de la vie animale, dun organe ou dun trait signalant la cristallisation dune catégorie biologique supplémentaire se superposant, à la place la plus haute mais là nous sommes juge et partie sur léchelle des créatures aux catégories qui existent déjà. Nous apprenons ainsi sur quelle dimension une quantité additionnelle a fait pencher la balance vers une animalité, vers un anthropoïde qui ne sont plus quelconques. Par des retouches successives, continuelles, le travail de lévolution, comme le travail du peintre qui, à travers de multiples esquisses, dégage les contours de ses personnages, a eu cet effet, en modifiant un à un les caractères biologiques jusquà les rendre humains. Du singe-homme à lhomme-singe et de celui-ci à lhomme-homme, les essais ont été nombreux et quasi indiscernables. A partir dun seuil, dun endroit, dun instant, le Rubicon, suivant lexpression césarienne des anthropologues, a été franchi sans espoir de retour vers lhorizon simien, et notre espèce sest trouvée achevée.
Malgré lingéniosité des reconstitutions et la variété des détails, cette vue achoppe sur des obstacles et paraît occulter des phénomènes essentiels. Est-ce dû à limpression persistante quun choix arbitraire préside à la description dun déroulement nécessaire ? Car, à bien y réfléchir, le caractère différentiel motivant ce choix que lon cherche à isoler nest quune possibilité parmi dautres, celles-ci probablement équivalentes. Ou bien est-ce parce que la théorie enseigne en quoi et par quoi la marche vers lhomme est une terminaison, un dépassement, et non pas en quoi et par quoi elle est un commencement ? De Darwin nous avons hérité la tâche de comprendre comment notre espèce descend du singe. Une fois cette tâche accomplie, nous napprenons pas nécessairement comment a lieu la « montée » si les expressions monter, descendre ont un sens vers lhomme, puisque toutes les espèces qui en sont descendues, tel laustralopithèque robuste, ny sont pas parvenues. La réalité visée par le concept dhominisation, de son côté, a perdu de sa cohérence et sest diversifiée. Son contenu, se référant aux propriétés organiques individuelles, cantonné dans lordre biologique, impliquait une évolution autonome de celui-ci comme condition préalable à toute transformation technique et culturelle. La croissance du cortex cérébral au-delà du niveau anthropoïde devait précéder la station debout, linvention de loutil, de la même façon que laptitude à marcher droit devait précéder laptitude à courir. Les archives géologiques et paléontologiques ont laissé voir depuis peu que les événements se sont déroulés dans le sens inverse de celui que lon attendait. Certes, du point de vue fonctionnel, la taille et lorganisation du cerveau et des parties du corps sont toujours les facteurs déterminant les structures techniques ou culturelles qui nous sont propres. Du point de vue historique, toutefois, ce sont ces structures qui ont façonné le cerveau et les parties du corps. La cause sest muée en effet et réciproquement. Dautre part, linterférence des phénomènes sociaux avec lordre biologique le dote dune dimension méconnue ou systématiquement ignorée. Ils sont reconnus à la fois exceptionnels, producteurs dun être dexception, lhomme, et confinés dans un rôle dérisoire de doublure des mécanismes génétiques ayant pour seule conséquence un meilleur rendement adaptatif. Envisagée de manière aussi parcellaire, leur mission se réduit à figurer la chiquenaude initiale, lorsque le besoin sest fait sentir daiguiller le train organique sur une autre voie. La possibilité quils aient introduit un principe différent dans le développement densemble na été ni mise à lépreuve ni exclue. Devant le renversement de la chaîne des causalités, lirruption massive de preuves techniques et sociales dans le phénomène dhominisation où elles navaient aucune place, la démarche normale aurait été, est une remise en question des attitudes et des prémisses conceptuelles initiales. Au lieu de cela, pour atténuer le choc provoqué par les divers remaniements de la carte du réel, on a proposé un mélange éclectique subtil dinterprétations en fonction de la sélection naturelle, et, là où elles sarrêtaient, de justifications anthropologiques : le véritable réexamen sest trouvé retardé dautant.
Et dabord la convergence des faits réputés têtus, impatients des vérités sans souffle et des erreurs partagées, le rendent inévitable. Les modifications écologiques portent, dans les explications usuelles, la responsabilité majeure de ce qui nous est advenu. Assurément des corrélations existent entre un environnement et la configuration biologique et sociale quil abrite. Cependant leur portée dépend étroitement du niveau dévolution auquel on se trouve. La simple taille physique de lanimal intervient déjà : plus cette taille est grande, moins lanimal subit le contrecoup des variations qui ont le milieu pour théâtre. Au cours de la diffusion dune espèce, les fluctuations géomorphologiques sont un danger pour une espèce de stature réduite et peuvent rester sans effet sur une autre, plus massive. Le caractère catastrophique des transformations ou des pressions écologiques nest donc pas uniforme : les dimensions de lorganisme affecté déterminent leur part de répercussion sur le potentiel reproductif. En ce qui concerne les premiers hominiens, ces transformations et ces pressions ne sont pas contraignantes, pour un motif qui nous est déjà connu. Des simiens ayant des propriétés anatomo-physiologiques opposées subsistent parfaitement dans des environnements identiques et vice versa. Les réorganisations sociales suffisent parfois, en labsence de réorganisation génétique, à réaliser les adaptations requises. Constat qui a incité certains savants, notamment Ronald Hall, à nous mettre en garde contre la propension à vouloir rendre compte dun comportement des espèces humaines disparues à partir de linformation maigre et schématique dont nous disposons sur leur écologie. A fortiori contre la prétention den déduire le caractère indispensable de tel ou tel organe ou capacité et de lui faire porter le poids dune rupture radicale avec le reste du monde animé.
Le temps qua pris la naissance de lhomme est beaucoup plus considérable quon ne la pensé. Le point de référence obligé demeure théoriquement lanimal non humain. Historiquement, nous le trouvons être un autre animal humain. Notre espèce procède, en effet, dune lignée dévolutions, très nombreuses, étrangère à la lignée des primates contemporains. La différenciation des anthropoïdes se situe à la période oligocène, il y a environ quarante millions dannées. Au miocène, vingt millions dannées plus tard, le proconsul était encore lancêtre que nous avions en commun avec les chimpanzés et les gorilles. Depuis, ces derniers, à travers le dryopithèque, ont débouché sur le mode moderne dexistence dans la forêt. Parallèlement, avec le ramapithèque, les hominoïdes se sont diffusés, ont pris leur essor. Ils serrent de près le cycle évolutif qui, il y a environ deux ou trois millions dannées, sest concrétisé en deux espèces daustralopithèques, dont lune au moins était omnivore et habile. Lhomme de Pékin et de Java (homo erectus) leur a succédé, cinq ou six cents millénaires avant notre ère. Lhomme moderne na pas plus de cinquante ou cent mille ans. Les incertitudes ne manquent pas sur la validité de cette chronologie, sur la coexistence des divers embranchements, sur les raisons de leur disparition. A proprement parler, nous ne savons pas quel est lancêtre « vrai » du seul héritier du genre, lhomo qui sest proclamé lui-même sapiens. Il sest différencié à lintérieur dun mouvement qui avait déjà sa spécificité. Lhominisation a dû se produire à plusieurs reprises et de diverses manières suivant les espèces et suivant la période où elles se sont affirmées.
Lusucapion dun trait unique na pas pu garantir la perdurabilité et le détachement davec le règne animal des groupements humains qui ont éclos et se sont éteints au cours de ces millions dannées. Il sest inscrit dans un développement dactivités plus complexes et plus profondes.
Par ailleurs, toutes les fois que lon a cru tenir un tel trait, il a fallu reculer. A peine venait-il dêtre choisi, délimité, proposé pour unique, quun examen méticuleux en montrait le caractère précaire et conventionnel. De cette manière, on a renoncé aux critères différentiels anatomiques : la station debout bien que ce ne soit pas le plus mauvais le volume du cerveau, la main. Les facultés du langage ou de la fabrication des outils, a-t-on estimé, avaient des chances de simposer souverainement. Là aussi le désenchantement est venu. Le langage, malgré son importance capitale, est un indice incertain. Suivant la définition adoptée, il peut être jugé du ressort exclusif de lhomme, ou diffus parmi les primates, à titre de système de signes indispensables à la communication. Conjointement une observation poussée du comportement animal, des témoignages paléontologiques et éthologiques ont révélé lexistence dun savoir-faire instrumental chez plusieurs espèces vivantes ou disparues. Le savant britannique Oakley a suggéré, implicitement, de renoncer à fonder notre originalité sur un trait différentiel tellement imparfait. Dailleurs, quest-ce qui nous autorise à choisir un trait pour marquer la transition du monde animal au monde humain ? Puisque, à première vue, cette transition a dû et pu se produire à plusieurs reprises et de diverses manières selon les espèces, rien ne nous empêche dimaginer que leur organisation collective et leurs rapports avec le milieu ont accentué ici le poids dun trait et là le poids dun autre trait, ici la station debout, là le langage, etc. Bref, nous navons pas de raisons très fortes, ni de les rendre singuliers, ni de les faire exclusifs les uns des autres, sinon la conviction dune vérité douteuse et qui, de toute manière, appelle une refonte, la croyance en une genèse de lhumanité à point de départ et darrivée unique sur tous les plans.
Lanthologie de ces indices anatomiques, techniques ou intellectuels exprime une tendance à projeter rétrospectivement une vision de lhomme formulée après coup, à la justifier en réduisant la diversité des solutions les unes réelles, les autres de simples possibilités, qui sont en même temps un passé et beaucoup plus à une solution unique, à enfouir sa particularité historique sous luniversalité organique. Comme si, ayant gagné la bataille sur le signe des origines, on détenait la clé dune détermination essentielle qui, depuis, na plus été remise en question, redéterminée. Comme si limportant était de reconnaître lidentité des éléments et non pas la structure où ils sinscrivent, le processus qui les engendre. Comme si, étant en mesure de dire ce quest lhomme en un point de lespace et du temps à partir dune de ses propriétés, on définissait ce quil est partout, pour toujours. A cet égard, nous suivons, cest la sagesse même, une maxime qui nous convie à comprendre linférieur par le supérieur, à éclairer lanatomie du singe par lanatomie de lhomme ; on ne saurait contester que cette règle mérite dêtre appliquée. Néanmoins, dans le domaine des origines, où les apparences scientifiques enveloppent un noyau très compact de valeurs, la compréhension de linférieur par le supérieur devient une compréhension de linférieur pour le supérieur. Lhomme langagier, cérébral est lhomme blanc, civilisé, résultat de la division, inconnue il y a cinq mille ans, du travail manuel et du travail mental, de lécart entre lhomo faber et lhomo sapiens, quune tradition humaniste et religieuse semploie vigoureusement à maintenir. La fixation sur loutil et lhomme technique, gloire de lindustrie, prolonge la conception un peu courte résumée par Benjamin Franklin à laube de lère mécanique, dont on ne sait si elle constitue le dernier hommage rendu à lartisan ou la première reconnaissance du pouvoir de lingénieur. Partant, lapparition de notre espèce naurait pu avoir dautre cause quune révolution industrielle : « Le premier pas a constitué léquivalent de la première révolution industrielle ; car il impliquait non seulement que lon invente la fabrication des outils, mais encore quelle se transmette et se perpétue en tant que tradition industrielle . » On imagine dès lors que chaque hominien a vécu et concentré ses opérations habiles autour de la pierre, sa brisure, son polissage, comme chaque ouvrier moderne se confond avec sa machine. Il en résulte une distorsion de la réalité, une attention disproportionnée accordée aux artefacts dans un contexte historique où leur fonction effective était relativement subordonnée. Mais on commence à être prévenu au sujet de ces incongruences : « Pendant une grande partie de ce siècle, écrit un anthropologue , les historiens de la préhistoire ont limité leurs recherches à létude des outils de pierre ; les faits que renferme la préhistoire de lAncien Monde au pléistocène en sont venus à être exprimés exclusivement sur le mode technique en fonction de la morphologie des outils de pierre. Lexamen des activités autres que la fabrication des outils a tendance à devenir un domaine secondaire qui ne mérite pas de loin le respect dû à linterprétation dartefacts choisis. Visiblement les résultats détudes fort techniques des artefacts ne peuvent apporter quune contribution limitée à notre intelligence de lévolution du comportement humain dans son ensemble. »
La totalité se révèle si lon emprunte la direction opposée à celle qui a été suivie, en renouvelant le sens des questions posées. Les diverses caractéristiques ou facultés associées à lhominisation sont interdépendantes, liées quant à leur évolution et, pratiquement, redondantes. Ce sont des chaînons dun développement unique : le bipédisme facilite lindividuation de la main, la main humaine porte la marque des artefacts et de leur prolifération, laccroissement volumétrique du cortex entraîne lémergence dun langage articulé qui est à son tour conséquence de linvention dinstruments et de techniques servant à attaquer et se défendre. Il y a aussi simultanéité et répétition des genèses. Le bipédisme de la course, la main nue qui cueille ou attrape les animaux sont contemporains ; ils précèdent le bipédisme de la marche, la main instrumentée capable de tuer une grande proie, de construire un piège ou un abri. Parler de la station debout ou de la différenciation des membres supérieurs et inférieurs comme dévénements uniques, signalant un commencement absolu, noffre guère dintérêt, si nous ne savons pas de quelle station debout et de quelle différenciation dorganes, envisagées à un stade précis, il sagit ; nous comptons des éléments hors dun ensemble, une succession séparée des interactions qui la rendent possible. La manifestation simultanée et la cohérence évolutive des capacités organiques et techniques laissent entrevoir, à larrière-plan, un système dactions susceptible de les avoir provoquées, orientées, assujetties à lenvironnement. Afin de survivre, de se conserver à côté des autres espèces, lanimal humain a bricolé le bois et la pierre, accumulé les ruses, essayé de mieux communiquer avec ses congénères. Au-dessus de tout, il a pris, en quelque sorte, pour matière première et outil principal, son propre corps, lui imprimant le savoir-faire constitué de gestes, de coordinations rythmiques et de schèmes perceptifs. La coopération sociale a accompagné la spécialisation anatomo-physiologique, facilitant une combinaison inédite des appareils sensoriels tactiles, visuels et auditifs. Si lon voulait chercher une formule, elle est là, toute prête : lhomme est un faiseur dhomme, au sens réel, concret, puisquil se reconnaît et se saisit en tant que son propre produit, son propre objet. Il est vraisemblable que, dans la période de transition considérée, les techniques essentielles furent, selon lexpression de Marcel Mauss, les techniques du corps, du corps individuel et social. Je suis certain quune étude minutieuse confirmerait, jusque dans les sociétés sans écriture daujourdhui, la place capitale occupée par ces techniques comparées aux techniques instrumentales.
Dire cependant que lhomme est un faiseur dhomme, cest succomber, une fois de plus, à la fascination dun aphorisme à prétention universelle. Il suffit de le presser un peu pour se convaincre de la faible part de vérité quil enferme. Il nest pourtant pas complètement inutile si on le replace dans le temps où, au sens strict, matériel, il a été valide. Alors les hommes se sont faits hommes en se préparant à leur tâche de chasseurs. En dautres termes, ils ont essayé dacquérir des aptitudes, des méthodes aux contours précis, dentrer en contact avec une partie déterminée du milieu, entreprise qui les a entièrement transformés génétiquement, socialement, technologiquement. Ils se sont trouvés dans lobligation de faire une nouvelle unité entre eux, et une nouvelle unité avec le monde matériel, qui est naturelle, servant à promouvoir les fonctions de toute espèce : se reproduire, se propager, utiliser et renouveler les ressources. Elle simpose à tous les éléments composants, a une présence historiquement située, dépasse le domaine des instruments, de la subsistance, touche aux mythes, au rituel, aux échanges émotionnels et intellectuels entre individus. Unité naturelle, aussi, parce quelle recouvre les hommes prédateurs et chasseurs sétendant à plusieurs espèces coexistantes (laustralopithèque robuste et lhomo habilis) ou successives (lhomo erectus et lhomo sapiens). Son affermissement amène lhomme à sopposer aux primates et à sen éloigner. Mais cest en tant quils sont liés au monde végétal et en dépendent, et non en tant quils sont primates.
Pendant plusieurs millions dannées, lhomme sest forgé un corps, sest répandu à la surface de la terre, sest affermi et reconnu en qualité de chasseur. Le reste lui est venu autant par nécessité que par surcroît. Cette constatation a pour effet dallonger léchelle et délargir la grille à laide desquelles on envisage son passé. Nous avons pris lhabitude de nous limiter à un laps de temps trop bref, à une expérience trop proche de la nôtre. Ainsi nous avons projeté moins dun dixième dune longue histoire sur les neuf dixièmes restants. Il ne serait pas moins instructif de procéder à lexercice inverse, car il est presque absurde dimaginer les traces dun tel parcours effacées au point que notre station présente leur soit irrémédiablement étrangère.
Il sagit de chasse, du monde animal dont nous rejetons laffinité, qui nous répugne non domestiqué ; mais les premiers hominiens navaient pas à sen dissocier et ne le voulaient pas. Au contraire, leur grande affaire était de multiplier et denrichir les liens tissés avec ce monde, de sy établir solidement. De même que nous pénétrons les arcanes des réactions chimiques, des fissions nucléaires, il leur importait de pénétrer les secrets du bison, du cheval ou du daim. En abandonnant la forêt pour la savane, ils nont pas quitté une aire géographique pour une autre, comme lont fait bien des anthropoïdes : ils sont allés vers ce monde animal qui les attirait. Au lieu de se situer au-dessus de lui, ils lont marqué, créant un rapport distinct de lui à eux. A terme, les espèces avec lesquelles on cohabitait dans lindifférence mutuelle cest le cas aujourdhui encore pour les babouins avec les lions ou les antilopes se sont transformées en partenaires actifs, composantes dun milieu ambiant, tenants dune ressource quil fallait conserver et faire fructifier.
Sils sont parvenus à leurs fins, nous savons que limpulsion ne leur est pas venue de lextérieur, ne sest pas imposée à une espèce dépourvue dinitiative. Lavantage initial ne peut non plus être résumé en disant que cette espèce était plus grande, plus intelligente ou plus bavarde que les espèces qui sont devenues ses proies ou ses agresseurs. Seulement son effort se déploie à lintérieur dun mouvement déjà commencé, sécartant du mouvement général, pendant lequel les rudiments de lhistoire sinfiltrent dans lévolution, dotent les comportements appropriés dune résonance quils navaient pas auparavant. Dans cette conjoncture, nous savons quà linstar de toutes les espèces supérieures elle est capable dexercer une pression sur le milieu, non seulement par ses qualités biogénétiques mais aussi grâce à son organisation biosociale. Les deux termes du développement organisme et niche écologique se façonnent et répondent à des forces, des incitations qui naissent de la distribution fonctionnelle des membres de lespèce, de leurs rapports collectifs. La brèche a été ouverte par quelques anthropoïdes : elle traduit le nouveau rôle du comportement social dans le cycle naturel. Les groupes hominiens qui ont raccordé les formes daction ébauchées dans ces circonstances les ont extraites du contexte dorigine, synthétisées dans la prédation systématique ; les incluant dans leur corps et leur cerveau, bâtissant un modèle de vie et de réalité, ils ont poursuivi cette ouverture jusquau bout. De la sorte ils nont pas seulement acquis des qualités distinctes de celles des autres animaux, ils les ont surtout acquises autrement.
La portée de ce qui sest accompli à cette occasion réside moins dans la séparation biologique réussie à lintérieur dun processus existant que dans le retournement de celui-ci ; elle est moins dans le contenu spécifique des propriétés organiques que dans le principe qui en assure la genèse. Si, au niveau élémentaire de la substance vivante, les organismes nobéissent pas encore aux règles de sélection et dadaptation, au niveau qui nous occupe ici ils ne leur obéissent plus quaccessoirement. Ce qui arrive dans lévolution est manifestement subordonné à ce qui arrive à lévolution. Le rameau du genre humain fait donc surgir simultanément une classe biologique et un mouvement singulier dans la nature.
Le phénomène est assez remarquable pour mobiliser notre entière attention. Il suggère deux conduites. La première est de substituer à lanalyse dune caractéristique anatomique, technique ou intellectuelle privilégiée, lanalyse dun ensemble organisé, finalisé, la chasse ; de remplacer la recherche dune manière dessence universelle de lhomme par létude dune de ses formes particularisée dans lespace et dans le temps .
« Une histoire de la chasse, on la dit avec beaucoup dà propos , lève la pénible ambiguïté qui entache tant de discussions courantes sur limportance des outils ou, ajouterais-je, sur le langage ou la pensée la question de savoir si lemploi des outils veut dire que les outils emploient des humains ou que les humains emploient des outils. » La deuxième conduite est de viser au-delà dun horizon théorique préoccupé uniquement de la place réservée à notre espèce sur léchelle des êtres, des détails de sa définition et de son écart différentiel. Sen tenir là, à mi-chemin, cédant à lesprit typologique, revient à estimer connu ce qui ne lest point : la dynamique de son engendrement. Elle est spécifique, nen doutons pas, disjoint ses acteurs, les hominiens en devenir, de la plupart des espèces. A travers ce qui la représente la cynégétisation et non pas lhominisation des primates, le devenir homme du chasseur et non pas le devenir chasseur de lhomme je la considère comme étant au centre de mon enquête. Après tout, peut-être nest-il pas moins nécessaire de nous comprendre et de nous resituer dans une nature que nous avons faite que dans une nature qui nous a faits.
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II. Populations, ressources et pressions sur lenvironnement.
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1. Description liminaire de deux états stationnaires.
Le point de départ obligé de létude est la description des relations entre les collectivités, humaines et pré-humaines, et leur milieu ambiant. A cette fin il est indispensable de fixer les traits dune conjoncture idéale qui ne se réalise que rarement ou de façon temporaire, grâce à deux états déquilibre ou dharmonie.
Le premier de ces états suppose une correspondance exacte entre le nombre dindividus qui doivent exercer une fonction productive, sociale, et le nombre dindividus qui peuvent le faire, étant données la quantité de richesses exploitées et lorganisation établie de la société. Un groupement de cinquante ou cinq cents personnes, ayant une hiérarchie déterminée, un mode de distribution des fonctions et des biens, sefforce de se renouveler en préservant le même taux de répartition, les mêmes dimensions. Il recherche lassimilation, soit par naissance, soit par recrutement, dans le temps, dindividus capables dassurer sa continuité. Dans le cas le plus simple la chasse est un tel cas la densité ou rapport quantitatif de la population au territoire occupé est un indice direct de son potentiel démographique. Les oscillations autour dun certain volume ou dune certaine densité sont monnaie courante. Les sociétés sefforcent de maintenir une constance des facteurs démographiques et matériels, interviennent dans lintention dassurer un recouvrement satisfaisant de leur structure et du fondement naturel de celle-ci . Ce qui entraîne de leur part une réduction des écarts, soit par un appel à limmigration et à des ressources inhabituelles lorsquil y a manque, soit par un interdit jeté sur tout apport de population, de ressources ou de savoir-faire nouveaux ou supplémentaires lorsquil y a excès.
Le deuxième état déquilibre traduit la correspondance des facultés, des savoir-faire quune espèce ou une collectivité possède, distribue entre ses membres, avec les forces matérielles, les ressources différenciées du milieu, de sorte quil ny ait rien dans le contenu des premiers qui nait de contrepartie parmi les secondes et réciproquement, aussi bien en quantité quen qualité. Cette correspondance assure la stabilité des échanges avec le monde objectif, larticulation des comportements ou des instruments reproduits avec les êtres animés ou inanimés quils concernent. Léquilibre démographique est envisagé, à juste titre, sous langle des richesses en nourriture ou dautres biens économiques permettant à une population de vivre dans une niche écologique. Mais labondance ou la rareté en soi ne sont pas seules à conditionner la reproduction. Ceci semble être généralement vrai pour les animaux et a été prouvé, par exemple, pour les rats. Une expérience a montré quen créant un environnement riche, fournissant de la nourriture en excès à une population de rongeurs, on ne voyait pas celle-ci se multiplier jusquà épuiser les ressources offertes par le milieu. On observe au contraire un plafonnement qui est fonction de lespace où elle doit se mouvoir et du répertoire de conduites dont elle dispose. A la disponibilité sajoute un élément quon a tendance à négliger : la capacité à reconnaître, sélectionner, produire (ce dernier terme lorsquil sagit dhommes) ces richesses, les actions qui sont en rapport avec lorganisation du territoire, la défense, lentraide des membres du groupe pour affronter un ennemi, un prédateur, par exemple, ou pour exploiter en commun un site. Le degré dexcès ou de manque en dépendent étroitement. On voit donc quil ne suffit pas de poser globalement une équation en mettant dun côté lorganisation ou la population, et de lautre côté le milieu ou les biens. La mise en relation se rapporte dabord à la nature des comportements possibles et à la structure du champ ouvert à ces comportements. La conclusion est quil faut définir les ressources plus largement et plus exactement quon ne fait dhabitude.
Constatons dabord quelles se composent de forces matérielles eau, végétaux, substances chimiques, etc. dun côté, de savoir-faire habileté à marcher, à communiquer, à combiner des mouvements, artefacts, etc. donc de systèmes de comportements, de lautre côté. Ensuite, du point de vue de leur importance, de leur place dans leffort collectif, certaines ressources sont principales, forment le noyau autour duquel sordonne lactivité physique et intellectuelle de la collectivité ; dautres sont accidentelles ou complémentaires, car on y a seulement recours de façon occasionnelle ou accessoire, lorsque les circonstances se présentent ou commandent den profiter. Le cours ordinaire de la vie se déroule sans quon leur accorde de lattention ou quon leur consacre un effort soutenu. Léquilibre à cet égard concerne les dimensions de la société, de lespèce, quant à ses savoir-faire, le répertoire des comportements quelle détient et le maintien de ces dimensions par une focalisation exclusive sur les ressources principales. Ainsi, si son existence dépend du fourragement, de la cueillette de plantes ou de fruits particuliers, les seuls systèmes de comportements, les seules attitudes neuromusculaires ou les seules connaissances impartis et transmis méthodiquement, consciemment, auront trait au fourragement et à la cueillette. Les zones du territoire, les rythmes nocturnes ou diurnes dactivités se concentrent autour de ce qui est transmis de la sorte et périodiquement renforcé. De là vient que, bien souvent, une espèce vit dans une niche délimitée, où elle remplit une fonction qui lui est propre, en ignorant une fraction de la flore et de la faune ; la fraction qui, pour une espèce ou une collectivité différente réalité pleine, vitale, est aux yeux de la première réalité inexistante, néant. De là vient aussi quun potentiel écologique, technique, demeure inexploité ; les facultés qui pourraient le mettre en uvre ne sont pas entretenues et les individus qui seraient capables de sy consacrer manquent ou ne sont pas poussés dans cette direction. Léventualité dun tel débordement du cadre naturel établi est toujours présente à lhorizon et toujours contournée, par des mesures appropriées, puisque lon reproduit uniquement les propriétés organiques et non organiques qui ont réussi à simposer. Tout ce qui déborde ce cadre apparaît contre nature et représente une menace pour la survie de lensemble.
Les deux états déquilibre de la société et de sa base matérielle, des échanges que requiert la correspondance des propriétés intellectuelles et physiques de lorganisme avec les forces composant son milieu, sont rarement atteints (du moins en ce qui concerne certains anthropoïdes et les humains). On ne connaît que des déséquilibres atténués, aux fluctuations plus ou moins grandes. Comment ces déséquilibres, le dernier surtout, prennent-ils naissance ? A quelles conséquences conduisent-ils lorsque lobligation surgit de les réduire, du moins au niveau historique qui nous concerne ? Un des facteurs est la constitution dune surpopulation, dune quantité dindividus surnuméraires eu égard aux capacités élaborées, aux pouvoirs matériels reconnus et renouvelés dans un cadre donné. Dans toutes les sociétés ou classes biologiques se produit un décalage entre la tendance de leurs membres à se multiplier et les possibilités dont dispose la collectivité de maintenir constamment son volume à un niveau prédéterminé. Ce décalage provient du fait quun mode de reproduction, un rythme de naissance ou de recrutement, une durée moyenne de vie, sétablissent à un moment en rapport avec une organisation collective, relativement à une quantité et à une qualité des ressources. Avec le temps, la « productivité » peut saccroître et susciter, parallèlement, une fécondité supérieure. Par un jeu de causes variables, interférence avec une autre espèce, limites géographiques ou géologiques, etc., et sauf changement profond, les limites de cette productivité sont rapidement atteintes. Dans lagriculture extensive sur brûlis, il faut respecter un rapport entre la surface des terres cultivées et la surface des terres cultivables, si lon veut obtenir une certaine fertilité du sol permettant une culture efficace. Lorsquen sétendant les premières populations agraires ont accru démesurément les terres cultivées, les sols se sont épuisés ou ont été envahis par des plantes parasites, qui les ont dégradés et en ont diminué la fertilité. De même, le perfectionnement de lart du chasseur a eu pour conséquence la disparition trop rapide de quelques espèces sauvages par exemple le cheval en Amérique du Nord mettant une partie du groupe dans limpossibilité dexercer son art ou lobligeant à le modifier. La propension à encourager la fécondité individuelle, entraînant la recherche du nécessaire dans un environnement donné, avec, à loccasion, le déclin de la fertilité de celui-ci, est cause de surpopulation. Ce nest pas la seule cause, mais peut-être la plus remarquée. Elle est dautant plus persistante que le changement du modèle et du volume de procréation est un processus très lent, comparé à celui qui affecte les ressources, et ne saurait parfois se réaliser sans bouleverser la structure sociale dans sa totalité, ce qui engendre des résistances supplémentaires sur son chemin. Dans cet interstice, les groupes dindividus en surnombre peuvent devenir une partie inhérente, stable, du système social et reproductif, du moins une partie quil est difficile de réduire au taux qui aurait été acceptable antérieurement. Parallèlement à ces individus démographiquement superflus se trouvent aussi des ressources et des savoir-faire complémentaires. En exerçant une activité spécifique, toute collectivité, notamment humaine, dépasse le donné, les frontières qui lui sont coutumières ; elle conçoit des procédés originaux, découvre des forces matérielles qui subsistaient auparavant dans son univers soit comme éléments autonomes, soit comme déchets de ses propres activités ou de celles dautres espèces. Cette création peut être encouragée ou découragée, rencontrer des circonstances favorables ou non : elle nest jamais totalement arrêtée ou absente. Par là, lespèce sapproprie, de manière accidentelle ou expérimentale, les éléments dun milieu différent quelle associe au sien. Les théoriciens attribuent à la rareté des ressources, à la concurrence, un rôle moteur dans la diffusion des espèces et leur recherche de nouveaux moyens dexistence. Pour ma part jestime que ce rôle est rempli par la formation dune abondance latente qui permet à une espèce, et, disons-le, à lhomme, de pénétrer dans les régions marginales disponibles ou dans les niches écologiques exploitées de façon insuffisante ou moins efficace par les espèces qui les occupent. Lantagonisme se déclare à une étape ultérieure, comme un effet de la coprésence, de la concurrence pour les mêmes richesses, et non pas comme sa cause.
La rencontre dune surpopulation permanente et de ressources complémentaires, accessoires, assure à la première un champ daction et tend à stabiliser les secondes, à les rendre moins occasionnelles ou accidentelles. Le cycle des occupations, des dextérités acquises et des facteurs matériels prévalents révèle ses limites et voit se former, à ses côtés, un cycle distinct qui, sans être principal, prouve son utilité, incite une communauté dindividus à sy attacher et à le développer. Lunité ancienne de lespèce et du milieu est remise en question par lunité naissante et la convergence des déséquilibres ne trouve sa solution quau terme dun mouvement réorganisant de fond en comble les conditions dans lesquelles ils ont pris naissance. La prédation témoigne, dans lévolution humaine, dune telle rencontre et représente le commencement dun tel mouvement, avec les répercussions que nous connaissons.
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2. Les mâles surnuméraires et le petit monde menacé de la forêt.
Malgré les hésitations que lon peut avoir devant toute projection rétrospective qui nous aide à découvrir la genèse de la prédation humaine, le spectacle des primates aujourdhui vivants est encore la meilleure représentation que nous ayons de ce qui a dû se passer autrefois. Leur nomadisme, celui des mâles notamment, est frappant. Les grands singes, chimpanzés, orang-outangs, se déplacent constamment vers les zones où la nourriture est disponible, suivant les lignes de leur répartition. Réunis en bandes de deux à cinq individus, ils parcourent rapidement les vastes étendues de la forêt, éclaireurs ou pionniers de leur collectivité dappartenance. Une fois découverts les arbres pleins de fruits, on les voit tambouriner avec frénésie, pour annoncer le succès de leur entreprise et signaler lemplacement des richesses. La tendance à la migration, à lexploration dune région parait incoercible. Les femelles, surtout lorsquelles sont requises par les tâches maternelles, restent plus attachées à un territoire, à ses routines. Le nomadisme mâle a aussi ses limites dans la permanence des relations sociales. Un individu est intégré à un groupe : en cette qualité, à son retour, il y est immédiatement accepté. Sil prenait linitiative dentrer dans un groupe étranger, il devrait combattre et serait combattu. La réunion après séparation temporaire des membres dune collectivité est loccasion de salutations affectueuses, on lobserve chez les chimpanzés. Les enfants ou adolescents engagés dans des activités variées avec les mâles adultes migrateurs retournent périodiquement au couple nucléaire quils forment avec leur mère. La vie sociale est nécessaire à tous. Elle facilite la recherche de la subsistance, lépouillage et protège les individus mieux avertis et mieux défendus contre les prédateurs. Lélasticité de ce système déchanges et de relations chez les grands singes est remarquable. Elle convient à une population dont la partie masculine est entraînée vers des zones plus variées et plus exposées aux dangers de lagression, laissant à la partie féminine le domaine où la sécurité de la vie et de lapprovisionnement est plus grande. Lensemble de la société y trouve son compte. La dissymétrie entre les sexes a encore une autre cause que le relâchement de la concurrence pour les ressources végétales ou la différence de responsabilité reproductive des individus. Dans les sociétés daffiliation des primates, on note lexistence de mâles solitaires ou rassemblés en groupes appendiculaires dans la forêt et de troupes comprenant plusieurs groupes de ce type, exclusivement mâles, en terrain découvert. Jai déjà décrit plus longuement cette population, en principe non reproductive, surnuméraire par rapport aux richesses disponibles et constituant une solution au déséquilibre qui en résulte. Elle vit en marge de la collectivité, exclue dun grand nombre des transactions régulières de celle-ci et, bien entendu, de la procréation. Le mécanisme de sa formation et de son isolement participe du fonctionnement social normal. Nous le voyons opérer avec constance à travers la hiérarchie sociale, les comportements réels ou symboliques de rejet et de soumission, la délimitation de lespace alloué à chaque sous-classe de la collectivité. Les jeunes adultes sont, à de rares exceptions près, automatiquement poussés vers le pourtour du groupe, vivent sous la menace des animaux coryphées. Les adultes subordonnés partagent un sort identique : laccès aux femelles, aux ressources communes, leur est interdit ou permis dans des limites étroites. La périphérialisation signale un travail dexclusion, de création dun surplus eu égard à la population nécessaire qui seule a les chances les plus sérieuses de vivre et de laisser une descendance. Pendant une certaine période de leur vie, ou pendant toute leur vie, les individus concernés sont poussés vers les secteurs les plus déshérités déshérités quant à la nourriture, la ressource principale du groupe ou de lespèce, sentend. Le bénéfice de lentraide mutuelle, des jouissances sociales et sexuelles procurées par le couple reproductif, leur est mesuré. Les menaces du monde extérieur pèsent plus lourdement sur eux ; comme tous les animaux obligés de quitter les sites habituels, ils sont plus exposés à rencontrer des prédateurs, à devenir proies. La recherche de moyens de subsistance et de satisfaction substitutifs est leur tâche constante, rendue plus ardue lorsque la disette survient.
Ce partage du corps social saccompagne dune double pression. Le sous-groupe des animaux reproducteurs est incité à sintégrer fortement dans le cycle courant des interactions et des pratiques. La spécialisation des rôles, des comportements, le mode de distribution des ressources communes, lient chacun à un cadre qui lui assure un développement normal, absorbe complètement ses énergies et dessine les limites de son horizon. La préparation dune petite partie des jeunes mâles à leur mission hiérarchique, les soins prodigués par les « oncles » et les « tantes », quelles quen soient les motivations, leur non-expulsion vers la périphérie, contribuent au modelage psychologique de ceux qui sont destinés à rester dans le noyau durable de la société. Les femelles, par définition, sont conditionnées de manière à demeurer fortement attachées au mode de vie prédominant. Les mâles adultes avec lesquels elles forment un couple ressentent par là même les diverses influences stabilisatrices, sont prêts à les subir et à les exercer à leur tour. Situés au centre de lattention de tous, consacrés à leur fonction de surveillance et de contrôle, dépositaires dune expérience et dun savoir indispensables à la survie, protégés par la solidarité de leurs pairs et la sollicitude de leurs subordonnés, ils sont enfermés dans le moule de la tradition, et leurs actions sont caractérisées par le souci de la continuité. En revanche, le sous-groupe dindividus « superflus », non reproducteurs, subit la pression à ne pas sintégrer aux activités prédominantes et, sinon à éviter les ressources essentielles de la collectivité, du moins à nen profiter que de façon précaire. Dans lintention de pallier les inconvénients de leur position, les êtres qui le composent recourent à des subterfuges recherche de faveurs, soumission symbolique, etc. ou, plus rarement, à lagression directe. Ils ne sont cependant pas bien outillés pour réussir dans ces entreprises puisque, demblée, lapprentissage quils ont fait tend à inhiber ou négliger les facultés correspondantes. Les ethnologues ont parfois relevé le contraste qui sépare la liberté dallures, lagressivité, lagilité des animaux vivant au cur de la communauté avec le caractère renfermé et craintif, laspect contraint des animaux périphériques. Si ces derniers ne peuvent se tourner vers la société pour échapper aux servitudes de leur situation, il leur reste pour seule issue lexploration intensive du milieu, la création dune existence possible avec les congénères qui obéissent aux mêmes impératifs. Leur moindre degré de spécialisation quant au mode dagir prévalent est, sous cet angle, un avantage. Comme il sagit généralement de jeunes individus, leurs capacités pour lexploration ne sont pas négligeables. Les études faites à propos des macaques sont, sur ce point, concluantes. Lorsque les circonstances sy prêtent ou lorsque les conditions changent, on a noté à plusieurs reprises lapparition de conduites inventives et leur diffusion ultérieure. On observe la locomotion bipède et la natation sur de courtes distances quand les animaux sont requis par des tâches de transport. Dabord accidentels, ces comportements se sont intensifiés jusquà devenir habituels. Le lavage des patates douces avant consommation est encore une invention spectaculaire des primates japonais. Dans lensemble, la découverte de nouveaux aliments est due aux animaux jeunes. Ceux-ci semblent moins enclins à éviter les formes, les matériaux non familiers, ce qui les amène à sen approcher, à les saisir avec la bouche, et, de temps en temps, à les utiliser. Les adultes constamment engagés dans les rapports sociaux, les routines de leur espace et de leur programme quotidiens, demeurent indifférents aux formes ou aux matériaux nouveaux, tant quils ne présentent pas un danger pour eux ou pour le groupe. La transmission des innovations parcourt un cycle relativement régulier. Le comportement nouveau, élaboré par un individu jeune, à titre de jeu, se diffuse pour commencer chez tous les ,jeunes. Par le canal du couple nucléaire, il est adopté par les mères, et cest seulement après quil apparaît chez les autres adultes mâles. Le changement de comportement ou dobjet du comportement affecte, avec un décalage, les animaux centraux de la collectivité et se généralise au fur et à mesure que les adolescents vieillissent. A linstar des habitudes motrices ou alimentaires, les modalités dinteraction sociale des jeunes ont pu ou pourraient également se propager dans une population, empruntant un cheminement analogue. Rien ne soppose à ce que des méthodes inédites dexplorer et dutiliser les ressources virtuelles, de sorganiser socialement à cette fin, soient conçues, pratiquées, associées à une tradition, se modifiant progressivement, sans que le milieu géographique, climatique, soit profondément bouleversé. Ainsi tout se passe dans les sociétés daffiliation comme si le mécanisme dexclusion était simultanément un mécanisme créateur dun potentiel transformateur du cycle déchanges avec le monde matériel.
La première pression, on doit le conjecturer, entraîne une adaptation étroite à une configuration donnée du milieu, le désir dy rester, tandis que la seconde provoque, à la longue, le besoin de le quitter, en suscitant la possibilité de modifier les rapports avec les éléments qui le composent. La force respective de ces deux pressions dépend, bien entendu, des circonstances. Quand la nourriture végétale est suffisante, la proportion numérique entre mâles et femelles favorable, lintégration a le dessus et le conflit latent entre mâles est atténué. Par contre, lorsque laccès à la ressource principale devient difficile et, la reproduction incertaine, une grande partie de la collectivité, sinon la totalité, se muant en surplus, doit émigrer, trouver des solutions nouvelles ou disparaître. Létat réel, envisagé pendant une longue durée, est un état intermédiaire, gravé dans le corps social, engendrant une différenciation qui désigne clairement la partie devant se consacrer à lexploration pour survivre, se soumettre aux aléas de la concurrence avec les autres espèces, et la partie qui est destinée à procréer, à se maintenir dans les conditions inhérentes à lespèce. On attribue couramment la plasticité des primates et des hommes à leurs qualités physiologiques et intellectuelles. Je crois quon serait plus près de la vérité en cherchant sa raison dêtre dans le dynamisme dune organisation sociale susceptible à la fois denraciner la plupart de ses membres dans un espace de vie déterminé et dobliger le restant à le dépasser. Assurément ce dynamisme savère opératoire au niveau biologique, où la mort nest pas la seule réponse au manque relatif de moyens indispensables à la perpétuation du groupe, et où lassociation des individus dure suffisamment pour que les aptitudes accumulées soient diffusées et conservées.
Nous avons tous les motifs de supposer, sans avoir les moyens de le prouver entièrement, que ce surplus, concrétisé aujourdhui par les bandes de jeunes célibataires, les troupes exclusivement mâles, a été un facteur décisif, induisant les espèces-souches, dont sont issus les hominiens, à délaisser lexistence arboréale à laquelle elles étaient accoutumées. Certes, le bouleversement climatique, affectant léquilibre de la flore, en réduisant létendue des zones nécessaires à la nourriture et à la reproduction normales des collectivités animales, a précipité ce mouvement. Mais celles-ci étaient probablement déjà prêtes à partir à la recherche de ces terrains herbeux du myocène, couverts de nouvelles formes de végétation, remplaçant celles de léocène et de loligocène. Ils offraient des possibilités de préadaptation à une grande variété de mammifères, y compris les primates, habitant une forêt qui avait tendance à reculer. Dans lAncien Monde, à la différence du Nouveau, leurs essais pour sinstaller au sol sont patents. Les babouins, les singes patas, les vervets, les macaques y ont réussi. Les ancêtres des hominiens aussi. Ils ont commencé à émigrer vers la savane boisée, intermédiaire entre la haute futaie et le terrain découvert. Les chances de devenir proie, surtout en séloignant de lhabitat, sétaient notablement accrues par la même occasion. Cependant les groupes composés de plusieurs mâles étaient mieux préparés à affronter ce risque, leur coopération forcée leur apportant divers avantages. Nous devons imaginer, par ailleurs, quils étaient déjà prédateurs et partiellement carnivores. Cette tendance se manifeste aujourdhui de façon accidentelle chez les primates : elle a dû être plus forte, il y a des millions dannées, avant que leur environnement soit transformé par lhomme. La plupart des simiens pillent les nids pour dérober les ufs ou les oisillons. Les babouins mâles tuent et consomment parfois des animaux, généralement les jeunes antilopes venant de naître. Les chimpanzés font de même avec certaines espèces, plus petites, de singes. A lencontre des primates qui, malgré tout, ont cherché une richesse végétale de remplacement, cest la richesse animale, dabord accessoire, qui a attiré les préhominiens. Les perturbations survenues parmi les mammifères lors des changements du climat et de la flore les ayant dépouillés en partie de leurs ressources usuelles, ont créé un vide que des animaux plus entreprenants avaient le loisir doccuper. Les remaniements écologiques nont pas joué un rôle causal et nont pas mis les espèces supérieures en position daffronter une situation totalement différente. Ils ont simplement aggravé le phénomène de surpopulation, les tensions internes des collectivités anthropoïdes et hominoïdes, les amenant à explorer intensivement les possibilités existant dans les territoires adjacents. Les plus aptes à entreprendre des efforts dans ce sens et à en subir le contrecoup, les mieux préadaptées, à vrai dire, furent les espèces qui avaient un surplus important, relativement déspécialisé, constitué dindividus habitués à saventurer ensemble dans des régions nouvelles et à se coordonner effectivement. Et, nous lavons observé, disposés à sapprocher des formes et des objets inédits, à élaborer des comportements nouveaux, à les diffuser, étant donné leur âge et leur situation périphérique. Lexpérience déjà acquise au cours des prédations intermittentes antérieures a pu ainsi se développer. Durant la période proto-hominienne, de transition, une ressource longtemps accidentelle, supplémentaire, commença à devenir régulière, à prendre de la consistance. Paradoxalement, le déficit en végétaux, lobligation de les concéder à la fraction reproductrice de lespèce, libéra les animaux non reproducteurs des liens préexistants, les mit plus à laise pour acquérir le goût de la viande, de la capture des proies, et les aida à déployer les savoir-faire et lagressivité correspondants. « Ce changement, écrit John Crook , peut fort bien avoir été associé au développement de groupes entièrement mâles (que lon connaît pour les chimpanzés et les babouins geladas, par exemple) se transformant en groupes de chasseurs, et à linstitution de lieux de campement jadis abandonnés pendant les expéditions diurnes des animaux. » En effet, on ne voit guère quelle autre fraction de la population aurait été mieux désignée, incitée socialement et biologiquement à aller vers des milieux inconnus pour y instaurer des relations différentes avec les êtres qui les habitent et profiter de leur généralisation. Convertir laccessoire en nécessaire est le seul moyen laissé aux « superflus » de forcer les portes de la vie.
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III. La cueillette des animaux.
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Lunivers préhominien et même lunivers hominien à ses débuts sont des univers mixtes. Lespèce savait déjà se tenir debout et avait lhabitude de se suspendre aux branches des arbres ; elle se mouvait à laise dans la savane comme dans la forêt. Le jour, les bandes de jeunes mâles parcouraient les diverses zones de la plaine et de la broussaille à la lisière de la forêt. Le soir venu, le retour vers les arbres, au sommet desquels la communauté se rassemblait pour dormir, simposait. Chacun sy sentait à labri des grands chasseurs de nuit. Les végétaux continuaient à représenter une proportion importante du régime alimentaire, et les individus pratiquaient couramment la cueillette. La prédation était toutefois déjà présente, fournissant son contingent de vivres, occupant de manière importante la partie masculine du groupe. Son endroit et son envers ne coïncident guère. A lendroit, elle symbolise une activité particulière, supplémentaire, qui se réalise aux dépens des petits animaux recherchés, pourchassés, attrapés et tués. A lenvers, il ne sagit que dun fourragement de carnivore, suivant la trace des autres carnassiers pour profiter des déchets de leur chasse, consommant, en bon nécrophage, les carcasses, les viandes quils nont pas consommées. Des deux côtés, il faut apprendre à suivre à la piste les animaux soit pour les guetter, soit pour les attaquer, mieux connaître leurs particularités et leur habitat, ainsi que la topographie des lieux. Les déplacements couvrent des régions plus vastes et se font plus fréquents. Ils sont aussi très différenciés par rapport à ceux des primates. Aller loin, aller vite est une faculté indispensable mais assez simple. En revanche, explorer des sites en vue de trouver des fruits et des proies dispersés dans lespace implique sa diversification et son amplification sur le plan individuel, organique, autant que sur le plan social. Les efforts exigés sont plus importants : la flore de la savane est pauvre, les arbres plus rares offrent moins de refuges, il faut couvrir une longue distance pour latteindre et pour la quitter à la tombée du jour. De plus, il faut transporter la nourriture et réunir les moyens artefactuels, à vrai dire peu nombreux, tels que pierres ou bouts de bois. Un individu isolé ne saurait accomplir ces tâches et serait, par ailleurs, une proie toute désignée. Sa force ou les instruments quil possède, bâtons et pierres, ne lui seraient daucun secours au cas où un félin sacharnerait contre lui. La seule arme efficace consiste à se grouper avec les autres membres de la collectivité. Cette coopération est accessoire dans lattaque, les jeunes et les animaux de petite taille se prêtant à la capture individuelle. La défense et les explorations en revanche exigent un partage des informations, la signalisation des emplacements des charniers ou des futures victimes ; un rassemblement, par sa masse, éloigne les prédateurs les plus audacieux. La coordination sociale, celle des mâles notamment, prend un sens technique.
Devenues habituelles, diffusées, les activités prédatrices et leurs prolongements ont fait naître, comme on le voit, trois séries de tâches :
courir et couvrir de longues distances pour explorer le terrain, trouver les proies ou les déchets des tueries des grands carnassiers, et revenir régulièrement à son point de départ ;
saisir les animaux, les faire sortir de leurs abris, les tuer et les dépecer une fois morts ;
signaler les lieux, les adversaires, ainsi que ses propres mouvements et ses propres intentions aux individus avec lesquels on coopère.
Pour accomplir ces tâches, tirer parti des ressources complémentaires en nourriture carnée, les primates supérieurs disposent de ressources complémentaires en comportements et savoir-faire. Les artefacts, jy reviendrai dans le chapitre suivant, étaient connus des primates non humains. La station debout, lorsque besoin est, nest pas exceptionnelle chez eux, ni la différenciation entre lactivité des membres inférieurs et celle des membres supérieurs. Les gibbons marchent et courent facilement sur deux pattes. Les chimpanzés et les gorilles nont aucune peine à se déplacer dans cette position, où le poids du corps vient naturellement se porter sur un axe vertical, perpendiculaire aux pieds. Les orang-outangs captifs se dressent parfois sur leurs pattes de derrière, mais cest sans aisance quils pratiquent la locomotion bipède. Quant aux babouins, ils demeurent résolument quadrupèdes, mais chez eux la spécialisation des fonctions est déjà ébauchée, et les terrains découverts rocailleux sont leur habitat de prédilection. De toute façon, on relève entre leurs mains et leurs pieds une différence assez grande pour quon puisse la dire inscrite dans lespèce de longue date. On observe, par ailleurs, lemploi de systèmes de communication simples : les gorilles pratiquent le tambourinement sur la poitrine, et les chimpanzés frappent rythmiquement le sol ou les troncs des arbres. Linstallation dans un habitat mixte et lexercice systématique de la prédation ont entraîné lusage régulier de ces facultés et, consécutivement, des transformations anatomo-physiologiques propres à notre lignée despèces.
Surveiller le territoire commun est une activité qui exige la généralisation de la station debout. Lhominoïde devait pouvoir discerner rapidement prédateurs et proies. Les yeux de ses ancêtres arboricoles sétaient déjà agrandis et placés de front, lui conférant une vision stéréoscopique. Ce développement des organes et du sens optiques a eu pour corollaire la régression de la région nasale. Le sens olfactif, qui permet aux animaux vivant au sol de flairer lennemi ou la victime, devient moins efficace ; celui de la vue y remédie. Quil sagisse daccomplir des reconnaissances ou délargir le champ de vision, il est indispensable de se tenir debout. Le bipédisme, dont nous avons vu lébauche chez les anthropoïdes, la permis grâce à des mutations nouvelles favorables. Le transport des fardeaux de toute sorte a multiplié les occasions de renforcer cette tendance et de consolider les appareils neuro-musculaires afférents. Létude des macaques demi-sauvages de Koshima, au Japon, fournit une preuve à ce sujet. Elle montre comment la locomotion bipède, aptitude potentielle chez ces singes, sest intégrée dans un schéma de comportements conçu à loccasion dun changement de régime alimentaire. Entre 1952 et 1962, ces macaques ont inventé le lavage des tubercules, invention qui les a obligés à quitter la forêt épaisse pour le terrain découvert et à fréquenter la plage de lîle où ils habitaient. Là, une possibilité leur fut offerte de se nourrir avec du blé, et quelques-uns dentre eux inventèrent une technique de ramassage des grains en les séparant du sable auquel ils se trouvaient mêlés. Le lavage des tubercules, la sélection par lavage des grains conduisirent les singes à porter tubercule ou sable jusquà leau, dans leurs mains. On les vit alors marcher sur les pattes postérieures. Dans dautres circonstances, on observa quils gardaient une posture analogue pendant un laps de temps relativement long. A la fin de la période indiquée, 71 % des membres de la communauté savaient marcher dans la mer, recueillir des mollusques et diverses nourritures marines. Dans des conditions similaires, il y a plusieurs millions dannées, les proto-hominiens ont dû arriver au même résultat, et ce résultat sest transmis de génération en génération au sein dun milieu qui nécessitait sa conversion.
Cependant le prédateur na pas seulement besoin de surveiller ou de porter : courir est vital pour lui. Son bipédisme est lié à la course plutôt quà la marche, à un déplacement rapide plutôt quà un déplacement très long. Les restes du pelvis des hominiens confirment cette hypothèse. Ils appartiennent sans conteste à des créatures bipèdes. La comparaison du pelvis de lanthropoïde, de lhominien et de lhomme moderne permet de noter que la partie supérieure est moins large et plus longue chez le premier que chez ces derniers. La longueur du pelvis supérieur du singe anthropoïde est un trait commun à la plupart des quadrupèdes. Los court et large de lischium, facilitant la locomotion à laide des membres inférieurs est propre à lhomme. Il permet lextension de la jambe jusquà un point situé en arrière de laxe vertical de la colonne vertébrale. De plus, les muscles fessiers petit et moyen, articulés avec la hanche, stabilisent le pelvis au cours de chaque grande enjambée spécifique de la marche. Chez les premiers hominiens, les dimensions de lischium du pelvis se rapprochent de celles de lischium du pelvis des anthropoïdes et lévolution des muscles fessiers nest pas suffisante pour leur permettre de remplir leur rôle stabilisateur, autoriser lextension normale de la jambe. Ceci fait quils ne se déplacent quau petit trot rapide, hanches et genoux légèrement fléchis. Il en résulte une dépense dénergie telle que cette locomotion ne peut se prolonger longtemps et leur interdit de parcourir de grandes distances dune seule traite.
La station debout, impliquée par la surveillance statique du terrain et la locomotion bipède réclamée par les opérations dynamiques liées à lattaque, à la défense et au transport, nont pas été des phénomènes isolés. Elles ont entraîné des modifications morphologiques secondaires et rendu possible lindividuation dorganes qui étaient auparavant associés à lexercice de fonctions identiques. Notamment celle des membres antérieurs, devenus par la suite nos bras et nos mains. Leur intervention agonistique, les efforts et les habiletés quon leur demande pour casser les branches, charrier les cadavres ou les pierres, ne dépassent pas ce dont sont capables les mains préhensiles des primates. Elles sont différenciées dans le contexte des activités prédatrices mais non pas spécialisées ; elles sont dégagées en tant que parties anatomiques dun corps redressé, elles ne sont pas encore particularisées en tant quorganes humains. La dissymétrie évolutive des pieds et des mains est frappante. Lexamen du squelette de laustralopithèque montre que la ressemblance avec celui de lhomme moderne est plus marquée pour les os des pieds que pour ceux des mains. Ces derniers mettent en évidence que lespèce vivant au sol nétait pas brachiante. Ils sont de constitution plus robuste, et le corps des phalanges présente une courbe dorsale plus accentuée.
Dautres indices nous permettent de tirer des conclusions analogues. De fortes raisons militent en faveur dun parallélisme entre la spécialisation de la main et laugmentation du poids du cerveau. Le changement de régime alimentaire qui influe sur la dentition, la station debout et la modification de la forme du visage remodèlent la boîte crânienne. Le volume demeure du même ordre que pour les simiens, préservant le même rapport au poids du corps. En revanche la mâchoire sest développée, et le crâne est plus haut que celui des anthropoïdes ; le tore occipital et linion bas, la place en avant des condyles occipitaux sont autant de traits qui annoncent lespèce humaine. Bien entendu, faute de pouvoir étudier la structure neuro-physiologique du cortex, qui nous demeure à jamais inaccessible, les conjectures fondées sur lindice quantitatif seul de 435 à 680 cm3, chiffre voisin de celui des primates restent des plus contestables.
La main différenciée est muette. Le cerveau des premiers hominiens, si lon met à part la morphologie crânienne, ne semble pas avoir subi une transformation égalant en profondeur la transformation des autres parties du corps. Pourtant lanimal humain, dans les conditions qui sont devenues les siennes, était amené à créer un système de communication plus adéquat que celui des primates. La mimique et la lecture des signes raciaux, auxquelles les singes excellent, sont inopérantes dans lobscurité. Lemploi de la vision pour émettre et recevoir des messages à des distances moyennes est dune efficacité douteuse. Le décodage auditif de signaux acoustiques perd de sa précision, ces signaux étant noyés dans le « bruit » des diverses espèces vocalisant en même temps. Sy ajoute la nécessité dimiter les cris des animaux afin de les attirer ou de les éloigner, bref, en un sens, de communiquer avec eux. La coordination des initiatives individuelles réclame de son côté le recours à des sons particuliers et, peut-être, un accompagnement rythmique de gestes et de mouvements. Les schémas vocaux jouent un grand rôle chez les singes. Ils commandent le mouvement des groupes, règlent les écarts territoriaux entre les troupes, marquent les positions hiérarchiques à lintérieur des collectivités, etc. Sur une base matérielle analogue, mis dans limpossibilité demployer un système dindices visuels et tactiles, les premiers hominiens, disposant dun organisme et dun milieu remodelés, pouvaient aller plus loin sur la voie de la communication vocale et la remanier par une invention capitale : le langage. La taille du cortex plaiderait contre la spécificité dune faculté linguistique chez les deux espèces daustralopithèques. Dans la mesure où nous ne savons rien sur lallure de ses circonvolutions, sur le nombre de ganglions des centres nerveux et sur leurs connexions ou le degré de spécialisation des cellules, il est difficile de sous-estimer lobstacle présenté par la capacité volumétrique. Toutefois il est bon de rappeler que lenfant de lhomme moderne commence à parler vers lâge de deux ans, avec un cerveau de 650 cm3. Pourquoi naurait-on pas pu parler il y a deux ou trois millions dannées avec un cerveau de dimensions identiques ? La locomotion bipède, la diversification de lutilisation de la main ont rendu la bouche qui servait auparavant à happer et porter disponible pour les modes dagir qui étaient les siens : menacer, crier, imiter des sons, etc. Ils trouvaient devant eux un espace libre pour leur extension et leur perfectionnement. Larticulation des syncinésies corporelles et des schémas vocaux appelait de son côté un rajustement consécutif au remaniement des appareils sensoriels et moteurs. La spécialisation et linsertion des organes phonatoires dans cet ensemble anatomo-physiologique a certainement influé sur la nature des éléments phoniques produits et sur leur organisation en vue de lémission et de la réception des commandements, des informations ou des signaux requis. Si la faculté langagière a existé de façon indubitable, il est souhaitable dapporter des précisions sur la nature de ce langage dont linvention correspond à lapparition.
Le langage a, comme on le sait, deux fonctions : une fonction communicative, instrumentale, associée surtout au comportement concret et à la signalisation, et une fonction de codage des renseignements tirés du monde physique et social en vue de leur stockage mnémonique et de leur réutilisation intellectuelle. La fonction communicative recourant de manière simultanée ou substitutive à des noyaux dindices verbaux et non verbaux a été probablement la première à se transformer et à se détacher sur le fond des systèmes symboliques préexistants. Les mots, incrustés dans une chaîne vocale, ont agglutiné, stabilisé des familles de sons, reproduisant analogiquement dautres sons. Agissant sur le comportement du sujet émetteur et de ses congénères, en localisant des sous-groupes ou des animaux, ils ont, par leur particularité qui les détache du « bruit » environnant, envahi progressivement le champ de leurs équivalents non lexicaux. Le langage de ces hominiens est, pour reprendre lexpression du philosophe anglais John Langshaw Austin, performatif. Parler est alors faire, aménager pratiquement les relations communautaires, les échanges avec le milieu et les espèces qui lhabitent. Lénonciation linguistique sentre-tisse aux actes techniques, biologiques et y adhère, elle participe de la puissance de lindividu sur les forces qui lentourent, et confère enfin au silence une signification. La fonction de codification, le poids modeste du cortex nous oblige à ladmettre, est encore remplie suivant la méthode commune aux anthropoïdes sans affecter le langage ni être affectée par lui. Cette architecture du système de communication, des pouvoirs intellectuels, se conforme à ce que demandait une organisation sociale proche de celle des primates modernes, une activité grâce à laquelle lhomme se sentait sur un pied dégalité avec nimporte quel animal, étant bien sûr proie mais aussi prédateur .
La station debout, la locomotion bipède, la main différenciée, le langage performatif, la banalisation des artefacts, lalimentation omnivore consacrent la présence biologique du genre humain. Laustralopithèque robuste et laustralopithèque africain (y compris lhomme habile découvert par Leakey) sont les deux espèces qui correspondent à la période, très reculée, où ces innovations organiques et techniques ont eu lieu. Elles résultent toutes de la généralisation daptitudes et de comportements qui étaient et sont répandus chez les primates et les singes anthropoïdes. De rares, ils deviennent fréquents ; de sporadiques ou occasionnels, ils deviennent systématiques. Ce qui était destiné à périr ou pourrir, les restes de la prédation animale, entre dans le circuit de la subsistance humaine à côté des fruits, noix, bourgeons, pousses, tubercules, reptiles, crustacés, insectes, ufs, petits mammifères jusques et y compris les babouins. Les reliefs dantilopes et de girafes trouvés dans les sites préhistoriques, provenant probablement de la prédation des lions, prouvent que les cadavres ont été exploités avant dêtre produits. Les ressources accidentelles en savoir-faire et nourriture perdant leur caractère fortuit sajoutent pour les compléter aux ressources principales de lespèce. Les changements génétiques accompagnent et expriment ce mouvement dhabitude et de synthèse dans la prédation des moyens instrumentaux et des habiletés anatomiques et intellectuelles diffuses, marginales, dans les espèces supérieures. Toutefois si les termes du rapport naturel, lorganisme, le milieu se transforment, évoluent, ce rapport, lui demeure le même. Certes son rayon daction sétend, les modalités déchange qui lui sont propres sont transférées dun objet à un autre du végétal à lanimal dune région à un autre de la forêt à la savane. Pourtant nous restons dans le contexte prédominant du fourragement, de la cueillette. Concrètement aussi bien que métaphoriquement, lactivité prédatrice est une façon de cueillir les animaux, surtout lorsquils sont petits ou morts, de les cueillir à la main pour ainsi dire, et la cueillette est une sorte de prédation des végétaux. La combinaison des deux formes de cueillette, suivant laction, ou de prédation, suivant lobjet, concourt à réaliser un meilleur équilibre écologique, une autonomie relative vis-à-vis du milieu. Exploitant moins intensivement chacune des espèces végétales ou animales, on les laisse se reconstituer et on instaure des relations plus stables avec elles. De plus, quand lune dentre elles devient rare pour des raisons qui peuvent être indépendantes de lintervention humaine, on a la possibilité de se rabattre sur celle qui est plus commune ou à laquelle on a permis de lêtre. Dautre part, lespèce humaine a le loisir de se propager, comme elle est en mesure de survivre dans des conditions où les éléments de son habitat se combinent selon des proportions variées et non plus rigides. Les australopithèques ont ainsi pu se répandre rapidement dans la plupart des régions tropicales et subtropicales, instituant partout leur genre de vie particulier et interférant avec le genre de vie des autres animaux en le bouleversant.
En même temps se consolide la différenciation initiale. Limpulsion en a été donnée par les individus surnuméraires, la surpopulation apparue dans le monde des primates, exclue de la plupart des privilèges du groupe, maintenue par le fonctionnement des sociétés daffiliation. La hiérarchie et la répartition sociales qui retiennent une fraction de la population et excluent la fraction des jeunes et des mâles subordonnés les obligent à diversifier leurs contacts et leur approvisionnement au-delà de ce qui constitue la niche écologique spécifique, à sintéresser à ses alentours. La migration sans spéciation et la socialisation de la migration ont pour effet de les écarter de la solution commune sur léchelle animale. Condamnés à vivre, ils sont obligés de reprendre et de banaliser ce qui se trouve à leur disposition, cest-à-dire des éléments secondaires par rapport à ceux qui ont une valeur vitale, adaptative, pour lensemble du groupe. Les oppositions internes sont dailleurs moins fortes envers ce qui fait partie du domaine marginal, peu défendu et peu soumis à la concurrence de la part des congénères. La poussée vers la prédation, donc sur une ligne de moindre résistance, est une poussée vers la seule solution de rechange accessible aux mâles non reproducteurs pour survivre. Elle convertit la différenciation biosociale en différenciation des activités. Les zones vers lesquelles on émigre désormais se situent dans la savane, offrant des espaces où la biomasse des mammifères est telle quun prédateur, un nécrophage capable y trouve un champ favorable à ses entreprises. Les protosémitiques, à linstar des primates, ont coexisté avec les autres espèces animales, se disputant et se partageant les ressources végétales dun environnement commun. Transformant ces espèces en ressources, les hominiens ajoutent une dimension supplémentaire à cet environnement et se lapproprient, différencié. Dans lévolution, la variété des configurations du monde extérieur a déterminé le sens qua pris la diversification organique des populations et de leur démographie. Avec lembranchement des espèces humaines, ce sont au contraire la démographie et les formations sociales qui donnent au monde extérieur une figure nouvelle.
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Chapitre IVLes deux naissances de lhomme
I. De la prédation à la chasse.
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1. La barrière des ressources principales.
Reprenant les ressources secondaires des primates, les hommes se sont faits prédateurs. Léquilibre atteint est cependant précaire. Les causes qui ont fait surgir une activité importante à côté de la cueillette continuent à agir et à en presser le développement. Certes, dans le circuit normal des préoccupations, des comportements encouragés et reproduits, les procédés neufs et les aliments nouveaux demeurent subordonnés à ceux qui prédominent, sans quil y ait là une résistance déraisonnable ou volontaire de la part des divers groupes. Ayant pour vocation de se perpétuer, ils sy efforcent en évitant les initiatives trop hardies. Du reste, la tradition sociale, léquipement génétique sont engagés sur une certaine voie. Faute de mécanisme régulateur particulier, la difficulté serait trop grande de suivre une seconde voie réclamant des qualités opposées aux qualités normales imparties à lespèce. La prédation devait tôt ou tard toucher aux limites de son essor dans le cadre de la cueillette. Séparées par des tensions et même des incompatibilités, elles ne mettent pas en uvre les mêmes dextérités ; elles supposent un rapport différent aux ressources et ne sexercent pas non plus dans le même entourage matériel.
Et dabord la cueillette, le fourragement sont des activités passives. Lhabileté nécessaire pour sy adonner se réduit souvent à la reconnaissance des plantes et des fruits, aux gestes permettant de les arracher en vue de la consommation immédiate. Chaque individu, quel que soit son âge, son sexe, est capable de les pratiquer dès linstant où il est biologiquement indépendant. Il na besoin ni dun instrument particulier, ni de la collaboration constante de ses congénères. La flore est immobile, se renouvelle dans un rayon borné ; aux mêmes endroits, et ne résiste guère à celui qui lexplore ou la détruit. La prédation, elle, est active, suppose un répertoire de savoirs plus étendu, portant sur la localisation variée des proies, des prédateurs dont on consomme les dépouilles, ainsi que sur les moyens indispensables à la capture et à la mise à mort des petits animaux. Ceux-ci, à lencontre des plantes, sont mobiles et migrants, parcourent rapidement de grandes distances, passent dun habitat à lautre suivant la saison. Dérangés ou attaqués, ils ripostent individuellement, mais le plus souvent collectivement, à leurs assaillants. Les prédateurs humains sont constamment obligés, connaissant ces réactions, de prévoir une suite dactions complexes, à lissue incertaine. Ils ne sauraient entretenir avec les espèces animales les relations que les cueilleurs entretiennent dhabitude. A savoir, se déplacer parmi elles, partager les mêmes aires dapprovisionnement et les mêmes points deau paisiblement, en les ignorant. Comme il se doit, un groupe de prédateurs voit dans chaque animal une proie possible, un adversaire ou un concurrent : le butin dun lion, par exemple, attire immédiatement plusieurs espèces nécrophages, et celles-ci sont autant de ressources en puissance pour le prédateur, objet dun partage différentiel, en fonction de ladresse dont fait montre chacun. Doù une attitude à la fois plus agressive et plus défensive. La coexistence dans lhabitat mixte, solution de transition et solution de compromis, prolongée au-delà dun certain degré defficacité des entreprises cynégétiques, révèle le plus clairement les oppositions fondamentales. Le va-et-vient constant dune zone propice à lapprovisionnement végétal à une zone propice à lapprovisionnement animal, du terrain ouvert diurne qui prolonge la savane boisée à labri nocturne, implique une dépense considérable dénergie. Cest limplantation des arbres et non la richesse en gibier qui détermine en loccurrence laire de recherche et dexploration. On observe chez les babouins limportance de cette contrainte. On a ainsi noté, dans un secteur près dun marécage, à Amboise, riche en eau et en nourriture, une importante population de lions et trois troupes nombreuses de babouins qui y faisaient des incursions diurnes ; mais, les arbres étant rares, ils se retiraient pour dormir à un kilomètre de là, ce qui leur permettait de subsister sans danger. Les hominiens ont dû connaître une situation analogue. En tant que prédateurs, ils étaient désavantagés dun autre point de vue encore, à savoir la répartition géographique des ressources. Les populations ont tendance à rechercher les espèces dans les régions où elles abondent et à sy fixer, ce qui les oblige à renoncer à dautres espèces plus rares dans le secteur défini. Celles qui se consacrent à la cueillette suivront les lignes de force de la flore au détriment de celles de la faune, car les plantes comestibles et les animaux de grande taille ne coïncident ni dans le temps ni dans lespace.
Les collectivités ou les individus qui sattachent à la fois aux deux sortes de ressources sont condamnés à la médiocrité, pris entre la nécessité de choisir entre lactivité principale qui leur est refusée et lactivité secondaire au caractère aléatoire. Cest pourquoi les hommes obligés de se rabattre sur les ressources complémentaires en nourriture et savoir-faire nont eu dautre recours que de se séparer de leurs congénères pour former des groupements distincts. En se rendant indépendants du milieu de la cueillette qui ne leur était plus favorable, ils ont cherché à mieux sintégrer à celui de la prédation qui leur offrait des possibilités plus grandes, à condition dêtre meilleurs prédateurs que les meilleurs. La migration des populations vers les zones où ils séloignaient des tropiques, zones où la végétation habituelle fait défaut tandis que le gibier y abonde, a facilité cette tâche en la rendant urgente. Plus tard, dans les régions subarctiques, le régime carné servant à procurer des moyens de subsistance pour lhiver est devenu presque exclusif. La dissociation qui sétait dabord inscrite dans le temps a pris le caractère dun partage de lespace, dédoublement de lentourage physique parallèle à celui des facultés qui lui avait donné naissance. Les cueilleurs demeurent dans les régions chaudes, les prédateurs savancent dans les régions froides et sy installent irrévocablement. Cette division a imprimé une direction très précise à lévolution des hommes et ses traces profondes sont encore visibles. Pareil résultat, on sen doute, na pas été recherché consciemment. Le redéploiement de lespèce, la répartition de son surplus, la redéfinition de ses caractères organiques et inorganiques nont pas été motivés par le désir impérieux dinnovation ou daventure ; il sagissait plutôt de continuer ce qui existait, de poursuivre les gestes auxquels on était accoutumé. Les proto-hominiens ont mangé des animaux dans lespoir de rester dans le monde des végétaux, tout comme, plus tard, les hommes ont employé les métaux dans lintention délargir la gamme des pierres. Ce quil faut nommer leffet Colomb, chercher les Indes et découvrir lAmérique, a de la sorte marqué de nombreuses tentatives aux répercussions historiques incalculables.
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2. Une séparation maîtresse.
Lélan visant à perfectionner les méthodes de prédation et les dextérités des prédateurs, à vaincre les obstacles dressés par le cadre matériel et mental de la cueillette, limpossibilité de se cantonner dans un rôle second et de répondre pleinement aux besoins qui ont suscité les nouvelles activités arrachent les dernières amarres. Les hommes qui, pendant des millénaires, se sont évertués à être des prédateurs supérieurs aux espèces avec lesquelles ils se mesuraient, devenant supérieurs à eux-mêmes se font prédateurs autrement que ces espèces : ils se transforment et se découvrent chasseurs. Lindice majeur, apparent, de ce tournant est la production des cadavres que lon avait lhabitude de consommer. La prédation a appris aux hommes à tuer les petits animaux et à se nourrir des dépouilles des grands. Les deux facettes de leur activité fusionnent, grâce au transfert, du second groupe au premier, des techniques inventées en vue de la capture et de la mise à mort. Jusque-là, en effet, on savait seulement dépecer les carcasses de grande taille, en prélever la peau, en transporter la chair. La proie change de dimension, les opérations déchelle. Les troupeaux affrontés, poursuivis, se composent désormais dindividus de taille imposante, nettement plus agiles, parcourant des régions très variées, dispersés sur un espace plus vaste. Le butin nest pas consommable immédiatement ou en entier. Il faut découper lanimal, en emporter une partie. Doù la naissance dune série dopérations annexes concernant le dépeçage, la conservation, lusage différentiel de la viande, de la peau et des os, avec les habiletés et loutillage appropriés. Le champ de la coordination sociale sétend dans deux directions. Durant la prédation, elle est motivée par la défense contre les grands prédateurs, la signalisation et la consommation sur place des reliefs des carnassiers, analogues à la signalisation et à la consommation sur place des fruits. La chasse bien quil ne faille pas exclure la possibilité de captures individuelles fait appel à la coopération depuis lorganisation de lexpédition jusquà la capture du gibier, sans omettre la répartition des tâches avant et après la prise. Dautre part, le travail de lindividu dépend, à chaque instant, de celui de ses compagnons. Ceux-ci à leur tour veillent à ce quil soit capable de remplir parfaitement sa fonction. La socialisation générale des actions, leur articulation dans un ensemble, saccompagnent dun soin soutenu accordé aux qualités intellectuelles et physiques des participants, dune uniformisation de leurs capacités, ayant pour enjeu le succès et la survie de tous. Lhomme débute ainsi dans sa carrière de faiseur dhommes. Les savoir-faire et les instruments matériels et sociaux lui permettent de donner un caractère substantiel aux ressources animales qui pourvoient à toute une série de besoins courants, à commencer par la nourriture. Elles commencent à se substituer avantageusement aux ressources végétales. Les collectivités humaines peuvent dès lors se diriger, sans mettre en péril leur existence, vers les régions où celles-ci sont plus pauvres, renoncer définitivement à lhabitat protégé quelles leur offraient, sinstaller dans un habitat différent, tout aussi protégé et aussi viable.
Les groupements et on peut dire les espèces de chasseurs sécartent des groupements de prédateurs ; à lhabileté relativement diffuse, aux pratiques individuelles de ceux-ci, ils opposent leur habileté spécifique et leurs pratiques socialisées. Cette évolution a pris une forme plus radicale et plus reconnaissable. La redistribution stricte du champ opératoire des mâles et des femelles suit de près la sortie de la prédation de lhorizon de la cueillette, sa conversion en chasse. Nous avons là une des conditions nécessaires de cette sortie. Les raisons en sont apparentes. Un même individu ne pouvait guère mener de front deux activités ayant des exigences si contradictoires, faisant appel à des aptitudes si divergentes. Ce qui était frein dun côté était moteur de lautre et vice versa. Les talents nécessaires à la prédation nont pu se développer que jusquà un certain niveau une analogie soffre avec la poterie, pratiquée dabord par la cultivatrice comme une activité dappoint. Pour que ce niveau soit dépassé, il faut quune fraction du groupe prenne entièrement lactivité en charge, la rende autonome et principale lartisan, dans le cas de la poterie. Pour ce qui est de la chasse, la fraction masculine était toute désignée. Ses qualités physiques de force ou dendurance ny sont pour rien, ou presque. Si les chasseurs sont des mâles, cest parce que les sous-groupes non reproducteurs, pionniers, objets de discrimination sociale, tenus de se vouer au règne animal, étaient formés de mâles. Pendant ce temps, les femmes ont gardé intact le fonds grâce auquel lespèce continuait à survivre, elles ont persévéré, poussées par les circonstances, sur la voie autrefois commune. Au fur et à mesure que la chasse sindividualise, elles ajoutent ou conservent parmi leurs occupations ordinaires, complétant larrachement, le fourragement des plantes et la « cueillette » des petits animaux, lutilisation des débris de la prédation. Il ne sagit pas là, comme on laffirme souvent, dune simple division du travail, où les hommes soccuperaient des tubercules et des grands animaux, tandis que les femmes se réserveraient les fruits et les petits animaux, chaque sexe entretenant un rapport unique avec le milieu en se spécialisant dans lexploration et le travail dobjets différents faisant partie dune seule ressource globale. Nous observons, au contraire, que les deux modalités dinsertion dans le cycle naturel sécartent, comme ce serait le cas pour deux espèces parentes dont lune vivrait sous leau tandis que lautre se serait donné les moyens organiques de respirer hors de leau. Laspect ponctuel, individuel, et pour ainsi dire pré-humain de la cueillette est frappant. Un observateur anglais note que « pendant la période qui débute il y a 350 000 ans pour sachever il y a 11 000 ans, les hommes avaient deux occupations principales, la cueillette de nourriture, comme les grands singes anthropoïdes (souligné par moi) ou comme certains primitifs contemporains, et la chasse, comme les Pygmées et les Eskimos » . La chasse embrasse, nous venons de le voir, une chaîne complexe dactions préparées, organisées, collectives, un équipement intellectuel et technique demandant une formation préalable des individus. Sous cet angle, la distance qui sépare le chasseur de sa compagne qui cueille, fourrage, est comparable à la distance qui sépare une espèce humaine dune espèce proto-humaine ou non humaine. La séparation des sexes autour de leurs ressources et de leurs facultés respectives suggère lécart entre deux codes de la réalité, deux langues telles que le français et lallemand par exemple, plutôt que la variation daccent, didiotismes ou de style que pratiquent les personnes parlant la même langue mais appartenant à des classes sociales différentes, où lon pourrait voir une analogie avec la division du travail. Elle nétablit pas seulement une communication difficile mais une incommunicabilité durable ; elle permet à une catégorie dactivités et de comportements sans équivalent dans le monde animal de se consolider, de lutter contre lérosion du temps, et daffirmer ce qui y distingue les hommes de façon durable.
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3. Les arts de la ruse et de la mort.
La grammaire met à notre disposition un temps admirable, le présent historique. Il semble rapprocher le passé de nous, tout en le maintenant dans lindéfini temporel. A plus forte raison lorsque ce passé est lui-même indéfini, et quil est malaisé den démêler les divers moments à travers des traces aussi incertaines dans leur existence que dans leur signification. Réticents à avouer notre ignorance et notre impuissance devant une déperdition si considérable dévénements, de travaux, et de sociétés, bouleversés par lidée de nous trouver là sans savoir comment nous y sommes parvenus et dêtre sans savoir comment nous sommes devenus, force nous est demprunter, à droite et à gauche, afin de tenter de reconstituer ce qui est irrémédiablement disparu. Les mémoires darchives et les fausses réminiscences semblent préférables à lamnésie, à lhistoire vidée de ses faits, destructrice involontaire de sa propre substance. Par la force des choses, notre récit se déroule toujours au conditionnel, salourdit dartifices de langage et de controverses sur des vestiges que nous déchiffrons à la seule condition de leur retirer ce caractère dépaves pour les assimiler à ce qui continue à vivre. Parlant des chasseurs dhier, dont nous ne savons presque rien, nous nous résignons à les voir semblables aux chasseurs daujourdhui, en leur attribuant la réalité que nous espérons avoir été la leur.
Reprenons le fil de lexposé un instant interrompu par la nécessité de mettre le lecteur au courant de ce mélange inévitable des temps. Déterminés par les contraintes de la cueillette, les prédateurs humains sont incités à exploiter en nécrophages les espèces animales disponibles. Ils ne se montrent pas plus sélectifs quils ne létaient dans le choix de la nourriture végétale. Le régime alimentaire des babouins, qui fournissent un terme de comparaison, ne comporte pas moins de cinquante espèces de plantes dont ils consomment les fruits, les bourgeons ou les pousses. Lalimentation carnée des hominiens semble avoir été tout aussi variée. Dans deux sites dAfrique, datant dil y a cinq cent mille ans époque de transition à plusieurs égards le butin inventorié comprend trois espèces de simiens, deux de carnivores, trois de moutons, trois de girafes, des buffles et un grand nombre de restes dantilopes, de rongeurs, doiseaux et de tortues. Les proies ou les cadavres accumulés appartenaient donc à un large éventail de la faune, des mammifères notamment. Labandon du contexte de la cueillette, lévolution de la chasse vers lautonomie, se signalent par une spécialisation poussée . Les peuples de chasseurs se cantonnent dans la poursuite dun nombre restreint despèces animales, accroissant leur expérience et concentrant leurs efforts afin dobtenir du gibier plus abondant. Les vestiges trouvés près de Pékin, dans le célèbre site de Chou Kou Tien appartiennent à des mammifères carnivores et ongulés, deux espèces de cerfs seulement ayant fourni près des deux tiers des restes exhumés. En Espagne, près de Torralba, on ne chassait que léléphant, le buf sauvage, le cheval. En Croatie, une caverne dépoque aurignacienne contenait pour quatre-vingt-dix pour cent dossements dours. Dans le Sud de la Russie et en Europe centrale, les mammouths formaient le gibier principal. A Solutré, en Dordogne, on a découvert les restes de cent mille chevaux, tandis quà une époque plus tardive, il semble quon ait chassé de préférence le renne. Ces indications nont pas une valeur absolue ; il nen reste pas moins que la chasse a tendance à se subdiviser, à devenir, préférentielle : les collectivités récentes, celles de lhomo sapiens, sintéressent systématiquement à une seule espèce, en vue de satisfaire leurs besoins de tout ordre. Le règne animal est ainsi lui-même subdivisé, partagé, différencié.
La spécialisation des ressources va de pair avec la spécialisation des habiletés ; la continuité de leur emploi, dans un même cadre, à propos des mêmes espèces, conduit à un approfondissement et à une organisation stricte des opérations impliquées. Les chasseurs les cultivent méthodiquement, les condensent en un ensemble compact qui renferme un grand nombre de connaissances, un répertoire cohérent de comportements. On a dit avec raison que « la chasse pour lhomme est faite par les outils mais est beaucoup plus quune technique ou même une variété de techniques » . Le piège en est le cur. Art suprême, dans la chasse, son champ dexpérimentation est très vaste. Visant constamment un nombre restreint de communautés animales, il les a marquées, comme il a marqué les individus qui lont façonné. Son noyau essentiel est la capture, dont lefficacité surpasse celle de lattaque directe et met en uvre des moyens complexes, étant données la sensibilité et la mobilité des futures victimes. Pour piéger, il faut concevoir et connaître lusage des filets, des nasses, de fosses, des trappes, des piquets, susceptibles dimmobiliser lanimal, de lemprisonner ; il faut prévoir le moment opportun pour lassommer ou lempoisonner aux moindres risques. Les Eskimos jusquà une date récente chassaient lours brun sur lîle de Kodiak par une méthode simple. Le chasseur fichait son javelot en terre, le maintenant à laide du pied, et lours sempalait sur la pointe. Parfois on fixait une traverse au javelot pour tenir lanimal à distance du chasseur une fois quil sétait empalé. Cet ours, le plus grand carnivore actuel, atteint 800 kilos, tandis que le poids de lEskimo ne dépasse pas 65 kilos. Outre lefficacité, ce qui compte pour le chasseur, dans cette méthode, cest sa sûreté.
Le piégeage, et les techniques annexes incluent lattaque et la défense dans une seule action. Ceux qui les pratiquent doivent connaître les habitudes, les pistes suivies par le gibier, repérer ce qui lattire ou le fait fuir, savoir la distribution des individus dune bande suivant lâge, le sexe, le degré de coordination, la place dans la hiérarchie et le seuil de discrimination du leurre. Une telle somme de connaissances est luvre de générations, matérialisée dans des langages, des mythes et des rites, reprise par une science orale constamment enrichie. Le contenu technique et intellectuel du piégeage porte témoignage du fait que la chasse est dabord maîtrise de soi, résistance, mais surtout ruse. Ce dernier trait est capital dans la psychologie des peuples qui sy adonnent ; il transforme une position de faiblesse en une position de force et ajoute à lapparent, au donné, la dimension du simulé et du construit.
En tant quagression directe, la chasse requiert adresse et précision. Déclencher une avalanche de pierres, lancer des flèches ou des objets lithiques effilés, comporte un effort disproportionné au résultat. Limportant est de bien viser la cible mouvante ou fixe, davoir une perception nette de lanatomie de lanimal, de discerner ses parties vulnérables et de savoir comment il réagira une fois atteint. Les notions ayant trait à la vitesse, à la direction du déplacement, aux blessures causées par tel ou tel instrument, sont indispensables pour éviter dêtre attaqué par lanimal rendu furieux. Les chasseurs daujourdhui ont, semble-t-il, recours à lobservation et à la dissection, à des fin médicales et hygiéniques, notamment en vue dentraîner leur corps. Ils recueillent ainsi des connaissances étendues, quils projettent sur les objets inanimés. Aux îles Aléoutiennes, les différentes parties de la planche de jet ont reçu des noms congruant avec ceux des parties du corps quelles reproduisent : ainsi la petite cheville divoire servant à fixer le javelot se nomme le « ziphisternum », et lon a de même le front, la bosse, la paume ; quant à la planche, peinte en noir dun côté et en rouge de lautre, elle symbolise la fourrure de lanimal et son sang. Nous procédons de manière analogue quand nous reconstituons les fondements de lunivers, la structure des objets, le fonctionnement de lintelligence ou du corps à partir de la force matérielle prédominante, les faisant mécaniques avec les forces mécaniques, chimiques avec les forces chimiques, etc.
Piégées, attaquées, empoisonnées, massacrées inconsidérément, les espèces animales seraient menacées de disparition. Les peuples de chasseurs spécialisés, conscients de cette menace, « cultivent » le gibier, lui permettent de se reproduire et de survivre. Cest là une innovation par rapport à la prédation et à la cueillette. Assurer le renouvellement de la population animale sans cesser de la chasser, tuer sans exterminer, appelle un sens de la prévision et du contrôle très poussé, une théorie sous-jacente aux actions et au commerce avec les forces du milieu ambiant. Ce sens, que lon observe aujourdhui encore, a dû naître il y a très longtemps. Il interdit de sattaquer aux animaux trop jeunes, ou en période de fécondation, ou à nimporte quel moment de lannée. Les tabous ont souvent eu la fonction heureuse de conserver les ressources vives des sociétés humaines. En voici un exemple frappant sinon concluant. Lors de la dernière glaciation, les groupes de chasseurs auraient découvert une nouvelle méthode de capture destinée à leur procurer un butin massif. En guidant les troupeaux danimaux, ils les poussaient jusquau bord dune falaise, doù ils les faisaient tomber dans un précipice pour les anéantir. Les tribus de Tasmanie connaissaient une méthode analogue. Elles encerclaient une vaste zone à lintérieur de laquelle le gibier, rabattu vers le centre, était massacré. Les résultats de telles pratiques, on sen rendit compte, risquaient dêtre catastrophiques à la longue. Un tabou limita la fréquence de son emploi, préservant de la destruction une source dapprovisionnement irremplaçable. On ne saura probablement jamais si, à la dernière glaciation, il y a plus dun demi-million dannées, on était arrivé à une semblable régulation des liens entre les collectivités humaines et animales ; il ny a pas de raison de croire quelle ait fait entièrement défaut.
De tout temps la chasse a incité les individus à respecter les habitudes des diverses espèces animales, à préserver leur habitat. Les Toungouses et les Aléoutiens, et ils ne sont pas les seuls, reconnaissent à lanimal la propriété dun certain territoire et essaient de lapaiser lorsquils en franchissent les limites en usant dun langage que lanimal est censé comprendre ; ou bien ils cherchent à le tenir en respect en le terrifiant. Ces conduites sont fondées sur létude de lanimal, lobservation systématique de ses comportements, choses très courantes. Un groupe de Toungouses ayant cru observer quun certain oiseau disparaissait dans un trou de la glace et émergeait en un autre point par un trou différent eut lidée de fixer un fil à lanimal pour suivre son parcours sous-marin. Puis ils le tuèrent et en firent la dissection, examinant soigneusement sa peau pour voir si elle recelait des insectes. Il leur arrive fréquemment de garder des animaux jeunes pour les observer et mieux les connaître, tout en prétendant quil ne sagit là que de jouets destinés à amuser leurs enfants. En fait lexamen attentif auquel se livrent les adultes ne trompe pas.
On peut donc soutenir à juste titre que « la connaissance acquise par lhomme de la morphologie, de la physiologie et du comportement de lanimal pourrait devancer de beaucoup ladaptation technique. En fait il semblerait des plus vraisemblables que des outils furent confectionnés dans des buts spécifiques tels que ceux-ci, au nombre desquels figurait la recherche de nourriture » . La chasse a également entraîné les hommes dans la voie de la coopération sociale globale. A cette fin, il faut que les gestes, les renseignements, les signaux soient conventionnalisés, exprimés de façon à être compris et échangés facilement. Les postures, le rythme des mouvements prennent un aspect collectif et lorganisme de chacun est envisagé dans la perspective de la tâche commune. Cette domestication du corps et de lintelligence commence dès que lenfant mâle sait à peine marcher, et se poursuit jusquà lâge où il est pleinement intégré à son groupe. Le chasseur affirme sa particularité en étant possesseur dune faculté, dun pouvoir auquel il sidentifie et qui le distingue. Ce nest plus uniquement un prédateur spécialisé, un homme détenteur dune habileté définie, formée au cours des millénaires : cest un homme à part, qui se conçoit comme tel, éloigné du reste des hommes. Et notamment de la femme.
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II. Lhomme dénaturé.
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1. A lécole des anthropoïdes artificiers.
Jusquici jai omis de parler des outils, à dessein. Ils jalonnent la séparation décrite, symbolisent aux yeux de tous, acteurs dhier, observateurs daujourdhui, la relation au monde qui en résulte. Je tenais à définir le cadre de leur apparition avant den préciser le sens. Mais là je me heurte à quelques notions diffuses sur lesquelles il est nécessaire de sarrêter.
Extraits de lensemble où ils sencastrent si parfaitement, la chasse, les outils sont censés nous avoir arrachés à la poursuite animale, aux déterminations communes de la nature, en nous préservant dans cette grave solitude qui nous rend si fiers pour le passé et si inquiets pour le présent. Péremptoirement on déclare quils concrétisent le trait distinctif de lhomme : « Lemploi des outils semble être le caractère biologique principal de lhomme, car, considérés dans leur fonction, ce sont des prolongements détachables de ses membres antérieurs . » Demblée, on semble considérer en tant quoutils les seuls instruments lithiques, en laissant de côté nasses, filets, pièges, poisons, feu, tous artefacts qui ne prolongent pas une partie visible du corps. Lassociation exclusive de loutil à la main qui, rappelons-le en passant, en est suivant lévolution le prolongement organique, et non linverse, projette dans le passé, en le tronquant, une réalité artisanale. Mieux encore, se limiter aux objets obtenus à partir de la pierre doù les divers « âges de la pierre » revient à choisir entre toutes les matières premières employées à cette époque la seule qui ait échappé à la destruction, indépendamment de son importance effective dans lensemble des matières premières utilisées . Pourtant, elle ne caractérise pas plus exactement létat des savoir-faire et de lhomme dalors que les métaphores l« âge atomique » ou 1« âge du plastique » ne caractérisent notre état actuel. Adopter ce point de vue, cest se condamner à nenvisager quun secteur restreint de lactivité humaine, que lon analyse uniquement sur le mode technologique, en faisant abstraction des connaissances qui lont engendré, de lorganisation du travail qui la requis, et des besoins qui lont suscité en son temps. La comparaison avec les machines daujourdhui, dont il constituerait la première ébauche, semblerait ainsi être plus pertinente que la comparaison avec la série des instruments et des pratiques à laquelle il sintégrait. Mais un outil envisagé indépendamment de ses fins spécifiques nest pas un outil du tout. Retrouvons donc ces fins au plus tôt.
La position du prédateur sécartant de ses congénères humains et anthropoïdes attachés au fourragement des végétaux lui a facilité la saisie de la plupart des moyens employés comme autant déléments objectifs quil sagissait dessayer et de développer. Parmi ces moyens, à titre de ressources complémentaires ou accessoires, il faut compter les artefacts. A lencontre dune croyance largement répandue, ceux-ci ne sont pas apparus avec lhomme. Leur invention remonte à lévolution préhumaine. Nous les rencontrons chez les espèces dites inférieures et chez les primates. Les jeunes babouins portent dans leurs mains des bâtons et des branches. Ils sont tous capables de casser un rameau lorsquils cherchent une nourriture, larves ou fourmis. A loccasion, on les voit tripoter, manier, examiner des objets peu familiers, déplacer une dalle de rocher pour satisfaire leur appétit insectivore. Les orang-outangs préparent soigneusement des bâtonnets quils enfoncent dans un nid dinsectes pour les en retirer enduits dune nourriture qui semble leur plaire. Les chimpanzés, à leur tour, confectionnent des artefacts dans le même but. Pour déloger et manger les insectes cachés dans les fentes des arbres, ils fabriquent des bâtons ayant les dimensions voulues. Parfois ils enfoncent de longues brindilles dans une ruche et les en retirent enrobées de miel. En regardant faire les adultes et en les imitant les jeunes chimpanzés apprennent à se procurer des termites. Leurs congénères de Liberia Creek savent ouvrir les noix de coco en les cassant à coups de pierre. Dautres se font des gobelets ou des éponges de feuilles pour aspirer leau et boire. Une équipe dethnologues a pu filmer le comportement dune bande de chimpanzés mis subitement en présence dun léopard empaillé. Le premier instant de stupeur passé, une explosion de cris aigus ou rauques salue la découverte de lanimal. Le gros de la troupe se précipite en avant, bientôt rejoint par les quelques fuyards qui avaient pris peur, et se lance à lassaut en projetant des armes improvisées, gourdins ou arbres arrachés, accompagnant lattaque de piétinements et de martèlements. Ils fustigent la proie au moyen darbres encore enracinés quils inclinent dans la direction voulue. Dans presque tous les cas, les chimpanzés se tiennent debout, se servant de leurs membres antérieurs pour manier et lancer les projectiles. Alors que, dans les rapports sociaux habituels, les gestes de violence se bornent à des menaces fictives, ici ils sont nettement dirigés contre le léopard et visent un but précis, sa tête, autour de laquelle ils décrivent à peu près un demi-cercle. Les chimpanzés vivant dans la savane sont généralement plus adroits et se font de meilleures massues, en dépouillant de leurs feuilles des branches dun à deux mètres de long, que leurs congénères de la forêt. Chez tous les primates ou anthropoïdes où lon relève une conduite en relation avec la prédation et lalimentation carnée, on note la présence dinstruments. Les aptitudes, si rudimentaires soient-elles, à les employer et à les confectionner, sont malgré tout assez répandues. Loutil nest donc nullement notre apanage exclusif.
Devant ce constat, décevant, il faut le croire, on a voulu déplacer dun cran la différence décisive recherchée, en soutenant quelle réside dans la capacité humaine de fabriquer des outils, concédant aux animaux celle de les utiliser. Lordre de succession a son intérêt, puisquil exprimerait une supériorité intellectuelle : « La fabrication des outils exige un degré dintelligence plus élevé que leur emploi . » La distinction paraît subtile mais sa réalité est contestable. Elle naît dune illusion rétrospective tendant à maintenir une division fonctionnelle propre à notre industrie dans un cadre où elle manque de fondement. En effet, prendre une pierre placée devant soi ou casser une branche darbre dans lintention de les lancer contre un prédateur ne signifie pas utiliser un outil de la même façon que nous en utilisons un quand nous prenons un marteau ou une pince. La pierre ou la branche nétaient pas des outils avant dêtre arrachées, saisies, cassées. Le geste qui les dissocie des autres pierres ou des autres branches, qui les jette ou les manipule, leur donne une forme ou une fin, les classe en même temps parmi les instruments. Elles prolongent alors le bras ou le mouvement de projection, au lieu de prolonger des rameaux darbre ou de rester accolées à un tas de gravier. Elles se manifestent par des propriétés différentes : solidité, poids, souplesse, tranchant, efficacité. A tous les stades, aussi élémentaires soient-ils, les artefacts, comme leur nom lindique, sont faits, ils sont le produit dun effort et la transformation dun matériau brut. Comment qualifier la pierre non travaillée, maniée pour façonner un morceau de bois ? Lindividu qui exécute ce travail est-il utilisateur doutils au niveau de la pierre et faiseur doutils au niveau du bois ?
La question a un sens précis. Lidentification des objets lithiques préhistoriques est difficile. Les morceaux de pierre fracturée quétudie larchéologue pourraient être aussi bien luvre de lhomme que le résultat dun accident quelconque indépendant de son intervention. Seule leur accumulation à côté de vestiges humains autorise à les considérer comme le produit dun travail délibéré et non pas comme un phénomène matériel spontané. On est moins frappé, en les voyant, par la forme de chaque morceau que par le fait de les trouver en grande quantité dans un lieu insolite. Ainsi, dans le site de Sterkfontein, en Afrique du Sud, nombre de ces outils sont de simples galets fluviaux nayant subi aucune transformation. Il a cependant fallu un motif précis pour quune communauté humaine les transportât depuis les graviers situés à plusieurs kilomètres de là. Leur entassement pur et simple avait peut-être un sens instrumental que nous ignorons. A supposer que ce ne soit pas le cas, on ne saurait en conclure que ces communautés, capables de dépenser tant dénergie pour accomplir une tâche précise, ne faisaient quutiliser des outils. Elles auraient été en mesure de confectionner une gamme étendue dinstruments en bois, ou en os. Les branches ou les bâtons sont normalement peu commodes, trop grands ou trop petits et souvent pourris. Leur emploi courant nest possible quune fois quils ont été façonnés. Les hommes préhistoriques étaient certainement capables de les couper à la dimension voulue, de leur donner une forme pointue ou spatulée. Plusieurs sites en Europe attestent, à une époque relativement tardive, il est vrai, lexistence dune telle capacité. La combinaison de la pierre et du bois, lun servant doutil à lautre, se retrouve chez les tribus australiennes qui coupent parfois des arbres et se font des instruments de bois en prenant pour outils des pierres à larête coupante. Los sert de matière première à de nombreux artefacts obtenus par brisure et clivage, présents en plusieurs sites. On peut du reste se demander pourquoi casser une pierre serait un acte technique, alors que casser un os ou une branche ne lest pas. Contrairement aux matériaux lithiques, les témoignages qui nous sont parvenus par ces matériaux, très périssables, sont fort maigres. Leur absence dans nos archives nimplique cependant pas quils aient été peu importants ou aient fait complètement défaut dans la vie de ceux qui pouvaient difficilement sen passer. Limage de lhomme faiseur doutils, à la suite dun éclair de la pensée conceptuelle convertissant une créature sous-humaine en créature pleinement humaine, couronnant le processus dhominisation, cette image a trop vécu. La ligne qui sépare lartefact-produit de lartefact naturellement donné sévanouit dès quon essaie de la dessiner rigoureusement. Les postulats sur lesquels on sappuie sont fragiles, et son existence, notamment du point de vue archéologique, est sujette à caution.
Envisagée historiquement, notre habileté instrumentale est lextension quantitative dune habileté analogue, manifeste chez beaucoup de primates supérieurs ou anthropoïdes. Si ceux-ci ne lont pas poussée plus loin, cest quelle ne présentait pas pour eux un intérêt évident. Les chimpanzés sont, instrumentalement parlant, fort avancés. Leur organisation sociale et leur adaptation physique apparaissent pourtant, aux yeux de lobservateur, moins réussis que lorganisation sociale et ladaptation physique des macaques. Les outils nont pas en eux-mêmes, pour toute espèce et à tout moment, le privilège dune fonction supérieure. Il nest pas opportun de leur conférer un tel privilège, sans tenir compte des comportements et des ressources qui les requièrent. Il est inexact de les envisager, de les définir comme des appendices ou prolongements directs du corps, à linstar des cisailles ou des burins prolongeant une machine, la machine humaine en loccurrence. A lencontre dune opinion répandue, ce ne sont pas des « adjonctions au corps qui complètent les mains et les dents » . Seule la prédation, que lhomme a menée à son terme, leur assure une fonction constante, les articule avec une activité stable et cohérente, leur imprime une forme et les complète anatomiquement. Au cours de ce long développement, tout dépend delle, et non pas de la découverte dun savoir-faire industriel, à part, quaucune espèce animale naurait possédé : « Les êtres humains ne sont pas devenus humains, écrit un anthropologue américain , pour apprendre ensuite à chasser dautres animaux ; ils étaient déjà chasseurs et ont tout simplement modifié leurs méthodes de chasse en liaison avec lacquisition didées qui permettaient lemploi des outils, et, plus tard, leur fabrication. » La conception et lemploi des artefacts les objets lithiques inclus sont des conséquences et non pas des facteurs indépendants ou des causes dans le processus dassimilation à un ensemble de pratiques et de connaissances ayant une organisation particulière. A lintérieur de cet ensemble, le rôle des outils est limité, voire modeste. Ils consomment une fraction minime du temps disponible. Les instruments et les armes improvisés sont suffisants pour accomplir la plupart des tâches courantes. Les conséquences de leur adoption sont cependant telles quon les a qualifiées : immenses. Une fois inclus dans lensemble auquel ils participent, ils concourent, en tant quéléments de cet ensemble, au remodelage des parties du corps rendu apte à exécuter les tâches qui sont les siennes. Il ne sagit pas seulement de nourrir et de soigner ce corps, de satisfaire ses divers besoins instinctuels, physiologiques, subjectifs, afin de le maintenir en vie dans lhabitat matériel et social coutumier. Il faut encore développer sa vigueur et son adresse, qualités indispensables lorsquil affronte les autres espèces, en le prenant en quelque sorte pour objet, pour matériau consciemment élaboré. Il est dépositaire de la force individuelle ou collective opposée aux forces du milieu ambiant, non pas en tant que donnée mais en tant que produit minutieusement travaillé. Il émerge du fonds indifférencié, terme de référence, pôle dune relation où il a le milieu pour contrepartie. Cest sur ce point que lhomme a surpassé ses maîtres ès artifices, les anthropoïdes chez lesquels il a tout pris et tout appris.
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(2) La naturalisation des artifices.
Les outils enlevés à lordre de succession qui conduit à la machine et replacés dans celui qui a eu pour aboutissement la chasse, leur évolution sest vraisemblablement déroulée en deux temps. La première étape est celle de la généralisation de leur usage et de leur fabrication. Mais de quels outils sagit-il ? Après avoir fait leur inventaire dans le règne animal, Ronald Hall a eu lheureuse idée de les classer en outils domestiques, prolongeant laction du corps afin dobtenir une nourriture quil est impossible datteindre autrement, et outils agonistiques nécessaires à lattaque et à la défense contre les prédateurs. Les premiers sont repérés un peu partout sur léchelle des espèces. Les seconds sont lapanage des primates et des anthropoïdes. Les hominiens, si lon pense à leurs conditions de vie, les trouvant à leur disposition, produits dune longue évolution, les ont repris et perfectionnés. Sur ce point la station debout leur a été un atout considérable. Un quadrupède est à même de manier, en posture assise, un instrument domestique quand il sagit de découper sa viande, décraser des os, et, au besoin, de déloger un petit animal. Pour manipuler efficacement un instrument agonistique, par contre, il faut que lindividu puisse courir facilement, se tenir droit, viser loin. La libération des mains, la locomotion bipède correspondent à ces fins et les favorisent. Les plus anciens des sites explorés nous montrent que ces instruments se sont diffusés sous formes déolithes silex aux bords naturellement taillés de haches à main à peine modifiées par cassure dos brisés, de cailloux et de petites dalles de pierre effilées. Les pierres arrondies ou coupantes, accumulées autour des lieux dhabitation ou des campements provisoires, constituaient vraisemblablement des réserves de projectiles, là où lon navait pas darbres sous la main pour en arracher les branches et les jeter contre lintrus. Cet arsenal devait comprendre des massues défoliées dune bonne longueur. Les connaissances afférentes, en vue de la protection ou de lagression, sorganisent autour de ces outils. Luniformité des objets choisis et partiellement ouvrés en, témoigne. La présence de lhomme sur la terre est attestée par la première fois, sans doute possible, par lexistence dinstruments grossiers, que lon a groupés sous le nom de « culture lithique ». Ils sont formés dune matière première conçue et travaillée en vue datteindre une fin particulière. Dans le bassin du Haut Kalifa, à 80 km au nord dElisabethville, on a recueilli des quartzites portant la trace de coups violents sur un côté, parfois une des faces du caillou a été travaillée. Selon lAbbé Breuil, ces pierres à larête tranchante devaient servir doutils pour le travail du bois. Ce qui frappe est leur uniformité, leur adaptation à un but précis, la façon dont elles sintègrent en permanence aux occupations courantes. La pierre se range désormais au nombre des matériaux familiers.
Ensuite, lorsque la chasse devient une occupation pleine et un domaine à part, elle saccompagne dune différenciation des instruments. Cest peut-être en cela, beaucoup plus que dans leur fabrication, que réside leur caractère proprement humain. Ou plutôt, pour être précis, leur caractère masculin, puisquils sont luvre des confréries cynégétiques mâles. Léventail instrumental sélargit au fur et à mesure que les opérations se multiplient, les sous-produits de lanimal étant exploités systématiquement. La pierre passe de lusage agonistique, de létat de matériel lourd, à lancer, à létat de matériel solide, à manier. Loutil lithique a des propriétés dont on a dû vite prendre conscience. Avec un fragment écaillé, on peut couper facilement la chair et los. Tenu dans la main, il sert à concasser, gratter ou creuser. Plus que pour la mise à mort, cest pour dépecer et écorcher lanimal que les communautés de chasseurs conçoivent les pierres écaillées. Grâce à elles, ils peuvent opérer sur place le démembrement des carcasses, le découpage de la viande, évitant davoir à les transporter ou de laisser pourrir une quantité considérable daliments. Pointes, grattoirs, couteaux, lissoirs sont inventés successivement et adaptés à une tâche particulière. Les burins lame dont les côtés amincis obliquement se joignent en une fine pointe de ciseau permettent le travail de la pierre tendre, de los, de landouiller et du bois. Les merlins et les javelots, les couperets en Asie, sajoutent à cette gamme ; les spécimens trouvés près des vestiges de lhomme de Pékin montrent ces artefacts dans leurs tout premiers stades. A partir de là, un faisceau de talents se manifeste dans chaque site où lon a relevé des traces dexistence humaine. Les méthodes et les styles portent la marque dune population, dune région, de lanimal que lon chasse habituellement. En les spécialisant et en les rattachant à un emploi précis, les chasseurs font de ces éléments accessoires des instruments nécessaires, moyens daction et moyens de dévoilement de leurs propriétés ainsi que des propriétés de leur milieu. Ils représentent moins les prothèses dun organisme modifié, quun savoir-faire rigoureux, établi, moins un système technique séparé quune fraction dune chaîne de comportements intellectuels et sociaux.
La structure anatomo-physiologique analogue à celle des anthropoïdes redressée, aménagée, atteint le seuil supérieur de son adéquation à cette chaîne de comportements et à lentourage naissant. Il faut à présent quinterviennent des modifications permettant dinclure les composantes intellectuelles, perceptives et instrumentales de lart du chasseur à sa biologie. La réussite a été si remarquable que lon pense souvent que celui-là a été rendu nécessaire par celle-ci : lart a imité la nature, même là où il a été imité. La paléontologie a rafraîchi notre mémoire, réparé un oubli : la marche, la spécialisation de la main, lexpansion relative du cortex renforcent neurologiquement, musculairement des facultés non biologiques. Elles font partie intégrante de la nature première des hommes actuels, mais non de celle des hommes ayant vécu il y a un million dannées. Celle-ci les a produites : lart dun homme devient toujours la nature dun autre homme.
Les mains de tous les primates anthropoïdes sont préhensiles. Sauf chez lhomme, elles servent aussi dorganes locomoteurs. Leur mode de préhension se manifeste par la position respective des doigts, de la paume, du bras pour tenir un objet ou par leur manière de se tendre pour le saisir. La main doit pouvoir tenir lobjet de façon sûre et le maintenir dans une position fixe. Les opérations manuelles combinent une prise de force et une prise de précision. La prise de force stabilise lobjet en lenserrant dans un crampon formé par la flexion partielle des doigts ; le pouce renforce la saisie en exerçant une pression en sens contraire. La prise de précision consiste à saisir lobjet entre les phalanges terminales respectivement du pouce et des doigts qui interviennent tous plus ou moins selon la finesse de lobjet. Dans les diverses espèces, les schémas moteurs servant à la prise de force sont plus ou moins coordonnés avec les schémas moteurs sous-tendant la prise de précision. Le babouin utilise lindex et le pouce pour extraire le dard dun scorpion, et le chimpanzé de même extirpe une épine qui sest logée dans sa peau avec une adresse dont peu dentre nous seraient capables. Mais la faiblesse relative de leur pouce les empêche dexercer une prise de force, sans compter que sa longueur est bien inférieure à celle des autres doigts. Le raffinement et lextension du domaine dapplication des dextérités manuelles ont provoqué des modifications des os, des liaisons sensorielles et musculaires destinées à fonctionner lorsquil sagit de saisir un animal, un instrument, un aliment, avec la maîtrise nécessaire. En particulier, le développement, chez lhomme, dun pouce complètement opposable aux autres doigts lorsquils sont fléchis, a certainement répondu au besoin de minutie, minutie nécessaire pour préparer un leurre, travailler un artefact ou dépecer les parties dun animal. La main est désormais capable de se commander et de commander, la gamme de ses possibilités est déterminée pour longtemps. La mise en place du pelvis humain, avec les grandes enjambées quil autorise et le parcours des grandes distances quil tolère est, en comparaison, un changement mineur.
Le cerveau humain est le fils de la main humaine. Il est surtout le fils de la chasse . La chasse provoque la rupture avec une évolution qui, même pendant la prédation, maintenait le cerveau proche de celui des primates et des singes anthropoïdes. Cette rupture a demblée un aspect quantitatif. La capacité crânienne de lhomme moderne est de 1 200 à 1 500 cm3. Lhomo erectus dil y a environ cinq cent mille ans avait déjà une capacité de 710 à 1 100 cm3. La forme de son crâne était certes différente de celle de lhomme moderne. La calotte était longue et plate, los frontal, analogue à los frontal des chimpanzés et des gibbons, dessinait une arête continue au-dessus des yeux. Malgré ces similitudes morphologiques, le cortex ainsi abrité atteignait un volume quil nest pas exceptionnel de rencontrer aujourdhui, même chez des individus dune très haute intelligence. Les hommes de Java et de Pékin étaient donc, par quelque côté, nos contemporains. Il est malaisé dexpliquer la croissance volumétrique du cortex. Elle est due, en grande partie, à laccroissement de la taille du corps. La propension au contrôle strict des mouvements, à la discipline des organes dagression et dexpression a eu, de son côté, une influence sur lagrandissement des amygdales et parallèlement sur les parties « domestiques » du cortex qui leur sont rattachées. Mais le cerveau de lhomme nest pas tant un cerveau plus grand quun cerveau différent. Depuis laustralopithèque, le nombre de cellules a augmenté de façon significative. Cette évolution ne sest pas faite au hasard. Ainsi chez le singe la zone du cortex qui correspond à la main est à peu près de la même taille que celle qui correspond au pied. A partir de lhomo erectus, les zones de projection du pouce, de la main, se développent de manière prédominante. Les aires sensori-motrices destinées à recevoir les informations tactiles provenant des doigts, à commander leur flexion et leur extension, se spécialisent et entrent dans une combinaison originale. Quand une région du cortex prend de lampleur et se modifie, les régions voisines suivent le mouvement, rendant « exploitables » de nouveaux territoires neuro-physiologiques. Chez les singes, les fonctions sensorielles et motrices occupent la plupart des surfaces disponibles. Leur essor, chez lhomme, a entraîné lessor des segments adjacents du cortex, facilitant leur association avec lhabileté, la mémoire et, forcément, le langage.
La coupure des deux hémisphères, la dissymétrie de la gauche et de la droite, la subordination des liaisons nerveuses périphériques à un système central de coordination, inaugurent une économie mentale dont nous navons pas encore débrouillé les écheveaux. Elle sest mise en place parallèlement à la mise en place des habiletés instrumentales cynégétiques et porte, assurément plus que nous ne le pensons, leur empreinte. La séparation qui les a accompagnées dans la recherche dun développement indépendant sest infiltrée profondément. Le dualisme logique persistant lexprime, dans notre intelligence, dans le mode de construire nos codes de communication et dorganiser les éléments de lespace et du temps. Si elle nest pas une donnée génétique, dans le sens de propriété spontanée de la manière vivante, elle en est devenue une dans la mesure où notre cerveau, notre corps, la distinction des membres supérieurs et inférieurs, de la main droite habile et de la main gauche auxiliaire, lont résorbée et stabilisée. Dans le flux continuel des informations et des interactions, la trame perpétuée à travers les générations, se poursuit le travail de découpage des séquences significatives, introduisant non pas la discontinuité mais une discontinuité propre à lexploration, à la connaissance et à la survie dans un ordre naturel que nous avons produit en nous produisant. Laire linguistique, projetée de manière autonome sur le cortex, sest agrandie en se renouvelant. La description des situations, des relations, la classification des animaux avec leurs traits et leurs habitudes, la spécification des outils, des matériaux et de leurs propriétés, sont des nécessités impérieuses, quotidiennes dans la vie dune collectivité de chasseurs. A la fonction de communication se joint une fonction de codification ; au langage performatif déjà existant se superpose, en lassimilant, le langage constatif, susceptible dopérer par les moyens que nous lui connaissons. Il sous-tend les échanges complexes, répond au besoin dordonner et de transmettre dun groupe à lautre une grande variété de renseignements. La fusion des expériences accumulées est assurée, la coordination des tâches techniques et sociales facilitée, lhomme se sait parlant. Le langage, canal où circulent les savoir-faire avec les savoir-dire, engendre une temporalité, une substance historique du groupe restituant la voix des absents, incorporant le passé au présent et encadrant le présent dans le passé. Tournant décisif, puisque, dans le monde animal, la discontinuité est la règle, les générations seffritent, les groupes tombent en poussière dès que le soutien écologique leur est retiré. La pensée conceptuelle, objet de tant de louanges, figure, en regard, une matière ou un pouvoir translucides, se glissant dans les interstices du jeu ininterrompu de lacte et du mot. Doù la toute-puissance que tant de peuples lui ont généreusement reconnue. Il a fallu deux spéciations lhomo erectus et lhomo sapiens pour lamarrer définitivement et rendre naturels les deux organes les plus artificiels, la main et le cerveau.
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III. Remarques finales : lélément humain et la structure humaine.
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Pendant la plus grande partie de leur histoire, les sociétés humaines ont pratiqué la cueillette et la chasse. La genèse de cette dernière peut être décrite comme une suite dadjonctions et de transformations qui affectent les facteurs organiques et physiques préexistants. En surface, son déroulement est subordonné à un combat direct avec les adversités climatiques, géologiques, de lentourage matériel, scandé par des inventions qui, à chaque étape indécise, résolvent un problème, améliorent la technologie, engendrent des ressources là où elles faisaient défaut. Progressivement, laptitude à utiliser loutil est complétée par laptitude à le fabriquer ; la richesse végétale ordinaire est augmentée par lapport de la richesse animale supplémentaire. Examinée de près, cette genèse est surtout un mouvement de scission, décartèlement. Parti dun démarquage hiérarchique des groupes reproducteurs et non reproducteurs chez les anthropoïdes puis les proto-hominiens, passant par la différenciation fonctionnelle correspondant à la prédation, il instaure, en même temps que la chasse et avec la chasse pour but, une véritable division structurelle, ayant sa contrepartie dans lorganisation de lunivers physique immédiat. Limpulsion initiale donnée par la surpopulation, sous les auspices dun aménagement, inégalitaire, des rapports sociaux, débouche sur leur conversion en tant que rapports objectifs, sur une forme dinsertion naturelle distincte de la forme dinsertion initiale. Les bandes de chasseurs mâles, lancées sur cette voie indépendante, ont pu découvrir une somme de savoirs et de techniques considérable, aboutir à une modalité de reproduction des talents humains finalisée, disciplinée et communicable. La distance quils ont ainsi instaurée entre eux et la cueillette sexprime dans le partage, aux conséquences si vastes, des forces matérielles, de la flore et de la faune, des collectivités humaines, les femmes et les hommes, associées, identifiées à leurs tâches écologiques respectives. Le feu aidant, on a su faire sortir le gibier dun endroit clos : un leurre de plus. Mais on a surtout réussi à rendre possible loccupation des cavernes et des rochers. Les hommes quittant la forêt quittent aussi lhabitat « végétal » : ils sinstallent partout où vivent les animaux, à leur place. Et de même que les ressources autrefois complémentaires acquièrent de lampleur, deviennent principales, indispensables, de même lancienne population superflue perd son caractère surnuméraire ; disparaissant comme superflue, elle reparaît comme nécessaire. A mesure quelles se propagent des tropiques vers les pôles, ces ressources façonnent lenvironnement à lintérieur duquel les sociétés émigrent, se concentrent, en assimilant pour subsister les éléments du milieu. Leur existence, reconstituée dans ses fondements, na pas été médiocre. Les tribus de chasseurs daujourdhui montrent quen travaillant de deux à quatre heures par jour elles peuvent mener une vie décente, sans souci excessif du lendemain. Nous navons aucune raison dimaginer que la situation ait été beaucoup plus critique il y a une dizaine ou une centaine de milliers dannées.
Au niveau désormais atteint, léquilibre entre le volume des populations, les richesses disponibles et lespace indispensable à leurs mouvements et à leurs entreprises est rétabli, et pour longtemps. Si les observations contemporaines ont une valeur indicative pour le passé, elles nous permettent de connaître ce niveau. Létude de la densité démographique et de la distribution géomorphologique de 123 territoires appartenant aux tribus australiennes a mis en évidence une corrélation entre les dimensions des groupes et les ressources alimentaires du secteur habité. Chaque tribu occupe en effet un territoire dautant plus vaste que la rareté des pluies y fait croître une végétation moins abondante et y diminue la population animale, donc le gibier. Cette recherche déquilibre apparaît de façon particulièrement nette pour les tribus des zones dépourvues de points deau et de rivages. Un examen détaillé des données fait ressortir une dimension constante pour ces tribus, qui sont de 500 personnes environ, tandis que les unités qui les composent dépassent rarement 40 à 50 personnes. Pendant très longtemps, les collectivités de chasseurs ont ainsi maintenu leur volume stationnaire, en apprenant à vivre de ce que leur offrait lenvironnement ; de la sorte elles ont réussi à se perpétuer. A larrière-plan de cet équilibre se profile la séparation préalable du groupe qui chasse et du groupe qui fourrage, du monde animal et du monde végétal. Elle concerne moins ces termes que leurs relations respectives avec le milieu, les capacités organiques et inorganiques qui les traduisent. Ainsi est née la faculté dêtre homme et de faire des hommes : les animaux eux-mêmes, comme le recommande la spécialisation de la chasse et du gibier, sortent de leur indifférenciation pour devenir des espèces.
Je ne prétends instruire personne en relatant des faits qui sont tous connus. On les convoque régulièrement au tribunal de la science pour les faire témoigner de notre origine, nous assurer de son caractère dévénement. La poésie dune telle recherche des commencements lointains est dun attrait indéniable. Pourtant baliser les lieux où sest opéré le passage éventuel du primate à lhomme demeure une entreprise troublante. Cest vouloir toucher du doigt, suivre à la surface de leau une ligne dhorizon séloignant dès quon sen approche. Il manque, il manquera toujours un chaînon dans la succession qui va du singe-homme à lhomme moderne en passant par lhomme-singe. Lorsquon détache les caractères biologiques, intellectuels, techniques, de la totalité dont ils participent, les filiations se font linéaires, leur décalage apparaît arbitraire, et les discontinuités radicales provoquées par les pratiques qui ont suscité ces caractères se trouvent ramenées à des encoches sur une échelle continue. Limpression subsiste cependant elle se fait jour à travers les controverses scientifiques quil y a quelque chose de plus dans cette interférence des hominiens qui sont déjà hommes sans lêtre entièrement et des espèces humaines nayant plus rien de lanthropoïde sans sen être dégagées complètement. Les essais tentés pour la dissiper : estimer la portée dun instrument, dune capacité mentale, dune rectification anatomique, ou bien apprendre à parler à un chimpanzé, lui faire résoudre un problème dans lintention dévaluer avec exactitude notre proximité ou notre éloignement par rapport aux simiens, réussissent rarement. A vrai dire, limpression est fondée. Les hominiens sont des hommes par leurs qualités discrètes dans un ensemble naturel anthropoïde, tandis que les hommes conservent des qualités anthropoïdes dans un ensemble naturel qui, lui, ne lest plus du tout. Le retournement na rien détonnant. Les grands événements, la Renaissance, la Réforme, la Révolution française ou la Révolution bolchévique ont lieu plusieurs fois. Ils reçoivent cependant une date, ils se condensent dans une signification unique, pour les commodités de la mémoire et des célébrations collectives. De même, notre espèce na pas une seule naissance, mais deux. Les indices en sont visibles à plusieurs niveaux. Au niveau neurophysiologique se singularisent dabord les centres locaux de la sensibilité sensori-motrice, du comportement verbal, ensuite le cortex avec ses centres spécialisés de coordination. Au niveau de la communication linguistique, le langage performatif insérant ses unités phonétiques dans un système de signaux non verbaux précède le langage constatif lequel intègre les éléments non lexiques dans le système de règles et de codage qui lui est propre. Enfin, au niveau de loutil, on a commencé par uniformiser son emploi, sa fabrication, réalisant une extension quantitative du donné, avant de le différencier, ce qui a transformé qualitativement ses fonctions et son effet.
La première naissance est, dans la mouvance des hominidés, celle de lanimal particulier, se préoccupant de rendre commun ce qui était exceptionnel et de concentrer ce qui était diffus. Les facultés éparses dans lunivers anthropoïde, entretenues ou vivifiées de façon occasionnelle poursuivre une proie, saider dun artefact, se déplacer debout, explorer et inventer, transmettre et reconnaître des symboles sont exercées régulièrement et de concert par un même groupe dindividus. Du coup, elles convergent dans un élément unitaire, fortement accentué, prenant du relief dans cet univers à côté des éléments qui sont depuis longtemps entrés dans sa définition. La prédation tisse la toile de fond sur laquelle comportements et échanges se croisent, se renforcent mutuellement, augmentant la fréquence, élargissant léventail des mutations génétiques qui, sans cela, seraient restées enfermées dans les replis de la matière vivante. Vu de loin, rien ou presque nest vraiment neuf ; vu de près, tout a changé. Les espèces australopithèques résument cette condition dans leur corps et leurs ressources différenciés, incarnent la modalité particulière daction qui la fonde. Lhumanité, tout entière consacrée à la résolution du problème posé à la surpopulation par son milieu, est encore complémentaire de lanimalité. Le mouvement auquel elle a donné une si grande impulsion est encore réversible, le monde des primates lui reste ouvert.
A sa seconde naissance, lhomme, faisant fond sur les virtualités, les procédés, les organes empruntés aux autres espèces, développe les virtualités, les procédés, les organes quil a synthétisés, produits. Lhomo erectus et lhomo sapiens cessent dêtre à la fois proie et prédateur, de vivre dans la forêt et dans la savane, de confondre ce qui a trait au végétal et ce qui a trait à lanimal. Ce dernier, passant de létat de congénère ou de concurrent à celui de force naturelle et de ressource, est, certes, précieux pour la nourriture carnée quil apporte. Mais, bien plus, lorsque la chasse mobilise les énergies masculines de manière exclusive, toute lexistence en dépend, est imprégnée par lui. Dans la réalité quotidienne, lanimal est aliment, habillement, matériau artistique, calendrier, ce dont on parle, ce à quoi on pense, le foyer autour duquel sont ordonnées les fêtes, les migrations saisonnières, les étendues. Les générations, les sexes, les groupes se situent dans ce cadre, tout comme, de nos jours, les classes sociales, les nations, les professions se définissent eu égard aux forces mécaniques, chimiques ou nucléaires. La possibilité biologique de consommer de la viande, celle de capturer, de manger des animaux réels ou imaginaires, a permis aux hommes de se manger et de se capturer entre eux comme animaux et comme surplus . La « nature » anthropoïde est rarement agressive ou féroce. Lagressivité spécifique ou la férocité atteignent un seuil vraiment élevé avec le chasseur. Le cannibalisme, dont les traces sont nombreuses dans les sites préhistoriques, prolonge la chasse ; dun certain point de vue, il en constitue le sommet. On cherche souvent le secret de la disparition des diverses espèces hominiennes et de lunicité des deux dernières dans les modifications du climat, de la faune et de la flore. Ce secret est vraisemblablement enfoui dans la dynamique de leurs relations. Les hommes possédant des habiletés supérieures ont été en mesure de chasser ceux dont ils se démarquaient, demeurés à létat de simples prédateurs, disposant de moyens techniques et sociaux de défense et dattaque relativement modestes. Ou bien, dans une perspective analogue, en piégeant et tuant avec beaucoup plus de succès les animaux qui leur étaient communs, ils ont rendu la nécrophagie onéreuse, privant nombre de collectivités dune de leurs sources dapprovisionnement ; ils ont modifié de façon radicale le milieu coutumier et fini par provoquer la disparition de lespèce en question. Les séquelles des glaciations, avec le flux et le reflux des populations, ont complété ce travail millénaire. Que ce soit par voie de cannibalisme, ou à la suite de modifications de la faune dans un sens favorable à la chasse, lhéritage anatomo-physiologique, technique, social, des primates non humains, conservé par les hominiens, sest effacé, a été défait et retravaillé à lintérieur de lhéritage anatomo-physiologique, technique, social, des hommes non primates. Avec des conséquences, comme on le sait, irréversibles.
Sous nos yeux se sont déroulées les phases dun mouvement de séparation, qui a duré plus dun million dannées, le seul important, comparé aux effets cumulatifs ou de sélection sur lesquels on insiste tant. Ce mouvement est à la fois le point de départ dune série dincompatibilités et le résultat de leur résolution. Les grandes ruptures, les grandes divisions ont effacé les origines et imposé des recommencements. Elles sont luvre dhommes appliquant leur énergie et leur intelligence à convertir le superflu en indispensable, à maintenir ou transformer ce qui était condamné à disparaître. Attirer à soi les êtres animés et inanimés, uniformiser et démultiplier les gestes ou les instruments que des circonstances exceptionnelles amènent à la surface, régulariser le hasard et laccidentel pour les intégrer dans le cours naturel des choses, est une entreprise parfois désespérée, toujours créatrice. Ces qualités qui sont nôtres, les milieux où nous vivons, nos ancêtres hominiens les ont activement recherchés : à la lettre, ils les ont produits. Il serait faux de dire quils en ont eu la révélation, ou encore que les seuls changements géophysiques les ont contraints à quitter la forêt. On croit souvent que notre espèce a pour destin, depuis toujours, de lutter contre la nature, de maîtriser les forces externes, les éléments, la flore, la faune. Cette lutte est en réalité provoquée par lhomme. Les chasseurs se sont efforcés de maîtriser les proies, mais ces proies revêtaient pour eux une importance vitale ; elles avaient une portée humaine, puisque toute larchitecture biologique, psychologique, sociale dépendait delles. Constante, la lutte nest pas toujours dirigée contre les mêmes adversaires. Elle se déroule chaque fois quune partie de lhumanité doit édifier sa réalité propre, dépasser le donné présent ; se dégager du passé, saffirmer en prenant une option sur lavenir. La survie est à ce prix.
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Chapitre V.De la sélection naturelle à la division naturelle
I. Sur linversion des rapports entre population et milieu.
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La séparation de la chasse et de la cueillette est le premier exemple dun phénomène dont il convient maintenant de formuler les traits généraux. On sait que les espèces sont assujetties à un destin qui les a choisies en alliant laléatoire des mutations au déterminisme de lhérédité, reversant larbitraire cumulé des processus physico-chimiques dans le cours nécessaire des processus organiques. Avant dexister pleinement, toute espèce est réversible, ensuite chacune est indispensable. Le plan de son développement biologique tracé par son passé est reconstitué en permanence par son avenir ; sa substance est formée par laddition des accidents repris en charge et stabilisés ; sa direction lui est conférée par la rectification du poids des termes au sein dun système qui garde, dans lensemble, son invariance. La reproduction génétique assure partout les opérations qui modèlent sa substance ; le travail sélectif, en répercutant une partie des pressions de lenvironnement, infléchit la direction quelle prend. La diffusion de la matière organique, phénomène constant, son évolution rendue ainsi impérative, nous montrent que ce que nous appelons survie est production ininterrompue de la vie. Les grands embranchements du règne animal correspondent à une migration en extension et en profondeur, traduisent les dispositions inhérentes aux espèces à envahir des espaces écologiquement nouveaux et à sy installer. La reproduction différentielle des qualités spécifiques détermine quels sont les individus capables ou non de se prolonger dans leur progéniture ; elle ponctue cette évolution, en permettant aux êtres animés de sadapter à un entourage matériel, de sy maintenir et de faire sépanouir une tendance qui leur est provisoirement propre : vivre dans lobscurité ou sous leau, fourrager ou se nourrir de proies. En même temps, on enregistre les effets concordants dune reproduction discriminante sociale en vérité qui manifeste moins la structure génétique que le comportement des organismes constitués.
Quoiquil affecte des individus génétiquement similaires, le jeu des mécanismes internes, sociaux, de lespèce, introduit un coefficient supplémentaire quant à leurs chances de survivre et de procréer. Expression la plus simple de ce mécanisme, une hiérarchie sinstitue de ce fait entre eux qui modifie leur rapport à lentourage tel quil résulterait des différenciations au sein dune population inséparables de leurs qualités génétiques. Les objets, les stimuli physiques et sexuels, les aires de déplacement sont dotés dune signification additionnelle qui varie avec chaque sous-groupe : ce qui paraît à lun attrayant ou permis devient menaçant, interdit aux yeux des autres. Les relations ainsi marquées simposent à lindividu sa vie durant, et lon peut dire que la population se compose de quelques catégories statutaires ayant des réactions communes. Ces catégories peuvent être le produit dune transmission institutionnalisée de tâches et de comportements, ce qui expliquerait que, dans de nombreuses espèces, de mammifères en particulier, on rencontre des associations dindividus, des écarts de rang qui ne reposent pas seulement sur le sexe et sur lâge. Le mode de reproduction décrit, introduisant dans chaque espèce une hétérogénéité sociale à partir dune relative uniformité génétique et une homogénéité des fonctions attribuées à des individus à travers les espèces, malgré la diversité génétique, a accru le pouvoir organique général et déterminé ses performances. Il a rempli, à cet égard, pendant lévolution, un rôle déquilibration surtout quantitative. Chez les primates, les anthropoïdes, les hominiens, son influence comparée à la reproduction différentielle, sexuelle, est devenue prépondérante. Une seule espèce est désormais capable dengendrer et de perpétuer plusieurs systèmes de rapports collectifs auparavant réalisés par des espèces séparées ayant un système unique ; et un processus ayant produit successivement les éléments et les combinaisons déléments sociaux mûrit au point de les refaire, de les employer ou de les articuler simultanément. A léchelle de lunivers, tout se passe comme si un procédé ancien sétait instruit et enrichi grâce à la confluence de maints procédés conçus dans différentes régions de lespace et du temps, par des créatures biologiquement distinctes. Les idées dindépendance envers le milieu, de suspension du travail sélectif, notamment en ce qui concerne lhomme, ont traduit habituellement la portée de ce changement de rapport entre le social et le génétique. « Il est évident, écrit Jacques Monod , que la part des performances téléonomiques dans lorientation de la sélection devient de plus en plus grande à mesure que sélève le niveau dorganisation, donc dautonomie de lorganisme à légard du milieu. Et cela au point quon peut sans doute considérer cette part comme décisive chez les organismes supérieurs, dont la survie et la reproduction dépendent avant tout de leur comportement. » Le même auteur affirme aussi que, dans ces sociétés, la sélection a été supprimée. Du moins na-t-elle plus rien de « naturel » au sens darwinien du terme .
Nous nous sommes en effet détachés dune partie de la biosphère, celle qui est commune à la plupart des espèces animales. En revanche, nous avons établi des liens de dépendance avec ses parties non communes, plus négligées ou plus cachées, restructurant différemment notre entourage physique direct. Prendre cette transformation pour un signe dautonomie, cest nen retenir que laspect négatif, souligner le contraste avec un état antérieur. Laspect positif nous intéresse davantage : il sagit du parachèvement dune évolution qui situe le comportement en tant que véritable médiateur entre lorganisme et le milieu. Les facteurs qui y ont contribué sont connus. Tout dabord, lallongement de la durée de la vie au-delà de la période de procréation sexuelle. Les intervalles entre générations augmentent, le rythme de croissance des populations, des modifications génétiques se ralentit probablement, facilitant la stabilisation des groupes spécifiques et des rapports entre leurs membres. La prolongation du développement pré- et post-natal, ayant pour conséquence de faire naître lindividu avec un système neuro-physiologique inachevé, est le second facteur. Il semble avoir pour cause laugmentation du volume du cerveau. Elle suppose un cerveau plus grand chez le ftus, donc un pelvis plus grand chez la mère. Paradoxalement, la locomotion bipède a eu pour effet de rétrécir le canal osseux par lequel a lieu laccouchement. La solution de ce problème dobstétrique est inscrite dans la constitution féminine : lenfant est mis au monde à un stade de maturation moins avancé et appelle des soins relativement plus nombreux avant de compléter sa croissance normale. Cette tendance se dessine nettement chez les primates et chez les singes anthropoïdes, mais le cerveau et le corps atteignent pour ces espèces une taille et une proportion définitives à un âge plus précoce que chez lhomme. La capacité crânienne du bébé humain est environ 25 % de la capacité adulte, tandis quelle est de 35 à 60 % chez les simiens. Lexistence dun tel décalage donne toute sa signification à limmaturation de notre espèce, qui nest que laccentuation dune tendance générale. Il ne sagit cependant pas dun phénomène biologique à part, qui a eu lieu dune manière indépendante, et devant lequel les collectivités humaines se sont vu obligées de réagir, instituant une famille ou une société destinée à lui faire face. Il est plus conforme à la réalité dy voir une conséquence des nouvelles activités, de la chasse, principalement responsable de lévolution quantitative et qualitative du cortex, donc aussi de limmaturation ftale décrite, avec pour contrepartie la longue dépendance du jeune envers ladulte. La disponibilité et la lenteur organiques sont devenues à la longue un avantage en même temps quune charge, les hommes plus que les autres espèces, étant mis dans lobligation de compléter le processus biopsychique, dinterférer avec lui. La plasticité, la non-spécialisation des nouveau-nés les aide à assimiler les comportements sensori-moteurs proposés et imposés. Linitiation aux formes de vie courante, au milieu particulier, ressemble en loccurrence à limprégnation, telle que létudient les éthologues, de lorganisme par les postures, les mouvements, les modèles de stimulation visuelle, sonore, etc. Lapprentissage proprement dit sy superpose ultérieurement. Du reste, jusquà une date très récente, il est bon de le rappeler, lintroduction aux pratiques et aux techniques seffectuait très tôt par lobservation, lexemple et la communication orale. Ainsi ce qui appartient à lunivers des adultes instruments, ruses, attitudes ou gestes relatifs aux animaux et végétaux sentre-tisse avec les appareils neuro-physiologiques avant leur mise en place définitive. La capacité innée à assimiler les éléments extérieurs, à les intégrer aux structures opératoires existantes comprend un secteur dans lequel sarticulent les comportements disponibles ; elle dépasse le niveau de ce qui est donné par la reproduction génétique pour ramener celle-ci à un segment de la reproduction naturelle des hommes.
Dun autre côté sopère une inversion dans le rapport entre la population et le milieu. De longue date, mais surtout depuis Malthus, on a considéré la population comme étant entièrement fonction des disponibilités du monde matériel ; en termes techniques, elle est définie comme une variable dépendante fluctuant au gré de la variable indépendante exogène représentée par les ressources. La biologie darwinienne a généralisé à lensemble du monde vivant cette conception qui est devenue une loi dairain pour les espèces ; elle a aussi cherché à démontrer que tout ce qui les affecte génétiquement, du point de vue de leur volume et de leurs caractères, traduit lorganisation et létendue de leur environnement. La capacité dadaptation équivaut à un équilibre quantitatif et qualitatif établi dans ces circonstances, facilitant la survie des individus et leur reproduction. Assurément, il faut garder lhypothèse dune constance démographique ; sa réalité, on doit en convenir, peut être contestée, et la été : « Une des généralisations les plus importantes que lon puisse faire au sujet des populations danimaux sauvages, écrit un spécialiste de lécologie animale , est que leur nombre est sujet à dimportantes fluctuations. Les naturalistes du XIXe siècle ont repris sans la modifier lidée dun équilibre de la vie, cest-à-dire dune population constante. Les conceptions religieuses antérieures incluaient lidée que le monde avait été créé de façon ordonnée et attribuaient les perturbations de cet ordre à laction de Dieu punissant lhomme de sa présomption à bouleverser cet ordre ou peut-être à faire quoi que ce fût. Cette idée générale a trouvé tout naturellement place dans les théories biologiques ultérieures de ladaptation chez les animaux, puisque lon supposait (à juste titre) que les animaux étaient étroitement adaptés à leur entourage et (à tort) que cette adaptation conduisait à un état déquilibre stable entre les membres des différentes espèces. »
A supposer que ce soit le cas, nous ignorons pour linstant quel est le véritable facteur limitatif de la fécondité animale. On a cru pouvoir affirmer que les variations démographiques annuelles étaient liées à la quantité de nourriture disponible, indice de la productivité et de ladéquation au milieu. Mais on nen a pas donné dexemple probant, pas plus quon na décelé le mécanisme de cette prétendue limitation de la population en fonction de la quantité et de la nature des aliments. Des cas troublants pour la théorie ont été décrits. Ainsi les populations de lémurs, à Madagascar, ne consomment pas toute la nourriture qui est à leur portée. Les crabes décimés par lexplosion atomique sur latoll dEniwetok lont repeuplé par la suite et ont retrouvé leur densité initiale. Faute dalgues en quantité suffisante, ils se sont rabattus sur les fibres extérieures des tiges des plantes. Ces exemples tendraient à prouver lexistence dune densité donnée pour une population et la tendance des individus composant la population à préserver cette densité en face de ressources variables et variées. Force est de renoncer à lidée dun rapport rigoureux entre le nombre dindividus et la quantité de nourriture : « Lidée malthusienne, si populaire, que le nombre dindividus qui survit chaque année est déterminé par la quantité de nourriture disponible, la population excédentaire mourant de faim, nest plus défendue par aucun de ceux qui étudient la population naturelle . » Toutefois, tant de faits sappuient sur ses autres aspects que lon doit, malgré tout, prendre cette théorie en considération. Elle présuppose une invariance qui subsiste à travers les fluctuations démographiques annuelles et déduit que lapparition dun « superflu » en mutations ou en individus a pour effets négatifs lexploitation excessive des ressources, la propagation de maladies pernicieuses et, à la longue, la destruction dune partie de lespèce. Le retour à une situation normale se produit si, entre temps, lespèce na pas été dangereusement diminuée ou na pas donné naissance à dautres espèces, les barrières écologiques ayant interféré avec la circulation des gènes.
A partir des primates supérieurs peut-être, à partir des hommes sûrement, ce modèle et ses conséquences ne sappliquent plus. La population semble jouer le rôle dune variable indépendante, dun élément moteur qui soumet lunivers matériel à sa pression. Le surplus démographique intervient de manière constante, entraînant la différenciation et la recombinaison des ressources en nourriture, savoir-faire, talents, incitant les collectivités à sétendre, à inclure ces ressources dans leur cadre de vie au lieu de se soumettre à la configuration préexistante. La propension des groupes humains à respecter une certaine densité, à proportionner leur nombre à lespace et aux richesses quils possèdent, est très ancienne et constitue un effort nécessaire de conservation. Elle traduit le souci de rétablir léquilibre dans un mouvement qui tôt ou tard lemporte, provoquant des migrations puissantes ou la mobilisation de moyens destinés à créer les matières premières et inventer les connaissances propres à fixer la population au plafond quelle a atteint. Que ce dépassement, lexistence dindividus en surnombre, soit responsable dune redistribution des pouvoirs matériels, des organismes et des instruments appropriés, nous venons de le voir au sujet de la chasse, et on la montré récemment pour lagriculture . Loin dêtre un facteur négatif, et uniquement destructeur dharmonies qui se sont longuement, péniblement établies, ainsi quil apparaît dans lévolution, la surpopulation remplit une fonction positive, puisquelle ouvre la voie au renouvellement des propriétés et des relations de lespèce et de la nature. Elle « crée, écrivait Élie Faure en observateur attentif, des besoins nouveaux, les besoins nouveaux des idées vivantes, les idées vivantes des ressources insoupçonnées auparavant » . De ce fait, nous devons lenvisager comme une cause, une force motrice ayant son autonomie, et non pas comme un effet des oscillations purement extérieures du milieu ambiant. Là encore Karl Marx a été près de la vérité en constatant que « laccroissement de la population... résume à lui tout seul le développement des forces productives » . Dans linventaire de celles-ci figurent, à côté des techniques, toutes les dispositions biologiques, physiques et intellectuelles de lespèce .
La formation dun important potentiel de reproduction génétique et non génétique, la tendance de la population à déborder les frontières écologiques, en diminuant la pression sur les mutations génétiques, maintenues à titre virtuel dans des conditions plus complexes et plus variées, expliquent que les relations entre lorganisme et le milieu ne soient plus naturelles au sens darwinien du terme. Conjointement, quand une partie dun groupement animal est forcée de quitter son habitat (allant de la prairie vers le désert, par exemple) ou que cet habitat change (la prairie devenant un désert), elle affronte directement un autre climat, une autre végétation. La discontinuité géographique détermine la mortalité des individus, leur génotype et la conversion des propriétés spécifiques héritées ou acquises. En revanche, lorsque les sous-populations ayant atteint le stade évolutif qui nous intéresse ici sont amenées à explorer linconnu au cours de leurs déplacements et entrent en contact avec une ressource inexploitée, elles le font, le mécanisme de séparation sociale le permet, à titre dactivité complémentaire. La possibilité leur est donnée déprouver, de créer les richesses matérielles et intellectuelles nouvelles sans être obligées de renoncer complètement aux fonctions et aux richesses anciennes, sans rompre irrémédiablement avec leur environnement. Il en a été ainsi, nous lavons constaté, de la prédation. En outre, les échanges des sous-populations humaines ou proto-hominiennes sont médiés par une autre sous-population : les chasseurs ont abordé la savane après avoir assimilé les moyens biopsychiques des prédateurs, anthropoïdes ou hominiens. Linstitution dun rapport, en loccurrence de lhomme à la matière, passe continuellement par un autre homme qui a déjà intégré de façon provisoire certains de ses aspects dans son corps et son cerveau. On pourrait dire que la sélection naturelle rencontre là les frontières de son application.
Fréquemment un processus fondamental de par son travail engendre ses propres limites, débouche sur un processus réel différent, de même quun système solaire obéissant scrupuleusement à ses lois explose, séteint ou entre dans lorbite dun autre système solaire. Luniversalité, la constance sont des états provisoires, difficiles à atteindre et à maintenir. Que la sélection naturelle ait esquissé il y a environ vingt millions dannées ou il y a quatre millions dannées les prémisses dune combinaison distincte de lorganisme et du milieu, les conditions dune existence naturelle différente, na donc rien dextraordinaire. De même quelle avait été rendue possible par un passage aux conséquences analogues, elle a simplement rendu possible le passage à un principe de vie distinct. Je veux dire léclosion dune dynamique inédite des forces objectives agissant dans le monde matériel. Lautonomie de cette dynamique se dégage, a pour résultats solidaires la fissure ouverte dans lunivers des anthropoïdes et de la cueillette et lavènement des espèces humaines et de la chasse. Lécart qui sépare la partie masculine des sociétés de leur partie féminine, et dans lenvironnement le potentiel animal du potentiel végétal, a valeur de signe : « Par contraste avec les carnivores, la chasse humaine est le fait des mâles ; fondée sur la division du travail, cest une adaptation sociale et technique qui diffère foncièrement de celle des autres mammifères . »
La notation est pertinente. Mais il faut clarifier immédiatement un point important. Cette division désigne un écart, une séparation relatifs aux rapports avec le monde matériel, aux propriétés du champ daction du travail et des groupes humains qui laccomplissent. Ses effets se font sentir au niveau de la création des facultés de lespèce et de ses ressources, du bouleversement de ces rapports. Je veux dire par là quelle ne se ramène pas à la spécialisation des tâches exécutées par des sous-groupes particuliers, à la division ou plutôt subdivision du travail. Quun groupe chasse lantilope et lautre léléphant, quune partie de la population fourrage à proximité du campement tandis que lautre sen éloigne, cette répartition assure un meilleur emploi des facultés, une mise en uvre plus raffinée des ressources. La définition des opérations et de lobjet améliore les dextérités, ouvre la voie à une organisation sociale plus efficace de la production. Elle ne traduit pas une différence de liens avec le monde matériel, ni un processus de transformation de ces rapports. Manifestement, la subdivision qui a lieu entre chasseurs, entre collecteurs et de même entre agriculteurs, entre artisans, etc. , est une chose, la division entre chasseurs et collecteurs (ou entre agriculteurs et artisans, etc.) en est une autre. La première exprime la diversification dun savoir-faire, de moyens matériels communs existants ; la seconde signifie la formation de savoir-faire, de moyens matériels différents, voire opposés. Depuis lémergence des hominiens et des hommes, cette dernière division a donné au problème de la reproduction des populations, de leur insertion dans le milieu une autre solution que celle que lui avait donnée la sélection. Je lai décrite à luvre dans le cas particulier du chasseur, et jai démontré ailleurs quelle traduit un principe général déterminant la genèse des qualités dune fraction de lhumanité et leur transfert à une autre fraction, tandis que sont réorganisés les rapports entre elle et le monde matériel. Les conditions dun tel renouvellement de la composition des populations et des forces biologiques, physiques, sont, chaque fois, lexistence dun déséquilibre dans cette composition, la rencontre de ressources secondaires disponibles en substances utilisables, instruments et dextérités avec des groupes dindividus en surnombre. Pareille rencontre actualise et unit les propriétés potentielles des deux termes, rend possible un travail continu visant à les inventer et reproduire de manière intensive et adéquate. Ainsi surgit, à chaque époque, une classe dhommes chasseurs, agriculteurs, artisans, ingénieurs, etc. dotés de savoir-faire, de traits biosociaux et de pouvoirs matériels spécifiques, aptes à forger des liens nouveaux associant lorganisme au milieu, et qui finissent par se substituer aux liens existants. La distance qui sépare ces classes entraîne une redéfinition des éléments, les replaçant dans un cadre matériel distinct. Pour les collectivités originelles vivant de la cueillette, les arbres de la forêt offrent labri et la subsistance, la pierre est un objet quelconque à déloger ou un obstacle. Le prédateur ne voit dans la forêt quun lieu de refuge, tandis que la pierre devient, entre ses mains, un instrument agonistique ou une matière première. Mais cette distance a encore une autre signification. Les rapports entre groupes humains la reprennent et la retrouvent comme rapport entre les entités non humaines. Le chasseur se pose devant lagriculteur comme le règne animal devant le règne végétal ; lingénieur représente le pouvoir mécanique en face de lartisan qui incarne le pouvoir manuel, organique. La diversité créée à lintérieur de lhumanité a de la sorte, pour contrepartie, la diversité éclose, au cours du temps, à lintérieur de larchitecture cosmique. Le moment venu, chacune de ces classes donne une figure particulière à la nature et conçoit ses fondements ultimes en accord avec la configuration de la matière animée ou inanimée corrélative. Le mouvement qui embrasse ces ordres naturels est visible et limpulsion que lhomme lui imprime est dirigée par ce principe et sexplique par son action.
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II. Faire des femmes, faire des hommes.
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Au seuil du passage de lévolution à lhistoire, dune humanité quelle découvre à une humanité qui la découvre, la division naturelle prend le pas sur la sélection naturelle. Il en découle pour le processus de reproduction deux séries de conséquences. Dabord, il se dédouble, facilitant la pression sur le milieu, permettant, au besoin, de remanier les données du réel, de convertir les surplus ou les déchets, hommes ou ressources, en nécessaire, de les retenir au sens propre du terme dans la vie de lunivers. Le processus dinvention qui en résulte et se détache répond à cette exigence et acquiert peu à peu un rôle prépondérant. En commandant la genèse des propriétés somatiques et extra-somatiques, il concrétise la capacité ébauchée chez les primates, mûrie chez les hommes, datténuer les répercussions de la sélection grâce à la diffusion de comportements atypiques. Ensuite la reproduction que nous avons vu présider partout à la spéciation et à lévolution des êtres organisés perd son rôle prédominant. Elle se transforme pour assurer les relations entre groupes humains distincts, sajoutant aux relations avec lenvironnement qui, cette fois à titre de produit et non plus de donné, filtre les mutations avantageuses et désavantageuses, imprime aux facteurs anatomiques ou physiologiques une structure qui assure leur coordination avec lui et les rend aptes à subsister dans son sein. On obtient ainsi lapparence dune adaptation, dune transmission héréditaire et quasi héréditaire des facultés humaines progressivement élaborées. La. réalité na dexceptionnel que linterpolation des mécanismes biologiques ordinaires dans un réseau soumis au mécanisme de transmission sociale et de division des facultés appropriées, dont ils constituent une des boucles.
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(1) Invention et croissance.
Toute mythologie mise à part, linvention est ordinaire. Elle se glisse dans tous les efforts dexploration, de résolution de problèmes, grands ou petits, dans chaque combinaison de deux opérations ou de deux matériaux servant à accomplir une tâche quelconque. Linspiration et le hasard, le génie des individus, y contribuent ; ils ne sont pas essentiels. Dans linvention, les habiletés, les connaissances, les réflexes constitués sont composés ou décomposés, réorganisés, débouchant sur des habiletés, des connaissances, des réflexes nouveaux. Parallèlement les phénomènes physiques ou biologiques sont réordonnés, rendus plus rares ou plus fréquents, se substituent les uns aux autres, donnent naissance à des effets inconnus auparavant. Ainsi surgissent des qualités des éléments humains et non humains dans un univers commun. Lanimal capturé dans un piège est une invention, comme loutil de bois taillé au moyen dune pierre, ou la station debout pour manier un projectile. Continuellement les propriétés de la matière se changent, à ce propos, en lois et propriétés de lorganisme et réciproquement. Ce que nous appelons savoir-faire, ressources, est créé par cette voie, représentant une ouverture et une fusion de formes et de domaines dexistence. Leur séparation est un indice du développement des échanges entre les collectivités et les pouvoirs matériels, élargissant léventail des possibilités que présente une configuration stable et prédéterminée. A lintérieur de celle-ci, les diverses parties semblent concorder et simbriquer complètement. Lespèce primate ou hominienne qui sadonne à la cueillette ne dépend pas de nimporte laquelle des plantes qui subsistent dans son espace habituel. Elle na pas pour milieu véritable, lair, le soleil ou les montagnes lointaines, mais tel secteur de la flore, telle zone où elle se déplace, telle texture géologique, envers laquelle elle remplit une fonction particulière. Les comportements, les appareils sensoriels et intellectuels auxquels elle a recours ou quelle mobilise régulièrement répondent à la nature des stimulations, à la distribution spatiale propres à ces êtres inanimés qui délimitent et peuplent son univers. Ce qui se constitue ainsi, cest un système « homme-matière » la faune et la flore font partie évidemment de cette dernière patiemment rodé, que lon peut isoler, décrire, analyser, et qui a eu longtemps une existence indépendante effective. Lorsque la prédation commence à y prendre de limportance, ce système est à la fois étendu, renforcé et enrichi. Le phénomène inventif fonctionne dabord comme reproduction du contenu dune région ancienne transposé à une région nouvelle. Les habitudes et les opérations propres à la cueillette des végétaux sont transférées à la « cueillette » des animaux attrapés ou trouvés morts ; le massacre de petits animaux, auparavant mesure de défense, est seulement multiplié et rendu banal. Les frontières du territoire sont repoussées et retracées de manière à y inclure les points où lon recherche le butin.
A partir dun certain moment, les événements prennent une direction différente : la reproduction devient une invention. La diffusion des pratiques, la conviction partagée que chacune delles est indispensable à lexistence commune et aux besoins courants, ouvre la chaîne des substitutions. Labri de la forêt est remplacé par un abri dans la savane ; lespace favorable à la cueillette fait place à un espace favorable à la chasse, le campement centré sur le fourrage est abandonné pour un campement centré sur le piégeage et la capture du gibier : ce sont là quelques-unes des solutions nouvelles adoptées. Lingéniosité des hommes y a pourvu et leur a ajouté de nombreuses découvertes surprenantes. La répercussion la plus certaine est cependant que la couche de savoir-faire, de modes de vie, de niches écologiques se trouve doublée. Un système « homme-matière » nouveau sarrache à lancien, il se glisse également à ses côtés et le dépasse. Lespèce réussit, de cette façon, à vivre dans deux milieux distincts que prolongent les deux « systèmes » naturels respectifs ; mais on peut aussi dire quelle subsiste dans un seul milieu particulier après lavoir déplié. Lunité biosociale, enjambant cette discontinuité, voire cette disconnexion, autorise la simultanéité dune mise en série des aires, dune dislocation des espaces ici lon cueille et là on chasse et de leur superposition, car là où lon chasse on arrive à fourrager, cueillir, et vice versa. Dans un premier moment, tout sétend et se diversifie ; dans un second moment, tout se concentre, se découpant sur une ligne pour ainsi dire verticale. Le mouvement centrifuge vers les ressources animales éloignées et le mouvement centripète qui consiste à redécouvrir sur place les ressources connues se croisent constamment, et nous leur devons létat actuel de la faune et de la flore de la plupart des continents. Ils créent une hétérogénéité de lenvironnement, lespace nécessaire à une population plus nombreuse ou ayant des besoins plus importants. Vivre de la chasse et de la cueillette, séparément, dans une région plus vaste, relâche la tension provoquée par une densité démographique alarmante ; vivre dans cette même région, un peu partout, de chasse et de cueillette pratiquées de concert, élargit le territoire et accroît le rendement des efforts collectifs. Le rythme et le poids de la spéciation diminuent, non pas tant parce que le genre humain est capable de vivre dans des conditions géologiques, climatiques et alimentaires variées, mais surtout parce quil a réussi à diversifier le milieu où règnent ces conditions. Limpulsion écologique remplace limpulsion génétique ; la création dune diversité dans la biosphère suspend lurgence dune sélection des organismes. Ceci explique en grande partie le changement qui a eu lieu il y a environ cinq cent mille ans. Auparavant plusieurs espèces hominiennes coexistaient, comme coexistent les autres espèces. Leurs migrations et des obstacles géomorphologiques les ont partagées biologiquement. Après lhomo erectus fait sans équivalent dans lévolution on ne rencontre plus quune seule espèce humaine. Lhumanité semble composer une seule population mendélienne au fond génétique commun. Entre temps, la chasse et ses inventions ayant affiné lart dengendrer plusieurs mondes pour une seule espèce, il nétait plus nécessaire dengendrer plusieurs espèces pour un seul monde. La variété des circonstances externes encourage les mutations génétiques : lunité de lespèce leur permet de se propager rapidement, dentrer sans délai dans la composition du génotype humain.
La pression répétée de la surpopulation, les répercussions quelle a eu ont longtemps fait surgir talents, substances, organes anatomo-physiologiques, au cours de cette période inaugurale, comme un résultat spontané. Par la suite, des sociétés en quête dun univers disponible, réceptif à leurs visées dexpansion, ont engendré systématiquement cette pression et la surpopulation qui lui correspond. Dans ce contexte, lexcédent nest plus un « superflu » que lon tolère et maintient tant bien que mal, mais une nécessité à laquelle on cherche à répondre. Que les séparations successives aient été dues à des écarts démographiques spontanés ou délibérés, elles nont fait quenraciner plus profondément le phénomène dinvention. Il exprime et sert la capacité des collectivités daugmenter leur volume, les savoir-faire relatifs aux puissances matérielles auxquelles elles confèrent une structure et un statut. En surface, le nombre dindividus est conservé ou accru. En profondeur, la population dans son ensemble est réorganisée. Le passage de la cueillette à la chasse ne signifie pas seulement ou essentiellement que 5 000 individus peuvent désormais se nourrir là où se nourrissaient 1 000 individus. Ces individus doivent aussi être engendrés avec dautres facultés, en faisant dautres investissements répartis proportionnellement à lefficacité prospective de leur travail. Chaque trait biologique ou non biologique sintègre à lactivité correspondante et y demeure tant quil trouve sa justification. Du point de vue de la croissance, des groupes qui ont été contraints et prêts à lamener à un degré plus élevé, la survie a été garantie au plus faible et non pas au plus fort, à celui qui avait été empêché de se reproduire et non pas à celui qui sest le mieux reproduit. Mais ce nest là quune apparence, si lon considère que survie signifie conservation de lespèce et non pas de lindividu, capacité de laisser une descendance. Tel est bien le but de la division naturelle, puisquelle assure la survie du groupe avec de nouvelles facultés, sur une base transformée. Et telle est bien la signification de linvention ; linventeur ne découvre pas un objet, une matière, mais la façon de lutiliser, le savoir-faire qui le rend accessible à tous et permet de le multiplier. Le bénéfice de son invention, est collectif et son premier souci est de la diffuser.
Compte tenu de ces faits et de leurs répercussions, peut-on continuer, comme lhabitude en a été prise, à voir dans la capacité dadaptation le critère et la caractéristique des espèces humaines aussi bien que de toute autre espèce ? Est-on en droit, par exemple, de soutenir que la chasse représente une meilleure adaptation à lenvironnement, ou que les qualités sélectionnées sont celles qui sont le plus adaptatives ? Bien entendu, en disant, comme on la fait, que les hommes qui chassaient isolés avaient moins de chances de survivre que ceux qui chassaient groupés, ou que les outils, le langage, la station debout leur ont permis de sajuster à des conditions externes précaires, on naffirme rien de faux. Pourtant ce quon avance est inutile, puisquil ny a point de chasseur isolé, et que la station debout, le langage et les outils se sont spécifiés parallèlement aux conjonctures physiques et aux interactions sociales sur lesquelles ils sappuyaient. Dire que le chasseur ou lagriculteur est adapté à son milieu est une tautologie, puisquil la formé à cette fin ; dire que lun est mieux adapté que lautre est un non-sens, puisque leurs environnements respectifs diffèrent. En revanche, nous sommes parfaitement à laise quand nous comparons leurs capacités de croissance ; capacités délargir et non pas dajuster la niche écologique, de rayonner à partir delle et non pas dy rester, de subdiviser les habiletés disponibles et les individus qui les acquièrent, détendre le territoire habitable proportionnellement au nombre de ceux qui lhabitent à ses divers étages. Et nous avons noté jusquà quel point lapparition de chacun de ces étages est une uvre de longue haleine, un jeu complexe de déplacements et de substitutions dans les systèmes objectifs où lhomme et les puissances matérielles sont les pôles observables. A une extrémité de la chaîne se profilent le manque de ressources et labondance du surnuméraire et du déchet. Lalerte donnée, une première répartition unit le périssable au périssable, le complémentaire au complémentaire, lincertain à lincertain.
Les hommes, comme toutes les espèces, ne fuient pas la mort : ils ne peuvent éviter la vie lorsquelle est déjà là. Aussi emploient-ils au mieux ce qui leur est alloué, étendant la gamme des talents et des richesses avant que ceux dont ils disposent ne sépuisent et namènent la destruction de lensemble. La séparation des grands groupes, à lautre extrémité de la chaîne, élimine les antagonismes, enlève à ce qui était en trop son caractère précaire et exceptionnel, lui assigne une place dans lhumanité et découpe sa part de réalité dans le monde. Que le fait de la croissance doive passer par la division nest pas étonnant, puisque le donné se conserve provisoirement et se multiplie durablement. La réciproque est plus surprenante, aussi longtemps que lon exclut la tentative faite par une population de se donner sa propre terre, de sinventer une existence qui lui est refusée. Détachée du cadre principal, elle accepte sa condition et force sa chance. Ayant découvert son propre mode de subsistance, elle provoque léclatement du cadre de vie général et sa reconstitution sur une base élargie .
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(2) Transmettre et conserver.
Ce renouvellement a marqué le processus de reproduction. Celui-ci agit dans lespèce biologique modale par le jeu des mutations et des adaptations sélectives. Lindividu naît pratiquement avec les qualités requises, atteint rapidement la maturité. Des mécanismes génétiques règlent, en grande partie, la taille de la population, le partage des fonctions, empêchant une procréation excessive, un recrutement intempestif de nouveaux membres ; dans le cas dune défaillance de ces mécanismes, lenvironnement décide de la vie et de la mort de chacun. Les sociétés animales proches des nôtres perpétuent leur organisation en consacrant une partie des énergies, du temps disponibles à inculquer aux plus jeunes de leurs membres les comportements dont elles ont la garde. Les primates supérieurs sont, jusquà plus ample informé, les premiers à avoir soustrait aux déterminations génétiques strictes et poursuivi intensément la communication et le façonnage des qualités biopsychiques des individus suivant le rôle animal-coryphée, mère, mâle subordonné, etc. quils devront remplir dans la collectivité eu égard à leur organisation particulière. La reproduction sociale répond ainsi à des exigences qui lui sont inhérentes en séloignant de la reproduction naturelle. Celle-ci, qui nous concerne maintenant au premier chef, a trait à une communication et à un façonnage du même genre, touchant aux habiletés dun individu, à la coordination des actions de plusieurs individus, aux appareils sensori-moteurs mobilisés pour sarticuler avec les éléments matériels définissant le milieu. Par son truchement, lespèce poursuit ses échanges internes et externes avec le monde physique, répète sa composition du point de vue de léventail de ses qualités et de leur efficacité à un moment donné. Elle se conserve non pas dans mais à travers les individus, cherchant à vivifier ses facultés, ses rapports naturels, les organes qui les concrétisent. La reproduction naturelle de toutes les espèces y compris probablement les primates supérieurs est, à tout prendre, génétique. Ceci nest plus vrai pour les hominiens, chez qui elle devient un domaine autonome, ayant, ses fins propres, ses pratiques spécifiques. La durée accrue de la vie, le développement incomplet du système neuro-musculaire du nouveau-né lui laissent le champ libre, après la naissance, fournissent la base naturelle indispensable à son action. Ils ne définissent cependant pas son originalité historique. A savoir, dêtre une reproduction des divisions entre groupes humains, une reproduction séparatrice. Généralement les individus appartenant à une espèce, même sils exécutent des tâches spécialisées, sont inclus dans un cycle identique déchanges ou dopérations. Les espèces humaines répartissent les individus entre des secteurs différenciés à lextrême, dans des cycles déchanges et dopérations radicalement distincts, voire opposés. Les conditions dexercice et de création des savoir-faire, demploi des ressources, expliquent pourquoi cela est nécessaire.
Lorganisation des dextérités spécifiques, leur association à des organes humains empêchent quun même groupe dhommes puisse pratiquer des genres de travail requérant des qualités antagonistes. Pensons aux relations que chasseur et pasteur entretiennent avec lanimal : le premier guette, traque, poursuit, piège lanimal pour le tuer immédiatement ; le second le soigne et sefforce de le maintenir en vie, suit sa croissance et sen occupe quotidiennement. Ou que lon compare, encore, lingénieur à lartisan. Lun multiplie ses habiletés, ses connaissances, surmonte les difficultés rencontrées grâce aux instruments de mesure et à linvention de mécanismes ; lautre poursuit ces mêmes fins en améliorant son agilité manuelle, la coordination de ses gestes, sa sensibilité aux qualités perceptibles des matières premières, etc. Ces exemples montrent que chaque groupe, afin de conserver et de compléter le spectre de ses dons particuliers, est obligé de les reproduire séparément. La composante organique, subjective, de toute ressource intellectuelle ou physique amène ceux oui détiennent cette ressource à se dissocier de la chaîne des pratiques ou des comportements qui contreviendraient à la logique interne de leur développement.
La séparation de la cueillette et de la chasse a obéi aux mêmes impératifs. Là où elle a eu lieu, les individus ont été, pour ainsi dire dès le berceau pré-parés, destinés à une initiation, ou bien à une simple accoutumance à leur univers, comme chez les primates supérieurs ou proto-hominiens. Et tout dabord, dès leur naissance, on décidait sils avaient ou non droit à lexistence. Linfanticide, sans que lon veuille exagérer son importance ou sa généralité, a été la méthode sinon la plus courante, du moins la plus sûre pour canaliser le courant reproductif. Les données que lon possède sur les peuplades australiennes ou les Eskimos daujourdhui aussi bien que les vestiges du pléistocène attestent une pratique systématique de la mise à mort des nouveau-nés, avoisinant un taux variant entre 15 et 50 %. Sagissant de la chasse et du chasseur, on ne sétonnera point dobserver que les bébés sacrifiés sont du sexe féminin. La situation semble donc sêtre renversée : dans les sociétés de primates, le « superflu » potentiel est masculin, tandis quil est féminin dans les sociétés humaines.
La tendance à la formation différentielle se poursuit pour les individus laissés en vie. La cueillette et le fourragement restant très longtemps proche des pratiques pré-hominiennes, comme nous lavons noté, ils appellent une initiation des plus rudimentaires. Il sagit pour le jeune enfant de saccoutumer au milieu à laide des sens et des mouvements du corps. Le temps nécessaire à cette mise en route ne dépasse pas de beaucoup la maturation biologique proprement dite. Les filles sintègrent très rapidement à leur domaine dactivité, sans subir de préparation intensive spécifique préalable. La prédation et la chasse exigent davantage. Dès le jeune âge, le garçon est amené à se familiariser avec la capture et le piégeage, à savoir discriminer les espèces animales, à reconnaître odeurs et cris, à discipliner ses gestes et son rythme corporel, à les accorder aux gestes et aux rythmes de ses futurs compagnons. Les recettes, les lieux, les distances se fixent dans la mémoire individuelle et collective, les instruments et les matériaux dans le système des réflexes. Conjointement le corps est soumis à des exercices réguliers, afin daccentuer certaines de ses virtualités comme lillustre lallongement du tendon pour la chasse en kayak. Dès quil commence à marcher, on installe le jeune garçon sur un siège ou un lieu plan, les talons appuyés sur un autre siège. Un homme de sa famille (père, oncle, etc.) se place derrière lui et lui saisit le bras servant à lancer pour le tirer en lélevant vers larrière. Cet exercice dassouplissement de lépaule saccompagne souvent dun chant rythmé qui le grave dans la mémoire. Le bras acquiert ainsi une plus grande mobilité, et pourra lancer le javelot ou le harpon plus loin, fonctionnant comme un levier allongé, dans toutes les positions qui sont celles du chasseur en kayak. Un autre exercice consiste à faire asseoir lenfant jambes étendues et à le pousser en avant en lui appliquant la main dans le dos, dont les muscles se trouvent fortifiés. Un troisième, pour prévenir la fatigue des jambes qui doivent demeurer longtemps dans la même position, porte sur les tendons des jambes que lon allonge par une flexion répétée des genoux, toujours en position assise.
Chez un grand nombre de peuples de chasseurs, on rencontre des programmes analogues dexercices corporels, de complexité variable. Leur stricte application préside au déroulement dune existence enfantine, sculpte, au sens exact du terme, le matériau anatomo-physiologique humain, scande les étapes de lentrée dans le groupe adulte. Bien entendu, seuls les jeunes mâles sont soumis à ces rigueurs. Le répertoire des conduites et des savoirs ayant trait à lemploi des arcs, des lances, des bateaux, des harpons, etc., leur est aussi exclusivement réservé. Communiquer des facultés physiques et intellectuelles, ce nest pas seulement enseigner ou faire apprendre, assurer le remplacement des individus et des groupes : est garanti du même coup le renouvellement des liens avec un milieu particulier. Vu sous un certain angle, celui-ci est un agencement externe dobjets, le lieu des ressources ; sous un autre angle, il est un livre, un ouvrage composé au cours de nombreuses générations. Elles y ont imprimé les directions de mouvement, distribué les espèces constituant la flore et la faune, dessiné les trajectoires par rapport aux habitations, au soleil, aux rivières ou aux montagnes ; et elles ont aussi donné une signification aux bruits et aux couleurs, classé les événements ponctuant le jour ou la nuit et la succession des saisons. Pendant ses années dinitiation, le jeune déchiffre cet ouvrage, sen pénètre, se lincorpore.
Cest pourquoi en reproduisant les individus on reproduit le milieu ambiant lui-même. Que lune de ces facultés ne se renouvelle point, et lon voit lordre, les forces animées ou inanimées qui lui correspondent, disparaître ou se dissoudre dans un monde distinct. Que lhomme cesse de chasser une espèce, ou que la chasse dans son ensemble devienne inutile, la distribution des espèces sen ressent, les lignes de force de lespace et les rapports entre ses éléments perdent de leur signification ; ils ne sont plus reconnus et progressivement sévanouissent, se vident de toute réalité objective et subjective. Le travail qui préserve et rajeunit ces facultés se concrétise dans des moyens, des biens, dans le volume de la population ; cest également un travail qui préserve et rajeunit le monde matériel où la population est installée et son organisation caractéristique. Dans lunivers humain, il engendre un écart, une dénivellation. La reproduction des individus munis de leur savoir-faire, de leurs artefacts éventuels, est reproduction du rapport qui existe entre deux groupes, entre lhomme et la femme, entre ceux qui chassent et ceux qui cueillent, chacun étant situé à lintérieur du système cohérent quil forme avec les pouvoirs matériels respectifs, eu égard à la constitution et au dynamisme ayant provoqué leur réunion distincte. A aucun moment ils ne sont maintenus en vie et formés en tant que membres dune espèce : ils le sont en tant que membres de ce que jai appelé une catégorie naturelle, cest-à-dire un ensemble dindividus identiques du point de vue biologique et social mais qui se distinguent des autres sous langle des capacités associées à leur cerveau, à leur corps et sous langle de leur symbiose avec les puissances du milieu ambiant. Chaque fois quils ont créé ou se sont partagés des ressources externes et internes, les hommes lont fait, jusquà ce jour, au titre de la catégorie à laquelle ils appartenaient, et ils se sont trouvés les uns en face des autres éloignés de la distance même qui sépare ces catégories.
Toutes ces raisons conjointes font que cette reproduction est naturelle. Elle accompagne et prolonge la maturation biologique, la rétention des mutations indispensables à lespèce dans lassimilation des régularités et des lois de lunivers ambiant. Son action constante vise au renforcement et au développement, comme partout chez les êtres vivants, dun rapport entre une population déterminée et son fond matériel, dune interaction qui accentue les qualités de la substance organique et les propriétés de la substance inorganique. Par ailleurs elle adapte, en le différenciant, le flux croissant de la matière vivante humaine aux configurations écologiques dans lesquelles elle se diffuse. A cette nuance près quune telle adaptation est une réaction à une configuration qui na pas été pré-établie, donnée aux hommes, mais engendrée par eux. Ce faisant ils créent une nouvelle interdépendance entre les éléments, la faune et la flore, parallèle à celle qui existe entre les catégories naturelles, les facteurs biologiques ou géomorphologiques. La complexion dans laquelle ils sinscrivent, la proximité ou linterférence des espèces, la pression sur le nombre ou les barrières qui séparent les populations animales et végétales, les circonstances physiques, climatiques auxquelles elles font face, tout ceci a été et est suscité par notre truchement. Les êtres animés ou inanimés participent ainsi dune nouvelle histoire parcourue avec nous, faisant suite à une évolution quils ont parcourue sans nous. Cest cette dernière que nous avons recommencée, reproduite ; mais ses traces se font rares et finissent par seffacer jusquà devenir inexistantes.
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III. Le processus de division est naturel.
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Cette description serre de près les faits, notamment le fait essentiel auquel nous avons accordé le plus dattention : la cynégétisation. Sa théorie tient compte des phénomènes les plus importants révélés par létude du règne animal et des vestiges préhistoriques : la généralité de la fonction sociale dans lévolution organique, son interférence avec les mécanismes génétiques, dun côté ; la présence doutils aux divers degrés de léchelle animale, leur usage intermittent, lantériorité des dextérités prédatrices par rapport aux changements anatomophysiologiques de notre espèce, de lautre. Partant, au lieu de raisonner sur des caractères psychologiques ou physiologiques restreints à une fraction de léchelle des êtres vivants, il est devenu souhaitable de raisonner sur des organisations collectives prises sous langle du dynamisme de leur totalité. Du reste, les analogies entre les comportements des primates et ceux des hommes nous y obligent, car nous ne sommes pas en mesure den saisir la valeur, pris isolément. Les correspondances ou les différences entre leurs significations ne peuvent conduire quà une réflexion sur les ensembles dans lesquels ils se situent. La chaîne de ces ensembles distincts nest pas nécessairement continue et on ne saurait expliquer rigoureusement un maillon par un autre. Là encore, nous sommes amenés à appréhender tout ce que cette chaîne contient, pour linstant, afin de préciser, dans la mesure du possible, les articulations qui importent. Il nen découle pas que le mouvement dessiné, à laide des matériaux ainsi réunis et ordonnés, se soit déroulé uniformément et quil se soit matérialisé partout et toujours de façon identique. Les conditions de départ ont été différentes, les combinaisons de parcours ont certes varié suivant les entourages concrets. Dans ses grands traits le processus a toutefois été commun.
Même si lexposé qui précède ne soulève pas dobjection, il demeure dans son fond incongru et choquant, puisquil fait état dune division naturelle et attribue ce caractère à lhistoire à laquelle nous participons. Suivant ce qui est devenu convention courante et sagesse commune, larrêt de lévolution organique, de laction du principe de sélection, permet à lévolution culturelle commençante de se donner libre cours : la nature sefface devant la société. Et ce à la faveur dun armistice que lhominisation aurait conclu dans la lutte universelle pour la vie. Pour limpides que soient une telle disposition des réalités et un tel partage des notions, ils néclairent pas grand chose ni ne favorisent la déduction, puisquon sabstient de formuler la loi de la seconde évolution, la notre, en laissant dans lombre les conditions précises qui lont rendue possible et nécessaire. Dautre part, la justification empirique de la séquence postulée est définitivement ébranlée : « On a cru parfois pouvoir soutenir que, dans lévolution humaine, ladaptation suivant des procédés génétiques avait été remplacée par ladaptation suivant des procédés culturels. Dans cette optique, on considère en fait que lévolution de la morphologie et de la biologie humaines sest achevée avant que ne débute lévolution culturelle qui en a pris la relève. Mais cette affirmation semble démentie par les connaissances que nous possédons : la fabrication des outils indique quun certain degré de culture avait été atteint avant le terme de lévolution qui devait donner à lhomme tous ses caractères, notamment la taille actuelle du cerveau. Mais cest là encore raisonner de façon trop simple à notre avis. Dès que les activités culturelles ont débuté, elles ont dû avoir une action en retour sur les activités biologiques, comme lexistence de la culture avait le pouvoir de changer considérablement la valeur adaptative des gènes . »
Il ny a pas, ou, à vrai dire, il ny a plus de contradiction entre la détection dune influence du facteur culturel humain, et le caractère profondément naturel dun développement historique. Les poids respectifs, les rapports du génétique et du social peuvent être et sont différents chez lanimal et chez lhomme : rien nautorise à en conclure que là ils sont de la nature et quici ils nen sont pas. Tout au plus le sont-ils autrement ; là ils visent à la sélection et à ladaptation, ici à la division et à la croissance. Et nous venons dexpliquer les raisons dune telle substitution et les conditions objectives dans lesquelles elle se déroule. Mais les arguments les plus solides poussent sur le sol de la réalité. La division naturelle se dessine à larrière-plan de la métamorphose et de la structure des ressources humaines et non humaines, de ce qui a été chaque lois vécu et conçu comme ordre naturel. Constamment sont levés les obstacles devant les démarches particulières et antagonistes servant à engendrer les capacités inorganiques et les facultés organiques. Lagriculture ou la chasse séloignent de la cueillette moins par leur objet que par la manière de le traiter, dobserver, de signaler les végétaux ou les animaux, ainsi que par la nécessité imposée à ceux qui les exercent de subir une initiation plus ou moins longue, dassimiler systématiquement les réflexes physiques et intellectuels indispensables. Lapparition dun de ces faisceaux de savoir-faire provoque le vieillissement ou la disparition des précédents, le changement des circuits établis entre lhomme et le milieu matériel. La refonte de lespèce, de sa composition, de son étendue, de ses apports avec les forces objectives, en est la conséquence. Certes, nul nignore que les habiletés, les moyens et les sources dénergie saccumulent et sajoutent à la somme des habiletés, des moyens et des sources dénergie qui ont été inventés, reproduits au cours de millions dannées. Ce développement séclaire pourtant si lon observe que, régulièrement, un ensemble de phénomènes, un groupe dêtres animés ou inanimés accèdent à la suprématie : à côté de leur rôle de ressource principale, ils ont vocation de foyer de lordre cosmique. Tour à tour, le règne animal et le chasseur, la puissance sensorielle, musculaire, et lartisan, la force mécanique et lingénieur, ont imprimé une figure particulière de la nature, couple zoomorphe avec le premier, organique avec le second, mécanique avec le troisième. La succession qui embrasse ces états naturels, « définitifs » aux yeux des contemporains, a des fondements visibles. Elle enregistre lavènement et la hiérarchie des secteurs de lunivers, chaque fois que lun de ceux-ci simpose avec la formation dune catégorie dhommes susceptibles dassurer son équilibre. La correspondance est immédiate. Elle traduit les circonstances qui incitent à recombiner les éléments du monde physique auquel nous faisons face et à redistribuer les facultés, les arts entre lesquels nous nous divisions.
Les liens continuellement noués des puissances matérielles avec lhumanité (qui fait aussi partie delles) est réciproque. Le pied qui marche, lil qui épie, la main qui saisit sapproprient des instruments, des dextérités ; mais le pied, lil, la main participent de tout agencement matériel, écologique, et lui sont homogènes. Sans cette participation, une fois quelle a débuté, aucune puissance non humaine ne peut sexercer ni aucune espèce exister. Tout animal appelle notre intelligence, notre effort animal ; tout pouvoir mécanique réclame notre force physique et nos appareils sensoriels. Aucune de ces forces, de ces espèces, ne saurait être dite externe, indépendante, ni agir sans nous, dans lenchaînement des cycles vitaux dune biosphère dont nous sommes un des facteurs organisateurs. Par la différenciation de ses attributs, lhomme se renouvelle de manière aussi bien génétique que naturelle, au sens qui est le sien. Suivant une opinion courante, lère des changements anatomiques et physiologiques est close : seule la superstructure des artifices, des connaissances, de lacquis continue à se modifier. Cette conclusion semble prématurée. Des transformations biologiques subtiles afférentes à la longévité, à la fréquence des maladies, aux connexions corticales possibles, sont susceptibles de prendre un jour un caractère plus massif. Et puis, lhomme moderne, la dernière en date des espèces humaines, nest relativement parlant quau milieu de sa course. Les pouvoirs objectifs sont devenus des parties de son être, comme ils ont fait partie des espèces qui lont précédé. Lorganisme humain est un grand livre sur lequel sinscrivent les lois des éléments cosmiques. Les sens, les membres, le cortex, les muscles de lhomme remplissent la double tâche de reproduire des forces quelconques animal avec les animaux, pouvoir mécanique avec les mécanismes et de contenir leur essence : les règles et les principes qui convertissent ces forces en parties de lui-même. Le savoir-faire et les instruments, la coordination sociale des actions et la procréation des individus se combinent afin dintégrer lentourage matériel à notre constitution, et, inversement, darticuler notre constitution avec lentourage matériel. Les séparations successives ont permis daboutir à ces résultats, de les fixer dans notre mémoire et dans notre environnement, de les retrouver dans la diversité de nos activités. Parce quelles ont eu lhomme pour objet et pour sujet, on les ignore, sur la foi de la conception prévalente, qui a pour fondement le plus sûr sa répétition ; ou bien lon est enclin à leur dénier la qualité naturelle que lon reconnaît aux sélections adaptatives. Elles ont pourtant eu un impact décisif sur notre spéciation, sur lapparition de la plupart de nos propriétés biologiques. Celles-ci ne sont pas plus artificielles que ne le sont les propriétés équivalentes des primates ou des requins, ni les mutations intervenues dans bien des espèces animales ou végétales dites sauvages, dont nous avons bouleversé le mode de vie.
Linterférence de lhomme avec les phénomènes organiques, évolutifs, comme son interférence avec les phénomènes physico-chimiques, ne rend pas le processus de division non naturel, pas plus quelle ne rend non naturel celui de sélection. Du moins sont-ils naturels de la même façon : « Naturelle » dans la « sélection naturelle », écrit le biologiste Dobzhansky , ne veut pas dire létat des choses précédant ou excluant les changements faits par lhomme. » En acceptant cette idée, on écarte lincompatibilité qui existe entre le fait de reconnaître à lhomme une place dans la nature en tant quêtre génétique et psychique et la tendance à lexclure de la nature en raison de ce quil accomplit individuellement et collectivement. Nous savons quil participe à un mouvement aboutissant chaque fois à linstitution dun ordre naturel et non dune nature humanisée. Cette dernière serait une réalité modelée par le travail, un substrat naturel subsistant inchangé, revêtant une forme adéquate aux impulsions dun agent qui, au demeurant, lui serait complètement extérieur. Lacte transformateur est cependant un acte constitutif ; il aboutit à une organisation historique particulière de la matière et des facultés humaines. Il est impossible de trouver un critère assez net qui permette de dire que lhomme appartient à la nature sous son aspect premier et sen écarte sous son aspect second. Ces derniers développements prouvent bien que le devenir homme de lhomme fait partie de notre histoire. Les débuts de cette histoire ont été tâtonnants ; la sélection sexuelle et naturelle a été mise en place peu à peu, les directions prises lont été sans plan ni volonté consciente, le patron général se dégageant lentement à partir de ses propres effets, à linstar des rivières coulant vers un fleuve qui nexiste pas encore, dun fleuve creusant son lit pour se jeter dans une mer inconnue. A chaque étape, les faux recommencements mêlés aux vrais, débouchant sur une impasse ou sur une voie plus ouverte, ont nécessité une remise en route des énergies ou des mécanismes bloqués. Les espèces disparues ont emporté avec elles le secret de ces instants exceptionnels, prouvant combien léquilibre, la conservation sont choses difficiles, fragiles, rares, comparés au flux normal, permanent, des changements. Ceux-ci, dûment inventoriés, ont balayé lillusion de lhomme naturel, venu à être tel par une autre histoire que la leur.
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Troisième partie : Société animale et société humaine
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Lhistoire est elle-même une partie réelle de lhistoire naturelle, de la transformation de la nature en homme. Mais les sciences naturelles engloberont par la suite la science de lhomme, tout comme la science de lhomme englobera les sciences naturelles : il ny aura plus quune science.
Karl MARX, uvres Philosophiques, t. VI, p. 36.
Chapitre VI. Les sociétés qui viennent de nulle part
I. La nature prise en défaut.
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Une transformation profonde est en cours. Soudainement et de plusieurs côtés, les notions dindividu, dinstinct, le contenu de ce que nous désignons par société ou nature humaine, subissent lérosion du temps accéléré, lassaut de phénomènes récemment mis à jour. Le terme de société sapplique maintenant plus pleinement aux relations entre animaux ; quant à la nature, jespère lavoir montré avec suffisamment de clarté, elle inclut les échanges avec les forces de lenvironnement déclenchées par nous. Dans un sens comme dans lautre, le concept vient à inclure ce qui en était exclu auparavant. La trajectoire que retracent les deux parties précédentes souligne une conjoncture générale : la dimension sociale du réel, au lieu de se disjoindre ou de se substituer progressivement à sa dimension naturelle, semble au contraire sen rapprocher, y jouer un rôle de plus en plus actif. La logique des manifestations évolutives le dégage avec une netteté croissante.
Jai déjà indiqué les répercussions quentraîne cette situation scientifique du point de vue de la nature, de son histoire humaine. Maintenant renouant avec le second thème de ce travail je vais en analyser les implications du point de vue de la société, notamment à propos de la genèse des premières organisations sociales humaines. A larrière-plan se profilent une convention la société sort de la nature une question comment la société surmonte-t-elle le désordre inhérent à la nature ? une définition la société est une réalité seconde. Convention, question, définition qui, selon le poids quon leur donne, orientent tous les essais théoriques.
Pour lhomme, létat de nature est son passé, létat de société son présent et son futur. La discontinuité est complète : toute tentative de rétablir un lien présumé rompu est qualifiée de retour. Elle prend nécessairement figure de situation exceptionnelle, signifie un danger : « Et lorsque les idéaux et les institutions de la culture échouent à satisfaire les besoins humains universels, toujours sélève le cri de retour à la nature . » A aucun instant les efforts sociaux ne se diluent à se répercuter sur le domaine proprement organique ou inorganique, à contribuer aux échanges courants des forces matérielles en les façonnant. Ils sont entièrement consacrés aux relations politiques, religieuses, économiques : « On admet, écrit Algirdas-Julien Greimas , selon la description de C. Lévi-Strauss, que les sociétés humaines divisent leur univers sémantique en deux dimensions, la culture et la nature, la première définie par les contenus quelles assument et où elles sinvestissent, la seconde par ceux quelles rejettent. » Lapidaire, parce quelle délustre une pensée autrement plus subtile, cette formule nen traduit pas moins un sentiment commun. Les hommes, organisés en collectivité, retranchés pour ainsi dire dans la biosphère, exploitent ses ressources, lui appliquent leurs savoirs par le truchement de leurs artifices. Ils nont ni le projet ni la possibilité de la conditionner ou dinterférer avec ses processus essentiels. Grâce à dautres artifices, ils imposent silence aux passions qui les habitent, réfrènent les tentations de transgresser les limites imposées. Maîtres de la terre comme deux-mêmes, leur être est dexception.
Le passage de la forme de vie animale la plus élevée à la forme la plus élémentaire de vie humaine est investi dune aura sacrée. Le moment primitif aurait le privilège de la transparence ; sa particularité serait de révéler dun seul coup luniversel, les matériaux bruts que nous navons cessé de travailler depuis. Partant des commencements difficiles, lointains mais authentiques, on cherche à découvrir les fondations permanentes des institutions et à extraire, des alluvions déposées ultérieurement, lessence de la sociabilité. Les collectivités de primates et celles des premiers hommes en représentent le degré zéro. Leur reconstitution, que lon croyait conforme à la réalité, à des fins de comparaison, en tant quétats culturels dont se sont dégagés les états sociaux, sest opérée suivant deux modèles complémentaires : lun ramenait leurs propriétés à celles des organismes individuels qui les composent, lautre les assimilait à un agrégat instable dindividus. Dans loptique du premier modèle, la société animale, à la différence de lindividu biologique, na rien de spécifique ; dans loptique du second, la spécificité de la société animale vis-à-vis de la société humaine est dêtre biologique.
Sur ces bases, le sens de lévolution se laisse décrire aisément. Initialement, la nature interne se confond avec lindividu, unité psychobiologique constitutive, les instincts ou forces primaires de lorganisme agissant partout où existent des êtres animés ; la nature externe comprend lensemble des milieux matériels. Lindividu humain, mû par une énergie intrinsèque, sans liens préférentiels, a, dans cette hypothèse, une existence rigoureusement déterminée et indépendante, forgée au cours de lévolution, lui donnant les moyens de sadapter partiellement à lentourage physique qui lui est dévolu. Étant relativement autonome, rien ne lempêcherait de rester à lécart, de satisfaire seul ses besoins, nétaient les imperfections inhérentes à lespèce et les exigences de la procréation :
« Il se peut, écrit David Bidney , que lindividu satisfasse sa faim, son besoin dabri et son besoin de repos sans laide de la société. Dautres besoins, tels que la reproduction, de toute évidence exigent des institutions sociales. » Les instincts, montages génétiques, directement liés à lorganisation anatomo-physiologique, transmis héréditairement, de par leur spontanéité, leur uniformité, sont les noyaux irréductibles de tout comportement. Le règne animal les connaît à létat pur. Soumis aux injonctions des appétits antagonistes, réagissant automatiquement à des stimulations stéréotypées, les animaux offrent le spectacle dun monde désordonné ne connaissant ni retenue ni délai et manquant des moyens de commander aux pulsions qui les mobilisent. Les enfants et, pourquoi pas, les sauvages en sont proches, animés par des impulsions, surtout sexuelles et agressives, sans égard envers autrui ou les intérêts supérieurs de la communauté. Lanarchie et la promiscuité régneraient parmi les animaux, primates inclus ; elles sont potentielles parmi les hommes, manifestant leur côté naturel.
A lopposé, la société est un système dérivé, hiérarchiquement supérieur, intégrant la somme des sujets humains dispersés en familles, classes, collectivités régionales, dotées de normes, de religions et de pouvoirs, comme une langue superpose à la multitude des phonèmes une syntaxe les obligeant à saccorder, à se ranger dans des mots, des phrases et des messages. Elle a aussi la vocation dimposer des restrictions aux instincts, détournant les énergies organiques vers des objets compatibles avec létablissement de rapports inter-individuels stables et continus. Lascèse et la contrainte sont les armes, la parenté le premier barrage, suivi dautres, que dresse lhumanité devant le déluge impétueux de lanimalité. Involontairement, sous la tyrannie des pulsions, les hommes seraient pareils à cette race des Barbares, dont les murs indécentes suscitent la vertueuse colère dHermione : « Le père sy unit à la fille, le fils à la mère, la sur au frère ; les amis les plus chers sentrégorgent, et la loi ninterdit rien de tout cela . » Ces accouplements, engendrant conflits et rivalités, feraient obstacle à la coopération nécessaire, à létablissement de relations durables. Dans ces conditions, personne ne consentirait à des sacrifices, imposant de surseoir à la satisfaction de ses tendances égoïstes, immédiates, afin daider son congénère ou lenfant, encore impuissant, à devenir adulte. Léquilibre densemble menacé, la continuité du lien entre générations compromise, lindividu lui-même court à sa destruction ou amène la destruction de ses proches. Doù le recours à des mécanismes éliminant les tensions délétères, linvention de la loi comme instrument propre à domestiquer les hommes et mettre un terme à la violence originelle : « La fonction fondamentale de la loi, affirme Bronislaw Malinowski , est de freiner certaines tendances naturelles, de limiter et de dominer les instincts humains, et dimposer un comportement obligatoire non spontané ; en dautres termes, dassurer un genre de coopération basé sur les sacrifices et les concessions réciproques en vue dune fin commune. Pour accomplir cette tâche, il faut que soit présente une force nouvelle, différant des dons innés, spontanés. »
La plupart des formations culturelles sont nées au cours de ce travail dépensé à contrecarrer les penchants agressifs ou érotiques, à écarter la menace quils représentent pour la coexistence dun grand nombre de sujets dans un espace déterminé. Sous la surface unie des alliances, des valeurs, des rituels pédagogiques, des créations artistiques ou scientifiques, sourd le mouvement incessant des désirs subjectifs illimités, le souvenir ou la réalité de la haine, du tumulte instinctuel, de la guerre de tous contre tous. Que la croûte se craquèle, que la barrière des multiples garde-fous cède, on assistera « à la confusion des âges, au mélange des générations, à la désorganisation des sentiments, à un renversement brutal de tous les rôles » . La société sest formée, dans des temps immémoriaux, afin de prévenir cette catastrophe. Elle est gage du triomphe remporté sur la spontanéité naturelle qui la précède et lentoure, sur lindividu hanté par des tentations obscures, adhérences résiduelles au monde animal. La répression est le visage que prend ladaptation lorsque lévolution touche lhomme.
Elle est aussi, le second modèle le suggère, le commencement dun ordre à part, transformant les associations instables à lintérieur de lagrégat biologique en liaisons stables du système social exclusif à notre espèce. Avant nous, les congrégations dindividus obéissent aux cycles hormonaux, à la périodicité de lstrus, à la distribution des naissances, autant de paramètres indépendants ou presque, dont les effets combinés sont imprévisibles. Les rencontres de mâles et de femelles en vue de la procréation ont lieu au hasard. Lattitude dun animal envers un autre animal est versatile : il ny a pas de distinction entre le jeune et ladulte, le membre du groupe biologique et létranger. A linstar de la main invisible commandant les transactions des échangistes sur le marché, une main invisible dirige dans la nature les mouvements des sujets isolés. Les préférences des partenaires sont antagonistes : seule la force du milieu, des besoins fluctuants, les oblige à converger vers une cohabitation fragile, sans cesse remise en question. Lhomme a arrêté ce mouvement brownien en séparant, dans la nuit naturelle, le domaine du permis et celui de linterdit, discriminant soi et autrui, imposant les règles de leurs déplacements sur léchiquier collectif dans le mariage, la production et les communications. Véritable démon de Maxwell, guidé par les lois de son esprit, il a institué, dans le grand jour de la culture, des écarts là où il ny en avait point, redressé le cours dune histoire qui allait vers un désordre croissant. Le grand physicien anglais, on sen souvient, avait imaginé un démon posté au seuil par où devait nécessairement passer un gaz quelconque en provenance de deux enceintes différentes où régnait la même température initiale. Agissant sur une vanne imaginaire, il pouvait autoriser ou empêcher la circulation des molécules sans aucune dépense dénergie, plus exactement laisser passer dans un sens les molécules lentes à faible énergie et dans le sens inverse les molécules rapides à haute énergie. Au bout dun certain temps, lune des enceintes était réchauffée, lautre refroidie, et ceci sans perte ni transformation dénergie.
Les codes matrimoniaux, linguistiques, économiques que les sociétés ont édictés ont eu des conséquences « démoniques » analogues. Le déroulement de chaque existence individuelle suit une direction précise, elles se combinent harmonieusement, les groupes biologiques reçoivent une place définie dans le tableau des alliances perpétuées par le système total qui les comprend. Comme dans les enceintes manuvrées par le démon de Maxwell, la mesure subroge la démesure et laltérité, lidentité. Le processus de sélection rend possible ce démarquage qui a pour résultat historique lopposition de la culture à la nature.
Selon cette vision théorique, la société humaine naît, pour sy opposer, de son contraire organique, individuel, animal, comme dun néant ou dune nébuleuse, après une période dhésitation chez les peuples sauvages « naturels ». La primitivité, fait et idée, atteste la genèse des différences et de lantagonisme fondateurs de notre réalité spécifique. Elle indique moins linstant dun commencement que celui dune rupture, moins les attributs dun état des communautés humaines que la génération, la création de ces communautés à partir de ce qui pourrait être tenu pour un accident ou un rien. Du préhumain à lhumain on suit une progression indistincte sur une échelle de valeurs et de complications. Nos sociétés, surtout les plus récentes, sont décrites comme à la fois les plus accomplies et les plus complexes. A chaque étape du développement, elles contiendraient moins de naturel et plus de culturel, supprimant toujours plus le premier pour favoriser le second. Leur qualité dexception et dunicité invite à chercher une cause exceptionnelle, à les lier à un événement unique. La supériorité de la société devient ainsi le principe explicatif et le phénomène à expliquer. Cest pourquoi on cherche toujours à rendre compte de la formation du lien humain par des raisonnements qui légitiment en même temps sa perdurabilité et justifient ses avantages. Nous lavons constaté. Lémergence de la société la causalité savère dès lors exceptionnelle est associée à la nécessité de surmonter un passé animal, décarter limminence dune rechute au cas où les « trous » de la nature ne seraient pas bouchés, ses imperfections rabotées, ses manifestations combattues. Elle y parvient en imposant sa discipline aux individus, en se rendant indépendante deux. La turbulence des instances organiques, la promiscuité des rapports, mais aussi la rareté des ressources dans le monde, la fertilité envahissante des populations, ou limmensité des puissances matérielles, sont citées parmi les manques ou les menaces qui ont appelé et continuent à appeler de notre part une réponse collective vigoureuse afin de combler les vides ou de réduire les excès. Les coutumes, les institutions, les prohibitions que les hommes se dictent mutuellement sont dirigées contre le fonds biologique qui demeure en eux, contre lincertitude de leurs comportements individuels. Si tout dans lunivers et en nous-mêmes avait fonctionné harmonieusement, le phénomène social naurait aucune raison de se singulariser. Il est là, nous lavons produit, péniblement, dans lintention de corriger, quand le besoin sen fait sentir, léconomie défectueuse de lunivers ou de lorganisme, bricolage hâtif dune espèce aux prises avec les rigueurs dun environnement inclément et dune force psychobiologique débordante. Limposition dun contrôle, dune régulation contractuelle des interactions, est à la fois la solution apportée à un problème général qui navait pas été résolu à léchelle animale, et le moyen prothétique imaginé pour faire face à nos adversaires. Contrôle et régulation définissent la société qui sappuie sur eux comme une négation de tout ce qui est inclination psychique spontanée, différence des sujets agissants, donnée naturelle en nous et hors de nous. Ils la situent aussi comme une réalité secondaire quant à sa genèse, son importance dans la vie de tous les êtres, lhomme excepté. Aux yeux de celui-ci, elle assure, devant les tendances contradictoires, chaotiques, devant la tyrannie des besoins et des congénères, léquilibre et lharmonie ; elle incarne la loi morale au-dedans de soi, la solidarité avec les proches hors de soi. Mais, même dans ces cas, elle demeure une réalité demprunt.
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II. Du désordre biologique et animal.
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Ensemble ou seuls, cela ne fait aucune différence, les animaux demeurent dans la même condition, abandonnés aux vicissitudes de leur biologie. Ensemble les hommes sont dans la société, seuls ils sont soumis aux impératifs de la nature : environnement contraignant, hérédité inflexible. A mi-chemin, lhomme policé intériorise le réel dans lindividuel, ramène la diversité des pulsions à luniformité des règles, subsume la variété naturelle sous lidentité culturelle. La route qui nous a éloignés de la plupart des espèces a été longue. La vigilance constante face à ce qui nous reste de cette évolution est la condition primordiale de notre originalité et de notre survie. Ceci explique pourquoi notre vie commune, afin de rester humaine, est, doit être une combinaison doppressions et de renoncements, de déguisements et de satisfactions continuellement remises. De cette manière, nous évitons le désordre qui rôde autour de nous dans le règne animal, en nous-mêmes, anciens animaux. Une dualité intrinsèque caractérise notre espèce et nous subsistons dans les deux cadres irrémédiablement hétérogènes de linné et de lacquis, de lindividuel et du social. « Il y a donc là deux grands ordres de faits, déclarait Claude Lévi-Strauss , lun grâce auquel nous tenons à lanimalité par tout ce que nous sommes, du fait même de notre naissance et des caractéristiques que nous ont léguées nos parents et nos ancêtres, lesquelles relèvent de la biologie, de la psychologie quelquefois ; et dautre part tout cet univers artificiel qui est celui dans lequel nous vivons en tant que membres dune société. » Toute instance jugée supérieure, spécifique à cet « univers artificiel » la raison, la science, lart, la civilisation, la communication symbolique vise la suppression dun besoin impérieux, dun processus organique autonome, universel ; nous sommes implicitement invités à la conserver si nous ne voulons pas retomber dans la confusion de nos prédécesseurs non humains, ni rester sous la tyrannie de lhéritage ancestral, privés de la solidarité collectivement organisée. Le choix nous est dautre part refusé. Le départ de létat naturel a eu lieu à une époque très reculée, et que cela plaise ou non, la société contient, encastrées dans sa structure, les conditions la prohibition de linceste, la langue, les techniques qui ont rendu ce départ définitif. Réduite à sa plus simple expression, voilà la trame de la conception qui justifie bon nombre de nos institutions, sous-tend nos théories biologiques et sociales, et, à loccasion, inspire linterprétation de notre expérience quotidienne.
On est cependant amené à soupçonner de plus en plus que la fascination exercée par un ordre humain opposé au désordre animal, la phobie éprouvée devant ce qui est spontané, organique, instinctuel, le génie dépensé à dresser des barrières sur notre pourtour ont conduit à une vue inexacte de nous-mêmes, de lunivers animé et inanimé en général. Les récits portant sur les communautés animales (ou primitives), sur les pulsions « bestiales », sexerçant sans frein et sans mesure, si entremêlés de terreurs affectives, de lieux communs, doivent leur consistance à la complicité du récitant et du public. La lutte pour la vie confondue avec la lutte pour la nourriture, pour la possession dun mâle ou dune femelle, totalement aveugles à leur identité réciproque et à leurs positions sociales respectives, participait sans doute possible de ces fictions quil est licite dinventer lorsquon sait ne pas trop presser lexpérience. Ce qui a été fait en considérant la tempérance, cultivée, des désirs agressifs ou sexuels, la redistribution des énergies biologiques innées, la fin de la promiscuité animale, comme des événements motivés objectivement, ayant effectivement eu lieu dans lhistoire. Je ne nie pas lexistence de ces conflits, de ces dissipations, attisés par les tendances les plus diverses. Ils ne sont cependant pas des conséquences aussi inéluctables quon veut bien le dire de la réalisation de ces tendances.Dans de nombreuses sociétés, le père, le fils ou les frères partagent paisiblement la même épouse, la mère, les filles et les surs partagent, sans rivalités outrancières, le même époux. Les rapports incestueux ne sont pas absents parmi les hommes, ni nécessairement abhorrés, ni condamnés toujours. Lantagonisme, dans tous ces cas, cède le pas à la cohabitation paisible, et les disputes éventuelles sont parfaitement maîtrisées, comme latteste la diffusion de la polygamie et de la polyandrie. Dailleurs, nous sommes mal avisés de voir dans la société humaine lavènement dune organisation harmonieuse à la place dune vie naturelle, foncièrement déréglée ou défectueuse, de la tenir pour une réaction adéquate aux forces menaçant la coexistence stable des individus des autres espèces. Au lieu de céder à un sentiment de triomphe, il vaudrait mieux se rappeler que, sil y a peu de vertus que les cultures ont négligé de prôner, il y a encore moins de crimes devant lesquels elles ont reculé. Si les lois, les prohibitions et les coutumes ; la famille ou la hiérarchie ont été conçues, comme on le prétend, afin de mettre un terme à la violence disruptive des pouvoirs organiques auxquels sont soumis les autres espèces ou les individus isolés, jugées à leurs résultats elles semblent avoir échoué, entraînant des conséquences contraires à celles que lon escomptait. Nous pourrions, au vu de leurs effets lobservation comparative nous lassure revenir sans crainte aux lois inconstantes de la jungle qui continuent, paraît-il, à agir en nous et hors de nous. Le bilan que le zoologue dresse de la vie des animaux est rose en regard de celui dressé par lhistorien ou, plus modestement, par le profane ayant atteint lâge mûr vers le milieu de ce siècle. Lexpérience collective, laération des peurs et des préjugés, le peu dattrait dune humanité déçue pour une animalité ou sa propre animalité inutilement humiliée, inclinent vers une plus grande lucidité. On admet que ce qui a été attribué à la nature, la séparation que lon sefforce de mettre en lumière, est une somme de projections, démotions, de situations internes à la société et à lhomme, dans une réalité méconnue, plutôt quune représentation exacte de celle-ci. La confrontation de ces projections à la réalité les infirme immanquablement. Sur deux points en particulier, le démenti de ce que lon avait cru fermement est évident :
1. La notion dindividu donné, irréductible à une autre unité danalyse, sapparente à celle datome insécable dans les théories mécanistes, élément de construction à partir duquel se constitue la matière, contenant de ses propriétés essentielles. Cest lui qui est censé être le porteur de lhérédité et détenir les comportements innés. Ses qualités proviennent de ce quil affronte directement le milieu ambiant : la lutte pour la vie serait en grande partie une lutte assurant la survie du plus apte ou du plus fort. A cet égard, chaque individu représente toute lespèce, il est biologiquement complet, fermé. Les structures complexes, notamment sociales, seraient des assemblages déléments simples, se conservant tels quels, comme les éléments chimiques purs dans les combinaisons. La notion, à linstar de celle datome physique indivisible, subit une éclipse. Nous savons que lindividu exprime une configuration transitoire, prête à assurer la transmission dune substance héréditaire, contenue dans ses chromosomes, mutant à son insu. Le métabolisme des cellules, les mécanismes de croissance sont sous la commande dun code contenu dans les acides nucléiques de la double hélice fondamentale, communiqué à laide de messages chimiques appropriés. Les facteurs déterminant les attributs organiques, la naissance et la mort, travaillent suivant un programme protégé autant que faire se peut contre les accidents ; ils sont précontraints, prédisposés, agencés de manière à répéter indéfiniment leur action. Ensemble ils reproduisent larchitecture régulière de lespèce et non pas celle dun sujet isolé. Celui-ci se définit sur une grille de distribution des divers complexes génétiques : ce quil est ne représente quune version de ce quil est susceptible dêtre. Virtuellement dautres sujets possibles sont esquissés, capables de se réaliser lorsque les circonstances se prêtent à léclosion de limprévisible. Lévolution lenvisage en tant quélément dune population où les organismes, loin dêtre les exemplaires identiques dune série itérative, offrent de nombreuses variantes. Lespèce correspondant à une telle population est définie en tenant compte de la gamme entière : un individu ou une classe dindividus, pris séparément, en donnent une image particulière et vraisemblablement biaisée. Le collectif est dans lindividuel et lindividuel dans le collectif même du point de vue du biologique, de linné. Cette constatation déplace le centre de gravité de lorganisme singulier vers les groupements, de la clôture des êtres vivants à lintérieur dune hiérarchie classificatrice vers linterdépendance réclamée par la combinatoire générale des agents génétiques.
Parallèlement, le libre et illimité déploiement des instincts afférents à un sujet indépendant de ses congénères ou au règne animal, conjurés ou dissimulés dans linteraction avec autrui, dans le règne humain, est une image en train de jaunir. Il était trop commode de les réduire à des mobilisations énergétiques, se déchargeant aveuglément, sans mesure et sans objectif. Il était contraire à la logique de leur attribuer pour seul effet, redoutable, la dispersion des animaux, obligés de séviter, afin desquiver les tensions provoquées par une rencontre où lun des antagonistes était certain de lemporter, impitoyablement. Seul lanimal économique poursuit son intérêt exclusif ; lanimal biologique est mieux avisé. Certes, les actes instinctuels jouissent dune grande autonomie, et leur déroulement implique uniformité et automatisme. Pourvu que la stimulation soit suffisante, leur déclenchement est assuré de manière relativement simple . Toutefois, observés rigoureusement, les comportements corrélatifs, surtout les comportements sexuels et agressifs, les plus étudiés, nont rien doutrancier, de purement brutal, quant aux buts. Des conventions qui ne doivent rien à lanatomo-physiologie ou au milieu habituel confèrent un sens aux mouvements de stimulation et de réponse, sens reconnu uniquement par les membres de lespèce. Le battement de la queue est un indice de paix chez les chiens et un indice de menace chez les félins. Le rapport qui unit la capacité à mettre en action le schéma inné de lespèce et la fonction est arbitraire. Sous langle de la fonction, le lien du mouvement caudal avec la paix ou la menace aurait pu être changé, leffet nen aurait pas été affecté. Le geste qui déclenche une approche ou un évitement doit sa force à la convention et à aucun autre facteur. Dans un grand nombre despèces, les combats sont soumis à une étiquette, au respect des relations collectives, attestant une ritualisation remarquable. Un code existe, partiellement inscrit dans le matériel génétique, partiellement appris, et chacun le suit. La virulence est réglée, les conséquences destructives sont bloquées grâce à des dispositifs appropriés. On sait que les membres dune espèce évitent en général de se heurter directement, et que ce comportement sobserve encore plus rarement chez les animaux en liberté que chez les captifs. Parfois les sujets cherchent uniquement à réduire au minimum les occasions de conflit. Les félins en liberté marquent leur passage par des traces dodeur, supprimant ainsi le désagrément de rencontres inopinées avec les affrontements quelles entraîneraient ; chacun peut détecter lautre à la trace, connaître sa position, lapprocher sil le désire. Les rapports hiérarchiques servent aussi à diminuer lagressivité et à modérer les combats, comme on le remarque dans la plupart des sociétés daffiliation. Une autre façon de freiner la violence des luttes consiste à les ritualiser, en totalité ou en partie. Les comportements cérémoniels sont destinés à régler les disputes sans faire appel à la brutalité, ou à mettre un terme au corps-à-corps avant quil nentraîne des dommages irréparables. Dans les conditions qui règnent naturellement ceci vaut pour les loups comme pour les simiens le vaincu a la ressource de senfuir, ou de faire la preuve de sa soumission en prenant une posture destinée à apaiser son adversaire, bien souvent en lui présentant une partie vulnérable de son corps.
Les instincts sexuels suivent un modèle de régulation similaire. Les rencontres antagonistes ou celles daccouplement sont minutieusement ordonnées, assurent conjointement la survie et la satisfaction des besoins des partenaires. Les conduites instinctuelles ne sont pas inertes : elles consolident les liens intra-spécifiques et les renouvellent au gré des circonstances. Loin de disloquer les groupements animaux, ces conduites sont un ferment dattirance, de rassemblement, stimulent la co-présence spatiale et temporelle des congénères désirés. Lindividu subordonné recherche lindividu supra-ordonné, lagresseur lagressé quil épargne, pour ne rien dire des manuvres « sexuelles » au cours de la quête dun mâle ou dune femelle par ailleurs désignés grâce à des indices sociaux ou physiologiques. Linné nest donc pas nécessairement source de désorganisation, contraire à la vie commune, à une finalité qui lenglobe.
Ainsi lorganique ne se confond pas avec lindividuel, ni linstinct avec lautonomie, la spontanéité dune manifestation défiant un contrôle interne à résonance collective. Le sujet plongé dans une situation dinteraction est aussi biologique ou biologiquement aussi pur quun sujet isolé. On pourrait même soutenir le contraire. Chez les animaux captifs, on a relevé linachèvement des actes instinctifs par diminution de lintensité des réactions intimes ou par perte de leur portée biologique au cours de leur déroulement, vu la modification des conditions externes usuelles. Quant à lhomme ou aux espèces qui sen approchent il est moins « naturel » seul quassocié à ses congénères. Les preuves et les hypothèse avancées en anthropologie, en psychologie, à propos des enfants sauvages, des sauvages enfants, dun résidu animal décelable dans chacun avant quil nentame le commerce avec un autrui adulte, civilisé, ou sil évite tout contact avec la société ou la culture, perdent leur valeur heuristique. Je veux dire par là que tout individu demeurant séparé ne représente pas notre fondement organique : il manifeste plutôt une carence neurologique, physiologique, psychique. Les appareils sensoriels, instinctuels, intellectuels, à linstar de ceux de nimporte quelle espèce relativement évoluée, sont prédisposés et structurés épigénétiquement en vue dune interdépendance, dune maturation des capacités à communiquer, à agir dans le cadre dun groupement spécifique. « Les anthropologues en sont venus à comprendre, déclare-t-on , que lévolution du comportement de lhomme, en particulier son comportement social, a joué un rôle que lon ne peut dissocier de son évolution biologique. » Les moyens ou la justification nous manquent de comparer, en observant les animaux ou même les enfants, un développement normal, indépendant, dune pulsion ou dune faculté que lon serait en droit de qualifier rigoureusement dindividuel, avec un développement défini, par contraste, comme collectif. Le laboratoire parvient à les créer, la réalité ignore la distinction.
Généralement, cependant, hors des jardins zoologiques et autres endroits de réclusion ou de captivité, les propriétés organiques dun être animé sont parachevées et non pas déviées ou contraintes par le côté social. Compte tenu du caractère hautement coordonné, maîtrisé des comportements, considérer ce côté comme antinaturel, comme un système surajouté de contrôles a posteriori, paraît inutile et artificiel. A vrai dire, les interactions collectives et les phénomènes biologiques convergent demblée, se modulent à chaque étape importante de leur expression. De manière concertée, ils se remplacent ou se relaient afin de contribuer à un résultat, à une structure quils partagent. Les premiers ne sont pas tout ordre, harmonie, acquis, ni les seconds tout désordre, mécanismes platement itératifs, inné.
Les conduites dexhibition et de parade, de substitution, darrêt dune séquence de mouvements spontanés, abondent dans le règne animal. Les « cérémonies » y sont aussi importantes et plus fréquentes que le passage à lacte. Elles révèlent la puissance et la retenue des pulsions inhérentes à lespèce, leur faculté subtile dautomotivation et de rétroaction, le fait que, dans le calcul des comportements associés, le lien à autrui est présent dès le départ. Labsence de ce calcul, souvent postulée, est plutôt le signe dun fonctionnement pathologique que dun fonctionnement normal. Les autres espèces, confrontées à des problèmes analogues aux nôtres posés par les instincts de tous ordres et linteraction avec le milieu, ne les ont pas laissés sans réponse en attendant lémergence de lhomme : ils ont imaginé des solutions distinctes des nôtres pour sadapter aux exigences de linterdépendance, de la survie commune. Si, par hasard, il nous arrivait doublier ou de perdre nos règles sociales, nous ne tomberions pas dans une situation danomie ou de non-société : nous retrouverions autour de nous, chez les autres animaux, un capital de normes, le modèle de différents ordres sociaux. Il est superflu de croire que les arrangements culturels auxquels nous avons procédé diminuent les pulsions sexuelles ou agressives du singe ou du loup rémanentes en nous ; leurs formations sociales pourvoient à leurs pulsions, nos formations sociales à celles qui nous sont propres. Nous navons pas à nous préoccuper outre mesure du prétendu passé naturel résidant en permanence dans notre biologie, ce passé sest tiré daffaire tout seul. Si, ainsi que le soutient Konrad Lorenz, les instincts sont assimilables à des organes, sils évoluent, nous pouvons supposer que les nôtres nous sont spécifiques et quils correspondent à une organisation collective particulière : « Lévolution de lacte instinctif dans le système zoologique, écrit-il , nous montre dune manière pénétrante combien il est insensé de vouloir parler de « linstinct » ; nos constatations ne pourront jamais sappliquer quà des mouvements innés, quà des actes instinctifs pour une fraction plus ou moins grande du système zoologique. »
Quelles que soient les raisons pour lesquelles on a établi deux compartiments hétérogènes du réel, de son analyse , en y plaçant sans quils se touchent, en hiérarchie ou en opposition, les processus biologiques et les processus sociaux, la pertinence de lopération commence à nous échapper. Ces derniers ne sont pas plaqués en quelque sorte de lextérieur sur les premiers, la partie individuelle ne préexiste pas, intacte, complète, au groupement spécifique la comprenant. Au contraire, nous les voyons entraînés dans un mouvement commun, entrelacés au niveau de lorganisation et de lévolution.
2. Comment lordre social naît-il de son antagoniste naturel ? Sur quoi se fonde la spécificité de chacun ? Quelle est la genèse des différences que nous sommes censés apercevoir entre lun et lautre ? Ces questions dérivent toutes de lhypothèse dune discontinuité, repérée dans le temps, de notre société vis-à-vis de la nature, de lhistoire de celle-là en tant quabandon progressif de celle-ci. Le monde non social est toujours décrit comme étant soumis aux aléas des mécanismes physiologiques, des automatismes non appris, de lélan individuel incontrôlé, de la violence sourde des besoins, manquant dautre part dinstitutions stables et fermement disciplinées. La frontière de cet état a dabord été fixée chez les peuples sauvages, fluctuants dans leurs conduites, débordés par les désirs, fragiles et démunis devant les forces de lunivers. Dans lesprit dHegel, le Noir représente lhomme « naturel », qui « manque de contrainte. », ne connaît pas « Dieu et la loi ». La culture commençait au-delà, avec la famille, la religion, léducation et la raison. Dès quon cessa de se fier aux impressions des voyageurs, aux spéculations des philosophes, et quon connut mieux ces peuples grâce à la diligence des anthropologues, on constata quaucun des traits exclusifs de la culture la domination de- ladulte sur le jeune, du mâle sur la femelle, lexclusion de létranger, linfanticide, la coopération, léchange, les croyances irrationnelles, linterdiction des jouissances fondamentales, etc. ne leur manquait, et que leur nature était profondément sociale. Ce que, à sa manière, Sigmund Freud tenait encore à apprendre à ses lecteurs en écrivant : « Nous ne nous attendrions certainement pas que la vie sexuelle de ces pauvres cannibales nus soit normale, au sens que nous donnons à ce terme, ou que leurs instincts sexuels soient soumis à un grand degré de restriction. Nous trouvons pourtant quils se proposent avec le soin le plus scrupuleux et la plus grande sévérité déviter les rapports incestueux . »
La frontières se trouva ipso facto reculée vers les espèces non humaines. Les descriptions et les attributions de létat non social restaient les mêmes : seuls le contexte et le sujet furent changés. Mais les notions dindividu et dinstinct qui les étayent sont, nous lavons vu rapidement, en instance de rectification. Les ethnologues, comme les anthropologues avant eux, sont allés étudier de près lexistence des populations « sauvages ». Leur promiscuité animale, la réalité des groupes exclusivement biologiques « naturels », bref, pré- ou antisociaux, ne résistent guère à lexamen. Nous savons maintenant, de science certaine, que les primates, notre référence parmi les animaux, le totem de notre espèce, ont une organisation sociale stricte, ce qui veut dire une activité sexuelle, des modes de communication, de rencontre, etc., exprimant une certaine régularité, des normes permanentes, différentes des nôtres, mais enfin des régularités et des normes conservées solidairement et transmises soigneusement. A la limite, on serait en droit de dire que la promiscuité est notre crainte et notre problème ; ce nest pas une calamité prête à sabattre sur les groupements de simiens. Là où elle apparaît, il sagit dun accident : « La promiscuité aléatoire est rare et résulte en général de quelque rupture sociale . » On a donc pris un cas exceptionnel pour définir leur état naturel et notre état social pour ce qui leur est coutumier. Il semble que certains aient de la peine à admettre cette continuité. Malgré la qualité des observations, beaucoup hésitent encore à renoncer à des concepts élimés et cherchent à reconnaître les faits tout en essayant den minimiser la portée : « Un groupe biologique « naturel » est amorphe, écrit un anthropologue américain , sauf en ce qui concerne la domination, les couples sexuels, sil y en a, et les dyades mère-enfant. » Daprès quel critère les groupes biologiques sont-ils jugés amorphes ? A partir de quel instant une hiérarchie, les couples reproducteurs ou nucléaires sont-ils acceptés comme sociaux ? Cela ne nous est pas dit explicitement. Le sentiment de cet anthropologue contraste avec celui des zoologues et des ethnologues dont jai rendu compte à plusieurs reprises.
Si la valeur des phénomènes de hiérarchie et dassociation chez les primates est réduite à si peu de chose, je présume que lunique raison en est la nécessité de garder intacte une vision qui, présupposant la carence du dynamisme social en ce qui les concerne, situe là lécart du règne animal au règne humain. Pourtant, il ny a pas plus de « horde », de communauté uniquement organique, instinctuelle, chez eux, quil ny en a et quil ny en a eu chez nous. « On ne saurait imaginer plus grand contraste que celui qui existe entre limage naissante dune société ordonnée, note S. Washburn , fondée de façon prépondérante sur des actions sociales obéissant à des motifs affectifs ou coopératifs, et structurée par des rapports de domination stables, et lancienne idée dune bande indisciplinée de singes dominés par un tyran. Les tenants de lévolution, au XIXe siècle, attribuaient aux sociétés des hommes primitifs beaucoup moins dordre quil nen existe, nous le savons à présent, dans les sociétés de singes et danthropoïdes vivant de nos jours. » La nouvelle frontière ne savère pas plus résistante ou mieux placée que lancienne. Bien entendu, entre les sociétés humaines et celles des primates, il y a de nombreuses différences manifestes quant aux qualités des individus, au rapport de linné à lacquis, aux cycles déchange avec le milieu, etc., sur lesquelles il est inutile dinsister. Le démon de Maxwell préposé à ces étranges manuvres les a élaborées patiemment, au cours de millions dannées. Mais il y est arrivé en modifiant les coordonnées dun mouvement générateur dorganisations équivalentes, et non pas en réglant lagitation de molécules biologiques ponctuelles. Les essais théoriques successifs de séparer la société de la nature ou de poser la nature vis-à-vis de la société comme son passé ou son double hétérogène ont régulièrement abouti à la découverte dune société autre, de lessence dune société distincte, celle du sauvage, celle de lanimal.
En résumé, la société apparaît comme une réalité positive et primaire analogue à la matière ou à la vie. Elle a sa propre économie née de léconomie de la nature et articulée avec celle-ci. Son existence a été redécouverte, éprouvée des centaines de fois par des espèces différentes. Sa continuité réside dans la capacité de se reformer, de se reproduire et de provoquer des changements lorsque les circonstances lexigent. Nous nexpliquons pas la formation des systèmes biologiques par une anomalie de lunivers chimico-physique : nous navons pas davantage à expliquer celle de la société par une anomalie semblable, à y voir un pis-aller, la réponse à un dysfonctionnement extérieur. Des événements où le hasard a eu sa part lont suscitée avant que les nécessités de la survie, des adaptations successives lamalgament à un grand nombre de processus objectifs. De même que la symétrie bilatérale est préférée à la symétrie radiale, la reproduction sexuelle à la division cellulaire, de même la sociabilité est une option fondamentale diffusée partout parmi les êtres vivants . Elle remplit dans lévolution une fonction décisive, et lon peut se demander si lon a le droit de parler à ce propos dévolution biologique, au sens strict du terme, sans faire violence à la réalité. Loin davoir créé la société, notre espèce lui a simplement imprimé une structure particulière. La nature de lhomme est sociale, disait-on, afin de lopposer aux autres espèces. La nature dun très grand nombre despèces est sociale, constate-t-on, et lopposition ne tient plus sous ce rapport.
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III. Les sociétés « avec » et les sociétés « sans ».
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Rien nautorise donc à fonder la supériorité et la permanence des institutions sur une différence radicale entre deux ordres de réalité, à y voir des réponses accumulées, au cours de lévolution, à linstinct et au désordre primordial, remèdes à une situation qui nen avait pas auparavant. Les exemples étudiés nous montrent une propension constante à définir le passé naturel ou sauvage par labsence dun caractère qui ne se trouve que dans la civilisation. On oppose, à un étage quelconque de la vie humaine ou animale, les sociétés transitives sans parenté, sans règle, sans histoire, sans écriture, sans classe, aux sociétés intransitives avec parenté, avec règle, avec histoire, avec écriture, avec classe. Seules ces dernières apparaissent véritablement sociales, alors que le doute plane sur les premières en raison de leurs manques. La notion de passage devient dès lors essentielle, signalant un développement orienté qui prend par la main les collectivités déficitaires pour les acheminer vers ce qui fait la supériorité des nôtres. Le saut dun tel état présocial ou non social à un état pleinement social ou non naturel comporte lintroduction de lélément absent dans une structure préparée à cet effet et qui le réclame. Retracer la voie suivie pour arriver à ce terme et à cette fin équivaut à décrire la genèse de la culture ou de lhumanité. La différence comblée sexplique par le caractère de lélément choisi la règle, la parenté, etc. au lieu que ce soit la différence constitutive qui rende compte de la manière dont lélément a été engendré. Ne devons-nous pas considérer, non seulement les points de départ de lévolution dans la perspective des points darrivée, mais aussi les points darrivée dans la perspective des points de départ ?
Quelle que soit lespèce considérée, les sociétés qui ont précédé les nôtres ont leurs règles, leurs hiérarchies, leurs moyens de communication, leur mouvement historique, assurément distincts des nôtres mais équivalents. Leurs pierres ne sont pas des pierres dattente mais des pierres dassise, fondations dune construction complète. Leur devenir suit toujours plusieurs trajectoires possibles, subit des arrêts et des involutions, débouche sur plusieurs solutions, toutes réelles. Son tissu est composé des transformations des systèmes densemble, cest-à-dire quelles subissent lépreuve de la discontinuité et de lopposition, reconstituent la continuité et la convergence, opèrent la substitution de facteurs qui se remplacent mutuellement. Les additions et les soustractions auxquelles on attache tant dimportance se ramènent à des conséquences secondaires, et les divers passages ne sont que le reflet formel du mouvement réel. A lintérieur de celui-ci, ce qui advient sur léchelle humaine a sa contrepartie sur léchelle animale, quil sagisse de la régulation des instincts, de la coexistence des individus ou des comportements concertés en vue dune fin. Les interdits sexuels humains, entre autres, ne sont pas provoqués par leur objet. A aucun moment il nest apparu quils visaient des comportements débridés. Ils ont été suscités, pour des motifs propres, par les sujets qui les ont repris, raffinés et transmis.
Le passé dune société nest pas la nature interne ou externe : cest une société autre. Nous étant accoutumés à lidée que notre physiologie, notre anatomie « descendent » de celles des primates, nous devons encore nous faire à lidée quil en est de même de notre corps social. De quelque côté quon regarde, vers le monde matériel ou vers le monde biologique, sa continuité, son autonomie sont certaines. Ses instances sont « conventionnelles » ; dautres instances, chez dautres espèces, sont susceptibles de produire des effets analogues quant aux relations entre milieu et organisme et, sétant élaborées au cours dune période suffisamment longue, dacquérir une inertie qui les rend indispensables. De sorte quune fois les événements ou les actes socialisés, ils conditionnent ceux qui les suivent, sintègrent dans les systèmes dinteraction successifs. La place respective des sexes, des générations, plus tard des catégories sociologiques, a été transposée, impartie itérativement sur la carte des comportements, des normes, avec leurs compléments logiques, dans la chaîne des collectivités qui se sont succédé jusquà ce jour. A chaque étape, une cohérence interne nouvelle a été constituée, une congruence nouvelle avec les facteurs objectifs visés. Dans cet enchaînement, aucune société nest « plus » société quune autre, ni celle des hommes vis-à-vis des primates, ni celle des peuples daujourdhui vis-à-vis des peuples sauvages, de même quun atome électrique nest pas « plus » atome quun atome chimique. Ces comparaisons ont le même fondement que la célèbre constitution dAnimal Farm, de George Orwell : « Article Ier : tous les animaux sont égaux. Article II : certains animaux sont plus égaux que les autres. » Il y a eu vraisemblablement, et il y a eu sûrement, même si nous en connaissons peu ou si nous les connaissons mal, des sociétés meilleures ou préférables. On soupçonne que les nôtres sont préférables ou meilleures que celles des primates tandis que, aux yeux de certains, les sociétés sauvages paraissent meilleures ou préférables aux sociétés civilisées. Linclination à les classer du côté de la nature ou du côté de la culture procède de la conviction que nous sommes en mesure de calculer une échelle de perfection dont nous connaîtrions le degré zéro et le degré cent. Et quelle aurait de plus une réalité tangible, puisque lethnologue, quittant lEurope, la prend pour guide : « Il sagissait déchapper, écrit Jacques Monod à propos dun départ pour une étude sur le terrain , au cercle dOccident, par une épreuve de distanciation qui ne portât plus seulement sur le langage... mais sur tout ce qui me reliait au monde et aux autres, par « immersion totale » dans une culture que je croyais « plus proche de la nature » que la mienne. » Conviction sans fondement, avouons-le, tant elle est basée sur des indices fluctuants et arbitraires. Leur valeur, quant à traduire un état de perfection, est relative à lobservateur, influencée par lesprit du temps. Des distances et des hétérogénéités entre sociétés sont monnaie courante : les analyser va de soi. Il ne nous incombe toutefois pas détablir une hiérarchie et dapprécier leurs qualités, inspirés par les jugements des contemporains ou de la postérité, pas plus que nous ne décidons de lexcellence dune langue parce que nous la parlons bien ou du fait quelle possède un vocabulaire plus fourni. Du point de vue de la méthode, si toutes les sociétés sont également sociétés quant à leurs fonctions, leurs structures et leur correspondance aux circonstances qui les suscitent, mieux vaut alors saisir la nôtre dans une succession qui a débuté très tôt sur larbre de la vie, relever celle des primates. En dautres termes, leurs sociétés daffiliation font partie de notre histoire. Hypothèse qui nous dispense de bâtir le roman de lexistence dun conglomérat rudimentaire danimaux ou dune horde primitive dindividus instables que le texte suivant illustre : « Elle (la société) émerge de la nature dès linstant à jamais indéchiffrable où, sans doute par lintermédiaire du langage, ces hordes préhominiennes découvrent des Nous en face dautres Nous, des femmes et des aliments que Nous possédons, dune part, des femmes et des aliments quils possèdent, dautre part, fussent-ils rigoureusement équivalents » . Les mots « indéchiffrable », « sans doute » et « rigoureusement équivalents » donnent du vernis à cette image dÉpinal, qui pourrait sappliquer à nimporte quelle espèce, langagière ou non ; ils ne la sauvent pas dune caducité théorique que seule la connivence du sens commun retarde. Mais, outre cet aspect de sobriété intellectuelle, lhypothèse a pour elle la vraisemblance : les sociétés daffiliation est-il nécessaire de le rappeler ? ayant précédé celles de parenté, ayant été adoptées et à coup sûr achevées par les hominiens, elles sont un point de départ et de comparaison effectif.
Ensuite, ceci nous amène à traiter lavènement de nos premières conditions de vie collective comme sil sagissait de la succession et non, pas du passage du féodalisme au capitalisme, sans plus. Le changement dun tel système social, à moins que ce ne soit un miracle ou le résultat dune génération spontanée, est un mouvement de formation et de transformation qui, parallèlement à des facteurs novateurs, conserve, dans un contexte modifié, des traits du système auquel il se substitue. Dune certaine manière, lesclavage antique persiste à travers la féodalité et ne disparaît pas complètement avec le capitalisme : De même, les éléments de la société de parenté ne sont pas obligatoirement tous sa création : quelques-uns, provenant des sociétés de compagnonnage et de clique ont été repris dans une combinaison nouvelle au moment où des éléments inédits sinséraient dans une combinaison ancienne, préhominienne. Nous le verrons à propos de lexogamie et de la prohibition de linceste. Le changement qui a eu lieu fut néanmoins un changement de la société animale en société humaine, dune première société humaine non spécifique en une seconde, spécifique. Le fait que ce soit un double changement une organisation sociale commune aux deux espèces, les primates et les hommes, devenant une organisation sociale appartenant exclusivement à ces derniers lui confère une caractère extraordinaire. Extraordinaire, en vérité, par lampleur du bouleversement, mais non parce quil sagirait dun commencement absolu.
Dans ces conditions, la primitivité où lon a lhabitude de voir un commencement, une rupture, linstauration dun ordre dans un système lacunaire par réduction du chaos initial et comblement des manques, est en réalité, si on la compare à son propre passé et non plus à notre présent, un état tardif et évolué. Les écarts de la société à la nature, censés être les jalons de la distance qui sépare celle-là de son origine dans celle-ci, se révèlent être des écarts de la société à elle-même, aux diverses étapes de son développement, les indices de transformations multiples. Bref, il ny a pas de nature avant la culture, il ny a pas dhomme avant lhomme, puisquon ne le trouve pas préexistant à lui-même sur le mode biologique avant de se manifester sur le mode non biologique. Concrètement il a toujours été dans la nature comme un être social et dans la société comme un être naturel : « Lordre naturel, écrit Robert Jaulin , est celui du milieu en lequel, contre lequel et par lequel les espèces vivent et non pas une négation de la culture ou une culture inverse, pas plus que la culture ne constitue une négation de la nature ou une nature inverse. Dun point de vue biologique, la nature de chaque espèce, dont lhumaine, est son mode particulier dexistence, son être dans le monde, sa culture. » A la vérité, le mouvement de la société a changé, le mouvement de la nature aussi. Envisagées dans leur évolution globale, dans leur histoire humaine, la discontinuité absolue et lextériorité postulée sestompent, et lon voit la société sortir continuellement de la nature pour y retourner ; on pourrait comparer linduction des effets réciproques qui sont les leurs à linduction oscillante qui sexerce entre un champ magnétique et un champ électrique. A chaque époque, lhomme ressuscite leur antagonisme, leur assigne de nouvelles frontières, donne un poids différent à lune ou à lautre, institue des modalités différentes déchange, sans pour autant quitter la nature ou intégrer la société, parce quil ne peut faire quil nappartienne à lune et lautre à la fois. Dire quune fraction de lhumanité est plus proche ou plus éloignée quune autre de létat de nature na pas davantage de sens pour le passé initial que pour le présent évolué. Il est donc vain de vouloir prouver à tout prix que lhomme est un être unique, puisque et ce fait na rien de dégradant la société et la nature qui lui sont propres se placent dans la suite des créations que suscitent dans lunivers des espèces dont la nôtre est peut-être la plus récente mais ne sera pas forcément la dernière.
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Chapitre VII.La chasse et la parenté : premières constatations
I. Les trois dimensions de lentreprise cynégétique.
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Système de rapports sociaux fondés sur le mariage et la cellule familiale, la parenté forme lossature des collectivités archaïques. Elle sest instituée en même temps que sélaborait le savoir-faire et que sorganisaient les groupes spécialisés en vue de la chasse. Comparée au mode antérieur dexploitation des ressources et dinteraction avec le monde matériel, la chasse entraîne des changements dimportance.
La collectivisation, dabord, porte aussi bien sur ce qui constitue une ébauche de la production que sur la consommation. Les singes et les anthropoïdes se procurent chacun seul leur subsistance. Une fois sevré lenfant ne dépend plus des adultes pour sa nourriture. Sauf cas exceptionnel, mâles et femelles, animaux jeunes ou vieux sont déliés de toute responsabilité réciproque à cet égard. On observe une certaine coordination en ce qui concerne le repérage de nouveaux sites ou la défense contre les prédateurs : son impact sur la vie interne du groupe demeure limité. La diffusion de la chasse et sa séparation davec la cueillette transforment les conditions dexistence. Hommes et femmes se consacrent à obtenir des ressources différentes et complémentaires. Lalimentation régulière des individus appelle une mise en commun de ces ressources et la possibilité dy avoir accès lorsquelles sont présentes. Les liens entre générations en sont aussi affectés . Puisquil faut plus de temps aux enfants pour atteindre la maturité biologique, ils exigent des soins plus nombreux et prolongés. Dautre part, et ceci est surtout vrai pour les garçons, ils ne sont pas aptes avant un certain âge à prendre part aux activités des adultes. Les parents voient leurs charges accrues dautant. Les femmes sèvrent les nourrissons beaucoup plus tard si lon se réfère à lexemple des Eskimos ou des Australiens, lallaitement se prolonge jusquà trois ans au moins, en raison notamment du manque ou de la précarité des autres nourritures et continuent à assurer par la suite leur alimentation et leur transport. De leur côté, les hommes doivent enseigner aux adolescents les disciplines physiques et intellectuelles de la chasse. En revanche, les jeunes ont lobligation, parfois révocable, de pourvoir aux besoins des vieux, de leur réserver une partie de leur butin. Linterdépendance des classes dâge et de sexe, au niveau de la consommation, devient générale.
La cueillette et le fourragement, lobservation des primates latteste, sont des occupations individuelles ; la chasse, surtout aux grands animaux, suppose la coopération dun nombre assez élevé dindividus, leur intégration en vue de laccomplissement de tâches voisines, pour un but qui les concerne tous. Je ninsiste pas ici sur son aspect technique. Je me réfère à larticulation des groupes, à la confiance quils doivent se faire à long terme pour se retrouver périodiquement dans les lieux repérés et désignés, au mutuel secours quils ont à se porter en cas de danger, blessure, etc., à lassurance quils se donnent dexécuter chacun la mission qui lui est impartie au cours des expéditions cynégétiques. La solidarité des mâles, leur fraternité, répondent aux circonstances dans lesquelles se déroulent leurs activités ; le passage de la cueillette à la chasse on peut le comparer au passage de la production artisanale à la production manufacturière représente une collectivisation des moyens et des fins, une subordination réglée des parties au tout. On est fondé à dire quil sagit à la fois dune extension de la reproduction, dont le domaine élargi ne comprend plus seulement la sexualité mais aussi les savoirs, les instruments, les échanges avec le milieu matériel la production en tant que telle ne devenant autonome que plus tard, grâce à laccumulation et à la conservation des biens et dune collectivisation de lensemble de cette reproduction naturelle, au sens humain. Cette prééminence et cet élargissement de lintervention sociale, dans des aspects de la vie dont les groupements de primates ne se mêlaient pas, instaurent le partage des ressources, des occupations et des devoirs, en tant que principe de relation et dorganisation. Dans les tribus australiennes de nos jours si lon admet lillustration lappartenance à un clan ou à une bande obéit à des règles claires ; elle nentraîne nullement lexclusion dautres clans ou bandes du territoire en question. Maintes fois cest le cas des Boschimans et des Eskimos cette appartenance aussi bien que lespace réservé à la cueillette ou à la chasse varient suivant les saisons, de manière à faciliter lexistence de tous. A plusieurs titres, la dépendance réciproque directe colore liens et comportements. Aucune fraction de la collectivité ne monopolise définitivement les richesses, ne se ferme aux individus amenés à participer à ses entreprises, ne mesure son aide à ceux qui la sollicitent en temps de disette ou en cas de maladie. « Refuser de donner, négliger dinviter, comme refuser de prendre, équivaut à déclarer la guerre ; cest refuser lalliance et la communion. Ensuite, on donne parce quon y est forcé, parce que le donataire a une sorte de droit de propriété sur tout ce qui appartient au donateur . » Donner et recevoir, tenir à la disposition dautrui ce qui est à soi sont les impératifs dune convention qui garantit à chaque homme dêtre le partenaire dun autre homme. Faute de quoi il ny a ni bien-être, ni survie.
Ensuite le chasseur est constamment à la poursuite de sa proie. A des époques déterminées de lannée, il lui faut quitter son campement habituel, rencontrer dautres chasseurs pour explorer avec eux les terrains giboyeux. Le gibier qui comprend plusieurs espèces ne se trouve pas toujours à des endroits précis, son importance numérique varie. De son côté, la recherche des tubercules et des fruits implique des déplacements moins étendus mais non négligeables, compte tenu de ce que le groupe doit transporter les enfants et quelquefois les objets indispensables pour camper. Le nomadisme est un style de vie caractéristique pour qui examine ces sociétés à proprement parler volantes : « Comme les chasseurs-collecteurs, écrit Desmond Clarke , dépendent entièrement des ressources naturelles de leur milieu, leur survie est liée à la présence dune réserve de nourriture appropriée, toujours disponible. Ils ne peuvent donc sétablir dans des demeures permanentes mais doivent être sans cesse en route. Pendant la saison des pluies, ils se disséminent pour récolter les nombreux fruits sauvages et autres ressources que lon trouve à cette époque, et pendant la saison sèche, lorsque la nourriture végétale se fait rare, ils se concentrent plus autour des points deau permanents (et, voudrait-on suggérer, font appel à une nourriture carnée). Ainsi le groupe se déplace sans cesse autour de sa réserve de chasse. On a beaucoup parlé des habitudes carnivores de lhomme préhistorique, mais il est certain que les nourritures végétales ont dû fournir une source de provende tout aussi importante pour ses besoins et, pour commencer, étaient probablement de beaucoup la plus importante. Un groupe de chasseurs parcourait probablement un territoire de plusieurs centaines de kilomètres carrés en lespace dun an, allant dun endroit à lautre, se nourrissant de fruits et de racines sauvages à mesure quils mûrissaient ou quils étaient de saison. Pour sassurer une nourriture carnée, le groupe suivait aussi le gibier qui, surtout les troupeaux dherbivores, se disséminait loin des points deau permanents pendant la saison des pluies et, à mesure que les sources temporaires tarissaient, se rabattait sur les rivières et autres points deau permanents à la saison sèche. Ce mouvement saisonnier est une règle de vie que suivent en fait rigidement tous les groupes primitifs de chasseurs-collecteurs et qui offre des ressemblances avec les habitudes des mammifères supérieurs. »
Cette continuelle mouvance nest pas, on le voit, pur désordre. Elle est déterminée par des facteurs constants et a des effets sociaux patents. Les femmes et les hommes suivent des trajectoires indépendantes, dans certaines limites, pour sapprovisionner et mettre à la disposition de la famille ou du clan les biens quils sont censés leur fournir. Les territoires sont répartis entre eux, particuliers à chaque groupe. Lespace occupé, les espèces sont ordonnées en fonction de cette ligne de clivage et de cette alternance des périodes où lun ou lautre sexe récupère sa position privilégiée. Létendue de la collectivité se soumet à ces données. Les groupes doivent rester relativement petits sous peine dépuiser les réserves végétales dune région. Dautre part, la chasse exige, pour être menée à bien, la concentration de plusieurs familles, clans ou bandes. La coordination dans le temps introduit une dimension rythmique dans la société, des périodes de dispersion et des périodes dagrégation corrélatives à une contraction et à une dilatation du groupe. « Le milieu, observait Marcel Mauss , agit, non sur lindividu, mais sur le groupe dans son ensemble. » Des exemples contemporains en fournissent une image.
Daryle Forde nous a donné une description instructive des Blackfoot, tribus vivant de part et dautre de la frontière canadienne. Lanimal chassé est le buffle, et cest lui qui commande, par ses déplacements, les migrations saisonnières. A la fin du printemps et au début de lété, les immenses troupeaux de buffles paissent lherbe des gras pâturages abondants dans les plaines du nord-ouest. A partir de lautomne, le déclin de la végétation disperse les animaux en troupes beaucoup moins nombreuses et plus mobiles. Les chasseurs à leur tour suivent ces règles de peuplement. En été, ils se réunissent en groupes importants, bien encadrés, pour aborder les troupeaux concentrés dans les plaines ; en hiver, par contre, la population se dissémine, en petites unités, à travers le territoire, afin de rechercher séparément des ressources devenues moins abondantes. Ces unités sociales qui se forment pour des raisons objectives évidentes ne perdent pas leur identité en se fondant dans des groupements plus vastes. Chacune dispose dune portion de territoire, séparée des autres par des limites naturelles, cours deau ou accidents de terrain. Elles ont pour centre des hommes apparentés dune même famille, bien que parfois dautres familles ou des individus isolés sy joignent. Les actes de la vie collective, rencontres et fêtes, obéissent à ces modèles de regroupement et de dispersion au rythme des saisons. En été a lieu lassemblée tribale qui se réunit dans un camp circulaire de près de cinq cents mètres de rayon, où les tentes sont disposées sur trois ou quatre rangs de profondeur. Chaque unité y retrouve sa place traditionnelle dune année à lautre. La chasse ayant été fructueuse, son succès est fêté par des festins et des cérémonies. Des charmes, des objets magiques accompagnés des formules rituelles permettant de sen servir séchangent contre des peaux de bêtes et des chevaux. Les associations dhommes se livrent à des danses rituelles. Le moment venu, des groupes effectuent les transactions et négociations prolongées, sous des tentes construites spécialement à cet effet, au cours desquelles certains individus passent dun groupe à lautre. Le rassemblement se termine par la cérémonie annuelle de la Danse du Soleil, qui peut durer plus dune semaine. Lastre est censé conférer prospérité et pouvoir à ceux qui ladorent. La fête précède de peu la dislocation du camp, chaque groupe prenant ses quartiers dhiver dans le territoire de louest, plus vallonné et moins fertile, et retrouvant son indépendance relative vis-à-vis des chefs et du conseil de tribu.
Lexemple des Eskimos Netsilik est aussi révélateur. Habitant le nord et louest de la baie dHudson, ils se dispersent en juin, le groupe étant la famille élargie. Ils vivent sur le rivage où ils ont dressé leurs tentes, puis à lintérieur des terres, pêchant au harpon et chassant le caribou avec larc et les flèches. En août débute la pêche au saumon ; les poissons sont pris au trident en grand nombre, les rivières ayant été obstruées par des barrages. En septembre on chasse le caribou poursuivi en kayak ; en octobre on pêche la truite saumonée, à travers la mince couche de glace des fleuves. Puis les groupes se rejoignent pour la chasse aux phoques. Ces animaux respirant à travers les trous de la glace, il est avantageux de poster un chasseur à chaque trou, prêt à intervenir avec son harpon. Les communautés qui peuvent dépasser soixante personnes vivent dans des igloos sur la mer gelée. Lhiver est la saison de la vie sociale, des pratiques magiques et dautres cérémonies. A propos de lensemble du monde eskimo, Marcel Mauss a analysé finement ce caractère cyclique des rapports collectifs, la phase du rassemblement hivernal étant aussi celle de la communication, de lélaboration des mythes et des contes transmis de génération en génération, dune longue fête où la collectivité célèbre et se célèbre. La construction même des habitations favorise la fusion des familles ; lexistence dune maison dhiver, lieu dassemblée et demeure des hommes, où les adultes mariés et célibataires couchent à part des femmes et des enfants, manifeste lunité de la communauté. La dispersion des groupes en été amorce une nouvelle phase ; sur la terre ferme, la vie familiale reprend ses droits, ce qui diminue, de toute évidence, lintensité des échanges collectifs et atténue lemprise de la société. Lalternance obligatoire de la réunion et de la séparation, du contrôle et de lautonomie, enserre lindividu dans un double lien : il appartient à la fois à une collectivité privée permanente et à une collectivité publique périodique.
Mais un autre facteur infléchit cette alternance. Les ressources végétales et animales fluctuent suivant les années, dune région à lautre, et ce sont elles, en définitive, qui commandent lorganisation sociale, lui imposent sa flexibilité, motivent les déplacements de la population. Les cérémonies, les rituels et le règlement des affaires communes sont reportés, dans ces conditions, aux époques, aux années où le gibier abonde . « La population, notait Marcel Mauss , se condense ou se dissémine comme le gibier. Le mouvement dont est animée la société est synchronique à ceux de la vie ambiante. » Les lois de lhospitalité assurent la soudure, entent la continuité sur la discontinuité, cimentent les liens entre les groupes, chacun se faisant un devoir dinviter à son tour celui qui la reçu.
Le nomadisme brise avec la co-présence, le contact visuel tactile en tant que moyens de reconnaissance et de délimitation du champ social. Il effectue le brassage et la redistribution continuels des individus ou des familles, empêchant la formation de hiérarchies stables, de conduites dappropriation rigides. En contrepartie, linterdépendance des groupes et leur dépendance commune, manifestes, par rapport à des espèces végétales et animales individualisées dans lespace et dans le temps, la possession dun savoir unique partagé, la nécessité de se retrouver afin de mettre en uvre ce savoir et dagir sur ces espèces, situent le tout au-dessus des parties, supra-ordonnent la société aux bandes, clans ou familles qui la composent.
Enfin, la division naturelle de la chasse et de la cueillette transforme, tout en sy appuyant, la distinction des sexes. Celle-ci, de purement biosociale, comme chez les primates, devient différence vis-à-vis du monde matériel. Dans les sociétés archaïques, elle est essentielle et engendre deux champs dactivité nettement séparés. On a observé, par exemple, chez les Ainu, population subarctique, que les activités de lhomme et de la femme étaient très différenciées et ne se recouvraient pour ainsi dire pas. La femme ne sort guère, pour son ramassage et sa collecte, dun espace étroitement circonscrit près du camp, alors que la chasse amène lhomme à parcourir un terrain beaucoup plus vaste. Même lorsque les femmes chassent, les disparités subsistent. Les femmes capturent les petits animaux et ne disposent pour cela daucune arme spécialisée ; elles ont recours à des bâtons, armes improvisées ou se servent de leurs mains nues. Il peut leur arriver, en de rares occasions, demprunter les harpons ou autres objets de chasse masculins. Ordinairement il leur est interdit de sen servir. Dans les chasses collectives, le rôle des femmes se limite au rabattage, et elles ne sattaquent aux mammifères de grande taille que de façon exceptionnelle. Chez les Semang, la différenciation des activités des deux sexes est beaucoup moins marquée, sagissant dune population qui ne pratique la chasse que de manière épisodique et dépend beaucoup plus étroitement des ressources végétales. Chez les Kuchin, peuple de grands chasseurs, au contraire, la séparation est nette et sobserve déjà lorsquon lève le camp. La femme, lourdement chargée, se déplace lentement en ligue droite vers le nouveau camp ; lhomme, ne portant que son arme, explore le territoire adjacent et parvient à destination après maint détour. Pour les Lele dAfrique, la forêt où lon chasse est un domaine exclusivement masculin, tandis que les femmes règnent sur la savane où elles cultivent larachide. La division est si générale quil faudrait plusieurs volumes pour en consigner les modalités par le menu. « Il semble certain que la différenciation du champ dactivité selon le sexe soit un phénomène universel parmi les modernes collecteurs de nourriture. Il se peut que ce soit un caractère écologique de lhomme. Par suite de cette différenciation, la structure de lhabitat de lhomme diffère de celle des primates non humains . »
Cette différenciation connote une complémentarité et une séparation. La complémentarité est objective, aucune fraction du groupe ne pouvant subsister indépendamment de lautre. La séparation, elle, est beaucoup plus importante et significative, puisquelle demande à être étayée, déterminant la plupart des institutions sociales et rituelles. La dissymétrie des sexes en découle comme une conséquence remarquable, dont la reproduction naturelle est un aspect décisif. Afin dobtenir des ressources équilibrées, de répondre aux besoins collectifs, il est nécessaire de développer les caractères spécifiques des hommes et des femmes, et de disposer en quantité suffisante dindividus ayant ces caractères. La complexion sexuelle de ce quil faut nommer, déjà, la force de travail, prend un sens nouveau et savère déterminante. La contribution dun groupe aux résultats de la chasse dépend du nombre des hommes, de leurs qualités physiques et de leur habileté. Ainsi une carence prononcée déléments masculins en état de chasser entraîne une perturbation et met le groupe en état dinfériorité. Par suite, la transmission des facultés, des modèles de coordination sensorielle et intellectuelle, limprégnation psychologique par les propriétés du milieu doivent être distinctes pour les filles et pour les garçons. Le laps de temps nécessaire pour y parvenir nest pas non plus le même. Non seulement linitiation sadresse à des individus de sexe différent, elle est luvre dadultes de sexe différent, qui participent séparément à la chasse et à la cueillette. Chacun des deux univers est ainsi perpétué à part, sous-tendu par des pratiques qui le renouvellent de génération en génération.
La chasse est une occupation collective, tandis que la cueillette demeure largement individuelle. Les liens entre hommes ont tendance à se resserrer et à sinstitutionnaliser, les liens entre femmes restent lâches et épisodiques. La réunion périodique à loccasion des chasses collectives est surtout un rassemblement dhommes, consacré par les activités de ceux-ci, qui occupent le centre de la vie sociale aussi bien que matérielle. Les dissolutions successives renvoient à lunivers particulier de la cueillette, à la prédation individuelle, à la dispersion propre au monde féminin. Les oscillations régulières de la société ressuscitée et de la société mise en sommeil, de la vie cérémonielle successivement retrouvée et suspendue, le retour périodique des mois dabondance et des mois de disette, des « vaches grasses » et des « vaches maigres », portent la marque de la séparation, chaque fraction étant associée de manière symbolique, avec prédilection, à lun des sexes.
Au-delà de cette dissymétrie du facteur masculin et du facteur féminin, cest à une sorte de renversement que lon assiste si lon compare les collectivités humaines aux collectivités des primates ou des premiers hominiens. Dans ces dernières, les jeunes mâles représentaient un surplus, rejeté vers la périphérie du groupe, condamné à disparaître en priorité. La cynégétisation les valorise parce quils sont devenus indispensables et leur donne un pouvoir de négociation avec les adultes inestimable. « Mais les jeunes hommes, observe Luc de Heusch à propos des sociétés de parenté actuelles et ceci a dû être vrai des sociétés passées détiennent un atout appréciable dans le secteur cynégétique : leur force de travail. Ils entrent dès lors dans un double rapport de réciprocité avec les hommes âgés : au sein du clan matrilinéaire, ils recevront une épouse dun oncle maternel âgé ; au sein de leur groupe dâge, ils sont unis à la génération alterne qui mettra à leur disposition une épouse polyandrique, une « épouse de village ». » Ceci vient de ce que leur sous-groupe négatif se transforme en sous-groupe positif, pour la production et la reproduction en général. Le mâle adulte humain, loin de les ignorer, souhaite souvrir, avoir accès aux enfants. Il doit rester en contact suffisamment prolongé avec eux pour assurer leur formation, les entraîner dans le monde où ont cours les relations avec lanimal, qui exercent une si grande fascination. A linverse des fourrageurs-collecteurs, voire des prédateurs, il a également intérêt à retenir les adolescents dont le départ serait une perte sèche pour la collectivité. Il est probable que les efforts que représente linitiation des jeunes seraient découragés si les initiés navaient pas, dune manière ou dune autre, un rapport plus stable avec les initiateurs, et si ceux-ci ne disposaient daucun moyen de les garder parmi eux. Ce à quoi la société sapplique. Lintérêt commun exige que les jeunes mâles, enclins à explorer, vagabonder, ne séloignent pas définitivement pour aller grossir les rangs dun groupe avec lequel leur groupe dorigine ne chasse pas. Dans un sens, et par symétrie, ce sont les enfants de sexe féminin qui deviennent un surplus, une population surnuméraire, une charge aux yeux des familles. « Les parents, disait un informateur indigène à un anthropologue, considèrent souvent quils ne peuvent se permettre de gaspiller plusieurs années à élever une fille. Nous vieillissons si vite quil nous faut nous dépêcher davoir un fils. » La position nouvelle du jeune mâle stabilise les relations des parents avec leurs enfants, en particulier la relation du géniteur mâle à ses fils, et leur confère un caractère de nécessité quelles navaient pas auparavant. Cest là une innovation proprement humaine, une mutation radicale induite par la division naturelle par rapport à tout ce que lon sait de lorganisation collective des simiidés.
Ces divers changements sont solidaires, provenant de la même racine. Collectivisation du processus reproductif, nomadisation des sociétés humaines, division naturelle des ressources humaines et non humaines traduisent un mouvement unique qui modifie les données du milieu et les propriétés de lorganisme, avec pour résultat un renouvellement du mode de fonctionnement social. Les conditions nouvelles dans lesquelles se fait lexploration du monde ont en effet entraîné, contrepartie évidente, une refonte de lunité constitutive, de la régulation reproductive, de la hiérarchie des sociétés daffiliation. La diversité de celles-ci a eu pour répercussion certaine une diversité des solutions adoptées à cette occasion. Nous navons aucune raison de postuler, à tout prix, une uniformité initiale. La pluralité observée dans les collectivités archaïques sexplique, en partie, par la pluralité des matériaux sociaux quil leur a fallu reprendre et retravailler. La parenté les a cependant rapprochées dans un mouvement unique. Ses traits correspondent et se comprennent je ne parle pas de leur détermination qui soulèverait de tout autres problèmes en tenant compte des savoirs et des pratiques que ces collectivités ont été les premières à singulariser et à développer. Ceux-ci tournent, on le sait, autour de trois pivots ; la paternité, limpératif du mariage et la prohibition de linceste. Le premier est la grande innovation des sociétés de parenté, le second représente une nouvelle manière délargir danciens rapports, le troisième prolonge une subordination qui existait déjà dans les sociétés de primates. Aucun de ces pivots nappelle lexistence de lautre, et chacun pourrait, à la rigueur, exister séparément. Mais cest ensemble, liés au soubassement naturel commun, quils soutiennent le dessin basal des rapports de pouvoir et dalliance devenus proprement humains.
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II. Le problème du mâle.
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(1) Découverte de la paternité.
Des sociétés daffiliation, qui ont servi de moule et de conducteur à ces pivots, on a déjà relevé les constances (Chap. II.). La distance qui sépare les groupes mâles, non reproducteurs, des groupes hétérosexuels en est une. Inclus dans lorganisation commune, ces prétendus célibataires forment un groupe appendiculaire, occupent une place à part, reconnue et nécessaire, du système de relations sociales ; ils sont soumis aux autres mâles. Femelles et mâles constituent les groupes de base, sagrégeant séparément dans les diverses occasions qui ont été mentionnées. Leur réunion, sauf chez les gibbons, est le plus souvent polygyne. Elle est marquée par lexistence dune hiérarchie de contrôle : les mâles occupent une position de direction, les femelles une position de suivantes. A lintérieur de ces groupes de base, on relève le clivage du couple nucléaire et du couple reproductif, formés, lun, de la femelle et de sa progéniture, lautre, dun mâle et dune ou plusieurs femelles. Le premier couple, comparé au second, est faiblement hiérarchisé ; seul est perceptible, pendant une période relativement brève, lattachement réciproque des mères et de leurs enfants. Ces couples nucléaires se transforment rarement en couples reproductifs. Les savants japonais ont étudié avec soin le choix des partenaires sexuels chez les primates et en ont conclu que, lors de la formation des couples au printemps, il y a très peu de couples constitués par une mère et son fils. Des mâles adultes aux jeunes, on constate une sorte de coupure, une quasi-absence de liens positifs analogues à ceux quétablissent les femelles. Le mâle adulte considère les jeunes mâles, surtout à partir dun certain âge, comme appartenant à une catégorie subordonnée, avec laquelle il na que des rapports de domination.
La prééminence des mâles reproducteurs, qui entraîne lisolement et le maintien de groupes, aux frontières fluctuantes, de mâles « célibataires » non reproducteurs, la spécificité des couples nucléaires et des couples reproductifs, paraissent, jusquà plus ample informé, définir les sociétés daffiliation décrites chez les primates. Ce sont, notons-le, des sociétés directes. A lencontre de nos sociétés plus récentes, que lon pourrait qualifier de différées, elles existent uniquement à travers les faisceaux de rôles, de tâches, que remplit chaque individu ou chaque fraction du groupe. Les actions accomplies ou exigées sont entreprises et contrôlées spontanément par ceux qui les exécutent, aucun organe extérieur ou spécialisé nayant lautorité ou les moyens de le faire. Lensemble est soudé par des forces internes, à défaut de forces sociales externes ou dune structure qui lencadre et lui impose la cohésion. Les ressources sont celles des différents membres, aucune provision en individus, biens ou territoires nétant réservée à la communauté en tant que telle. Nu en quelque sorte dans lunivers qui lentoure, le corps social se tient fermement grâce à la coordination et au contrôle constants de ses membres.
La chasse y introduit et requiert un certain degré de collectivisation. Elle amène les deux classes de couples propres aux sociétés daffiliation à se fondre dans une unité à la fois nucléaire et reproductive, comme elle associe étroitement la reproduction et la production du groupe en son entier. Les individus des deux sexes sont indispensables pour assurer la subsistance, et les générations engagées solidairement dans luvre de survie du groupe ; les jeunes vis-à-vis des adultes et réciproquement. Les enfants sont devenus nécessaires à la fraction masculine de la population, amenée à recruter des compagnons parmi les jeunes garçons. Quoique lusage terminologique soit répandu même en ce qui concerne les primates, la famille na pu apparaître avant la formation des collectivités de chasseurs-collecteurs : « Bien quune famille nucléaire unité minimale composée du père, de la mère et des enfants serve de base à toutes les études ethnographiques, observe un anthropologue américain , il se peut quelle nait pas existé aux époques primitives. Chez les chasseurs et collecteurs, la famille est fondée sur une forte complémentarité des sexes ; lhomme est surtout chasseur, la femme porte le bois et leau, fait la collecte des graines, garde le camp et élève les enfants. »
Nous venons de voir les motifs qui lont amenée à se constituer. On a attribué son apparition à limpuissance biologique de lenfant, au fait que le prolongement de la période dimmaturation aurait exigé la collaboration dun père et dune mère. Cette impuissance nest pas une pure donnée biologique : elle résulte du développement social et naturel de lespèce. Si les rôles éducatifs des hommes et des femmes ne sétaient pas complétés, surtout en ce qui concerne la formation des garçons et je crois que cest principalement à cause deux que le lien conjugal sest établi sil ny avait pas eu un rapport préalable fondé sur une autre base, lallongement de la période de dépendance vis-à-vis de la mère aurait simplement abouti à un renforcement des attaches avec elle, à une consolidation du couple nucléaire. Linsertion du mâle dans ce couple a dû être un des premiers problèmes à résoudre. Insertion créatrice de tensions, certes. Lagressivité masculine, la tendance à tuer les jeunes au cours des accouplements on la observé chez les babouins et chez les rhésus ou lors dun changement de partenaires, ne pouvaient avoir que des effets délétères. La rivalité, ou lhabitude dessayer de briser les relations des mères avec leur progéniture, allaient aussi à lencontre dune stabilisation des rapports avec cette dernière. Cette stabilisation impliquait quentre lhomme et le jeune garçon sétablisse un analogue du couple nucléaire à lintérieur et sous légide du couple reproductif. Or ce dernier nest pas hiérarchisé, tandis que les relations des deux générations mâles étaient probablement hiérarchisées, comme dans toutes les sociétés que nous avons passées en revue. Sy ajoute la dissymétrie de lenfant ou de ladolescent vis-à-vis des deux groupes : situation dappartenance et différenciée du côté féminin, de soumission et indifférenciée du côté masculin. Par un paradoxe qui nen est un quen apparence, cest dans linteraction homosexuelle que la dimension sexuelle prend un relief social, et non pas dans linteraction hétérosexuelle. Les cérémonies de soumission entre mâles par la présentation des organes génitaux lexpriment clairement. La coexistence prolongée imposait la cessation de ces pratiques. La solution a consisté à rendre hiérarchiques les rapports nucléaires de la mère à ses enfants, et nucléaires les rapports hiérarchiques du géniteur à sa progéniture, cest-à-dire que lon a introduit une distance là où il ny en avait pas et que lon a réduit la distance là où elle existait. La paternité représente la diffusion de lautorité des mâles dans un domaine qui restait auparavant du ressort exclusif du sexe féminin, la rétention des jeunes garçons, à linstar des jeunes filles, dans le groupe reproductif, avec pour conséquence que le père sarroge un droit particulier sur eux. Une relation de consanguinité sinstalle là où elle était méconnue. Les formes prises par la cellule conjugale varient considérablement suivant les sociétés.
Dans bien des cas, le père, la mère et les enfants vivent ensemble. On relève toutefois lexistence de groupes de mères avec des enfants auxquels sajoutent des pères. Parfois les hommes demeurent à part, sunissant périodiquement avec les femmes. Plus rarement, les femmes ont plusieurs compagnons sans former avec aucun une famille proprement dite. Le caractère du père en tant que mâle sajoutant au couple nucléaire mère-enfants na pas complètement disparu. Aux îles Trobriand, le père est un étranger, un outsider vis-à-vis des autres membres de la famille. La polygynie étant la règle plutôt que lexception accentue le caractère intrusif du personnage paternel. Personnage tantôt individuel et les enfants se rattachent à lui tantôt collectif, comme chez les Lele du Kasar dont les enfants ont en quelque sorte pour père un groupe dhommes. Sans trop insister, on ne peut sempêcher de rapprocher cet état de choses de celui qui règne dans les sociétés daffiliation, où lon observe une disjonction similaire entre un groupe de mâles associé à une communauté de femelles et, subsidiairement, denfants, et un mâle associé à plusieurs femelles et par dérivation à sa progéniture. Tout se passe comme si les animaux-coryphées sétaient transformés, collectivement ou individuellement, en pères. Dans la mesure où les liens toujours plus directs avec les filles, médiés par la mère avec les garçons dont ils forment le centre et la source sont devenus permanents et définissent la place de chacun dans lespace domestique, laffiliation se convertit en parenté. A la lignée de la mère sajoute ou se substitue celle du père, et la société de parenté se dévoile immédiatement société de paternité. Cest ce trait qui oppose le plus fortement le système social des primates au système social humain, la société humaine qui a précédé la chasse à celle qui lui a succédé. Partout la paternité a force de loi, sur le plan juridique comme sur le plan moral ; le mariage doit nécessairement précéder la conception des enfants et ladoption supplée, le cas échéant, à labsence de progéniture. A défaut, les enfants sont déchus de leurs droits ; la société les flétrit du nom significatif denfants naturels. Le père fait les enfants, et sans père il ny a pas denfants, socialement parlant. Réciproquement, ce sont eux qui donnent une signification au couple, lui garantissant la finalité qui lui a été assignée ; faute de quoi lunion scellée savère inutile. Le couple sans enfants est à peine considéré comme faisant partie de la société humaine. Certaines populations rejettent celui ou celle qui na pas procréé en ne lui accordant quun statut mitigé, de même quils sont exclus de cette société supérieure qui regroupe les ancêtres, honorés par leurs descendants. Doù limportance extrême que les collectivités archaïques attachent à la fécondité individuelle, même là où linfanticide est chose courante. Mais être le rejeton dune mère et dun père, entrer dans la vie par lune et dans la société par lautre, se lier au père par la mère et sassocier au premier en rompant avec la seconde, éprouver sans cesse un des parents comme un vis-à-vis et comme un tiers, terme dune relation et médiateur, vivre enfin cette relation sous le signe de la violence et la violence comme le prix de sa sauvegarde, voilà ce qui change dans la famille, une fois quelle sest établie, le problème du mâle en problème de lenfant.
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(2) Du célibat : le mariage et légalité des hommes.
« Sans cesse, dans lhistoire du monde, les tribus sauvages ont dû avoir clairement présente à lesprit cette simple alternative pratique : se marier au dehors ou être exterminées. » De toute évidence, ce choix que Tylor formule en termes dramatiques nen est pas un. Il illustre pourtant avec force le fait que le mariage est dabord un troc, où lon reçoit la vie contre la mort, et en second lieu seulement une alliance. Dans un monde où le nomadisme est la règle, pouvoir séjourner chez autrui comme chez soi et réciproquement, sunir à un individu pris hors de son groupe est le seul moyen dajouter à la vie donnée une vie obtenue qui prolonge la première. La norme dexogamie répond demblée à cette dure nécessité. En contrepoint, le déni de lendogamie la prohibition de linceste sy associe freine lautarcie de la famille, du clan, qui tendraient à sisoler virtuellement de la société. Lobligation de lalliance et la stérilité de la clôture reconnaissent lune et lautre le préalable de la famille, limpératif du mariage comme état ordinaire de lêtre humain. Cet impératif dépend de deux conditions qui le précisent.
La première exclut le célibat comme second terme de lalternative. Dans les sociétés dites primitives, lindividu non marié mène une existence matérielle précaire et est en butte au mépris général. Il reste marginal, naccède jamais à un statut social acceptable, ne participe pas pleinement aux échanges collectifs. Le vocable qui le désigne semploie aussi comme injure grossière, et il nest pas rare de voir assimiler le célibataire à linfirme ou au sorcier malfaisant, den faire, comme pour ceux-ci, un être maudit. Il expie la faute davoir cru pouvoir recevoir la vie sans la donner. « Plus frappant encore, écrit Claude Lévi-Strauss , est le véritable sentiment de répulsion quont la plupart des sociétés envers le célibat. Généralement parlant, on peut dire que, parmi les tribus dites primitives, il ny a pas de célibataires, pour la simple raison quils ne pourraient pas survivre. » Et il ajoute, rapportant un souvenir personnel, limpression que lui a faite la rencontre, chez les Bororo du Brésil, dun homme dont le délabrement physique et lair dabandon manifeste ne provenaient pas, selon ses interlocuteurs, dune maladie, mais tout simplement de son état de célibataire.
La deuxième condition est lobligation pour chaque groupe de contracter une alliance durable, épargnant à ses membres la déchéance du célibat. De là ces promesses dunion formulées par les parents pour leurs enfants en bas âge, ou ces mariages entre un adulte et un jeune enfant de lautre sexe, dont il soccupera jusquà ce que son conjoint puisse accomplir ses devoirs. Linterdiction pratique et morale du célibat, la prime donnée à lunion hétérosexuelle montrent que le mariage nallait pas de soi, quil a fallu laction de forces puissantes pour limposer : les groupes devaient laccepter, les adultes le rendre possible. Pourquoi donc ? Nous pensons souvent au mariage en prenant pour évident le désir biologique de lindividu de sunir à un individu du sexe opposé : nous décrivons alors linstitution comme un mode dunion réglée individuelle, suscité par les groupes qui souhaitent le contrôler ; il se substitue à une union arbitraire, et crée une hétérosexualité socialisée qui rehausse lhétérosexualité organique. Bref nous y voyons le modèle de la reproduction humaine prenant le relais de la reproduction animale. Mais cest là une interprétation partielle de la réalité, un choix dévalué du point où fixer ce relais. En effet, ce qui frappe dans les sociétés de primates, cest la présence dune obligation au célibat, avec le caractère social discriminant, réservé, de laccouplement sexuel, mais non point sa versatilité ou son désordre. La différenciation des individus reproducteurs et non reproducteurs manifestant une échelle de rangs, liée aux chances de survie, lopposition des congrégations bisexuées et monosexuées (ces dernières surtout masculines), sont, des composantes fondamentales de la majeure partie des sociétés animales.
Létude des simiidés a amplement mis en lumière le rôle des cohortes de mâles qui se voient refuser la possibilité de relations régulières avec une femelle, signe de leur infériorité et de leur exclusion. On peut formuler en ces termes le second problème qui se pose aux mâles : le désir dune partie dentre eux de se mêler aux groupes mixtes pour y trouver une compagne, mais surtout le besoin de devenir dominants à leur tour, davoir part aux ressources principales du groupe, sont constamment contrecarrés. Cette situation fait peser une menace sur la société lanimal non reproducteur cherchant à détruire un couple reproducteur ou à sy associer et engendre un conflit mobilisant les jeunes contre les adultes, les adultes défavorisés contre les adultes privilégiés. Si la distance instituée entre le groupe basal, bisexuel, et le groupe appendiculaire, monosexuel, dans les sociétés daffiliation facilite la survie de lensemble, elle entretient néanmoins des ferments de dissolution. Or cette distance et lexistence même de ces groupes permanents enferme une double contradiction dans le contexte de la chasse. Dune part, linterdépendance des hommes sétant accrue, toute discrimination laffaiblit. Dautre part, la surveillance étroite exercée par les mâles-coryphées sur leurs compagnes tenues à lécart des mâles subordonnés telle quon lobserve chez les rhésus ou les babouins interdit tout déplacement, si lon ne veut voir disparaître mères et progéniture, signes du pouvoir. Le besoin dun lien stable et dun nouvel équilibre entre les générations, masculines surtout, exige labolition de la ségrégation en question. La possibilité offerte à chaque membre de la société dentrer dans le groupe des reproducteurs éloigne le spectre du conflit là où lon cherche à resserrer les rapports. La non-reproduction conserve le sens dune infériorité sociale passagère, dune modalité de régulation démographique ; elle cesse dêtre lopposé de la reproduction pour en devenir une simple phase ; le trait caractéristique dune catégorie dindividus se change en trait lié à la croissance de tous les individus. Limpératif du mariage signale un renversement de la tendance évolutive, efface la discrimination perpétuée dans les sociétés animales. Il représente probablement une conquête des mâles subordonnés, une subversion de lordre régnant dans les collectivités hominiennes.
Par antériorité logique, avant dêtre un code dinterdits et de prescriptions, dictant avec qui on sallie et avec qui on ne sallie pas, le mariage est un droit et un devoir. Droit pour chacun, notamment, davoir un partenaire sexuel, de conserver sa progéniture, daccéder au statut de reproducteur et devoir pour tous de fournir les moyens à cette fin. Le propre des droits est de devenir des devoirs, comme celui des devoirs est de se changer en droits. Lindividu est obligé de se marier ; en sabstenant, il met en question la légitimité de la règle et du comportement général. La collectivité exige de lui quil sacquitte de son obligation ; de cette façon, elle justifie ses efforts, ne lui laissant de choix quentre lobéissance et lexclusion. Je ne vois pas de meilleure analogie que celle du vote. Le droit en a été conquis de haute lutte contre les classes qui le voulaient réservé ou sélectif. Une fois acquis, le droit se transforme en devoir du citoyen. En sy soustrayant, celui-ci gauchit le fonctionnement de la démocratie représentative ; dans la mesure où les lois le lui permettent, il enfreint une norme ou subit lopprobre qui flétrit le mauvais citoyen. Avoir droit de cité dans une société dite primitive, cest faire valoir ses droits à lunion conjugale. Celle-ci a pour fonction dabolir à terme un état dinfériorité, dintroduire et de maintenir légalité là où régnait linégalité. Égalité partielle, à vrai dire, puisquelle concerne surtout les hommes, la position des femmes demeurant inchangée. La liberté, légalité, la fraternité ou la mort de la révolution bourgeoise avaient trait aux seuls individus propriétaires. La liberté, légalité, la fraternité ou la mort de la révolution matrimoniale intéressent les pères, puisque, dans ces sociétés, être homme cest être père. Lorsque la rivalité se manifeste, elle prend la forme dun désir de possession qui a pour enjeu lélément féminin on y a vu une lutte pour la mère mais cette possession nest quun moyen de briser le cercle de la soumission, dempêcher la dimension hiérarchique du rapport nucléaire unissant le fils au père de se figer en rapport de subordination tout court. Le mariage nous révèle ainsi une signification différente de la paternité. Celle-ci se présente en effet comme la réalisation dun contrat, un mode dassociation des hommes par le truchement des femmes et des enfants. Envisagée sous cet angle, elle est à la fois la négation absolue du fondement des sociétés daffiliation, et une manière douvrir laccès de la majorité à un privilège autrefois réservé à une minorité, symbolisé par le couple reproducteur. De la sorte, ce qui était auparavant lapanage du petit nombre devient, en généralisant léchelle des valeurs, le droit de tous.
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III. Le principe du partage don et réciprocité.
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Donne autant que tu prends, tout sera très bien. Proverbe maori
(1) Lexogamie conjugale.
Pour fonder une famille, un homme et une femme sont dans lobligation de se marier. Où trouver cette femme, cet homme ? En dehors de la famille, de la bande, du clan dorigine, répondent la plupart des sociétés. Elles proclament ainsi lopportunité pour une personne et un groupe de sallier à une personne ou à un groupe auxquels ils ne sont pas alliés, ou de renouveler lalliance établie à la génération antérieure. Lincitation à lexogamie est précise. On peut se demander quelle en est la signification ; sa grande ancienneté nous interdit de tenter plus quune reconstitution spéculative.
Lorsque se forme une institution ou une catégorie sociale ici la famille, unité productive et reproductive, ailleurs la manufacture, larmée, luniversité, la classe marchande, etc. cette formation a lieu dans une société existante. Ceci, bien entendu, à condition de les considérer comme des segments du système social, engendrés par celui-ci, et non pas comme des réseaux de liens entre personnes ou groupes préformés, à létat de nature. La société dans laquelle la famille a pris corps est, nous lavons observé, une société directe, ne disposant pas de moyens politiques ou économiques propres, dépourvue de la coquille des institutions capables de simposer aux parties qui la composent. Dans une société de ce type, lapparition de la famille étendue, liée normalement à dautres familles, représente un risque déclatement. En effet, après la fusion en un seul du couple nucléaire et du couple reproductif, celui-ci a tout intérêt à retenir, comme la possibilité lui en est donnée, un nombre relativement élevé dindividus, et il peut, théoriquement, se suffire à lui-même du point de vue matériel. Latténuation dune des deux formes de subordination celle qui a trait aux rapports internes à la fraction masculine consolide le mouvement de socialisation des activités et des échanges, élimine une source de tension à lintérieur du groupe. Pis encore dans la perspective de la société en sattachant des jeunes ou des individus marginaux, conjoints disponibles, il arriverait à saccroître aux dépens des bandes ou des groupements voisins. Par la suite, en se subdivisant, en facilitant la création de nouveaux groupements familiaux, il finirait par sortir du cadre de la société à laquelle il appartient et par reproduire sa propre société. Ce risque déclatement fait peser une menace dautant plus grave que la chasse nécessite la constitution de liens stables. La collaboration indispensable est ainsi entachée dincertitude, soumise aux aléas que représente le développement dune structure de groupes capables de se soustraire au contrôle de la collectivité.
De plus, la famille, institution originale et nécessairement subversive à ce titre, éclôt dans une société qui change elle-même, les deux phénomènes étant évidemment liés. La collectivité cesse dêtre une organisation compacte, dans lespace et dans le temps, où les communications sont pour ainsi dire immédiates, la co-présence quasi physique assurée, puisquelle se caractérise précisément par la réunion fréquente, régulière, sinon quotidienne, de ses unités et ses membres. Son territoire sélargit considérablement, le contact au sens réel perd une partie de son efficacité, sa fonction de réaffirmation des rapports sociaux. Les déterminismes écologiques et productifs provoquent une série doscillations entre la période de « réunion » et celle de « séparation », entre les époques où la société est « présente » et celle où elle est « absente », entre son existence concrète et son existence abstraite aux yeux des individus et des fractions qui la composent. Psychologiquement, cet état de choses a dû encourager les processus dintériorisation des symboles et des événements communs, de manière à rendre vivante, palpable, une totalité périodiquement sujette à des éloignements et à des éclipses. Culturellement, il était nécessaire dinventer des comportements et des conventions permettant de préserver et de renouer un lien sans cesse défait et destiné à se défaire. A linverse, la société se devait dencourager la dispersion des unités (famille, clan, bande) qui ne pouvaient coexister, compte tenu des nouveaux besoins et des nouvelles habitudes, sur un territoire limité où les ressources venaient tôt ou tard à se raréfier. Linterdépendance suppose ici une autonomie prolongée, elle, qui permet à chacun des partenaires sociaux de subsister de son côté, à des époques fixées davance ; et lautonomie saccompagne dune interdépendance, de la possibilité de retrouver les partenaires nécessaires lorsque les circonstances imposent le rassemblement, la quête de ressources différentes que les groupes ne sauraient, se procurer séparément. Le nomadisme qui provoque ces bouleversements touche à la nature même de la société ; il les transforme aussi en une menace pour les divers groupes : risque pour lun dentre eux de se trouver isolé, ou, au contraire, danger de coalition ou dassociation avec dautres groupes au hasard des déplacements ou des relations de voisinage, entraînant la formation dune nouvelle société, par coopération ou absorption.
La menace est particulièrement grave pour la famille ou le petit rassemblement de familles. Supposons un tel rassemblement denviron cinquante personnes, ou neuf couples qui procréent ; étant donné le taux de fécondité, un enfant tous les trois ans par couple, sur les neuf enfants mis au monde en lespace de trois ans, le groupe nen gardera que trois, les autres ayant peu de chances de survivre jusquà lâge adulte. Le sexe étant aléatoire, il est probable que les écarts par rapport à la proportion théorique dun garçon à une fille seront notables. Afin de réduire ces écarts et de se reproduire convenablement, en excluant la solution de la polygynie, il y a tout intérêt pour lunité en question à se fondre dans une société comptant cinq cents personnes, une centaine de couples environ. Sinon elle ne pourra éviter le déséquilibre démographique.
Labsence de partenaires épousables, un surplus éventuel de jeunes du sexe masculin, deviennent, quand la famille est lunité de base, un autre facteur dinvolution sociale. Dans les sociétés de primates ou dhominiens, la séparation des individus reproducteurs et non reproducteurs, le refoulement de ces derniers dans un groupe appendiculaire, résout la difficulté. Une collectivité où le rôle du mariage est, à la fois, de fournir à un homme épouse et enfants, et de modifier son statut social, a de fortes chances de voir ses membres séloigner, car elle bloque les relations instituées entre sexes et générations. Lunion avec, par exemple, la sur ou la mère, achopperait à des obstacles analogues. En épousant leur mère, les garçons resteraient enfants du père ; le couple formé de la mère et du fils serait par définition stérile, donc de statut inférieur. Un mariage avec la sur conduirait à maintenir la domination paternelle, ou à entrer en conflit avec elle, le pouvoir du mari sopposant à celui du père. Bref, la ségrégation dun groupe restreint de familles engendrerait cette promiscuité que lon attribue aux animaux, bien quelle nait socialement aucun sens dans les organisations de clique ou de compagnonnage des primates ou des hominiens. Elle a, en revanche, une existence notoire, et aussi un sens, dès linstant où la famille prend corps et se diffuse dans lorganisation sociale humaine. A tous les niveaux, ces circonstances socio-démographiques expriment un phénomène plus vaste. Sagissant dune unité productive autant que reproductive, la composition du groupe suppose un nombre équilibré dhommes et de femmes, un volume suffisant pour pratiquer, en alternance, la chasse et la cueillette, en deçà duquel sa disparition est inéluctable.
La situation se présente en termes clairs. La société directe et nomade doit se prémunir contre la tendance des groupes comprenant plusieurs familles à se soustraire à son contrôle ; simultanément il lui faut préserver lautonomie de ces groupes, leur mobilité, qui leur permet de vivre éloignés les uns des autres. De leur côté ces groupes à base familiale cherchent évidemment à se renouveler en perpétuant leurs caractères dans un milieu social approprié ; sils acceptent la perspective de la séparation, cest avec lassurance de pouvoir renouer à terme les liens interrompus. De part et dautre des garanties sont nécessaires : la société veut être certaine que les transactions ayant lieu à lintérieur de chaque groupe se font en son nom et ne sont pas contraires à sa cohésion ; la famille, le clan ou la bande ont besoin de savoir que leur isolement dans le temps et dans lespace ne les fera pas sortir du cadre communautaire, quils y trouveront le moyen de se régénérer biologiquement et de reconstituer leurs réserves matérielles et intellectuelles. En cherchant des alliances au dehors, on est certain de parvenir à ces buts dans le cadre défini. La société, en imposant cette règle à ses membres, tisse les liens de dépendance qui rendent son intervention indispensable. Lexogamie, lobligation de sunir à un individu extérieur au groupe non seulement la famille mais le clan ou la bande représente la réponse à ces exigences. « Lexogamie, constate Claude Lévi-Strauss , fournit le seul moyen de maintenir le groupe comme groupe, déviter le fractionnement et le cloisonnement indéfinis quapporterait la pratique des mariages consanguins ; si lon avait recours à eux avec persistance, ou seulement de façon trop fréquente, ceux-ci ne tarderaient pas à faire « éclater » le groupe social en une multitude de familles qui formeraient autant de systèmes clos, de monades sans porte ni fenêtre, et dont aucune harmonie préétablie ne pourrait prévenir la prolifération et lantagonisme. »
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(2) Lendogamie sociale et le pouvoir généalogique.
Le problème à résoudre était celui de la distribution des individus dans des conditions où lunité constitutive était nomade et continue, la société discontinue et stable, le facteur spatial lui-même réduisant les interactions entre tribus . Lapplication de la règle exogamique revient à interdire, à lintérieur dun groupe, un certain nombre dactes : se marier avec un membre du groupe, consommer certains aliments, etc. Ainsi chaque groupe est amené à rendre disponibles des hommes ou des femmes, des territoires ou des ressources, et non seulement à les rendre disponibles mais à les donner, donc à se lier à un groupe différent qui effectue la même opération envers lui et ne saurait se soustraire à ses obligations par le refus ou la thésaurisation. « Car un clan, une maisonnée, une compagnie, un hôte, ne sont pas libres de ne pas demander lhospitalité, de ne pas recevoir de cadeaux, de ne pas commercer, de ne pas contracter alliance, par les femmes et par le sang . »
Un courant de réciprocité sinstaure qui colore toutes les activités et impose la soudure des diverses parties du corps social pour résorber le surplus et obtenir le nécessaire, participer aux cérémonies ou aux entreprises collectives dexploration. Par ailleurs, les biens réservés à autrui, rendus disponibles, ne sont pas répartis au gré de la volonté de chaque unité sociale ou de chaque individu, libre de sunir tantôt avec tel groupe ou telle personne, tantôt avec dautres, suivant labondance ou la pénurie, le caractère avantageux de loffre et de la demande. Les partenaires sont clairement désignés, les choix fixés davance : ce qui soustrait la famille aux aléas déjà mentionnés. Les prescriptions de mariage et les prestations requises sont connues demblée : le groupe ou la famille X marie ses fils ou ses filles avec le groupe Y suivant des règles relativement rigides, le conjoint présentant avec le sujet un rapport de parenté ou un rapport dappartenance à un clan ou à une classe matrimoniale. Plus exactement, les épousables sont déjà parents entre eux et les alliances nouées sont semblables à celles qui sétaient formées antérieurement : ce ne sont pas des étrangers qui établissent les liens conjugaux, ni avec des étrangers. Les ascendants proposent à leurs descendants la gamme des unions possibles en spécifiant dans la liste des parents les époux interdits et les époux permis. La succession des générations peut introduire une variation notable, lorsque les règles de la société indiquent que les mariages dune génération, au lieu de reproduire ceux des parents, se feront comme ceux des grands-parents. Linterdit de sépouser à lintérieur dune catégorie matrimoniale donnée définit lexogamie du groupe.
Lunion préférentielle, prescription dépouser les individus issus dune autre catégorie, définit lendogamie de la société, qui délimite ainsi le choix et le déplacement des individus à lintérieur dun circuit de relations préétabli. Ni la logique ni lhistoire ne fournissent de motifs permettant de croire que lexogamie a pu être précédée par une période dunions endogamiques au niveau des groupes où la consanguinité prédominait sur dautres formes daffinité. De telles unions supposeraient que les épouses soient considérées propriété commune du groupe ; les sociétés daffiliation nen offrent guère dexemples, pas plus que les sociétés archaïques. Par contre, le fait que lendogamie se situe au niveau du système social traduit, à travers les alliances qui se nouent, lemprise du système sur ses segments, de la société sur la bande, la famille ou le clan ; cest la société qui décide du sens à donner à la relation ou aux termes qui la composent. Par suite, la famille ou le rassemblement de familles joue le rôle dunité au sein dun réseau plus vaste fondé sur dautres obligations, en accord avec la résidence et le statut. Il serait erroné de lopposer aux autres familles ou rassemblements comme une unité détachée, complètement indépendante, ou de lenvisager dans une réunion dunités semblables et indifférentes ; au contraire, chacun est marqué par des lignées, le réseau orienté qui lui a imposé des associations décidées à lavance.
A lencontre de ce qui se passe sur un marché ou entre échangistes, cet ascendant et cette insertion dans un réseau orienté tiennent compte de lensemble des transactions synchroniques et diachroniques ; chaque individu « donné » est nécessairement un « rendu », aussi bien dans limmédiat que dans la suite des temps, et les unions expriment une interdépendance généralisée qui sétend aux générations futures tout comme elle a lié les générations passées. Jusquà un certain point, on peut dire que, matériellement et spirituellement, les sociétés passées indiquent ce qui est possible et ce qui est impossible aux sociétés présentes, et celles-ci, à leur tour, prescrivent aux sociétés futures ce qui est licite et ce qui ne lest pas. A lalliance concrète, effective, se superpose lalliance abstraite et indicative, impliquant là subordination de la première à la seconde, la mainmise de la totalité sociale intemporelle sur ses réalisations au cours des générations, de même que la société temporelle subordonne les sous-groupes quelle inclut et dans lesquels elle sactualise, concentrée, et se conserve, dispersée.
Mais une telle alliance supra-ordonnée est une forme de pouvoir, le pouvoir généalogique, qui transcende les décisions particulières, les conditions pratiques de lexistence quotidienne, imposant la présence du collectif à travers la plupart des opérations privées. La constellation des mariages conclus offre une image de ladhésion plus ou moins fidèle de chaque famille, de chaque clan et du rôle quils jouent dans lensemble. Les limites des relations généalogiques, revivifiées par des unions matrimoniales, sont celles de la société, puisquelles circonscrivent le champ au-delà duquel il ny a plus ni liens, ni alliance, ni langue, ni dons réciproques. De cette manière, la distribution de cette richesse que sont les individus est stabilisée et se trouve mis en évidence le pouvoir apte à la répartir. Et celui-ci na rien dabstrait. Il incarne la domination du géniteur sur la progéniture, des ancêtres ou de la totalité sur chaque génération particulière. Sous son emprise, le mariage nest pas seulement le lien direct dune femme à un homme, ni même dun groupe à un autre groupe. Il est toujours un lien indirect, ayant pour médiateur et terme le père ou la mère, qui fixent la filiation, certes, mais interviennent aussi de façon plus immédiate ; cest en effet par leur entremise que lon obtient un homme ou une femme, quand ce ne sont pas eux qui concèdent un homme ou une femme, qui, par ailleurs, leur appartient. En fait, il sagit dune domination différée, dune coalition où les membres dune génération se prêtent main forte afin de préserver la tutelle des parents sur les enfants. Le contrôle collectif, très dense, combine lentrecroisement des réciprocités avec lemboîtement hiérarchique, transformant constamment la parenté en alliance et lalliance en parenté. La famille est son lieu géométrique, fournissant la base sur laquelle sétablissent les rapports dautorité et de justice, à travers les relations de personne à personne qui se nouent en accord avec les choix matrimoniaux offerts aussi bien quavec les autres rapports généalogiques institués. Telle est la place à laquelle la conduite lévolution que nous avons examinée, et qui linsère dans la société, tandis que la société, qui se développe sur le modèle de la famille, devient société de parenté.
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(3) La généralité du partage exogamique.
Lexogamie a servi dopérateur à cette transformation. Ses effets et sa signification ne sont pas limités aux règles de mariage ; exprimant un principe général de répartition particulier aux sociétés archaïques, elle est omniprésente. Quelques exemples le feront mieux voir. La fraternité par le sang, pratique répandue, associant les hommes dune même génération, obéit à des normes montrant bien quelle est respectée . Pour se dire frères, les hommes échangent leur sang. Cette forme dalliance ne saurait en aucun cas sétablir avec une femme. Elle procure un sentiment de sécurité, soit parce que lon est sûr de recevoir assistance sur place, soit parce que lon peut voyager sans danger dans des contrées lointaines. En effet, lorsquun homme se déplace dans un territoire voisin du sien, il prend soin dentrer en contact avec un homme de son clan ou du clan de sa mère qui lui sert de répondant. En pays étranger, ce répondant ne peut être que le frère par le sang. Dans les circonstances ordinaires, avant de conclure une telle alliance, les futur frères doivent consulter leurs proches et obtenir leur assentiment, les obligations envers le frère de sang étant aussi des obligations envers le clan de celui-ci. Semblable en cela aux alliances matrimoniales, ce don réciproque de sang ne peut se faire entre les hommes de la famille élargie ou du clan. Le pacte, une fois ces préalables remplis, se conclut au cours dune cérémonie ; comme en toute occasion, y compris le mariage, où se noue une alliance, il saccompagne dun échange de cadeaux. Les partenaires sengagent à ne pas commettre ladultère avec la femme de leur « frère » et à donner de préférence leur fille à celui-ci. Lorsque lun deux rend visite à lautre, ce dernier est tenu de le nourrir, de lui procurer des armes ou de lui offrir les présents quil réclame, de lassister sil est attaqué, de le défendre, et sil tue des animaux à la chasse, de lui en réserver une partie.
Linitiation et la circoncision dont les cérémonies et les pratiques sont liées sont soumises, pour certains de leurs aspects, à des déterminations analogues. En Australie, par exemple, linitiation dun jeune homme dépasse le groupe territorial auquel il appartient. Y prennent part le frère de sa mère, son cousin croisé du côté du père (qui est souvent son beau-frère), le mari de sa sur, ainsi quun membre du groupe qui lui donnera plus tard une épouse. Chacun des participants représente un groupe territorial différent de celui du jeune homme, tout en étant lié à celui-ci. Linitiation dure deux ou plusieurs années, pendant lesquelles il est soumis à la tutelle dun homme plus âgé, par exemple le mari de sa sur, qui lui enseigne à chasser et dautres techniques pratiquées par les seuls hommes. Linitiateur en retire des avantages puisque le produit de la chasse ou de la cueillette du néophyte lui revient de droit. Le rapport qui sétablit à ce propos offre des analogies évidentes avec le rapport du tuteur à son épouse, la sur du jeune homme. Les missionnaires ont souvent désigné celui-ci comme un enfant-esclave. A Groote Englandt, le rapt de jeunes épouses était chose fréquente, et tout aussi fréquent le rapt de jeunes garçons constituant une « main-duvre » gratuite arrachés à leur tuteur et initiateur. Les cérémonies de circoncision se déroulent sur un arrière-plan semblable et font appel aux mêmes acteurs. Chez les Nambuti dAustralie, lopération est pratiquée par le futur beau-père du garçon, assisté de deux ou trois frères de la mère. La cérémonie est appelée ulkuteta (avec la bouche), ce qui signifie adoption. Elle lie le garçon de façon durable au circonciseur, qui effectue aussi la subcision ; ils communiquent dans un idiome ésotérique et ont entre eux des rapports homosexuels où le garçon joue le rôle de la femme. Lâge venu, le garçon accède au plein statut dadulte et reçoit pour épouse la fille de son circonciseur. Dans dautres tribus, le futur beau-père, après lopération, conserve le prépuce un certain temps et finit par le remettre au garçon .
Tous ces modes dalliance, auxquels on pourrait ajouter les modes de répartition de certaines nourritures, des terrains de chasse ou des ressources, respectent un code de pratiques et de règles identiques. A juste titre, Émile Durkheim considérait que lexogamie qui les caractérise avait précédé et englobé les autres institutions des sociétés archaïques. Il supposait cependant un point du temps où ces sociétés disposaient dun jeu complet dinstitutions, intégrées et en quelque sorte statiques. Et cest bien dans cette optique quon les regarde, en cherchant à reconstituer lensemble synchronique de règles sociales, éthiques et rituelles, que le rude assaut de la colonisation a démantelé, en les dépouillant de la dynamique qui devait leur être particulière. Dans la perspective de cette dynamique, lexogamie, régissant la manière de distribuer entre les groupes, dans ces sociétés, personnes, biens, temps et forces de travail, module un principe de partage diffus à travers les pratiques propres à chacune, au même titre que limpératif du profit et de la productivité parcourt toutes les veines de la société capitaliste. Cest ce principe que nous voyons à luvre dans les comportements quotidiens, aussi bien que dans lorganisation des cérémonies et les divisions du corps social. Dans la chasse, dans la cueillette, dans ses occupations quotidiennes, en procréant ses enfants, lindividu ou le groupe réserve une partie de ses produits, une part de son activité, une parcelle de son territoire, certains de ses enfants à la collectivité, cest-à-dire aux autres groupes et individus, avec lassurance que ceux-ci agiront de même, procédure qui permet de renforcer constamment les liens sociaux. Cest la raison pour laquelle les biens concédés et les biens reçus participent de celui qui les concède et les reçoit : « La communion et lalliance quelles établissent, affirme Marcel Mauss , sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale la permanence dinfluence des choses échangées ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de type archaïque, sont constamment imbriqués les uns dans les autres, et surtout quils se doivent tout. »
La pratique du don et lattente de la réciprocité sont les deux faces dun principe unique : offrir pour demander, apporter afin de recevoir. Lintérêt commun veut que chacun ait le nécessaire, doù lobligation de le lui procurer ; il exige aussi que les richesses humaines et non humaines auxquelles ont droit tous les membres de la collectivité soient redistribuées afin de réduire les écarts entre eux. Dans cette mesure, le partage remplace les formes de répartition des sociétés daffiliation qui sont purement coordinatrices, le groupe intervenant seulement pour tracer les limites à lintérieur desquelles chacun obtient ce quil lui faut ou ce quil désire. Quand laccumulation et la conservation se seront notablement accrues, rendant la production indépendante de la reproduction, lappropriation des choses nira plus de pair avec celle des hommes, lappropriation des hommes pourra se faire par lintermédiaire des choses, et le partage deviendra échange, transmission de biens et de personnes dont la valeur se trouve fixée par rapport à un étalon. Dans le partage, ce qui est offert et ce qui est reçu a la signification dun lien recherché, opération synthétique où chaque transaction est plus que la transmission dune ressource particulière, don et valeur ; dans léchange, la tendance se renverse, les deux partenaires retrouvent leur autonomie en rendant ce quils ont reçu et ne se doivent plus rien, opération analytique où chaque transaction nest que la transmission dune ressource sous des espèces différentes mais équivalentes, richesse et signe. Partager, cest introduire la continuité au sein des actes discontinus, obliger autrui à entrer en relation avec soi, viser une restitution équitable à long terme, se créer un droit sur des biens futurs ; échanger, cest introduire la discontinuité dans la continuité, se libérer de lobligation dune relation à autrui, accepter la restitution à court terme, limiter son droit aux biens présents. Là, on accorde le nécessaire, ici, on concède le superflu ; là les biens sont médiateurs de conjonction, ici ils sont facteurs de disjonction. Mais il a probablement fallu que lhumanité, avant de valoriser lindépendance et le détachement, apprenne la dépendance et lattachement, et quavant de savoir sassocier par contrat elle sallie par réciprocité.
Un regard jeté sur lapparition de la famille et de lexogamie, dans le contexte du partage précédant léchange, permet de voir jusquà quel point elles ont bouleversé le fondement des sociétés daffiliation, prédominant chez les primates, en accord avec le mouvement de collectivisation et de nomadisation qui a emporté celles-ci. Lalternance de la dispersion et du rassemblement, de la présence vécue et de la présence conçue succédant à labsence conçue et à labsence vécue de la communauté, rompent avec lemprise de limmédiat, affaiblissent la vertu du spontané, éloignent les parties de la totalité. Le symbolique pénètre le réel, étant le pouvoir de la collectivité de maintenir là où elle nest pas, dans la séparation et lautonomie, la signification de lunion et de la dépendance ; et la réalité prend le caractère du symbolique, la collectivité cherchant à se révéler, là où elle est union et dépendance, comme le signifié de la séparation et de lautonomie. Doù la charge démotion et de tension qui pèse sur les retrouvailles et les séparations, la surabondance des célébrations notées dans les sociétés primitives, comme si chacun voulait surcharger lautre des paroles quil na pas prononcées, des signes quil na pas faits, et emporter avec soi le plus de paroles entendues, de signes perçus, afin de retenir encore, dans le silence retrouvé, lécho du discours commun, de continuer le dialogue polyphonique avec son interlocuteur invisible, de préparer les répliques quil devra lui donner. La mémoire devient ainsi gage, substance de la vie sociale, et la vie sociale gage et substance de la mémoire. Dans cet enrobage, les actes commencent à signifier, à manifester le passé dans le présent, lautre dans soi, le collectif dans lindividuel, la relation dans lévénement. Après avoir été des sociétés à rappel, comme les sociétés des primates et des hominiens, avant dêtre des sociétés à projets, telles que se veulent les nôtres, les collectivités ont été des sociétés à souvenirs ; elles sont allées de la rareté des indices à léconomie des informations en passant par la période très longue dune production proliférante de signes. Elles sont ainsi passées dune histoire subie et pratiquée à une histoire assumée et éprouvée, avant de sengager dans une histoire voulue et figurée. Suspendue dans cette position intermédiaire, traçant une voie nouvelle, la société apprend à équilibrer forces centrifuges et forces centripètes ; elle sefforce de garder les portes ouvertes à une humanité qui amorce ses grandes migrations ; elle enseigne aux individus et aux groupes à uvrer les uns pour les autres, à lintérioriser dans leur esprit et dans leur travail, à recréer constamment les rapports qui la représentent, et à agir en son nom. Mais on constate aussi quelle a préservé les distances, instaurées entre générations et entre sexes, qui avaient précédé lémergence de lhomme, et quen édifiant les systèmes de parenté, elle a pris précisément ces distances pour base des rapports humains.
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Chapitre VIII. Les femmes dans la société des hommes : le problème de linceste
I. Pourquoi les femmes ?
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Le mariage, distribution exogamique des membres dune société, ne présuppose aucune discrimination statutaire des femmes et des hommes. Pourtant ce sont les femmes qui sont distribuées par les hommes et entre les hommes. La réalité et la signification de cette discrimination sont entièrement contenues dans linceste. Un très grand nombre de peuples le condamnent. La plupart des individus répugnent à le commettre. Sa prohibition sert de modèle à toutes les prohibitions que les sociétés ont édictées au cours de lhistoire. Limportance que lui ont accordée les théoriciens se justifie amplement, sagissant dun phénomène qui a modelé en profondeur lexistence sociale et le psychisme humain. On a souvent tenté de lexpliquer, beaucoup plus rarement de lanalyser. Dans les Structures élémentaires de la parenté, hymne à la prohibition de linceste désigné comme principe fondateur de la culture, Claude Lévi-Strauss donne aux problèmes quil soulève leur véritable dimension. Il part de la constatation suivante : depuis les temps primitifs, les hommes ont eu à pallier le manque de nourriture ou de partenaires sexuels, aléas qui contrarient la satisfaction de leurs besoins. Chaque fois que la collectivité se heurte à une insuffisance, à la distribution aléatoire dune ressource fondamentale, une intervention particulière de la société est nécessaire, afin de mettre un terme aux fluctuations, à la répartition désordonnée des biens qui risquerait, à la longue, dentraîner sa dislocation et son dépérissement.
Dans le domaine essentiel de la reproduction, de lunion sexuelle, cest à la prohibition de linceste quest dévolue la tâche dintroduire cette organisation, en soustrayant les hommes à lincertitude qui découle de la rareté de ce bien que sont les femmes. Les fils, les frères et les pères, renonçant à former des couples consanguins avec leurs mères, leurs surs et leurs filles, souvrent la possibilité davoir accès à un éventail plus large de partenaires éventuelles : « En somme elle (la prohibition de linceste) affirme que ce nest pas sur la base de leur répartition naturelle que les femmes doivent recevoir un usage social. Reste alors à définir sur quelle base. Pour emprunter une expression familière à la réglementation moderne (mais en quelque sorte, aussi, éternelle) du « produit raréfié », la prohibition de linceste a dabord, logiquement, pour but de « geler » les femmes au sein de la famille, afin que la répartition des femmes ou la compétition pour les femmes se fasse dans le groupe et sous le contrôle du groupe, et non sous un régime privé. Cest le seul aspect que nous ayons jusquà présent examiné : mais on voit que cest là laspect primordial, le seul qui soit coextensif à la prohibition tout entière . »
Cette thésaurisation du « produit raréfié » quest la femme, valeur dusage fondamentale, le sacrifice dune satisfaction présente à une satisfaction future, la subordination du bien-être individuel au bien-être commun commandent la transaction et lui confèrent sa portée. A savoir, de donner sa fille ou sa sur à un autre homme, le forçant du même coup à retourner le geste par le truchement dune fille ou dune sur : « Ainsi toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication . » Le sacrifice se justifie, car le mariage est un moyen de communiquer des richesses, une prestation de services qui incluent aussi les femmes : « Linclusion des femmes au nombre des prestations réciproques de groupe à groupe, et de tribu à tribu, est une coutume si générale quun volume ne suffirait pas à en énumérer les instances . »
La réciprocité ainsi vivifiée, le partage auquel on ne saurait se dérober, entraînent lalliance qui convertit les étrangers en conjoints, les adversaires potentiels en compagnons. Le transfert des femmes pourrait sembler à première vue une opération vide, aiguillage dindividus dispersés ; il a pour effet une plus-value : le lien social. Les prescriptions exogamiques en sont le chiffre de code ; la société dans son ensemble les a édictées et chacun les respecte. Donner et recevoir des épouses, des cadeaux, est une conduite guidée à la fois par lintérêt et par un faisceau dimpulsions généreuses, qui obéit à un rite précis, entouré de toute la solennité voulue, conférant au pacte social la charge démotion qui le grave dans le souvenir de tous les participants. Cependant la transaction qui lui préexiste, génératrice de toutes ces opérations, est une fonction liée à lémergence de la pensée symbolique. Lapparition du langage, la coupure avec la nature la préparent. Pénétrant dans le domaine de lalliance et de la parenté, elle transforme les règles de mariage en règles dun discours communicable, ayant les femmes pour éléments lexiques originaux : « Lémergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui séchangent. Cétait en effet, dans ce nouveau cas, le seul moyen de surmonter la contradiction qui, faisait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles : dune part objet de désir propre, et donc excitant des instincts sexuels et dappropriation, et en même temps sujet, perçu comme tel, du désir dautrui, cest-à-dire moyen de se lier en salliant . » Pensée et désir, masculins déjà, décrivent le double visage de la prohibition. Au revers, elle retient et interdit, figeant les femmes dans la région des biens et des ressources ; à lavers, elle délivre et permet, consacrant les hommes dans la position déchangistes, auteurs de liens sociaux, qui assurent la perpétuation du groupe à leur charge. Elle précise en même temps ce qui restait indéfini dans le partage exogamique : les termes de la réciprocité, les représentants du groupe qui en énoncent les règles en sassociant.
Ce sont toujours des hommes. La rareté qui inclut la femme dans le champ des denrées les Grecs le désignaient par le vocable doikomema, une chose lexclut du cercle des rapports collectifs essentiels. Sa situation aux îles Trobriand, telle que la décrit Bronislaw Malinowski, nest pas exceptionnelle : « La femme étant éliminée de lexercice du pouvoir et de la propriété foncière et étant privée de beaucoup dautres privilèges, il sensuit quelle ne peut prendre part aux réunions de la tribu ni faire entendre sa voix dans les délibérations publiques où sont discutées les affaires se rapportant au jardinage, à la chasse, à la pêche, aux expéditions maritimes, aux détails cérémoniels, aux fêtes et aux danses . » Converties en signes, les femmes sont les emblèmes du statut de lhomme, les marques de sa virilité en face des autres hommes. Mais de ce fait elles ne mènent quune existence sociale diminuée. La valorisation de leur beauté et de leur grâce en est un indice, figure de rhétorique du langage public, conçu par les hommes pour les hommes. La communication avec la femme reste forcément une communication privée, car elle « ne pouvait jamais devenir signe et rien que cela, puisque dans un monde dhommes, elle est tout de même une personne et que, dans la mesure où on la définit comme signe, on soblige à reconnaître en elle un producteur de signes. Dans le dialogue matrimonial des hommes, la femme nest jamais, purement, ce dont on parle ; car si les femmes, en général, représentent une certaine catégorie de signes, destinés à un certain type de communication, chaque femme conserve une valeur particulière, qui tient à son talent, avant et après le mariage, à tenir sa partie dans un duo . »
Rendu possible par les règles de lalliance, mais inopérant sur elles, ce dialogue fait de la femme, à la limite, une émettrice de signes naturels : elle est de la nature. Cest pourquoi on la situe souvent en marge de la culture ou en dehors delle. Son dialogue avec le serpent dans la Genèse a inspiré à un rabbin ce commentaire révélateur : « La femme avait lintelligence et la connaissance de la langue animale », savoir qui semble avoir fait défaut à lhomme. Aucun doute nest laissé quant à la réalité de cette distance et à la courbure quelle imprime aux liens de parenté : « La relation globale déchange qui constitue le mariage ne sétablit pas entre un homme et une femme qui, chacun doit, et chacun reçoit quelque chose : elle sétablit entre deux groupes dhommes et la femme y figure, comme un des objets de léchange, et non comme un des partenaires entre lesquels il a lieu. Cela reste vrai, même quand les sentiments de la jeune fille sont pris en considération, comme cest dailleurs habituellement le cas. (...) Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend lapparence dun contrat entre des personnes . » Le rapport de réciprocité, qui régit si profondément et si généralement le cycle des prestations et des associations entre individus ou groupes, a pour gardien lélément masculin de la société, le seul auquel il sapplique. Lélément féminin est éliminé de ce rapport. Réfléchissant sur le fait quaux îles Trobriand les relations sexuelles sont traitées comme des services rendus par la femme à lhomme, Claude Lévi-Strauss note : « Le manque de réciprocité qui semble les caractériser aux îles Trobriand, comme dans la plupart des sociétés humaines, nest que la contrepartie dun fait universel : le lien de réciprocité qui fonde le mariage na pas été établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes, qui en sont seulement la principale occasion . » Et il en suggère la raison : « Dans la société humaine, elles noccupent ni la même place ni le même rang. Loublier serait méconnaître le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent les femmes, non le contraire . »
Ces constatations éclairent mieux la prohibition de linceste. Jai multiplié à dessein les citations afin de dégager la signification qui me semble la plus profonde. Il est évident que cette prohibition sexerce au sein dune intervention qui opère à deux niveaux dont lun sappuie sur lautre. Dune part elle corrige, théoriquement, le déséquilibre résultant de la distribution de la denrée supposée rare que sont les femmes : elle sert dinstrument à une rationalité qui se substitue aux caprices des volontés individuelles. Dautre part elle consacre et traduit la dissymétrie sociale des deux sexes, transformant les écarts quantitatifs dus au nombre en écarts qualitatifs de statut. En effet, si lon y prend garde, la fille, la sur ou la mère qui renoncent à leur père, leur frère ou leur fils ne le font pas au même titre que le père qui renonce à sa fille, le frère qui renonce à sa sur ou le fils qui renonce à sa mère. Une telle renonciation dans le premier cas nest pas un don appelant un contre-don, lacte inaugurant une chaîne de prestations réciproques. Par ailleurs, un homme ne peut obtenir une femme que dun autre homme, jamais dune autre femme, et il est tout à fait exclu quune femme puisse sassocier librement à un homme, en partenaire ou en égale : leur alliance est impossible. Lunivers masculin et lunivers féminin se déplacent sur deux orbites distinctes, dans des directions opposées. Les hommes vivent dans un monde de symboles, les femmes dans un monde de valeurs ; ceux-là connaissent le mariage à travers lalliance, celles-ci lalliance à travers le mariage ; pour eux la parenté est un moyen, pour elles cest une fin. Si la prohibition de linceste marque le passage de la nature à la culture, elle est passage dun état où le monde féminin et le monde masculin étaient équivalents à un état où ce dernier a la préséance sur le premier, affectant dun signe positif tout ce quil inclut et dun signe négatif tout ce quil écarte. « La « différence fondamentale » est une différence orientée », nous précise-t-on . Certes, puisque lintervention collective et la règle en question aboutit à un dédoublement des relations : de réciprocité, sur le patron de lexogamie, pour les hommes ; de subordination, pour les femmes. La seconde est condition de la première.
Nous pouvons alors renverser lordre des raisons et retrouver par un autre moyen lorigine de lasymétrie qui conduit à voir dans la réciprocité des hommes un phénomène de culture et dans la non-réciprocité des femmes, leur subordination, un phénomène de nature. Lexclusion de ces dernières du domaine des alliances autorise à les assimiler aux commodités, afin de les traiter comme telles. Leur absence du contrat social quelles ne sont pas invitées à signer les situe automatiquement dans le camp des objets sur lesquels porte ce contrat. Devenues un élément de prestation, elles sont destinées à être partagées, à circuler dans les veines de la société pour répondre aux besoins formulés par ceux qui la gouvernent, les hommes.
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II. Loi naturelle ou règle sociale ?
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La prohibition de linceste définit le rapport entre deux fractions de la société qui ne sont pas mises sur le même plan. Cet aspect nest généralement pas perçu, car on lenvisage sur le modèle dune loi physique qui sapplique de manière uniforme à une série de conditions ou déléments objectifs, soit les femmes, les hommes, les instincts, les comportements de reproduction sexuelle, les phénomènes génétiques. Ceux qui lont édictée nont fait que se substituer à la nature, tout en procédant comme elle : « La loi, écrivait James Frazer, reprenant une opinion commune , interdit seulement aux hommes de faire ce que leurs instincts les inclinent à faire ; ce que la nature elle-même prohibe et punit, il serait superflu que la loi linterdît et le punît. Nous pouvons donc supposer toujours sans risque de nous tromper que les crimes interdits par la loi sont les crimes que la plupart ont une tendance naturelle à commettre. Si cette tendance nexistait pas, il ny aurait pas de tels crimes, et si ces crimes nétaient pas commis, quel besoin y aurait-il de les interdire ? Au lieu de supposer, par conséquent, daprès la prohibition de linceste par la loi, quil y a une aversion naturelle envers linceste, nous devons plutôt supposer quil y a un instinct naturel en sa faveur, et que si la loi le réprime comme elle réprime dautres instincts naturels, cest parce que les hommes civilisés, arrivent à la conclusion que la satisfaction des instincts naturels nuit à lintérêt général de la société. »
Les relations que la loi met au jour visent des êtres donnés avec leurs qualités et leur dynamisme. Lui préexistant, ils ne lui doivent rien et elle ne leur ajoute que peu de chose : ainsi la rareté des femmes, la capacité des hommes de les échanger, le désir de chaque individu de sunir à lindividu de sexe opposé qui lui est le plus proche. La direction prise par ces relations résulte de ce que les termes quelles assemblent sont différents (êtres de sexe opposé, jouissant de pouvoirs intellectuels et physiques particuliers) ; la réciprocité ou la non-réciprocité quelle institue, linclusion dans le circuit social ou lexclusion de ce circuit, partielle ou totale, dépendent de la valeur intrinsèque de ces facteurs. Et puisque la loi exprime le rapport entre deux êtres différents, se borne à combiner des termes hétérogènes, elle est la réplique de conditions quelle na pas créées, de phénomènes objectifs à propos desquels son intervention, sous le seul aspect dune technique intellectuelle et pratique, fait échapper à larbitraire et charge de son poids duniversalité et dindépendance ceux qui la décrètent, sans tolérer de déviations. On a investi la prohibition de linceste du caractère de nécessité que lon reconnaît à la gravitation universelle ou à la sélection naturelle ; on lui a supposé le pouvoir dintroduire dans les rapports entre les sexes la régularité quils navaient pas ou quils nauraient pas eue sans elle ; on y a vu linstrument permettant de détourner leur désir de sa franche satisfaction, de réprimer linceste omniprésent. Toutes ces affirmations peuvent être réfutées sans peine.
En première approximation, tant quil ny a pas de parenté, ou bien là où la parenté nest pas reconnue comme lien social essentiel, on ne saurait parler de prohibition de linceste : les hominiens nont pas dû la connaître. Rien ne nous permet de supposer que la prohibition ait existé chez eux, donc de la rendre coextensive au genre humain, inséparable des organisations sociales quil sest données ou quil se donnera. La rareté invoquée la réclame-t-elle ? La fonction dune telle rareté mérite dêtre examinée avec dautant plus dattention quelle est, demblée, attribuée aux femmes, définies en tant que commodités. Elle semble plausible, à condition toutefois dassimiler, en anthropologie, la société à la parenté, de même que lon assimile, en économie, la société au marché. Elles ont pour commun mécanisme léchange qui suppose, ici et là, une catégorie de biens rares mais parfaitement interchangeables. Ces biens peuvent être très divers pour léconomie, alors que, pour la famille, seule la femme rentre dans cette catégorie. Lunique résultat de la transaction envisagée est léquilibre obtenu à son terme, qui implique la réciprocité des agents sociaux donnés, les participants à léchange, propriétaires indépendants de leurs biens. Les lois de la pensée qui ont énoncé les normes du mariage, défini la femme comme parole de la communication dans la société des hommes, ont une grande ressemblance, quant à leur portée, avec les lois de la rationalité qui incitent les possesseurs de marchandises, acheteurs et vendeurs, à optimiser leurs utilités, en surmontant la contradiction entre lavantage de lindividu et lintérêt de la collectivité. Linterdit de linceste pour les échanges matrimoniaux, les règles de propriété pour les échanges mercantiles, déterminent qui a le droit de donner et de recevoir, de demander et doffrir, bref énoncent les règles du jeu et de la communication et nomment les partenaires.
Le statut de la rareté pose dès lors une question théorique et non plus une question de fait. Elle est naturelle si on la prend pour une donnée, en mettant entre parenthèses, à propos de la parenté, de même quon la fait à propos du marché, les pouvoirs multiples qui interviennent : la structure politique, létat des arts industriels, les différences de classe, etc. Dès que lon réintroduit ces pouvoirs et les phénomènes provisoirement isolés dans la totalité sociale les règles de parenté, écrit Robert Jaulin, « ne pourraient prendre leur signification quà lintérieur de la totalité culturelle, dans le cadre dune unité de vie » la rareté se dévoile sous laspect dun produit, conséquence de laction des groupes qui la recherchent dans un but précis. Cest un fait dobservation quil naît autant denfants du sexe féminin que du sexe masculin dans la plupart des sociétés. Le biais affectant leur distribution ultérieure peut avoir pour origine plusieurs facteurs ; les plus notables sont linfanticide, la polygynie, laccaparement des femmes par les vieillards. Une comparaison avec les primates nous inciterait à croire que, à lorigine, il y avait abondance de ressources féminines et répartition ordonnée.
En dautres termes, rien ninterdit denvisager la rareté des femmes dans les sociétés archaïques comme un résultat artificiel. Si elles ont édicté des règles de mariage à partir dun manque, tout porte à croire quil sagit dun manque sciemment entretenu. La pratique du commerce, provoquant la pénurie dans lintention de faire monter les prix ou de les maintenir à un certain niveau, nous fournit un exemple ad hoc. Commerçants avisés, les hommes néchangeraient alors pas leurs denrées féminines parce quelles sont naturellement rares, mais les raréfieraient socialement afin de les échanger de façon avantageuse. Les conclusions seraient identiques si lon adoptait une définition différente de léchange, tablant sur le fait que les collectivités cèdent dordinaire ce quelles ont en trop, le surplus. Les femmes auraient ainsi une moindre valeur que les hommes : ce sont elles que les groupes auraient un intérêt puissant à troquer contre la richesse du voisin ou dun demandeur quelconque. Dans les sociétés archaïques, nous connaissons au moins une classe de transactions se conformant à ce schème. Les hommes âgés stockent les femmes et les cèdent aux jeunes contre des prestations réglementées par la tradition .
On ne saurait donc attribuer sans hésiter la prohibition de linceste à la fluctuation quantitative du facteur démographique. Celle-ci pourrait à la rigueur découler de la prohibition par le jeu de la thésaurisation et de la libération de lobjet convoité et dans ce cas il faudrait chercher la motivation en question ailleurs que dans un état présocial qui aurait créé cette situation. Paradoxalement, si tel est le stratagème, linceste devient nécessaire, solution dattente avant que les femmes soient mises en circulation et ceci expliquerait quon lautorise tout comme lépouse polyandrique des jeunes sert de solution provisoire avant quon leur accorde à chacun une épouse.
Peut-on dire, alors, que la prohibition sert à déterminer les relations effectives entre les sexes, à éviter les unions consanguines , à canaliser les pulsions menaçant lexistence collective ? La question a été posée : linceste nest pas concerné. Son interdit met en jeu des frères, des surs, des fils, des mères socialement définis. Défense est faite à un individu dépouser un autre individu qui lui est donné comme « mère », « sur », « père », « frère » par le groupe, mais non par la naissance, par les liens génétiques. Dans ce cas linterdit ne protège guère contre les dangers eugéniques malformations physiques, altération des facultés intellectuelles, etc. des unions endogames. Dune société à lautre, les degrés de parenté qui rendent le mariage ou le commerce sexuel licite ou au contraire le proscrivent varient grandement. Les prohibitions reposent moins sur le danger de la consanguinité que sur des normes ; ainsi le mariage peut être interdit entre cousins parallèles et permis entre cousins croisés. Et de même il est prohibé entre les enfants qui ont été allaités par la même mère, bien que ceux-ci puissent navoir aucun lien de parenté. Les partenaires sexuels défendus sont souvent biologiquement très éloignés et leur progéniture serait à labri de toute conséquence supposée néfaste. Au contraire, les Australiens acceptent des unions, celle du grand-oncle avec la petite-nièce, par exemple, qui devraient, en principe, avoir des effets génétiques délétères. La décision de ce qui est incestueux revient toujours à la société. Chez les Iatmul , les mariages endogames avec les « surs » classificatoires sont chose courante. Si le groupe devient trop endogame, il décide que la moitié du clan appartient à la proue de la pirogue de guerre et lautre moitié à la poupe : le tour est joué, ce qui était union incestueuse cesse de lêtre.
Lobservation montre que linceste nest pas toujours objet de réprobation, nengendre pas obligatoirement un sentiment dhorreur. Puisque, tout en étant proscrit par le droit et la coutume, il est néanmoins pratiqué et beaucoup plus souvent, et dans un plus grand nombre de collectivités , quune opinion publique liée par une consigne de silence ne voudrait le reconnaître. La prohibition ne se dresse pas en tous lieux comme une barrière élevée contre le désir, destinée, à assujettir la sexualité individuelle à lintérêt social. Inversement laccomplissement du désir incestueux nest pas incompatible avec la prohibition et le mariage car le commerce sexuel peut intervenir fréquemment de façon licite entre des individus qui sont dans limpossibilité de se marier. Pareils faits témoignent dune certaine autonomie des règles exogamiques vis-à-vis de linterdit . « Il se peut que lexogamie et la prohibition de linceste soient fondées sur les mêmes règles, mais elles ont chacune leurs propres règles . » Quant à supposer que les défenses et les prescriptions de partenaires sexuels servent à mettre un terme ou empêcher le retour à une promiscuité animale, au choix arbitraire des partenaires, nous savons à présent que cette hypothèse ne tient plus.
La plupart des conceptions qui se rencontrent autour de cet interdit oscillent entre la tendance à souligner sa fonction adaptative dans lintérêt de la reproduction, et limportance de sa fonction répressive face au danger que constitue linstinct, le désordre dorigine biologique. Ou, pour être plus près de la vérité, elles ont entretenu la confusion au sujet de ces deux fonctions ; dès lors rien ne permet de savoir sil représente la réponse spécifique des sociétés humaines à un problème universel, celui du nombre, de la dégénérescence des qualités génétiques entraînée par les unions consanguines, ou bien sil est la réponse universelle des sociétés humaines à une question qui leur serait spécifique, à savoir, assurer le renouvellement dun lien collectif là où rôdent, porteurs dincohérence, linstinct sexuel, la versatilité du désir individuel. Envisagées dans toute leur extension, les unions permanentes et temporelles, virtuelles et réelles, des individus censés contracter des liens de parenté, obéissent à une norme tout en concrétisant un grand nombre de combinaisons imaginables. Lopportunité dicte la conduite, la psychologie et la biologie sen accommodent. Sur la base de ces combinaisons, chaque société en déclare une partie impossible et une autre partie possible. Linceste est ainsi créé par la règle ; sans elle, avant elle, il na ni sens ni réalité. Sa racine est dans la société qui linstitue, et sa raison dêtre au-delà de lorganique et en deçà du lien conjugal, qui nen épuise pas la signification.
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III. Le seul inceste vrai : celui de la mère.
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Cette signification ne ressort guère, nous venons de le voir, des considérations pragmatiques ayant directement trait aux impératifs psychiques, biologiques ou démographiques. Pis encore, la règle perd de sa vigueur, voire de son utilité, si lon y aperçoit en priorité le moyen de canaliser les rapports sexuels, de réduire les conflits provoques par lunion à lintérieur des groupes sociaux restreints. La plupart des espèces possèdent de tels moyens et on ne saisit pas pourquoi la nôtre, pour suivre le raisonnement de James Frazer, aurait eu à sembarrasser dune loi là où la nature en fournissait déjà une. Les diverses conceptions exposées partent toutes de lhypothèse, dont nous avons vu sur quelle base fragile elle se fonde, dun état initial de promiscuité. Elles sont dénuées dintérêt à partir du moment où il savère que cet état na jamais existé. Il vaut donc mieux demeurer au niveau de la règle et considérer ses exceptions et ses normes dapplication. Nous savons, en effet, que la plupart des sociétés discriminent les relations incestueuses de celles qui ne le sont pas et réservent à linceste une place sur leur tableau de valeurs. Nous en déduisons luniversalité de la prohibition. Son absence, les transgressions, les tolérances prennent alors toute leur importance. Loin dattester une mise en échec, un manque de généralité de linstitution, comme on la soutenu parfois, elles la précisent.
Quelles sont ces exceptions ou ces normes dapplication ? La série la plus marquante se réfère à lopération dune règle distincte : lobligation de linceste. On la étudiée moins attentivement en tant que règle et on la réduite à désigner une classe dexemples isolés, puisque son extension est moindre que celle de la prohibition. Ce point de vue paraît insoutenable. Lécriture de droite à gauche, ou le boustrophédon dont les lignes alternent de gauche à droite et de droite à gauche, ne constituent nullement des épiphénomènes alors que lécriture de gauche à droite serait la règle ; ce sont des manières différentes décrire, dont la fréquence a pu varier au cours de lhistoire. De même, lobligation avouée de commettre linceste représente un mode particulier, mais équivalent à la prohibition, de définir les relations entre les groupes sociaux, entre les hommes et les femmes, et non pas une chaîne discontinue daccidents ou de tolérances dans le règne universel de linterdit. La portée des actes est claire, leur place dans la vie collective précise ; ils ne réalisent pas seulement une inversion arbitraire de la règle ni ne trichent avec elle en vertu du bon plaisir ou dune perversion, pas plus que lécriture de droite à gauche nest lécriture en miroir dun individu dyslexique ou la graphie secrète de Léonard de Vinci.
Dans les sociétés évoluées, là où cette obligation a été imposée, elle concerne surtout les classes supérieures. Au Cambodge, les unions incestueuses sont autorisées parmi les membres de laristocratie. Les mariages entre père et fille, frère et sur étaient fréquents en Perse ; les documents ne permettent cependant pas de savoir si cette pratique sétendait à toute la société ou si elle était restreinte à sa couche dominante. A Madagascar, linterdit de la mère, de la sur, du cousin joue pour les gens du commun ; pour les rois et les nobles il nexiste que linterdit de la mère. Au Pérou, lInca épousait sa sur. En Polynésie, si le premier-né est une fille, afin déliminer la rivalité entre lignées à propos de la chefferie, elle est mariée à son frère cadet. Les unions consanguines étaient autorisées en Égypte dans la classe régnante ; les unions entre frère et sur surtout étaient nombreuses chez les artisans et les petits fonctionnaires. A Samoa, un noble peut épouser sa sur, non sa mère ou sa fille. A Hawaï, le rang dun chef était déterminé par lunion incestueuse dont il était issu et le mariage incestueux quil contractait. Les honneurs rendus aux chefs devaient être dautant plus grands que le degré de consanguinité de leur mariage et celui de leurs ascendants étaient plus proches. Le mariage du degré le plus élevé, le plus sacré, était celui dun frère et dune sur ayant même mère et même père, bien entendu, de haut rang. Suivant la doctrine de cette aristocratie, lenfant né dun tel mariage était un dieu, vénéré, et « chaud du plus ardent des tabous ». Plus généralement, les rois que James Frazer a qualifiés de « divins » ont tous une chose en commun : ils descendent de familles incestueuses et commettent rituellement linceste, notamment linceste maternel qui occupe une place à part. Il sagit là dune condition préalable et dun acte nécessaire pour établir leur qualité de souverains. Luc de Heusch a inventorié et analysé très finement laspect réel et symbolique de cette obligation institutionnelle, si répandue . Bien quelle soit ressentie et représente une violation reconnue de la règle, elle est néanmoins, en tant que violation, un signe de sortie du commun, du cadre ordinaire de la vie sociale. Un signe parmi dautres, car ceux qui sont sollicités ou autorisés à commettre linceste sont aussi sollicités ou autorisés à enfreindre les tabous relatifs à la nourriture et parfois à tuer un homme. En brisant les règles, en commettant lacte défendu, en perpétrant des crimes contre ce qui ailleurs constitue larmature de la solidarité collective, on acquiert le pouvoir effectif et magique, on trace la frontière entre les groupes. La transgression qui transforme les hommes ordinaires en sous-hommes, en bêtes humaines, et les rejette de la culture dans la nature, transforme certains privilégiés en surhommes, en bêtes divines, les projette de la nature au centre de la culture. Ce qui dun côté est droit est de lautre interdit et réciproquement. Ainsi laristocratie marque son rang, affirme ses prérogatives, découpe sa place à part dans le système social, refuse le mélange avec dautres classes quentraînerait, dans bien des cas, lunion exogamique. La loi est la même pour tous ; mais son application fait que tous ne sont pas les mêmes suivant le côté où ils se situent.
A lévidence, lacte que quiconque se voit défendre de commettre, se marier avec un parent proche, consanguin ou non, sépare deux sphères de la collectivité, détermine un ordre sacré parfois stérile, il est vrai superposé à lordre profane toujours inférieur. Linceste obligatoire instaure de façon réelle ou symbolique une réciprocité relative des sexes, une égalité introduite par contraste dans lélite de la société, et rend à la mère, dont le lustre se trouve rehaussée, son autorité sur les enfants qui ne lui sont plus arrachés sans contrepartie. Lordre profane est frappé du sceau de la prohibition. Lordre sacré se détache nettement comme la négation de lautre, et son adoption a pour fin de substituer, aux pouvoirs issus de la parenté, les pouvoirs propres à une organisation quasi étatique qui le dépasse. Le seul fait de les classer suivant les catégories du sacré et du profane suffit à indiquer quil sagit dune différence entre le supérieur et linférieur, dune séparation entre le dominant et le dominé, lélite et le peuple, découpant deux règnes distincts : celui den haut, pour lequel le lien incestueux est non seulement abordable mais requis, et celui den bas auquel ce lien est interdit. Le noble qui le désire a toute liberté de suivre les coutumes des gens du commun ; les gens du commun nont pas le droit de suivre la coutume des nobles. Le peuple apprend de la sorte quel est son véritable état, et aussi à donner sans rien recevoir en échange, quil sagisse de filles à marier, de biens ou de services. Que le peuple décide à son tour dadopter la règle dobligation au lieu de linterdit qui lui est imposé, et la promiscuité ronge comme la rouille les piliers de la religion, elle détruit, comme la mauvaise herbe, lordonnance cultivée du jardin des murs. On peut donc dire que lexception nen est jamais une. Elle change la prohibition de linceste en signe de lhétérogénéité et du classement des groupes humains ; par la même occasion, elle nie lexistence de ce classement au sein des catégories privilégiées, ou, à tout le moins, récuse la différenciation de ces catégories suivant les critères valables pour le commun des mortels.
En outre, la prohibition de linceste connaît elle-même des degrés, et na pas la même rigueur pour les hommes que pour les femmes. Pour les sociétés des îles Trobriand, « linceste avec la mère est considéré comme un acte vraiment horrible, mais aussi bien par le mécanisme à la faveur duquel il fonctionne que par la manière dont il est envisagé, ce tabou diffère essentiellement de celui qui pèse sur le frère ou sur la sur ». « Il convient davoir bien présent à lesprit le fait que, tout en étant considéré comme mauvais, linceste de père à fille nest pas désigné par le mot suvasova (exogamie de clan ou inceste proprement dit) et quil nest suivi daucune maladie . »
Si lon recensait les diverses manières dont la défense est pratiquement mise en uvre, les condamnations qui frappent ceux qui la transgressent et les sanctions quelles entraînent, on obtiendrait une échelle de valeurs adoptée par la plupart des sociétés humaines. Au sommet, la prohibition touche le plus durement lunion de la mère et du fils ; en bas, fortement atténuée, elle limite lunion du père et de la fille ; entre les deux extrêmes se situent les unions entre frères et surs. A telle enseigne quon est enclin à voir dans linterdit de linceste avec la mère le seul interdit vraiment universel. Passer outre, commettre lacte réprouvé et défendu entre tous, cest sexposer à la vindicte générale, tant chacun au tréfonds de son être le ressent comme un événement impossible et impensable, aux répercussions incalculables sur le plan individuel et social. En regard, le père nest pas assujetti à une règle aussi rigoureuse ; on tolère de sa part le libre accès à toutes les femmes, ses filles incluses. On inclinerait à croire que cest en vertu dune concession faite aux femmes par les hommes pour des raisons de symétrie que linterdit a été élargi à son cas : « Il y a des raisons de penser que les prohibitions du totem étaient dirigées contre les désirs incestueux du fils », écrit Freud qui ajoute : « Il est intéressant dobserver que les premières restrictions apportées par lintroduction des classes de mariage affectaient la liberté sexuelle des jeunes générations. (cest-à-dire linceste entre frère et sur et entre fils et mère) alors quil fallut une nouvelle extension de linterdit pour empêcher linceste du père et de la fille . »
Sans quil sagisse dune exception licite, la dérogation suffit à dispenser le père de respecter la norme supposée commune, transformant dans bien des cas en mauvaise ou simplement répréhensible une conduite qui, sagissant de ses compagnes, est radicalement condamnée. Linégalité devant la loi que nous ne connaissons que trop, le quod licet jovi non licet bovi romain le dit, linfraction réprimée chez les uns et passée sous silence chez les autres, est prouvée par cet exemple, montrant pour qui une loi est faite et contre qui, témoignant de toute la distance qui sépare ceux qui la décrètent de ceux qui la subissent. Son énoncé, sous couvert de généralité, ne les distingue pas ; sa pratique, traduisant une norme implicite dapplication, les particularise forcément. Nul nest censé lui désobéir ; les juges savent pourtant parfaitement qui est tenu de la connaître et dobtempérer, lorsque, appelés à statuer, ils épargnent leurs pairs et leurs auxiliaires. Ainsi linégalité devant linceste reflète la situation asymétrique de lhomme et de la femme.
Les interdits sont gravés dans la différence. Jusquà ce jour, les collectivités nont toléré les différences quen les transformant en hiérarchies, et les hiérarchies se sont édifiées en creusant profondément les différences. Aussi nous apprennent-ils beaucoup plus de choses sur leur sujet que sur leur objet. Ils nont été énoncés ni par quelquun ni par le genre humain dans son ensemble qui nest pas un sujet, mais édictés au nom de quelquun, derrière lequel sabrite le vrai sujet qui essaie de se poser comme tel et daccentuer un écart, une absence de réciprocité entre lui et les autres. Ce nest jamais dans les plis de la nature quil faut chercher lorigine dun interdit, mais toujours dans les écarts de la société, quil augmente tout en les masquant. La prohibition de linceste ne fait pas exception. Nous la savons orientée. Elle départage avec clarté, aux yeux de tous, la classe dindividus tenus de la respecter avec rigueur de la classe dindividus qui jouissent dune certaine latitude à son égard, ou auxquels il est fait obligation de le commettre ; ce seul critère suffit à ranger les premiers dans lordre inférieur du profane et les seconds dans lordre supérieur du sacré. La règle produit une relation de différence entre ces classes ; à un pôle linceste désigne le pouvoir social, public ; à lautre pôle la prohibition traduit la soumission domestique, privée. A partir de là, les couches de la société se définissent en fonction de ce qui est requis ou toléré de la part de lune et de ce qui est imposé à lautre. Dans les diverses sociétés énumérées, linterdit a pour rôle de discriminer entre les nobles, les chefs et le peuple, de déterminer leurs privilèges et leurs devoirs respectifs, dindiquer qui peut recevoir et qui doit donner ; sur une échelle plus réduite, son usage conduit à des obligations analogues dans les sociétés archaïques. En lui conférant une telle portée, les premières sociétés politiques, étatiques, ont magnifié les forces quil recelait concentrées et latentes dans les sociétés de parenté. Mais cest justement parce quil avait le pouvoir détablir une telle distance, de créer les termes ou de maintenir en eux des qualités distinctes, transformant les uns en objets, en matériaux des autres, subordonnant les uns aux autres : les femmes aux hommes, la classe du peuple à la classe aristocratique et assurément les jeunes aux adultes.
Si lon voit dans la prohibition de linceste la répression de linstinct sexuel, ou du désir individuel de choisir le partenaire de la jouissance, à travers linstinct ou lindividu, cest la répression de linstinct ou du désir de lautre le sexe féminin, en loccurrence cest leur contrôle qui est sous-entendu, cest en eux et non pas dans linceste ou la pulsion quest localisée la menace ; ainsi, dans les sociétés policées, la répression de la violence ou de lagressivité, présentée comme ayant trait à linstinct, est répression de la violence et de lagressivité dune fraction de la société, les jeunes, les défavorisés, etc., la violence de lautre fraction passant pour légitime, légitimée ou légitimable.
Bref, une règle, quelle soit inscrite sur les tables de la loi, dans les droits de lhomme et du citoyen, ou dans la mémoire des peuples, dès lors quelle est sociale, une fois dépouillée de son déguisement de rapport à lobjet, de rapport à un différent, exprime toujours un rapport à un sujet, un rapport de différence, cest-à-dire un rapport entre groupes sociaux en fonction desquels sont déterminés à la fois les rôles dobjet et de sujet et les qualités qui rendent les termes distincts.
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IV. Les règles de parenté, règles de domination.
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La prohibition de linceste a donc un caractère discriminatoire et hiérarchique. Les règles de parenté font voir que les femmes, dans cette condition, sont communiquées dun côté à titre de biens et de services, de lautre côté circulent à titre de messages ayant la qualité de biens et de services. Mais, quil sagisse de biens humains ou non humains, chaque fois un art, ayant ses règles et ses outils, est indispensable pour transformer les ressources brutes en objets et en signes que lon puisse donner, émettre, recevoir. Faute de cet art, aucun objet ne peut devenir signe, donné naturel rencontrant un besoin social, ni aucun signe devenir objet, produit social concrétisé par un matériau naturel. Lart de convertir une fraction de la société en commodité, lautre fraction se posant en créateur de cette commodité, par le truchement dune série appropriée de discriminations de rang, na rien dexceptionnel. Bien des collectivités humaines ont mis un groupe dindividus au nombre des richesses, des instruments matériels, équivalant à dautres richesses ou instruments, et susceptible dêtre donné, vendu ou partagé. Cet état de choses implique toujours un rapport particulier entre ceux qui ont le pouvoir dimposer pareil traitement et ceux qui le subissent. Lesclavage est un tel instrument, produit de lart raffiné de la domination, un bien éminemment précieux, car il conditionne tous les autres, que son propriétaire a le droit de concéder, demployer, dacquérir, de détruire suivant les règles de lart. Signe dopulence et dautorité, pouvant engendrer la solidarité de ses possesseurs, saccumuler au pôle des riches et se diluer au pôle des pauvres, il est dépourvu dexistence civique et napparaît nulle part terme dune relation, sauf de celle qui consacre possession dautrui ce « bétail humain » : « Lesclave est en quelque sorte une propriété animée... Ce quon appelle proprement des outils sont donc des instruments de production, mais lesclave est instrument dutilité... Or la vie est usage et non pas production ; voilà pourquoi lesclave est le ministre des choses qui servent à lusage. On lappelle aussi chose possédée, partie, car ce mot exprime non seulement ce qui est partie dune chose, mais ce qui en dépend entièrement ;... cest celui qui ne sappartient pas à lui-même, mais qui appartient à un autre et qui pourtant est homme, celui-là est esclave par nature . »
Mieux loti parce que plus libre de ses décisions, le prolétaire apparaît sur le marché à linstar de nimporte quelle marchandise. Le manque de capital, le fait davoir pour tout bien sa force de travail le conduisent à la vendre au plus offrant, à subir les fluctuations des prix, à être un surplus en période de chômage, à se raréfier, cherchant un remède dans la migration. La loi du profit, les relations sociales capitalistes ne cessent de produire cette marchandise particulière, transformant des hommes en salariés, commodité que ceux qui détiennent les leviers du pouvoir et de la richesse manipulent sans relâche, appuyés par lappareil politique, idéologique et social.
Nous avons notre disposition dautres éléments de comparaison non moins valables, tirés du domaine des professions ; les sociétés ont en effet tendance à classer les individus qui les exercent sur une échelle indiquant le degré de dignité ou dindignité quelles leur attribuent. Or, dans les sociétés archaïques, les femmes et les hommes pratiquent respectivement, en général, la cueillette et la chasse. Linfériorité des premières, la supériorité des seconds peut, à la rigueur, refléter, à travers normes, institutions et mythes, le choix fait entre deux familles de techniques, les mesures prises afin de maintenir séparés, chacun à sa place respective, les groupes qui exercent lune ou lautre. Le moment nest pas encore venu dexplorer ces analogies. Elles facilitent pour linstant un rapprochement suggestif : semblables en cela aux femmes, les prolétaires, les esclaves, etc. jouent dans la conscience et la pratique collectives le rôle de biens quelconques ou dindices mesurant léchange des richesses. Convergence pleinement saisie, dailleurs, par le maître français qui écrit : « Quil y a là un aspect absolument fondamental de nos mythes, et quils nous font accéder à un état décisif de la pensée humaine, dont, par le monde, dinnombrables mythes et rites attestent la réalité, le troisième volume de ces Mythologiques achèvera de le montrer. Tout semble se passer comme si, dans une soumission mystique des femmes à leur empire, les hommes avaient perçu, pour la première fois, mais dune manière symbolique, le principe qui leur permettra un jour de résoudre les problèmes que pose le nombre à la société, comme si en subordonnant un sexe à lautre, ils avaient tracé lépure des solutions réelles mais encore inconcevables ou impraticables pour eux, qui consistent, tel lesclavage, dans lassujettissement dhommes à la domination dautres hommes . »
Quel que soit le contexte dans lequel la femme a été assujettie dabord, lidentité des effets obtenus au cours du temps et le genre distinct de différence de classe ou de facultés productives enlèvent un doute à son propos : ce nest pas la nature qui la donne pour objet ou signe, cest la société qui la prépare à pareille fonction. Celle-ci reflète un lien social ; la substance biologique est secondaire. Reprenant le fil des métaphores, on peut dire que, si les relations conjugales déterminent le sexe féminin à être don, prestation, monnaie déchange, de même que les relations marchandes déterminent la force de travail à être marchandise, cest parce que le système collectif auquel appartiennent la femme ou la force de travail les conserve ou les rend telles, objet de partage ou de commerce. La pensée a le pouvoir de sculpter et polir larchitecture du système, enchâssant chaque catégorie dans lalvéole qui est le sien : la gradation des rangs nen découle pas, nétant vraisemblablement pas inscrite dans sa constitution comme lest celle de la gauche et de la droite. Dans larchitecture de la famille, la prohibition de linceste concourt à diviser le groupe social et non pas à lunir, à transformer les règles de parenté en coordonnées dune « différence orientée » entre hommes et femmes, au lieu de lestomper dans les liens du sang. La réciprocité a, ici, pour préalable son contraire ; la cohésion masculine repose sur la soumission féminine ; lintervention entraîne la hiérarchie des personnes. La constatation na rien de surprenant, car lart de la domination nest pas inconnu aux sociétés archaïques, et, dit Nietzsche, « celui qui revient aux origines trouvera de nouvelles origines ».
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Chapitre IX.La lutte des sexes
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I. Deux sociétés en une seule.
(1) La société du secret.
Dans une vue globale qui la ramène à lessentiel, lorganisation des sociétés archaïques sordonne sur deux axes principaux : laxe de la différence, séparant ceux que lon peut épouser et ceux que lon ne peut pas épouser, donc les alliés et les parents, et laxe de la dichotomie sexuelle entre hommes et femmes, qui traverse tous les rapports de lexistence, travail, espace, habitats, objets, nourriture, événements, langage. « Dans les cultures primitives, constate Mary Douglas , la distinction entre les sexes est, presque par définition, la première de toutes les distinctions sociales. De sorte que certaines institutions importantes reposent en permanence sur la distinction entre les sexes. » Le choix entre ce qui est permis et ce qui est interdit met simultanément en jeu les deux dimensions, les combine pour discriminer le semblable du différent, soi et autrui. La terminologie de la parenté détermine les groupes dindividus qui sont autorisés à se marier entre eux ou non en tenant compte de lidentité sexuelle en termes sociaux : les enfants dun homme peuvent épouser les enfants de sa sur mais non ceux de son frère, pas plus que ne peuvent se marier ensemble les enfants issus de deux surs : Cette règle nest ni générale ni toujours aussi directe ; elle est cependant suffisamment employée pour attester lintersection du principe généalogique dalliance et du principe social de hiérarchie sexuelle.
Ce dernier ne juxtapose pas seulement deux groupements caractérisés par leur appartenance à un sexe, il les sépare par certains côtés et les discrimine par dautres, faisant pencher la balance en faveur des hommes. Afin de charger leur plateau de tout le poids nécessaire et de le maintenir aussi incliné que le rapport des forces le permet, ceux-ci ont créé des associations dotées des moyens, du statut et du prestige nécessaires. La solidarité et lascendant masculins constituent un trait fondamental du mode de vie archaïque, sur lequel reposent lidéologie, léconomie, voire la politique de ces groupements. Les variations éventuelles sont de degré, non de nature. La présence, dans ce cadre, de sociétés dhommes plus ou moins secrètes est un phénomène trop répandu pour ne pas attirer lattention. La rareté ou la faiblesse de sociétés féminines de ce genre également. Les confréries masculines sont signalées un peu partout : Mélanésie, Afrique noire, Amérique du Nord, Malaisie, Polynésie. Leur mode de recrutement et de fonctionnement mérite dêtre décrit brièvement, ne serait-ce quà propos dun cas.
Chez les Blackfoot, on atteste lexistence de plusieurs sociétés qui se livrent à des danses et à dautres cérémonies et assument la charge de prévoir les campements lors des migrations estivales. Une tribu peut en comporter jusquà douze et plus, elles se nomment « tous camarades » et ont aussi chacune un nom particulier. Chacune comprend des hommes sensiblement de même âge, mais qui ny demeurent que quatre ans environ, après quoi ils passent dans la société de classe dâge supérieure, en même temps que leur place est prise par des hommes plus jeunes. Bien que ces échanges seffectuent simultanément, pendant le camp dété, ce sont des transactions entre individus, monnayées en chevaux, armes ou vêtements qui donnent droit au postulant doccuper le rang et de revêtir les insignes de lhomme auquel il succède. Ce dernier doit sassurer une promotion semblable, de sorte que tous les quatre ans environ chacun, sauf les anciens, passe dans une société supérieure, tandis que les jeunes accèdent pour la première fois à la société de dernier rang. Outre les rites, propres à chacune, ces sociétés exercent une fonction dorganisation des camps dété ; leurs dirigeants proposent aux chefs de tribu des itinéraires pour les migrations et des terrains de campement ; deux ou trois dentre elles sont agréées et ont pour tâche de surveiller ces migrations et de faire régner lordre. Les hommes ainsi désignés plantent leurs tentes au milieu du camp et patrouillent pendant la nuit. Les sociétés ont aussi pour mission dobserver les déplacements des troupeaux de buffles, raison dêtre de ces camps, et organisent les chasses. Les chefs de tribu savent quils peuvent faire appel à ces hommes en cas de besoin. Cependant la rotation des membres et la limitation de la durée effective des sociétés, qui tombent en sommeil pendant la plus grande partie de lannée, les empêchent de jouer un rôle prépondérant dans la tribu et de constituer une menace pour ceux qui détiennent le pouvoir.
Ces sociétés, partout où leur présence est relevée, exercent néanmoins un grand ascendant. Elles disposent dune force non négligeable, et jouissent dun prestige religieux, car elles sont le siège dun culte public et de cérémonies dinitiation . Il nest pas rare que le lien quelles établissent entre hommes lemporte sur le lien clanique entre hommes et femmes ; cest notamment le cas en Australie où les associations tribales groupent les hommes pour des pratiques dont le secret est jalousement réservé aux yeux des femmes et des non-initiés. Prenant lhabitude de rencontrer les hommes des autres clans (ceux de lAigle-Vautour, de la Chauve-Souris, de la Corneille et de la Grenouille), les hommes du clan du Casoar, par exemple, se sentent plus proches deux que des membres de leur propre clan.
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(2) Les discriminations sexuelles.
La séparation des sexes a une répercussion dans le domaine de lalimentation. Il est interdit aux hommes dun clan de consommer la chair de leur totem, et cette défense vaut aussi pour les femmes ; mais les Yualarois font du vautour brun un aliment prohibé pour les femmes de nimporte quel clan. Lappartenance à un sexe lemporte donc sur lappartenance au groupe totémique. Aux îles Banks, lisolement des sexes est porté au maximum dans la vie quotidienne ; les hommes mangent et dorment dans le sukwe (club) et quiconque nest pas admis à y entrer encourt le mépris de tous. Contraint de prendre ses repas avec les femmes, il na dautre issue, pour réduire ce que R. Lowie appelle la « période dignominie » , que de susciter la pitié dun ami, cest-à-dire que celui-ci consent, en échange dune somme importante, à ly introduire. Ces associations masculines disposent presque toujours dobjets et de masques que les non-initiés nont le droit de voir que de loin, à loccasion dune procession. Jeter les yeux sur ces objets à dautres moments serait criminel pour eux, comme pour les femmes, exclues des cérémonies publiques. Ces dernières y sont admises sous certaines conditions, ainsi en Nouvelle-Guinée, chez les Iatmul : « Quand les femmes prennent part à la cérémonie, elles font quelque chose de tout à fait étranger aux normes de leur existence, mais qui est normal pour les hommes ; aussi adoptent-elles en ces occasions particulières des éléments de la culture masculine. Elles se tiennent comme les hommes et portent les ornements qui leur sont normalement réservés . »
Dans les collectivités archaïques, le pouvoir appartient toujours lexistence de ces sociétés secrètes et exclusives lillustre aux hommes et non aux femmes. Organisés pour chasser, rassemblés pour accomplir les diverses tâches cérémonielles, ils le sont aussi pour ramener à lobéissance ceux qui enfreignent les règles collectives, leur fait et leur uvre. On a quelquefois du mal à apprécier le degré de rigueur avec lequel elles sont appliquées. Du moins lintention qui préside à létablissement de telles règles ne fait point de doute : dune part isoler les femmes, dautre part les frapper dun traitement discriminatif. Rappelons quelques faits à ce propos. Dans beaucoup de populations, hommes et femmes sont censés manger à part et consommer des nourritures particulières. La langue ou le vocabulaire, on la observé chez les Guyacurus et dans les Caraïbes, peuvent différer pour chaque sexe. Le même critère préside à lorganisation de lhabitat. Dans nombre de tribus, aux îles Mortlock par exemple, le chef et tous les hommes du clan dorment dans une maison collective au centre du village, entourée de demeures plus petites qui abritent les femmes et les jeunes filles. Les femmes ne peuvent résider avec leurs maris, puisque ceux-ci appartiennent à un clan différent. En Californie, la maison de famille des Hupa est la demeure des femmes, où les hommes viennent pour les repas. Mais le soir venu ils se rendent au sudatorium pour prendre des bains turcs et y passent la nuit. On note cependant une variation saisonnière, une séparation moins stricte en été. La séparation est plus rigoureuse aux îles Marquises, aux îles Salomon, aux îles Banks, cas extrême que je viens de mentionner. Et dans lAlaska les Eskimos ont une maison dont les femmes sont exclues, tandis que chez les Athapaskan du Nord on sépare les filles des garçons, et les femmes ne peuvent prendre part aux danses. Cette ségrégation des sexes se reflète dans le détail des activités de la tribu, la section masculine ayant, comme lécrit Geza Roheim, les activités dun « groupe dhommes unis dans le culte dun objet qui est un pénis matérialisé, et excluant les femmes de leur société . »
Les comportements quotidiens sont marqués par une préoccupation analogue. Chez les Samoyèdes, il est interdit aux hommes de toucher un objet qui a servi à une femme, tandis que les Boschimans redoutent dêtre atteints dans leur virilité sils sassoient par mégarde du côté réservé aux femmes. Lévitement de tout ce qui a trait au sang menstruel est connu, et je ne reviendrai pas sur sa signification. La séparation des deux sexes qui commence très tôt est presque toujours rigoureuse à partir de ladolescence. En Corée, en Mélanésie, en Nouvelle-Calédonie, chez les Indiens de Californie, frères et surs cessent de se parler lorsquils ont atteint lâge de la puberté. Chez les Lethas de Birmanie, garçons et filles qui se croisent sont obligés de détourner leurs regards. Émile Durkheim, quelle que soit la valeur de lexplication quil en donne, a qualifié avec pertinence la relation qui distancie et oppose les sexes : « On aperçoit, écrit-il , le rapport quil y a entre ces interdictions et lexogamie. Celle-ci consiste également dans la prohibition dun contact : ce quelle défend, cest le rapprochement sexuel entre hommes et femmes dun même clan. Les deux sexes doivent mettre à séviter le même soin que le profane à fuir le sacré, et le sacré le profane ; et toute infraction à la règle soulève un sentiment dhorreur qui ne diffère pas en nature de celui qui sattache à toute violation dun tabou. Comme quand il sagit de tabous avérés, la sanction de cette défense est une peine qui tantôt est due à une intervention formelle de la société, mais tantôt aussi tombe delle-même sur la tête du coupable, par leffet naturel des forces en jeu. Ce dernier fait surtout suffirait à démontrer la nature religieuse des sentiments qui sont à la base de lexogamie. Elle doit donc très vraisemblablement dépendre de quelque caractère religieux dont est empreint lun des sexes et qui le rendant redoutable à lautre, fait le vide entre eux. Nous allons voir que, effectivement, les femmes sont alors investies par lopinion dun pouvoir isolant en quelque sorte, qui tient à distance la population masculine, non seulement pour ce qui concerne les relations sexuelles, mais dans tous les détails de lexistence journalière. »
Tel est bien le rapport que nous voulons faire ressortir. Dans ces collectivités, les femmes, investies dun pouvoir négatif, constituent une menace ; elles sont parallèlement tenues à lécart des hommes. Les mesures destinées à consolider lécart, ces quelques exemples nous ont permis de le voir, sont en vigueur pendant toute la vie adulte des individus. Elles ont trait à tous les aspects de lorganisation sociale, sétendent à toutes les institutions, et cest seulement de façon accessoire quelles se rapportent au commerce sexuel. Les hommes ne sidentifient pas nécessairement avec le sacré, ni les femmes avec le profane ; lemploi de ces catégories permet cependant de remarquer, au-delà dune hétérogénéité préservée à tout prix, la tendance à accentuer entre les deux sexes le contraste qui sépare une condition supérieure dune condition inférieure, et à éviter le mélange. Dans les faits, assurément, aucune fraction dune collectivité nest en mesure de faire prévaloir de manière absolue son autorité au détriment de lautre fraction avec laquelle elle est en rapport. Tous les groupes masculins sefforcent dimposer aux femmes et aux jeunes une discipline, de brimer les tentatives dautonomie, en superposant les exigences de la société dont ils se sont proclamés les gardiens aux volontés individuelles qui pourraient se faire jour. Comme il arrive en pareil cas, cette action revêt deux formes : brutale et directe lorsque la possibilité en est donnée, idéologique et indirecte si les circonstances lexigent.
Lanthropologue Mary Douglas a observé et elle nest pas la seule que les différents tabous liés à la pollution ont pour but principal dobliger les femmes à se tenir à la place qui est la leur dans la vie collective. Dans les sociétés qui respectent strictement la gradation des rôles sexuels, on trouve rarement la sexualité associée à la pollution. Lanthropologue anglaise donne lexemple des Walbiri dAustralie. La structure sociale est fondée, comme pour tous les peuples australiens, sur les rapports matrimoniaux. La rareté des ressources dans un territoire désertique et la difficulté de survivre exigent de la part des membres une grande solidarité, chaque personne valide contribuant à lentretien de ceux qui ne peuvent subvenir à leurs besoins. Elle saccompagne dune stricte hiérarchie qui met les jeunes sous la domination des vieux et les femmes sous celle des hommes. Éloignée de son père et des frères, la femme mariée ne peut en attendre la protection quelle serait en droit despérer. Son mari a sur elle pouvoir de vie et de mort ; les plaintes de la femme ne sont pas écoutées, son meurtrier est assuré de limpunité. Elle ne trouve personne pour la défendre, les hommes, même lorsquils séduisent une épouse, ne prenant pas fait et cause pour elle. Par ailleurs les Walbiri nont pas dinterdits concernant le sang menstruel et ne croient pas quil puisse souiller.
La plupart des sociétés primitives ne disposent guère des moyens dappliquer les châtiments quelles décrètent contre ceux qui violent les interdits, notamment lorsquils découlent du principe de domination masculine. Il sagit de sociétés qui par ailleurs accordent aux femmes certains degrés de liberté, ou bien qui protègent les êtres faibles contre la violence des forts. Les règles de pollution sexuelle y sont plus développées. Les tabous du sang menstruel, fort répandus, permettent aux hommes de tenir les femmes à lécart. On peut les rapprocher des mesures de ségrégation sociale prises à lencontre dune ethnie ou dune caste traitée en inférieure. Parfois des cultes sont institués, qui exaltent la supériorité masculine dans lordre du sacré, en même temps quils défendent les hommes contre les menaces que renferment les menstrues, et vont jusquà célébrer la capacité des hommes de procréer, seuls, des fils .
Ces exemples ne doivent pas nous surprendre. Dans nos sociétés dites avancées et modernes, basées sur le principe de légalité et les droits de lhomme, linégalité est la règle, la violence, linstrument, la propriété le stimulant dune ségrégation tenace et dune construction collective par emboîtement des classes, des races, des groupes, des nations superposés les uns aux autres. Les innombrables préjugés, auxquels les sciences contribuent parfois à leur insu, concernant les différences dintelligence, dardeur au travail, desprit dentreprise, de prédisposition criminelle, sajoutent à ceux qui présentent le contact avec le Noir, le pauvre, le sauvage, lArabe, dans les pays occidentaux, comme une souillure. Lodeur, la couleur, la texture de la peau, la forme du visage, le crêpelage des cheveux : autant de signes qui, à linstar de la pollution par le sang menstruel, indiquent un danger dimpureté ; celui qui les possède ou qui transgresse les normes édictées à leur sujet perd en partie sa qualité dhomme aux yeux de la collectivité dorigine. Le but inavoué de ces préjugés est dassurer lintégrité et la domination dun groupe, de discriminer étroitement le semblable du différent, les hommes avec qui il est licite davoir des relations dappartenance et ceux avec qui il vaut mieux ne pas avoir de relations du tout, ou quil convient en tout cas de maintenir dans une position inférieure.
A larrière-plan de ces valeurs, de ces attitudes qui façonnent les traits symboliques de la nature humaine, se profile toujours larmature solide des institutions fortes de leur bras séculier. Ces barrières visibles ou invisibles servent à cloisonner plusieurs sociétés, plusieurs cultures à lintérieur dun seul système social. Il ny a guère eu de peuple où la catégorie la plus basse nait été plus ou moins exclue de ce quon estimait être la société au sens strict et obligée davoir sa propre société. Les attributs soit positifs mais dérogatoires, soit négatifs, qui ont été conférés aux femmes, la position effective qui a été la leur, lisolement dans lequel on a cherché à les tenir, ont eu des résultats analogues. La société des hommes sy est efforcée constamment, et ce par bien des moyens. Le mystère que nous voulons préserver à leur sujet, lenthousiasme que suscitent leur beauté, leur douceur ou leur abandon, miroirs à facettes multiples que nous leur tendons, continuent à dresser les mêmes barrières, cette fois teintées de poésie, et travaillées avec art. « Mais, rappelait Émile Durkheim, dun autre côté, nous naurions pas connu ces besoins si des raisons depuis longtemps oubliées navaient déterminé les sexes à se séparer et à former en quelque sorte deux sociétés dans la société ; car rien, dans la constitution de lun ni dans celle de lautre, ne rendait nécessaire une semblable séparation . »
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II. Les hommes entre eux.
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« Au revers qui paraît lendroit, au cur dune prise sans emprise, au long des heures, à lorée de lindéfiniment prolongé de lespace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, quest-ce que tu fais ? Quest-ce que tu es, nuit sombre ou dedans dune pierre ? » Henri MICHAUX, Poteaux dangle.
(1) Devenir homme.
Les diverses sortes de faits que nous avons rapportés précisent, sans nécessiter grand commentaire, la situation respective des deux sexes. Mais cest à propos de linitiation que la non-réciprocité des hommes et des femmes, par le truchement des enfants, prend corps, de même que la réciprocité des hommes appartenant à des groupes distincts prend corps à propos du mariage par le truchement des femmes. Il y a certes quelque outrance à rapprocher linitiation du mariage, et leur contraste apparaît à maint égard simplificateur. Dautres facteurs interviennent le clivage des générations, les impératifs de la reproduction des forces de travail, etc. qui sinscrivent tous dans le cadre dune altérité orientée. Dans le discours social, la langue commune des règles de mariage instaurant la communication des hommes à propos des femmes se double dune langue ésotérique de la non-communication des hommes et des femmes à propos des enfants, mâles surtout. Les valeurs sont révélées sous lespèce des signes, et les signes celés sous lespèce des valeurs : on transforme ainsi en équivalent ce qui ne lest pas les femmes et en non équivalent ce qui lest les enfants. Ces diverses opérations aboutissent à consolider et renforcer 1e groupe des hommes, en assurant sa position et sa force numérique.
Il est rare que les phénomènes sociaux se laissent enfermer dans le moule dune régularité sans bavures. Les phénomènes dinitiation ne font pas exception, cela va sans dire. Demblée il apparaît quils concernent surtout les hommes et sadressent à eux. Linitiation des filles, là où elle a lieu, reste un acte social mineur ; sa généralité et son ampleur sont moindres. Examinée dans une certaine perspective, linitiation des garçons signifie assurément linclusion dans la communauté cynégétique, la consécration dune maturité physique et technique et du savoir-faire lentement acquis. Être homme, cest être chasseur, et à coup sûr ladolescent aperçoit dans le rituel la réalisation dun idéal dont il sest pénétré très tôt. Labsence dinitiation des filles ou le caractère très fruste de leur initiation, comparée à celle des garçons, est inscrite dans les conditions de reproduction naturelle de leurs talents et de leurs échanges respectifs avec le milieu. On ne peut cependant manquer de voir, dans cette différence de traitement, une confirmation de la défaveur qui frappe le sexe féminin : en effet les manifestations de la vie sociale et religieuse étant réservées aux seuls initiés, les femmes en sont nécessairement exclues et se trouvent cantonnées, dès leur jeune âge, dans la sphère des occupations domestiques.
Pour saisir cette conversion et les obstacles qui sy opposent, examinons les rites dinitiation. Ils comprennent des épreuves et des cérémonies. Les épreuves sont dordre physique et moral : le jeune garçon subit des brimades, des châtiments douloureux, parfois des opérations. Il est tenu de faire la preuve de son endurance et de sa virilité. Il na pas le droit dapprocher les femmes, et on lisole en particulier de sa mère et de ses surs. Les adultes lui font sentir leur autorité de toutes les façons possibles. Les cérémonies, célébrant la cohésion et la pérennité du groupe, comportent toute une série de festivités et de rituels qui consacrent le passage de lindividu à un nouveau statut social, sa participation à des activités et son accès à un corps de savoirs qui lui étaient jusque là interdits. A la Terre de Feu, la puberté dune fille donne lieu à un rituel simple ; après un festin, la jeune fille, couverte de peinture, est confinée dans une demeure à lécart, et les femmes lui enseignent la conduite qui sera désormais la sienne. La puberté dun garçon est loccasion dune cérémonie développée, le klo-koten, qui comporte linitiation à des secrets réservés aux hommes et des épreuves physiques sévères. Les individus des deux sexes sont séparés. Des adultes, des chamans costumés et masqués incarnent, devant les groupes assemblés, des êtres surnaturels qui effraient les femmes et les enfants, ceux-ci étant censés croire quils ont affaire à des esprits. Au contraire ces « esprits » révèlent leur identité aux garçons, tout en leur faisant jurer le secret. Les jeunes gens subissant linitiation ont auparavant jeûné, on les a obligés à passer vingt-quatre heures allongés dans la neige. Ils ont reçu des instructions minutieuses sur leur rôle dadultes. Enfin, après un festin, le groupe reprend ses activités habituelles. Au Chili, chez les Indiens yaghan, le garçon qui doit être initié est revêtu dun costume spécial. Il a trois « parrains ». Les épreuves sont sévères : le néophyte est obligé de boire en se servant dun os doiseau, de se gratter au moyen dun bâton, de se faire tatouer ; il apprend des chants et des préceptes professionnels et moraux. La cérémonie qui comprend des chants et des danses est suivie dune bataille fictive entre les sexes, et dun festin. Seuls sont considérés comme adultes ceux qui ont subi linitiation, et seuls ceux qui lont subie deux fois ont accès au mystère de la cérémonie du kina, qui a souvent lieu après les rites dinitiation et rappelle le klo-koten des Ona et le yinchiana des Alcaley, laissant supposer que ces divers groupes ont échangé leurs rituels. Le kina représente une période mythique où les femmes dominaient les hommes en sincarnant dans des esprits ; les hommes découvrent la supercherie cachée derrière cette incarnation et prennent la direction de la société en soumettant les femmes. Ils jouent cette scène en se déguisant et en frappant de terreur les jeunes et les non-initiés.
Linitiation saccompagne fréquemment de circoncision. Les Wiko de lAngola bâtissent une maisonnette pour la circoncision à lextérieur du village. Elle symbolise laccord conclu entre les hommes et les femmes, permettant aux garçons de devenir des hommes dignes de ce nom. Pendant cette période, les relations sexuelles sont interdites entre les parents ; les mères cèdent les garçons aux pères, avec lesquels ils vont sidentifier. Cette distance des générations est clairement signifiée et représentée dans une danse exécutée par des hommes masqués. Le conflit des sexes est plus puissamment dessiné dans lopposition de la maisonnette et du village, représentant respectivement les hommes et les femmes, dans le fait que les garçons initiés sont considérés comme étant pris aux femmes. Il ny a jamais dinitiation pour les filles. Celles-ci sont mises au nombre des femmes, de même que les garçons non initiés. Linitiation détache le garçon de sa mère dont il quitte la hutte ; il na plus le droit de se tenir près delle, et il est défendu à la mère de voir le pénis de son fils. Il est prêt à se marier, a le droit de sasseoir avec les hommes pour manger, il peut prendre part aux procès et faire la guerre. Dans ce cas aussi, lobjectif principal de la cérémonie est de remplacer la mère par le groupe dhommes, dintégrer le jeune homme dans le clan du père. Et parfois, au cours du rituel, le père joue le rôle de celui qui sépare lenfant de la mère. Les acteurs principaux de linitiation le groupe des femmes et le groupe des hommes son but le transfert des enfants mâles du premier groupe au second latmosphère celle dun antagonisme entre les deux sexes le résultat la victoire des hommes sur les femmes sont clairement définis. Dans un beau livre, la Mort Sara où il raconte sa propre initiation dans une tribu du Tchad, Robert Jaulin a décrit cette institution, de façon très vivante, nous faisant mieux pénétrer sa nature. Jen retiens quelques éléments parmi les plus significatifs.
La cérémonie se déroule dans le plus grand secret, les femmes sont tenues à lécart de ses préparatifs. Pour effrayer les femmes et les néophytes, les hommes ont recours à toutes sortes de moyens, en particulier au bruit du rhombe qui siffle, vrombit, ulule ou rappelle le hurlement du vent. Cet instrument sert à reproduire les râles et les gémissements des ancêtres morts, dont les adultes imitent aussi la voix en appelant les « petits-fils » à rejoindre le groupe des hommes. (En Australie, on emploie à cet effet le bull-roarer, dalle de pierre que lon fait tournoyer au bout dune ficelle). Les garçons qui vont subir linitiation sont toujours mis dans le secret de la supercherie, quil sagisse du bruit des rhombes, des menaces, etc. La duplicité est un aspect essentiel de la cérémonie, servant à maintenir les femmes dans lignorance et à leur inspirer le respect. Paroles, bruits, gestes ne jouent pas un rôle véritable dans linitiation mais ont pour fonction de préserver cette distance. Linitiation signifie une mise à mort les esprits des ancêtres engloutissent les enfants et une renaissance, puisque, délivrés par les hommes, les enfants reparaissent armés des qualités et des savoirs des ancêtres, cest-à-dire quils sont devenus les enfants de leurs pères. De façon symbolique pour linitié et littérale pour le profane, lacte dinitiation revêt souvent laspect dune parturition : un homme sempare dun enfant et le fait naître homme, en usant de techniques magiques dérobées aux femmes dans la nuit des temps. Ces techniques perdraient tout pouvoir si les femmes en étaient spectatrices, cest-à-dire si elles voyaient quen fait il nest pas possible à un homme de mettre au monde un enfant. La légitimité de lappropriation est ainsi établie par la négation de la naissance conférée par la femme et par laffirmation de la naissance conférée par lhomme, négation et affirmation que lon veut faire accroire aux femmes, tandis que les hommes et les enfants sont justement instruits de la simulation et de la convention.
Lensemble des rites a pour objet réel de séparer les femmes de leurs enfants, séparation moins physique que sociologique, puisque lenfant quitte lentourage féminin pour entrer dans le cercle des hommes. Si le garçon refusait de quitter sa mère, son acte lempêcherait de devenir un être social et équivaudrait à un inceste, crime commis contre la tribu tout entière. Dans cette éventualité, ce serait les filles qui deviendraient des fils en passant de la mère au père.
Le néophyte entre dans le cercle des initiés, où la vérité des morts est le secret des vivants, en triomphant de nombre dépreuves qui lèvent toute incertitude au sujet de son sexe puisquil sy est conduit en homme. Il pénètre simultanément dans le monde du discours masculin qui a sa langue on lui enseigne la langue secrète ses ruses il est mis dans le secret des rites et sa clôture. Il apprend ce qui ne doit jamais franchir les limites du domaine des hommes, ce qui demeure caché aux femmes. Telles sont sans doute les raisons pour lesquelles, au cours des cérémonies, les hommes sefforcent constamment de dérober leurs gestes et le sens de leurs pratiques aux regards de leurs compagnes et des mères, et déclarent que ce qui est recherché et obtenu dans linitiation proclame « une conquête de lhomme sur lui-même et sur le monde matériel et domestique : cependant il se mêlait à laffirmation systématique et bien chantée de la victoire sur les femmes un air de ruse qui semblait porter en lui-même sa contradiction, laissant entendre quil sagissait moins dune conquête sur le sexe faible que dune opération qui, battant en brèche lautorité de celui-ci, léquilibrait . »
La chimie des rapports sociaux a donc pour effet, grâce à des formules efficaces, de permettre aux pères dengendrer leurs enfants mâles par parthénogenèse ; elle change les pères en « mères sociales », si lon veut. Elle accomplit aussi une opération bénéfique : en faisant prendre aux mères les pratiques de linitiation pour des réalités, elle les oblige, après les avoir dépouillées de leurs fils, à payer le prix nécessaire si elles veulent continuer à sen occuper après la cérémonie, cest-à-dire si elles veulent les racheter à leurs pères qui, eux, les ont obtenus pour rien.
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(2) La ruse de la raison.
Ces rituels témoignent de lintersection de deux plans. Sur un plan, initier un garçon revient à changer son aspect, à définir son sexe avant, il est parfois censé avoir une nature féminine à lui imposer un grand nombre de tâches qui le placent ailleurs, effacent les traces de son passé, lui inculquant à cette occasion la supériorité des adultes sur les jeunes. Là où son sexe est déterminé aux yeux de tous, dès la naissance, ces rituels nont pas lieu. Ainsi, à Samoa, labsence de rite dinitiation à lépoque de ladolescence vient de ce que lenfant quitte la compagnie des femmes dès le sevrage ; il commence, en accord avec les tabous de la nourriture, à prendre tous ses repas avec les hommes, et devient donc homme lui-même . Pour rendre la rupture tangible, pour faire prendre au garçon conscience du monde nouveau dans lequel il pénètre, il arrive fréquemment quon lenvoie parcourir de grandes distances, errer de longues semaines dans la brousse, affronter des dangers. Ce nest quen triomphant dobstacles physiques et en faisant preuve de résistance morale quil est admis dans la communauté des hommes.
Le sens des épreuves, des mauvais traitements que lon fait subir aux garçons na pas été correctement interprété. Au cours de lenfance et avant linitiation, le jeune adolescent est identifié et probablement sidentifie à un personnage féminin, la sur ou la mère. Cest en tant que tel quil aborde le cérémonial. « Dans une certaine mesure, écrit Gregory Bateson à propos des Iatmul et particulièrement au cours des premières phases de linitiation, ils jouent le rôle des femmes. » Parce quils symbolisent lautre sexe, les néophytes sont brimés, maltraités, et les initiateurs qui leur font manipuler leur pénis les désignent comme leurs « femmes ». Le vocabulaire usité en ces occasions pointe vers une analogie des relations entre hommes et femmes et entre initiateurs et initiés. Tout semble se passer comme si à la fois le rituel tendait à faire éprouver concrètement lantagonisme des sexes, rendu actuel, et à démontrer lissue inéluctable, en exorcisant la part de féminin quenferme le masculin. Il enseigne une loi de la société, en assurant la défaite de lun et le triomphe de lautre, en humiliant lenfant de la femme pour glorifier lenfant de lhomme, afin de préserver la pureté des membres du groupe qui ne contient plus que des hommes véritables.
Le temps de linnocence domestique prend alors fin pour le jeune garçon. On lui révèle des secrets, on lui enseigne des interdits, on lui fait don dobjets ayant une valeur symbolique ou un but magique. Cest le véritable commencement de sa jeune existence, moment solennel vécu avec intensité : « Lavidité avec laquelle les jeunes nouvellement initiés entrent dans la vie cérémonielle et assimilent la signification cachée des traditions et usages mythiques de leur tribu est remarquable. Le jeune homme pratique avec assiduité les chants et danses des aînés. Quand il est au loin en train de chasser avec ses compagnons, il se lance dans les aventures les plus audacieuses, sans jamais cependant manquer de revenir en arrière et deffacer les traces laissées sur le sol, signes révélateurs de sa présence, quune femme pourrait apercevoir ou quun ancien pourrait remarquer, auquel cas sa négligence lui vaudrait une réprimande ou une punition. Il voyage sans cesse, parcourt de longues distances pour assister aux initiations et autres cérémonies qui se tiennent parfois en des lieux très éloignés de ceux que fréquentent normalement les gens de sa tribu. Son habileté à la chasse, sa connaissance des points dapprovisionnement en eau situés sur toute létendue de son pays se développent ainsi de façon extraordinaire, et il voit les lieux des mythes et des légendes dont il absorbe si rapidement le contenu caché . »
La sphère des hommes, dans le sens matériel et social, cessant dêtre un domaine lointain, prend consistance pour lui. Mais aussi elle se referme sur lui. Presque sans transition, il est devenu le détenteur des chiffres dun code dont il ne doit divulguer la teneur sous aucun prétexte, le porteur dun pouvoir quil lui faut conserver intact en toute occasion. Le sens profond de la connaissance lui est révélé : moins appréhension de linconnu que saisie de linterdit, moins découverte du réel que déchiffrement de ses déguisements, elle est lumière et libération pour celui qui a acquis le droit de lapprocher, à condition de demeurer terreur et obscurité pour celui à qui ce droit est refusé. Ceci traduit la duplicité de la connaissance, inséparable de la dissimulation : la raison du sujet est ruse et par la ruse seule le sujet obtient sa raison dêtre ce quil est. Le discours et les règles et les institutions sociales sont à double face, leur littéralité et leur sens ne coïncident pas. Tout ce qui est considéré comme vrai doit être masqué par des histoires, des légendes, des actions ad mulierem, afin dempêcher que sa transparence ne nuise à la vie publique.
Mais dans ce domaine on natteint jamais la clarté, et le couple de ceux qui savent et de ceux qui ne savent pas est lié par une incertitude commune : ceux (ou plutôt celles) qui sont censés ignorer ne connaissent-ils pas la vérité ? ceux qui connaissent la vérité nen ignorent-ils pas lautre face ? La réalité sociale se profile comme envers dune cérémonie. Le secret demandé tranche le dilemme sans le résoudre, rend la convention efficace sans pourtant lui assurer un fondement substantiel, puisquil est ruse, faux-fuyant, équivoque. La complicité oblige à une loyauté sans faille envers les compagnons. Même si la voie du mariage est désormais ouverte à lhomme, son alliance profonde est avec eux, les hommes, car cest deux que dépendent sa subsistance, son autorité, son existence tout court. Il a surmonté lépreuve de la mort et du mensonge pour atteindre la vie et la vérité. La page de lenfance, qui était aussi celle de la non-initiation ou de la féminité classificatoire, est désormais tournée. Lindividu séloigne vigoureusement de ce qui la représente dans le présent et la réalité, par désir daccentuer le contraste, de démontrer sa nouvelle fidélité, de combattre ce qui, malgré tout, reste vivace en lui.
Sur un deuxième plan linitiation se situe nettement dans le cadre de la coupure et de lantagonisme entre femmes et hommes. Les enfants en constituent lenjeu quil sagit de dérober aux mères pour que les hommes en prennent possession. Ce passage est inséparable dune certaine violence, en actes et en paroles. Gestes et rites, chants et mimes représentent la lutte des hommes contre les femmes ; les premiers remportent la victoire et exercent désormais la souveraineté : ce qui indique bien la tonalité de lendoctrinement initiatique. Les cérémonies célèbrent scissions et combats ; sous la menace de la terreur, les femmes sont mises en demeure dhonorer le renouvellement du pacte qui les soumet. La réalité montre linterruption effective du commerce sexuel, lévitement réciproque des individus des deux sexes, assurant leurs positions respectives vis-à-vis de cet acte social par excellence quest le devenir homme dun fils. Sil est entouré dune telle aura, cest que « le but de tous les rites dinitiation est de séparer les fils davec les mères et de les intégrer à la société des pères » . Il ne sagit pas de la simple promotion dun adolescent, dune concession formelle convenue entre le père et la mère dune famille nucléaire daujourdhui. Lenfant qui aurait pu coopérer avec la mère, devenir un de ses auxiliaires, lui est enlevé sans contrepartie, intégré et soumis au groupe des hommes. Cest probablement parce quils ont conscience de ce dol que les peuples archaïques ont tissé, pour lenvelopper, ces comportements et ces mythes qui font appel aux ancêtres, aux obligations envers les morts, à la vie donnée par le père, créant un droit et le justifiant aux yeux de tous, parents et enfants. Des événements dune si grande portée exigent quon sy prépare de longue main, afin que la société, comme lindividu, soit en mesure de les supporter sans dommage grave. Cest à quoi servaient les interdits, prévenant léventualité dun affrontement réel que les adultes simulaient. Saisis de terreur, ils en revivaient la possibilité, de même que nous revivons parfois en représentation une catastrophe qui aurait pu nous atteindre, éprouvant avec une intensité particulière la chose qui nest jamais arrivée et qui suscite notre émotion pour le seul motif que nous lavons crue possible. En loccurrence, la catastrophe aurait été que les mères retiennent les enfants mâles, mettant en question lascendant des pères. La conquête est célébrée avec une réjouissance dautant plus vive que le pire a pu être évité, les obstacles ont été franchis sans encombre ; et une fois de plus les hommes sont sortis victorieux du combat qui est posé explicitement au cur de la transmutation des adolescents. Autant que la ségrégation de lhabitat et de la nourriture, linitiation qui transfère la possession des enfants mâles des mères aux pères est une des facettes du processus dassujettissement du sexe faible au sexe fort.
Ce processus les saisit et les traite comme deux catégories sociales distinctes et les articule en tant que telles. Là où lorganisation collective et les liens de parenté sont fluides, chez les chasseurs hadza, par exemple, cette relation entre sexes comme relation entre catégories et son caractère premier ressortent avec vigueur : « Où que soient les Hadza, écrit Mary Douglas , et quoi quils fassent, ils sont toujours sous lemprise de la division entre les sexes. Cette division sépare deux classes hostiles, dont chacune peut à loccasion sorganiser en vue de la défense ou de lattaque virulente contre lautre. Cette conscience extraordinairement intense de la différence sexuelle est le seul niveau permanent dorganisation auquel les Hadza atteignent jamais. »
A la vérité, au-delà de telle ou telle population particulière, cette différence traverse toutes les manifestations sociales ou techniques significatives, de la langue au comportement, de la pensée au rite, de la disposition spatiale des collectivités à la répartition des tâches. Elle nest pas sans répercussion sur la sexualité ; la frigidité est parfois le seul moyen de proclamer une liberté, une non-reconnaissance, une non-participation, dans sa passivité freinatrice, de la femme réduite à létat de subordonnée, qui en même temps laisse à lhomme le soin de ranimer une impulsion quil a éteinte. De même, la virilité et la puissance masculines sont un reflet inversé qui saffirme en tant que maîtrise et conquête dune femme qui nest là que pour les célébrer, consentante. Que ces relations changent, que la femme échappe à la dépendance, ainsi quil est arrivé récemment en Afrique, et léquilibre sexuel sen ressent. Robert Le Vine rapporte le cas des Yoruba chez qui il a pu observer une telle perturbation, qui se traduit de deux façons. Dune part, limpuissance masculine, effective chez certains hommes mariés, redoutée par dautres, et tenant une large place dans les conversations, comme elle est un souci majeur ; dautre part, le rituel et les coutumes qui amènent souvent les hommes à se déguiser en femmes : ainsi les prêtres revêtent des vêtements et coiffures féminins pour les besoins du culte et les hommes se groupent en un club qui exige de ses membres quils se travestissent en femmes lors de sa fête annuelle. « Ces fragments de preuves disparates, écrit-il , laissent penser que, chez les Yoruba, la modification des rôles traditionnels a atteint le stade où non seulement les hommes éprouvent du ressentiment envers lindépendance des femmes, mais sentent quelle les émascule, et lenvient. »
Pleine denseignement pour les problèmes du temps présent la non-réciprocité et lhostilité qui habitent les rapports sexuels une telle réaction projette aussi une lumière sur le passé. Si la femme est apparue comme objet et signe du système de parenté, et, à beaucoup dégards, elle le reste, cest au prix dun travail de longue haleine assumé par ces sociétés et qui ne sest point relâché. Ces signes et ces objets étant aussi des êtres en chair et en os, une fraction distincte de la collectivité capable de résister à lautre ou de déchirer le voile de la ruse dont se protégeaient les maîtres, la fragilité des effets et des mécanismes mis en jeu a dû souvent être ressentie à tel point que lon y a lu une menace contre léchelle des valeurs, contre le principe masculin dominant, donc contre lordre social et humain tout court. Le renouvellement continuel du pacte social, ce à quoi chacun est initié, et la raison partielle de linitiation, annule la menace et restaure lordre. Derrière la relation que lon veut naturelle, posant lun des sexes au pôle des ressources à donner et recevoir épouses, filles et surs et lautre au pôle des donateurs et des donataires époux, pères, frères se profile la lutte des sexes, transposée, rationalisée et figurée de nombreuses façons, dont les traces dans notre organisme, notre psychologie, notre histoire sont si vives.
Captée au cur des sociétés archaïques, cette lutte nous en donne une image moins unie et moins cristalline que celle que nous en avons. Elle atténue, par contre, létrangeté de ces sociétés « sans » vis-à-vis de nos sociétés « avec » en les faisant surgir, sur leur propre registre, plus vivantes, engagées dans un effort dautocréation, au lieu de se contenter de réagir à une biologie exigeante et à un milieu ingrat, obsédées par leur subsistance. Sous le couvert des règles de parenté, sous la fiction de la séparation de la nature et de la culture séparation à vrai dire du monde féminin et du monde masculin à travers les mythes qui en sont le discours, et la mise en place des institutions, la science de ces sociétés la découvre être son vrai objet. Et lon doit admettre lexistence dune relation entre linterdit de linceste, colonne vertébrale dautres interdits, opérateur transformant la dichotomie sexuelle en hiérarchie sociale, et la lutte des sexes. Cette relation ressort de lhomologie entre le sens véritable de linterdit que jai exposé dans le chapitre précédent et qui doit apparaître plus clairement maintenant et les rangs respectifs des hommes et des femmes sur léchelle collective. Mais il faut encore examiner les raisons qui ont rendu nécessaires les liens consignés par la règle et leur teneur .
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Chapitre X.La moitié-nature et la moitié-culture
I. La différence fondamentale.
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(1) Deux phénomènes universels.
Deux phénomènes ont le privilège de luniversalité dans les sociétés humaines : la prohibition de linceste et la division des activités selon le sexe . Cette coïncidence nest nullement fortuite : elle fournit un fil conducteur capable de nous guider vers une explication du sens quil faut donner à la lutte des sexes et à la règle qui traduit leurs rapports hiérarchiques. Limportance de la division, les motifs pour lesquels on la néglige dans lanalyse des phénomènes sociaux ont déjà été mis au jour il y a un demi-siècle : « La division par sexe est une division fondamentale qui a grevé de son poids les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas. Notre sociologie sur ce point est très inférieure à ce quelle devrait être. On peut dire à nos étudiants, surtout à ceux et à celles qui un jour pourraient faire des observations sur le terrain, que nous navons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologie des femmes ou des deux sexes . » Depuis lépoque où Marcel Mauss écrivait ces lignes, rien na vraiment changé. Les femmes sont toujours une terre inconnue, un à-côté de notre savoir, présentes dans la réalité mais absentes de la théorie , tout comme les peuples ou les classes, il y a moins de deux siècles, jouaient dans lhistoire le rôle de simples figurants. Celle-ci ne soccupait guère que des rois et des nobles, les autres états nétant pas inclus dans la définition de la société. Lorsque, à la faveur des révolutions à travers le problème social, ils firent entendre leur voix, lhistoire commença à les compter parmi les acteurs, et les sciences sociales sefforcèrent de les connaître. Je reprendrai, bien incomplètement, la suggestion du grand sociologue français : je montrerai que les femmes, objets des rapports collectifs, sont aussi des termes de ces rapports, afin de faire ressortir le sens de la coïncidence signalée. Option qui invite à faire un retour à la division naturelle et un détour par les sociétés daffiliation.
Pour quelle raison ? La famille archaïque combine une cellule sociale et une unité productive ; elle réunit les individus qui peuvent sépouser et exclut ceux qui ne le peuvent pas, elle associe un homme et une femme dont chacun apporte des ressources et des savoirs complémentaires. Seule la réunion dans la cellule familiale semblait devoir requérir une explication, la prohibition et lexogamie en ont fourni une. Lassociation dans lunité productive et la différence qui la suscite semblaient aller de soi et navoir aucunement besoin dêtre justifiées. Pour deux raisons : ce qui a trait à lactivité productive, à la civilisation matérielle, au côté instrumental de la vie collective, est tenu pour accessoire, nengage pas lessentiel des institutions, placées à un niveau plus élevé de la culture et nen rend pas compte. Par ailleurs, lattribution de la particularité des travaux féminins et masculins à leur spécificité biologique exclut la nécessité de telles institutions. Parmi celles-ci, la prohibition de linceste se limite au domaine de la parenté, à la différence entre les femmes que lon peut épouser et celles quil est interdit dépouser ; elle laisse de côté la différence entre les hommes et les femmes suivant les ressources et les talents dont ils disposent. En dautres termes, la réciprocité des hommes, concrétisée dans lalliance matrimoniale, la prend pour règle, se situant dans la société, tandis que lassociation avec les femmes, se situant dans la nature, peut se passer dune telle règle puisque la nature a déjà appliqué la sienne. Lhétérogénéité que je viens dévoquer a empêché de voir la concordance des deux phénomènes ; cest pourquoi il importe dexaminer de plus près les arguments avancés, afin de tirer au clair le processus de division en le replaçant dans le cadre qui lui a donné naissance.
La division des activités selon le sexe des individus est conçue demblée en tant que réponse rationnelle à une donnée physiologique objective : les tâches propres à la maternité et à léducation des enfants. Les femmes y sont astreintes, les hommes en sont dispensés, ce qui entraîne le partage de la vie sociale, le confinement des premières aux menus travaux du foyer, et lobligation pour les seconds de prendre en charge les devoirs importants de la collectivité. « Pendant la plus grande partie de lhistoire humaine, écrit lanthropologue anglais Robin Fox , les femmes soccupaient de la tâche hautement spécialisée de mettre au monde et délever les enfants. Cétaient les hommes qui chassaient le gibier, combattaient les ennemis, et prenaient les décisions. Ceci est enraciné, jen suis convaincu, dans la nature des primates, et alors que les conditions sociales, au cours dun passé très récent, dans certaines sociétés avancées ont donné aux femmes loccasion davoir plus souvent voix au chapitre, je continue à penser que la plupart dentre elles accepteraient ce que jaffirme... mais que les nécessités purement physiques de lenfantement rendent le rôle de la femme secondaire vis-à-vis de celui de lhomme pour ce qui est de prendre des décisions à tout niveau supérieur à celui des simples affaires domestiques. »
Outre la nécessité denfanter, les aptitudes organiques qui auraient empêché les femmes de participer pleinement, sur un pied dégalité avec les hommes, aux entreprises collectives, la morphologie et la particularité de leurs aptitudes psychologiques et physiques les élimineraient de certains travaux productifs, ou à tout le moins limiteraient la gamme de travaux quelles sont en mesure dexécuter. Voici quelques textes significatifs : « Les femmes sont capables de travail monotone et continu, disposition que ne partagent pas les hommes ; les hommes au contraire sont capables de mobiliser de brusques sursauts dénergie, et connaissent ensuite le besoin de se reposer et de récupérer leurs forces . » « En vertu des différences premières entre sexes, un homme et une femme composent en coopérant une unité exceptionnellement efficace. Lhomme doué dune force physique plus grande est mieux à même dentreprendre le travail le plus pénible... Nétant pas handicapé, comme lest la femme, par les fardeaux physiologiques de la grossesse et de lallaitement, il peut séloigner davantage pour chasser, pêcher, garder les troupeaux, et faire du commerce. La femme nest cependant pas défavorisée dans les tâches plus légères qui peuvent être accomplies à la maison ou dans les parages... Toutes les sociétés connues ont développé la spécialisation et la coopération entre les sexes plus ou moins selon la ligne de clivage biologiquement déterminée . » Émile Durkheim voyait dans cette ligne de clivage plutôt la conséquence dune division qui a conduit le sexe féminin à être doux, faible, à accaparer les fonctions affectives et la rendu psychiquement, anatomiquement et neurologiquement distinct du sexe masculin : « Non seulement la taille, le poids, les formes générales, écrivait , sont très dissemblables chez lhomme et chez la femme, mais... avec le progrès de la civilisation le cerveau des deux sexes se différencie de plus en plus. »
Cet état de choses entraîne logiquement linfériorité sociale des femmes, la supériorité des hommes. La chaîne des facteurs déterminants est visible : le dimorphisme biologique induit une répartition des activités collectives et productives, le degré dimportance de ces activités infléchit à son tour le statut de chaque sexe. Un économiste a calculé que les femmes occupent une position inférieure dans 73 % des communautés agraires et dans 87 % des communautés pastorales. Et de justifier lécart en disant que la domestication des animaux est uvre dhommes, que partout le soin des troupeaux est confié aux hommes, alors que la culture nest pas fermée aux femmes de la même façon. Ayant une base organique aussi manifeste, transmise par lintermédiaire des lois génétiques, la division des sexes na besoin du soutien daucune autre loi artificielle pour être étayée et perpétuée. Cette conclusion nest pas toujours tirée explicitement : elle va de soi, compte tenu du fait quon na pas cherché à dégager la loi qui lui correspondrait ni à examiner ses prolongements dans la structure sociale. Les savants ont répété à ce sujet, sur un ton plus retenu et froid, comme découlant de science sûre, ce que le Marquis de Sade avait déclaré avec plus de fougue et de parti pris : « Que vois-je en procédant de sang-froid à cet examen ? Une créature chétive, toujours inférieure à lhomme, infiniment moins belle que lui, moins ingénieuse, moins sage, constituée dune manière dégoûtante... une créature si perverse enfin, quil fut très sérieusement agité dans le concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de lhomme que lest de lhomme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine . »Le concile, apparemment, na pas encore terminé ses travaux.
Cependant, en juxtaposant les données ethnographiques et historiques, on aboutit à plusieurs constatations : la spécialisation forcée dans la reproduction les femmes produisent des hommes, les hommes produisent des biens est compatible avec une activité productive à plein temps. Pendant la majeure partie de notre histoire, les femmes ont en effet assumé ou reçu des besognes essentielles. Cest seulement dans les familles de purs « consommateurs » des classes aisées (aristocratie, bourgeoisie, etc.) que leur rôle se borne à entretenir la flamme du foyer et à mettre au monde des héritiers. Les nombreuses pratiques anticonceptionnelles espacement des naissances, infanticide, etc. peuvent être mises en rapport direct avec la participation des femmes au travail collectif. Réduisant les soins à donner aux enfants, elles dégagent du temps supplémentaire qui est consacré aux occupations productives. Les tâches féminines ne sont pas toutes disposées autour de la maison, elles ne sont pas moins lourdes ou moins chargées de responsabilité dans la collecte, lagriculture ou le commerce. Le contenu de ce que lon entend par travail masculin et travail féminin le fait na rien de surprenant est interprété de manière très variée. En Amérique du Nord, la préparation des peaux est réservée aux femmes ; dans le Sud-ouest, ce sont les hommes qui sen occupent. Dans le nord de lArizona, chez les Hopi en Égypte, rapporte Hérodote les hommes, filent et tissent, alors que chez leurs voisins, les Navaho et en Grèce ces métiers sont féminins. Les Bantou ne permettent pas aux femmes de soigner le bétail, mais les femmes des Hottentots traient les vaches. En tous lieux cependant est attestée la différenciation des activités, et le travail exécuté par les femmes est généralement estimé être de qualité inférieure, il est méprisé ou évité même quand on a affaire à des opérations techniquement voisines.
Donc le dimorphisme sexuel, les facultés organiques ne constituent pas une raison suffisante pour justifier la distribution rigoureuse des occupations confiées aux uns ou aux autres. Dailleurs, si cette distribution avait un fondement anatomo-physiologique, si elle répondait spontanément aux aptitudes de chaque sexe, on ne comprendrait pas pourquoi de nombreuses sociétés ont cru bon dinterdire aux femmes de chasser ou de se servir dinstruments à lusage exclusif des hommes. La galanterie masculine et la sollicitude du futur père vis-à-vis de ses compagnes (généralement plurielles) nétant pas des explications recevables, quoi quen aient pensé leurs auteurs, force est de croire que les mesures édictées étaient destinées à créer une distance, à maintenir intacte une différenciation du savoir-faire, bref à consolider un clivage qui navait rien de biologique. On peut ajouter que la hiérarchie napparaît pas comme leffet de la division et de la répartition des occupations productives et reproductives ; la biologie étant impuissante à en rendre compte, lécart social ne renvoyant pas à un écart naturel, on est bien obligé dadmettre que cest la hiérarchie qui entraîne la valorisation ou la dévalorisation des travaux et leur distribution ultérieure. Elles supposent tension et séparation, concurrence et compétition, coordination et distance ; elles nont pas trait à des individus ou à des familles qui décident tranquillement des tâches appropriées à chacun, mais à la société dans son ensemble, et, à travers les diverses sociétés, à lensemble de lhumanité. En tout état de cause, on ne peut soutenir lhétérogénéité de tout ce qui a trait à la parenté, que lon situerait dans la société et du côté de lhomme, et de tout ce qui concerne la division, que lon situerait dans la nature et du côté de la femme.
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(2) Le sexe avant la classe.
Limpossibilité, dattribuer la répartition des activités selon le sexe à des conditions biologiques incite à lenvisager dans le cadre dun développement plus général : celui des divisions naturelles. Notre étude se borne ici à la phase qui nous importe et qui est aussi la plus longue dans lhistoire de lhumanité ; la collecte est devenue loccupation des femmes, la chasse lapanage des hommes, au cours dune série de transformations, que nous avons analysées, des ressources, du volume de la population, des facultés organiques et inorganiques, des échanges avec le monde extérieur. En labsence de ces transformations, il ny aurait point eu de dichotomie entre les sexes, puisque, ainsi quon la noté : « La collecte de nourriture, pour autant que nous sachions, ne crée pas une division sexuelle du travail, car les deux sexes y procèdent de la même façon . » Leur hétérogénéité du point de vue des savoir-faire, des instruments, nest pas une situation de fait, le partage optimal conscient des qualités et des moyens, ni le résultat de lintervention dune planification cachée ; elle traduit laboutissement dune suite de changements dans lesquels ils ont été entraînés. Linsertion de chaque sexe dans un domaine distinct nest pas la réponse à un milieu matériel prédéterminé, aux aptitudes des individus, mais leur uvre, le contrepoint de leurs relations en tant que groupes, des facultés et des milieux quils ont découverts, conservés et organisés. Comme toutes les divisions semblables , elle se conforme à des exigences générales. La séparation ferme et presque rigide des collecteurs et des chasseurs, dans cet ordre didées, est une condition sine qua non. Elle a pour fonction dorienter les interactions avec les forces matérielles, en évitant toute interférence ; elle détermine les groupes ainsi circonscrits à se consacrer à la transmission et au perfectionnement des talents qui leur sont propres, à renouveler sans cesse le lien avec lenvironnement, environnement végétal et animal en loccurrence, chaque sexe ayant seul accès à un des aspects de la nature. La situation ne comporte pour eux ni alternative ni contrainte : ils sont constitués et se constituent dans lunivers qui est le leur, lequel imprègne toute leur façon de voir et dagir, ils y sont pour ainsi dire adaptés après lavoir instauré. Un tel groupe ou catégorie naturelle tend à considérer son univers comme unique ; il lenvisage aussi comme général et, par conséquent, cherche à lélargir en rapportant tout à lui. Toute diminution de cet univers passe pour un amoindrissement du groupe et tout accroissement est salué comme un enrichissement. Son propre art, son savoir, sa réalité sont vécus et traités comme lart, le savoir, la réalité. Par la force des choses, la scission prend le sens dune négation, entraîne lédification de barrières de tous ordres autour du noyau dur quune fraction de la société sattribue, le refusant à lautre fraction. Cette dernière, vue sous un certain angle, est identifiée à la matérialité, au non-savoir, puisque lui fait défaut lart que possède la première fraction. Cest ainsi que le chasseur rejette le collecteur du monde de lhabileté et de la culture ; et plus tard lagriculteur fait de même pour le chasseur, lartisan pour lagriculteur, lingénieur pour lartisan. La quintessence de lhumain change ainsi de figure, de même que le non-humain ; la distance instaurée se trouve justifiée et reçoit force de loi.
Le caractère absolu du contraste, de la distinction quil introduit, ne devrait pas surprendre. Dès quun groupement humain est amené à se conduire et à se penser comme sil concentrait dans ses moyens et ses fins le principal de la réalité matérielle et sociale, le reste lui paraît accessoire et dépourvu dautonomie. Ses pratiques intellectuelles, idéologiques, voire religieuses ressentent le contrecoup de ce besoin dasseoir son existence, de légitimer ses relations vis-à-vis dun autre groupement. Ces phénomènes concomitants de la division naturelle nont pas fait lobjet dune étude systématique. On en trouve cependant dabondants témoignages le chasseur, le pasteur, lagriculteur sont des personnages clé, leurs rapports des thèmes récurrents dans les mythes et les religions, que ceux-ci aient trait à la période qui suit la révolution néolithique ou à celle qui la précède . Les beaux travaux de MM. Vernant, Détienne et Vidal-Naquet achèvent de nous convaincre que la philosophie grecque a continué dans cette voie.
La séparation ne va pas sans antagonisme. Une catégorie qui possède des facultés spécifiques se développe aux dépens des facultés et des ressources dune autre catégorie qui lui paraît limiter son propre essor. Les chasseurs sont entrés en conflit avec les collecteurs, car les époques ou les régions les plus favorables aux entreprises cynégétiques ne correspondaient guère aux époques et aux régions permettant la cueillette. Plus tard les agriculteurs ont pâti de la concurrence des artisans, dans la mesure où ceux-ci les dépouillaient de la partie domestique de leur savoir-faire en travaillant leurs matières premières de façon plus habile et plus raffinée. La liste pourrait être allongée. Chacune de ces catégories, corrélativement, ayant acquis ou sefforçant dacquérir un droit à lexistence sociale, sinon la suprématie, en tâchant de devenir une force productive reconnue, sinon dominante, en donnant pour assise aux richesses de la collectivité ses propres ressources matérielles et intellectuelles, intensifie résistances et oppositions. Le récit biblique du meurtre du pasteur Abel par lagriculteur Caïn les concrétise sous leur forme extrême. Lenjeu est double : intégrité du champ dactivité, position focale dans la vie collective. La catégorie nouvelle, mettant en avant ses talents et ses productions, enlève à celle qui prédominait sa raison dêtre, son pouvoir. Ses arts dévalorisés sont rabaissés au second rang ou tombent en désuétude ; elle ne trouve plus exactement sa place dans lunivers matériel changé. Les sociétés qui en subissent le contrecoup prennent nécessairement parti ; entérinant les séquelles de ce processus, elles adoptent les nouveaux arts et les nouvelles productions et se réorganisent à cet effet. Et si lartisanat ou la chasse prennent de lascendant, le collecteur ou lagriculteur, pour nous en tenir à ces cas, seffacent, deviennent subalternes. Avant datteindre la prépondérance, une catégorie nouvelle demeure quelque temps marginale. Dans certaines tribus africaines, forgerons et travailleurs du bois, tenus à lécart du village ; privés du droit de cultiver la terre, réduits à quémander des céréales, sont associés à lhyène ou au renard, animaux figurant la brousse, la non-culture et la mort . Le comportement na rien dexceptionnel. ; à force de pression et didentification, lartisan prenait les traits quon lui attribuait, se faisait inquiétant, rusé, etc. En Grèce, où il a triomphé, il est intelligence, réflexion ; et les philosophes sinstruisent à son école.
Lantagonisme sinscrit dans un ordre et ne satténue quen se convertissant en un ordre. Ses termes sont modifiés dans et par lhistoire : ils sont néanmoins partout et toujours rangés sur une échelle de valeurs, donnant à la disparité son orientation. « En remontant plus haut dans le passé, écrit Gilbert Simondon , on trouverait que telle ou telle civilisation faisait aussi un choix entre les techniques nobles et les techniques non nobles : lhistoire du peuple hébreu accorde un véritable privilège aux techniques pastorales, et considère la terre comme maudite. LÉternel agrée les offrandes dAbel et non celles de Caïn : le pasteur est supérieur à lagriculteur. La Bible contient une multitude de schèmes de pensées et de paradigmes tirés de la manière de faire prospérer les troupeaux. Les Évangiles au contraire introduisent les modes de pensée tirés de lexpérience de lagriculteur. Peut-être pourrait-on, aux origines des mythologies et des religions, trouver un certain parti pris technologique consacrant comme noble une technique et refusant le droit de cité aux autres, même quand elles sont effectivement utilisées : ce choix initial entre une technique majoritaire et une technique minoritaire, entre une technique valorisée et une technique dévalorisée, donne à la culture qui incorpore les schèmes techniques ainsi découverts un aspect de partialité, de non-universalité. »
Séparation, antagonisme, hiérarchie, symptômes et moyens, ont partie liée avec la division naturelle, quel que soit le sexe ou la classe sociale auxquels appartiennent les groupes concernés. Toutefois, en tant que catégorie de possesseurs de talents spécifiques et de producteurs, les femmes, comparées aux hommes, ont été rejetées à un rang inférieur, et ce indépendamment de leurs productions et de leurs talents. Friedrich Engels a observé avec pénétration et nos propres remarques ont tendu à montrer comment et pourquoi « La division du travail entre les sexes est conditionnée par des raisons autres que la position de la femme dans la société . » A quoi tient cet écart ? En vérité la société amène les divisions successives, leurs moyens et leurs symptômes à épouser sa courbure, à sexprimer dans son langage : celui de la disparité et de la différence des sexes notamment. Pour en saisir le sens, il ne faut pas oublier que la domination du sexe masculin sur le sexe féminin, sans avoir un caractère génétique les essais entrepris afin de le prouver étant peu concluants plonge ses racines dans les sociétés daffiliation. Là, elle a trait uniquement aux liens sexuels et statutaires ; les liens avec le milieu, les facultés, les activités sont pratiquement identiques pour les deux sexes. Les mâles assurent tout au plus la défense du groupe, le respect des limites territoriales. La spécialisation des chasseurs et des collecteurs étend ces liens au domaine des facultés et des échanges avec le règne animal et végétal. Lascendant des hommes est limité, du même coup, par une double dépendance vis-à-vis des femmes. Dune part, en devenant chasseurs, cest-à-dire en formant une classe de producteurs définie, les hommes viennent à établir les femmes en tant que classe de producteurs équivalente et différente ; ils sont contraints de sassurer leur concours, de veiller à ce quelles leur réservent un approvisionnement indispensable ; à ce titre les tâches féminines demeurent compatibles avec les leurs. A luniformité initiale se substitue le dédoublement. Par ailleurs, dans les collectivités de primates et celles des premiers hominiens, la scission du sexe masculin en individus reproducteurs et non reproducteurs se répercute sur lorganisation des échanges, sur la délimitation des aires dexploration des ressources. Sur ce plan et par voie de conséquence sur le plan social se font jour des tensions qui traversent toutes les générations, masculines surtout. Il faut supposer quavec la division, ces tensions se transportent aux rapports entre les sexes, les différences entre les générations passant à larrière-plan.
Dautre part, on se rappelle que les sociétés daffiliation ont tendance à rejeter les jeunes mâles à la périphérie. Le seul lien, faible et menacé, il est vrai, des bandes dadolescents est avec lassemblée des femelles, avec les mères. Les cohortes de mâles sen désintéressent : lintégrité du groupe est à ce prix. Or les groupes dhommes ont intérêt à assurer le recrutement des garçons, à briser leurs attaches avec le groupe des femmes. Dès linstant où chaque sexe détient des facultés particulières et règne sur son champ daction spécifique, la progéniture mâle devient un enjeu de taille. La suprématie maintenue dans la vie collective permet aux hommes de sassurer la disposition de cet enjeu. A côté deux, les femmes constituent une entité jouissant dune autonomie certaine, dun pouvoir non négligeable de sopposer ; les hommes sont obligés de composer avec elles, tout en essayant de les plier à leur propre autorité. A cet égard, le contrôle social, dans ces collectivités, sexerce immédiatement sur les personnes ; la hiérarchie est fondée sur la régulation de leur participation aux actes essentiels de la vie des groupes, et les objets se confondent avec la personne. Au contraire, dans les nôtres où le contrôle social sexerce sur les objets, la hiérarchie est fondée sur la propriété, et la personne se confond avec lobjet.
Sans vouloir dépasser les limites dune spéculation raisonnable, on peut affirmer que la première division de la chasse et de la cueillette a eu lieu et sest diffusée dans le cadre dune hiérarchie de participation où les écarts de rang étaient fortement accentués et marqués dans tous les plis de lorganisation collective. Ils ont contribué à accroître la séparation et lantagonisme au point que leurs manifestations ont pu faire écrire à Bronislaw Malinowski que « la division du travail est enracinée dans la brutalisation du sexe faible par le sexe fort » . Les divisions suivantes ont été prédéterminées ; elles ont préservé le même style de répartition des facultés humaines. Sy conformant, les occupations, les ressources, les modalités dinvention et de reproduction des savoirs, les liens singuliers avec le milieu ont été luvre des hommes ou des femmes, portant la marque dun sexe défini, ont été attribués soit aux hommes soit aux femmes. Arts, instruments ou pouvoirs matériels ont été jugés, à un moment ou à un autre, suivant leur degré de développement ou les aires géographiques il y a une agriculture ou un artisanat « féminins » de même quil y a une agriculture ou un artisanat « masculins » comme étant lapanage exclusif de lun ou lautre sexe, frappés de son sceau. Contrepartie évidente, on les a ordonnés suivant la ligne de clivage préétablie et de ce chef valorisés ou dévalorisés, estimés principaux ou secondaires, dominants ou subalternes. La hiérarchie sociale, dont on discerne ici les origines lointaines, a interféré avec la hiérarchie des divisions naturelles en lui imprimant sa coloration ; Cette combinaison modifie son point dapplication et ses propriétés, en lélargissant à la sphère productive et reproductive qui auparavant nétait pas de son ressort.
On serait en droit de penser que, pendant toute cette période, la double dépendance envers les ressources des femmes et leur progéniture a gardé sa force intacte, quelle sest manifestée sur tous les plans des comportements collectifs, imposant le maintien des institutions et des normes appropriées. Et ce dautant plus que, avant que la distance des possédants aux non-possédants ne reflète fidèlement létat de propriété et que ne sopère la rupture entre ceux qui produisent et ceux qui vivent du travail dautrui, les relations entre groupes sociaux sont simultanément des relations entre groupes de producteurs. Le rang des individus dans la société est déterminé par le rang de leurs occupations dont lhonneur ou le déshonneur rejaillit sur eux. Lhumanité se compose surtout de chasseurs, collecteurs, agriculteurs, pasteurs, etc., chacune de ces subdivisions indiquant aussi leur appartenance à un clan, une tribu, un sexe, une classe dâge, des pouvoirs biologiques et psychiques particuliers, en un mot le statut social qui est le leur, auquel sont associées des prérogatives ou des servitudes. Cest pourquoi les articulations des groupements humains sont vécues et pensées dans le prolongement de larticulation des espèces biologiques ou physiques : « Dans lune et lautre perspective (des castes et des groupes totémiques), écrit Claude Lévi-Strauss, il faut admettre que le système des fonctions sociales correspond au système des espèces naturelles, le monde des êtres au monde des objets . »
Ainsi les groupements sociaux sont identifiés aux catégories naturelles : la société est une nature, la nature une société. Pour autant que groupes et catégories, avec leur champ daction respectif, sont assimilés à lun ou lautre sexe, le double mouvement de socialisation et de naturalisation contribue à renforcer lasymétrie, lopposition qui les sépare dans lexistence et lévolution collectives. Il les projette également sur le plan cosmique, car tout ce qui apparaît et se dessine sur la terre comme au ciel, tout ce qui se manifeste, croît, réagit, et les régions mêmes de lespace et du temps, est soit féminin, soit masculin. Lépistémologie est sexuée, la physique aussi, et lastronomie, la technologie, la biologie. Mythes et religions en ont recueilli lécho et lui ont donné une forme durable, quil serait grave dinterpréter à la lettre, plus grave encore de prendre pour de simples fictions de lesprit, sans rapport avec la manière dont lhomme construit le réel .
Léclosion de la société de classes a opéré une transformation radicale. Les circuits économiques et politiques indirects se sont substitués aux circuits directs, la hiérarchie et lorganisation fondées sur lappropriation ont remplacé la hiérarchie et lorganisation fondées sur la participation des hommes et des femmes. La qualité de possédant ou de non-possédant est décisive et court à travers tout le tissu des autres relations. Au critère du sexe servant à classer et diviser les facultés, les ressources et leurs praticiens ceux que Marc Bloch nommait les « porteurs dinvention » succède le critère, également organique, qui oppose la main au cerveau, le travail manuel au travail intellectuel, celui-là jugé indigne dun être humain cest-à-dire du maître et celui-ci couvert dhonneurs parfois fictifs. Les principes masculin et féminin, ordonnateurs du monde, sont détrônés au profit du principe spirituel et du principe matériel, dichotomie de lintelligence et de la substance, dans la fabrique et la composition de lhomme et du monde. Leur montage désigne clairement le terme supérieur et le terme inférieur. Lépistémologie est démonique démon qui peut être forme, idée ou corps tout comme lastronomie, la physique, la biologie, la psychologie. Ce bouleversement mis à part, les procédés nont pas changé qui traduisent, dans une société, les différences, les oppositions, les disparités des catégories de producteurs et inventeurs darts, le hiatus qui sépare les modalités particulières de se rapporter au monde matériel et de le remodeler. Ils semblent dénoter une nécessité du dur combat contre la nature, pour employer une expression courante, combat, en fait, dun groupe humain contre un autre groupe humain et contre une nature quil refuse de reconnaître pour sienne.
La division a sa dynamique propre, génératrice de faisceaux de talents et de réalités, de frontières qui introduisent entre les hommes un classement virtuel. Dans les espaces ainsi délimités, la collectivité, suivant les lois de sa structure, distribue ses membres, les sépare ou les réunit, dirige leur mouvement vers le centre ou la périphérie, les régions supérieures ou inférieures. De nombreux savants ont méconnu cette dynamique, en recherchant ses causes dans les particularités anatomo-physiologiques de lespèce, en confondant ses effets, notamment les formes qua prises la subordination des femmes dans les sociétés archaïques, avec les effets dun processus génétique. Parler à ce propos dappropriation des femmes par les hommes, comme la fait Friedrich Engels, de rapport de classes ou dun contrôle identique au contrôle relevé dans les sociétés de primates, explication dont se contentent éthologues et anthropologues, cest demeurer au niveau des prothèses analogiques. Ces assimilations indues ravalent la répartition des activités, les rapports entre hommes et femmes au niveau de problèmes de pure technique, déconomie ou dinstinct. Les disparités sont interprétées à la lumière du dimorphisme, le conflit entre eux est rendu inutile ; de plus les contraintes biologiques en font une impossibilité théorique, à vrai dire, et le rejettent à un plan secondaire. Par contre, si lon se persuade de la fragilité de ces constructions, lampleur de la dynamique décrite rend compte de la lutte des sexes ; elle en donne les raisons et en explique la persistance. Par ailleurs, la lutte matérialise la confluence de la division, conçue selon ses vraies dimensions, et dune organisation sociale qui sy manifeste, garantissant aux hommes lautorité du point de vue institutionnel et productif. De la sorte, la subordination se trouve élucidée, sans quil soit besoin de faire appel à une foule de reconstitutions hypothétiques, allant de la promiscuité aux charges de la maternité, de la taille du cerveau à la génétique des primates, de la pénurie des épouses à linsuffisance des pouvoirs physiques ou intellectuels. Et aussi le fait quà la longue les sociétés se soient ralliées à une coutume ou à une loi la prohibition de linceste qui accompagne le polymorphisme de cette lutte dans les diverses strates du réel quelle traverse.
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II. La place de la prohibition de linceste dans le partage exogamique et la division naturelle.
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Linterdit saccorde avec les exigences principales de lorganisation concrète que les hommes se sont donnée au cours de cette longue période : hommes et femmes sont strictement séparés quant aux ressources, aux facultés, et aux instruments. Les interférences sont réduites et les domaines respectifs sauvegardés afin dassurer la continuité des occupations nécessaires aux collectivités. Chaque fraction de la société se trouve associée à une fraction du réel, par le jeu des barrières dressées et des prohibitions édictées, clôtures de son horizon intellectuel et pratique, garantissant aussi la préservation des pouvoirs relatifs, des fonctions singulières au sein de lensemble. Ici lindividuation est au service dune interdépendance que lon doit revivifier sans discontinuer : les efforts sont distribués, les déplacements ordonnés, les tâches obéissent au rythme annuel et saisonnier. Dès la naissance, le sexe détermine la place de lindividu dans un secteur ou un autre, le sélectionne en vue de perpétuer les groupes sociaux et producteurs. Linsertion des filles dans le groupe des femmes et le recrutement des garçons par les hommes simposent à lévidence, et tout concours à cette fin. « Il suffit peut-être dattirer lattention, écrit un anthropologue démographe au sujet des sociétés primitives sur deux différences majeures (avec notre société) : celle des relations mère-fils et père-fille. Aussitôt quun garçon sort de lenfance, il ne subit plus que la seule autorité paternelle. Sa mère cesse davoir son mot à dire dans son éducation et dexercer sur lui une réelle influence. Dautre part, la fille vit sous contrôle presque exclusif de sa mère, et, en dehors des accords prénuptiaux, son père sintéresse peu à ses affaires. »
Pour y parvenir, rien nétant donné dans la constitution biologique qui incite à cette divergence et à lacceptation dune relation préférentielle avec le père ou la mère, les hommes ou les femmes, il est indispensable de préparer les enfants : toute une série de règles écartant les garçons des filles, les soumettant à des disciplines diverses, entraînent lévitement réciproque et façonnent leur comportement avec pour résultat lisolement et lopposition qui suivent obligatoirement la différenciation : « Dans la mesure où les sociétés ont une division sexuelle du travail et une certaine forme de mariage, un rôle sexuel bien défini devient une nécessité fonctionnelle lorsque le garçon sapproche du seuil de participation à ce modèle social . » Sur laxe des contemporains ou sur celui des générations, dans la sphère de la reproduction des personnes comme dans celle de la production des biens, la ligne de partage quil importe de tracer et de respecter est celle de la masculinité et de la féminité.
La séparation de la mère et du fils se présente comme un aspect particulier dune telle tendance. Les hommes ayant tout intérêt à sassocier les garçons au lieu de les éliminer, la seule façon pour eux de les obtenir consistait à les prendre aux femmes. Pour les garder dans le groupe en les empêchant de se coaliser, de faire cause commune avec celles-ci, il fallait aussi les fixer au père, en interdisant toutes relations avec la mère susceptible daffaiblir les liens noués. Les sociétés daffiliation ne connaissent guère ce danger : lautonomie du couple reproductif et du couple nucléaire, labsence consécutive des rapports de parenté y rendent linceste à la fois inutile et inopérant. Joignant les deux couples dans lunité constitutive quelle représente, la famille fait apparaître la possibilité de linceste et son opération est un moyen de réaliser cette unité : lunion de la mère et du fils enlevé au père résorbe le couple reproductif dans le couple nucléaire, tout comme lunion de la fille et du père refusant de la donner à un autre homme identifie le couple nucléaire au couple reproductif ; dans le premier cas, la femme contrarie lautorité de lhomme, dans le second cas le groupe familial se soustrait à ses liens de dépendance envers la société. Pallier un tel danger, conserver les relations avec les enfants et sen faire des auxiliaires transforme lévitement des rapports prolongés, notamment des rapports sexuels avec la mère, en un préalable de linitiation qui consolide ce mouvement. Lorsque la propriété viendra à dominer, et avec elle largent et le pouvoir séculier, le cérémonial restera, linstitution deviendra inutile. Le droit de nature parlera à sa place qui « veut que le vainqueur soit le maître et seigneur du vaincu. Doù il sensuit que par ce même droit un enfant est sous la domination immédiate de celui qui le premier le tient en puissance. Or, est-il que lenfant qui vient de naître est en puissance de sa mère avant quen celle daucun autre, de sorte quelle le peut élever ou lexposer, ainsi que bon lui semble et sans quelle en soit responsable à personne. Si, par le contrat de mariage, la femme soblige à vivre sous la puissance du mari, les enfants communs seront sous la domination paternelle à cause de cette même domination étant déjà sur la mère » .
Quelques auteurs ont fait état, se référant à ces temps plus reculés, dun combat entre père et fils et dune entente entre eux pour la possession des femmes. Il serait plus exact de dire que toutes les sociétés archaïques sont centrées, au contraire, sur la lutte des pères et des mères pour la possession des enfants, des fils. Bien des rituels servent principalement à cette fin, car « il est également évident que cest le père qui sépare le fils davec la mère, et que cest le conflit dipien qui est à lorigine de cette séparation » . A moins quil ne soit plus plausible daffirmer que cette séparation et les causes qui lont provoquée sont elles-mêmes à lorigine du conflit dipien, en tant que structure psychologique élaborée et transmise par les collectivités qui se sont succédé jusquà ce jour.
Les différences de rang se diffusent dans toutes les branches de la vie collective. La disparité des hommes et des femmes se heurte théoriquement, dans la famille, à un obstacle. Il serait impossible de la préserver si frères, surs, pères, mères, fils consanguins ou classificatoires se mariaient entre eux. Un homme ne pourrait en effet traiter sa sur, sa fille, etc. comme un objet, une ressource ou une inférieure si des liens dordre parental coexistaient avec les liens dordre conjugal. Par ailleurs les rapports de filiation qui uniraient la femme à lhomme seraient rejetés dans une position subordonnée : lhomme lui-même en serait affecté. De plus, à supposer que le partage exogamique néloigne quune partie des femmes, lautre partie demeurant dans le clan, les fils circulant aussi bien que les filles, lobstacle ne serait pas levé : il serait difficile dappliquer des règles communes de non-réciprocité à un groupe aussi composite.
La prohibition de linceste répond à cette double exigence de séparation et de hiérarchie. De manière générale, elle dresse une barrière entre les sexes, convertit la différence en scission ; quil sagisse en effet de mère, de sur, de fille dun côté, de père, fils ou frère de lautre, chaque fois est en question la constitution dun rapport interne à chaque sexe, létablissement dun autre rapport qui les éloigne. Pour se préparer à la vie qui sera la leur, il convient que filles et garçons vivent une rupture, soient aiguillés vers des voies différentes avant quune association trop forte ne sétablisse entre eux. On les prépare en même temps à un changement de rang, la fille et la sur étant destinées à devenir socialement inférieures au père, au frère. La charge exceptionnelle de linterdit qui pèse sur la mère se comprend dans la mesure où lon vise non seulement léloignement mais aussi la mise en disponibilité des enfants mâles afin de les concéder entièrement aux hommes. De la sorte, en tant que non-reproducteurs, ils peuvent rester dans la cellule clanique ou familiale. Le risque de voir les rôles sociaux remaniés diminue encore lorsque les garçons sont intégrés au groupe des hommes, réengendrés par ceux-ci. On a souvent remarqué que bien des peuples primitifs nétablissaient pas de relation de cause à effet entre les rapports sexuels et la conception. On peut invoquer le manque de connaissances ; il est aussi permis de supposer quils avaient de bonnes raisons de ne pas apercevoir cette relation, car le réengendrement des enfants par les hommes, même assistés des morts, naurait pas effacé les droits que les femmes auraient fait valoir. Le rituel initiatique scelle cet éloignement au plus profond, comme il scelle toutes les séparations, donnant lapparence du passage dune génération à une autre au passage dun sexe à lautre, dun rang à lautre.
Lampleur de la prohibition, la signification quelle confère à lindividuation des groupements en les réintégrant aux divisions déterminantes des facultés et des activités humaines, vient de ce quau-delà des êtres particuliers, des hommes et des femmes, elle sétend aux connaissances, aux forces matérielles, aux aliments, etc., pour atteindre une portée cosmique. Un esprit positiviste y verrait une projection fantasmagorique de lhomme vers lunivers, de la réglementation du commerce biologique à celle des événements naturels. Outre que les pratiques sy plient, mettant en harmonie la réalité sociale, matérielle, et limaginaire, rien ne prouve que la direction ait été conforme à celle que lon décrit, en allant des groupes sociaux vers les objets et le milieu ; je croirais volontiers que linterdiction a été signifiée sur tous ces plans à la fois, puisque, partout, lunivers des femmes est distinct de celui des hommes. Étant solidaires, ce que lon validait dans lordre de la société se prolongeait dans lordre de la nature par lintermédiaire des êtres humains, léchelle de ceux-ci servant à graduer tout le reste et réciproquement. Lévitement du mélange, le confinement des parties aux lieux qui leur sont assignés, sont les conditions dunité, de symétrie dans toute architecture de ce type. Par la suite, on a préféré se guider sur la disparité du haut et du bas, du monde céleste et du monde terrestre, de lesprit et de la matière, de lêtre et du devenir, chacun maintenu en sa pureté, et lon sait que la philosophie des Grecs, aux âges classiques, réfléchit, à sa façon, un intermédiaire humain. Dans son cadre propre, la prohibition a joué le même rôle ordonnateur et différenciateur.
En empêchant, au niveau de la parenté, les membres dun groupe de sunir entre eux, elle lève lobstacle qui soppose à lintroduction de la gradation propre à la société dans la famille, dans le clan. Émile Durkheim la bien vu qui écrivait : « La cause qui empêche les hommes et femmes dun même clan de contracter des relations conjugales est aussi celle qui les oblige à réduire au minimum possible leurs relations de toutes sortes . » Le mariage avec les femmes dun autre groupe souvent rival, est la solution. A la place des surs, épouses, non soumises, non discriminables socialement ou seulement au prix de grandes difficultés, on dispose dépouses, de surs soumises et discriminables. Elles ont pour qualité première dêtre étrangères, ce qui justifie pleinement le comportement dont on use envers elles. « Pour ce qui a trait à la mentalité du chasseur, lit-on dans un ouvrage qui fait autorité , les Ona (de la Terre de Feu) nous renseignent de façon très explicite. Il y avait un certain nombre dinstitutions très ingénieuses qui avaient pour but de réduire au minimum les hostilités entre les groupes et de canaliser lagressivité en la dirigeant vers les étrangers et les épouses, elles aussi des étrangères à strictement parler. » Étrangères, on peut les assimiler à des sujettes, les maintenir dans une position subalterne, sans quil y ait conflit entre la subordination et la parenté, entre les liens établis à lintérieur de la famille et ceux quon entretient hors delle. De plus, en donnant ses femmes, on fait par lintermédiaire dun autre groupe ce quon ne saurait aisément faire soi-même, à savoir traiter en inférieures ses propres surs et filles. Ce dernier cas nest pas exclu : il y a des limites cependant et cette conduite interfère avec dautres. Au contraire, le transfert des femmes dun groupe à lautre, leur partage, les associations qui se renouent de clan à clan concourent à préserver un accord qui fixe chaque sexe et âge à sa place.
Et lon arrive, théoriquement, à ce résultat que les femmes dun clan sont originaires dun autre clan ; chaque clan ou bande ou famille étendue se compose de deux moitiés extérieures lune à lautre et situées aux deux extrémités de léchelle sociale. Pour lAustralie, un anthropologue décrit sobrement la situation des femmes ainsi introduites : « La condition de la femme y est telle quelle a peu de chances dagir sur la langue, les cérémonies, ou les fonctions des hommes dans la culture totale. Ces épouses importées sont des non-entités silencieuses, jusquà ce quelles aient appris la langue du groupe de leur mari ; et à ce moment-là elles sintègrent rapidement à la bande ou à la tribu du mari . » Instrument servant à communiquer, à coopérer, dès sa création le langage est simultanément instrument servant à ne pas communiquer, à dissocier. La prolifération des dialectes, des syntaxes, des champs sémantiques, des canaux physiques de transmission, des signes, la superposition des doubles et des triples sens répondent au désir dêtre entre soi, dinsérer lincompréhensible et le différent dans le compréhensible et le commun. Peut-être les hommes ont-ils commencé à parler pour leurrer les animaux, et écrit pour leurrer ceux qui parlent, se donnant ainsi une des armes les plus puissantes darrachement et de menace. Que lon songe à léventail des possibilités dintimidation et de terreur contenues dans une langue que lon ne possède pas. Suivant ce sillage, à bien examiner les religions, les mythes, les philosophies et les sciences, dans les lois du travail quils effectuent pour extraire une signification du chaos, le même effort de rattacher les effets à leurs causes, en un mot, de rendre intelligible linintelligible, réinjecte le chaos dans la signification, sépare les effets de leurs causes, double la lumière dune zone obscure. La pensée désigne en effaçant, construit en dérobant. Pris dans la turbulence des mouvements opposés, celui qui y est entraîné entrevoit le noyau dur autour duquel flottent des figures mobiles, saisit, de ce qui est dit, la séduction, de ce qui est pensé, la découverte. Dans cette étrangeté de la langue, des coutumes, du commerce intellectuel, les nouvelles épouses sont dépossédées de leur monde, font lapprentissage de la sujétion, objets et signes dun discours dont elles se sentent exclues et démunies.
Par ce système, compte tenu de lâge précoce auquel sont conclues les unions, en particulier dans le groupe patrilinéaire, ce dernier contient rarement une femme adulte née à lintérieur du clan qui puisse revendiquer dautres droits que ceux de protection découlant de la filiation. De même, les tâches de chaque sexe sont fortement inscrites sur la grille des valeurs, et, par le jeu des échanges, assurées sans défaillance. Le mariage, libératoire pour lhomme qui entre dans le cercle des détenteurs de lautorité, du pouvoir cérémonial et du savoir supérieur, est sujétion pour la femme qui se voit reléguée à un rang inférieur et enfermée dans la région domestique où elles poursuit la besogne quaccomplissait sa mère. La mainmise des hommes sur les enfants mâles touche des femmes qui appartiennent, en quelque sorte, à un autre groupe, à un clan différent qui na pas la possibilité de se reconstituer, de battre en brèche le clan dominant : elle ne fait que renforcer la soumission. Lalliance des hommes est rongée à cet endroit par une profonde ambiguïté : à linstant où ils célèbrent réciprocité et communication par le truchement des femmes, de leurs lignées respectives, ils proclament aussi quen elles ils se traiteront dans la non-réciprocité et la non-communication en étrangers et en inférieurs, quils ne cesseront pas dêtre adversaires. Cest pourquoi Georges Davy constatait que le mariage est imbriqué « à la lutte des sexes et par voie de conséquence aux luttes privées entre familles et entre tribus » . Le fait quil soit inséparable de la prohibition de linceste exprime le but auquel tend celle-ci dans les collectivités.
Elle est leur uvre, se rapportant aux liens naturels et sociaux. Sa première mission est de favoriser, en réaffirmant la distance entre les domaines dactivité, les talents appropriés, les relations entretenues avec le milieu, lautonomie de chaque sexe en tant que sujet doué de valeurs et de responsabilité. Sur le plan des organisations tribales, claniques et familiales, on retrouve, en transparence, la nécessité qui les fait refluer vers le cadre de vie singulier. Dans ces limites, on peut dire que la règle assure la stabilité de lordre matériel sur lequel est édifiée la société ; si cette scission nexistait pas, si hommes et femmes ne suivaient pas la voie désignée, la disposition de lenvironnement serait compromise. Son application à la production des ressources en individus, savoirs et biens garantit la pérennité du milieu ; les membres de chaque groupe sont demblée orientés dans une direction déterminée, en même temps quils prennent en charge un secteur de la réalité objective. Ensuite, en prescrivant cette séparation, elle la adaptée à la courbure de la structure sociale, à sa valorisation du domaine masculin, au contrôle exercé par les hommes sur les femmes. Là se dévoile sa véritable raison dêtre, car cest bien dans la sphère des interactions de notre espèce avec le monde la recherche réglée dun partenaire nest quun aspect secondaire que cette prohibition a été indispensable et quelle a opéré. Manifestation sociale de la division naturelle doù la convergence que jai signalée plus haut elle est linstance qui, une fois le couple de la chasse et de la collecte formé, a permis aux sociétés de dériver les institutions idoines à la création et au développement de leur nombre et de leurs facultés. Elle a aussi donné à la différence entre les sexes sa signification humaine.
Agissant sur la famille, unité productive, elle la raccorde en tant que cellule sociale aux propriétés densemble du système collectif. Ensuite se généralise le caractère dopposition et dasymétrie, lautonomie devenant dépendance unilatérale. Le partage exogamique, infléchi, est mis en accord avec la hiérarchie de participation avant de sajuster à la hiérarchie dappropriation sous la figure de léchange le sexe masculin sarrogeant, là aussi, lautorité et la préséance sur le sexe féminin. Les règles de parenté tracent le tableau des alliances, entre hommes, la sociologie le précise, pour que les femmes, permutées, se tiennent au rang qui est le leur, celui dobjets et de biens, tableau dalliances dirigées donc contre elles, ce que la sociologie laisse seulement entendre avec discrétion. La circulation des épouses les transforme en possessions et signes, linterdit servant à la fois dopérateur de la transformation et de marque de ce qui est transformé.
La loi concernant linceste est aussi à double inscription. Associée à la division, elle exprime la fonction de la société tournée vers son fondement naturel la distribution de ses membres entre les divers secteurs du réel, de la connaissance, du travail, le modelage des instincts et lancrage des comportements appropriés. Associée à lexogamie, elle traduit la fonction de la société dunir entre eux les groupes qui la composent, orientant à cette fin le pouvoir qui sexerce par le canal de la parenté dans une direction sexuellement définie. Elle est, à cet égard, lécho dun ordre ancien, la primauté de lhomme étant respectée, et lindice dun ordre nouveau, dès lors quont été changés le répertoire et le théâtre où les deux sexes se rencontrent pour agir.
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Chapitre XI.Éloge de lordre
I. Linceste, menace de la culture.
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(1) La Grande Peur.
« Si la lutte sétablissait entre les hommes et les femmes, ce serait bien autre chose que celle quon a vue entre les Grands et les Petits, entre les Blancs et les Noirs. » NAPOLÉON : Lettre à Gourgaud.
Lordre humain est dans sa totalité un hommage à la prohibition de linceste. Il sy reconnaît en son essence dinterdit et de partage. La barrière permanente dressée pour endiguer les pratiques contraires aux intérêts de la collectivité prévient la résurgence dun état révolu, impose un terme à la tyrannie des instincts. Rompant avec le passé, soumettant les pulsions à la discipline des coutumes, la prohibition apaise les tensions, fournit une armature à la culture, comme en témoigne lhorreur de linceste que tous les peuples ressentent et conjurent. « Il y aurait ainsi dans lhorreur de linceste, écrit Georges Bataille , un élément qui nous désigne en tant quhommes, et le problème qui en découle serait celui de lhomme lui-même en tant quil ajoute à lanimalité ce quil a dhumain. » Signe du dérèglement, de la dissolution des liens qui unissent les membres du groupe, linceste atteste aussi la compétition meurtrière qui oppose le père et le fils, les hommes pour la possession des femmes. A son horizon on voit poindre le resserrement des affinités biologiques au détriment des affinités sociales, la rupture des freins intellectuels et moraux, la retombée dans la nature. Il inspire leffroi inhérent au mélange de ce qui doit être séparé, à la transgression de la règle, à la menace de sanctions proportionnées. Et voici le nud du problème. Mappuyant sur les idées que jai avancées, à moins de le nier, je dois récuser les motifs invoqués pour expliquer la réprobation dont on entoure linceste. En effet, à aucun moment, je ne fais lhypothèse dun état dindifférenciation initiale des sociétés, de lunion sexuelle aléatoire des individus ou de la possibilité dun comportement incestueux fréquent ayant des répercussions graves. Je ne présuppose pas non plus que linterdit ait été requis par un désordre existant ou une menace de désordre ; a fortiori je me refuse à rendre compte de sa genèse en invoquant leurs conséquences délétères réelles ou présumées.
Lhorreur en question est-elle donc immotivée ? Ne signifie-t-elle pas le retour à la promiscuité, labandon de la culture, la revanche de lanimal sur lhomme ? Le fait est que, malgré les certitudes affichées quant à ses effets, contestables, le mystère à son sujet demeure épais, ses racines obscures. « Nous ignorons lorigine de linceste, constatait Sigmund Freud, et ne savons même pas dans quelle direction chercher . » Le seul fil conducteur dont nous disposions nous est évidemment fourni par la prohibition elle-même. Nous avons vu ses deux lignes, dintervention : elle sépare les sexes en les plaçant dans leur champ respectif daction, et isole notamment les enfants mâles des mères en vue de linitiation et par linitiation ; elle instaure entre eux un système de relations hiérarchiques. Les actes prohibés doivent donc être envisagés, sous langle de leurs répercussions, dans le contexte des rapports entre groupes dhommes et groupes de femmes. Précision inutile, jugera-t-on. Non pas, étant donné que les théoriciens passés et présents ont généralement étudié les rapports internes aux groupes dhommes opposition des fils aux pères, alliance en vue de la possession des femmes, etc. et du seul point de vue masculin. « Nous retenons, déclarait lanthropologue Luc de Heusch, seulement la perspective masculine, car il paraît assez établi par largumentation de M. Lévi-Strauss que la réglementation du mariage est essentiellement uvre des hommes . »
Si la prohibition saffirme, à contre-jour de cette réglementation, comme soutien dune différence et dune hiérarchie, la menace que lon décèle un peu partout dans lesprit des collectivités a trait à leur avenir et non à leur passé ; ce nest pas la réapparition du désordre que lon redoute, mais la disparition de lordre existant. Linterdit nest pas tourné vers un danger qui a été, qui pourrait renaître ; il a pour but déloigner un danger qui plane comme une éventualité, la réaction logique à une organisation la société des hommes conçue en vue de la domination. Il ne sert pas à régler les unions sexuelles, ni à transformer en groupe social le groupe biologique consanguin. Strictement parlant, il est difficile de cerner les traits dun groupe qui soit exclusivement biologique. Qui dit groupe, quelle que soit lespèce, indique un degré de sociabilité forcément supérieur à zéro et la présence dune norme défendant linceste nest pas indispensable à cet effet. Nulle part, à aucun moment, lhomme naffronte la biologie dépourvu de culture, la sexualité menant la danse des unions, dans une famille réduite à la consanguinité, sans que le choix des partenaires soit dirigé. Il nest nul besoin de réprimer la promiscuité qui na pas été aux commencements et nest pas attendue au détour dune transgression dallure catastrophique. Le caractère de laversion inspirée par linceste ressort beaucoup plus clairement lorsquon rapproche la prohibition de toutes les conduites discriminatoires , des préjugés, des lois écrites ou non tendant à préserver une distance sociale. Ils ne tablent nullement sur la réalité des comportements redoutés, sur la cohabitation des personnes visées par linterdit et de celles qui décrètent les mesures dexception, sur leur mélange spontané ou arbitraire, sur un état dindistinction ou dégalité auquel on mettrait un terme par ce moyen. Les préjugés raciaux contre les Noirs en Amérique du Nord ont commencé avec lesclavage ; les règles de ségrégation ouverte ou cachée à lencontre des pauvres se fondent sur lopposition prétendue indéracinable de la richesse et de la pauvreté ; les doctrines rabaissant le travail manuel et rehaussant le travail intellectuel partent dune distinction faite, entre deux formes de travail et la position respective de ceux qui les exercent. Dans tous ces cas, différence et asymétrie sont données dès le départ, et pour en établir les manifestations on prend prétexte dun signe couleur, vêtement, quartier, langage, main ou cerveau qui est ensuite fixé et développé logiquement.
Ce signe sert à ranger les éléments du monde en supra-ordonné et subordonné, juste et injuste, haut et bas, humain et non humain, permis et prohibé, exaltant ce qua dunique la race, la classe, la faculté possédée, tandis que tout ce que lon juge étranger, décrété inférieur et contraire aux valeurs, est rejeté à la limite de lhumanité véritable. Les règles de ségrégation et de classification sont parfois négligées dans les affaires privées même en ce qui concerne la prohibition de linceste mais les rapports publics en tiennent nécessairement compte. Partout où la race, la classe, la profession confèrent un statut et des prérogatives, tout ce qui déroge à la règle constitue pour le système un danger quil faut éliminer à tout prix. Néanmoins la dichotomie, ciselée par les doctrinaires, inscrite sur les tables de la loi par les législateurs, assimilée par les coutumes de lensemble de lappareil social, acceptée par ceux quelle lèse autant que par ceux quelle favorise, montrant quils se complètent jusque dans le détail, dévoile précisément la réversibilité des termes, lantithèse de la thèse : « En conséquence, note Hegel, la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile. Sans doute, cette conscience servile apparaît tout dabord à lextérieur de soi et comme nétant pas la vérité de la conscience de soi. Mais de même que la domination montre que son essence est linverse de ce quelle veut être, de même la servitude deviendra plutôt dans son propre accomplissement le contraire de ce quelle est immédiatement ; elle ira en soi-même comme conscience refoulée en soi-même et se transformera, par un renversement, en véritable indépendance . »
Chacun voit clairement doù la grande peur de léveil que lordre fait de restriction, de sélection, de limitation, fournit les matériaux dun autre ordre, sa négation, qui ne peut être que libération, ouverture, élargissement. Lhistoire a enregistré dabondance ce phénomène. Les classes dhommes, les classes de maîtres qui se sont succédé ont vécu dans la hantise constante du jour où les serviteurs refuseraient dobéir, où les esclaves se révolteraient, où la haine éclaterait au grand jour, où les instruments animés devenus indociles se mouvraient vers des fins propres, où la propriété serait arrachée aux individus et restituée à la communauté, où les étrangers submergeraient les nationaux, où les races sauvages, inférieures, cesseraient daccepter le sort qui leur est réservé. Chaque fois, le mélange, le contact, lindifférenciation, labolition de la loi sont pris pour symbole de la fin du règne humain, et lendogamie celle des richesses aussi bien que celle des êtres se profile comme fossoyeur de la société. La disparition des fonctions et des rôles établis, le partage de la propriété, légalité et la confusion des rangs ont été constamment ressentis, décrits comme annonciateurs du retour de la nature enfouie, de loffensive de la sauvagerie dépassée, de la ruine de la civilisation, anéantissant les efforts dépensés pour les refouler. La hiérarchie passe pour être la colonne vertébrale de tout, et ce qui la brise brise le tout :
« Quels fléaux, quels sinistres présages, quelles discordes,Quelles tempêtes sur mer, quels tremblements de terre,Commotion des vents, terreurs, changements, horreursDévient, brisent, déchirent et déracinent Lunité et la calme harmonie des ÉtatsJusquen leurs fondements. Oh ! quand la hiérarchie est ébranlée,Seule échelle qui accède à tous les hauts desseins,Lentreprise est bien malade. Comment les sociétés,Lordre dans les écoles, les confréries dans les cités,Le commerce paisible entre rivages séparés, Les droits de primogéniture et de naissance, Le privilège de lâge, des couronnes, des sceptres, des lauriers, Pourraient-ils, sans la hiérarchie, garder leur place ? »
En contraste avec linterdit édicté afin de préserver une distance, de faire respecter une échelle de privilèges et dobligations différant pour chaque sexe, linceste a laspect dune force qui ronge et mine cette échelle, détruit lemboîtement soigné des rangs, sape les bases de lalliance entre hommes, nie léthique qui sy appuie. Son éventualité sert de révélateur, dénonce la fragilité dune relation où lun des termes domine lautre, la précarité des positions respectives, lassise extra-rationnelle dune rationalité qui na dautre but que de garantir à une fraction de la collectivité le contrôle de lautre fraction. Le tremblement des hommes supérieurs quintessence de lhomme tout court, à lidée quon puisse bouleverser la hiérarchie, en modifier les critères, na dégal que la crainte de voir se dresser, élevant la voix, ceux qui occupent le bas et fracasser, au cours dune fête sanglante et joyeuse, dans des massacres et des spoliations, larchitecture parfaite construite avec tant de peine dans les hauts quartiers de lesprit. Les violations dun interdit sont autant dindices quil convient de mobiliser tous les moyens de lintelligence et du pouvoir afin de lui barrer la route. Depuis quil existe un ordre social ayant ses maîtres, cette peur panique se manifeste avec suffisamment de constance pour que lon puisse estimer quelle constitue un symptôme manifeste des concomitants idéologiques et psychiques du geste même par lequel ils sarrogent des droits sur autrui, lui imposent leur loi. A chaque instant la présence de cet autrui soumis ravive la peur, rappelle lexistence de lacte décrété illicite, fait planer le spectre de lanarchie, de la « confusion des relations » (ce quexprime à la lettre le caractère chinois qui signifie linceste ), en un mot le Babel permanent, confusion des langues. Les contrevenants outrepassent les bornes, quon leur a indiquées, de la société, et mainte légende dénonce cette violence, cause du devenir animal, qui change lhomme en singe, rappelant le danger quon encourt à succomber à lacte prohibé, à céder au geste tentateur. Se livrer à linceste équivaut à faire disparaître les écarts, à niveler les différences séparant hommes et femmes : cest bien ce quévoquent les métamorphoses en monstres, les promiscuités retrouvées, les animalités de légende. Si ces menaces, cette horreur ont amené certains à déduire que promiscuité, monstruosité, animalité appartiennent au passé de lespèce humaine, ceux-ci nont fait que suivre le schéma des justifications mais non celui des réalités. Dans les réalités chargées dincertitudes et dantagonismes comprenant des groupes dhommes et de femmes en chair et en os, la prohibition apparaît comme une violence qui infléchit leurs rapports et donne à linceste une odeur de poudre, libération vis-à-vis dune loi qui le consacre à tous les étages de la vie collective. Il est larme que le sexe féminin, directement visé par la loi, peut brandir, le symbole de la capacité de ce sexe à bouleverser le monde arrangé par les hommes et pour eux, en bloquant le jeu des règles de parenté, en retenant les fils au lieu de les donner, en refusant dêtre lobjet qui ouvre la voie à la réciprocité des hommes, le partenaire dupé dune transaction inégale. Il nest pas le seul acte à ruiner le pouvoir masculin, à lui faire éprouver le ressentiment sourd, amer, mais non impuissant de celles sur lesquelles sexerce lautorité que lon songe aux fantasmes répandus des épouses harpies, des vagins dentés mais il est le seul à avoir une résonance collective profonde.
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(2) dipe et Antigone.
Rien nexprime mieux son mystère que la tragédie qui, entre toutes, a pris la place centrale parmi nos mythes, la tragédie ddipe. Deux énigmes résolues, aux conséquences diamétralement opposées, en résument le déroulement. La première, obscure quant à sa portée et à ses implications, est posée dans la rencontre avec le Sphinx, qui est rencontre avec la prohibition effective, obstacle sur la route qui mène vers le trône de Thèbes, obstruction au mariage avec la mère. En se soumettant à son épreuve, on lui reconnaît le pouvoir de définir lhomme ; il se distingue de lanimal, il se sépare de lélément féminin. Du même coup, on voit pourquoi cette créature extraordinaire propose ses énigmes : afin de sassurer que les conditions préalables à lacte interdit sont bien remplies, et dindiquer celui qui peut le commettre. Sous aucun prétexte, il ne saurait être un hybride, mi-homme mi-animal, mi-masculin mi-féminin, un Tirésias par exemple. Le filtrage des acteurs de la tragédie atteste que linceste est possible, et na de valeur quà partir de linstant où il est le fait dun homme, inclus dans la société humaine, exclu lorsque règnent lindifférenciation et la promiscuité animale, sur le versant du monde où le Sphinx nest quune femme dévorante. Fort de cette prouesse, dipe apporte à la cité dont il devient le roi prospérité et gloire.
La seconde énigme est celle de sa naissance. Les calamités qui sabattent sur Thèbes obligent à rechercher un coupable. Le filet des présomptions se resserre autour ddipe et il est amené à découvrir, dans son passé, qui il est, comment il est devenu un objet de malédiction pour ses sujets. Il apprend ainsi ce que chacun semblait savoir : il a tué son père Laïos et épousé sa mère Jocaste. Les deux crimes, Sigmund Freud laffirme, ont été provoqués par la rivalité avec le père et le désir incestueux pour la mère. Ces éléments ont uniquement trait aux acteurs masculins : désirs et rivalités noccupent certainement pas le premier plan de la tragédie, ils nen sont que lécorce, arbitrairement isolée au détriment de lensemble. Le nud de la tragédie est lantagonisme, à première vue inéluctable, des parents ddipe. Pour combattre le décret du destin mourir de la main dun fils qui épouserait sa femme, donc déchoir de la paternité Laïos a commandé de tuer dipe. Sa mère semploie à lui épargner ce sort. Elle soppose à la loi de lhomme dont elle cause la perte. Les visées des parents sont contradictoires, chacun sefforçant de parvenir à ses fins contre lautre par le truchement de lenfant. Laïos sait que la survie dun fils dont il naura pas lentière disposition donnera le pouvoir à Jocaste, Jocaste sait quen sauvant ce fils elle détruira Laïos. dipe épouse Jocaste : ce qui pour lui est innocence mariage, procréation, royauté est, pour ceux qui connaissent les secrets de la parenté, acte incestueux. Et dabord pour la mère, qui non seulement la rendu possible mais sefforce, lorsque le drame se déchaîne, détouffer les témoignages, de dissuader dipe de rechercher la vérité. Elle le veut aveugle : quil accomplisse le destin aveugle par le non-savoir, et quil soit laveugle du destin une fois quil sait. La reine agit en connaissance de cause : ce qui arrive ne concerne pas dipe mais se joue entre elle et lhomme, le père. De plus, aux yeux de tous, cest elle qui a déclenché la catastrophe, subverti lordre dans la cité, et qui en subira les conséquences les plus graves.
Dans la tragédie, il y a deux moments particulièrement forts. Lun indéchiffré et indéchiffrable, de la mort donnée et non reçue : à signification initiatique évidemment. Là où le père échoue, la mère réussit, car celui qui initie le fils le réengendre à laide de la mort, le possède. Par une inversion de la loi, cest la femme qui gagne là où lhomme a perdu, et qui sapproprie le fils. Comment celui-ci naurait-il pas senti passer le souffle du danger, lhostilité qui lentoure ? Les rituels où la vie et la mort sont coprésentes raniment lopposition de lhomme et de la femme, celle-ci parce quy est scellée sa soumission, celui-là parce quil na jamais la certitude entière que son bon droit sera respecté, tandis que lenfant se sent lenjeu et le médiateur dune transaction qui décide de son existence : il les sait coalisés contre lui dans la mesure où chaque parent poursuit son destin propre et voit en lui le signe de lautre. Cest la froide perspective de la mort, sourdant de la tension qui lenvironne, plus que lattirance ou la concurrence de lun dentre eux qui sinfiltre dans sa conscience. Celui qui devait mourir, cétait bien dipe, et par leur volonté : « Laisse-moi bien plutôt habiter les montagnes, ce Cithéron qui est mon lot. Mon père et ma mère, de leur vivant même, lavaient désigné pour être ma tombe : je mourrai donc ainsi par ceux-là qui voulaient ma mort . »
Le second temps fort est que la mort déjouée de lenfant, réelle et initiatique, entraîne la ruine des parents, victimes de leur rivalité, en particulier la mère qui sélève contre le cours prévu par lhomme. Laïos cherche à prévenir linceste : sa vie, son autorité en dépendent. Jocaste au contraire en crée loccasion, cest elle qui le désire avec tout son cortège. dipe tue son père, accomplissant loracle, le destin que son père avait voulu conjurer : il en est linstrument mais non lagent. Il tue sa mère, devenant lagent du destin quelle avait choisi : en épousant son fils, elle savait quelle encourait le châtiment suprême. Ayant cherché à renverser lordre des choses, la femme se détruit elle-même, unique moyen pour elle de contrecarrer cet ordre des hommes. dipe seul reste vivant, ayant infligé la mort à ceux qui lavaient provoqué, le père en lui cherchant querelle, la mère en le prenant pour époux, vengeances réciproques et tentatives déchapper à lantagonisme qui les divisait. La responsabilité, ils la partagent : « Le désastre a éclaté, non par sa faute à lui seul, mais par le fait de tous deux à la fois : il est luvre commune de la femme et de lhomme . »
Ce parcours dun des trajets de la tragédie nous livre la prohibition en tant que séparation. Répondant au Sphinx, dipe, se détachait du monde de la femme. Remontant vers son passé, il découvre le conflit de ses parents, pour son appropriation et sa destruction linitiation. Ce qui est en question nest pas la possession de la mère par le fils, mais, à linverse, la possession du fils par la mère ; en dautres termes, la prohibition se rapporte à léloignement de la mère et du fils.
La seconde trajectoire est celle même de la tragédie, une fois linceste commis ; elle met en lumière ses raisons et ses séquelles. Si lunion sexuelle a pu servir de motif, linceste apparaît surtout comme une tentative de renverser la hiérarchie qui emprisonne la femme. Les actes de Jocaste sont guidés par ce but et sa mort représente un sacrifice. En sauvant dipe, en causant la perte de son mari, en se donnant pour mari son fils, et en étant acculée à la mort, elle assure néanmoins la pérennité à sa descendance féminine. Après la transgression de la règle, les positions se trouvent bouleversées, les filles prennent la place des fils, se substituent aux hommes. Ce sont elles qui accompagnent leur père aveugle dans son exil à Colone, où, après une période de malheurs, on lui rend des honneurs quasi divins. dipe reconnaît la permutation : « Ah ! quils sont donc bien faits, ceux-là, pour les coutumes de lÉgypte, avec pareils instincts et pareille existence ! Lhomme, là-bas, reste au logis, tissant la toile, tandis que la femme sans cesse est dehors, lui cherchant à manger. De même pour vous, mes enfants. Tandis que ceux à qui un tel soin revenait gardent la maison, tout comme les filles, cest vous qui, à leur place, portez péniblement tout le malheur de votre pauvre père . » Linsulte est grave : une partie des Grecs considéraient le travail artisanal, tel quil sexerce dans le contexte agraire, comme travail féminin, inférieur, lagriculture étant seule jugée digne des hommes, et ils navaient que mépris pour les hommes accomplissant des besognes domestiques. Voici donc les fils ddipe relégués par leur père au rang des femmes. Le mythe originel des Bushong éclaire le sens de la permutation. Lancêtre mythique Woot sest enivré, ses fils nont que sarcasmes pour sa débauche et son indécence. Au contraire ses filles jettent une couverture sur lui pour dissimuler sa nudité. Lorsque Woot est informé de leur conduite, il chasse ses fils et les condamne à subir les épreuves de linitiation ; il fait de ses filles ses héritières et établit pour elles la descendance matrilinéaire. On peut se demander si dipe, repoussant ses fils et favorisant ses filles, ne créait pas loccasion dune transformation analogue, rendue possible et nécessaire par le non-respect de la prohibition dont il a été lagent. Lauteur tragique est muet sur ce point.
La vérité de linceste mise en péril de lautorité des hommes, conversion de la règle par les femmes se dévoile à travers le personnage dAntigone. Sa mère Jocaste en représentait le moment négatif, le personnage qui se meut dans la nuit des interdits, ruse avec la loi, connaît ses fins, mais ne choisit rien de ce qui arrive ni ne brave en face ceux quelle combat. Ceux qui voient sont aveugles, ceux qui sont aveugles voient. Dans la tragédie dAntigone, les yeux sont ouverts, tout est visible : les choix qui soffrent à chacun, lobjet du conflit, les enjeux ; le masque de linceste nest plus nécessaire pour que la femme, en la personne de la fille ddipe, sélève contre le décret des hommes. Créon son oncle, devenu roi, le comprend bien ainsi, à qui elle inspire une longue tirade : « Il nest pas, en revanche, fléau pire que lanarchie. Cest elle qui perd les États, qui détruit les maisons, qui au jour du combat rompt le front des alliés et provoque les déroutes ; tandis que, chez les vainqueurs, qui donc sauve les vies en masse ? La discipline. Voilà pourquoi il convient de soutenir les mesures qui sont prises en vue de lordre, et de ne céder jamais à une femme, à aucun prix. Mieux vaut, si cest nécessaire, succomber sous le bras dun homme, de façon quon ne dise pas que nous sommes aux ordres des femmes . »
On ne saurait dénoncer plus clairement le danger qui couve sous lanarchie : cest que la femme puisse discuter la volonté du maître, manifester son pouvoir ou même commander. Antigone est non seulement la femme qui refuse dobéir à la loi, mais aussi la femme qui tient tête aux hommes. Le contraste avec sa sur Ismène le souligne davantage. « Rends-toi compte dabord que nous ne sommes que des femmes, objecte celle-ci : la nature ne nous a pas faites pour lutter contre des hommes ; ensuite que nous sommes soumises à des maîtres, et dès lors contraintes dobserver leurs ordres . » Antigone sy refuse, tous ses actes le prouvent, qui sont inspirés par le même désir : « Ton choix est fait : la vie, et le mien, cest la mort », réplique-t-elle un peu plus tard . La vie, cest-à-dire la soumission de celle qui renonce à lutter. La mort, cest-à-dire le refus de la soumission et léventualité de la défaite. Elle, la révoltée, prétend substituer aux règles de la cité règles des hommes dautres règles, du devoir envers ses proches, qui suscitent lirritation, la colère, lopposition de Créon. Le roi va jusquà accepter la mort de son fils, fiancé à Antigone. Il dit de celui-ci : « Il me semble que ce garçon se fait le champion de la femme », ou bien : « Ah ! fi ! quelle bassesse ! se mettre aux ordres dune femme ! » Et de celle-là : « Désormais, ce nest plus moi, mais cest elle qui est lhomme, si elle doit jouir ici impunément de son triomphe . » Puis, lorsque le drame culmine : « Eh bien donc, sil te faut aimer, va-ten sous terre aimer les morts ! Moi, tant que je vivrai, ce nest pas une femme qui me fera la loi . » Une loi qui suspendrait la prohibition, puisque Antigone, en prétendant ensevelir le cadavre de son frère Polynice, commettrait un inceste symbolique, ce que Créon ne saurait tolérer à aucun prix.
En sopposant avec obstination à lanarchie, en se cantonnant dans son rôle de défenseur de la loi, Créon tue son fils qui a subi lattraction et la volonté impérative dune femme ; il ferme ainsi le cycle ouvert par dipe tuant son père, victime des menées souterraines dune autre femme. Sur le registre du destin présagé, mobilisant les forces cosmiques, cest à travers la disparité des hommes et des femmes, la délimitation de leur rôle paternel et maternel et la lutte qui les oppose dans linitiation du fils, achevant de fixer leur sort respectif, que linceste saccomplit : sur le registre de la loi édictée, mobilisant les forces de la société, lautorité dun sexe sur lautre, le droit de lun à la parole qui formule les normes et lobligation pour lautre de se taire et dobéir, sont au cur de laffrontement et rencontrent le scandale de la prohibition ignorée. Alors que la mère veillait à ce que personne nenfreigne les consignes de silence ni ne déplace les pièces du jeu quelle avait disposées avec tant de soin, la fille oblige chacun à sexprimer à haute voix en dénonçant un arrangement introduit de force.
Leurs actes et leur existence à toutes deux rappellent la présence menaçante de linceste, le souffle destructeur qui rôde autour de linterdit. La règle et la non-réciprocité sur laquelle les hommes, les pères assoient leur autorité une fois mises en question, les femmes revendiqueraient une autre règle, la réciprocité, elles feraient la loi à leurs époux et maîtres Laïos le craint obscurément, Créon le proclame ouvertement substituant à la lignée de lépoux celle de lépouse, ruinant la gradation des rangs. La mère refuserait de donner son enfant, son contre-don, la sur de se séparer de son frère, et ce qui a lieu dans la rivalité des parents et des sexes, cur de la tragédie, aurait lieu dans le partage et le respect mutuel. Ce que lon redoute à légal dune catastrophe nest donc pas le retour à cette nature aussi dévorante que le Sphinx, ni larbitraire, mais un remaniement des relations ayant la femme pour auteur ou partenaire. Tentative désespérée au départ, les forces en lutte étant trop inégales. Antigone est emmurée vivante parmi les morts, comme Jocaste avait couru à sa perte pour avoir bravé les lois quelles jugent injustes : lune en proclamant hautement son dessein, lautre en falsifiant le jeu des règles que les hommes ont conçu à leur usage. Dune famille vouée à la destruction, seule survit, effacée, Ismène qui a accepté de se soumettre.
Dans son sombre éclat, la tragédie concentre la famille, la cité autour dun noyau agonistique dont les enfants sont lenjeu, les groupes masculins et féminins les protagonistes, la prohibition de linceste le principe hiérarchique. Inviolée, elle viole, en brisant les liens, en contredisant les penchants spontanés des individus, en leur laissant la vie en échange de la servitude et en la leur ôtant dès quils prétendent y échapper. Formulée par la fraction de la société qui détient lautorité, elle décrète criminelles les initiatives de la fraction exclue de lexercice de cette autorité, sanctionne tout acte qui lui résiste ou sécarte de la norme. Il ne sagit plus alors de transgression mais danarchie et dhorreur, signe évident dune tentative de renverser le sens des événements et des lois, de bouleverser la position respective des groupes concernés. Dans cette lumière, et les peuples lont senti depuis longtemps, ce nest pas la prohibition qui met un terme au chaos, un frein à la pulsion, cest au contraire le prétendu chaos qui met un terme à la prohibition fondée sur la distinction initiale des sexes quelle a pour mission de renforcer et de prolonger. Elle ninstaure pas lordre dans le désordre : elle signale la virtualité permanente du désordre au sein de lordre imposé, dans la mesure où elle charrie la violence et la répression et où tout ce qui a caractère de règle est violence. Elle contraint ainsi les groupes fonctionnant en tant quobjet et signe, dans la soumission, à la nier en tant que valeur et signe pour pouvoir agir et vivre, ce qui est lessence même du travail et de lhistoire. Au-delà du spectre de la confusion, de la retombée dans la nature, de toutes les frayeurs soulevées par linsubordination, on entrevoit non pas le vide mais un autre ordre, lordre de ceux qui étaient privés de la jouissance et du pouvoir, avec lesquels navait lieu ni partage ni échange, à qui était refusée lhumanité et la culture. Linceste est précisément lindice dune telle fin possible, suspension abolie au profit dune règle différente, amorce dun autre ordre, et cest dans ce sens que jai souligné son adoption par certaines classes qui en faisaient la marque de leur supériorité. Sur ce plan, il est associé à létat envisagé dans les mythes, qui sont uvre des hommes, comme le « règne des femmes », opposé au leur : « Leur insubordination sociale (des femmes), souvent évoquée par les mythes, offre limage anticipée, sous la forme du « règne des femmes », dun péril qui serait infiniment plus grave : celui de leur insubordination physiologique. Aussi faut-il que les femmes soient soumises à des règles. Et celles que léducation leur inculque, comme celles quun ordre social voulu et conçu par les hommes leur impose, fût-ce au prix de leur asservissement, fournissent le gage et le symbole dautres règles, dont la nature physiologique atteste la solidarité qui unit les rythmes sociaux et cosmiques . » Latmosphère de terreur que léventualité de ce règne inspire est bien la preuve la plus éclatante que son interdit plonge ses racines dans un rapport de domination prolongé, que sa fonction nest pas détablir la réciprocité mais de consolider la non-réciprocité ; quil sert moins à préserver une rupture consommée avec la nature quà prévenir la transformation des relations dans la société, que loin davoir pour but déliminer la violence au moyen de la loi, il sert à défendre la loi par le moyen de la violence. Rejetant le postulat de la promiscuité originelle, la théorie que jai exposée met en relief la lutte des sexes, en fonction dun principe de séparation et de hiérarchie. Lessence de lordre humain nest pas la loi que menaceraient de possibles transgressions les animaux se montrent plus scrupuleux sur ce chapitre. Il a pour condition la tension engendrée par la hantise perpétuelle dun soulèvement de ceux quil soumet et le remaniement consécutif à sa mise en échec.
Lémergence de lordre, en un point du temps, nest pas à elle seule aiguillon et marque de la culture : ce que la loi prohibe, projetant au-delà de son monde les contours dun monde distinct, participe également de cette culture. Les interdits séparent le connu, le transmissible, le transparent de ce qui doit demeurer inconnu, intransmissible, opaque. Leur abolition convertit linconnu en connu, lintransmissible en transmissible, lopaque en transparent ; en reculant de la sorte les frontières, on découvre larbitraire et le particulier dans ce qui se donne pour nécessaire et universel. Dans ce mouvement, le savoir naît de lignorance, les esclaves dhier préfigurent les maîtres de demain, le désordre dénoncé comme retour au passé est commencement dun ordre, les écarts accumulés ébauchent une nouvelle règle. La prohibition, intervention des hommes, rencontre dans linceste, menace des femmes, au lieu dune matrice organique, création de la nature, symbole de lanimalité, sa négation que la société engendre ; à la place dune destruction inévitable, une tension dirigée vers la redéfinition virtuelle de la réalité, des règles du jeu humain.
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II. Léternel présent.
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Dans une lettre du 30 avril 1932 adressée à Marie Bonaparte, Sigmund Freud portait le jugement suivant : « Il est assez étrange mais peut-être aisément compréhensible que les interdictions les plus puissantes de lhumanité soient les plus difficiles à justifier. Ceci est dû au fait que les justifications sont préhistoriques et ont leurs racines dans le passé de lhomme. La situation pour linceste est exactement parallèle à celle du cannibalisme. Il y a naturellement de bonnes raisons pour que dans la vie moderne on ne tue pas un homme pour le dévorer, mais aucune raison quelle quelle soit pour ne pas manger de chair humaine au lieu de viande. Pourtant la plupart dentre nous trouveraient cela tout à fait impossible. Linceste nest pas aussi éloigné et ne se produit en fait que trop souvent. Nous pouvons finalement nous rendre compte que sil était pratiqué sur une large échelle, il serait socialement aussi nuisible aujourdhui quil létait dans le passé. Cest ce mal social qui constitue le noyau de ce qui, paré dun tabou, est devenu une telle affaire . »
En vérité, il est difficile, aucun peuple nayant pratiqué linceste sur une grande échelle, de mesurer son degré de nocivité et, sagissant dun phénomène dun telle ancienneté, de proposer une théorie qui puisse rendre compte avec exactitude de sa généralité, des formes quil revêt. A condition dêtre non contradictoire en face de la question quelle pose, chaque théorie aboutit à une combinaison de faits qui la confirment. Loin dêtre un aveu déclectisme, cest la reconnaissance dune limite, lorsquon a affaire à une réalité dont lessentiel appartient au passé et dont on ignore lévolution. La prohibition de linceste est toujours associée pour nous au cadre dans lequel se perpétuent la distance et la hiérarchie des sexes et des générations. Sa rémanence na rien de mystérieux. Les anciennes divisions des activités ont été reprises et ont reçu un contenu différent dans les systèmes collectifs postérieurs à lépoque archaïque. Les sociétés renoncent difficilement à des institutions qui leur conviennent, elles bâtissent dessus et alentour, comme les villes modernes se construisent à partir des cités anciennes, dont elles bouchent ou irriguent les artères, sapproprient le plan, les édifices, les matériaux.
Il serait inexact de parler de survivance, de décalage, de continuité aveugle, dinertie. Au contraire, le neuf absorbe lancien, en modifie lemploi, lui donne une vie nouvelle. Rajustés, raffinés, traduits, les conditionnements psychiques, les mythes, les langages, les attitudes sont assimilés aux conditionnements, aux mythes voire aux philosophies ou aux sciences aux langages qui prédominent dans dautres secteurs, et deviennent intelligibles aux hommes vivant à un autre moment, dans une société différente. Sigmund Freud a parfaitement raison : ce que nous trouvons impossible nest plus nécessairement justifié, mais linceste continue à être une menace. Les hommes et les femmes se définissent toujours par rapport à elle . Son poids entretient la disparité qui permet aux premiers et nous fait condamner chez les secondes, en pratique sinon en théorie, la polygamie licite ou illicite, la participation pleine à la vie sociale et politique, lunion sexuelle ou conjugale avec les individus jeunes. Dans la discipline que les adultes exigent des jeunes, dans la rivalité des parents au sujet des enfants, nous perpétuons lantagonisme des sexes. Le mariage et la vie familiale sont soumis à limpératif de linterdit.
Cependant il nous faut considérer que la prohibition a acquis un sens et une fonction différents de ceux quelle avait dans la société qui lui a donné naissance. Ce changement a commencé par lisoler, il la ensuite centrée sur les relations sexuelles, puis il la située dans lopposition de la famille et de la société. Dans son cadre dorigine, elle unissait un aspect positif à un aspect négatif, lalliance à lexclusion. Le rétrécissement du champ de la parenté, la famille, de diffuse, devenue restreinte, simple différenciation du système collectif, subordonnée aux autres grands secteurs sociaux : classes, castes, régions, divisions politiques ou religieuses, tout le côté positif est, pour ainsi dire, tombé en désuétude. La fortune, le pouvoir, la profession, la résidence ont accédé au rang de critères prescriptifs, parfois cachés, sur lesquels se règle lunion des hommes et des femmes. Tout ce qui était soumis au partage, tout ce qui exprimait la solidarité de laffrontement direct, lauthenticité souvent brutale des rapports, a été rendu abstrait ou incertain, le lien conjugal figurant un point de cristallisation dans un mouvement dominé par la loi des grands nombres, laissant à une promiscuité tempérée par les mécanismes économiques et idéologiques le soin de le reconstituer là où il est indispensable, tel quil est. Chacun, frère ou père, sait à qui il doit renoncer et ce quil ne peut faire, ignorant les partenaires éventuels de la transaction en faveur desquels il renonce à sa sur ou à sa fille. Nous ne vivons plus ni sous lemprise du don, ni, à proprement parler, en exogamie, puisque rien ne nous indique exactement avec qui nous marier, puisque nous épousons des individus semblables et non plus différents. Lorsquune indication existe, elle correspond à des facteurs extérieurs à la parenté ou à la généalogie. Lexogamie et lendogamie sont désormais remplacées par létat dagamie.
Là, justement, linceste est possible : non seulement les dangers biologiques sont inexistants, la mobilité et la taille des populations y veillent, mais aussi la transgression nentraverait en rien la bonne marche dune société qui obéit aux principes de la propriété et du pouvoir étatique. La société archaïque voyait, dans la famille imbriquée au réseau des alliances parentales, lunité constitutive, son modèle et son moteur. La vie sociale, sous langle productif et reproductif, était affaire de mariage, et le mariage affaire de la vie sociale. Linterdit du comportement incestueux avait trait à un acte associant un groupe à un groupe ; et non un homme à une femme, un individu à un autre individu. Lécart mettait en cause lensemble des rapports collectifs, les échanges avec le monde matériel, et, à un moindre degré, léquilibre individuel. Notre société actuelle sera affectée, disparaîtra, non pas le jour où parents et enfants, surs et frères auront des relations sexuelles, voire conjugales, licites, où les sexes jouiront de droits égaux, où lhomme aura perdu lautorité sur la femme et ses enfants, mais le jour où les empiétements de la propriété privée rendront impossibles les transactions sur le marché, le jour où le commerce, lindustrie, la police ne seront plus aptes à échanger, produire, défendre le profit ou lÉtat.
Ce que nous décrétons universel, règle des règles, nest quune restriction, lenvers dun échange entre les groupes, le négatif dune association du sexe masculin avec le sexe féminin, sans aucune emprise sur les rapports sociaux effectifs. Il nest donc pas vrai de dire que la société et la culture sont inséparables de linterdit ; il serait plus vrai de dire que, compte tenu du type de société et de culture qui est le nôtre, nous ne pouvons nous passer dinterdit, et ce uniquement dans la sphère domestique qui sert de refuge aux liens daffinité, de sécurité, limitant lautonomie du groupe restreint et des individus proches. Bref, il se rapporte davantage aux relations interindividuelles quaux relations collectives . Dans une société archaïque, comme dans une société animale, distinguer le couple biologique, lindividu biologique, lamorphisme naturel na aucun sens. Dans les sociétés évoluées, au contraire, vu leurs dimensions leur organisation et le niveau auquel elles se perçoivent, couples, individus, amorphisme des échanges entre les sexes peuvent passer pour biologiques. Là se manifeste la coupure du privé et du public, de lorganique et du social, de lindividu et du collectif. Et si la prohibition de linceste a cette importance, si elle exerce cette fascination, cest parce quon la placée au centre du monde privé en lopposant au monde public dont la structure nest nullement ébranlée du fait que lacte prohibé ait lieu ou non. Elle est devenue lindice dune sociabilité scindée, servant à effectuer la régulation des pulsions, proportionner la satisfaction des instincts et restreindre à un cercle étroit la rencontre des sexes, sans plus.
Sans être immuable, la prohibition nest cependant pas universelle, au sens strict. Toutes les classes de la société ne lont pas respectée ni toutes les espèces humaines connues. Le fait est dimportance pour la vérification des théories. Celles-ci sont impuissantes à reconstituer le passé, à décider entre les différentes interprétations que lon peut en donner, et entre les phénomènes destinés à être inclus dans ce qui fera lobjet dune interprétation. Leur espoir réside dans une expérience qui pourrait trancher et que seule lhistoire est en mesure de mener à bien, une expérience sociale et psychologique passionnante. Sa teneur ne fait point de doute. Les relations entre les sexes et les générations sont actuellement en pleine effervescence. Nous les saisissons uniquement sous langle de léconomie et des transformations globales de la société. Lessence de tout ce qui les affecte, scission, subordination, non-réciprocité, se trouve dans la parenté. Un système social qui ne touche pas à celle-ci la famille, disait Émile Durkheim, est le « nerf de toute la discipline collective » ne modifie en rien la base même des relations entre hommes et femmes, jeunes et vieux, si, par ailleurs, il leur assure légalité civique et économique. Mais la famille bouge. Au fur et à mesure que la population saccroît, la mobilité sociale, lurbanisation arrachent les êtres aux liens rigides, créant une situation de promiscuité au vrai sens du terme ; elles libèrent la société du danger qui résulte de la consanguinité, de la monopolisation des femmes dans la cellule parentale, en leur ôtant tout caractère de contrainte, si jamais elles en ont eu un. Les pressions diverses rendent impérative la restructuration de lunité sociale de base. Lexode rural, la concentration de la population dans les villes, ont disséminé les membres de la famille qui vivaient autrefois dans la demeure commune (ascendants, collatéraux, etc.) aboutissant à la dispersion et à lisolement de noyaux familiaux qui comprennent uniquement le père, la mère et les enfants. Le rôle des parents sest accru dès linstant où ils ne pouvaient plus compter sur laide des autres personnes de la famille pour partager avec eux les tâches de surveillance, dinstruction des enfants dont ils doivent assumer seuls lentretien, la protection, la socialisation. Ces fonctions mêmes sont désormais diluées : éducation, intégration productive, socialisation, une fois transférées, se répartissent entre lécole, lindustrie, les corps politiques ou administratifs. En même temps que limportance de la famille dans le cycle productif diminuait, lautorité parentale a légalement décru ; puissance paternelle et puissance maternelle ont vu leur différence samenuiser.
Sil est vrai que la prohibition de linceste est le nud de la hiérarchie qui oppose les sexes et les générations, si cest bien elle que sert à définir les individus sous laction dune division qui fait de la société une société dhommes dont les femmes sont exclues, alors toute tentative de reconstituer ou de remplacer la famille, comportant un autre type de rapports entre sexes et générations, tel que la différence qui les sépare ne soit pas obligatoirement une inégalité, mais se fonde sur la réciprocité, a pour condition première la disparition de la prohibition.
Cela ne signifie pas que linceste sy commette dans une société ayant les dimensions de la nôtre, sa probabilité est bien moindre que dans une société stable, et lendogamie a peu de chances de se produire mais que son interdit aura été aboli ; quil cesse dêtre le principe servant à régler les rapports qui se nouent entre individus, et que sa figure négative ne constitue plus une dimension de la vie sociale. Au lieu de représenter le signe dune catastrophe, lexception qui sépare les formes de vie humaine des formes de vie animale, il sera lindice dun ordre supérieur où les individus seront libérés de toutes les entraves psychologiques et sociales qui laccompagnent. Il en serait de linceste comme du cannibalisme : personne ne le commet, sans quil soit besoin daucune règle pour linterdire. En somme, il ne serait plus nécessaire, pas plus nécessaire que le cannibalisme. Il se peut que, dans lévolution de lhumanité, de telles lois jugées impératives ne soient en réalité que des étapes dans le façonnement dun comportement qui finit par disparaître. A la longue, on en vient à juger celui-ci impossible, parce quimprobable, et non plus défendu parce que possible. Ou bien on ne lui accorderait pas plus dimportance quà dautres liens que les individus contractent entre eux.
Si, par contre, il devait être avéré quaucune société ne saurait vivre sans imposer lasymétrie des sexes lhumanité ne le désirant pas ou nétant pas en mesure de latteindre ou si, même après la disparition de cette asymétrie, la prohibition devait se conserver, en ce cas les escapades spéculatives auxquelles je me suis livré resteraient de pures escapades ; car nous pouvons faire que les choses soient ce quelles sont, mais nous ne pouvons faire quelles soient ce quelles ne sont pas. Faute dune telle expérience, les constructions logiques les plus cohérentes demeurent des constructions, et rien ne saurait trancher entre elles, pour la raison énoncée par Freud.
Au-delà de la prohibition de linceste, ce qui est en jeu dans une telle expérience, cest la question de savoir si la société peut se fonder sur autre chose quun interdit.
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III. Conclusion.
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La paternité, le partage exogamique, la prohibition de linceste sont les pivots de la société de parenté archaïque. Pour lessentiel, aucune de ces institutions ne semble avoir précédé lautre dans le temps ; aucune ne semble être la conséquence de lautre. Au cours de lhistoire, elles se sont modelées réciproquement sans que lon puisse démêler une cause ou un commencement unique. Envisagées séparément, elles projettent un éclairage sur un grand nombre de systèmes sociaux dans lesquels elles se sont combinées suivant des formules différentes. Les solutions auxquelles ont abouti les hommes, dès le début, nont été ni identiques ni remarquables, par leur stabilité. Des contradictions se sont logées dans les édifices quils ont bâtis, que seule lillusion due à la distance nous empêche dapercevoir. Ce qui explique que de grands pans de ces institutions soient tombés, dont les uns ont fourni des matériaux utilisables et utilisés ultérieurement, tandis que les autres seffritaient en poussière.
Mais plutôt que dexaminer ces métamorphoses, je veux rappeler lévolution au cours de laquelle les sociétés de primates se sont transformées en société humaine. Avec leurs clivages physiques et les hiérarchies distinguant le sexe et lâge, elles lui ont fourni à la fois un modèle et une matière première. La collectivisation des activités, le nomadisme et la division de la chasse et de la cueillette avec la répartition correspondante des habiletés et des parties du milieu ambiant, les ont en quelque sorte transportées dans un nouveau monde, leur ont conféré un contenu intellectuel et organique différent, aboutissant à la nécessité dune redéfinition du réel, à des formes nouvelles de celui-ci. La famille a intégré le couple reproductif et le couple nucléaire, les a soudés dans une institution complexe ; elle a introduit le mâle dans le rapport de la femelle à sa progéniture, et cette dernière dans le rapport des sexes entre eux ; elle a rendu possible leur coexistence prolongée, en modifiant le caractère de leur coopération et de leur antagonisme, en les étendant au domaine productif, à la reproduction des habiletés indispensables aux échanges avec les puissances matérielles. Quel que soit le type de mariage qui la concrétise, elle est lunité basale vers laquelle la collectivité dirige ses membres, reconnus uniquement pour autant quils y sont inclus. De plus, la société est dans lobligation de sorganiser sur un espace non seulement plus vaste mais surtout différencié quant aux opérations exigées, à lalternance des groupes et de leurs activités. Le rythme des saisons sidentifie au rythme des chasses et des cueillettes, de la réunion et de la séparation des communautés. Le réseau des interdépendances se ramifie, les plans de diversification se multiplient, accroissant le cycle des prestations et des obligations réciproques, provoquant une ouverture capable de survivre à la coprésence des partenaires individuels ou collectifs. Le partage devient le mode de distribution prévalent, que lon retrouve dans tous les secteurs de la vie, des personnes aux biens, des instruments aux territoires, lexogamie étant la norme dans la parenté, les ressources et les savoir-faire. En mettant ses fractions dans lobligation davoir besoin les unes des autres, en les amenant à prendre conscience de leurs insuffisances dans quelques circonstances quelles se trouvent, la société a pu assimiler le nomadisme et rendre le nomadisme social. La hiérarchie où lélément masculin domine lélément féminin a dû recevoir une nouvelle expression, rien nétant venu la mettre en question. Lhétérogénéité des sexes a pris plus dampleur, en se rapportant à leur emprise respective sur le monde matériel.
La reproduction sexuelle était en cause, non pas au niveau biologique mais au niveau naturel, cest-à-dire pour ce qui était de préserver et de renouveler lensemble formé par les hommes et les forces objectives qui leur sont associées, moyens, organes techniques et talents assurant la cohésion de lensemble. Lunion dune femme et dun homme dans la famille, du groupe des femmes et du groupe des hommes dans la société, opérait la soudure de deux fragments de lunivers réel, du monde végétal et du monde animal, de deux régions spatialement disjointes. La sexualité, dépassant sa définition organique, sy affirme naturelle ; la nature, dépassant sa définition matérielle, se découvre sexuée. Ici la division est une nécessité qui régit lordre cosmique quil sagit de maintenir à tout prix ; imposer la division, cest garantir la permanence et le réengendrement de cet ordre. Cependant ceux qui sont divisés sont inégaux, lun est subordonné à lautre. Pour pouvoir à la fois respecter la division nouvelle et garder la hiérarchie ancienne, pour séparer demblée les individus qui devront assumer leurs devoirs dhommes et de femmes sans que soit menacée lautorité des premiers sur les secondes, dans chaque groupe et dans la population, il fallait que, dans le partage qui sopère par le mariage, les femmes quittent en priorité leur famille ou leur clan, et que dautres femmes viennent prendre leur place dans la famille ou dans le clan : ce qui permettait de les traiter en subalternes, de les assujettir à des règles de discrimination parce que étrangères, den user comme avec des étrangères parce que vouées à la subordination et à la ségrégation.
La prohibition de linceste, qui concourt à la séparation des sexes et à la transformation de lun en objet cessible, de lautre, traduit à la fois la signification élargie de leurs rapports et transpose dans cette régulation la hiérarchie propre à ces rapports. Certes, on peut toujours récuser les reconstitutions, soit que lon dénie aux congrégations animales la qualité de société ; soit que, tout en leur reconnaissant cette qualité, on donne à la société humaine pour ombre la culture, en prétendant que cette ombre nappartient quà elle. Laissant ces controverses de côté, si lon suit la chaîne évolutive, la genèse des institutions pivots de la société conduit bien, par voie chimique, dun état social instauré par les primates à un état social instauré par les hommes et non point, par voie alchimique, dun état naturel à un état social. Dès ses premiers pas, notre espèce a choisi le chemin le plus difficile, non sans se consoler de temps en temps, devant les aléas et les déboires dune aventure dont elle navait pas prévu les développements, en prétendant y être parvenue par miracle.
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Chapitre XII.Rétrospective
I. Le paradigme en question.
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Le rapport de lhomme à la nature, de la société à la nature, est redevenu, sous différentes formes, scientifiques, pratiques, voire politiques, un problème. On ne peut laborder ou le résoudre si lon ne quitte le niveau auquel on sest arrêté longtemps, celui des théories établies à propos de chacun des termes, pour le transposer à celui des paradigmes de la société et de la nature, en précisant ce que lon entend par lune et par lautre. Mais quelle signification faut-il accorder au fait que lon situe le débat à un niveau différent ? Un paradigme admet, en général, plus dune théorie. Ainsi les astronomes, adoptant le modèle héliocentrique qui place le soleil au centre du système planétaire, dont les divers éléments sont tenus ensemble par la force de gravitation, ont conçu la gravité de plusieurs façons il suffit de mentionner les noms de Newton et dEinstein ont attribué à la trajectoire des planètes une forme tantôt circulaire ce fut la position de Copernic et de Galilée tantôt elliptique, avec Kepler.
Dans le cas qui nous occupe, si lon donne à la société un ancrage biologique et pour fonction de réprimer les instincts, il est possible de mettre laccent soit sur linstinct sexuel, soit sur linstinct agressif, et daccumuler les observations et les hypothèses qui font ressortir la prépondérance de lun au détriment de lautre et vice versa. Les résultats sont cependant rapportés à un cadre unique, même si, guidés par des présupposés supplémentaires lhomme est-il bon ? est-il mauvais ? leurs divergences les situent à des pôles opposés. Lorsque, par ailleurs, on conçoit ce paradigme historique à deux étages dont lun, linfrastructure, enferme les facteurs économiques, techniques, tandis que lautre, la superstructure, contient les facteurs psychiques ou idéologiques, on peut bâtir deux théories contraires. Pour la première, les facteurs économiques sont déterminants et les facteurs psychiques ou idéologiques déterminés ; pour la seconde, le rôle moteur revient aux facteurs psychiques ou idéologiques, les facteurs économiques ne jouant quun rôle subalterne. Les controverses modernes de lhistoire ont été motivées, comme chacun sait, par le besoin de mettre ces théories qui sexcluent mutuellement à lépreuve des faits recueillis.
On peut pousser plus loin lanalyse comparative. Les techniques et la conscience sociale, pour Lewis Morgan, la propriété et la production, pour Friedrich Engels, la pensée symbolique et la prohibition de linceste, pour Claude Lévi-Strauss, représentent à la fois lessence de la culture humaine et la voie par laquelle elle séloigne de la nature. Toutes nen reposent pas moins sur le postulat de la promiscuité sexuelle entre les membres du groupe biologique originel, postulat qui, malgré leurs divergences, les oblige à chercher leurs réponses dans une direction unique.
Certes, les diverses théories du système planétaire ou de la société, pour men tenir aux exemples donnés, ne se valent pas ; le choix que lon fait entre elles nest pas arbitraire, le rôle décisif revenant à la cohérence et au pouvoir démonstratif appliqués aux données objectives. Toutefois, et cest une observation élémentaire, les familles de théories se conforment à un patron commun, sorte de schéma organisateur contenant le réel dans ses limites et système déquations général reliant cause et effets, variables et paramètres, sur lequel elles se guident afin de rendre intelligibles les phénomènes quil permet dappréhender et dexclure ceux qui apparaissent négligeables dans son cadre.
Ce patron na rien de permanent ; à des moments précis, la nécessité commande de le remplacer, lorsque des points de référence, des intérêts nouveaux se font jour, à côté de faits récemment découverts, Le modèle héliocentrique a pris la relève du modèle géocentrique qui mettait la terre au centre du système planétaire, moins parce que les modifications successivement apportées à celui-ci sétaient révélées infructueuses que parce que les mouvements des corps célestes et les liens qui les unissent furent imaginés à la façon de ceux dun mécanisme dhorlogerie. Au-delà des lois et des expériences particulières, des explications locales, simposa le choix les écrits de Galilée et de Descartes en témoignent entre deux systèmes du monde.
Nous nous trouvons dans une situation de crise analogue en ce qui concerne notre conception de la société et de la nature. La signification que nous donnons à lune et à lautre, aussi bien quà la relation que nous supposons entre elles, nous en avons pris le modèle chez les Grecs. Il sest dabord rapporté à la sphère politique, à lexistence de lÉtat, au corps humain en tant que lieu privilégié du connaître et de lagir. Par la suite, limportance croissante de la production industrielle, léclatement des limites domestiques dans lesquelles avait été enfermée léconomie, lindividualisme et la lutte des classes, la récurrence des révolutions, le triomphe de la mécanique, lui ont ajouté une dimension historique, parachevant la figure que nous connaissons. La raison et le contrat sont les moyens, la conquête de lunivers matériel et social la fin satisfaisant aux besoins physiques et spirituels des agents économiques et épistémologiques individuels ; la séparation de lordre naturel et de lordre social passent pour être lorigine et le couronnement de la condition humaine.
Les contours de ce paradigme sont débordés par le mouvement réel. Si, jusquà une date récente, on pouvait tenir lamélioration des facultés humaines, les découvertes scientifiques et la diversification des forces matérielles pour des phénomènes aussi incontrôlables ou spontanés que les changements de saison ou les marées, sans rapport direct à la vie collective, on en vient à reconnaître que leur orientation, leur rythme dépendent, au contraire, entièrement de nous. En amont et en aval de la production, linvention et la reproduction des savoirs, des techniques, la rattachent directement, mais de manière subordonnée, aux échanges avec les forces matérielles. Tout ce qui a trait à la communication avec le monde objectif découverte de matières premières, création d« espèces » physiques, chimiques ou biologiques, aménagement du milieu, promotion des sciences, etc. résulte dune intervention continue de lhomme, est le fruit dun effort systématique de sa part. Le bouleversement dont nous sommes auteurs et témoins, aussi bien par leffet de masse de lespèce que par son activité dans la biosphère tout entière, donne une ampleur inconnue auparavant et une physionomie nouvelle à la connaissance associée au travail et qui se mue en travail, à la relation à lintérieur de laquelle nous modelons notre univers. Obligés dy faire face, le corps social et les institutions politiques voient leurs fonctions et leurs organes changer, se diversifier, sétendre à des domaines quils négligeaient auparavant, et finiront par se retrouver modifiés de fond en comble en présence dune réalité qui, elle aussi, aura été redéfinie. Ni fondement inerte, ni réservoir de forces, ni dépotoir de déchets, le milieu naturel se montrera, à lévidence, comme le lieu, le prétexte et lexpression de laction des hommes associés à lui.
Toutes ces circonstances, jointes au grand nombre de constats que lon a faits à propos de la biologie et de la sociologie de lhomme et de lanimal ceux mêmes que jai exposés dans ce livre invitent à la recherche dun paradigme de la société et de la nature qui leur corresponde. Le principal de mon travail se situe dans la ligne dune telle recherche. Lexamen des concepts et des faits particuliers auquel jai procédé lui est subordonné ; il représente, si lon veut, un essai de mise en pratique. Les éléments ou les ensembles déjà prouvés sont évidemment conservés dans un contexte remanié, comme il arrive pour tous les ordres de connaissance, mais leur champ de validité est reconsidéré. La réussite, dont je ne suis pas juge, importe moins, en loccurrence, que la conviction que la tâche est entamée et doit être menée à son terme.
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II. Le thème de la rupture et de la conquête
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(1) Lartifice social.
Les traits dun paradigme sont familiers. La nature est un assemblage autonome de forces et de créatures qui existent de tout temps, suivant un développement propre, harmonieux. Ces forces et ces créatures dont chacun peut disposer immédiatement représentent des « dons gratuits », nexigeant de la part de celui qui veut les utiliser, se les approprier temporairement, aucun effort particulier autre que celui qui est inscrit dans le cours des choses. La lumière, lair, leau, les végétaux, les animaux symbolisent une telle disponibilité. Lhomme est parmi eux le fruit dune évolution tardive qui lui a assigné une place, des propriétés uniformes, repérables dans chaque individu de lespèce. Son équipement physique et intellectuel et son environnement sont des données autoconstituées, préalables logiques et matériels dun devenir ultérieur, marqué par la rencontre dune limite. Soit que le milieu ou lorganisme présente une déficience ou que ce dernier se voie doté de caractères originaux capacité crânienne, station debout, langage, etc. léquilibre initial a été rompu. La nécessité sest fait jour de le rétablir grâce à une organisation collective, à une activité finalisée. Associés pour échapper à la nature et contraindre à la soumission ses forces et ses créatures, désormais étrangères, les hommes ont bâti un milieu différent, celui des artifices, et un artifice unique qui leur sert de milieu propre, la société. Elle témoigne du pouvoir dintervention de lhomme, de son emprise sur la nature interne biologique en faisant de lindividu isolé et complet une partie dun ensemble qui le dépasse et qui veille à satisfaire ses besoins en distribuant les richesses ; règle, morale, culture collectives étoffent le mode dexistence précaire qui serait le sien sans elles. Dans la conscience de lêtre qui, en accédant au jour humain, a conservé intactes les traces enfouies de la nuit animale, la foi et la raison face à linstinct et aux passions du cur, la pensée et le langage face au corps et au travail assument la fonction de discipline du tout sur les parties. La société est aussi un moyen, linstrument de la lutte contre les forces matérielles auxquelles les individus réunis veulent se frayer un libre accès, contre la nature qui sy manifeste et leur résiste. De diverses façons, les connaissances, les arts, la production naissent de ce combat. Ce que lhomme atteint par leur intermédiaire cesse dappartenir aux circuits naturels, à la manière de ces objets ready made, insignifiants, quelconques, délaissés, que lartiste, du seul fait quil les distingue et sépare de leur entourage pour les incorporer à son uvre, change en objets dart. Le contraste du donné et du produit exprime moins lacte que lacteur, à la présence ou à labsence duquel sont rapportés les efforts. Tout ce qui renvoie à une immixtion, à une ingérence humaines, brise avec la nature et éloigne delle.
Plus généralement encore, le changement, parce quil porte lempreinte dun effort et dune intention, est irrévocablement déclaré antinaturel, et ne saurait avoir lieu que dirigé contre la nature. Conquérir celle-ci est une tâche quotidienne. Tout ce qui est arraché à son domaine est transvasé dans celui de la société. Laccumulation continue de savoirs, de biens, dinstitutions, de lois, de monuments, de techniques, de formes dénergie, despèces animales et végétales domestiquées, de villes, de savants, signale un enlèvement régulier, ajoutant dun côté ce qui est soustrait de lautre. On peut mesurer le degré de culture à la quantité de ces éléments réunis : elle regarde de plus loin et de plus haut vers son passé animal, se sent dautant mieux abritée du monde matériel quelle se sait assise sur un amoncellement plus imposant et plus élevé. Lhistoire serait essentiellement ce processus denlèvement et de thésaurisation qui, à travers la succession des triomphes, consolide lentreprise de contrôle de lunivers, synonyme de son exploitation. Comblement du manque initial, substitution de laisance à la rareté : cest ainsi que lon représente le terme de son mouvement, libérant le système social des amarres qui le rattachent encore au système naturel. Doù la préoccupation constante dopposer ces systèmes, de planter les jalons de leur éloignement et de chercher la preuve dune séparation définitive dans les couples de contraires : le collectif et lindividuel, lurbain et le rural (qui traduit aussi la fameuse opposition du social et du communautaire), le civilisé et le primitif, le domestique et le sauvage. La négation signifie ici distance et rupture. La communication, le travail, la pensée, la prohibition de linceste sont considérés non comme les transformations déléments antérieurs mais comme des mutations sans précédent, les actes qui font prendre pied au genre humain dans la nature sans quil soit de la nature.
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(2) La pollution par lhumain.
La société est une modalité doubli de la nature. Elle a une réalité seconde, demprunt. Son développement jouit dune liberté surveillée, engagée dans la stricte application dun contrat : la restauration locale dun ordre dans le désordre, ladministration dun remède là où il y a déficience. Aussitôt quemportés par un élan irrépressible, poussant à son point extrême la logique de la négation, ses actes, ses savoirs, ses institutions imaginés à cette fin prennent un caractère usurpateur, sabandonnent à la tendance interne des artifices, déferlent hors du domaine qui leur a été concédé à lorigine, le mouvement déclenché nest plus maîtrisé, lancien lien au milieu est trahi, les symptômes de démesure prolifèrent. Mais quappelle-t-on nature dans cette vision ? A intervalles réguliers, on nous somme impérativement de revenir à elle, de faire machine arrière, dannuler les changements, de travailler à rétablir léquilibre, de retourner à son cadre, notre passé, seule issue pratique. Il nest nul besoin de recourir à des textes savants pour dégager ses traits, le modèle de ses rapports à la société ; ils ressortent des nombreuses déclarations et des cris dalarme qui parviennent dun peu partout.
Dune part, on paraît saviser du danger qui pèse sur la nature interne, organique : la survie de lespèce est en jeu. Le décalage entre le contrôle obtenu sur les forces matérielles, entre lexploitation réussie et illimitée de lunivers, et lincapacité de régler les affaires humaines, de les hausser au niveau de ce contrôle et de cette exploitation, inquiète et désole. Le but si longtemps poursuivi, la conquête, a été atteint. Cependant, pour avoir dépassé les limites inhérentes à notre constitution, le mouvement dégénère en mépris et indifférence envers celle-ci. Lhomme croyait avoir accumulé suffisamment de puissance pour se libérer de son être biologique, mais lartifice social tend à détruire cet héritage. La violence collective a faussé ou brisé les mécanismes qui règlent le combat entre animaux des autres espèces. La densité urbaine atteint un seuil critique. Lagressivité saccroît constamment dans les villes où bientôt les hommes, comme les rats emprisonnés dans une enceinte trop étroite, se massacreront sans pitié. La tension que la surabondance des stimulations bruit, rapidité des déplacements, etc. les rapports entre générations et nations font peser sur le corps social aura raison des institutions avant que la famine survienne. Elle nest pas compensée par lamélioration de la coordination des fonctions du cerveau, et les risques dexplosion affective vont croissant. Verra-t-on lhumanité retomber au niveau de lanimalité, au lieu de préserver une sage mesure entre ses actions et ses capacités psychiques, physiologiques et instinctuelles ? Le risque en paraît dautant plus grand quelle menace dabattre les barrières écologiques qui sont les siennes pour empiéter sur le domaine des autres espèces et modifier lenvironnement jusquà le rendre impropre à la vie. Le contact serait rompu entre les données de lorganisme et celles de la biosphère. Le « mal éthologique » ronge nos sociétés, dont les causes sont « les péchés mortels envers la biologie et lécologie de lhumanité, que perpètrent sans cesse tous les gouvernements, lexploitation, la pollution, la destruction définitive de la biosphère, dans laquelle et de laquelle nous vivons . » Lhomme na dautre recours, sil veut survivre, que de se réconcilier avec sa nature animale, den respecter les exigences génétiques permanentes, et de modifier en ce sens les choix quil fait dans la société.
Les rapports quil entretient, dautre part, avec la nature externe ne paraissent pas meilleurs. Jusquici lhumanité sest montrée discrète, de sorte que léquilibre fondamental a été préservé à chaque instant. Mais le pacte a été brusquement rompu. Les diverses pollutions sajoutent et se généralisent. La surpopulation en premier. Au cours des vingt dernières années, le nombre dêtres humains sest accru de 50 %, exerçant une pression extraordinaire sur le milieu. La faim, la sous-alimentation, le conflit des générations, la menace de guerre, la détérioration de la flore et de la faune en découlent. La plupart des espèces freinent leur expansion démographique, préservent une proportion optimale entre leur volume et les ressources de leur environnement. La nôtre semble avoir oublié ces règles de prudence et il convient de les appliquer durgence : « Si la surpopulation, écrit-on, est en effet un des facteurs fondamentaux de la conservation de la nature au XXe siècle, il ne fait aucun doute au biologiste quil est tout aussi important à prendre en considération pour la survie de lhomme sur terre . »
Le diagnostic porte en lui-même la solution. Le contrôle des naissances par des moyens contraceptifs et lautorisation de lavortement, ramenant le taux de natalité à un niveau tolérable, serait en accord avec le mécanisme évoqué. Les besoins quantitatifs en aliments et en produits industriels seraient tempérés, la violence et lagressivité résultant de lentassement sur un territoire exigu se relâcheraient, la paix du monde se rétablirait, ou presque. Une fois que la pression sur lenvironnement aurait décru, il se régénérerait plus aisément.
Ces arguments senchaînent suivant une logique peu convaincante, dont les failles permettent descamoter linapplicabilité des notions aux faits. En ce qui concerne la surpopulation, les choses sont relativement nettes. Lorsque les savants agitent lépouvantail de lexplosion démographique, ils ne tiennent pas compte de la dynamique propre aux populations humaines. Ils négligent le fait que, dans notre histoire, laugmentation du nombre est requise par la croissance, la transformation de lensemble homme pouvoirs matériels, lassimilation des ressources complémentaires en savoirs, individus et richesses. A moins dun changement radical, on ne peut guère supposer que lon parvienne jamais à éliminer le phénomène de surpopulation, facteur décisif dans la mécanique subtile de nos relations objectives, dont dépend en dernier ressort lallure de ces relations. Sans population surnuméraire, nous lavons constaté en son lieu, il ny aurait point eu de division naturelle et point dhomme sous sa forme biologique et sociale actuelle. Par ailleurs, on naura pas lindiscrétion de demander à ces mêmes savants de nous livrer les chiffres dune population normale et les critères qui leur permettent de les calculer. Tenons-nous en à quelques observations. Lorsque, sur un ton pathétique, on dénonce lexcès de population qui désorganise nos sociétés et le cortège de conflits, de violence et de famine quelle entraîne, on se réfère à laccroissement général du nombre dhommes au-delà du volume censé être raisonnable aussi bien quà lentassement en milieu urbain. Il sagit là de deux phénomènes distincts. Même à population constante, lafflux dans les villes est inscrit dans le mouvement des sociétés. Certes, il bouleverse des modes de vie, des organisations sociales, des comportements. Les concomitants économiques et politiques dun tel bouleversement expliquent suffisamment la turbulence déplorée. Lier lentassement à la rivalité, faire de la tension qui laccompagne un simple effet de la densité analogue à celui que lon constate dans les sociétés animales est contestable ; et lon ne voit pas pourquoi, dans ce domaine, on serait autorisé à extrapoler de lanimal à lhomme avec moins de retenue que dans dautres.
Le lien qui unit lexplosion démographique à la menace écologique demeure malgré tout très tenu. Cette explosion a lieu dans les pays pauvres dAsie ou dAmérique latine, et ne se fait pas sentir dans les pays riches dEurope ou dAmérique du Nord. Inversement, cest dans ces derniers que la menace écologique se dessine, terrifiante, les premiers nen souffrant guère. Les peuples qui se multiplient ont beaucoup dair pour respirer et beaucoup de réserves matérielles, dont les nations opulentes usent largement ; les populations dont la densité saccroît modérément manquent doxygène ou de réserves matérielles. De sorte quil est difficile de saisir, du moins dans les termes où elle a été énoncée, le sens dune relation qui fait de la dégradation du milieu une conséquence de laugmentation du nombre dorganismes. La solution que lon a préconisée est en tout cas naïve ou vaine. Le contrôle de la population par des moyens contraceptifs et par lavortement peut difficilement passer pour une mesure révolutionnaire. Dune manière ou dune autre, en y joignant linfanticide, on le pratique depuis toujours. Croit-on vraiment quune fois lexpansion démographique freinée les peuples sortiront de létat de dénutrition et de dénuement qui est le leur ? Si lon voulait avancer une suggestion concrète, il faudrait se rappeler que la diminution du nombre des naissances est souvent un résultat, et non pas une cause, de laisance ; solution de riches, elle a été adoptée par les nations et les classes favorisées. Que les mêmes voix recommandent donc aux pays qui connaissent le fléau de la surpopulation de senrichir, délever leur niveau de vie, de se donner lorganisation sociale adéquate, et nous aurons atteint le but recherché.
Le progrès scientifique et technique est un autre facteur de pollution. Lemploi des produits chimiques, la circulation des véhicules, la radioactivité propagée dans le monde par les retombées des explosions nucléaires ont des conséquences délétères. Le climat de la terre change ou changera ; nous sommes les agents de ces modifications, en raison des énormes quantités de gaz carbonique répandues dans latmosphère. Leau, de son côté, est empoisonnée par les énormes quantités de déchets que la civilisation industrielle y déverse. La nature est devenue un dépotoir, gémit-on. Léquilibre quune technologie et une science tempérées réussissaient à maintenir est détruit par une technologie et une science à haut rendement, le changement se révélant irréversible à la longue. Leurs effets sont stériles et stérilisants. Certes, toute uvre humaine, on saccorde sur ce point, nie la nature, ou sert de médiation aux échanges de la nature et de lhomme. Mais la technique fruit de linvention scientifique et du labeur industriel ne transforme pas la nature : elle lélimine. Le ralentissement de lactivité scientifique et technique, en diminuant la pollution atmosphérique, alimentaire, que le développement de 1« industrie de la connaissance » a si dangereusement accrue, contribuerait à rétablir des conditions de vie saines, à léchelle des besoins nouveaux.
En quoi consisterait une telle contraception de lesprit et du faire humains, on ne nous lapprend guère, à vrai dire. Pas plus quon ne nous indique ce quil faut entendre par cette fameuse balance of nature, cette nature en équilibre. Les hommes, comme les autres espèces, nont pu évoluer quen la perturbant, les innombrables catastrophes dont nous voyons lexemple dans les diverses parties du cosmos ayant forcé la recherche de solutions neuves. Mais il y a plus. Lorsquon dénonce la nuisance associée à la technique et à la science, on a lair de sen tenir au point de vue de lHomme, avec une majuscule, cest-à-dire que lon prétend envisager les choses dun point de vue universel. Or cest là pure imagination, projection de la situation particulière de collectivités qui se figurent avoir atteint un sommet et pouvoir soffrir un répit. Les autres collectivités, qui sont la majorité, ont au contraire intérêt non seulement à appliquer ces techniques et ces sciences, mais aussi à les promouvoir afin de pouvoir surmonter les difficultés qui leur sont propres. A moins de les persuader et de nous persuader que nous nous représentons sérieusement leur présent ou leur passé comme notre avenir, elles verront, à juste titre, dans ce choix de lignorance, dans cette mort de linvention, une supercherie de plus, destinée à préserver les écarts existants au nom des intérêts suprêmes de lespèce. Cette attitude trahit la profonde ambiguïté dont on fait preuve depuis longtemps envers la connaissance et le travail, considérés comme des activités auxquelles on sadonne par nécessité, des contraintes auxquelles les communautés doivent se soumettre, des occupations subordonnées à leurs besoins, appendices et non parties intégrantes, dune humanité statique. Certes, à des instants ou dans des circonstances dexception, on les célèbre en tant que triomphes et forces de lhomme en général ; mais aussitôt que lon constate quils affectent le réel, entraînent des changements profonds, créent le devenir humain, la réaction est brutale. Tout est condamné en bloc : on se livre à léloge du non-savoir et de la spontanéité, on recherche la vie brute et la fraîcheur supposée de linstinct, on glorifie le monde donné sans effort et sans pensée ; le reste, cest-à-dire la discipline de lart et de la connaissance, est flétri du nom de concret borné, troublant ou interrompant la fête naturelle, purgatoire qui risque de mener, si lon ny prend garde, du paradis passé à lenfer à venir.
Lexploitation abusive des ressources, enfin, sous limpulsion de la productivité et de la surpopulation combinées, conduit à leur épuisement sans quil soit possible de les reconstituer. Ayant atteint lapogée de ce quon croyait être le progrès, on se découvre tout à coup en pleine sauvagerie, à la veille de la pénurie, les fonctions physiologiques élémentaires elles-mêmes respirer, manger, etc. ne pouvant plus saccomplir. Lhumanité est mise dans lobligation de faire face à des problèmes analogues à ceux qui assaillent toute espèce animale au sein dun milieu dangereux dans notre cas rendu tel par nos uvres avec un héritage génétique et collectif diminué, les normes dune saine adaptation perturbées. « Lhomme, écrit le grand biologiste Konrad Lorenz, est en train de détruire peu à peu la nature, de ravager le biotope dans lequel et duquel il vit . » La protection de la nature complète la panoplie des solutions, mobilise les bureaucrates, crée la possibilité demplois politiques et loccasion de grandes conférences internationales. Pratiquement, on propose de sauvegarder les sites, darrêter le massacre des espèces animales, de restituer au paysage végétal son intégrité et sa splendeur. « Il faut, affirme un académicien , que lexploitation nécessaire des ressources naturelles préserve les beaux paysages, lieux où repose lesprit de lhomme autant que dans les uvres dart. » De son côté, le président de la République avec une haute autorité déclare : « La France ne doit pas devenir une poussière dagglomérations urbaines, dans un désert même verdoyant. Il faut sauver la nature, premier besoin de lhomme moderne, la nature cultivée et habitée. Une autre nature est une nature funèbre . » Ce sauvetage offre en plus lavantage de léconomie, le commentaire le laisse voir : « Et même si on se place au point de vue de la comptabilité économique, cette solution serait la meilleure : garder certains paysans à la terre, quitte à les aider à rester, coûterait moins cher que de faire entretenir des réserves par des fonctionnaires. » Dautant plus que ces paysans sont aussi des électeurs qui garderont avec la même vigilance le paysage politique et le paysage naturel.
La recommandation la plus fervente vise à constituer des réserves de nature vierge, une sorte de chaîne de musées de la nature, tout comme on a créé des réserves de populations primitives, mis lart dans des vitrines, et enfermé les animaux dans des jardins zoologiques. Ces lieux seraient interdits daccès et leur aspect devrait être gardé intact : « La première et la plus importante mesure est, aux yeux des naturalistes, écrit Jean Dorst, la constitution de réserves naturelles intégrales, placées sous le contrôle public et dans lesquelles tout acte humain tendant à modifier les habitats ou à apporter des perturbations quelconques à la faune ou à la flore se trouve strictement prohibé. La nature y est donc abandonnée à elle-même, tout se passant au moins en théorie comme si lhomme nexistait pas. » La seule utilisation reconnue à ces réserves serait dêtre des laboratoires naturels pour le biologiste (et bien entendu des lieux dexcursion pour le touriste) de même que le rapprochement simpose les populations primitives en sont ou auraient pu en être pour lanthropologue. Ces territoires protégés formeraient un point zéro du milieu ; lintervention humaine y demeurant minimale et réfléchie, on pourrait les comparer utilement à dautres milieux, à commencer par celui où nous vivons : « Ces études dintérêt capital en ce qui concerne la recherche pure sont également fondamentales quant aux sciences appliquées, le milieu naturel ainsi conservé dans les réserves servant de terme de comparaison avec les milieux transformés par lhomme . »
La doctrine de la protection de la nature que lon désire isoler et embellir dans les parcs, comme le baroque la recréée dans ses châteaux, repose sur un paradoxe subtil.On décide que tout ce qui nest pas végétal ou animal est artificiel, quil ny a pas dautres équilibres dans la biosphère que ceux de la plante et de lorganisme. Ce qui nempêche pas de les décrire en facteurs quantitatifs doxygène, de gaz carbonique, dénergie, cest-à-dire en termes non organiques, chimiques ou physiques. Nous sommes invités à retourner vers le cadre qui était prétendument le nôtre, à regagner le monde des montagnes, des prairies, des eaux pures, notre état naturel, sans liaison avec létat technique dont le bilan sétablit en machines, lois abstraites, chiffres, laboratoires, etc. Le chemin suggéré contournerait une partie de notre réalité, dont seraient expulsés travail et connaissance. Repeuplant les villages rendus inutiles par la machine économique et sociale, désertés par leurs habitants et tombant en ruines, la végétation redevenue brousse, les animaux errant, les hommes regagneraient linnocence perdue, fêteraient leurs retrouvailles avec la nature : paysans et artisans dopérette qui retournent à la terre non pour la féconder mais pour y faire retraite. Rien détonnant que lon envisage la nature en la coupant de tout savoir et de toute activité, puisquon lui assigne une fonction purement végétative, de dépaysement, et non pas une fonction active, denracinement. La relation établie est foncièrement artificielle. Elle fractionne la nature en lémiettant sous forme de parcs disséminés dans un environnement mécanisé, elle en fait un objet quelconque, à linstar des objets techniques ou scientifiques soumis à lobservation et au contrôle des instruments de mesure et de comparaison. Loin daboutir à former un complexe déléments originaux libre de toute intervention humaine, celle-ci a lieu de la façon qui est habituellement la sienne dans les sciences et les techniques. La proposition de créer des « réserves » végétales et animales, où seuls pénétreraient les savants, représentant le degré zéro dintervention humaine, ne diffère en rien, dans son esprit, de la proposition de construire un accélérateur linéaire très puissant ou déviter toute contamination de lair lunaire. Son seul effet serait de changer le théâtre de la nature, sujet de curiosité qui suscite linvention, en une nature de théâtre, décor en trompe-lil plaqué sur un immense appareil mécanique et chimique. La protection ainsi conférée semble bien douteuse ; elle ne ramène pas à un état stable, abrité des transformations, mais débouche sur une gigantesque illusion, ayant ses côtés opératoires, qui se borne à retirer une partie des espèces du circuit qui était le leur pour les brancher, sur dautres circuits qui finiront, à la longue, par les altérer, soit que les échanges qui étaient malgré tout stabilisés avec nous et nos savoir-faire amènent à péricliter nombre de ces espèces animales ou végétales, soit que lon obtienne un milieu plus nature que nature : un parc.
Ainsi, pour remédier au mal du siècle, ne suggère-t-on dautre remède que le retour à létat antérieur, la naturalisation de la société. La politique à suivre ne diffère en rien de celle qui est préconisée par ailleurs. On cherche à insuffler une nouvelle âme à ce qui est censé ne plus en avoir, on veut maintenir en vie au lieu de changer la vie. Dans beaucoup de domaines, saignés de leur principe vital, ce principe est ensuite offert à titre de thérapeutique et de médication. Le travail napporte ni joie ni intérêt : adonnez-vous au loisir compensateur. Les villes se dégradent : évadez-vous à la campagne. Les aliments industrialisés sont nocifs : remplacez les substances qui leur font défaut par des équivalents chimiques. Et, dans le cas qui nous occupe, lorsquon envisage de conserver les parcs et les forêts, de purifier lair et les rivières, on tolère, moyennant quelques aménagements, que les forces de production continuent à se développer suivant les modalités connues, conduisant aux effets dénoncés. La conservation et la contraception ne sont pas une réponse vraie à ces problèmes, pas plus que la philanthropie ne remédie à la pauvreté. Certes, il sagit de manifestations graves, et il faut leur consacrer beaucoup dénergie pour comprendre leurs raisons, les définir correctement et saisir leur évolution. Mais ni la voie prise ni les concepts employés ne vont au fond des choses. Pas plus que lon nessaie de transformer le travail, de construire autrement les villes en tenant compte du sens actuel du phénomène urbain, duvrer dans la biosphère suivant dautres méthodes, on ne met objectivement en question les principes dune technique et dune culture qui se sont développées chaotiquement, se comportant en prédatrices envers les ressources matérielles décrétées par la théorie libres et gratuites afin quelles servent plus facilement de proie aux « maîtres et possesseurs » individuels. Le retour à la nature est une panacée du même ordre, capable, croit-on, de réparer les dommages que nous lui avons infligés et que nous commençons, nous aussi, à subir, pour avoir oublié le respect que nous lui devons, pour avoir accumulé des artifices trop savants, en renonçant aux pouvoirs de la sensibilité, au contact direct avec les êtres, au plaisir de posséder un jardin comme à celui de respirer la senteur de la terre après la pluie.
La nature, dans cette pensée, quelle soit consignée dans les écrits des théoriciens ou quelle coure à travers le discours social, est un ordre relativement fixe, correspondant à la complexion anatomo-physiologique des hommes. Elle est commune à toutes les espèces donc uniforme de par leur caractère organique, si on envisage son essence elle-même. Quelle que soit la structure sociale dune population, celle-ci est toujours décrite en termes biologiques, sa relation au milieu apparaît comme celle dun organisme individuel, cohabitant avec dautres êtres animés. Bref, on appelle nature lensemble de la flore et de la faune, sans en excepter lhomme qui y occupe toutefois une place à part. Les échanges avec les forces matérielles inanimées sont jugés sortir de son cadre. On aboutit à dédoubler la nature, ainsi que je lai exposé au début de ce livre. La solution préconisée consisterait donc à découper une partie de notre réalité, où ninterviendraient pas le travail et la connaissance, une partie qui demeurerait naturelle, tandis que lautre partie les admettrait, saffirmerait technique ; la première serait un système au repos, lautre un système en action. Nature et société apparaissent comme deux ensembles clos, emboîtés lun dans lautre, qui fonctionnent de façon autonome, la plupart du temps, à condition que les règles du jeu soient respectées. Elles sont dans une relation dinclusion : la plus grande, la nature (environnement ou biosphère), enferme la plus petite, la société, comme les orbes solides de la cosmologie aristotélicienne entouraient les planètes sublunaires. Les interactions ou les ouvertures ne se produisent que de façon exceptionnelle. Le manque dans la nature provoque lexistence de la société ; lexcès de la société conduit à réintégrer la nature. Leur unité demeure négative, externe. Non seulement parce que les circonstances dans lesquelles elles communiquent et se nécessitent réciproquement sont des moments de crise, mais aussi parce que chacune est, dans lautre, une absence. Lhomme ne peut vivre dans les deux états : il est soit dans la société, soit dans la nature. La rupture avec la première le rejette automatiquement dans la seconde. Cest pourquoi les chemins rebroussés vers la sauvagerie, la revendication des anciens modes de vie, la protestation contre le savoir et le faire revêtent la signification de réactions radicales contre toute société et toute culture, et non pas contre une société ou une culture. Limpression prévaut que lon peut annuler la division intervenue, regagner létat dindifférenciation, décaper le vernis de lacquis pour restituer les formes de vie immuables et authentiques. Il faudrait pour cela des révolutions topiques faisant revivre des états qui ont déjà existé opposées en cela aux révolutions utopiques qui inventent des états nayant jamais existé tant est grand le poids de la réalité présente.
La nature doit donc rétrograder, pour que la société puisse sépanouir pleinement ; la société doit mesurer ses effets ou sévanouir, pour que lon retourne à la nature. Pendant de longs interrègnes, elles réussissent à se maintenir dans une condition dextériorité et de tolérance. Lhistoire apparaît comme un mouvement de navette entre le point où la nature, en se corrigeant, rend possible léclosion de la culture, et le point où la culture cherche à retrouver la nature, cest-à-dire à se corriger à laide de celle-ci. Lalternance des progressions et des régressions, la réversibilité impliquée donnent lillusion dun devenir, phénomène de surface qui laisse inchangées les structures latentes dans les profondeurs. Le véritable lieu de permanence de ces structures est lindividu organique, avec ses composantes génétiques et psychiques. Tout part de lui et tout y aboutit. Le lien au fondement naturel est essentiellement un lien à la biologie ; il convient de la maîtriser, de ladapter, de la conserver. Le social est lenvers et la contrainte de lindividuel Louis Dumont insiste à juste titre sur latomisme individuel de la pensée occidentale et de lorganique, ce qui explique sa variabilité et sa fragilité. A un extrême ses uvres, à lautre extrême son animalité définissent dans des combinaisons diverses, pour lhomme, le cours du monde. Compris de cette façon, le paradigme de lordre naturel et social, de leurs relations, succinctement résumées ici, discutées à plusieurs reprises ailleurs, est biocentrique.
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III. Le thème du changement et de la création.
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(1) La nature historique.
A priori il semble difficile de résoudre le problème des rapports de lhomme et de la société à la nature quand on pose lhomme et la société en dehors de la nature, contre elle. Cette conception est née de lidée de luniversalité entendons par là identité et uniformité de la nature et de la particularité de la société. Le contraste entre lunicité de la première et la diversité de la seconde fait partie de ce lot restreint de certitudes sur le bien-fondé desquelles, malgré les saines habitudes de lesprit scientifique porté à tout réexaminer, on ne sinterroge guère.
Des témoignages ont été rassemblés dans le cours de ce travail, montrant la particularité, organique ou non, de la nature et luniversalité de la société ; il convient à présent de les reprendre dans un cadre plus précis, celui dune nature engendrée, redéfinie par laction de lhomme, et den tirer les conséquences.
La notion de nature uniforme, rappelons-le, suggère aussitôt lexistence dune configuration stable de forces matérielles dans lespace et dans le temps, de ressources déterminées communes à tous les organismes et correspondant à leur structure interne. Elle a un caractère prescriptif quant à ladéquation des comportements des êtres qui la composent, normatif quant au contenu qui la caractérise. Elle signifie, à sa manière, que lordre naturel admet tout au plus un mode dinterférence que partagent toutes les espèces quand elles y aménagent leur niche écologique ; toute autre action, celle de lhomme en particulier, le contrarie, cest pourquoi il convient de ly soustraire. Mais cette notion na guère de fondement. En quoi lacte dintervenir dans le cours et larchitecture des systèmes matériels serait-il exceptionnel, pourquoi faudrait-il le décourager à tout prix ? Il est, au contraire, des plus ordinaires, et chaque espèce, selon ses facultés, leffectue journellement, transformant substances et énergies. En revanche, ce serait plutôt lobstruction, le non-déploiement des facultés, la non-ingérence dans les cycles propres au milieu, qui constituerait lexception, et lartifice. Certes, largument est dirigé aujourdhui comme autrefois contre la technique contemporaine et tolère dautres formes daction passées qui reposent néanmoins sur une technique nécessairement différente. Lhomme sans art, sans technique nexiste pas, na jamais existé. Chacun de ses contacts avec les pouvoirs de lunivers ne peut se faire que par le truchement de savoirs organisés, auxquels sont associés et intégrés les appareils sensoriels et intellectuel : une autre forme de contact est abstraction pure. Une puissance matérielle à laquelle nous naurions pas accès de cette façon nest rien pour nous : pour entrer dans notre monde, il faut quelle sarticule avec nos capacités, à la fois biologiques et instrumentales, et se relie aux puissances et aux substances qui sy trouvent déjà.
Même ce milieu protégé, que lon sapprête à parquer et mettre en réserve, en le voulant pur de tout artifice, livré à des rythmes spontanés, parangon de la non-intervention humaine, lui aussi est notre création, notre fait. Les Anglais sindignent parfois que lon veuille tailler les haies, geste contre-nature guidé par la science de lagriculteur moderne. Ils oublient que ces haies ont elles-mêmes été plantées et cultivées. On peut en dire autant de maint paysage « naturel » qui résulte dabord dun labeur et dun soin considérables. Les destructions de nature dont nous sommes journellement témoins sont avant tout destruction dun certain travail, fait qui paraît échapper à ceux qui déplorent ces disparitions. Les vallées verdoyantes, les étendues dites sauvages nont pas toujours existé ni ne se sont formées au hasard. Lemploi du feu pour effrayer le gibier ou défricher les terrains a profondément modifié laspect des continents. Ici un excellent sol arable, là, comme en Amérique du Nord, la prairie entretenue par les troupeaux qui y paissaient. A Madagascar, la terre ravagée par les feux de brousse, ravinée par les pluies est devenue sur les hauts plateaux impropre à toute culture, et on la comparée à la brique dont elle a la couleur.
LAfrique offre peut-être le tableau des plus grands bouleversements. Son territoire ne présente plus aucune ressemblance avec le paysage qua pu y connaître lespèce humaine à ses débuts. La savane elle aussi est le produit du feu, et à son tour elle a permis aux espèces qui se nourrissaient de lherbe et broutaient les plantes de se multiplier. Le développement extraordinaire des mammifères a commencé là. La pollution de la vie et par la vie vient de très loin, les sites naturels sont son uvre. Allons jusquau bout. On a coutume de partager les animaux en sauvages et domestiques, les premiers étant censés sêtre formés et avoir évolué à lécart de toute interférence de notre part. En réalité, cette interférence a seulement eu un caractère différent, les a affectés dune autre façon. Aucune espèce nest, à vrai dire, demeurée dans cet hypothétique état primitif : certaines ont disparu à notre contact, par exemple les ongulés, atteints par les mêmes parasites que nous ; dautres, tels les chats, les chiens, les micro-organismes ont prospéré dans notre voisinage. En épuisant les terres, lagriculture a privé de leur habitat et de leurs ressources des animaux qui ont été obligés de modifier leur façon de vivre, pour échapper au dépérissement certain, tandis que la prédation activité « naturelle » par excellence faisait des hécatombes contre lesquelles aucune espèce navait de moyens de défense efficaces. La chasse à son tour a décimé les prédateurs. Il est difficile de mesurer exactement le degré dinfluence en chaque cas, si lon prend en considération non seulement laction immédiate mais aussi les effets les moins manifestes ; vis-à-vis de presque toutes les espèces, la nôtre a joué le rôle de force matérielle, transformant les données de la biologie . Voyant des macaques dans une région déboisée, des savants en ont conclu quils avaient affaire à une espèce vivant au sol, analogue aux babouins dAfrique. En vérité, lEst de lAsie et le littoral du bassin méditerranéen ont été profondément modifiés par lagriculture ; les macaques en question étaient à lorigine, vraisemblablement, une espèce arboricole, tout comme leurs congénères du Japon et du Sud de lAsie où la forêt est demeurée intacte. Il ne serait pas faux de dire que les animaux sauvages sont ceux qui se sont adaptés à lhomme, aux conditions quil a créées, alors que les animaux domestiques sont ceux auxquels lhomme sest adapté, qui sont entrés dans le circuit de ses échanges avec le milieu.
Ce nest pas, comme on le prétend, avec la technique envahissante que le processus a débuté, mais bien plus tôt, avant même lapparition de lhomo sapiens, et depuis il se poursuit sans discontinuer. On invoque souvent, à ce propos, les dangers que court notre biologie. Où serions-nous si elle ne les avait pas courus ? La locomotion bipède, le changement volumétrique du cerveau le langage et la pensée à cette occasion lalimentation carnée, les pratiques prédatrices ont été, chacun en son temps, un danger de cet ordre, atteignant le matériel génétique et léquipement instinctuel. On hésite à mettre sous les yeux du lecteur des faits aussi indubitables, quoique si rarement mentionnés. A leur propos, la croyance en un état dégagé de toute intervention humaine ce degré zéro ardemment souhaité par certains biologistes révèle ses limites et ses illusions : il sagit là dun état relatif à un certain mode dintervention, cynégétique, agricole, artisanale, scientifique ; et cest bien à tort que lon fait abstraction des autres modes, chacun ayant joué son rôle dans le monde animal ou végétal quil a contribué à façonner. La nature, telle que la perçoit une espèce animale, est lart de lhomme, et la nature que lhomme sefforce de préserver intacte et de protéger de toute interférence est lart dun autre homme, ou encore lart de lanimal, auprès duquel les Grecs nous conseillaient de nous instruire. Le milieu naturel normatif, initial, échappe à toute saisie : il nest pas. Lagriculteur le situait dans la forêt et la savane broussailleuse, pour le cultivateur de maïs il était représenté par la chasse et lanimal, et les végétaux lui apparaissaient comme des produits de la culture. Plus près de nous, à lâge mécanique, les arts manuels qui prolongent le corps et sappliquent à des matières premières végétales ont constitué une autre sorte de milieu naturel. Bientôt nous le verrons retiré dans les mines et les hauts fourneaux, à mesure que ces établissements disparaîtront de notre vie quotidienne. A chaque époque, pour chaque groupe de possesseurs de facultés spécifiques, ce milieu naturel authentique, où lhumanité est en rapport direct avec les choses qui satisfont ses besoins immédiats, est perçu comme un « ailleurs ». On a déjà compris que les frontières tout comme le contenu de la nature première et de la technique cultivée sont, pour le moins, variables, que plusieurs configurations différentes peuvent mériter également le qualificatif de naturelles ; aucune ne jouit des prérogatives du commencement absolu et de la norme.
Toutes ces observations nous obligent à renoncer à la notion de nature uniforme, nous amènent à abandonner lidée que nous ne participons pas activement à son organisation. Au contraire, la nature na de sens et de forme que par rapport à ce que nous en faisons. Parmi les pouvoirs matériels qui jouent un rôle déterminant dans sa création, il convient dinclure lhomme avec autant de vigueur quon en a mis autrefois à lexclure. A défaut, il ne reste plus quà la qualifier, en reprenant les termes employés par Sigmund Freud, d« abstraction vide, dépourvue dintérêt pratique . ». Dans ces conditions, le retour à la nature est une double impossibilité : sur le plan de la réalité, ce que lon savait déjà, et aussi sur le plan de lhypothèse, ce que lon sefforce dignorer. Ni concrètement ni en pensée on ne peut en faire lexpérience.
Ces remarques invitent à sortir une fois pour toutes le substrat naturel du domaine des entités passives, à accepter lingérence de lhomme dans le cours ordinaire dune nature qui nest pas un réceptacle inerte de forces matérielles, et la transformation de celle-ci, sous limpulsion humaine, dans lespace et dans le temps. Lenvironnement autonome, pur contenant où subsistent des êtres biologiques et sociaux qui ne lui doivent rien, est un mythe, ruiné par lévidence de la succession évolutive : nous dépendons de notre milieu, car nous lavons fait autant quil nous a faits. Lorsque apparaît une substance ou un processus matériel nouveaux, ils entraînent forcément une refonte de tout lagencement naturel, ils font virer son histoire dans une direction différente ; ainsi lémergence de la vie a eu des répercussions sur la constitution des hydrocarbures, une réaction biogénétique prenant la place dune réaction physico-chimique. Dans toute la biosphère, systèmes organiques et inorganiques sinfluencent réciproquement. La division cellulaire, puis la reproduction sexuelle ont donné une impulsion décisive à lévolution organique, créant ce milieu que nous déclarons avec emphase vouloir protéger, après avoir si longtemps ressenti le besoin de nous protéger contre lui. Les composantes et les contours de la réalité naturelle changent dune galaxie à une autre, dune époque à une autre. Concevoir un agencement naturel unique, cest ignorer les différences rapportées aux divers points de lespace et du temps pour ne retenir que les forces ou les relations appartenant à la plupart des combinaisons inventoriées jusquà ce jour. Une telle réduction reviendrait à inscrire dans le tableau cosmique les seules forces physiques, à accepter uniquement les lois qui les régissent, bref, à tracer une épure basée sur le plus grand diviseur commun des configurations connues dans lhistoire du monde.
Il faut cependant définir la nature comme une constellation de matières organisées en séries simultanées ou successives. Les phénomènes biologiques au-delà du stade cellulaire, la sélection naturelle, on vient de le signaler, lui ont ajouté une dimension, y ont introduit un développement singulier, dont lorigine est datée. De même, avec notre espèce, les forces sociales diffuses ont pris de la consistance, ont commencé à infléchir de leur poids spécifique le processus général. Ce que lon présente dhabitude comme éloignement de lunivers naturel, le passage des primates à lhomme, est en réalité une transformation et une expansion, non pas une sortie mais une autre orientation du mouvement préexistant. La reproduction de lespèce humaine, en formant des individus et des groupes dun type inédit, perpétue une série de comportements, de savoirs, de conventions, qui tous sont répartis selon une loi objective, et qui représentent une modalité de relation avec les échanges matériels. Les talents, les dextérités, à linstar de certains instincts aux divers degrés de lévolution, sont en corrélation avec les appareils anatomo-physiologiques, augmentent la puissance ou lacuité sensorielle, ajoutent de lintelligence ou des sens qui faisaient défaut mesure, rapidité, etc. donc sont relatifs aux organes de reproduction qui en assurent la conservation et lexercice. Les instruments mis en uvre sont des moyens de reproduction. Et lon peut ranger parmi eux la coordination sociale, y voir un de ces outils que les espèces utilisent avec des fortunes diverses.
Le rôle décisif dans la naissance de lhomme revient non pas à une mutation heureuse mais à la présence dun surplus de ressources complémentaires en individus, les bandes de mâles, et en techniques station debout, locomotion bipède occasionnelle, utilisation du bois et de la pierre en guise dartefacts qui sest combiné, les conditions génétiques et sociales ayant atteint un niveau favorable, avec les ressources complémentaires en nourriture, petits animaux et cadavres laissés par les grands fauves. La conversion en prédatrice dune espèce qui figurait parmi les proies a banalisé des conduites, des savoirs, des outils, des virtualités biologiques, et projeté les animaux parmi les éléments du milieu hominien, essentiellement végétal. Cette modification qualitative sest accompagnée dune modification quantitative, laire de déplacement sest accrue, lespèce sylvicole a annexé la savane. A la longue, la vie dans un univers mixte na plus été possible. Les facultés nouvelles exigeaient dêtre cultivées avec un soin particulier, le choix simposait entre la chasse et la cueillette qui se déroulent dans des lieux et des temps différents. Tout portait les chasseurs à briser avec les activités et les échanges qui contrariaient le développement normal, lépanouissement de leurs propres échanges et activités. En prenant une distance par rapport aux groupes de collecteurs, en sopposant à eux, ils sécartaient aussi des autres animaux, des primates notamment, se tournaient contre eux et en venaient à les considérer comme des objets, des parties du milieu. Ils les percevaient sous la forme d répertoires dhabiletés et de ressources quils sefforçaient de sapproprier et de reproduire à leur façon. Les organisations sociales, dont les liens étaient déjà assouplis vis-à-vis de leurs constituantes biologiques, servaient à renforcer ou précipiter le mouvement. La première ébauche dune nature vraiment humaine était en place.
La séparation de la chasse et de la cueillette coïncide avec cet écart que marque lhomme entre son univers et celui de lanimal. Elle favorise la croissance numérique et lapparition despèces hétérogènes. Les ressources secondaires deviennent principales, le surplus démographique se transforme en une partie intégrante de la population qui se définit à un autre niveau. Sous les dehors dune interaction avec le monde extérieur saccomplit une métamorphose des organismes. Ils conservent la station debout et la locomotion bipède, ce qui entraîne des changements anatomiques et neurophysiologiques indispensables. A cette occasion, les espèces hominiennes ont bouleversé les modes de communication et de relation, insérant le langage et la technique dans la complexion biologique, les transactions collectives et dans le contact avec les autres créatures. La pensée symbolique, qui les résume, inscrit dans les appareils sensoriels et les circuits neuroniques son acquis devenu génétique, mode dordination qui contribue à intégrer les comportements, à distribuer les informations circulant autour de lhomme, à infléchir les rapports entre individus et groupes. Lhorizon de lanimal est complètement assimilé et transformé. On ne peut parler, à ce propos, de barrière, de différence absolue localisée à un instant précis du passé, de comblement dune déficience par le moyen dune instance telle que la pensée, le langage, la technique. Ce sont les prémisses dun développement de la nature qui est propre à nos espèces ou à notre espèce. Lhomme a désormais le pouvoir de susciter, de combiner les forces matérielles en fonction de limpératif de la collectivité, compte tenu de son étendue et de sa structure ; la croissance du volume de la population va de pair avec la croissance et la diversification des capacités qui permettent de multiplier, de réorganiser ces forces, en jouant dun éventail plus large daptitudes physiques et intellectuelles. La division naturelle des groupes humains qui se distinguent par leurs facultés leur donne la possibilité de vivre sur un même territoire en sattachant respectivement à des forces matérielles distinctes, à limitation des espèces biologiques séparées qui habitent une aire commune en exploitant des ressources spécifiques. Cette multiplication évolutive qui se produit dans le temps signifie, en loccurrence, quune force matérielle se substitue à une autre, que celle-ci est subordonnée ou abandonnée au profit de celle-là, ou quelles finissent par sarticuler dans un système naturel correspondant.
La division de la chasse et de la cueillette est la première séparation dans la ligne du développement propre indiqué. Lhomme en est le produit et non pas le donné. Depuis, à plusieurs reprises, dautres « humanités » se sont détachées, avec le cortège des forces matérielles auxquelles elles sassociaient : les agriculteurs, les artisans, les ingénieurs, les scientifiques. Les différents groupes ont mis en avant les propriétés respectives des végétaux et des animaux, du corps humain, des forces mécaniques, des phénomènes chimiques et électriques qui caractérisent les divisions ultérieures. Autour deux, autour de leurs disciplines arts, philosophies, techniques, sciences se sont déployés les états naturels qui les prolongeaient. Seuls ces états ont une réalité, seuls ils représentent la nature sous ses aspects successifs, dynamiques, dont chacun est une totalité originale de matières organisées. La pluralité des ordres naturels implique évidemment leur devenir. Certains ont précédé larrivée de lhomme ou ignorent sa présence, ou bien lui survivront. Lignorance est réciproque, et ces ordres nont aucune importance pour nous. Parmi ceux qui nous comprennent, quelques-uns suscitent en vain le regret dune nature antérieure, ni plus ni moins « naturelle » que la nature qui la remplace. Nous nen connaissons pas dautre. Nos sciences, nos arts y jouent un rôle constitutif. Ici, opposer leffet technique au phénomène matériel, le milieu technique au milieu naturel, na pas de sens : tous deux sont inséparables et se font valoir réciproquement. Le technique découpe le naturel quil met en uvre. Artifices et savoirs sont les médiateurs concrets entre lhumain et le non-humain ; plutôt que lanti-naturel, il faudrait voir en eux le pré-naturel, élément indispensable du processus qui engendre notre nature familière. Historiquement, la métamorphose dune totalité artificielle en totalité naturelle suit un déroulement continu. Il a fallu trois siècles pour voir dans le mouvement des planètes la transposition du mouvement mécanique de lhorloge, et un laps de temps équivalent sest écoulé avant que lon reconnaisse dans lélectricité, que lon croyait être un effet instrumental, un phénomène qui ne requérait pas laction de lhomme et avait lieu dans tout lunivers. Tout ce que nous posons comme donné est aussi, par bien des aspects, notre produit, et lon peut dire de lhomme en général ce que Paul Klee disait de lartiste mais lhomme nest-il pas toujours créateur ? quavec son faire « plus simprime en lui, au lieu dune image de la nature, celle-là seule qui importe de la création comme genèse ». Cest pourquoi il ny a de nature que là où il y a travail et connaissance ; et partout où lon aperçoit la nature, on peut découvrir le travail et la connaissance qui la sous-tendent. La nature de nulle part et daucun temps, la nature sans sujet, est à notre égard un pur néant.
Ce nest pas tout. Sous plusieurs prétextes, on entretient lidée dune accumulation des techniques, dun gonflement de leur milieu, boule de neige qui roule depuis les origines au détriment de notre milieu naturel ; on leur suppose une marche uniforme et continue, un savoir et un monde matériel unis par un rapport de contrôle senrichissant constamment, les dimensions physiques ne cessant daugmenter. Ce nest là quune apparence. En profondeur, ces accroissements se sont accompagnés de destructions incessantes sans lesquelles aucune invention, aucun renouvellement nest possible. Les deux effets contradictoires sont indissolublement liés. Que les agriculteurs se multiplient, quils cherchent à mieux faire valoir leurs terres et à encourager la reproduction de certaines espèces végétales, ils ny parviennent quen éliminant ou repoussant aux confins de leur domaine des espèces, pour eux sauvages, en défrichant la forêt ou en limitant létendue de celle-ci, donc en réduisant à néant ce que, pendant des centaines dannées, collecteurs et chasseurs avaient conservé. Et de même le mécanicien ou le pasteur, lartisan ou le scientifique, chacun à son tour, pour assurer lessor de son propre ordre naturel des choses, a fait dépérir, a détruit ou transformé des substances, des réflexes moteurs, des tournures desprit, des qualités longtemps reconnues aux êtres animés et inanimés. Lenchaînement des découvertes et des arts, leur disparition et leur retrait dessinent, de façon générale, les bouleversements dune association des forces matérielles, incluant lhomme, qui se change en une gamme nouvelle de forces satisfaisant de nouveaux besoins organiques à travers la modification des facultés intellectuelles et sensorielles. Ce qui est remis en cause à cette occasion, ce qui surgit au terme de la transformation, cest un état naturel. La distance qui nous sépare des communautés paléolithiques ou néolithiques ne se mesure pas en quantités dénergie, de pouvoirs matériels annexés, ou par la meilleure emprise que nous aurions sur lunivers, et il serait également faux de dire que les difficultés que nous avons rencontrées dans les derniers millénaires ont été plus grandes que celles quelles ont eu à surmonter au cours de centaines de milliers dannées. Cette différence se trouve essentiellement dans le caractère que nous entretenons avec les matières et les énergies, créant un autre état des rapports entre lhomme et le milieu matériel : organique pour les Grecs, mécanique à lépoque classique, on peut aujourdhui le qualifier de cybernétique. Le monde naturel nest pas devenu un monde technique : il a simplement évolué. Le clivage entre ces états, ces natures si souvent décrétées ultimes, voilà le résultat frappant de ce quil faut nommer lhistoire humaine de la nature, qui se différencie des autres histoires repérées çà et là. Les comparaisons terme à terme auxquelles on se livre fébrilement de nos jours en essayant de replacer notre espèce parmi les autres, de substituer le zoomorphisme à lanthropomorphisme, en faisant régner la « terreur biologique », ne se justifient guère, puisquelles méconnaissent lhétérogénéité fondamentale.
Il faut donc renoncer à lhypothèse dun équilibre de la nature qui se serait établi spontanément, à quelque époque que ce soit, en présence de lespèce humaine, sans que celle-ci soit intervenue de tout son poids pour linstaurer. Il ny a pas davantage de signification à opposer une période ou une région où cette ingérence aurait été discrète, à une période ou région où lharmonie aurait été gravement perturbée par laction massive de lhomme. Croire que lon puisse retrouver létat antérieur déquilibre est encore plus dénué de fondement : à aucun moment les forces naturelles ne se contrebalancent sans heurt, et il ne peut sagir en aucun cas dune situation permanente, donnée une fois pour toutes. Celle-ci exclurait toute évolution, notamment lapparition et la disparition détoiles et de planètes que nous observons, entre autres. Lespoir mis en une stabilité fondamentale est pernicieux, et lon ne voit guère pourquoi elle jouirait dun statut privilégié dans les actions et les pensées. Les espèces qui ont été le plus fidèles à leur condition première, qui sy cramponnent sans changer depuis des dizaines et des centaines de milliers dannées, ne sont pas plus glorieuses que les espèces qui ont été emportées dans le flot du changement et ont su y nager, jusquà atteindre la pointe fragile et oscillante de lévolution. Le seul équilibre auquel on puisse raisonnablement prétendre est celui de la mise en commun des facultés et des forces matérielles en présence flore et faune, mais aussi substances chimiques et énergies nucléaires compte tenu de leurs rapports mutuels et de la situation du savoir, du système solidaire quelles peuvent former. A condition dy inclure lhomme, non seulement son organisme mais surtout sa société. Cet équilibre, en tout cas, ne saurait être que momentané, marquant une configuration évolutive. Il nest pas la remémoration ou la restauration de ce qui a été, mais laboutissement du changement de létat existant, lavènement dun nouvel état qui nous est aussi naturel que celui que nous avons mis en danger. Autant dire quil faut, à chaque fois, réinventer léquilibre.
On ne saurait rien espérer dautre : nous natteignons jamais la nature, pas plus que la société, toutes deux étant historiques. Notre effort ne peut porter que sur des sociétés, des natures ; nous en définissons les contours et lorganisation, recensons les êtres quelles incluent et les qualités qui leur sont nécessaires pour coexister. La tension extraordinaire qui en résulte incite à chercher une issue qui abolirait le devenir, suspendrait le mouvement, instaurerait la paix des temps révolus. On voudrait contrecarrer le futur en saidant du passé, promouvoir et revitaliser le passé comme futur, et par là figer le présent dans le statu quo. Cette abstraction est renvoyée à une réalité qui a élaboré ses propres solutions et quil faut aborder non pas à reculons mais de face, jusquà ce quelles finissent par prendre corps. Dans cette découverte, la tension se résout enfin, les hommes comprenant, chaque fois, que vivre cest vérifier les lois de la nature.
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(2) La société positive et négative.
Le rôle que jouent les hommes dans la formation des états de nature matérialise la présence et laction de la société humaine. Il manifeste aussi la diffusion du social sur larbre de la vie. A mesure que nous étudions mieux les espèces animales, nous découvrons que, à quelques exceptions près le léopard, le blaireau, la martre ou le vison, par exemple toutes se rattachent à une forme de vie collective ; elles ont des mécanismes qui assurent leur diversification lorsquelles ont à remplir des fonctions spécifiques, dautres qui servent à satisfaire le besoin de réunion des individus en couples et en groupes. Il y a quelque cinq cent millions dannées que la division cellulaire a fait place à la reproduction sexuelle qui substitue à la bipartition dun être lunion de deux êtres distincts. Ce moyen offrait des possibilités de différenciation si nombreuses, il accroissait tellement les chances de survie quil est devenu la règle pour une très grande partie des êtres vivants. Certains bouleversements du milieu peuvent avoir des conséquences dramatiques sur la vie dune espèce ou sur les rapports entre plusieurs espèces, allant jusquà entraîner la disparition dune famille entière dindividus semblables. Cependant, lorsque les individus présentent des caractères différents, ils sont beaucoup moins vulnérables à ce genre de catastrophes qui ne les atteint pas tous également ; ils sadaptent aussi plus aisément à un milieu diversifié dont ils peuvent reconnaître et aménager les éléments au gré de leurs besoins. Plus on avance dans lévolution, plus sont nombreuses les occasions dassociation à des fins autres que reproductives : explorer le territoire, partager les ressources, éviter les prédateurs, éduquer les jeunes. Les nécessités de la reproduction imposent la dissolution momentanée des groupes et la formation de couples, mais on voit en même temps des animaux lutter et périr pour assurer la défense de la bande.
Les qualités inhérentes au groupe se transmettent dune génération à lautre : traits anatomo-physiologiques, certes, mais de plus mécanismes de coordination qui articulent lindividu avec la collectivité, lamenant à servir lintérêt général plutôt que son intérêt personnel, dans toutes les situations où la vie sociale lexige. Ladaptation et la sélection agissent au niveau de la concurrence entre individus dans lexistence quotidienne. Elles se manifestent encore pour maintenir la cohésion du groupe contre les aléas de lenvironnement. Un double courant se dessine ainsi. Il distribue les potentialités organiques et tient ensemble les subdivisions instituées en donnant la possibilité dinduire une pluralité de relations avec le milieu, et en filtrant les effets du milieu sur les divers organismes. Il reproduit le génotype et renouvelle les phénotypes de manière à préserver les individualités à partir dune multitude de types, la collectivité produit les individus qui lui sont indispensables et à mettre en place des mécanismes dintervention interne parallèles aux mécanismes daction externe. Ce qui se crée ainsi, cest la société. Soulignant sa généralité et sa nécessité, le biologiste W.C. Allen a pu écrire que « la sociabilité nest pas un accident apparaissant sporadiquement chez quelques animaux hautement évolués, mais un phénomène normal et fondamental ».
La société humaine est évidemment un chaînon de cette séquence puisquelle résulte, nous lavons vu, dune transformation profonde des sociétés de primates. Celles-ci, avec leurs types dorganisation et leurs rituels, avec leurs clivages et leurs hiérarchies distinguant âges, sexes, fonctions, lui ont fourni un modèle et une matière première. La collectivisation des activités productives et reproductives, le nomadisme, la division de la chasse et de la cueillette ont transporté la matière première et le modèle sociaux dans un autre univers naturel, leur ont donné un contenu biologique et mental adéquat, pour aboutir à lobligation de redécouper et délargir la définition du domaine collectif et dy créer des structures nouvelles tout comme lintroduction dun moteur, dans une calèche a incité les constructeurs à redessiner lobjet entier conçu sur des nouveaux principes pour en faire lautomobile, avec son profil et son aérodynamique propres.
Compte tenu de son appartenance à lensemble des sociétés et de laction quà leur instar elle exerce sur lorganisme et le milieu, la société humaine apparaît sous deux aspects, opérateur de la nature et organisation autonome, qui redoublent ses contraintes. Dun côté elle est société positive, puissance matérielle qui regarde vers les autres puissances matérielles, forme que prennent les rapports des hommes qui se groupent pour créer leur environnement. En font partie les moyens quils ont de conserver et détendre leurs facultés organiques et psychiques, de reproduire les ressources humaines et non humaines. Reproduire, cest-à-dire répéter et réinventer, conserver et renouveler, se donner les instruments dune continuité qui modifie lorganisme ou le milieu, indépendamment des exigences immédiates de lorganisation collective ou physique.
Le façonnage dune partie des instincts, des appareils neuro-sensoriels, sintègre à ce cadre ; il serait faux de leur attribuer une existence à part : « Il est dune grande importance, avertit Niko Tinbergen , pour lintelligence du comportement instinctif dans son ensemble, de nous rendre compte que les divers instincts ne sont pas indépendants les uns des autres. » Ils sarticulent constamment avec une activité spécifique qui précise et conditionne leur combinaison, leur poids, leurs liens de complémentarité ou dincompatibilité. Dans leur nombre figurent les tendances ayant pour motif la faim, la soif, lagression, la procréation. Il faudrait y ajouter, pour létudier davantage et dans toutes ses ramifications, linstinct épistémique. Moins visible et moins fixé à un montage neurophysiologique individuel, il représente, sans conteste, une énergie mobilisatrice qui investit, enveloppe lorganisme ou le déplace, tantôt à la recherche dune stimulation plus forte et plus neuve, tantôt en quête dune stimulation plus atténuée et plus ancienne. Nous avons remarqué que les anthropoïdes ont un vif penchant à lexploration du milieu, un intérêt pour les objets inconnus, voire dangereux. Dans de nombreux cas, lexamen des diverses parties du corps, linspection du territoire, les modes de rencontre hostile ou amoureuse, lépouillage ou le toilettage servent, de manière détournée, à satisfaire le penchant épistémique. Le couple de la connaissance et de la reconnaissance du monde, la forte envie déprouver celui-ci et de séprouver, dengendrer des tensions et de les apaiser, de vérifier que lon est vivant, que lon a des aversions et de préférences, dissolvent la grisaille de luniforme, favorisent limprégnation par le divers. Les hommes partagent avec une grande partie des êtres animés le désir de créer de linformation qui les pousse à provoquer lévénement, faire des essais et des expériences, quitter lentourage commun, sattaquer aux problèmes par leur côté incongru, contourner les schèmes stables qui exercent souvent des contraintes dévitalisantes. Le nomadisme des chasseurs, les déplacements de populations ont certainement un lien avec cette propension. Les structures collectives intègrent la totalité des dispositions organiques, les proportionnent et les distribuent entre les différentes catégories dindividus. La chasse ou lagriculture, la mécanique ou la cueillette réalisent de telles combinaisons, suivant les patrons qui sont particuliers à chacune. Ces structures qui ont des répercussions sur toutes les opérations et font sentir leur poids dans toutes les disciplines étayent les biosphères successivement créées par la découverte et lutilisation de nouvelles ressources. Elles trouvent leur prolongement dans larchitecture de ces biosphères, les mythes ou la philosophie dAristote, entre autres, nous le rappellent.
Parler à ce propos, en termes morcelés et privatifs, uniquement de civilisation matérielle ou de technique, de contrôle de lénergie , de volume démographique, de biens et de services, de recettes de cuisine et de remèdes thérapeutiques, de catalogues de plantes et de classes danimaux, cest manquer le principal ; cest laisser croire que ces choses sengendrent toutes seules, puisées en quelque lieu étrange et lointain pour répondre à un besoin préexistant des individus, tribut payé par le monde non humain concourant à lédification du monde humain. On sen tient à une vue mécanique des échanges qui relient la collectivité à son entourage objectif, réduisant celui-ci au rôle de réceptacle, important mais externe, faisant de celle-là un reflet, complet et plat, dun jeu de forces autonomes. Cependant, à travers ces efforts envisagés en ordre dispersé et subordonnés, ce qui est à luvre, ce sont les propriétés organiques et inorganiques de lespèce, la tendance générale des êtres vivants à se propager et à coordonner leur action dans une écologie qui leur convient. De cette façon, la société se donne un fondement naturel et le renouvelle sans cesse, non point parce quun individu fabrique un instrument ou accomplit une opération chasser, cueillir, cultiver mais parce que les propriétés dune force matérielle se sont transformées en qualités physiques et psychiques. Les arts, les techniques, les disciplines poïetiques ou mythiques synthétisent les tentatives faites au cours de lhistoire pour insérer les hommes coalisés dans le mouvement des phénomènes cosmiques et les phénomènes cosmiques dans le mouvement des hommes, en allant au-delà des limites marquées, les fictions ou les ébauches dun moment devenant les réalités et la plénitude du moment daprès, tout comme les tâtonnements et les déchets dun groupe ou dune espèce se muent en certitudes et ressources, en nature pleine dun autre groupe ou dune autre espèce qui a su en faire sa création.
La séparation des individus reproducteurs et non reproducteurs dans les sociétés daffiliation inaugure une nouvelle répartition des espaces, des dons dexploration, des savoir-faire, et suscite, finalement, lalliance avec le règne végétal et le règne animal différenciés. La coupure ultérieure de la chasse et de la cueillette a repris en charge les tentatives multiples et aléatoires. Exigeant une solidarité accrue des mâles, convertissant le corps social en instrument de défense et dattaque, elle a entraîné la révision des relations entre les sexes en leur permettant daborder le milieu divisé et de tirer parti de ses ressources mobiles et immobiles. La transmission des facultés, leur application stricte, le souci de maintenir un certain rapport quantitatif entre le volume de la population et les moyens dont elle dispose, le choix et la fixation des propriétés neuro-physiologiques indispensables à la pléiade correspondante de comportements, sont autant de tâches figurant dans le cahier des charges des organes collectifs naissants. La réussite et léchec intéressent toutes les espèces, dans la mesure où ils affectent les adaptations réciproques. Dans la conception actuelle, lindividu représente lhumanité tournée vers le monde matériel et biologique, ce qui est, nous lavons constaté, une abstraction. Du point de vue logique et réel, au contraire, cest la dimension sociale qui occupe la place laissée vacante par lindividu et le manifeste en tant que pôle de la nature.
De lautre côté, telle que nous lavons vue, la société est négative, tournée vers elle-même, et elle a son propre dynamisme qui sest établi évolutivement, historiquement. Elle concentre une série dintérêts, dentreprises, déchanges organisés autour du pouvoir, de la richesse, des hiérarchies qui séparent et ordonnent les classes, les sexes et les régions. Le renouvellement de ces configurations mobilise les énergies, engendre un langage et des modes dinteraction congruents. La distribution des biens, des services, des symboles de prestige, en départageant les groupes, oblige à énoncer des lois ou des interdits, crée des inégalités ou des différences qui règlent la vie et lorganisation collectives. Luniformité est obtenue au détriment de la déviance et de la singularité en soumettant les facultés individuelles au moule commun des modèles de penser, de sentir, dagir normalisés. Construire des barrières qui isolent les groupes en les empêchant déchapper à la dépendance est aussi de son ressort, la cohésion étant la fin recherchée. Les cérémonies, les rituels, les dons symboliques de biens et de personnes accompagnés de sanctions et de récompenses sont indispensables à la réaffirmation du groupe, à la légitimation des règles, au déroulement de lexistence individuelle, au fonctionnement efficace des procédés qui rendent la routine de lexistence quotidienne supportable, la perspective de la maladie, du sacrifice et de la mort tolérable. Ils préservent simultanément la stabilité du système, renouant les liens de solidarité, créant, sous un certain angle, limpression dhomogénéité dans la réciprocité des partenaires sociaux, rappelant, sous un angle distinct, leurs distances respectives, la non-réciprocité de leur condition. De la sorte, chacun peut à la fois éprouver la communion avec les autres, louverture de lensemble, et accepter ce qui le discrimine deux, la fermeture de sa sphère particulière. Par le jeu dune transmission qui soumet la génération montante à celles qui lont précédée, la collectivité se reconstitue, identique et exclusive, en masquant les germes de sa propre différenciation dans le temps. Les soins donnés aux enfants, lélaboration de techniques appropriées, la communication des affects et des traditions qui insèrent chaque personne et chaque groupe dans un ensemble plus vaste, servent aussi à prévenir la menace du discontinu. Constamment, la collectivité doit se prémunir contre ses tensions et ses contradictions, la contradiction majeure étant pour elle lobligation absolue de se diversifier, de produire les classes dhommes aptes à assurer les fonctions variées, et en même temps de maîtriser les tendances des individus ainsi séparés.
Lobéissance aux lois, le respect des coutumes, qui les maintiennent dans une société exerçant lautorité suprême, exigent de courber les volontés particulières, en formant chacun pour le rôle qui sera le sien et en lamenant à accepter les normes de conduite qui le guideront en toutes circonstances. La discipline, la répression et linhibition sont les moyens appliqués en vue de ces fins. Mais la société remplit des fonctions plus nombreuses ; les êtres qui la composent ne lui préexistent pas, isolés dans la nature, et rassemblés par un contrat dassociation. Cest elle, au contraire, qui leur préexiste et qui a pour mission de convertir les énergies biologiques, les ressources et les facultés en une diversité économique, psychique, politique ; il nest pas question pour elle de les égaliser ou de limer les traits qui les distinguent. Nous ne la voyons pas sédifier dans les interstices de la matière biologique, à partir dindividus qui se combinent spontanément, ou par effacement de leurs besoins : les catégories dindividus, la disposition de ces interstices, lintensité et lorientation de ces besoins sont son uvre. Tenir en éveil les désirs, les instincts, les échanges mutuels est une tâche constante à laquelle se livre chaque espèce, chaque communauté pour son propre compte, suivant des modalités adéquates. Afin de se reproduire, la société, humaine ou non, biologise un individu social, lui assure une épaisseur organique, instinctuelle, mentale elle ne socialise pas un individu biologique en lui ôtant une fraction de ses impulsions originelles, de ses capacités quelle détournerait de leur objet authentique. Si le vécu subjectif éprouve la mainmise visible de la société objective comme une contrainte, ce nest pas nécessairement, on peut en faire lhypothèse, parce quelle opprime en lui une réserve cachée, intrinsèquement libre et spontanément naturelle, mais parce quelle le fait par une méthode oppressive.
La société est une instance qui inhibe ce quelle stimule, tempère et excite les tendances agressives, épistémiques, sexuelles, accroît et diminue la fréquence de leur satisfaction suivant ses subdivisions, imagine les interdits et prépare les voies de leur transgression. Conçue, en définitive, du moins jusquà ce jour, dans le seul but de se conserver, elle combat par la règle et linstitution le devenir ; à lintérieur elle sefforce dimposer la collusion des forces antagonistes suscitées, à lextérieur elle tâche de rejeter la possibilité dune alternative ou dune pluralité. La collectivité y parvient en agissant comme si son ordre était unique, retenant seulement les qualités qui sont les siennes ou celles dont la diversité se présente comme ébauche des siennes dans le temps et dans lespace. Les notions de progression, de linéarité de lhistoire servent à la définir, la fixant comme but exclusif et suprême. Lostracisme qui a frappé, depuis les temps les plus reculés, les étrangers, les peuples primitifs, les barbares, voire les animaux, illustre sa propension à dénier lexistence pleine à tout ce qui contredit sa singularité. Les collectivités susceptibles de le faire sont dissoutes dans lobscurité, assimilées à la nature. En déclarant que la société ou la culture est artificielle, on semble parler le langage de la modestie. Toutefois, puisque lartifice est signe humain, on sous-entend en réalité que sa société, sa culture est la seule humaine, la seule qui mérite lappellation deffort et duvre, et dont on valorise les règles et les institutions les autres cultures sétant contentées denregistrer les pressions de lenvironnement et les besoins de lorganisme. La distance qui nous sépare delles est distance à lunivers naturel, la négation de celui-ci est leur négation : lidentité se maintient ainsi par exclusion de laltérité.
Les conceptions modernes de la société ont insisté sur lopposition de lhomme à la nature ; elles ont mis laccent sur la prééminence de la règle, de léconomique ou du politique, et sous-estimé limportance de la régulation que nous opérons envers les forces matérielles aussi bien quelles ont négligé la création des facultés productives et scientifiques.
La société, cependant, se dévoile à lexamen forme et fond, rapport à soi et rapport à lunivers, système autonome et partie dun système cosmique plus vaste, totalité dotée dune existence spécifique incluse dans la totalité des ordres naturels et sociaux. Réalité première, elle est force et action collectives, comprenant le faire, le savoir et les ressources ; réalité seconde, dérivée, elle transforme le faire, le savoir, les ressources en richesse, pouvoir et idéologie.
Au lieu de laisser le premier de ces deux aspects dans lombre en faisant converger toute la lumière sur le second, il faut la saisir des deux façons à la fois, dans un rapport positif à la nature, comme pôle et facteur historique de celle-ci : ainsi peut-on résumer lessentiel de ce paradigme qui, à lencontre du précédent, est sociocentrique.
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IV. Le retour dans la nature.
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Les sociétés sont des organismes menacés. Aperçues de loin, vêtues de lhabit de lumière des temps passés et de la gloire des temps futurs, le présent mis entre parenthèses, on y fait loger lespace de la perfection ou de létrange. Sous leur enveloppe lisse, cependant, sourdent les forces de désordre quelles provoquent, bouillonnent les passions quelles enferment, pressent les injustices quelles étouffent. Leur ordre couvre des blessures, tient soigneusement à lécart ceux qui seraient enclins à en dénoncer les failles, oblige à rétracter les pseudopodes qui, franchissant les limites, crèveraient la surface unie. En lutte perpétuelle contre les courants violents prêts à les emporter et à les disloquer, elles y puisent lénergie requise pour tromper langoisse, pour combattre le précaire et le provisoire, et effacer les traces de leffort et du travail dépensé à atteindre lharmonie, afin de paraître sur scène, comme lacteur, tout calme et tout sourire. A cet instant là, baignées de spontanéité et dinnocence, les choses ont le visage de ce quelles doivent être, de ce quelles ne sauraient pas ne pas être, allégées du poids de larbitraire, couronnées par lévidence de la nécessité. Lart se fond dans lêtre, le produit dans le donné. Mais la mémoire, invitée à oublier ce tour de passe-passe, ne peut faire quelle ne se souvienne, et les sociétés, fortes de lendroit solide de leurs uvres, ne cessent dêtre fascinées par leur envers, trame provisoire que le flux du réel effiloche sans fin. Projetées sur un espace bidimensionnel, elles sévertuent à assumer, dans leurs lois, leurs savoirs, leurs instruments physiques et mentaux, leurs conventions et leurs subdivisions, la tâche souvent contradictoire, décalée, de continuer la vie et dassimiler les initiatives individuelles, damortir le choc des entreprises collectives quelles ordonnent, consolident, manifestent eu égard à une population et à un moment historique déterminés. Elles sefforcent ainsi de remplir deux fonctions de base : lune universelle, commune à toutes les espèces, visant à unir la matrice organique et la matrice physique, lautre particulière, relative à une seule espèce, la nôtre, assurant la prédominance des liens collectifs, étant donné la substance des richesses distribuées et des pouvoirs exercés.
Entre tous les dogmes concernant leur situation et leur marche, celui du dépérissement de la fonction universelle, et de la tension que son existence engendre, est le plus illustre. Cette conviction procède de plusieurs motifs. La difficulté quéprouvent les hommes à agir et à penser leur état social en tant quétat quelconque parmi dautres, soleil dune galaxie formée dun grand nombre de soleils, et à vivre cet état social objectivement quelconque comme leur état propre, est au cur du mouvement qui se poursuit depuis des millénaires. On a tenté de la résoudre les religions, les théories sociologiques, les idéologies laissant espérer la fin de lhistoire lattestent en adoptant lidéal dune sortie de la nature. On pouvait ainsi isoler une de ses dimensions et lui accorder un statut de faveur, en la soustrayant aux transformations imposées par la relation avec le monde matériel et biologique : face à la société active et vive, la nature était décrétée passive et morte. En mettant lespoir de son devenir dans la négation de son lien à la nature, la société estompe son propre rôle dans la création de lordre naturel sous-jacent, et voit diminuer linfluence de celui-ci sur sa propre constitution. Elle ne conçoit plus que des rapports de violence et dexploitation, son intervention raisonnée servant à limiter prétendument lempire du désordre ; elle justifie sa pratique de lexploitation et de la violence en la magnifiant en conquête du monde extérieur. Au terme de celle-ci, elle aboutit à reconstituer son unité autour de la dimension particulière, privilégiée au départ, en se dégageant des servitudes qui accablent les espèces obligées de poursuivre leur besogne naturelle : « ... lhistoire se ferait toute seule, et la société placée en dehors, et au-dessus de lhistoire, pourrait, une fois encore, assumer cette structure régulière et comme cristalline ; dont les mieux préservées des sociétés primitives nous enseignent quelle nest pas contradictoire à lhumanité ».
La seule cause que lon imagine pour rendre compte de lutilité et de la persistance de la fonction universelle est lexistence de la rareté. Pour la pallier, les collectivités sont contraintes de se livrer à un rude labeur : elles se soumettent à la dépendance du milieu afin de le contrôler, elles se donnent les institutions adéquates à mieux répartir la pénurie, tolèrent les inégalités tant quelles nont pas réussi à léliminer. Le jour où la rareté viendra à disparaître, les hiérarchies injustes disparaîtront avec elle. Le travail pénible perdra toute raison dêtre, la pléthore de découvertes scientifiques et techniques suspendra laction naturelle immédiate de lhomme. La société tournera le dos à la nature et se retirera de sa dépendance : « Certes, quels que soient les hommes et les événements, écrivait Jean-Paul Sartre , ils apparaissent jusquici dans le cadre de la rareté, cest-à-dire dans une société encore (je souligne) incapable de saffranchir de ses besoins, donc de la nature, et qui se définit par là même par ses techniques et ses outils. »
Une fois labondance instaurée, au règne de la nécessité commandé par la nature succédera le règne de la liberté, essence de la société, seule condition digne des hommes se retrouvant entre eux, affranchis du lien, devenu contingent, à la matérialité. Se réclamant de cette vision, toute progression annonce une société sans nature, de même que toute régression renvoie à une nature sans société, espoirs et menaces qui sont autant de signes de notre réussite ou de notre échec.
La maîtrise du milieu achevée, lhumanité soulagée de toute préoccupation le concernant tracent les linéaments dune histoire dont les sujets, délivrés du spectre du manque, nagissent plus dans son ombre. Lorganisation sociale, contre nature dans sa conception même, sa sortie présumée de la nature, la règle quelle est censée opposer à la promiscuité (qui nest quun autre nom de la rareté) y conduisent, préparent le dépérissement prévu et souhaité, et ne se justifient que dans cette éventualité. Là où se mêlent le leitmotiv du repliement sur soi et celui de la fin de la rareté, jaillit le thème, si prenant pour les défenseurs de la culture, de la rupture avec la nature. Savoir pourquoi elle a eu lieu et quelle en a été la teneur est une question à laquelle on na cessé de répondre. Suivant la réponse que lon propose, la raison invoquée la langue, la richesse, la répression des instincts, la résorption de la promiscuité animale, la technique, etc. on assigne pour figure à la sociabilité humaine la capacité symbolique, la propriété, la famille, la production, etc., moyen qui est supposé assurer en chaque cas la domination finale de cette sociabilité.
Toutefois, la nature nest pas sans nous, elle est avec nous et par nous ; on la voulue immuable et morte, alors quelle bouge et quelle a une histoire. Nous ny reconnaissons pas seulement un objet mais aussi un sujet. A la lumière dune riche expérience, il convient de sinscrire en faux contre lépuisement prétendu de nos rapports avec elle. Périodiquement, on croit accéder à un état ultime, rêve dune humanité tranquille qui a gagné la partie, terminé son travail envers le monde, remporté grâce à la science ou à lart un triomphe absolu sur les obstacles extérieurs, et qui peut toucher les dividendes de lesprit et du labeur. On estime atteindre le palier où la collectivité a surmonté la rareté originelle. Un sociologue américain nécrivait-il pas naguère : « Les hommes des sociétés surdéveloppées ont limpression que la conquête manifeste de la nature, la victoire sur la pénurie est virtuellement achevée . »
En réalité, aucune collectivité ne sort de lhistoire pour sinstaller dans lâge dor, pas plus que lhumanité na vécu à lâge dor avant den être chassée vers lhistoire. Tant que nous restons actifs, tant que nous continuons à inventer, à produire des objets et des savoirs et nous le faisons comme nous respirons des ressources nouvelles sont créées, tandis que dautres deviennent caduques et que certaines sépuisent. Linvention est facteur de rareté : plus il y a dinventions, de découvertes, plus il y a de rareté. La technique et la science ne la suppriment pas, elles lengendrent. Les pierres rapportées de la lune, chargées dhistoire cosmique, valent plus cher que leur poids de diamants. Toujours et partout, spontanément, nous créons labondance et du même coup le manque, nous transformons lune en lautre. Qui se serait figuré, il y a quelques millénaires, que le temps, la vitesse, deviendraient des biens aussi précieux et aussi recherchés quils le sont aujourdhui ? Qui aurait pensé, il y a seulement un siècle, que leau et lair seraient ce quils commencent à être, des ressources qui samoindrissent ? Sils le sont, cest parce que des formes dénergie différentes, des processus matériels nouveaux se sont multipliés, accroissant leur consommation dune part, leur pollution de lautre. Un coup dil jeté sur lhistoire nous convaincra quil ny a là rien dexceptionnel. La perspective que lon puisse abolir radicalement la rareté, et avec elle la fonction universelle dans la nature, suivie de lémergence dune organisation collective qui ne lui doive plus rien et sen désintéresse, est illusoire ; les déductions pratiques et théoriques quon a voulu en tirer ne reposent sur aucun fondement.
Le changement corrélatif habite moins la réponse à donner à une rupture des deux ordres de réalité que la question qui se pose. Celle-ci pourrait sénoncer ainsi : comment la fonction universelle de la société se relie-t-elle à sa fonction particulière ? Les solutions concrètes quelle a reçues diffèrent, certes, aux divers stades de lévolution et de lhistoire. En retraçant leur genèse, en pénétrant les ressorts de chacune, les formes quelle a prises, on retrace et comprend la vie des collectivités qui les ont adoptées. La différenciation et la correspondance des deux fonctions, des prolongements sociaux inhérents, se placent au centre de gravité de la théorie. Et au centre de la pratique, dès lors que linnocence cède devant la responsabilité, et que le devenir du milieu naturel nest plus attribué à un pouvoir divin ou à un hasard mauvais calculateur. A juste titre, on incrimine un peu partout le décalage qui existe entre le développement des sciences, des techniques, et le faible pouvoir que nous avons de les orienter, de les raccorder à nos besoins et à nos buts. Ce décalage na pas pour cause, comme on le soutient, la rapidité et lampleur de leur essor, notre réussite trop éclatante dans ce domaine, notre maîtrise excessive des phénomènes objectifs qui nous pousse à perturber leur équilibre densemble. Il est dû au fait que, conçue dans loptique du provisoire, de laccidentel, tel un mal nécessaire, notre fonction dans la nature a été laissée en friche ; nous ne lavons pas développée consciemment, systématiquement, de sorte que son unité, sa signification nous échappent. Nous la voyons exercée de manière sporadique et dispersée, sans souci de la totalité, du lien qui embrasse lécologique, lindustriel, le scientifique, le démographique : chacun de ces domaines est censé suivre ses règles et son dynamisme propres, comme sil ny avait pas de rapports entre eux, comme sils ne sinfluençaient pas réciproquement, comme sils nétaient pas les diverses facettes dun seul et unique processus intéressant, en son entier, le corps social articulé avec les puissances de lenvironnement.
En inversant les termes de léquation usuelle, et en se tenant près des phénomènes réels, il est possible de concevoir une relation mutuelle : la société réagit aux changements de la nature dont elle est un des pôles, de même que la nature, lenglobant, répond à ce qui arrive dans les sociétés échelonnées sur les branches du monde vivant. A la place dun lien unilatéral nous avons perçu un lien réciproque, à la place de lhermétisme une communication, à la place dun emboîtement mécanique une régulation organique. La fonction universelle des sociétés, en tant quelles sont des forces objectives, infléchissant les autres forces cosmiques, est donc une donnée permanente et non point transitoire, une dimension essentielle du système quelles constituent, et non pas un symptôme secondaire tant que ce système na pas atteint sa perfection, destiné à disparaître lorsquelle sera atteinte. Il importe, en vérité, en la retenant, de resocialiser la nature, de réapprendre à lhabiter, au lieu de vouloir la quitter. Lhumanité est appelée probablement à disparaître, elle a aussi la capacité de se détruire ; toutefois, tant que ces deux événements ne se sont pas produits, cette vocation naturelle est à la fois inscrite dans la condition actuelle et marque la présence de lespèce au sein de son véritable milieu évolutif et historique. Non pas, ainsi quon le suggère souvent, sur le mode des autres espèces, mais sur le mode qui est devenu le sien.
A ce sujet, on prétend toujours vaincre la matière, capter les puissances physiques et biologiques. On veut arracher au cosmos ses lois et ses secrets : on nous présente limage de procédés et de produits jalousement thésaurisés, jaugeant les victoires de lintelligence, richesses supputées dune nation autant que lencaisse métallique enfermée dans les chambres fortes. Les biens quil faudrait plutôt recenser et engendrer sont en réalité des facultés organiques, sociales et psychiques, en relation avec les éléments objectifs sur lesquels elles sexercent, qui provoquent leur naissance et leur mort, et réciproquement, puisque aucun de ces éléments nexiste pour nous sans la faculté humaine qui le suscite et le parachève. Par lintermédiaire des talents et des savoir-faire, nous communiquons avec lunivers matériel, nous lordonnons. Lenjeu constant est moins de conquérir la nature que de faire lhomme. Ce qui est pensé et vécu comme visée externe dissimule la visée authentique, interne, elle, qui nous concerne. La tradition appuie pareille inversion. La religion judéo-chrétienne statue que Dieu nous a accordé en gérance et concédé toutes les créatures, nos inférieures, et nous a donné licence de dominer la terre. La philosophie rationaliste a pris le relais, affirmant que le savoir est pouvoir, et que notre esprit nous rend maîtres et possesseurs de cette même terre. Toutes deux ont contribué à cette dissimulation, ont fixé lexploitation pour modèle des rapports avec les êtres animés et inanimés, en réalité modèle des relations entre les hommes qui est à la fois consolidé et extrapolé, la loi sacrée et la propriété profane étant ainsi justifiées de concert.
Il se peut que cette justification et ce gouvernement du monde en tant quobjet et de lhomme en tant que son exploiteur aient réussi à leur heure et enregistré des résultats positifs, même sils travestissaient la réalité. Maintenant, non seulement ils se voient démentis, ils sont devenus un obstacle à partir du moment où notre rôle déterminant dans le cours de la nature est apparent, où notre activité savère ruineuse, tant elle est teintée dambiguïté, dirrationalité, et pétrie de violence, dès lors quil sagit non plus de conquérir mais dassurer la bonne marche dune biosphère complexe, ayant évolué et qui évolue, exerçant une influence immédiate sur notre histoire comme nous en exerçons une sur la sienne. Si nous pouvons y intervenir, ce nest pas du dehors, cest du dedans, parce que nous y sommes. Friedrich Engels la déjà reconnu : « A chaque pas nouveau, nous sommes ainsi amenés à penser que nous ne dominons nullement la nature, à linstar du conquérant dun peuple étranger, comme si nous étions placés en dehors de la nature, mais quau contraire nous lui appartenons tout entier, par la chair, le sang, le cerveau, et en faisons partie . »
Participants, nous y provoquons équilibres et déséquilibres, nous apparaissons régulateurs et constructeurs de son architecture. Laction, à cet égard, une fois replacée dans sa direction véritable, réduit la distance et létrangeté de notre rapport à lordre des choses, léloignement de lorganisme individuel et collectif à cet ordre, saisi uniquement en termes abstraits, marqué par la ségrégation, en fonction des qualités premières espace, temps, lois, mesures, quantités. Elle établit la possibilité dune familiarité, les qualités secondes, immédiates, du sensible, du perçu, de limaginaire remplissant le vide, entretenu, de lhomme à son univers. Instante est certes la recherche dun retour, non pas retour à la nature, mais retour dans la nature.
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Serge Moscovici La société contre nature PAGE 57
D. Hume : Treatise on Human Nature, Londres, 1758, vol. 2, p. 265.
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« Le monde naturel est le monde géographique des phénomènes que nous percevons autour de nous. » P. Bidney: Theoretical Anthropology, New York, 1959, p. 18.
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W. Shakespeare : A Winters Tale, IV, iv, 90-92.
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J. Locke : Essai sur le gouvernement civil, Amsterdam, 1691, Chap. I, p. 1.
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« La prohibition de linceste est le processus par lequel la Nature se dépasse elle-même ; elle allume létincelle sous laction de laquelle une structure dun nouveau type et plus complexe se forme et se superpose, en les intégrant, aux structures plus simples de la vie psychique, comme ces dernières se superposent, en se les intégrant, aux structures, plus simples quelles-mêmes, de la vie animale. Elle opère, et par elle-même constitue, lavènement dun ordre nouveau. » C. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1949, p. 31.
C. Lévi-Strauss : The family, in H.L. Shapiro (ed.) : Man, Culture and Society, New York, 1956, p. 278.
« Un grand nombre des arguments tirés de lanthropologie se rapportant à la différenciation de lhomme et des primates non humains sont centrés presque exclusivement sur la différenciation de la « nature » et de la « culture » et la « substitution » de la culture à la nature. Mais lhomme ne se différencie pas seulement des autres primates par le comportement cumulatif traditionnel appris (et même cette différence est de degré, non despèce) ; il constitue un genre différent. » R. Fox: In the Beginning : Aspects of Hominid behavioural Evolution, Man. 1967, 2, p. 417.
A. Leroi-Gourhan : Le geste et la parole, Paris, 1964, p. 205.
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C. Lévi-Strauss : Les structures élémentaires de la parenté, 2e édition, La Haye-Paris, 1967.
Il faut attirer lattention sur la valeur des sources utilisées et lincertitude des preuves avancées qui, sans préjuger des résultats, affectent dun doute fondamental toute démonstration et tout débat dans ce domaine. Les conclusions auxquelles on aboutit au sujet des primates non humains actuels sont basées sur des études en plein développement qui, à la longue, jetteront une lumière tout à fait nouvelle sur lhistoire des espèces. Malheureusement ces primates sont à la fois les proches parents de lhomme et aux antipodes de lui. Leurs conditions de vie présentes diffèrent notablement de celles qui prévalaient à lépoque où les hominiens se sont formés en tant que genre biologique indépendant. En effet, ces diverses familles de simiens ne sont pas nos ancêtres : elles résultent dune évolution entièrement différente et qui prend son point de départ dans dautres espèces. Noublions pas, par ailleurs, que les observations faites sur les sociétés de primates les appréhendent dans un milieu qui, outre ses écarts climatiques et géomorphologiques par rapport à cette période reculée, est marqué par la présence de lhomme. Pour ne pas insister sur la découverte des variations intraspécifiques de leur organisation sociale, qui suppose que la saisie de celle-ci en des points particuliers de lespace et du temps devrait tempérer toute généralisation prétendant retrouver lorganisation sociale dune espèce tout entière partout et toujours. Force nous est de nous appuyer sur une hypothèse duniversalité et de nous référer aux observations sur les primates actuels à titre danalogie. Elles sont le support dun modèle possible de notre passé, et non pas un témoignage sur celui-ci. Ce que je viens de noter pour une première source dinformation est partiellement vrai pour la seconde, à savoir les témoignages archéologiques, fossiles et géologiques qui aboutissent à reconstituer les formes de vie, lenvironnement, les caractères anatomiques des espèces et surtout des hommes. Les moyens de datation moderne nous fournissent, certes, les données chronologiques les plus précises. Les indices que nous employons sont, en revanche, entachés dambiguïté. Il est difficile de conclure, avec assurance, lorsquil sagit de décider si certains types organiques expriment la spécificité dune espèce humaine particulière ou dun nouveau genre, par exemple. La connaissance du volume dun crâne ne nous donne pas le droit den inférer quoi que ce soit sur le degré dintelligence, laptitude au langage, de lindividu auquel il appartenait. Chacun reste libre de bâtir linterprétation qui lui convient ce qui explique que les romans sur les origines ne soient pas rares, même sils reprennent les uns des autres une trame usée de thèmes identiques. Il y a peu de chances quil arrive pour les spéculations sur les espèces hominiennes anciennes ce qui est arrivé à celles sur la biosphère des planètes qui, sur le plan géomorphologique, représentent une forme de notre biosphère. Pour linstant, les fusées ne voyagent pas suffisamment loin dans lespace et dans le temps pour aborder un corps céleste où se trouverait logée une espèce qui nous reconnaisse pour son avenir et à qui nous fassions rendre gorge pour figurer notre passé. Quoi quil en soit de ces hésitations, il est évident que les témoignages connus nous obligent à envisager lhistoire de lhomme comme histoire de plusieurs espèces, lhomo sapiens étant lune dentre elles, et à remonter au-delà de quelques dizaines ou quelques centaines de milliers dannées. Et, malgré les controverses, je men tiendrai par la suite aux datations ou aux descriptions qui sont les plus conventionnelles. La technologie constitue la troisième source. Elle classe les outils des diverses époques, les date, étudie les différences entre eux et leur distribution, etc. Là nous nous trouvons en présence dun squelette sans corps et surtout dun squelette incomplet. Tout ce qui était fait de bambou, de bois, matériaux largement employés, a disparu. On ne saurait apprécier le degré délaboration dun outillage uniquement à partir des matériaux qui se sont conservés (pierre, os). Nous ne pouvons donc pas juger de lhabileté des premiers hommes en nous basant sur les seuls artefacts qui ont résisté à lassaut du temps, quand nous savons quils employaient surtout des substances périssables. La situation est aggravée par le manque dinformation sur les activités connexes. Qui nous dira quelle a été la place exacte de ces divers outils dans le système général de production ? Nous ne savons même pas quelle était leur fonction précise. Lorsque nous trouvons des pierres non écaillées, nous pouvons émettre deux hypothèses : (a) leurs possesseurs ne savaient pas fabriquer des outils ; (b) ils ne savaient pas fabriquer des outils en pierre (car les pierres non écaillées peuvent parfaitement bien servir à fabriquer des outils de bois ou de bambou). Il nous est impossible de décider entre ces deux hypothèses. Mais il y a plus grave. Létude de la technologie préhistorique, comme du reste létude de la technologie historique, se limitant à lartefact, à linventaire de la « civilisation matérielle », est sommaire tant quelle ignore lhabileté, les savoirs, les gestes corporels qui lont accompagnée. Cependant lhabileté, les savoirs, les gestes corporels ne doivent pas être considérés en eux-mêmes : ils sont unis aux moyens intellectuels et physiques dans et par lorganisation du travail. Pour linstant la technologie préhistorique, à de très rares exceptions près, est de lantiquariat et a donné lieu à peu de généralisations vraiment théoriques. Une nouvelle analyse de linfrastructure productive ouvrira la voie à la compréhension des collectivités qui ont su découvrir pour nous le langage des pierres, du bois ; des espèces végétales et animales, le langage de la nature, eu même temps que le langage de lhomme. Jusquà plus ample informé, les réserves les plus grandes simposent. La quatrième source dinformation, ce sont les sociétés qui ont résisté le plus longtemps à lérosion du temps et qui semblent suffisamment différentes ou éloignées des sociétés qui prédominent aujourdhui pour pouvoir être considérées comme des objets. Ces sociétés, que lon qualifie par un écart ou par un manque sans histoire, sans écriture, sauvages, élémentaires, naturelles, etc. et quil conviendrait plutôt de percevoir par les propriétés de leur système, sont des sociétés de parenté. De manière fort compliquée, elles entretiennent une relation avec les premières sociétés qui furent spécifiquement humaines quant à leurs structures, codes, occupations, hiérarchies et volume. Avec quelque complaisance, nous pouvons supposer trouver sous nos yeux une réalité qui était pleinement épanouie avant que notre « culture » isolât ou oblitérât ces échantillons de la « nature ». Nous commettrions une erreur à y voir des collectivités primitives ou des collectivités à létat primitif : elles ont effectué une longue marche historique avant datteindre la forme que nous leur connaissons et avant que nous les rendions méconnaissables à elles-mêmes comme à nous. Car, il faut bien lavouer, ce que nous connaissons, ce sont des systèmes sociaux qui ont perdu leur équilibre et leur dynamisme, qui ont évolué, à notre contact, pour devenir lombre de ce quils ont été, puisque nous avons voulu les rendre naturels en leur ôtant la culture, le mode de vie qui leur étaient propres. Après les avoir mutilés comme la soldatesque, les barbares ou le fanatisme religieux ont mutilé monuments et villes, nous leur avons envoyé les anthropologues, comme nous déléguons les historiens, les archéologues, non pour les sauver mais pour sauver leurs témoignages et reconstruire avec peine ce qui avait été saccagé sans retenue. On sest beaucoup intéressé à leurs mythes, leurs religions et leurs mariages, beaucoup moins au tissu essentiel de leur existence ; et peut-être ces sociétés se sont-elles adaptées à nous en exagérant ces aspects de la vie collective, en se rendant plus exotiques que nécessaire, pour venir au-devant de notre désir. Ne voyons-nous pas aujourdhui des régions entières devenir exclusivement « artisanales » et « agricoles » pour répondre au rêve dune civilisation urbaine de se donner une réserve naturelle et un passé dinnocence manuelle ? Il est probable que ces peuples conquis se sont adaptés de la même façon ; pour cette raison ils sont, en grande partie, nos contemporains et notre produit. Rien ne nous garantit, sans plus, quils se trouvent sur la même lignée historique que nous, que nous sommes leur avenir obligatoire ou quils sont notre passé. Seul un pari nous incite à les décaler dans le temps et à juger légitime une comparaison à trois termes entre ces sociétés de parenté et les sociétés de classe, dun côté, les sociétés de parenté et les sociétés daffiliation des primates non humains, de lautre. Un tel rapprochement, quels que soient les artifices quil met en uvre, nous donne limpression, qui répond à un besoin impérieux, que nous sommes en mesure de parcourir, étape par étape, les transformations qui ont conduit du monde animal au monde humain. Les primates daujourdhui pour lanalogie, les fossiles et les témoignages archéologiques dûment reconstitués, les sociétés de parenté à des fins de comparaison, et la technologie intégrée au tissu des habiletés, sont autant des réalités donnant à penser que les substrates dune pensée sur la réalité. Ils nous entraînent à proximité des facteurs qui ont probablement participé, au cours de lévolution, à un développement qui connaît les hommes pour sa matière première et qui prend ses acteurs dans la société et dans la nature. Nous nen savons pas davantage, et il se peut que par la suite nous en prenions une connaissance meilleure mais non pas plus ample. Vu limpossibilité de décider, parfois, faute de matériaux sûrs, entre les diverses hypothèses, ce que jexpose dans ce livre se fonde sur le libre jeu qui en résulte. Je voudrais insister sur le fait que, malgré les manques et les insuffisances inhérents aux sources utilisées, les propositions que javance ne sont pas entièrement hypothétiques. Elles ont été formulées de manière à y inclure, même si ce nest pas toujours signalé, les paramètres de sécurité que fournit une meilleure connaissance des accidents et des détours du terrain sur lequel on progresse.
V.C. Wyne-Edwards : Animal Dispersion in relation to Social Behaviour, New York, 1962.
S.A. Altman : A Field Study of the Sociobiology of Rhesus Monkeys, Macaca Mulatta, Annals of New York Academy of Science, 1962, 102, 2, 238-435.C. R. Carpenter (ed.) : Naturalistic Behaviour of Nonhuman Primates, Philadelphie, 1964.M.R.A. Chance : Social Structure of a Colony of Macaca Mulatta, British Journal of Animal Behaviour, 1956, 4, 1-13. J.H. Crook : Evolutionary Change in Primate Societies, Science Journal, 1967, 3, 6, 66-72. J.H. CROOK (ed.) : Social Behaviour in Birds and Mammals, Londres, New York, 1970. J.H. Crook et P. Aldrich-Bk-lack : Ecological and Behavioural Contrasts between sympatic ground-dwelling Primates in Ethiopia, Folia primatologica, 1968, 8, 192-227. J.H. Crook et J.S. Gartlan : Evolution of Primate Societies, Nature, 1966, 210, 1200-1203. I. De Vore (ed.) : Primate Behaviour : Field Studies of Monkeys and Apes, New York, 1965. Th. Dobzhansky : Cultural Direction of Human Evolution, Human Biology, 1963, 35, 311-316. J.S. Gartlan : Structure and Function in Primate Society, Folia Primatologica, 1968, 8, 89-120. K.R.L. Hall : plusieurs articles in I. De Vore (1965) et P. Jay (1968). P. Jay (ed.) : Primates : Studies in Adaptation and Variability, New York, 1968. H. Kummer : Social Organisation of Hamadryas Baboons, Bibliotheca Primatologica, 1968, 6, 1-189. H. Kummer : Two Variations in the Social Organisation of Baboons, in P. Jay, op. cit. H. Kummer et F. Kurt : Social Units of a free-living Population of Hamadryas Baboons, Folia Primatologica, 1963, 1, 4-19. W.A. Mason : Sociability and Social Organisation in Monkeys and Apes, Advances in Experimental Social Psychology, 1964, 1, 277-305. J.J. Petter : Recherches sur lécologie et léthologie des Lémuriens malgaches, Mémoires du Musée national dHistoire Naturelle, 1962, Série A, 27, 1-46. T.E. Rowell : Variability in the social Organisation of Primates, in Primate Ethology (D. Morris, ed.), Londres, 1967. Ces articles et livres forment le principal des études empiriques et théoriques que jai analysées et exposées dans cette partie de mon travail. Bien que jen diffère sur quelques points de terminologie (très lâche et trop descriptive par ailleurs, dans ce domaine) et dinterprétation, je partage pour lessentiel les opinions de Crook (1970) et Hall (1968). Je crois quelles devront être profondément remaniées, non seulement à cause de leur désaccord avec les faits mais aussi à cause de leur grande simplicité, et, paradoxalement, de leur congruence avec le bon sens scientifique. Pourtant on y trouve une formulation claire des problèmes, une exigence conceptuelle et une liberté par rapport aux notions établies qui sont de bon augure.
Outre les ouvrages et articles mentionnés en 3, jai puisé toute une série dinformations dans les articles suivants. Leurs auteurs font preuve de beaucoup de doigté quant au choix des matériaux empiriques. A de rares exceptions près, ils manquent cependant dune formation propice à encourager une analyse très poussée des systèmes sociaux. M.R.A. Chance : Attention Structure as the Basis of Primate Rank Order, Man, 1967, 2, 503-518. W. Etkin : Social Behavioral Facts in the Emergence of Man, Human Biology, 1963, 65, 299-310. R.A. Hinde et Y. Spencer-Booth : The Behaviour of socially living Rhesus Monkeys, in their first two-and-a-half-years, Animal Behaviour, 1967, 15, 169-196. K. Imanishi : Social Organisation of Subhuman Primates in their natural Habitat, Current Anthropology, 1960, 1, 393-407. J. Itani : Paternal Care in the wild Japanese Monkey Macaca Fuscata, Primates, 1957, 2, 61-93. G.B. Koford : Rank of Mothers and Sons in Bands of Rhesus Monkeys, Science, 1963, 141, 356-357. G.D. Mitchell : Paternalistic Behaviour in Primates, Psychological Bulletin, 1969, 7, 399-417. V. Reynolds : Kinship and the Family in Monkeys, Apes and Man, Man, 1968, 3, 209-223. V. Reynolds : Open Groups in Hominid Evolution, Man, 1966, 1, 441-452. T.E. Howell : Hierarchy in the Organisation of a captive Babbon Group, Animal Behaviour, 1966, 14, 420-443. D.S. Sade : Some Aspects of Parent-Offspring and Sibling Relations in a Group of Rhesus Monkeys, with a Discussion of Grooming, American Journal of Physical Anthropology, 1965, 23, 1-18. Vandenbergh : The Development of Social Structure in Free-ranging Monkeys, Behaviour, 1967, 29, 179-95.
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La littérature sur le sujet traité dans cette deuxième partie est immense et son contenu est tombé dans le domaine commun. Quelques articles et ouvrages mont cependant aidé de manière particulière à clarifier les idées que jexpose.L.R. Binford, S.R. Binford : A preliminary Analysis of Functional Variability in the Mousterian of Levallois Facies, American Anthropologist, 1966, 68, 239-294. M. Detienne, J.-P. Vernant : La métis du renard et du poulpe, Revue dÉtudes grecques, 1969, 82, 291-317. K.R.L. Hall : Tool-using Performances as Indicators of Behavioral Adaptability, Current Anthropology, 1963, 4, 479-494. K.J. Hayes et C. Hayes: The Cultural Capacity of Chimpanzees, Human Biology, 1954, 26, 288-303. G.H. Hewes : Hominid Bipedalism : Independent Evidence for the Food-Carrying Theory, Science, 1964, 146, 416-418. H.J. Jerison : Interpreting the Evolution of the Brain, Human Biology, 1963, 35, 263-291. R.B. Lee, I. de Vore : Man the Hunter, Chicago, 1968. A. Leroi-Gourhan : Le geste et la parole, éd. cit. P.R. Marler : Animal Communication Signals : function and structure, Science, 1967, 157, 769-774. J. Napier: The Evolution of the Hand, Scientific American, 1962, 207, p. 157. K.P. Oakley: Man the Toolmaker, Londres, 1961. Th.A. Sebeok (ed.) : Animal Communication, Bloomington, 1968. C.H. Southwick : Primate Social Behaviour, Princeton, 1963. I. Vine: Communication by Facial Visual Signals in J.H. Crook (ed.), op. cit., pp. 279-354. S.L. Washburn : Australopithecines : the Hunters or the Hunted, American Anthropologist, 1957, 59, 612-614. S.L. Washburn : Classification and Human Evolution, Londres, 1964. S.L. Washburn : Speculations on the Interrelations of the History of Tools and, Biological Evolution, Human Biology, 1959, 31, 21-31. S.L. Washburn et C.S. Lancaster : The Evolution of Hunting, in N. Korn et F. Thomson (eds.) : Human Evolution, New York, 1967, p. 68. S. Zuckerman : The Social Life of Monkeys and Apes, Londres, 1932.
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C.L. Isaac, in Lee et De Vore : Man the Hunter, op. cit., p. 253.
Des travaux, peu nombreux, il est vrai, commencent à sorienter dans ce sens (le volume publié par De Vore en témoigne). Ils restent cependant tous fidèles au cadre conceptuel ancien, au mélange éclectique de théories darwiniennes et de modèles anthropologiques. La description y trouve son compte mais non pas lanalyse théorique.
W.S. Laughlin, in Lee et De Vore, op. cit., p. 304.
On a attribué cet effort de constance à un objectif précis : la maîtrise de la fécondité, processus purement biologique. Le raisonnement usuel est le suivant : les êtres vivants ont une tendance inhérente à procréer. Laissée libre, cette tendance conduirait à un accroissement indéfini de la population. Face aux risques dune fécondité explosive, le corps social se constitue de manière à la maîtriser par des mécanismes régulateurs avortements, contrôle des actes sexuels, hiérarchie sociale, etc. qui ont pour effet de la tempérer, datteindre un état optimal. La société serait donc en quelque sorte au service de la reproduction, les contraintes quelle exerce étant extérieures au processus biologique indépendant et sappliquant à ce processus, dans un sens qui est toujours restrictif. Dans la description que je propose, il ne sagit pas de la recherche dun optimum mais de celle dun état stationnaire, la reproduction étant, au contraire, au service de la société. Celle-ci cherche, dune part, à obtenir par naissance, recrutement, etc., les individus qui lui sont indispensables, vu son organisation, son mode déchange avec le monde matériel. Dautre part elle instaure des limites, crée des obstacles à lexpansion démographique, quelle quen soit lorigine la fécondité en étant un facteur pour conserver ses capacités dintégration, lordre qui lui est particulier. Les deux mouvements, dincitation et de limitation, tous deux internes, sont également sociaux. Leur conflit est constant et les oscillations avérées. Pourtant, pendant des périodes plus ou moins longues, une sorte de bilan tolérable sétablit entre les deux et lon peut alors parler détat stationnaire ou déquilibre. Par ailleurs remarquons que la théorie qui attribue à la fécondité ce rôle de menace permanente méconnaît le fait quaucune population animale ou humaine ne manifeste une tendance à procréer indéfiniment de façon désordonnée.
J. Helm : The Ecological Approach in Anthropology, American Journal of Sociology, 1962, 67, 630-639. A.I. Hallowell : The Size of Algonkian Hunting Territories, a Function of Ecological Adjustment, American Anthropologist, 1949, 51, 35-45. G. Bartholomew et J. Birdsell : Ecology and the Protohominids, American Anthropologist, 1953, 55, 481-498.
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S.L. Washburn : Australopithecines, The Hunters or the Hunted, art. cit.
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L.R. Binford, S.R. Binford : The Predatory Revolution, American Anthropologist, 1966, 68, 508-512.
S.L. Washburn , C.S. Lancaster : The Evolution of Hunting, in N. Korn et F. Thomson, op. cit., p. 68.
W.S. Laughlin : Acquisition of anatomical Knowledge by Ancient Man, in S.L. Washburn : Social Life of Early Man, Chicago, 1961, p. 169.
K.P. Oakley : Man the Tool-Maker, op. cit., p. 1.
Pour une critique analogue, voir V.G. Childe, Social Evolution, Londres, 1951.
K.P. Oakley : On Mans Fire, with comments on Tool-Making and Hunting, in S.L. Washburn , op. cit., p. 187.
Idem, p. 167.
W.S. Laughlin : art. cit., p. 151.
« Le mode de vie du chasseur utilisant des outils et vivant au sol a créé le grand cerveau, au lieu quun homme à grand cerveau ait découvert certains modes de vie. Les auteurs croient que cette conclusion est de celles qui saccompagnent dimplications ayant une vaste portée (implications que les auteurs nont cependant pas dégagées, S.M.) pour linterprétation du comportement humain et pour les origines de celui-ci. » S.L. Washburn et F.C. Howell : Human Evolution and Culture, in Sol Taw (ed.), Evolution after Darwin, Chicago, 1960, t. 1, p. 49.
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S.L. Washburn et C.S. Lancaster in Lee et De Vore, op. cit., p. 293.
S. Moscovici : Essai sur lhistoire humaine de la nature, op. cit.
Lexpression fatiguée dun phénomène plus profond fait lunanimité à ce propos : au lieu de sadapter au milieu, lhomme ladapte à lui-même. Le contraste, souligné par cette idée, avec le reste des animaux permute les termes sans toucher à la relation qui, elle, est tenue pour universelle. Lhomme y paraît figé une fois pour toutes, les éléments extérieurs se conformant à ses besoins, perpétuant son adaptation initiale. Lanalyse du devenir cynégétique nous a enseigné que rien de tout cela nest vrai et quune relation nouvelle, exprimée par la notion de croissance, est responsable de la constitution des termes.
E.W. Caspari: Some genetic Implications of Human Evolution, in S.L. Washburn : Social Life of Early Man, op. cit., p. 274.
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Idem.
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L. De Heusch : op. cit., p. 105.
Je ne parle à ce propos ni dun déterminisme de lenvironnement, ni dun déterminisme des activités technico-matérielles, parce que, à lépoque envisagée, la correspondance entre leffort dépensé par la société tournée vers la nature et leffort quelle dépense pour se transformer elle-même apparaît relativement directe. Il serait intéressant dexaminer dune manière plus générale la question de cette correspondance dans les sociétés qui ont succédé à la société de parenté. Mais, même sous cette forme, lhypothèse dune relation entre la chasse et la parenté qui, à maints égards, irait de soi, trébuche sur des obstacles dimportance. Le livre de Luc de Heusch, Pourquoi lépouser ? où il reprend une thèse dEngels, qui ma incité à rédiger cette longue note, les a exposés en toute clarté. Selon lui, les sociétés archaïques connaîtraient deux séries de déterminismes : les uns procédant de la parenté, les autres du travail et de la technique. Les premiers auraient pour objet les facteurs organiques et instinctuels, les seconds les liens avec le milieu et les relations entre hommes concernant la production et la répartition des richesses. En dautres termes, la parenté obéirait aux nécessités de la nature biologique interne, et lorganisation sociale globale aux nécessités de la nature matérielle externe. « Dans et par lexogamie, écrit-il (p. 97), lhomme apporte une réponse différée, médiatisée par le groupe, aux exigences de sa propre nature biologique. La société à ce niveau nest quune (souligné par moi) organisation de lespèce homo. » A ce « niveau le plus profond », il faut envisager « la parenté, ainsi que les groupes et les classes dâge comme une modalité particulière dun système de transformations universel, définissant larticulation première de lhomme en société avec sa propre nature biologique » (p. 105). Le processus de travail, par contre, dans ses effets sur les institutions et les échanges, ne jouerait quun rôle subordonné lorsquon analyse les sociétés dites primitives : « Lon pourrait dire que les décisions arbitraires relatives à lalliance et à laffiliation dune part, à la répartition des générations à lintérieur ou à lextérieur du système de parenté dautre part, constituent linfrastructure dominante des sociétés technologiquement rudimentaires, dont lordre structural (à la fois praxis et pensée) relève davantage du premier degré darticulation de la culture avec la nature. Lorganisation du travail dépend de cet ordre structural, et non linverse. Dune certaine façon, les sociétés archaïques apparaissent plus proches de la nature, quand bien même elles seraient séparées delle par la distance du langage, qui impose à lespèce son ordre symbolique et analytique décisif. Que cet ordre culturel véritablement premier puisquil est associé à des économies de type paléolithique ou néolithique véhicule ou non une sagesse idéale est une question philosophique étrangère à la recherche scientifique » (p. 133). La deuxième articulation avec la nature, médiée par les disciplines productives, prend le dessus et simpose de plein droit à une phase ultérieure. « Lhistoire générale de lhumanité, qui ne saurait être quune histoire des techniques, montre que lexogamie cesse bientôt dêtre un principe structurant (il ne figure plus dans notre code civil que sous sa forme négative rabougrie de prohibition de linceste) alors que la société tout entière sorganise pour le travail, cest-à-dire lexploitation de lhomme par lhomme. » (p. 136). Ces textes précis excluent, on le voit, la possibilité de mettre en rapport les changements provoqués par la division naturelle de la chasse et de la cueillette, avec le passage des sociétés daffiliation aux sociétés de parenté. A la fois parce quil sagit de phénomènes indépendants, et parce que le premier précède le second. Malgré ladhésion spontanée de la plupart à ces énoncés, jhésite à souscrire à leurs conclusions ou à accepter les compromis que le bon sens conseille et dont on saccommode tant bien que mal. A larrière-plan de ces propositions se retrouve lopinion suivant laquelle la société a pris son départ en tant que modalité de maîtrise des pulsions et de la reproduction sexuelle. Celle-ci y remplit un rôle particulier, dabord parce quelle commande lévolution des espèces, et ensuite parce quelle a trait à un instinct qui est considéré comme social, par excellence. La maîtrise de la reproduction doit beaucoup à lapparition du langage, introduisant un ordre symbolique dans le domaine fluctuant de lorganique. La parole et linterdit ont conspiré, si lon en croit la théorie, afin déloigner lhomme de sa nature, de tourner sa société contre la nature. La simultanéité de ces découvertes et de ces opérations, à linstant des commencements décisifs, a imposé leurs répercussions (exogamie, prohibition de linceste, etc.) en tant que composantes permanentes de notre biologie et de notre culture, acquérant une sorte dimmunité à lévénement, à lhistoire. Là réside lintérêt exceptionnel de ce moment, de nos sociétés passées, qui motive une recherche attentive de nos origines : nous décelons les signes de ce qui est permanent, inchangeable dans notre présent, de ce qui se conserve au-delà ou en deçà des remaniements intervenus par la suite. Bronislaw Malinowski a souligné tout ce que pouvait nous apporter une telle recherche, nous permettant de faire le départ entre les universels fondamentaux qui ne dépendent plus de nous et les processus variables, locaux, survenus depuis, et sur lesquels nous avons encore la latitude dagir : « Ce nest pas, écrivait-il (A Scientific Theory of Culture, Chapell Hill (N.C.), 1944, p. 216), une question d« origine » au sens quelque peu naïf de ce qui est arrivé au singe anthropoïde au commencement de la culture. Il sagit plutôt de savoir si la guerre, comme la famille, le mariage, la loi et léducation, se trouve dans toutes les cultures humaines à chaque stade de développement, et plus particulièrement si elle a joué un rôle indispensable aux commencements les plus précoces de lhumanité. Car si lon peut montrer que la guerre, cest-à-dire le règlement collectif des problèmes intestinaux par la force armée, ne se trouve pas au commencement de la culture, cela prouve que la guerre nest pas indispensable à la conduite des affaires humaines. » Paradoxalement, cette conception, si cohérente par ailleurs, reprend de la main gauche ce quelle donne de la main droite. La distance de la société à la nature est bien rendue à laide de ces traits si lon admet quelle soit relevée sur les dimensions choisies. Par ailleurs, que remarque-t-on ? A linstar de ce qui se passe dans le règne animal, les sociétés archaïques continuent à être axées sur le phénomène principal de lévolution la reproduction sexuelle et leur structure savère particulière à notre espèce, à cause des mutations génétiques qui lont individualisée, affectant les appareils neuro-physiologiques, les fonctions associées la pensée et la communication linguistique ainsi quil arrive dans toute spéciation sur léchelle des êtres animés. Sans vouloir outrer largument, force est de conclure quil sagit, en loccurrence, dune sorte détat social de la nature, de sociétés naturelles. Cest de cette manière quon est en droit de comprendre le premier niveau indiqué par Luc de Heusch, où la société « nest quune organisation de lespèce homo ». Subrepticement on réintroduit une hétérogénéité « biologique » avec les sociétés qui sont fondées sur le travail, sur lartificiel, selon le schème courant, qui est du même ordre que celle que lon prétendait avoir annulée une fois pour toutes à laube de la préhistoire. Mais la volonté acharnée de conférer un poids si grand à linstinct sexuel, au langage, de les dissocier des échanges écologiques, des pratiques connexes, de minorer ces échanges et ces pratiques, est-elle motivée ? Si lon se rapporte à ce que nous en savons, il apparaît que ces instincts ne doivent pas être envisagés à part et que linstinct sexuel nest pas le seul à être social. Niko Tinbergen remarque à ce propos : « En dautres termes, chez lanimal social, le membre de lespèce fait partie du stimulant que l« animal » cherche dans son comportement appétitif. Chez quelques espèces, tous les instincts, même linstinct reproducteur et linstinct du sommeil, ont des aspects sociaux. Chez beaucoup dautres, laspect social, présent dans linstinct alimentaire comme dans tous ceux étrangers à la reproduction, est absent de linstinct reproducteur. » (N. Tinbergen : LÉtude de linstinct, Paris, 1971, p. 160.) Largument fondé sur lexogamie ou sur la prohibition de linceste, en tant que points de rupture, assises profondes des couches successives de la culture, réclame, face à ces données de la biologie, une justification qui soit autre chose que la répétition dune convention, uvre de cette même culture. Et le sommeil, lagressivité, la soif, etc., si lon devait en reproduire le modèle, fourniraient autant dappuis dun pouvoir conceptuel équivalent, comme ils lont fait par le passé. Plus arbitraire encore mapparaît la prétention à tenir pour négligeables les techniques qui étaient à la disposition des hommes primitifs, à soutenir quelles nont pas eu dimpact sur leurs systèmes de relations. Rien ne nous permet dévaluer leur importance avec précision et daffirmer quelles étaient subordonnées à lexogamie, à la parenté. Certes, elles sont rudimentaires et dun faible rendement énergétique. En portant ce jugement, nous les comparons aux techniques évoluées, aux puissantes forces productives artisanales ou mécaniques. Nous aurions avantage à les comparer à celles des chimpanzés et des babouins : nous les apprécierions alors à leur juste valeur. Si des variations écologiques après tout triviales engendrent des différenciations comme celles que nous avons notées entre les sociétés de clique et les sociétés de compagnonnage, on comprend quune population, ayant un volume identique, sadonnant à la chasse et à la cueillette, possède des moyens aptes à révolutionner le milieu et lorganisation sociale. Si lon poussait ce constat jusquau bout, on se mettrait à démontrer, le langage étant fils de la prédation, que les règles commandant aux instincts ont attendu dabord quil y ait une nature humaine, que léloignement générateur de la culture, sil a été tel quon la décrit, manifeste un éloignement de la parole par rapport au travail et non linverse. Je ne veux toutefois pas aller si loin dans la voie de la spéculation. Jai cru seulement utile de rappeler quen fondant la parenté sur la biologie, en interdisant de la rapporter à lécologie et aux pratiques productives, on change les sociétés archaïques en sociétés à part, sans lien véritable avec celles qui les ont précédées ou leur ont succédé. Leurs membres ont beau chasser et cueillir, force est de penser quil sagit là dactivités purement superfétatoires, tout juste bonnes à alimenter des mythes, mais qui ne marquent pas la vie collective pour lessentiel. Si cest le cas, on a le droit daffirmer que « les lois dairain de lexogamie (et de la pensée livrée à elle-même à travers ses pratiques) gouvernent encore le travail. » (L. De Heusch, op. cit., p. 138). Sinon, il est difficile de comprendre que ces activités aient changé notre biologie, nos rapports avec le milieu, bref tout, sans avoir un quelconque impact sur « les lois dairain » de la parenté. Le hasard des lectures donne limpression que lon saccommode fort bien dun dualisme tranché entre la « culture matérielle » et la « culture culturelle », en déduisant les principes des sociétés archaïques tantôt de la première, tantôt de la seconde. Luc de Heusch a tenté une synthèse des deux attitudes à travers le marxisme et le structuralisme. Par là il les a aiguisées et a rendu impossible leur coexistence dans le bonheur éclectique. Mais il faut reconnaître que la mise eu commun de Freud et de Marx, de Claude Lévi-Strauss et de Jean-Paul Sartre, de la psychanalyse et de lanthropologie structurale, du marxisme et de lexistentialisme, la conciliation des grands-pères, des pères et de leurs uvres, ne sont que de piètres substituts à une recherche qui devrait sintéresser au premier chef à la réalité. Peut-être y a-t-il dautres connaissances à acquérir, dautres interrogations à poser aujourdhui, en partant, non de ce que dautres ont su mais de ce quils ont ignoré. Cest en nous plaçant au cur de linconnu que nous avons le plus de chances de le découvrir.
J.H. Steward : Causal Factors and Process in the Evolution of Pre-farming Societies, in R. lee, I. De Vore, op. cit., p. 330.
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Les conjectures sur la lutte des sexes et la prohibition de linceste découlent de la théorie plus générale de la division naturelle. Elles ont été formulées, pour le principal, avant la floraison récente dune littérature dinspiration féministe. Il ny a donc pas lieu dassocier nécessairement ces conjectures aux thèmes qui prévalent dans cette littérature. Le problème de la libération des femmes ou de légalité des sexes mérite, certes, dêtre analysé sur le plan théorique et ce livre peut, à la rigueur, y contribuer si lon veut engager une action efficace afin de le résoudre. Le présent travail, comme bien dautres, fait ressortir que ce problème sinscrit dans la nature générale de notre société, plonge ses racines dans notre psychisme, lorganisation de notre environnement, de notre savoir et de nos techniques. Sa solution est une tâche de longue haleine ; elle présuppose une refonte profonde de nos institutions, vise les rapports entre les sexes pour autant que les sexes engagés dans ces rapports devraient eux-mêmes changer socialement et psychiquement ; le comportement sexuel proprement dit en subirait le contrecoup, mais il est en loccurrence secondaire. Légalité économique, politique, le réaménagement, forcément superficiel, des relations entre les sexes, dont on parle tant, sont souhaitables. Ils sont le cri du cur et la voix de la justice. Ils ne répondent pas à lessentiel, nétant pas éclairés par une conception générale.
C. Lévi-Strauss : The Family, op. cit., p. 275.
M. Mauss : Essais de sociologie, Paris, 1968 et 1969, p. 137.
Grande est lincuriosité en ce qui concerne les raisons de la non-réciprocité des relations entre les hommes et les femmes, les règles qui perpétuent cette non-réciprocité, les conséquences et la place historique de ces relations. Commentant, dans un texte récent, les travaux de Marx et dEngels consacrés aux sociétés primitives (Sur la société précapitaliste, Paris, 1970), Maurice Godelier se contente den reproduire les constats sans saventurer dans la théorie qui naurait eu de sens que si ces constats avaient été transformés en questions. « Enfin, il faut rappeler que dans les sociétés primitives la femme a une importance décisive pour le maintien des communautés par ses fonctions reproductives et économiques, et cette importance rend nécessaire le contrôle par la société de laccès aux femmes. Mais ce contrôle, ce sont toujours les hommes qui lexercent. La relation entre les sexes dans les sociétés primitives est donc fondamentalement asymétrique et non réciproque. La réciprocité nexiste quentre les hommes. » (p. 173). Lincuriosité entraîne aussi à une utilisation irrégulière des guillemets et un emploi lâche des concepts. Dune part, quand il sagit de biens, en général, la rareté apparaît « sociogène » et lon constate lexistence de raretés qui semblent « artificielles », « instituées » (p. 119). Dautre part, à propos des femmes, on revient à une rareté naturelle : « La communauté garantit leur survie (de ses membres) et assure (la) continuité physique alors quen autorisant la compétition autour de biens rares donnant accès aux femmes et à lautorité, elle assure son existence en tant que société » (p. 120). Le caractère social dun bien ou dun rapport se fonde-t-il, selon le matérialisme dialectique, sur la rareté ou sur la prohibition ? « On constate que tout système de parenté suppose une forme quelconque de prohibition sexuelle et conjugale et que ceci démontre le caractère social des rapports de parenté. En renonçant à leurs droits sur certaines femmes (mères, surs, filles), les hommes dun groupe les rendent disponibles, les offrent et acquièrent des droits sur les femmes dautres groupes » (p. 112.) Qui leur a donné ces droits ? Comment ces droits se maintiennent-ils ? Pourquoi les hommes en usent-ils envers les membres féminins et non envers les membres masculins du groupe (fils, jeunes frères, etc.) ? Ces problèmes ne semblent pas appeler de solution. En appliquant les instruments conceptuels de Karl Marx (au lieu de se borner à les rappeler) et aussi en sinspirant de son courage intellectuel, les marxistes arriveraient peut-être à regarder les choses en face, au lieu de regarder toujours au-delà ou en deçà. Faute de quoi, il nest guère instructif de retrouver dans leurs écrits des paraphrases de ce que dautres ont déjà exposé avec plus de talent et de force.
R. Fox : Kindship and Marriage, op. cit., p. 32.
M. Mead : Male and Female, New York, 1949, p. 164.
G.P. Murdock : Social Structure, New York, 1949, p. 47.
E. Durkheim : De la division du travail social, Paris, 1960, 7e édition, p. 24.
D.A.F. De Sade : Justine ou les malheurs de la vertu, s.l., 1969, p. 216.
V.H. Steward : chap. cit., p. 335.
S. Moscovici : Essai sur lhistoire humaine de la nature, op. cit.
H. Frankfort : Before Philosophy, Londres, 1949 ; J.B. PRITCHARD : Ancient Near Eastern Texts relating to the Old Testament, Princeton, 1955.
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G. Simondon : Du mode dexistence des objets techniques, Paris, 1958, p. 86.
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T. Hobbes : De Civitate, chap. IX.
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Sophocle : dipe-Roi, trad. P. Mazon, 1450-1455.
Idem, 1275-1280.
Sophocle : dipe à Colone, trad. P. Mazon, 335-345.
Sophocle : Antigone, trad. P. Mazon, 670-680.
Idem, 60-65.
Idem, 555.
Idem, 740 et 746.
Idem, 780.
Idem, 524-526.
C. Lévi-Strauss : Lorigine des manières de table, Paris, 1968, p. 182.
E. Jones : La vie et luvre de Sigmund Freud, Paris, 1969, t. 3, p. 511.
La lutte des sexes façonne non seulement lhétérosexualité mais aussi lhomosexualité. Dans les sociétés de primates, celle-ci constitue une solution positive à la tension qui oppose les générations. Le jeune mâle, le subordonné recherche et obtient la protection de ladulte ou du supérieur par des cérémonies où il adopte une posture féminine et subit de la part de ce dernier un assaut sexuel symbolique ou réel. Les congrégations masculines y vivent obligatoirement, ouvertement, dans un cadre homosexuel requis par létat de non reproducteur. La reprise de la cohabitation avec les femelles a lieu dès que loccasion sen présente. Linitiation des garçons, dans les sociétés humaines, confère aux conduites homosexuelles une signification nouvelle en les dissimulant ou en les sublimant, moins aux yeux des hommes quà ceux des femmes. Latmosphère dune initiation est celle de la rupture, de la lutte, du passage. Lenfant est mis devant un choix, ou plutôt un choix lui est imposé entre deux groupes de parents, deux loyautés, deux modes dexistence. Lune des issues a probablement été la masculinité homosexuelle. Identification complète à la société des hommes, adhésion à ses contrats rigoureux et secrets, complicité dirigée contre les femmes, cet état idéal suppose la non-intelligence totale avec lautre sexe. Il rejette le contact avec limpur, linférieur, dispense du regret et de la culpabilité, introduit lhomme dans la compagnie de ses égaux. Le monde masculin se clôt sur lui-même ; il échappe à la dépendance, se soustrait au conflit, à linterdit de linceste et à la raison qui la motivé. Lautre issue, lhomosexualité masculine, laisse les hommes vivre dans le monde féminin sans contrevenir aux règles en vigueur ni en compromettre lapplication. Elle se constitue en deçà de la rupture que représente linitiation, dans le refus de la subir au prix dune rupture, dune sortie du groupe, dun retournement contre les mères et les surs. Lindividu déchiré par les sacrifices et les épreuves exigés de lui, haïssant le jeu de la ruse et de la mort qui fait de lui ladversaire de celles pour et par lesquelles il est vivant, tend à un compromis, sefforce dunir les deux sexes en un seul. Complétant lhétérosexualité ou sy opposant, lhomosexualité est le résultat des interdits, des rituels et des antagonismes qui les entourent. Elle instaure en quelque sorte un troisième sexe, synthèse, au sens chimique, des deux autres. On peut y voir une réponse normale à des conditions psychiques et sociales concrètes ; elle na ni disparu, ni « guéri », au cours de lhistoire des sociétés et des individus, comme le ferait une malformation ou une maladie que lon peut diagnostiquer et soigner. Elle fait néanmoins lobjet dune surveillance dont la direction confirme limportance relative de la place occupée par chaque sexe. Étant donné que les hommes sont au centre de la société et les femmes à la périphérie, lhomosexualité de ceux-là est plus localisée, et plus lourdement sanctionnée, le cas échéant, que lhomosexualité féminine, plus diffuse, et finalement tolérée. Pour lhomme, en effet, ne pas avoir de femme, cest rompre les liens primordiaux avec les autres hommes, perturber la marche ordonnée du corps social, voir sa position dans la société abaissée. Les femmes, au contraire, ne sauraient, quels que soient leurs goûts et leurs conduites, troubler un ordre dont elles noccupent que la partie domestique. Lhétérogénéité des sexes aboutit au contraste des sexualités. Ces diverses constellations ont dû être aménagées, travesties et embellies par les civilisations successives. Le mot amour les a couvertes de toute son ambiguïté, les images de la virilité et de la féminité ont forgé, sinon la réalité, à tout le moins les idéaux de lespèce.
On a soutenu que les névroses avaient pour motif la nature des rapports familiaux ; on peut se demander si ce motif ne doit pas plutôt être cherché dans la manière dont ils se perpétuent, leur écart aux rapports sociaux dans leur ensemble. En dautres termes, ce nest pas la névrose qui découle du devenir familial, mais la famille qui est devenue névrotique.
K. Lorenz : The Enmity between Generations and its probable Ethological Cause, The Psycho-analytic Review, 1970, 57, p. 365.
J. Dorst : La nature dénaturée, Paris, 1970, p. 130.
K. Lorenz : art. cit., p. 365.
Le Monde, 29 mai 1971, p. 11.
Le Monde, 29 juin 1971, p. 8.
J. Dorst : op. cit., p. 170.
Idem, p. 173.
M. Chance et C. Jolly : op. cit.
S. Freud : The Future f an Illusion, Works, t. XXI, Londres, 1968, p 56.
P. Klee : Théorie de lart moderne, Paris, 1964, p. 28.
N. Tinbergen : op. cit., p. 158.
L.A. White : Energy and the Evolution of Culture, American Anthropologist, 1943, 45, 335-356.
C. Lévi-Strauss : Leçon inaugurale, Paris, 1960, p. 44.
J.-P. Sartre : Critique de la raison dialectique, Paris, 1960, p. 202.
C.W. Mills : The Sociological Imagination, New York, 1961., p. 15.
F. Engels : La dialectique de la nature, Paris, 1950, p. 387.